N° 1206 du 12 au 18 décembre 2013 courrierinternational.com France : 3,70 € Afrique CFA 2 800 FCFA Algérie 450 DA Allemagne 4,20 € Autriche 4,20 € Canada 6,50 $CAN DOM 4,40 € Espagne 4,20 € E-U 6,95 $US G-B 3,50 £ Grèce 4,20 € Irlande 4,20 € Italie 4,20 € Japon 750 ¥ Maroc 32 DH Norvège 52 NOK Pays-Bas 4,20 € Portugal cont. 4,20 € Suisse 6,20 CHF TOM 740 CFP Tunisie 5 DTU
CAHIER SPÉCIAL NELSON MANDELA 20 ANS DE PRESSE ÉTRANGÈRE
Derrière l’icône
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Courrier international — no 1206 du 12 au 18 décembre 2013
ÉDITORIAL
ÉRIC CHOL
pp.5 à 18
Un exemple peu suivi
NELSON MANDELA (1918-2013) ca hier spécial
L
p.29
Afrique Y a-t-il une doctrine Hollande ? Après l’intervention française en Centrafrique, The Guardian s’interroge sur le sens de cette “nouvelle” politique. A Ouagadougou, Le Pays estime, lui, que les Africains feraient mieux d’agir eux-mêmes.
p.36
La disparition du héros de la lutte antiapartheid le 5 décembre a provoqué des réactions unanimes dans le monde. Mais, s’il est certain que sa grandeur lui survivra, son héritage politique, lui, reste contesté. Courrier international est allé puiser dans vingt ans d’articles parus dans la presse étrangère ceux qui semblaient les plus emblématiques.
p.44 SCIENCES
p.48 PORTFOLIO
L’homme qui voulait faxer des Martiens
Tasmanie, un éden sans issue
Retrouvez Eric Chol chaque matin à 6 h 55, dans la chronique
SUR NOTRE SITE PAUL COCKEN / CATERS-SIPA
“Où va le monde” sur 101.1 FM
Ukraine L’empire russe attendra
Chili La nouvelle Michelle Bachelet Le 15 décembre, la candidate socialiste devrait redevenir présidente. Ce qui a changé chez elle ? “Elle porte désormais la tristesse de sa charge”, écrit l’écrivain Patricio Fernández dans la revue Anfíbia.
360°
www.courrierinternational.com CADEAUX Retrouvez notre dossier sur les cadeaux insolites à ne pas rater cette année pour Noël. CiNÉMA Raconter la clandestinité. L’interview de Kaveh Bakhtiari. Pendant plus d’un an, le cinéaste a suivi des migrants iraniens bloqués en Grèce. Une plongée unique racontée dans L’Escale (en salle). Retrouvez-nous sur Facebook, Twitter, Google+ et Pinterest Téléchargez la nouvelle application de Courrier international sur l’App Store
JACKIE DEWE MATHEWS
En couverture : Nelson Mandela par Garth Walker, Durban (Afrique du Sud), pour Courrier international.
p.24
Kiev a besoin de l’UE : en ne signant pas l’accord d’association, Viktor Ianoukovitch n’a fait que retarder un rapprochement inévitable.
GARTH WALKER
e 14 février 1991, Nelson Mandela arrive à Libreville pour une de ses premières visites hors de son pays, un an après sa libération. Le peuple gabonais lui réserve un accueil triomphal. Mais lorsque le héros de la lutte antiapartheid débarque à l’université Omar Bongo, la tension est à son comble. Dans les travées de l’amphithéâtre, une jeunesse frustrée, en quête d’espace politique, boit les paroles du vieux sage, tandis qu’en face les gardes chargés d’assurer la sécurité d’Omar Bongo, président du Gabon, scrutent nerveusement la salle. Deux Afriques se côtoient : celle des potentats et celle des espoirs. Nelson Mandela va incarner ce rêve de liberté : premier président sud-africain élu démocratiquement en 1994, il quittera le pouvoir, après un unique mandat, non sans avoir prôné le pardon et la réconciliation. Deux décennies plus tard, la gouvernance démocratique fonctionne cahin-caha sur le continent noir. Coups d’Etat et corruption continuent de miner des pays où pourtant la croissance économique a fini par arriver. Icône planétaire, Madiba demeure à bien des égards une exception. Certes, les élections sont plus fréquentes (une vingtaine cette année en Afrique). Mais les Teodoro Obiang (GuinéeEquatoriale), José Eduardo dos Santos (Angola), Robert Mugabe (Zimbabwe), Paul Biya (Cameroun), Denis SassouNguesso (Congo) ou Yoweri Museveni (Ouganda) restent cramponnés à leur siège, et la longévité de tous ces autocrates dépasse désormais les vingt-sept longues années passées en prison par Nelson Mandela.
Sommaire
4.
Courrier international — no 1206 du 12 au 18 décembre 2013
Sommaire Les journalistes de Courrier international sélectionnent et traduisent plus de 1 500 sources du monde entier : journaux, sites, blogs. Ils alimentent l’hebdomadaire et son site courrierinternational.com. Les titres et les sous-titres accompagnant les articles sont de la rédaction. Voici la liste exhaustive des sources que nous avons utilisées cette semaine : American History Leesburg (Virginie), bimestriel. Anfíbia (revistaanfibia.com) Buenos Aires, en ligne. Ha’Aretz Tel-Aviv, quotidien. Business News (businessnews.com.tn) Tunis, en ligne. Daily Maverick (dailymaverick.co.za) Johannesburg, en ligne. EUobserver.com (euobserver.com) Bruxelles, en ligne. Financial Times Londres, quotidien. The Guardian Londres, quotidien. Leadership Le Cap, mensuel. London Evening Standard Londres, quotidien. Los Angeles Times Los Angeles, quotidien. Mail & Guardian Johannesburg, quotidien. Milliyet Istanbul, quotidien. The Nation Bangkok, quotidien. New Statesman Londres, hebdomadaire. The Observer Londres, hebdomadaire. Ogoniok Moscou, hebdomadaire. Oukraïnsky Tyjden Kiev, hebdomadaire. Outlook New Delhi, hebdomadaire. El País Madrid, quotidien. Le Pays Ouagadougou, quotidien. La Presse Tunis, quotidien. Raseef22 (raseef22.com) Beyrouth, en ligne. Sabah Istanbul, quotidien. Sisa Journal Séoul, hebdomadaire. Der Spiegel Hambourg, hebdomadaire.
← Toutes nos sources Chaque fois que vous rencontrez cette vignette, scannez-la et accédez à un contenu multimédia sur notre site courrierinternational.com (ici, la rubrique “Nos sources”).
7 jours dans le monde 18. Royaume-Uni. Ne condamnez pas “The Guardian” 22. Controverse. Les drones d’Amazon, c’est un coup de pub ?
34. Thaïlande. Suthep Thaugsuban, populiste antidémocrate
— AMÉRIQUES 36. Chili. Michelle Bachelet, un retour et un recours
— MOYEN-ORIENT 38. Turquie. Le fiasco de la diplomatie d’Erdogan
Transversales 44. Sciences. La nouvelle lubie de Craig Venter : faxer des Martiens 46. Médias. Tweete-moi une émeute... ou deux
— AFRIQUE
D’un continent à l’autre — EUROPE 24. Ukraine. L’empire russe attendra 26. Irlande. Le modèle irlandais en question
41. Israël. Hollywood marchand d’armes pour l’Etat hébreu 41. Monde arabe. Le palmarès des prisons de l’horreur 42. Tunisie. Les circuits ordinaires de l’islamisation
360°
— FRANCE 29. Défence. Hollande précurseur en Afrique
— ASIE 32. Corée du Nord. Les défections de la “famille royale”
A la une 5. Spécial Mandela : Derrière l’icône 20 ans de presse étrangère
48. Rencontre. La Tasmanie, un éden sans issue 52. Tendances. Une manne tombée du ciel 54. Histoire. “Pauvre garçon, tu vas mourir”
Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €. Actionnaire La Société éditrice du Monde. Président du directoire, directeur de la publication : Antoine Laporte. Directeur de la rédaction, membre du directoire : Eric Chol. Conseil de surveillance : Louis Dreyfus, président. Dépôt légal Novembre 2013. Commission paritaire n° 0712c82101. ISSN n°1154-516X Imprimé en France/Printed in France Rédaction 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13 Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational. com Courriel
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Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Ghazal Golshiri (Iran), Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Turquie) Afrique Sophie Bouillon (16 29), Hoda Saliby (chef de rubrique Maghreb, 16 35), Chawki Amari (Algérie) Transversales Pascale Boyen (chef des informations, Economie, 16 47), Catherine Guichard (Economie, 16 04), Anh Hoà Truong (chef de rubrique Sciences et Innovation, 16 40), Gerry Feehily (Médias, 16 95), Virginie Lepetit (Signaux) Magazine 360° Marie Béloeil (chef des informations, 17 32), Virginie Lepetit (chef de rubrique Tendances, 16 12), Claire Maupas (chef de rubrique Insolites 16 60), Raymond Clarinard (Histoire), Catherine Guichard Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74) Site Internet Hamdam Mostafavi (chef des informations, responsable du web, 17 33), Carolin Lohrenz (chef d’édition, 19 77), Carole Lyon (rédactrice multimédia, 17 36), Paul Grisot (rédacteur multimédia, 17 48), Pierrick VanThé (webmestre, 16 82), Marie-Laëtitia Houradou (responsable marketing web, 1687), Patricia Fernández Perez (marketing) Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service, 16 97) Traduction Raymond Clarinard (rédacteur en chef adjoint), Hélène Rousselot (russe), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Julie Marcot (anglais, espagnol, portugais), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), Ngoc-Dung Phan (anglais, italien, vietnamien), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol), Leslie Talaga (anglais, espagnol) Révision Jean-Luc Majouret (chef de service, 16 42), Marianne Bonneau, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Françoise Picon, Philippe Planche, Emmanuel Tronquart (site Internet) Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Lidwine Kervella (16 10), Stéphanie Saindon (16 53) Maquette Bernadette Dremière (chef de service), Catherine Doutey, Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Josiane Petricca, Denis Scudeller, Jonnathan Renaud-Badet, Alexandre Errichiello, Céline Merrien (colorisation) Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66) Calligraphie Hélène Ho (Chine), Abdollah Kiaie (Inde), Kyoko Mori (Japon) Informatique Denis Scudeller (16 84) Directeur de la production Olivier Mollé Fabrication Nathalie Communeau (directrice adjointe), Sarah Tréhin (responsable de fabrication) Impression, brochage Maury, 45330 Malesherbes Ont participé à ce numéro : Alice Andersen, Gilles Berton, Jean-Baptiste Bor, Devayani Delfendahl, Mohamed Djelaili, Léo Galtier, Marion Gronier, Mélanie Guéret, Mira Kamdar, Carole Lembezat, Jean-Baptiste Luciani, François Mazet, Camilo Moreno, Valentine Morizot, Corentin Pennarguear, Polina Petrouchina, Hélène Rousselot, Leslie Talaga, Isabelle Taudière, Sébastien Walkowiak Publicité MPublicité, 80 boulevard Blanqui, 75013 Paris, tél. : 01 57 28 2020 Directrice générale Corinne Mrejen Directeur délégué David Eskenazy (david.
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CAHIER SPÉCIAL— NELSON MANDELA 1918-2013
6. DOCUMENT
Qu’écrivait-on lors de l’arrivée du grand libérateur noir à la tête de l’Afrique du Sud ? Comment rend-on hommage à cet homme de paix à travers le monde ? Quelles sont les voix discordantes face au “mythe” Mandela ? A travers une série de documents historiques signés de quelques grands noms de la littérature sud-africaine ou des médias, Courrier international retrace vingt ans de la vie de Nelson Mandela, de son arrivée au pouvoir jusqu’à aujourd’hui. A l’heure de son testament.
SUR NOTRE SITE courrierinternational.com Retrouvez notre dossier spécial La légende Mandela. Réactions, analyses, reportages, archives, vidéos, infographies…
→ Dessin d’Arendt, Pays-Bas.
Courrier international — no 1206 du 12 au 18 décembre 2013
L’Afrique du Sud peut grandir La “nation arc-en-ciel” a perdu son père. N’est-ce pas la condition pour qu’elle puisse un jour marcher seule ? ―Daily Maverick Johannesburg
A
pable de décevoir. Son habileté intellectuelle était telle qu’il distinguait le chemin bien avant qu’il près toutes ces années, voilà qu’enfin nous nous ne soit aplani, et il savait le dégager sans violence posons la question. Qui sommes-nous ? On ne ni colère. Nous avons pu compter sur lui, nous devient vraiment adulte qu’à la mort du père, dit appuyer sur lui, sans que jamais il ne flanche. Mais la sagesse populaire. Pour certains d’entre nous, même les géants s’effondrent. Et le nôtre vient cela est arrivé tôt, bien trop tôt, alors que nous de s’effondrer. n’avions pas même encore réussi à mesurer quel Sa mort marque-t-elle le véritable début du récit rôle est censé jouer un père. D’autres n’ont jamais sud-africain ? C’est la fin de notre ère tolkienienne : connu le leur et d’autres encore voient leur géniteur nos monstres légendaires et nos grands héros ont sombrer dans le gâtisme, la maladie, la sénilité disparu. Nous entrons dans une nouvelle ère, et autres dégradations. Il n’est pas de moment moins grandiose, mais pas moins importante. parfait pour dire au revoir, mais, quand l’absence, A supposer que les Sud-Africains reconnaissent quand l’effacement devient permanent, nous nous ce jour comme celui où il nous faut entrer pleitrouvons contraints de prendre acte d’une solitude nement dans l’âge adulte, sommes-nous prêts à existentielle. Alors peut commencer la définition en accepter les termes ? Nous qui sommes fils de soi. et filles depuis si longtemps, comprenons-nous L’Afrique du Sud moderne a eu la les responsabilités qui nous incombent désormais ? chance d’avoir un père d’une rectitude Comprenons-nous qu’il y a autour de chacun de et d’une présence telles que son absence nous des millions d’autres consciences ? Que la nous apparaît aujourd’hui comme un trou réconciliation est un processus sans fin et que aussi béant qu’un cratère formé par quelque notre talent de citoyens doit consister à nous violente catastrophe antédiluvienne. Je vis à défaire des strates de violence et de honte qui dix minutes à pied de la résidence de Madiba nous définissent, en tant que nation, depuis des à Houghton et, hier soir, dans le vacarme des siècles ? hélicoptères survolant le quartier, je me suis Madiba ne nous laisse pas que des héritages endormi avec le sentiment paradoxal d’être à salutaires : sa grandeur a fait de l’ombre à des la fois un nourrisson totalement désemparé et centaines, à des milliers de Sud-Africains qui ont un homme plus accompli que je ne l’étais avant aussi contribué à remettre le pays dans le droit d’apprendre sa mort. Le sentiment de retour à chemin après la chute du régime de l’apartheid. l’enfance se comprend aisément : tout à coup, Les Sisulu, les Tambo, les Hani, les Naiker, les je me retrouve privé de guide, de mentor, j’ai Naidoo – des dizaines de guides qui ont su tenir perdu mon étoile. C’est l’autre volet de mon la barre au moment où il le fallait et nous éviter impression qui est plus difficile à appréhender. d’aller nous échouer sur les écueils de notre propre Une chose est sûre : la perception que ce folie. L’Afrique du Sud dans laquelle nous vivons pays a de lui-même ne repose plus sur un n’est pas le projet d’un seul homme : c’est une seul homme et va devoir être définie par ambition familiale, à la beauté violente, disgracieuse, nous tous, moi, ma famille, mes semblables, illogique et magistrale. C’est la nôtre, pour le mes ennemis, tous plus humains les uns meilleur et pour le pire. que les autres. Longtemps, il y a eu à nos côtés une présence A mes yeux, le rôle d’un adulte est de motrice, un père parfaitement avisé – rôle que servir, de laisser quelque chose à la pos- Nelson Mandela a joué avec une finesse proprement térité, d’être pleinement soi. Et de surhumaine. Même dans l’inconfort des derniers connaître la voie. Nous, Sud-Africains, temps, alors que sa dignité était instrumentalisée nous nous sommes jusqu’ici payé le et ses forces déclinantes exploitées en vue de buts luxe de déléguer notre moralité à qu’il n’aurait, j’en suis convaincu, jamais approuvés, l’un de ces grands hommes il était encore là. Et rien ne nous contraignait de l’Histoire, un homme encore à nous poser la seule question qui compte : tout simplement inca- qui sommes-nous vraiment ? Nous y sommes : cette douleur qui vous déchire maintenant, c’est l’abjecte solitude de l’âge adulte, et les premiers frémissements d’une réponse. ―Richard Poplak Publié le 6 décembre
Courrier international — n° 1206 du 12 au 18 décembre 2013
A la une
NELSON MANDELA. 7
3 QUESTIONS À
La presse internationale rend hommage de manière unanime à Nelson Mandela, un “grand homme”, qui incarnait la liberté et a mené une vie hors du commun. Pour tous, c’est une figure historique qui vient de tirer sa révérence.
DANS LA PRESSE SUD-AFRICAINE
VU D’AILLEURS
Madiba : “Je peux me reposer pour l’éternité” “La mort est inévitable.” C’est sur ces mots que le quotidien sudafricain ouvrait ses pages le 6 décembre. Des mots prononcés par Nelson Mandela lui-même en 1994. “Lorsqu’un homme a fait ce qu’il considère être son rôle pour son peuple et son pays, il peut reposer en paix. Je crois pouvoir dire que c’est ce que j’ai fait, et je peux me reposer désormais pour l’éternité.” Dans cet hommage, The New Age – journal proche du Congrès national africain (ANC) – n’oubliait pas de le faire poser devant le drapeau de son parti, et ajoutait : “Madiba a rejoint l’ANC en 1942. Pendant vingt ans, il a dirigé une campagne de paix et de non-violence contre le gouvernement d’apartheid et ses politiques racistes.” Ne voyant aucun autre moyen de lutter contre ce régime liberticide et raciste, le jeune Mandela a décidé d’engager son parti dans la lutte armée en 1960. “Au revoir Tata” Le quotidien The Sowetan reprend le surnom affectueux donné par les SudAfricains à Nelson Mandela, avec ses dates de naissance et de décès. L’ancien président avait 95 ans. “Va en paix Madiba”, titre en xhosa le journal de Johannesburg The Times.
“Nelson Mandela 18 juillet 1918 5 décembre 2013”, titre sobrement le grand quotidien sud-africain Mail & Guardian.
“L’homme qui a préféré pardonner” Le quotidien polonais Gazeta Wyborcza souligne que Mandela a misé sur le pardon, la compréhension de l’autre et le compromis. D’aucuns vont y reconnaître des qualités de l’autre héros des années 1980, Prix Nobel de la paix lui aussi, le Polonais Lech Walesa. “Mandela a négocié avec le régime blanc non pour fixer les conditions de sa capitulation, mais pour trouver une formule permettant à l’Afrique du Sud d’éviter la guerre civile, les pogroms et l’effondrement économique”, explique le journal. La couverture du prochain numéro de la revue américaine est un dessin de l’artiste et écrivain afroaméricain Kadir Nelson. “Pour la couverture du New Yorker, j’ai choisi une image de lui très jeune, du temps où il était en procès avec cent autres de ses camarades”, explique l’artiste. “Un symbole mondial” La mort d’une légende de la nation “arc-enciel” a ému tout le continent africain et la communauté internationale, écrit le journal grec To Ethnos. “Une personnalité emblématique, le symbole mondial de la paix, de l’égalité et de la lutte contre le racisme et la discrimination nous a quittés.Il a vécu un tiers de sa vie en prison mais il est resté un homme de conviction. Les hommages du monde entier sont mérités car nous avons tous besoin d’un Nelson aujourd’hui.” “Adieu” C’est le titre choisi par le quotidien de Turin La Stampa. Via leur compte Twitter, plusieurs personnalités politiques ont rendu hommage à l’ancien président : “Adieu Madiba” a par exemple écrit Cécile Kyenge, ministre de l’Intégration. “Héros moderne et icône de toutes les révoltes,
il y a un Nelson Mandela qui ne mourra jamais”, a de son côté réagi Nichi Vendola, président du parti Gauche, écologie et liberté. “Héros de la liberté, pourfendeur du racisme” Le quotidien libanais As-Safir revient sur le parcours de Nelson Mandela, depuis sa jeunesse dans les quartiers pauvres de Soweto jusqu’à son emprisonnement, avant qu’il ne devienne “le symbole de la libération et de la lutte contre le racisme et la discrimination”. Un homme qui a su résister face aux grandes puissances, qui a perdu ses compagnons de route et qui, après trente années passées en prison, est sorti “sans rancune et fier d’avoir triomphé grâce à sa volonté et à sa liberté d’esprit”. “Adieu Madiba” “L’Algérie perd plus qu’un ami.” El-Watan consacre la une de son supplément du week-end à Nelson Mandela. Le quotidien rappelle que “c’est en Algérie que Madiba reçoit sa première formation militaire, en 1961, aux côtés de l’Armée de libération nationale (ALN)”. Par la suite, le premier président de l’Algérie, Ahmed Ben Bella, va offrir son aide logistique et financière à la lutte sud-africaine. “C’est l’Algérie qui a fait de moi un homme”, a déclaré Mandela en mai 1990 à Alger, où il a effectué sa première visite officielle après sa libération. Pour le Kashmir Walla, magazine mensuel consacré au Cachemire et dont le nom signifie le Cachemiri, Mandela est plus qu'une îcone: un véritable exemple de lutte et de résistance à l’oppression d’un Etat injuste. Son combat contre l’apartheid trouve une résonance particulière dans cette région que se disputent l’Inde et le Pakistan et qui vit sous un régime martial très peu démocratique. Le numéro de décembre est donc consacré à Madiba comme figure universelle.
SIMON ALLISON, journaliste pour le site d’information sud-africain Daily Maverick. Dans son dernier article, “South Africa’s loss is the world’s loss too”, il analysait les réactions de la presse à travers le monde.
“Je ne trouvais pas les mots…” Quelles ont été les réactions de la presse en Afrique et plus largement à travers le monde ? Aucun événement “africain” n’a déclenché une telle passion. Et, bien qu’il s’agisse d’un décès, la couverture médiatique est finalement assez “joyeuse”. On célèbre la vie d’un homme extraordinaire, et ça fait plaisir de voir que l’image de l’Afrique dans les médias est, pour une fois, positive. Nelson Mandela n’était pas seulement sud-africain, c’était une figure internationale. Il n’a jamais exclu personne. Donc, en tant que Sud-Africains, nous ne devons pas être égoïstes et nous devons accepter que des journalistes du monde entier lui rendent hommage eux aussi, à leur manière, avec leurs mots. On a beaucoup entendu parler de “l’après-Mandela” et des craintes que le pays ne sombre après sa mort… On s’attendait à lire que le pays deviendrait le “prochain Zimbabwe”. Mais, finalement, non. On a vu très peu de textes qui annonçaient la fin de l’Afrique du Sud, la mort de la “nation arc-en-ciel”… Et tant mieux ! Le monde semble avoir compris qu’il était un facteur de réconciliation, mais que nous sommes prêts désormais à vivre sans lui. Et, en tant que Sud-Africain, qu’avezvous ressenti en écrivant cet article posthume ? On a beau être prêt, on a beau se dire qu’on s’y attendait, le jour où ça arrive, on ne trouve pas les mots, on ne sait pas quel ton adopter. J’avais peur d’écrire sur Mandela ! Quelque part, je savais que je garderais ce texte en mémoire pour le reste de ma carrière, qu’il compterait dans ma vie. Mais je pensais aussi à mes lecteurs. Je leur annonçais cette nouvelle, donc quelque part, je jouais un rôle important dans la leur aussi. J’avais une dure responsabilité de messager… Mais c’est dans ces moments que l’on est heureux d’être journaliste et de pouvoir partager ses sentiments les plus profonds avec le monde entier.―
8. DOCUMENT
Courrier international — n° 1206 du 12 au 18 décembre 2013
Mandela, le plus pragmatique des utopistes En 1999, l’écrivain sud-africain André Brink saluait le père de “l’impossible réconciliation”. Au-delà de l’image de saint, la grandeur de Mandela, disait-il, réside dans sa “simplicité d’homme de la rue”. —Mail & Guardian (extraits) Johannesburg
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n 1962, lors du procès pour trahison qui lui valut d’être condamné à vingt-sept années de prison, Mandela n’a pas joué les héros. Bien des années plus tard, il observait simplement : “J’étais le symbole de la justice dans le tribunal de l’oppresseur, le représentant de grands idéaux de liberté, de justice et de démocratie dans une société qui bafouait ces vertus.” Ce qu’il définissait par ces mots, relevés dans son autobiographie, Long Walk to Freedom [Un long chemin vers la liberté, Fayard], c’était bel et bien l’étendue de ses responsabilités, et non son importance en tant qu’individu. Lorsqu’il a pris la parole devant le tribunal, assurant lui-même sa défense, il a présenté son procès comme celui des “aspirations du peuple africain”. Derrière des accents quasi gaulliens, on pouvait déceler la calme assurance d’un homme qui avait souffert pour défendre ses convictions et qui était prêt à souffrir encore. Il devait conclure sa plaidoirie par cette déclaration retentissante, visant à insuffler du courage à des générations d’opprimés : “J’ai consacré ma vie à cette lutte du peuple africain. J’ai combattu la domination blanche, j’ai combattu la domination noire. J’ai œuvré pour une société démocratique, éprise de liberté, où chacun puisse vivre en harmonie, dans le respect de l’égalité des chances. Je veux vivre pour cet idéal et le réaliser. Je suis prêt, s’il le faut, à mourir pour cet idéal.” Nombreux sont ceux, tant en Afrique du Sud qu’à l’étranger, qui ont considéré d’un œil sceptique les changements survenus dans notre pays entre les premières élections démocratiques d’avril 1994 et la deuxième élection présidentielle de juin 1999 [remportée par Thabo Mbeki, le successeur désigné de Nelson Mandela]. On raconte qu’au lendemain de la libération de Mandela un journaliste a interrogé une marchande ambulante du Cap-Est. Lorsqu’il lui a demandé ce qu’elle pensait de cette bonne nouvelle, elle a répondu : “J’ai toujours du mal à vendre mes fruits.” A l’heure du bilan de son mandat, achevé en juin [1999], Mandela est davantage en butte à la critique. Pour ses détracteurs, le pays s’enfonce dans un bourbier de corruption, de gaspillage, de criminalité ; la confiance des milieux d’affaires est en baisse ; on assiste à une résurgence du racisme (aussi bien noir que blanc) et à des abus de pouvoir. Ils soulignent les nombreuses promesses non tenues depuis les précédentes élections : pas assez de logements construits
pour les pauvres, pas assez d’emplois créés, une économie anémique, la baisse du niveau d’instruction et de la qualité des soins médicaux, le manque de transparence dans la vie publique et la quasi-absence de mécanismes démocratiques pour la désignation des dirigeants dans les provinces. Pourtant, en avril 1994, des millions de Sud-Africains votaient ensemble pour la première fois de leur histoire. Ce faisant, ils découvraient qu’ils appartenaient tous au même pays. Que reste-t-il aujourd’hui de l’euphorie suscitée par cette découverte si simple et pourtant d’une ampleur sans précédent. Etait-ce un rêve ? Nelson Mandela, qui pendant toutes ces années a été vénéré comme un dieu, serait-il redevenu un simple mortel à l’épreuve du pouvoir ? A-t-il échoué au test de Créon ? En mars dernier [1999], par une matinée très ensoleillée, j’ai été invité à prendre le thé à Genadendal, dans la résidence présidentielle du Cap. Mandela était d’excellente humeur, presque jovial, après la visite d’adieu triomphale qui venait de le conduire aux Pays-Bas et en Scandinavie.
→ Elle lui dit : “Toi, tu serais le chauffeur et moi, je serais la madame”, puis ils attrapèrent le parechoc et prirent la pose. Hillbrow, Johannesburg, 1975. Photo David Goldblatt, en couverture de son livre TJ (Contrasto)
Miracle. Sur un ton exubérant, il a évoqué cette toute récente confirmation du miracle sudafricain. En une décennie, de parias du monde que nous étions, nous nous étions hissés à une position influente du point de vue moral et politique. L’image du pays était radicalement transformée. “C’est entièrement grâce à vous”, lui ai-je rappelé. Une bonne part du charme de Mandela tient au fait qu’il peut faire preuve d’humilité sans la moindre fausse modestie. Il n’a pas réfuté mon
↓ Nelson Mandela avec Ruth First, militante antiapartheid tuée en 1982. Photo Jurgen Schadeberg/Life-Getty
observation, mais a tenu à la replacer dans son contexte : s’il avait pu faire évoluer la situation, c’est parce que le pays lui-même et son peuple avaient changé. Lorsqu’on essaie de dresser un état des lieux de l’Afrique du Sud d’aujourd’hui et de déterminer dans quelle mesure Nelson Mandela a contribué à sa transformation, il ne faut pas perdre de vue la situation que lui ont léguée les dirigeants de l’apartheid. Il est devenu de bon ton parmi les jeunes Blancs sud-africains de se moquer de la tactique du Congrès national africain [l’ANC, parti de Nelson Mandela], qui répond presque systématiquement aux critiques en mettant tout ce qui va mal sur le compte de l’apartheid. Il faut néanmoins se rappeler l’état dans lequel se trouvait le pays pendant les années 1980. On a tendance à l’oublier un peu vite. Aujourd’hui, je trouve que beaucoup ne se rappellent plus – ou ne veulent plus se rappeler – l’horreur quotidienne que représentait l’apartheid pour la plupart des Sud-Africains. Je ne parle pas seulement des atrocités mises au jour par la Commission vérité et réconciliation, mais des petites humiliations que se voyaient infliger les Noirs au quotidien : les restes de viande pourrie jetés, non emballés, aux clients noirs d’une boucherie ; le traitement préférentiel accordé aux Blancs dans la queue au bureau de poste ; les retards de versement des retraites pour les Noirs ; l’homme humilié devant son jeune fils ; la vendeuse qui s’adresse à une femme noire deux fois
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plus âgée qu’elle en lui disant “Ma fille” et qui ne la laisse pas essayer les vêtements avant de les acheter ; le manque d’attention accordée aux patients noirs à l’hôpital ; l’insolence, ou même la brutalité, d’adolescents blancs en uniforme de police lors de ces interpellations qui étaient une véritable plaie pour les Noirs ; la charitable distribution de vêtements usagés ou de restes de nourriture à la bonne dans la cuisine. Telle était la scène sur laquelle Mandela a fait ses débuts en politique. Lors de notre dernière conversation, j’ai été surpris de découvrir l’affection qu’il continue d’éprouver pour Peter Botha [qui a dirigé l’Afrique du Sud de 1978 à 1989]. Malgré les manières bravaches de l’ex-président, Mandela a décelé en lui une réelle volonté de sortir de l’impasse.
Simplicité. Cela va au-delà de la conviction, réitérée dans son autobiographie, que “tous les hommes, même ceux apparemment le plus inaccessibles à la pitié, ont toujours un fond de bonté : si on arrive à toucher leur cœur, il est possible de les faire changer”. Il en avait fait l’expérience, même avec les gardiens les plus durs, à Robben Island ; et, derrière le bruit et la fureur de Botha, Mandela a détecté le souci de rechercher des solutions d’avenir. Ce qui ne fait que confirmer un sentiment que j’ai depuis longtemps, à savoir qu’une bonne part des espoirs de l’Afrique du Sud pour l’avenir peut s’appuyer sur ce que les deux grandes communautés du pays, les Noirs et les Afrikaners, ont en commun :
leur attachement féroce au continent, leurs souvenirs d’un passé nomade, tribal, paysan, leur expérience de la lutte pour la survie. Ce n’est peutêtre pas évident chez un De Klerk urbanisé et “détribalisé”. Chez Botha, en revanche, Mandela pouvait le ressentir, malgré tout ce qui les divisait. Et il éprouvait la même chose, m’a-t-il assuré, avec des leaders afrikaners appartenant à l’extrême droite – non seulement l’ancien général Constand Viljoen, mais même avec Eugène Terre’Blanche et d’autres fanatiques de son espèce. De ces premières négociations avec Botha, Mandela garde aussi présents à l’esprit les énormes risques qu’il prenait en organisant de telles réunions. Il savait pertinemment, m’a-t-il assuré, qu’il était tenu d’obtenir le feu vert de l’ANC avant de se lancer dans une initiative aussi audacieuse. Mais il savait aussi que l’ANC ne lui donnerait jamais son aval. Aussi a-t-il dû mettre son propre avenir en jeu, sachant que, si sa tentative échouait (ou encore si elle était rendue publique trop tôt), ses chances de jouer un rôle dans l’avenir du pays seraient réduites à néant. “Parfois”, souligne-t-il
↑ En 1950, un ouvrier noir porte l’insigne : “Nous ne voulons pas de pass”, en référence aux interdictions mises en place contre les personnes non blanches. Photo Margaret BourkeWhite
“J’ai combattu la domination blanche, j’ai combattu la domination noire”
dans Un long chemin vers la liberté, “un dirigeant doit sortir du rang, s’engager dans une nouvelle voie, sûr de conduire alors son peuple dans la bonne direction”. Ce qui chez certains individus pourrait passer pour de la mégalomanie peut se révéler une décision visionnaire chez d’autres. Dans l’esprit d’une majorité noire longtemps bafouée, Mandela fait désormais figure de messie. Dans bien des cas, lorsque l’être humain perce sous le messie, cela peut avoir des effets désastreux. Mandela l’a lui-même rappelé vigoureusement dès sa libération, à l’occasion de son tout premier discours. “Je ne suis pas un messie, mais un homme comme les autres, devenu dirigeant par un extraordinaire concours de circonstances.” Il n’a jamais dévié de cette déclaration de principe. Sa grandeur tient peut-être à cette simplicité même, celle de l’homme de la rue. A ce propos, les anecdotes ne manquent pas. L’une de celles que je préfère remonte à quelque temps après son entrée en fonctions, lors d’une réception à sa résidence du Cap. Un journaliste qui avait mal lu l’invitation s’est présenté à 6 heures du soir au lieu de 8 heures. Le portail et l’entrée n’étant pas gardés (on était loin de la sécurité militaire propre aux années d’apartheid), il est entré d’un pas tranquille et a trouvé le président dans la cuisine. “Je suis en train de me faire un petit sandwich, lui a dit Mandela. Voulez-vous vous joindre à moi ?” Les deux hommes, parfaitement décontractés, ont ainsi pris le thé ensemble avant l’arrivée des invités. Lorsque → 10
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Chronologie
Une vie de lutte 18 juillet 1918 Naissance dans l’ancien bantoustan du Transkei. 1939 Etudes de droit à l’université de Fort Hare. 1942 Licence en droit. 1943 Prise de contact avec le Congrès national africain (ANC). Inscription à l’université du Witwatersrand pour préparer son diplôme d’avocat. 1943-1944 Création de la Ligue de la jeunesse de l’ANC, qui prône la mobilisation et les actions de masse. 1948 Promulgation de l’apartheid. 1949-1950 L’ANC adopte le programme de la Ligue des jeunes : boycott, grève, désobéissance civile et non-coopération avec le régime. 1951-1952 Mandela devient le président de la Ligue des jeunes de l’ANC et fait campagne pour l’abolition des lois discriminatoires. Il est alors arrêté, condamné et interdit de rassemblement public pendant six mois. 1956 Nouvelle arrestation avec 155 autres personnes lors d’un procès pour trahison. Juin 1958 Mariage avec Winnie. 1960 Massacre de Sharpeville (69 morts). 1961 Mandela est acquitté, ainsi que ses coaccusés. Il est de nouveau arrêté pendant l’état d’urgence instauré après Sharpeville. Le Congrès panafricain et l’ANC sont interdits à la suite des événements. Des actions clandestines sont autorisées par le parti. Création de l’Umkhonto we Sizwe, branche armée de l’ANC. Grève générale en mai. Réaction militaire très importante du régime blanc. Mandela entre dans la clandestinité.
1962 Voyage de six mois au Royaume-Uni et en Afrique, notamment en Ethiopie, où il suit un entraînement militaire. Retourne en Afrique du Sud, où il est arrêté pour avoir quitté le pays illégalement et avoir incité les ouvriers noirs à faire grève. Il est condamné à cinq ans de travaux forcés. 1963 Mandela et plusieurs dirigeants de l’ANC et de l’Umkhonto we Sizwe sont arrêtés et accusés de complot visant à renverser le gouvernement par la violence. 12 juin 1964 Mandela et sept autres accusés sont condamnés à la prison à perpétuité : il est emprisonné à Robben Island. Juin 1976 Massacre de Soweto (plus de 300 morts). 1982 Transfert à la prison de haute sécurité de Pollsmoor, au Cap – confinement solitaire pendant six ans. 1988 Hospitalisé pour cause de tuberculose, Mandela retourne en prison à Paarl. Son aura et son souvenir, entretenus par l’ANC et par sa femme Winnie, ne cessent de grandir. Il devient le plus ancien et le plus célèbre prisonnier politique du monde. Parallèlement, la situation devient intenable pour le régime. La chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide aidant, la résistance s’intensifie, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. 11 février 1990 Nelson Mandela est libéré après vingt-sept années de détention. Août 1990 L’ANC renonce à la lutte armée. 1991 Mandela assume la présidence de l’ANC, redevenu légal, et négocie avec Frederik De Klerk, alors président. 30 juin 1991 Abolition de l’apartheid. Novembre 1991 Séparation de Nelson et de Winnie Mandela, et divorce en 1992. Septembre 1992 Signature des accords pour une assemblée constitutionnelle, une nouvelle Constitution et un gouvernement de transition. 1993 Mandela et De Klerk reçoivent conjointement le prix Nobel de la paix. Adoption de la nouvelle Constitution. 27 avril 1994 Premières élections libres : l’ANC l’emporte avec 62 % des voix. Mandela devient le premier président
9 ← Mandela déclare à un jeune enfant qu’il vient de rencontrer : “Je suis très honoré d’avoir fait votre connaissance”, ce n’est pas une simple formule de politesse, mais le sentiment profond d’un homme dont la plus grande privation pendant ses trente ans de prison aura été l’absence d’enfants. Devoir renoncer à une vie de famille est peut-être le plus douloureux sacrifice auquel il ait dû consentir pour prix de son combat de libération. En rendant ainsi hommage aux enfants qu’il rencontre aujourd’hui, Mandela réaffirme sa foi en l’avenir.
Stratégie. Sa dignité s’enracine dans un sentiment
de la République sud-africaine postapartheid. 1995 Parution de l’autobiographie de Mandela Un long chemin vers la liberté : 6 millions d’exemplaires vendus dans le monde. 18 juillet 1998 Mandela se marie pour la troisième fois, le jour de ses 80 ans, avec Graça Machel, veuve de Samora Machel. 1999 Mandela passe le flambeau à Thabo Mbeki, son vice-président. 2000 Mandela est nommé médiateur dans le conflit entre Hutus et Tutsis qui ravage le Burundi. Janvier 2002 Ouverture du musée de l’Apartheid à Johannesburg. Avril 2002 Mandela s’engage dans la lutte contre le sida en Afrique du Sud. 6 janvier 2005 Makgatho Mandela, fils de Nelson, meurt du sida. Juillet 2005 Une BD consacrée à la vie de Mandela est vendue à plus de 1 million d’exemplaires. 21 septembre 2008 Le successeur de Nelson Mandela à la présidence de l’Afrique du Sud, Thabo Mbeki, démissionne. 15 février 2009 Mandela apporte son soutien au leader de l’ANC, Jacob Zuma, qui sera élu le 22 avril 2009. Octobre 2009 Les archives de Mandela, léguées à la fondation qui porte son nom, sont présentées à la Foire du livre de Francfort. Des extraits publiés sous le titre Conversation avec moi-même sortiront au Royaume-Uni en octobre 2010.
profond de sa propre valeur, sentiment qui lui vient non pas du mépris de l’ennemi, mais de la reconnaissance d’une humanité commune, et où la fierté le dispute à l’humilité. Ainsi, dès son plus jeune âge, Mandela a traité les autres (y compris les Blancs, en un temps où il était un “simple” Noir) sur un pied d’égalité, avec ce que lui-même a appelé son “sens têtu de l’équité”. A travers les actions qui ont jalonné et façonné la vie de Mandela, les principes ont toujours joué un très grand rôle, jamais l’idéologie. Dans Un long chemin…, il affirme à plusieurs reprises que, au cours des premières années de la lutte, avant que la violence d’Etat n’impose le recours à la violence, son souci de la non-violence n’était jamais dicté par des considérations idéologiques. Il relevait au contraire d’une stratégie. Pour lui, la politique passait par une évaluation réaliste des options et par des débats approfondis avec ses collègues afin de parvenir à un consensus, à des décisions pragmatiques, informées. De fait, à première vue, la vie n’a guère changé pour bon nombre de Sud-Africains, en particulier pour ceux qui étaient déjà les premières victimes de l’apartheid. La violence et la corruption règnent, les politiques sont d’une arrogance inadmissible, de nombreux dirigeants ont une mentalité d’autocrates et d’oppresseurs qui rappelle odieusement l’ancien régime. Mais ces phénomènes, aussi révoltants qu’ils soient, ne sont-ils pas inévitables dans une société en transition, qui est passée d’un régime autoritaire à la démocratie ? Pour mesurer le chemin parcouru, il suffit de regarder en arrière et de comparer l’Afrique du Sud actuelle avec ce qu’elle était il y a moins de dix ans. Les programmes en faveur du logement, de la santé, de l’emploi ou de l’éducation, vaste chantier s’il en est, tardent à être mis en œuvre. On en parle depuis cinq ans. Mais les fondations et les infrastructures sont en place : reste à construire l’édifice. Ce qui eût paru impensable encore tout récemment – que les sociétés blanche et noire, divisées par des siècles de dévastation coloniale et par les traitements inhumains de l’apartheid, puissent montrer la volonté d’aller l’une vers l’autre – devient désormais une réalité. Mandela lui-même donne l’exemple. Ce Xhosa [l’une des principales ethnies sud-africaines] a évolué vers une conception de plus en plus élargie de son identité de Sud-Africain et d’être humain. Sortant de prison, il définissait en ces termes la tâche qu’il s’était assignée : “Réconcilier, panser les plaies de ce pays, créer un climat de confiance.” Ses années à la présidence, il les a consacrées à “libérer à la fois les opprimés et les oppresseurs”. Pour lui, cela revenait à guider son peuple sur une route semée d’embûches, entre les craintes des Blancs et les espoirs des Noirs. —André Brink Publié le 4 juin 1999
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et je l’ai accompagné vers la sortie”, se souvient-elle. Une incroyable vague d’émotions a submergé la foule, tandis que les partisans du grand homme cherchait à l’apercevoir. “Je n’aurais jamais pu imaginer un moment comme celui-là. Les gens étaient venus à pied de Stellenbosch, de Khayelitsha et de tous les townships du Cap. Certains d’entre eux étaient partis à 5 heures du matin pour arriver à temps. La foule était en liesse, les gens pleuraient et riaient. Ils pleuraient de joie et de rire ! Rien ne pouvait les arrêter…”
“J’étais avec lui le jour de sa libération” Hilda Ndude accompagnait le prisonnier le plus célèbre du pays lorsqu’il a été libéré, le 11 février 1990. L’ancienne militante de l’ANC n’a rien oublié. —The Observer Londres
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lle n’a qu’un seul mot pour décrire l’ambiance qui régnait le jour de la libération de Nelson Mandela : “Wow !” Immortalisée aux côtés du grand homme ce jour-là, Hilda Ndude est désormais associée à l’une des images d’espoir les plus fortes du XXe siècle. Sur le cliché en question, on l’aperçoit derrière Nelson Mandela et son épouse, Winnie, qui lèvent le poing en signe de victoire dans le soleil de l’après-midi. “C’était extraordinaire, se souvient-elle. Je ne pense pas revivre une expérience comme celle-là dans ma vie. Il régnait une atmosphère pleine d’optimisme. Nous savions qu’une nouvelle Afrique du Sud venait de naître.” Hilda Ndude avait la responsabilité de s’assurer que la première apparition en public de Mandela depuis vingt-sept ans se déroulerait sans heurts. Elle est toujours restée loyale à l’homme qu’elle appelle “Dada”, comme la majeure partie des Sud-Africains. Mais elle estime que cet instant magique a été effacé et l’héritage de Mandela, gâché. Elle a été tellement déçue par son parti, le Congrès national africain (ANC), qu’elle s’est tournée vers une formation dissidente, le Congrès du peuple (Cope). Pendant l’apartheid, Hilda Ndude, qui était une militante clandestine, a fait de la prison. Elle faisait partie des membres les plus en vue du Front
démocratique uni dans la province du Cap-Occidental. Elle a œuvré pour la libération de héros de la lutte antiapartheid comme Govan Mbeki [père de Thabo Mbeki] et Walter Sisulu. En décembre 1989, elle a été invitée à rencontrer Nelson Mandela dans la maison de gardien qu’il occupait à la prison Victor Verster, à Paarl, près du Cap. “J’ai eu de la chance, raconte-t-elle. C’était une merveilleuse rencontre. Certains disaient que Mandela était vendu parce qu’il avait un téléphone dans sa maison, mais il nous a fait visiter et nous a assuré qu’il n’avait pas le téléphone. Il m’a même envoyé une carte de Noël pour me remercier de ma visite.” Lorsque le président Frederik De Klerk a levé l’interdiction de l’ANC, en février 1990, le monde entier attendait la libération de Nelson Mandela. “Quand nous avons été informés par les Afrikaners, le samedi, que Mandela serait relâché le lendemain matin, j’ai été désignée comme responsable. Je figurais parmi ceux qui sont allés le voir le matin de sa libération. Je l’ai mis au courant de ce qui allait se passer
↑ Hilda Ndude entre Winnie et Nelson Mandela à sa sortie de prison le 11 février 1990. Photo Alexander Joe/AFP/Getty Images
“Les gens pleuraient de joie, de rire, ils ne pouvaient plus s’arrêter”
Affection. Hilda Ndude marchait derrière Mandela, tandis qu’il savourait ses premiers instants de liberté. “Il se laissait aller à sa joie d’être enfin libre après vingt-sept ans de détention, mais il avait aussi la stature d’un homme d’Etat. Nous n’avions pas le temps de lui parler parce qu’il y avait tellement de monde. Je me concentrais sur les gens et sur la sécurité : je voulais m’assurer que tout se passe bien. Je me rappelle qu’un journaliste a dit quelque chose comme : ‘Quel type !’ Mais nous n’avons jamais eu peur pour sa sécurité. Personne n’aurait songé à l’assassiner.” Le couple Mandela et ses proches sont montés à bord de voitures pour se rendre à l’hôtel de ville du Cap, où l’ancien détenu devait prononcer un discours. “J’étais dans la voiture principale avec Mandela : c’était un cortège, et les gens cherchaient à savoir dans quel véhicule il se trouvait. Heureusement, les vitres étaient teintées, et ils ne pouvaient pas nous voir. Toutes les voitures ont été cabossées ce jour-là…” Au début des années 1990, Hilda Ndude a accompagné Mandela dans ses voyages à l’étranger. Elle est devenue une personnalité influente de la Ligue des femmes de l’ANC et aussi de l’ANC dans la province du Cap-Occidental. Au fil du temps, elle a cependant cessé de croire aux idéaux du parti au pouvoir et pris la “dure décision”, en 2008, de rejoindre les dissidents de l’ANC réunis sous la bannière du Congrès du peuple. Elle est maintenant députée et trésorière nationale de ce parti. Avec un regret évident, elle estime que l’optimisme d’il y a vingt ans s’est estompé. “Avec l’ANC qui s’égare, l’héritage de Mandela a été gâché. Il a été perdu, et je ne crois pas que nous serons capables de le récupérer. Mandela voulait bâtir un pays où les Noirs et les Blancs se considèrent comme des SudAfricains. Je pense que nous avons échoué. J’aimerais souligner le travail de la Commission vérité et réconciliation, auquel on a coupé court. Des blessures ont été rouvertes, mais on ne leur a jamais donné le temps de guérir”, explique-t-elle. Bien qu’elle ne l’ait pas vu depuis des années, Hilda Ndude n’a jamais cessé d’éprouver une grande affection pour Mandela. “Un matin, il m’a appelée lui-même pour fixer un rendez-vous. Il m’a dit de venir le voir à son bureau. C’était à l’époque où il était président. Quand je suis arrivée, sa secrétaire m’a dit : ‘Vous savez, vous ne pouvez pas venir voir Dada comme ça sans d’abord prendre rendez-vous.’ Je lui ai répondu : ‘Non, non, c’est lui qui m’a appelée.’ Elle est allée dire à Dada que j’étais là et il est venu à la réception pour m’accueillir et m’accompagner jusqu’à son bureau. Nous avons déjeuné ensemble. Voilà le genre d’homme qu’est Nelson Mandela. Un membre de la famille, un père, un homme d’Etat. Il a une sorte d’aura autour de lui. Il est unique.” —David Smith Publié le 31 janvier 2010
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enthousiastes des députés du Parti communiste d’Afrique du Sud accueillent l’invité le plus marquant de la journée. Le líder cubain est encore plus impressionnant sans son cigare et sa casquette de l’armée, son uniforme et sa chevelure argentée étincelant superbement au soleil.
“En tant que président au service de la République…” A 75 ans, Nelson Mandela devient chef de l’Etat sud-africain. Ce jour de mai 1994, l’apartheid a définitivement rendu l’âme. —The Guardian (extraits) Londres
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’est un happy end adapté à l’étrange histoire de Nelson Mandela, berger devenu prisonnier, puis président. L’heure pour laquelle il semble être né voilà soixante-quinze ans est enfin arrivée lorsque, derrière une vitre pare-balles, les reflets du soleil posés sur la bible devant lui, il prend la parole : “En présence de cette assemblée, et en pleine conscience de la haute mission que j’assume en tant que président au service de la république d’Afrique du Sud…” Il est 12 h 16 lorsqu’il commence, ce qui est un peu gênant, puisqu’il était censé devenir président le matin. Mais, à midi, quand la tour de l’horloge a joué les notes du carillon de Westminster – réminiscence d’un passé colonial –, les dignitaires venus des quatre coins de la planète ont compris qu’il fallait s’habituer à la décontraction sud-africaine. Winnie Mandela est la première représentante du gotha à faire son apparition, resplendissante, dans une longue robe de soie verte – création dont son attachée de presse a fièrement assuré qu’elle “ébahirait l’Afrique du Sud”. L’instant est poignant quand cette femme, censée vivre alors son apothéose, est guidée vers les places des dignitaires de seconde catégorie. Mais voilà qu’elle apparaît soudain sur l’estrade auprès de sa famille, répondant à quelque mystérieuse invite.
Le commentateur de la télévision clame d’un ton désapprobateur que celle qui fut jadis “la mère de la nation” n’a rien à y faire et devrait être reconduite sous peu à la place qui est la sienne. Mais, contre toute attente, Mme Mandela est accompagnée vers une place située à seulement neuf sièges du trône tapissé de cuir qui attend l’homme dont elle est désormais séparée. Yasser Arafat, qui fait aussi partie des premiers arrivés, se dirige d’un pas décidé vers le treizième rang exigé par le protocole pour un personnage qui n’est pas tout à fait chef d’Etat. Cramponné à son panama, le duc d’Edimbourg gravit les escaliers à grandes enjambées, entraînant dans son sillage un cortège de représentants du ministère des Affaires étrangères. Il semble perplexe lorsqu’il se voit indiquer le quatrième rang. Puis, lorsque Al Gore, Hillary Clinton, Ron Brown, Jesse Jackson et le reste du contingent étasunien se retrouvent entassés dans la même rangée, leurs gardes du corps se rendent compte avec indignation que les représentants de la première puissance mondiale n’ont pas assez de chaises pour s’asseoir. “Castro ! Castro !” Les cris
↑ Les Sud-Africains célèbrent l’investiture du président Nelson Mandela devant l’Union Buildings de Pretoria, le 10 mai 1994. Photo Gisele Wulfsohn/ Africa Media Online
“Que jamais plus ce pays ne souffre de l’indignité d’être le paria du monde”
Liesse. Le défilé de personnalités se poursuit, le jeu de chaises musicales aussi… Relégué dans la travée de gauche, Goodwill Zwelithini, roi des Zoulous, se dépêche d’aller s’installer devant, à droite. Fidel, qui a atterri près des Américains, dans la travée de droite, file se mettre plus à l’abri devant, à gauche. Pendant ce temps, sur l’estrade, le président sortant et nouveau second viceprésident, Frederik de Klerk, est arrivé, salué par la première salve d’applaudissements internationaux – qui le félicite du simple commentaire qu’il a eu en arrivant : “Nous avons accompli ce que nous souhaitions accomplir.” Il est suivi du premier viceprésident, Thabo Mbeki, puis les clameurs des quelque 50 000 personnes assemblées sur les pelouses en contrebas annoncent l’arrivée de l’ancien berger. Nelson Mandela affiche une mine réjouie tandis que les généraux le guident le long des escaliers pour rejoindre le président de la Cour suprême. Il rayonne de fierté paternelle en passant devant sa fille, la princesse Zenani Dlamini – qui est unie à un membre de la famille royale du Swaziland et joue ici le rôle de première dame. Des griots chantent les louanges de l’homme du jour au micro. Puis, avec une heure et huit minutes de retard sur l’horaire, l’aiguille arrive au moment historique. “[…] Moi, Nelson Rolihlahla Mandela, jure ici d’être fidèle à la république d’Afrique du Sud et promets solennellement et sincèrement de toujours…” “Nos actes quotidiens d’Africains du Sud doivent construire une véritable réalité sud-africaine qui renforcera la foi de l’humanité en la justice, affermira sa confiance en la noblesse de l’âme humaine et nourrira tous nos espoirs pour que nous ayons tous une vie épanouie.” A la fin de son discours, les 4 000 personnages de marque composant l’assemblée, animés par une émotion sincère, se dressent spontanément lorsque le président Mandela déclare : “Que jamais, jamais plus ce pays magnifique ne revive l’expérience de l’oppression des uns par les autres, ni ne souffre à nouveau l’indignité d’être le paria du monde.” Tandis que les vivats s’évanouissent, l’assistante personnelle de Mandela, Barbara Masekela, ici maîtresse de cérémonie, semble un peu déboussolée. Mais les généraux prennent le relais et se dirigent vers l’arrière de la scène et du dispositif pareballes, d’où leur regard fixe ostensiblement les collines de Muckleneuk, dans le lointain. Le silence laisse bientôt place à un grondement quand surgissent au-dessus des montagnes des hélicoptères de combat, des avions-écoles, des chasseurs supersoniques et des patrouilles acrobatiques zébrant le ciel aux couleurs du nouveau drapeau sud-africain, en l’honneur de leur premier chef noir, assurément le plus grand. —David Beresford Publié en mai 1994 Paru dans Courrier international Hors-série n° 32, juin 2010
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Le testament politique En 1998, peu avant la fin de son mandat, Nelson Mandela, président infatigable, dressait un premier bilan de son action lors d’un entretien accordé à un mensuel sud-africain. —Leadership (extraits) Le Cap
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lors que Nelson Rolihlahla Mandela entame les six derniers mois de son extraordinaire rôle historique de premier président de l’Afrique du Sud démocratique [son mandat prendra fin en mai 1999], il y a une chose dont ses compatriotes peuvent être sûrs : il poursuit sa tâche comme un homme fermement décidé à respecter les délais et à atteindre les objectifs extrêmement ambitieux qu’il s’est fixés pour les cinq années de son mandat. Nous l’avons rencontré à Pretoria, et plus précisément à Mahlamba Ndlopfu, la résidence historique des anciens présidents et Premiers ministres nationalistes blancs, autrefois appelée Libertas. Chaque jour, le président se lève vers 4 heures à son domicile de Johannesburg, puis il parcourt la plupart des journaux, avant de donner ses premiers coups de fil de la matinée. Son secrétaire de presse, Parks Mankahlana, 34 ans, est l’un des premiers à être tiré du lit, généralement vers 5 heures du matin. Si l’appel ne vient pas d’un journaliste étranger complètement inconscient de l’heure locale, il vient de Mandela lui-même. “Le problème avec ces appels aux aurores, se lamente Mankahlana, c’est que le président a déjà lu la presse et qu’il se met à m’en parler, alors que ce devrait être le contraire. C’est très difficile de suivre son rythme. Et dire qu’il a 80 ans !” Ce jour-là, immédiatement après le petit déjeuner, Mandela s’est rendu en voiture à la Presidential Guest House, à Bryntirion, le quartier où résident les principaux membres du gouvernement, pour recevoir les lettres de créance de diplomates étrangers. Notre entretien était prévu à 10 heures, mais on nous avait prévenus qu’une audience accordée à la dernière minute à de grands propriétaires terriens très en colère contre la série apparemment interminable de meurtres dans les campagnes pourrait entraîner quelque retard. La grande bâtisse dressée sur la colline de Magaliesberg, qui jouit d’un panorama spectaculaire, est restée à peu près en l’état – à l’exception du portrait de Mandela suspendu dans l’entrée. La belle collection d’œuvres de Pierneef, de Gwelo Goodman et de Maggie Laubser, entre autres artistes connus, couvre toujours les murs entre les précieuses armoires et tables africaines. On est loin de ce qui se passe dans d’autres pays, comme le Zimbabwe ou la Zambie, qui ont, après l’indépendance, dépouillé la plupart des bureaux et résidences officiels de tout ce qui rappelait le passé, en y entassant un bricà-brac sans valeur et de mauvais goût. Mandela a bonne mine. Seuls son pas hésitant et son
appareil auditif trahissent ses troubles physiques. Mais de cela on ne s’aperçoit même pas, tant la haute et élégante silhouette a conservé son aura mythique. Cependant, la gravité des problèmes auxquels est confrontée l’Afrique du Sud n’a, elle, rien de mythique. Leadership est allé à la rencontre du président pour lui poser quelques questions qui, on l’espère, permettront d’aller au-delà des excès flagorneurs dont ont fait preuve certains médias ces derniers temps. Il vous reste encore six mois difficiles à ce poste. Le temps vous est compté, et vous serez énormément sollicité. Quelles seront vos priorités ? Nelson Mandela. Il n’y a aucun dossier plus important que d’autres. Cependant, la priorité est d’améliorer la vie de notre peuple. C’est à cela que nous sommes attachés et, compte tenu de nos ressources limitées et de notre manque total d’expérience gouvernementale, je pense que nous nous en sommes très bien sortis, en particulier si l’on se souvient de la mise en garde que j’avais lancée avant les élections, à savoir que l’amélioration des conditions de vie de notre peuple ne peut se réaliser du jour au lendemain, et qu’il faudrait sans doute cinq autres années avant d’en voir les résultats. Cela étant, aucun gouvernement, en trois cent quarante-six ans de présence blanche dans ce pays, n’a rendu service au peuple comme celui-ci l’a fait en quatre ans. C’est vrai, nous aurions pu aller plus vite. Néanmoins, nous avons fait des progrès.
→ Le 18 septembre 2012, des mineurs de Marikana se réjouissent de l’augmentation de salaire qu’ils ont obtenue. La grève dans la mine de platine a fait plus de quarante morts. Photo Alexander Joe/AFP
Au fil des ans, le vice-président [Thabo Mbeki, successeur désigné de Mandela] a émis quelques critiques à l’égard des milieux d’affaires. Et vous ? Comment jugez-vous leur action, concernant les aspects plus vastes des relations raciales, du développement ou de l’égalité des chances ? Les propos du vice-président ne sont pas dénués de fondement, mais je m’empresse de les nuancer : les milieux d’affaires de ce pays ont énormément contribué à l’amélioration de la qualité de vie de notre peuple. Depuis ma sortie de prison, je ne cesse de leur répéter : je veux que
“Il n’y a pas de dossier plus important que d’autres. La priorité est d’améliorer la vie de notre peuple”
vous aidiez à offrir des services à la population, à construire des cliniques, à bâtir des écoles. Ils ont si merveilleusement réagi que je dois reconnaître que, bien que je sois né et que j’aie grandi dans ce pays, je ne le connais en réalité pas très bien, parce que pas un seul homme d’affaires n’a rejeté ma demande. On accuse les Noirs qui font des affaires de s’enrichir au détriment des pauvres. Qu’en pensez-vous ? Comment croyez-vous que ces gens puissent mettre en pratique l’égalité des chances autrement qu’en se constituant un capital afin de pouvoir en temps voulu créer des emplois pour la masse ? On ne peut pas leur demander de construire tout de suite des usines et de donner du travail aux Noirs, alors qu’ils viennent de créer leur entreprise et ont dû s’endetter – parce qu’ils ont contracté des emprunts auprès des banques et que les milliards qu’ils gèrent ne leur appartiennent pas réellement. On a l’impression que le fossé entre riches et pauvres se creuse, qu’une élite noire nantie se constitue sans grande considération pour la masse, et que cela gagne même l’arène politique. Là aussi, il y a d’un côté ceux qui gouvernent et de l’autre ceux qui suivent. Le Congrès national africain (ANC) n’est-il pas en train de perdre le contact avec sa base populaire ? J’ai émis de sérieuses réserves à ce sujet. Si Cyril Ramaphosa [ex-dirigeant de l’ANC qui faisait figure de possible dauphin de Mandela] fait des affaires, il se retrouvera dans une situation meilleure que quelqu’un qui vit dans un camp de squatteurs. Mais ce n’est pas notre but. Le but est d’introduire l’égalité, d’avoir une chance de réussir ce que l’on a entrepris, de s’assurer que l’on dégage des bénéfices afin de créer des emplois pour la population. Il ne faut donc pas dire : si la situation de Cyril est bien meilleure que celle d’un squatteur, c’est que certains Noirs s’enrichissent alors que d’autres s’appauvrissent. Naturellement, un homme qui va participer à la création d’emplois doit disposer des fonds nécessaires pour cela. Et c’est ce qui se passe. Votre raisonnement est d’une logique irréfutable. Mais notre question est : l’ANC estil conscient qu’il existe [au sein de la population] le sentiment d’un écart grandissant et gênant – les sentiments revêtant, comme vous le savez, une vraie signification en politique ? Il est vrai que ces sentiments existent. Mais, lorsqu’on les analyse, on s’aperçoit qu’ils sont très creux. L’ANC ne serait plus en phase avec la masse ? Je pense que c’est une idée fausse. Mais, comme partout ailleurs dans le monde, quand il y a une élection et un programme, les gens – si on leur dit qu’on va améliorer leurs conditions de vie – s’attendent à vivre le lendemain dans des palais, à toucher des salaires qui leur permettront de résoudre toutes les difficultés socioéconomiques auxquelles ils sont confrontés. C’est ce qui explique leurs sentiments. Mais, lorsqu’on se rend dans les camps de squatteurs
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tous les Sud-Africains, noirs et blancs. Les compliments, par conséquent, ne s’adressent pas à un individu mais au pays tout entier.
pour expliquer (comme nous l’avons fait) et tenir le langage suivant : voici notre problème, voici les résultats que nous avons obtenus, nous aurions voulu faire plus de progrès, mais nous avons rencontré des difficultés, et, malgré tout, voilà ce que nous avons fait, alors, à la fin du discours, la foule applaudit. Toutes les semaines, réellement, j’emmène des hommes d’affaires dans les campagnes – pour qu’ils y construisent des cliniques et des écoles –, et il faut voir à quel point ces hommes ont réussi à remonter le moral de notre peuple ! Cette semaine, je vais conduire un groupe de représentants d’une banque bien connue au Transkei, dans un endroit où cinquante personnes ont trouvé la mort dans un accident d’autocar. J’ai demandé aux gens du coin : que voulez-vous que je fasse ? Ils m’ont répondu : nous voulons une clinique. Alors, je vais emmener des banquiers pour qu’ils y construisent non seulement une clinique, mais aussi une école. C’est ce genre de choses qui a lieu dans tout le pays. Un gouvernement se fait avant tout apprécier par les services qu’il rend à la population. Et, je le répète, depuis 1990, depuis ma sortie de prison, aucun homme d’affaires, ou presque, ne m’a jamais dit non. Il ne fait aucun doute que cela est dû au rôle extraordinaire que vous jouez dans ce pays. Mais qu’en sera-t-il après votre départ ? Prenez le ministre de l’Eau, le Pr Kader Asmal : à aucun moment de notre histoire ce portefeuille n’a eu autant d’importance qu’aujourd’hui. Nous avons fourni de l’eau potable à 2,6 millions de personnes. Ce n’est pas Mandela qui l’a fait, c’est Kader Asmal. Prenez encore Trevor Manuel [le ministre des Finances] : il a su gagner la confiance des économistes et des institutions financières de ce pays et du monde entier. Ce
“La question de l’aprèsMandela ne se pose absolument plus” n’est pas Mandela qui a réussi cela, c’est Trevor Manuel. Voyez Alec Irwin au Commerce et à l’Industrie : où qu’il aille, il reçoit un accueil chaleureux en raison de son action. Voyez le vice-président Thabo Mbeki : nous avons là un homme extrêmement talentueux, c’est un réel atout pour nous, il est aujourd’hui respecté aussi bien ici qu’à l’étranger, et il joue un rôle très important sur ce continent et dans d’autres régions du monde. La question de l’aprèsMandela ne se pose absolument plus. Je pense que les louanges sont davantage une marque de respect pour un vieil homme qu’autre chose. Jamais, avant vous, on n’a vu dans l’histoire contemporaine un homme faire l’objet d’une telle vénération à travers le monde. Comment, sur le plan émotionnel, faites-vous face à une telle adulation ? Comment peut-on encore garder une certaine humilité ? C’est un hommage rendu non pas à une personne en particulier, mais à l’ensemble du peuple sudafricain. Je viens tout juste de dire aux agriculteurs, ici même, que nous avons transformé l’Afrique du Sud, faisant d’un pays pestiféré un pays considéré comme un miracle, en dépit de nos problèmes, et cela n’est pas l’œuvre d’un individu mais de tous les Sud-Africains. C’est le mouvement de libération qui a mené la lutte pour ces changements, mais la transformation n’aurait jamais eu lieu sans la coopération de
Pendant votre séjour en prison, et même durant la période qui a suivi votre libération, le mouvement tenait un discours socialiste. Aujourd’hui, il semble qu’il se soit converti très sincèrement et très sérieusement aux principes fondamentaux du capitalisme. Personne n’aurait prévu un tel virage. Votre expérience gouvernementale a-t-elle changé vos convictions ? Non, nous refusons simplement les étiquettes. Il ne s’agit pas de mettre en œuvre le capitalisme ou le socialisme. Ce qui nous intéresse, c’est de trouver des solutions réalistes à nos problèmes. Libre aux autres de nous coller des étiquettes. Si les gens réclament des maisons, nous ne nous demandons pas : voyons, que dit la théorie socialiste sur cette question ? Nous disons : voilà, nous avons tant de ressources, alors nous pouvons construire tant de maisons. Il n’est absolument pas question d’idéologie. En ce qui concerne l’économie, si nous disons : privatisons, ce n’est pas par idéologie. Nous examinons la situation des entreprises publiques et nous disons : celleci perd de l’argent et n’est pas dirigée avec efficacité, donnons-la aux gens qui possèdent la formation et l’expérience nécessaires. Nous analysons les problèmes avec objectivité. La question n’est pas d’abandonner une démarche socialiste au profit du capitalisme, mais de faire preuve de pragmatisme, de dire que tel problème peut être résolu de telle façon. Les Blancs, assaillis de craintes, émigrent en masse. Que pouvez-vous leur dire pour qu’ils voient leur avenir ici d’un autre œil ? Dans tous les pays colonisés, lorsque des changements démocratiques surviennent, l’ancienne classe dirigeante préfère partir. Les minorités ont très peur et quittent le pays. C’est ce qui est arrivé en Afrique et en Asie. Mais, une fois que ces gens s’aperçoivent que tout se passe normalement, que leurs craintes sont infondées, ils reviennent. Chez nous, nombreux sont ceux qui sont partis parce qu’ils n’étaient pas prêts à accepter le nouvel ordre. Autre cause de départ : la criminalité. Mais je ne doute pas que beaucoup reviendront, une fois conscients que leurs peurs ne sont pas fondées et qu’on s’occupe de ce problème. Et nous sommes effectivement en train de nous en occuper. Il faut écouter les déclarations qui ont été faites par l’un des porte-paroles des milieux agricoles. Il a dit : c’est mon pays, et, quelles que soient mes inquiétudes concernant la criminalité – et, en particulier, les meurtres d’agriculteurs –, c’est mon pays ; j’y reste, je ne vais nulle part ailleurs. Quand on voit ceux qui sont fermement décidés à rester dans leur pays, on se rend compte que ceux qui l’ont quitté ne représentent qu’une infime minorité. Néanmoins, nous voulons qu’ils reviennent, avec leurs compétences. Croyez-vous à la “renaissance africaine” ? Oh ! oui. Absolument. Je suis un disciple du viceprésident en matière de renaissance africaine. —Hugh Murray et Paul Bell Publié en 1998
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L’amertume de Winnie Mandela En 2010, l’écrivain V.S. Naipaul, Prix Nobel de littérature, et sa femme ont rencontré Winnie Mandela chez elle, à Soweto. Récit d’une journée particulière. —London Evening Standard (extraits) Londres
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vec mon mari [Vidia Naipaul], nous venons de traverser l’Afrique. La dernière étape de notre voyage nous mène enfin en Afrique du Sud, pays désormais indissociable du nom de Mandela. A l’origine, mon époux hésitait un peu à venir ici, mais il a fini par écouter son instinct. Nous sommes arrivés à Soweto, devant la porte de l’énigmatique Winnie Mandela, une femme aussi souvent acclamée que vilipendée. A la fin des années 1980, Winnie s’était entourée de gardes du corps peu recommandables, le Mandela United Football Club, qui semait la terreur dans Soweto. Le “capitaine” du club était Jerry Richardson, mort dans sa cellule en 2009 alors qu’il purgeait une peine à perpétuité pour le meurtre de Stompie Moeketsi, un gamin de 14 ans enlevé avec trois autres enfants et passé à tabac dans la maison où nous serons bientôt assis autour d’une tasse de café. Winnie a été condamnée à six ans de prison pour enlèvement, peine qui sera réduite en appel à une simple amende. Les membres du gang ont par la suite affirmé devant la Commission vérité et réconciliation qu’elle avait été l’instigatrice de ce meurtre et qu’elle y avait même participé directement. Avant de devenir célèbre, Winnie Mandela habitait dans l’une de ces étroites ruelles surpeuplées, bordées de petites maisons de brique et de tôle ondulée. Soweto est toujours un township majoritairement noir : les touristes le visitent en bus et s’extasient devant ces rues associées à la liberté, à l’apartheid et à Mandela. Winnie possède désormais une forteresse impressionnante sur la colline. Le jardin, composé d’arbres et de bosquets, est impeccablement entretenu. Nous entrons directement dans un petit vestibule encombré, monopolisé par un homme : Mandela. Il est partout. Cadeaux, portraits, diplômes honorifiques et lettres garnissent la moindre surface aux murs et sur le mobilier. Nous sommes un peu fébriles au moment d’entrer. Notre contact a organisé cette rencontre avec Winnie (ou “Mama Mandela”, comme on l’appelle dans le township) par l’intermédiaire de son confident : célèbre présentateur de télévision, la quarantaine à peine sonnée, et visiblement fervent disciple de la maîtresse de maison. Il nous invite à nous asseoir et nous parle d’elle avec tendresse. Cette femme a forgé la conscience politique d’une génération, affirme-t-il. Son cou-
rage, sa fougue et son entêtement ont fait d’eux des hommes. Ils ont vu son intrépidité, les risques qu’elle était disposée à prendre, les humiliations à essuyer. Des humiliations qui n’ont pas pris fin avec l’apartheid. Winnie Mandela a été mise à l’index, diabolisée et trahie, assène-t-il. Je suis crispée : mon époux n’aime pas qu’on le fasse attendre. C’est quelqu’un de pointilleux. C’est alors qu’elle apparaît, grande, élégamment vêtue de gris pastel, coiffée de sa fameuse perruque. Elle serre la main tendue de Vidia et l’invite à s’asseoir à ses côtés. Elle m’adresse un sourire. Sa présence électrise l’atmosphère.
Femme courage. Je fais ce que l’on attend de moi. Je lui demande si elle est satisfaite de la tournure que prennent les choses en Afrique du Sud. Winnie se tourne vers Vidia. Est-ce la vérité qu’il veut entendre ? Elle a entendu parler de lui. Il veut la vérité ou tout au moins s’en approcher le plus près possible. Non, elle n’est pas satisfaite. Et elle a ses raisons. “J’ai entretenu la flamme du mouvement, commence-t-elle. Vous êtes passés dans le township ? Comme vous l’avez constaté, il est toujours aussi sordide. Pourtant, c’est ici que nous avons lancé la première pierre, ici que nous avons versé tant de sang. Rien n’aurait pu arriver sans le sacrifice du peuple – du peuple noir.” Elle regarde Vidia dans l’attente d’une nouvelle question. Il ne dit rien, mais ses yeux noirs brillent sous ses paupières tombantes. Elle poursuit, les yeux rivés sur son visage. “Le Congrès national africain (ANC) était en exil. Tous ses leaders étaient soit en fuite, soit en prison. Et il n’y avait personne pour rappeler à ces gens, au peuple noir, l’horreur de sa réalité quotidienne ; quand quelque chose d’aussi anormal que l’apartheid devient une réalité quotidienne. C’était notre réalité. Et quatre générations ont vécu ainsi – comme un peuple nié.” Je sais que les responsables de l’apartheid ont fait tout ce qu’ils ont pu pour briser cette femme. Elle a subi tous les outrages. Ils sont venus la chercher une nuit et l’ont placée en résidence surveillée à Brandfort, ville frontalière de l’Etat libre d’Orange, à près de 500 kilomètres de Soweto. “C’était un exil, raconte-t-elle, quand toutes leurs autres tentatives ont échoué.” Dans cette solitude, où elle a passé neuf années, elle recruta des hommes jeunes pour le parti. “Juste sous leur nez”, se souvient-elle en riant. “La seule chose qui me peinait et m’inquiétait, c’était mes filles. De ne jamais savoir comment elles allaient. J’ai le sentiment que ce sont elles qui ont vraiment souf-
↑ Bill Clinton et Gordon Brown fêtent le 90e anniversaire de Nelson Mandela lors d’un dîner en son honneur à Londres. Photo Dan-ve M. Benett/ Getty Images
LE GRAPHISTE GARTH WALKER Installé à Durban, le graphiste Garth Walker a réalisé, en s’inspirant de l’imagerie populaire d’Afrique du Sud, les grands portraits de Nelson Mandela qui accompagnent notre dossier. Garth Walker a fondé deux des principales agences du graphisme sud-africain, Orange Juice Design, en 1994, et, plus récemment, Mister Walker.
fert de tout cela. Pas moi, ni Mandela”, confie-t-elle. 0Winnie parle de Mandela avec désinvolture, comme si ce nom ne comptait pas véritablement pour elle – ou ne comptait plus. “Pour ma famille, le nom de Mandela est un poids qui pèse sur nos épaules. Il faut que tout le monde comprenne que Mandela n’a pas été le seul homme à souffrir. Il y en a eu beaucoup d’autres, des centaines, qui ont moisi en prison et qui sont morts. Notre lutte a compté beaucoup de héros, restés anonymes et méconnus, et il y en avait d’autres aussi parmi le leadership, comme le malheureux Steve Biko, mort tabassé, dans une atroce solitude. Quand Mandela est entré en prison, c’était un jeune révolutionnaire fougueux. Et regardez l’homme qui est sorti”, dit-elle en prenant mon époux à témoin. Ce dernier ne dit rien, se contente d’écouter. Difficile de déboulonner une légende vivante. Seule une épouse, une amante ou une maîtresse jouit de ce privilège. Elles seules connaissent l’homme de l’intérieur, ai-je pensé. “Mandela nous a laissés tomber. Il a accepté un accord qui était mauvais pour les Noirs. Economiquement, nous sommes toujours exclus. L’économie reste très ‘blanche’. Il y a quelques Noirs pour le symbole, mais beaucoup de ceux qui ont donné leur vie pour ce combat sont morts sans en avoir perçu les dividendes.” Elle est peinée. Son visage brun et lisse a perdu de sa douceur. “Je ne peux pas lui pardonner d’avoir reçu le Nobel [de la paix, en 1993] avec son geôlier, Frederik De Klerk. Ils y sont allés la main dans la main. Vous pensez que De Klerk l’a libéré par pure bonté d’âme ? Non. Il n’avait pas le choix. C’était l’époque qui le dictait, le monde avait changé et notre lutte n’était pas un feu de paille. C’était une lutte sanglante – c’est un euphémisme – et nous avons versé beaucoup de sang. Je l’ai maintenue vivante avec tous les moyens dont je disposais.” Nous ne doutons pas de ce qu’elle affirme. Des images qui ont fait le tour du monde nous reviennent à l’esprit, et au sien aussi, j’en suis sûre.
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“Regardez cette farce qu’est la Commission vérité et réconciliation. Il n’aurait jamais dû accepter.” Une fois encore, Nelson Mandela est l’objet de sa colère. “Qu’est-il sorti de bon de la vérité ? En quoi aide-t-elle les gens à savoir où et comment leurs proches ont été tués ou enterrés ? Quand l’archevêque Tutu, qui a fait de tout cela un grand cirque religieux, est venu ici, poursuit-elle en désignant une chaise vide, il a eu le culot de me demander de comparaître. Je lui ai servi quelques vérités bien senties. Je lui ai dit que si lui et sa bande de crétins étaient assis là, c’était grâce à notre combat et grâce à MOI. Grâce à tout ce que moi et des gens comme moi avions fait pour gagner notre liberté.” Winnie a tout de même comparu en 1997 devant la Commission vérité et réconciliation, qui, dans son rapport, disait d’elle : “La Commission estime que Mme Mandela s’est elle-même rendue coupable de violations graves des droits de l’homme.” Lorsque Desmond Tutu l’a priée instamment d’admettre que “les choses avaient complètement dérapé” et de s’excuser, Winnie a fini par demander pardon à la mère de Stompie. Quelqu’un apporte le café. Nous buvons en silence.
Sur la touche. “Je ne suis pas seule, reprend-elle. Les gens de Soweto sont encore avec moi. Regardez ce qu’ils lui font faire. Le grand Mandela. Il n’a plus ni pouvoir ni même voix au chapitre. Ils ont dressé cette gigantesque statue de lui en plein milieu du quartier blanc le plus riche de Jo’burg, pas ici, où nous avons versé notre sang et où tout a commencé. Mandela est devenu une fondation institutionnalisée. On le trimballe dans le monde entier pour lever des fonds et lui est tout content de jouer le jeu. L’ANC l’a mis sur la touche, mais le garde comme figure de proue pour sauver les apparences.” Ses yeux lancent des éclairs derrière ses verres grisés. Pour elle, c’est une trahison : rien n’a changé pour les Noirs, si
ce n’est que l’apartheid a officiellement disparu. Tout en parlant, son regard se promène incidemment sur un portrait de Mandela. La rumeur s’est répandue en Afrique du Sud qu’elle n’a pas pu le supporter ni même le toucher durant les deux années où ils ont tenté de sauver leur mariage, après sa libération, en 1990. C’était d’une grande tristesse. Si lui était prêt à tirer un trait sur le passé, à pardonner à son épouse ses liaisons pendant qu’il était en prison, ils n’avaient pourtant pas réussi à renouer le lien. Ils divorcèrent en 1996, n’ayant vécu ensemble que cinq ans sur trente-huit années de mariage. La rage de Winnie était un handicap terrible et son insoumission trop virulente pour être exprimée par des mots. “Je ne regrette rien. Je ne regretterai jamais rien. Si c’était à refaire, je referais exactement la même chose. De A à Z.” Elle marque une pause. “Vous savez, je me dis parfois que nous n’étions pas suffisamment préparés. De notre côté, nous n’avions rien planifié. Comment aurions-nous pu le faire ? Nous avions peu d’instruction, et cela, le leadership ne l’admet pas. Peut-être devrions-nous revenir à la case départ pour voir ce qui n’a pas fonctionné.” Au moment de nous lever pour prendre congé, nous apercevons une photographie de Winnie jeune, jetant un regard mélancolique au photographe. Elle était ravissante, et Mandela était allé la chercher. Mais la lutte est terminée. Elle a rempli son contrat. C’est fini. Elle a été mise sur la touche, abandonnée. Mais, comme la liberté n’a pas apporté le rêve promis au peuple noir, elle continuera de tenter sa chance en politique. De cela, je suis convaincue. Cette femme peut encore assumer la part de risque associée au rêve d’un homme, quel qu’il soit. “Quand je suis née, ma mère a été très déçue. Elle voulait un fils. Je l’ai su très tôt. J’ai donc été un garçon manqué. Je voulais devenir médecin et je ramenais toujours des enfants abandonnés de l’école. Des enfants qui étaient trop pauvres pour qu’on leur paie la cantine. Mes parents ne m’ont jamais réprimandée pour cela et ne m’ont jamais fait valoir qu’euxmêmes étaient aux abois.” Son regard s’anime dès qu’elle parle du passé et de ces souvenirs qui n’ont rien à voir avec la lutte. Soudain, elle se tourne vers Vidia et lui confie : “Quand je suis seule, je ne peux pas m’empêcher de penser au passé. Le passé est toujours vivant, là, dans ma tête.” Elle pointe le doigt sur son crâne. Tout cela n’est-il pas un grand gâchis ? J’ai envie de savoir. Quelque part, je souffre pour elle. En tant que femme, je ressens l’immense force de transgression qu’il lui a fallu pour dépasser sa souffrance. J’ai envie de lui dire que si j’avais été Mandela, je lui aurais pardonné, mais je ne trouve pas le courage. Que me dirait Vidia si je l’avais ? Il est en train de lui dire au revoir. Mes yeux s’embuent. Instinctivement, elle se tourne vers moi, plante ses yeux dans les miens, et son regard s’adoucit. Elle s’approche et me serre dans ses bras. “Je sais ce que vous voulez me dire, me murmure-t-elle à l’oreille, et de cela, je vous suis reconnaissante.” —Nadira Naipaul Publié le 8 mars 2010
Nul ne pleurera son héritage Mandela n’a pas tenu ses promesses : il a engagé son pays dans un système néolibéral qui engendre pauvreté et corruption.
—New Statesman Londres
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orsque j’étais correspondant en Afrique du Sud, dans les années 1960, John Vorster grand admirateur du régime nazi, occupait la résidence du Premier ministre au Cap. Trente ans plus tard, alors que j’attendais devant les grilles, j’ai eu l’étrange impression qu’elles étaient gardées par les mêmes hommes. Des Afrikaners blancs vérifiaient mes papiers avec la confiance de ceux qui jouissent d’un emploi stable. L’un d’eux avait en main un exemplaire d’Un long chemin vers la liberté, l’autobiographie de Nelson Mandela. “C’est une vraie source d’inspiration”, m’a-t-il expliqué. Mandela sortait de sa sieste. “Heureux de vous revoir”, me lança-t-il avec un grand sourire. Devant tant de grâce, on se sent immanquablement bien. Il gloussait à l’idée d’avoir été érigé en saint. “Ce n’est pas le boulot pour lequel je me suis porté candidat”, m’at-il assuré. Avec une attitude empreinte de respect, il ne manquait pas de me remettre à ma place. En voyant comment il ne tolérait aucune critique de l’ANC, j’ai compris pourquoi des millions de Sud-Africains allaient pleurer sa mort mais pas son “héritage”. Je lui ai demandé pourquoi les engagements pris tant par lui-même que par l’ANC au moment sa sortie de prison, en 1990, n’avaient pas été respectés. Le gouvernement de libération, avait promis Mandela, nationaliserait l’économie héritée de l’apartheid, y compris les banques. Mais, une fois au pouvoir, le parti a abandonné son programme “de reconstruction et de développement” visant à éradiquer la pauvreté dans laquelle croupissaient la plupart des SudAfricains. L’un des ministres s’est même vanté de la politique “thatchérienne” menée par l’ANC. “C’est exactement le contraire de ce que vous avez promis en 1994 ! — Vous devez comprendre que n’importe quel processus de transition est condamné à se transformer.” Rares étaient les Sud-Africains à savoir que ce “processus” avait commencé dans le plus grand secret plus de deux ans avant la
libération de Mandela. A cette époque, le prisonnier était personnellement engagé dans de discrètes négociations. Au lendemain des élections démocratiques de 1994, l’apartheid racial a pris fin et l’apartheid économique a pris un nouveau visage. [Ceux qui étaient autrefois aux commandes] accordaient aux hommes d’affaires noirs des prêts à des conditions généreuses, leur permettant de créer des entreprises à l’extérieur du périmètre des bantoustans [provinces dans lesquelles étaient parquées les populations noires]. Une nouvelle bourgeoisie noire a fait son apparition. Les responsables de l’ANC s’installaient dans de belles demeures. Et le fossé se creusait entre les Noirs à mesure qu’il se réduisait entre Noirs et Blancs. Les habitants des townships ne constataient guère de changements et subissaient toujours les expulsions, comme au temps de l’apartheid. Certains exprimaient même leur nostalgie pour “l’ordre” qui régnait sous l’ancien régime. Les réalisations destinées à améliorer la vie quotidienne en déliquescence, notamment dans le domaine scolaire, étaient anéanties par les extrêmes et par la corruption du “néolibéralisme” que l’ANC s’attachait à mettre en place. Une fois à la retraite, Mandela a changé, mettant le monde en garde contre les dangers de l’après-11 septembre que représentaient George W. Bush et Tony Blair. Je me demande comment il a réagi au “pèlerinage” effectué par Barack Obama dans sa cellule sur l’île de Robben, un Obama qui n’a toujours pas fermé le camp de Guantanamo Bay. A la fin de l’entretien, Mandela m’a tapé légèrement sur le bras comme pour me pardonner de l’avoir contredit. Nous nous sommes dirigés vers sa Mercedes couleur argent, qui se confondait avec sa petite tête couronnée de cheveux gris, noyée au milieu d’une cohorte d’hommes blancs aux bras énormes, des câbles dans les oreilles. L’un d’eux a lancé un ordre en afrikaans, et Mandela est reparti. —John Pilger* Publié le 11 juillet 2013 * Journaliste australien, auteur notamment du livre Freedom, Next Time, ainsi que du documentaire Apartheid did not die.
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7 jours dans le monde. ROYAUME-UNI
↙ Omar El-Béchir, président du Soudan. Dessin de Tamer, Egypte.
↓ Alan Rusbridger, rédacteur en chef du Guardian, devant la commission du Parlement le 3 décembre.
Ne condamnez pas “The Guardian”
—Financial Times
essentiel : le Guardian a confié des documents de Snowden au New York Times pour éviter d’être epuis six mois, les gou- muselé par les tribunaux brivernements occidentaux tanniques. Le transfert d’inforsont régulièrement ébran- mations confidentielles hors du lés par les révélations d’Edward territoire pourrait constituer un Snowden. Cet ancien agent de délit conformément à la loi sur la NSA a transmis aux médias, le terrorisme de 2000. en particulier au quotidien The Pour l’heure, la publication dans Guardian, de grandes quantités The Guardian d’une grande partie de données confidentielles données fournies ÉDITO des par Snowden semble sur les programmes de surveillance américain et britan- répondre à l’intérêt du public. nique. Ces informations ont sou- Par exemple, il est troublant d’aplevé des débats acharnés sur la prendre que la NSA a cherché à nature de l’espionnage au xxie casser les codes rudimentaires siècle et sur la capacité des poli- utilisés par les internautes dans tiques à tenir la bride aux services leurs activités en ligne. de renseignements. En revanche, La perspective de poursuites les Etats concernés n’ont pas judiciaires à l’encontre des jourtous réagi de la même façon. Si nalistes est certainement préles autorités américaines font occupante. Aux Etats-Unis, la tout pour obtenir l’extradition de liberté de publier des fuites est Snowden afin de le traîner devant reconnue par la Constitution les juges, en Grande-Bretagne, depuis la décision rendue par le gouvernement a préféré s’en la Cour suprême [en juin 1971] prendre au messager. dans l’affaire dite des “Pentagon La semaine dernière, Alan Papers”* [papiers du Pentagone]. Rusbridger, rédacteur en chef Même si une telle protection n’est du Guardian, a été soumis [le pas garantie au Royaume-Uni, 3 décembre] au Parlement à des on voit mal sur quelle base une questions hostiles. Plus inquié- action judiciaire se justifierait. tant encore, plusieurs députés The Guardian a jusqu’à présent ont réclamé qu’il soit jugé dans le pris soin de ne révéler aucun nom cadre des lois britanniques sur le d’agent des services secrets et terrorisme. La police a confirmé a procédé à des consultations qu’elle avait ouvert une enquête étroites avec les autorités britanen ce sens. Dans le dossier monté niques avant toute publication. par ces élus, un fait joue un rôle Conformément aux principes
Londres
D
CAI - NYT
directeurs annoncés en 2012, le directeur du Service des poursuites pénales a recommandé de ne pas poursuivre les journalistes pour la publication d’informations présentant un intérêt général. Aucun procès n’a été intenté contre Katharine Gun, l’employée du GCHQ [service de renseignement électronique du gouvernement britannique] à l’origine des révélations sur l’espionnage britannique et américain avant la guerre en Irak. Le scandale des écoutes téléphoniques [pratiquées par l’hebdomadaire à sensation du groupe Murdoch News of The World, fermé depuis] a déclenché un très vif débat sur la liberté de la presse au Royaume-Uni. Cette affaire a créé des tensions et un climat de méfiance entre les médias et le gouvernement. Une décision de poursuivre The Guardian ferait monter les hostilités d’un cran.— Publié le 6 décembre
Remaniement ministériel ou coup d’Etat ? SOUDAN — En annonçant le
8 décembre la formation d’un nouveau gouvernement, le président Omar El-Béchir a créé la surprise. Un remaniement était certes attendu depuis novembre, rappelle le quotidien panarabe Asharq Al-Awsat. Mais “en se débarrassant de ses plus proches collaborateurs et fidèles”, et notamment du premier viceprésident, Ali Ousmane Taha, l’un des auteurs du coup d’Etat de 1989 qui avait porté El-Béchir au pouvoir, celui-ci est allé bien plus loin que ce qui était attendu. Selon le président, Taha aurait volontairement présenté sa démission “pour ouvrir la voie à un nouveau cabinet”. L’opposition soutient qu’il s’agit bel et bien d’un limogeage et qualifie ce changement ministériel de “coup d’Etat” reflétant les tensions au sein du parti au pouvoir, le Parti du congrès national (NCP), et le souci d’El-Béchir d’écarter tout “concurrent potentiel”.
* Il s’agit d’un document secretdéfense de 7 000 pages émanant du ministère de la Défense (le Pentagone) sur l’implication politique et militaire des EtatsUnis dans la guerre du Vietnam, rendu public par le New York Times, au grand dam de la présidence, qui tenta de l’en empêcher.
Un mauvais accord pour Ankara
SOURCE FINANCIAL TIMES Londres, Royaume-Uni Quotidien, 293 000 ex. Le quotidien de la City, reconnaissable à ses pages saumon, a fêté son 125e anniversaire cette année. L’austérité et le sérieux caractérisent depuis sa création ce titre qui défend avec talent l’économie libérale.
DESSIN DE FALCO, CUBA
PA/AP/SIPA
Le rédacteur en chef du quotidien britannique qui a publié les révélations d’Edward Snowden a récemment comparu devant une commission parlementaire et pourrait être poursuivi en justice. Ce serait une erreur.
le processus visant à mettre un terme à l’obligation de visas imposée à ses ressortissants. En échange, Ankara s’engage à accueillir les migrants entrés illégalement dans l’UE en passant sur son territoire, dont la demande d’asile a été déboutée. L’accord, da ns les t i roirs depuis 2012, est vivement critiqué par Der Spiegel : où vont aller ces personnes alors que la Turquie est déjà débordée par l’arrivée massive de réfugiés syriens ? s’interroge l’hebdomadaire. Le drame de Lampedusa n’a fondamentalement rien changé : l’UE maintient le cap de sa politique, à savoir “repousser le problème des demandeurs d’asile à nos frontières”.
UNION EUROPÉENNE — L e 16 décembre, la Turquie signera avec l’UE un accord qui lance
Taux de suicide par tranche d’âge (nombre de morts pour 100 000 personnes, 2011)
15-34 ans
35-64
65 et plus
CORÉE DU SUD CHINE JAPON OCDE NOUVELLEZÉLANDE 0
20
40
60
80
SOURCE : “THE ECONOMIST”, OCDE
Etre vieux, c’est vraiment mortel CORÉE DU SUD — “Cette année, plus de 4 000 Sud-Coréens de plus de 65 ans se sont suicidés, soit cinq fois plus qu’en 1990 et presque quatre fois plus que la moyenne des pays développés”, note The Economist, et pourtant “ces suicides silencieux suscitent moins l’attention que ceux commis par les adolescents”. Le gouvernement commence – timidement – à dégager des fonds pour prévenir les suicides de vieux. Les 2,5 millions de dollars en question ont notamment permis de former 8 000 soignants à détecter les signes précurseurs ; dans cette population, en effet, les suicides sont soigneusement préparés.
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7 JOURS
Courrier international — no 1206 du 12 au 18 décembre 2013
LA PHOTO DE LA SEMAINE
ILS PARLENT DE NOUS
Un grand coup de balai dans le paysage
JOHN LICHFIELD, correspondant du quotidien britannique The Independent, sur le caractère inégalitaire de l’enseignement.
“Décentraliser le système scolaire”
DR
PHOTO A. MUKHERJEE/REUTERS
Les résultats de l’enquête Pisa montrent que l’école française est de plus en plus inégalitaire. Quel commentaire en faites-vous ?
INDE – Les partisans de l’Aam Aadmi Party (AAP), “parti de l’homme ordinaire”, ont fêté, le 8 décembre, la spectaculaire percée de leur formation aux élections régionales de Delhi. Ce scrutin, présenté comme un test avant les législatives nationales de mai 2014, a en effet vu l’émergence de cette formation issue de la société civile et fondée en 2012 à la suite des manifestations anticorruption. L’AAP a choisi le balai comme symbole électoral et un registre gandhien de mobilisation. Sur les petits chapeaux à la Gandhi des militants on peut lire : “Je veux l’autogouvernance”, vieux slogan anticolonial désormais utilisé pour signifier la volonté de se réapproprier la vie politique.
VENEZUELA — Le chavisme a encore de beaux jours devant lui. Le Parti socialiste unifié du Venezuela (Psuv) du président Nicolás Maduro a remporté le 8 décembre les élections municipales, qui avaient valeur de test électoral pour le successeur du défunt Chávez. Selon les premiers résultats [du 9 décembre], le Psuv
Un journal dans le viseur
PAKISTAN — Le 2 décembre au
→ Nicolás Maduro, président du Venezuela. Dessin de Cajas, Equateur.
emmener mon équipe quelque part ? Ou dois-je suivre mon instinct et cavaler dans le couloir en hurlant ?” L’attaque n’a pas été revendiquée, mais deux pistes sont déjà envisagées : les groupes mafieux qui sévissent depuis des années à Karachi ou les talibans. Fondé en avril 2010, The Express Tribune s’est imposé comme l’un des quotidiens de référence au Pakistan en quelques années.
1700
Test électoral réussi pour Maduro
remporte au moins 212 mairies contre 74 pour la coalition de l’opposition (MUD), tandis que 51 autres villes étaient en attente de résultats. “L’opposition va tout de même diriger huit capitales des 23 Etats vénézuéliens”, souligne Últimas Noticias, dont “les joyaux de la couronne” comme le Grand Caracas ou Maracaibo.
soir, et pour la deuxième fois en quatre mois, les bureaux du groupe de presse Express Media, à Karachi, qui possèdent entre autres le quotidien The Express Tribune, ont été la cible d’une attaque à la bombe et à l’arme lourde. Il n’y a pas de blessés, mais les journalistes sont sous le choc. L’un de ceux qui étaient sur place au moment des faits relate sa frayeur : “Dois-je me cacher sous le bureau ? Dois-je
dollars d’argent public ont été dépensés l’an dernier pour l’achat de bougies parfumées pour la résidence du Premier ministre d’Israël Benyamin Nétanyahou. Au-delà de l’“affaire des bougies” révélée par le quotidien Maariv, c’est le train de vie du couple Nétanyahou qui irrite les Israéliens : “Pourquoi disposent-ils de trois immenses et luxueuses résidences à la charge du contribuable, alors que le reste des Israéliens ploient sous le fardeau du crédit de leur petit appartement, peinent à payer leur location ou sont carrément sans abri ?” s’interroge par exemple le quotidien Yediot Aharonot.
Je pense qu’on peut faire dire tout ce qu’on veut aux études internationales sur l’école et qu’on finit par ne pas dire grand-chose d’utile. Oui, il y a manifestement un problème en France avec la disparité de qualité entre les différentes écoles. Ce n’est pas tant un abîme entre enseignement public et enseignement privé, comme en Grande-Bretagne, qu’un écart d’ambition entre les meilleures écoles publiques et celles des banlieues, des petites villes et des zones rurales, dont on parle beaucoup moins.
L’école à deux vitesses – celle des riches et celle des pauvres, pour aller vite – est-elle significative de l’état de la société française ? Comme toujours en France, le problème, c’est de démonter les mythes et de surmonter les abstractions. J’ai souvent l’impression que la France essaie de réformer le mythe plutôt que la réalité. Le vrai problème du système éducatif français ne se trouve pas au niveau du primaire ou du lycée, mais au niveau du collège. Au nom de l’“égalité”, la France a créé pour les 11-15 ans un collège à taille unique, qui n’est pas assez ambitieux pour les enfants les plus intelligents et trop théorique pour les enfants moins doués ou moins motivés. Réduire les écarts, ce n’est pas qu’une question d’argent. Le système français est trop centralisé ; les rectorats et même les établissements devraient avoir plus de liberté pour gérer leurs affaires.
Le mécontentement des professeurs des classes préparatoires, dont on veut rallonger les heures de cours, s’inscritil aussi dans cette logique inégalitaire ? Les prépas et les grandes écoles sont une exception française qui laisse perplexe le reste du monde. Au nom de l’égalité et de la liberté d’accès à l’université, on a laissé celle-ci se dégrader et tomber en discrédit. C’est un système distinct, élitiste, qui reçoit tout l’amour et une bien trop grande partie des fonds. Même s’il n’est pas parfait, le système britannique est bien plus égalitaire et bien plus ouvert aux personnes qui ne sont pas du sérail, d’où l’afflux d’étudiants français outre-Manche.—
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7 JOURS
Courrier international — no 1206 du 12 au 18 décembre 2013 ↙ “Arrête, c’est mon exemplaire de Cinquante Nuances de Grey !” Dessin de Signe Wilkinson paru dans Philadelphia Daily News, Etats-Unis.
CONTROVERSE
Les drones d’Amazon, c’est un coup de pub ? En annonçant dans l’émission de télévision Sixty Minutes, sur CBS, le développement de drones pour effectuer les livraisons plus rapidement, Jeff Bezos a suscité des commentaires à foison, où le scepticisme domine.
OUI
NON
Des obstacles juridiques et techniques trop nombreux
La technologie est (presque) là
P
—The Guardian Londres
L
e futur est déjà là ! Dès demain, des robots volants seront en mesure de venir déposer chez vous vos livres, DVD et autres gadgets de Noël trente minutes à peine après que vous les aurez commandés en ligne, grâce à l’initiative annoncée par Amazon. C’est un monde nouveau, une véritable révolution. C’est en tout cas ce que vous pourrez penser si vous avez parcouru la plupart des articles élogieux publiés à la suite de cette annonce. Sauf que toute cette histoire n’est qu’une vaste plaisanterie. La technologie nécessaire pour rendre opérationnels ce genre de drones livreurs n’existe tout simplement pas. Un drone peut parfaitement se rendre sur un site grâce à des coordonnées de géolocalisation, mais comment pourrat-il trouver le destinataire de son paquet ? Quelle procédure devra-t-il suivre pour le transfert du colis ? Comment empêcher un autre individu de récupérer la marchandise en cours de route ? Et que se passe-t-il si le fils du voisin décide d’abattre le drone avec son pistolet à balles BB ? Cela n’est rien encore comparé au véritable champ de mines juridique qu’implique
une telle utilisation des drones. A l’heure actuelle, leur emploi à des fins commerciales est parfaitement illégal aux Etats-Unis. La Federal Aviation Administration (FAA), l’organisme régulateur dans le domaine, prévoit la mise au point d’un cadre juridique pour les drones commerciaux en 2015, un délai qui paraît presque impossible à tenir : on est encore très loin de savoir gérer une telle intensité de trafic à faible altitude. L’ouverture de zones urbaines densément peuplées – et pleines de cibles potentielles pour des terroristes – à un grand nombre d’engins volants ne peut que provoquer une multitude de problèmes et de conflits d’intérêts. Tout cela alors que n’a pas encore été déposée la première plainte pour blessure après le crash d’un drone défectueux (ou abattu par le fils du voisin). Ce qu’a ex pr imé Jef f Bezos [ le 2 décembre] est en réalité son désir de changer le mode de livraison de ses produits
d’ici environ cinq ans si la technologie et la loi le permettent. S’il n’avait pas prononcé le mot magique de “drone” lors de son apparition à la télévision, cette vague aspiration à modifier un aspect de la logistique de son entreprise n’aurait probablement pas fait grand bruit. Heureusement pour lui, il l’a fait, réalisant ainsi un excellent coup publicitaire pour son entreprise à la veille du plus gros pic d’activité de l’année pour les sites de vente en ligne, qui porte le nom atroce de “Cyber Monday” [le lundi suivant Thanksgiving]. Annoncer un projet aussi fascinant qu’impraticable pour s’assurer une bonne couverture médiatique : la méthode est tellement éculée qu’on pourrait espérer que plus personne ne s’y laisse prendre. Mais tout le monde est tombé dans le panneau. Dans un secteur qui dépend du nombre de pages vues, les sujets faciles à produire et assurés de faire cliquer présentent un attrait irrésistible. Le bon coup de Jeff Bezos a permis de faire oublier d’autres révélations concernant Amazon. L’enquête de l’émission Panorama sur la BBC, qui levait le voile la semaine dernière sur les conditions de travail et d’embauche de la société et soulignait le risque accru de ses salariés en termes de maladie mentale, n’est que la dernière d’une longue série de reportages sur les déplorables conditions de travail chez Amazon (contrats sans horaires, brièveté des pauses, surveillance perpétuelle de chaque salarié par des systèmes internes). Les médias et les journalistes qui se considèrent comme sérieux doivent cesser de nous resservir ce genre de stupidités. Mais, plus important encore, vous, citoyens, devez cesser de cliquer pour les lire. —James Ball Publié le 2 décembre
as fou”, le plan d’Amazon, à en croire le site américain Mashable. Le projet annoncé par Jeff Bezos “est de loin le plus ambitieux programme commercial en développement concernant les drones, mais il n’y a aucune raison pour qu’il ne puisse pas fonctionner”, estime le site spécialisé dans les nouvelles technologies. “De nombreuses entreprises ont démontré leur capacité à livrer des objets au moyen de drones, notamment [la chaîne] Domino’s Pizza […]. Même si ces vols ne sont que des coups promotionnels, ils marchent : le drone décolle avec le produit, vole jusqu’au destinataire, livre le produit et repart.” Le site reconnaît qu’il existe des obstacles juridiques et sécuritaires, mais ils ne paraissent pas insurmontables. The Wall Street Journal juge pour sa part que l’intervention de Jeff Bezos a le mérite de mettre en lumière les vastes perspectives qui s’ouvrent aux drones civils. “Bien avant qu’ils ne viennent survoler votre jardin avec du savon, nous verrons sans doute des escadrons de drones livrer des médicaments dans des pays en développement ou surveiller les cultures”, estime le quotidien. Andreas Raptopoulos, l’un des fondateurs de Matternet, une petite entreprise de la Silicon Valley spécialisée dans les drones civils, affirme que ce type de transport sera d’abord utile dans les pays en développement qui n’ont pas de routes de qualité minimale. Matternet envisage de créer des réseaux sur de longues distances avec des stations relais entre lesquelles les drones transporteraient les produits. Et dans les villes américaines, où la question des infrastructures ne se pose pas ? Ce ne serait pas forcément une lubie, confirme le même Raptopoulos dans une interview au magazine The Atlantic. Il insiste sur le potentiel des drones pour résoudre le problème du “dernier kilomètre” : acheminer un produit léger vers une destination unique à un coût financier et énergétique raisonnable. Mais, préciset-il, il faudra un saut d’échelle : Amazon entend effectuer des milliers de livraisons par jour, ce qui suppose de démontrer “une très grande fiabilité”. Conclusion du Wall Street Journal : “Si vous vivez dans une grande ville américaine, vous avez, au cours des dix années qui viennent, plus de chances de voir un camion autonome venir vous livrer que de recevoir la visite d’un drone.” —
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d’un continent à l’aut r e.
Europe ........... France ........... Asie ............. Amériques........ Moyen-Orient.....
24 29 32 36 38
europe
Ukraine. L’empire russe attendra Kiev a besoin de l’UE : en ne signant pas l’accord d’association, Viktor Ianoukovitch n’a fait que retarder un rapprochement inévitable.
↙ Statue de Lénine. Dessin de Kazanevsky, Ukraine.
—Oukraïnsky Tyjden Kiev
L
es manœuvres imprévisibles et inexplicables du président Viktor Ianoukovitch ont pris à contre-pied non seulement une opposition désarmée, mais aussi l’opinion publique, pour ne rien dire de ses propres subordonnés serviles. Cependant, personne n’était vraiment dupe : ce type prétendait nous emmener vers l’intégration européenne ? Lui, un réformateur, capable de changements radicaux ? Ne nous faites pas rire ! Ses gesticulations nous ont empêchés pour un temps de voir les parallèles évidents avec un autre dictateur d’Europe de l’Est : Alexandre Loukachenko. Le président biélorusse lui aussi avait courtisé avec ferveur l’Union européenne, qui avait là encore pris ses rodomontades au sérieux tandis qu’il enchaînait les volte-face entre Bruxelles et Moscou, et que ses propres appétits et phobies entraînaient la paralysie de la Biélorussie. La dure réalité, c’est que l’Ukraine, qui existe depuis vingtdeux ans en tant qu’Etat officiellement indépendant, est encore rattachée par des milliers de liens commerciaux, industriels, politiques et culturels à son ancien mentor, la Russie. Beaucoup de hauts responsables de notre pays se sentent russes, de naissance pour quelques-uns, par habitude pour la plupart des autres. Nombreux sont les oligarques qui ont bâti leur fortune grâce aux hydrocarbures russes. Nombreux sont les patrons de médias qui ont leurs racines en Russie. C’est également en Russie que se trouve le centre de gravité d’une partie substantielle de notre élite culturelle, et c’est toujours en Russie qu’elle peut espérer récolter des dividendes que l’Ukraine ne lui rapportera jamais.
Consolidation. Pour se soustraire à ces pressions extérieures, notre pays doit commencer par prendre une série de mesures qui garantiraient son autosuffisance dans divers secteurs. Il faut défendre une politique linguistique forte, afin de consolider l’identité culturelle. Défendre la liberté de la presse, reconquérir l’espace médiatique au lieu de l’abandonner à la merci d’adversaires idéologiques. Veiller à ce que les institutions législatives et de maintien de l’ordre soient soigneusement contrôlées, pour
↑ “L’Ukraine prête à se battre”, titre à la une l’hebdomadaire polonais Polityka. En photo, l’opposant Vitali Klitchko. qu’elles ne deviennent pas un facteur permanent de notre autodestruction. Aider les petites et moyennes entreprises à atteindre un niveau de croissance durable, protéger les investisseurs étrangers, pour que l’économie bénéficie d’un afflux constant de capitaux et de technologie. Par deux fois, l’Ukraine a laissé passer sa chance. La première fois immédiatement après avoir proclamé son indépendance (en 1991), puis après la “révolution orange” en 2004, qui n’a abouti qu’à une rotation de personnalités. Car ni les autorités, ni l’opposition, ni l’opinion publique ne sont en fait en mesure de rompre définitivement avec le passé. L’accord d’association avec l’UE aurait pu leur servir de béquille, contraignant nos prétendues élites à mettre en œuvre des réformes systémiques progressives et permettant à la société civile d’affirmer ses droits dans le cadre de procédures universelles et claires. Viktor Ianoukovitch peut se bercer d’illusions et continuer de croire qu’il a réussi à flouer Manuel Barroso au profit de Vladimir Poutine. Il se dit sans doute que, sans la béquille européenne, le pays ne peut éviter d’être absorbé par la Russie, qui attend cela avec impatience. Mais même si le parallèle avec Loukachenko ne nous laisse pas espérer une fin heureuse, nous n’en sommes pas encore là. Car ce qui est en jeu, ce n’est pas une russophobie mythique, mais l’idée que nous nous faisons des principes sur lesquels doit être édifiée notre société. Une question qui ne concerne que notre peuple, pas un pays voisin. —Youri Makarov Paru le 5 décembre
EUROPE.
Courrier international — no 1206 du 12 au 18 décembre 2013
Vu de Berlin
“Vitali Klitchko est notre homme” Angela Merkel et les Européens misent sur le boxeur ukrainien pour fédérer l’opposition et rapprocher l’Ukraine de l’UE. ıL’Union européenne a perdu la dernière reprise du match qui l’oppose à la Russie. Plus exactement, la chancelière Merkel a perdu contre Vladimir Poutine, et le président russe a vaincu l’Allemande par KO technique. “La porte reste ouverte pour l’Ukraine”, a souligné Mme Merkel après ce fiasco, indiquant que l’histoire n’était cependant pas terminée. La chancelière mise en effet sur un nouveau personnage avant la fin de la partie : Vitali Klitchko. Ce champion de boxe qui mesure 2 mètres doit devenir le challenger proeuropéen du prorusse Ianoukovitch – et finir par signer l’accord avec les Européens. Il serait un peu exagéré de parler de “changement de régime”, mais il y a un peu de cela. La CDU d’Angela Merkel et le Parti populaire européen (PPE), qui regroupe les partis de la démocratie chrétienne européenne, ont choisi Klitchko pour saper de l’intérieur le non de Kiev [à l’accord d’association avec l’UE]. Le boxeur doit unifier l’opposition et en prendre la tête : dans la rue, au Parlement et, enfin, lors de l’élection présidentielle de 2015. “Klitchko est notre homme”, dit-on dans les hautes sphères du PPE. Ça travaille dur en coulisse. Oudar, le jeune parti de Klitchko, siège depuis peu en tant
qu’observateur au sein du PPE. Les bureaux du PPE de Bruxelles et Budapest forment ses cadres au travail parlementaire et apportent leur soutien à la construction d’une structure nationale. Sollicitée par Klitchko, la Fondation Konrad Adenauer [proche de la CDU] joue également un rôle important. Quatre députés d’Oudar ont été récemment invités à Berlin pour rencontrer des députés de la CDU et de hauts fonctionnaires. La Fondation Adenauer prépare des personnalités de l’opposition à l’exercice des responsabilités dans le cadre d’un “programme de dialogue”. C’est cependant Klitchko lui-même qui est au cœur du dispositif. Depuis un certain temps, ses rencontres avec Ronald Pofalla, le chef de la chancellerie, sont fréquentes ; [le ministre des Affaires étrangères allemand] Guido Westerwelle s’est affiché ostensiblement avec lui devant la foule des manifestants à Kiev, et il sera à nouveau invité aux rencontres du PPE en marge du sommet européen de la mi-décembre. Cette fois-ci, il aura droit aux photos officielles avec les chefs de gouvernement et à un entretien avec la chancelière. Cela lui conférera une cote politique et permettra à Angela Merkel de marquer son orientation. Mais Klitchko pourra-t-il unifier une opposition ukrainienne notoirement divisée ? Ses partisans au sein du PPE et du gouvernement allemand l’espèrent et nourrissent l’espoir qu’il prenne – au plus tard en 2015 – l’ascendant sur Ianoukovitch. Si tel est le cas, Angela Merkel aura atteint son premier objectif : la constitution d’un gouvernement proeuropéen en Ukraine. —Nikolaus Blome, Matthias Gebauer, Ralf Neukirch Der Spiegel(extraits) Hambourg
Vu de Moscou
Le costume ukrainien ne nous va pas Les événements de Kiev relèvent de l’histoire propre aux Ukrainiens. Nous n’avons pas forcément le même destin. ıL’eurorévolution ukrainienne engendre en Russie de nombreuses interprétations. Chacun la juge en fonction de ses propres convictions et avec une grande diversité de sentiments. “Révolution”, “complot”, “révolte de citoyens en colère”, “trahison des intérêts russes”, “qu’ils s’entre-tuent”, “ils veulent vivre humainement, en Europe”, “il faut les aider”, “il faut à tout prix les en empêcher”… En dépit des divergences apparentes, ces considérations ont un point commun : elles ne concernent pas l’Ukraine. Il s’agit d’une transposition des événements de Kiev sur la réalité russe. Les uns veulent une paix fraternelle entre les peuples, voire une “réunification”. Les autres souhaitent une chute rapide du “régime corrompu” et le rattachement de l’Ukraine à la famille européenne. Apparemment les Ukrainiens aussi sont face à cette alternative ? Pas tout à fait. Les Russes, citoyens ordinaires comme hommes politiques, ne peuvent absolument pas se faire à l’idée simple que l’ancien président ukrainien Leonid Koutchma a essayé de faire comprendre il y a bien longtemps, et qu’il avait développée dans un livre : L’Ukraine n’est pas la Russie. Or c’est un fait irréfutable.
Mais à travers les Ukrainiens et les événements en cours, les Russes veulent se voir eux-mêmes. Dans leur système de représentation, l’Ukraine devient un modèle d’interprétation de la réalité russe. “Le mouvement protestataire s’essouffle”, mais “le mouvement de la place Bolotnaïa [place emblématique de la contestation russe de 2012] s’essoufflera-t-il ? Ils veulent faire partie de l’Europe, et nous ? Voulons-nous être européens ? Les autorités russes s’intéressent aussi aux événements ukrainiens et cela ne date pas d’aujourd’hui. En 2004-2005, la “révolution orange” les a véritablement choquées. Le projet des jeunesses poutiniennes, pratiquement abandonné, fut alors relancé en toute hâte sous le nom maintenant légendaire de Nachi [les Nôtres]. Ceux-ci avaient précisément pour mission de “contrer la menace orange”. Parallèlement au lancement des Nachi, le pouvoir russe a étranglé le système politique. Depuis les événements ukrainiens de 2004, il justifie tout abus en politique intérieure par la menace de la “peste orange”. Il a d’abord essayé de faciliter l’élection du candidat, plutôt faible, du clan de Donetsk, Viktor Ianoukovitch. Puis, en 2008, il a employé la même tactique, avec succès cette fois, avec Dmitri Medvedev [élu président et considéré comme démocrate et modernisateur], alors moins connu qu’aujourd’hui. Le Kremlin a écrasé les partis qui lui étaient plus ou moins désagréables, limité les activités des ONG étrangères, sérieusement affaibli toute indépendance des médias. Enfin, il a, de facto, fermé le champ politique à tout acteur extérieur pour plusieurs années. Et tout cela parce qu’il avait essayé le “costume ukrainien” et que cela ne lui avait pas plu.
Les partisans russes de l’intégration de l’Ukraine à l’Union européenne font terriblement penser aux manifestants de la place Bolotnaïa. Ils aiment observer les manifestants en train de prendre le pouvoir. Quant aux adversaires de cette intégration, ils ressemblent, de façon frappante, aux citoyens russes adeptes du régime. Ils ont la nostalgie de l’empire perdu, craignent “la révolte ukrainienne, insensée et impitoyable”. Bien entendu, nous sommes frères. Un Russe sur deux a eu ou a encore des parents en Ukraine. Notre industrie est presque commune, elle procède de la même chaîne technologique depuis l’époque soviétique. Le business russe prospère là-bas et l’ukrainien ici. Pourtant, il ne faut pas oublier que la situation de l’Ukraine se distingue radicalement de celle de la Russie. Il en était déjà ainsi autrefois : souvenons-nous du scandale suscité par le refus de Ianoukovitch de donner au russe le statut de deuxième langue d’Etat. “Il l’avait pourtant promis”, “il n’est absolument pas un président prorusse”, s’indignait-on à Moscou. En fait, Ianoukovitch n’avait rien promis de tel. L’opposition s’est complètement renouvelée (il faut maintenant compter avec Oleg Tiagnikov [ultranationaliste], autrefois marginal, Arseny Iatseniouk [leader de Bakhtyvchtchina, proche de Ioulia Timochenko] et à présent le boxeur Vitali Klitchko) et ni les idées antirusses ni les idées prorusses ne sont bien représentées. Mais les attentes de l’opinion publique moscovite relèvent justement du “ou avec l’Europe, ou avec nous”. C’est la Russie que nous voyons en Ukraine, et seulement elle. Leonid Koutchma nous avait pourtant bien prévenus… —Gazeta.ru Moscou 3 *'j*#ć"j!#+ 0#
Carrefour de l’Europe PARIS 89FM
Le dimanche à 18h10 présenté par Daniel Desesquelle avec Eric Maurice de
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rfi.fr
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EUROPE
Courrier international — no 1206 du 12 au 18 décembre 2013 ↙ Budget d’austérité irlandais. Dessin de Chappatte paru dans l’International Herald Tribune, Paris.
IRLANDE
Questions sur une sortie de crise Le plan de sauvetage touche à sa fin. La troïka y voit la preuve de l’efficacité des politiques d’austérité. Mais le bilan laisse sceptiques les économistes et les acteurs du milieu associatif.
—EUobserver.com (extraits) Bruxelles
C
ela fait bien plaisir de revenir à Dublin en touriste”, note Istvan Szekely, de la Commission européenne, l’un des membres de la troïka. “L’Irlande effectue une très belle sortie du plan UE-FMI.” Ces trois dernières années, Szekely s’est rendu à Dublin tous les trois mois avec ses collègues du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque centrale européenne (BCE) pour évaluer la “conformité” des réformes et des coupes budgétaires exigées pour chaque tranche du renflouement de 85 milliards d’euros alloué à l’Irlande. L’Irlande a dû demander une aide financière en 2010. Sa décision de se porter garante de toutes les banques – sous la pression d’autres pays de la zone euro et de la BCE – avait mis à mal ses finances. Les caisses de retraite ont été dévalisées, les prestations sociales réduites, des hôpitaux ont fermé, tandis que la dette du pays passait à 123 % du PIB, soit quatre fois plus qu’avant le sauvetage des banques. Selon les syndicalistes, les économistes et les politiques d’opposition ayant rencontré l’équipe de la troïka, Szekely et son homologue de la BCE, Klaus Masuch, étaient les plus intransigeants quant aux mesures
d’austérité. Ashoka Mody, représentant du FMI durant les deux premières années du programme, a reconnu il y a quelques mois qu’il n’aurait pas fallu mettre l’accent sur l’austérité et qu’une partie de la dette de l’Irlande aurait dû être annulée. Quand on lui demande s’il trouve à redire à la position de la Commission au sein de la troïka, Szekely répond : “Oui, nous sommes très critiques envers notre propre activité.” Il estime qu’à l’avenir la Commission pourra jouer encore mieux son rôle de conseil, grâce aux pouvoirs de surveillance accrus dont elle dispose désormais. “En tant qu’économiste, je suis toujours très humble”, assure ce haut fonctionnaire de l’Union européenne (UE). A ses yeux, le chômage et l’émigration de masse sont les principales difficultés auxquelles est confronté le gouvernement irlandais. Les statistiques publiées le 21 novembre par Eurostat montrent que l’Irlande figure en tête des pays que les gens sont plus nombreux à quitter qu’à adopter pour s’y installer – l’écart étant de 35 000 personnes. Dans ce domaine, l’Irlande a connu une évolution spectaculaire dans un laps de temps relativement court. Elle est passée en six ans du plus fort taux d’immigration en Europe au plus fort taux d’émigration [sur une population de 4,5 millions d’habitants, 397 500 personnes
ont émigré depuis le début de la crise financière en Irlande, en 2008], dépassant les Etats baltes et le Kosovo. Certains économistes rappellent que la baisse de 1 % du taux de chômage (passé à 13,5 %) depuis un an peut aussi s’expliquer par les forts taux d’émigration, notamment parmi les jeunes.
Sentiment d’injustice. Dans la mesure où la crise financière irlandaise est due essentiellement à la spéculation immobilière et à la crise du bâtiment qui a suivi une période d’euphorie, il faut peut-être s’attendre à des difficultés l’année prochaine. Parallèlement, les comptes des banques vont être passés au crible par la BCE, à la recherche de prêts immobiliers douteux. Les chiffres du ministère des Finances irlandais font apparaître que 17 % des titulaires de prêts immobiliers n’arrivent pas à tenir leurs échéances. Toutefois, on n’assiste pas encore à des vagues d’expulsions comme en Espagne. Les banques en Irlande évitent de telles mesures pour des raisons historiques : avant l’indépendance vis-à-vis du RoyaumeUni, les propriétaires terriens britanniques chassaient souvent les “serfs” irlandais qui n’arrivaient plus à payer leurs dettes. Pour le logement social, la situation est encore plus sombre. Quelque 113 000 personnes doivent parfois attendre jusqu’à dix ou quinze ans avant de se voir attribuer un appartement à loyer modéré, explique John Bissett, un travailleur social. “Les inégalités s’aggravent, souligne-t-il. Il y a des gens qui vivent avec 50 euros ou moins une fois qu’ils ont payé leurs factures. Nous avons eu huit budgets d’austérité depuis 2008.” Pourtant, même si beaucoup de personnes ont le sentiment de payer pour de riches banquiers restés impunis, l’Irlande n’a pas connu d’agitation sociale comme la Grèce ou l’Espagne. “Il y a un profond sentiment d’injustice”, estime Michael Taft, un économiste qui travaille pour le syndicat Unite. “Mais les gens se sentent aussi impuissants face à cette situation. Nous sommes un petit pays à la périphérie de l’UE, désarmé face à la Commission européenne, à la BCE et au FMI.” Même si les élections de 2011 ont évincé le parti Fianna Fáil, au pouvoir depuis très longtemps, le nouveau gouvernement a poursuivi la même politique. “Nous sommes peut-être en démocratie, mais dans un Etat à politique unique”, conclut-il. —Valentina Pop Publié le 22 novembre
SOURCE EUOBSERVER.COM Bruxelles, Belgique 60 000 lecteurs par jour euobserver.com (anglais) Site d’information indépendant, EUobserver.com est, après le quotidien britannique Financial Times, la source la plus consultée par les journalistes chargés des affaires européennes.
ALLEMAGNE
L’université s’ouvre au judaïsme Un cursus de théologie juive s’est ouvert mi-novembre à Potsdam. Un tournant historique.
—Der Spiegel (extraits) Hambourg
M
aximilian Feldhake s’est décidé, après mûre réf lexion, pour le judaïsme et pour l’Allemagne. Ce jeune homme de 25 ans originaire de Phoenix, en Arizona, s’est converti il y a huit ans. “Je suis le seul juif de ma famille”, souligne-t-il. A 23 ans, il est venu à Dresde pour travailler au pair. Il fait à présent partie des 47 étudiants du nouvel institut de théologie juive qui a ouvert ses portes mi-novembre à l’université de Potsdam et nourrit des ambitions internationales. “Je veux devenir rabbin, explique-t-il, rabbin en Allemagne, là où la communauté juive est en augmentation et a le plus besoin de soutien.” Pour la première fois, une université allemande forme des rabbins et des cantors. Pour Walter Homolka, recteur du séminaire rabbinique Abraham-Geiger de Berlin et l’un des six professeurs de confession juive qui enseignent désormais à Potsdam, c’est le vœu exprimé en 1838 par le rabbin Abraham Geiger qui se réalise : “L’émancipation des Juifs en Allemagne ne sera réelle que lorsque les universités représenteront sur un pied d’égalité la théologie juive et les religions chrétiennes.”
Rabbin ou cantor. Le cursus est ouvert à tous les étudiants et délivre un master. Toutefois, pour devenir rabbin ou cantor, il faut être juif et suivre par ailleurs une formation pratique au séminaire Abraham-Geiger (de tendance libérale) ou au séminaire Zacharias-Frankel (conservateur). Dans le nouveau cursus, 37 étudiants veulent devenir rabbins ou cantors ; 10 étudient simplement la théologie. Ils viennent d’Israël et d’Allemagne, mais aussi de Pologne, de Russie, d’Argentine et de Norvège. La moitié des inscrits sont des femmes. Parmi elles, Jasmin Bruck, juriste, 30 ans, née à Tel-Aviv et venue à Berlin à l’âge de 2 ans, qui a décidé de devenir rabbin. Ce n’est pas une profession très féminine, reconnaît-elle, mais “l’idée d’être chancelière paraissait aussi extraordinaire. Alors, pourquoi pas une femme rabbin ?” —Klaus Peters Publié le 19 novembre
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Courrier international — no 1206 du 12 au 18 décembre 2013
france
↙ Dessin de Mix & Remix paru dans Le Matin dimanche, Lausanne.
—The Guardian Londres
Défense. Hollande précurseur en Afrique Le président français invente une nouvelle manière d’intervenir dans des pays étrangers : par une action modérée, reposant sur le droit international et le consentement des Etats concernés.
L
’implication militaire croissante de la France en République centrafricaine est le dernier exemple en date d’un concept que l’on pourrait appeler la “doctrine Hollande” : une forme délibérément mesurée d’intervention armée qui repose sur le droit international et le consentement du pays concerné. En somme, le président français a concocté une nouvelle formule pour l’invasion de pays étrangers : il le fait comme il faut. Depuis son entrée en fonction, en mai 2012, François Hollande a lancé ou poursuivi des opérations militaires françaises en Côte d’Ivoire, en Somalie, au Mali, et maintenant en République centrafricaine. Il était aussi le fervent partisan d’une intervention militaire occidentale en Syrie. Ces missions ont été précédées par l’incursion anglo-française en Libye, organisée en 2011 sous le commandement de Nicolas Sarkozy. Pour ces Français accros de l’interventionnisme, toutes les expéditions se sont concentrées avant tout sur un but humanitaire. Toutefois, elles ont aussi servi à redorer le blason terni du prestige français sur la scène internationale, notamment dans ses anciennes colonies africaines, ainsi qu’à donner un coup de fouet à la cote de popularité de François Hollande. Asphyxiés par les soucis économiques, les Français semblent apprécier les actions militaires efficaces menées à l’étranger (si elles sont réussies). Comme le savait déjà Napoléon, un autre chef français de taille réduite, la gloire permet aux petits hommes de se sentir grands.
Antidote. La doctrine Hollande met en avant des objectifs plus ambitieux sur la manière de s’y prendre en matière de sécurité internationale. On peut y voir une réaction à ce qui est perçu comme la volonté des Américains de ne plus faire face à leurs responsabilités historiques en Europe, au Moyen-Orient et ailleurs. Les avancées en Afrique de la Chine, qui déploie son influence sans vraiment assumer de responsabilités, sont également prises en compte. Enfin, il s’agit de montrer une Europe forte (le contraste avec l’impression d’apathie que dégage la GrandeBretagne est vif). Cette doctrine a également pour but de contenir la vague d’extrémisme et de sectarisme islamiques qui menace des régions entières, de la Corne de l’Afrique au Sahel en passant par le Maghreb – et potentiellement par la face cachée fragile de l’Europe, dont la France est une partie vulnérable.
C’est la réponse à l’apologie désavouée des interventions humanitaires armées énoncée par Tony Blair
Mais cette nouvelle approche est avant tout la réponse du président français à l’apologie désavouée des interventions humanitaires armées énoncée par Tony Blair à Chicago en 1999, plus connue sous le nom de “doctrine Blair”. Le Premier ministre britannique de l’époque réagissait cette année-là à la crise au Kosovo et réitéra peu de temps après ses théories en Sierra Leone. En revanche, les interventions en Afghanistan (2001) et en Irak (2003), qui étaient plus liées à des questions de géopolitique mondiale qu’à l’aide humanitaire, ont anéanti ses arguments et gravement nui à sa réputation. La France s’est fermement opposée à la guerre “unilatéraliste” en Irak. François Hollande travaille donc actuellement au perfectionnement d’un antidote français.
Bénéfices à long terme. La doctrine Hollande, tout du moins telle qu’elle est appliquée en Afrique, a précisément pour but d’apporter une aide humanitaire pour la sécurité de pays où l’ordre public s’est effondré. Par ailleurs, une opération n’est lancée qu’avec le soutien ou l’aval de l’ONU, et de préférence avec l’appui de l’Union africaine, ainsi que de la Cédéao quand l’Afrique de l’Ouest est concernée. De plus, la méthode du président français cherche à obtenir le consentement des parties concernées au niveau local, en l’occurrence celles qui partagent le plus les valeurs et les intérêts occidentaux. En Côte d’Ivoire, par exemple, c’était le vainqueur des élections, Alassane Ouattara, quand l’opposant Laurent Gbagbo refusait de partir. Enfin, les objectifs de toute intervention sont définis et limités, en vue de passer la main aux responsables du maintien de la paix à l’échelle régionale – une transition qui est lentement en train de se faire au Mali. Dans le cas de la République centrafricaine, François Hollande a obtenu l’autorisation du Conseil de sécurité des Nations unies, le soutien de l’Union africaine, de l’UE et des Etats-Unis, ainsi qu’une invitation enthousiaste des factions locales fidèles au président déchu, François Bozizé. En théorie, l’ampleur et la durée du déploiement des contingents français seront limitées. Cette nouvelle stratégie promet des bénéfices à long terme considérables pour François Hollande et pour la France, à condition que la situation ne tourne pas à la catastrophe, ce qu’il ne faut pas exclure. Comme le président français l’a concédé, toute mission de ce type comporte des risques. En outre, la doctrine de François Hollande a l’avantage d’éviter les erreurs du passé, à l’époque où la France est intervenue de force au Rwanda ou ailleurs pour soutenir des dirigeants privilégiés ou simplement pour garder le contrôle (comme en Algérie), en provoquant souvent des résultats désastreux. “Cette intervention humanitaire en vue de rétablir la sécurité n’a → 30
FRANCE
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Courrier international — no 1206 du 12 au 18 décembre 2013
Opération Sangaris Situation au 10 décembre 2013 Darfour
Mais que fait l’Union africaine ?
SOUDAN
RÉPUBLIQUE CENTRAFRICAINE
Bouar
SOUDAN DU SUD
Superficie : 623 000 km2 (France : 550 000 km2) Population : 4,7 millions d’hab.
Bossangoa
Bossembélé
Bangui CONGO
2 soldats français tués lundi 9 décembre
29 ← rien à voir avec l’ingérence militaire calculée de la période qui a immédiatement suivi la colonisation, explique Paul Melly, spécialiste de la région. François Hollande a fait valoir que la relation entre la France et l’Afrique devait être un partenariat respectueux, même lorsqu’il existe des désaccords. Et il a fait tout son possible pour consulter les dirigeants africains avant de lancer des opérations militaires.” François Hollande, après une réévaluation de la stratégie française lancée par
Principales zones instables Déploiement : des forces françaises (1 600 soldats)
Bangassou CAMEROUN
SOURCES : MINISTÈRE DE LA DÉFENSE, FRANCE-DIPLOMATIE
TCHAD
RÉP. DÉM. DU CONGO
250 km
des forces de la Fomac (regroupement de soldats tchadiens et camerounais)
l’ancien Premier ministre Alain Juppé et poursuivie par Nicolas Sarkozy, est déterminé à restaurer défi nitivement, de façon judicieuse et mesurée, l’influence et les intérêts français dans une région que Paris dominait autrefois mais qu’elle semblait avoir laissé lui échapper. Pour les Français accros de l’interventionnisme, la récompense est une renaissance de la francophonie. —Simon Tisdall Publié le 5 décembre
Plutôt que laisser la France s’engager dans une opération militaire, le continent ferait mieux de s’organiser efficacement pour intervenir en cas de crise. —Le Pays Ouagadougou
A
l’incendie centrafricain provoqué par le pyromane Michel Djotodia [qui a mené un coup d’Etat en mars dernier], aujourd’hui dépassé par l’ampleur de ses propres dégâts, la France apporte sa part d’eau. Fort déjà de 600 militaires, le contingent français en République centrafricaine (RCA) devrait prochainement atteindre 1 600 hommes au total. C’est du moins l’annonce faite à Paris à l’issue du sommet franco-africain pour la paix et la sécurité [le 7 décembre], qui a réuni une quarantaine de chefs d’Etat et de gouvernement du continent. A propos de l’opération Sangaris, le président français promet qu’elle sera “rapide et efficace”. Mais tout laisse croire que “l’effectif demeurera sur place autant que nécessaire”, comme il l’a aussi indiqué. On peut se féliciter de cette avancée, du point de vue de l’agenda. La France s’est fixé un délai de six mois pour atteindre ses objectifs sur le front centrafricain : mettre fin aux exactions et désarmer les milices et les groupes armés qui terrorisent les populations. Mais, si c’est une chose de s’attaquer
La France soutient des régimes se réclamant de la démocratie, mais qui, dans le fond, ne sont pas démocrates
aux effets du traumatisme centrafricain, c’en est une autre de s’attaquer à ses causes. Dans quelques semaines, probablement, le grand malade centrafricain ira mieux. Mais n’y a-t-il pas lieu de craindre une récidive ? Un incendie sera peut-être éteint. Mais à quand le prochain sinistre national ? A ce propos, l’Histoire a toujours repassé les plats en Centrafrique, comme s’il était écrit que ce pays ne parviendrait jamais à vaincre son destin. De Barthélemy Boganda, père de la nation [figure anticoloniale, il est mort dans un accident d’avion trois mois après avoir accédé au pouvoir], jusqu’à ses plus récents successeurs, ce pays a du mal à rompre avec le cycle de la violence. La France est à certains égards responsable des errements de ce pays. Que n’a-telle pas apporté comme ennuis à ce pays à travers son soutien aux dictateurs centrafricains qui se sont succédé ? Giscard d’Estaing, dont le nom est lié à l’affaire des
diamants de Bokassa, n’a-t-il pas encouragé les pitreries du roi Ubu ? En tout cas, que ce soit en RCA ou ailleurs sur le continent, la France a soutenu et continue de soutenir des régimes se réclamant de la démocratie, mais qui, dans le fond, ne sont pas démocrates. La France doit y mettre fin. Bien sûr, il ne faudrait pas jeter la pierre seulement à la France, qui, après tout, a des intérêts à défendre, surtout face à l’appétit gargantuesque de la Chine en Afrique.
Eternelle assistée. Mais que font les Centrafricains eux-mêmes pour conjurer le “mauvais sort” ? Au-delà de la Centrafrique, que fait le continent, à travers l’Union africaine notamment ? Certes, l’organisation panafricaine a déployé un contingent fort de plusieurs centaines d’hommes [la Fomac va intégrer la mission onusienne de la Misma]. De même que la France doit réviser sa position vis-à-vis des dictatures sur le continent, l’Union africaine doit cesser de passer pour un syndicat de chefs d’Etat, plus encline à défendre les intérêts des têtes couronnées du continent que ceux des peuples africains. Elle doit se montrer capable de rappeler ces chefs d’Etat à l’ordre : strict respect de la Constitution, limitation des mandats présidentiels. Bafouer les règles constitutionnelles génère bien souvent des conflits. En parlant de l’avenir de Michel Djotodia, François Hollande a été sans équivoque : “On ne peut pas laisser en place un président qui n’a rien pu faire.” Comme on peut le constater, la France se fait un devoir de s’impliquer dans la marche du continent, n’en déplaise aux souverainistes de tout poil. Mais lui laisse-t-on vraiment le choix ? Et s’il est vrai que la RCA n’est pas suffisamment mûre pour tracer elle-même les sillons de son avenir, alors il faut bien que le salut de l’ordre français passe par là. Et cela est bien dommage pour son image d’éternelle assistée. —Cheick Beldh’or Sigué Publié le 9 décembre
SUR NOTRE SITE
courrierinternational.com
L’interview de Julien Bela, rédacteur en chef de Centrafric Matin, quotidien local. Aucun journal n’a pu paraître à Bangui depuis le 6 décembre. “Les Français quadrillent les quartiers pour désarmer les ex-rebelles de la Séléka, confie Julien Bela. Nous ne pouvons pas vendre de journaux sous les balles !”
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D’UN CONTINENT À L’AUTRE
↙ Dessin de Mayk, paru dans Sydsvenskan, Malmö.
asie
Corée du Nord. Les défections de la “famille royale” Comme bien d’autres Nord-Coréens, de nombreux proches du leader Kim Jong-un vivent en exil à l’étranger.
—Sisa Journal Séoul
P
rès de 25 000 réfugiés nord-coréens vivent aujourd’hui en Corée du Sud, soit environ un Nord-Coréen sur mille, la population globale au Nord étant estimée à 24,7 millions. Si l’on découvre régulièrement des espions parmi eux, c’est précisément une conséquence du nombre de ces réfugiés. En effet, même bien entraîné, un agent secret parvient difficilement à ne pas être démasqué lors d’une confrontation avec un compatriote. “Si un réfugié dit qu’il vient de tel ou tel bled, de tel ou tel quartier, on en cherche un autre qui y a vécu et on en trouve toujours au moins un. Si c’est un
Courrier international — no 1206 du 12 au 18 décembre 2013
agent secret, il sera incapable de faire face à un interrogatoire poussé”, indique une source des renseignements sud-coréens. La famille nord-coréenne dont les membres vivant en exil sont parmi les plus nombreux est probablement celle… du dirigeant Kim Jong-un. La presse sudcoréenne a récemment révélé que sa tante maternelle Ko Yong-suk, sœur cadette de sa mère, Ko Yong-hi, s’était exilée aux EtatsUnis [vers 1998]. Elle s’était occupée du jeune Jong-un lorsqu’il étudiait à Berne, en Suisse [1996-2001], où elle et son mari avaient le statut de diplomate. Exfiltrés du pays avec l’aide de la CIA et ayant subi des opérations de chirurgie esthétique,
le couple vivrait donc en Amérique, où il bénéficierait du programme fédéral de protection des témoins. Appliqué aux personnes menacées, ce dispositif garantit le secret de toute donnée personnelle. On peut vivre en Californie et avoir un numéro de téléphone avec l’indicatif de New York. Et même la police n’a pas accès à la véritable fiche d’identité. Le frère de Ko Yong-hi, Ko Tong-hun, oncle maternel de l’homme fort de Pyongyang, se serait également exilé dans un pays européen au début du nouveau millénaire. Ko Yong-hi aurait mal pris la défection de ses frère et sœur, les qualifiant de traîtres. Elle aurait juré de les retrouver et de les punir, mais ellemême est décédée en 2004, en France, où elle faisait soigner son cancer.
Dynastie. Les premiers membres de la “famille royale” ayant quitté la Corée du Nord sont Song Hye-rang, sœur aînée de Song Hye-rim, première femme de feu le Cher Dirigeant, et ses proches. Kim Jong-il avait fait divorcer Song Hye-rim de son premier mari et avait eu avec elle son premier fils, Jong-nam, en 1971. Mais, à peine quelques années plus tard, il avait rencontré la danseuse Ko Yong-hi, qui avait quitté le Japon, où elle vivait, pour venir en Corée du Nord. Devenue dépressive, Song Hye-rim s’était consolée en voyageant avec sa sœur et ses proches dans les pays occidentaux. La presse sud-coréenne a déclaré en février 1996 qu’elle venait d’obtenir l’asile politique, sans préciser dans quel pays. Mais, à la fin juillet de la même année, les renseignements sud-coréens et russes ont déclaré qu’elle était à Moscou et n’avait aucune intention de s’exiler. En revanche, sa sœur et les enfants de celle-ci, Yi Han-yong et Yi Nam-ok, ont gagné la Corée du Sud et des pays occidentaux [exilé en Corée du Sud en 1982, le premier a été assassiné en 1997, probablement par un agent nord-coréen]. Au début de l’année dernière, on a perdu les traces de Jong-nam, le fils de Kim Jong-il, qui vivait entre Macao et à Singapour. Son nom a été un temps évoqué comme successeur possible de son père, mais il a été écarté au bénéfice de son jeune demi-frère Jong-un et, de ce fait, il a perdu tout pouvoir au sein du régime. Il se serait mis dans une situation délicate en critiquant la dictature héréditaire devant la presse étrangère. Certains membres de la famille errent à l’étranger sans pouvoir rentrer à Pyongyang. Il s’agit des deux demi-frères et d’une demisœur de Kim Jong-il [tous les trois issus de l’union entre Kim Il-sung et Kim Song-ae] qui, lorsque ce dernier est devenu le prince héritier, ont été écartés du noyau du pouvoir. Kim Pyong-il est ambassadeur en Pologne. Kyong-jin vit depuis vingt ans à Vienne avec son mari, qui y est ambassadeur. Quant à Yong-il, qui était également diplomate à l’étranger, il est mort de maladie en 2005, à l’âge de 45 ans.
D’un côté, Pyongyang fustige les réfugiés nord-coréens, les traitant de “déchets humains qui ont trahi la patrie et le Parti”. C’est ainsi que le régime a refusé la présence du député sud-coréen Cho Myong-chol, originaire du Nord, dans la délégation qui s’est récemment rendue dans la zone de coopération économique intercoréenne de Kaesong, en Corée du Nord. De l’autre, des membres de la “famille royale” demandent l’asile politique dans le monde occidental et vivent sous la protection de différents services de renseignements. La défection de ces gens qui connaissent mieux que personne la vie privée des dirigeants nordcoréens et les mécanismes du régime a fini par provoquer quelques remous au sein du pouvoir nord-coréen, et le tout jeune gouvernement de Kim Jong-un n’est certainement pas à l’abri. —Yi Yong-jong Publié le 13 novembre
Contexte
La fin d’un mentor ●●● L’oncle du jeune dictateur Kim Jong-Un, Jang Song-thaek, considéré comme le numéro deux du régime, a été écarté du pouvoir nord-coréen. La nouvelle a d’abord été diffusée comme une rumeur par les médias sud-coréens, avant d’être confirmée par l’agence officielle nord-coréenne KCNA. Une photo de Jang, emmené par deux officiers en uniforme lors d’une réunion officielle, a été rendue publique par l’agence. KCNA a accusé Jang de corruption, d’abus de drogue et de libertinage, et il lui est reproché de se consacrer à l’élaboration de sa propre faction au sein du Parti du travail. Il a été exclu du Parti lors d’une réunion du Bureau politique, le 8 décembre. Selon les services secrets sud-coréens, cités par le quotidien sud-coréen Chosun Ilbo, les deux assistants les plus proches de Jang auraient été soupçonnés d’œuvrer contre le Parti, puis exécutés publiquement. “La raison précise pour laquelle Jang a été limogé est encore inconnue, mais il s’agit là du plus grand bouleversement politique du pays depuis l’arrivée au pouvoir de Kim Jong-un”, analyse le titre. Jang, qui est l’époux de Kim Kyoung-hui, la sœur cadette de l’ex-leader nord-coréen Kim Jong-il, était le mentor du jeune leader Kim Jong-un et l’a soutenu dans ses premiers pas de dirigeant.
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ASIE
Courrier international — no 1206 du 12 au 18 décembre 2013 ↙ Dessin de Pareth Nath paru dans The Khaleej Times, Dubaï.
THAÏLANDE
Suthep Thaugsuban, populiste antidémocrate En prenant la tête du mouvement populaire, l’ancien parlementaire a réussi à forcer le gouvernement à dissoudre le Parlement.
—The Nation Bangkok
I
l est plus facile d’expliquer pourquoi Suthep Thaugsuban ne devrait pas mener la campagne d’opposition au gouvernement que de prendre sa défense. Il n’est pas vraiment un dirigeant à la hauteur. Il a été au cœur d’un grand scandale politique [lié à la réforme foncière] il y a près de vingt ans, et encore aujourd’hui environ la moitié des Thaïlandais l’estiment responsable de la violente répression contre le soulèvement des “chemises rouges” en 2010. [Il était alors vice-Premier
ministre et a autorisé l’utilisation de la force contre les partisans de l’ancien Premier ministre Thaksin Shinawatra, qui occupaient le centre de la capitale Bangkok ; 90 personnes sont mortes lors des affrontements.] Et pourtant le voilà à la tête de dizaines de milliers de personnes lors de rassemblements qui visent à renverser le “régime Thaksin” pour le remplacer par un hypothétique “conseil populaire”. Plus d’un mois après le début des manifestations, qui s’intensifient jour après jour, Suthep Thaugsuban est devenu un “héros” pour les manifestants
LL’’ACTUALITÉ INTERNAT A IONALE “UN MONDE D’INFO du lundi au vendredi à 16h15 et 21h45
et un homme recherché par la justice. Le gouvernement a émis un mandat d’arrêt à son encontre pour insurrection.
depuis une scène ou un véhicule équipé d’un mégaphone. Il est toujours en première ligne quand les cortèges avancent et l’audace de cet homme de 64 ans est une En première ligne. Reste à voir source d’inspiration pour ceux qui si Suthep Thaugsuban marquera le suivent. C’est le type d’action l’histoire en tant que héros qui vient étayer les messages de ses révolutionnaire ou discours. Aucune des en tant que traître. moqueries n’a ébranlé En revanche, il est sa détermination. “Si évident qu’il a surpassé nous échouons, je suis tous ceux qui, avant prêt à mourir sur le lui, ont déclenché des PORTRAIT champ de bataille”, soulèvements contre affirme-t-il. Thaksin Shinawatra. Lorsqu’une Suthep Thaugsuban est un rumeur a circulé selon laquelle il orateur passionné et audacieux, devait être arrêté au ministère des capable de rallier les foules à sa Finances, ses sympathisants se sont cause grâce à d’ardents concepts servis de leurs voitures pour bloquer révolutionnaires et à sa grande les rues et empêcher la police ambition, qui sont souvent alliés à d’agir. Alors qu’il a longtemps fait la satire et à d’autres gags. Au début partie des politiciens roublards, des manifestations, il évoquait Suthep Thaugsuban s’est révélé un souvent l’époque précédant son chef qui inspire la dévotion chez affiliation au Parti démocrate, ses “fidèles”, et ce pour plusieurs lorsqu’il était le premier chef de raisons. village thaïlandais – ou kamnan – Tout d’abord, il s’est exposé pour à avoir obtenu un diplôme de prendre la tête des manifestations, master à l’étranger. Peu après, notamment en démissionnant du les sympathisants de Suthep Parti démocrate, auquel il adhérait Thaugsuban ont commencé à depuis 1979. Cette décision peut l’appeler Luang Kamnan, comme on être interprétée comme une surnommerait un oncle bien-aimé. tactique visant à épargner au parti Débarrassé du costume-cravate des répercussions judiciaires, mais de rigueur pour un parlementaire, les manifestants y voient un choix il a maintenant une image simple courageux, car il a aussi renoncé qui vient renforcer l’honnêteté à l’immunité dont il bénéficiait en apparente de ses discours. “J’en tant que député. ai fait tout autant que lui, mais je Suthep Thaugsuban maintient ne suis jamais allé en prison”, a-t-il que son départ réaffirme qu’il déclaré en se moquant de Thaksin mène cette “lutte” pour le pays Shinawatra. “Si les forces de police et non pour un parti politique. m’arrêtent, je ne m’enfuirai pas, Sa démission revient à proclamer contrairement à leur patron” [en qu’il veut être dans le camp du référence à Thaksin, ancien officier peuple. “J’ai vidé mon bureau au supérieur de la police avant de Parti démocrate, a-t-il annoncé. devenir Premier ministre]. C’est un adieu définitif. Ma place est Désobéissance civile. Conà vos côtés.” Par ailleurs, c’est un dirigeant trairement à de trop nombreux courageux : Suthep Thaugsuban homologues, Suthep admet ses ne ressemble pas aux leaders du erreurs et accepte immédiatement passé, qui enflammaient la foule d’assumer ses responsabilités. Blessé par les violentes critiques suite à l’occupation par ses partisans des bureaux des chaînes télévisées, il a répondu que cela était nécessaire pour obtenir justice et compassion, mais qu’il avait eu tort. “Chers confrères des médias, a-t-il imploré, n’en voulez pas aux manifestants. C’est moi qui ai pris la décision.” Suthep Thaugsuban dispose d’arguments extrêmement solides. La campagne a été lancée après que le gouvernement a tenté de faire passer une loi d’amnistie qui aurait sauvé Thaksin Shinawatra de l’exil, à la suite de quoi Suthep Thaugsuban
a préconisé la méthode passive de la désobéissance civile. Plus tard toutefois, d’autres actions de l’Etat ont été estimées antidémocratiques [notamment son choix de demander une réforme du Sénat, jugé inconstitutionnel par le Conseil constitutionnel], ce qui l’a conduit à déclarer que le gouvernement avait perdu son droit démocratique de régir le pays. Pour lui, c’est ce qui justifie de saper les pouvoirs publics par des moyens qui ne sont pas démocratiques : il s’agit d’un combat politique dont dépend le bien-être du pays, et non pas d’un “concours de démocratie”. —Veena Thoopkrajae Publié le 7 décembre
DE LA LOI D’AMNISTIE À LA DISSOLUTION
1er novembre La présentation d’une loi d’amnistie par le parti du gouvernement Pheu Thai – qui permettrait notamment le retour de l’ancien Premier ministre Thaksin Shinawatra, condamné pour corruption – fait l’unanimité contre elle. Pro- et anti-Thaksin descendent dans la rue pour demander le retrait du projet. 11 novembre Le député du Parti démocrate Suthep Thaugsuban démissionne de son mandat avec huit collègues et prend la tête de la contestation. Il demande la fin du “régime Thaksin”, estimant que le Premier ministre Yingluck Shinawatra gouverne sous les instructions de son frère aîné Thaksin, renversé par un coup d’Etat en 2006 et qui vit en exil à Dubaï. 12 novembre Le Sénat vote à l’unanimité contre la loi. Les manifestations s’accentuent à partir du 24 novembre. Suthep et ses partisans exigent le départ du gouvernement et l’instauration d’un conseil populaire. Ils font durant plusieurs jours le siège des bâtiments de plusieurs ministères et du quartier général de la police. 8 décembre Les 153 députés du Parti démocrate annoncent leur démission de leur mandat pour participer à la manifestation prévue le lendemain. 9 décembre Yingluck Shinawatra annonce la dissolution de la Chambre des représentants. Les élections sont prévues pour le 2 février 2014. Malgré cette annonce, le mouvement populaire continue d’exiger le départ de Yingluck.
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D’UN CONTINENT À L’AUTRE
Courrier international — no 1206 du 12 au 18 décembre 2013
amériques
Chili. Michelle Bachelet, un retour et un recours FOCUS
La socialiste remportera sans doute l’élection du 15 décembre, mais sa présidence pourrait être moins simple que lors de son premier mandat.
—Anfíbia Buenos Aires
J
e l’avais dit à toutes les personnes que j’ai croisées, dans des repas, des discussions : je pense qu’il faut un changement. Je vous l’avais dit, à vous aussi, lors d’une interview. Mais rien n’a changé et c’est pour cela que je suis ici.” Michelle Bachelet est rentrée de son séjour à New York [en mars dernier] avec une nouvelle coupe de cheveux, plus stricte, plus sérieuse. Elle portait un tailleur rouge. Un look plus fonctionnaire des Nations unies [elle était directrice exécutive d’ONU Femmes] que candidate à la présidentielle, comme elle l’a dit elle-même. “Vous auriez pu refuser. — Si je n’étais pas née comme ça, peut-être. Mais on dirait que le lait de ma mère contenait les mots devoir et responsabilité.” Les années passées par la candidate hors du Chili (2011-2013) ont sans conteste été celles de la plus grande agitation sociale qu’ait connue le pays depuis la chute de Pinochet [1973-1990]. Des centaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues. La principale cause de ces turbulences était l’éducation, mais ce n’était pas la seule. Il ne s’agissait pas seulement d’exprimer le mécontentement suscité par le gouvernement de Sebastián Piñera, le premier gouvernement de droite depuis l’avènement de la démocratie : c’était une récrimination plus vaste, engendrée principalement par les gigantesques inégalités de revenus. De revenus et de pouvoir. Presque tout l’argent est concentré entre les mains de quelques groupes
économiques. Si vous demandez qui est le patron de tel grand magasin, média, mine ou de n’importe quel autre grand machin, moins de cinq noms reviennent tout le temps. Nous sommes devenus les paladins du néolibéralisme et avons laissé se fissurer les piliers du secteur public. La communauté s’est atomisée, les manifestants sont sortis pour réclamer à nouveau le courage d’avancer à l’unisson et appeler à la reconstruction de quelque chose qui nous rappelle que nous ne sommes pas seuls. Beaucoup de manifestations ont montré du doigt la Concertation [large coalition des partis du centre et de la gauche formée à la fin de la dictature pour assurer la transition]. La coalition, autrefois synonyme de démocratie, était devenue avec le temps un univers fermé, toujours plus vieux et lent, où l’on n’avait pas laissé entrer la vie. Les manifestations [étudiantes] de 2011 ont également eu lieu contre cela. Les gens voulaient être de nouveau écoutés. Ils avaient leur mot à dire en ce qui concernait leur vie. Bachelet n’était pas là quand tout cela a explosé. Mais le mouvement étudiant avait commencé sous son gouvernement [Michelle Bachelet a fait un premier mandat de présidente entre 2006 et 2010], en 2006, avec le pinguinazo (appelé ainsi à cause de l’uniforme des lycéens manifestants qui leur donnait un air de pingouins). Il a repris cinq ans plus tard, porté cette fois par les étudiants des universités. Bachelet n’était pas précisément l’objet de leur dévotion. De nombreuses pancartes s’en prenaient à elle. Dans aucune de ces manifestations
reste très présente dans les conversations, le discours ambiant, le quotidien – par le fait que j’ai voulu être prudente et laisser tout le monde faire ce qu’il avait à faire, que j’ai essayé de ne pas interférer, etc. On a dit que ma présence empêchait la montée de nouveaux leaders, alors que j’étais à dix heures d’avion. Mais, curieusement, j’ai été plus présente que jamais.” Lorsque je l’ai rencontrée au début de l’année, de grands journaux comme La Tercera et El Mercurio se battaient pour avoir la primeur d’une interview, mais elle a choisi un magazine alternatif, The Clinic, pour s’adresser à la presse pour la première fois depuis son retour. Le monde politique chilien ne parlait que d’elle. La droite pensait qu’elle était le pion caché et silencieux dans un plan soigneusement ourdi par la candidate et sa coalition de partis, mais la campagne était déjà bien avancée et personne ne savait rien dans les dépendances du Parti socialiste. Même aujourd’hui, personne ne sait rien. Bachelet est revenue au pays plus hermétique que jamais. Son cercle de confiance est constitué de deux amies intimes avec lesquelles elle passe l’été depuis des décennies dans des chalets en bois au bord du lac Caburgua, et deux jeunes aides qui préféreraient mourir plutôt que de lui tourner le dos. Elle n’est pas descendue de l’avion avec un plan conçu à l’avance, ni rien de ce genre.
Femme d’Etat. Entre avril et ces élections,
Cette fois-ci, elle sait qu’elle ne pourra pas éviter certains changements structurels on n’a vu les visages emblématiques de la Concertation, ni les banderoles de leurs partis. Se trouver au milieu de la foule leur faisait peur. Dans le même temps, la popularité de Bachelet a augmenté (de façon incompréhensible) dans les sondages. Ce sont eux qui ont fini par la ramener au Chili. “Peut-être que, dans quelques années, les analystes expliqueront cette étrange situation – une personne qui n’est pas dans son pays, mais
sept mois ont passé. La droite a changé trois fois de candidat. L’un d’eux a renoncé pour cause de dépression. C’est finalement Evelyn Matthei qui a été choisie. Ce pourrait être l’intrigue d’un feuilleton télévisé, ou d’un grand roman, ou figurer dans Les Vies parallèles des hommes illustres, de Plutarque. Evelyn et Michelle. Evelyn est la fille du général Fernando Matthei, ami d’Alberto Bachelet (le père de Michelle) et ancien membre de la junte militaire. Enfants, elles se sont côtoyées sur la base militaire de Cerro Moreno. L’une aimait le piano et l’autre la guitare ; l’une a fait des études d’économie et l’autre de médecine ; puis il y a eu le coup d’Etat et la guitare de l’une a été brisée sur sa tête pendant que l’autre interprétait les Nocturnes de Chopin. Michelle, torturée, exilée et socialiste. Evelyn, l’un des visages de la dictature. Au premier tour [du 17 novembre dernier], la pianiste a obtenu 25,04 % des voix et la guitariste 46,75 %. Beaucoup espéraient que les élections se dérouleraient en un seul tour, mais la présence de huit autres candidats – dont sept
AMÉRIQUES.
Courrier international — no 1206 du 12 au 18 décembre 2013 ↙ Dessin de Cajas paru dans El Comercio, Quito. partagent la soif de réformes de Michelle Bachelet – et l’instauration du vote volontaire [jusque-là le vote était obligatoire au Chili] ont rendu la chose impossible. Personne – même ses adversaires les plus farouches – ne doute qu’elle l’emporte au second tour. Elle est plus sérieuse. Elle est aussi, peu à peu, devenue une femme d’Etat. On m’a dit que, maintenant, elle sépare davantage le public et le privé. Elle ne fait presque plus de blagues spontanées. “Elle ne sera plus jamais la femme qu’elle était”, m’a confié l’une de ses proches collaboratrices.
Grandes tâches. “Elle porte désormais la tristesse de sa charge.” Je l’ai suivie de près lors d’un événement de campagne à la mi-octobre. Lorsque des danseuses sont apparues en dansant Dale cuerda a la cadera, elle aussi a dansé, mais elle n’était plus simplement quelqu’un qui faisait la fête avec les autres. Il ne s’agit plus d’“en finir avec la patrie pour inaugurer la matrie”, comme l’a crié sur scène l’actrice Malucha Pinto le jour où Michelle a été élue pour la première fois [en 2006]. Cette fois-ci, les revendications sont nombreuses et l’influence modératrice des partis (qui ont beaucoup perdu en légitimité) bien moindre. La population est plus exigeante et elle sait qu’elle ne pourra pas éviter certains changements structurels. Elle s’est engagée à transformer de fond en comble le système éducatif, à engager une profonde réforme fiscale et, comme si cela ne suffisait pas, à élaborer une nouvelle Constitution. Les résultats des élections parlementaires montrent que toutes ces revendications ont pris une force incontestable. Presque tous les leaders étudiants qui ont dirigé le mouvement social des dernières années et se sont présentés comme candidats au Parlement (Camila Vallejo, Giorgio Jackson, Gabriel Boric, etc.) ont été élus avec une large majorité. Exactement le contraire de ce qui est arrivé à certains des visages les plus emblématiques de la politique chilienne des dernières décennies. La demande de rénovation s’est fortement fait sentir. Les politiques chiliens ont enfin arrêté de faire comme si “la Bachelet” n’existait pas. Ils ont longtemps voulu croire qu’elle n’était qu’un phénomène superficiel, un caprice des foules, une femme sans poids particulier. Au début de sa présidence, elle s’est publiquement insurgée contre le machisme du monde du pouvoir en parlant de “féminicide politique”. La loyauté qu’elle demande n’admet pas de demi-teintes. La relation avec les partis qui la soutiennent
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↓ Dessin d’Ajubel paru dans El Mundo, Madrid. a été difficile. Elle sait qu’ils dépendent d’elle. Elle a réussi à fédérer beaucoup de monde autour d’elle, des démocrateschrétiens aux communistes, en passant par une bonne partie du mouvement étudiant. Ses détracteurs clament qu’elle s’est peu exposée, qu’elle évite de débattre avec ses adversaires, qu’elle n’a pas été claire sur son programme. Et, effectivement, cette Bachelet-ci s’est davantage protégée que la précédente. Elle n’irradie plus la même légèreté et ne cherche pas à feindre l’innocence ni la spontanéité. Michelle Bachelet a fêté ses 62 ans en septembre. En mars prochain, sauf si quelque chose vient l’en empêcher, ce qui serait très surprenant, elle acceptera pour la deuxième fois la présidence du pays. Mais les eaux ne dorment pas. Le dimanche du premier tour, un groupe de jeunes anarchistes, parmi lesquels se trouvait la nouvelle présidente des étudiants de l’Université du Chili, a envahi son siège de campagne. La même nuit, montrant bien plus d’enthousiasme que ses collaborateurs, elle s’est adressée à ses sympathisants et leur a dit ceci : “Nous ne croyons pas que le travail se fera en un jour. Nous savons que les choses ne vont pas être faciles. Mais cela ne nous décourage pas, parce que les grandes tâches d’un pays sont toujours complexes et demandent de l’union, de la patience, de la diversité et de la volonté.” Ce ne sera pas un gouvernement aisé. Elle le sait. Mais ce que Michelle Bachelet aime plus que tout au monde, elle l’a souvent dit, c’est danser. Et, au Chili, la musique sonne aujourd’hui très fort. —Patricio Fernández* Publié le 18 novembre * Journaliste et écrivain chilien, fondateur. du journal satirique The Clinic.
SOURCE ANFÍBIA Buenos Aires, Argentine www.revistaanfibia.com La revue Amphibie, magazine numérique lancé en 2012, publie de longues enquêtes et reportages, signés par les plumes les plus prestigieuses du continent latinoaméricain. Elle a été fondé par l’Université nationale de San Martín avec le soutien de la fondation Nouveau Journalisme ibéro-américain, du prix Nobel de littérature Gabriel García Márquez.
Une génération libérée de la peur
chilienne conservatrice, hypercapitaliste, à la mémoire courte), mais aussi leurs propres convictions de classe, leurs certitudes générationnelles, les vices de leur milieu.
Pour le jeune écrivain chilien Alejandro Zambra, le mouvement étudiant qui a secoué le Chili en 2011 a changé le pays pour toujours. La preuve avec l’élection de quatre de ses leaders à la députation.
Faux consensus. Lors de son premier
—El País Madrid
L
e Chili serait-il un pays de généalogies, de noms de famille, où nous continuons à juger les enfants selon l’histoire de leurs parents ? C’est le cas de ma génération, celle des enfants de la dictature, nés dans la seconde moitié des années 1970 : nous avons été élevés dans l’idée que l’Histoire était quelque chose qui était arrivé à nos parents. Nous avons parfois choisi par commodité, par indolence, de nous réfugier dans cette croyance. Mais c’est aussi ce qu’on nous a fait croire. Juger nos parents était donc d’une simplicité trompeuse : nous les adorions s’ils avaient été des héros, nous les insultions s’ils ne l’avaient pas été. Mais il n’y avait pas de dialogue, pas de réelle tentative de compréhension. Voilà ce qu’a recréé la génération suivante, celle de nos petits frères, qui faisaient leurs premiers pas tandis que nous entrions dans l’adolescence et que le Chili s’essayait à la démocratie (l’adolescence était réelle mais pas la démocratie). Il est impossible d’évaluer l’élection présidentielle sans parler du mouvement étudiant qui, en 2011, a agité et changé le Chili, pour toujours à mon sens. A partir de mars prochain, quatre anciens leaders étudiants – Camila Vallejo, Giorgio Jackson, Gabriel Boric et Karol Cariola – siégeront à la Chambre des députés, ce qui est déjà la preuve de l’importance d’un mouvement qui a changé les priorités des Chiliens. Certains disent que le pouvoir ne tardera pas à les endormir, qu’ils ne sont même pas passés par le monde du travail, qu’ils devraient être restés en marge du système au lieu d’essayer de le changer de l’intérieur. Je pense au contraire que ces petits frères ont été lucides et courageux, qu’ils ont osé défier non seulement l’ennemi évident (la droite
gouvernement [2006-2010], Michelle Bachelet représentait un symbole, une victime de la dictature. Mère plus compatissante que sévère, accueillante, ouverte au dialogue, elle est arrivée au pouvoir presque sans l’avoir voulu. Pour certains Chiliens, elle continue à représenter tout cela, mais aujourd’hui le pays a changé et elle en est consciente. Elle sait que la plupart d’entre nous en avons assez des petits arrangements, des faux consensus, des demimesures, des simulacres. Son programme propose tout ce que nous souhaitons : enseignement gratuit et de qualité, réforme de la fiscalité, une Constitution conçue en démocratie, qui ne soit pas l’éternel amendement de la lettre pinochetiste. Mais, même si le résultat du second tour n’est pas un mystère (on peut seulement conjecturer l’ampleur de l’humiliation que va subir la droite), la méfiance envers Michelle Bachelet et le groupe qu’elle représente persistera. L’avenir du Chili dépend de Bachelet, mais aussi de ces enfants qui ne veulent plus qu’on leur explique la vie. L’avenir du Chili dépend de la poursuite du dialogue entre ces deux générations : celle des parents peureux et celle des enfants sans peur. —Alejandro Zambra Publié le 18 novembre
L’auteur Poète, romancier, professeur de littérature, Alejandro Zambra est né en 1975 à Santiago. Ses deux premiers romans, Bonsaï (Rivages, 2008, adapté au cinéma) et La Vie privée des arbres (Rivages, 2009), ont reçu de nombreux prix. La revue britannique Granta l’a élu en 2010 parmi les vingt-deux meilleurs auteurs de langue espagnole de moins de 35 ans. Son troisième roman, Personnages secondaires (Editions de l’Olivier, 2012), parle justement des enfants des années 1980.
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D’UN CONTINENT À L’AUTRE
moyenorient
Turquie. Le fiasco de la diplomatie d’Erdogan Jouant au calife ottoman qui veut rétablir un ordre islamique au Moyen-Orient, le Premier ministre s’est attiré la haine et la méfiance de tous les pays de la région. → Dessin de Hagen, Norvège.
Courrier international — no 1206 du 12 au 18 décembre 2013
—Milliyet Istanbul
C
ertaines personnes voudraient aujourd’hui nous faire croire que le gouvernement AKP [islamiste modéré] est en train de se reprendre sur le plan diplomatique et de revenir à ses fondamentaux. Or l’isolement actuel de la Turquie dans la région est la conséquence logique d’une politique extérieure initiée par l’AKP et fondée précisément sur ces “fondamentaux”. Prenons par exemple le fameux concept de “zéro problème avec les voisins”, qui a constitué le fondement de la politique étrangère du gouvernement AKP. Dans la mesure où la Turquie n’a pas résolu son problème avec sa minorité kurde et tant que l’Iran et la Syrie demeurent en dehors du système régissant la communauté internationale, cette stratégie politique du “zéro problème” était d’emblée vouée à l’échec.
Menace turque. Que n’a-t-on entendu à ce sujet de la part de l’AKP ! Nous étions devenus un “pays pivot”, “l’Occident était en train de s’effondrer”, nous allions “créer un nouvel ordre au MoyenOrient” et y “insuffler le changement”… Mais tout ce qu’ils ont réussi à faire en brandissant des slogans ottomanistes [relatifs à l’Empire ottoman, ancêtre de la République turque], c’est de créer le sentiment d’une menace turque [vis-à-vis des pays du MoyenOrient]. Par des prises de position et des actions à caractère islamiste, ils ont enfermé la Turquie dans le camp de l’islam sunnite. Les dommages importants et irréparables qu’a provoqués une telle politique, et en particulier en Syrie, ne permettent plus au gouvernement turc de continuer dans cette voie. La crise syrienne, dont l’aggravation est notamment liée à la politique militariste masquée d’Ankara, qui a ouvert grand les portes de la Syrie à Al-Qaida, constitue désormais une menace existentielle pour la Turquie ellemême. On nous a aussi expliqué que les relations avec Bagdad étaient en voie de normalisation. Or peu de temps après que le ministre turc des Affaires étrangères, Ahmet
Abandonner les références islamistes au profit d’une politique laïque
Davutoglu, s’est rendu à Bagdad et a distribué des fleurs aux chiites à Nadjaf et à Kerbala [villes chiites du sud de l’Irak, en novembre 2013], il est apparu que les Turcs avaient menti aux Irakiens en affirmant qu’ils n’avaient pas signé un accord pétrolier secret avec les Kurdes irakiens, alors qu’ils l’avaient fait.
Valeurs modernes. Cette “normalisation” entre Ankara et Bagdad n’aura donc duré que vingt jours avant que les autorités irakiennes, réagissant contre ce mensonge, ferment l’espace aérien irakien à tout avion turc privé susceptible de transporter un ministre turc. Dès lors que le gouvernement AKP continue aussi de jouer la carte des Frères musulmans en Egypte contre un général Sissi qui ne semble pas sur le point de partir, peut-on vraiment prétendre que la diplomatie turque soit en voie de réorientation ? Concernant l’Iran, cette réorientation dépend, par une sorte de cercle vicieux, de l’attitude adoptée par la Turquie visà-vis de la Syrie [alliée de l’Iran]. Il ne faudra donc pas se contenter de paroles pour revenir à une autre politique étrangère, et cela ne sera possible que si les références ottomanistes et islamistes sont abandonnées au profit du retour à une politique extérieure laïque. Dès lors que ce gouvernement ne montre pas son attachement à des valeurs modernes telles que la laïcité et la démocratie, les droits de l’homme et l’égalité entre les sexes ou encore la liberté de la presse, parler de réorientation diplomatique serait, au mieux, faire preuve d’une grande naïveté. Le gouvernement AKP ne se montre d’ailleurs pas en mesure actuellement de mener une diplomatie laïque et de défendre de façon cohérente les valeurs modernes précitées. Si c’était le cas, il aurait déjà réalisé ce travail sur le plan intérieur. Ceux qui donnent le ton à la politique extérieure de l’AKP [le Premier ministre et son ministre des Affaires étrangères], par leurs déclarations sur les prétentions hégémoniques de la Turquie dans la région, ont ainsi suscité le doute dans les capitales moyen-orientales. Ce faisant, ils ont affaibli la diplomatie turque et sa capacité d’anticipation. Ankara n’inspire donc plus confiance et ce sont ceux-là mêmes qui sont à la tête de sa diplomatie qui constituent l’obstacle à sa refonte. —Kadri Gürsel Publié le 5 décembre
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MOYEN-ORIENT
Courrier international — no 1206 du 12 au 18 décembre 2013
Grandeur et misère des derniers Ottomans Les soixante-dix-sept descendants de la dynastie ottomane vivent aux quatre coins de la planète. Ils sont courtisés par le régime actuel après que leurs familles ont été bannies pendant cinquante ans.
—Sabah (extraits) Istanbul
C
ertains ont réussi à survivre en vendant des pages de leur exemplaire du Coran écrit en lettres d’or, d’autres ont été obligés de dormir sur une plage ou de voyager dans des trains transportant du charbon. Certains de ceux qui venaient, après une longue attente de cinquante ans, d’obtenir l’autorisation de rentrer en Turquie sont morts sans avoir pu trouver l’argent pour se payer le billet de retour. Les descendants de la dynastie ottomane qui ont été envoyés en exil après
la chute de l’Empire [en 1920] se sont retrouvés à l’ambassade de Turquie à Londres à l’initiative du ministre turc des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu. Ce fut l’occasion de rencontrer des membres de cette dynastie vivant à Londres, et notamment le plus âgé d’entre eux, Osman Selaheddin Osmanoglu, petit-fils du sultan Murat V [qui n’a régné qu’en 1876] : “Mon père, Ali Vasib Efendi, est né dans le palais de Ciragan, à Istanbul. Il avait étudié au lycée de Galatasaray [lycée francophone d’Istanbul]. A l’âge de 21 ans, il fut obligé de quitter le pays et resta six mois à Budapest.
Ensuite, avec mon grand-père, ils s’établirent à Nice pendant onze années avec ma mère, la petite-fille du sultan Mehmet V [avant-dernier sultan ottoman, qui régna de 1909 à 1918]. Puis ils partirent pour l’Egypte, qui devint alors le lieu où était installée la dynastie ottomane. C’est là que je suis né pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce furent des années très difficiles. Ils n’avaient pas de travail. La Turquie leur a donné à chacun 1 000 livres turques, ce qui leur a permis de survivre pendant quelques mois, sauf que leur exil a duré cinquante ans. Ils n’ont plus reçu ensuite la moindre aide de la Turquie. Chaque fois que l’ambassadeur de Turquie au Caire croisait un membre de ma famille dans la rue, il prenait peur et s’enfuyait. Il craignait que l’on dise à Ankara qu’il nous fréquentait. Mon grandpère, Selahaddin Efendi, fut obligé de s’endetter auprès de son dentiste. Au cours des dix premières années, plusieurs membres de la famille se suicidèrent parce qu’ils n’avaient plus rien. Pendant les premières années de l’exil, tout le monde s’attendait à
ce qu’on nous dise : ‘C’est une révolution. Attendez que la république s’installe pour de bon et d’ici trois à cinq ans vous pourrez rentrer.’ Dans ma famille, on se disait constamment : ‘C’est cette année ou l’année prochaine ?’ Personne n’imaginait que cela durerait cinquante ans. C’est en 1952 que le Premier ministre turc Adnan Menderes a octroyé les premières autorisations de retour en Turquie aux femmes membres de la dynastie. Pour les hommes, cette autorisation ne fut donnée qu’en 1974. Un documentaire est en train d’être réalisé sur Mehmet II [qui a conquis Constantinople en 1453]. La période où le sultan était âgé sera incarnée par Orhan, petit-fils d’Abdülhamit II [qui régna de 1876 à 1909], qui vit aujourd’hui en Turquie.” On compte aujourd’hui soixantedix-sept descendants de la dynastie ottomane. Il y a parmi eux vingtcinq princes, seize sultans et treize femmes portant le titre de sultane. Ils vivent sur le continent américain, en Grande-Bretagne, en Egypte ou en Jordanie, et s’expriment dans plusieurs langues. La
petite-fille de la sultane Mediha, Leila Beggin, explique que c’est grâce à Facebook, où ils ont créé un groupe, qu’ils se sont retrouvés. —Mehmet Nayir Publié le 2 avril
SOURCE SABAH Istanbul, Turquie Quotidien et site Internet, 320 000 ex. sabah.com.tr Fondé en 1985, le quotidien Sabah a été successivement la propriété de plusieurs grands groupes. En 2007, le TMSF (instance chargée de recouvrir les créances de l’Etat) met la main sur le journal, qu’il revend au Calik Holding, dont le président, Ahmet Calik, est un proche de l’AKP, le parti au pouvoir. Le quotidien défend aujourd’hui la politique du gouvernement AKP.
MOYEN-ORIENT.
Courrier international — no 1206 du 12 au 18 décembre 2013
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↓ Dessin de Raúl, Madrid.
ISRAËL
MONDE ARABE
Hollywood marchand d’armes pour l’Etat hébreu
Le palmarès des prisons de l’horreur De l’Irak au Maroc, le site libanais Raseef22 dresse un portrait des geôles arabes les plus atroces
La télévision israélienne a révélé les liens entre l’univers clinquant du cinéma américain et les ventes d’armes à Israël, y compris dans le nucléaire.
—Ha’Aretz (extraits)
Tel-Aviv
A
près des semaines de suspens, l’émission d’enquête de la télévision israélienne Uvda a finalement diffusé un programme révélant les dessous de la carrière passionnante de l’une des personnalités les plus en vue de Hollywood : Arnon Milchan, producteur israélien de films à grand succès comme Pretty Woman, Fight Club ou encore LA Confidential. Si la double vie d’Arnon Milchan, producteur et marchand d’armes pour le compte d’Israël, était connue, c’était en revanche la première fois que ce multimilliardaire acceptait d’en parler en public devant les caméras, et de laisser témoigner ses amis de la profession. Le programme retrace la carrière de Milchan depuis la fin des années 1960 et le début des années 1970. Il était à l’époque un jeune et brillant homme d’affaires très proche de Shimon Pérès. Pérès travaillait alors sur le projet de centrale nucléaire israélienne à Dimona, et Milchan a commencé à lui donner un coup de main afin d’acquérir le matériel et les connaissances nécessaires pour faire aboutir le programme nucléaire secret israélien. “Vous imaginez ! J’avais dans les 20 ans et mon pays avait décidé de me laisser jouer les James Bond ! C’était incroyable ! Je passais enfin à l’action”, raconte Milchan. On apprend ainsi comment Milchan ouvrait des comptes en banque et montait des entreprises, dans le but d’acquérir du matériel et des équipements, tout en travaillant avec des maîtres de l’espionnage israélien comme Rafi Eitan et Benjamin Blumberg. Au plus fort de son activité, Milchan jonglait avec 30 entreprises dans 17 pays différents. Dans les années 1970, il a négocié des contrats faramineux (des
centaines de millions de dollars) entre Israël et des entreprises américaines pour obtenir hélicoptères, missiles et autre matériel militaire. Il a tenu à préciser qu’il n’en avait tiré aucun profit et que chaque centime avait été reversé à Israël. Le programme raconte aussi comment Milchan avait réussi à convaincre un ingénieur allemand de sortir des documents top secret d’un coffre-fort et de les ramener chez lui. Il s’agissait de plans expliquant comment construire la centrale nucléaire dont Israël avait absolument besoin, une technologie que la communauté internationale lui refusait. Sachant que l’ingénieur “ne pouvait être acheté”, Milchan l’avait persuadé de laisser les documents sur la table et l’avait emmené dîner avec sa femme. Un agent était ensuite chargé de pénétrer chez eux et de photographier les documents. Autre révélation du programme : l’implication de Sydney Pollack. On apprend ainsi que le réalisateur, décédé en 2008, était l’associé de Milchan dans de nombreuses affaires. Le réalisateur de Tootsie et de Out of Africa, raconte Milchan, était “mon associé dans des contrats concernant entre autres l’aérospatiale, l’industrie et l’aviation”. Dans quelle mesure Pollack était-il au courant des activités de Milchan ? “Il a dû faire des choix et définir jusqu’où il était prêt à aller. Il m’a souvent dit non. Mais il m’a très souvent dit oui.” L’acquisition de détonateurs nucléaires a bien failli conduire Milchan à la catastrophe. Le FBI avait en effet découvert que des détonateurs nucléaires avaient été envoyés en Israël sans les autorisations requises, ce qui a entraîné en 1985 la mise en examen de Richard Kelly Smyth, un ingénieur de l’aérospatiale, qui utilisait l’une des entreprises de Milchan pour livrer des détonateurs à Israël.
—Raseef22 (extraits)
Beyrouth
Robert De Niro, qui tournait un film avec Milchan à l’époque, revient sur cette histoire. Des amis lui avaient dit que Milchan “avait la nationalité israélienne et qu’il était prêt à tout pour son pays – on m’avait aussi parlé de ces machins qui déclenchent un truc nucléaire… Je me souviens avoir posé la question à Arnon, en toute amitié. C’était par simple curiosité, il n’y avait aucun jugement de ma part, j’avais simplement envie de savoir, c’est tout, et il m’a répondu : ‘Oui, je suis israélien, c’est mon pays.’” Milchan a également reconnu lors de l’émission avoir profité de Hollywood et de son réseau dans les médias pour aider le régime sud-africain à redorer son image, à l’époque de l’apartheid, en échange d’approvisionnement d’Israël en uranium. Quand on leur demande si la rumeur de ses activités auprès des services secrets américains a terni la réputation de Milchan dans le secteur du cinéma, ses amis répondent par la négative. Apparemment le succès de ses films et son charme personnel le préservaient de toute mise à l’écart. Comme le dit Rupert Murdoch, le magnat des médias, “il y a beaucoup de juifs à Hollywood. Tout le monde est très pro-israélien. Il serait plutôt félicité pour son action. Et tant pis pour ceux qui pensent autrement.” —Allison Kaplan Sommer Publié le 26 novembre
SUR NOTRE SITE
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A lire également : “Comment le Mossad recrute ses agents”. Une enquête passionnante du Jerusalem Post.
L
es pays arabes ont en commun leurs prisons, où se retrouvent indistinctement criminels et opposants politiques. Voici un passage en revue des pires d’entre elles. La prison de Kadhimiya, Irak. La prison d’Abou Ghraib avait attiré l’attention du monde entier [après la publication de photos montrant des soldats américains en train de torturer des prisonniers irakiens en 2004]. Pourtant, la prison de Kadhimiya, dans la banlieue de Bagdad, est pire. The New York Times disait que c’était “l’endroit où disparaissent les Irakiens”, et selon Navi Pillay, chargée des droits de l’homme pour l’ONU, les prisonniers y sont traités comme des animaux dans un abattoir. Quelque 1 400 condamnés à mort y attendent en effet leur exécution. L’Irak est un des pays au monde qui prononcent le plus de condamnations à mort. La prison de Tora, Egypte “Si vous voulez un interrogatoire discret, envoyez le prisonnier en Jordanie. Si vous voulez qu’il soit torturé, envoyez-le en Syrie. Si vous voulez qu’il disparaisse, envoyezle en Egypte”, disait Robert Baer, ancien agent des services du renseignement américain. Il pensait à la prison de Tora, dans la banlieue du Caire. Depuis son ouverture, en 1928, elle a accueilli les opposants de tous les régimes. L’ancien président Hosni Moubarak [renversé par la révolution du 25 janvier 2011], ses deux fils Gamal et Alaa ainsi que de hauts responsables de son régime y sont également passés, avant qu’elle n’accueille aujourd’hui son successeur, Mohamed Morsi [destitué par l’armée le 3 juillet]. Moubarak se plaignait des conditions sinistres qu’il avait à y endurer. Pourtant, il ne pouvait pas faire semblant de les découvrir. La prison de Jaw, Bahreïn Bahreïn détient le record mondial de prisonniers par tête d’habitant. Et, selon le Centre bahreïni pour les droits de l’homme, c’est
aussi le pays qui comprend la plus grande proportion de prisonniers politiques. La plupart d’entre eux croupissent à Jaw, dans la capitale, Manama, y compris des enfants de moins de 15 ans, en violation des chartes internationales. La prison de Roumieh, Liban Le ministre de l’Intérieur libanais Marwan Charbel lui-même estime qu’on ne devrait pas “retenir des gens dans un endroit pareil”. “Si nous ne disposons pas d’endroit approprié, alors il faut les libérer.” A défaut, a-t-il ajouté, “il vaut mieux les condamner à mort”. Roumieh abrite environ 3 000 prisonniers, le double de sa capacité d’accueil. La plupart sont des islamistes. Il y a eu des révoltes à répétition contre les conditions effroyables. En 2012, 4 prisonniers sont morts quand les forces de l’ordre ont réprimé un soulèvement. La même année, 3 prisonniers islamistes se sont enfuis, et il a fallu un mois entier avant que les gardiens se rendent compte de leur disparition. La prison de Kenitra, Maroc La prison de Kenitra, à 25 kilomètres de la capitale, Rabat, est la plus grande du pays et celle qui abrite le plus grand nombre de condamnés à mort. L’ONG américaine The Avocats for Human Rights estime que la situation y est, “au mieux, catastrophique”. L’ONG y a également observé l’angoisse extrême qui est le syndrome des condamnés à mort souffrant de l’incertitude quant au moment et aux circonstances de leur mort. La prison de Palmyre, Syrie A partir de 1979, le régime syrien y envoie les prisonniers politiques “de première catégorie”. Selon Amnesty International, elle est synonyme “de sauvagerie, de désespoir et d’inhumanité”. Même le bâtiment “semble avoir été dessiné afin d’infliger un maximum de souffrances, d’humiliations et de peur”. Le pire épisode eut lieu en 1980, après la tentative d’assassinat de l’ancien président Hafez El-Assad. Les forces armées avaient alors reçu l’ordre d’exécuter tous les occupants. Le nombre exact de victimes n’est pas connu.— Publié le 19 novembre
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D’UN CONTINENT À L’AUTRE
Courrier international — no 1206 du 12 au 18 décembre 2013
↙ Dessin de Belkhamsa paru dans La Presse.tn, Tunis.
afrique
Tunisie. Les circuits ordinaires de l’islamisation Sous couvert d’œuvres de bienfaisance et d’aide sociale, financées par des réseaux opaques, le parti islamiste Ennahda assied son influence dans tous les quartiers de la capitale.
—La Presse (extraits) Tunis
D
ieu n’a jamais été aussi omniprésent. En tags tremblants et baveux ou en calligraphies soignées, son nom se décline en une infinité de postures et d’affectations insolites. Murets en ruine, maisons abandonnées, pare-brise poussiéreux
de taxis et de fourgons, devantures d’échoppes, charpentes d’étals, clôtures de chantiers et autres façades crasseuses de l’espace urbain l’affichent grossièrement dans un environnement où l’inspiration religieuse sonne soudain comme une révélation. Ici, on est loin des montagnes et des forêts où le djihad au nom
d’Allah creuse des tunnels, on est à distance des cités périphériques, fiefs naturels des salafistes. A mi-chemin entre banlieues résidentielles et cités marginalisées, on est dans des quartiers ordinaires et sans histoires du Grand Tunis, qui souscrivent de nuit comme de jour à une “loyauté exclusive” à Dieu et qui en font la démonstration à
chaque coin de rue. La Manouba, Sur le terrain, la mission des Oued Gueriana, Den Den au nord, intermédiaires se traduit par une Ben Arous, Ouardia, Dubosville ou toute nouvelle carte des quartiers où Djebel Djelloud au sud… l’espace est plus que jamais grignoté Dans cette rue calme de la par les commerces. Dans cette rue Manouba, non loin du mausolée résidentielle d’El-Ouardia, en six de Saïda Manoubia, incendié il y mois et dans un rayon de moins a un an, le vieux garage naguère de 200 mètres, cinq dépendances désaffecté a repris du service et de villas ont été converties. Outre ne désemplit pas depuis près de l’échoppe de fruits secs confiée à un deux ans. Mais son pic d’animation jeune diplômé, ce sont des femmes commence tous les jours après la qui ont bénéficié du reste des petits prière d’El-Icha [du soir]. En ce projets : une boulangerie artisanale début d’hiver, les voisins “affiliés” où du pain de campagne est cuit s’y rassemblent autour d’un feu et dans des “tabouna” à gaz [brûleur de quelques narguilés. Après avoir à gaz sur pied], une parfumerie et longtemps officié sous l’aile de la deux ateliers de confection d’habits LPR [Ligue de la protection de charaïques. la révolution, milices Mêmes t y pes de projets f ina ncés organisées par quartier dans l’opacité des et proches d’Ennahda, le parti islamiste au réseaux de médiation pouvoir], d’Ettadhamen entre bénéficiaires et [Cité de la solidarité, associations caritatives. ENQUÊTE située à l’ouest de Mêmes profils de jeunes Tunis], ils se présentent maintenant mères de famille dont certaines comme des “défenseurs du pays, de sa ont simultanément droit à un taxi religion et de ses valeurs”. Aucun ne pour l’époux. Mêmes postes de décline son appartenance partisane. radio diffusant Coran et prières Tous renient tout haut Ennahda et à longueur de journée. Même prennent un malin plaisir à critiquer panneau de tissu opaque scindant son laxisme. les échoppes en deux. “On m’a clairement signifié que je n’avais pas Promesses électorales. besoin de me voiler pour bénéficier Pou r t a nt , le u r s a c t i v ité s du projet et qu’il valait mieux garder prouvent le contraire. Retraités, mon apparence, mes habitudes et mes quinquagénaires disponibles relations d’avant… Par contre, le voile et jeunes adultes sans emploi est obligatoire dans la boutique pour fixe, structurés en réseaux, ils ne pas trop s’exposer à la clientèle constituent la cheville ouvrière masculine et avoir droit à son intimité d’œuvres sociales qu’ils présentent de femme.” vaguement aux bénéficiaires La jeune couturière aux cheveux comme étant des programmes colorés blonds prépare à l’aube de sociau x du gouvernement. chaque vendredi deux ou trois Confronté au témoignage de grands sacs de djellabas [longue la jeune couturière d’habits chemise pour homme], de niqabs charaïques [conformes à la charia] [voile intégral], de pantalons et fraîchement installée, qui confirme de rideaux que son mari va livrer avoir reçu de l’Etat, en guise de aux détaillants des mosquées subvention, des machines et des environnantes. Pour cela, elle pièces de tissu, Abdellatif, l’une des travaille dix heures par jour, nouvelles figures dynamiques du six jours sur sept et se repose le quartier, mélange les arguments : vendredi. “C’est jour de prière et il “Ennahda ne finance pas directement est interdit de travailler ce jour-là.” ces projets ; c’est l’association Oussoua En revanche, la couturière travaille qui le fait et nous sommes juste des le dimanche. Du matin au soir et intermédiaires bénévoles. Nous même aux heures de fermeture, connaissons les jeunes chômeurs et son atelier résonne de versets du les familles du voisinage qui sont Coran, des prières et des prêches dans le besoin et nous intervenons diffusés en boucle par Radio pour faciliter les procédures, Zitouna [radio privée à vocation débloquer les subventions, louer les religieuse]. “Dieu m’a gratifiée de échoppes… Nous avons déjà aidé à ce don ; comment ne pas lui être installer plus de vingt petits métiers reconnaissante ?” et petits commerces dans un rayon Quant à la vendeuse de parfums, de moins de 1 kilomètre”, explique de faux bijoux et autres babioles fièrement Abdellatif, chef de file chinoises et turques de contrebande, des “volontaires du garage”, qui l’origine de son commerce est plutôt conclut dans un soupir : “On ne doit terrestre. “Pendant la campagne loyauté qu’à Dieu le Tout-Puissant”. électorale d’Ennahda, on m’a octroyé
AFRIQUE.
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↓ Dessin de Falco, Cuba. un chèque de 1 000 dinars [440 euros]. Après les élections, j’ai vainement tenté de l’endosser et on m’a enfin orientée vers un grossiste du commerce parallèle, dans la médina, qui m’a livré son équivalent en marchandises.” L. n’est pas la seule à avoir profité, deux ans après, d’une promesse électorale. Les subventions et aides sociales sous forme de marchandises de contrebande sont monnaie courante.
Show-business. C’est rue Sidi Bou Mendil que L. et des femmes de sa connaissance s’approvisionnent. Les filières du commerce parallèle des Trabelsi [famille de l’épouse du dictateur déchu Zine El-Abidine Ben Ali] se sont ostensiblement converties au salafisme le plus rigoureux. Les grossistes arborent des barbes et les échoppes étalent leurs nouveaux articles charaïques. Si la confection de vêtements charaïques est un nouveau type de projet, les fonds de commerce de fruits secs continuent à s’octroyer, comme sous l’ancien régime, sur “contrat tacite d’allégeance et de vigilance”. Les boulangeries artisanales sont le legs d’un programme d’aide sociale de l’ex-RCD [ R assemblement constitutionnel démocratique, le parti du régime déchu] destiné aux mères de familles démunies. L’activité inédite est sans doute celle de ces “travailleuses pour la bonne cause” que certains habitants de la Manouba, de l’Ariana, de Ben Arous, d’Ezzahra ont vu défiler plusieurs fois par jour plusieurs semaines durant, avant de disparaître. “Ce
SOURCE
LA PRESSE Tunis, Tunisie Quotidien, 40 000 ex. www.lapresse.tn Créé en 1936, ce journal francophone, privé à l’origine, passe sous la houlette de l’Etat à la fin des années 1960. Il apporte un soutien sans faille au régime de Ben Ali, qualifiant ce dernier de “bâtisseur de la Tunisie moderne” et vantant ses réalisations. Après la révolution de janvier 2011, le titre retrouve progressivement une liberté de ton et gagne en qualité.
sont des femmes qui acceptent de porter le niqab en contrepartie d’une rémunération équivalente à 30 dinars [13 euros] par jour et dont la mission consiste à parader avec cet habit un peu partout sur les marchés et dans les lieux publics pour l’intégrer dans l’espace urbain, le rendre familier et en banaliser le port”, explique une étudiante en sociologie. Enquêtant sur l’enrôlement des femmes dans la diffusion des idéologies islamistes et salafistes, elle a recueilli plusieurs témoignages qui s’accordent à dire qu’il est généralement fait appel à des jeunes femmes non voilées et issues de milieux modestes par des associations religieuses qui emploient délibérément des safirat (femmes non voilées) pour promouvoir le port du niqab, fréquenter les mosquées en dehors des heures de prière, s’inscrire dans les écoles coraniques et les salons de prédication pour femmes. L’objectif est d’afficher une religiosité spectaculaire qui dépasse les habits et les tags et emprunte les canaux des loisirs modernes et les codes du showbusiness. Sacrifiant à l’industrie ambiante, les mosquées se dotent de baffles puissants et d’éclairages intenses pour renvoyer au plus loin non seulement l’appel à la prière mais les prières entières et les prêches qui se couvrent les uns les autres dans une insoutenable cacophonie. Dimanche après-midi, l’animation s’étend aux cercles et aux salons de prédication organisés en famille et entre voisins ainsi qu’aux écoles coraniques pour femmes. Coran en main, elles s’en vont par petits groupes apprendre quelques nouveaux versets. “Les femmes doivent sortir, apprendre le Coran en communauté et faire la prière à la mosquée, a dit notre imam. Les meilleures sont récompensées, mais pour ne pas faire de jalouses ils nous distribuent à toutes de l’argent”, rapporte cette aide-ménagère de Douar Hicher, désormais persuadée qu’il est vain de faire sa prière et d’apprendre son Coran entre quatre murs. Des primes pour une religion visible. Des rétributions pour une islamisation ostentatoire. Des fonds de commerce pour la promotion d’une double loyauté à Dieu et au parti de Dieu… le tout généreusement financé par des fonds caritatifs opaques et les filières salafisées du commerce parallèle. —Hedia Baraket Publié le 25 novembre
Repaire de trafiquants La Tunisie est-elle en passe de devenir une nouvelle niche pour le blanchiment d’argent ?
—Business News (extraits) Tunis
M
ille dossiers de corruption ont été déposés depuis la révolution. Cette année, 249 déclarations de suspicion sont parvenues à la Commission tunisienne des analyses financières, cellule de renseignements financiers présidée par le gouverneur de la Banque centrale et comprenant des membres représentant les départements de la douane et de la police, et des magistrats. Parmi ces déclarations, 119 ont fait l’objet d’une transmission au procureur de la République et 58 ont donné lieu à un gel des avoirs des personnes impliquées. Selon les explications de Habiba Ben Salem, représentante de la commission, intervenue en marge d’un séminaire sur la lutte contre le blanchiment d’argent en Tunisie, la loi tunisienne antiblanchiment implique que toute détection d’une
opération inhabituelle doit faire l’objet d’une déclaration de soupçon auprès de la commission, de la part de l’établissement bancaire, de la compagnie d’assurances ou de l’établissement financier non bancaire auprès duquel elle est réalisée. La commission se chargera de l’appréciation du bien-fondé et, le cas échéant, du transfert du dossier au procureur de la République pour lancer les investigations utiles et soumettre le cas au tribunal compétent. Les récents événements du “printemps arabe” ont favorisé le blanchiment d’argent dans les pays qui l’ont vécu, dont notamment la Tunisie. Les transactions douteuses vont crescendo en fonction des événements. La Tunisie se retrouve désormais parmi les pays les plus touchés par ce genre de pratiques. Dans des Etats tels que la Suisse ou la Belgique, elle apparaît respectivement à la deuxième et à la cinquième place des pays d’où l’argent sale est transféré. Mais qui dit blanchiment dit automatiquement trafic d’armes et de drogue, prostitution, contrebande, corruption, et bien sûr financement du terrorisme. D’importantes opérations sont planif iées par des groupes internationaux et régionaux terroristes, liés à Al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi), et d’importantes sommes d’argent devraient leur parvenir via la Tunisie. Nasr Ben Soltana, président du Centre tunisien des études de la sécurité globale, affirme même que “l’introduction d’armes, de drogue et d’argent par les frontières vers la Tunisie sert à financer les opérations terroristes et à soutenir les groupes terroristes,
dont l’activité s’est intensifiée après la révolution”. La Tunisie est-elle en passe de devenir une niche pour le blanchiment d’argent étranger ? Il y a des risques que cela puisse être le cas. Le ministre auprès du chef du gouvernement chargé de la Gouvernance et de la Lutte contre la corruption, Abderrahmane Ladgham, ne nie pas, de son côté, que de l’argent sale a servi au financement d’associations, voire de partis politiques. Certains organismes dépensent des sommes d’argent faramineuses lors de leurs campagnes, meetings et réunions en tout genre. Certaines associations, très controversées, ont des sources de financement encore inconnues, telles que les Ligues de protection de la révolution [LPR, milices organisées par quartiers et proches du parti islamiste au pouvoir Ennahda], pour ne citer que celles-ci. La situation économique et financière, sérieusement compromise en Tunisie actuellement, peut se retrouver entachée auprès des investisseurs étrangers face à la prolifération de telles pratiques. Depuis des mois, on a assisté à des saisies d’armes, de drogue, ainsi que de milliers d’euros dans nombreuses villes tunisiennes, dont certaines sont frontalières avec la Libye, ce qui explique l’origine des fonds. Mais il n’existe pas de réelle lutte contre le blanchiment d’argent sans combat contre ses sources de financement et les crimes qui y sont liés. Des projets de loi sont actuellement en cours d’élaboration dans ce but. En attendant, l’économie accuse un coup dur et la solution semble être également politique, compte tenu des nombreux actes de corruption qui prévalent dans le milieu politique. —Synda Tajine Publié le 2 décembre
lture.fr
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Espace. Le célèbre chercheur teste une technique capable de décoder l’ADN d’organismes vivant sur d’autres planètes et d’envoyer les informations sur Terre. Avec l’objectif de créer des copies de ces organismes.
(extraits) Los Angeles
L
e soleil décline et la température baisse dans le désert des Mojaves : la fête peut commencer. Les convives décapsulent des bouteilles de bière en écoutant du rock qui sort à plein volume d’un camping-car. Ils parlent avec excitation de mondes étranges, de téléportation et de la création de la vie, avec pour toile de fond des motos appuyées sur leur béquille près d’une ancienne coulée de lave. La scène semble tout droit sortie de Burning Man [grand événement artistique organisé tous les ans dans le désert de Black Rock, dans le Nevada], mais ce rassemblement a quelque chose de plus hallucinant que tout ce qui se passe lors de ce festival new age. Dans cette immense étendue de sable située à une vingtaine de kilomètres au sud de Baker, en Californie, le biologiste moléculaire et homme d’affaires J. Craig Venter teste une technologie qui, selon lui, devrait révolutionner la recherche sur la vie extraterrestre. Non seulement son invention permettra de détecter et de décoder l’ADN dissimulé dans des échantillons de sol ou d’eau d’autres planètes – prouvant une fois pour toutes que nous ne sommes pas les seuls êtres vivants dans l’Univers –, mais elle téléportera l’information sur Terre et permettra aux scientifiques de reproduire des copies vivantes dans un laboratoire de biosécurité. “Nous pouvons, le cas échéant, recréer des Martiens dans un laboratoire P4 [de sécurité maximale]”, explique ce scientifique de 67 ans, qui se détend, en compagnie de son caniche, Darwin, dans un camping-car luxueux.
Rendre Mars habitable. Ces propos peuvent sembler extravagants, mais le concept de téléportation biologique de Craig Venter a attiré l’attention du Centre de recherche Ames de la Nasa, dans la Silicon Valley. Une demi-douzaine d’émissaires du centre – des spécialistes en astrobiologie, en géologie et en science planétaire et environnementale – sont prêts à assister aux essais sur le terrain. La construction d’un appareil capable de se poser sur Mars ou sur l’un des satellites de Saturne et d’analyser des échantillons sans
Repères NEVADA UTAH CALIFORNIE
Baker ARIZONA
Los Angeles ng nge San Diego
300 km
MEXIQUE
Désert des Mojaves
Un tel appareil permettrait d’économiser plusieurs milliards de dollars “La prochaine mission sur Mars pourrait bien bénéficier de cette technologie” avoir à retourner sur Terre permettrait d’économiser plusieurs milliards de dollars. Elle éliminerait aussi le risque de ramener des agents pathogènes extraterrestres, souligne Simon Pete Worden, le directeur d’Ames. “La prochaine mission sur Mars est prévue pour 2020. Elle pourrait bien bénéficier [de cette technologie]”, commente-t-il. L’inhospitalier désert des Mojaves, avec ses dunes de sable mouvantes et ses champs de basalte accidentés, est depuis longtemps un site de répétition pour les missions d’exploration sur Mars. C’est ainsi qu’à la minovembre une équipe de la Nasa et du J. Craig Venter Institute, institut à but non lucratif implanté à San Diego et à Rockville, dans le Maryland, a arpenté péniblement le désert pendant toute une journée et retourné des cailloux pour tenter de trouver une bactérie douée de superpouvoirs. Très résistante aux rayonnements et aux températures extrêmes, la cyanobactérie Chroococcidiopsis est un organisme vert qui tapisse le dessous des roches de quartz transparent.
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La nouvelle lubie de Craig Venter : faxer des Martiens
—Los Angeles Times
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↙ Dessin de Dario, Mexique.
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Entre autres caractéristiques, elle survit à la privation d’air et d’eau ainsi qu’aux températures extrêmes. Certains scientifiques pensent que c’est le type d’organisme extrêmophile qui peut se cacher sur d’autres planètes et c’est pourquoi ils envisagent de l’utiliser dans leur répétition générale sur Terre. “Nous adorons cet organisme”, explique Chris McKay, le scientifique planétaire d’Ames qui participe à l’opération. “C’est la forme de vie la plus proche des Martiens que nous possédions.” Ardent défenseur de la terraformation – la transformation (théorique pour l’instant) de planètes en environnements propices à la vie –, Chris McKay pense que Chroococcidiopsis pourrait un jour s’avérer utile pour rendre la planète Mars habitable par les humains. Si cet organisme, qui produit de l’oxygène, s’implantait sur la planète rouge, il pourrait peut-être transformer radicalement son climat et son atmosphère en 100 000 ans, conjecture le chercheur.
“Télécharger” des vaccins. Mais ce jour-là, dans le désert des Mojaves, il s’agit de collecter des échantillons de la bactérie, de les préparer à l’analyse et de les introduire dans un séquenceur génétique pour déterminer l’ordre dans lequel quatre nucléotides – ou “lettres” chimiques – se suivent dans le génome de la bactérie. La séquence ADN de la cyanobactérie sera ensuite téléchargée sur des serveurs à distance, puis récupérée par des scientifiques de Synthetic Genomics, entreprise créée par Craig Venter. Dans le désert des Mojaves, ces travaux sont effectués par
une équipe de scientifiques dans une grosse caravane. Si un jour le dispositif est utilisé sur Mars, il devra être robotisé et miniaturisé. “Il ne devra pas dépasser la taille d’une boîte à chaussures”, précise Chris McKay. Craig Venter a fait carrière en transformant des idées invraisemblables en réalités. Il a poussé des chercheurs d’agences gouvernementales à se lancer dans une course historique au décodage du génome humain, accélérant le processus grâce à sa technique de séquençage automatisé. En cherchant des formes de vie inconnues dans les océans de la planète, il a analysé l’eau de mer et identifié 1 800 nouvelles espèces de microbes aquatiques. En 2007, il a réussi à transplanter le génome d’une bactérie dans une autre. Trois ans plus tard, il a annoncé qu’il avait créé une séquence d’ADN en laboratoire, l’avait insérée dans une cellule de bactérie et avait obtenu une colonie de cellules présentant le même génome synthétique. Quand l’étude a été publiée dans la revue Science, Venter a proclamé que son équipe avait créé “la première cellule vivante synthétique”. L’expérience dans le désert a pour but de tester le procédé de renvoi des données depuis Mars, mais, selon Craig Venter, un prototype du dispositif de réception existe déjà. Ce dispositif, qui télécharge la séquence ADN et imprime les acides nucléiques correspondants, devrait être commercialisé en 2014. Selon son inventeur, cette technologie aura de nombreuses applications sur Terre. Le gouvernement américain pourrait l’utiliser pour identifier des agents
biologiques sur le terrain – en larguant par exemple une unité de séquençage depuis un C-130 et en demandant à des scientifiques d’identifier les organismes dans un laboratoire installé à des milliers de kilomètres. Les agences sanitaires pourraient avoir recours à ce procédé lors d’une épidémie virale. A terme, l’unité de réception aura la taille d’une imprimante. Les consommateurs pourront s’en servir pour “télécharger” des vaccins et produire des médicaments comme l’insuline. “Nous espérons en vendre beaucoup”, commente Craig Venter. L’audace de ce scientifique va de pair avec une personnalité hors du commun. En 2009, il a reçu la médaille nationale des Sciences des mains du président Obama. Il possède une coûteuse collection de voitures, de motos et d’œuvres d’art, sans parler de son yacht-laboratoire de 30 mètres, le Sorcerer II. Sur le site d’essais du désert des Mojaves, les scientifiques un peu guindés de la Nasa observent avec amusement les membres de l’entourage de Craig Venter, qui commencent à arriver – forcément en retard. Un énorme camping-car ouvre le cortège,
Cette technologie aura de nombreuses applications sur Terre Un transporteur biologique devrait être envoyé sur les lunes de Saturne
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bientôt inspecté par les autorités du parc national. Craig Venter suit dans un pick-up qui tire une remorque chargée de motos, de bagages, de bouteilles de bière, d’une bouteille de vieux whisky et de plusieurs exemplaires de son nouveau livre, Life at the Speed of the Light: From the Double Helix to the Dawn of Digital Life [“La vie à la vitesse de la lumière : de la double hélice à l’aube de la vie numérique”, inédit en français].
Vie extraterrestre. A la tombée du jour, pendant que les scientifiques terminent leurs travaux de la journée, Craig Venter monte le volume de la musique, commande des pizzas en ville et donne le coup d’envoi à une fête improvisée. La conversation tourne autour de la vie dans le reste de l’Univers. Pourquoi se limiter à la planète rouge ? demande un scientifique : un transporteur biologique devrait être envoyé sur les lunes de Saturne – Titan ou Encelade. Encelade a de l’eau liquide sous sa surface glacée et la glace qu’elle propulse dans l’espace alimente les anneaux de Saturne. Selon les données du télescope Kepler, 1 étoile sur 5 de notre galaxie pourrait avoir une planète ayant de l’eau liquide, un élément indispensable à la vie. Cela signifie que des milliards de planètes de la Voie lactée sont susceptibles d’abriter des organismes vivants. Face à de telles probabilités, Craig Venter ne comprend pas que certains excluent qu’une vie puisse exister en dehors de la Terre. “Et les gens pensent que j’ai un gros ego…”, dit-il en hochant la tête. —Monte Morin Publié le 22 novembre
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Portrait
CRAIG VENTER EN QUELQUES DATES
1946 — Naissance à Salt Lake City (Utah, Etats-Unis). 1975 — Obtention d’un doctorat de physiologie et pharmacologie. 2000 — Séquençage du génome humain avec sa fondation privée, The Institute for Genome Research. 2002 —Fondation du J. Craig Venter Institute (JCVI), spécialisé en biologie synthétique. 2004 — Lancement de la Global Ocean Sampling Expedition, qui étudie la diversité génétique des populations microbiennes dans les océans. Ces travaux, menés sur le yacht personnel de Venter (le Sorcerer II), ont pris fin en 2006. 2007 — Création en laboratoire d’un chromosome artificiel. 2010 — Dans la revue Science, Venter présente la première cellule à génome synthétique.
SOURCE LOS ANGELES TIMES Los Angeles, Etats-Unis Quotidien, 653 000 ex. www.latimes.com Le géant de la côte Ouest. Créé en 1881, c’est le plus à gauche des quotidiens à fort tirage du pays et le grand spécialiste des sujets de société et de l’industrie du divertissement.
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LE MOT DE LA SEMAINE
“samajik” social
L
’Inde est connue pour son inventivité, son esprit débrouillard appelé jugaad. Les Indiens sont aussi reconnus pour leurs talents en informatique. La corruption est un autre domaine, hélas, où le génie indien ne connaît pas de limites. Ces trois atouts se conjuguent dans les médias sociaux, où se dessinent les manipulations les plus ingénieuses. Samajik, l’adjectif qui signifie social en hindi, puise son origine dans le mot sanskrit sam, qui veut dire ensemble, unité, et dans le mot sama, qui veut dire égal, équivalent, pareil. Le samaj, c’est la société – mais ce mot peut aussi désigner une association, voire une résidence de copropriétaires. La notion de social en hindi comporte donc les idées d’égalité et de solidarité. Les médias sociaux, les samajik media comme on dit en hindi, sont devenus le terrain privilégié des contestations sociales et politiques en Inde. Les politiciens s’en servent pour augmenter leur popularité, les élus n’hésitant pas à interpeller des citoyens qui osent exprimer des opinions que l’on estime non politiquement correctes. En revanche, les indignés indiens se servent aussi de ces samajik media pour lancer des mouvements sociaux contre la corruption, défendre des lois contre les agressions sexuelles ou critiquer l’inflation. Dernièrement, la commission électorale a lancé une campagne diffusée par les médias sociaux pour encourager les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales. Résultat : un nombre record de nouveaux électeurs. Grâce aux médias sociaux, les citoyens indiens décideront de leur avenir politique comme il sied à la plus grande démocratie du monde : par les urnes. —Mira Kamdar Calligraphie d’Abdollah Kiaie
MÉDIAS
Tweete-moi une émeute… ou deux Réseaux sociaux. Certains conseillers en e-réputation promettent, en toute illégalité, d’aider les candidats à la députation en démolissant leurs adversaires grâce à de faux “followers” moyennant finance.
—Outlook (extraits) New Delhi
U
ne équipe [du magazine en ligne Cobrapost] a approché une vingtaine de sociétés multimédias dans trois villes (Delhi, Bombay et Bangalore) en se faisant passer pour le secrétariat d’un certain Netaji [littéralement : “dirigeant politique”, en hindi]. La requête était simple : Netaji souhaiterait lancer une campagne sur les médias sociaux avant les élections régionales et détruire la réputation de son adversaire via une publicité négative, dans le but de remporter le scrutin avec une marge confortable, de devenir député à la Lok Sabha [la chambre haute] en mai 2014 et, enfi n, de décrocher un portefeuille de ministre. Le budget n’est pas un problème. Paiement en espèces bien sûr. Alors, affaire conclue ? Sans surprise, la réponse est un oui haut et clair. Constat plus gênant : la plupart des sociétés acceptent sans broncher de commettre des actes malsains, diffamatoires et illégaux.
Imposteurs. Tout le monde a entendu parler des “faux followers” sur Twitter et Facebook, des rumeurs qui circulent sur WhatsApp et de cette vidéo pakistanaise présentée sur YouTube comme un accrochage entre voisins tournant à l’émeute. La fabrication de mythes est désormais monnaie courante sur le Net, on en entend parler sans jamais la voir. L’enquête de Cobrapost, appelée opération Virus bleu, présente ces guerriers de l’ombre qui agissent dans la zone grise de
la politique indienne en déployant leurs outils douteux. Besoin d’un coup tordu ? Passez donc un coup de fil. Nombre de médias sociaux n’ont pas grand-chose de social, que ce soit dans la lettre ou dans l’esprit. Et de nombreuses sociétés multimédias se livrent à une escroquerie : la manipulation des réputations sur les réseaux sociaux. Leur off re : un menu standard de faux followers et de systèmes conçus pour salir des utilisateurs, moyennant finances bien entendu. Leurs clients : personnalités et partis politiques et, comme nous l’avons découvert, dirigeants de grandes entreprises et d’ONG et fonctionnaires soupçonnés de malversations. Que proposent ces sociétés exactement ? Toutes peuvent créer une base de fans en ligne – authentique ou non – comprenant des dizaines de milliers de personnes. Certaines fournissent des données démographiques sur les électeurs, par langue et religion, pour une “gestion efficace de l’isoloir” qui doit permettre de gagner des élections. D’autres proposent de recruter des journalistes, voire des détectives, pour salir les adversaires de Netaji. Pour couvrir leurs traces, elles utiliseront différentes adresses IP, des serveurs à l’étranger, des proxys ou des connexions sans fil, neutraliseront le système d’identification des ordinateurs utilisés et détruiront ces derniers une fois le travail terminé. Le prix demandé pour ces services de gestion de réputation varie de quelques centaines de milliers à une vingtaine de millions de roupies [de 2 400 à 240 000 euros environ], payables en espèces.
Vu d’ailleurs
présenté par Christophe Moulin avec Eric Chol Vendredi à 23 h 10, samedi à 11 h 10 et dimanche à 14 h 10, 17 h 10 et 21 h 10.
Voilà un moment qu’on entend parler de liens entre la politique et les médias sociaux. Il s’agit d’une tendance mondiale dont on a vu l’illustration dans la campagne pour la réélection de Barack Obama l’année dernière, qui s’est largement réalisée sur Internet. En Inde, il est évident que Narendra Modi, le candidat du BJP [parti nationaliste hindou] au poste de Premier ministre, dispose d’une forte présence en ligne, soutenue par une prétendue armée de partisans. La moindre critique sur la star du BJP provoque des réactions virulentes de ses followers, qui se compteraient par millions, sur les médias sociaux. Le parti du Congrès [au pouvoir depuis 2004] n’est pas en reste à ce jeu, comme le prouve la controverse suscitée récemment par les faux followers d’Ashok Gehlot, ministre en chef du Rajasthan, qui étaient pour la plupart basés à Istanbul. D’après le site fakers.statuspeople.com, 69 % des followers de @narendramodi et 65 % de ceux de @ShashiTharoor [le compte du ministre de l’Education et de la Recherche] sont des faux. La majorité des entreprises d’e-réputation passées au crible par l’opération Virus bleu montre que l’optimisation de l’image de Modi et la ruine de celle de ses détracteurs donnent lieu à nombre d’agissements douteux en coulisses. On peut donc se poser des questions quand le BJP affi rme que le vent souffle en faveur de Modi. Les médias traditionnels devraient en outre se demander si le soutien en ligne, qu’ils évoquent régulièrement et qui est effectivement mesurable, constitue un indicateur fiable du buzz qui entoure tel ou tel dirigeant. Les agissements de ces entreprises d’e-réputation violent directement la loi et sont donc punissables. La
L’actualité française vue de l’étranger chaque semaine avec
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Commission électora le a r é c e m m e nt publié des directives à destination des médias sociaux et leur a demandé de mettre en place une surveillance des contenus. Mais les coupables sont aussi les partis politiques ou certains partisans commanditaires. Plus troublant encore, en cette période électorale déjà viciée [par les coups bas], les médias sociaux servent à attiser la haine et les sentiments communautaires. Ils montrent leur côté sombre, comme on l’a vu lors des émeutes de septembre 2013 dans le nord de l’Inde ou encore l’année dernière lors de l’exode de gens originaires du Nord-Est et installés dans d’autres régions du pays [deux phénomènes orchestrés via les réseaux sociaux]. Certaines des entreprises étudiées n’ont aucun scrupule à réaliser des vidéos calomnieuses sur l’adversaire de Netaji et à les partager sur YouTube ou WhatsApp. D’autres offrent des renseignements sur l’électorat par langues, castes ou religions [ce qui est interdit]. L’une d’entre elles s’est même vantée d’avoir provoqué une émeute. Les médias sociaux jouent un rôle dangereux dans un contexte intracommunautaire déjà tendu. Il y a de quoi s’inquiéter.
Internet. Tout cela est important bien sûr, parce que les médias sociaux sont censés jouer un rôle énorme dans le scrutin à venir. Rappelons les chiffres : d’après l’Association des fournisseurs d’accès Internet et mobiles d’Inde (Iamai), le pays compte 205 millions d’internautes (dont un tiers dans les zones rurales) et ce chiff re devrait passer à 243 millions d’ici à juin 2014. Les médias se sont largement étendus au cours des derniers mois sur le fait que la jeunesse indienne – les primo-électeurs connectés par mobile ou tablette et “sans antécédents politiques” – allait changer le cours des élections législatives de mai prochain. D’après l’Iamai, 160 circonscriptions [sur 543] seront directement affectées par les médias sociaux. On peut objecter que cette offensive médiatique n’a pas grande influence sur les résultats dans ce pays immense, pauvre et à faible taux de pénétration numérique [autour de 10 %, contre 35 % en France environ] qu’est l’Inde. C’est peut-être vrai. L’effet du téléphone mobile, off rant la possibilité de joindre directement les électeurs, a été surestimé lors des dernières élections nationales [de 2009]. Mais attention, il y a une nette différence entre une opinion manufacturée en ligne et sa traduction dans l’isoloir. —Syed Masroor Hasan Publié le 9 décembre
LA SOURCE DE LA SEMAINE
“American History” Une revue populaire qui explore la richesse de l’“expérience américaine”.
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ondée dans les années 1960, American History, contrairement à ce que son nom indique, se consacre exclusivement à l’histoire des Etats-Unis plutôt qu’à celle de l’Amérique dans son ensemble. La revue traite aussi bien des coutumes des Indiens des Grandes Plaines (Sioux et Cheyennes) que des colonies du temps des Britanniques ou encore des grandes tendances culturelles du pays. Elle appartient aujourd’hui au Weider History Group, fondé en 2006 par Eric Weider et qui rassemble 11 titres spécialisés, pour un total de 600 000 lecteurs. American History souhaite présenter l’histoire de l’Amérique d’une façon qui se veut à la fois informée, solidement étayée, différente et divertissante. Dans ses pages, enrichies de photos d’époque, de tableaux et de cartes, “les lecteurs s’embarquent pour l’aventure de l’Histoire”.
Lire aussi p. 54
AMERICAN HISTORY Leesburg (Virginie), Etats-Unis Bimestriel www.historynet.com/americanhistory
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Courrier international — no 1206 du 12 au 18 décembre 2013
MAGAZINE Une manne tombée du ciel q Tendances .......... 52 “Pauvre garçon, tu vas mourir” q Histoire ..... 54
La Tasmanie, un éden sans issue Immense île éloignée de plus de 200 kilomètres des côtes australiennes, la Tasmanie attire des migrants à la recherche d’un territoire vierge. Rencontre avec les habitants d’une terre peu connue à travers le regard d’une jeune photographe britannique.
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e la taille de l’Irlande, la Tasmanie est dix fois moins peuplée. Ce territoire austral, isolé, où la nature domine et où les hommes doivent s’adapter à un environnement sauvage, a interpellé la jeune photographe britannique Jackie Dewe Mathews. Un séjour de deux mois sur place lui a permis de témoigner du lien particulier qui unit les hommes à ces terres boisées. Ceux qui sont nés là travaillent dans l’industrie déclinante de l’exploitation forestière. Descendants des premiers colons ou des prisonniers de la colonie pénitentiaire installée à partir de 1803 par les Britanniques sur la terre de Van Diemen – l’ancien nom de la Tasmanie –, ils vivent avec la nature comme une évidence.
PORTFOLIO
De nouveaux migrants, Australiens et Britanniques pour la plupart, s’installent aujourd’hui. Déjà en 1873, la description enchanteresse faite par le romancier anglais Anthony Trollope avait attiré de nombreux Britanniques. C omme ceux d’hier, les migrants modernes aspirent à une vie meilleure. Ils vendent leurs biens pour acheter des terres plus vastes. Mais, surtout, ils viennent pour recommencer une vie en adéquation avec leurs souhaits, attirés par cet éden préservé, loin de la modernité. Ils se contentent de peu, instruisent leurs enfants à domicile, vivent de leurs productions, à l’écart des circuits marchands. Jackie Dewe Mathews pose un regard intime et tendre sur les habitants de ce lieu où l’on oscille entre la sensation d’être dans un paradis naturel préservé et celle d’un enfermement. Car les plus jeunes ne trouvent pas de travail ici, et les suicides et les accidents de voiture y sont fréquents. Une atmosphère nostalgique émane de ces images. “En rencontrant ces personnes, j’ai eu l’impression de me retrouver à une époque décalée. Un lieu un peu hors du temps, loin de la modernité”, raconte la photographe.—
Pour vaincre leur ennui, les jeunes pratiquent le bush bashing. Ils foncent sans but à bord de vieux véhicules dans la forêt, parmi les arbres. Photos Jackie Dewe Mathews/Picturetank
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1 000 km
A U S T R A L I E
LA PHOTOGRAPHE
Océan Pacifique
Canberra Océan Indien
40° S
TASMANIE
NLLE-ZÉLANDE
Hobart
PICTURETANK
photojournalisme et de photographie documentaire. Son travail a été publié notamment dans The Guardian, le Financial Times, Marie Claire et Polka. Elle a reçu de nombreux prix et a figuré en 2013 parmi les photographes prometteurs désignés par la fondation canadienne Magenta.
COURRIER INTERNATIONAL
Jackie Dewe Mathews est née à Londres en 1978. Après des études de philosophie, elle entame une carrière de cadreuse. Cette expérience dans le cinéma lui est très utile dans sa pratique de la photographie, qu’elle a perfectionnée au London College of Communication, où elle a obtenu un diplôme de
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↑ Dans ces grands espaces, on croise des cow-boys. Ces jeunes garçons s’entraînent pour le whipcracking, un sport national qui consiste à faire claquer le fouet. ↓ Will Milburn chuchote à l’oreille des chevaux, une méthode douce de dressage.
↑ George Atkison, mineur à la retraite, est arrivé en 1973 à Queenstown, au moment du boom minier. Aujourd’hui, toutes les maisons sont vides.
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↓ Le tiers du territoire de la Tasmanie est classé comme réserve naturelle. Signe de l’abondance d’animaux sauvages qui peuplent les forêts, le nombre de cadavres gisant sur les routes.
↑ Traci Milburn a fait l’éducation de ses huit enfants à la maison. Les compétitions de whipcracking ou de rodéo compensent l’isolement ressenti par beaucoup de jeunes. ↓ Les nouveaux migrants cherchent en Tasmanie une vie plus saine, plus proche de la nature, et font le choix de s’éloigner de la modernité.
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tendances.
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↓ Dessin de Falco, Cuba.
DESSIN DE BEPPE GIACOBBE, ITALIE
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Une manne tombée du ciel —Ogoniok (extraits) Moscou
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es plongeurs viennent de retrouver de gros morceaux de la météorite de Tcheliabinsk, tombée dans le lac Tchebarkoul le 15 février 2013. Outre les fonds vaseux du lac, à cinq mètres de profondeur, ils ont aussi remué le marché noir mondial des météorites. A peine les 600 kilos de fragments avaient-ils pris place au département de géologie du musée régional de Tcheliabinsk que des annonces pour la vente de dizaines de plus petits morceaux apparaissaient sur Internet. “Cette météorite, c’est de l’or pour les habitants de Tcheliabinsk”, plaisante-t-on dans le laboratoire des météorites de l’Institut de géochimie de l’Académie des sciences de Russie. Si on évalue le volume total de tous ces “souvenirs”, les habitants de Tcheliabinsk auraient déjà vendu l’équivalent de trois météorites ! Les commerçants ont quant à eux fait de cette météorite le nouveau symbole de leur ville.
Affaires à l’international. “Lorsque la météorite a explosé au-dessus de Tcheliabinsk, les gens se sont rués sur les débris”, raconte le vendeur de miettes Alexeï Berejnoï, dont le numéro de téléphone figure sur le site d’annonces Avita.ru. Personne ne pensait qu’il serait nécessaire d’en prouver l’origine, c’est pourquoi les débris non homologués ne se vendent désormais pas plus de 500 roubles [11 euros]. D’autres ont compris l’intérêt de filmer le processus de recherche et de découverte sur leur téléphone mobile. Les fragments avec vidéo valent beaucoup plus cher, ils se négocient à 1 000 roubles [22 euros] le gramme. Les trafiquants du marché international s’intéressent beaucoup aux débris de Tcheliabinsk. Malgré l’interdiction par la loi russe d’exporter des morceaux d’astéroïdes, un fragment de 27 grammes a été proposé aux enchères chez Lyon & Turnbull, début novembre, en Ecosse. Il a été acheté le jour même par un inconnu, au prix de 700 livres [840 euros], pour une mise à prix de 200 livres [240 euros]. Comme l’a raconté le commissaire-priseur Rob Elliott au journal The Guardian, ce fragment lui avait été envoyé en colis simple par un vendeur de Russie, le débris étant masqué à l’aide d’un appareil électrique glissé dans le colis. A présent, chaque revendeur de l’Oural rêve de faire des affaires à l’international. Même le célèbre collectionneur de Tcheliabinsk Alexis Oussenkov, qui possède le plus gros morceau de la météorite, d’un poids de 3,4 kilos, a annoncé qu’il souhaitait vendre ce trésor extraterrestre pour au moins 2 millions de roubles [44 000 euros]. Il n’est pas exclu que bientôt ce fragment se retrouve, lui aussi, en Ecosse.
Tout un business de produits dérivés s’est mis en place dans la ville. Des annonces f leu r issent sur les sites Internet locaux : “Flacon d’eau météorique et magnétique du lac Tchebarkou l . Prix : 150 roubles [3 euros].” Iouri Andreev, directeur de la société Ouralskaïa Artel, est le premier à avoir commercialisé ces bouteilles-souvenirs. “Voyez-vous, la météorite a changé la vie de chacun ici, explique-t-il. Quand elle a explosé dans le ciel, j’ai eu très peur. J’ai pensé que c’était la fin, qu’il s’agissait d’une bombe atomique. Et puis je me suis mis à réfléchir davantage sur le cosmos, l’éternité, et le sens de notre existence. Nombre de mes amis ont commencé, eux aussi, à réfléchir à leur vie. L’eau de Tchebarkoul est le symbole de ces changements.”
Cadeau du destin. La variété des profits tirés de la chute de la météorite est étonnante. “La météorite est pour nous un cadeau du destin”, a écrit le maire de Tchebarkoul, Andreï Orlov, sur son blog. Les entrepreneurs de Tcheliabinsk se sont tous empressés de déposer une marque liée au mot météorite. L’usine Ioujouralkonditer s’est ainsi mise à vendre des gâteaux appelés “météorites de Tcheliabinsk aux noix”. Des hommes d’affaires ont fait imprimer des tee-shirts et des badges portant l’inscription “rien de plus revigorant qu’une météorite le matin”. Les armuriers de la ville de Zlatooust [à une cinquantaine de kilomètres de Tcheliabinsk] ont décidé de fabriquer des “couteaux de Tchebarkoul” avec un peu de fer de la météorite – mais, au prix où ils proposent la marchandise, on peut légitimement s’interroger sur leurs sources d’approvisionnement. —Vladimir Tikhomirov Publié le 11 novembre
Crise de foi CHINE — Un restaurant dans lequel
les clients doivent faire la vaisselle et où il n’existe ni serveur ni caissier ni facture. C’est ce que propose le restaurant Chengxin (Honnêteté et confiance), installé à Fuzhou, qui demande simplement à ses clients de régler l’addition en fonction de leur conscience et de leur consommation, rapporte le site d’information Sina. “Nous avons une boîte dans laquelle les clients mettent la somme d’argent qu’ils souhaitent”, confie l’un des gérants. L’idée des propriétaires est d’aider à résoudre la “crise morale” que traversent leurs concitoyens. Mais, d’après les premiers chiffres, le système (et les clients) ne paie pas : le restaurant accuse une perte de 250 000 yuans (30 000 euros) après seulement quatre mois d’activité.
DPA/AFP
En Russie, une fièvre commerçante s’est emparée des habitants de Tcheliabinsk, dans l’Oural, depuis la chute d’une météorite, au début de l’année.
Le graff s’efface ROYAUME-UNI — “La culture graffiti est
en train de mourir, constate The Economist. Entre 2007 et 2012, le nombre de graffs enregistrés par les services de police britanniques a chuté de 63 %.” L’hebdomadaire évoque “une répression plus efficace” pour expliquer cette disparition progressive, avec la multiplication des caméras de surveillance et des “punitions plus sévères” infligées aux contrevenants. Mais ce phénomène est aussi lié à “un fossé générationnel : de moins en moins d’ados se lancent dans la peinture sur les murs”. Lorsqu’ils le font ils veulent être payés pour cela et préfèrent s’afficher dans les galeries. Quant aux graffeurs qui ont lancé le mouvement dans les années 1980 et 90, “ils sont désormais plus âgés et moins à même de prendre des risques”. Ces artistes “avec femmes et enfants”, précise le journal, peignent à présent les murs de maisons abandonnées le week-end, “comme d’autres vont voir des matchs de foot”.
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INSOLITES
MEI-CHUN JAU
Prier par roulement
Dallas ouvre l’œil
Le symbole d’une surveillance policière généralisée ? Une publicité pour un “certain univers moral” ? Une représentation divine ? L’œil de neuf PHOTO mètres de diamètre installé en août dans le centre-ville de Dallas “se trouve au cœur de toutes les conversations”, selon D Magazine. Mais pour son créateur, Tony Tasset, aucune des explications avancées n’est exacte. “C’est juste un œil géant”, assure-t-il. Et c’est là tout l’intérêt de son œuvre, estime le journal texan, car ce “monument du terre-à-terre révèle la volonté des esprits d’extrapoler”. Ainsi, la forme de l’œil exprime à la fois “une force symbolique et un humour surréaliste”.
ISRAËL — Pour Jawad Ibrahim, “les smartphones
ont détruit l’expérience gastronomique moderne”, relate Ha’Aretz. Ce restaurateur israélien veut donc ramener ses clients à “des temps plus innocents, quand aller au restaurant signifiait encore camaraderie, conversation et plaisir du goût plutôt que surfer sur Internet, envoyer des SMS et appeler le bureau”. Sa recette : offrir une ristourne de 50 % à tout client qui éteint son téléphone portable pendant le repas. Et ça marche. Selon le journal israélien, depuis que le restaurant a mis en place ce système, une seule personne a refusé de bénéficier de la réduction, et ce pour des raisons purement professionnelles.
FINLANDE — Pas
envie de payer un taxi hors de prix ? Pas le temps ou la patience d’attendre le bus ? Si vous vous trouvez à Helsinki, une option intermédiaire s’offre à vous et s’appelle Kutsuplus. Ces minibus qui sillonnent la capitale finnoise “coûtent plus cher qu’un ticket de bus mais beaucoup moins qu’un exorbitant taxi d’Helsinki”, indique le site d’informations Wired. Pour utiliser ce service, il suffit de faire venir un minibus à l’arrêt de bus de votre choix à l’aide de l’application pour smartphone. Le véhicule circule en fonction de ses passagers et vous facture au kilomètre comme si vous vous étiez rendu directement à votre destination. Face au succès rencontré par Kutsuplus, le programme devrait prochainement passer d’une dizaine à une centaine de minibus.
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50 % L’appel de la ristourne
Bus à la demande
● Doit-on travailler le jour du Seigneur ? Alors que la France débat sur le repos dominical, en Arabie Saoudite on s’interroge sur la prière dans les magasins. Le royaume est sans doute le seul pays au monde où hypermarchés, pharmacies ou stations-service ferment à l’heure du rituel, note ArabNews. L’islam prescrit cinq prières quotidiennes. Or, si au bon vieux temps les échoppes pouvaient rouvrir en un clin d’œil, il n’en va pas de même des immenses centres commerciaux, où les pauses pour la prière se prolongent parfois indûment. Le rite dure entre cinq et quinze minutes, mais “beaucoup de gens abusent en prenant beaucoup plus de temps que nécessaire pour regagner leur poste”, indique le site du quotidien de Djeddah, qui suggère de “prier par roulement”. S’acquitter de ses devoirs religieux n’est pas toujours chose facile. En 2006, la Malaisie planchait sur la meilleure façon de pratiquer sa foi dans l’espace. La Station spatiale internationale (ISS) tourne 16 fois par jour autour de la Terre, et l’heure des cinq prières est fi xée par le lever et le coucher du soleil. Autrement dit, “les astronautes musulmans devraient réciter leurs prières 80 fois en vingtquatre heures”, notait jadis le Daily Telegraph. Mission impossible. Les Directives pour pratiquer les rites islamiques à bord de l’ISS ont ramené les oraisons en apesanteur à cinq, les cosmonautes devant suivre l’heure de prière de leur point de départ terrestre – autrement dit, du pays d’où leur fusée a décollé pour rejoindre l’ISS, explique la revue Isim.
CADEAUX DE NOËL
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histoire.
“Pauvre garçon, tu vas mourir” XIXe siècle Etats-Unis Comment la chanson de meurtre, face sombre de la ballade folk, s’est répandue et a influencé le blues, le rock et le rap.
—American History (extraits) Leesburg
A
u xixe siècle, les chansons sur le thème des morts violentes, inspirées de faits divers locaux, ont supplanté les anciennes ballades européennes sur les preux chevaliers et leurs damoiselles en perdition. Elles diffusaient les nouvelles, captivaient un auditoire en mal de sensations par un luxe de détails volontiers sordides et délivraient une leçon morale. Il n’était pas rare que la chanson surpasse le crime dans l’horreur. “Pour l’époque, c’était l’équivalent de la presse tabloïd, commente le chanteur Tom Waits. Le fait est que l’actualité est toujours meilleure quand elle est servie bien chaude.” C’est dans les montagnes du sud des Etats-Unis que la culture de la chanson de meurtre a trouvé son terreau le plus fertile. Exclue par la géographie du monde de l’électricité et du moteur à explosion – et, dans bien des cas, de la culture de l’écrit –, cette tradition a perduré pendant une bonne partie du xxe siècle et a donné naissance aux chansons rapportant les faits d’armes des criminels. En 1960, le célèbre folkloriste américain Alan Lomax, qui a passé plusieurs décennies à collecter et enregistrer la musique traditionnelle des Etats-Unis et d’autres pays du monde, a consacré tout un chapitre de son ouvrage de référence Folk Songs of North America [Chants populaires d’Amérique du Nord] aux chansons de meurtre. “Les crimes délibérés, commis de sang-froid, […] venaient naturellement à des gens dont les ancêtres étaient […] des bouilleurs de cru clandestins et des querelleurs habitués à régler leurs différends dans le sang. La vieille tradition des ballades de la frontière [écossaise], qui reliait indissociablement l’amour et la mort, cadrait parfaitement avec le code des campagnes profondes.” La chanson de meurtre a connu de nombreuses variantes. Le plus souvent, elle parle d’une jeune fille séduite par les belles paroles d’un enjôleur qui, dans presque tous les cas, la “compromet” et – aussi peu disposé à assumer ses actes que l’enfant à naître – l’assassine sauvagement. Si Lomax considère les descendants des “bouilleurs de cru clandestins et des
↗ John Hurt (1893-1966), musicien de blues du Mississippi, dans un parc de New York, en 1965. Photo Bernard Gotfryd/Hulton Archive/Getty Images
↑ Pochette d’un disque du Kingston Trio, rendu célèbre par sa reprise d’une chanson de meurtre. Photo DR
querelleurs” comme les héritiers naturels de cette tradition des ballades de meurtre, toutes ces chansons n’étaient pas l’apanage exclusif du Sud rural. Le genre s’est étendu vers le nord, jusque dans le New Hampshire, et vers l’ouest, jusqu’au Texas. A l’hiver 1896, à Newcastle, dans l’Indiana, la jeune Pearl Bryan “attendait famille” ; son amant recrute deux étudiants en dentisterie pour la faire avorter. Peu après, on découvre un corps sans tête et, au terme d’une enquête poussée, il est établi qu’il s’agit de Pearl. Les étudiants sont promptement arrêtés et avouent avoir tué Pearl accidentellement par overdose de drogue, puis l’avoir décapitée afin que nul ne puisse la reconnaître. L’événement a donné lieu presque aussitôt à une chanson. La ballade de meurtre la plus populaire et la plus adaptable de l’Amérique de la fin du xixe siècle est sans aucun doute la chanson afro-américaine Stagerlee. Elle a été reprise en blues, en rag, en jazz, en chant de travail, en rock, en folk et en rap. On la retrouve dans un poème de James Baldwin et [en 2004] Cecil Brown lui a consacré un livre, Stagolee Shot Billy [Stagolee a tué Billy], dans lequel il retrace l’histoire vraie de “Stack” Lee Shelton, souteneur de bas étage qui vivait et officiait dans la partie afroaméricaine de Deep Morgan, le quartier chaud de Saint-Louis. Le soir de Noël 1895, Shelton se laisse entraîner dans une dispute politique avec une connaissance, William “Billy” Lyons, qui lui subtilise alors son Stetson. Shelton menace Lyons de lui loger une balle dans le ventre s’il ne lui rend pas immédiatement son chapeau. Lyons refuse et Shelton braque alors son arme sur lui et presse la détente. Selon les témoins, il se serait ensuite avancé vers son adversaire étendu à terre et aurait récupéré son bien en lançant : “Je t’avais dit de me rendre mon chapeau, sale nègre !” Sur ce, il tourne les talons et rentre tranquillement chez lui. Rapidement arrêté et jugé, il est condamné à une peine de prison. Aucune chanson de meurtre afro-américaine n’a exercé sur les esprits une fascination aussi durable que Stagerlee, qui a été enregistrée par tout un éventail de grands musiciens, de Ma Rainey à The Clash, en passant par Cab Calloway, Jimmy Dorsey, James Brown, Fats Domino, Peggy Lee, Bob Dylan, Duke Ellington, Wilson Pickett et Grateful Dead.
En 1959, Lloyd Price a dominé le hit-parade avec sa puissante version R’n’B, dopée à l’énergie des trompettes. Qualifiée par un auteur de “première chanson gangsta”, Stagerlee est devenue une icône pour des générations d’Afro-Américains qui voient dans le héros folk une incarnation du défi à l’autorité, de l’amour-propre et de la force face à l’adversité. Parmi les communautés isolées et presque analphabètes, les chansons transmises dans les salons, sous les vérandas des maisons, dans les champs, dans les réunions sociales – et lors des exécutions publiques – étaient des sources de nouvelles et d’édification morale. Les chanteurs ajoutaient ou retiraient des couplets au gré de leur inspiration du moment ou des valeurs de l’assistance. Une sorte de sélection naturelle quasi darwinienne a fait que les versions les plus appréciées du public ont survécu, alors que d’autres sont tombées dans l’oubli. Composée pour satisfaire les appétits les plus malsains, une ballade de meurtre procurait à ses auditeurs autant d’adrénaline que peut en susciter aujourd’hui le dernier film noir. Et elle nous parle autant qu’elle parlait à ses contemporains, dépassant le domaine de la simple curiosité, car les thèmes qu’elle aborde sont familiers à chacun d’entre nous. Comme l’explique Tom Waits avec une belle éloquence, “les gens restent vivants dans les histoires que nous racontons sur eux. Ainsi, dès que l’aiguille du tournedisque se pose sur le sillon, les morts reprennent cette même aiguille et, ensemble, nous leur tricotons à tous un nouveau costume de chair. Alors, l’espace de la chanson, nous croyons que ces os desséchés peuvent vivre.” —Ron Soodalter Paru en novembre Lire aussi la source de la semaine p. 46.
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A lire également : En musique. Retrouvez l’intégralité de l’article d’American History, accompagné d’authentiques chansons de meurtre.
DOCUMENT— LES MEILLEURS ARTICLES SUR LE HÉROS DE LA LUTTE CONTRE L’APARTHEID PUBLIÉS PAR LA PRESSE ÉTRANGÈRE
Nelson Mandela 1918-2013
II. DOCUMENT
Courrier international — n° 1206 du 12 au 18 décembre 2013
Mandela, le plus pragmatique des utopistes L’écrivain sud-africain André Brink salue le père de “l’impossible réconciliation”. Au-delà de l’image de saint, la grandeur de Mandela résiderait dans sa “simplicité d’homme de la rue” et dans son pragmatisme. —Mail & Guardian (extraits) Johannesburg
E
n 1962, lors du procès pour trahison qui lui valut d’être condamné à vingt-sept années de prison, Mandela n’a pas joué les héros. Bien des années plus tard, il observait simplement : “J’étais le symbole de la justice dans le tribunal de l’oppresseur, le représentant de grands idéaux de liberté, de justice et de démocratie dans une société qui bafouait ces vertus.” Ce qu’il définissait par ces mots, relevés dans son autobiographie, Long Walk to Freedom [Un long chemin vers la liberté, Fayard], c’était bel et bien l’étendue de ses responsabilités, et non celle de son importance en tant qu’individu. Lorsqu’il a pris la parole devant le tribunal, assurant luimême sa défense, il a présenté son procès comme celui des “aspirations du peuple africain”. Derrière des accents quasi gaulliens, on pouvait déceler la calme assurance d’un homme qui avait souffert pour défendre ses convictions et qui était prêt à souffrir encore. Il devait conclure sa plaidoirie par cette déclaration retentissante, visant à insuffler du courage à des générations d’opprimés : “J’ai consacré ma vie à cette lutte du peuple africain. J’ai combattu la domination blanche, j’ai combattu la domination noire. J’ai œuvré pour une société démocratique, éprise de liberté, où chacun puisse vivre en harmonie, dans le respect de l’égalité des chances. Je veux vivre pour cet idéal et le réaliser. Je suis prêt, s’il le faut, à mourir pour cet idéal.”
Miracle africain. Nombreux sont ceux, tant en Afrique du Sud qu’à l’étranger, qui ont considéré d’un œil sceptique les changements survenus dans notre pays entre les premières élections démocratiques d’avril 1994 et la deuxième élection présidentielle de juin 1999 [remportée par Thabo Mbeki, le successeur désigné de Nelson Mandela]. On raconte qu’au lendemain de la libération de Mandela un journaliste a interrogé une marchande ambulante du Cap-Est. Lorsqu’il lui a demandé ce qu’elle pensait de cette bonne nouvelle, elle a répondu : “J’ai toujours du mal à vendre mes fruits.” A l’heure du bilan de son mandat, achevé en juin [1999], Mandela est davantage en butte à la critique. Pour ses détracteurs, le pays s’enfonce dans un bourbier de corruption, de gaspillage, de criminalité ; la confiance des milieux d’affaires est en baisse ; on assiste à une résurgence du racisme (aussi bien noir que blanc) et à des abus de pouvoir. Ils soulignent les nombreuses promesses non tenues depuis les précédentes élections : pas assez de logements construits pour les pauvres, pas assez d’emplois créés, une économie anémique, la baisse du niveau d’instruction et de la qualité des soins médicaux, le manque de transparence dans la vie
publique et la quasi-absence de mécanismes démocratiques pour la désignation des dirigeants dans les provinces. Pourtant, en avril 1994, des millions de Sud-Africains votaient ensemble pour la première fois de leur histoire. Ce faisant, ils découvraient qu’ils appartenaient tous au même pays. Que reste-t-il aujourd’hui de l’euphorie suscitée par cette découverte si simple et pourtant d’une ampleur sans précédent. Etait-ce un rêve ? Nelson Mandela, qui pendant toutes ces années a été vénéré comme un dieu, serait-il redevenu un simple mortel à l’épreuve du pouvoir ? A-t-il échoué au test de Créon ? En mars dernier [1999], par une matinée très ensoleillée, j’ai été invité à prendre le thé à Genadendal, dans la résidence présidentielle du Cap. Mandela était d’excellente humeur, presque jovial, après la visite d’adieu triomphale qui venait de le conduire aux Pays-Bas et en Scandinavie. Sur un ton exubérant, il a évoqué cette toute récente confirmation du miracle sud-africain. En une décennie, de parias du monde que nous étions, nous nous étions hissés à une position influente du point de vue moral et politique. L’image du pays était radicalement transformée. “C’est entièrement grâce à vous”, lui ai-je rappelé. Une bonne part du charme de Mandela tient au fait qu’il peut faire preuve d’humilité sans la moindre fausse modes-
↑ Illustrations originales en couverture et en pages IV, VII et XII de Garth Walker (Afrique du Sud) pour Courrier international
↓ Nelson Mandela avec Ruth First, militante antiapartheid tuée en 1982. Photo Jurgen Schadeberg/Life-Getty
tie. Il n’a pas réfuté mon observation, mais a tenu à la replacer dans son contexte : s’il avait pu faire évoluer la situation, c’est parce que le pays luimême et son peuple avaient changé. Lorsqu’on essaie de dresser un état des lieux de l’Afrique du Sud d’aujourd’hui et de déterminer dans quelle mesure Nelson Mandela a contribué à sa transformation, il ne faut pas perdre de vue la situation que lui ont léguée les dirigeants de l’apartheid. Il est devenu de bon ton parmi les jeunes Blancs sud-africains de se moquer de la tactique du Congrès national africain [l’ANC, parti de Nelson Mandela], qui répond presque systématiquement aux critiques en mettant tout ce qui va mal sur le compte de l’apartheid. Il faut néanmoins se rappeler l’état dans lequel se trouvait le pays pendant les années 1980. On a tendance à l’oublier un peu vite. Aujourd’hui, je trouve que beaucoup ne se rappellent plus – ou ne veulent plus se rappeler – l’horreur quotidienne que représentait l’apartheid pour la plupart des Sud-Africains.
Solutions d’avenir. Je ne parle pas seulement des atrocités mises au jour par la Commission vérité et réconciliation, mais des petites humiliations que se voyaient infliger les Noirs au quotidien : les restes de viande pourrie jetés, non emballés, aux clients noirs d’une boucherie ; le traitement préférentiel accordé aux Blancs dans la queue au bureau de poste ; les retards de versement des retraites pour les Noirs ; l’homme humilié devant son jeune fils ; la vendeuse qui s’adresse à une femme noire deux fois plus âgée qu’elle en lui disant “Ma fille” et qui ne la laisse pas essayer les vêtements avant de les acheter ; le manque d’attention accordée aux patients noirs à l’hôpital ; l’insolence, ou même la brutalité, d’adolescents blancs en uniforme de police lors de ces interpel-
Courrier international — n° 1206 du 12 au 18 décembre 2013 → Elle lui dit : “Toi, tu serais le chauffeur et moi, je serais la madame”, puis ils attrapèrent le pare-choc et prirent la pose. Hillbrow, Johannesburg, 1975. Photo David Goldblatt, en couverture de son livre TJ (Contrasto)
lations qui étaient une véritable plaie pour les Noirs ; la charitable distribution de vêtements usagés ou de restes de nourriture à la bonne dans la cuisine. Telle était la scène sur laquelle Mandela a fait ses débuts en politique. Lors de notre dernière conversation, j’ai été surpris de découvrir l’affection qu’il continue d’éprouver pour Peter Botha [qui a dirigé l’Afrique du Sud de 1978 à 1989]. Malgré les manières bravaches de l’ex-président, Mandela a décelé en lui une réelle volonté de sortir de l’impasse. Cela va au-delà de la conviction, réitérée dans son autobiographie, que “tous les hommes, même ceux apparemment le plus inaccessibles à la pitié, ont toujours un fond de bonté : si on arrive à toucher leur cœur, il est possible de les faire changer”. Il en avait fait l’expérience, même avec les plus gardiens les plus durs, à Robben Island ; et, derrière le bruit et la fureur de Botha, Mandela a détecté le souci de rechercher des solutions d’avenir. Ce qui ne fait que confirmer un sentiment que j’ai depuis longtemps, à savoir qu’une bonne part des espoirs de l’Afrique du Sud pour l’avenir peut s’appuyer sur ce que les deux grandes communautés du pays, les Noirs et les Afrikaners, ont en commun : leur attachement féroce au continent africain, leurs souvenirs d’un passé nomade, tribal, paysan, leur expérience de la lutte pour la survie. Ce n’est peutêtre pas évident chez un De Klerk urbanisé et “détribalisé”. Chez Botha, en revanche, Nelson Mandela pouvait le ressentir, malgré tout ce qui les divisait. Et il éprouvait la même chose, m’a-t-il assuré, avec des leaders afrikaners appartenant à l’extrême droite – non seulement l’ancien général Constand Viljoen, mais même avec Eugène Terre’Blanche et d’autres fanatiques de son espèce De ces premières négociations avec Botha, Mandela garde aussi présents à l’esprit les énormes
NELSON MANDELA. III ↓ En 1950, un ouvrier noir porte l’insigne : “Nous ne voulons pas de pass”, en référence aux interdictions mises en place contre les personnes non blanches. Photo Margaret Bourke-White
↑ En 1956, mise en garde contre la présence de “natifs” africains, dans un quartier blanc de Johannesburg. Photo Ejor/Getty images
“J’ai combattu la domination blanche, j’ai combattu la domination noire”
risques qu’il prenait en organisant de telles réunions. Il savait pertinemment, m’a-t-il assuré, qu’il était tenu d’obtenir le feu vert de l’ANC avant de se lancer dans une initiative aussi audacieuse. Mais il savait aussi que l’ANC ne lui donnerait jamais son aval. Aussi a-t-il dû mettre son propre avenir en jeu, sachant que, si sa tentative échouait (ou encore si elle était rendue publique trop tôt), ses chances de jouer un rôle dans l’avenir du pays seraient réduites à néant. “Parfois”, souligne-t-il dans Un long chemin vers la liberté, “un dirigeant doit sortir du rang, s’engager dans une nouvelle voie, sûr de conduire alors son peuple dans la bonne direction.” Ce qui chez certains individus pourrait passer pour de la mégalomanie peut se révéler une décision visionnaire chez d’autres.
Simplicité. Dans l’esprit d’une majorité noire longtemps bafouée, Mandela fait désormais figure de messie. Dans bien des cas, lorsque l’être humain perce sous le messie, cela peut avoir des effets désastreux. Mandela l’a d’ailleurs lui-même rappelé vigoureusement dès sa libération, à l’occasion de son tout premier discours. “Je ne suis pas un messie, mais un homme comme les autres, devenu dirigeant par un extraordinaire concours de circonstances.” Il n’a jamais dévié de cette déclaration de principe. La grandeur de Mandela tient peut-être à cette simplicité même, celle de l’homme de la rue. A ce propos, les anecdotes ne manquent pas. L’une de celles que je préfère remonte à quelque temps après son entrée en fonctions, lors d’une réception à sa résidence du Cap. Un journaliste qui avait mal lu l’invitation s’est présenté à 6 heures du soir au lieu de 8 heures. Le portail et l’entrée n’étant pas gardés (on était loin de la sécurité militaire propre aux années d’apartheid), il est entré d’un pas tranquille et a trouvé le président dans la
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↙ Empreinte de la main droite de Nelson Mandela, issue d’une série de 25 lithographies.
Chronologie
18 juillet 1918 Naissance dans l’ancien bantoustan du Transkei. 1939 Etudes de droit à l’université de Fort Hare. 1942 Licence en droit. 1943 Prise de contact avec le Congrès national africain (ANC). Inscription à l’université du Witwatersrand pour préparer son diplôme d’avocat. 1943-1944 Création de la Ligue de la jeunesse de l’ANC, qui prône la mobilisation et les actions de masse. 1948 Promulgation de l’apartheid. 1949-1950 L’ANC adopte le programme de la Ligue des jeunes : boycott, grève, désobéissance civile et non-coopération avec le régime. 1951-1952 Mandela devient le président de la Ligue des jeunes de l’ANC et fait campagne pour l’abolition des lois discriminatoires. Il est alors arrêté, condamné et interdit de rassemblement public pendant six mois. 1956 Nouvelle arrestation avec 155 autres personnes lors d’un procès pour trahison. Juin 1958 Mariage avec Winnie. 1960 Massacre de Sharpeville (69 morts). 1961 Mandela est acquitté, ainsi que ses coaccusés. Il est de nouveau arrêté pendant l’état d’urgence instauré après Sharpeville. Le Congrès panafricain et l’ANC sont interdits à la suite des événements. Des actions clandestines sont autorisées par le parti. Création de l’Umkhonto we Sizwe, branche armée de l’ANC. Grève générale en mai. Réaction militaire très importante du régime blanc. Mandela entre dans la clandestinité. 1962 Voyage de six mois au Royaume-Uni et en Afrique, notamment en Ethiopie, où il suit un entraînement militaire. Retourne en Afrique du Sud, où il est arrêté pour avoir quitté illégalement le pays et avoir incité les ouvriers noirs
AFP/SIPA
Une vie de lutte
à faire grève. Il est condamné à cinq ans de travaux forcés. 1963 Mandela et plusieurs dirigeants de l’ANC et de l’Umkhonto we Sizwe sont arrêtés et accusés de complot visant à renverser le gouvernement par la violence. 12 juin 1964 Mandela et sept autres accusés sont condamnés à la prison à perpétuité : il est emprisonné à Robben Island. Juin 1976 Massacre de Soweto (plus de 300 morts). 1982 Transfert à la prison de haute sécurité de Pollsmoor, au Cap – confinement solitaire pendant six ans. 1988 Hospitalisé pour cause de tuberculose, Mandela retourne en prison à Paarl. Son aura et son souvenir, entretenus par l’ANC et par sa femme Winnie, ne cessent de grandir. Il devient le plus ancien et le plus célèbre prisonnier politique du monde. Parallèlement, la situation devient intenable pour le régime. La chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide aidant, la résistance s’intensifie, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. 11 février 1990 Nelson Mandela est libéré après vingt-sept années de détention. Août 1990 L’ANC renonce à la lutte armée. 1991 Mandela assume la présidence de l’ANC, redevenu légal, et négocie avec Frederik De Klerk, alors président. 30 juin 1991 Abolition de l’apartheid. Novembre 1991 Séparation de Nelson et Winnie Mandela, et divorce en 1992. Septembre 1992 Signature des accords pour une assemblée constitutionnelle, une nouvelle constitution et un gouvernement de transition.
1993 Mandela et De Klerk reçoivent conjointement le prix Nobel de la paix. Adoption de la nouvelle Constitution. 27 avril 1994 Premières élections libres : l’ANC l’emporte avec 62 % des voix. Mandela devient le premier président de la République sud-africaine postapartheid. 1995 Parution de l’autobiographie de Mandela Un long chemin vers la liberté : 6 millions d’exemplaires vendus dans le monde. 18 juillet 1998 Mandela se marie pour la troisième fois, le jour de ses 80 ans, avec Graça Machel, veuve de Samora Machel. 1999 Mandela passe le flambeau à Thabo Mbeki, son viceprésident. 2000 Mandela est nommé médiateur dans le conflit entre Hutus et Tutsis qui ravage le Burundi. Janvier 2002 Ouverture du musée de l’Apartheid à Johannesburg. Avril 2002 Mandela s’engage dans la lutte contre le sida en Afrique du Sud.
6 janvier 2005 Makgatho Mandela, fils de Nelson, meurt du sida. Juillet 2005 Une BD consacrée à la vie de Mandela est vendue à plus de 1 million d’exemplaires. 21 septembre 2008 Le successeur de Nelson Mandela à la présidence de l’Afrique du Sud, Thabo Mbeki, démissionne. 15 février 2009 Mandela apporte son soutien au leader de l’ANC, Jacob Zuma, qui sera élu le 22 avril 2009. Octobre 2009 Les archives de Mandela léguées à la fondation qui porte son nom sont présentées à la Foire du livre de Francfort. Des extraits publiés sous le titre Conversation avec moi-même sortiront au Royaume-Uni en octobre 2010.
cuisine. “Je suis en train de me faire un petit sandwich, lui a dit Mandela. Voulez-vous vous joindre à moi ?” Les deux hommes, parfaitement décontractés, ont ainsi pris le thé ensemble avant l’arrivée des invités. Lorsque Mandela déclare à un jeune enfant qu’il vient de rencontrer : “Je suis très honoré d’avoir fait votre connaissance”, ce n’est pas une simple formule de politesse, mais le sentiment profond d’un homme dont la plus grande privation pendant ses trente ans de prison aura été l’absence d’enfants. Devoir renoncer à une vie de famille est peut-être le plus douloureux sacrifice auquel il ait dû consentir pour prix de son combat de libération. En rendant ainsi hommage aux enfants qu’il rencontre aujourd’hui, Mandela réaffirme sa foi en l’avenir.
Stratégie. Sa dignité s’enracine dans un sentiment profond de sa propre valeur, sentiment qui lui vient non pas du mépris de l’ennemi, mais de la reconnaissance d’une humanité commune, et où la fierté le dispute à l’humilité. Ainsi, dès son plus jeune âge, Mandela a traité les autres (y compris les Blancs, en un temps où il était un “simple” Noir) sur un pied d’égalité, avec ce que lui-même a appelé son “sens têtu de l’équité”. A travers les actions qui ont jalonné et façonné la vie de Mandela, les principes ont toujours joué un très grand rôle, jamais l’idéologie. Dans Un long chemin…, il affirme à plusieurs reprises que, au cours des premières années de la lutte, avant que la violence d’Etat n’impose le recours à la violence, son souci de la non-violence n’était jamais dicté par des considérations idéologiques. Il relevait au contraire d’une stratégie. Pour lui, la politique passait par une évaluation réaliste des options et par des débats approfondis avec ses collègues afin de parvenir à un consensus, des décisions pragmatiques, informées. De fait, à première vue, la vie n’a guère changé pour bon nombre de Sud-Africains, en particulier pour ceux qui étaient déjà les premières victimes de l’apartheid. La violence et la corruption règnent, les politiques sont d’une arrogance inadmissible, de nombreux dirigeants ont une mentalité d’autocrates et d’oppresseurs qui rappelle odieusement l’ancien régime. Mais ces phénomènes, aussi révoltants qu’ils soient, ne sont-ils pas inévitables dans une société en transition, qui est passée d’un régime autoritaire à la démocratie ? Pour mesurer le chemin parcouru, il suffit de regarder en arrière et de comparer l’Afrique du Sud actuelle avec ce qu’elle était il y a moins de dix ans. Les programmes en faveur du logement, de la santé, de l’emploi ou de l’éducation, vaste chantier s’il en est, tardent à être mis en œuvre. On en parle depuis cinq ans. Mais les fondations et les infrastructures sont en place : reste à construire l’édifice. Ce qui eût paru impensable encore tout récemment – que les sociétés blanche et noire, divisées par des siècles de dévastation coloniale et par les traitements inhumains de l’apartheid, puissent montrer la volonté d’aller l’une vers l’autre – devient désormais une réalité. Mandela lui-même donne l’exemple. Ce Xhosa [l’une des principales ethnies sud-africaines] a évolué vers une conception de plus en plus élargie de son identité de Sud-Africain et d’être humain. Sortant de prison, il définissait en ces termes la tâche qu’il s’était assignée : “Réconcilier, panser les plaies de ce pays, créer un climat de confiance.” Ses années à la présidence, il les a consacrées à “libérer à la fois les opprimés et les oppresseurs”. Pour lui, cela revenait à guider son peuple sur une route semée d’embûches, entre les craintes des Blancs et les espoirs des Noirs. —André Brink Publié le 4 juin 1999
NELSON MANDELA. V
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“J’étais avec lui le jour de sa libération” Hilda Ndude accompagnait le prisonnier le plus célèbre du pays lorsqu’il a été libéré, le 11 février 1990. L’ancienne militante de l’ANC n’a rien oublié de ce moment historique. —The Observer Londres
E
lle n’a qu’un seul mot pour décrire l’ambiance qui régnait le jour de la libération de Nelson Mandela : “Wow !” Immortalisée aux côtés du grand homme ce jour-là, Hilda Ndude est désormais associée à l’une des images d’espoir les plus fortes du XXe siècle. Sur le cliché en question, on l’aperçoit derrière Nelson Mandela et son épouse, Winnie, qui lèvent le poing en signe de victoire dans le soleil de l’après-midi. Elle semble profondément absorbée par sa tâche. “C’était extraordinaire, se souvient-elle. Je ne pense pas revivre une expérience comme celle-là dans ma vie. Il régnait une atmosphère pleine d’optimisme. Nous savions qu’une nouvelle Afrique du Sud venait de naître.” Hilda Ndude avait la responsabilité de s’assurer que la première apparition en public de Mandela depuis vingt-sept ans se déroulerait sans heurts. Elle est toujours restée loyale à l’homme qu’elle appelle “Dada”, comme la majeure partie des Sud-Africains. Mais elle estime que cet instant magique a été effacé et l’héritage de Mandela, gâché. Elle a été tellement déçue par son parti, le Congrès national africain (ANC), qu’elle s’est tournée vers une formation dissidente, le Congrès du peuple (COPE). Pendant l’apartheid, Hilda Ndude, qui était une militante clandestine, a fait de la prison. Elle faisait partie des membres les plus en vue du Front démocratique uni dans la province du
Cap-Occidental. Elle a œuvré pour la libération de héros de la lutte antiapartheid comme Govan Mbeki [père de Thabo Mbeki] et Walter Sisulu. En décembre 1989, elle a été invitée à rencontrer Nelson Mandela dans la maison de gardien qu’il occupait à la prison Victor Verster, à Paarl, près du Cap. “J’ai eu de la chance, raconte-t-elle. C’était une merveilleuse rencontre. Certains disaient que Mandela était vendu parce qu’il avait un téléphone dans sa maison, mais il nous a fait visiter et nous a assuré qu’il n’avait pas le téléphone. Il m’a même envoyé une carte de Noël pour me remercier de ma visite.”
↑ Hilda Ndude entre Winnie et Nelson Mandela à sa sortie de prison le 11 février 1990. Photo Alexander Joe/AFP/Getty images
Liesse. Lorsque le président Frederik De Klerk a levé l’interdiction de l’ANC, en février 1990, le monde entier attendait la libération de Nelson Mandela. “Lorsque nous avons été informés par les Afrikaners, le samedi, que Mandela serait relâché
“Les gens pleuraient de joie, de rire, ils ne pouvaient plus s’arrêter”
le lendemain matin, nous avons dû nous activer et j’ai été désignée comme responsable. Je figurais parmi ceux qui sont allés le voir le matin de sa libération. Je l’ai mis au courant de ce qui allait se passer et l’ai accompagné vers la sortie”, se souvient-elle. Une incroyable vague d’émotions a submergé la foule, tandis que les partisans de Mandela et les journalistes cherchaient à apercevoir le grand homme. “Je n’aurais jamais pu imaginer un moment comme celui-là. Les gens étaient venus à pied de Stellenbosch, de Khayelitsha et de toutes les townships du Cap. Certains d’entre eux étaient partis à 5 heures du matin pour arriver à temps. La foule était en liesse, les gens pleuraient et riaient. Ils pleuraient de joie et de rire ! Rien ne pouvait les arrêter…” Hilda Ndude marchait derrière Mandela, tandis qu’il savourait ses premiers instants de liberté. “Il se laissait aller à sa joie d’être enfin libre après vingt-sept ans de détention, mais il avait aussi la stature d’un homme d’Etat. Nous n’avions pas le temps de lui parler parce qu’il y avait tellement de monde. Je me concentrais sur les gens et sur la sécurité : je voulais m’assurer que tout se passe bien. Je me rappelle qu’un journaliste a dit quelque chose comme : ‘Quel type !’ Mais nous n’avons jamais eu peur pour la sécurité de Nelson Mandela. Personne n’aurait songé à l’assassiner.” Le couple Mandela et ses proches sont montés à bord de voitures pour se rendre à l’hôtel de ville du Cap, où l’ancien détenu devait prononcer un discours. “J’étais dans la voiture principale avec Mandela : c’était un cortège, et les gens cherchaient à savoir dans quel véhicule il se trouvait. Heureusement, les vitres étaient teintées, et ils ne pouvaient pas nous voir. Toutes les voitures ont été cabossées ce jour-là…”
Affection. Au début des années 1990, Hilda Ndude a accompagné Mandela dans ses voyages à l’étranger. Elle est devenue une personnalité influente de la Ligue des femmes de l’ANC et aussi de l’ANC dans la province du Cap-Occidental. Au fil du temps, elle a cependant cessé de croire aux idéaux du parti au pouvoir et pris la “dure décision”, en 2008, de rejoindre les dissidents de l’ANC réunis sous la bannière du Congrès du peuple. Elle est maintenant députée et trésorière nationale de ce parti. Avec un regret évident, elle estime que l’optimisme d’il y a vingt ans s’est estompé. “Avec l’ANC qui s’égare, l’héritage de Mandela a été gâché. Il a été perdu, et je ne crois pas que nous serons capables de le récupérer. Mandela voulait bâtir un pays où les Noirs et les Blancs se considèrent comme des Sud-Africains. Je pense que nous avons échoué. J’aimerais souligner le travail de la Commission vérité et réconciliation, auquel on a coupé court. Des blessures ont été rouvertes, mais on ne leur a jamais donné le temps de guérir”, explique-t-elle lorsqu’on l’interroge sur l’héritage de Nelson Mandela. Bien qu’elle ne l’ait pas vu depuis des années, Hilda Ndude n’a jamais cessé d’éprouver une grande affection pour Mandela. “Un matin, il m’a appelée lui-même pour fixer un rendez-vous. Il m’a dit de venir le voir à son bureau. C’était à l’époque où il était président. Quand je suis arrivée, sa secrétaire m’a dit : ‘Vous savez, vous ne pouvez pas venir voir Dada comme ça sans d’abord prendre rendez-vous.’ Je lui ai répondu : ‘Non, non, c’est lui qui m’a appelée.’ Elle est allée dire à Dada que j’étais là et il est venu à la réception pour m’accueillir et m’accompagner jusqu’à son bureau. Nous avons déjeuné ensemble. Voilà le genre d’homme qu’est Nelson Mandela. Un membre de la famille, un père, un homme d’Etat. Il a une sorte d’aura autour de lui. Il est unique.” —David Smith Publié le 31 janvier 2010
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accueillent l’invité le plus marquant de la journée. Le líder cubain est encore plus impressionnant sans son cigare et sa casquette de l’armée, son uniforme et sa chevelure argentée étincelant superbement au soleil. Le défilé de personnalités se poursuit, le jeu de chaises musicales aussi… Constantin II de Grèce, Jerry Rawlings, Mary Robinson, Boutros Boutros-Ghali, Kenneth Kaunda, le prince des Asturies, Danielle Mitterrand, Joaquim Chissano, Benazir Bhutto, Sam Nujoma, Willem-Alexander des Pays-Bas, Mário Soares, Julius Nyerere.
“En tant que président au service de la République…” A 75 ans, Nelson Mandela devient chef de l’Etat sud-africain. Ce jour de mai 1994, l’apartheid a définitivement rendu l’âme. —The Guardian Londres
C
’est un happy end adapté à l’étrange histoire de Nelson Mandela, berger devenu prisonnier, puis président. L’heure pour laquelle il semble être né voilà soixante-quinze ans est enfin arrivée lorsque, derrière une vitre pareballes, les reflets du soleil posés sur la bible devant lui, il prend la parole : “En présence de cette assemblée, et en pleine conscience de la haute mission que j’assume en tant que président au service de la république d’Afrique du Sud…” Il est 12 h 16 lorsqu’il commence, ce qui est un peu gênant, puisqu’il était censé devenir président le matin. Mais, à midi, quand la tour de l’horloge a joué les notes du carillon de Westminster – réminiscence d’un passé colonial –, les dignitaires venus des quatre coins de la planète ont compris qu’il fallait s’habituer à la décontraction sud-africaine. Winnie Mandela est la première représentante du gotha à faire son apparition, resplendissante, dans une longue robe de soie verte – création dont son attachée de presse a fièrement assuré qu’elle “ébahirait l’Afrique du Sud”. L’instant est poignant quand cette femme, qui devrait vivre alors son apothéose, est guidée vers les places des dignitaires de seconde catégorie. Mais voilà qu’elle apparaît soudain sur l’estrade auprès de sa famille, répondant à quelque mystérieuse invite. Le commentateur de la télévision clame d’un ton désapprobateur que celle qui fut jadis “la mère de la nation” n’a rien à y faire et devrait être reconduite sous peu à la place qui est la sienne. Mais, contre toute attente, Mme Mandela est accompa-
gnée vers une place située à seulement neuf sièges du trône tapissé de cuir qui attend l’homme dont elle est désormais séparée. Yasser Arafat, qui fait aussi partie des premiers arrivés, se dirige d’un pas décidé vers le treizième rang exigé par le protocole pour un personnage qui n’est pas tout à fait chef d’Etat. Des gardes du corps imposants en costume gris regardent d’un œil menaçant les photographes massés sur la balustrade, dont les téléobjectifs surplombent dangereusement la tête des personnages qu’ils ont pour mission de protéger. Cramponné à son panama, le duc d’Edimbourg gravit les escaliers à grandes enjambées, entraînant dans son sillage un cortège de représentants du ministère des Affaires étrangères. Il semble perplexe lorsqu’il se voit indiquer le quatrième rang. Puis, lorsque Al Gore, Hillary Clinton, Ron Brown, Jesse Jackson et le reste du contingent étasunien se retrouvent entassés dans la même rangée, leurs gardes du corps se rendent compte avec indignation que les représentants de la première puissance mondiale n’ont pas assez de chaises pour s’asseoir. “Castro ! Castro !” Les cris enthousiastes des députés du Parti communiste d’Afrique du Sud
↑ Les Sud-Africains célèbrent l’investiture du président Nelson Mandela devant l’Union Buildings de Pretoria, le 10 mai 1994. Photo Gisele Wulfsohn/ Africa Media Online
“Que jamais plus ce pays magnifique ne revive l’expérience de l’oppression, ni ne souffre à nouveau l’indignité d’être le paria du monde”
Liesse. Relégué dans la travée de gauche, Goodwill Zwelithini, roi des Zoulous, se dépêche d’aller s’installer devant, à droite. Fidel, qui a atterri fortuitement près des Américains, dans la travée de droite, file se mettre plus à l’abri devant, à gauche. Pendant ce temps, sur l’estrade, le président sortant et nouveau second vice-président, Frederik de Klerk, est arrivé, salué par la première salve d’applaudissements internationaux – qui le félicite du simple commentaire qu’il a eu en arrivant : “Nous avons accompli ce que nous souhaitions accomplir.” Il est suivi du premier vice-président, Thabo Mbeki, puis les clameurs des quelque 50 000 personnes assemblées sur les pelouses en contrebas annoncent l’arrivée de l’ancien berger. Nelson Mandela affiche une mine réjouie tandis que les généraux le guident le long des escaliers pour rejoindre le président de la Cour suprême. Il rayonne de fierté paternelle en passant devant sa fille, la princesse Zeni Dlamini – qui est unie à un membre de la famille royale du Swaziland et joue ici le rôle de première dame. Des griots chantent les louanges de l’homme du jour au micro. Puis, avec une heure et huit minutes de retard sur l’horaire, l’aiguille arrive au moment historique. “[…] Moi, Nelson Rolihlahla Mandela, jure ici d’être fidèle à la république d’Afrique du Sud et promets solennellement et sincèrement de toujours…” “Nos actes quotidiens d’Africains du Sud doivent construire une véritable réalité sud-africaine qui renforcera la foi de l’humanité en la justice, affermira sa confiance en la noblesse de l’âme humaine et nourrira tous nos espoirs pour que nous ayons tous une vie épanouie.” A la fin de son discours inaugural, les 4 000 personnages de marque composant l’assemblée, animés par une émotion sincère, se dressent spontanément lorsque le président Mandela déclare : “Que jamais, jamais plus ce pays magnifique ne revive l’expérience de l’oppression des uns par les autres, ni ne souffre à nouveau l’indignité d’être le paria du monde.” Tandis que les vivats s’évanouissent, l’assistante personnelle de Nelson Mandela, Barbara Masekela, sœur du trompettiste de jazz Hugh Masekela et ici maîtresse de cérémonie, semble un peu déboussolée. Mais les généraux prennent le relais et se dirigent vers l’arrière de la scène et du dispositif pareballes, d’où leur regard fixe ostensiblement les collines de Muckleneuk, dans le lointain. Le silence laisse bientôt place à un grondement quand surgissent au-dessus des montagnes des hélicoptères de combat, des avions-écoles, des chasseurs supersoniques et des patrouilles acrobatiques zébrant le ciel aux couleurs du nouveau drapeau sud-africain, en l’honneur de leur premier chef noir, assurément le plus grand. —David Beresford Publié en mai 1994 Paru dans Courrier international Hors-série n° 32, juin 2010
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Le testament politique En 1998, peu avant la fin de son mandat, Nelson Mandela, président infatigable, dressait un premier bilan de son action lors d’un entretien accordé à un mensuel sud-africain. —Leadership (extraits) Le Cap
A
lors que Nelson Rolihlahla Mandela entame les six derniers mois de son extraordinaire rôle historique de premier président de l’Afrique du Sud démocratique [son mandat prendra fin en mai 1999], il y a une chose dont ses compatriotes peuvent être sûrs : il poursuit sa tâche comme un homme fermement décidé à respecter les délais et à atteindre les objectifs extrêmement ambitieux qu’il s’est fixés pour les cinq années de son mandat. Nous l’avons rencontré à Pretoria, et plus précisément à Mahlamba Ndlopfu, la résidence historique des anciens présidents et Premiers ministres nationalistes blancs, autrefois appelée Libertas. Chaque jour, le président se lève vers 4 heures à son domicile de Johannesburg, puis il parcourt la plupart des journaux, avant de donner ses premiers coups de fil de la matinée. Son secrétaire de presse, Parks Mankahlana, 34 ans, est l’un des premiers à être tiré du lit, généralement vers 5 heures du matin. Si l’appel ne vient pas d’un journaliste étranger complètement inconscient de l’heure locale, alors c’est de Mandela lui-même. “Le problème avec ces appels aux aurores, se lamente Mankahlana, c’est que le président a déjà lu la presse et qu’il se met à m’en parler, alors que ce devrait être le contraire. C’est très difficile de suivre son rythme. Et dire qu’il a 80 ans !” Ce jour-là, immédiatement après le petit déjeuner, Mandela s’est rendu en voiture à la Presidential Guest House, à Bryntirion, le quartier où résident les principaux membres du gouvernement, pour recevoir les lettres de créance de diplomates étrangers. Notre entretien était prévu à 10 heures, mais on nous avait prévenus qu’une audience accordée à la dernière minute à de grands propriétaires terriens très en colère contre la série apparemment interminable de meurtres dans les campagnes pourrait entraîner quelque retard. La grande bâtisse dressée sur la colline de Magaliesberg, qui jouit d’un panorama spectaculaire, est restée à peu près en l’état – à l’exception du portrait de Mandela suspendu dans l’entrée. La belle collection d’œuvres de Pierneef, de Gwelo Goodman et de Maggie Laubser, entre autres artistes connus, couvre toujours les murs entre les précieuses armoires et tables africaines. On est loin de ce qui se passe dans d’autres pays, comme le Zimbabwe ou la Zambie, qui ont, après l’indépendance, dépouillé la plupart des bureaux et résidences officiels de tout ce qui rappelait le passé, en y entassant un bric-à-brac sans valeur et de mauvais goût. Mandela a bonne mine. Seuls son pas hésitant et son appareil auditif trahissent ses troubles physiques. Mais de cela on ne s’aperçoit même pas, tant la haute et élégante silhouette a conservé son aura mythique. Cependant, la gravité des problèmes auxquels est confrontée l’Afrique du Sud n’a, elle, rien de mythique. Leadership est allé à la rencontre du président pour lui poser quelques questions qui,
on l’espère, permettront d’aller au-delà des excès flagorneurs dont ont fait preuve certains médias ces derniers temps. Il vous reste encore six mois difficiles à ce poste. Le temps vous est compté, et vous serez énormément sollicité. Quelles seront vos priorités ? Nelson Mandela. Il n’y a aucun dossier plus important que d’autres. Cependant, la priorité est d’améliorer la vie de notre peuple. C’est à cela que nous sommes attachés et, compte tenu de nos ressources limitées et de notre manque total d’expérience gouvernementale, je pense que nous nous en sommes très bien sortis, en particulier si l’on se souvient de la mise en garde que j’avais lancée avant les élections, à savoir que l’amélioration des conditions de vie de notre peuple ne peut se réaliser du jour au lendemain, et qu’il faudrait sans doute cinq autres années avant d’en voir les résultats. Cela étant, aucun gouvernement, en trois cent quarante-six ans de présence blanche dans ce pays, n’a rendu service au peuple comme celui-ci l’a fait en quatre ans. C’est vrai, nous aurions pu aller plus vite. Néanmoins, nous avons fait des progrès. Au fil des ans, le vice-président [Thabo Mbeki, successeur désigné de Mandela] a émis quelques critiques à l’égard des milieux d’affaires. Et vous ? Comment jugez-vous leur action, concernant les aspects plus vastes des relations raciales, du développement ou de l’égalité des chances ? Les propos du vice-président ne sont pas dénués de fondement, mais je m’empresse de les nuancer : les milieux d’affaires de ce pays ont énormément contribué à l’amélioration de la qualité de vie de notre peuple. Depuis ma sortie de prison, je ne cesse de leur répéter : je veux que vous aidiez à offrir des services à la population, à construire des cliniques, à bâtir des écoles. Ils ont si merveilleusement réagi que je dois reconnaître que, bien que je sois né et que j’aie grandi dans ce pays, je ne le connais en réalité pas très bien, parce que pas un seul homme d’affaires n’a rejeté ma demande. On accuse les Noirs qui font des affaires de s’enrichir au détriment des pauvres. Qu’en pensez-vous ? Comment croyez-vous que ces gens puissent mettre en pratique l’égalité des chances autrement qu’en se constituant un capital afin de pouvoir en
“Il n’y a pas de dossier plus important que d’autres. La priorité est d’améliorer la vie de notre peuple”
temps voulu créer des emplois pour la masse ? On ne peut pas leur demander de construire tout de suite des usines et de donner du travail aux Noirs, alors qu’ils viennent de créer leurs entreprises et ont dû s’endetter – parce qu’ils ont contracté des emprunts auprès des banques et que les milliards qu’ils gèrent ne leur appartiennent pas réellement. On a l’impression que le fossé entre riches et pauvres se creuse, qu’une élite noire nantie se constitue sans grande considération pour la masse, et que cela gagne même l’arène politique. Là aussi, il y a d’un côté ceux qui gouvernent et de l’autre ceux qui suivent. Le Congrès national africain (ANC) n’est-il pas en train de perdre le contact avec sa base populaire ? J’ai émis de sérieuses réserves à ce sujet. Si Cyril Ramaphosa [ex-dirigeant de l’ANC qui faisait figure de possible dauphin de Mandela] fait des affaires, il se retrouvera dans une situation meilleure que quelqu’un qui vit dans un camp de squatters. Mais ce n’est pas notre but. Le but est d’introduire l’égalité, d’avoir une chance de réussir ce que l’on a entrepris, de s’assurer que l’on dégage des bénéfices afin de créer des emplois pour la population. Il ne faut donc pas dire : si la situation de Cyril est bien meilleure que celle d’un squatter, c’est que certains Noirs s’enrichissent alors que d’autres s’appauvrissent. Naturellement, un homme qui va participer à la création d’emplois doit disposer des fonds nécessaires pour cela. Et c’est ce qui se passe. Votre raisonnement est d’une logique irréfutable. Mais notre question est : l’ANC est-il conscient qu’il existe [au sein de la population] le sentiment d’un écart grandissant et gênant – les sentiments revêtant, comme vous le savez, une vraie signification en politique ? Il est vrai que ces sentiments existent. Mais, lorsqu’on les analyse, on s’aperçoit qu’ils sont très creux. L’ANC ne serait plus en phase avec la masse ? Je pense que c’est une idée fausse. Mais, comme partout ailleurs dans le monde, quand il y a une élection et un programme, les gens – si on leur dit qu’on va améliorer leurs conditions de vie – s’attendent à vivre le lendemain dans des palais, à toucher des salaires qui leur permettront de résoudre toutes les difficultés socio-économiques auxquelles ils sont confrontés. C’est ce qui explique leurs sentiments. Mais, lorsqu’on se rend dans les camps de squatters pour expliquer (comme nous l’avons fait) et tenir le langage suivant : voici notre problème, voici les résultats que nous avons obtenus, nous aurions voulu faire plus de progrès, mais nous avons rencontré des difficultés, et, malgré tout, voilà ce que nous avons fait, alors, à la fin du discours, la foule applaudit. Toutes les semaines, réellement, j’emmène des hommes d’affaires dans les campagnes – pour qu’ils y construisent des cliniques et des écoles –, et il faut voir à quel point ces hommes ont réussi à remonter le moral de notre peuple ! Cette semaine, je vais conduire un groupe de représentants d’une banque bien connue au Transkei, dans un endroit où cinquante personnes ont trouvé la mort dans un accident d’autocar. J’ai demandé aux gens du coin : que voulez-vous que je fasse ? Ils m’ont répondu : nous voulons une clinique. Alors, je vais emmener des banquiers pour qu’ils y construisent non seulement une clinique, mais aussi une école. C’est ce genre de choses qui a lieu dans tout le pays. Un gouvernement se fait avant tout apprécier par les services qu’il rend à la population. Et, je le répète, depuis 1990, depuis ma sortie de prison, aucun homme d’affaires, ou presque, ne m’a jamais dit non.
Il ne fait aucun doute que cela est dû au rôle extraordinaire que vous jouez dans ce pays. Mais qu’en sera-t-il après votre départ ? Prenez le ministre de l’Eau, le Pr Kader Asmal : à aucun moment de notre histoire, ce portefeuille n’a eu autant d’importance qu’aujourd’hui. Nous avons fourni de l’eau potable à 2,6 millions de personnes. Ce n’est pas Mandela qui l’a fait, c’est Kader Asmal. Prenez encore Trevor Manuel [le ministre des Finances] : il a su gagner la confiance des économistes et des institutions financières de ce pays et du monde entier. Ce n’est pas Mandela qui a réussi cela, c’est Trevor Manuel. Voyez Alec Irwin au Commerce et à l’Industrie : où qu’il aille, il reçoit un accueil chaleureux en raison de son action. Voyez le vice-président Thabo Mbeki : nous avons là un homme extrêmement talentueux, c’est un réel atout pour nous, il est aujourd’hui respecté aussi bien ici qu’à l’étranger, et il joue un rôle très important sur ce continent et dans d’autres régions du monde. La question de l’après-Mandela ne se pose absolument plus. Je pense que les louanges sont davantage une marque de respect pour un vieil homme qu’autre chose. Jamais, avant vous, on n’a vu dans l’histoire contemporaine un homme faire l’objet d’une telle vénération à travers le monde. Comment, sur le plan émotionnel, faites-vous face à une telle adulation ? Comment peut-on encore garder une certaine humilité ? C’est un hommage rendu non pas à une personne en particulier, mais à l’ensemble du peuple sudafricain. Je viens tout juste de dire aux agriculteurs, ici même, que nous avons transformé l’Afrique du Sud, faisant d’un pays pestiféré un pays considéré comme un miracle, en dépit de nos problèmes, et cela n’est pas l’œuvre d’un individu mais de tous les Sud-Africains. C’est le mouvement de libération qui a mené la lutte pour ces changements, mais la transformation n’aurait
“La question de l’aprèsMandela ne se pose absolument plus !” jamais eu lieu sans la coopération de tous les SudAfricains, noirs et blancs. Les compliments, par conséquent, ne s’adressent pas à un individu mais au pays tout entier. ↑ Des mineurs de Marikana célèbrent leur augmentation de salaire, le 18 septembre 2012. La grève dans la mine de platine a fait plus de quarante morts. Photo Alexander Joe/AFP
Pendant votre séjour en prison, et même durant la période qui a suivi votre libération, le mouvement tenait un discours socialiste. Aujourd’hui, il semble qu’il se soit converti très sincèrement et très sérieusement aux principes fondamentaux du capitalisme. Personne n’aurait prévu un tel virage. Votre expérience gouvernementale a-t-elle changé vos convictions ? Non, nous refusons simplement les étiquettes. Il ne s’agit pas de mettre en œuvre le capitalisme ou le socialisme. Ce qui nous intéresse, c’est de trouver des solutions réalistes à nos problèmes. Libre aux autres de nous coller des étiquettes. Si les gens réclament des maisons, nous ne nous demandons pas : voyons, que dit la théorie socialiste sur cette question ? Nous disons : voilà, nous avons tant de ressources, alors nous pouvons construire tant de maisons. Il n’est absolument pas question d’idéologie. En ce qui concerne l’économie, si nous disons : privatisons, ce n’est pas par idéologie. Nous examinons la situation des entreprises publiques et nous disons : celle-ci perd de l’argent et n’est pas dirigée avec efficacité, donnons-la aux gens qui possèdent la formation et l’expérience nécessaires. Nous
analysons les problèmes avec objectivité. La question n’est pas d’abandonner une démarche socialiste au profit du capitalisme, mais de faire preuve de pragmatisme, de dire que tel problème peut être résolu de telle façon. Les Blancs, assaillis de craintes, émigrent en masse. Que pouvez-vous leur dire pour qu’ils voient leur avenir ici d’un autre œil ? Dans tous les pays colonisés, lorsque des changements démocratiques surviennent, l’ancienne classe dirigeante préfère partir. Les minorités ont très peur et quittent le pays. C’est ce qui est arrivé en Afrique et en Asie. Mais, une fois que ces gens s’aperçoivent que tout se passe normalement, que leurs craintes sont infondées, ils reviennent. Chez nous, nombreux sont ceux qui sont partis parce qu’ils n’étaient pas prêts à accepter le nouvel ordre. Autre cause de départ : la criminalité. Mais je ne doute pas que beaucoup reviendront, une fois conscients que leurs peurs ne sont pas fondées et qu’on s’occupe de ce problème. Et nous sommes effectivement en train de nous en occuper. Il faut écouter les déclarations qui ont été faites par l’un des porte-parole des milieux agricoles. Il a dit : c’est mon pays, et, quelles que soient mes inquiétudes concernant la criminalité – et, en particulier, les meurtres d’agriculteurs –, c’est mon pays ; j’y reste, je ne vais nulle part ailleurs. Quand on voit ceux qui sont fermement décidés à rester dans leur pays, on se rend compte que ceux qui l’ont quitté ne représentent qu’une infime minorité. Néanmoins, nous voulons qu’ils reviennent, avec leurs compétences. Croyez-vous à la “renaissance africaine” ? Oh ! oui. Absolument. Je suis un disciple du viceprésident en matière de renaissance africaine. —Hugh Murray et Paul Bell Publié en 1998
X. DOCUMENT
Courrier international — n° 1206 du 12 au 18 décembre 2013
L’amertume de Winnie Mandela L’écrivain indien V.S. Naipaul, Prix Nobel de littérature en 2001, et sa femme ont rencontré Winnie Mandela chez elle, à Soweto. L’ex-épouse du premier président noir du pays a des mots très durs pour le héros de la lutte antiapartheid. —London Evening Standard Londres
A
vec mon mari [Vidia Naipaul], nous venons de traverser l’Afrique. La dernière étape de notre voyage nous mène enfin en Afrique du Sud, pays désormais indissociable du nom de Mandela. A l’origine, mon époux hésitait un peu à venir ici, mais il a fini par écouter son instinct. Nous sommes arrivés à Soweto, devant la porte de l’énigmatique Winnie Mandela, une femme aussi souvent acclamée que vilipendée. A la fin des années 1980, Winnie s’était entourée de gardes du corps peu recommandables, le Mandela United Football Club, qui semait la terreur dans Soweto. Le “capitaine” du club était Jerry Richardson, mort dans sa cellule en 2009 alors qu’il purgeait une peine à perpétuité pour le meurtre de Stompie Moeketsi, un gamin de 14 ans enlevé avec trois autres enfants et passé à tabac dans la maison où nous serons bientôt assis autour d’une tasse de café. Winnie a été condamnée à six ans de prison pour enlèvement, peine qui sera réduite en appel à une simple amende. Les membres du gang ont par la suite affirmé devant la Commission vérité et réconciliation qu’elle avait été l’instigatrice de ce meurtre et qu’elle y avait même participé directement.
Femme courage. Avant de devenir célèbre, Winnie Mandela habitait dans l’une de ces étroites ruelles surpeuplées, bordées de petites maisons de brique et de tôle ondulée. Soweto est toujours une township majoritairement noire : les touristes la visitent en bus et s’extasient devant ces rues associées à la liberté, à l’apartheid et à Mandela. Winnie possède désormais une forteresse impressionnante sur la colline. Le jardin, composé d’arbres et de bosquets, est impeccablement entretenu. Nous entrons directement dans un petit vestibule encombré, monopolisé par un homme : Mandela. Il est partout. Cadeaux, portraits, diplômes honorifiques et lettres garnissent la moindre surface aux murs et sur le mobilier. Nous sommes un peu fébriles au moment d’entrer. Notre contact a organisé cette rencontre avec Winnie (ou “Mama Mandela”, comme on l’appelle dans la township) par l’intermédiaire de son confident : célèbre présentateur de télévision, la quarantaine à peine sonnée, et visiblement fervent disciple de la maîtresse de maison. Il nous invite à nous asseoir et nous parle d’elle avec tendresse. Cette femme a forgé la conscience politique d’une génération, affirme-t-il. Son courage, sa fougue et son entêtement ont fait d’eux des hommes. Ils ont vu son intrépidité, les risques
qu’elle était disposée à prendre, les humiliations à essuyer. Des humiliations qui n’ont pas pris fin avec l’apartheid. Winnie Mandela a été mise à l’index, diabolisée et trahie, assène-t-il. Je suis crispée : mon époux n’aime pas qu’on le fasse attendre, même quand il est dans de bonnes dispositions. C’est quelqu’un de pointilleux, qui s’est déjà fait remarquer en claquant la porte lors d’une réunion qui avait pris du retard, me laissant gérer seule les conséquences de son esclandre. C’est alors qu’elle apparaît, grande, élégamment vêtue de gris pastel, coiffée de sa fameuse perruque. Elle serre la main tendue de Vidia et l’invite à s’asseoir à ses côtés. Elle m’adresse un sourire. Sa présence électrise l’atmosphère. Je fais ce que l’on attend de moi. Je lui demande si elle est satisfaite de la tournure que prennent les choses en Afrique du Sud. Winnie se tourne vers Vidia. Est-ce la vérité qu’il veut entendre ? Elle a entendu parler de lui. Il veut la vérité ou tout au moins s’en approcher le plus près possible. Non, elle n’est pas satisfaite. Et elle a ses raisons. “J’ai entretenu la flamme du mouvement, commence-t-elle. Vous êtes passés dans le township ? Comme vous l’avez constaté, il est toujours aussi sordide. Pourtant, c’est ici que nous avons lancé la première pierre, ici que nous avons versé tant de sang. Rien n’aurait pu arriver sans le sacrifice du peuple – du peuple noir.” Elle regarde Vidia dans l’attente d’une nouvelle question. Il ne dit rien, mais ses yeux noirs brillent sous ses paupières tombantes. Elle poursuit, les yeux rivés sur son visage. “Le Congrès national africain (ANC) était en exil. Tous ses leaders étaient soit en fuite, soit en prison. Et il n’y avait personne pour rappeler à ces gens, au peuple noir, l’horreur de sa réalité quotidienne ; quand quelque chose d’aussi anormal que l’apartheid devient une réalité quotidienne. C’était notre réalité. Et quatre générations ont vécu ainsi – comme un peuple nié.” Je sais que les responsables de l’apartheid ont fait tout ce qu’ils ont pu pour briser cette femme. Elle a subi tous les outrages. Ils sont venus la chercher une nuit et l’ont placée en résidence surveillée
↑ Bill Clinton et Gordon Brown célèbrent le 90e anniversaire de Nelson Mandela lors d’un dîner en son honneur à Londres. Photo Dan-ve M. Benett/ Getty images
“Il faut que tout le monde comprenne que Mandela n’a pas été le seul à souffrir”
à Brandfort, ville frontalière de l’Etat libre d’Orange, à près de 500 kilomètres de Soweto. “C’était un exil, raconte-t-elle, quand toutes leurs autres tentatives ont échoué.” Dans cette solitude, où elle a passé neuf annéss, elle recruta des hommes jeunes pour le parti. “Juste sous leur nez”, se souvient-elle en riant à cette évocation. “La seule chose qui me peinait et m’inquiétait, c’était mes filles. De ne jamais savoir vraiment comment elles allaient. J’ai le sentiment que ce sont elles qui ont vraiment souffert de tout cela. Pas moi, ni Mandela”, confie-t-elle. Ses deux petites filles n’ont jamais vraiment compris ce qui se passait. Ce sont normalement les méchants qui vont en prison. Or leur père était en prison, alors que ce n’était pas un méchant. “Cette angoisse était insupportable pour moi en tant que mère, de ne pas savoir comment se débrouillaient mes enfants quand ils m’ont gardée en isolement prolongé.”
Dépit amoureux.Winnie parle de Mandela avec désinvolture, comme si ce nom ne comptait pas véritablement pour elle – ou ne comptait plus. “Pour ma famille, le nom de Mandela est un poids qui pèse sur nos épaules. Il faut que tout le monde comprenne que Mandela n’a pas été le seul homme à souffrir. Il y en a eu beaucoup d’autres, des centaines, qui ont moisi en prison et qui sont morts. Notre lutte a compté beaucoup de héros, restés anonymes et méconnus, et il y en avait d’autres aussi parmi le leadership, comme le malheureux Steve Biko, mort tabassé, dans une atroce solitude. Quand Mandela est entré en prison, c’était un jeune révolutionnaire fougueux. Et regardez l’homme qui est sorti”, dit-elle en prenant mon époux à témoin. Ce dernier ne dit rien, se contente d’écouter. Difficile de déboulonner une légende vivante. Seule une épouse, une amante ou une maîtresse jouit de ce privilège. Elles seules connaissent l’homme de l’intérieur, ai-je pensé. “Mandela nous a laissé tomber. Il a accepté un accord qui était mauvais pour les Noirs. Economiquement, nous sommes toujours exclus. L’économie reste très ‘blanche’. Bien entendu, il y a quelques Noirs pour le symbole, mais beaucoup de ceux qui ont donné leur vie pour ce combat sont morts sans en avoir perçu les dividendes.” Elle est peinée. Son visage brun et lisse
NELSON MANDELA. XI
Courrier international — n° 1206 du 12 au 18 décembre 2013
a perdu de sa douceur. “Je ne peux pas lui pardonner d’avoir reçu le Nobel [de la paix, en 1993] avec son geôlier, Frederik De Klerk. Ils y sont allés la main dans la main. Vous pensez que De Klerk l’a libéré par pure bonté d’âme ? Non. Il n’avait pas le choix. C’était l’époque qui le dictait, le monde avait changé et notre lutte n’était pas un feu de paille. C’était une lutte sanglante – c’est un euphémisme – et nous avons versé beaucoup de sang. Je l’ai maintenue vivante avec tous les moyens dont je disposais.” Nous ne doutons pas de ce qu’elle affirme. Des images qui ont fait le tour du monde nous reviennent à l’esprit, et au sien aussi, j’en suis sûre. “Regardez cette farce qu’est la Commission vérité et réconciliation. Il n’aurait jamais dû accepter.” Une fois encore, Nelson Mandela est l’objet de sa colère. “Qu’est-il sorti de bon de la vérité ? En quoi aide-t-elle les gens à savoir où et comment leurs proches ont été tués ou enterrés ? Quand l’archevêque Tutu, qui a fait de tout cela un grand cirque religieux, est venu ici, poursuit-elle en désignant une chaise vide, il a eu le culot de me demander de comparaître. Je lui ai servi quelques vérités bien senties. Je lui ai dit que si lui et sa bande de crétins étaient assis là, c’était grâce à notre combat et grâce à MOI. Grâce à tout ce que moi et des gens comme moi avions fait pour gagner notre liberté.” Winnie a tout de même comparu en 1997 devant la Commission vérité et réconciliation, qui, dans son rapport, disait d’elle : “La Commission estime que Mme Mandela s’est elle-même rendu coupable de violations graves des droits de l’homme.” Lorsque l’archevêque Desmond Tutu l’a priée instamment d’admettre que “les choses avaient complètement dérapé” et de s’excuser, Winnie a fini par demander pardon à la mère de Stompie et à la famille de son ancien médecin personnel, auquel elle aurait commandité l’assassinat après le refus de celui-ci de couvrir le meurtre de Stompie. Quelqu’un apporte le café. Nous buvons en silence. “Je ne suis pas seule, reprend-elle. Les gens de Soweto sont encore avec moi. Regardez ce qu’ils lui font faire. Le grand Mandela. Il n’a plus ni pouvoir ni même voix au chapitre. Ils ont dressé cette gigantesque statue de lui en plein milieu du quartier blanc le plus riche de Jo’burg, pas ici, où nous avons versé notre sang et où
tout a commencé. Mandela est devenu une fondation institutionnalisée. On le trimballe dans le monde entier pour lever des fonds et lui est tout content de jouer le jeu. L’ANC l’a mis sur la touche, mais le garde comme figure de proue pour sauver les apparences.” Ses yeux lancent des éclairs derrière ses verres grisés. Pour elle, ce n’est rien moins qu’une trahison économique, rien n’a changé pour les Noirs, si ce n’est que l’apartheid a officiellement disparu. Tout en parlant, son regard se promène incidemment sur un portrait de Mandela. La rumeur s’est répandue en Afrique du Sud qu’elle n’a pas pu le supporter ni même le toucher durant les deux années où ils ont tenté de sauver leur mariage, après sa libération, en 1990. C’était d’une grande tristesse. Si lui était prêt à tirer un trait sur le passé, à pardonner à son épouse ses liaisons pendant qu’il était en prison, ils n’avaient pourtant pas réussi à renouer le lien. Ils divorcèrent en 1996, n’ayant vécu ensemble que cinq ans sur trente-huit années de mariage. La rage de Winnie était un handicap terrible et son insoumission trop virulente pour être exprimée par des mots. “Je ne regrette rien. Je ne regretterai jamais rien. Si c’était à refaire, je referais exactement la même chose. De A à Z..” Elle marque une pause. “Vous savez, je me dis parfois que nous n’étions pas suffisamment préparés. De notre côté, nous n’avions rien planifié. Comment aurions-nous pu le faire ? Nous avions peu d’instruction, et cela, le leadership ne l’admet pas. Peut-être devrions-nous revenir à la case départ pour voir ce qui n’a pas fonctionné.”
Amère victoire. Au moment de nous lever pour prendre congé, nous apercevons une photographie de Winnie jeune, jetant un regard mélancolique au photographe. Elle était ravissante, et Mandela était allé la chercher. Mais la lutte est terminée. Elle a rempli son contrat. C’est fini. Elle a été mise sur la touche, abandonnée. Mais, comme la liberté n’a pas apporté le rêve promis au peuple noir, elle continuera de tenter sa chance en politique. De cela, je suis convaincue. Cette femme peut encore assumer la part de risque associée au rêve d’un homme, quel qu’il soit. “Quand je suis née, ma mère a été très déçue. Elle voulait un fils. Je l’ai su très tôt. J’ai donc été un garçon manqué. Je voulais devenir médecin et je ramenais toujours des enfants abandonnés de l’école. Des enfants qui étaient trop pauvres pour qu’on leur paie la cantine. Mes parents ne m’ont jamais réprimandée pour cela et ne m’ont jamais fait valoir qu’euxmêmes étaient aux abois.” Son regard s’anime dès qu’elle parle du passé et de ces souvenirs qui n’ont rien à voir avec la lutte. Soudain, elle se tourne vers Vidia et lui confie : “Quand je suis seule, je ne peux pas m’empêcher de penser au passé. Le passé est toujours vivant, là, dans ma tête.” Elle pointe le doigt sur son crâne. Tout cela n’est-il pas un grand gâchis ? J’ai envie de savoir. Quelque part, je souffre pour elle. En tant que femme, je ressens l’immense force de transgression qu’il lui a fallu pour dépasser sa souffrance. J’ai envie de lui dire que si j’avais été Mandela, je lui aurais pardonné, mais je ne trouve pas le courage. Que me dirait Vidia si je l’avais ? Il est en train de lui dire au revoir. Mes yeux s’embuent. Instinctivement, elle se tourne vers moi, plante ses yeux dans les miens, et son regard s’adoucit. Elle s’approche et me serre dans ses bras. “Je sais ce que vous voulez me dire, me murmure-telle à l’oreille, et de cela, je vous suis reconnaissante.” —Nadira Naipaul Publié le 8 mars 2010
Sa grandeur lui survivra, mais pas son héritage Mandela n’a pas tenu ses promesses : il a engagé son pays dans un système néolibéral qui engendre pauvreté et corruption. —New Statesman Londres
L
orsque j’étais correspondant en Afrique du Sud, dans les années 1960, le grand admirateur du régime nazi John Vorster occupait la résidence du Premier ministre au Cap. Trente plus tard, alors que j’attendais devant les grilles, j’ai eu l’étrange impression qu’elles étaient gardées par les mêmes hommes. Des Afrikaners blancs vérifiaient mes papiers avec la confiance de ceux qui jouissent d’un emploi stable. L’un d’eux avait en main un exemplaire de Un Long chemin vers la liberté, l’autobiographie de Nelson Mandela. “C’est une vraie source d’inspiration”, m’a-t-il expliqué. Mandela sortait de sa sieste. “Heureux de vous revoir”, me lança-t-il avec un grand sourire. Devant tant de grâce, on se sent immanquablement bien. Il gloussait à l’idée d’avoir été érigé en saint. “Ce n’est pas le boulot pour lequel je me suis porté candidat”, m’a-t-il assuré d’un ton pince-sans-rire. Avec une attitude emprunte de respect, il ne manquait pas de me remettre à ma place. En voyant comment il ne tolérait aucune critique du parti African National Congress (ANC), j’ai quelque peu compris pourquoi des millions de Sud-Africains allaient pleurer sa mort mais pas son “héritage”. Je lui ai demandé pourquoi les engagements pris tant par lui-même que par l’ANC au moment sa sortie de prison, en 1990, n’avaient pas été respectés. Le gouvernement de libération, avait promis Mandela, nationaliserait l’économie héritée de l’apartheid, y compris les banques. Mais, une fois au pouvoir, le parti a abandonné son programme “de reconstruction et de développement” [RDP program] visant à éradiquer la pauvreté dans laquelle croupissaient la plupart des Sud-Africains. L’un des ministres s’est même vanté de la politique “thatchérienne” menée par l’ANC. “C’est exactement le contraire de ce que vous avez promis en 1994 ! — Vous devez comprendre que n’importe quel processus de transition est condamné à se transformer.” Rares étaient les Sud-Africains à savoir que ce “processus” avait commencé dans le plus grand secret plus de deux ans avant la libération de Mandela. A cette époque, le prison-
nier était personnellement engagé dans de discrètes négociations. Au lendemain des élections démocratiques de 1994, l’apartheid racial a pris fin et l’apartheid économique a pris un nouveau visage. [Ceux qui étaient autrefois aux commandes] accordaient aux hommes d’affaires noirs des prêts à des conditions généreuses, leur permettant de créer des entreprises à l’extérieur du périmètre des bantoustans [provinces dans lesquelles étaient parquées les populations noires]. Une nouvelle bourgeoisie noire a fait son apparition. Les responsables de l’ANC s’installaient dans de belles demeures. Et le fossé se creusait entre les Noirs, à mesure qu’il se réduisait entre Noirs et Blancs. Les habitants des townships ne constataient guère de changements et subissaient toujours les expulsions comme au temps de l’apartheid. Certains exprimaient même leur nostalgie pour “l’ordre” qui régnait sous l’ancien régime. Les réalisations destinées à améliorer la vie quotidienne en déliquescence, notamment dans le domaine scolaire, étaient anéanties par les extrêmes et par la corruption du “néolibéralisme” que l’ANC s’attachait à mettre en place. Une fois à la retraite, Mandela a changé, mettant le monde en garde contre les dangers de l’après-11 septembre que représentaient George W. Bush et Tony Blair. Je me demande comment il a réagi au “pèlerinage” effectué par Barack Obama dans sa cellule sur l’île de Robben, un Obama qui n’a toujours pas fermé le camp de Guantanamo Bay. A la fin de l’entretien, Mandela m’a tapé légèrement sur le bras comme pour me pardonner de l’avoir contredit. Nous nous sommes dirigés vers sa Mercedes couleur argent, qui se confondait avec sa petite tête couronnée de cheveux gris, noyée au milieu d’une cohorte d’hommes blancs aux bras énormes, des câbles dans les oreilles. L’un d’eux a lancé un ordre en afrikaans, et Mandela est reparti. —John Pilger* Publié le 11 juillet 2013 * Journaliste australien, auteur notamment du livre Freedom, Next Time, ainsi que du documentaire Apartheid did not die.
Un hors-série
DOCUMENT— LES MEILLEURS ARTICLES SUR LE HÉROS DE LA LUTTE CONTRE L’APARTHEID PUBLIÉS PAR LA PRESSE ÉTRANGÈRE
Nelson Mandela 1918-2013
II. DOCUMENT
Courrier international — n° 1206 du 12 au 18 décembre 2013
Mandela, le plus pragmatique des utopistes L’écrivain sud-africain André Brink salue le père de “l’impossible réconciliation”. Au-delà de l’image de saint, la grandeur de Mandela résiderait dans sa “simplicité d’homme de la rue” et dans son pragmatisme. —Mail & Guardian (extraits) Johannesburg
E
n 1962, lors du procès pour trahison qui lui valut d’être condamné à vingt-sept années de prison, Mandela n’a pas joué les héros. Bien des années plus tard, il observait simplement : “J’étais le symbole de la justice dans le tribunal de l’oppresseur, le représentant de grands idéaux de liberté, de justice et de démocratie dans une société qui bafouait ces vertus.” Ce qu’il définissait par ces mots, relevés dans son autobiographie, Long Walk to Freedom [Un long chemin vers la liberté, Fayard], c’était bel et bien l’étendue de ses responsabilités, et non celle de son importance en tant qu’individu. Lorsqu’il a pris la parole devant le tribunal, assurant luimême sa défense, il a présenté son procès comme celui des “aspirations du peuple africain”. Derrière des accents quasi gaulliens, on pouvait déceler la calme assurance d’un homme qui avait souffert pour défendre ses convictions et qui était prêt à souffrir encore. Il devait conclure sa plaidoirie par cette déclaration retentissante, visant à insuffler du courage à des générations d’opprimés : “J’ai consacré ma vie à cette lutte du peuple africain. J’ai combattu la domination blanche, j’ai combattu la domination noire. J’ai œuvré pour une société démocratique, éprise de liberté, où chacun puisse vivre en harmonie, dans le respect de l’égalité des chances. Je veux vivre pour cet idéal et le réaliser. Je suis prêt, s’il le faut, à mourir pour cet idéal.”
Miracle africain. Nombreux sont ceux, tant en Afrique du Sud qu’à l’étranger, qui ont considéré d’un œil sceptique les changements survenus dans notre pays entre les premières élections démocratiques d’avril 1994 et la deuxième élection présidentielle de juin 1999 [remportée par Thabo Mbeki, le successeur désigné de Nelson Mandela]. On raconte qu’au lendemain de la libération de Mandela un journaliste a interrogé une marchande ambulante du Cap-Est. Lorsqu’il lui a demandé ce qu’elle pensait de cette bonne nouvelle, elle a répondu : “J’ai toujours du mal à vendre mes fruits.” A l’heure du bilan de son mandat, achevé en juin [1999], Mandela est davantage en butte à la critique. Pour ses détracteurs, le pays s’enfonce dans un bourbier de corruption, de gaspillage, de criminalité ; la confiance des milieux d’affaires est en baisse ; on assiste à une résurgence du racisme (aussi bien noir que blanc) et à des abus de pouvoir. Ils soulignent les nombreuses promesses non tenues depuis les précédentes élections : pas assez de logements construits pour les pauvres, pas assez d’emplois créés, une économie anémique, la baisse du niveau d’instruction et de la qualité des soins médicaux, le manque de transparence dans la vie
publique et la quasi-absence de mécanismes démocratiques pour la désignation des dirigeants dans les provinces. Pourtant, en avril 1994, des millions de Sud-Africains votaient ensemble pour la première fois de leur histoire. Ce faisant, ils découvraient qu’ils appartenaient tous au même pays. Que reste-t-il aujourd’hui de l’euphorie suscitée par cette découverte si simple et pourtant d’une ampleur sans précédent. Etait-ce un rêve ? Nelson Mandela, qui pendant toutes ces années a été vénéré comme un dieu, serait-il redevenu un simple mortel à l’épreuve du pouvoir ? A-t-il échoué au test de Créon ? En mars dernier [1999], par une matinée très ensoleillée, j’ai été invité à prendre le thé à Genadendal, dans la résidence présidentielle du Cap. Mandela était d’excellente humeur, presque jovial, après la visite d’adieu triomphale qui venait de le conduire aux Pays-Bas et en Scandinavie. Sur un ton exubérant, il a évoqué cette toute récente confirmation du miracle sud-africain. En une décennie, de parias du monde que nous étions, nous nous étions hissés à une position influente du point de vue moral et politique. L’image du pays était radicalement transformée. “C’est entièrement grâce à vous”, lui ai-je rappelé. Une bonne part du charme de Mandela tient au fait qu’il peut faire preuve d’humilité sans la moindre fausse modes-
↑ Illustrations originales en couverture et en pages IV, VII et XII de Garth Walker (Afrique du Sud) pour Courrier international
↓ Nelson Mandela avec Ruth First, militante antiapartheid tuée en 1982. Photo Jurgen Schadeberg/Life-Getty
tie. Il n’a pas réfuté mon observation, mais a tenu à la replacer dans son contexte : s’il avait pu faire évoluer la situation, c’est parce que le pays luimême et son peuple avaient changé. Lorsqu’on essaie de dresser un état des lieux de l’Afrique du Sud d’aujourd’hui et de déterminer dans quelle mesure Nelson Mandela a contribué à sa transformation, il ne faut pas perdre de vue la situation que lui ont léguée les dirigeants de l’apartheid. Il est devenu de bon ton parmi les jeunes Blancs sud-africains de se moquer de la tactique du Congrès national africain [l’ANC, parti de Nelson Mandela], qui répond presque systématiquement aux critiques en mettant tout ce qui va mal sur le compte de l’apartheid. Il faut néanmoins se rappeler l’état dans lequel se trouvait le pays pendant les années 1980. On a tendance à l’oublier un peu vite. Aujourd’hui, je trouve que beaucoup ne se rappellent plus – ou ne veulent plus se rappeler – l’horreur quotidienne que représentait l’apartheid pour la plupart des Sud-Africains.
Solutions d’avenir. Je ne parle pas seulement des atrocités mises au jour par la Commission vérité et réconciliation, mais des petites humiliations que se voyaient infliger les Noirs au quotidien : les restes de viande pourrie jetés, non emballés, aux clients noirs d’une boucherie ; le traitement préférentiel accordé aux Blancs dans la queue au bureau de poste ; les retards de versement des retraites pour les Noirs ; l’homme humilié devant son jeune fils ; la vendeuse qui s’adresse à une femme noire deux fois plus âgée qu’elle en lui disant “Ma fille” et qui ne la laisse pas essayer les vêtements avant de les acheter ; le manque d’attention accordée aux patients noirs à l’hôpital ; l’insolence, ou même la brutalité, d’adolescents blancs en uniforme de police lors de ces interpel-
Courrier international — n° 1206 du 12 au 18 décembre 2013 → Elle lui dit : “Toi, tu serais le chauffeur et moi, je serais la madame”, puis ils attrapèrent le pare-choc et prirent la pose. Hillbrow, Johannesburg, 1975. Photo David Goldblatt, en couverture de son livre TJ (Contrasto)
lations qui étaient une véritable plaie pour les Noirs ; la charitable distribution de vêtements usagés ou de restes de nourriture à la bonne dans la cuisine. Telle était la scène sur laquelle Mandela a fait ses débuts en politique. Lors de notre dernière conversation, j’ai été surpris de découvrir l’affection qu’il continue d’éprouver pour Peter Botha [qui a dirigé l’Afrique du Sud de 1978 à 1989]. Malgré les manières bravaches de l’ex-président, Mandela a décelé en lui une réelle volonté de sortir de l’impasse. Cela va au-delà de la conviction, réitérée dans son autobiographie, que “tous les hommes, même ceux apparemment le plus inaccessibles à la pitié, ont toujours un fond de bonté : si on arrive à toucher leur cœur, il est possible de les faire changer”. Il en avait fait l’expérience, même avec les plus gardiens les plus durs, à Robben Island ; et, derrière le bruit et la fureur de Botha, Mandela a détecté le souci de rechercher des solutions d’avenir. Ce qui ne fait que confirmer un sentiment que j’ai depuis longtemps, à savoir qu’une bonne part des espoirs de l’Afrique du Sud pour l’avenir peut s’appuyer sur ce que les deux grandes communautés du pays, les Noirs et les Afrikaners, ont en commun : leur attachement féroce au continent africain, leurs souvenirs d’un passé nomade, tribal, paysan, leur expérience de la lutte pour la survie. Ce n’est peutêtre pas évident chez un De Klerk urbanisé et “détribalisé”. Chez Botha, en revanche, Nelson Mandela pouvait le ressentir, malgré tout ce qui les divisait. Et il éprouvait la même chose, m’a-t-il assuré, avec des leaders afrikaners appartenant à l’extrême droite – non seulement l’ancien général Constand Viljoen, mais même avec Eugène Terre’Blanche et d’autres fanatiques de son espèce De ces premières négociations avec Botha, Mandela garde aussi présents à l’esprit les énormes
NELSON MANDELA. III ↓ En 1950, un ouvrier noir porte l’insigne : “Nous ne voulons pas de pass”, en référence aux interdictions mises en place contre les personnes non blanches. Photo Margaret Bourke-White
↑ En 1956, mise en garde contre la présence de “natifs” africains, dans un quartier blanc de Johannesburg. Photo Ejor/Getty images
“J’ai combattu la domination blanche, j’ai combattu la domination noire”
risques qu’il prenait en organisant de telles réunions. Il savait pertinemment, m’a-t-il assuré, qu’il était tenu d’obtenir le feu vert de l’ANC avant de se lancer dans une initiative aussi audacieuse. Mais il savait aussi que l’ANC ne lui donnerait jamais son aval. Aussi a-t-il dû mettre son propre avenir en jeu, sachant que, si sa tentative échouait (ou encore si elle était rendue publique trop tôt), ses chances de jouer un rôle dans l’avenir du pays seraient réduites à néant. “Parfois”, souligne-t-il dans Un long chemin vers la liberté, “un dirigeant doit sortir du rang, s’engager dans une nouvelle voie, sûr de conduire alors son peuple dans la bonne direction.” Ce qui chez certains individus pourrait passer pour de la mégalomanie peut se révéler une décision visionnaire chez d’autres.
Simplicité. Dans l’esprit d’une majorité noire longtemps bafouée, Mandela fait désormais figure de messie. Dans bien des cas, lorsque l’être humain perce sous le messie, cela peut avoir des effets désastreux. Mandela l’a d’ailleurs lui-même rappelé vigoureusement dès sa libération, à l’occasion de son tout premier discours. “Je ne suis pas un messie, mais un homme comme les autres, devenu dirigeant par un extraordinaire concours de circonstances.” Il n’a jamais dévié de cette déclaration de principe. La grandeur de Mandela tient peut-être à cette simplicité même, celle de l’homme de la rue. A ce propos, les anecdotes ne manquent pas. L’une de celles que je préfère remonte à quelque temps après son entrée en fonctions, lors d’une réception à sa résidence du Cap. Un journaliste qui avait mal lu l’invitation s’est présenté à 6 heures du soir au lieu de 8 heures. Le portail et l’entrée n’étant pas gardés (on était loin de la sécurité militaire propre aux années d’apartheid), il est entré d’un pas tranquille et a trouvé le président dans la
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Courrier international — n° 1206 du 12 au 18 décembre 2013
↙ Empreinte de la main droite de Nelson Mandela, issue d’une série de 25 lithographies.
Chronologie
18 juillet 1918 Naissance dans l’ancien bantoustan du Transkei. 1939 Etudes de droit à l’université de Fort Hare. 1942 Licence en droit. 1943 Prise de contact avec le Congrès national africain (ANC). Inscription à l’université du Witwatersrand pour préparer son diplôme d’avocat. 1943-1944 Création de la Ligue de la jeunesse de l’ANC, qui prône la mobilisation et les actions de masse. 1948 Promulgation de l’apartheid. 1949-1950 L’ANC adopte le programme de la Ligue des jeunes : boycott, grève, désobéissance civile et non-coopération avec le régime. 1951-1952 Mandela devient le président de la Ligue des jeunes de l’ANC et fait campagne pour l’abolition des lois discriminatoires. Il est alors arrêté, condamné et interdit de rassemblement public pendant six mois. 1956 Nouvelle arrestation avec 155 autres personnes lors d’un procès pour trahison. Juin 1958 Mariage avec Winnie. 1960 Massacre de Sharpeville (69 morts). 1961 Mandela est acquitté, ainsi que ses coaccusés. Il est de nouveau arrêté pendant l’état d’urgence instauré après Sharpeville. Le Congrès panafricain et l’ANC sont interdits à la suite des événements. Des actions clandestines sont autorisées par le parti. Création de l’Umkhonto we Sizwe, branche armée de l’ANC. Grève générale en mai. Réaction militaire très importante du régime blanc. Mandela entre dans la clandestinité. 1962 Voyage de six mois au Royaume-Uni et en Afrique, notamment en Ethiopie, où il suit un entraînement militaire. Retourne en Afrique du Sud, où il est arrêté pour avoir quitté illégalement le pays et avoir incité les ouvriers noirs
AFP/SIPA
Une vie de lutte
à faire grève. Il est condamné à cinq ans de travaux forcés. 1963 Mandela et plusieurs dirigeants de l’ANC et de l’Umkhonto we Sizwe sont arrêtés et accusés de complot visant à renverser le gouvernement par la violence. 12 juin 1964 Mandela et sept autres accusés sont condamnés à la prison à perpétuité : il est emprisonné à Robben Island. Juin 1976 Massacre de Soweto (plus de 300 morts). 1982 Transfert à la prison de haute sécurité de Pollsmoor, au Cap – confinement solitaire pendant six ans. 1988 Hospitalisé pour cause de tuberculose, Mandela retourne en prison à Paarl. Son aura et son souvenir, entretenus par l’ANC et par sa femme Winnie, ne cessent de grandir. Il devient le plus ancien et le plus célèbre prisonnier politique du monde. Parallèlement, la situation devient intenable pour le régime. La chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide aidant, la résistance s’intensifie, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. 11 février 1990 Nelson Mandela est libéré après vingt-sept années de détention. Août 1990 L’ANC renonce à la lutte armée. 1991 Mandela assume la présidence de l’ANC, redevenu légal, et négocie avec Frederik De Klerk, alors président. 30 juin 1991 Abolition de l’apartheid. Novembre 1991 Séparation de Nelson et Winnie Mandela, et divorce en 1992. Septembre 1992 Signature des accords pour une assemblée constitutionnelle, une nouvelle constitution et un gouvernement de transition.
1993 Mandela et De Klerk reçoivent conjointement le prix Nobel de la paix. Adoption de la nouvelle Constitution. 27 avril 1994 Premières élections libres : l’ANC l’emporte avec 62 % des voix. Mandela devient le premier président de la République sud-africaine postapartheid. 1995 Parution de l’autobiographie de Mandela Un long chemin vers la liberté : 6 millions d’exemplaires vendus dans le monde. 18 juillet 1998 Mandela se marie pour la troisième fois, le jour de ses 80 ans, avec Graça Machel, veuve de Samora Machel. 1999 Mandela passe le flambeau à Thabo Mbeki, son viceprésident. 2000 Mandela est nommé médiateur dans le conflit entre Hutus et Tutsis qui ravage le Burundi. Janvier 2002 Ouverture du musée de l’Apartheid à Johannesburg. Avril 2002 Mandela s’engage dans la lutte contre le sida en Afrique du Sud.
6 janvier 2005 Makgatho Mandela, fils de Nelson, meurt du sida. Juillet 2005 Une BD consacrée à la vie de Mandela est vendue à plus de 1 million d’exemplaires. 21 septembre 2008 Le successeur de Nelson Mandela à la présidence de l’Afrique du Sud, Thabo Mbeki, démissionne. 15 février 2009 Mandela apporte son soutien au leader de l’ANC, Jacob Zuma, qui sera élu le 22 avril 2009. Octobre 2009 Les archives de Mandela léguées à la fondation qui porte son nom sont présentées à la Foire du livre de Francfort. Des extraits publiés sous le titre Conversation avec moi-même sortiront au Royaume-Uni en octobre 2010.
cuisine. “Je suis en train de me faire un petit sandwich, lui a dit Mandela. Voulez-vous vous joindre à moi ?” Les deux hommes, parfaitement décontractés, ont ainsi pris le thé ensemble avant l’arrivée des invités. Lorsque Mandela déclare à un jeune enfant qu’il vient de rencontrer : “Je suis très honoré d’avoir fait votre connaissance”, ce n’est pas une simple formule de politesse, mais le sentiment profond d’un homme dont la plus grande privation pendant ses trente ans de prison aura été l’absence d’enfants. Devoir renoncer à une vie de famille est peut-être le plus douloureux sacrifice auquel il ait dû consentir pour prix de son combat de libération. En rendant ainsi hommage aux enfants qu’il rencontre aujourd’hui, Mandela réaffirme sa foi en l’avenir.
Stratégie. Sa dignité s’enracine dans un sentiment profond de sa propre valeur, sentiment qui lui vient non pas du mépris de l’ennemi, mais de la reconnaissance d’une humanité commune, et où la fierté le dispute à l’humilité. Ainsi, dès son plus jeune âge, Mandela a traité les autres (y compris les Blancs, en un temps où il était un “simple” Noir) sur un pied d’égalité, avec ce que lui-même a appelé son “sens têtu de l’équité”. A travers les actions qui ont jalonné et façonné la vie de Mandela, les principes ont toujours joué un très grand rôle, jamais l’idéologie. Dans Un long chemin…, il affirme à plusieurs reprises que, au cours des premières années de la lutte, avant que la violence d’Etat n’impose le recours à la violence, son souci de la non-violence n’était jamais dicté par des considérations idéologiques. Il relevait au contraire d’une stratégie. Pour lui, la politique passait par une évaluation réaliste des options et par des débats approfondis avec ses collègues afin de parvenir à un consensus, des décisions pragmatiques, informées. De fait, à première vue, la vie n’a guère changé pour bon nombre de Sud-Africains, en particulier pour ceux qui étaient déjà les premières victimes de l’apartheid. La violence et la corruption règnent, les politiques sont d’une arrogance inadmissible, de nombreux dirigeants ont une mentalité d’autocrates et d’oppresseurs qui rappelle odieusement l’ancien régime. Mais ces phénomènes, aussi révoltants qu’ils soient, ne sont-ils pas inévitables dans une société en transition, qui est passée d’un régime autoritaire à la démocratie ? Pour mesurer le chemin parcouru, il suffit de regarder en arrière et de comparer l’Afrique du Sud actuelle avec ce qu’elle était il y a moins de dix ans. Les programmes en faveur du logement, de la santé, de l’emploi ou de l’éducation, vaste chantier s’il en est, tardent à être mis en œuvre. On en parle depuis cinq ans. Mais les fondations et les infrastructures sont en place : reste à construire l’édifice. Ce qui eût paru impensable encore tout récemment – que les sociétés blanche et noire, divisées par des siècles de dévastation coloniale et par les traitements inhumains de l’apartheid, puissent montrer la volonté d’aller l’une vers l’autre – devient désormais une réalité. Mandela lui-même donne l’exemple. Ce Xhosa [l’une des principales ethnies sud-africaines] a évolué vers une conception de plus en plus élargie de son identité de Sud-Africain et d’être humain. Sortant de prison, il définissait en ces termes la tâche qu’il s’était assignée : “Réconcilier, panser les plaies de ce pays, créer un climat de confiance.” Ses années à la présidence, il les a consacrées à “libérer à la fois les opprimés et les oppresseurs”. Pour lui, cela revenait à guider son peuple sur une route semée d’embûches, entre les craintes des Blancs et les espoirs des Noirs. —André Brink Publié le 4 juin 1999
NELSON MANDELA. V
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“J’étais avec lui le jour de sa libération” Hilda Ndude accompagnait le prisonnier le plus célèbre du pays lorsqu’il a été libéré, le 11 février 1990. L’ancienne militante de l’ANC n’a rien oublié de ce moment historique. —The Observer Londres
E
lle n’a qu’un seul mot pour décrire l’ambiance qui régnait le jour de la libération de Nelson Mandela : “Wow !” Immortalisée aux côtés du grand homme ce jour-là, Hilda Ndude est désormais associée à l’une des images d’espoir les plus fortes du XXe siècle. Sur le cliché en question, on l’aperçoit derrière Nelson Mandela et son épouse, Winnie, qui lèvent le poing en signe de victoire dans le soleil de l’après-midi. Elle semble profondément absorbée par sa tâche. “C’était extraordinaire, se souvient-elle. Je ne pense pas revivre une expérience comme celle-là dans ma vie. Il régnait une atmosphère pleine d’optimisme. Nous savions qu’une nouvelle Afrique du Sud venait de naître.” Hilda Ndude avait la responsabilité de s’assurer que la première apparition en public de Mandela depuis vingt-sept ans se déroulerait sans heurts. Elle est toujours restée loyale à l’homme qu’elle appelle “Dada”, comme la majeure partie des Sud-Africains. Mais elle estime que cet instant magique a été effacé et l’héritage de Mandela, gâché. Elle a été tellement déçue par son parti, le Congrès national africain (ANC), qu’elle s’est tournée vers une formation dissidente, le Congrès du peuple (COPE). Pendant l’apartheid, Hilda Ndude, qui était une militante clandestine, a fait de la prison. Elle faisait partie des membres les plus en vue du Front démocratique uni dans la province du
Cap-Occidental. Elle a œuvré pour la libération de héros de la lutte antiapartheid comme Govan Mbeki [père de Thabo Mbeki] et Walter Sisulu. En décembre 1989, elle a été invitée à rencontrer Nelson Mandela dans la maison de gardien qu’il occupait à la prison Victor Verster, à Paarl, près du Cap. “J’ai eu de la chance, raconte-t-elle. C’était une merveilleuse rencontre. Certains disaient que Mandela était vendu parce qu’il avait un téléphone dans sa maison, mais il nous a fait visiter et nous a assuré qu’il n’avait pas le téléphone. Il m’a même envoyé une carte de Noël pour me remercier de ma visite.”
↑ Hilda Ndude entre Winnie et Nelson Mandela à sa sortie de prison le 11 février 1990. Photo Alexander Joe/AFP/Getty images
Liesse. Lorsque le président Frederik De Klerk a levé l’interdiction de l’ANC, en février 1990, le monde entier attendait la libération de Nelson Mandela. “Lorsque nous avons été informés par les Afrikaners, le samedi, que Mandela serait relâché
“Les gens pleuraient de joie, de rire, ils ne pouvaient plus s’arrêter”
le lendemain matin, nous avons dû nous activer et j’ai été désignée comme responsable. Je figurais parmi ceux qui sont allés le voir le matin de sa libération. Je l’ai mis au courant de ce qui allait se passer et l’ai accompagné vers la sortie”, se souvient-elle. Une incroyable vague d’émotions a submergé la foule, tandis que les partisans de Mandela et les journalistes cherchaient à apercevoir le grand homme. “Je n’aurais jamais pu imaginer un moment comme celui-là. Les gens étaient venus à pied de Stellenbosch, de Khayelitsha et de toutes les townships du Cap. Certains d’entre eux étaient partis à 5 heures du matin pour arriver à temps. La foule était en liesse, les gens pleuraient et riaient. Ils pleuraient de joie et de rire ! Rien ne pouvait les arrêter…” Hilda Ndude marchait derrière Mandela, tandis qu’il savourait ses premiers instants de liberté. “Il se laissait aller à sa joie d’être enfin libre après vingt-sept ans de détention, mais il avait aussi la stature d’un homme d’Etat. Nous n’avions pas le temps de lui parler parce qu’il y avait tellement de monde. Je me concentrais sur les gens et sur la sécurité : je voulais m’assurer que tout se passe bien. Je me rappelle qu’un journaliste a dit quelque chose comme : ‘Quel type !’ Mais nous n’avons jamais eu peur pour la sécurité de Nelson Mandela. Personne n’aurait songé à l’assassiner.” Le couple Mandela et ses proches sont montés à bord de voitures pour se rendre à l’hôtel de ville du Cap, où l’ancien détenu devait prononcer un discours. “J’étais dans la voiture principale avec Mandela : c’était un cortège, et les gens cherchaient à savoir dans quel véhicule il se trouvait. Heureusement, les vitres étaient teintées, et ils ne pouvaient pas nous voir. Toutes les voitures ont été cabossées ce jour-là…”
Affection. Au début des années 1990, Hilda Ndude a accompagné Mandela dans ses voyages à l’étranger. Elle est devenue une personnalité influente de la Ligue des femmes de l’ANC et aussi de l’ANC dans la province du Cap-Occidental. Au fil du temps, elle a cependant cessé de croire aux idéaux du parti au pouvoir et pris la “dure décision”, en 2008, de rejoindre les dissidents de l’ANC réunis sous la bannière du Congrès du peuple. Elle est maintenant députée et trésorière nationale de ce parti. Avec un regret évident, elle estime que l’optimisme d’il y a vingt ans s’est estompé. “Avec l’ANC qui s’égare, l’héritage de Mandela a été gâché. Il a été perdu, et je ne crois pas que nous serons capables de le récupérer. Mandela voulait bâtir un pays où les Noirs et les Blancs se considèrent comme des Sud-Africains. Je pense que nous avons échoué. J’aimerais souligner le travail de la Commission vérité et réconciliation, auquel on a coupé court. Des blessures ont été rouvertes, mais on ne leur a jamais donné le temps de guérir”, explique-t-elle lorsqu’on l’interroge sur l’héritage de Nelson Mandela. Bien qu’elle ne l’ait pas vu depuis des années, Hilda Ndude n’a jamais cessé d’éprouver une grande affection pour Mandela. “Un matin, il m’a appelée lui-même pour fixer un rendez-vous. Il m’a dit de venir le voir à son bureau. C’était à l’époque où il était président. Quand je suis arrivée, sa secrétaire m’a dit : ‘Vous savez, vous ne pouvez pas venir voir Dada comme ça sans d’abord prendre rendez-vous.’ Je lui ai répondu : ‘Non, non, c’est lui qui m’a appelée.’ Elle est allée dire à Dada que j’étais là et il est venu à la réception pour m’accueillir et m’accompagner jusqu’à son bureau. Nous avons déjeuné ensemble. Voilà le genre d’homme qu’est Nelson Mandela. Un membre de la famille, un père, un homme d’Etat. Il a une sorte d’aura autour de lui. Il est unique.” —David Smith Publié le 31 janvier 2010
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accueillent l’invité le plus marquant de la journée. Le líder cubain est encore plus impressionnant sans son cigare et sa casquette de l’armée, son uniforme et sa chevelure argentée étincelant superbement au soleil. Le défilé de personnalités se poursuit, le jeu de chaises musicales aussi… Constantin II de Grèce, Jerry Rawlings, Mary Robinson, Boutros Boutros-Ghali, Kenneth Kaunda, le prince des Asturies, Danielle Mitterrand, Joaquim Chissano, Benazir Bhutto, Sam Nujoma, Willem-Alexander des Pays-Bas, Mário Soares, Julius Nyerere.
“En tant que président au service de la République…” A 75 ans, Nelson Mandela devient chef de l’Etat sud-africain. Ce jour de mai 1994, l’apartheid a définitivement rendu l’âme. —The Guardian Londres
C
’est un happy end adapté à l’étrange histoire de Nelson Mandela, berger devenu prisonnier, puis président. L’heure pour laquelle il semble être né voilà soixante-quinze ans est enfin arrivée lorsque, derrière une vitre pareballes, les reflets du soleil posés sur la bible devant lui, il prend la parole : “En présence de cette assemblée, et en pleine conscience de la haute mission que j’assume en tant que président au service de la république d’Afrique du Sud…” Il est 12 h 16 lorsqu’il commence, ce qui est un peu gênant, puisqu’il était censé devenir président le matin. Mais, à midi, quand la tour de l’horloge a joué les notes du carillon de Westminster – réminiscence d’un passé colonial –, les dignitaires venus des quatre coins de la planète ont compris qu’il fallait s’habituer à la décontraction sud-africaine. Winnie Mandela est la première représentante du gotha à faire son apparition, resplendissante, dans une longue robe de soie verte – création dont son attachée de presse a fièrement assuré qu’elle “ébahirait l’Afrique du Sud”. L’instant est poignant quand cette femme, qui devrait vivre alors son apothéose, est guidée vers les places des dignitaires de seconde catégorie. Mais voilà qu’elle apparaît soudain sur l’estrade auprès de sa famille, répondant à quelque mystérieuse invite. Le commentateur de la télévision clame d’un ton désapprobateur que celle qui fut jadis “la mère de la nation” n’a rien à y faire et devrait être reconduite sous peu à la place qui est la sienne. Mais, contre toute attente, Mme Mandela est accompa-
gnée vers une place située à seulement neuf sièges du trône tapissé de cuir qui attend l’homme dont elle est désormais séparée. Yasser Arafat, qui fait aussi partie des premiers arrivés, se dirige d’un pas décidé vers le treizième rang exigé par le protocole pour un personnage qui n’est pas tout à fait chef d’Etat. Des gardes du corps imposants en costume gris regardent d’un œil menaçant les photographes massés sur la balustrade, dont les téléobjectifs surplombent dangereusement la tête des personnages qu’ils ont pour mission de protéger. Cramponné à son panama, le duc d’Edimbourg gravit les escaliers à grandes enjambées, entraînant dans son sillage un cortège de représentants du ministère des Affaires étrangères. Il semble perplexe lorsqu’il se voit indiquer le quatrième rang. Puis, lorsque Al Gore, Hillary Clinton, Ron Brown, Jesse Jackson et le reste du contingent étasunien se retrouvent entassés dans la même rangée, leurs gardes du corps se rendent compte avec indignation que les représentants de la première puissance mondiale n’ont pas assez de chaises pour s’asseoir. “Castro ! Castro !” Les cris enthousiastes des députés du Parti communiste d’Afrique du Sud
↑ Les Sud-Africains célèbrent l’investiture du président Nelson Mandela devant l’Union Buildings de Pretoria, le 10 mai 1994. Photo Gisele Wulfsohn/ Africa Media Online
“Que jamais plus ce pays magnifique ne revive l’expérience de l’oppression, ni ne souffre à nouveau l’indignité d’être le paria du monde”
Liesse. Relégué dans la travée de gauche, Goodwill Zwelithini, roi des Zoulous, se dépêche d’aller s’installer devant, à droite. Fidel, qui a atterri fortuitement près des Américains, dans la travée de droite, file se mettre plus à l’abri devant, à gauche. Pendant ce temps, sur l’estrade, le président sortant et nouveau second vice-président, Frederik de Klerk, est arrivé, salué par la première salve d’applaudissements internationaux – qui le félicite du simple commentaire qu’il a eu en arrivant : “Nous avons accompli ce que nous souhaitions accomplir.” Il est suivi du premier vice-président, Thabo Mbeki, puis les clameurs des quelque 50 000 personnes assemblées sur les pelouses en contrebas annoncent l’arrivée de l’ancien berger. Nelson Mandela affiche une mine réjouie tandis que les généraux le guident le long des escaliers pour rejoindre le président de la Cour suprême. Il rayonne de fierté paternelle en passant devant sa fille, la princesse Zeni Dlamini – qui est unie à un membre de la famille royale du Swaziland et joue ici le rôle de première dame. Des griots chantent les louanges de l’homme du jour au micro. Puis, avec une heure et huit minutes de retard sur l’horaire, l’aiguille arrive au moment historique. “[…] Moi, Nelson Rolihlahla Mandela, jure ici d’être fidèle à la république d’Afrique du Sud et promets solennellement et sincèrement de toujours…” “Nos actes quotidiens d’Africains du Sud doivent construire une véritable réalité sud-africaine qui renforcera la foi de l’humanité en la justice, affermira sa confiance en la noblesse de l’âme humaine et nourrira tous nos espoirs pour que nous ayons tous une vie épanouie.” A la fin de son discours inaugural, les 4 000 personnages de marque composant l’assemblée, animés par une émotion sincère, se dressent spontanément lorsque le président Mandela déclare : “Que jamais, jamais plus ce pays magnifique ne revive l’expérience de l’oppression des uns par les autres, ni ne souffre à nouveau l’indignité d’être le paria du monde.” Tandis que les vivats s’évanouissent, l’assistante personnelle de Nelson Mandela, Barbara Masekela, sœur du trompettiste de jazz Hugh Masekela et ici maîtresse de cérémonie, semble un peu déboussolée. Mais les généraux prennent le relais et se dirigent vers l’arrière de la scène et du dispositif pareballes, d’où leur regard fixe ostensiblement les collines de Muckleneuk, dans le lointain. Le silence laisse bientôt place à un grondement quand surgissent au-dessus des montagnes des hélicoptères de combat, des avions-écoles, des chasseurs supersoniques et des patrouilles acrobatiques zébrant le ciel aux couleurs du nouveau drapeau sud-africain, en l’honneur de leur premier chef noir, assurément le plus grand. —David Beresford Publié en mai 1994 Paru dans Courrier international Hors-série n° 32, juin 2010
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Courrier international — n° 1206 du 12 au 18 décembre 2013
Le testament politique En 1998, peu avant la fin de son mandat, Nelson Mandela, président infatigable, dressait un premier bilan de son action lors d’un entretien accordé à un mensuel sud-africain. —Leadership (extraits) Le Cap
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lors que Nelson Rolihlahla Mandela entame les six derniers mois de son extraordinaire rôle historique de premier président de l’Afrique du Sud démocratique [son mandat prendra fin en mai 1999], il y a une chose dont ses compatriotes peuvent être sûrs : il poursuit sa tâche comme un homme fermement décidé à respecter les délais et à atteindre les objectifs extrêmement ambitieux qu’il s’est fixés pour les cinq années de son mandat. Nous l’avons rencontré à Pretoria, et plus précisément à Mahlamba Ndlopfu, la résidence historique des anciens présidents et Premiers ministres nationalistes blancs, autrefois appelée Libertas. Chaque jour, le président se lève vers 4 heures à son domicile de Johannesburg, puis il parcourt la plupart des journaux, avant de donner ses premiers coups de fil de la matinée. Son secrétaire de presse, Parks Mankahlana, 34 ans, est l’un des premiers à être tiré du lit, généralement vers 5 heures du matin. Si l’appel ne vient pas d’un journaliste étranger complètement inconscient de l’heure locale, alors c’est de Mandela lui-même. “Le problème avec ces appels aux aurores, se lamente Mankahlana, c’est que le président a déjà lu la presse et qu’il se met à m’en parler, alors que ce devrait être le contraire. C’est très difficile de suivre son rythme. Et dire qu’il a 80 ans !” Ce jour-là, immédiatement après le petit déjeuner, Mandela s’est rendu en voiture à la Presidential Guest House, à Bryntirion, le quartier où résident les principaux membres du gouvernement, pour recevoir les lettres de créance de diplomates étrangers. Notre entretien était prévu à 10 heures, mais on nous avait prévenus qu’une audience accordée à la dernière minute à de grands propriétaires terriens très en colère contre la série apparemment interminable de meurtres dans les campagnes pourrait entraîner quelque retard. La grande bâtisse dressée sur la colline de Magaliesberg, qui jouit d’un panorama spectaculaire, est restée à peu près en l’état – à l’exception du portrait de Mandela suspendu dans l’entrée. La belle collection d’œuvres de Pierneef, de Gwelo Goodman et de Maggie Laubser, entre autres artistes connus, couvre toujours les murs entre les précieuses armoires et tables africaines. On est loin de ce qui se passe dans d’autres pays, comme le Zimbabwe ou la Zambie, qui ont, après l’indépendance, dépouillé la plupart des bureaux et résidences officiels de tout ce qui rappelait le passé, en y entassant un bric-à-brac sans valeur et de mauvais goût. Mandela a bonne mine. Seuls son pas hésitant et son appareil auditif trahissent ses troubles physiques. Mais de cela on ne s’aperçoit même pas, tant la haute et élégante silhouette a conservé son aura mythique. Cependant, la gravité des problèmes auxquels est confrontée l’Afrique du Sud n’a, elle, rien de mythique. Leadership est allé à la rencontre du président pour lui poser quelques questions qui,
on l’espère, permettront d’aller au-delà des excès flagorneurs dont ont fait preuve certains médias ces derniers temps. Il vous reste encore six mois difficiles à ce poste. Le temps vous est compté, et vous serez énormément sollicité. Quelles seront vos priorités ? Nelson Mandela. Il n’y a aucun dossier plus important que d’autres. Cependant, la priorité est d’améliorer la vie de notre peuple. C’est à cela que nous sommes attachés et, compte tenu de nos ressources limitées et de notre manque total d’expérience gouvernementale, je pense que nous nous en sommes très bien sortis, en particulier si l’on se souvient de la mise en garde que j’avais lancée avant les élections, à savoir que l’amélioration des conditions de vie de notre peuple ne peut se réaliser du jour au lendemain, et qu’il faudrait sans doute cinq autres années avant d’en voir les résultats. Cela étant, aucun gouvernement, en trois cent quarante-six ans de présence blanche dans ce pays, n’a rendu service au peuple comme celui-ci l’a fait en quatre ans. C’est vrai, nous aurions pu aller plus vite. Néanmoins, nous avons fait des progrès. Au fil des ans, le vice-président [Thabo Mbeki, successeur désigné de Mandela] a émis quelques critiques à l’égard des milieux d’affaires. Et vous ? Comment jugez-vous leur action, concernant les aspects plus vastes des relations raciales, du développement ou de l’égalité des chances ? Les propos du vice-président ne sont pas dénués de fondement, mais je m’empresse de les nuancer : les milieux d’affaires de ce pays ont énormément contribué à l’amélioration de la qualité de vie de notre peuple. Depuis ma sortie de prison, je ne cesse de leur répéter : je veux que vous aidiez à offrir des services à la population, à construire des cliniques, à bâtir des écoles. Ils ont si merveilleusement réagi que je dois reconnaître que, bien que je sois né et que j’aie grandi dans ce pays, je ne le connais en réalité pas très bien, parce que pas un seul homme d’affaires n’a rejeté ma demande. On accuse les Noirs qui font des affaires de s’enrichir au détriment des pauvres. Qu’en pensez-vous ? Comment croyez-vous que ces gens puissent mettre en pratique l’égalité des chances autrement qu’en se constituant un capital afin de pouvoir en
“Il n’y a pas de dossier plus important que d’autres. La priorité est d’améliorer la vie de notre peuple”
temps voulu créer des emplois pour la masse ? On ne peut pas leur demander de construire tout de suite des usines et de donner du travail aux Noirs, alors qu’ils viennent de créer leurs entreprises et ont dû s’endetter – parce qu’ils ont contracté des emprunts auprès des banques et que les milliards qu’ils gèrent ne leur appartiennent pas réellement. On a l’impression que le fossé entre riches et pauvres se creuse, qu’une élite noire nantie se constitue sans grande considération pour la masse, et que cela gagne même l’arène politique. Là aussi, il y a d’un côté ceux qui gouvernent et de l’autre ceux qui suivent. Le Congrès national africain (ANC) n’est-il pas en train de perdre le contact avec sa base populaire ? J’ai émis de sérieuses réserves à ce sujet. Si Cyril Ramaphosa [ex-dirigeant de l’ANC qui faisait figure de possible dauphin de Mandela] fait des affaires, il se retrouvera dans une situation meilleure que quelqu’un qui vit dans un camp de squatters. Mais ce n’est pas notre but. Le but est d’introduire l’égalité, d’avoir une chance de réussir ce que l’on a entrepris, de s’assurer que l’on dégage des bénéfices afin de créer des emplois pour la population. Il ne faut donc pas dire : si la situation de Cyril est bien meilleure que celle d’un squatter, c’est que certains Noirs s’enrichissent alors que d’autres s’appauvrissent. Naturellement, un homme qui va participer à la création d’emplois doit disposer des fonds nécessaires pour cela. Et c’est ce qui se passe. Votre raisonnement est d’une logique irréfutable. Mais notre question est : l’ANC est-il conscient qu’il existe [au sein de la population] le sentiment d’un écart grandissant et gênant – les sentiments revêtant, comme vous le savez, une vraie signification en politique ? Il est vrai que ces sentiments existent. Mais, lorsqu’on les analyse, on s’aperçoit qu’ils sont très creux. L’ANC ne serait plus en phase avec la masse ? Je pense que c’est une idée fausse. Mais, comme partout ailleurs dans le monde, quand il y a une élection et un programme, les gens – si on leur dit qu’on va améliorer leurs conditions de vie – s’attendent à vivre le lendemain dans des palais, à toucher des salaires qui leur permettront de résoudre toutes les difficultés socio-économiques auxquelles ils sont confrontés. C’est ce qui explique leurs sentiments. Mais, lorsqu’on se rend dans les camps de squatters pour expliquer (comme nous l’avons fait) et tenir le langage suivant : voici notre problème, voici les résultats que nous avons obtenus, nous aurions voulu faire plus de progrès, mais nous avons rencontré des difficultés, et, malgré tout, voilà ce que nous avons fait, alors, à la fin du discours, la foule applaudit. Toutes les semaines, réellement, j’emmène des hommes d’affaires dans les campagnes – pour qu’ils y construisent des cliniques et des écoles –, et il faut voir à quel point ces hommes ont réussi à remonter le moral de notre peuple ! Cette semaine, je vais conduire un groupe de représentants d’une banque bien connue au Transkei, dans un endroit où cinquante personnes ont trouvé la mort dans un accident d’autocar. J’ai demandé aux gens du coin : que voulez-vous que je fasse ? Ils m’ont répondu : nous voulons une clinique. Alors, je vais emmener des banquiers pour qu’ils y construisent non seulement une clinique, mais aussi une école. C’est ce genre de choses qui a lieu dans tout le pays. Un gouvernement se fait avant tout apprécier par les services qu’il rend à la population. Et, je le répète, depuis 1990, depuis ma sortie de prison, aucun homme d’affaires, ou presque, ne m’a jamais dit non.
Il ne fait aucun doute que cela est dû au rôle extraordinaire que vous jouez dans ce pays. Mais qu’en sera-t-il après votre départ ? Prenez le ministre de l’Eau, le Pr Kader Asmal : à aucun moment de notre histoire, ce portefeuille n’a eu autant d’importance qu’aujourd’hui. Nous avons fourni de l’eau potable à 2,6 millions de personnes. Ce n’est pas Mandela qui l’a fait, c’est Kader Asmal. Prenez encore Trevor Manuel [le ministre des Finances] : il a su gagner la confiance des économistes et des institutions financières de ce pays et du monde entier. Ce n’est pas Mandela qui a réussi cela, c’est Trevor Manuel. Voyez Alec Irwin au Commerce et à l’Industrie : où qu’il aille, il reçoit un accueil chaleureux en raison de son action. Voyez le vice-président Thabo Mbeki : nous avons là un homme extrêmement talentueux, c’est un réel atout pour nous, il est aujourd’hui respecté aussi bien ici qu’à l’étranger, et il joue un rôle très important sur ce continent et dans d’autres régions du monde. La question de l’après-Mandela ne se pose absolument plus. Je pense que les louanges sont davantage une marque de respect pour un vieil homme qu’autre chose. Jamais, avant vous, on n’a vu dans l’histoire contemporaine un homme faire l’objet d’une telle vénération à travers le monde. Comment, sur le plan émotionnel, faites-vous face à une telle adulation ? Comment peut-on encore garder une certaine humilité ? C’est un hommage rendu non pas à une personne en particulier, mais à l’ensemble du peuple sudafricain. Je viens tout juste de dire aux agriculteurs, ici même, que nous avons transformé l’Afrique du Sud, faisant d’un pays pestiféré un pays considéré comme un miracle, en dépit de nos problèmes, et cela n’est pas l’œuvre d’un individu mais de tous les Sud-Africains. C’est le mouvement de libération qui a mené la lutte pour ces changements, mais la transformation n’aurait
“La question de l’aprèsMandela ne se pose absolument plus !” jamais eu lieu sans la coopération de tous les SudAfricains, noirs et blancs. Les compliments, par conséquent, ne s’adressent pas à un individu mais au pays tout entier. ↑ Des mineurs de Marikana célèbrent leur augmentation de salaire, le 18 septembre 2012. La grève dans la mine de platine a fait plus de quarante morts. Photo Alexander Joe/AFP
Pendant votre séjour en prison, et même durant la période qui a suivi votre libération, le mouvement tenait un discours socialiste. Aujourd’hui, il semble qu’il se soit converti très sincèrement et très sérieusement aux principes fondamentaux du capitalisme. Personne n’aurait prévu un tel virage. Votre expérience gouvernementale a-t-elle changé vos convictions ? Non, nous refusons simplement les étiquettes. Il ne s’agit pas de mettre en œuvre le capitalisme ou le socialisme. Ce qui nous intéresse, c’est de trouver des solutions réalistes à nos problèmes. Libre aux autres de nous coller des étiquettes. Si les gens réclament des maisons, nous ne nous demandons pas : voyons, que dit la théorie socialiste sur cette question ? Nous disons : voilà, nous avons tant de ressources, alors nous pouvons construire tant de maisons. Il n’est absolument pas question d’idéologie. En ce qui concerne l’économie, si nous disons : privatisons, ce n’est pas par idéologie. Nous examinons la situation des entreprises publiques et nous disons : celle-ci perd de l’argent et n’est pas dirigée avec efficacité, donnons-la aux gens qui possèdent la formation et l’expérience nécessaires. Nous
analysons les problèmes avec objectivité. La question n’est pas d’abandonner une démarche socialiste au profit du capitalisme, mais de faire preuve de pragmatisme, de dire que tel problème peut être résolu de telle façon. Les Blancs, assaillis de craintes, émigrent en masse. Que pouvez-vous leur dire pour qu’ils voient leur avenir ici d’un autre œil ? Dans tous les pays colonisés, lorsque des changements démocratiques surviennent, l’ancienne classe dirigeante préfère partir. Les minorités ont très peur et quittent le pays. C’est ce qui est arrivé en Afrique et en Asie. Mais, une fois que ces gens s’aperçoivent que tout se passe normalement, que leurs craintes sont infondées, ils reviennent. Chez nous, nombreux sont ceux qui sont partis parce qu’ils n’étaient pas prêts à accepter le nouvel ordre. Autre cause de départ : la criminalité. Mais je ne doute pas que beaucoup reviendront, une fois conscients que leurs peurs ne sont pas fondées et qu’on s’occupe de ce problème. Et nous sommes effectivement en train de nous en occuper. Il faut écouter les déclarations qui ont été faites par l’un des porte-parole des milieux agricoles. Il a dit : c’est mon pays, et, quelles que soient mes inquiétudes concernant la criminalité – et, en particulier, les meurtres d’agriculteurs –, c’est mon pays ; j’y reste, je ne vais nulle part ailleurs. Quand on voit ceux qui sont fermement décidés à rester dans leur pays, on se rend compte que ceux qui l’ont quitté ne représentent qu’une infime minorité. Néanmoins, nous voulons qu’ils reviennent, avec leurs compétences. Croyez-vous à la “renaissance africaine” ? Oh ! oui. Absolument. Je suis un disciple du viceprésident en matière de renaissance africaine. —Hugh Murray et Paul Bell Publié en 1998
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L’amertume de Winnie Mandela L’écrivain indien V.S. Naipaul, Prix Nobel de littérature en 2001, et sa femme ont rencontré Winnie Mandela chez elle, à Soweto. L’ex-épouse du premier président noir du pays a des mots très durs pour le héros de la lutte antiapartheid. —London Evening Standard Londres
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vec mon mari [Vidia Naipaul], nous venons de traverser l’Afrique. La dernière étape de notre voyage nous mène enfin en Afrique du Sud, pays désormais indissociable du nom de Mandela. A l’origine, mon époux hésitait un peu à venir ici, mais il a fini par écouter son instinct. Nous sommes arrivés à Soweto, devant la porte de l’énigmatique Winnie Mandela, une femme aussi souvent acclamée que vilipendée. A la fin des années 1980, Winnie s’était entourée de gardes du corps peu recommandables, le Mandela United Football Club, qui semait la terreur dans Soweto. Le “capitaine” du club était Jerry Richardson, mort dans sa cellule en 2009 alors qu’il purgeait une peine à perpétuité pour le meurtre de Stompie Moeketsi, un gamin de 14 ans enlevé avec trois autres enfants et passé à tabac dans la maison où nous serons bientôt assis autour d’une tasse de café. Winnie a été condamnée à six ans de prison pour enlèvement, peine qui sera réduite en appel à une simple amende. Les membres du gang ont par la suite affirmé devant la Commission vérité et réconciliation qu’elle avait été l’instigatrice de ce meurtre et qu’elle y avait même participé directement.
Femme courage. Avant de devenir célèbre, Winnie Mandela habitait dans l’une de ces étroites ruelles surpeuplées, bordées de petites maisons de brique et de tôle ondulée. Soweto est toujours une township majoritairement noire : les touristes la visitent en bus et s’extasient devant ces rues associées à la liberté, à l’apartheid et à Mandela. Winnie possède désormais une forteresse impressionnante sur la colline. Le jardin, composé d’arbres et de bosquets, est impeccablement entretenu. Nous entrons directement dans un petit vestibule encombré, monopolisé par un homme : Mandela. Il est partout. Cadeaux, portraits, diplômes honorifiques et lettres garnissent la moindre surface aux murs et sur le mobilier. Nous sommes un peu fébriles au moment d’entrer. Notre contact a organisé cette rencontre avec Winnie (ou “Mama Mandela”, comme on l’appelle dans la township) par l’intermédiaire de son confident : célèbre présentateur de télévision, la quarantaine à peine sonnée, et visiblement fervent disciple de la maîtresse de maison. Il nous invite à nous asseoir et nous parle d’elle avec tendresse. Cette femme a forgé la conscience politique d’une génération, affirme-t-il. Son courage, sa fougue et son entêtement ont fait d’eux des hommes. Ils ont vu son intrépidité, les risques
qu’elle était disposée à prendre, les humiliations à essuyer. Des humiliations qui n’ont pas pris fin avec l’apartheid. Winnie Mandela a été mise à l’index, diabolisée et trahie, assène-t-il. Je suis crispée : mon époux n’aime pas qu’on le fasse attendre, même quand il est dans de bonnes dispositions. C’est quelqu’un de pointilleux, qui s’est déjà fait remarquer en claquant la porte lors d’une réunion qui avait pris du retard, me laissant gérer seule les conséquences de son esclandre. C’est alors qu’elle apparaît, grande, élégamment vêtue de gris pastel, coiffée de sa fameuse perruque. Elle serre la main tendue de Vidia et l’invite à s’asseoir à ses côtés. Elle m’adresse un sourire. Sa présence électrise l’atmosphère. Je fais ce que l’on attend de moi. Je lui demande si elle est satisfaite de la tournure que prennent les choses en Afrique du Sud. Winnie se tourne vers Vidia. Est-ce la vérité qu’il veut entendre ? Elle a entendu parler de lui. Il veut la vérité ou tout au moins s’en approcher le plus près possible. Non, elle n’est pas satisfaite. Et elle a ses raisons. “J’ai entretenu la flamme du mouvement, commence-t-elle. Vous êtes passés dans le township ? Comme vous l’avez constaté, il est toujours aussi sordide. Pourtant, c’est ici que nous avons lancé la première pierre, ici que nous avons versé tant de sang. Rien n’aurait pu arriver sans le sacrifice du peuple – du peuple noir.” Elle regarde Vidia dans l’attente d’une nouvelle question. Il ne dit rien, mais ses yeux noirs brillent sous ses paupières tombantes. Elle poursuit, les yeux rivés sur son visage. “Le Congrès national africain (ANC) était en exil. Tous ses leaders étaient soit en fuite, soit en prison. Et il n’y avait personne pour rappeler à ces gens, au peuple noir, l’horreur de sa réalité quotidienne ; quand quelque chose d’aussi anormal que l’apartheid devient une réalité quotidienne. C’était notre réalité. Et quatre générations ont vécu ainsi – comme un peuple nié.” Je sais que les responsables de l’apartheid ont fait tout ce qu’ils ont pu pour briser cette femme. Elle a subi tous les outrages. Ils sont venus la chercher une nuit et l’ont placée en résidence surveillée
↑ Bill Clinton et Gordon Brown célèbrent le 90e anniversaire de Nelson Mandela lors d’un dîner en son honneur à Londres. Photo Dan-ve M. Benett/ Getty images
“Il faut que tout le monde comprenne que Mandela n’a pas été le seul à souffrir”
à Brandfort, ville frontalière de l’Etat libre d’Orange, à près de 500 kilomètres de Soweto. “C’était un exil, raconte-t-elle, quand toutes leurs autres tentatives ont échoué.” Dans cette solitude, où elle a passé neuf annéss, elle recruta des hommes jeunes pour le parti. “Juste sous leur nez”, se souvient-elle en riant à cette évocation. “La seule chose qui me peinait et m’inquiétait, c’était mes filles. De ne jamais savoir vraiment comment elles allaient. J’ai le sentiment que ce sont elles qui ont vraiment souffert de tout cela. Pas moi, ni Mandela”, confie-t-elle. Ses deux petites filles n’ont jamais vraiment compris ce qui se passait. Ce sont normalement les méchants qui vont en prison. Or leur père était en prison, alors que ce n’était pas un méchant. “Cette angoisse était insupportable pour moi en tant que mère, de ne pas savoir comment se débrouillaient mes enfants quand ils m’ont gardée en isolement prolongé.”
Dépit amoureux.Winnie parle de Mandela avec désinvolture, comme si ce nom ne comptait pas véritablement pour elle – ou ne comptait plus. “Pour ma famille, le nom de Mandela est un poids qui pèse sur nos épaules. Il faut que tout le monde comprenne que Mandela n’a pas été le seul homme à souffrir. Il y en a eu beaucoup d’autres, des centaines, qui ont moisi en prison et qui sont morts. Notre lutte a compté beaucoup de héros, restés anonymes et méconnus, et il y en avait d’autres aussi parmi le leadership, comme le malheureux Steve Biko, mort tabassé, dans une atroce solitude. Quand Mandela est entré en prison, c’était un jeune révolutionnaire fougueux. Et regardez l’homme qui est sorti”, dit-elle en prenant mon époux à témoin. Ce dernier ne dit rien, se contente d’écouter. Difficile de déboulonner une légende vivante. Seule une épouse, une amante ou une maîtresse jouit de ce privilège. Elles seules connaissent l’homme de l’intérieur, ai-je pensé. “Mandela nous a laissé tomber. Il a accepté un accord qui était mauvais pour les Noirs. Economiquement, nous sommes toujours exclus. L’économie reste très ‘blanche’. Bien entendu, il y a quelques Noirs pour le symbole, mais beaucoup de ceux qui ont donné leur vie pour ce combat sont morts sans en avoir perçu les dividendes.” Elle est peinée. Son visage brun et lisse
NELSON MANDELA. XI
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a perdu de sa douceur. “Je ne peux pas lui pardonner d’avoir reçu le Nobel [de la paix, en 1993] avec son geôlier, Frederik De Klerk. Ils y sont allés la main dans la main. Vous pensez que De Klerk l’a libéré par pure bonté d’âme ? Non. Il n’avait pas le choix. C’était l’époque qui le dictait, le monde avait changé et notre lutte n’était pas un feu de paille. C’était une lutte sanglante – c’est un euphémisme – et nous avons versé beaucoup de sang. Je l’ai maintenue vivante avec tous les moyens dont je disposais.” Nous ne doutons pas de ce qu’elle affirme. Des images qui ont fait le tour du monde nous reviennent à l’esprit, et au sien aussi, j’en suis sûre. “Regardez cette farce qu’est la Commission vérité et réconciliation. Il n’aurait jamais dû accepter.” Une fois encore, Nelson Mandela est l’objet de sa colère. “Qu’est-il sorti de bon de la vérité ? En quoi aide-t-elle les gens à savoir où et comment leurs proches ont été tués ou enterrés ? Quand l’archevêque Tutu, qui a fait de tout cela un grand cirque religieux, est venu ici, poursuit-elle en désignant une chaise vide, il a eu le culot de me demander de comparaître. Je lui ai servi quelques vérités bien senties. Je lui ai dit que si lui et sa bande de crétins étaient assis là, c’était grâce à notre combat et grâce à MOI. Grâce à tout ce que moi et des gens comme moi avions fait pour gagner notre liberté.” Winnie a tout de même comparu en 1997 devant la Commission vérité et réconciliation, qui, dans son rapport, disait d’elle : “La Commission estime que Mme Mandela s’est elle-même rendu coupable de violations graves des droits de l’homme.” Lorsque l’archevêque Desmond Tutu l’a priée instamment d’admettre que “les choses avaient complètement dérapé” et de s’excuser, Winnie a fini par demander pardon à la mère de Stompie et à la famille de son ancien médecin personnel, auquel elle aurait commandité l’assassinat après le refus de celui-ci de couvrir le meurtre de Stompie. Quelqu’un apporte le café. Nous buvons en silence. “Je ne suis pas seule, reprend-elle. Les gens de Soweto sont encore avec moi. Regardez ce qu’ils lui font faire. Le grand Mandela. Il n’a plus ni pouvoir ni même voix au chapitre. Ils ont dressé cette gigantesque statue de lui en plein milieu du quartier blanc le plus riche de Jo’burg, pas ici, où nous avons versé notre sang et où
tout a commencé. Mandela est devenu une fondation institutionnalisée. On le trimballe dans le monde entier pour lever des fonds et lui est tout content de jouer le jeu. L’ANC l’a mis sur la touche, mais le garde comme figure de proue pour sauver les apparences.” Ses yeux lancent des éclairs derrière ses verres grisés. Pour elle, ce n’est rien moins qu’une trahison économique, rien n’a changé pour les Noirs, si ce n’est que l’apartheid a officiellement disparu. Tout en parlant, son regard se promène incidemment sur un portrait de Mandela. La rumeur s’est répandue en Afrique du Sud qu’elle n’a pas pu le supporter ni même le toucher durant les deux années où ils ont tenté de sauver leur mariage, après sa libération, en 1990. C’était d’une grande tristesse. Si lui était prêt à tirer un trait sur le passé, à pardonner à son épouse ses liaisons pendant qu’il était en prison, ils n’avaient pourtant pas réussi à renouer le lien. Ils divorcèrent en 1996, n’ayant vécu ensemble que cinq ans sur trente-huit années de mariage. La rage de Winnie était un handicap terrible et son insoumission trop virulente pour être exprimée par des mots. “Je ne regrette rien. Je ne regretterai jamais rien. Si c’était à refaire, je referais exactement la même chose. De A à Z..” Elle marque une pause. “Vous savez, je me dis parfois que nous n’étions pas suffisamment préparés. De notre côté, nous n’avions rien planifié. Comment aurions-nous pu le faire ? Nous avions peu d’instruction, et cela, le leadership ne l’admet pas. Peut-être devrions-nous revenir à la case départ pour voir ce qui n’a pas fonctionné.”
Amère victoire. Au moment de nous lever pour prendre congé, nous apercevons une photographie de Winnie jeune, jetant un regard mélancolique au photographe. Elle était ravissante, et Mandela était allé la chercher. Mais la lutte est terminée. Elle a rempli son contrat. C’est fini. Elle a été mise sur la touche, abandonnée. Mais, comme la liberté n’a pas apporté le rêve promis au peuple noir, elle continuera de tenter sa chance en politique. De cela, je suis convaincue. Cette femme peut encore assumer la part de risque associée au rêve d’un homme, quel qu’il soit. “Quand je suis née, ma mère a été très déçue. Elle voulait un fils. Je l’ai su très tôt. J’ai donc été un garçon manqué. Je voulais devenir médecin et je ramenais toujours des enfants abandonnés de l’école. Des enfants qui étaient trop pauvres pour qu’on leur paie la cantine. Mes parents ne m’ont jamais réprimandée pour cela et ne m’ont jamais fait valoir qu’euxmêmes étaient aux abois.” Son regard s’anime dès qu’elle parle du passé et de ces souvenirs qui n’ont rien à voir avec la lutte. Soudain, elle se tourne vers Vidia et lui confie : “Quand je suis seule, je ne peux pas m’empêcher de penser au passé. Le passé est toujours vivant, là, dans ma tête.” Elle pointe le doigt sur son crâne. Tout cela n’est-il pas un grand gâchis ? J’ai envie de savoir. Quelque part, je souffre pour elle. En tant que femme, je ressens l’immense force de transgression qu’il lui a fallu pour dépasser sa souffrance. J’ai envie de lui dire que si j’avais été Mandela, je lui aurais pardonné, mais je ne trouve pas le courage. Que me dirait Vidia si je l’avais ? Il est en train de lui dire au revoir. Mes yeux s’embuent. Instinctivement, elle se tourne vers moi, plante ses yeux dans les miens, et son regard s’adoucit. Elle s’approche et me serre dans ses bras. “Je sais ce que vous voulez me dire, me murmure-telle à l’oreille, et de cela, je vous suis reconnaissante.” —Nadira Naipaul Publié le 8 mars 2010
Sa grandeur lui survivra, mais pas son héritage Mandela n’a pas tenu ses promesses : il a engagé son pays dans un système néolibéral qui engendre pauvreté et corruption. —New Statesman Londres
L
orsque j’étais correspondant en Afrique du Sud, dans les années 1960, le grand admirateur du régime nazi John Vorster occupait la résidence du Premier ministre au Cap. Trente plus tard, alors que j’attendais devant les grilles, j’ai eu l’étrange impression qu’elles étaient gardées par les mêmes hommes. Des Afrikaners blancs vérifiaient mes papiers avec la confiance de ceux qui jouissent d’un emploi stable. L’un d’eux avait en main un exemplaire de Un Long chemin vers la liberté, l’autobiographie de Nelson Mandela. “C’est une vraie source d’inspiration”, m’a-t-il expliqué. Mandela sortait de sa sieste. “Heureux de vous revoir”, me lança-t-il avec un grand sourire. Devant tant de grâce, on se sent immanquablement bien. Il gloussait à l’idée d’avoir été érigé en saint. “Ce n’est pas le boulot pour lequel je me suis porté candidat”, m’a-t-il assuré d’un ton pince-sans-rire. Avec une attitude emprunte de respect, il ne manquait pas de me remettre à ma place. En voyant comment il ne tolérait aucune critique du parti African National Congress (ANC), j’ai quelque peu compris pourquoi des millions de Sud-Africains allaient pleurer sa mort mais pas son “héritage”. Je lui ai demandé pourquoi les engagements pris tant par lui-même que par l’ANC au moment sa sortie de prison, en 1990, n’avaient pas été respectés. Le gouvernement de libération, avait promis Mandela, nationaliserait l’économie héritée de l’apartheid, y compris les banques. Mais, une fois au pouvoir, le parti a abandonné son programme “de reconstruction et de développement” [RDP program] visant à éradiquer la pauvreté dans laquelle croupissaient la plupart des Sud-Africains. L’un des ministres s’est même vanté de la politique “thatchérienne” menée par l’ANC. “C’est exactement le contraire de ce que vous avez promis en 1994 ! — Vous devez comprendre que n’importe quel processus de transition est condamné à se transformer.” Rares étaient les Sud-Africains à savoir que ce “processus” avait commencé dans le plus grand secret plus de deux ans avant la libération de Mandela. A cette époque, le prison-
nier était personnellement engagé dans de discrètes négociations. Au lendemain des élections démocratiques de 1994, l’apartheid racial a pris fin et l’apartheid économique a pris un nouveau visage. [Ceux qui étaient autrefois aux commandes] accordaient aux hommes d’affaires noirs des prêts à des conditions généreuses, leur permettant de créer des entreprises à l’extérieur du périmètre des bantoustans [provinces dans lesquelles étaient parquées les populations noires]. Une nouvelle bourgeoisie noire a fait son apparition. Les responsables de l’ANC s’installaient dans de belles demeures. Et le fossé se creusait entre les Noirs, à mesure qu’il se réduisait entre Noirs et Blancs. Les habitants des townships ne constataient guère de changements et subissaient toujours les expulsions comme au temps de l’apartheid. Certains exprimaient même leur nostalgie pour “l’ordre” qui régnait sous l’ancien régime. Les réalisations destinées à améliorer la vie quotidienne en déliquescence, notamment dans le domaine scolaire, étaient anéanties par les extrêmes et par la corruption du “néolibéralisme” que l’ANC s’attachait à mettre en place. Une fois à la retraite, Mandela a changé, mettant le monde en garde contre les dangers de l’après-11 septembre que représentaient George W. Bush et Tony Blair. Je me demande comment il a réagi au “pèlerinage” effectué par Barack Obama dans sa cellule sur l’île de Robben, un Obama qui n’a toujours pas fermé le camp de Guantanamo Bay. A la fin de l’entretien, Mandela m’a tapé légèrement sur le bras comme pour me pardonner de l’avoir contredit. Nous nous sommes dirigés vers sa Mercedes couleur argent, qui se confondait avec sa petite tête couronnée de cheveux gris, noyée au milieu d’une cohorte d’hommes blancs aux bras énormes, des câbles dans les oreilles. L’un d’eux a lancé un ordre en afrikaans, et Mandela est reparti. —John Pilger* Publié le 11 juillet 2013 * Journaliste australien, auteur notamment du livre Freedom, Next Time, ainsi que du documentaire Apartheid did not die.
Un hors-série