I ntro ntroducti ducti on
Duchene chene H ebert ne co comm mmeenca cait it jamais jamais un numer numer o du Pere Du sanss y mettre quelqu san lquees « f o utr e » et q uelqu lques es « bou oug g r e » , C es g rossi rossieeretes ne ne signifiaient r ien , mais elles elles s s ignal ignalaient. aient. Quoi Quoi ? ? T out e un unee situ situation ation r r e vo volutionnair lutionnair e. don do ne l ' e x xeempl mplee d d 'u 'un ne ec r iture iture d d ont la foncti on n ' est est pl plu us se seuleme ulemen nt d e co commu mmunique niquer r ou d' d' exp exprim rimer er , , ma maiis d d 'im 'im pos poser er un un au au-d d ela d u l lan ang gage ge q qui ui e esst la fo la fo is is I I 'Histoir 'Histoir e e et t le l e p parti arti qu qu ' on y pr pr end end . 11 n 'y a a pas as d d e l lang anga age ecrit sans sa ns a a ffi che, et e t ce c e q qui ui e esst vrai du Pere Du Duchene, chene, l ' est eg e galem ent d d e l la a Litt erature. erature. ElI e aussi d oit oit signal si gnaler er quelqu q uelquee chose , d e so son n c co ontenu ntenu e ett d e s sa a fo form rm e indi ndivvidu idueell llee. et qui es est t sa sa p ropr e cloture, ce p ar qu quoi oi ment ell llee s 'imp 'impo ose co comme mme Lit Litt t er er atur atur e. e. un ensem nsemb ble d e signes si gnes do donn nnes es sans rappo rappo rt avec a vec l' l' iidee dee , , la la lan ang g ue n i l lee styl style, et d estin estines d efi nir dans dan s l ' epai epaissseur d d e tou s les m odes d d 'expr 'expr es es sion sio n po possibles, ssibles, l la a so solit lit ude d d ' ' un un lan ang gage ge r r itue ituel. l. C C et et ordre rdre s sac acral ral d es es Si Sig gnes ecr ecr its i ts pose pose la Litt er er atur atur e co comme mme une une institution et et t end end evi ev ide demm mmeent l' l' ab absstrair e d e l 'Histoire, c car ar aucun a ucunee c cloture loture ne s see fon de de s san anss un unee d e p per er ennit ennit e ; o r c' es c' est t l ' Hi Histoire stoire estt r efusee es efusee qu qu ' elle a elle agi gitt le plus clair clair ement ; if es estt d one p one possible ossible d e tra tracer cer une une h his ist t o ir e du langage langage l liu iuera eraire ire qui qui n ' est ni n i l'histoir e d e la lan angu gue, e, n i ce celle lle d es styl styles, mais se seule ulement ment l'h istoire d es es S ignes es d d e l la a Lit teratur teratur e , , e ett I ' I ' on p ew esc esco ompt e r qu quee cette ce tte histoire histoire f orm f ormelle elle m man anif est est e sa fa faco con n . qui n 'e 'est st pas p as la la moins claire, claire, sa sa liaiso liai son n a avec vec I 'H 'H istoi stoir r e profo profond nd e. e. agit bi b ien e en nt endu ndu d d 'un 'unee l liai iaisson on d d ont ont la l a fo rm rmee pe peut ut vari variee r 11 s ' agit
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L e deg ré zéro z éro de l' de l' écriture écriture
destin des é des é c r itures itures : c : cette ette sort e d efro e frontfonctionnel qui emporte e mporte les évé nements, n ements, les sit uations e uations e t les id id ées l ées lee l long ong d u tem tem ps ps hi histo sto rique, riqu e, pr opose o pose ici ic i moins d es es e ff ff ets que q ue les lim limites ites d' un d' un c hoix hoix.. L 'Histoire est es t alors a lors dev devant ant l ' écrivain écrivain comme comme l ' avè av èn ement d d 'une 'une o ptio ption n n éce écessa ssaire ire entre plu si sieur eur s morales du lan ang gag agee; elle l 'oblige à signif sig nifier ier l a Litt Litt ératur ératur e selo selon n d es es poss ibles ibles do dont nt il n 'est pas p as l lee m maître. aître. On On v vee rra rra , , p par ar exe exempl mple, e, qu qu e l' l' unité unité id éologique éolog ique de de la bour geoisie ge oisie a p roduit un e é cri rit t ur ur e u nique, et et q u'aux te temps mps bourg ourgeeois (c'est-à-dir (c'es t-à-dir e cla ssiques et et ro romantiques) mantiques) , , l la a fo rme ne ne pouvait p ouvait ê tr e d échir échir é é e p uisque la co conscience nscience ne n e l ' é é tait tait pa s ; e t qu 'a 'au u co contraire, ntraire, dès l 'ins 'instan tantt o ù l 'écrivain a cessé d d 'être 'être un t émoin d émoin d ee l 'universel 'universel p pour our d evenir d evenir un un e co conscien nscience ce malheur euse ( vers 1850), son so n p remier geste ges te a a été d e d e choisir l' engagement l' engagement d e d e sa f f orme, orme, soit so it en assumant, assu mant, s o it en r efu sant l ' écriture écriture d e so son n passé. pa ssé. L' é é criture c riture cla classi ssiq q ue a do donc nc é claté c laté e t l a Li Littérature ttérature entière, d e Fl Flaub aubert ert à à n nos os j j ours ours , , est est d d evenue evenue une une pr oblématique oblématique du langage lan gage.. C' est C' est à ce m ce m oment m m ême q que ue la la Litt é é rature (l rature (lee m mot ot est est n é peu p eu d e temp tempss a avant) vant) a a é té té consacr c onsacrée ée d éfinitivement éfinitivement comm comm e u un n obj et . L'ar t cl cl assique assique n n e p ouvait se sentir se ntir co comme mme un langage, lan gage, il il é é tait tait langage, lan gage, c'est-àt-à-dir diree tra tran n s par ence, e nce, ci circ rculation ulation sa sans ns d épôt, épôt, concours co ncours id éal d'un éal d'un Esp Esp rit un un ivers iverseel e ett d d 'un 'un signe s igne déco déco ratif sans sa ns é pa isseu r et e t sa sa ns r es es p ponsab onsabilit ilit é é ; la clôtu re d e ce l lan ang g age é tait tait soci ale e ett non on d d ee n nature. ature. On On sai t qu quee ve vers rs la fi n du s iècle, cette ce tte tran sparence vi vient à se tr tr oubler oubler ; ; la fo rme litt érair érair e d d éve éve loppe un pouvoir p ouvoir ss econd, econd, ind ind épendant épendant d d e son so n é conomie e conomie ett de de so son n e uphémie ; e lle f ascine f ascine , e lle d é é payse, e lle e nchante, elle a un poids p oids ; o n n e se sent nt plu s la Litt é é rature rature comme comme un mode m ode d d ee cir cir cu cu lation socialem soc ialemeent p ri rivvil ilégié, égié, m ais comme co mme un langa langag ge co consis nsis t ant, p ant, p ro roff ond, pl ein de secrets, sec rets, do donné nné à la la fois comme co mme r êve ê ve et et comme co mme men m enace. ace. Ceci Ce ci est es t d e co conséque nséquence: la fo rme litt éraire éraire p eut d ésormais ésormais provoqu prov oquer er les les sentiments s entiments ex existentie istentiels ls qui qui sont att achés au achés au c reux d e tout o bje t : : se sens ns d e l'in solite , , f f amiliarité, amiliarité, d égoût, é goût, complai complai sance, usage, usage, m m eurtre eurtre.. D epuis cent cent ans an s , , t t oute o ute é criture e criture est st ainsi ain si
Int roduc roduction
Il
min , qu min , qu ' il l il lui ui fau fau t r ega ega rd er, affront er, affront er, er, a a ss ssum umeer, r, e e t qu ' il n e p eut ja mai maiss d é é truir truir e sans se d ét ét ruir ruir e lu lui-m i-mêêm e comm mmee éc écr r ivain. iva in. La Form Fo rmee se s usp uspeend devant devant le re rega gard rd com c omm m e un un obj obj et; q uoi uoi qu qu 'on fass e, e lle est u n sca scandal ndale: splendid lendid e, e, e lle apparaît app araît d émod émod é é e e: sp anar chique, hique, e ell llee est est a asocial socialee ; p parti articculière pa r rap po rap po rt au a u t emps ou aux ou aux hommes, d e n ' impo impo rt e q quell uellee m man aniièr e e elle lle e ess t solitud solitud e. e. T out l out lee s iècl ièclee a vu prog prog r esser esse r ce ce p h éno énom m èn e dra matiqu matiquee d e concr ét ét ion. ion. Ch Chee z z Chat Chat eaubriand, eaub riand, ce ce n' est enc e nco o re re qu qu 'un 'un fa fa ible n' est d épôt, épôt, le po ids lége égerr d'un e d'un e e u p ph ho r ie i e du lan ang gage ge , , u ne so rt e de cissisme où l 'é criture c riture se s e sé pa re à p ei ein n e d d ee sa fo nction ins ins nar cissisme t rumentale rumentale et ne n e fa it que qu e se r eg arder elle-m e lle-mêêm e. F laubert F laubert - p our ne mar quer quer ici i ci q ue les es m m oments typiqu typ iques es de de ce p ce p ro roccès - a c co on s t itué i tué d éfinitivem éfinitivemee nt la Litt Li tt é é rature rature en obje t , p ar l 'av 'avènement ènement d 'un d 'unee va valeur-tra leur-travai vaill : la for me me es t d evenu eve nuee le t erme e rme d'u ne « f ab abric ricatio ation n » , com omme me une pot pot eeri riee ou u un n jo yau jo yau (il faut li r e qu e la fab ri fab rication cation en fi a « s siignifiée » , c 'est-à-d ire p ire p our la pr emièr emiè r e fo is liv li vr ée co ée comm mmee s pe s pecct acle e acle et t im im posé poséee ). Ma llarm llarmé, é, en fi n, n, a a c co o u ronnéé ce ronn cette tte co construction nstruction d e la Li Litt tt érature-Obje érature-Obj et, p ar l' l' acte acte ultimee d ultim d ee t outes l outes les es ob jec tivations, le le m eurtr e: qu e t t out out e: o n sa it que l 'e ff ff ort de M allarmé allarmé a p ort é é s ur une une d estruction es truction du lan ang g ag e, d ont ont la Li la Li tt é é ratur ratur e ne sera it en e n q uelqu uelquee so rte rte q q ue l lee cadav adavre. re. Parti artiee d' d' un un n éa éant nt où la p ensée s emblait s' s' enlever enlever heur eu sement se ment sur l sur lee d écor écor d es d es m mo o t s , , l l ' é é critur critur e a a in insi si t t ra ravvers ersé é tous tous les les é tats tats d d ' ' une une so solidification lidification prog ressiv ressivee : d d ' ' abord a bord obj bjet et d d 'u 'un n r egard, egard, p uis d d 'un 'un fa ire, et enf nfin in d d 'un 'un m eu eurt rtre, re, elle att eint aujourd'hui auj ourd'hui un d e rnier avatar, a vatar, l ' abse ab sen nce ce : : d ans a ns ces écr itures n eutres, a pp elées ici « le d egré eg ré zéro d e l' l' écriture écriture », on p eut fa cilem cilemeent di disscerne cerner r le m ou vemen ement t m ême d d 'une 'une n égation égation , , e t l 'impui 'impuisssa sance nce à l 'a 'accco compl mplir ir da dan ns un e d ur ur ée, ée, co comme mme s i la Litt érature, éra ture, t endant endant d e pu is un si siècle ècle à t rans ransmu muee r sa s urface danss un dan unee f f orme orme sans sans héré dit dit é é , ne t rouvait rouvait plu s d e pur et et é é q ue danss l ' absence d dan absence d e tout to ut sign s igne, e, p proposant roposant en e n fi n l 'a 'acc ccompliss omplissem ement ent de ce r êve êve orph é crivain sans Lit Litt t érature. érature. L' écriture écriture orph é en : un é crivain blanche, blan che, celle ce lle d e C amus, a mus, celle ce lle d e Bl Blanchot anchot ou o u d e Ca yrol p ar exemple, ex emple, ou ou l' l' écriture écriture p p arl arlée ée d d ee Qu Quene eneau, au, c' est est le d d ernier ernier é é p i ,.
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L e deg ré zéro z éro de l' de l' écriture écriture
destin des é des é c r itures itures : c : cette ette sort e d efro e frontfonctionnel qui emporte e mporte les évé nements, n ements, les sit uations e uations e t les id id ées l ées lee l long ong d u tem tem ps ps hi histo sto rique, riqu e, pr opose o pose ici ic i moins d es es e ff ff ets que q ue les lim limites ites d' un d' un c hoix hoix.. L 'Histoire est es t alors a lors dev devant ant l ' écrivain écrivain comme comme l ' avè av èn ement d d 'une 'une o ptio ption n n éce écessa ssaire ire entre plu si sieur eur s morales du lan ang gag agee; elle l 'oblige à signif sig nifier ier l a Litt Litt ératur ératur e selo selon n d es es poss ibles ibles do dont nt il n 'est pas p as l lee m maître. aître. On On v vee rra rra , , p par ar exe exempl mple, e, qu qu e l' l' unité unité id éologique éolog ique de de la bour geoisie ge oisie a p roduit un e é cri rit t ur ur e u nique, et et q u'aux te temps mps bourg ourgeeois (c'est-à-dir (c'es t-à-dir e cla ssiques et et ro romantiques) mantiques) , , l la a fo rme ne ne pouvait p ouvait ê tr e d échir échir é é e p uisque la co conscience nscience ne n e l ' é é tait tait pa s ; e t qu 'a 'au u co contraire, ntraire, dès l 'ins 'instan tantt o ù l 'écrivain a cessé d d 'être 'être un t émoin d émoin d ee l 'universel 'universel p pour our d evenir d evenir un un e co conscien nscience ce malheur euse ( vers 1850), son so n p remier geste ges te a a été d e d e choisir l' engagement l' engagement d e d e sa f f orme, orme, soit so it en assumant, assu mant, s o it en r efu sant l ' écriture écriture d e so son n passé. pa ssé. L' é é criture c riture cla classi ssiq q ue a do donc nc é claté c laté e t l a Li Littérature ttérature entière, d e Fl Flaub aubert ert à à n nos os j j ours ours , , est est d d evenue evenue une une pr oblématique oblématique du langage lan gage.. C' est C' est à ce m ce m oment m m ême q que ue la la Litt é é rature (l rature (lee m mot ot est est n é peu p eu d e temp tempss a avant) vant) a a é té té consacr c onsacrée ée d éfinitivement éfinitivement comm comm e u un n obj et . L'ar t cl cl assique assique n n e p ouvait se sentir se ntir co comme mme un langage, lan gage, il il é é tait tait langage, lan gage, c'est-àt-à-dir diree tra tran n s par ence, e nce, ci circ rculation ulation sa sans ns d épôt, épôt, concours co ncours id éal d'un éal d'un Esp Esp rit un un ivers iverseel e ett d d 'un 'un signe s igne déco déco ratif sans sa ns é pa isseu r et e t sa sa ns r es es p ponsab onsabilit ilit é é ; la clôtu re d e ce l lan ang g age é tait tait soci ale e ett non on d d ee n nature. ature. On On sai t qu quee ve vers rs la fi n du s iècle, cette ce tte tran sparence vi vient à se tr tr oubler oubler ; ; la fo rme litt érair érair e d d éve éve loppe un pouvoir p ouvoir ss econd, econd, ind ind épendant épendant d d e son so n é conomie e conomie ett de de so son n e uphémie ; e lle f ascine f ascine , e lle d é é payse, e lle e nchante, elle a un poids p oids ; o n n e se sent nt plu s la Litt é é rature rature comme comme un mode m ode d d ee cir cir cu cu lation socialem soc ialemeent p ri rivvil ilégié, égié, m ais comme co mme un langa langag ge co consis nsis t ant, p ant, p ro roff ond, pl ein de secrets, sec rets, do donné nné à la la fois comme co mme r êve ê ve et et comme co mme men m enace. ace. Ceci Ce ci est es t d e co conséque nséquence: la fo rme litt éraire éraire p eut d ésormais ésormais provoqu prov oquer er les les sentiments s entiments ex existentie istentiels ls qui qui sont att achés au achés au c reux d e tout o bje t : : se sens ns d e l'in solite , , f f amiliarité, amiliarité, d égoût, é goût, complai complai sance, usage, usage, m m eurtre eurtre.. D epuis cent cent ans an s , , t t oute o ute é criture e criture est st ainsi ain si
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Il
min , qu min , qu ' il l il lui ui fau fau t r ega ega rd er, affront er, affront er, er, a a ss ssum umeer, r, e e t qu ' il n e p eut ja mai maiss d é é truir truir e sans se d ét ét ruir ruir e lu lui-m i-mêêm e comm mmee éc écr r ivain. iva in. La Form Fo rmee se s usp uspeend devant devant le re rega gard rd com c omm m e un un obj obj et; q uoi uoi qu qu 'on fass e, e lle est u n sca scandal ndale: splendid lendid e, e, e lle apparaît app araît d émod émod é é e e: sp anar chique, hique, e ell llee est est a asocial socialee ; p parti articculière pa r rap po rap po rt au a u t emps ou aux ou aux hommes, d e n ' impo impo rt e q quell uellee m man aniièr e e elle lle e ess t solitud solitud e. e. T out l out lee s iècl ièclee a vu prog prog r esser esse r ce ce p h éno énom m èn e dra matiqu matiquee d e concr ét ét ion. ion. Ch Chee z z Chat Chat eaubriand, eaub riand, ce ce n' est enc e nco o re re qu qu 'un 'un fa fa ible n' est d épôt, épôt, le po ids lége égerr d'un e d'un e e u p ph ho r ie i e du lan ang gage ge , , u ne so rt e de cissisme où l 'é criture c riture se s e sé pa re à p ei ein n e d d ee sa fo nction ins ins nar cissisme t rumentale rumentale et ne n e fa it que qu e se r eg arder elle-m e lle-mêêm e. F laubert F laubert - p our ne mar quer quer ici i ci q ue les es m m oments typiqu typ iques es de de ce p ce p ro roccès - a c co on s t itué i tué d éfinitivem éfinitivemee nt la Litt Li tt é é rature rature en obje t , p ar l 'av 'avènement ènement d 'un d 'unee va valeur-tra leur-travai vaill : la for me me es t d evenu eve nuee le t erme e rme d'u ne « f ab abric ricatio ation n » , com omme me une pot pot eeri riee ou u un n jo yau jo yau (il faut li r e qu e la fab ri fab rication cation en fi a « s siignifiée » , c 'est-à-d ire p ire p our la pr emièr emiè r e fo is liv li vr ée co ée comm mmee s pe s pecct acle e acle et t im im posé poséee ). Ma llarm llarmé, é, en fi n, n, a a c co o u ronnéé ce ronn cette tte co construction nstruction d e la Li Litt tt érature-Obje érature-Obj et, p ar l' l' acte acte ultimee d ultim d ee t outes l outes les es ob jec tivations, le le m eurtr e: qu e t t out out e: o n sa it que l 'e ff ff ort de M allarmé allarmé a p ort é é s ur une une d estruction es truction du lan ang g ag e, d ont ont la Li la Li tt é é ratur ratur e ne sera it en e n q uelqu uelquee so rte rte q q ue l lee cadav adavre. re. Parti artiee d' d' un un n éa éant nt où la p ensée s emblait s' s' enlever enlever heur eu sement se ment sur l sur lee d écor écor d es d es m mo o t s , , l l ' é é critur critur e a a in insi si t t ra ravvers ersé é tous tous les les é tats tats d d ' ' une une so solidification lidification prog ressiv ressivee : d d ' ' abord a bord obj bjet et d d 'u 'un n r egard, egard, p uis d d 'un 'un fa ire, et enf nfin in d d 'un 'un m eu eurt rtre, re, elle att eint aujourd'hui auj ourd'hui un d e rnier avatar, a vatar, l ' abse ab sen nce ce : : d ans a ns ces écr itures n eutres, a pp elées ici « le d egré eg ré zéro d e l' l' écriture écriture », on p eut fa cilem cilemeent di disscerne cerner r le m ou vemen ement t m ême d d 'une 'une n égation égation , , e t l 'impui 'impuisssa sance nce à l 'a 'accco compl mplir ir da dan ns un e d ur ur ée, ée, co comme mme s i la Litt érature, éra ture, t endant endant d e pu is un si siècle ècle à t rans ransmu muee r sa s urface danss un dan unee f f orme orme sans sans héré dit dit é é , ne t rouvait rouvait plu s d e pur et et é é q ue danss l ' absence d dan absence d e tout to ut sign s igne, e, p proposant roposant en e n fi n l 'a 'acc ccompliss omplissem ement ent de ce r êve êve orph é crivain sans Lit Litt t érature. érature. L' écriture écriture orph é en : un é crivain blanche, blan che, celle ce lle d e C amus, a mus, celle ce lle d e Bl Blanchot anchot ou o u d e Ca yrol p ar exemple, ex emple, ou ou l' l' écriture écriture p p arl arlée ée d d ee Qu Quene eneau, au, c' est est le d d ernier ernier é é p i ,.
Le d egré egré zéro zéro d d e l ' é é criture
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C e qu' on qu' on veut veut ici , , c' es est t esquisser es quisser cette ce tte liais liais on; c'es c'estt a ffirm er l' existence existence d d 'une 'une réalit réalit é é form form el ellle i ind nd é é p pe endant e d e la lan langgue ue e et t d u s sty tyle le ; c 'es 'estt essayer essayer d d e m montrer ontrer que que ce cette tte t t rois roisième dim dimension d e la Forme Forme att ach ac he elle aussi, aussi, non sans sans un tragique tragique su su pplé mentaire , l 'é crivain crivain à sa so s o cié t té é c 'e 'esst en e nfi n f f air air e s seentir qu 'il n 'y 'y a a pas pa s d e Li Litt tt ératur ératur e sans sans une une Mora Mo rale le d d u l laangage. ge. Le Less l limit imit es es matériell atérielles es d e cet essai ess ai (dont quelques quelques pa pages ges on ont pa paru ru d ans ans Combat en 194 7 et en 1950 50)) in indiqu diquent ent as assez sez qu'il ne n e s 'a 'agg it quee d qu d ' ' une une int roduction roduction à ce qu quee p ourrait êt êt re re un unee H isto istoire ire d e l ' É É cr cr itur itur e. e. ..
e mi èr e parti e
Pr
Qu 'est-ce que l'écriture?
On saitt qu On sai quee l laa la langue ngue es estt un corps corp s de prescriptio ns e ett d 'habi tudes, tud es, commun co mmun à à to tou us l les es écrivains écrivai ns d 'u ne époque. é poque. Cela Cela veut veut dire dire quee la langue qu lan gue est comme u ne Nature Nat ure qui pas passe se entièreme nt à travers tra vers la p arole arole d d e l' écriva écrivain in,, sa ns pourtant lu luii d donner onner aucune a ucune forme, form e, sans même même l laa n nourrir: ourrir: elle e lle es es t co mme un cer un cer cle abstrait de vé vérités, rités, hors hors du duquel quel seulement se ulement co commence mmence à s e déposer la densité den sité d d 'un verbe verbe so so litaire. Elle Ell e enferme enfe rme toute tou te l laa cr créé ation ation litt litté é raire rai re à peu près pr ès c comme omme le le ciel, le le so soll e t leur j onction onction dessin dessinent ent pour l'homme un habitat h abitat f f amilier amilier.. Ell Ellee es estt b ien moins oins une une pro pro visi vi sion on de matériaux qu'un horizon h orizon,, c'est-à-dire c'es t-à-dire à la fois fois une limite et une un e s tation, tation, e e n un mot mot l' l' étendue rassurante assurante d d 'une éco éco nomie. nomi e. L L 'écrivain n n'y 'y puise rien rien,, à l laa lettre lettre : : l laa l lan angu guee es estt plutôt plut ôt pour lui comme comme un unee li ligne gne d d ont la t tran ranssgre gresssion dés dé signera peut peut être une une s umature du langag langage: e: e lle est l 'aire d 'un e ac action, tion, la la définition et l' attente d 'un p ossibl ssible. e. Elle n' n ' est p as le lieu ieu d d 'un engagement en gagement social soc ial,, m mais ais seulement se ulement un réfl réflexe exe sans sa ns c choix hoix,, l laa pro pro priétéé indi priét indivise vise d d es es h h ommes ommes et et non pas d des es écrivains; écriva ins; e lle reste reste en dehors ehors du du rituel rituel d des es Lett Lettres; res; c'es c 'es t un objet soc objet soc ial par par d défini éfini t io ion, n, non pa parr élection. lection. · · Nul ne peu peut, t, s ans apprêts, i nsé nsérer rer sa liberté li berté d' d' écrivain d dans ans l'op l'opacité acité de de l laa l lang angue ue,, p parce arce qu'à travers elle c'est c 'est l'Histoire l'Hi stoire entière qui se ti tient, ent, complète et et unie à la manière mani ère d 'une Nature. Aussi Aussi,, pour l' écrivain, la langue n 'est elle qu'un qu 'un hori horizon zon hum humain ain qui qui installe i nstalle au a u loin une un e certai nefami nefami-négative d ' ailleur ailleurs: quee Camu amuss e t Queneau Quene au liarité liari té , toute négative s: d ire qu parlent la même même langue, ce n 'est qu quee pr présumer, ésumer, par un unee opé opé
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Le d egré zéro de l'écriture
form es inconnues, la langue de l' écrivain est bien moins un fonds qu'une limite extrême; elle est le lieu géométrique de tou t ce qu'i l ne pourrait pas dire sans perdre, tel Orphée se retour nant, la stable signification de sa démarche et le gest e es sentiel de sa sociabilité. La langue est donc en de çà de la Littérature. Le st yle est presque au -delà : des images, un débit, un lexique nai ssent du corps et du passé de l'écrivain et deviennen t peu à peu les a uto ma tismes mêmes de s on art . Ain si sous le nom de s tyle, se forme un langage au tarcique qu i n e plo nge que dans la mythologie per sonnelle et secrète de l' auteur, dan s cette hypophysique de la parole, où se forme le pr emier couple de s mot s e t de s c hoses, où s'installent une fois pour toutes les grands thèmes ve rbaux de son ex istence . Qu el que soi t s on raffinement, le s tyle a toujo urs quelque chose de bru t : il est une forme sans destination, il est le produit d' une po ussée , n on d' une intention, il est comme une dim ension verticale et so litaire de la pen sée. Se s référ ence s so nt au niveau d 'u ne biologie ou d 'u n passé, non d' une Histoire : il est la « c hos e» de l' écrivain, sa splendeur et sa prison, i l est sa solitude. Ind if fé rent et transparent à la société, démarche clo se de la personne, il n'est null ement le produit d' un choix, d 'une réflexion sur la Littérature. Il est la part priv ée du rituel, il s' élève à partir des profondeurs mythiques de l'écrivai n, et s'éploie h ors d e sa res ponsabi lité. Il es t la voix décora tive d' u ne chair inconnue et secrète ; il fon ctionne à la façon d' un e Nécessité, co mme si, dans ce tte espèce de pou ssée flora le, le style n'était qu e l e terme d'une mé tamorpho se ave ugle et o bsti née, partie d 'u n in fra-langage qui s'élabore à la limite de la c hair et du monde. Le style es t proprement un phénomène d'ordre ger min atif, il est la transmutation d' une Humeur. Aussi les allu sions du s tyle sont-elles rép arties en profondeur; l a parole a u ne structure hori zontale, ses secrets sont sur la même ligne que ses mots et ce qu ' elle cache est dénoué par la duré e même de son cont inu ; dan s la p arole tout est offert, de stiné à une u sure immé dia te, et le verbe, le silence et leur mo uvement sont préc ipités
Qu ' est-ce que [' écritur e?
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dan s le souvenir clos de la personne, il compose son opaci té à partir d 'un e certai ne expérience de la matière ; le style n 'e st jama is que métaphore, c 'e st-à-dire é quation e ntre l' intention lit térai re et la structure charnelle de l' auteur (il faut se souvenir qu e la structure es t le dépôt d 'u ne dur ée). Au ssi le style est-il to ujours un sec ret; mai s le ver sa nt s ilencieux d e sa référence ne tient pas à la nature mobile et sans ce sse s ursitaire du langag e; son s ecret est un so uvenir e nfermé dans le cor ps de l' écrivain, la vertu allusive du style n' est pas un phénomène de vitesse, co mme dan s la paro le, où ce qui n' est p as d it res te tout de m ême un intérim du langage, m ais un ph énomène de densité, ca r ce qui se tient droit et profond so us le style, rassemblé d ureme nt ou tendrement dan s ses figures, ce sont les fr agm ents d 'un e réa lité abso lument é trangère a u l angage. Le m iracl e de ce tte transmuta tion fait d u style une sorte d ' opération supra -littéraire, qui emporte l 'h omme au se uil de la pu issance et d e la m agie. Par s on origine biologique, le style se situe hors de l' art , c' e st-à-dire hors du pacte qu i lie l' écrivain à la soc iété . On peut donc imagi ner des aut eurs qu i préfèrent la s éc urité de l' art à la solitude du style. Le type mê me de l'é cr ivain s ans s tyle, c 'e s t Gide, d on t l a manière artisa nale ex ploite le pl aisir m oderne d 'u n ce rtain ét hos classique, tout co mme Sai nt-Saë ns a refa it du Bach o u Poulenc du Sc hubert. À l'opposé, l a poésie moderne - ce lle d 'un HUGO d 'u n Rimbaud ou d 'u n C har - es t sa turée de style e t n'est art que par référence à u ne inte ntion de Poésie. C' e st l' Autorité du s tyle, c' est-à-dire le lien a bsolument libre du langage et de so n double de chair, qui impose l' écrivain com me une Fraîcheur a u-dess us de l'Hi stoire. L 'horizon d e la langue et la verticalité du s tyle dessinent don c pour l' écr ivain une n ature, ca r il ne choisit ni l'un e ni l' autre. La langue fonctionne co mme une négativité, la limite initiale du possible, le style est une Nécessité qui noue l'hum eu r d e l' écri vain à so n langage. L à, il trouve la familiarité de l'Histoire , ici, celle de son propre passé. Il s'agi t bien da ns les d eux cas d 'u n e nature , c' est-à-dire d 'un ges tuaire fa rnilier, o ù l' énergie est se u
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Or toute Forme est aussi Valeur; c'est pourquoi entre la langue et le sty le, il y a place pour une autre réalité forme lle: l'écriture. D ans n'importe quelle forme littéraire , il y al e choix général d 'u n ton, d 'u n éthos, si l' o n ve ut, e t c' est ici précisé ment que l' écrivain s'individualise clairement parce que c'est ici qu 'i l s' engage. Langue et style sont des données antécé dentes à toute problématique du langage, et style sont le produit naturel du Temps et de la personne biologique ; mais l' identité f ormelle de l' écrivain ne s 'é tablit véritablement qu' en dehors de l' installation des normes de la grammaire et des constantes du style, là où le continu écrit, rassemblé et enfermé d'abord dans une na ture linguistique parfaitement innocente, va devenir enfin un signe tota l, le choix d 'un com portement humain, l' affirmation d 'u n ce rtain Bien, engageant ainsi l' écri vain dans l' évidence et la communication d 'u n bonheur ou d'un malaise, et liant la f o rme à la fois normale et singulière de sa parole à la vaste Histoire d'autrui. Langue et style sont des forces aveugle s; l' écriture est un acte de solidarité historique. Langue et style so nt des objets; l' écriture est une f o nction: elle est le rap port entre la création et la société, e lle es t le l angage littéraire transformé par sa destination sociale, elle est la forme saisie dans son intention humaine et liée ainsi aux grandes crises de l'Hi stoire. Par exemple, Mérimée et Fénelon sont séparés par des ph énomènes de langue et par des acc idents de style ; et p ourtant ils pratiquent un langage chargé d 'u ne même intentionalité, ils se réfèrent à une même idée de la forme et du f ond, ils acceptent un même ordre de conventions, ils sont le lieu des mêmes réflexes techniques, ils emploient avec les mêmes gestes, à un siècle et demi de distance, un instrum ent identique, sans doute un peu modifié dans son aspect, nullem ent dans sa si tuation ni dans son usage : en bref, il s ont la même écriture. Au contraire, presque contemporains, Mérimée et Lautréamont, Mallarmé et Céline, Gide et Queneau, Claudel et Camus, qui ont parlé ou parlent le même état historique de notre langue, usent d'écritures profondément diff é rente s; tout les
Qu 'est-ce que l' écriture ?
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bien peu de chose au prix d'écritures si opposées et si bien définies par leur opposition même. Ces écritures sont en eff et diff érentes mais comparables, parce qu 'elles sont produites par un mo uvement identique, qu i est la réflexion de l' écrivain sur l'u sage social de sa forme et le choix qu' il en assume. Placée au cœur de la problématique litté raire, qui ne commence qu' avec elle, l' écriture est donc essen tiellement la morale de la f orme, c'est le choi x de l 'aire sociale au sei n de laquelle l' écrivain décide de situer la Nature de son langage. Mais cette aire sociale n'est nullement celle d 'une consommation effective. Il ne s'agit pas pour l' écrivain de choi sir le groupe socia l pour lequel il écrit : il sait bien que, sauf à escompter une Révolution, ce ne peut être j am ais que pour la même société. Son choix est un choix de conscience, non d 'effi cacité . Son écriture est une f açon de penser la Littérature, non de l' étendre. Ou mieux encore : c'es t parce qu e l' écrivain ne peut rien mod ifier aux données objectives de la consommation litté raire (ces données purement historiques lui échappent, même s' il en est conscient), qu'il transporte volontairement l'exigence d'un langage libre aux sources de ce langage et non au terme de sa consommation. Aussi l' écriture est-elle une réalité ambiguë : d'une part, e lle naît incontestablement d'une confrontation de l' écrivain et de sa société ; d'autre part, de cette finalité sociale, elle renvoie l' écrivain, par une sorte de t ransfert tragique, aux sources instrumentales de sa créatio n. Faute de pouvoir lui fournir un langage librement consommé, l' Histoire lui propose l'exi gence d 'un langage librement produit. Ainsi le choix, puis la responsabilité d 'u ne éc riture désignent une mais cette Liberté n' a pas les mêmes limites selon les différents moments de l 'H istoire. Il n'est pas donné à l 'écri vain de choisir son écr iture dans une sorte d 'arsenal intemporel des f ormes littéraires. C'es t sous la pression de l' H istoire et de la Tradition que s'établissent les écritures possibles d 'u n écri vain donné : il y a une Histoire de l'Écri ture; mais cette Histoire est doubl e: au moment même où l'Hi stoire générale propose
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rieurs, car le langage n'est jam ais innocent : les mots ont une mémoire seco nde qui se prolonge mystérieusement au milieu des significations nouvelles. L'écriture est précisément ce compromis e ntre une liberté et un s ouvenir, e lle es t cette liberté souvenante qui n' est liberté que da ns le ges te du choix, mais déjà plus dans sa durée . Je puis sans doute aujourd' h ui me choisir telle ou telle écriture, et dans ce ge ste aff irmer ma liberté, prétendre à une f raîcheur o u à u ne tradition; je ne pu is déjà plu s la déve lopper dans une durée sans deven ir peu à pe u prisonnier des mots d 'a utrui et même de mes prop res mots. Une rémanence obstinée, venue de toutes les écritures précédentes et du passé même de ma propre écriture, co uvre la voix présente de mes mots. To ute trace écrite se précipite comme un élément chimique d 'abord transparent, innocent et neutre, d ans lequel la simple d urée fait peu à peu apparaître tout un passé en suspen sion, toute un e cryptographie de plu s en plus dense. Comme Liberté, l'écriture n' est donc qu'un momen t. Mais ce moment est l'un des plus expli cites de l'Histoire, puisque l'Histoire, c'es t toujours et avant tout un c hoix et les limites de ce c hoix. C'es t parce que l'écriture dérive d 'un ges te significatif de l'écrivain, qu ' elle affleure l'Hi stoire, b ien plus sensiblement que telle a utre co upe de la littérature. L 'unité d e l 'écriture clas sique, homogène pend ant des siècles, la pluralité des écritures modernes, multipl iées depuis cent ansju squ' à la limite même du fait littéraire, cette espèce d'éclatement de l' écriture f rançaise correspond bien à une grande crise de l'H istoire totale, visible d' u ne maniè re beaucoup plus confuse dans l'H istoire littéraire proprement dite. Ce qui sépare la pensée » d 'u n Balzac et celle d'un Fla ubert, c'es t une variation d'école; ce qui oppose leurs écritures, c' e st une rupture essentie lle, au moment même où deux structures économiques font charnière, entraîna nt dans leur articulation des changements décisif s de mentalité et de conscience. «
Écritures politiques
Toutes les écritures prése ntent un caractère d e cl ôture qui est étranger a u langage parlé. L' écriture n 'e st nullement un instru ment de co mmunication, e lle n'est pas un e voie ouverte par où passerait seulement une intention de langage. C'es t tout un désordre qui s'éco ule à travers la parole, et lui donne ce mou ve ment dévoré qu i le maint ient en état d' éternel sursis. À l'in verse, l' écriture est un langage dur ci qui vit sur lui-même et n' a nulle ment la charge de confier à sa propre durée une suite mobile d'approximations, mais au contraire d 'imposer, par l' unité et l'ombre de ses s ignes, l'image d'un e parole con struite bien avant d'être inventée. Ce qui o ppose l' écriture à la paro le, c 'es t qu e la première paraît toujours symbolique, intro versée, tournée oste n siblement du côté d 'un versant secret du langage, tandis qu e la seconde n' e st qu'un e dur ée d e signes vides dont le mouvement seul est significatif. Toute la parole se tient dans cette usure des mots , dans cette éc ume toujo urs e mportée plus loin, et il n' y a de parole que là où le langage fonc tionne avec évidence comme une voration qui n'enlèverait que la pointe mobile des mots; l'écriture, au co ntraire, est toujours enracinée dans un au-delà du langage, elle se d éveloppe com me un ge rme et non comme une ligne, elle manifeste un e esse nce e t menace d 'un secret, elle es t une contre-communi cation, elle intimide. On tro uvera do nc d ans toute écriture l 'amb iguïté d 'un o bjet qui es t à la f ois langage et coercition : il y a, au fond de l'écriture, une « circonstance » étrangère au langage, il y a co mme le regard d 'un e intention qui
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aussi la menace d'une pén alité, comme dan s les éc ritures poli tiques : l 'écriture est alors c hargée de joindre d'un seul trait la réalité des actes et l' idéalité de s fins. C'est pourquoi le pouvoir ou l' ombre du pou voir f init toujours par instituer une écri ture axiologique, où le trajet qui sépare o rdinairement le fait de la valeur est supprimé dans l'espace même du mot, donné à la fois comme description et co mme ju gement. Le mot devient un alibi (c'est-à-dire un ailleurs et une ju stification). Ceci, qui est vrai des écritures littéraires, où l'unité des signes est sans cesse f as cinée par des zones d 'infra- ou d'ultr a-langage, l 'e st encore plus des écritures politiqu es, où l'a libi du langage est en même temp s intimidation et glorification : ef fectivement, c 'est le pouvoir ou le comb at qui produi sent les types d 'écriture les plus purs. On verra plus loin que l' écriture classique manifestait cérémo nialement l'implantation de l 'écrivain dans une société politique particulière et que, parler c omme Vaugela s, ce fut, d'abord, se rattacher à l'exercice du pouvoir. Si la Révolution n 'a pas modi fié les norme s de cette écriture , parce que le personnel pensant restait somme toute le même et passait seulement du pouvo ir intellectuel au pouvoir politique, les condition s exceptionnelles de la lutte ont pourtant produit , au sein même de la grande Forme classique, une écriture proprement révolutionnaire, non par sa structure, plus académique que jamai s, mais par sa clôture et son double, l' e xercice du langage étant alors lié, comme j amais encore dans l'Histoire, au Sang répandu. Les révolutionnaires n'avaient aucune raison de vouloir modifi er l' écriture classique, ils ne pensaient nullement mettre en cause la nature de l'homme, encore moins son langage, et un instrumen t» hérité de Voltaire , de Rousseau ou de Vau venargues, ne pouva it leur paraître com promis. C' e st la singularité des situations historiques qui a form é l' identité de l' écriture révolutionnaire. Baudelaire a parlé quelque part de « la vérité emphatique du geste dans les grandes circonstances de la vie La Révolution fut par excellence l'une de ces grandes circonstances où la vérité, par le sang qu'elle coûte, devient si lourde qu'elle requiert, pour s'exprimer, les «
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É critures poli tiques
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faud quotidien. Ce qui paraît aujourd 'hui de l'enflure, n'était alors que la taille de la réalité. Cette écriture, qui a tous les signes de l'inflati on, fut une écriture exacte : ja m ais langage ne fut plus invraisemblable et moins imposteur. Cette emph ase n'était pas seulement la forme moulée sur le drame ; elle en était aussi la conscience. Sans ce drapé extravagant, propre à tous les grands révolutionnaires, qui permettait au girondin Guadet, arrêté à Saint-Émilion, de déclarer sans ridicule parce qu' il allait mourir: « Oui, je suis Guadet. Bourreau, fais ton office. Va porter ma tête aux tyrans de la patrie. Elle les a toujours fait pâli r: abattue, elle les fera pâlir encore davantage », la Révolut ion n'aurait pu être cet événement mythique qui a f écondé l' H istoire et toute idée f uture de la Révoluti on. L'écriture révolutionnaire fut comme l'entéléchie de la légende révolutionnaire: elle intimid ait et impo sait une consécration civiqu e du Sang. L'écr iture marxiste est tout autre. Ici la clôture de la forme ne provient pas d'une amplification rhétorique ni d'une emphase du débit , mais d 'u n lexique aussi particulier, aussi fonctionnel qu'un vocabulaire technique; les métaphores elles-mêmes y
sont sévèrement codifiées. L 'écriture révolut ionnaire française fondait toujours un droit sanglant ou une justification morale; à l'origine, l'écriture marxiste est donnée comm e un langage de la connaissance ; ici l'écriture est univoque, parce qu 'elle est desti née à maintenir la cohésion d 'une Nature ; c 'est l'identité lexi cale de cette écriture qui lui permet d'impo ser une stabilité des explic ations et une permanence de méthod e; ce n 'e st que tout au bout de son langage que le marxi sme rejoint de s comportements purement politiques. Autant l' écriture révolutionnaire française est emphatique, autant l'éc riture marxiste est litotique, puisque chaque mot n'est plus qu'une réf érence exiguë à l' ensemble de s principes qui le soutient d 'une façon inavouée. Par exemple, le mot « impliquer », f réquent dans l'écriture marxiste, n'y a pas le sens neutre du dictionnaire ; il fait tou jo urs allusion à un procès
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Liée à une action, l' écriture marxiste est rapidement devenue, en fait, un langage de la valeur. Ce caractère, visible dé jà chez Marx, dont l' écriture reste pourtant en général exp licative, a envahi complètement l' écriture stalinienne triomphante. Certaine s notions , f ormellement identiques et que le vocabulaire neutre ne désignerait pas deux f ois, sont scindées par la valeur et chaque versant re joint un nom différent : par exemple, « cosmo politisme » est le nom négatif d' « internationalisme » (déjà chez Marx). Dans l'univers stalinien, où la définition , c 'est-à-dire la séparation du Bien et du Mal, occupe désormais tout le langage, il n' y a plu s de mots sans valeur, et l'écriture a finalement pour fonction de f aire l' économie d'un procè s: il n' y a plus aucun sursis entre la dénomination et le jugement, et la clôture du langage est parfaite, pui sque c' est finalement une valeur qui est donnée comm e exp lication d 'une autre valeur ; par e xemple, on dira que tel crimin el a déployé une activité nuisible aux intér êts de l'État ; ce qui revient à dire qu'un criminel est celui qui commet un crime. On le voit, il s'agit d 'un e véritable tautologie, procédé constant de l' écriture stalinienne. Celle-ci , en effet, ne vise plus à fonder une explication marxiste des f aits, ou une rationalité révolutionnaire de s actes, mais à donner le réel sou s sa forme jugée, imposant une lecture immédiate des condamna tions : le contenu objectif du mot « déviationniste » e st d'ordre pénal. Si deux déviati onnistes se ré unissent, ils deviennent de s « fractionnistes » , ce qui ne correspond pas à une faute ob jecti vement différente, mais à une aggravation de la pénalité. On peut dénombrer une écriture proprement marxiste (celle de Marx et de Lénine) et une écriture du stalinisme triomphant (celle des démocraties populaire s); il y a certainement aussi une é criture trotskiste et une écriture tactique, qui es t celle, par exemple, du commun isme f rançais (substitution de « peuple » , puis de « braves gens » à « classe ouvrière » , a mbiguïté volontaire des termes de « démocratie » , « liberté » , « paix » , etc.). Il n' est pas douteu x que chaque régime possède son écriture, dont l'h istoire reste encore à faire. L'écriture, étant la forme
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est et ce qu'il voudrait qu'on le croie: une histoire des écritures politiques constituerait do nc la meilleure des phénoménologies sociales. Par exemple, la Resta uration a éla boré une écriture de classe, grâce à quoi la répression était immédiatement donnée comme une condamnation surgie spontanément de la « Nature » classique : les ouv riers revendicatifs étaient tou jour s des « indi vidus » , les briseurs de grève, des « ouvriers tranquilles », et la servilité des j uges y devenait la « vigilance paternelle des magistrats » (de nos jours, c'est par un procédé analogue que le gaullisme appelle les com munistes des « s éparatistes »). On voit qu'ici l' écriture f onctionne comme une bonne conscience et qu' elle a pour mission de f aire coïncider f rauduleusement l'ori gine du f ait et so n avatar le plus lointain, en donn ant à laju stifi cation de l' acte, la caution de sa réalité. Ce fait d'écriture est d' ailleurs propre à tous les régimes d 'aut orité ; c' est ce qu'on pourrait appeler l' écriture policière: on sait par exemple le contenu éternellement répressif du mot « Ordre » . L'expansion des f aits politiques et sociaux dans le champ de conscience des Lettres a produit un type nouveau de scripteur, situé à mi-chemin entre le militant et l' écrivain, tirant du premier une image idéale de l'h omme e ngagé, et du second l'idée que l' œuvre écrite est un acte. En même temps que l'intellectuel se substitue à l'écrivain, naît dans les revues et les essais une écriture militante entiè rement affranchie du style, et qui est comme un langage prof essionnel de la « présence » , Dans cette écriture, les nuances foisonnent. Personne ne niera qu'il y a par exemple une écriture «E s prit» ou une écriture « Temps modernes » . Le caractère commun de ces écritures intellec tuelles, c'est qu'ici le langage de lieu privilégié tend à devenir le signe suffisant de l' engagement. Rejoindre une parole close par la po ussée de t ous ceux qui ne la parlent pas, c 'e st afficher le mouvement même d 'un c hoix, sinon so utenir ce choix ; l'écri ture devient ici comme une signature que l' on met au bas d'une
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mieux - assumer une écriture -, c'est faire l'économie de toutes les prémisses du choix, c'est manifester comme acquises les rai sons de ce choix. Toute écriture intellectuelle est donc le premier des «sauts de l'intellect ». Au lieu q u'un langage idéalement libre ne pourrait jamais signaler ma personne et laisserait tout ignorer de mon histoire et de ma liberté, l'écriture à laquelle j e me confie est déjà tout institution; elle découvre mon passé et mon choix, elle me donne une histoire, elle affiche ma situation, elle m'engage sans que j'aie à le dire . La Forme devient ainsi plus que jamais un objet autonome, destiné à signifier une pro priété collective et défendue, et cet objet a une valeur d'épargne, il fonctionne comme un signal économique grâce auquel le scripteur impose sans cesse sa conversion sans en retracer jamais l'histoire. Cette duplicité des écritures intellectuelles d'aujourd'hui est accentuée par le fait qu'en dépit des efforts de l'époque, la Littérature n 'a pu être entièrement liquidée: elle forme un hori zon verbal toujours prestigieux. L'intellectuel n'est encore qu'un écrivain mal transformé, et à moins de se saborder et de devenir à jamais un militant qui n'écrit plus (certains l'ont fait, par définition oubliés), il ne peut que revenir à la fascination d'écritures antérieures, transmises à partir de la Littérature comme un instrument intact et démodé. Ces écritures intellec tuelles sont donc instables, elles restent littéraires dans la mesure où elles sont impuissantes et ne sont politiques que par leur hantise de l'engagement. En bref , il s'agit encore d'écritures éthiques, où la conscience du scripteur (on n'ose plus dire de l'écrivain) trouve l'image rassurante d'un salut collectif. Mais de même que, dans l'état présent de l'Histoire, toute écriture politique ne peut que confirmer un univers policier, de même toute écriture intellectuelle ne peut qu'instituer une para littérature, qui n'ose plus dire son nom. L'impasse de ces écritures est donc totale, elles ne peuvent renvoyer qu'à une complicité ou à une impuissance, c'est-à-dire, de toute manière, à une aliénation.
L'écri tur e du Roman
Roman et Histoire ont eu des rapports étroits dans le siècle même qui a vu leur plus grand essor. Leur lien profond, ce qui devrait permettre de comprendre à la fois Balzac et Michelet, c'est chez l'un et chez l'autre, la construction d'un univers autar cique, fabriquant lui-même ses dimensions et ses limites, et y disposant son Temps, son Espace, sa population, sa collection d'objets et ses mythes. Cette sphéricité des grandes œuvres du XIXe siècle s'est expri mée par les longs récitatifs du Roman et de l'Histoire, sortes de projections planes d'un monde courbe et lié, dont le roman feuilleton, né alors, présente, dans ses volutes, une image dégra dée. Et pourtant la narration n'est pas forcément une loi du genre. Toute une époque a pu concevoir des romans par lettres, par exemple; et toute une autre peut pratiquer une Histoire par analyses. Le Récit comme forme extensive à la fois au Roman et à l'Histoire, reste donc bien, en général , le choix ou l'expression d'un moment historique .
Retiré du français parlé, le passé simple, pierre d'angle du Récit, signale toujours un art ; il fait partie d'un rituel des Belles Lettres. Il n'est plus chargé d'exprimer un temps. Son rôle est de ramener la réalité à un point , et d'abstraire de la multiplicité des temps vécus et superposés un acte verbal pur, débarrassé des racines existentielles de l'expérience, et orienté vers une liaison
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pire des f aits. Par son passé simple, le verbe fait impl icitement partie d'un e chaîne causale, il participe à un ensemble d'actions solidaires et di rigées, il fo nctionne comme le signe algébrique d'un e intention ; soutenant une équivoque entre temporalité et causalité, il appelle un déroulement, c'es t-à-dire une intelligence du Récit. C' est pour cela qu'i l est l'in strument idéal de toutes les constructions d' univers ; il est le temps factice des co smogonies, des mythes, de s H istoires et des Romans. Il suppose un monde construit, éla boré, détaché, réduit à des lignes significatives, et non un monde j eté, étalé, offert. Derrière le passé simple se cache toujours un démiurge, dieu ou récitant ; le monde n'est pas inexpliqué lorsqu'on le récite, chacun de ses accidents n'est que circonstanciel, e t le passé simple est précisément ce signe opé ratoire par lequel le narrateur ramène l' éclatement de la réalité à un verbe mince et pur, sans densité, sans volume, sans déploie ment, dont la seule f onction est d'unir le plus rapidement possible une cause et une tin. Lorsque l'hi storien affirme que le duc de Guise mourut le 23 décembre 1588, ou lorsque le roman cier raconte que la marquise sortit à cinq heures, ces actions émergent d 'un autrefois sans épaisse ur ; débarrassées du trem blement de l'ex istence, elles ont la stabilité et le dessin d 'une algèbre, elles sont un souvenir, mais un souvenir utile, dont l'intérêt c ompte beaucoup plus que la durée. Le passé simple es t donc finalement l' expression d'un ordre, et par con séquent d 'un e euphorie. G râce à lui , la réalité n'e st ni mystérieuse, ni absurde ; elle est claire, presque f amilière, à chaque moment rasse mblée et c ontenue dans la main d 'u n créa teur ; elle subit la pression i ngénieuse de sa l iberté. Pour tou s les grands récitants du siècle, le monde peut être pathétique, mais il n'est pas abandonné, puisqu 'il est un ensemble de rap ports coh érents, pu isqu' il n' y a p as de chevauchement entre les f a its écrits, puisque celui qui le r aconte a le pouvoir de récu ser l'opacité et la solitude des existences qui le composent, puisqu'il peut témoigner à ch aque p hrase d' une co mmunication e t d 'une hiérarchie des actes, puisque enfin, pour tout dire, ces actes eux
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Belles-Lettres. Image d'un ordre, il constitue l'un de ces nom breux pactes f ormels établis entre l' écrivain et la société, pour la ju stification de l'un et la sérénité de l'autre. Le passé simple signifie une création : c' est-à-dire qu 'il la s ignale et qu'il l'im pose. Même engagé dans le plus sombre réalisme, il rassure, parce que, grâce à lui, le verbe e xprime un acte clos, défini, sub stantivé, le Récit a un nom, il é chappe à la terreur d 'une parole sans limite : la réalité s'a maigrit et se familiarise, elle entre dans un style, elle ne déborde pas le langag e; la Littérature reste la valeur d' usage d'un e société avertie par la forme même des mots, du sens de ce qu 'elle consomme. Au contr aire, lorsque le Récit est re je té au profit d' autres genres littéraires, ou bien, lorsque à l'i ntérieur de la narration, le passé simple es t rempl acé par des forme s moins ornementales, plus fraîches, plus denses et plus proches d e la parole (le présent ou le passé composé), la Littérature devient dépositaire de l' épaisseur de l'existence, et non de sa signification. Séparés de l 'H istoire, les actes ne le sont plus des personnes. On s 'explique alors ce que le passé simple du Roman a d'utile .et d 'intolérable: il est un mensonge manife sté; il tr ace le champ d'une vraisemblance qui dé voilerait le possible dans le temps même où elle le d ésignerait comme f aux. La finalité commu ne du Roman et de l'Histoire narrée, c'est d'ali éner les faits: le passé simple est l 'acte même de possession d e la société sur son passé et son possible. Il institue un continu crédible mais dont l'illusion est affichée, il est le term e ultime d'une dialectique formelle qu i habillerait le fait irréel des vêtements successifs de la vérité, puis du mensonge dénoncé. Cela doit être mis en rap port avec une certaine mythologie de l'uni versel, propre à la société bourgeoise, dont le Roman est un produit caractérisé : donner à l'im aginaire la ca ution f ormelle du réel, mais laisser à ce signe l' ambiguïté d 'u n objet double , à la f ois vraisemblable et f aux, c' est une opération constante dans tout l'art occidental, pour q ui le f a ux égale le vrai, non par agnosticisme ou duplicité poétique, mais parce que le vrai est censé contenir un germe
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ou la fiction. C'est pa r un procédé de ce genre que la bourgeoi sie triomphante du siècle a p u co nsidérer ses propres valeurs comme universelles et reporter sur des pa rties absolument hétérogènes de sa soc iété tous les Noms de sa morale. Cela es t proprement le mécanisme du myt he, et le Roman - et dans le Roman, le passé simple, sont des objets mythologiques, qui superpo sent à leur intention immédiate, le recours seco nd à une dogmatique, o u mie ux encore, à u ne pédagogie , puisqu' il s 'agit de livrer une es sence sous le s espèces d 'un artifice. Pour sais ir la significa tion du passé simple, il suffit de com parer l' art roma nesque occide ntal à telle t radition chi noise, par exe mple, où l' art n'est rie n d 'autre que la perfec tion dans l 'imitation du rée l; mais là, rien, a bsolument aucun signe, ne doit distinguer l' objet natu rel de l'objet art ificiel : cette noix en bois ne doit pa s me li vrer, en mê me temps que l 'image d 'un e noix, l' intention de me signa ler l' art qu i l 'a fait naître. C 'es t, a u co ntraire, ce que fait l' écri ture romanesque. E lle a pour charge de placer le masque et en même temps de le désigner.
Cette fonc tion ambiguë du passé simple, on la retrou ve dans un autre fait d 'écriture : la troisième perso nne du Roman. On se so uvient peut-être d'un roma n d' Agatha Christie où toute l' invention consi stait à d issimuler le meurtrier sous la première personne du récit. Le lecteur c herchait l' assassin derrière tous les « il » de l'intrigue : il était sous le « j e » . Agatha Chri stie savait parfaitement que dans le roman, d'ordinaire, le « je» est témoin, c' est le « il» qu i est acteur. Po urquoi ? Le « il» e st une convention type du roman; à l' égal d u tem ps narratif, il sig nale et accomplit le fait roman esque; sa ns la troisi ème personne, il y a impuissance à atteindre au roman , o u volont é de le détruire. Le « il » manifeste formellemen t le myt he; or, en Occident du moins, on vien t de le voir, il n' y a pas d 'art qui ne d ésigne son masque du doigt. La troisième personne, comme le passé simple, rend do nc cet office à l' art romanesque et fournit à ses consom
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Roman
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Moins ambigu, le « je » es t par là même m oins r omanesque : il est donc à la f ois la so lution la plus imm édiate, lorsque le récit reste en deçà de la convention ( l'œ uvre de Pr oust par exemple ne veut ê tre qu 'une introduction à la Littérature), et la plu s éla borée, lorsque le « j e» se place a u-delà de la convention et tente de la détruire en renvoyant le récit au fa ux naturel d 'une confi dence (tel est l' aspect retors de certains récits gidiens) . De même, l'emploi du « il» romanesque engage deux éthiques oppo sées : puisque la troisième perso nne du rom an représente une con vention indiscutée, e lle séduit les plus académiques et les moins tourm entés aussi bien qu e les autres, qui j ugent fin a lement la con vention nécessaire à la f raîcheur de leur œuvre. De toute manière, e lle est le signe d'un pacte intelligible entre la société et l'au t eur ; mais elle est aussi pour ce d ernier le premier moyen de faire tenir le monde de la façon qu'il veut. Elle est donc plus qu 'une expérie nce littéraire: un acte hum ain qui lie la création à l'Histoir e ou à l' existence . Chez Balzac, par exempl e, la multiplicité d es « il », tout ce vaste résea u de personnes mince s p ar le volume de leur c orps, mais conséquente s par la durée de leurs actes, décèle l' existence d'un monde dont l'H istoire es t la première donnée. Le « il» balzacien n 'est pas le terme d 'une gestation partie d'un « je » transformé et généralisé ; c 'est l' élément originel e t brut du roman, le matériau et non le f ruit de la créati on: il n' y a pas une histoire balza cienne antérieure à l'hi stoire de chaque troi sième personne du rom an balzacien. Le « il » d e Bal zac est analogue au « il » de César: la troisième personne réa lise ici une sorte d ' état algébrique de l' action, où l' existence a le moins de part poss ible, au profit d'une liaison, d 'une cla rté ou d'un tragique des rap ports hum ains. À l'opposé - ou e n tout cas a ntérieurement - , la fonction du « il» romanesque pe ut être d 'exprimer une expé rience existentielle . Chez beaucoup de romanciers modernes, l'histoire de l'h omme se co nfond avec le trajet de la conjugai son : parti d'un « j e» qui est e ncore la f orme la plu s fidè le de l' a nonymat, l'homme-au teur co nquiert peu à peu le droi t à la
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le départ de l'Hi stoire, elle est le terme d 'u n ef fort qui a pu dégager d ' un monde personnel d'humeurs et de mou vements une forme pu re, significative, donc au ssitôt éva nouie, grâce au d écor parf aitement conv enti onn el et mince de la troi sième per sonne. C'est là certai nement le trajet exempl aire des prem iers roma ns de J ea n Cayro l. Mai s t andis que chez les clas siques - et l' on sa it que po ur l'écriture le classicisme se pro longe j usq u' à Flaubert - le retrait de la personne biologique a tteste une instal lation de l'homme es senti el, chez des rom anciers comme Cayro l, l' envahissement d u « i l» est une conqu ête progressive me née co ntre l'ombre épai sse du « j e » ex istentie l; tant le Roman, identifié par ses s ignes les plus form els, est un ac te de sociabilité ; il institue la Litt érature. Mau rice Blanchot a indiqué à propos de Kafka que l'élaboration du récit impersonnel (on remarquera à propos de ce terme que la « troisième personne » est toujours donn ée comme un degré négatif de la personne) é tait un acte de fidélité à l' essence du langage, puisque celui-ci tend naturellem en t vers sa propre destruction. On comprend alors que le « i l » soit une victoire sur le « j e » , dans la mesure où il réali se un état à la fois plus littéraire et p lus absent. Toutefois la victo ire est sans ce sse compromise : la convention littéraire du « i l» est néces saire à l' amenui sement de la personne, mai s risque à chaque instant de l' en combrer d'une épaisseur inattendue. La Litt érature est comme le ph osphore : elle brille le plus au moment où elle tente de mourir. Mai s comm e d 'autre part, e lle es t u n acte qui implique nécessairement la d urée - surtout dan s le Roman - , il n' y a jamai s fina lement de Roman sans Belles-Lettres. Aussi la troisième personne du Roman est elle l' un des signes les plus ob sédants de ce tragique de l 'écritu re, né au siècle dernier, lorsque, sous le po ids de l'His toire, la Littérature s 'e st tro uvée d isjointe de la s ociété qui la con somme. Entre la troi sième personne de Balzac e t cell e d e Flaubert, il y a tout un monde (celui de 184 8 ): là une Histoire âpre dans son spectacle, mais co hérente et sûre, le triomphe d 'u n o rdre ; ici un art, qui, pour éc happer à sa mau vaise co nscie nce, la
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Ainsi l'on retrouve, dan s le Roman, ce t appareil à la fois destruc ti f et rés urrectionnel propre à tout l ' art moderne. Ce qu'i l s'agit de dét ruire, c 'e st la du rée, c' est-à-dire la liaison ineffable de l' existe nce: l'ordre , que ce soit ce lui du continu poétique où ce lui des signes romanesqu es, ce lui de la terr eu r o u ce lui de la vraisemb lance, l'ordre es t un me urtre intenti onn el. Mais ce qui reconquiert l'éc rivain, c'est encore la d urée , ca r il est impossible de dév elopper une négation dans le te mps, sa ns élaborer un art po sitif , un ordre qui doit êt re à nouveau dét ruit. Aussi les plus grandes œu vres de la modernité s 'a rrêtent-elles le plus long temp s possible, par une sorte de tenu e miracu le use , au seuil de la Littérature, d an s c et état ves tibulaire où l' épaisse ur de la vie est donnée, étirée sa ns pourtant être enco re détruit e par le cou ro nnem ent d 'u n ord re de s sign es : par exe mpl e, i l y a la première per sonne de Prou st, don t toute l 'œuvre tient à u n e ffort, prolongé et retardé vers la Littérature. Il y a Jean Cayrol qui n'accède volontairement au Roman qu 'au ter me le plu s tardif du so li loque, co mme si l'acte littéraire, suprê me ment ambigu, n' ac co uchait d 'u n e création con sacrée par la société qu'a u moment où il a réu ssi à détruire la den sité existe ntielle d' une du rée j us qu'al ors san s s ignification. Le Roman es t u ne Mort; il f ait d e la vie un destin, du souve nir un ac te utile, et de la du rée un tem ps dirigé et s ignificat if. Mais cette transformation ne pe ut s 'accomp lir q u' a ux yeu x de la société. C'est la société qu i imp ose le Roman , c' e st-à-dire un complexe de signes, com me tra nscendance et comme Hi stoire d 'une durée . C' e st donc à l' évidence de so n intention, saisie dan s la cl arté des sig nes ro manesques, que l' on reco nnaît le pac te qu i lie p ar toute la so lennité de l' art l' écrivain à l a société . Le passé simp le et la tro isième p ersonne du Roman ne so nt rien d 'autre que ce ges te fatal pa r leq uel l' écrivain montre d u doigt le masque qu 'il port e . To ute la Littérat ure peut dire: « Larvatus prod eo », j e m 'a vance en dé signant mon masque du do igt. Qu e
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crédible du romancier, la sincérité a ici besoin de signes faux, et évidemment faux, pour durer et pour être consommé e. Le pro duit, pu is fin alement la source de cette ambiguïté, c'est l' écri ture. Ce langage spécial, dont l' u sage donne à l'écrivain une fonction glorieuse mais s urveillée, manifeste une sorte de servi tude invisible dans les premiers pas, qui est le propre de toute responsabilité: l'écriture, libre à ses débuts, est finalement le lien qui enchaîne l'écrivain à une Histoire elle-même encha î née : la s ociété le marque des signes bien clairs de l'art afin de l'entraîner plus sûrement dans sa propre aliénation.
y a-t-il une écriture poétique?
Aux temps classiques, la prose et la poésie sont des gra ndeurs, leur différence est mesurable; elles ne sont ni plus ni moins éloignées que deux nombres diff érents, comme eux contiguës, mais autres par la diff érence même de leur qu antité. Si j' appelle prose un discours minimum, véhicule le plus économique de la pensée, et si j'appelle a, b, c, des attributs particuliers du lan gage, inutiles mais décoratifs, tels que le mètre, la rime ou le rituel des images, toute la surface des mots se logera dans la double équation de M. Jourda in : Poésie Prose D'où il
Prose + a + b + c Poésie - a - b - c
ressort évidemment que la Poésie est toujours différente de la Prose. Mais cette différence n' est pas d 'essence, elle est de quantité. Elle n'attente donc pas à l'un ité du langage, qui est un dogme classique. On dose différemment les f a çons de parler selon les occasions sociales, ici, prose ou é loquence, là, poésie ou préciosité, tout un rituel mondain des ex pressions, mais partout un seul langage, qui réfléchit les catégories éternelles de l' e sprit. La poésie classique n'était sentie que co mme une varia tion ornementale de la Prose, le f ruit d'u n ar t (c'est-à-dire d'une technique), jamais comme un langage diff é rent ou comme le produit d'une sensibilité particulière. Toute poésie n' est alors que l'équation décorative, allusive ou chargée, d'une prose virtuelle qui gît en n pui d n'import elle
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désigne aucune étendue, aucune épaisseur particulière du senti ment, au cune coh érence, aucun univers séparé, mais seul ement l'inflexion d 'une techniqu e verbale, celle de «s ' exprimer » selon des règles plus belles, d onc plus sociales que celles de la conversation; c' est-à-dire de projeter hors d 'une pensée inté rieure issue tout armée de l' E sprit, une parole socialisée par l' évidence même de sa co nvention. De cette structure, on sait qu 'il ne reste rien dans la poésie moderne, ce lle qui part, non de Baudelaire, mais de Rimb aud, sauf à reprendre sur un mode traditionnel aménagé les impératifs formels de la poésie classiqu e: les poètes instituent désormais leur p arole co mme une Nature f ermée, qui e mbrasserait à la fois la fonction e t la s tructure du langage. La Poésie n'est plu s alors une Prose décorée d 'ornements ou a mputée de libertés. Elle est une qual ité irréductible et sans hérédité. Elle n'est plus attribut, elle est substance et, par con séquent, elle peut très bien renonc er aux signes, car elle porte sa nature en e lle, et n 'a que faire de signaler à l'extérieur son identité : les langages poétiques et prosaïques sont suffisamment sé parés pour pouvoir se passer des signes mêmes de leur altérit é. En outre, les rapports prétendus de la pensée et du langage sont inversés ; dans l'art cla ssique, une pensée toute formée accouche d'une parol e qui 1'« exprime » , la « traduit » . La pensée cla ssique est sans durée, la poésie classique n 'a que celle qui es t nécessaire à son agencement technique. D ans la poétique moderne, au contraire, les m ots pr oduisent une so rte de continu f o rmel dont émane peu à peu une densité intellectuelle ou senti mentale impossible sa ns eux ; la parole est alors le temps épais d'un e ges tation plus spirituelle, dans laquelle la « pensée» est préparée, installée peu à peu par le hasard des mots. Cette chance verbale, d'où va tomber le fruit mû r d 'u n e signification, suppose donc un temps poétique qui n' est plus celui d'un e « f abrication » , mais celui d'une ave nture possible, la rencontre d 'un signe et d 'un e intention. La poésie moderne s'oppose à l'art classique par une d ifférence qui saisit toute la s tructure du lan
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L'économie du langage classique (Prose et Poésie) est rela tionnelle, c 'est-à-dire que les mots y sont abstraits le plus possible au profit des rapports. Aucun mot n'y est dense par lui même, il est à peine le signe d 'un e chose, il e st bien plu s la voie d'une liaison. Loin de plonger dans une réalité intérieure consubstantielle à son dessin, il s'étend, aussitôt proféré, vers d' autres mots, de façon à former une chaîne superficielle d 'intentions. U n regard sur le langage mathématique permettra peut-être de comprendre la nature relationnelle de la pro se et de la poésie classiques : on sa it que dans l' écriture mathématique, non seulement chaque qu antité est pourvue d 'u n signe, mais encore les rapport s qui lient ces quantités sont eux aussi trans crits , par une marqu e d' opération, d 'égalité ou de di fférence; on peut dire que tout le mouvement du continu math ématique pro vient d 'une lecture explicite de ses liaisons. Le lang age classique est animé par un mouvem ent analogue, bien qu'év idemment moins rigoureux : ses « mots » , neutralisés, absentés par le recours sévère à une tradition qui absorbe leur fraîcheur, f uient l' accident sonore ou sé mantique qui concentrerait en un point la saveur du langage et en arrêterait le mouvement intelligent au profit d'une volupté mal distribuée. Le continu cla ssique est une succession d'éléments dont la densité est égale, soum is à une même pression émotionnelle, e t retirant d 'eux toute tendance à une signification individuelle et comme inventée. Le lexique poétique lui-même est un lexique d 'usage, non d' inventi on : les images y sont particulières e n corps, non isolément, par cou tume, non par création. La f onction du poète classique n'est donc pas de trou ver des mots nouveaux, plus denses ou plus éclatants, il est d' ordonner un prot ocole ancien, de parfai re la symétrie ou la concision d'un rapport, d 'am ener ou de réduire une pensée à la limite e xacte d'u n mètre. Les concetti classiques sont des concetti de rapport s, non de mots: c 'e st un a rt de l' ex pression, non de l'in vention ; les mots, ici, ne reproduisent pas
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gés en s urface , se lon le s exi gences d' une éco nomie élégante o u décorative. On s' enchante de la fo rmulation qui les assemble, non d e leur pui ssance o u de leur beauté propres . San s doute la parole classique n' atteint pas à la p er f e ction f o nctionnelle du réseau mathém atique : les rapports n'y sont pas manifestés pa r d es signes spéciaux, mai s seulement par d es acc i dent s de forme o u d e dis position . C' es t le retrait même des m ots , leur aligne ment, qui accompli t la nature rel atio nnelle du dis co urs cl assique ; usés d ans un peti t nombre de rapports toujour s se mblable s, les mots cla ssiques sont en ro ute vers une algè bre : la fi gure rhétorique , le cl iché so nt les instruments virtuels d'un e liaison; ils ont perdu leur den sité au profit d'un état plu s soli daire du discours ; ils o pèrent à la fa ço n d es va lences chimiques , dessinant une aire verbale plein e de connex ions sy métriques, d 'étoiles et de nœud s d 'où surgisse nt, s ans j amais le repo s d 'un étonnement , de nouvelles intention s de signification. Les par ce lles du di scours classique ont à pein e livré leur sens qu 'elles deviennent des véhicules ou des a nnonces , tr ansport ant toujours plu s loin un sens qui ne veut se déposer au fond d 'un mot , m ais s' ét endre à la me sure d 'un ges te total d 'intellection, c' e st-à-dire de communication. Or la d istorsion qu e Hu go a tenté de fa ire subir à l' alexandrin, qui est le plus relationnel de to us les mètres , conti ent déjà to ut l' aveni r de la poésie moderne, pui squ' il s'agit d ' anéantir une intention de rapports p our lu i s ubstituer un e ex plosion de mots. La poésie modern e, en ef fet, puisq u' il fa ut l' opp oser à la poé sie classique et à toute prose, détru it la natur e spontanéme nt f onc tionnelle du langage et n ' en laisse subs ister que les ass ises lexi cales. Elle ne garde des rapport s qu e leur mo uvement, leur musiqu e, non leur vérité. Le Mot écla te a u-dessus d 'u ne lig ne de rapport s évidés, la gra mmaire est dépourvue de sa fin alité, elle devient pro sodie, elle n' est plu s qu'un e inflexion qui dure p our présenter le Mot. Les rapports ne son t pas à proprement parler supprimés , ils sont simplement des place s gardé es, ils so nt une parodie de rapports et ce néant est néce ssair e car il faut que la
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D an s le lan ga ge clas sique, ce so nt les rapp orts qui mènent le mot pui s l' emp ortent a uss itôt ve rs un sens t oujours proj et é; dan s la poé sie modern e, les rapport s ne sont qu 'u ne ex tension du mot , c 'e st le M ot qui est « l a d emeure » , il es t impl anté c omme une origine dan s la pro sodi e des f o nctions, e ntendues mai s ab sen tes . Ici les r app ort s f asc inent, c 'est le M ot qu i nour rit et c omble co mme le d é voilement so udain d 'une vérité ; dire qu e ce tte vérité est d ' ord re poét ique, c 'e st seu leme nt di re que le Mo t poétique ne pe ut jamai s être f au x parce qu 'i l est tota l: il br ille d'une l iberté in finie et s ' apprêt e à ray onner vers mille r ap p orts incertain s e t possib les. Les rapp ort s fi xes abolis, le mot n' a plu s qu 'un projet ver tical, il es t c omm e un bl oc, un pili er qui pl onge d an s un total de se ns, de réfle xes e t de réma nence s : il es t un sig ne debout. Le mot po étiqu e es t ici un acte sa ns passé imm édiat, un acte sans entours, et qui ne propose qu e l'ombre é paisse des réflexes de toutes ori gines qui lui sont attac hés . Ain si sous chaque Mot de la poé si e modern e gît une sorte de géologie existentielle, où se rassembl e le contenu total du Nom , et non plu s son cont enu électif comme dans la pro se et dan s la po ésie c las si ques. Le Mot n' e st plu s diri gé à l'a vance par l'intenti on gé néra le d 'u n di scour s so cialisé ; le co nsommateur d e p oési e, privé du guide de s rapp orts sé lectifs, déb ouche sur le Mot, fro ntalement, et le re çoit comm e une qu antité ab solue, acco m pag née de tou s ses po ssibles. Le Mot es t ici enc yclopédique, il co ntient simultanément toutes les acceptions parm i lesquell es un di sc our s relati onn el lui aurait imp osé d e ch oi sir. Il acc o mplit donc un état qu i n' est possible qu e dan s le di ctionn aire ou dan s la poésie , là où le nom peut vivre privé de son article , amen é à un e so rte d 'état zé ro, gros à la f oi s de tou te s les spé cificatio ns p assée s et f uture s. Le Mot a ici une f o rme gé né rique, il est un e catégorie. Ch aque mot poétique est ainsi un obj et inattendu , un e boîte de Pandore d ' o ù s 'e nvolent toutes les virtua lités du lan gage ; il est donc pr oduit et con s omm é avec un e curi osité particul ière, un e sorte de go urmandise sacrée. Cett e Fai m du Mot , c ommune à toute
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et plein de lumières, plein d'ab sences et de signes surnour rissants, sans prévision ni perm anence d 'int ention et par là si opp osé à la fonction sociale du langage, que le simple recours à une parole discontinue ouvre la voie de tout es les Surn atures. Que signifie e n effet l' économie rationnelle du langage c las sique sinon que la Nature est pleine, possédable, sans f uite et sans ombre, tout enti ère soumise a ux rets de la parole ? Le lan gage classique se réduit touj ours à un co ntinu persuasif, il pos tule le dialogue, il institue un univers où les hommes ne sont pas seuls, où les mot s n 'ont jamais le poids terrib le des choses, où la paro le est toujours la rencontre d'autrui. Le langage classique est porteur d 'euphorie parce que c'es t un langage immédia tement social. Il n' y a aucun genre, aucun écrit classique qui ne se suppose une con sommation collective et comme parlée; l'art littéraire clas sique est un objet qui circule entre personnes assemblées par la classe , c 'est un produi t conçu po ur la trans mission orale, pour une consommat ion réglée selon les contin gences mondaine s: c' est esse ntiellement un langage parlé, en dépit de sa codification sévère. On a vu qu'au contraire la poésie moderne détruisait les rap ports d u langage et ramenait le di scours à des stations de mots. Cela imp lique un renversement dans la connaissance de la Nature. Le discontinu du nouveau langage poétique institue une Nature interrompue qui ne se révèle que par blocs. Au moment même où le retrait des f onctions fait la nuit sur les liaisons du monde, l' objet prend dans le di scours une place exhaussée : la poésie moderne est une poésie objective. La Nature y devient un discontinu d'objets solitaires et terribles, parce qu'ils n 'ont que des liaisons virtuelles ; personne ne choisit pour eux un sens privilégié ou un emploi ou un se rvice, perso nne ne leur impose une hiérarchie, personne ne les réduit à la signification d 'un comportement mental ou d 'une intention, c'est-à-dire finale d'une tendr L'éclatement du oétique institue
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verticalités, l'objet se dresse tout d 'un coup, empli de tous ses possibles : il ne peut que ja lonner un monde n on comblé et par là même terrible. Ces mots-objets sans liaison, parés de toute la violence de leur éclatement, dont la vibration purement méca nique touche étrangement le mot suivant mais s' é teint aussitôt, ces mots poétiques excl uent les hommes : il n' y a p as d 'huma nisme poétique de la modernité : ce disco urs debout est un dis cours plein de terreur, c'est-à-dire qu 'i l met l 'h omme en liaison non pas avec les autres hommes, mais avec les images les plu s inhum aines de la Nature; le ciel, l' enfer, le sacre, l' enfance, la f olie, la matière pure, etc. À ce moment-là, on peut difficilement parler d 'un e écri ture poétiq ue, car il s'agit d 'un langage dont la violence d'autonomie détruit toute portée éthique. Le geste or al vise ici à modifier la Nature, il est une démiurgi e; il n' est pas une attitude de conscience mais un ac te de coercition. Tel est du moins le lan gage des poète s modernes qui vontju sq u'au bout de leur dessein et assument la Poésie, non co mme un exercice spirituel, un état d 'âme ou une mise en position, mai s com me la splendeur et la fraîch eur d'un langage rêvé . Pour ces poètes -là, il est aussi vain de parler d' écriture que de sentiment poétique. La poésie moderne, dans son absolu, chez un Char, par exe mple, est au-delà de ce ton diffu s, de cette aura précieuse qui sont bien, eux , une écriture, et qu 'on appelle ordinairement sentiment poé tique. Il n' y a pas d 'objection à parler d 'une éc riture poétique à propos des classiques et de leurs épigones, ou encore de la prose poétique dans le goût des Nou rritures terrestres, où la Poésie est véritablement une certaine éthique du langage. L'écriture, ici comme là, absorbe le style, et on peut imaginer que, pour les hommes du XVIIe siècle, il n' était pas faci le d'établir une di ffé rence immédiate , et surtout d'ordre poétique, entre Racine et Pradon, tout com me il n'est pas faci le pour un lecteur moderne de j uger ces poètes contemporains qui usent de la même écriture poétique, uniforme et indécise, parce que pour eux la Poésie est un climat, c'est-à-dire esse ntiellement une convention du lan
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rir au contenu du discours et s ans s 'arrêter au relais d 'une idéologie, il n'y a plus d'écriture, il n' y a que des styles, à travers lesquels l'homme se retourne compl ètement et affronte le monde objectif s ans passer p ar aucune des figures de l'Histoire ou de la sociabilité.
Deuxième p artie
T riomphe et rupture d e l'écriture bourgeoise
Il Ya, dans la Littérature préclassiq ue, l 'a pparence d 'une plu ralité des écrit ures; ma is cette variété se mble bien moin s grande si l' on pose ces problèmes de langage en termes de structure , et non plus en termes d 'art. Esthétiquement, le XVIe siècle et le début du XVIIe siècle montrent un f oisonnement assez libre des langages l ittéraires , parce que les hommes sont encore engagés dans une connaissance de la Nat ure e t non dans une e xpression de l' essence humai ne ; à ce titre l'écriture encyclopédique de Rabelais, ou l'écriture précieuse d e Corneille - pour ne donner que des moments typiques ont pour forme commune un lan gage où l'ornement n 'est pas encore rituel, mais con stitue en soi un procédé d ' investigation appliqué à toute l'étendue du monde. C' est ce qui do nne à cette écriture préclassique l' allure même de la nuance et l'e uphorie d' une liberté. Pour un lecteur moderne, l'impression de variété est d'autant plus forte que la langue paraît encore essayer des structures instables et qu'elle n' a pas fixé définitivement l ' esprit de sa sy ntaxe et les lois d'accroisse ment de son vocabulaire. Pour reprendre la distinction entre « langue» et «écr iture » , on peut d ire que ju sque vers 1650, la Littérature f rançaise n' avait pas e ncore dépassé une probléma tique de la langue, et que par là même elle ignorait encore l'écri ture. En effet , tan t que la langue hésite sur sa structure même , une morale du langage est impossible ; l'é criture n'apparaît qu'au moment où la langue, constituée nationalement, devient une sorte de négativité, un horizon qui sépare ce qui est défendu t ce ui est ermis, sans plus 'interroger l origines ou sur
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Le degré zéro de l'écriture
de la langue, les grarnmam ens classiques ont débarrassé les Français de tout problème lin guistique , et cette langue épurée est devenue une écriture , c'est-à-dire une valeur de langage, donnée immédiatement comme universelle en vertu même des conjonc tures historiques . La diversité des « genres » et le mouvement des styles à l'in térieur du dogme cla ssique sont des données esthétiques, non de structure ; ni l'une ni l'autre ne doivent faire illusion: c'est bien d'une écriture unique , à la foi s instrumentale et ornementale, que la société française a di sposé pendant tout le temps où l'idéologie bourgeoise a conquis et triomphé. Écriture instru mentale, puisque la forme était supposée au service du fond, comme une équation algébrique est au service d'un acte opéra toire; ornementale, puisque cet instrument était décoré d'acci dents extérieurs à sa fonction empruntés sans honte à la Tradition, c'est-à-d ire que cette écriture bourgeoise, reprise par des écrivains différent s, ne provoquait jamais le dégoût de son hérédité, n'étant qu'un décor heureux sur lequel s'enlevait l' acte de la pen sée. Sans doute le s écrivains classiques ont-ils connu, eux aussi, une problématique de la forme, mais le débat ne por tait nullement sur la variété et le sens des écritures, encore moins sur la structure du langage; seule la rhétorique était en cause, c'est-à-dire l'ordre du discours pensé selon une fin de persua sion. À la singularité de l'écriture bourgeoise correspondait donc la pluralité des rhétoriques; inversement, c'est au moment même où les traités de rhétorique ont cessé d'intéresser, vers le milieu du XIXe siècle , que l'écriture classique a cessé d'être uni verselle et que les écritures modernes sont nées . Cette écriture clas sique est évidemment une écriture de classe . Née au XVIIe siècle dans le groupe qui se tenait direc tement autour du pouvoir, formée à coups de décisions dogma tiques, épurée rapidement de tous les procédés grammaticaux qu'avait pu élaborer la subjectivité spontanée de l'homme popu laire, et dressée au contraire à un travail de définition, l'écriture bourgeoi se a d'abord été donnée, avec le cynisme habituel aux
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l'écriture classique comme un état de fait, non de droit; la clarté n'est encore que l'usage de la cour. En 1660, au contraire, dans la grammaire de Port-Royal par exemple, la langue classique est revêtue des caractères de l'universel, la clarté devient une valeur . En fait, la clarté est un attribut purement rhétorique, elle n'es t pas une qualité générale du langage, possible dans tous les temps et dans tous les lieux, mais seulement l'appendice idéal d'un certain discours, celui-là même qui est soumis à une inten tion permanente de persuasion . C'est parce que la prébour geoisie des temps monarchiques et la bourgeoisie des temps post-révolutionnaires, usant d'une même écriture, ont développé une mythologie essentialiste de l'homme, que l'écriture clas sique, une et universelle, a abandonné tout tremblement au profit d'un continu dont chaque parcelle était choix, c'est-à-dire élimi nation radicale de tout possible du langage . L'autorité politique, le dogmatisme de l'Esprit, et l'unité du langage classique sont donc les figures d'un même mouvement historique. Aussi n' y a-t-il pas à s'étonner que la Révolution n'ait rien changé à l'écriture bourgeoise , et qu'il n 'y ait qu'une différence fort mince entre l'écriture d'un Fénelon et celle d'un Mérimée. C'est que l'idéologie bourgeoise a duré, exempte de fissure, jus qu'e n 1848 sans s'ébranler le moins du monde au passage d'une révolution qui donnait à la bourgeoisie le pouvoir politique et social, nullement le pouvoir intellectuel, qu'elle détenait depuis longtemps déjà. De Laclos à Stendhal, l'écriture bourgeoise n 'a eu qu'à se reprendre et à se continuer par-dessus la courte vacance des troubles. Et la révolution romantique, si nominale ment attachée à troubler la forme, a sagement conservé l'écriture de son idéologie. Un peu de lest jeté mélangeant les genres et les mots lui a permis de préserver l'essentiel du langage classique, l'instrumentalité : sans doute un instrument qui prend de plus en plus de «présence» (notamment chez Chateaubriand), mais enfin un instrument utilisé sans hauteur et ignorant toute solitude du langage. Seul Hugo, en tirant des dimensions charnelles de sa durée et de son espace, une thématique verbale particulière, qui
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tence, seul Hugo, par le poids de son style, a pu faire pre ssion sur l'écriture classique et l' amener à la veille d'un éclatem ent. Aussi le mépris de Hugo ca utionne-t-il toujours la même mytho logie formelle, à l'abri de qu oi c' est toujours la même écriture dix-huiti érniste, témoin des fa stes bourgeois, qui reste la norme du fra nçais de bon a loi, ce langage bien clo s, séparé de la société par toute l' épaisseur du mythe littéraire, sorte d' écriture sacrée reprise indifféremment par les écrivains les plus diff érents à titre de loi austère ou de plaisir go urmand, tabernacle de ce my stère prestigieux : la Littérature f rançaise.
Or, les années situées alentour 1850 amènent la conjonction de trois g rands f aits historiques nouveau x: le renversement de la démographie européenn e; la substitution de l' industrie métal lurgique à l'industrie textile, c 'est-à-dire la naissance du capita lisme modern e; la sécession (consommée par les journées de jui n 4 8) de la socié té française en trois classes ennemies, c'est à-dire la rui ne défin itive des illusions du libéralisme. Ces con jo nctures jett ent la bourgeoisie dans une situation historiq ue nouvelle. J usqu'alors, c 'était l 'i d éologie bourgeoise qu i don nait elle-même la mesure de l'uni versel, le remplissant sans contes tation ; l' écrivain bourgeois, seu l ju ge du malheur des autres homm es, n'ayant en f ace de lui aucun a utrui pour le regarder, n' était pas déchiré e ntre sa co ndition socia le et sa vocation inte l lectuelle. Dorénavant, cette même idéologie n 'apparaît plu s que comme une idéolog ie parmi d'autres possible s; l'universel lui échappe, elle ne peut se d épasser qu 'e n se c ondamnant ; l' écri vain devient la proie d' une amb iguïté, puisque sa conscience ne recouvre plus exactement sa condi tion. Ainsi naît u n tragique de la Littérature. C'est alors que les écritures comm encent à se multiplier. Chacune désormais, la travaillée, la populi ste, la neutre, la parlée, se veut l' acte initial par lequel l' écrivain assume ou abhorre sa condition bourgeoise. Chacu ne est une tent ative de
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Mallarmé, Rimbaud, les Goncourt, les surréa listes, Queneau, Sartre, Blanchot ou Cam us, ont des siné - dessinent encore certai nes voies d'intégratio n, d 'éclatement ou de naturalisation du langage littéraire ; mais l ' enjeu, ce n'est pa s te lle aventure de la forme, telle réussite du travai l rhétorique ou telle audace du vocabulaire. Chaque fois que l'écrivain trace un complexe de mots, c'est l'existence même de la Littérature qui est mise en question; ce qu e la modernité donne à lire d ans la pluralité de ses écritures, c'es t l'i mpasse de sa propre Histoire.
L'ar tisan at du style
L'artisanat du style
« La forme coûte ch er » , disait Valéry quand on lui demandait
pourquoi il ne publiait pas ses cours du Collège de France. Pourtant il y a eu toute une période, celle de l' écriture bour geoise triomphante, où la forme coûtait à peu près le pr ix de la pensée; on veillait sans doute à son économie, à son euphémie, mais la forme coûtait d'au tant moins que l'écrivain usait d' un instrument déjà f ormé, dont les mécani smes se transmettaient intacts sans aucune obsession de nouveauté; la form e n'é tait pas l'objet d'une propriét é ; l'universalité du langage classique pro venait de ce que le langa ge était un bien communal, et que seule la pensée était frappée d'al térité. On pourrait dire que , pendant tout ce temps , la forme avait une valeur d'usage. Or, on a vu que , vers 1850, il commence à se poser à la Littérature un probl ème de justification : l' écriture va se cher cher des alibis; et précisement parce qu 'une ombre de doute commence à se lever sur son usage, toute une classe d 'écrivains soucieux d'assumer à fond la responsabilité de la tradit ion va substituer à l a v aleur-u sage de l'écriture, une valeur-travail. L'écriture sera sauvée non pas en vertu de sa destination, mais grâce au travail qu'ell e aura coûté . Alors commence à s'é laborer une imagerie de l'écrivain-artisan qui s'enferme dans un lieu légendaire , comme un ouvrier en chambre et dégrossit, taille, polit et sertit sa forme, exactement comme un lapidaire dégage l'art de la ma tière, pa ssant à ce travail de s heures réguli ères de solitude et d'effort : des écrivains comme Gautier (maître
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(debout devant son pupitre comme devant un établi), forment une sorte de compagnonnage des Lettres françai ses, où le labeur de la forme constitue le s igne et la propriété d 'une corporation. Cette valeur-travail remplace un peu la valeur-géni e; on met une sorte de coquetterie à dire qu 'o n travaill e beaucoup et très long temps sa forme; il se crée même parfoi s une préciosité de la concision (travailler une matière , c'e st en g énéral en retranche r), bien oppo sée à l a grande p réciosité baroque (celle de Corn eille par exemp le); l'une exprime une connaissance de la N ature qui entraîne un élargis sement du langage ; l'autre, cherchant à pro duire un style littér aire aristocratique, installe les conditions d'une crise historique, qui s 'o uvrira le jo ur où une finalit é esthé tique ne suffira plus à ju stifier la conv ention de ce langage ana chronique, c'est-à-dire le jour où l'Hi stoire aura amené une disjonction évidente entre la v ocation sociale de l'écrivain et l'instrument qui lui est transmis par l a Tr adition .
Flaubert, avec le plus d'ordre, a fondé cette écriture artisa nale. Avant lui, le f ait bourgeo is était de l'ordre du pittoresque ou de l'exotique ; l'idéologie bourgeoise donnait la mesure de l' universel et , prétendant à l 'e xistence d 'un homme pur, pou vait considérer avec euphorie le bourgeois comme un spectacle incommensurable à elle-même. Pour Flaubert, l'état bourgeois est un mal incurable qui poisse à l'écrivain , et qu ' il ne peut trai ter qu'en l'assumant dans la lucid ité - ce qui est le propre d'un sentiment tragique . Cette Nécessité bourgeoise, qui appartient à Frédéric Moreau , à Emma Bovary, à Bouvard et à Pécuchet, exige , du moment qu'on la subit de face , un art éga lement por teur d'une nécessité, armé d'une Loi. Flaubert a fondé une écri ture normative qui contient - paradoxe - les règles techniques d'un pathos . D'une part, il construit son récit par successions d'essences, nullement selon un ordre phénoménologique (comme le fera Prou st); il fixe les temp s verbaux dan s un emploi convent ionnel, de façon qu'ils agissent comm e les signes de la
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qui, loin des norme s de l' éloquen ce parlée, touche un sixi ème sens, purement littéraire, intérieur aux producteurs et aux consommateurs de la Littérature. Et d 'autre part, ce code du travail littéraire, cett e somme d'exercices relatifs au labeur de l'écriture soutiennent une sagesse, si l' on veut, et aussi une tristesse, une franchise, puisque l' art flaubertien s'ava nce en montrant son masque du doigt. Cette codific ation grégorienne du langage littéraire visait, sinon à réco ncilier l' écrivain avec une condition universelle, du moins à lui donner la responsa bilité de sa form e, à f aire de l' écriture qui lui était livrée par l'Histoire, un art , c' est-à-di re une convention claire , un pacte sincère qui permette à l'homme de prendre une situation f ami lière dans une nature encore disparate. L'écrivain donne à la société un art déclaré, visible à tous dans ses normes, et en échange la soc iété peut acc epter l' écrivain. Tel Baudelaire tenait à rattacher l'admirable pro saïsme de sa poésie à Gautier, comme à une sorte de f é tiche de la forme t ravaillée, située sans dout e hors du pragmatisme de l' activité bourgeoise, et pour tant insé rée dan s un ordre de travaux famili ers, contrôlée par une société qui reconnai ssait en elle, non ses rêves, mais ses mét hode s. Puisque la Littérature ne pou vait être vaincue à part ir d'elle même, ne valait-il pas mieux l'accepter ouvertement, et, condamné à ce bagne littéraire, y accompl ir « du bon travail » ? Aussi la flaubertisation de l'écriture est-elle le rachat général de s écrivains, so it que les moins exigeants s'y laissent a ller sans pro blème , so it que les plus pu rs y retournent comme à la reconn ais sance d 'une co ndition f atale.
Écr iture et révolution
L' artisanat du style a produ it une sous-écriture, dérivée de Flaubert, mai s adapt ée aux desseins de l'é cole naturaliste. C ette écriture de Maup assant, de Zola et de Daudet, qu' on pourrait appeler l'écriture réaliste, est un co mbinat des signes f o rmels de la Littérature (passé simple, s tyle indirect, rythm e écrit) et des signes non moin s formels du ré alisme (pièces rapp ortées d u lan gage pop ulaire, mot s f0I1S, dialectaux, etc .), e n sorte qu 'aucune écriture n'est plus artificielle qu e ce lle qui a prétendu dépeindre au p lus près l a Na ture. Sans dout e l' échec n'est-il pas seulement au niveau de la forme mais aussi de la théorie : il y a dans l' esthétique naturaliste une conv ention du réel comm e il y a une fabrication de l'écriture. Le paradoxe, c 'est que l'humiliation des sujets n' a pas du tout entraîné un retrait de la f orme. L'écriture neutre est un fait tardif, elle ne sera inventée qu e bien après le réali sme, par des auteurs comme Camu s, moins sous l'effet d 'u n e esthétique du refuge que par la recherche d'une écriture e nfin innocente. L'écriture réaliste est loin d 'être neutre, elle est au contraire chargée des signes les plu s spectaculaires de la f abrication.
Ainsi, en se dégradant, en abandonnant l' exigence d'une Nature verbale franchement étrangère au réel , sans cependant prétendre retrou ver le langage de la Nature sociale - comme le fera Queneau - l' école naturaliste a produit parad oxalement un
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Le d egr é
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rait peu à peu un enchantement, il est encore possible de se perdre dans une lecture de Flaubert comme dans une nature pleine de voix seco ndes où les signes persuadent bien plu s qu'ils n'expriment; l 'écriture réaliste, elle, ne peut ja m ais conva incre; elle est condamnée à seulement dépeindre, en vertu de ce dogme dualiste qui veut qu'il n' y ait j am ais qu'une seule forme opti male pour « exprimer» une réalité inerte comme un objet, sur laquelle l' écrivain n 'aurait de pouvoir que par son art d'accom moder les signes. Ces auteurs sans style - Maupassant, Zola, Daudet et leurs épigones - ont pratiqué une éc riture qui fut pour eux le refuge et l' exposition des opérations artisanales qu'ils croyaient avoir chassées d 'une esthétique purement passive. On connaît les déclarations de Maupassant sur le travail de la forme, et tous les procédés naïfs de l'École, grâce auxquels la phrase naturelle est transformée en une phrase artificielle destinée à témoig ner de sa fina lité purement littéraire, c 'est-à-dire, ici, du travail qu 'elle a coûté . On sait que dans la stylistique de Maup assant, l'intentio n d' art est réservée à la syntax e, le lexique doit rester en deçà de la Littérature. Bien écrire - désormais seul signe du fait littéraire c' e st naïvement changer un complément de place, c 'est mettre un mot « en valeur » , en croyant obtenir par là un rythme « expressif» . Or l' expressivité est un myth e: elle n'est que la convention de l' expressivité. Cette écriture conventionnelle a toujours été un lieu de prédi lection pour la critique scolaire qui mesure le prix d 'un texte à l' évidence d u travail qu'il a coû té. Or rien n'est plus spectacu laire que d'essayer des combinaisons de compl éments, comme un ouvrier qui met en place une pièce délicate. Ce que l' éco le admire dans l' écriture d 'u n Maupassant ou d 'un Daudet , c'est un signe littéraire enfin détaché de son co ntenu, posant sans ambi guïté la Littérature comm e une catégorie sans aucun rapport avec d' a utres langages , e t instituant par là une intelligibilité idéale des choses. Entre un prolétariat e xclu de toute culture et une intelligentsia qui a déjà commencé à mettre en question la
Écriture et r évolution
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trouver dans l'écriture artistico-r éaliste - dont seront faits une bonne part des romans commerciaux - l 'image privilégiée d 'u ne Littérature qui a tous les signes éclatants et intelligib les de son identité. Ici, la fonction de l' écrivain n 'est pas tant de créer une œuvre, que de fournir une Littérature qui se voit de loin . Cette écriture petite-bourgeoise a été reprise par les écrivai ns communi stes, parce que , pour le moment, les norme s artistiques du prolétariat ne peuvent être diff érentes de celles de la petite bourgeoisie (f ait d 'a illeur s conforme à la doctrine), et parce que le dogme même du réalisme socialiste oblige fatalement à une écriture conventionnelle, chargée de signaler bien visiblement un contenu impuissant à s' imposer sans une forme qui l' iden tifie. On comp rend donc le paradoxe selon lequel l' écriture communiste multiplie les signes les p lus gro s de la Littérature, et bien loin de rompre avec une forme, somme toute typique ment bourgeoi se - du moins dans le passé - , continue d 'as sumer sans ré serve les soucis formels de l'art d ' écrire petit-bourgeois (d'ailleurs accrédité auprès d u public communiste par les rédac tions de l'école primaire). Le réalisme socialiste français a donc repri s l'écriture du réa lisme bourgeois, en mécanisant sans retenue tou s les signes intentionnels de l' a rt. Voici par exemple quelques lignes d'u n roman de G araudy: « . .. Le buste penché, lancé à corps perdu sur le clavier de la linotype... la joie chantait dans ses muscles, ses doigts dansaient, légers et puissants... la vapeur empo isonnée d'antimoine... f aisait battre ses tempe s et cogner ses artère s, ren dant plus ardentes sa force, sa co lère et son exaltation . » On voit qu' ici rien n' est donn é sans métaphore, car il f aut signaler lour dement au lecteur que « c'est bien écrit » (c 'es t-à-dire que ce qu' il consomme est de la Littérature). Ces métaphores, qui sai sissent le moindre verbe, ne sont pas du tout l' intention d' une humeur qui chercherait à transmettre la singularité d' une sensa tion, mais seulement une marq ue littéraire qu i situe u n langage,
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Le degré deg ré zéro d zéro d e l'écriture l'éc riture
tre heureux heureux p pour our la p la p remière remière f f ois ois » , c'est du langage angage r réel, éel, ce n 'est 'est pa pa s du langage angage r réaliste éaliste ; pour q u'il u'il y y a aitit Li Littérature ttérature,, i ill fa faut ut é cri re : « pianoter pianoter » » la lin otype, « les « les artères cog cognaien naient» ou « il é treignait la première minute m inute he heureuse ureuse de sa vie » . L 'écriture réaliste ré aliste n nee p peut eut d d onc onc d déboucher éboucher que sur sur une un e Pr Préciosité éciosité.. Ga Garaudy raudy écr it : « A Après près c chaque haque ligne, ligne, l lee b bras ras grêle g rêle de de la linotype linot ype enlevait e nlevait sa pinc sa pinc ée ée d d e mat matrices rices d dansantes ansantes » o » ouu e ncore : « : « C Chhaque car caree sse de ses doigts é veille et et fai faitt f rissonner rissonner le le c arillon jo yeux des m atrices atrices d dee cuivre qui tombent tombent da dann s les glissières en un unee pluie d e n otes aiguës. aiguës. » » C Cee j eune j ar gon, c'es t c cee lui de de Ca Cathos thos e t de M agdelon. É videmment, ilil f aut au t fa faire ire la part de d e l laa m médiocrité édiocrité ; d ; dans ans le le cas ca s d e Garaud Garaudy, y, elle lle e e st immense. imm ense. Ch Ch e z A André ndré Stil, Stil , o onn trou vera de dess proc édés édés be beaucoup aucoup plus plus discrets, di screts, qui qui n'échappent n 'échappent c cependant ependant pas pas auxx r règles au ègles de l' é criture artistico-r artistico-r éa éaliste liste.. Ic Icii la mé métaphore taphore ne s ne see prétend pr étend pa pass plu s qu'un clich é à peu près pr ès compl compl ètement int intégré égré danss le langage dan lan gage ré réel el,, et et signa signa lant la la L Littérature ittérature sans sa ns gra gra nds frais: « cl clair air comme omme d dee l' eau d dee ro che », « m maain inss par cheminées cheminées par par le f roid », roid », et etc. c. ; la la pr préciosité éciosité est es t ref oulée du oulée du lexique exique d dan anss l laa syntaxe, sy ntaxe, et c 'est le découpage artificiel artificiel des d es compl éments, éments, comme comme chez che z M aupassant, qui impose la Littérature Litt érature ( « d 'u elle sou 'un n e m ain, elle lève ève les les ge genoux, noux, pliée pli ée en en deu x ») , Ce langage saturé saturé de c de conven onven tion ne donne le ré le ré el qu'entre g uillemets : o n empl oie oie d des es m mots ots populistes, populi stes, d des es tour tour s n négligés égligés au au milieu mil ieu d d 'une syntaxe sy ntaxe purement littéraire : « C « C'' est vrai vra i il chahute ch ahute dr dr ôlement, ôlement, l lee ve vent nt », o u e encore ncore m ieux : « En « En plein ple in vent, bérets bérets et c cas asquettes quettes se secoués coués a u-dessus des yeux, ye ux, ils se ils se rega rdent avec a vec p pas as m mal al d dee curiosi c uriosi té » (le familier fam ilier « pas mal de » de » succède à u n p articipe ab absolu, solu, fi figure gure totalement i nconnue du langage langage p arlé) arlé).. Bi Bien en entendu, il faut réserver réserver le cas d 'Aragon, d ont l' hérédité littéraire litt éraire est es t toute tout e d ifférente, et qui a préféré préféré teinter l 'écriture réaliste éaliste d d 'u n e l légère égère coul couleur eur dix dix huitiémiste, huitiém iste, en en mélangeant élangeant un un peu Laclos Laclos à Zola. Zo la. «ê
P eut-être eut-être y y a-t-il dan d anss c cette ette sage sage écriture écriture d des es révolutionnaires, révo lutionnaires,
Écrit ure e ure et t révolution révo lution
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peuven euventt se senn tir la co mpromis mpromission sion d e l 'écriture bourgeoi bour geoise : l'éclatement l'écl atement du d u langage l angage littéraire a été été un f ait d ait dee conscience c onscience non un fa un fa it d e révolution. révolution . Il y a s a sûûre me nt que qu e l'idéologie logie s stalinienne talinienne impose mpose l laa te terreur rreur de de tou tou te te p problématique, roblématique, m même ême et e t s surtout urtout révo révo lutionnaire luti onnaire : : l'écriture l'écriture bo bouu rgeoise rgeoise e ess t ju gée som me toute moins mo ins d angereuse que son propre p ropre procès. procès. Aussi A ussi les les écriva écrivains ins commu commu nistes sont -ils les seuls à souteni so utenirr imperturbablement un unee écri turee bourg eoise tur eoise q q ue les es é écriv crivaa ins bour bourgeois, geois, eux e ux,, o ont nt condamnée c ondamnée d epuis epuis l longtemps ongtemps,, d duu jo ur ur mê mê me où ils il s l'ont s sentie entie com com promise dans da ns l les es impos tures tures d d e leur l eur p p ropre ropre i idéologie, déologie, c' est-à-dire c' est-à-dire dujour mêmee où le marxisme s 'e s t trou vé ju stifié. mêm
L' écriture L' écriture et e t le sil ence
L'écrit L'é criture ure et le silence
L' écrit écriture ure a rtisanale rtisanale,, pl placée acée à l' intérieur du patrimoine atrimoine b b our geois, ne dérange aucun ordre; privé d 'autres c ombats, l' écri vain possède un unee p passion assion qui s uffit à le ju stifier : l'enfantem : l'enfantement ent d e la fo forme. rme. S'il S 'il ren renonce once à la l ibération ibération d'un d'un nou nouveau veau lan langage gage littéraire, litt éraire, il il peut eut a a u m moins oins ren renchérir chérir sur s ur l' ancien, ancien, le le char ger ger d d 'in tentions, tenti ons, de préciosités, préciosités, d e splendeu plendeurs, rs, d 'archaïsmes, créer créer une langue lan gue ri rich chee et mor mortt elle. Cette gra nde é criture traditionnelle, celle de Gi Gid d e, de Valéry, Va léry, d e Montherlant, de de Br Bret eton on même, signifi e que la for forme, me, dan danss s a lourdeur, d ans son drapé excep excep 'Hii stoire, comme peut tionnel, tionn el, e st une va va leur tr transcendante anscendante à l 'H l' être être le le langage angage ritue l de dess pr prêtres. êtres. Cette écriture éc riture sa sacrée, crée, d' autres d' autres écrivains écrivains ont pensé qu'il s ne pouvaient l 'exorciser qu' qu' en en la di sloquant ; ils ils o nt alors alors miné le langage lan gage littéraire, litt éraire, il ilss ont f ait a it éclater é clater à ch chaque aque in instant stant la coque renaissante ren aissante d des es cli cli chés, chés, d des es h habitudes, abitudes, du du passé formel fo rmel de l'écri l 'écri vain; d ans le c haos des des f ormes, d o rmes, dans ans le d ésert ésert d d es mot mots, s, il ilss ont pensé pen sé a tteindre un objet absolument ab solument privé d'Hi stoire, retro etrou u ver la fr fraîcheur aîcheur d 'u n é tat neuf neuf du langage. Mais ces perturb ations fini fi niss ssent ent par c reu reuser ser leurs pr prop opres res ornières rnières,, p ar cr créer éer leurs propres pr opres l lois. ois. Le Le s Bell es-Lettres es-Lettres m menacent enacent t tout out langage angage qui qui n'est n 'est pas as pur purement ement f f ondé o ndé sur sur la parole p arole sociale soc iale.. Fu Fuyant yant t toujours oujours plu pluss en avant av ant un unee sy syntaxe ntaxe du désordre, désordre, la désintégration du l ang age ne peut co peut co nduire qu ' à un un s silence ilence de de l 'écriture. L' agraphie graphie t terminale erminale de Rimb aud ou de cert ains surréalistes s urréalistes - tombés ombés par là là même d ans l' ou oubl blii - , ce s abor aborda dage ge bouleversant de la Litt Litt érature,
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prétendait f prétendait f uir, uir, q u'il n' y a p as as d' d' écriture qu quii se so utienne révo révo luti utio onnair nnaire, e, et que tout silence si lence de de l laa fo forme rme n'échappe n 'échappe à l'impo à l'imposs ture que par un mutisme muti sme comp let. let. Ma Ma llarmé, llarmé, sorte sorte de H Hamlet amlet d dee 'Hii stoire, où o ù le l' écriture, exp exprime rime bi bien en ce moment mo ment f ragile r agile de de l 'H langage littéraire littéraire n e s e s outien o utientt qu quee pour mi mieux eux chanter chanter sa nécessité de m ourir. L' L' agraphie agraphie typog ypograph raphiq ique ue de Ma Mallarmé llarmé veut créer cr éer aut autour our des m ot otss r aréfiés aréfiés un un e zo zone ne vi vide de d ans l laquelle aquelle la parole, libérée d e se sess ha harm rmo o nies soc socia ialles e t c oupables, ne résonne heureusement plus. plus. Le Le vocable, dissoc ié d e la ga gangue ngue des cli clichés chés h abituels, d des es réflexes techni ques de de l' écrivain écrivain,, est alorss p alor pleinement leinement irresponsable irresponsable de de t tous ous les contextes co ntextes possible possible s; il s'approche s'appr oche d'un d'un ac acte te bref , s ingulier, dont d ont la m atité affi rme une une solit olitude, ude, donc un unee inn innocence ocence.. Ce Cett a rt a la struct tructure ure même du suicide: le silen ce y est es t un temps temps p poétique oétique homo homo gène gène qui qui co ince entre ent re de deux ux couch es et fa it é cl clat ater er le mot mot moi oins ns co com m me le lambeau d 'un cryp c ryptogram togramme me q ue ue co co mme une lumi ère, ère, un un vide, vide, un meurtre, meurtre, une liberté. libert é. (On sait tout tout ce qu ce qu e c cette ette h h ypothèse ypothèse d'un d'un Mall Ma llarmé armé meurtrier du lan angag gagee doit à Ma Maurice urice Blanchot.) Blan chot.) Ce langage langa ge mall mallarm arméen, éen, c' est Orphée Orph ée qui qui ne peut pe ut sauver ce qu 'i l aime qu'en qu'en y y renon çant, et e t qui se qui se r retourne etourne tout tout de d e m même ême un peu ; c' e st st l laa Littérature Littérature am amenée enée aux aux portes p ortes d dee la Terre promi se, se, c'es c'est t à-dir à-d iree aux por porte tess d'un m onde sans sa ns litt littérat érature, ure, d on ontt ce se serait rait pourtant aux écrivains écrivain s à p porter orter t témoignage. émoignage.
Da ns ce même effort effort de d e d égagement du langage littéraire, litt éraire, voici un voici unee autre so solution lution : c : c réer une un e éc écriture riture blanche, bl anche, lib libérée érée de toutee se tout servitude rvitude à à un or dre marqué marqué du du langage. Une compara co mparaiso iso n empruntée emprunt ée à l a lin linguistique guistique rendra peu peut-être t-être assez ass ez bien co mpte de ce f ait ait nouvea ouveau u : on sa sait it que qu e ce certains rtains linguistes lin guistes établissent é tablissent 'un n e pol entre les le s deux termes termes d d 'u polarité arité (singulier-pluriel, (s ingulier-pluriel, prétérit pr étérit présent), pr ésent), l 'existence d 'u n troisième troi sième terme , term e neu eutre tre o u terme-zéro terme-z éro ; ain ; ain si e entre ntre l les es m modes odes sub subjonctif jonctif et impér impératif, atif, l'indi l'indi catif leur leur app apparaît araît comme co mme une une fo forme rme amod ale. T outes p ropor tionss g ardées, l' écriture au degré zéro tion zé ro e st a u f ond o nd une une éc écriture riture
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Le d egré egré zé ro ro de l' de l' écriture écriture
déve loppait en g énéra dével énérall de dess f ormes o rmes optati ves o u i mpératives (c'e (c 'e st-à st-à-dire -dire p pathétiques) athétiques) . L Laa n nouvelle ouvelle écriture écriture neutre neutre se se place au milieu de de ce s cri criss et d e ces j ugements, sa ns participer à au aucc un d' eu eux; x; e lle est f aite aite pr précisément écisément d e le ur absence ; m a is cette cett e absence es estt to total tale, e, elle n'implique n 'implique aucun aucun refuge, refuge, aucun aucun s ecret; on ne p peut eut d donc onc dir e qu e c 'est une u ne écriture écri ture im impassible passible ; c' est c' est plu plu tôt ôt un un e écriture i écriture innocente. nnocente. I Ill s'agi t d e d dépasser épasser i icc i l a Litt Littérature érature e n se co nfiant nfiant à à u une ne sorte so rte de de l langue angue b basique, asique, également éga lement é é loignée d es langages vivants v ivants e t d u langage littéraire littéraire p roprement dit. Cette parole tr transparente, ansparente, in inaugurée augurée par pa r L 'Étranger d d e C amus, accomplit un s tyle de d e l' absen absence ce q ui est p resque un unee absence idéale id éale du styl stylee ; l' é criture se r éduit alors a lors à un unee so sorte rte de d e m ode négatif d ans lequel le less c aract aractères ères soc sociaux iaux o u myt ythique hiquess d'un l a ngage s' abolissent a u profi t d' d' un un é tat neutre neutre et ine inert rtee de la f orm orm e; l a p ensée garde ga rde a insi tou toutt e sa responsabilité, sans s ans se reco uv uvrir rir d 'u n en engagement gagement access accesso o ire de la f orme orme dan s u ne Histoire Hi stoire qu quii ne lu luii app artient pas. Si S i l' écri écriture ture de F laubert contient co ntient une une Loi, si si celle cell e de M allarmé postule un sile silenc nce, e, si d ' a utres, celles ce lles de Pro Pr o ust ust,, de C éline, de Que Q uen neau, d e Pré vert vert,, chacune ch acune à sa m anière, se f ondent o ndent sur s ur l' existence d ' une nature nature socia soc iale, le, s i tou outes tes ce cess éc écriture rituress im impliquent pliquent une opa opacit citéé d e la f orme, o rme, supposent s upposent une problé pr oblématique matique d u langage et e t de la la so société, ciété, é tablissant la p arole arole comm e u n objet obje t qu quii d oit être être traité par pa r un a rtisan, un magicien magicien ou o u un scripteur, scri pteur, mais mais non pa parr un intellec intell ec tuel, tu el, l l'' écriture n eutre retrouve retrouve rée réellement llement l laa co conditio ndition n pr emière de l l'art 'art cl classique assique : l'in strumentalité. Mais cette f cette f ois, l o is, l'' in insstrum trumee nt f ormel ormel n 'est 'est pl pl us a u service d' u ne idéologie triomphante tri omphante ; il ; il es t le mode d'un e s ituation nouvelle nouvelle de l' écrivain, il e st la f açon açon d' exister d' exister d 'u 'un n si silen lence ce ; il perd volo vo lonta ntairement irement tout re recours cours à l' éléga élégan nce o u à l' ornementation, ornementation, c c ar ces deux de ux dim dim ensions intro duiraient duir aient à n ouveau d ans l 'écriture, le Temps, c'es t-à t-à--dire u ne puissance pu issance d é istoire. re. Si l' écri écriture ture e st v rai érivante, rivante, porteuse d 'H istoi ment neutre, si si le lan langage, gage, au a u li lieu eu d' ê tre un ac un ac te encombran en combrantt e t indomptable, ind omptable, p arvient à l à l'' état état d d 'u n e éq équati uation on pur pure, e, n' n' ayan ayan t pa s pluss d 'épaisseur plu 'épaisseur qu'un e a lgèbre e n face du creux cr eux de l' h l' homme, omme,
L'écr L 'écr itur itur e et e t le l e silence s ilence
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honn onnêê te hom omme me.. Ma Malheure lheureuse use men mentt ri rien en n ' est plu pluss infid infi dèle qu 'u ne écriture écr iture blanche bl anche ; les a utomatismes s 'élaboren 'élaborentt à l 'en d ro roit it m ême où se trouvait d' a bo bord rd un unee l ibert berté, é, u n résea éseau u de f ormes o rmes durc ies serre d e p lus e n plus plu s la fr fraîc aîcheur heur pr première emière du dissc o ur di urs, s, un unee écri ture re renaît naît à la pl place ace d 'u n langage i nd ndéfin éfini. i. L 'écr 'écriivain, accédant accé dant a u class ique, devient devient l' é pigo igon ne de sa créa c réa tion ti on pri primitive, mitive, la société société fa fait it de de son so n écri ture un unee manière et e t l lee re nvoie voie p p risonnier de ses propres pro pres mythes m ythes for fo rmels mels..
L 'écriture et la parole
écriture et et L' écriture
la par ole ole
II Y a un II Y un pe pe u p plus lus de de cent an s, s, l les es é cr criivai vainn s i ignoraient gnoraient gé néra lement qu'i l ex istâ t pl pluu sieur ieurss f aço aço ns e t f ort ort di différentes fférentes - de parl er le fra nçais çais.. V er erss 18 3 0, a u m oment où o ù la bour geoi geoisie, sie, b on onne ne e nfant nfant,, se di vertit vertit d dee to ut ut c cee qu i s see t trouve rouve en e n limite imite de de sa pr opre surface, s urface, c'es t-à-dire da ns la p ortion exig uë de la société qu 'elle d onne p artager aux a ux bohèmes, aux a ux c oncierges et aux voleu vol eurs, rs, o n comm ença d'in sér sérer er d an anss le langage littéraire pro prement pr ement d it qu quelques elques pi pièces èces rapport apportéées, emprunt e mpruntées ées au auxx la lan n gagess in gage inférieurs férieurs,, pourvu qu'il s fu fuss sent b ien ien excentriques (sans quoi ils aur aient é té m enaçants). Ces j a rgons pittoresques déco r aient la Litt érature sans sa ns m en enaa ce cerr s a st structure ructure.. B alzac, Sue, M onnier, onnier, Hu Hu g o se plurent re ress tituer quel qu elques ques formes fo rmes bien aber rant es d dee la pr ononciation et du vocab vocabulai ulai re ; argot des de s voleurs, p atois atois p paa ys ysan an , j argon allem a llemaa nd nd,, l lan angg ag e c concierge oncierge.. Mai s ce lan gage so socc ial ial,, sorte sorte d dee vê vêtement tement théâtral th éâtral acc roché à une essence, e ssence, n'en gageait gageait j j am amai aiss l laa t totalité otalité d dee ce lui lui q q ui le p parl arl ait; le s p passions assions continu aient d e fo nctionner a u-d u-des esss us d e l laa p parole. arole. Il fa fallut llut peutp eut-êtr êtree a ttendre Prou P rou st st pour pour qu quee l' écrivain conf on on dît e dît e nti ntièè rement rement certa certains ins homme hommess avec le leur ur langa angagg e , et ne donn ât ses cré réat ature uress qu e so souu s l lee s pu re ress e espèces, spèces, so s o us le volu me den se se et et parr c oloré d e leu eurr p parole arole.. Alors q ue l es c réatures balzaciennes, b alzaciennes, pa exemple, ex emple, se rédui sent f acilement a cilement a ux rapports de f orce o rce de la société dont d ont elles e lles fo forment rment c omm e l les es r relais elais al a lgé gébriques briques,, un per sonnage proustien, pr oustien, lui , se co nden ndense se d dan anss l' opacité d'un langage p art articulier, iculier, e t, c'es t à ce ni niveau veau qu quee s' intè intègre gre et s'ordonne
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commence à connaître la l a s ociété comme une Nature N ature dont elle pourrait pourra it peut- être reproduire le less ph phénomènes. énomènes. P endant ce cess momentss où l' écrivain suit moment s uit les les langages angages réell réell ement p arlés, arlés, non non pluss à titre pittoresque plu pittoresque,, m ais comme co mme des d es obj ets esse e sse ntiels qui épui sent tout le cont enu d e la soc iété iété,, l' écriture pr end pour our lieu lieu de s es réflexes la p arole r éelle d es h omme s ; l ; laa litt littér ératur aturee n 'est plus pl us un orgueil or gueil ou o u refuge, elle elle co commence mmence à d ev enir un acte lucide d 'inf ormation, ormation , co m me me s' s' il il lui lu i f allait d allait d 'abord apprendre a pprendre e e n le reproduisant reprodu isant le d étail étail d d e l laa di sparité social s ociale ; e lle lle s' s' ass ass ig n e d dee rendre un compte imm édiat, édiat, pr pr éalable à t à tout out autre a utre mes messs age , d dee l laa es mur mur és és d dan anss l laa l langue angue d dee l leur eur cl cl asse, asse, d dee l leur eur situation de s h omm es région,, de leur prof e s sion , d e leur hérédité ou de leur hi stoire. région À ce titre, le lan gage gage litt littéraire éraire f ondé p arole sociale so ciale ne o ndé s ur la parole se déba débarrass rrassee jama is d 'une vertu de descriptive scriptive qui qui le lim imite, ite, puisque l'univer salité d 'u n e langue - da dans ns l'ét at actuel de la société - est un fait d 'audition, 'audition, nullement nullement d 'élocution : l'inté rieur d 'une norme nationale comme le français, les parler parl erss di ffè rent de groupe à groupe, et ch aque homme est prisonnier pri sonnier de de son langage : : hors de sa cl asse, le premier mot le sign ale, le s itue langage entièrement et l'affiche a vec toute son histoire. hi stoire. L 'homme e st parr son lan gage, trahi pa parr une offert, livré pa une vérit véritéé f ormelle o rmelle qui échappe à ses m ensonges int intéressés éressés ou généreux . L a div diversité ersité dess langag de langages es foncti fonctionn onn e d onc comme c omme une Nécessité N écessité,, e t c 'est pour cela qu 'ell e fonde un tragique. tr agique. Au ssi ssi la la restituti on on du du langage angage p p arlé, arlé, im im aginé aginé d d 'abord 'abord d d ans le mim étisme am mimétisme amuu sé sé du du pitt oresque oresque,, a a-t-elle -t-elle fini par p ar exprimer ex primer tout le contenu de la l a c ontradiction soci ale: dans l' œuvre œuvre de de C éline, parr exemple, pa exemple, l' écriture n 'est p as au servi ervice ce d 'une pen sée, comme un décor réaliste r éaliste r réussi, éussi, qui qui serait juxtaposé à l à laa p peinture einture sous-classe ous-classe soc soc ial e; e elle lle repr ésente vraiment v raiment la la pl plongée ongée de de d'une s l'écrivain dans l'opacité poi sseuse sseuse de de la condition qu 'i'ill d écrit. Sans doute s'agit-il toujour s d 'u n e ex p ression , et la Litt érature n'est pas dépassée dépa ssée . M Mais ais il fa faut ut convenir que de tou s l les es moyens moyens
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Le degré zéro de l ' écritur e
l'écrivain l'act e littéraire le plu s hu main. Et toute une partie de la Littérature moderne est traversée par les lambeaux plus ou moins pr écis de ce rêve : un langage littéraire qui aurait rejoint la naturalité des langages sociaux. (II s uf fi t de penser aux dia logues ro manesques de Sartre pour donner un exemple réce nt et connu .) Mais quelle que soit la réussite de ces peintures, elles ne sontjamais que des reproductions, des sortes d 'a irs encadrés par de longs récitatifs d 'u n e écrit ure entièrement conve ntionnelle . Queneau a voulu précisément montrer que la contamination parlée du discours écrit était possible dans toutes ses parties et, chez lui, la socialisation du langage littéraire saisit à la f ois toutes les couches de l'écriture : la graphie, le lexique - et ce qui est pl us important quoique moin s spectaculaire - , le débit. Évi dem ment , cette écri ture d e Quen eau ne se situe pas en dehors de la L ittérature, pui sque, tou jours conso mmée par une partie res treinte de la société, elle ne porte pas une universalité, mais seulement une expérience et un divertissement. Du moins, pour la première f o is, ce n'est pas l'écriture qui est littéraire ; la Littérature est repoussée de la Forme : elle n'est plus qu'un e catégo rie; c'est la Littérature qui est ironie, le langage consti tuant ici l'expérience profonde. Ou plutôt, la Littérature est ramenée ouvertement à u ne pr oblématique du langage ; effecti vement elle ne peut plu s ê tre que cela. On voit se dessiner par là l' aire possible d'un nouvel huma nisme : à la suspicion générale qui atteint le langage tout au long de la littérature moderne, se substituerait une réconciliatio n du verbe de l' écrivain et du verbe des hommes. C' e st seulement alors, que l' écrivain pourrait se dir e entièrement engagé, lorsque sa liberté poétique se placerait à l 'i ntérieur d 'une condition ver bale dont les limite s seraient celles de la société et non celle s d' une con vention ou d 'u n public : autrement l' engagement re s tera toujours nominal ; il pourra assumer le salut d' une conscience, mais non fonder une action. C 'e st pa rce qu'i l n 'y a pas de pensée sans langage que la Forme est la premi ère et la der nière instance de la responsabilité littéraire, et c 'e st pa rce q ue la
L 'utopie du langage
La multiplication de s écritures est un f ait modern e qui oblige l' écrivain à un choix, fait de la fo rme une conduite et pro voque une éthique de l' écriture. À toutes les dimensions qui dessinaient la créa tion littéraire, s' a jo ute déso rmais une nouvelle profon deur, la forme constituant à elle seule une sorte de mécanisme parasitaire de la f onction intellectuelle. L 'écriture moderne est un véritable organisme indépendant qui croît autour de l' acte littéraire, le décore d 'une valeur étrangère à son intention, l'en gage continuellement dans un double mode d' existence, et superpose au contenu des mots, des signes opaques q ui portent en eux une histoire, une compromission ou une rédemption seco ndes, de sorte qu' à la situation de la pen sée, se mêle un des tin supplémentaire, souvent dive rgent, toujours encombrant, de la forme . Or cette f atalité du signe littéraire, qui f ait qu 'u n écrivain ne peut tracer un mo t sans prend re la pose particulière d 'u n langage démodé, anarch ique o u imité, de toute ma nière conventionnel et inhumain, fonct ionne précisément au mome nt où la Li ttérature, abolissant de plus en plus sa cond ition de mythe bourgeois, est requise, par les travaux o u les témoignages d 'u n humanisme qui a enfin intégré l 'H istoire dan s son image de l'homme . Aussi les anciennes catégories littéraires, vidées dans les meilleurs cas de leur con tenu tradit ionnel, qui était l' expression d'une essence intemporelle de l' homme, ne tiennent plus finaleme nt que par une forme spécifique, un ordre lexical ou syntaxique, un langage
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Le degré zéro de l'écriture
roman que par fidélité à un certain ton récité, d'ailleurs inter mittent, dont les normes ont été établies au cours de toute une géologie antérieure du roman; en fait, c'est l'écriture du récita tif, et non son contenu, qui fait réintégrer au roman sartrien la catégorie des Belles-Lettres . Bien plus, lorsque Sartre essaye de briser la durée romanesque, et dédouble son récit pour exprimer l'ubiquité du réel (dans Le Sursis), c'est l'écriture narrée qui recompose au-dessus de la simultanéité des événements, un Temps unique et homogène, celui du Narrateur, dont la voix par ticulière, définie par des accents bien reconnaissables, encombre le dévoilement de l'Histoire d'une unité parasite, et donne au roman l'ambiguïté d'un témoignage qui est peut-être faux.
On voit par là q u'un chef-d'œuvre moderne est impossible, l'écrivain étant placé par son écriture dans une contradiction sans iss ue: ou bien l'o bjet de l'ouvrage est naïvement accordé aux conventions de la forme, la littérature reste sourde à notre Histoire présente, et le mythe littéraire n'est pas dépassé; ou bien l'écrivain reconnaît la vaste fraîcheur du monde présent, mais pour en rendre compte, il ne dispose que d'une langue splendide et morte, devant sa page blanche, au moment de choi sir les mots qui doivent franchement signaler sa place dans l'Histoire et témoigner qu' il en assume les données, il observe une disparité tragique entre ce qu'il fait et ce qu'il voit; sous ses yeux, le monde civil forme maintenant une véritable Nature, et cette Nature parle, elle élabore des langages vivants dont l'écri vain est exclu: au contraire, entre ses doigts , l'Histoire place un instrument décoratif et compromettant, une écriture qu'il a héritée d'une Histoire antérieure et différente, dont il n 'es t pas responsable, et qui est pourtant la seule dont il puisse user. Ainsi naît un tragique de l'écriture, puisque l'écrivain conscient doit désormais se débattre contre les signes ancestraux et tout puissants qui, du fond d'un passé étranger, lui imposent la Littérature comme un rituel, et non comme une réconciliation .
L'utopie du langage
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écrivain qui naît ouvre en lui le procès de la Littérature; mais s'il la condamne, il lui accorde toujours un sursis que la Littérature emploie à le reconquérir; il a beau créer un langage libre, on le lui renvoie fabriqué, car le luxe n'e st jamais innocent: et c'est de ce langage rassis et clos par l'immense poussée de tous les hommes qui ne le parlent pas, qu'il lui faut continuer d'user. Il y a donc une impasse de l'écriture , et c'est l'impasse de la société même: les écrivains d'aujourd'hui le sentent: pour eux , la recherche d'un non-style, ou d'un style oral, d 'u n degré zéro ou d'un degré parlé de l'écriture , c'est en somme l'anticipation d'un état absolument homogène de la société; la plupart com prennent qu'i l ne peut y avoir de langage universel en dehors d'une universalité concrète, et non plus mystique ou nominale, du monde civil. Il y a donc dans toute écriture présente une double po stula tion: il yale mouvement d'une rupture et celui d 'u n avènement, il yale dessin même de toute situation révolutionnaire, dont l'ambiguïté fondamentale est qu'il faut bien que la Révolution puise dans ce qu'elle veut détruire l'image même de ce qu'elle veut posséder. Comme l'art moderne dans son entier, l'écriture littéraire porte à la fois l'aliénation de l'Histoire et le rêve de l'Histoire: comme Nécessité, elle atteste le déchirement des lan gages, inséparable du déchirement des classes : comme Liberté , elle est la conscience de ce déchirement et l'effort même qui veut le dépasser. Se sentant sans cesse coupable de sa propre solitude, elle n'en est pas moins une imagination avide d'un bonheur des mots, elle se hâte vers un langage rêvé dont la fraî cheur, par une sorte d'anticipation idéale, figurerait la perfection d'un nouveau monde adamique où le langage ne serait plus aliéné. La multiplic ation des écritures institue une Littérature nouvelle dans la mesure où celle-ci n'invente son langage que pour être un projet: la Littérature devient l'Utopie du lan gage.
Nouveaux essais critiques
La Rochefoucauld:
« Réflexions
ou S entences et ma ximes »
On peut lire L a Rochefoucauld de de ux faço ns : par citations ou de suite. Dans le premie r cas, j 'o uvre de temps e n temps le livre, j'y cu eille un e pensée, j'e n s avoure la convenance, j e me l' approprie , je f ais de cette f orme anonyme la voix même de ma situation ou de mon humeur ; dans le second cas, je lis les maximes pa s à pas, co mme un réc it ou un e ssai ; mais du co up, le livre me concern e à peine; les maximes de La Rochefoucauld disent à tel point les mêmes choses, que c'est leur auteur, ses obsessions, son temp s, qu' elles nous livrent , non nous-mêmes. Voilà donc que le même ouvrage, lu de façon s différentes, semb le contenir deu x projets opposés : ici un pour-moi (et qu elle adresse ! cette maxime traverse trois siècles pour venir me raconter), là, un pour-soi, ce lui de l' auteur, qui se dit, se répète, s' impose, co mme e nfermé dans un discours sa ns fin, sans ordre, à la f açon d'un m onologue o bsédé. Ces deux lecture s ne so nt p as co ntradictoires, p arce que, dans le recueil de maximes, le discours cassé reste un discours enfer mé; certes, matériellement, il faut choisir de lire les maximes par choix ou de suite, et l' ef fet en sera opposé, ici éclatant, là étouffant; mais le f ruit même du di scontinu et du désordre de l' œuvre, c 'e st que chaque maxime est, en quelque sorte, l ' archétype de toutes les maximes ; il y a une structure à la f ois unique et variée ; a utrement dit , à une critiqu e d e d évelop pement , de la composition , de l' évolution, e t je dirai presque du continu, il paraît j uste de substituer ici une critiqu e de l'unité
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Nouveaux essais critiques
Mais d'abord, ce tte structure, y a-t-il des maximes qui en so ient dépourvues ? A utrem ent d it, y a-t-il de s maximes forme l lement libres, co mme on dit: d e s ver s libr es ? Ces max imes exis tent, e t c hez La Rochefoucauld même, mais e lles ne portent plu s le nom de maximes : ce sont des Ré fl e xions. Les réflexions sont de s frag ments de discours, de s textes dépo urvus de struc ture et de spectacle; à travers elles, c'est de nouveau un langage fluide, conti nu , c'est-à-dire tout le contraire d e cet ordre verbal, f ort archaïque, qui règle le dessin de la m axime. E n prin cipe, La fl exions dans le corp s de ses Rochefoucauld n 'a pas inclu s se s Ré maximes (qu oiqu ' elles portent s ur les mêmes s ujets), car il s'agi t ici d'u ne tout autre littér atur e ; o n trouvera cepe ndant quelques maximes exe mptes de toute structure ; c 'e st que précisément sa ns encore co uvrir beaucoup d' espace , elles ont déjà qu itté l' ordre se ntentiel, e lles sont e n ro ute vers la Réflexion, c 'e st-à dire vers le disco urs. Lorsque nous lisons : « No us ne pouvons rien aimer que par rapport à nous, et nous ne faiso ns que suivre notr e goût et notre plai sir quand nous pr é f érons nos ami s à ence seule que nous-m êmes ; c 'est néanmoins par cette pr é f ér l' amitié peut êtr e vraie et parfait e » , nou s se ntons bien qu e nous sommes ici d ans un ord re du langage qui n' est plus celui de la maxime ; qu elque chose manque, qui est la f r appe, le spectacle même de la parole, b re f la citation ; m ais aussi q uelque c hose es t là, de nouveau, à quoi la max ime ne nous a pas habitués : une certaine fragilité, une certaine préca ution du discours, un lan gage plus d élic at, plu s ouvert à la bon té, co mme si, à l'i nverse, la maxime ne pouvait être que méchante - comme si la ferme ture de la m axime était a ussi une f ermeture d u cœ ur. II y a ainsi dans l'œuvre de La Roch efoucauld quelqu es ma ximes ouv ertes, quelques maximes-discours (même si elle s sont peu étendu es) ; ce ne sont pas, en g énéral, celles qu e l'on cu eillera, car en e lles aucune point e n' accroche ; e lles ne sont que les bonnes mén a gè res du discours ; les a utres y règnent co mme des d éesses. Pour ces autres , en effet, la structure est là, qui retient la se nsibilité, l'épanchement , le scrupule, l' hésitation , le regret, la
fl e xions « Ré
01/
S ent ences et maxim es »
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comme l' insecte aussi, e lle possède la point e, ce c rochet de mots aigus qui la te rmin ent, la co uronnent - l a ferment, tout en l'ar mant (elle est arm ée parce qu ' elle est fermée). De qu oi e st-elle f aite, cette structu re ? De quelques é lémen ts stables, parf aite ment indépendants de la grammaire, uni s par une relation fixe, qui , elle non plu s, n e do it rien à la s yntaxe. Non seulement la maxime est une proposition coupée du discours, mais à l' intérieur de cette proposition même, règne encore un discontinu plus subtil ; une phrase norm ale, une phrase parlé e tend toujours à fo ndre s es part ies les un es dan s le s autres, à égaliser le flux de la pe nsée; elle progresse somme toute selon un devenir en app arence inorganisé ; dans la m axim e, c 'est tout le co ntraire ; la maxime est un bloc général composé de blocs particulier s ; l' ossature - et les os sont des cho ses dures - est plu s qu' apparente : s pec taculaire. Toute la structure de la maxime est visible, dan s la mesure même où elle est erra tique. Quel s sont ce s bloc s int ernes qui supportent l' architecture de la maxime ? Ce ne sont pas les parties d 'ordinaire les plus vivantes de la phra se, les relation s mai s bien au contraire les parti es immobiles, so litaires, sortes d 'essences le plus souvent sub stantives, mais parfois aussi ad j ecti ves ou verb ales, dont chacune ren voie à un se ns plein, éternel, autarciqu e pourrait-on dire : amour , p assion , o r g ueil, b lesser, tromper, d élicat, impa tient, voilà les sens fermés sur lesquels s' é difie la maxime. Ce qu i d éfin it ce s es sences f o rmelles, c' es t s ans doute, fi nalement, qu 'elles so nt les t ermes (les r elat a) d'une relation (de compa raison ou d' antithèse); mais ce tte relation a beaucoup moins d' apparence que ses composants ; dans la maxime, l'intellect perçoit d 'abord d es substances pleines, non le flux pro gressif de la pensée. Si je li s: « Tout le mond e se plaint d e sa mémoire, et per sonne d e son ju gement » , mon esprit est frappé par la pléni tude de ces termes solitaires : m émoir e , ju gement, se plaindr e; et comme, malgré tout, ces mots-vedettes s' enlèvent sur un certain f ond plus mode ste, j 'ai le sentiment (d'a illeurs profon dément esthétiqu e) d' avoir aff aire à une véritable économie
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Nouveaux essais critiques
substances, les essences) et en temps faibles (mots-outils, mots relationnels); on reconnaîtra aisément dans cette économie un substitut des langages versifiés: il y a , on le sait , une affinité particulière entre le vers et la maxime, la communication apho ristique et la communication divinatoire . Et de même que le vers est essentiellement un langage mesuré, de même les temps forts d'une maxime sont prisonniers d'un nombre: on a des maximes à deux, trois, quatre, cinq ou sept temps , selon le nombre des accents sémantiques . Si j e lis : «l'amour-propre est le plus g rand de tous lesflatteurs », la rela tion d'identité me désigne seulement deux termes forts (amour propre etf latteur) ; mais si je lis : « le bonheur et le malheur des hommes ne dépendent pas moins de leur humeur que de la fortune », j e vois bien que j'ai affaire ici à une maxime à quatre temps . Ces nombres ne sont pas d'importance égale; toute maxime tend évidemment, selon le canon de l 'art classique, à l'antithèse, c'est-à-dire à la symétrie ; ce sont donc les mètres pairs (il s 'agit toujours de mètres « sémantiques ») qui saturent le plus naturellement la maxime . Le mètre quaternaire est sans doute le plus accompli, car il permet de développer une propor tion, c' est-à-di re à la fois une harmonie et une complexité ; les exemples en sont nombreux chez La Rochefoucauld, fondés rhé torique ment sur la métaphore; ce sont des maximes comme: «L'élévation est au mérite ce que la parure est aux belles per sonnes », où les quatre termes forts sont liés entre eux par un rapport de compensation . C'est là un exemple privilégié d'éco nomie binaire; mais les autres types de maximes, malgré les apparences , rejoignent toujours, en fait, une organisation à deux termes; c'est le cas de toutes les maximes à nombre impair de temps forts; car dans ces maximes , le terme impair a toujours une fonction excentrique; il reste extérieur à la structure paire et ne fait que la coiffer; si je lis: « Il faut de plus grandes vertus pou r soutenir la bonne fortune que la mauvaise », je vois bien qu'il y a trois temps forts (vertus, bonne fortune, mauvaise for tune); mais ces trois termes ne reçoivent pas le même accent:
« Réflexions
ou Sentences et maximes »
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tandis que le premier terme (les vertus) n'est en somme que la référence générale par rapport à laquelle la relation devient significative. Ce terme impair (c 'est le même dans les maximes à cinq ou à sept temps) a donc une fonction singulière, à la fois générale , distante et pourtant fondamentale : en logique ancienne, on dirait que c'est le sujet de la maxime (ce dont elle parle), alors que les termes pairs en sont le prédicat (ce qu'on dit du sujet); en logique moderne, c'est un peu ce qu'on appelle un parcours de signification, c'est-à-dire la classe référentielle d'objets à l'intérieur de laquell e la conf rontation de certain s caractères n'est pas absurde: car selon la vérité momentanée de la maxime, l'opposition de la bonne et de la mauvaise fortune n'e st en quelque sorte valide qu'au regard des vertus. Ainsi le terme impair occupe une place suffisamment excentrique pour que la structure de la maxime soit en définitive toujours paire c'est-à-dire binaire , puisque étant pair s, les termes de la relation peuvent toujours être distribués en deux groupe s opposés . Ce caractère obstinément duel d e la structure est important, car il commande la relation qui unit ses termes; cette relation est tributaire de la force, de la rareté et de la parité des temps qu 'elle enchaîne . Lorsqu'un langage - et c 'est le cas de la maxime propose quelques termes de sen s fort, essentiel, il e st fatal que la relation s'absorbe en eux : plus les substantifs sont forts, plus la relation tend à l'immobilité. C 'est qu'en effet, si l'on vous pré sente deux objets forts (j'entends des objets psychologiques), par exemple la sincérité et la dissimulation, le rapport qui s 'ins taure spontanément entre eux tend toujours à être un rapport immobile de manifestation, c'est-à-dire d 'équivalence : la sincé rité équivaut (ou n'équivaut pas) à la dissimul ation : la force même des termes , leur solitude , leur éclat ne permettent guère d'autre mise en rapport, quelles qu'e n soient les variations ter minologiques. Il s'agi t en somme, par l'état même de la struc ture, d'une relation d'essence, non de faire, d 'identité, non de transformation; effectivement dans la maxime , le langage a tou jours une activité définitionnelle et non une activité transitive;
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recettes : il éclaire l'ê tre de certaines conduites, non leurs modes ou leurs techniques. Cette relation d' équivalence e st d'un type assez archaïque : définir les choses (à l'aide d'une relation immobile), c'es t toujour s plus ou moins les sacraliser, et la maxime n 'y manque pas, en dépit de son projet rationaliste. La maxime est donc fort généralement soumise à une relation d'é quivalence : un terme vaut (ou ne va ut pas) l' autre. L ' état le plus élémentaire de cette relation est purement comparatif: la maxime conf r onte deux ob jets , par exemple la fo r ce et la volont é, e t se contente de poser leur rapport quantitatif: « No us avons plus d e fo rce que d e vo lont é » : ce mouvement est l' ori gine d 'un nombre important de maximes. On trouve ici les trois degrés de la comparaison : p lus, autant , moins ; mais comme la maxime sert surtout un projet de dénonciation, ce s ont é videm ment les comparatif s critiques qui l' emportent: la maxime nous dit qu'il y a dans telle vertu plus d e passion que nous ne croyons: c'est là son propos habituel. On le voit, ce propos, si l'on accepte un instant d 'en psychanalyser la structure, se f onde tout entier sur une imagination de la pesée ; comme un dieu, l'au teur des maximes soupèse des objets et il nous dit la vérité des tares; peser es t en effet une activité divine, toute une ico nographie - et fort ancienne - en témoigne. Mais La Roche f oucauld n' est pas un dieu ; sa pensée, issue d'un mouvement rationaliste, reste profane : il ne pèse j amais une Faute singulière et métaphysique, mais seulement des f autes, plurielles et tempo relies : c 'est un chimiste, non un prêtre (mais on sait aussi que dans notre imagination collective le thème divin et le thème savant restent très proches). Au-dessus de l' état comparatif, voici le second état de la rela tion d'équivalence : l' identité; c'e st sans doute un état mieux f ermé, plus mûr, pourrait-on dire, puisqu' ici on ne se contente pas de présenter et de confronter deux objets pour en inf érer un rapport grossièrement quantitatif; on définit ce rapport en essence, non plus en quantité ; on pose que ceci es t cela, par sub stance e t pour l'éternité, que « la mod é ration est une crainte » ,
« Ré fl e xions ou S ent e nces et maximes »
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unies, disposées comme un cheminement régulier d'essences dans le monde de la vérité immobile. Mais parfois aussi l'équi valence est plus emphatique : « No us n e nous d onnons pa s (aux gens plu s puissants que no us) pour le bien que nous leur voulons fair e, dit La Rochefoucauld, mais p our le bien qu e nous voulons r ecevoir » ; on renforce ainsi la proposition positive (le bi en que nous voulons r ecevoir) par la représentation même de son contraire (l e bi en que nous voulons fair e); c'est ce mouvement à la f o is opposé et convergent que l'on retrouve dans des maximes d' apparence pourtant peu égalitaire : « Les hommes n e vivraient pas longtemps en soc iété, s ' i ls n ' éta ient les dupes les uns d es a utres » ; ce qui veut proprement dir e: les hommes sont dupes les uns des autres, sans quoi ils ne vivraient pas en société, Mais la relation la plus significative, au point qu'elle pourrait passer pour le modèle même de la maxime selon La Roche foucauld, c'est la relation d' identité déceptive, dont l' expression courante est la copule restrictive: n ' est que, « La clémence d es pr inces n' est souvent qu'un e politiqu e p our gagner l 'aff ection d es p euples », ou « la constance d es sages n' est que l 'art de r enf ermer leur agitation d ans le CŒ ur » ; les exemples sont ici abondants et cla irs ; on y reconnaît facilement ce qu' on appelle rait aujo urd' hui une relation d érnystifiante, puisque l'auteur, d'un mot, réduit l'apparence (la clé m ence, la constance) à sa réalité (une politique , 1I11 a rt), N 'est que est en somme le mot clef de la maxime car il ne s' agit pas ici d'un simple dévoilement (ce qu'ind ique parf ois l'expression en e ff e t, au sens d e: en r éalité); ce dévoilement est presque toujours réducteur ; il n'explique pas, il définit le plus (l'a pparence) par le moins (le réel) " On serait tenté de f a ire de cette relation déceptive (puisqu'elle d éçoit l'a pparence au profit d'une réalité toujours moins glorieuse), l'e xpression logique de ce qu'on a appelé le pessimisme de La Rochefoucauld ; sans doute la restriction, surtout si elle part des
t. On notera curie usement que si le n ' es t qu e est bien démystifiant dans l'ordre des essences il dev ient mystifiant dans l' ordre d u f aire Il n ' y a q u 'à e st
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Nouveaux ess ais critiques
vertu s pour aboutir a ux hasards et aux pas sions, n ' est pas eup ho rique : c 'est en apparence un mou vement avaricie ux, contrai nt, il rogne sur la gé nérosité du mond e, s a diversité aussi; mais ce pessimisme est ambi gu ; il es t aussi le f ruit d' une avidité, sinon d 'explication, du moins d'e xplici tati on ; il participe d 'une ce r taine désillu sion san s doute, conf o rme à la situation aristo crat ique de l' h omme des maximes; mais aussi, sûrement, d 'u n mou vement positif de rationalisati on , d 'intégration d 'él éments disparates : la vision de L a R och ef ouc auld n' est p as dial ect ique, et c' e st en cel a qu 'elle es t désespérée; mai s elle est rat ionnelle, et c' est en ce la, co mme toute phi losophie d e la clarté, q u' e lle est progressive ; copiant La Rochef oucauld lui-même, on pourrait dire sous la f o rme restrictive qui lui était ch ère : le pe ssimisme de L a Roche foucauld n'est qu'un rat ionalisme incomplet.
Le s term es et la rel ation de la m axime une f ois décrits, a- t-on épui sé sa form e ? Nu llement. C' est, j e crois, une erreur que de supposer à une œuvre deux seuls pali ers: ce lui de la forme et celui du cont enu; la f o rme elle-même peut com porter p lusie urs nivea u x: la structure, o n l' a vu, en es t un ; mais o n a vu au ssi que pour a tteindre cette struc ture, il falla it e n qu elque sorte déga ger la maxime de sa lettre , f o rcer sa terminologie, le donn é immé diat de la ph rase, ac cept er certaines substitutions, ce rtaines sim plifications ; c'es t maintenant au ni veau le plus s uperficiel q u' i l f aut reve n ir ; c ar la structure de la ma xime, pour formelle qu'elle soit, es t elle -mêm e hab illée d 'u n e forme subti le et étincel ante , qui en f ait l' éclat et le pla isir (il y a un plaisir d e la ma xime ) ; ce vêteme nt brillant et dur, c'e st la poil/t e. Si j e lis: « C' est une espèce d e coquett erie d e fa ir e r emarquer qu'on n ' en fait jam ais » , j e sens ici une intention e sthétique à même la ph rase; je voi s q u' e lle co nsiste à fa ire servir le m ot de coquett e rie à de ux projets différen ts, en décrochant pour ainsi dire l' un de l'autre, en sort e qu e ne pas f a ire d e co quetterie de vienne à son tour une coqu ett erie; bref , j ' ai af f aire à une véritable co nstruction ve r
fl exions ou « Ré
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tuée en spectacle ; c om me tout spectacle, celui-ci vise à un plaisir (hérité d e toute une tradition pr écieuse, dont l'hi stoire n'est plus à faire); mais le p lus intéressant, c' est que comme to ut spectacle aussi, mais avec infiniment plus d 'i n géniosité puis qu 'i l s'agit d e langage et non d'espace , l a po inte est une form e ermer la pen sée sur un panache, de rupture: elle tend touj ours à f sur ce mo ment fragile où le verbe se tait, touche à la fois au silence et à l'app laudissement. La pointe est , e n effe t, pre sque t oujours à la fin de la maxime. So uvent même, comme to ut bon artiste, La Roc hefo ucau ld la prépare - sans qu ' on s'en do ute ; l a maxime commence en dis c ou rs ordi naire (ce n'est pas encore un e maxime); puis la po inte se ramasse, écl ate e t ferme la vérité. C e p assage du discours à la po inte est d' ordinaire signalé par une humble co njonctio n: et ; ce et n'aj oute rien, contrairement à sa f o nction habituelle ; il ouvr e, il e st le rid eau qui se retire et découvre la scène des m ots : « La fé licité est dans le go ût, et non pa s dans les choses e t c 'est par avoir ce qu 'on aim e qu' on a ime et non pa r avoir ce que les aut re s trouvent aimab le » : toute la fin, avec son an tithè se et son identité inversée, est comme un spectacle bru squement décou vert. Car c 'e st évidemment l' antith èse qui est la f igure pr éf érée de la poin te ; e lle saisit toutes les ca tégo ries grammaticales, les substanti fs (par exemple ruine/ ét ablissement , raison/nature, humeur/ es pr it , etc.), les adjectifs (grand/ petit) et les pron oms d 'apparence la plus humble (l'u n / l'autr e), po urvu qu'ils soient mis en oppos ition signifi cative; et au-delà de la gra mmaire, elle peut saisir, bien e ntendu, des mo uvements, des th èmes, opposer, par exemple, toutes les expressions du au-d essus (s 'é lever) à toutes celles du au-d essous (abaisser). Dans le monde de la maxime, l'antithès e est une force un iverselle de signification, au point qu'elle peut rendre spectaculaire (pertinent, diraient les linguistes) un sim ple contraste de nombres ; cel ui-ci par exempl e: « Il n ' y a que d'une sor t e d'amo ur, mais il yen a mille d if f é rentes copies » , où c' est l' opposition un /mill e q ui constitue la pointe. On v oit par là qu e l'antithèse n'est pas seu lement une ..
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f aire s urgir le sens d'un e oppositio n de termes ; et co mme n ous savons pa r les e xplorations récentes d e la l inguistique q ue c 'e st là le p rocédé fo ndament al d e la sig nification (et certa ins ph ysio logistes d isent même de la perception), nous co mprenons mi eux que l' antithèse s'accorde si bien à ces langages archaïques qu e sont probablement le vers et l ' aphorisme ; e lle n 'es t au f ond q ue le mé canisme tout nu du sens et co mme, dans toute société évoluée, le reto ur a ux sources f onctionne f i nalement com me un spectacle surprenant, ainsi l' antithèse est devenue une po int e, c' est-à-d ire le spectacle m ême du sens. A lt e me r , c 'est donc là l 'u n des deux procédés de la pointe. L' autre, qui lui est souvent complémentaire, quoique opposé, c' e st de r épéter . La rhétorique conventionnelle proscrivait (et proscrit encore) les répétitions trop rapprochées du même m ot ; Pascal s' était moqu é de cette loi toute formelle en demandant qu ' on n' oublie pa s le sens sous prétexte d e faire ha rmonieux: i l y a d es c as où il f aut appeler Paris, Paris, et d' autres capit ale d e la France : c ' est le sens qui règle la répétition. La m axime, elle, va plus loin: e lle aime à reprendre un terme, surtout si cette répétition peut marquer une antithèse : « On pl eure p our é viter la.hom e d e ne pl eur er pas » ; cette répétition p eut être fragmen taire, c e qui permet de répéter u ne partie d u m ot sans répéter le mot lui-mêm e: L 'int é r êt parle tolit es sortes d e langues, et jo ue t o lites sortes d e per sonnages, même celui du d é sint éressé » ; reprenant encore ici l'explication des linguistes, on dira que l' opposition d u se ns est d'autant plus flagrante q u'e lle es t soute nue p ar un a ccident verbal p arfaitement limité : c 'est seulement le p réfixe q ui oppose int ér êt à d é sint ér ess é. La pointe est un j eu, sans doute ; mais ce je u es t a u service d'un e très a ncienne tech nique, ce lle du sens ; en sorte que b ien écrire, c 'e st j ouer a vec les mots p arce que j ouer avec les mots, c' est fat alement se rappro cher de ce dessin d ' opposition qui règle f ondamentalement la naissance d 'u n e signification. On le voit bien par certaines constructions co mplexes, où les répétitions s' é tendent et s' en chevêtrent si obstinément q ue ce q ue l' on pourrait appeler la «
«
Ré fl e xion s o u S ent ences et maximes »
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« La phil osophie triomphe aisé m ent d es maux passé s et d es mau x à venir , m ais les m aux pr ésents t riomph ent d ' elle » : un e brusque dissymétrie vient ici déranger et par conséquent faire signifier tout le tr ain d es symétries environnantes ' .
Les formes posées, il est peut-êt re possible maintenant d' approcher les cont enus. C' est à la relation d 'i dentité restrictive (.. . n 'est que .. .), dont on a indiqué j' ef f et déceptif , démystifiant, qu' il f a ut essentiellement reve nir, car quelles qu' en soient les variations syntaxiques, c' est en e lle que la structure verbale de la maxime et la structure mentale de son auteur se rejoignent. Elle unit des termes f o rts. Mais du point de vue du sens, quels sont ce s termes f orts ? Le premier terme , celui qui vient e n tête de la maxime, celui précisément qu 'il s'ag it de d é cevoir , de dégonfler, est occ upé par ce que l' on pourr ait appeler la cl asse des vertus (la clémence, la vaillance , la forc e d ' âme, la sincé rit é , le mépri s d e la m ort) ; ces vertus, ce sont donc, si l' on veut, des irr ealia , des objets vains, des app arences dont il f aut retrou ver l a réalité ; et cette réalité, c'es t é videmment le second terme qui la donne,lui qui a la charge de révéler l'identité véritable des vertu s; ce second terme est donc occupé par ce qu e l ' on pourrait appeler la classe des r ealia , d es obj ets réels, qui co mposent le monde dont les vertus ne sont que les songes. Quels sont ces r ealia qui co mposent l 'h omme ? Ils peu vent ê tre de trois sortes : il y a d ' abord et surtout les passions (la vanit é, la f ureur, la par esse , l' ambition , soumises à la plus grande de toutes, l' amour-p ropr e); il Y a ensuite les contingences: c' e st tout ce qui dépend du hasard (e t pour La Rochefoucauld, c 'est l' un des plus grands ma îtres du monde) : hasard des événements, que la langue classique appelle la fo r tune , hasard du corps, d e la sub jec tivité physique , que cette même langue a ppelle l 'humeur; il y
1. C' est ce d ont rendra co mpte une s imple mise en é quation d e la maxime. Soit a : la phi losoph ie, b : triompher d e, c : les ma l/X ( 1 2 ,3 : passés présents et
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a enfin une dernière classe d e réalités définies par leur caractère interchangeable ; elles remplacent occasionnellement les pas sions ou les contin gences, d 'u n e f açon plus indéfinie ; ce sont des réalités atténuées, ex press ion d' une ce rtaine insignifiance du monde ; ce so nt les actions , les d éfauts, les effets, mot s gé néraux, peu marqués, suivis d' ordinaire d 'u n e relative qui en monnaye le sens mais aussi le banalise [ « ... un assemblage d 'actions et d 'intérêts que la fo rtune ou no tr e industrie savent arranger ») ; et co mme ces mots tiennent la pl ace d 'un ter me sa ns ce pendant le remplir d 'u n se ns vé ritable, on pourrait reconnaître e n eux des mots mana, f orts par la place qu 'il s occ upent dan s la structure de la maxime m ais vides - ou presque - de sens '. Entre les irr ealia (vertus) et les r ealia (passions, contingences, actions), il y a un rapport de masque; les unes déguisent les autres; on sait que le masque est un grand thème classique (la langue ne p arlait pas alors de m asque mais de vo ile ou de f ard) ; toute la seconde moitié du XVII' siècle a été travaillée par l'ambi guïté des signes. Comm ent lire l 'h omm e? La tragédie racinienne est pleine de cette incertitude : les visages et les conduites sont des signaux équivoques, et cette duplicit é rend le monde (le mon d a in) accablant, au point que renoncer au monde , c 'est se sous traire à l'intolérable inexactitude du code humain. Cette ambi guïté d es signes, La Rochefoucauld la f ait ce sser en démasquant les vertus ; sans doute, d 'abord et le plu s souvent, les ve rtus dites païennes (par exemple le mépris de la mort), ramenées impit oya blement à l 'a m our-propre ou à l'inconscience (cette réduction était un thème augustinien ,j anséniste); mais en somme toutes les vertus ; ca r ce qui importe, c'es t d'apaiser, fût-ce au prix d'une vision pessimiste, l'in supportable duplicité de ce qui se voit ; or laisser une apparence sans explication réductrice , c 'est laisser vivre un dout e; pour La Rochefoucauld, la définition, si noire soit-elle, a certainement une f onction ra ssérénante ; m ontrer que l' ordre moral n 'est que le masque d 'u n désordre contin gent est en définitive plus rassurant que d 'e n rester à un ordre appar ent mai s
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singulier ; pessimiste dans son résultat, la démarche de La Rochefoucauld es t bénéfique dans son procéd é : elle f a it cesser, à chaque maxime, l' angoisse d 'un signe douteux. Voil à don c un univers qu i ne peut s 'o rdonner que dans sa ver ticalité. Au seul niveau des vertus, c'est-à-dire des apparences, aucune structure n'est possible, puisque la structure provient précisément d 'u n rapport d e vérité e ntre le m anifeste et le caché. Il s' ensuit que les vert us, prises séparément, ne peuvent f aire l'objet d 'a u cune description ; on ne peut coo rdonner l'h éroïsme, la bonté, l 'honnêteté et la reconnaissance, par exe mple, pour en faire une gerbe de mérites, même si l' on se p roposait de démys tifier en suite le bien en gé néral; chaque vertu n'existe qu ' à par tir du moment où l'on atteint ce qu 'elle cache ; l'hom me d e La Rochefoucauld ne peut d onc se d écrire qu 'e n z igzags, selon une sinusoïde qui va sa ns cesse du bien apparent à la réalité cachée. Sans doute y des vertus plu s importantes, c 'e st-à-dire pour La Rochefoucauld plu s obsédantes : mais ce sont ce lles précisé ment où l 'i llusion, qui n' est que la di stance de la surface au f ond, est la plus grande : la reconn aissance par exemple, où l'on pour rait presque voir une ob session névrotique de la pensée jan sé niste , sans ces se ac cablée p ar l'intimidation de la fi délité (on le voit bien chez Racine où la fid élité amoureuse est toujours une valeur funèbre), et d'une mani ère plus gé nérale toutes les atti tudes de bonn e conscience, gé néralisées s ous le n om d e mérite : proposition déjà toute moderne, le mérite n'e st en somme pour La Rochefoucauld que d e la mauvaise foi . Ainsi nul système possible des vertus, si l' on ne descend aux réalités dont elles ne sont que le retournement. Le résultat para doxal de cette dial ectique, le voici : c'es t finalement le désordre réel de l'homm e (désordre des passions, des événements, des humeurs), qui donne à ce t homme son unité. On ne peut fixer une structure des vertus, car ce ne so nt que des valeurs parasites; mais on peut bien plu s f acilement assigner un o rdre a u d ésordre des r ealia. Quel ordre ? non pas c elui d'un e organisation, mais celui d'une force , ou mieux encore d 'une é n ergie. La passion et
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nous soit impartie. De vant les passions et les hasards, La Rochefoucauld montre de l' éloquence, il en parl e presque comme de per sonnes; ces force s s' organisent en hiér archie ; les commandant toute s, l'amour-propre. Cet amour-propre a à p eu près les propriétés d'une substance chimiqu e - on pourrait presque dire magique - pui sque cette substance est à la fois vitale et unitaire : elle peut être infinitésimale (ce qu 'indiquent les adjectif s su btil, fin , caché, d élicat) , sans perdre de sa force , bien au contr aire; elle est partout, au fond des vertus, bien entendu , mai s a ussi au fond d es autres passions, comme l aj alou sie ou l'amb ition, qui n 'en sont que des variétés : e lle transmute tout , les vertus en passions, ma is au ssi parfoi s, tant son pouv oir est illimité, les passions en vertus, l'égoïsme par exemple en bont é ; c 'est un Prot ée ; comme pui ssance de désordre, la passion (ou l' amour-propre, c'est la même chose) est un dieu a ctif, tour ment eur ; par son action incessante, à la f ois multiforme et monotone, il met dans le monde une obsession, un chant de basse dont la profu sion des conduites diverses n' e st que le contrepoint : le désordre répété est en somme un ordre , le seul qui nou s soit concédé. Or, à force de constitu er la pas sion en principe actif, La Roch efouc auld ne pouv ait qu'apporter une attention aiguë, subtile, inquiète, ét onnée aussi, aux inerti es de l' h omme, à ces sortes de passions atones, qui sont comm e le négatif ou mieux encore le scandale de la pa ssion : la f aiblesse et la p ar esse ; il Ya quelque s ma ximes pénétrantes sur ce s ujet; com ment l'homme peut- il être à la f ois inactif et passionné ? La Rochefoucauld a e u l'intuition de ce tte dialectique qui fait de la négativité une for ce ; il a compri s qu'il y a vait dan s l'h omme une résistance à la pa ssion, mais qu e cette résistance n' était p as une vertu, un e ffort vo lontaire du bien, qu ' elle était au contrai re une seconde pa ssion, plu s ru sée qu e la première ; c'e st pourquoi il la considère avec un p essimisme absolu; les p assions a ctives sont finalement plus estimables, parce qu 'elles ont une f o rme ; la pare sse (ou la f aiblesse) es t plus e nnemie de la vertu qu e le vice, elle alimente l'hypocrisie, joue à la fronti ère des vertu s, elle
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tale, c'est pr écisément, par so n aton ie, d'empêcher la dialectique même du bien e t du mal : pa r e xemple, on ne peut être bon s ans une certaine méchancet é; mais lorsque l' h omme se laisse saisir par la p aresse d e l a méchanceté , c ' est la b onté même qui lui e st inéluctablement dé robée. On le voit , il y a d ans cet édifice profo nd u n vertige du néant : descendant de palie r en palier, de l' h éroïsme à l' ambition, de l'ambition à la j alousie, on n 'a tteint j amais le f ond de l'homme, on ne peut j amais en do nner une défini tion derniè re, qui so it irré ductibl e; quand l' ultime passi on a été désig née, cette passion elle-m ême s'é vanouit, elle peut n'être que paress e, inertie, néant ; la ma xime est une voie infinie de déception; l 'h omme n' est plu s qu'un s quelette de pass ions, e t ce squelette lui-même n'est peut- être qu e le fanta sme d 'u n ri en : l 'homme n ' est pas s ûr. Ce verti ge d e l' irréel est pe ut-être la ranç on de toutes les e ntre prises de démystification, en sorte qu ' à la plus grande lucidité correspond souvent la plus gran de irréalité. Débarrassant l'homme de ses ma sques, comment, où s'ar rêter ? La voie est d'autant mieux f e rmée pour La Rochefoucauld que la philo sophie de son temps ne lui f ournissait qu 'u n monde co mposé d' essenc es ; la seule relation que l' on po uvait raisonnablement supposer à ce s esse nces était un e rel ation d 'identité, c 'est-à-dire une rel ation immobile, f e rmée aux idées dialectiques de reto ur, de circularité, d e deve nir ou de tr ansitivité ; ce n 'e st pas que La Rochefoucauld n 'a it eu une certaine imagination de ce qu' on appel ait alor s la contrariété ; sur ce point, certaines de ses maximes sont étrangement moderne s ; admi s la séparation des essences morales ou pa ssionnelles, il a bien vu qu 'ell es pou vaient nou er ce rtains échanges, que le m al pouvait sortir du bien, qu'un excès pouvait changer la qua lité d' une chose; l' o bjet même de son « pessimisme » , c'est en définitive, au bout de la maxime, hors d ' elle, le monde, les conduites que l' on peut ou ne peut pas y tenir , bref l'ordre du fa ire, comme nous dirions au jourd' hui ; c e pressentiment d 'une tran sformation des essen ces fatales par la pr axis hum aine, on le voit bien dans la distinctio f r équent L Rochefoucauld étab lit t la
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sement: « On croit quelquefois haïr la fla tterie, mais on ne hait que la manièr e defla tter» ; ou e nco re : « L 'amour , tout agréable qu'il est, plaît encore plus par les manièr es d ont il se montre que par lui-même. » Ma is au moment mêm e où La Rochefoucauld sem ble affirmer le monde en récup érant à sa faço n la di alec tiqu e, un pro je t manifestement mora l interv ient, qu i imm obili se la descriptio n viva nte so us la d éf ini tion terroriste, le co nstat so us les am big uïté s d' une loi, qu i e st donn ée à la fois co mme morale et physique. Or, cette imp uis sance à a rrêter à un ce rtain moment la déce ption du monde, e lle est tout entière dans la f orme m ême des Max imes , dans cette r elation d 'identité restr ictive , à laquelle il faut do nc une f ois de plu s revenir. Car si les vert us occupent le premier terme de la relation et les passions, co ntingences et actions le seco nd terme , et si le seco nd terme est déceptif par rapp ort au premier, cela veut dire que l' apparence (o u le masque) co nstitue le su j et du discours et que la réalité n'en es t qu e le prédi cat; autrement dit, le monde entier est vu , ce ntr é , dir ait-on en termes de photographie, sous les espèces du para ître , dont l' être n'est plu s qu 'u n attribut ; certes la démarche de La Rochefoucauld semble à première vue obj ective pui s qu 'elle veut retrouver l'être sous l' apparence, le réel des pas sions so us l' alibi des grands se ntiments ; mais ce qui est projet authentique de vérité reste pour ainsi dire imm obilisé, enchanté dan s la f o rme de la maxim e: La Rochefoucauld a beau dénon cer les grandes entités de la vie morale comme de purs so nges , il n ' en co nstitue pas m oins ce s songes en su je t s du discours, dont finalement toute l ' explication co nséquente re ste p risonnière : les vert us sont des songes , mais des so nges pétrifiés : ces masques occ upent to ute la scè ne; o n s 'é puise à les p ercer s ans cependant jamais les qu itter tout à f a it: les M aximes so nt à la longue co mme un c auchem ar d e vérité.
La démystification infini e que les Max imes mettent en scène ne pouvait laisser à l' écart (à l' abri) le f aiseur de maximes lui
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nous appr ennent nous connaître nous-mêmes, qu 'en eut le f ou d ' Ath ènes d e se pl aindre du médecin qui l'avait guéri d e l' opi nion d ' êtr e riche. La Rochefoucauld abo rde ici , de biais et par une réf érence d 'époque a ux moralistes de l'Antiquité, le statut mêm e du démystificateur a u se in du groupe qu e tout à la fois il exprime e t il attaq ue. L' aut eur des maximes n' est pas un écri vain ; il dit la vér ité (du moin s il e n a le projet déclaré), c 'e st là sa fo nction: il préfig ure donc plu tôt ce lui qu e nous appelons l'intellectuel. Or, l'in tellectuel est to ut e ntier défin i par un statut contradictoir e; nul doute qu ' il ne so it délégué par son gro upe (ici la soc iété m ondaine) à un e tâc he précise, mai s cette tâc he es t co ntestatrice ; e n d 'autres termes, la soc iété ch arge un homme, un rhéteur , de se retourn er co ntre ell e et de la c ontester. Tel est le lien ambigu qui semble unir La Rochefouc auld à sa cas te; la maxime est dire ctement issue des Salons, mille témoignages historiques le disent ; et pourt ant la ma xime ne cesse de co ntes ter la mondanité ; tout se passe c omme si la so ciété mondaine s'octroyait à travers L a Rochefoucauld le spectacle de sa propre contestation; san s doute cette c ontestation n'est-elle pas vérita blement d angereuse, pui squ ' elle n'est pa s politiqu e, mai s seule ment psychologique , aut orisée d' aill eurs par le climat ch rétien ; comment cette ari stocratie d ésabusée aurait-elle pu se retourner contre son acti vité même, puisque ce tte acti vité n' était pas de travail mai s d 'o isiveté ? La co ntestation de L a Roch efoucauld , à la fois âpre et inadéquate , définit assez bien les lim ites qu 'u ne caste d oit donn er à sa pr opre interrogation s i ell e la ve ut à la f ois puri fiante et sans dang er : les lim ites même de ce qu 'on appel lera trois siè cles dur ant la psychologie. En s omm e le gro upe demande à l 'i ntellectuel d e pui ser e n lui mêm e les raisons - co ntradictoi res - de le contester e t de le rep résenter, et c' est pe ut-être cette tension, plu s vive ici qu 'a illeurs, qui donne aux M aximes de La Rochefoucauld un car actère déroutant, du moins si nou s les ju geons d e notre p oint de vue moderne ; l' ouvrage, dans so n discontinu, passe sans cesse de la plu s grande or igina lité à la plus grand e banalit é; ici »
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Nouveaux essais cr itiques
justes), il est vrai d 'autant plu s neutres que toute une littérature les a depuis banalisés ju squ'à l' écœurement; la maxime est un être bifrons , ici tragique, là bourgeois ; en dépit de sa frappe aus tère, de son écriture cinglante et pure , elle est essentiellement un discours ambigu, situé à la frontière de deux mondes. Quels mondes ? On peut d ire: celui de la mort et celui du je u. Du côté de la mort, il y a la que stion tragique par excellence, adressée par l'homme au dieu muet : qui C' est la question sans cesse formulé e par le héros racinien, Ériphyle par exemple, qui ne cesse de vouloir se connaître et qui en meurt ; c'est aussi la ques tion des Max imes : il y es t répondu par le terrible, par le f unèbre n'est que de l' identité restrictive, et encore, on l 'a vu, cette réponse est-elle peu sûre, puisque l'homme ne quitte jamais franchement le songe de la vertu. Mai s cette que stion mortelle, c'est aussi, par excellence, la question de tous les jeux. En inter rogeant Œdipe sur l' être de l'h omme, le Sphinx a fondé à la fois le discours tragique et le discours ludique, le jeu de la mort (puisque pour Œdipe la mort était le prix de l'ignorance) et le jeu de salon . Qui êtes-vous ? Cette devinette est aussi la question des Max imes; on l' a vu, tout, dans leur structure, est très proche d'un jeu verbal , non pas, bien entendu, d 'un hasard des mots tel que pou vaient le con cevoir les surréalistes, eux aussi d' ailleurs faiseurs de maximes , mais du moins d'une soumission du sens à certaine s formes pré-établies, comme si la règle formelle était un instrument de vérité. On sait que les maximes de La Roche foucauld sont effecti vement nées de j eux de salons (portraits, devinettes, sentence s) ; et cette rencontre du tragique et du mondain , l'un frôlant l'autre, ce n'est pas la moindr e des vérités que nous proposent les M aximes: leurs découvertes peuvent ici et là passer, emport ées par l' h istoire des homme s, mais leur projet reste, qui dit que le jeu touche à la mort du sujet '.
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Les planches de l '« Encyclopédie »
Notre littérature a mis très longtemps à découvrir l'objet ; il faut attendre Balzac pour que le ro man ne soit plus seulement l'espace de purs rapports humains, mais aussi de matières et d'u sages appelés à jouer leur partie dans l'histoire des passions: Grandet eût-il pu être avare (littérairement parlant), sans ses bouts de chandelles, ses morceaux de sucre et son crucifix d 'o r ? Bien avant la littérature, l'Enc yclopédie, singulièrement dans ses planches, pratique ce que l'on pourrait appeler une certaine phi losophie de l' objet: c'es t-à-dire qu'elle réfléchit sur son être, opère à la f ois un recensement et une définition; le dessein tech nologique obligeait sans doute à décrire des obj ets; mais en séparant les images du texte, l' Encyclopéd ie s'engageait dans une iconographie autonome de l' objet, dont nous savourons aujourd'hui toute la pui ssance, pui sque nous ne regardons plus ces illu strations à des fins pures de savoir, comm e on voudrait le montrer ici. Les planches de l'Encyclopédie présentent l'objet, et cette présentation a joute déjà à la fin didactique de l'illu stration une ju stification plus gratuite, d'ordre esthétique ou onirique : on ne saurait mieux comparer l'im agerie de l' Encyclop édie qu ' à l' une de ces grandes expositions qui se font dans le monde depuis une centaine d 'années et dont, pour l' époque, l' illustration encyclo pédique fut comme l'an cêtre : il s 'a g it toujours dans les deux cas à la fois d'un bilan et d'un spectacle : il faut aller aux planches de l'En cyclopédie (sans parler de bien d'autres motifs) comme on va
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qu'il s couvrent toute la sphère des matières mises en forme par l'homme : vêtements, voitures, ustensiles, armes, instruments, meubles, tout ce que l 'homme découpe d ans le bois, le métal , le verre ou la fibre est ici cat alogué, du ciseau à la statue, de la fleur artifici elle au na vire. Cet objet e ncyclopédique est ordinairement saisi par l' image à trois niveaux: anthologique lor sque l'objet, isolé de tout c ontexte, est présenté en so i; a necdotique, lor squ'il est « naturalisé » par son insertion dans une g rande scène vivante (c'est ce qu' on appelle la vignette); géné tique, lorsque l' image nous livre le trajet qui va de la matière brute à l'objet fini: genèse, esse nce, praxis, l' objet est ainsi cerné sous toutes ses catégorie s: tantôt il est, tantôt il est f ait, tantôt enfin il fait. De ces trois états, assignés ici et là à l'obj et-image, l'un est certainement privilégié par l 'Enc ycl opédi e: celui de la naissance: il est bon de pouvoir montrer comment on peut f aire surgir les choses de leur inexi stence même et créditer ainsi l'h omme d'un pouvoir inouï de création : voici une campagne; le pl ein de la nature (ses prés, ses collines , ses arbres) constitue un e sorte de vide humain dont on ne voit pas ce qui pourrait sortir; cependant l'image bouge, des objets nai ssent, avant-coureurs d'hu m anit é: des raies sont tracé es s ur le sol, des pieux sont enfoncés, de s trous creusés; une coupe nous montre sous la nature déserte un réseau puissant de sapes et de filons : une mine est née. Ceci est comme un sym bole: l'homme encyclopédique min e la nature entière de signes humains; dans le paysage encyclopédique , on n'est jamai s seul ; au plus f ort de s éléments, il y a toujours un pr oduit fraternel de l'homm e: l' objet est la signature hum aine du monde. On sait qu'u ne simple matière peut donner à lire toute une his toire : Brecht a retrouvé l' e ssence misérable de la guerre de Trente An s en traitant à fond des étoffes, d es osiers et des bois. L'objet encyclopédique sort de matières générales qui sont encore celles de l'ère artisanale. Si nous visitons aujourd'hui une exposition internationale, nous percevrions à travers tous les objets exposés deux ou troi s matières dominantes, verre , métal, plastique sans dout e; la matière de l'objet encyclopédique e st
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par leur matièr e, résistante mais non cassante, constructible mais non plastique. Rien ne montre mieux ce pouvoir d'hum anisation du bois que le s machines de l' Encyclopéd ie; dans ce monde de la technique (encore artisanale, car la g rande industrie n ' est pas née), la machine es t évi demment un ob je t capita l; or la plupart des machines de l' Encyclopé die sont en bois ; ce sont d ' énormes échafauds, fort compl iqués, da ns lesquels le métal ne f ournit souvent qu e les roues dentelées. Le bois qui les constitue les tient assujetties à une certa ine idée du j eu : ces machines so nt (pour nous) comme de grands jo uets; co ntrairement aux images modernes, l'h omme, toujours présent dans quelque co in de la machine, n'est pas avec e lle dans un simple rapp ort de sur veillance ; tournant une manivelle, jouant d 'une pédale, tissant un fil , il p articipe à la machine, d'une façon à la foi s active et légère; le graveur le représente la plup art du temp s habillé proprement en monsieur ; ce n'est pas un ouvrier, c 'e st un petit seigneur qui joue d 'une sorte d'orgue technique dont tou s les rouages sont à découv ert; ce qui frappe dans la ma chine e ncy clopédique, c'est son ab sence de secret ; e n elle, il n'y a aucun lieu cach é (ressort ou coffret) qui recèlerait magiquement l' éner gie, comme il arrive dans nos machines modernes (c'est le mythe de l'électricité que d' être une pui ssance gé nérée par elle même, donc enferm ée ); l' énergie est ess entiellement ici trans mission, amplific ation d'un simple mouvement humain ; la machine encyclopédique n' est j amais qu'un immense relais ; l'homme est à un terme, l' objet à l'autre ; entre les deux, un milieu architectural , fait de poutres, de cordes et d e roues, à tra vers lequel, comme une lumière, la force hum aine se développe s'affine , s 'a ugmente et se précise à la fois : ainsi, dans le métier à marli, un petit homme en jaq uette, assis au cla vier d 'u ne immense machine en bois, produit une gaze extrêmement fine, comme s'il jou ait d e la mu sique ; ai lleurs, d ans une p ièce entiè rement nue, occup ée seulement par tout un j eu de bois et de filins, une jeune f e mme assise sur un banc tourn e d'une main une manivelle, cependant que son a utre main reste doucement
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Simpli cité presq ue naïve, so rte de légende dorée de l'arti sanat (car il n' y a dans ces pla nches nulle trace du mal soc ial) : l' Encyclopé die co nfond le si mple, l' élémentaire, l' essentiel et le ca usal. La technique en cyclopédique est s imple parce qu'ell e es t réduite à un espace à deux terme s: c' est le trajet ca usal qui va de la mati ère à l' objet ; aussi toutes les planches qui mett ent en cau se quelque opération technique (de tran sformation) mobili sent-elles un e esthétique de la nudit é : grandes pièces vides, bien éclairées, où se uls cohabitent l' h omme et so n travail : espace sans parasites, aux mur s nu s, aux tables rases ; le simple n' est ici rien d 'autre que le vita l; on le voit bien dans l' atelier du bou langer ; comme élément premier, le pain impl ique un lieu austè re ; à l' opposé, la pâtisserie, ap partenant à l' ordre du super flu, prolifère e n instruments, opérations, produ its, dont l' en semble agité co mpose un certain baroqu e. D 'u n e manière gé né rale, la p roduction de l' objet entraîne l'im age vers une s implicité presque sac rée; so n usage au co ntraire (représenté au moment de la vente, dans la boutique) autori se un enjolivement de la vignette, abond ante e n instruments, accessoires et attitudes : austérité de la création, lux e du commerce tel es t le double rég ime de l' objet e ncyclopédique : la densité de l'image, sa charge ornementale signif ie touj ours que l' on passe de la pro duction à la co nsom mation. Bie n e ntendu, la prééminence de l' objet dans ce monde pro cède d 'u ne volonté d 'inventaire, mais l'in ventaire n'e st j amais une idée neutre ; re censer n' est pas seulement cons tater comme il paraît à première vue, mai s aussi s ' approprier. L 'Encyclop éd ie est un vas te bilan de propriété ; Groethuysen a pu oppo ser à l' orbis pictus de la Renai ssance, animé par l'esprit d 'une connaissance aventureuse, l' encyclopédisme du siècle, fondé, lui, sur un savoir d ' appropriation. Formellement (ceci est bien se nsible dans le s planches), la propri été dépend essentielle ment d 'u n ce rtain morcellement des chose s: s'ap proprier, c'est f r agmenter le monde, le diviser en objets finis, assujettis à l' homme à pro portion mêm e de leur discontinu : ca r on ne peut
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commencé à la G enèse, mais au Déluge, lor sque l' h omme a été contraint de no mmer chaque espèce d 'anim aux et de la loger, c' est -à-dire de la séparer de ses es pèces voisine s; Encyclopédie a d 'ailleur s de l' arche d e Noé une vue esse ntiellement pragmatiqu e; l' arche n'es t pas pour elle un navire - objet tou jours plus ou moins r êveur>, mais une longue cai sse flottante, un cof f re de recel ; le seul probl ème qu'elle semble poser à l' Enc yclop édie n' est cert es pas théolo gique: c' est celui de sa con struction ou même, en terme s plus techniques, comme il se doit , de sa charpente, et plu s exa ctement e ncore, de ses fenêtre s, puisque chacune d ' elles correspond à un couple typique d 'animaux, ainsi di visés , nommés, dome stiqu és (qui passent genti ment leur tê te par l' ouverture). La nomenclature ency clopédique (quel qu 'en soit parfoi s l' ésotérisme technique) fo nde en e f fet une po ssession f amilière. Ceci est remarquable, car rien n'oblige logiquement l'objet à être toujours amical à l 'homme. L' objet, bien au contraire, humainement , e st un e chos e tr ès ambiguë ; on a vu qu e pendant longtemps notre littérature ne l' a pas reconnu; plus tard (c'està-dire , en gro s, au j ourd 'hu i), l' objet a é té dou é d'une opacité malh eu reuse ; ass imilé à un état inhum ain de la nature, on ne peut penser à sa prolifération sa ns un se ntiment d 'apocalypse ou de ma l-être : l' objet moderne, c' est, ou bien l' ét ouf f ement (Ione sco) , ou bi en la nausée (Sart re). L 'objet encyclopédique est au contraire assujetti (on pourrait dire qu 'i l e st précisément p ur objet, au sens étymologique du terme), pour une raison très simple et co nstante : c 'est qu'il es t à c h aque f ois signé par l'h omm e; l'im age es t la voie pri vilégiée de cette présence hum aine, car elle permet d e di sposer discrètement à 1' horizon de l'objet un homme permanent ; les planches de l'En cyclopédie sont touj ours peuplées (e lles offr ent e n cela une grande parenté avec une autre iconographie « pr ogressiste » , ou p our ê tre plus précis, bour geoise : la peinture hollandaise du XVIIe siècle) ; vous pouvez imaginer l' objet naturellement le plu s so litaire, le plu s sa uvage; soyez s ûr q ue l 'h omme sera tout de même d ans un coin
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Géants, cet amas de ba saltes ef frayants composé par la nature à Antrim, en Écosse; ce paysage inhum ain est, si l' o n peut d ire, bourré d' humanité; des messieurs en tricorne, de belles d ames contemplent le paysage horrible en devisant famil ièrement ; plus loin des hom mes pêchent, des savants soupèsent l a matière minérale : analysé en foncti ons (spectacle, pêche, science), le basalte est r éduit , appri voisé, f ami liarisé, parce qu ' il est divisé : ce qui frappe dans toute l' E nc yclopé die (et singulièrement d ans ses images), c' est qu 'ell e propose un mond e sans p eur (on verra à l' instant que le mon strueux n'en est pas exclu, mais à titre bien plus « surréaliste » que terrifian t). On peut même préciser davantage à quoi se réduit l'h omme de l'image ency clopédique, quelle est, en quelque sorte, l 'essence même de son humanit é: ce sont ses mains. Dans beaucoup de planches (qui ne sont pas les moins belles), des mains, coup ées de tout corps, voltigent autour de l' ouvrage (car leur légèreté est extrême) ; ces mains sont sans doute le symbole d' un monde artisanal (il s'agit encore de métiers traditionnels, peu mécanisés, la machine à vapeur est escam otée), comme on le voit par l'importance des tables (gra ndes, plates, bien éclairées, souvent cernées par de s mains) ; mais au-delà de l' artisanat, c 'es t d e l' essence humaine que les mains sont fat alement le signe inducteur : ne voit-on pas encore aujourd'h ui, s ur un mode p lus détourné, notre publicité re venir sans ce sse à ce motif mystérieux, à la fois naturel et surnaturel, comm e si l' h omme ne cessait de s'étonner d 'avoir des m ains? On n' en finit pas facilement avec la ci vilisation de la main, Ainsi, dans l'état immédiat de ses représentations, l' Encyclopédie n' a dé jà de cesse de familiariser le monde des objets (qui est sa m atière première), en y adjoignant le chiff re obsédant de l' h omme , Cependant, au-delà de la lettre de l 'im age, cette humanisation implique un système intellectuel d'une extrême subtil ité: l' image encyclopédique est humaine, non seulement parce qu e l'h omme y est figuré, mais aussi parce qu 'elle consti tue une structure d ' inf ormations. Cette structure, quoique icono graphique, s'art icule da ns la plupart des cas co mme le vrai lan
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tique structurale ; on sait en effet que tout discours comporte des unités signifiantes et que ces unités s 'ordo nnent selon deux axes, l'un de substitution (ou paradigmatique), l' autre de contiguïté (ou syntagmatique ); chaque unité peut ainsi varier (virtuelle ment) avec ses parentes, et s' enchaîner (réellement) avec ses voisines. C' est ce qui se passe, grosso modo , dans une pl anche de l' E ncyclopé d ie, L a plupart d e ces p lanches sont f ormées de deux parties; dans la partie inférieur e, l' outil ou le g este (objet de la démonstration), isolé de tout contex te réel, est mo ntré dans son essence ; il co nstitue l'unité inf ormative et cette unité est la plupart du temp s variée : on en détaille les aspects, les éléments, les espèces ; cette partie de la planche a pour rôle de d écliner en quelque sorte l' objet, d' en manifester le paradigme ; au contraire, dans la partie supérieure, ou vignette, ce même objet (et ses variétés) est saisi dans une scène vivante (généralement une scène de vente ou de confection, boutique ou atelier), enchaîné à d'autres objets à l 'intérieur d 'u n e situation réelle : on retrouve ici la dimension syntagmatique du mess age; et de même que dan s le discours oral, le système de la langue , per ceptibl e surtout au niveau paradigmatique, est en quelqu e sorte caché derrière la coulée vivante des mots, de même la planche encyclopédique joue à la fois de la démonstration intellectuelle (par ses objets) et de la vie romanesque (par ses scènes) , Voici une planche de métier (le pâtissier ): en bas, l' ensemble des instrum ents variés, nécessaires à la profession : dans cet état paradi gmatique, l'in strument n 'a aucune vie : inerte, f i gé dans son essence, il n'est qu 'u n schème démonstratif, analogue à la forme quasi scolaire d 'u n paradigme verbal ou nominal ; en haut, au contraire, le f ouet, le hachoir (les pâtissiers f aisaient des pâtés en croûte), le tamis, la bassine, le moule sont dispersés, enchaînés, « agis » d ans un tableau vivant, exactement co mme les « cas » di stingués par la grammaire so nt ordinairement don nés sans qu'on y pense d ans le discours réel, à cette différence près que le syntagme encyclopédique est d 'u ne extrême densité de se ns ; en langage informationnel , o n dira qu e la scène com
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La plupart des obje ts issus du par adigme inf é rieur se retrou vent donc dan s la vignette à titr e de signes; a lors que la nomen clat ure ima gée des instruments, ustensiles, produits et gestes ne comporte par définition aucun secret, la vignette, chargée d 'u n sens disséminé, se présente touj ours un peu c omm e un rébu s: il faut la déchiffrer, repérer en elle les unités informatives. Du rébu s, la vignette a la den sité m êm e: il fa ut que to lites les infor mations rentrent de f orce dans la scène véc ue (d'où, à la lecture, une certaine exploration du se ns); d ans la pl anche co nsacrée au coton, un cert ain nombre d'accidents doivent nécessairement renvo yer à l 'e xotisme du végétal : le palmier, le chaume, l'île, le crâne rasé du Chinoi s, sa longue pipe (peu pratique à vrai dire pour travailler le coton mai s qui appelle l' image de l'opium), aucune de ce s informations n'est inn ocente : l'image est bourrée de significations démo nstratives ; d 'un e faço n ana logue, la lan terne de Démosthène est admirable p arce qu e deux hommes en parlent et la mon trent du doigt; c 'e st une a ntiquité p ar ce qu'elle voisine avec une ruine ; elle e st situ ée en Grè ce , parce qu'il y a la mer , un batea u; nous contemplons son état présent parce qu' une bande d' hommes dan se en cercle, à côté, quelque chose comme le bouzouki. De c ette sorte de vocation cr yptographique de l' image, il n' y a pa s de meilleur sy mbole que les deux planches con sacrées aux hémisphères ; une sphère, enserrée d 'u n fin résea u de lignes, donne à lire le dessin de ses continent s; mai s ces li gnes et ce s contours ne sont qu 'un tran sparent léger derri ère lequel flottent, comme un sens de d errière, les figures des con stellations (le Bouvier, le D auphin, la Bal ance, le Chi en). Cependant la vignette , condensé de sens, off re aussi une résis tance au se ns, et l'on peut dir e que c'es t dans cette résistance que paradoxalement le langage de la planche dev ient un lan gage complet, un langage adulte . Il est e n ef f et év ident que pour un lecteur de l' époque la scène elle-même comporte souvent très peu d'i nformations neuves : qui n' avait vu une boutique de pâtissier, une campagne labourée, une pêche en rivière ? La fonction de la vignette e st donc ailleurs : le syntagme (puisque
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communication intellectuelle : le se ns n ' est achevé que lorsqu'il est en quelque sorte naturalisé da ns une action complète de l'homme ; pour l'En cyclopéd ie au ssi, il n'y a de message qu 'e n situation. On voit par là combien finalement le did actisme de l'En cyclopédie est ambi gu : très f ort dans la partie inf érieure (paradigmatique) de la planche, il se d ilue à son niveau syntag matique, rejo int (sa ns se perdre vraiment) ce qu 'i l f aut bien appeler la vérité romanesq ue de toute action hum aine. À son étage dém onstratif, la planche encyclopédique constitue une langue radicale, f a ite de pur s concepts, sans mot s-o utils ni syn taxe ; à l' étage supérieur, cette langue radicale devient langue humaine, elle perd volonta irement en intelligib le ce qu 'e lle gagne en véc u. La vignette n' a pas se ulement une f o nction exi stentie lle, mais aussi, si l'on peut dire , é pique; elle e st chargée de repr ése nter le terme glorieu x d' un grand tra jet, celui de la matière tra nsfor mée, sublimée par l 'h omme, travers une série d'épisodes et de sta tion s: c'est ce qu e symbolise parfaitement la c oupe du moulin, où l'on voit le grai n cheminer d 'étage en étage pour se réso udre en f arine. La démonstration apparaî t enc ore plu s f orte lors qu ' elle est vo lontairemen t artificielle : par la por te ouverte d' une boutique d 'a rmes, on aperçoi t da ns la rue deux hommes en train de ferrailler : la scène est peu probable, logique cepe ndan t si l' on veut m ontrer le te rme ultime de l' opération (sujet de la planche), qui est le fourbissa ge : il y a un trajet de l'objet qui doi t être honoré j usq u' a u bou t. Ce tra jet est souvent paradoxal (d' où l' in térêt qu 'i l y a à en bien montrer les termes) ; une masse énorme de bois et de cor dages produit une gracieuse tapi sserie fleurs : l' objet fini, si diff é rent de l' appareil qui lui a donn é naissance, est placé en regard ; l' ef fet e t la c ause, ju x tapo sés, f orment une figure du sens par con tiguïté (qu'on appe lle métonymi e) : la charpente du métier sign if ie finalement la tapisserie. Le para doxe atteint son comble (sav oureux) lorsqu' on ne peut plu s per cevoir a ucun rapport de substa nce entre la matière de départ et l' objet d ' arrivée : chez le cartier, les ca rtes jo uer naissent d' un vide l rou d dans l' elier d fleuri te artif iciel à
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s' y m ènent sont constamment ant ipathiques à l'idée de fl eur : ce sont des p oinçonnages, de s coup s de marteau, de s découp ages à l'emporte-pièce : quel rapport entre ces épreuves de force et la fragile efflorescence de l'anémone ou de la renoncule? Préci sément un rapport hum ain, celui du f aire tout-pui ssant de l'homme, qu i de rien peut f a ire tout. L' En cyclopédie témoigne donc constamment d 'une certaine épopée de la m atière, mais cette épopée est aussi d'u ne certaine façon celle de l' esprit : le t rajet de la matière n'est autre chose, pour l' encyclopédiste, que le cheminement de la raison : l' image a au ssi une f o nction logique. D iderot le d it expressément à pro pos de la ma chine à fa ire des b as, dont l'im age va reproduire la structure : « On p eut la r e garder comme un seul e t unique rai sonnement d ont la fabri cation d e l' o uvrage est la conclusion ; auss i r è gne-t-il entre ses parties une si grande d é pendance qu 'en retrancher un e seule , o u alt érer la fo r me d e celles qu 'on ju ge les mo ins importantes, c 'est nuir e à t out le mécanisme. » On trouve ici prophétiquement formulé le principe même des ensembles cybernétiques ; la planche, image de la machine, est bien à sa faç on un cerveau; on y introduit de la matière et l'on dispose le « progra m me » : la vignette (le syntagme) sert de conclu sion . Ce cara ctère logique de l' image a un autre modèle, celui de la dialectique : l'im age analyse, énumère d 'abord les éléments épars de l' objet ou de l 'opération et les jette comm e sur une table sous les ye ux du lecteur, puis les recompose, leur adjoignant même pour f i nir l'é paisseur de la scène, c' e st-à dire de la vie. Le montage en cyclopédique est fond é en raison : il descend d ans l'an alyse aussi profondément qu'il e st nécessaire pour « apercevoir les é l éments sans con f usion» (selon un aut re mot de Diderot, à propo s précisément des dessins, fruit s d'en quêtes sur place men ées p ar les de ssinateurs d ans les ateliers) : l'im age est une sorte de synopsis rationne l: elle n'illustre pas seulement l'obj et ou son trajet, m ais aussi l'e sprit même qui le pense ; ce doubl e mouvement c orrespond à une double lecture ; si vous lisez l a pl anche de bas en haut , vous obtenez e n quelque
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teurs ; vou s allez de la nature à la socia lité ; mais si vous lisez l'image de haut en bas, en partant de la vignette, c 'es t le chemi nement de l'esprit analytique que vous reproduisez ; le monde vous donne de l' u suel, de l' é vident (c'e st la scène) ; avec l'en cyclop édiste, vous descendez progressivement aux causes, aux matières, aux élé ments pre miers, vous allez du véc u au causal, vous intellectualisez l 'objet. Le p rivilège d e l'im age, op posée e n cela à l 'écriture, qui est linéaire, c 'e st d e n' obliger à auc un sens de lecture : une image est toujours privée de vecteur logique (des expériences récentes tendent à le prouver) ; celles de l'En cy clopédie p ossèdent une circularité précieuse : on peut les lire à partir du vécu ou au contraire de l' intelligible : le monde réel n'est pas réduit , il est suspendu en tre deux grands ordres de réalité, à la vérité irréductibles. Tel est le système informatif de l'i mage encyclopédique . Cependant l' information n' est pas close avec ce que l' image pouvait dire au lecteur d e son épo q ue : le lecteur moderne reçoit lui aussi de cette image ancienne des infor mations qu e l' ency clopédi ste ne pouvait pré voir: inf o rmations historiques tout d'abord: il es t assez évident que les pl anches de l' Encyclopéd ie sont une mine d e ren seignements p récieux sur la civil isation du XVIIIe siècle (tout au moin s de sa première moitié) ; information rêveu se, si l' on peut d ire, ensuite : l' objet d' époque ébranle en nous des analogies prop rement modernes ; c'est là un phéno mène de conn otation (la connotation, notion linguistique pré cise, est con stituée par le d éveloppement d 'u n sens second), q ui justifie prof ondément l'édition n ouvelle des documents anciens. Prenez par exemple la dili gence de Lyon ; l'Encyclopédie ne pouvait viser à rien d' autre qu ' à la reproduction objective - mate, pourrait-on dire - d 'u n ce rtain moye n d e transport ; or il se trouv e que ce co f fre massif et f ermé évei lle tout de suite en nous ce que l'on pourrait appeler les souvenirs de l 'imagination : histoires de band its, e nlèvements, rançons, t ransferts nocturnes de prisonniers m ystérieux, et même plu s près de nous, westerns, tout le mythe héroïque et sinistre de la diligence e st là, dans cet
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encyclopédique, celle-là même du temps qui transforme l' objet en mythe. Cec i amène ce qu 'il faut bien appeler la Poétique de l'image encyc lopédique, si l' on acce pte de défi nir la P oétique comme la sphère des vibrations infinies du sens, au ce ntre de laquelle est placé l'objet littéral. On peut di re qu'i l n' y a pas un e pl anche de l' Enc yclopé d ie qu i ne vibre bien au-delà de son propos démons tratif. Cette vibration singu lière est avant tout un étonnement. Certes, l' image encyclo pédique est tou jo urs claire ; mais dans une rég ion plus pro fonde de nous-mêmes, au-delà de l'i ntellect, ou d u moin s dans son profil , des questions naissent et nous débordent. Voyez l' étonn ante image de l' h omme réduit à son réseau de veines ; anatomique rejoint ici grande inter rogation poétique et philosophiqu e : Qu ' est-ce qu e c 'est ? Quel nom donner ? Comment d onner un nom ? M ille noms surgissent, se dé logent les un s les autre s : un ar bre, un o urs, un mon stre, une cheve lure, une étoffe, tout ce qui déborde silhouette hum aine, la distend, l'attire vers des régions lointaines d'elle-même, lui f ait f ranchi r le partage de natur e; cependan t, de même que dan s l' esquisse d'u n maître, le f o uillis des coups de crayon se résout f i nalement en une f o rme pure et exacte, parf aitement signifiante, de même ici toutes les vibra tions du sens con courent à nous imposer une cert aine idée de l'objet ; dans cette forme d' abord hum aine, puis animale, puis végé tale, nous reconnais sons toujours une sorte de substance uniqu e, veine, cheveu ou fil, et accé dons à cette g rande matière indiff érenciée dont la poé sie verbale ou picturale est le mode de co nnaissance: devant l'homme de l' Enc yclop é die , il faut dire le fib r eux, comme les ancie ns Grecs disaient l 'humid e ou le chaud ou le rond : une certaine esse nce de la ma tière es t ici affi rmée . Il ne peut en effet y avoir de poésie anarchique. L' icono graphie de l' Enc yclop é die est poétique parce que les déborde ments du sens y ont toujours une certaine unité, suggèrent un sens ultim e, transcendant à tous les essais du sens . Par ex emple : l'image de matrice est vrai dire assez énigmatiq ue ; cepen
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pas le traum atisme originel attaché cet obje t. Il y une certaine horreur e t une certaine fascination co mmunes quelques objets et qui fondent précisément ces obje ts en une classe homogène, dont la Poétique affirme l'unité et l'identité. C'es t cet ordre pro fond de la métaphore qui j ustifie - poétiquement - l e recours à une certaine catégorie du monstrueux (c'est du moins, selon la loi de conn otation, ce que nou s percevons devant certa ines planches): monstres anato miques, co mme c 'est le cas de l' énig matique matri ce ou ce lui d u buste aux bras co upés, la poitrine ouverte , au v isage révulsé (de stiné nous m ontrer les a rtères du thora x) ; m onstres surréa listes (ces statues éque stres ga inées de cire et de liens), objets imm enses et incompréhensibles mi chemin entre le bas et le portemanteau, et qui ne sont ni l'un ni l'autre dan s le métier bas), monstres plus subtils (assie ttes de poison a ux cristaux noirs et aigus), toutes ces transgressions d e la nature font comprendre qu e le poétique (car le monstrueux n e saurai t être que le po étique) n 'est jamais f o ndé que par un dépla cemen t du niveau de perception : c'est l' u ne des grandes richesses de l' Encyclopé die que de varier (au sens mu sical du terme) le niveau auquel un même obje t pe ut être perçu, libérant ainsi les secrets mêmes de la forme: vue au micro scope, l a puce devient un horrib le monstre, caparaçonné de plaques d e br onze, muni d' ép ines acérées, à tête d 'oiseau méchant, et ce monstre atteint au sublime étrange des dr agons mythologique s; ailleurs et dan s un autre registre, le cristal de neige, grossi, dev ient une fleur compliquée et harmonieu se. poésie n'est-elle pas un certain pouvoir d e di sproportion , co mme Baudelaire l' a si bien vu e n décrivant les effe ts de réduction et de précision du hachisch ? Autre catégorie exemplaire du poétique côté du mons trueux) : une certaine immobilit é . On vante tou j ours le mouve ment d'un dessin. Cependant, par un paradoxe inévitable, l' image du mou vement ne peut être q u' a rrêtée ; pour se s ignifier lui-même, le mou vement d oit s' immobiliser au point extrême de sa cour se; c'est ce repos inouï, int enable , qu e Baudelaire appe
No uveaux essais critiques 102 suspendu, sur-signifiant, on pourr ait donner le nom de num en, car c'est bien le ges te d'u n dieu qui crée silencieusement le destin de l' homme, c'est-à-dire le se ns. Dans l'Encyclopédie, les gestes numineux abondent car ce que f ait l 'h omme ne peut y être insignifiant. Dans le laboratoire de c himie, par exemple, chaque personnage nous présente des actes lé gèr ement impo ssibles, car à la vérité un acte ne peut être à la fo is efficace et signifiant, un geste ne peut être tout à fait un act e: le garçon qui lave les plats, curieusement, ne regarde pas ce qu'il fait ; son visage, tourné vers nous, laisse à l' opération qu'il mène une sorte de solitude démonstrative; et si les deux chimistes discourent entre eux , il est néce ssaire que l 'un d 'eux lève le doigt pour nous signifier par ce geste emphatique le cara ctère docte de la conversation. De mêm e, dans l' école de Dessin, les élèves sont saisis au moment presque improbable (à f orce de vérité) de leur ag itation. II y a en effet un ordre phy sique où le paradoxe de Zénon d'Élée est vrai, où la flèche vole et ne vo le pas, vole de ne pas voler, et cet ordre est celui de la peinture (ici du dessin). On le voit, la poétique encyclopédique se définit toujours comme un certain irréalisme. C' est la gageure de l'En cyclopédie (dans ses pl anches) d 'être à la f ois une œ uvre didact ique, fondée en conséquence sur une exig ence sévère d'obj ecti vité (de « réa lité ») et une œuvre poétique, dans laquelle le réel e st sans cesse débordé par autre chose (l'autr e es t le signe de tous les mys tères). Par des moyens purement graphiques qui ne recourent ja mais à l'ali bi noble de l'art , le dessin encyclopédique f ait écla ter le mond e ex act qu 'il se donne au dép art. On peut pr éciser le sens de cette subversion qu i n' atteint p as seulement l' idéologie (et en cela les planches de l' Encyclopédie élargissent singulière ment les dim ensions de l'entreprise), mais au ssi d 'une manière infiniment plus grave , la rationalité humaine. Dans son ordre même (décrit ici sous les espèces du syntagme et du paradigme, de la vignette et du bas de page), la planche encyclopédique accomplit ce risque de la raison. La vignette, représentation réa liste d 'un monde simple, familier (boutiques, ateliers, paysages)
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que le potag er, avec ses murs clo s, ses espaliers au soleil? Quoi de plus heureux, quoi de plu s sage que le pêcheur à la ligne, le tailleur assis à sa f enêtre, les vendeuses de plume, l'enfant qui leur parl e ? Dan s ce ciel e ncyclopédique (le haut de s planches), le mal est rare; à peine un malai se devant le dur travail des ouvriers en verrerie, armés de pauvres outil s, mal protégés contre la chal eur; et lorsque la nature s 'a s sombrit, il reste tou jou rs quelque part u n homm e pour la rassurer: pêcheur au flam beau devant la mer nocturne, savant discourant devant les basaltes noirs d 'Antrim, main légère du chiru rgien posée sur le corps qu ' il opère, chiffres du savoir dispo sés en germe au plus fort de la tempête (dans la gravure des trombes de la mer). Cependant dès qu e l 'o n quitt e la vignette pour d es planches ou des images plus analytiques, l'ordre paisible du monde est ébranlé au profit d'une certaine violence. Tout es les force s de la raison et de la dér aison concourent à cette inquiétude poétique; d'abord la métaphore elle-même, d'un objet simple, littéral, fait un objet infiniment trembl é: l 'oursin est au ssi soleil, ostensoir: le monde nomm é n'est jamais sûr, sans cesse fasciné par des essences devinées et inacce ssible s; et puis surtout (et c'est l'interrogation f inale po sée par ces planches), l' esprit analytique lui-même, armé de la raison triomphante, ne peut que doubler le monde expliqué par un nouveau mond e à ex plique r, selon un procès de circularité infinie qui est celui-là même du diction naire où le mot ne peut être défini que par d 'aut res mots ; en «e ntran t» dans les déta ils, en déplaçant les niveaux de percep tion, en dévoilant le cach é, en isolant les éléments de leur contexte pratique , en donnant aux objet s une essence abstraite, bref en « ouvrant» la natur e, l'ima ge encyclopédique ne peut à un certain moment que la dépasser, atteindre à la surnature elle même : c 'est à fo rce de didactisme que naît ici une sorte de sur réalisme éperdu (phénomène que l'on retrouve sur un mode ambigu dan s la troublante enc yclopédie de Flaubert, Bouvard et Pé c uchet) : veut-on montrer comment sont fondues les statues équestres ? Il faut les envelopper d 'u n appareil extravagant de
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qui réduit Louis XIV guerrier à cette poupée monstrueuse)? D'une manière générale, l'En cyclopédie est fascinée, à force de raison, par l'envers des choses : elle coupe, elle ampute, elle évide, tourne, elle veut passer d errière la nature. Or tout envers est troublant : science et para-science sont mêlées, surtout au niveau de l'image . L'En cyclopédie ne cesse de procéder à une fragmentation impie du monde, mais ce qu'elle trouve au terme de cette cassure n' est pas l'ét at fondamental des causes toutes pures; l' image l'oblige la plupart du temps à recomposer un objet proprement d éraisonnable; la première nature une fois dissoute, une autre nature surgit, aussi formée que la première. En un mot, la fracture du monde est impossible : il suf fit d'un regard -l e nôtre - pour que le monde soit éternellement plein '.
1964
C hate aubria nd :
«
Vie de Rancé»
J e ne s uis plus que le t emps. (Vie de Rancé)
Personne a-t-il jamais lu la Vie d e Rancé comme elle f ut écrite, du moins explicitement, c'e st-à-dire comme une œuvre de pénitence et d'édification ? Que peut dire aujourd' hui à un homme incroyant, dressé par son siècle à ne pas céder au pres tige des « phrases », cette vie d'un trappiste du temps de Louis XIV écrite par un romantique? Cependant nous pouvons aimer ce livre, il peut donner la sensation du chef -d'œuvre, ou mieux encore (car c' est là une notion trop contemplative) d' un livre brûlant, où certains d' entre nous peuvent retrouver quelques-uns de leurs problèmes, c' est-à-dire de leurs limites. Comment l'œuvre pieuse d'un vieillard rhéteur, écrite sur la commande insistante de son conf esseur, surgie de ce roman tisme français avec lequel notre modernité se sent peu d'affinité, comment cette œuvre peut-elle nous concerner, nous étonner, nous combler? Cette sorte de distorsion posée par le temps entre l' écriture et la lecture est le défi même de ce que nous appelons littérature : l'œuvre lue est anachronique et cet anachronismeest la question capitale qu'elle pose au critique: on arrive peu peu à expliquer une œuvre par son temps ou par son projet, c'est-à dire à justifier le scandale de son apparition; mais commen t réduire celui de sa survie? À quoi donc la V ie d e Ran cé peut-elle
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profond silence
Chateaubriand écrit la Vie d e Rancé à soixante-seize ans; c' e st sa dernière œuvre (il mourra quatre ans plus tard). C' est là une bonne position pour développer un lieu commun (au se ns technique du terme: un t opos) de la littérature classique, celuide la vanité des choses: passant lui-même, et sur la fin du passage, le vieillard ne peut chanter que ce qui passe: l'a mour, la gloire, bref le monde. Ce thème de la vanitas n'est pas étranger à la V ie d e Rancé ; souvent on croirait lire l' E cclésiaste : « S ociét és d epuis longtemps évanouies , combien d 'autres vous ont suc cédé! les danses s 'é tablissent sur la p oussière d es morts, et les tombeaux poussent sous les pas d e l aj oie... Où sont aujourd'hui les maux d 'hier ? Où seront d emain les f élicités d 'au j ourd'hui ? » On retrouvera donc ici, dans d'incessantes digres
sions, l' attirail classique des vanités humaines: les amours qui fanent (voir le passage célèbre sur les lettres d'amour), les tom beaux, les ruines (Rome), leschâteaux abandonnés (Chambord), les dynasties qui s'éteignent, les forêts qui envahissent, les belles femmes oubliées, les lionnes vieillissantes dont on entend à peine se refermer la tombe ; seul peut-être pour Chateaubriand le livre ne flétrit pas. Cependant le thème sapiential, si fréquent dans la littérature classique et chrétienne, a presque disparu des œuvres modernes : la vieillesse n'est plus un âge littéraire ; le vieil homme est très rarement un héros romanesque; c'est aujourd'hui l'enfant qui émeut, c'est l' adolescent qui séduit, qui inquiète; il n'y a plus d'image du vieillard, il n' y a plus de philosophie de la vieillesse peut-être parce que le vieillard est in-d ésirable. Pourtant une telle image peut être déchirante, infiniment plus que celle de l'enf ant et tout autant que celle de l' adolescent, dont le vieillard partage d'ailleurs la situation existentielle d'abandonnement; la Vie d e Rancé, dont le sujet évident est la vieillesse, peut émou
Chateaubriand : « V ie d e Rancé »
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Chateaubriand était malade de sa vieillesse (et ceci est nouveau par rapport au t opos classique); la vieillesse a chez lui une consistance propre, elle existe comme un corpsétranger, gênant, douloureux, et le vieillard entretient avec elle des rapports magi ques: une métaphore incessante et variée la pourvoit d'une véri table matière, douée d'u ne couleur (elle est la voyageuse d e nuit) et d'un chant (elle est la r égion du pr ofond silence). C' est cette langueur d'être vieux, étendue tout au long des M é moir es, qui est ici condensée sous la figure d'un solitaire, Rancé; car celui qui abandonne volontairement le monde peut se confondre sans peine avec celui que le monde abandonne : le rêve, sans lequel il n'y aurait pas d 'écriture, abolit toute distinction entre les voix active et passive : l' abandonneur et l'abandonné ne sont ici qu'un même homme, Chateaubriand peut être Rancé. À vingt-neuf ans, avant de se convertir, Chateaubriand écri vait : « Mourons t out entiers d e p eur d e souf f rir ailleur s. C ette vie d oit corriger d e la manie d ' être. » La vieillesse est un temps où l'on meurt à moitié, elle est la mort sans le néant. Ce para doxe a un autre nom, c' e st l' Ennui (de M me de Rambouillet vieillissante : « Il y a vait d é j à longtemps qu 'elle n ' existait plu s , à moins d e compt er d es j ours qui ennuient ») ; l'ennui est l'ex pression d 'u n temps en trop, d'une vie en trop. Dans cette déré liction, qui est chantée tout au long de la Vie d e Rancé sous couvert de piété (Dieu est un moyen commode pour parler du néant), on reconnaîtra un thème adolescent : la vie me f ut infl igée. - Que f ais-je dans le mond e ?; par ce sentiment pro fondément existentiel (et même existentialiste), la V ie d e Rancé, sous l' appareil chrétien, fait penser à La N ausée ; les deux expé riences ont d'ailleurs la même issue : é cr ir e : seule l'écriture peut donner du sens à l'insignifiant ; la diff érence, c 'e st que la déréliction existentielle est infligée à l'homme d'une f açon métaphysique, par-delà les âges; Chateaubriand, lui, est de trop par rapport à un temps antérieur, à un être de ses souvenirs ; lorsque le souvenir apparaît comme un système complet de représentations (c'e st le cas des M émoires) , la vie est terminée,
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mais par la mémoi re ; dès que celle-ci peut coordonner, struc turer (et cela pe ut arriver très j eune), l' e xistence devient destin, mais par là même prend fin, car le destin ne peut jamais se conjuguer qu ' au passé antérieur, il est un temps f ermé. Étant le regard qui transforme la vie en destin, la vieillesse f ait de la vie une essence mais elle n'e st plus la vie. Cette situation para doxale f ait de l' homme qui dure un être dédoublé (Chateau briand parle de l'arr ière-vie de Rancé), qui n'atteint jamais à une existence complè te : d' abord les chimères , ensuite les sou venirs, mais ja mais e n somme la p ossession : c 'e st la dernière impasse de la vieilles se : les choses ne sont que lorsqu'elles ne sont plus : «Mœu rs d ' autrefois , vous ne r enaîtrez pa s et si vous ..
r enaissiez, r etrouverie z-vous le charme dont vous a p ar ées votre poussi ère ?» L 'a namnèse, qui est au f ond le grand sujet de Rancé , le Réf ormateur ayant eu l ui aussi une double vie, mon
daine et monastique, l'an amnèse est donc une opérati on à la fois exaltante et déchirante ; cette passion de la mémoire ne s'apaise que dans un acte qui donne enfin au souvenir une stabilité d'essence : écrire. La vieillesse est pour Chateaubriand ment liée à l' idée d'œu vre. Sa Vie de Ra ncé est prophétiquement vécue comme sa dernière œuvre et, à deux reprises, il s 'identifie à Poussin mourant à Rome (la ville des ruines) et déposant dans son dernier tableau cette imperfection mystérieuse et souve raine, plu s belle que l'art achevé et qui est le t remblement du t emps: le souvenir est le début de l' écriture et l'écriture est à son tour le comm encement de la mort (si jeune qu 'on l' entreprenne). Telle est, semble-t-il, l'expérience de départ de la Vie de Rancé : une passion malheureuse, celle, non point de vieillir, mais d ' être vieux, tout entier passé du côté du temp s pur , dans cette région du prof ond silence (écrire n'est pas parler) d 'où le vrai m oi apparaît lo intain, antérieur (Chateaubriand mesure son mal d'être au fai t qu'il peut désormais se citer). On comprend qu 'un tel départ ait obligé Chateaubriand à s' introduire sans cesse dans la vie du Réformateur, dont il voulait n'être pourtant que le pieux biographe. Cette sorte d' e ntrelacs est banal:
Chateaubriand : « Vie de Ra ncé»
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nullement projective (ou du moins son projet est très parti culier) ; certes il existe certa ines ressemblances entre Rancé et Chateaubriand ; sans parler d 'un e « s tat ure» commune, le retrait mondain de Rancé (sa conversion) double la séparation du monde imposée (mythique ment) à Chateaubriand par la vieillesse : tou s deux ont une arrière-vie ; mais celle de Rancé est volontairement muette, en lui le souvenir (de sa jeunesse brillante, lettrée, amoureuse) ne peut préci sément parler que par la voix de Chateaubriand, qui doit se souvenir pour deux; d'où l'entrelacs, non de sentiments (Chateaubriand se sent à vrai dire peu de sympathie pour Rancé), mais des souvenirs. L'immixtion de Chateaubriand dans la vie de Rancé n' est donc nullement dif fuse, sublime, imaginative, en un mot « romantique » (en parti culier, Chateaubriand ne défor me pas Rancé pour se loger en lui), mais bien au contr aire cassée, abrupte . Chateaubriand ne se projette pas, il se surimprime, mais comme le discours est appa remment linéaire et que toute opération de simultanéité lui est difficile, l'auteur ne peut plus ici qu'entrer de force par frag ments dans une vie qui n'e st pas la sien ne; la Vie d e Rancé n'est pas une œuvre co ulée, c' e st une œuvre brisée (nous aimons cette « chute» continuelle); sa ns cesse, bien qu'à chaque foi s briève ment, le fil du Réformateur est cassé au profit d 'un brusque sou venir du narrateur : Rancé arrive à Comm inges après un trem blement de terre: c'est ainsi que Chateaubriand arriva à Grenade ; Rancé traduit Dorothée : Chateaubriand a vu entre Jaffa et Gaza le désert habité par le saint; Bossuet et Rancé se promenaient à la Trappe après Vêpres . « J'ai osé profaner avec les pa s qui me servirent à rêver René, la digue où Bossu et et Rancé s 'entretenaient d es choses divines »; saint Jérôme , pour
noyer ses pensées dans ses sueurs, portait des fardeaux de sable le long de la mer M orte. « Je les ai par courues m oi-même, ces steppes, sous le p oids de mon es prit . » II y a dans ce re ssasse ment brisé, qui es t le contraire d'un e assimilation, et par consé quent, selon le sens courant, d 'un e « création » , quelque chose d'inapaisé, comme un res sac étrange : le moi est inoubliable:
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dans cette Vie quelq ue chose de dur , elle est f aite d'éclats, de f ragments combin és mai s non fondu s ; Chateaubriand ne do uble pas Rancé, il l' interrompt, préfigurant ainsi une littérature du f ragment, selon laquell e les consciences inexorablement sépa rées (de l' auteur et d u personnage) n' emprunte nt plus hypocrite ment une même voix com posite. Avec Chateaubriand, l' a uteur commence sa solitude : l' auteur n 'est pas son per sonnage : une distance s' institue, que Chateaubriand assume, sans s' y rési gner ; d' où ces retours qui donn ent à la Vie d e Rancé son vertige particulier.
La t ête coupée La V ie d e Rancé est en effet composée d 'une f açon irrégu lière ; certes les quatre parties principales suivent en gros la chronologie: jeunesse mondaine de Rancé, sa convers ion, sa vie à la Trappe, sa mort; mais si l' on descend au nivea u de ces uni tés mystérieuses du discours que la stylistique a encore mal défi nies et qui sont intermédiaires entre le mot et le chap itre (parfois une phrase, parfoi s un paragraphe), la brisure du sens est co nti nuelle, comme si Chateaubria nd ne pouvait ja mais s' e mpêcher de tourner brusquement la tête vers « autre c hose» (l'écrivain est donc un é tour d i?) ; ce désordre est sensible dans la venue des portraits (très nombreux dan s la Vie d e Rancé);on ne sait ja mais à quel moment Chateaubri and va parler de que lqu' un; la digres sion est imprévisible, son rapport au fil du récit est toujours brusque et t énu; ainsi Chatea ubriand a eu plusieurs f ois l' occa sion de parler du card inal de Retz au moment de la jeu nesse frondeuse de Rancé ; le portrait de Retz ne sort cependant que bien après la Frond e, au moment d' un voyage de Rancé à Rom e. À propos de ce XVII' siècle qu'il admirait, Chateaubriand parle de ces temps o ù rien n ' était encor e classé, suggérant ainsi le baroque profond du classicisme. La Vie d e Rancé participe aussi d 'u n certain baroque (on prend ici ce mot sans rigueur histo
Chat eaubriand : « V ie de Rancé » I II une exaltation de la ruptur e et de la ramification . Bien que ce phénom ène ne soit pas à proprement parler stylistique, peut excé der les lim ites de la simp le ph: ase, lUI.donner un modèle rh étoriqu e: l' anacoluthe , q UI est a la f ois bnsure de la construction et e nvol d 'u n sens nouveau. On sa it que dans le discours ordinaire le rapport des mots est soumis à une certaine probabilité. Cette probabilité courante, Chateaubriand la raréfie ; quelle chance y a-t-il de voir appa raître le mot algue dans la vie de Marcelle de Castellane? Cepend ant Ch ateaubriand nous dit tout d'un co up à propos de la mort de cette jeune femme : « Les jeun es fi lles d e Bretagne se laissent noyer sur les g r èves a pr ès s'êt re attachées aux algues d 'un rocher. » Le petit Rancé est un prodige en grec : quel rap port avec le mot gant? Cependant, en d eux mots, le rapport est comblé (le jésuite C aussin éprouve l'enfant en cac hant son texte avec ses gants). À travers cet éca rt cultivé, c'es t toujours une substance surprenante (algue, gant ) qui fait irruption dans le dis cours . La parole littéraire (puisque c'est d'elle qu 'il s'agit) appa raît ainsi comm e un immense et so mptueux débris, le re ste f rag mentaire d 'un e Atlantide où les mots, sumourris de couleur, de saveur, de f orme, bref de qualit és et non d' idées, brilleraient comme le s éclats d 'u n monde d ir ect, impensé, que ne viendrait ternir , ennuy er aucune logique : que les mots pendent comme de beaux fruit s à l'arbre ind ifférent du récit, tel est au fond le rêve de l' écrivain ; on pourrait lui donner pour symbole l' anacoluthe stupéfiante qui fait Ch ateaubriand parler d 'orangers à propos de Retz ( « il vit à Saragosse un pr êt re qui se p romenait seul parce qu 'il avait enterré son par oissien pest if ér é. À Valence, les orange rsfo rmaient les palissades d es grands chemins, Retz r espirait l' air qu 'avait respir é Vanno zia »). La même phrase conduit plu sieurs m ondes (Retz, l' Espagne) sans prendre la moindre peine de les lier. Par ces anacoluthes souveraines le d iscours s 'é tablit en effet selon une profond eur: la langue hum aine semble se rap peler, invoquer, recevoir une autre langue (celle des dieux, comm e il est dit dans le C ratyle). L 'a n acoluthe est en effet à elle
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l' opérateur est la seule et extrême rapidité du verbe, sans laquelle le rêve n' aurait pu investir notre littérature. Ce tte para taxe éperdue, ce silence des articulations a, bien entendu, les plus grandes co nséquences pour l' économie générale du sens : l'anacoluthe oblige à chercher le se ns, elle le fait « frisson ner » sans l'arrêter ; de Retz aux orangers de Valence, le sens rôde mais ne se fixe pas ; u ne nouvelle ru pture, u n nouvel envo l nous emporte à Majo rque où Retz « entendit d es fill es pieuses à la grille d' un couvent : e lles chantaient » : q uel rapport ? En litté rature, tout est ainsi d onné à compre ndre, et pourtant, comme dans n otre vie même, il n'y a po ur fini r rien à com prendre. L' anacoluthe introduit en effe t à u ne poétique de la d istance. On croit communément que l' effort littéraire co nsiste à recher cher des affinités, des correspondances, des similitudes e t q ue la foncti on de l' écrivain est d ' unir la n ature et l'homme en un seul mond e (c ' est ce que l' on pourrait appeler sa f o nction synesthé siqu e). Cependant la métaphore, figure f ondamenta le de la litté ratur e, peut être aussi comprise co mme un pu issant instrume nt de disjo nction; notamment chez Chateaubriand où elle abonde , elle nous représente la cont iguïté mais aussi l'incomm unication de deux monde s, de deux langues flottantes, à la fois solidaires et séparées, comme si l'une n'était j amais que la nosta lgie de l' autr e; le récit fournit des éléments littéraux (il y oblige même) qui so nt, par la voie mét aphorique, to ut d'un co up happés, sou levés, décollés, séparés, puis abandonnés au naturel de l'anec dote, cependant que la parole nouvelle, introduite, on l' a vu, de f o rce, sans préparation , au gré d 'u n e anacoluthe violente, met brusquement en présence d'un ailleurs irréductible. Chateaubriand parle du sourire d 'unje une moine mourant : « On croyait ent e ndr e cet oiseau sans nom qui console le voyageur dans le vallon d e Cachemir. » Et ailleurs : « Qui naissait, qui mourait, qui pleurait ici ? Silence! Des o iseaux en haut du ciel volent vers d 'autres climats. » Chez Chateaubriand, la méta phore ne rapproche nullement des obje ts, elle sépare des mondes ; techniquement (car c'es t la même chose que de parler
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poétique), mais qu ' étendu e aux grandes unités du di scours elle participe à la vie même du syntagme, dont les linguistes nous disent qu'il est tou jours très proch e de la parole . Déesse de la division des choses, la grande métaphore de Chateaubriand est toujours nostalgique ; tout en paraissant multiplier les échos, elle laisse l' homme comme m at d ans la na ture, e t lui é pargne finale ment la mauvaise f oi d ' une authenticité dir ecte: par exemp le, il est i mpossible de parler humblement de soi ; Chateaubriand , par une dernière ruse, sans résoudre cette impo ssibilité, la dépasse en nous transportant ailleurs : « Pour moi , t o ut é pris que j e pui sse être d e ma ché tive personne, j e sa is bien qu e j e ne d épasserai pas ma v ie. On d ét err e d ans d es d e No rvège q uelques urnes gravées d e caract è res ind éc hiffrables. À qui appa rtiennent ces cend res ? Les n 'en savent rien. » Chateaubriand sait bien qu ' il dépa ssera sa vie; mais ce n 'e st pas l' impossible humilité qu ' il veut nous f aire entendre; ce que l'u rne, la Norvège, le vent glissent en nous, c'es t quelque chose du noc turne et de la neige, une certaine désolation dure, grise, fro ide, bref aut re chose que l' oubli, qui en est le simple sens anago gique. La l ittérature n'est e n somme j amais qu 'u n certain biais, dans lequel on se perd; e lle sépa re, elle d étourne. Voyez la mort de de Lamball e: « S a vie s'e nvola comme ce pa sser eau d 'une barque du Rhône qui , blessé à mort, fai t p encher en se d ébattant l ' esqu if trop chargé » ; nous voici bizarrement très loin de la Révolution. Telle e st, semble-t il, la grande fonction de la rhétorique e t d e ses figure s: faire entendre, en m ême t emps, a utre chose. Q ue la V ie d e Rancé so it une œuvre littéraire (et non, ou non pas seule ment, apologétique), ce la nous entra î ne très loin de la religion, et ici le détour est enco re un e f ois assumé p ar une fi gure: l' anti thèse. L' antithèse est, selo n Rousseau, vieille comme le lan gage ; mais dans la V ie d e Rancé , qu 'elle structure entièrement, elle ne sert pas seulement un dessei n démonstratif (la foi r enver se les vies), elle est un vérita ble « d roit de reprise » de l' écri vain s ur le temps. Vi vant sa p ropre v ieillesse co mme une forme,
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N ouveaux essais crit iques
f o rme d 'une parole réglée (ce lle de la littérature), le biographe la divisât en un avant (mo ndain ) et un apr ès (s olitaire), propres à une série infinie d' oppositions, et pour que les oppo sition s f us sent rigo ureuses, il falla it les sé parer par un évé nement ponctuel, mince, aig u et décisif co mme l ' arête d 'u n so mme t d ' où dé valent deux pays différents ; cet évé nement, Ch ateaubriand l' a trouvé dans la décollation de la maîtresse de R ancé ; amoureux, le ttré, guerrier, b ref m ondain, R ancé rentre un so ir de la chasse, ape r çoit la tête de s on aman te à côté de son cercueil et passe aussitôt sans un mot à la religion la plus farouch e: il accomplit ainsi l' o pération même de la contrariété, dans sa forme et son abs traction. L' événement est d onc, à la lett re, p oé tique ( << T ous les poèt es ont ad o pt é la version d e Lar roque - qu i e st 1' hypothèse de la d écollation - , t ous les r eligieux l ' ont r e poussée ») ; il n' est possible, s i l' on veut, qu ' en littérature ; il n 'e st ni vrai ni fa ux, il f ait partie d ' un sys tème, sans lequel il n 'y a urait pas de la V ie d e Rancé , ou du moins, de proche en proche, s ans lequel la V ie d e Rancé ne concernerait ni Ch ateaubriand ni ces lecteurs lointains que nous sommes. La littérature substitue ainsi à une vérité contingente un e pl ausibilit é éternelle; pour que la conversion de Rancé gagne le temps, notre temps, il faut qu 'e lle perde sa propre d urée : pour être dit e, elle devait se fai re en une fois . C' est pourquoi aucun ob je t co nfié a u langag e ne peut ê tre dia lectique : le troisième terme - l e temps - manque toujour s: l' an tithèse est la s eule survie possible de l'histoire. S i « la d estinée d 'un grand homme est une Mu se » , il fa ut bi en qu' elle parle au moye n de trop es.
Le chat jaune de l 'abbé S éguin Dans sa Préf ace, Ch ateaubriand nous parle d e so n co nfesseur, l'abbé Séguin, sur l' ordre du quel, par pénitence, il a é crit la V ie d e Rancé. L ' abbé Ség uin avai t un chat j aune. Peut-être ce chat ja une est-il toute la littérature ; car si la notation renvoie sans
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tant tous sa b onté et s a pauvreté, ce j aune e st a ussi tout simple ment j aune, il ne conduit pas se ulement un sens sublime, bref intellectuel, il reste, e ntêté, au niveau des co uleurs (s'opposa nt par exe mple au noir de la vieille bonne, à ce lui du c rucifix) : dire un chat ja une e t non un chat per du, c 'e st d' une certaine f açon l' acte qui sépare l' écrivain d e l 'écrivant, non parce que le j aune « fait image » , mais parce qu 'i l frappe d' enchantement le sens intentionnel, retourn e la parole vers une so rte d ' en d eçà du sens ; le chat j aune dit la bonté de l' abbé Séguin , mais aussi il dit moins , et c'est ici qu'apparaît le s candale de la p aro le l ittéraire. Cette parole est en quelque sorte douée d ' une double longueur d'ondes ; la plus longue es t ce lle du s ens (l' abbé Ség uin est un saint homme, il v it pa uvreme nt e n compagnie d ' un c hat perdu ) ; la plus courte ne tran smet aucune information , sinon la littéra ture elle-mêm e: c'e st la plus mystérieuse, car , à cause d'elle, nous ne p ouvons rédui re la l ittérature à un s ystème ent ièrement déchiffrabl e: la lecture, la critique ne so nt pas de pures henn é neutiques. Occupé toute sa vie d e sujets qu i ne so nt pas proprement lit téraires, la politique, la religion, le voyage, Chateaubri and n' en a pas moins été toute sa vie un écrivain de plein stat ut: sa conversion religieuse (de j eu nesse), il l' a immédiatement convertie en littérature ( Le Gé nie du christianisme) ; de même pour sa fo i p olitique, ses s ouffrances, sa vi e; il a p leinement dis posé d ans notre langue ce tte s eco nde longueur d ' ondes qui s us pend la parole entre le se ns et le non-sens. Certes, la prose spectacle (l' épidictique , comme disaient les Grecs) est très ancienn e, e lle règne ch ez to us nos Classiques, car dès lors que la rhétorique ne sert plus des fins ju diciaires (qui sont ses origines), elle ne peut pl us renvoyer qu' à elle-même et la littérature commence, c' e st-à-dire un langage mystérieusement tautolo gique (le jau ne est j aune) ; cependant C hateaubriand aide à ins tituer une nouvelle économie de la rhétorique . J usque très tard dans notre littérature, la parole-spectacle (celle des écrivains classiques, par exemple) n' allait jama is sa ns le reco urs à un sys
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Nouv eaux essais c ritiques
la vanitas et que la vieillesse éta it de venue chez lui un thèm e existentiel ; ainsi apparaît dan s la littérature un nou veau pro blème , ou , si l'on pr éf è re, une nouvelle forme : le mariage de l'authenticité et du s pectacle. Mais au ssi l'impasse se resserre. La Vie d e R ancé repré sente très bien cette impa sse. Ranc é est un chrétien absolu ; comme tel, selon son propre mot , il doit être sans so uvenir, sans mémoire et sans r essentiment ; on peut ajou ter : sans littérature. Certes, l' abbé de Ran cé a éc rit (des œ uvres religieuses) ; il a m ême eu des coquetteries d 'auteur (retirant un manu scrit des flammes) ; sa conversion religieuse n' en a pas moin s été un suicide d'éc rivain ; dan s sa jeunesse, Rancé aim ait les lettres, y brill ait même ; devenu moine et voyageant, il « n ' écrit ni ne f ait de journal » (n ote Chat eaubriand). À ce mort littéraire, Chateaubriand doit ce pendant donner une vie littéraire : c'est là le paradoxe de la Vie d e R ancé et ce paradox e est géné ral, entraîne bien plu s loin qu 'un probl ème de con science posé par une reli gion de l 'abnégation. Tout homme qui écrit (et donc qui lit) en lui un Rancé et un Chat eaubriand ; Rancé lui dit que son m oi ne saurait supporter le théâtre d'aucun e parole, sauf à se perdre : d ire J e, c' est f atalement ouvrir un rideau, non pas tant dévoiler (cec i importe dé sormais fort peu) qu'inau gurer le céré monial de l'ima gina ire; Ch ateaubriand de son c ôté lui dit que les souffrances, les malai ses, les exaltations, bref le pur sentiment d 'exi stence de ce moi ne peu vent que plon ger dan s le langage, que l' â me «s ensib le » est condamnée à la parole, et par suite au thé âtre même de cette parole. Cette contradiction rôde depuis bient ôt deux siècles autour de no s écrivains : on se prend en con séquence à rêve r d'un pur écrivain qui n'écrirait pa s. Cela n' e st évidemment pa s un problème moral ; il ne s 'a g it pas de prendre parti sur une ostentation fatale du langage ; c' e st au contraire le langage , comme l'avait vu Kierkegaard, qui , étant le géné ral, repré sente la catégorie de la morale: comme être de l'ab solument indi viduel, Abraham sacrifiant doit renon cer au langage, i l est cond amné à ne pas parler. L 'écrivain moderne est et n' e st pas Abraham: il lui faut être à la f ois hor s de la morale
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morale du lan ga ge : c'est ce pa ssage risqué qui est la littérature. À qu oi d onc sert-elle? À qu oi sert de dir e chat j aune au lieu de chat p erdu? d 'appeler la vieillesse voyageuse d e nuit ? de parler des pal issades d 'orangers de Valence à propos de Retz ? À quo i sert la tête coupée de la duchesse de Mo ntbazo n? Pourquoi tran sformer l 'h u milité de Ran cé (d'ai lleurs douteuse) en u n spectacle doué de tout e l' ostentation du style (style d' être du personnage, style ve rbal de j'écrivain) ? Ce t ensem ble d' opé rations, cette t echnique, à l' incongruité (s ociale) de laquelle il f aut touj ours revenir, sert peu t-être à ceci : à moi ns souff rir. Nous ne savons pas si Chateaubria nd reçut quelque plai sir, quelque apaisement d 'avoir écrit la V ie d e Rancé; mais à lire cett e œuvre, et bien que Rancé lui-même nou s in dif fère, nous comprenons la pui ssance d 'u n langage inutile. Certes, appeler la vieillesse la voyage use de nuit ne peut guérir con tinûment du malheur de vieillir ; car d 'u n cô té il ya le tem ps d es maux réels qui ne peuvent avoir d 'issue que dialectique (c'est-à-dire innom mée), et de quelque métaphore qui écla te, écla ire sans agir. Et cep endant cet éclat du mot met d ans notre mal d ' être la secou sse d 'un e distance : la nouvelle forme est pour la souf france comme un bain lu stral : usé dès l'origine dan s le langage (y a-t-il d' autres sentiments qu e nommés ?), c'est pourtant le langage - mai s un lan gage autre - qui rénove le pa thétique. Cett e di stance, établie par l' écriture, ne devrait avoir qu 'un se ul nom (si l 'on p ouvait lui ôter tout gri ncement) : l'ironie. Par rap port à la dif ficulté d' être, dont elle est une observation conti nuelle, la V ie d e R ancé e st une œuvre souverainement ironique (eironeia veut di re interrogation) ; on pou rrait la dé finir comme une schizophrénie naissa nte, formée prud emment en quan tité homéopathique : n' est-elle pas un certain « détachement » appli qué pa r l 'excès des mot s (toute écriture est emphatique) à la manie po isseuse de souffrir 1 ?
1965
Proust et les noms
Proust et les noms
On sait que la Recherche du t emps p erdu est l'histoire d'une écriture. Cette histoire , il n'est peut-être pas inutile de la rappeler pour mieux saisir comment elle s'est dénouée, puisque ce dénoue ment figure ce qui , en définitive, permet à l'écrivain d'écrire La naissance d'un livre que nous ne connaîtrons pas mais dont l'annonce est le livre même de Proust, se joue comme un drame, en trois actes. Le premier acte énonce la volonté d'écrire: le je une narrateur perçoit en lui cette volonté à travers le plaisir érotique que lui procurent les phrases de Bergotte et lajoie qu'il ressent à décrire les clochers de Martinville . Le deuxième acte, fort long puisqu'il occupe l'essentiel du Temps perdu, traite de l'impuissance à écrire. Cette impuissance s'articule en trois scènes, ou, si l'on préfère, trois détress es : c'est d 'abord Norpois qui renvoie aujeune narrateur une ima ge décourageante de la lit térature: image ridicule et qu'il n'aur ait pourtant même pas le talent d 'accomplir; bien plus tard, une seconde image vient le déprimer davantage: un passage retrouvé du Journal des Goncourt, à la fois prestigieux et dérisoire, lui confirme, par comparaison, son impuissance à transformer la sensation en notation; enfin, plus grave encore, parce que portant sur sa sen sibilité même et non plus sur son talent, un dernier incident le dissuade définitivement d'écrire: apercevant , du train qui le ramène à Paris après une longue maladie, trois arbres dans la campagne, le narrateur ne ressent qu'indifférence devant leur beauté; il conclut qu'il n'écrira jamais; tristement libéré de
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de se rendre à une matinée de la duchesse de Guermantes. C'est ici que par un renversement proprement dramatique, parvenu au fond même du renoncement, le narrateur va retrouver, offert à sa portée, le pouvoir de l'écriture . Ce troisième acte occupe tout le Temps retrouvé et comprend lui aussi trois épisodes; le premier est fait de trois éblouissements successifs: ce sont trois réminis cences (Saint-Marc, les arbres du train , Balbec), surgies de trois menus incidents , lors de son arrivée à l'hôtel de Guermantes (les pavés inégaux de la cour, le bruit d 'une petite cuiller, une ser viette empesée que lui tend un valet) ; ces réminiscences sont des bonheurs, qu'il s'agit maintenant de comprendre, si l'on veut les conserver, ou du moins les rappeler à volonté: dans un deuxième épisode, qui forme l'essentiel de la théorie prous tienne de la littérature , le narrateur s'emploie systématiquement à explorer les signes qu'il a reçus et à comprendre ainsi , d'un seul mouvement, le monde et le Livre, le Livre comme monde et le monde comme Livre. Un dernier suspens vient cependant retarder le pouvoir d'écrire: ouvrant les yeux sur des invités qu'il avait perdus de vue depuis longtemps, le narrateur perçoit avec stupeur qu'ils ont vieilli : le Temps , qui lui a rendu l'écri ture, risque au même moment de la lui retirer: vivra-t-il assez pour écrire son œuvre? Oui, s'il consent à se retirer du monde, à perdre sa vie mondaine pour sauver sa vie d 'écrivain. L'histoire qui est racontée par le narrateur a donc tous les caractères dramatiques d'une initiation; il s'agit d'une véritable mystagogie, articulée en trois moments dialectiques: le désir (le mystagogue postule une révélation), l'échec (il assume les dan gers, la nuit, le néant), l'assomption (c'est au comble de l'échec qu'il trouve la victoire) . Or, pour écrire la Recherche, Proust a lui même connu, dans sa vie, ce dessin initiatique; au désir très pré coce d'écrire (formé dès le lycée) a succédé une longue période, non d'échecs sans doute, mais de tâtonnements, comme si l'œuvre véritable et unique se cherchait, s'abandonnait , se repre nait sans jamais se trouver ; et comme celle du narrateur, cette ini tiation négative, si l'on peut dire, s'est faite à travers une certaine
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ciné et déçu le narrateu r ; cette « trave rsée de la littérature » (pour reprendre en l' adaptant un mot d e P hilippe Sollers), si se mblable au trajet des initiations, emp li de ténè bres et d ' illusions, s' est f aite au m oyen du pastiche (quel meilleur témoignage de fascination et de démystification que le pastiche 7), de l' engo uement éperdu (Ruskin) et de la contestation (Sainte-Beuve). Pro ust s' approchait ainsi d e la Recherche (dont, co mme o n sait, ce rtains f ragments se trouvent déjà dans le S aint e- Beuve), mai s l' œuvre n 'arrivait pas à « pr endr e ». Les u nités principales é taient là (rapports de person nages " épisodes cristallisatcurs ' ), elles s'essayaient à diverses com binaiso ns, comme dans un kaléidoscope , mais il manquait encore l' acte f é dérateur qui d evait permettre à Proust d'écrire la Recher che sans désemparer, de 1909 à sa mort, au prix d'un e retraite dont o n sait com bien elle rappelle celle d u narrateur lui même, à la fi n d u T emps r et rouvé . On ne cherche pas ici à expliquer l' œuvre de Proust par sa vie; on traite se ulement d ' actes i ntérieur s a u di scour s lui-mêm e (en con séquence , poétiques et no n biographi ques), qu e ce dis cours soit celui du narrateur ou ce lui de Ma rce l Prou st. Or l'ho mologie qui , de toute évidence, règle les d eux d iscours, a ppelle un dén ouem ent symétrique : il f a ut qu ' à la f o ndatio n d e l' écri ture par la réminisce nce (chez le narrateur) co rresponde (chez Proust) qu elque d écouve rte semblable, p ropre à f o nder défi niti vement, dan s sa continuité prochaine , toute l' écriture de la Recherche. Quel est donc l' acciden t, non point biographique, mais créateur, qui rassemble une œuvre déjà conçue, essayée, mai s non point écrite 7 Qu el est le ciment nouveau qui va do n ner la grand e un ité syntag matique à tant d'unités discontinues, éparses 7 Qu ' est-ce qui permet à Prou st d ' énoncer son œuvre 7 En un mot, qu 'est-ce qu e l' écrivai n trouv e, symétrique aux rémi niscenc es qu e le narrateu r ava it ex plorée s et exploitées lors de la matin ée Gu erm antes 7
1. P ar exemp le : le visiteur intempestif des so irées de Combray, qu i sera Swann l' amoureux d e la bande q ui sera le narrateur
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Les deux disco urs, celui du narrateur et celui de Marcel Proust, sont homologues , mais non point analogues. Le narr a teur éc rire, et ce f utur le maintient dans un ordre de l' exis tence, non de la parole ; il est aux prises avec une psychologie, non ave c une tech nique. Ma rce l Proust, au co ntraire, écrit ; il lutte avec les catégories du langage, no n av ec ce lles du co mpor tement. Appartenant au mond e réf é rentiel, la rémin iscence ne peut être direct ement une un ité du discours, et ce dont Proust a besoin , c 'e st d'u n élément proprement poétiqu e (au sens que Jakob son donne à ce mot) : mais aussi il f aut que ce trait lingui stiqu e, co mme la réminisce nce , ait le pouvoir d e con stituer l' essence des objets roman esq ues. Or il est une classe d 'u n ités verbales qu i possède au plu s haut point ce pou voir constitutif, c' est celle des noms propres. Le Nom propre dispose des trois propri étés qu e le narrate ur reconnaît à la réminiscen ce: le pou voir d 'e ssentialisation (puisqu' il n e désigne qu 'u n se ul référent ), le p ouvoir d e citation ( puisqu 'o n peut appeler à d iscrétion tout e l' essence enfermée dans le nom , en le prof érant ), le pouvoir d'exploration (pu isque l'on « dé plie» un nom propre exacte ment co mme on fait d'un souve nir) : le No m propre est en quelque sorte la f orme linguistique de la rém iniscence. Aussi, l' événement (poétique) qui a « lancé» la Recher c he, c' est la découverte des No ms ; sans doute, dès le S aint e- Beuve, Proust disposait dé j à de ce rtains nom s (Combra y, Guermant es) ; m ais c' est seulement e ntre 1907 et 1909, semble-t-il, qu 'i l a constitué dans so n e nsembl e le système onom astique de la R echerche: ce système trouvé, l' œuvre s' est é crite imm édiatem ent ' . L'œuvre de P roust décrit un i mmense, un incessa nt apprentis sage 2. Cet apprentissage conn a ît toujours deux moments (en amour, en art, en snobisme) : un e illu sion et une déception; de ces deu x moments, na ît la vérité, c 'e st-à-dire l 'écriture; mai s
1. P roust a donné lui-même sa théorie du nom p ropre à deu x reprises : dans le C ont r e Sa inte-Beuve (chapitre XIV : No ms d e p er s onnes) ct dan s D l/ côté d e chez ( tome Il partie : No S d : l No m).
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entre le rêve et le réveil, avant que la vérité surgisse, le narrateur proustien doit accomplir une tâche ambiguë (car elle mène à la vérité à travers bien des méprises), qui consiste à interroger éper dument les signes : signes émis par l'œuvre d'art, par l' être aimé, par le milieu fréquenté. Le Nom propre est lui aussi un signe, et non, bien entendu, un s imple indice qui désignerait, sa ns signi fier, comme le veut la concept ion co urante, de Peirce à Russell. Comme signe, le Nom propre s'off re à une exploration, à un déchiffrement : il est à la f ois u n « milieu » (au sens biologique du terme), dans lequel il fau t se plonger, baignant indéfiniment dans toutes les rêveries qu'il porte " et un objet précieux, com primé, emba umé, qu 'il faut ouvrir comme une fleur '. Autrement dit, si le Nom (on appellera ainsi, désormais, le nom propre) est un signe, c 'e st un signe volumineux, un signe toujours gros d'une épaisseur touffue de sens, qu'aucun usage ne vient réduire, apla tir, contrairement au nom comm un, qui ne livre jamais qu 'u n de ses sens par syntagme. Le Nom proustien est à lui seul et dans tous les cas l' équivalent d 'un e rubrique entière de dictionnaire : le nom de Guermantes couvre immédiatement tout ce que le sou venir, l' usage, la culture peuvent mettre en lui; il ne connaît aucune restriction sélective, le syntagme dans lequel il est placé lui est indifférent; c'est donc, d 'un e certa ine manière, une mons truosité sémantique, c ar, po urvu de tous les caractères du nom commun, il pe ut cepend ant exister et fo nctionner hors de toute règle projective. C'es t là le prix - ou la rançon - du phénomène d' « hypersémanticité » dont il est le siè ge ', et qui l'apparente, bien entendu, de très près, au mot poétique. Par son é paisseur sémantique (on voudrait presque pouvoir 1. « .. . Ne pensant pas aux noms comm e à un idéal inaccessible, mais com me à une a mbiance rée lle dan s laquelle j ' irais me plonger » ( Du c ôté d e chez S wann, Paris, Gallimard, 1929, in- 8, tome II, p. 236) . 2. « . .. Dégager d élicatement d es bandelettes d e l'h abitude et revoir dans sa fraîcheur première ce nom de Guermantes ... » (Contre S aint e- Beuve, Paris, Gallimard, 1954, p. 3 16). 3 Cf. U Weinreich On th S antic Stru ture f L da
123 dire : par son « feuillet é »), le Nom proustien s 'off re à une véri table analyse sémique, que le narrateur lui-même ne manque ni de postuler ni d' e squisser : ce qu' il appelle les diff érentes « figures » du Nom', sont de véritables sèmes, doués d'u ne par f aite validité sémantique, en dépit de leur caractère imaginaire (ce qui prouve une fois de plus combien il est nécessaire de dis tinguer le signifié du référent). Le nom de Guermant es contient ainsi plusieurs primit if s (pour reprendre un mot de Leibniz): Proust et les n oms
« un donjon san s é paisseur qui n 'était qu 'une b and e d e lumièr e orangée et du haut duqu el le seigneur et sa d ame d é cidaient d e la vie ou de la mort d e leur s vassaux » ; « une t our jaunissante et fl euronné e qui t raver se les âges » ; l' h ôtel parisien des Guermantes, « limpid e comme so n nom » ; un château f éodal en plein Paris, etc. Ce s sèmes sont, bien e ntendu, des « images » ,
mais dan s la langue s upérieure de la littérature , elles n'en sont pas moins de purs sig nifiés, offerts comme ceux de la langue dénotante à toute une systématique du sens. Certaines de ces images sémiques sont traditionnelles, culturelle s: Par m e ne désigne pas une ville d' Émilie, située sur le P Ô, fond ée par les Étrusques, gro sse de 138 000 habitant s; le véritable sig nifié de ces deux syllabes es t co mposé de deux sè mes : la douceur sten dhalienne et le reflet des violettes '. D 'autres sont individuelles, mémorielles : Balbec a pour sèmes deux mots d its autrefois au narrateur, l 'un par Legrandin (Balbec est un lieu de tempêtes, en fin de terre), l' autre par Swa nn (son ég lise est du got hique nor mand, à moitié roma n), en sorte que le nom a toujours deux sens simulta nés: « architecture gothique et tempête sur la mer ?». Chaque nom a ainsi son spectre sémique, variable dans le temps, selon la chronologie de son lecteur, qui a jou te o u retranche de ses éléments, exactement comme fait la langue dans sa dia chronie. Le Nom est en effet catalysable ; on pe ut le remplir, le I. « Mais plus tard. je trouve success ivementdans la durée en moi de ce même nom, sept ou huit figures di fférentes.. . » ( Le C ôt é d e Gu ermant es , édition citée, r 14)
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dilater, combler les interstices de son armature sémique d'u ne infinité de rajouts. Cette dilatation sémique du nom propr e p eut être définie d 'une autre façon : chaque nom contient plusieurs « scènes » surg ies d 'a bord d 'une mani ère d iscontinue, erra tique, mais qui ne demande nt qu' à se fédérer et à former de la sorte un petit récit, car raconter, ce n' est j am ais que lier entre elles, par procès métonymiqu e, un nombre réduit d 'unités pleines: Balbec recèle ainsi non seulement plusieurs scènes , mais encore le mouvement qui peut les rassembler dans un même syntagme narr atif, car ses syllables hétérocl ites étaient sans doute nées d 'une m anière désuète de prononcer, « que j e n e doutais pas de r et rouver j usque chez l'auber gist e qui m e servirait d u ca fé au lait à mon arrivé e, me menant voir la mer d échaî née d e vant l' église et auquel j e pr êtais l' aspect d isputeur, solennel et mé diéval d 'un personnage d e fab liau ' » , C 'e st parce que le Nom prop re s' of f re à une catalyse d'un e richesse infinie, qu'il est possible de dire que, poétiquement , toute la Recherche est sortie de q uelque s no ms ' . Encore faut-il bien les choisir - ou les trouver. C'e st ici qu ' apparaî t , d ans l a théorie pro ustienne du N om, l'un des pro blèmes m ajeurs, sinon de la lin guistiq ue, du moins de la sémio logie : la motivation du signe. Sans doute ce problème est-il ici quelque peu arti ficiel, pu isqu'i l ne se pose en fa it q u' au roman cier , qui a la liberté (mais aussi le devoir) de créer des noms propres à la f o is in édits et « exact s » ; m ais à la vérité, le n arra teur et le rom ancier parcourent en sens inverse le même trajet ; l'un croit déchiffrer dans les noms q ui lui sont donnés une sorte d' affinité n aturelle e ntre le sig nifiant et le signifié, en tre la co u leur voca lique de Pann e e t la douceur mauve de son co ntenu ; l'autre, de vant i nventer quelque lieu à la f ois normand , gothique et venteux, doit chercher dans la tablature générale des pho nèmes quelques sons acco rdés à la combinaison de ces signifiés ; l' un décode, l 'aut re code, mais il s 'a g it d u même système e t ce 1. I bid
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système est d 'u n e façon ou d'un e autre un système motivé, f ondé sur un rap port d 'imitation e ntre le signifiant et le signifié. Codeur et décodeur pourraient reprendre ici à leur compte l' affirmation de Cratyle : « La pr o priété du nom consiste à r epr é sent er la chose t elle qu 'elle est . » Aux yeux de Prou st, qui ne fait que théoriser l' art général du roma ncier, le nom propre est une simulation ou, comme disait Platon (il est vrai avec défiance), une « f a ntasmagorie ». Les motivations alléguées par Proust sont de deux sortes, naturelles et c ulturelles. Les premières relève nt de la phonétique symbolique 1. Ce n' est pas le lieu de reprendre le d ébat de cette question (conn ue autrefois sous le nom d' harmonie imitative), où l' on retrouverait, entre autres , les noms de Platon, Leibniz, Diderot et Jakobson ' . On rappellera seulement ce texte de Proust, mo ins c élèbre mais pe ut-être a ussi pertinent que le son net des « Voyelles» : « ... Bayeux, si haute d ans sa noble d ent elle rougeâtr e et d ont le f aît e est illuminé p ar le vieil o r d e sa d ernière syllab e ; Vitr é , d ont l' accent aigu losangeait d e bois noir le vit r age ancien ; le d oux Lamballe q ui , d ans son blanc, va du ja une coquille d' œ uf au gris perle ; C o ut ances, cathé d rale nor mand e, que sa diphtongue finale, g rasse et jau nissant e, couronne par une t our d e beurre » , et c 3. Les exemples de Proust, par leur liberté et leur richesse (il ne s'a git plus ici d' attribuer à l' opposition U a le cont raste traditi onnel du p etit / gros ou de l' aigu/ron d, co mme on le f ait d ' ordinaire: c 'e st toute une gamme de signes ph oniques q ui e st décrite p ar Pr oust), ces exemples montrent bien que d'o rdinaire la motiva tion phoné tique ne se fai t pas dir ectement : le d écrypteur intercale e ntre le son e t le se ns un conce pt intermédiaire, mi-matériel, mi-abstrait, qui fon ctionne comme une cl ef et opère le passage, en quelque
1. Weinreich (0 1' . cit .) a n oté q ue l e symbolisme phonétique re lève de l'h y persémanticité du s igne. 2. Platon, C ratvle : Leibniz, No uveaux essais ( III, 2 ) ; D iderot, Lettr e sur les Jak obson , E ssais d e linguistique géné rale. sour d s et muets : 3. Du côté d e chez Swann, édition citée, II p 234 O n remarquera que la moti
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démultiplié, du signifiant au s ignifié: si Balbec signifie affinitairement un complexe de vagues aux crêtes hautes, de falaises escarpées et d'architecture hérissée, c'est parce que l'on dispose d'un relais conceptuel, celui du rugueux, qui vaut pour le toucher, l'ouïe, la vue. Autrement dit, la motivation phoné tique exige une nomination intérieure : la langue rentre subrepti cement dans une relation que l'on postulait - mythique ment comme immédiate : la plupart des motivations apparentes repo sent ainsi sur des métaphores si traditionnelles (le rugueux appli qué au son) qu'elles ne sont plus senties comme telles, ayant passé tout entières du côté de la dénotation; il n'empêche que la motivation se détermine au prix d'une ancienne anomalie sémantique, ou, si l'on préfère , d'un e ancienne transgression. Car c'est évidemment à la métaphore qu'il faut rattacher les phénomènes de phonétisme symbolique, et il ne servirait à rien d'étudier l'un sans l'autre. Proust fournirait un bon matériel à cette étude combiné e: ses motivations phonétiques impliquent presque toutes (sauf peut-être pour Balbec) une équivalence entre le son et la couleur : ieu est vieil or, é est noir, an est jauniss ant, blond et doré (dans C outances et Guermantes), i est pourpre '. C'est là une tendance évidemment générale: il s'agit de faire passer du côté du son des traits appartenant à la vue (et plus particulièrement à la couleur, en raison de sa nature à la fois vibratoire et modulante), c' e st-à-dire, en somme, de neutraliser l'opposition de quelques classes virtuelles, issues de la sépara tion des sens (mais cette séparation est-elle historique ou anthro pologique? De quand datent et d'où viennent nos « cinq sens»? Une étude renouv elée de la métaphore devrait désormais passer, semble-t-il, par l'inventaire des classes nominales attestées par la linguistique générale). En somme, si la motivation phonétique implique un procès métaphorique, et par conséquent une trans gression, cette transgression se fait en des points de passage éprouvés, comme la couleur : c'est pour cela, sans doute, que les
1. « La coul eur de Sylvie c 'es t une coul eur pourpre, d'un rose pourpre en
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motivations avancées par Proust, tout en étant très développées, apparaissent «justes », Reste un autre type de motivations, plus « culturelles », et en cela analogues à celles que l'on trouve dans la langue: ce type règle en effet à la fois l'invention des néologismes, alignés sur un modèle morphématique, et celle des noms propres, «inspi rés », eux, d'un modèle phonétique. Lorsqu'un écrivain invente un nom propre, il est en effet tenu aux mêmes règles de motiva tion que le législateur platonicien lorsqu'il veut créer un nom commun; il doit , d'une certaine façon, «copier» la chose, et comme c'est évidemment impossible, du moins copier la façon dont la langue elle-même a créé certains de ses noms . L'égalité du nom propre et du nom commun devant la création est bien illustrée par un cas extrême: celui où l'écrivain fait semblant d'user de mots courants qu'il invente cependant de toutes pièces: c'est le cas de Joyce et de Michaux; dans le Voyage en Grande Garabagne, un mot comme arpette n' a - et pour cause aucun sens mais n'en est pas moins empli d'une signification diffuse, en raison non seulement de son contexte, mais aussi de sa sujétion à un modèle phonique très courant en français '. Il en est ainsi des noms proustiens. Que Laumes , Argencourt, Villeparisis, Combray ou Doncières existent ou n'existent pas, ils n'en présentent pas moins (et c'est cela qui importe) ce qu'on a pu appeler une «plausibilité francophonique » : leur véritable signifié est: France ou, mieux encore la « francité» ; leur pho nétisme, et au moins à titre égal leur graphisme, sont élaborés en conformité avec des sons et des groupes de lettres attachés spé cifiquement à la toponymie française (et même, plus préci sément, francienne): c'est la culture (celle des Français) qui impose au Nom une motivation naturelle: ce qui est imité n'est certes pas dans la nature, mais dans l'histoire, une histoire cependant si ancienne qu'elle constitue le langage qui en est issu
1. Ces mots inventés ont été bien analysés, d 'un point de vue linguistique, par
Étude d
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e n véri table nature, source de modèles et de raisons. Le nom propre, et sin gu lièrement le nom proustien, a donc une signifi catio n comm une : il s ignifie au moin s l a nationalité et tou tes l es image s qui peuvent s' y associer. Il peut même ren voyer à des signifiés plu s partic uliers , comme la pro vince (non point e n tant que r égion , m ais en tant q ue milieu), chez Ba lzac, ou com me la classe sociale, chez Proust : no n certes pa r la parti cule anoblis sante, moy en gro ssier, mais par l'institution d' un la rge système onomastique, articulé sur l'opposition de l' aristo cratie et de la roture d 'une part, et sur ce lle des longues à finales muettes (fi nales pourvues en quelque sorte d' une longue tra îne) et des brèves abru pte s d ' autre part : d' u n c ôté le parad igme des Gu ermantes, L aume s, Ag rigente, de l' autre ce lui des Verdurin, Mo rel, Jupi en, Legrandin, S azerat, Co ttard , B richot, etc 1. L' onomastique pro ustienne p araît à ce point o rganisée qu' elle se mble bien co nstituer le départ défin itif de la R echerche : tenir le sys tème des nom s, c'étai t pour Pro ust, et c' e st po ur nous, tenir les sig nifications essen tielles du livre, l 'armature de ses signes, sa sy ntaxe pro fonde. O n voit donc que le n om pro ustien dispo se plein ement d es deux gra ndes dime nsions du s igne : d' une part, il peut être lu tout seu l, « e n soi » , com me une totalité de s ignifi cations iGu ermant es contient plusieur s figures), bre f comme une esse nce (une « entité originelle » , d it Prou st), ou si l' on pré fère , un e absence, pui sque le signe désig ne ce qui n' est pa s l à 2; e t d ' autre part , il en tre tient avec ses con génè res de s rapport s métonymique s, fonde le Réc it : Swann et Guermantes ne so nt pas seulement de ux ro utes , d eux côtés, ce so nt aussi d eux pho n étismes, co mme V erdurin et Si le nom propre a chez
t. Il s' agit, bien entendu , d' une tendance, non d'un e loi. D' autre part, on en tend ici l ongues et br èves, sans rigueur phoné tique, mais p lutôt comme une impression courante, f o nd ée d ' ailleurs en grande partie sur le graphisme, les Français étant habitués p ar leur c ulture s colaire, essentiellement écr ite. à pe rce voir une opposition tyra nnique entre les r imes masculines et les rimes f émi nines, senties les une s c omme brèves, les a utres c omme longues. 2 O ut i i ui t T ouvé, P aris,
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Prou st ce tte f o nction œc umé nique, résum ant en somme tout le lang age , c'e st que sa structure coï ncide avec ce lle de l'œu vre même: s ' ava ncer peu à peu dans les sig nifica tion s du nom (co mme ne ces se de le faire le narrateur), c 'est s' initier au monde , c 'est apprendre à d échif f rer ses essence s : les signes du monde (de l' amour, de la mond anité) sont fai ts des même s étapes que ses noms ; entre la ch ose et son apparence se déve lopp e le rêve, tout co mme entre le référent et son signifiant s 'interpose le signifié : le nom n' est rien, si par malheur on l'articule directement sur son référent (q u' e st, en r éalit é, la du chesse de Guermantes ?), c' e st-à-dire si l' on manque en lui sa nature de sig ne. Le signifié, voilà la place de l'imaginaire : c 'e st là, sa ns doute, la pen sée nou velle de Prou st, ce pour quoi il a déplacé, historiquement, le vieux problème du réalism e, qu i n e se posait guère, j usqu 'à lui, qu ' en term es de réfé rents : l' écri vain tra vaille, non sur le rapp ort de l a ch ose et de sa f o rme (ce qu ' on appe lait , aux temps classiques, sa « peinture » , et plus récemment, son « ex pression »), mais sur le rapport du signifié et du signifiant, c' e st-à-dire sur un signe . C 'e st ce rapport don t Prou st ne cesse de donner la théorie lingu istique d ans s es réf lexions sur l e Nom et dans les discu ssions é tymologiques qu'il confi e à Bric hot et qui n' auraient g uère de sens si l' écrivain ne leur co nfiait une f o nction e mblématique ' , Ces quelques remarques ne s ont pas seulement g uidées par l e so uci de r appeler, après Claude Lévi-Strauss, le carac tère signi fiant, et non pas indiciel, du nom propre 2. On voudrait au ssi insister sur le car actère cratyléen du nom (et du signe) chez Prou st : non seule ment parce qu e Prou st vo it le r apport d u s igni fiant et du signi fié comme un rapport motivé, l' un copiant l' autre et reprodui san t dans s a f o rme matérielle l' essence signi fiée de la cho se (et non la cho se elle-même), mais aussi parce que , pour Prou st co mme pour Cratyle, « la vertu des nom s est d' en seigner ' » : il y a une prop édeutique des nom s, qui conduit ,
t. Sodome et Gomorrhe II h
Il
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par des chemins souvent longs, variés , détournés, à l'e ssence des choses. C'est pour cela que personne n'est plus proche du Législateur cratyl éen, fondateur des noms (demiourgos onomat ôn), que l'écrivain proustien, non parce qu'il est libre d'in venter les noms qu'il lui plaît, mais parce qu'il est tenu de les inventer « droit ». Ce réalisme (au sens scolastique du terme) , qui veut que les noms soient le « refle t» des idées, a pris chez Proust une forme radicale, mais on peut se demander s'il n'est pas plus ou moins consciemment présent dans tout acte d'écri ture et s'il est vraiment possible d'être écrivain sans croire, d'une certaine manière, au rapport naturel des noms et des essenc es: la fonction poétique, au sens le plus large du terme , se définirait ainsi par une conscienc e cratyléenne des signes et l'écrivain serait le récitant de ce grand mythe séculaire qui veut que le langage imite les idées et que, contrairement aux préci sions de la science linguistique, les signes soient motivés . Cette considération devrait incliner encore davantage le critique à lire la littérature dans la perspective mythique qui fonde son lan gage, et à déchiffrer le mot littéraire (qui n'est en rien le mot courant), non comme le dictionnaire l'explicite, mais comme l'écrivain le construit '.
1967
Flaubert et la phrase
Bien avant Flaubert, l'écrivain a ressenti - et exprimé - le dur travail du style, la fatigue des corrections incessantes, la triste nécessité d'horaires démesurés pour aboutir à un rendement infime'. Pourtant chez Flaubert, la dimen sion de cette peine est tout autre; le travail du style est chez lui une souffrance indicible (même s'il la dit souvent) , quasi expiatoire, à laquelle il ne reconnaît aucune compensation d 'ordre magique (c 'est-à-dire aléatoire), comme pouvait l'être che z bien des écrivain s le sen timent de l'inspiration: le style, pour Flaubert, c'est la douleur absolue, la douleur infinie, la douleur inutile. La rédaction est démesurément lente ( << quatre pages dans la semaine », « cinq jour s pou r une page » , « deux jours pour la r echerche d e d eux lignes 2»); elle exige un «irrévocable adieu à la vie '» , une séquestration i mpitoyable ; on notera à ce propo s que la séques tration de Flaubert se fait uniquement au profit du style, tandis que celle de Proust, également célèbre, a pour objet une récupé ration totale de l'œuvre: Proust s'enferme parce qu'il a beau coup à dire et qu'il est pressé par la mort, Flaub ert parce qu'il a
1. Voici qu elqu es exe mples, empruntés au livre d' Antoine Albalat, Le T ravail du style;.enseigné par les corrections manus crites des grands écr ivains (Paris, 1903 [reed. Arm and C olm , 1992]): Pa scal a rédigé 13 f ois la X VIII' Pr ovinciale ' Rousseau a travaillé l 'Emile pendant 3 ans; Buf fon tr availlait plus d e 10 heure s par jour ; Ch ateaubriand pou vait pa sser d e 12 à 15 heures de suite à raturer etc. 2. Les citations de Flaubert sont empruntées au x ex traits de sa correspondance rassemblés par Geneviève Bollème sous le titre : Pr é f ace à la vie d'écr ivain
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infinimen t à corriger; l' un et l' autre enfermés, Prou st ajoute sans fin (ses fameuses « paperolles »), Flaubert retire, rature, revient sans cesse à zéro, recomm ence. La séquestration flau bertienne a pour centre (et pour sy mbole) un meuble qui n'est pas la table de tr avail, m ais Je lit de repos : lorsque le fond de la peine est atteint , Fl aubert se je tte sur son so fa ' : c' est la « mari nade » , situation d'aill eurs ambiguë, car le signe de l'échec est aussi le lieu du f a ntasme, d 'o ù le tra vail va peu à peu r eprendre , donnant à Flaubert une nou velle matière qu 'il pourr a de nou veau raturer. Ce circuit sisyphéen est appelé par Flaubert d'un mot très f ort : c'est l' atroce ', seule récompen se qu 'il reçoive pour le sacrifice de sa vie '. Le style engage donc visiblement toute l' e xistence de l' écri vain, et pour cette raison il va udrait mieu x l'appeler désormais une éc riture : é crire c 'est vivre ( « Un livre a toujours é té pour moi, dit F laubert, une manière s pécia le d e vi vre 4 » ), l'écriture est la fin même de l' œuvre, non sa publi cation ' . Cette pr écellence, attestée - ou payée - par le sacrifice même d'une vie, modifi e quelque peu les concepti ons traditionnelles du bien-écrire, donné ordinairement co mme le vêtement dernier (l'ornement) des id ées ou de s p assions . C'est d 'abord, aux yeux d e Fl aubert, l' opposition même du fon d et de la form e qui disparaît 6: é crire et penser ne f ont qu'un , l' écriture est un ê tre total. C' est ensuite, si l'on peut dire , la réver sion des mérite s de la poésie sur la
1. « Q uelq uefois q uand j e m e trouv e v ide, quand l' expression se ref use , q uand après avoir g riffonné de long ues pa ges . je d éco uvre n' avoir pas fai t une ph rase. je tombe s ur mon di van e t j' y reste hébété da ns u n marais intérieur (1852, o p. cit., p . 69) . 2. « O n n'arri ve au sty le qu ' avec un labeur atroce, avec une op iniâtreté fa na tique et dévo uée » (1846 , o p. Cil .. p. 39) . 3. « J' ai pa ssé ma vie à pri ver m on cœ ur de s pâtures les plu s l égit imes. J' ai mené un e e xistence laborieuse e t a ustère. E h bie n! j e n'en pe ux p lus ! j e me se ns à bo ut» ( 1875, op. c it. , p . 2 65). 4 . Op. cit., p. 207 (1859). 5. « . .. Je ne ve ux r ien p ublier. .. j e travaille avec un d és intéresse ment absolu et sans arri ère-pensée, sans préocc upation extérieure .. . » (1 846, op. Cil.• p. 4 0). 6 « Pour moi tant qu'on ne m ' aura pas, d' une phrase d onnée, sépa ré la for me
Flaub ert et la ph rase
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prose : la poésie tend à la prose le miroir de ses contraintes, l'image d'un c ode serré, s ûr : ce modèle exerce s ur Haubert une fascination ambiguë, p uisque la p rose doit à la f ois re joindre le vers et le dépasser, l' égaler et l'absorber. C'est enfin la di stribu tion très particulière de s tâch es techniques assig nées par l' éla boration d'u n roman ; la rhétorique classique mettait au premier plan les problèm es d e la d ispositio, o u o rdre des p arties du dis cour s (qu ' il ne f aut pas confondre avec la compositio, o u or dre des élé ments intérieurs à la phrase) ; Flaubert se mble s 'e n désin téresser ; il ne néglige pas les tâches propres à la na rration " mais ces tâches, visibl ement, n'ont qu'un lien lâche avec son projet essentiel : co mposer son o uvrage ou tel d e ses épisodes, ce n' est pas «a troce » , m ais simplement «fas tidieux 2». Comm e odyssée, l'écriture flaubertienne (on voudrait pouvoir donn er ici à ce mot un sens pleinement actif) se restreint donc à ce qu 'on appelle communément les corrections du style. Ces corrections ne sont nullement des accidents rhétoriques ; elles touchent au premier code , celui de la langue , elles engagent l' écrivain à vivre la s tructure du langage comme une p assion, Il faut ici amorcer d 'u n mot ce que l' on pourrait appeler une linguistique (et non une stylistique) des corrections, un peu symétrique à ce qu e Henri F rei a appelé la g rammaire des f autes. Les retou ches qu e les écrivains apport ent à leurs manu scrits se laissent aisément classer selon les deux axes du papier sur lequel ils éc rivent; sur l' a xe vertical sont portées les substitu tions de mots (ce sont les « ratures » ou « h ésitations ») : sur l' a xe horizontal, les suppressions ou ajouts de syntagmes (ce sont les « refontes »). O r les axes du papie r ne s ont rien d' autre que les ax es du langage. L es prem ières corrections sont substi tutives , mét aphoriques, elle s visent à remplacer le signe initia lement inscrit par un autre signe prélevé dan s un paradigme 1. Voir notamment (op. cit., p . 129) le déco mpte des pa ges co nsacrées aux dif f é rents épisod es d e M adame Bovary : «J'ai d é jà 260 pages et q ui ne co ntiennent que d es pr éparations d'action, des expos itions plus ou moi ns dé guisées de c arac tères (il e st v rai qu ' elles sont g raduées), de paysages de li eux »
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Nouveaux essa is cr itiques
d'éléments affinitaires et différents ; ces corrections peuvent donc porter sur des monè mes (Hugo substit uant pudique à charmant d ans « L' Eden charma nt et nu s' éveillait ou sur les pho nèmes, lorsqu'il s'ag it de prohiber des assonances (que la prose classique ne tolère pas) ou des homophonies trop insistantes , réputées ridicules ( Apr ès cet essai f ait : cé técéfé) . Les secondes corrections (corr espondant à l'ordre hor izontal de la p age) sont associatives, métonymiques ; elles affectent la chaîn e syntagma tique du message, en modifiant, p ar diminution ou par accroi s sement, son volume, conformément à deux modèles rhéto rique s : l 'ellipse et la catalyse. L'écrivain di spose en somme de trois types prin cipaux de cor rections : substitutives, diminutives et augmentatives : il peut travailler par permutation, censure ou expansion. Or ces trois type s n'ont p as tout à fai t le même statut, et d'ailleurs il s n 'ont pas eu la même fortun e. La substitution et l' ellipse portent sur des ensembles bornés. Le paradigme es t clos par les cont raintes de la distributio n (qui obligent en principe à ne permuter que des term es de même classe) et par celles du sens, qui dem andent d' échanger des termes affinitaires '. De même qu' on ne peut remplacer un signe par n'i mporte quel autre signe, on ne peut non plu s rédu ire une phrase à l ' infini ; la correction dimi nutive (l' ellipse) vient but er, à un ce rtain moment , contre la cellule irré ductible de toute phra se, le grou pe sujet-prédicat (il va de soi que pratiquement les limites de l' ellipse sont atteintes souvent bien plu s tôt, en raison de diverses contraintes culturelles, comme l' eurythmie, la symé trie, etc.) : l' ellipse est limitée par la structure du langage . Cette même structure permet au c ontraire de donner libre cours, sans limite, aux corrections augmenta tives ; d 'u n côté les parties du discours peu vent être indéfiniment multipliées (ne serait-ce que par la digression), et de l' autre (c'est surtout ce qui nous intéresse ici ), la ph rase peut être pour-
1. Il ne faut pas lim iter l'affinité à un rapport pur ement analogique et ce serait d croire q l écrivains perm ut t niqu ment d t
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vue à l' infini d'incises et d'expansion': le trav ail catalytique est théor iquement infini; même si la structure de la phrase est en f ait réglée et limitée par d es modèles littéraires (à la f açon du mètre po étique) ou par de s c ontraintes ph ysiques (les limites de la mémoire humaine, d 'a illeurs relatives puisque la littérature classique admet la péri ode, à peu près inconnu e de la parole cou rante) , il n' en reste pa s moins que l' écrivain, affronté à la phrase, éprou ve la liberté infinie de la parole, telle qu 'elle est inscrite dans la structure même du langage. Il s' agit donc d 'u n problème de liberté, et il faut noter que les tro is typ es de corrections dont on vient de parler n' ont pas eu la même fortune; selon l'idéal classique du s tyle, l'écriv ain est requis de tra vailler sans relâche ses s ubstitutions et ses ellipses , en vertu des mythe s corrélatif s du « mot exact » et de la « concision » , tous deux garants de la « clarté -» , tandis qu 'o n le détourne de tout trava il d 'expansion; dans les manu scrits classiques, permutations et rature s abondent, mais on ne trouve guè re de corrections augmentatives que chez Rousseau, et surtout chez Stendh al, dont on connaît l'attitude frondeu se à l 'égard du « beau style ». Il est temp s de revenir à Flaub ert. Les co rrections qu' il a apportées à ses manu scrits sont sa ns doute variées, mais si l 'on s' en tient à ce qu 'il a déclaré et commenté lui-m ême, 1' « atroce » du style se c oncentre e n deux point s, qui sont les deux cro ix de l'écriv ain. La première croi x, ce sont les répétitions de mots; il s' agit en fait d 'une correction substitutive, puisque c'est la f orme (phonique) du mot dont il f aut éviter le retour trop rap proché , tout en ga rdant le con tenu ; comme on l' a dit , les po ssi bilité s de la correction sont ici limit ées, ce qui devait alléger d 'aut ant la responsabilité de l' é crivain ; Flaub ert, cependant, parvient à introduire ici le vert ige d'une corre ction infinie : le 1. Sur l' expans ion, voir An dré Martinet, Éléments de linguistique gé né rale , Paris, 1960 , 3' p artie du c hapitre I V. 2. C' est un paradoxe classique - qu'il fa udrait à m on sens explorer- que la clarté soit donnée com me le produit naturel de la concision (voir le mot de Necker i F Brun ot H istoire de la lan fran çaise (Paris 1905-1953),
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difficil e, pour lui, n'e st pas la correction elle-même (effective ment limitée), mais le repérage du lieu où elle est nécessaire : des répétition s a pparaissent, que l' on n' avait pas vues la veille, en so rte q ue rien ne p eut garantir que le lendemain de nouvelles « fa utes » ne pourront être découvertes ' ; il se développe ainsi une insécurité anxieuse, car il semb le toujours possib le d' en tendre de nouvelles répétitions 2: le texte, même lor squ'il a été méticuleusement travaillé, est en quelque sorte m iné de risques de répétition : limit ée et par con séque nt rass urée dans son acte, la substitution redevient libre et par conséquent angoissante par l'infi ni d e ses em placements possibles : le parad igme est certes f e rmé, m ais comme il jo ue à chaque unité s ignificative, le voilà ressaisi par l'infini du syntagme. La seco nde cro ix de l' écriture flaubertienne, ce sont les transitions (ou articulations) du d is co urs 3 • Co mme on peut s' y attendre d' un écrivain qui a conti nûm ent absorbé contenu dans la for me - ou plu s exactement contesté cette antinomie même - l'enc haînement des id ées n 'est pa s resse nti directement comme un e contrainte logique mais doit se définir en term es de signifiant ; ce qu' il s'agi t d'obtenir, c 'est la fluid ité, le rythme optimal du cours de la parole , le « sui vi » , en un mot, ce flum e n o rationis ré clamé déjà par les rh étoriciens classiques. Flaubert retrouve ici le problème des corrections sy n tagmatique s: le bon syntagme est un éq uilibre entre des force s excessives de co nstriction et de di latation ; mais alors que l' ellipse est normalement limitée par la structure même de l 'un ité phrastique, Flaubert y introduit de nouveau une liberté infi nie : une fois acquise , il la retourne et l'oriente de nouveau
(!
1. À p ropos de trois pages de Mad ame Bovary 853) : « J' y sans doute mille répé titions de mots qu ' il f audra ôter. A l'h eure qu ' il est, J en VOlS peu » (o p. c it., p . 127). 2. Cette audition d 'un langage d ans le langage (fût-il f autif) rappelle une autre audition, tout aussi vertigineuse : c elle qui f aisait e ntendre à Saussure dans la plupart des vers de la poésie grecque, latine et védique un second message, anagrammatique. 3 Ce q ui est atroce de diffi culté, c'est l' enchaînement d es idées, et qu'e lles
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vers un e n ouvelle expansion : il s'ag it san s ce sse de « dévisser » ce qui es t tro p se rré : l' ellipse, d ans un second temps, retrouv e le vert ige de l' expansion ' . Ca r il s' agit bien d' un verti ge : la correction est infinie, elle n' a pas d e sanction sûre. Les protocoles co rrectifs sont parfaite ment systématiques - et en cela ils pourraient être rassurant smais leurs point s d'app lication étan t s ans term e, nul apaisement n' est possible 2: ce sont des ensembles à la fois structurés et flottants. Cependant, ce vertige n' a pas pour motif l' infini du discours, champ traditionnel de la rhétorique ; il e st lié à un objet linguistique, certes con nu de la rhétori que, du moins à partir du moment où, avec Denys d 'H alicarnasse et l' Anonyme du Trait é du sublime, e lle a déco uvert le « s tyle », m ais auquel F laubert a donné une existence technique et métaphysi que d 'un e f orce inégalable, et qui est la phrase. Pour Flaubert, la phrase est à la f ois une unité de style, une unité de tra vail et une unité de vie, e lle attire l' essentiel de ses confidences sur son travail d'écrivain 3 . Si l'on veut bien débar rasse r l'e xpre ssion de toute portée métaphorique, on peut dire que Flaubert a passé sa vie à « fa ire des phras es » ; la phra se est en quelque sorte le doubl e réfléc hi de l' œuvre, c 'es t au niveau de la fabrication des phrases que l' écrivain a f ait l'hi stoire de
1. « Chaque paragraphe est bon en so i, e t il y a d es p ages, j' en s uis sûr, par f aites. M ais pr écisément , à cau se d e cela, ç a Il e mar che p as . C' e st un e s érie de paragraphes tourn és, arrêtés e t qui ne dévalent pas les uns s ur l es autres. 11 va f al loir les dévisser, lâcher les (1853, o p. cit., p. 101). 2. « J' ai fini par laisser là les co rrections; je n 'y comp renais plus rien ; à f orce de s'appesantir sur un travail, il vou s é blouit ; ce qu i sem ble être une faute main tenant, c inq min utes après ne le semb le ( 1853, o p. cit . , p. 133). 3. « Q ue j e crève comm e un chien, plutôt que de hâter d'u ne seco nde ma phrase q ui n'e st pas (1852 , o p. cit., p . 78 ). veux seulement écrire encore trois pages de plus... et trouver quatre ou ci nq phr ases q ue j e cherche depuis bi entôt un ( 1853, o p. cit., p. 116). - « M on t ravail va bi en lente ment ; j' éprouve quelquefois d es tortures véritables pour écrire la ph rase la plus simple» ( 1852, o p. cit ., p. 93) . ne m' arrête p lus, ca r même en nageant, je roule mes phr ases, m algré ( 1876, o p. cit., p. 274). - Et ceci, surtout, qui pourrait ir d 'épigraphe à l' ient d dir d l phra ch Flaubert
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Nouveaux essais critiques
cette œuvre: l'odyssée de la phrase est le roman des romans de Flaubert. La phrase devient ainsi, dans notre littérature, un objet nouveau: non seulement en droit, par les nombreuses déclara tions de Flaubert à ce sujet, mais aussi en fait: une phrase de Flaubert est immédiatement identifiable, non point par son « air », sa «couleur» ou tel tour habituel à l'écrivain - ce que l'on pourrait dire de n'importe quel auteur - mais parce qu 'elle se donne toujours comme un objet séparé, fini, l'on pourrait presque dire transportable, bien qu'elle ne rejoigne jamais le modèle aphoristique, car son unité ne tient pas à la clôture de son contenu, mais au projet évident qui l' a fondée comme un objet: la phrase de Flaubert est une chose . On l' a vu à propos des corrections de Flaubert, cette chose a une histoire, et cette histoire, venue de la structure même du langage, est inscrite dans toute phrase de Flaubert. Le drame de Flaubert (ses confidences autorisent à employer un mot aussi romanesque) devant la phrase peut s'énon cer ainsi: la phrase est un objet, en elle une finitude fascine, analogue à celle qui règle la maturation métrique du vers, mais en même temps, par le mécanisme même de l'expansion , toute phrase est insaturable, on ne dispose d'aucune raison structurelle de l'arrêter ici plutôt que là. Travaillons à finir la phrase (à la façon d'un vers), dit implicitement Flaubert à chaque moment de son labeur, de sa vie, cependant que contradictoirement il est obligé de s'écrier sans cesse (comme il le note en 1853) : Ça n'est jamai s fini '. La phrase flaubertienne est la trace même de cette contradiction, vécue à vif par l'écrivain tout au long des heures innombrables pendant lesquelles il s'est enfermé avec elle: elle est comme l'arrêt gratuit d'une liberté infinie, en elle s'inscrit une sorte de contradiction métaphysique: parce que la phrase est libre, l'écri vain est condamné non à chercher la meilleure phrase, mais à assumer toute phrase: aucun dieu, fût-ce celui de l'art, ne peut la fonder à sa place.
Flaubert et la phrase
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On le sait, cette situation n' a pas été ressentie de la même façon pendant toute la période classique. Face à la liberté du lan gage, la rhétorique avait édifié un système de surveillance (en promulguant dès Aristote les règles métriques de la « période» et en déterminant le champ des corrections, là où la liberté est limitée par la nature même du langage, c'est-à-dire au niveau des substitutions et des ellipses), et ce système rendait la liberté légère à l'écrivain, en limitant ses choix . Ce code rhéto rique - ou second code, puisqu'il transforme les libertés de la langue en contraintes de l'expression - est moribond au milieu du XIX' siècle; la rhétorique se retire et laisse en quelque sorte à nu l'unité linguiste fondamentale, la phrase. Ce nouvel objet, où s'investit désormais sans relais la liberté de l'écrivain, Flaubert le découvre avec angoisse. Un peu plus tard , un écrivain vien dra, qui fera de la phrase le lieu d'une démonstration à la fois poétique et linguistique: Un coup de dés est explicitement fondé sur l'infinie possibilité de l'expansion phrastique, dont la liberté, si lourde à Flaubert, devient pour Mallarmé le sens même -vide-du livre à venir. Dès lors, le frère et le guide de l'écri vain ne sera plus le rhéteur, mais le linguiste, celui qui met au jo ur , non plus les figures du discours, mais les catégories fonda mentales de la langue '.
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Par o ù commence r?
Pa r où
commen cer?
Je suppose qu'un étudiant veuille entreprendre l' analyse structurale d 'u n e œuvre littéraire. J e suppose cet é tudiant assez inform é pour ne pas s' é tonner des divergences d 'approche que l'on réunit parfois indûment sous le nom de structura lisme ; assez sage pour sav oir qu 'e n ana lyse structurale il n 'ex iste pas de méthode canonique, comparab le à celle de la sociologie ou de la phi lologie, telle qu'e n l'appl iquant automatiq uement à un texte on en fasse surgir la structure ; assez courageux pour prévoir et supporter les erreurs, les pa nnes, les déceptions, les découragements [ « à quoi bon ?» ) que ne manq uera pas de susciter le voy age analytiqu e; assez libre pour oser exp loiter ce qu 'il peut y a voir en lui d e sensibilité s tructurale, d'intu ition des sens multiple s; assez dialectique pour bien se persuader qu'il ne s' agit pas d'obtenir une ex plication » du texte , un résultat positif » (un sig nif ié dernier qui serait la vérité de l' œuvre ou sa d étermination), m ais à l 'in verse qu'il s' agit d 'e n trer, par l' analyse (ou ce qui ressemble à une analyse), dans le jeu du signif ia nt, dan s l' écriture : en un mot, d'acc omplir, par son travail , le pluriel du texte . Ce héro s - ou ce sage - trou vé, il n' en rencontrera p as mo ins un malaise opératoire, une d ifficulté commencer ? Sous simple, et qui est celle de tout d ébut: p ar son apparence pratique et co mme gestuelle ( il s 'agi t du premier geste que l' on acco mplira e n pr ésence du texte), on peut dire que cette difficulté est celle-là même qui a f o ndé la linguistiq ue moderne : d 'abo rd s uffoqué par l 'hétéroclite du langage humain, «
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pertinence (celle du sens) et de dévider ce fil : ainsi se construi sit un s yst ème de la langue. De la même façon, quoique au niveau seco nd du discours, le texte déroule des code s multiples et simultanés, dont on ne voit pas d 'abord la systématique, ou mie u x e ncore: qu' on ne peut tout de suite nommer. To ut concourt e n effe t à innocenter les structures que l'on recherche, à les absenter : le dévidement du disco urs, la naturalité des phrases , l' égalité apparente du signifiant e t de l'in signifi ant, les pré ju gés scolaire s (ce ux du « pl an » , du « per sonnage » , du « sty le » ), la sim ultanéité des sens, la disparition et la résurge nce capricieu ses de cert ains thématiques. Face au phénom ène textuel, ressenti comme un e richesse et une nature (deux bonnes raisons pour le sacraliser), comment repérer, tirer le premier fi l, comment détacher les premiers codes ? On veut abor der ici ce problème de tr avail, en p roposant la pr emièr e ana lyse d 'un rom an de Jul es V erne , L'Ile m yst érieuse '. Un linguiste écrit": « Dan s chaque processus d' élaboration d e l'inf o rmation on peut dégager un certain ensemble A de signaux initiaux et un certain ensemble B de signaux finau x observés. L a tâche d 'u ne description scientifique, c'est d' expliquer com ment s'e ffectue le passage de A à B et quelles sont les liaisons entre ces deux ensembles (si les chaînons intermédiaires sont trop com plexes et échappent à l'observation, en cybernétique, on parle de boîte noir e ). » Face au rom an comme sys tème « mar chant » d 'inf ormations, la f o rmulation de Re vzin peut inspirer une première démarch e : établir d 'abord les deux ensemb les limites, initial et terminal, pui s ex plorer par quelles voi es, à tra vers quelles transformations, quelles mobil isations, le second rejoint le premier ou s'e n diff érencie : il f aut en somme définir le passage d 'u n é quilibre à un autre, traverser la « boîte noire ». La notion d 'en semb le initial (ou final) n'est cependant pas simple ; tous les récits n'ont pas la belle ordonnance, éminem ment did actique , du roman balzacien, qui s'ouvre sur un dis-
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cours stat ique , longtemps synchronique, vaste concours immo bile de données initiales que l' on appelle un t ableau (le t ableau est une idée rhétorique qui mériterait d'être étudiée, e n ceci qu 'il est un d éf i à la mar che du langage ); dans bien des cas , le lect eu r est j eté in m edias r es; les éléments du tableau sont d ispersés le long d ' une di égèse q ui co mmence au premier mot. C 'e st le cas de L 'Ile m ysté r ieuse : le di sco urs prend l' histoire de pl ein fo uet (il s 'agit d'ai lleurs d'une tempête). Pour ar rê ter le tableau ini tiai, il n' y a dès lors q u' un moyen : s'aide r d ialectiquement du tableau final (ou réciproqueme nt selon les cas) . L'Ile m yst ér ieuse se termine sur de ux vues ; la p remière représente les six colons rassemblés sur un rocher nu, ils vont mourir de dénue ment , si le yacht de lord Glenarvan ne les sauve : la seco nde met ces mêmes co lons , sa uvés, sur un terri toire fl orissant, qu 'il s ont colonisé dans l' État d' Iowa ; ces deux vues fin ales so nt évidem ment d ans un rapport paradigmatique : la florescence s 'o ppo se au dépérissement, la richesse au d énuement ; ce paradigme final doit avoi r un corrélat initial, o u, s' il ne l' a pa s (o u s' il l' a par tiell ement ), c' est qu 'il y aura eu pert e, d ilution ou transforma tion d ans la « bo îte noire » ; c'es t ce qu i se pass e: la co lonisation iowi enn e a po ur co rrélat a ntérieur la colonisation de l' île, m ais ce corrélat s' identifie à la d iégèse m ême, il e st étendu à tout ce qui se passe d ans le roman et n'est do nc pas un « tableau » ; e n revanch e, le dénuement fina l (sur le rocher) renvoie symétri quem ent au premi er dénuement des co lons, lorsque, tomb és du ballon, ils sont tous r assembl és sur l'île qu'à partir de rien (un colli er de chien, un grain de blé) ils vont col oniser ; le tableau init ial, par cette symétrie, est dès lors f o ndé : c 'e st l' ensemble des d onné es rassemblées dans les premi ers chapitres de l' œuvre, ju squ'au moment où, Cyrus Smith étant retrouvé, le personnel coloni sateu r e st au co mplet, a ffronté d' une faço n pure, co mme algébrique , à la ca rence totale des outils ( << Le f eu é ta it é teint » : ainsi se termine, avec le chapitre VIII, le tableau initi al du rom an). Le système inform atif s'établit en somme comme un paradigme répété (d é nuement /co lonisation), mais cette répéti
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qui « ouvre» (à la f açon d 'un e première clef) le procès de l'an a lyse, en dévoilant deu x codes: l'un , statique, se réfère à la situa tion adamique des c olons, e xemplaire dans le tableau initial et dan s le tableau fin al ; l'aut re, dynamique (ce qui n' empêche pas ses traits d 'être sémantiques), se ré f è re au travail heuristique par lequel ces mêmes colons vont « déco uvrir » , « percer », « trou ver » à la fois la nature de l 'île et so n secret. Ce pr emier tri effectué, il es t f a cile (si non rapid e) de dégros sir peu à peu ch acun des deux codes qu 'il a mis au jour. Le cod e adamique (ou plutôt le champ thém atique du dénuement originel, car ce champ réunit lui-même plu sieurs codes) com prend des term es morphologiquement variés: termes d'action, indices, sème s, constats, co mmentaires. Voici p ar exe mple deux séquences d 'a ctions qui y sont rattachées. La première est celle qui inaugure le roman : la descente du ballon , cette descente est faite, si l'on peut dire, de deux fil s : un fil ac tionnel, de mod èle physique, qui ég rène les étapes de l' affaissem ent progres si f de l'aéronef (les terme s en sont facilement repérables, num érables et structurables), et un fil « symbolique » , où s 'a lignent tous les traits qui marquent (entendons ce mot a u s ens linguistique) le dépouillement, ou plut ôt la spoliation v olontaire des colons, au terme de laquelle, abandonnés sur l'îl e, ils se retrouveront sans bagages, sans outils, sans bien s: le débarras de l'or (10000 franc s jetés par-dessus la nacelle p our tenter de la remonter) est à ce titre hautement symb olique (d 'a utant que cet or est l'or ennemi, celui des Sudi stes) ; de même pour l'oura gan, origine du naufrage, dont le caractère exceptionnel, cataclys mique, opère symboliquement l'arrach ement loin de toute socia lité (dans le mythe robin soni en, la tempête init iale n 'e st pas seu lement un élément logique qui ex plique la perdition du naufragé, mai s aussi un élément symbolique qui fi gur e le dépouillement révolutionnaire, la mue de l'homme soc ial en homme originel) . Une autre séquence qui doit être ratt achée au thème adamique est celle de la première exploration par laqu elle les colons s 'a ssurent s i la terre où ils viennent d'êtr e je tés est un e île ou un
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lumière de la lune f a it enfin apparaî tre la vérit é; l'instance du discours co mmande évidemment que cette terre soit une île et que cette îl e soit déserte, car il f aut, pour la suite du discours, que la matière soit donnée à l' homme sans l'outil, mais aussi sans la ré sistance des autres hommes : l'homme (s' il est autre que le colon) est do nc l' ennemi , à la fois des nau fragés et d u di s cours; Robinson et les naufragés de Jules Verne ont la même pe ur des autr es hommes, d es int rus qui viendraient déranger le filé de la démonstration , la pureté du discours : rien d' humain (sino n d' intérieur au grou pe) ne doit tern ir la conq uête brillante de l' Outil ( L' Ile mys térieuse est le contra ire même d' un roman d 'an ticip ation ; c 'est un ro man de l'ex trême passé, des pr emières production s de l 'ou til). Font égal ement p artie du thèm e adamique toutes les marqu es de la Nature gratifia nte: c'est ce que l 'on pourrait appeler le code édé nique ( Adam/Éden : curieuse homologie phonétique) . Le don édéni que p rend trois formes: d 'abord la nature m ême d e l'île est parfaite, « f e rtile, agréable dans ses aspects, va riée dans ses prod uctions » (I, 48) ; ens uite elle fourni t to ujours la matière néces saire à point nommé : veut-on pêcher des oisea u x à l a ligne ? Il Ya, ju ste là , à côté, des lianes pour la ligne , des épines pour l 'hameçon, des vers p our l'appât ; enfin, lorsque les colons travaillent cette nature, ils n' en resse ntent aucune fatig ue, o u du moins cette fatigue est expédiée par le disco urs: c'es t la troi sième f orme du don édéniqu e: le disco urs, to ut-puissant, s'iden tifie à la N ature comblante, il f acilite, euphorise, rédui t le temps, la fatig ue, l a difficulté ; l' abattag e d 'un arbre énorme, entrepris presque sans outils, est « liquidé » e n une ph rase ; il faudrait (au cours d 'une analyse ultérieure) insister sur cette grâce que le discours vernien répand sur toute entrepr ise; car d 'un e part , c'es t tout le con traire de c e qui se passe che z Defoe ' dans Robinson C ruso é le travail est non seulement ép uisant ( un mot suffira it alors à le di re) mais encore d éfin i da ns sa pei ne par le décompte alourd i des jours et des semaines nécessaires pour accomplir (seul) l a mo indre transformation : co mbien de temps,
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travail au ralenti, de lui restitue r s a valeur-temps (qui est son aliénation même) ; et d' autre part, on voit bien la toute puissance, à la fois diégétique et idéologique, de l' instance du discours: l'euphémi sme vernien pe rmet au discours d'avancer rapidement, dans l' appropriation de la nature, de problème en problème et non d e peine en p eine ; il transcrit à la f ois une pro motion du savoir et une cen sure du trav ail: c'es t vraiment l 'idio lecte de 1'« ingénieur » (q u'e st Cyrus Smith), du technocrate, maître de la scie nce , chantre du travail transformateur au moment même où , le co nfiant à d 'autres, il l' escamote ; le dis cours v ernien, pa r se s e llipses, ses survols e uphoriques, re nvoie le temps, la peine, en un mot le labeur, au néant de l'i nnomm é: le travail fuit , s' écoule, se perd d ans les interstices de la phra se. Autre sous-code du thème adamique : celui de la colonisation Ce mot est naturellement ambi gu (colonie d e vacances, d 'insectes, pénitent iaire , colonia lisme) ; ici même les naufragés sont des co lons, mais ils ne co lonisent qu 'un e îl e d éserte, une nature vie rge: toute instance socia le est pud iquement effacée de cette épure où il s'agi t de transforme r la terre sans la médiation d 'a ucun esclavage : cult ivateurs, mais non colonisateurs . D ans l'in ventaire des c odes, o n a ura cependant intérêt à noter que le rapport inter-hum ain, pour discret e t conventionnel qu 'il soit, se place da ns une problématique coloniale, m ême lointaine ; en tre les colons, le tra vail (même s 'i ls mettent tous la main à la pâte) est hiérarchique ment divisé (le chef et le technocrat e: Cyrus; le chasseur: Spil ett ; l' héritier: Herbert ; l' ouvr ier spécialisé : Penc roff ; le serviteur: Nab ; le bagnard relégué à la coloni sation brut e, celle des troupeaux : Ayrton) ; de plus, le nègre, Nab, est une essence e sclave, non en ce qu 'il est « maltraité» ou même « distancé» (bien au co ntraire : l'œuvre est humanitaire, égalitaire), ni même en ce qu e son t ravail es t subalterne, mais en ce que sa « nature» psychologique est d' ordre animal : intuitif, réceptif, s avant par fl air e t prém onition, il f o rme groupe avec le ch ien T op: c ' est le mo ment inférieur de l' échelle, le départ de la pyramide au sommet d e laquelle trône l 'In génieur tout-puissant;
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chassant les naufragés, détermine et reporte plus loin une nouvelle colonisation, magiquement épurée (par les vertus du discours) de toute aliénation (on notera à ce sujet que l'avent ure de Robi nson Crusoé a aussi pour origine un problème co lonial, un trafic d 'esclaves noirs dont Robinson do it s'enrichir en les transplantant d'Afri que dans les sucreri es du Brés il : le mythe de l'île déserte prend appui sur un problème très vif : comment cultiver san s esclaves 7) ; et lorsque les co lons, ayant perdu leur île, fondent en Amé rique une nouve lle co lonie, c 'est dans l'Iowa, territoire de l'Oues t dont les hab itants naturels , les Sioux, sont auss i magiquement absentés » que tout indigène de l' Ile mystérieuse . Le second code qu'i l faut (pour commencer) dév ider, est celui du défrichement-déchiffrement (profitons de la métath èse) ; on y rattachera tous les traits (nombreux) qui marquent à la fois une effraction et un dévoilement de la nature (de façon à la faire rendre, à la doter d'une rent abilité). Ce code comprend de ux sous-codes. Le premier implique une transformation de la nature par des moyens, si l'on pe ut dire, naturels : le savoir, le travail, le caractère; il s' agit ici de d é c ouvr ir la nature , de trouver les voies qui cond uisent à son exploitation: d 'o ù le code « heuris tique » ; il comporte d'emblée une symbolique: celle du « forage » , de 1' « explo sion », en un mo t, comme on l'a dit, de l'effraction: la nature est une croûte, la minéralité est sa sub stance essentielle, à quoi répond l a fonction, l'énergie endosco pique de l ' Ingénieur : i l faut « faire saute r» pour « voir dedans », il f aut « éventrer » pour libérer les richesses comprimées : roma n plutonien, L' Ile m yst é rieuse mobilise une vive imagination tel lurique (vive parce qu'ambivalente) : la profondeur de la terre est à la fois un abri qui se conquiert (Grani te-House, la criq ue souterraine du Nautilus) et le recel d'une é nergie destruc trice (le volcan) . On a j ustement suggéré (Jean Pommier à propos du siècle) d' étudier les métaphores d 'époq ue ; nul doute que le plutonisme vernien soit lié aux tâches techn iques du siècle industriel : effraction généralisée de la terre, du t e llus, par la
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le f er (sub stance vulcanique, ignée, que Eiffel, notamment, substitue à la pierre, substance ance strale qui se « cueille » à fleur de terre) et le fer parachève la percé e de la terre, permet tant d'édif ier les instruments de commun ication (ponts, rails, gares, viaduc s). La symbolique (plutonienne) s'articule sur un thème tech nique celui de l'outil. L'outil , né d'une p ensée démul tiplicatrice (à l'égal du langage et de l' échange matr imonial, c omme l'ont fait remarquer Lévi -Strauss et Jakobson), est lui-même essen tiellement un agent de démultiplication : la nature (ou la Providence) donne le grain ou l'allumette (retro uvés dans la poche de l ' enfant), les colon s les dém ultipli ent ; les exe mples de cette démultiplication sont nombreux dans L'Ile m ystéri euse : l'outil prod uit l'outil, selon un pouvo ir qui est ce lui du nombre ; le nombre démultiplicateur, dont Cyru s démonte soigneusement la vertu génératrice, est à la f ois une magie (« Il y a toujo urs moyen de tout fair e » , I, 43), une raison (l e nombre combinatoire est précis ément appelé une raison : comptabilité et rat io se confondent, étymo logiqu ement et idéologiquement) e t un contre- hasard (grâce à ce nombre on ne r epart pas à zéro après chaque coup, chaque feu ou chaque moisson , comme dans le jeu). Le code de l 'o util s'articule à son tour s ur un thème à la foi s technique (la transmutation de la matière), magique (la méta morphose) et lingu istique (la génération d es signes), qui est celui de la transformation. Quoique toujours scientifique, justif iée selon les termes du code scolaire (phy sique, chimie, botanique, leçon de choses), celle-ci est toujours construite comme une sur prise et souvent comme une éni gme (provi soire) : en quoi peut on bien transformer les phoques 7 Réponse (retardée selon les lois du suspense) : à f aire un soufflet de for ge et des bou gies; le discours (et pas seulement la science, qui n'est là que pour le cautionner) exige, d' une part, que les deu x termes de l'opéra tion, la matière originelle et l' objet produ it, les algues et la nitro glycérine, soien t au ssi distants que possibl e et, d'autre part, que selon le pr incipe même du bricolage, tout objet n aturel ou donné
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elle est un rebut (du naufrage), se transforme en linge et en ai les de moulin . On devine combien ce code, qui est mise en je u perpétuelle de classifications nouvelles, inattendues , est p roche de l'opération linguistique : le pouvoir transformateur de l'Ingénieur est un pouvoir verbal, ca r l'un e t l' autre consistent à co mbiner des éléments (mots, matériaux) pour produire des systè mes nouveaux (phrases , ob je ts) e t tous deux puisent pour cela da ns des code s t rès sûrs (la ngue, savoir), dont les données stéréotypiques n' empêchent pas le rendement poétique (et poïétique). On peut d 'a illeurs rattacher au co de tra nsformation nel (à la fois linguistique et démiurgique) un sous-code, dont les traits sont abonda nts, qui est celui de la nomination. À peine par venus au sommet du mont qui leur d onne une vue panoramique de leur î le, les c olons s' empressent de la cartographier, c'es t-à dire d' en dessiner et d ' en nomm er les acc idents; ce premier acte d' i ntellection et d'appropriation est un acte de langage, comme si toute la matière conf use de l' î le, objet des transformations f utures, n 'acc édai t au statut de réel opérable qu' à travers le filet du langage ; en somme, en cartographiant leur île, c'est-à-dire leur « rée l » , les co lons ne fon t qu 'accomplir la définition même du langage comme « mapping » de la réalité. La dé-couverte de l 'île, on l' a dit , soutient deux code s, dont le prem ier est le code heuristique, e nsemble des traits et modèles transformateurs de la nature. Le second, beaucoup plus con ven tionnel du point de vue romanesque, est un code hermé neutiqu e ; de lui sortent les différente s énigmes (une dizaine) qui ju stifient le titre de l' ouvrage ( L' Ile m yst é rieuse) , et dont la solution est retardée ju squ' à l' appel final du ca pitaine Ne mo. Ce code a été étudié à l' occasion d 'u n a utre texte " e t l' on peut assurer ici que les termes for mels s 'e n retrouvent dans L 'Ile m yst érieuse: posi tion, thématisation, formul ation de l'én igme, différen ts terme s dilatoires (qui ret ardent la réponse), déchiffrement-dévoilement. L' heuristique e t l' herméneutique sont très proches, puisque dans
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les deux cas l' île est l ' objet d 'un dévoilement : comme nature, il f aut lui arracher sa richesse, comme habitat de Nemo, il faut déchiffrer son hôte providentiel ; toute l'œu vre est construite sur un proverbe banal : aid e -toi, travaille seu l à domestiquer la matière, le ciel t' aidera, Nemo, aya nt reco nnu ton exce llence humaine, agira envers toi comme un dieu. Ces deux codes convergents mobilisent d eu x symboliques différentes (quoique complémentaires) : l' effraction de la nature, la sujétion, la domestication, la transform ation, l' exercice du savoir (plus encore, comme on l' a dit, qu e celui du travail) renvoient à un refus d 'h éritage, à un e symbolique du Fils ; l' action de Nemo à vrai dire subie parfois avec impatience par le Fil s adulte (Cyrus), implique une symbolique du Père (analysée par Marcel Mo ré ') : singulier père cependant, singulier dieu que celui-là, qui s' appelle Personne. Ce prem ier « débroui llage » paraîtra bien p lus thématique que forma liste : c' e st là cependant la liberté méthodologique qu'il faut assumer : on ne peut commencer l' analyse d' u n texte (puisque c'est le p roblème qui a été posé) sans en prendre une première vue sémantique (de contenu), soit thématique, soit symbolique, soit idéologique. Le travail qui reste alors à f aire (immense) consiste à suivre les premiers codes, à en re pérer les termes, à esquisser les séquences, mais aussi à poser d'a utres codes, qui v iennent se profiler dans la perspecti ve des premiers. En somme, si l' on se donne le droit de partir d 'u n e cert aine cond ensation du sens (co mme o n l' a fait ici), c ' est parce qu e le mou vement de l' ana lyse, dans son filé infini, est précisément de f a ire éclater le texte, la première nuée des sens, la première image des contenus. L' enjeu de l'a nalyse structurale n' est pas la vérité du te xte mais so n plur iel; le travail ne peut d onc consister à partir des forme s pour apercevoir, éclaircir ou formuler des contenus (point ne serait besoin pour cela d 'u n e méthode struc turale), mais bien au contraire à di ssiper, recu ler, démultipli er, f aire partir les premi ers contenus sous l' action d 'un e science
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formelle. L'analyste trouvera son compte à ce mouvement puisqu'il lui donne à la f ois le moyen de commencer l' analyse à partir de quelques codes f amiliers et le droit de quitter ces codes (de les transformer) en avançant, non dans le texte (qui est toujours simultané, volumineux, st éréographique), mais dans son propre travail '.
F romentin : « Dominique »
1970
Toute une petite mythologie soutient le Dominique de Fromentin ; c 'e st une œuvre deux fois solitaire, puisque c' est le seul roman écrit par son auteur, et q ue cet auteur n'était même pas écrivain, mais plutôt peintre; cette autobiographie discrète est tenue pour l'un e des analyses les plus générales de la crise d'amour ; littérairement (je veux dire : dans les histoires sco laires de la littérature), on note encore ce paradoxe : en pleine période positiviste et réaliste ( Dominiqu e est de 1862), Fromentin produit une œuvre qui passe pour un grand roman d'analyse psychologique . Tout cela f ait que Dominique est consacré institutionnellement (car à savoir qui le lit, c' est autre chose) comme un chef -d'œuvre singulier : Gide le mettait au nombre de ces dix f ameux livres que l' on emporte sur une île déserte (qu'y f erait-on, cependant, de ce roman où l' on ne mange ni ne fait jamais l'amour ?). Dominique est en effet un roman bien-pensant, dans lequel on retrouve les valeurs f ondatrices d e l'id éologie dite bourgeoise, subsumées sous une psychologie idéaliste du sujet. Ce sujet emplit tout le livre, qui tire de lui son unité, son continu, son dévoilement; pour plus de commodité, il dit j e, confondant, comme tout sujet de la culture bourgeoise, sa parole et sa conscience, et se faisant une gloire de cette confusion, sous le nom d 'authenticité (la forme de Dominique est une « confes sion ») ; pourvu d'une parole transparente et d'une conscience sans secret, le sujet peut s' analyser lui-même longuement: il n' a
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connue ; encore cette mémoire est-elle toujours construite: elle n'est pas association, irruption (comme elle le sera chez Proust), mais rappel (cependant , chez Fromentin - et c'est l'un de ses charmes - , la reconstitution anecdotique de l' aventure est sou vent débordée par le souvenir insistant, effusif , d'un moment, d'un lieu). Ce sujet pur vit dans un monde sans trivialité: les objets quotidiens n'exi stent pour lui que s'ils peuv ent faire par tie d'un tableau, d' une « compositio n» ; ils n 'ont jamais une existence d 'u sage , encore moins vont-ils au-delà de cet usage pour déranger le sujet qui pense, ce qui se passera dans le roma n ultérieur (Fromentin, cependant, eût été capab le d 'inventions tri viales : témoin ce bouquet de rhododendrons, aux racines enve loppées de linges mouillés, don assez ridicu le du futur mari à la je une fiancée) . Enfin, selon la bonne psychologie classique, toute aventure du sujet doit avoir un sens, qui est en général la façon même dont elle se termine : Dominique comporte une leçon morale, dite de sage sse » : le repo s est l' un des rares bonheurs possibles, il faut avoir l'esprit de se borner, les chimères romantiques sont cond amnab les, etc . : le sujet pur finit par exploiter sagement ses terre s et ses pay sans. Tel est à peu près ce que l'on pourrait appe ler le dossier idéo logique de Domin ique (le mot est un peu judiciaire, mais il faut en prendre son parti: la littérature est en procè s). Ce do ssier est as sez tri ste, mai s heureusement, il n'épuise p as Dominique. Ce n'est pa s que Fromentin soit le moins du monde révolutionnaire (ni en politique, ni en littérature); son roman est indéfectiblement sage , conformiste, pusillanime même (si l' on songe à tout ce que la modernité a libéré depuis), rivé à son lourd signifié psychologique, prisonnier d 'une énonciation bien disante , hors de laquelle le s ignifiant, le symbole, la ont beaucoup de mal à fuser. Du moins, en vertu de l'ambiguïté même de toute écriture, ce texte idéologique comporte-t-il des interstices ; ce grand roman idéali ste, il est peut-être possible de le remod eler d 'une façon plus matérielle - plus matériali ste: du texte, tirons au moin s to ute la polysémie qu 'il peut nous livrer.
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est à la foi s celui qui parle et ce dont il parle: sujet et objet), le sujet de Dominique, c 'est l 'Amour. C ependant un roman ne peut être défini par son que d'une façon purement institu tionnell e (dans le fichier méthodique d'une biblio thèque, par », le lieu d'une fictio n exemple) . Plus encore que son peut être sa vérité, parce que c'es t au niveau du lieu (vues, odeurs , souffles, cénesthésies , temps) que le signifiant s'énonce le plus fac ilement: le lieu risque bien la figure du désir, sans lequel il ne peut y avoir de texte. A ce compte, Dominique n' est pas un roman d 'amour, c'est un roman de la Campagne. La Campagne n 'e st pas seulement ici un décor (occasion de des criptions qui constituent sans doute l'élément le plus pénétrant, le plus moderne, du livre), c'est l'objet d'une p assion ( « ce que je puis appeler ma passion pou r la campag ne », dit le narra teur : et s' il se donne le droit de parler ainsi, c'est qu'i l s 'agit bien d'une passion, au sens amoureux du mot). La passion de la Campagne donne au discours sa métaphore de base, l' automne, en quoi peuvent se lire à la fois , la tristesse d'un caractère, la désespérance d'un amour impossible, la démission que le héros s' impose, et la sagesse d 'une vie qui, l'orage passé, s 'éco ule infailliblement vers l' hiver, la mort ; elle lui donne aussi ses -nétonymies, c 'est-à-dire des liaisons culturelles si bien connues, si sûre s, que la Campagne devie nt en quelque s orte le lieu obligé de certames Identifications: tout d'abord, la Campagne, c'est l'Amour, la crise adole scen te (associée, dans combien de romans, aux grandes vacances, à l' enfance provinciale): liaison favorisée par l'analogie métaphorique du prin temps et du désir, de la sèv e e t de la liqueur sé minale, de l'épanouissement végéta l et de l'explosion pub ertaire (qu'on lise à ce sujet la folle pro me nade de Dominique adole scent aux environs de sa ville de collège, un jeudi d'avril) ; Fromentin a exploité à fond cette liai son culturelle : la Campagne est pour son héros le lieu eidét ique de l' Amour : un espace éternellement dest iné à le contracter et à le résorber. Ensuite, la Campagne, c'es t la M émoire, l'endroit où il se produit une certaine pondération du temps, une écoute dé li
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chambre campagnarde devient une sorte de temple du ressasse ment : Dominique, par mille enta illes et inscriptions, y pratique «cett e manie des dates, des chiffres, des symboles, des hiéro glyphes », qui font des Trembles un tombeau couvert de scellés commémoratifs. Enfin, la Campagne, c'est le Récit; on y parle sans limite de temps, on s' y confie, on s' y confesse; dans la mesure où la Nature est réputée silencieuse, nocturne (du moins dans ce post-romantisme dont fait partie Fromentin), elle est la substance neutre d'où peut surgir une parole pure, infinie . Lieu du sens, la Campagne s'oppose à la Ville, lieu du brui t; on sait combien, dans Dominique, la Ville est am èrement discréditée; Paris est un producteur de bruit, au sens cybernétique du terme: lorsque Dominique séjourne dans la capitale, le sens de son amour, de son échec, de sa persévérance, ce sens est brouillé; en face de quoi la Campagne constitue un espace intelligible, où la vie peut se lire sous forme d'un destin. Voilà pourquoi, peut être, la Campagne, plus que l'Amour, est le vrai « sujet » de Domini que: à la Campagne on comprend pourquoi l'on vit, pourquoi l'on aime, pourquoi l'on échoue (ou plutôt, on se résout à ne jamais rien comprendre de tout cela , mais cette réso lution même nous apaise comme un acte suprême d'intelli gence); on s' y réfugie comme dans le sein maternel, qui est aussi le sein de la mort: Dominique revient aux Trembles par le même mouvement éperdu qui pousse le gangster d'Asphalt Jungle à s'échapper de la ville et à venir mourir à la barrière de la maison de campagne d'où il était un jour parti. Chose curieuse, l'histoire d'amour racontée par Fromentin peut nous laisser froids; mais son désir de campagne nous touche: les Trembles, Villeneuve la nuit, nous font envie. Ce roman éthéré (le seul acte sensuel y est un baiser)' est assez brutalement un roman de classe. Il ne faut pas oublier que Fromentin, dont les histoires de la littérature nous rappellent avec componction la passion blessée et le désenchantement romantique, fut parfaitement bien intégré à la société du Second Empire: reçu dans le salon de la princesse Mathilde, invité de
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canal de Suez en 1869; c'est dire que, en tant que personne civile, il ne fut nullement aussi écarté de la vie historique de son temps que son héros, qui, lui , évolue apparemment à travers des lieux aussi socialement abstraits que la Ville et la Campagne. En fait, dans l'œuvre de Fromentin, la Campagne, quand on y regarde d 'u n peu près, est un lieu socialem ent lourd . Dominique est un roman réactionnaire: le Second Empire est ce moment de l'histoire française où le grand capitalisme industriel s 'est déve loppé avec violence comm e un incendie ; dans ce mouvement irrésistible, la Campagne, quelque appoint électoral qu' elle ait constitué par ses paysans pour le fascisme napoléonien, ne pou vait que représenter un lieu déjà anachronique: refuge, rêve, asocialité, dépolitisation, tout un déchet de l'Histoire s 'y trans formait en valeur idéologique. Dominique met en scène d'une façon très directe (quoique à travers un langage indirect) tous les laissés-pour-compte de la grande promotion capitaliste, appelés, pour survivre, à transformer en solitude glorieuse l'abandon où les laisse l'Histoire «d'étais s eul, seul de ma race, seul de mon rang », dit le héros). Il n'y a dans ce roman qu 'u n personnage qui soit doué d 'ambition et veut , à travers des phrases antiques dont le noble désintéressement désigne par dénégation la violence de son avidité, rejoindre la course au pouvoir: Augustin , le pré cepteur: il n' a pas de nom de famill e, c'est un bâtard, bonne condition romantique pour être ambitieux ; il veut arriver par la politique, seule voie de puissance que le siècle concède à ceux qui ne possèdent ni usines ni actions; mais les autres appartien nent à une classe déçue: Olivier, l'aristocrate pur, finit par se suicider, ou ce qui est encore plus symbolique, par se défigurer (il rate même son suicide: l'aristocratie n' a plus de figure); et Dominique, aristocrate lui aussi , fuit la Ville (emblème conjoint de la haute mondanité, de la finance et du pouvoir) , et déchoit jusqu'à rejoindre l'état d'un gentlemanfarmer, c'est-à-dire d 'u n petit exploi tant: déchéance que tout le roman s 'emploie à consa crer sous le nom de sagesse: la sagesse consiste, ne l'oublions pas, à bien exploiter (ses terres et ses ouvr iers); la sagesse, c'est
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sublimée sous les espèces d'un patriarcat bienveillant: le mari est un oisif , il chasse et fait du roman avec ses souvenirs ' la f emme tient les comptes ; lui, il se promène parmiles laboureurs gens de main-d'œuvre, aux reins pliés, faussés, qui se cou rbe nt pour saluer le maître ; elle, elle est chargée de purifier la propnété par des distributions de bienfaisance ( « Elle tenait les clefs de la pharmacie, du linge, du gros bois, des sarments », etc.): association en chassé-croisé: d'un côté le livre (le roman) et l' exploitation, l'autre les livres (de comptes) et la charité, « tout cela le plus simplement du monde, non pas même comme une servitude, mais comme un devoir de position, de fortune et de naissance ». La « simplicité» que le premier narrr ' eur (qui est à peu près Fromentin lui-même) prête au langag: du second n'est évidemment que l' artifi ce culturel par lequel il possible de naturaliser des comportements de classe; cette sirnplicité de théâtre (puisqu'on nous la dit ) est comme "ernis sous lequel sont venus se déposer les rituels de culture . la pratique des Arts (peinture, musique, poésie servent de références au grand a mour de Dominique) et le style de l'i nterlocution (les personnages parlent entre euxce langage bizarre, qu'o n pourrait appeler «s tyle janséniste » , dont les clausules sont issues, quel que soit l'.objet à quoi elles s'appliquent, amour, philosophie, psychologie, des versions latines et des traités de religion, par exemple: « rentrer dans les effacements de sa province », qui est un style de confesseur). Le haut langage n'est pas seulement une f açon de sublimer la matérialité des rapports humains ; il crée ces rapports eu.x-mêmes: tout l' amour de Dominique pour Madeleine provient du Livre antérieur ; c'est un thème bien connu de la littérature amoureuse, depuis que Dante fit dépendre la passion de Paolo et de Francesca de celle de Lancelot et de Guenièvre; Dominique s'étonne de retrouver son histoire dans le livre des autres ; il ne sait pas qu'elle en provient. Le corps est-il donc absent de ce roman à la fois social et il
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c'est la voie du grand pathétique, sorte de langage sublime que l'on retrouve ailleurs dans les romans et les peintures du roman tisme français. Les gestes sont détournés de leur champ corpo rel, immédiatement affectés (par une hâte qui ressemble bien à une peur du corps) à une signification idéelle: quoi de plus charnel que de se mettre à genoux devant la f emme aimée (c'est-à-dire se coucher à ses pieds et pour ainsi dire sous elle)? Dans notre roman, cet engagement érotique n'est jamais donné que pour le « mouvement » (mot que toute la civilisation clas sique a transporté continûment du corps à l' âme) d'une effusion morale, la demande de pardon; en nous parlant, à propos de Madeleine, d'un « mouvement de femme indignée que je n'ou blieraijamais » , le narrateur f e int d'ignorer que le geste indigné n'est qu'un refus du corps (quels qu'en soient les motifs, ici fort trompeurs, puisque, en fait, Madeleine désire Dominique: ce n'est rien de plus qu'une dénégation). En termes modernes, on dira que dans le texte de Fromentin (résumant d'ai lleurs tout un langage d'é poque), le signifiant est immédiatement volé par le signifié. Cependant ce signifiant (ce corps) revient, comme il se doit, là même où il a été dérobé. Il revient parce que l' amour qui est raconté ici sur un mode sublime (de renonciation réciproque) est en même t emps traité comme une maladie. Son apparition est celled'une crise physique; il transit et exalteDominique comme un philtre : n' est-il pas amoureux de la première personne qu'il rencontre lors de sa folle promenade, c'e st-à-dire en état de crise (ayant bu le philtre), tout comme dans un conte populaire? On cherche à cette maladie mille remèdes, auxquels elle résiste (ce sont d'ailleurs, ici encore, des remèdes de caste, tels qu'on pour rait les concevoir dans la médecine des sorciers: « Il me conseillait de me guérir,dit Dominique d'Augustin, mais par des moyens qui lui semblaient les seuls dignes de moi ») ; et la crise (imparfaitement) passée, il faut du repos (« Je suis bien las... j 'ai besoin de repos ») - ce pour quoi on part à la campagne. Cepen dant, comme s'i l s'agissait d' un tableau nosographique incom
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fiant dit que cett e absence s' inscrit déj à dan s le flottement du nom qu i donne so n titre au livre: Dominique est un nom double: ma sculin et fé minin) ; tout se noue, se déroule, se conclut en d ehors d e la peau ; dans le co urs de l'hi sto ire, il ne se produit qu e d eux att ouc hem en ts, e t l' on imagine que lle for ce de déflagration ils ret irent du mi lieu se nsuellement vide où ils inter vienn ent: M adeleine, f i ancée à M. de Nièvres, pose « ses deux mains dégantées dans les main s du c omte » (le d éganté de la main possède une valeur éro tique dont Pierre Klossovski s'est beaucoup serv i) : c' es t là tout le rapport co njug a l; qu ant au rapport adultère (q ui n' arri ve pas à s' accomplir), il ne produit qu' un baiser, ce lui q ue Mad eleine accorde et retire au narrateu r ava nt de le qu itter à j ama is : tout e une vie, tout un roma n po ur un baiser : le se xe es t so umis ici à un e éc onom ie parci monieuse. Gommée , décentrée , la sexualité va ailleu rs. Où ? da ns l' émo tivité, qui, elle, peut léga lem ent produire des écarts co rporels. Ch âtré par la morale, l'homme de ce mo nde (qu i es t e n gros le monde rom antique bourgeo is) , le mâle a droit à des attitudes ordinairement rép utées fé minines : il to mbe à ge noux (devant la f emme ven geresse, ca strat rice , dont la main est phalliquement levée dans un ge ste d ' intimidation), il s'évanouit ( << Je tombai raide sur le ca rrea u »). Le sexe une fois barré, la physiologie devient luxuriante ; deux activités légales (parce que culturelles) deviennent le ch amp de l' explosion érotique: la musique (dont les effe ts so nt touj ours d écrit s avec excès, comme s 'i l s 'a g issait d 'u n orgas me (« M adelei ne écoutait, haletante .. . ») et la pro menade (c'e st-à-dire la Nature: promenades solitaires de Dominique, promenade à che val de Ma deleine et D omin ique) ; on pourrait jo i ndre raisonnablement à ces deux ac tivités', vécues sur le mod e de l'éréthisme nerveux, un dernier substitut, et de taille : l'é criture e lle-même, ou d u mo ins, l' époque n 'entrant p as dans la distinction mode rne qui oppose la parole à l' écriture, l' énonciation : quelle q u' en soit la di scip line oratoire, c' est bien le trouble sexuel qui pas se dans la ma nie poétique du j eune Do minique et dans la confession de l'adul te qui se souvie nt et
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érot ique malheureuse, déçue , so it distinguée du simple discours littéraire, qui , lui , est pris en charge par le second narrateur (confesseur du premier et a uteur du livre). II y a dans ce roman un dernier transfert du corps : c' est le masochisme éperdu qui règle tout le discours du héros. Cette notion, tombée dans le d omaine publ ic, es t de plu s en plus aban donnée par la psychanalyse, qui ne peut se satisfaire de sa sim plicité. Si l'on reti ent le mot encore un e f ois ici , c 'e st e n raison, pré cisément, de sa valeur culturelle ( Dominique est un roman masochiste, d 'u ne f a çon stéréotypée), et aussi parce que cette notion se confond sans peine avec le thème social de la décep tion de cl asse, d ont on a parlé (que deu x di scours critiques pui s sent être tenus sur une seule et même œuvre, c 'e st cela qui est intéressant: l'ind écidabili t é des détermination s prouve la spé ci alité littéraire d 'une œuvre) : à la f r ustratio n sociale d 'u ne por tion de cl asse (l' aristocratie) qui s'écarte du pouvoir et s' enf o uit en f a mille dan s de vie illes propriétés, répond la co nduite d'échec des deux amoureux; le récit, à tous ses niveaux , du social à l'érotique, est env el oppé d'un grand drap é f u nèbre ; cela commence par l'im age du Père fati gué, qui traîne, appuyé sur un jonc, au pâle soleil d 'automne, devant les espaliers de son j ardin; tou s les personnages fin issent dan s la mort vivante : défigurés (Olivier), aplatis (Augu stin), éte rnellement refusés (M adel eine et Dominique), blessés à mo rt (Julie) : une idée de néant travaille incessamment la popul ation de Dominique (« II n'ét ait personn e, il ress emblait à tout le m onde » , e tc.), sans que ce néant ait la moindre authenticité ch réti enne (la religion n 'e st qu'un d écor conf ormiste) : il n'est que la fabrication o bsess ion nelle de l' échec. L 'Amour, tout au long d e cet te h istoire, de ces pages, est en effet construit sel on une économie rigoureusement masochi ste: le désir et la fru stration se réuni ssent en lui comme les deu x parties d'une phr ase, nécessaires à proportion du sens qu ' elle doit avoir: l'Am our naît dans la perspective même de son échec, il ne peut se nommer (accéder à la reco nnaissa nce) qu ' au m oment où on le constate im possible: « Si vous saviez
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L' Amour, dans ce roman si sage, est bien une machine de torture : il approche, blesse, brûle, mais ne tue pas; sa fonctio n opératoire est de rendre infirme; il est une mutilation volontaire portée au champ même du désir: « Madeleine est perd ue et j e l' aime ! » s'écrie Dom inique, il faut lire le contraire : j' aime Madeleine parce qu'elle est perdue : c'est, conformément au vieux m ythe d 'Orp hée, la perte même qui défi nit l'amo ur. Le caractère obsessio nne l de la passion amoure use (telle qu ' elle est décrite dans le livre de Fro mentin) détermine la structure du récit d 'amour. Cette structure est composite, elle entremêle (et cette impureté définit peut-être le rom an) deux sys tèmes: un système dramatique et un système ludique. Le sys tème dramatique prend en charge une structure de crise, le modèle en es t organ ique (naître, vivre, lutter, mourir); née d e la rencontre d'un virus et d' un terra in (la pubert é, la Campag ne), la passion s' installe, elle inves tit ; après quoi, elle af fronte l' o bs tacle (le mari age de l ' aimée ): c 'e st la cr ise, dont la réso lution est ici la mort (le renoncement, la retraite) ; narrativement, toute structure dramatique a pour resso rt le suspense : co mment cela va-t-il fi nir ? M ême si nous savons dès les p remières pages q ue «c e la finira mal » (et l e masochisme d u narra teur nous l' an nonce ensuite continûment), nous ne pouvons nous empêcher de vivre les incertitu des d 'u ne énigme (finiront-ils par f aire l' amour ? ); cela n' a rien d' étonnan t: la lecture sem ble bien relever d' un comportement pervers (a u se ns psychanalytique d u terme) et repose r sur ce qu ' on appelle de puis Fre ud le clivage du moi: nous savo ns e t n ous ne savons pas c omment cela va fini r. Cette séparation (ce cliv age) du savoir et de l' attente est le propre de la tragédie : lisant Sop hocle, tout le monde sait qu' Œdipe a tué son p ère mais tout le mond e frémit de ne pas le savoi r. Dans Dominique, la q uestion attachée à tout drame d ' am our se red ouble d'une é nigme initiale : qu 'est-cc do nc q ui a pu faire de Dominique un enterré vivan t ? Cependant et c 'est là un aspect assez retors du roman d' a mour - la structure dra matique se sus pend à un certai n moment et se laisse pénétrer par
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la trouve décri te dans le je u (vort/da) de l' enfant freudien : la passion une fois installée e t bloquée, elle osc ille e ntre le désir et la f rustration, le bonheur et le m alheur, la purification et l' agres sion, la scè ne d ' amour et la scè ne de ja lousie, d'u ne manière, à la lettre, int e rminable : rien ne ju stifie de mett re fin à ce jeu d' appels et de répu lsions. Pour que l'h istoire d ' amour finisse, il f aut que la struct ure dramatique reprenne le dessus. Dans Dominique, c ' est le baiser, résolution du désir (réso lution bien elliptique! ) qu i met fin à l' énigme : ca r désormais nous savons tout des deux partena ires : le savoir de l' h istoire a rejo int le savo ir du désir : le « mo i» du lecteur n' est plus cli vé, il n' y a plus rien à lire, le roman peut, le roman d oit finir.
Dans ce livre p asséiste, ce qui é tonne le plu s, c'e st fi nalement le langage (cette nappe uniforme qui reco uvre l' énoncé de chaque personnage et du narrateur , le livre ne marquant a ucune diff é rence idiolectale) . Ce langage est toujours indir ect ; il ne nomme les ch oses qu e lor squ' il a pu leur f aire att eindre un haut degré d' abstraction, les distance r sous une généra lité é crasante. Ce que f a it A ugustin, p ar ex emple, ne parvie nt au d iscours q ue sous une f o rme qui échappe à toute identificatio n : « S a volonté seule, appuyée s ur un rare bo n sens, sur une droiture parfaite, sa volonté f aisait d es miracles » : qu els miracles ? C 'e st là un pro cédé très curieux, car il s' en f a ut de peu pour qu'il soit moderne (il annonce ce qu' o n a pu app eler la rhétorique négative de Marguerite Dur as) : ne co nsiste-t-il p as à irr éaliser le ré férent et, si l' on peut dire, à f ormaliser à l'extrême le psychologisme (ce qui aurait bien pu, avec un peu d 'audace, dépsychologiser le roman) ? Le s actio ns d 'Augustin restant enfouies so us une cara pace d'allu sions, le p ersonnage fin it par perdre toute corporéité, il se réd uit à une essence de Travail, de Volonté, etc. : Augustin est un chiffre. Aussi Dominique peut être lu avec autant de stupéfaction qu 'un e allégorie du Moyen Age; l' allusivité de l'énonciation est menée si loin que ce lle-ci devient obscure,
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champ de ses exp loits, comme s'i l ne nous intéressait pas de savoir s' il veut ré ussir en littérature, a u théâtre ou e n po litique. Techniquement, cette distance e st ce lle du r ésumé: on ne cesse de résumer s ous un vocab le générique (Amour, Passion, Travail, Volonté, Dignité, etc .) la multiplicité des a ttitudes, des actes, des mobiles. Le langage essaye de remonter vers sa source préten due, qu i e st l' Essence, o u, moi ns philosophiquement, le genre ; et Dominique est bien en ce la un roman de l' origine: en se confinan t d ans l ' abstraction, le narrateur impose au langage une origine qui n' est pas le Fait (vue « réaliste ») mais l' Idée (vue « idéaliste »). O n co mprend mieux a lors, pe ut-être, tout le pr ofit idéologique d e ce langage co ntinûme nt indirect: il honore tous les sens possibles du mot « co rrection » : Dominique es t un livre « correct» : parce qu' il évite toute représentation triviale (nous ne savo ns jamais ce qu e les pe rsonnages mangent , sauf si ce so nt des êtres des basses classes, d es vignerons à qui l' on sert pour f ê ter la vendange de l' oie rôtie) ; parce qu 'il respecte les pré ceptes classiques du bon style littéraire ; parce qu e, de l'adultère, on ne donne qu'un discret efflu ve: ce lui de l'adultère évité; parce q u'e nfin toutes ces distances rhétoriques reprodui sent homologiquement une hiérarchie métaphysique, celle qui sé pare l' âme du co rps, étant entendu que ces deux éléments sont séparés po ur que leur ren contre éventuelle co nstitue une subver sion épouvantable, une Faute panique : de goû t, de morale, de langage.
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ments d 'u n réseau fort, liquider en quelqu e so rte les résistances qu 'u n tel roman peut susciter chez un lecteur moderne, pour qu' apparaissent ensuite, au fil de la lecture réelle, tels les carac tères d 'un e écriture magique qui, d' invisible, devie nnent peu à peu articulés sous l' eff e t d e la chaleur, les interstices de la pri son idéologique où se tient Dominique. Cette chaleur, pro ductrice d 'u ne écri ture e nfin lisible, c 'e st, ce sera celle de n otre plaisir. Il y a d ans ce rom an bien d es coins de plaisir, qui ne sont pas forcé ment distincts des aliénations qu'on a signalées: une certaine incantation, prod uite p ar la bien -disance de s phr ases, la volupté légère, délicate, des descri ptions de campa gne, aussi pénétrante qu e le plaisir que nous retiron s de certaine s pe intures romantiques et, d'une manière p lus g énérale, co mme il a é té di t au début, la plénitude fantasmati que (j'irai j usqu'à dire : l'éro tisme) attachée à toute idée de retraite, de repos, d ' équilibre ; une vie c onf o rmiste est haïssable lorsque nous sommes en état de veille, c'est-à-dire lorsque nous par lons le langage nécessaire des valeurs ; mais d ans les moments d e f atigue, d 'a ffaissement, au plus fort de l'aliénation urb aine ou du v ertige langagier de la relation hum aine, un rêve passéiste n' est p as impossible : la vie aux Tr embles. Toutes choses sont alors inversées : Dominique nous apparaît comme un livre illégal : nous percevons e n lui la voix d 'u n démon : démon coû teux, coupable, puisqu'il nous convie à l'oisiveté, à l 'irresponsabilit é, à la m aison, en un mot : à la sagesse) . 1971
« Je vous en supplie, dit Augustin à so n élève, ne croyez jamais ceux q ui vous diront que le raisonnable est l'e nnemi du beau, parce qu' il est l' inséparable ami de la ju stice et de la vérité » : ce ge nre d e p hrase est à peu près ini ntelligible a ujour d'h ui ; o u, s i l' on préf ère do nner à notre étonnement un e forme plus culturelle: qui pourrait l' entendre, après avoir lu Marx, Freud, Nietzsche, Ma llarmé ? L ' anachronisme de Dominique es t sûr. C ependant, e n rece nsant quelques-unes de s di stances qui le
Pierre Loti: « Aziyadé »
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in fini qui ne raconte ri en mais o ù passe « quelque c hose d 'inouï
et de t é nébreux » ,
Pierre L oti: « Azi yad é »
J. Le nom Dan s le nom d ' Aziyadé,j e lis et j 'entends cec i: tout d 'abord la dispersion pro gressive (o n dirait le bouquet d'un f eu d' arti fice ) de s trois voyelles le s plu s claires de notre alph abet (l 'o u verture des voyelles : ce lle des lèvres, cell e de s sens) ; la ca resse du Z , le mou illement sensuel, g rassouillet du yod, tout ce train sonore glissant et s 'é talant, subtil et pl antureux; pui s, une con stell ation d'îles, d 'étoiles, de peuples, l' A sie, la G éo rgie , la Gr èce ; pui s en core, t oute un e litt ér ature: Hu go qui dans ses Orientales mit le nom d ' Albayd é, e t derrière Hu go tout le romant isme philhellène; Loti, voyageur spécia lisé dans l'Ori ent, ch antre de Stamboul; la vague idée d 'u n per sonn age fé minin (quelque Désenchantée); enf in le pré ju gé d 'avoir af f aire à un ro ma n vieillot, fade et rose : bre f, du signifia nt, so mptueux, au signifié, dérisoire, tout e un e déception. Cep endant , d 'u n e autre région de la littér ature , quelqu 'u n se lève et nou s dit qu 'i l faut touj ou rs r etourner la déception du nom propre et f a ire de ce ret ou r le trajet d 'u n apprentissage : le na rrateur prou stien, parti de la gloire phon étique des Guer mantes, tr ouve dan s le mond e de la du chesse to ut autre chose que ce qu e la s plendeur o range du Nom fai sait supposer, e t c 'e s t en r emontant la décept ion de so n narrateu r qu e Proust peut écr ire so n œ uvre. Peut-être nous aussi pouvons-nous apprendre à décevoir le nom d ' Aziyad é de la bonne manière, et, après
2. Loti Loti, c'est le héros du rom an (même s' il a d 'autres noms et même si ce rom an se donne pour le récit d'un e réa lité, non d'un e fiction) : Loti est dans le ro man (la c ré ature ficti ve, Aziyad é, appelle sa ns c esse so n a mant Lo t i: « Regarde, Loti, et d is-moi... ») ; mai s il est aussi e n dehors, pui sque le Loti qui a éc rit le livre ne co ïnc ide null ement avec le héros Loti: ils n'ont pas la mê me identité : le premier Loti est anglais, il meurt j eun e; le se co nd Loti, prénommé Pierre, est mem b re de l' Académi e f r ança ise, i l a éc rit bien d ' autre s livres que le récit de ses am ou rs turques. Le j eu d ' ident ité ne s' a rrête pas là: ce second Loti, bien installé dan s le co mmerce et le s honneurs du li vre, n 'est pa s encore l'auteur véritable, ci vil, d'A ziyadé: celui là s' a ppelait Julien Viaud ; c'était un pet it mon si eur qui, sur la fin de sa vie, se faisait photographi er dans sa maison d 'Hendaye, habillé à l' oriental e et e ntouré d ' un bazar surchargé d 'objets folklori ques (il ava it au moins un goût co mmun avec so n héro s: le tr ansvestisme). Ce n' est p as le p seudonyme qu i es t int ér essant (e n littérature c'es t r.anal), c'est l' autre Loti, celui qui est et n'est pas so n personnage, ce lui qui est et n' est pas l' aut eu r du livre : j e ne pense pas qu 'i l en existe de semblables dan s la littér ature, et so n invention (par le tro isième homme, Viaud ) est assez audac ieuse : car e nfin s' il est co urant de signer le récit de ce qui vous arrive e t de d onner ain si v otre nom à l'un de vo s personn ages (c 'est ce qui se pas se dans n'importe quel jo ur n al intime), il ne l' est pa s d 'inv erser le don du nom propre; c' est pourtant ce qu ' a f ait Vi aud: il s 'e s t donn é, à lui , auteur, le nom de so n héro s. D e la sorte, pr is d an s un réseau à trois termes, le signataire du livre es t fau x deux fo is : le Pi erre Lot i qui g aran tit Aziyad é n' est null ement le Loti qu i en est le héros; et ce
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Nouveaux essais critiques
pse udonyme; ce qui manq ue , ce qui est tu , ce qui est béant, c 'est le n om propre , le p rop re du no m (le nom qu i spécifie et le no m qui approprie). O ù est le scrip teur ? M. Viaud est da ns sa maiso n d' H endaye, entouré de ses vieilleries m arocaines et j aponaises ; Pie rre Loti est à l' A ca dé mie française ; le lieut enant britannique L oti est mort en Turqui e en 1877 (l 'a utre Loti ava it alors 27 ans, il a survé cu au premier 66 ans). D e qui est l'hi stoire ? D e q ui est-ce l 'h i stoire ? De qu el suj et? Dan s la signa ture mêm e d u livre , par l ' adjon ction de ce second Loti , d e ce troisième scripteur, un trou se fait , un e pe rte de per sonne, b ien plus re torse que la simple pseudonymie.
Pier re Lot i:
«
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A ziyad é »
die , l' arri vée d'un chat, et c. : tout ce ple in d ont l 'attente semble le creu x ; m ais au ssi tout ce vid e ext érieur (extériorisé) qui fait le bonheu r.
4. Rien Donc, il se passe : rien. Ce r i en, cep endant, il f aut le dire. Comment d ire : rien ? On se trouve ici dev ant un g rand par adoxe d'écriture : r ien ne peut se dire que r ien; r ien e st peut- être le seul mot de la lan gue qui n'adm et aucune périphrase, aucune méta phore, aucun sy nonyme, a ucun substitut ; car dir e r ien autrement que par s on pur dén otant (le mot r ien »), c' est aussitôt remplir le rien, le démentir : tel Orphée qui perd Eurydice en se retour nant ver s ell e, r ien perd un peu de son sen s, chaque foi s qu 'o n l'énon ce (qu' on le dé-nonce). Il f aut donc tricher. Le r ien ne peut être pri s pa r le discours qu e de bi ais, en écharpe, par une sorte d'allu sion déceptive; c'est, che z Loti, le cas de mill e not ations ténues qui ont p our obj et , ni une idée , ni un se ntiment, ni un fait , mais simplement, a u sens très lar ge du terme: l e t e mps qu 'il fait. Ce « sujet » , qui dan s les con versations quotidiennes du monde entier occupe cert ainement la pr emière place, mé riterait qu elque étude: en dépit de sa futilité apparente, ne nou s d it-il pa s le vide du di scours à travers quoi le rapport humain se constitue ? Dire le t emps qu'ilf ait a d 'a b ord été une communic ation pleine, l'in format ion requ ise pa r la pratique du paysan, pour qui la récolte dép end du temp s; m ais dan s la relation cit adine, ce sujet est vide , et ce vide est le sen s m ême de l' interlocution : on parle du temps pour n e rien dire , c' e st-à-dire pour d ire à l'autre qu 'o n lui parle, p our ne lui di re rien d'autre que ceci : je vous parle , vous ex istez p our mo i, je veux exister pour vou s (aussi est-ce une atti tud e fau ssement sup érieure que de se moquer du temps qu'il f a it) ; de plus , si v ide qu e soit le « sujet », le temps renvo ie à une sor te d' e xistence complexe du monde (de ce qui est) où se mêlent le lieu, le déc or, la lumi ère , la temp érature, la c énesthé «
3. Qu'est-ce
qui se pass e?
U n homme aim e un e f emme (c 'e s t le début d 'u n po èm e de Heine ); il doit la quitt er ; ils en m eurent tous les deux. Es t-ce vra iment cela, A zi yad é ? Qu and bien m êm e on a j outerait à cette anecdote ses cir con stances et so n décor (cela se passe en Turquie , au mo ment de la guerre ru sso-turque ; ni l'homm e ni la fe mm e ne so nt libre s, il s son t sé parés p ar d es différences, de nati onalité, de rel igion, de mœu rs, etc.), rien, de ce livre, ne serait dit, car il ne s 'é puise p aradoxalement que d ans le simple effleureme nt de ban al e histoire. Ce qui est ra conté, c e n 'e st pa s une ave nture, ce sont des incidents : il faut prendre le mot dan s un sens aussi min ce, aussi pudique qu e po ssible. L'in cident, d éjà bea ucoup moin s f ort que l' accident (m ais p eut être plu s in quiétant) est sim plement ce qui t o mbe douc ement, comme une f e uille, sur le tapis de la vie ; c' e st ce pli léger, fu yant, apporté au ti ssu des j our s ; c 'e st ce qui peut être à p eine noté : un e sorte de degré zéro de la notation, j u ste ce qu 'i l faut pour pouvoir éc rire quelque chose. Lo ti - ou Pierre Loti excelle dans ces insig nifiance s ( qu i so nt bi en en accord avec le projet éthique du livre, relation d 'u ne pl ongée dan s la sub stance intemporelle du démodé) : un e prom enade, une attente,
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Nouvea ux essais cri tiques
tristes du temps, suivant qu 'i l f a vorise notre pro je t du jour); c'est pourquoi ce temps qu 'i l f a isait (à Salonique, à Stamboul, à Eyoub), que Loti not e inlassablement, a une fo nction multipl e d 'écriture: il pe rmet au di scours de tenir sans rien dire (en di sant rien), il dé çoit le sens, et, monnayé en quelques notations ad ja centes [ « d es avoines poussaient entre les pavés d e galets noir s ... on r espirait partout l 'air t i ède et la bonne odeur d e mai»}, il permet d e référer à q uelque être-là du monde, pr emier, naturel, incontestable, in-sig nifiant (là où co mmencerait le sens, là commencerait aussi l'interprétation, c' est -à-dire le combat). On comprend alors la complicité q ui s 'é t ablit e ntre ces notations infime s et le genre même du journal intime (ce lui d 'Arnie l est plein du temps qu 'i l f a isait sur les bords du lac de Genève au siècle dernier) : n' ayant pour dessein que de dire le r ien de ma vie (en évitant de la construire en De stin) , le j ourna l use de ce corps spé cial dont le « suje t» n'est que le contact de mon corp s et de son enveloppe et qu' on app elle le t emps qu' il fa it.
5. Anacoluthe Le temps qu 'il fait sert à autre chose (ou à la même chose) : rompre le sens, rompre la const ruction (du monde, du rêve, d u récit) . En rhétorique, on appelle ce tte rupture de construction une anacoluthe. Par exemple : d ans la cabine de sa corvette, en rade de Salonique, Loti rêve d' Aziyad é, dont Samue l lui tend une longue natte de ch eveux brun s ; on l' é veill e pour le quart et le rêv e est interrompu ; rien n' est d it de plu s pour fini r que cec i : nts cette nuit-là , et j e fu s t rempé. » Ainsi le « Il plut par t or re rêve pe rd discrètement tout sens, mêm e le sens du non -sen s; la plu ie (la not ation de la plui e) étouffe cet écl air, ce flash du sens dont parlait Shakespeare: le sens, rompu, n' est pas détruit, il est - chose rare, difficile - e xemp té.
Pierre Loti : « Az iyad é »
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6 . Les deux amis Dans s on a venture avec Aziyadé, le lieutenant Loti est assisté par deu x serviteurs , par deu x amis, Samuel et A chmet. Entre ces deux affe ctions, « il y a un abîme », Achmet a d e pet its y eux ; c eux de Samuel sont d'une grande douceur. Achmet est original, gé néreux, c 'e st l'ami de la mai son, du f o yer, c 'e st l' intime; Samuel est le garçon de la barque, du lit flottant, c 'est le me ssager, l' ondoyant. Achmet est l' homme de la fixité islamique; Samuel est métisse de juif, d 'italien, de g rec, de turc; c' est l'homme de la langue mixte, du sabir, de la lingua fra nca. Achmet est le chevalier d 'Aziyadé, dont il épouse la ca use; Samuel est le riv al j aloux d 'A ziyadé Achmet est du côté de la virilité ( << bâ ti en hercule » ); Samuel est f é minin, il a des airs câ lins, il es t propre comme une chatte. Samuel e st épr is de Loti; ceci n'e st évidemment pa s articulé, mais est c ependant signifié ( << Sa ma in t rembla it d ans la mienn e et la serrait plus qu'il n'eû t é té nécessaire - Che volete, d it -il d 'une voix so mbre et troubl é e, che volete mi ? Qu e voulez-vous d e moi ? . . Quelque chose d 'inouï et de t énébreux avait un moment passé dans la t ête du pauvr e S amuel - dans le vieil Orient tout est pos sibl e! - et pu is il s 'était c ouvert la fi gure de ses bras , et restait là , t er ri f ié de lui-même , immobile et tr em blant.. . ») . Un motif apparaît ici - qui se laisse voir en d 'a utres endroits : non, Azi yad é n ' est pa s un livre tout rose: ce roman de jeune fille est aussi une petite épopée sodoméenne, marquée d 'allusions à quelque chose d'in ou ï et d e t é nébreux. Le paradigme des deux ami s est do nc bien formulé (l'ami / l' amant), mai s il n' a aucune suite : il n 'est pas tran sf ormé (en action, e n intri gue, en drame) : le sens reste comme indifférent. Ce rom an est un discours pre sque immobile, qui po se des sens mai s ne les ré sout pa s.
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7. L'Interdit Se promenant dans Stamboul, le lieutenant Loti longe des murailles interminables, reliées entre elles, à un moment, tout en haut, par un petit pont en marbre gris. Ainsi de l'Interdit: il n'est pas seulement ce que l'on suit interminablement, mais aussi ce qui communique par-dessus vous : un enclos dont vous êtes exclu. Une autre fois, Loti pénètre, au prix d'une grande audace, dans la seconde cour intérieure de la sainte mosquée d'Eyoub, farouchement interdite aux chrétiens; il soulève la portière de cuir qui ferme le sanctuaire, mais on sait qu'à l'intérieur des mosquées il n 'y a rien: tout ce mal, toute cette faute pour véri fier un vide. Ainsi encore, peut-être, de l'Interdit: un espace lourdement défendu mais dont le cœur est aseptique. Loti 1 (héros du livre) affronte bien des int erdits: le harem, l'adultère, la langue turque, la religion islamique, le costume oriental; que d'enclos dont il doit trouver la passe, en imitant ceux qui peuvent y entrer! Les difficultés de l'entreprise sont souvent soulignées, mais, chose curieuse, il est à peine dit comment elles sont surmontées . Si l'on imagine ce que pouvait être un sérail (et tant d'histoires nous en disent la féroce clôture), si l'on se rappelle un instant la difficulté qu' il y a à parler une langue étrangère, comme le turc, sans trahir sa qualité d'étran ger, si l'on considère combien il est rare de s'habiller exotique ment sans cependant paraître déguisé, comment admettre que Loti ait pu vivre pendant des mois avec une femme de harem, parler le turc en quelques semaines, etc. ? Rien ne nous est dit des voies concrètes de l'entreprise - qui eussent ailleurs fait l'essentiel du roman (de l'intrigue). C'est sans doute que pour Loti II (l'auteur du livre), l'Interdit est une idée; peu importe, en somme , de le transgresser réelle ment; l'important, sans cesse énoncé, c'est de le poser et de se poser par rapport à lui. Aziyadé est le nom nécessaire de l'Interdit, forme pure sous laquelle peuvent se ranger mille
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8. La pâle débauche La pâle d ébauche est celle du petit matin, lorsque se conclut toute une nuit de traînailleries érotiques ( << La pâle débauche me retenait souvent par les rues jusqu'à ces heur es matinales » ). En attendant Aziyadé, le lieutenant Loti connaît beaucoup de ces nuits, occupées par d ' « étranges choses » , « une prostitution étrange » , «quelque aventure imprudent e » , toutes expériences qui recouvrent à coup sûr « les vices de Sodome », pour la satis faction desquels s 'e ntremettent Samuel ou Izeddin-Ali , le guide, l'initiateur, le complice, l'organisateur de saturnales d'où les femmes sont exclues; ces parties raffinées ou populaires , à quoi il est fait plusieurs allusions , se terminent toujours de la même façon : Loti les condamne dédaigneusement, il feint, mais un peu tard, de s 'y refuser (ainsi du gardien de cimetière dont il accepte les avances avant de le basculer dans un précipice; ainsi du vieux Kairoullah, qu'il provoque à lui proposer son fils de 12 ans, «beau comme un ange », et qu'il congédie ignominieu sement à l'aube): dessin bien connu de la mauvaise foi, le dis cours servant à annuler rétrospectivement l'orgi e précédente, qui cependant constitue l'essentiel du message; car en somme Aziyad é est aussi l'histoire d'une débauche . Stamboul et Salonique (leurs descriptions poétiques) valent substitutivement pour les rencontres dites hypocritement fâcheuses, pour la drague obstinée à la recherche des jeunes garçons asiatiques; le sérail vaut pour l'interdit qui frappe l'homosexual ité; le scepti cisme blasé du jeune lieutenant, dont il fait la théorie ses amis occidentaux, vaut pour l'esprit de chasse, l'insatisfaction - ou la satisfaction systématique du désir, qui lui permet de regermer; et Aziyadé, douce et pure, vaut pour la sublimation de ces plai sirs: ce qui explique qu'elle soit prestement expédiée , comme une clausule morale , à la fin d'une nuit, d'un paragraphe de « dé bauche»: «Alors je me rappelais que j' étais à Stamboul - et
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9. Le grand parad igme La « débauche» : voi là le terme f ort de notre histoire. L' autre tenne, à quoi il faut bien que celui-ci s'oppose, n' est pas, je crois, Aziyadé. La co ntre-débauche n'est pas la pureté (l'amour, le sentiment, la fidélité, la conjugalit é), c 'est la contrainte, c' est à-dire l' Occident, figuré à deux reprises sous les espèces du commissaire de police. En s'e nfonçant délicieusement dans la débauche asiatique, le lieutenant Loti fuit les institutions morales de son pays, de sa culture, de sa civilisation ; d' où le dialogue intermittent avec la sœ ur, bien e nnuyeuse, e t les amis britanniques, Plumkett, Brow n, ceux-là sinistrement enjoués: vous po uvez passer ces lettres : leur fonction est pur ement struc turale : il s'agi t d' assurer au désir son terme repoussant. Mais alors, Aziyadé? Aziyadé es t le terme neutre, le terme zéro de ce grand parad igme : discursivement, elle occupe la première place ; structuralcment, e lle est absente, elle est la place d 'une absence, elle est un f a it de di scours, non un f ait d e désir. Est-ce vraiment elle, n'est-ce pas plutôt Stamboul (c'e st-à-dire la « pâ le d ébauche »), que Loti veut finalement choisir contre le Deerhound, l' A ngleterre, la politique des grandes puissances, la sœur, les amis, la vieille mère, le lord et la lady qui jo uent tout Beethoven dans le sa lon d'une pension de famille? Loti 1 semble mourir de la mort d'Aziyadé, mais Loti II prend la relève; le lieutenant noblement expédié, l' auteur cont inuera à d écrire des villes, au Japon, en Perse, au Maroc , c'es t-à-dire à signaler, à baliser (par des d iscours-emblèmes) l 'e space d e son d ésir.
Pierre Lot i:
« Aziyad é »
âme contre un costume! Les transvestis sont des chasseurs de vérité: ce qui leur fait le plus horre ur, c 'est précisément d' être d éguisés: il y a une sensibilité morale à la vérité d u vêtement et cette sensibilité, lorsqu'on l'a, est très ombrage use: le colonel Lawre nce acheta de beaucoup d 'épreuves le droit de porter le chan séoudite. Le lieutenant Loti est un fanatique du transves tisme; il se costume d 'ab ord pour des raisons tactiques (en Turc, en matelot, en Albanais, en derviche), puis pour des raisons éthiques : il veut se co nvertir, devenir Turc en essence, c'est-à dire en cos tume ; c'est un problème d ' identité ; et co mme ce qui est abandonné - ou adopté - est une personne totale, il ne faut aucune cont agion entre les deu x cos tumes, la dépouille occiden tale et le vêtement nouveau; d' o ù ces lieux de transformation, ces ca ses de travestissement (chez les Ju ives de S alonique, chez la Madame de Ga lata), sortes de chambres étanches, d 'écluses où s'opère scrupuleusement l' échange des identités, la mort de l'une (Loti), la naissa nce de l' autre (Arif). Cette dialectique est connu e: on sait bien que le vêtement n'ex prime pas la personne, mais la constitue ; o u plutôt, on sait bien que la personne n 'est rien d' autre qu e cette im age désirée à laquelle le vêtement nous permet de croire. Quelle est donc la personne que le lieutenant Loti se souhaite à lui-même ? Sans doute celle d ' u n T urc de l' ancien temps, c' est-à-dire d' un homme du désir pur, d ésancré de l 'O ccident et du modernisme, pour autant que, aux ye ux d 'u n Occidental moderne, l'un et l' autre s'identifient avec la responsabilité même de vivre. Mais sous le jo urnal du lieutenant Lot i, l' auteur Pi erre Loti écrit autre chose: la personne qu 'il souhaite à son personnage en lui prêtant ces beaux costum es d'autrefois, c 'est celle d' un être pictural : « Êt re soi-même
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Costumes
Un moraliste s'est éc rié un jo ur : je me conve rtirais bien p our pouvoir porter le caftan, la dje llaba et le selham ! C'es t-à-dire :
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une partie de ce t ableau plein d e mouvement et
d e lumière » , dit le lieutenant qui fait, habi llé en vieux Turc, la tournée des mosquées, des cafedjis, des bains et des places, c'est-à-dire des tableaux de la vie turque. Le but du transves tisme est donc fina lement (une fois ép uisée l' illusion d' être), de se transformer en objet descriptible - et non en sujet intro
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corps dans une écriture d'en semble, en un mot (si on le prend à la lettre) la transcription : habillé e xactement (c'est-à-dire avec un vêtement dont l' excès d' e xactitude soit banni), le sujet se dissout, non par ivres se, mai s par apollinisme, participation à une proportion, à une combinatoire . Ainsi un auteur mineur, démodé et visiblement peu soucieux de théorie (cependant contemporain de Mallarmé, de Proust) met au jour la plus retorse des logiques d 'écriture: car vouloir être «celui qui fait partie du tableau », c' e st écrire pour autant seulement qu'on est écrit: abolition du passif et de l' actif, de l' e xprimant et de l'exprimé, du sujet et de l' énoncé, en quoi se cherche précisé ment l'écriture moderne.
11. Mais où est l 'Ori ent? Comme elle apparaît lointaine cette époque où la langue de l'Isla m était le turc, et non l 'arabe! C 'est que l'ima ge culturelle se fixe toujours là où est la puissance politique : en 1877, les « pays arabes » n 'exi staient pas ; quoique vacillante (A ziyadé à sa manière nous le dit), la Turqu ie était encore, politiquement, et donc culturellement, le signe même de l'Orient (exotisme dans l'exoti sme: l'Orient de Loti compo rt e de s moments d'hiver, de bruine, de froid : c 'est l 'e xtrémité de notre Orient, censurée par le tourisme modern e). Cent ans plus tard, c' est-à-dire de nos jours, quel eût é té le fantasme oriental du lieutenant Loti? Sans doute quelque pays arabe, Égypte ou Maroc ; le lieutenantpeut-être quelque jeu ne professeur y eût pris parti contre Israël, comme Loti prit fait et cause pour sa chère Turqu ie, contre les Russes : tout cela à cause d 'A ziyadé - ou de la pâle débauche.
Turc ou maghrébin , l'Ori ent n'est que la case d 'un jeu, le terme marqué d'une alternative : l' O ccident ou autre chose. Tant que l'opposition est irrésolue, soumise seulement à des forces de tentation , le sen s fonctionn e à plein : le livre est possible, il se
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naire au niveau réel, d 'une éthique à un statut, d'un mode de vie à une responsabilité politique, céder devant la contrainte d'une prax is: le sens cesse, le livre s 'arrête car il n' y a plus de signi fiant, le signifié reprend sa tyrannie. Ce qui est remarquable, c'est que l'investissement fantasma tique , la possibilité du sens (et non son arrêt), ce qui est avant la décision, hors d'elle, se fait toujours, semble-t-il, à l'aide d'une régression politique : portant sur le mode de vie, le désir est tou jours féoda l: dans une Turquie elle-même dépassée, c'est une Turqu ie encore plus ancienne que Loti cherche en tremblant: le désir va toujours vers l'archaïsme extrême, là où la plus grande distance historique assure la plus grande irréalité, là où le désir trouve sa forme pure: celle de retour impossible, celle de l'Impossible (mais en l'écrivant, cette régression va disparaître). 12. Le
voyage, le séjour
Une forme fragile sert de transition ou de passage - ce terme neutre, ambigu, cher aux grands classificateurs - entre l'ivresse éthique (l'amour d'un art de vivre) et l'eng agement national (on dirait aujourd 'hui: politique) : c 'est le séjour (notion qui a son correspondant administratif: la r ésidence). Loti connaît en somme, transposés en termes modernes, les trois moments gra dués de tout dépaysement: le voyage , le séjour et la naturalisa tion; il est successivement touri ste (à Salonique), résident (à Eyoub), national (officier de l'armée turque). De ces trois moments, le plus contradictoire est le séjour (la résidence) : le sujet n' y a plus l'irresponsabilité éthique du tourist e (qui est simplement un national en voyage), il n' y a pas encore la res ponsabil ité (civile, politique, militaire) du citoyen ; il est posé entre deux statuts forts , et cette position interm édiaire, cepen dant, dure - est défin ie par la lenteur même de son développe ment (d'où, dans le séjour de Loti à Eyoub, un mélange d'éter nité et de précarité: cela « revient sans ces se » et cela «v a
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monde - propos de touris te, amateur de tab leaux, de pho togra ph ies - et ma liberté est illimitée » - ivresse du résident , auq uel une bonne con naissance des lieux , des mœurs , de la langue permet d e satisfaire sans peur tout désir (ce qu e Loti app e lle: la liberté). Le séjour a une substance prop re : il fait du pays résid entiel, et singulièrement ici de Starnboul, espace composite où se condense la sub stance de plusieurs grandes villes , un élém ent dans lequel le sujet peut p longer : c'est-à-dire s'enfouir, se cacher, se glisser, s 'i ntoxiquer, s'éva nouir, disparaître, s' a bsen ter, mou rir à tout ce qui n 'est p as son désir. Lo ti marque bien la nature schizoïde de son expérience: « Je ne souffre p lus, je ne me souviens pl us :je passerais indiffér ent à côté de ceu x qu' autr efois j'ai ado rés.. . j e ne crois à rien ni à person ne, je n'aime p ersonne n i r ien; j e n 'ai n i foi ni espérance »; cela es t évi dem ment le bord de la folie, et par cette expérience résidentielle, dont on vient de dire le caractère en somme intenable, le lieute nant Loti se trou ve revêtu de l'aura magique et poé tique des êtres en rupture d e société, de raison, de se ntiment, d' humanité : il devient l' être paradoxal qui ne peut être classé: c 'est ce que lui dit le derviche Hassan-Effendi, qu i fait de Loti le su jet contradictoire, l 'homme j eune et tr ès sava nt, que l' a ncienne rhé torique exaltait - véritable impossibilité de la nat ure - sous le nom de puer senilis: ayan t les caractères de tou s le s âge s, hor s des temps parce que les a yant tou s à la fois.
13. La Dérive N' étaient ses alibis (une bonne philosophie désench antée et Aziyadé elle-même), ce ro ma n po urrait être très moderne : ne met -il pas en f o rme une contestation très paresseuse, que l' on retrouv e aujourd 'h u i dans le mo uvement hippy? Loti est en somme un hipp y dand y: com me lui, les hippies on t le go ût de l' e xpatri ation et du travestissement. Cette forme de refus ou de
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« A riyad é »
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roman de la Dérive. Il existe des villes de Dérive: ni trop grandes ni trop neuves, il f aut qu' elles aient un pa ssé (ainsi Tan ger, anc ienne ville internatio nale ) et soient cependant encore vivantes ; villes où p lusieurs villes inté rieures se mêlent; villes sans esprit prom otionnel, villes paresseuses, oisives, et cepen dant nullement luxueu ses, où la débauche règne sans s' y prendre au s érieux : tel sans doute le Stamboul de Loti. La ville es t alor s une sorte d 'eau qui à la fo is p orte et emporte loin de la rive du r éel: on s' y trou ve imm obile (soustrait à toute compétition) et déporté (so ustrait à tout ordre cons ervateur). Curi eusement, Loti parle lui-même de la dérive (rar e moment vraiment symbolique de ce discours sa ns secret) : dans les eaux de Salonique, la barqu e où A ziyadé et lui font leurs promenades amoureuses e st « un lit qui flotte », « un lit qui dérive » (à quoi s'oppose le canot de la Maria Pia, chargé de noceurs, bruyants et volontaire s, qui manque de les écraser) . Y a-t-il ima ge plu s voluptueuse que celle de ce lit en dér ive ? Image profonde , car elle réunit trois idées : celle de l'amour, celle du flottem ent et la pen sée que le dé sir est une force en dér ive - ce pour quoi on a proposé comme la mei lleure appro che, sinon comme la meill eure traduction, de la pulsion freudienn e (concept qui a provoqué bien des discus sion s) le mot même de d érive: la dérive du lieutenant Loti (sur les e aux de Salonique, dan s le faubourg d ' Eyoub, au gr é des soi rée s d 'h iver avec Aziyadé ou des ma rche s d e débauche dans les souterrains et les cimetières de Stamboul) est donc la figure exacte de son dé sir.
14. La Déshérence Il y a quelques ann ées encore, pendant l'été, le quartier euro péen de la ville de Marrakech ét ait complètement mort (depuis, le tourisme revigoré abu sivem ent) ; dan s la cha leur, le long des grandes a venue s aux ma gasins ou verts mais inutile s, aux ter ras ses à peu près vide s d es café s, dans les jardins publics où çà