Irak Campagne électorale explosive RUSSIE Avec les dealers de caviar IRAN Neda, victime des médias TSUNAMIS Alerte en temps réel www.courrierinternational.com
N° 1007 du 18 au 24 février 2010 - 3 €
Les Parisiens Quelques raisons de les détester
AFRIQUE CFA : 2 500 FCFA - ALGÉRIE : 420 DA - ALLEMAGNE : 3,50 € AUTRICHE : 3,80 € - BELGIQUE : 3,50 € - CANADA : 5,50 $CAN - DOM : 3,80 € ESPAGNE : 3,50 € - E-U : 5,50 $US - G-B : 3,00 £ - GRÈCE : 3,50 € IRLANDE : 3,80 € - ITALIE : 3,50 € - JAPON : 700 ¥ - LUXEMBOURG : 3,50 € MAROC : 25 DH - NORVÈGE : 46 NOK - PORTUGAL CONT. : 3,50 € SUISSE : 5,80 CHF - TOM : 700 CFP - TUNISIE : 4,10 DTU
M 03183 - 1007 - F: 3,00 E
3:HIKNLI=XUXUU[:?b@a@a@r@k;
s o m m a i re
●
4 parmi les sources cette semaine 6 éditorial par Philippe Thureau-Dangin 6 l’invité Paul Krugman, The New-York Times 8 à l’affiche
À NOS LECTEURS La semaine prochaine, le prix de vente au numéro de votre hebdomadaire passera à 3,50 euros. Une décision rendue nécessaire par l’augmentation de tous nos coûts : papier, impression, droits d’auteur, salaires, etc. La dernière augmentation remonte loin, au 4 octobre 2001 ; nous étions alors passés de 18 francs à 20 francs (soit 3,05 euros). Quant à nos tarifs d’abonnement, ils restent inchangés pour les mois à venir.
d ’ u n c o n t i n e n t à l ’ a u t re 10 dossier
Plus que jamais, nous sommes attentifs à vous apporter chaque jeudi une information de qualité, puisée aux sources
IRAK Le scrutin de tous les dangers
les plus variées (plus de 1 300 journaux et magazines différents). Votre fidélité, jamais démentie jusqu’à aujourd’hui, sera pour nous un encouragement à toujours mieux faire.
14 europe ESPAGNE Tiens bon, mon pays, tu as connu pire ! ZONE EURO Cherche pilote inventif et endurant
Courrier international
SUISSE Après les minarets, haro sur les Allemands ITALIE “Je vole, donc je suis” PORTUGAL Nuit longue et blanche pour les malades ROYAUME - UNI Un médecin de garde pour 650 000 personnes ROYAUME - UNI Reading ou le brassage ethnique heureux BALKANS Quelque chose en nous de profondément ottoman GÉORGIE Une partie de l’opposition renoue avec la Russie ROUMANIE Moins d’écoles, moins d’hôpitaux, plus d’églises
20 amériques HAÏTI A Port-au-Prince, la tôle remplace la toile
46 Commerce
30 En couverture Les Parisiens : quelques raisons de les détester
10 Dossier
Les chasseurs de phoque misent sur le marché chinois
Irak : le scrutin de tous les dangers
HAÏTI La décentralisation au cœur de la reconstruction ÉTATS - UNIS Obama prêt à faire cavalier seul ÉTATS - UNIS Ces Américains qui se préparent au pire ARGENTINE Le dernier des grands comiques ARGENTINE Ras le bol des Kirchner !
23 asie PAKISTAN Le village qui dit non aux talibans INDE Le roi de Bollywood fait plier l’extrême droite CORÉE DU SUD Les femmes de ménage font leur révolution THAÏLANDE Le retour des chemises rouges au pouvoir JAPON Etre sumo, une question d’identité nationale
26 moyen-orient SYRIE - ISRAËL Pourquoi Assad ne veut ni la paix ni la guerre ÉGYPTE Choses vues dans le wagon des femmes
29
IRAN Ce que signifierait une réforme du régime
28 afrique MAROC Le français revient en force
Afrique du Sud
AFRIQUE DU SUD Les mamies se mobilisent contre le sida
40 Portfolio
enquêtes et reportages
Regards croisés sur une guerre
CÔTE-D’IVOIRE Laurent Gbagbo impose son rythme
30 en couverture Les Parisiens 36 portrait Neda Soltani 38 enquête Avec les dealers de caviar 40 portfolio Soudain, la porte est ouverte
Les mamies se mobilisent contre le sida
▶ En couverture : Dessin de Jean-Philippe Delhomme pour Courrier international.
▶ Les plus de courrierinternational.com ◀
CARTOONS
i n t e l l i ge n c e s 44 économie REPRISE Ne tuez surtout pas la reprise dans l’œuf ! CRÉATIVITÉ Comment Wall Street a aidé la Grèce à tricher COMMERCE Les chasseurs de phoques misent sur la Chine
47 sciences
Y
A SPORT
Vancouver 2010
Près de 4 500 dessins de presse à découvrir
Retrouvez notre dossier sur les Jeux olympiques d’hiver
PRÉVENTION Détecter instantanément les tsunamis
48 écologie ÉNERGIE En Ecosse, le whisky sert à tout
49 multimédia TÉLÉVISION Les séries vietnamiennes s’écrivent en coréen
rubriques 50 le livre Al-Yahoudi Al-Hali, de Ali Al-Muqri 50 saveurs Russie, une soupe melting-pot 51 insolites Haïti, Tahiti, c’est kif-kif COURRIER INTERNATIONAL N° 1007
3
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
l e s s o u rc e s
●
PARMI LES SOURCES CETTE SEMAINE ABC 258 000 ex., Espagne,
DILEMA VECHE 21 000 ex.,
quotidien. Journal monarchiste et conservateur depuis sa création en 1903, ABC a un aspect un peu désuet unique en son genre : une centaine de pages agrafées, avec une grande photo à la une.
Roumanie, hebdomadaire. “Le Vieux Dilemme” est la version enrichie du magazine culturel roumain Dilema, fondé en 1993.
AL-AHRAM WEEKLY 60 000 ex., Egypte, hebdomadaire. Ce qui ne peut être publié dans le quotidien arabophone Al-Ahram paraît dans cet hebdomadaire de langue anglaise, prétendent les mauvaises langues. Ses pages culturelles sont de bonne facture et il constitue une source de première valeur sur l’Afrique orientale.
ASHARQ AL-AWSAT 200 000 ex., Arabie Saoudite, quotidien. “Le Moyen-Orient” se présente comme le “quotidien international des Arabes”. Edité par Saudi Research and Marketing – présidé par un frère du roi –, il se veut modéré et combat le radicalisme arabe, même si plusieurs de ses journalistes affichent une sensibilité islamiste.
THE AUSTRALIAN 139 000 ex., Australie, quotidien. “L’Australien” a été fondé en 1964 par le magnat Rupert Murdoch, avec la promesse d’“offrir l’information objective et l’indépendance d’esprit essentielles au progrès”. Avec 9 bureaux permanents en Australie, c’est le seul quotidien véritablement national.
CINCO DÍAS 24 860 ex., Espagne, quotidien. “Cinq Jours” est l’un des trois quotidiens économiques espagnols. Ce titre du groupe Prisa a été fondé en 1978. Il garde son statut de quotidien de référence malgré une situation financière fragile due à sa faible diffusion.
THE DAILY SHAME
, Royaume-Uni. Ce site traite essentiellement de l’actualité britannique, toujours sous un angle satirique.
THE DAILY TELEGRAPH 410 000 ex., Australie, quotidien. Fondé en 1879 à Sydney, “Le Télégraphe quotidien” n’a aucun lien avec son aîné londonien. Ce journal populaire, plutôt classé à droite, consacre beaucoup de place au sport et au people, ce qui ne l’empêche pas de traiter aussi sérieusement de l’actualité nationale et internationale.
DIÁRIO DE NOTÍCIAS 75 000 ex., Portugal, quotidien. Fondé en 1864, le “Quotidien des nouvelles” fut l’organe officieux du salazarisme. Aujourd’hui, le DN est devenu un journal que l’on peut qualifier de centriste. Grâce au renouvellement de sa maquette et à ses efforts pour divulguer une information complète, le titre voit son public rajeunir.
EESTI EKSPRESS 50 000 ex., Estonie, hebdomadaire. “L’Express d’Estonie” est le premier hebdomadaire du pays. Il a été créé en 1989, d’où le surnom de l’équipe fondatrice : les “perroquets de la perestroïka”.
occidentaux. Itogui entretenait d’ailleurs, à l’époque, un partenariat avec Newsweek. Passé sous le contrôle de Gazprom-Média en 2001, il a gardé sa belle allure, mais s’est dépolitisé.
AL-ITTIHAD Emirats arabes unis, quotidien. Créé en 1969, c’est l’un des plus vieux médias des Emirats arabes
LE MATIN 7 000 ex., Haïti, quotidien. Fondé en 1906, le titre est réputé avant tout pour ses rubriques culturelles de grande qualité. Fermé pendant trente ans, pendant la longue période troublée qui s’est achevée par le départ d’Aristide et l’élection de Préval, il est reparu en 2005 sous la houlette
AL-ESBUYIA, Irak, hebdomadaire. “L’Hebdomadaire” est un magazine généraliste créé en décembre 2007.
EVENING STANDARD 272 000 ex., Royaume-Uni, quotidien. Le journal des Londoniens. Créé en 1827, ce titre du soir publie désormais quatre éditions tout au long de la journée dans la capitale britannique et sa région. Mais, face aux tabloïds et aux gratuits, sa formule mélangeant infos nationales et locales attire moins le lectorat jeune et urbain. hebdomadaire. Créé au début de l’indépendance, journal à scandale à ses débuts, Globe est désormais l’un des principaux newsmagazines généralistes de la Croatie. Royaume-Uni, quotidien. Depuis 1821, l’indépendance, la qualité et l’engagement à gauche caractérisent ce titre qui abrite certains des chroniqueurs les plus respectés du pays.
HANDELSBLATT 147 000 ex., Allemagne, quotidien. Le principal journal économique, financier et boursier d’outre-Rhin. Indispensable aux hommes d’affaires allemands.
AL-HAYAT 110 000 ex., Arabie Saoudite (siège à Londres), quotidien. “La Vie” est sans doute le journal de référence de la diaspora arabe et la tribune préférée des intellectuels de gauche ou des libéraux arabes qui veulent s’adresser à un large public.
THE INDEPENDENT 215 000 ex., Royaume-Uni, quotidien. Créé en 1986, c’est l’un des grands titres de la presse britannique de qualité. Il se distingue de ses concurrents par son indépendance d’esprit, son engagement proeuropéen et ses positions libérales sur les questions de société.
AL-IRAQ AL-JADID, Irak, quotidien. Le titre a été créé en 2003, au lendemain la chute du régime de Saddam Hussein. Il est édité par le Media and Studies Center.
ITOGUI 85 000 ex., Russie, hebdomadaire. L’un des principaux magazines illustrés de Russie, fondé en 1995 par Sergueï Parkhomenko sur le modèle des news magazines
EL PAÍS 392 000 ex.
AL-ESBUYIA, Irak, hebdomadaire. “L’Hebdo-
madaire” est un magazine généraliste édité à Bagdad. Il a été créé en décembre 2007. unis. Sous l’autorité du ministère de l’Information et de la Culture, ce quotidien publie des articles de fond rédigés par des intellectuels souvent critiques du monde arabe.
IZVESTIA 263 600 ex., Russie, quotidien. L’un des quotidiens russes de référence, qui traite tous les domaines de l’actualité, les articles étant souvent accompagnés de bons dessins humoristiques ; un supplément “business” sur pages saumon le mardi et le jeudi.
KUL AL-IRAQ, Irak, quotidien. Lancé en 2003, “Tout l’Irak” est un quotidien généraliste qui se veut indépendant.
MAARIV 150 000 ex., Israël, quotidien. Créé en 1948 à la veille de la création de l’Etat d’Israël, “Le Soir” appartient à la famille Nimrodi. Ce quotidien, couramment classé très à droite, marie, à l’image de son concurrent Yediot Aharonot, populisme, analyse rigoureuse et débat.
AL-MADA Irak, quotidien. Ce journal, fondé à Bagdad sept mois après la chute du régime de Saddam Hussein, n’a pu voir le jour qu’à partir du 5 août 2003. Il affiche une tendance libérale, et plusieurs de ses journalistes sont des ex-marxistes.
de l’homme d’affaires Reginald Boulos.
AL-MUSTAQBAL 10 000 ex., Liban, quotidien. Fondé en 1999 et spécialisé dans la politique, “L’Avenir” appartient à l’empire médiatique de l’ex-Premier ministre libanais Rafic Hariri (assassiné le 14 février 2005).
LA NACIÓN 185 000 ex., Argentine, quotidien. Fondé en 1870 par l’ex-président Bartolomé Mitre (1862-1868), le titre est une institution de la presse argentine destiné aux élites. Il présente une rubrique internationale de qualité qui contribue à sa réputation. NEW STATESMAN 26 000 ex., Royaume-Uni, hebdomadaire. Depuis sa création, en 1913, cette revue politique, aussi réputée pour le sérieux de ses analyses que pour la férocité de ses commentaires, est le forum de la gauche indépendante.
LE NOUVELLISTE Haïti, quotidien. Fondé en 1898, c’est le plus ancien journal francophone des Amériques. “De tendance centre droit, il s’attache à cultiver un amour profond pour Haïti et n’a jamais donné son appui à aucun parti politique”, précise son directeur, Frantz Duval.
NRC HANDELSBLAD 254 000 ex., Pays-Bas, quotidien. Né en
SÜDDEUTSCHE ZEITUNG 430 000 ex., Allemagne, quotidien. Né à Munich, en 1945, le journal intellectuel du libéralisme de gauche allemand est l’autre grand quotidien de référence du pays, avec la FAZ.
(777 000 ex. le dimanche), Espagne, quotidien. Né en mai 1976, six mois après la mort de Franco, “Le Pays” est une institution. Il est le plus vendu des quotidiens d’information générale et s’est imposé comme l’un des vingt meilleurs journaux du monde. Plutôt proche des socialistes, il appartient au groupe de communication PRISA.
THE SUNDAY INDEPENDENT 40 200 ex.,
LE PAYS 20 000 ex., Burkina Faso, quotidien. Fondé en octobre 1991, ce journal indépendant est rapidement devenu le titre le plus populaire du Burkina Faso. Proche de l’opposition, il multiplie les éditoriaux au vitriol.
DIE TAGESZEITUNG 60 000 ex.,
PÚBLICO 250 000 ex.,
GLOBUS 50 000 ex., Croatie,
THE GUARDIAN 364 600 ex.,
Courrier international n° 1007
1970, le titre est sans conteste le quotidien de référence de l’intelligentsia néerlandaise. Libéral de tradition, rigoureux par choix, informé sans frontières.
Espagne, quotidien. Lancé en septembre 2007, le titre est dans le paysage de la presse nationale le plus important quotidien de gauche après El País. S’il ne publie pas d’éditorial, il consacre chaque jour au moins deux pages à des articles d’opinion et à des tribunes libres.
LA REPUBBLICA 650 000 ex., Italie, quotidien. Né en 1976, le titre se veut le journal de l’élite intellectuelle et financière du pays. Orienté à gauche, avec une sympathie affichée pour le Parti démocrate, il est fortement critique vis-à-vis du président du Conseil, Silvio Berlusconi. ROMÂNIA LIBERA 54 000 ex, Roumanie, quotidien. Journal des intellectuels et de la classe moyenne, “La Roumanie libre” adopte une ligne libérale et indépendante. Créé en 1877, favorable à l’opposition toutes tendances confondues et par conséquent critique envers le gouvernement, le titre est l’un des trois quotidiens les plus lus du pays.
SCIENCE NEWS 200 000 ex., Etats-Unis, hebdomadaire. Fondé en 1922 sous le nom de Science News-Letter, le magazine se présente aujourd’hui comme l’unique newsmagazine consacré à la science aux Etats-Unis. L’information est condensée, complétée par de très nombreuses références à des travaux universitaires.
SISA IN, Corée du Sud, hebdomadaire. Le titre a été créé en septembre 2007 par des journalistes qui ont quitté l’hebdomadaire Sisa journal, au terme d’un conflit d’un an provoqué par la censure imposée par les gestionnaires au sujet d’un reportage sur le groupe Samsung.
Afrique du Sud, hebdomadaire. Distribué surtout dans les grandes villes, il a été fondé en 1995 et s’adresse principalement aux lecteurs de la bourgeoisie, noire et blanche, avec une orientation clairement libérale. Le journal appartient au groupe Independent News and Media. Allemagne, quotidien. Ce titre alternatif, né en 1979 à Berlin-Ouest, s’impose comme le journal de gauche des féministes, des écologistes et des pacifistes… sérieux.
LE TEMPS 49 000 ex., Suisse, quotidien. Né en mars 1998 de la fusion du Nouveau Quotidien et du Journal de Genève et Gazette de Lausanne, ce titre de centre droit, prisé des cadres, se présente comme le quotidien de référence de la Suisse romande. THANH NIÊN 400 000 ex., Vietnam, quotidien. Créé en 1986, ce journal est une publication de la Fédération nationale de la jeunesse. Apprécié pour la qualité de ses reportages et de ses enquêtes, Thanh Niên, auquel collaborent une centaine de journalistes et correspondants à l’étranger, figure parmi les journaux les plus lus du Vietnam. TIME 6 000 000 ex., Etats-Unis, hebdomadaire. Fondé en 1923, l’hebdomadaire américain au plus fort tirage est devenu l’un des monuments de la presse mondiale. Ses reportages, ses images chocs – ou encore le numéro toujours très attendu dans lequel est désigné l’homme de l’année –, ont contribué à construire sa légende. THE TIMES 618 160 ex., Royaume-Uni, quotidien. Le plus ancien des quotidiens britanniques (1785) et le plus connu à l’étranger appartient depuis 1981 à Rupert Murdoch. Il a longtemps été le journal de référence et la voix de l’establishment. Aujourd’hui, il a un peu perdu de son influence et les mauvaises langues l’accusent de refléter les idées conservatrices de son propriétaire. DE VOLKSKRANT 310 000 ex. Pays-Bas, quotidien. Né en 1919, catholique militant pendant cinquante ans, “Le Journal du peuple” s’est laïcisé en 1965 et est aujourd’hui la lecture favorite des progressistes d’Amsterdam, bien qu’ils se plaignent beaucoup de sa dérive populiste.
EUROPE
Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 € Actionnaire : Le Monde Publications internationales SA. Directoire : Philippe Thureau-Dangin, président et directeur de la publication ; Régis Confavreux Conseil de surveillance : David Guiraud, président ; Eric Fottorino, vice-président Dépôt légal : février 2010 - Commission paritaire n° 0712C82101 ISSN n° 1 154-516 X – Imprimé en France / Printed in France
RÉDACTION 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13 Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational.com Courriel [email protected] Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin Assistante Dalila Bounekta (16 16) Directeur adjoint Bernard Kapp (16 98) Rédacteur en chef Claude Leblanc (16 43) Rédacteurs en chef adjoints Odile Conseil (16 27), Isabelle Lauze (16 54), Raymond Clarinard (16 77) Chefs des informations Catherine André (16 78), Anthony Bellanger (16 59) Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Directrice artistique Sophie-Anne Delhomme, Marie Varéon (16 67) Europe Odile Conseil (coordination générale, 16 27), Danièle Renon (chef de service adjoint Europe, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Emilie King (Royaume- Uni, 19 75), Gerry Feehily (Irlande, 19 70), Anthony Bellanger (France, 16 59), Marie Bélœil (France, 17 32), Gian-Paolo Accardo (Italie, 16 86), Daniel Matias (Portugal, 16 34), Adrien Chauvin (Espagne 16 57), Iwona Ostapkowicz (Pologne, 16 74), Iulia Badea-Guéritée (Roumanie, Moldavie, 19 76), Wineke de Boer (Pays-Bas), Léa de Chalvron (Finlande), Solveig Gram Jensen (Danemark), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède), Laurent Sierro (Suisse), Alexandre Lévy (Bulgarie, coordination Balkans), Agnès Jarfas (Hongrie), Mandi Gueguen (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), Gabriela Kukurugyova (Rép. tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Katerina Kesa (Estonie) Russie, Est de l’Europe Laurence Habay (chef de service 16 36), Alda Engoian (Caucase, Asie centrale), Philippe Randrianarimanana (Russie, 16 68), Larissa Kotelevets (Ukraine), Amériques Jacques Froment (chef de service, Amérique du Nord, 16 32), Bérangère Cagnat (chef de rubrique Etats-Unis, 16 14), Marc-Olivier Bherer (Canada, Etats-Unis, 16 95), Christine Lévêque (chef de rubrique, Amérique latine, 16 76), Anne Proenza (Amérique latine, 16 76), Paul Jurgens (Brésil) Asie Hidenobu Suzuki (chef de service, Japon, 16 38), Agnès Gaudu (chef de rubrique, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Naïké Desquesnes (Asie du Sud, 16 51), François Gerles (Asie du Sud-Est, 16 24), Marion Girault-Rime (Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées), Kazuhiko Yatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Hamdam Mostafavi (Iran, 17 33), Hoda Saliby (Egypte, 16 35), Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Moyen-Orient) Afrique Pierre Lepidi (16 29), Anne Collet (Mali, Niger, 16 58), Philippe Randrianarimanana (Madagascar, 16 68), Hoda Saliby (Maroc, Soudan, 16 35), Chawki Amari (Algérie), Sophie Bouillon (Afrique du Sud) Débat, livre Isabelle Lauze (16 54), Roman Schmidt Economie Pascale Boyen (chef de service, 16 47) Multilatéral Catherine André (chef de service, 16 78) Multimédia Claude Leblanc (16 43) Sciences Anh Hoà Truong (16 40) Insolites Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60) Epices & saveurs, Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74) Site Internet Olivier Bras (éditeur délégué, 16 15), Marie Bélœil (rédactrice, 17 32), Anne Collet (documentaliste, 16 58), Mouna El-Mokhtari (webmestre, 17 36), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82), Jean-Christophe Pascal (webmestre (16 61) Mathilde Melot (marketing, 16 87), Jalil Hajjaj Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service, 16 97), Caroline Marcelin, Emmanuelle Morau (16 62) Traduction Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Geneviève Deschamps (anglais, espagnol), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Julie Marcot (anglais, espagnol), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), Ngoc-Dung Phan (anglais, italien, vietnamien), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol) Révision Elisabeth Berthou (chef de service, 16 42), Pierre Bancel, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Philippe Planche Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Anne Doublet (16 83), Lidwine Kervella (16 10) Maquette Marie Varéon (chef de service, 16 67), Catherine Doutey, Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Josiane Pétricca, Denis Scudeller, Jonnathan Renaud-Badet, Alexandre Errichiello Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66), Emmanuelle Anquetil (colorisation) Calligraphie Hélène Ho (Chine), Abdollah Kiaie (Inde), Kyoko Mori (Japon) Informatique Denis Scudeller (16 84) Fabrication Patrice Rochas (directeur) et Nathalie Communeau (directrice adjointe, 01 48 88 65 35). Impression, brochage : Maury, 45191 Malesherbes. Routage : France-Routage, 77183 Croissy-Beaubourg Ont participé à ce numéro Marianne Bonneau, Melody Boyer, Valérie Brunissen, Irène Cavallaro, Valéria Dias de Abreu, Cécile Leclerc, Françoise Liffran, Marina Niggli, Jean Perrenoud, Costas Pitas, Ysana Takino, Anne Thiaville, Emmanuel Tronquart, Zaplangues, Zhang Zhulin
ADMINISTRATION - COMMERCIAL Directeur délégué Régis Confavreux (17 46). Assistantes : Sophie Daniel (16 52) Sophie Jan (16 99), Natacha Scheubel. Responsable contrôle de gestion : Stéphanie Davoust (16 05), Julie Delpech de Frayssinet (16 13) Responsable des droits : Dalila Bounekta (16 16). Comptabilité : 01 48 88 45 02 Relations extérieures Victor Dekyvère (16 44) Partenariats Sophie Jan (16 99) Ventes au numéro Directeur commercial : Patrick de Baecque. Responsable publications : Brigitte Billiard. Direction des ventes au numéro : Hervé Bonnaud. Chef de produit : Jérôme Pons (0 805 05 01 47, fax : 01 57 28 21 40). Diffusion internationale : Franck-Olivier Torro (01 57 28 32 22). Promotion : Christiane Montillet Marketing, abonnement Pascale Latour (directrice, 16 90), Sophie Gerbaud (16 18), Véronique Lallemand (16 91), Sweeta Subbamah (16 89), Sophie Rousseaux (17 39) Publicité Publicat, 7, rue Watt, 75013 Paris, tél. : 01 40 39 13 13. Directrice générale : Brune Le Gall. Directeur de la publicité : Alexandre Scher (13 97). Directrices de clientèle : Karine Lyautay (14 07), Claire Schmitt (13 47), Kenza Merzoug (13 46). Régions : Eric Langevin (14 09). Culture : Ludovic Frémond (13 53). Littérature : Béatrice Truskolaski (13 80). Annonces classées : Cyril Gardère (13 03). Exécution : Géraldine Doyotte (01 41 34 83 97) Publicité site Internet i-Régie, 16-18, quai de Loire, 75019 Paris, tél. : 01 53 38 46 63. Directeur de la publicité : Arthur Millet, Modifications de services ventes au numéro, réassorts Paris 0 805 05 01 47, province, banlieue 0 805 05 0146 Abonnements Tél. de l’étranger : 00 33 3 44 62 52 73 Fax : 03 44 12 55 34 Courriel : Adresse abonnements Courrier international, Service abonnements, B1203 - 60732 Sainte-Geneviève Cedex Commande d’anciens numéros Boutique du Monde, 80, bd Auguste-Blanqui, 75013 Paris. Tél. : 01 57 28 27 78
ABONNEMENTS
03 44 62 52 73 Photo : C. Abramowitz
numéro non surtaxé
José-Manuel Lamarque et Emmanuel Moreau, franceinter.com les samedis à 19h30 avec Gian Paolo Accardo de Courrier International. FRANCE INTER : LA DIFFÉRENCE.
20/02/10 : l'Europe à la Une 27/02/10 : Athènes, Danielle Mitterrand rencontre Mikis Theodorakis
COURRIER INTERNATIONAL N° 1007
4
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
Courrier International, USPS number 013-465, is published weekly 49 times per year (triple issue in Aug, double issue in Dec), by Courrier International SA c/o USACAN Media Dist. Srv. Corp. at 26 Power Dam Way Suite S1-S3, Plattsburgh, NY 12901. Periodicals Postage paid at Plattsburgh, NY and at additional mailing Offices. POSTMASTER : Send address changes to Courrier International c/o Express Mag, P.O. box 2769, Plattsburgh, NY 12901-0239.
Ce numéro comporte un encart Abonnement broché pour les kiosques France métropolitaine et un encart Abonnement Offre 20 ans pour une partie des abonnés France métropolitaine.
l’invité
É D I TO R I A L
Ainsi, les troupes de l’OTAN ont lancé le 13 février une nouvelle offensive en Afghanistan, dans cette guerre sans fin contre les talibans. Objectif de cette opération baptisée Mushtarak ? Déloger les troupes insurgées de leur base de Marjah, dans la province du Helmand, pour éventuellement négocier en position de force avec eux. La méthode ? Prévenir la population plusieurs jours à l’avance pour éviter les pertes civiles et faire avancer d’abord les troupes afghanes pour qu’elles soient mieux accueillies que ne l’auraient été les unités de l’Alliance atlantique. Voilà donc la nouvelle stratégie du général Stanley McChrystal et de Barack Obama. Même si les télés et journaux américains ont fortement médiatisé l’offensive et en ont montré les premiers résultats, il serait prématuré pour l’OTAN de crier victoire. Comme le souligne le journal conservateur allemand Die Welt, les succès annoncés de la Force internationale d’assistance et de sécurité (ISAF) pourraient être trompeurs. “Car ce qui caractérise une guerre insurrectionnelle, c’est l’esquive, le retrait tactique, l’embuscade.” Mais il y a plus grave. Présenter cette offensive comme une étape importante de la stratégie antiinsurrectionnelle du président Obama est “d’une totale malhonnêteté”, affirme The Frontier Post. Pour ce journal pakistanais publié à Peshawar, non loin de la frontière afghane, Marjah est certes un fief taliban, mais ce n’est pas le seul. “Le Helmand lui-même est un fief, et cette région n’est que l’une des 30 provinces (sur les 34 que compte le pays) contrôlées par les talibans, qui y ont installé une administration parallèle” (l’article du Frontier Post peut être lu sur notre site). Le plan de McChrystal est donc une “imposture”. Alors, pourquoi la mener et la claironner ? La meilleure réponse est peut-être celle fournie dans nos pages par le romancier néerlandais Arnon Grunberg (voir p. 40) : “On fait la guerre parce que l’envie de guerre existe. Par la suite, on invente des raisons et toutes sortes d’intérêts géopolitiques que je ne veux pas totalement balayer, mais qui, à vrai dire, ne m’intéressent guère.” Il nous faudra pourtant revenir bientôt sur ces “intérêts” pour les analyser. Philippe Thureau-Dangin
L E
D E S S I N
D E
L A
C
Paul Krugman,
The New York Times (extraits), New York
es derniers temps, les pages financières des jourAujourd’hui, Madrid ne peut pas faire grand-chose naux ne parlent plus que de la Grèce et d’autres pour redresser la barre. Le problème majeur du pays est pays à la périphérie de l’Europe. A bon droit, que les coûts et les prix ne sont plus en phase avec le reste d’ailleurs. Mais j’ai trouvé gênant que certains de l’Europe. Faute de disposer de sa propre monnaie, articles se focalisent presque exclusivement sur l’Espagne ne peut recourir à la dévaluation. Elle ne pourra les dettes et les déficits budgétaires, comme donc renouer avec la compétitivité qu’au prix d’un si la prodigalité des gouvernements était seule processus de déflation lent et laborieux. Si l’Espagne en cause. On apporte ainsi de l’eau au mouétait un Etat des Etats-Unis, la situation ne serait pas lin de nos propres faucons du déficit, qui rêvent de réduire aussi terrible. Pour commencer, les coûts et les prix n’aules dépenses publiques – même en situation de chômage raient pas affiché un tel décalage. La Floride, qui a pu massif – et brandissent la Grèce en guise d’exemple de ce maintenir le coût de la main-d’œuvre à un niveau peu qui nous attend si nous ne le faisons pas. Or le manque élevé, n’a jamais vécu quoi que ce soit ressemblant à l’inde discipline budgétaire n’est pas la principale raison des flation relative de l’Espagne. De plus, l’Espagne bénéennuis que connaît l’Europe. ficierait de nombreux souLa véritable raison de cette tiens automatiques, comme “europanade”, c’est l’arrol’aide sociale et Medicare, gance des élites qui ont financés par Washington. poussé l’Europe à adopter C’est évidemment pire en une monnaie unique bien Grèce, car les Grecs, contraiavant que le continent n’y soit rement aux Espagnols, ont prêt. Prenons le cas de l’Esbel et bien été irresponsables pagne, qui, à la veille de la sur le plan budgétaire. L’écocrise, passait pour être un nomie grecque est cependant ■ Paul Krugman, 57 ans, est professeur citoyen modèle sur le plan de dimensions modestes, et d’économie et de relations internatiobudgétaire. Sa dette était ses soucis n’importent que nales à l’université de Princeton. Laufaible : 43 % du PIB en 2007, dans la mesure où ils déteiréat du prix Nobel d’économie pour ses travaux sur la mondialisation, il tient contre 66 % en Allemagne. gnent sur des économies une chronique hebdomadaire dans The Son budget était excédentaire beaucoup plus puissantes. New York Times depuis 1999. et sa réglementation bancaire, Donc, c’est l’inflexibilité de exemplaire. Mais, avec son clil’euro, et non les dépenses mat chaud et ses plages, l’Espagne était aussi la Floride publiques, qui se trouve au cœur de la crise. de l’Europe. Et, comme la Floride, elle a été le théâtre d’un Et maintenant ? Il est presque impossible d’envigigantesque boom de l’immobilier. Le financement prosager une décomposition de l’euro, en termes purement venait essentiellement de l’étranger : les capitaux ont afflué pratiques. Comme le dit Barry Eichengreen, de l’unidu reste de l’Europe, d’Allemagne en particulier. versité de Californie à Berkeley, toute tentative pour Cela a entraîné une croissance rapide et une forte remettre en place une devise nationale déclencherait “la inflation. Entre 2000 et 2008, les prix des biens et des mère de toutes les crises financières”. La seule solution pour services ont augmenté de 35 %, contre 10 % en Alles’en sortir est donc d’aller de l’avant. Pour que l’euro magne. Du fait de la hausse des coûts, les exportations soit opérationnel, l’Europe doit progresser sur la voie espagnoles sont devenues de moins en moins compétide l’intégration politique, afin que les nations eurotives. L’emploi, en revanche, a pu continuer à progresser péennes commencent à fonctionner davantage comme grâce au boom de l’immobilier. Puis la bulle a éclaté. des Etats américains. Le chômage a crevé le plafond et le budget s’est retrouvé Ce n’est pas pour demain. Dans les années qui viendans le rouge. Mais ces déficits – engendrés, d’une part, nent, l’Europe va probablement entreprendre de pénibles par la baisse des revenus provoquée par la crise et, d’autre efforts pour s’en sortir : des renflouements accompagnés part, par les dépenses d’urgence engagées pour limiter les d’appels à une austérité sans merci, avec en arrière-plan coûts humains de la récession – étaient le résultat des un chômage record, aggravé par la déflation. Un tableau ■ difficultés du pays, et non leur cause. peu réjouissant.
L’Europe a péché par orgueil
Don Emmert/AFP
S E M A I N E
L E S
M A R D I S
D E
mardi 2 mars 2010 à 20 h 30
Le rendez-vous du film documentaire étranger avec MK2
Pétition la cour des plaignants de Zhao Liang (Chine) Pendant dix ans, Zhao Liang a filmé des personnes venues de toute la Chine porter plainte à Pékin contre les abus et les injustices des autorités locales.
■ ▲ La Suisse votera le 7 mars pour accepter – ou non – la nomination d’un avocat chargé de la protection des animaux dans chacun des vingt-six cantons du pays.
La projection sera suivie d’un débat.
Dessin de Burki paru dans 24 Heures, Lausanne.
Sur www.courrierinternational.com, retrouvez chaque jour DR
Benjamin Kanarek
Les limites d’une “victoire” sur les talibans
●
un nouveau dessin d’actualité, et plus de 4 500 dessins en consultation libre COURRIER INTERNATIONAL N° 1007
6
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
MK2 Quai de Seine 14, quai de la Seine 75019 Paris (Métro : Jaurès ou Stalingrad)
L
Prince sans rire
a vérité est que j’ai couché avec des prostituées. Si on m’interroge à ce sujet pendant un débat, j’avouerai, assène Frédéric von Anhalt. Ce serait idiot de mentir.” Voilà ce que le mari de Zsa Zsa Gabor répondra si on lui pose la question au cours de la longue bataille qui, si tout va bien, s’achèvera en novembre 2010 par son élection au poste de gouverneur de Californie à la place d’Arnold Schwarzenegger. Ses déclarations sur les prostituées sont d’une franchise inhabituelle pour un politicien en campagne. Mais elles sont parfaitement cohérentes avec son programme. “Il faut légaliser la prostitution et bien d’autres vices. Et, bien entendu, les taxer.” Telle est sa proposition pour sortir l’Etat de Californie de la crise budgétaire qui l’a mis au bord de la faillite. Il a également promis que, s’il est élu, il légalisera – et taxera – la vente de cannabis et de cigares cubains. Dans un Etat qui en a assez du statu quo, la campagne du prince Frédéric, lancée fin janvier, a de quoi piquer la curiosité de la population. “Voilà vingt-six ans que je vis dans ce pays et j’ai appris une chose : si on veut gagner des élections, il faut être célèbre. Etre bourré de fric ne suffit pas.” Comme le clame son slogan de campagne, il veut “ramener la belle vie en Californie”. S’il est élu, il imposera les compagnies pétrolières “un max”, légalisera le mariage homosexuel, “pour qu’ils puissent être aussi malheureux que nous autres”, et rendra les panneaux solaires obligatoires sur tous les nouveaux bâtiments pour “mettre fin à notre dépendance vis-à-vis du pétrole moyen-oriental”. Il veut également ouvrir la frontière entre la Californie et le Mexique : “Qu’on laisse ces gens entrer et qu’ils envoient des dollars chez eux. Sans immi-
PERSONNALITÉS DE DEMAIN FATMIRE “LIRA” BAJRAMAJ
Footballeuse intégrée
Jason Meritt/Getty Images/AFP
Etats-Unis
●
FRÉDÉRIC VON ANHALT, 66 ans, candidat au
poste de gouverneur de Californie. Ce personnage excentrique, haut en couleur, a été anobli en 1980, après avoir été adopté à l’âge de 37 ans par la princesse Marie Auguste von Anhalt. Depuis 1984, il est le neuvième époux de Zsa Zsa Gabor, son aînée de vingt-sept ans. grés ici, il n’y aurait personne pour s’occuper de nos jardins et de nos piscines. Ce serait une catastrophe.” Ce fils d’un policier de Kreuznach, en Allemagne, n’a rejoint la noblesse qu’en 1980, à l’âge de 37 ans, lorsque la princesse Marie Auguste von Anhalt, ancienne épouse du prince Joachim de Prusse, le fils du Kaiser, l’a adopté, après la mort de son propre fils (dont Frédéric était l’ami). En 1984, alors qu’il était en vacances à Los Angeles, il s’est introduit dans une fête rassemblant des célébrités et y a rencontré l’actrice d’origine hongroise Zsa Zsa Gabor. Le coup de foudre a été réciproque. Deux ans plus tard, il est devenu le neuvième mari de Zsa Zsa et elle, sa septième épouse.
Selon le prince Frédéric, si leur union dure, c’est parce qu’il préfère batifoler avec des prostituées plutôt que de s’embarrasser d’une maîtresse. “Le sexe est plus amusant avec une prostituée, clame-t-il. Et cela revient moins cher. Trouver une femme dans un bar, cela peut prendre toute une nuit et, de toute façon, sur le coup de 4 heures du matin, vous êtes tellement ivre que vous finissez par ramener n’importe qui après avoir dépensé des milliers de dollars en boissons.” Reste à savoir si les électeurs de l’un des Etats les plus tolérants d’Amérique se laisseront séduire par le libertinage du prince Frédéric. Un facteur pourrait jouer en sa faveur : l’insignifiance de ses adversaires. La favorite du Parti républicain, l’ancienne présidente d’eBay, Meg Whitman, a déjà dépensé 20 millions de dollars rien que pour se faire connaître. Quant à Jerry Brown, qui sera probablement son adversaire côté démocrate, il est sans relief. L’autre élément qui pourrait favoriser le prince est le fait que les Californiens, dont l’Etat affiche un déficit budgétaire de 30 milliards de dollars, des infrastructures vieillissantes, les taux de saisie immobilière et de chômage parmi les plus élevés du pays, ne croient plus en la politique. Que dirait Zsa Zsa Gabor, 93 ans et clouée dans un fauteuil roulant, de devenir première dame ? Lorsqu’il n’est pas en train de faire campagne ou de jouer en Bourse, Frédéric consacre beaucoup de temps à la soigner. “Quand je lui ai dit que j’allais me présenter au poste de gouverneur, elle a cru que j’étais devenu fou, souligne-t-il. Mais je n’arrête pas de lui dire : ‘Tu ferais bien de te préparer car tu vas être première dame.’ Alors elle me sourit et répond : ‘Cela fait quatrevingt-treize ans que j’attends ça !’” Guy Adams, The Independent (extraits), Londres
P
our échapper aux insultes des gamins de son âge (“Hé toi, la gitane !”), Fatmire – alias “Lira”, comme l’a toujours appelée sa mère – a appris à courir vite. Ses jambes sont son remède à elle contre le racisme. Car Lira vient du Kosovo. Elle a 4 ans lorsqu’elle débarque en Allemagne avec sa famille, en 1992, fuyant un pays en guerre. Petite fille, Lira est vite exclue des jeux enfantins de la garderie. Alors, elle se met à jouer au foot avec ses frères, en cachette de ses parents, pour gagner l’admiration de son entourage. “Je voulais à tout prix réussir, je voulais voir les autres verts de jalousie”, confie-t-elle au quotidien berlinois Die Tageszeitung. Ses efforts ont payé : à 17 ans, Lira intègre l’équipe nationale allemande de foot féminin, avec laquelle elle remporte le titre de championne du monde en 2007, puis celui de championne d’Europe en 2009. Aujourd’hui, la jeune femme fait de l’intégration son cheval de bataille. L’exclusion, elle connaît – elle, la femme pratiquant un sport plutôt masculin, l’immigrée au poste d’attaquant de l’équipe de foot de son pays d’accueil. Elle se rend dans des écoles pour “montrer aux enfants de réfugiés qu’une musulmane kosovare peut aussi devenir une grande sportive ! Il suffit d’écouter son cœur et d’y croire.” Pour enfoncer le clou, à 22 ans à peine, Lira a déjà écrit son autobiographie : Mein Tor ins Leben: Vom Flüchtling zur Weltmeisterin (“Mon but dans la vie. De réfugiée à championne du monde”, éd. Südwest, 2009, non traduit en français).
DR
à l ’ a ff i c h e
MANUEL MARTINS
Curé scandaleux
B
SILVIO BERLUSCONI, président du Conseil italien ■ Chaud Il a signé un accord avec son homologue albanais pour limiter le trafic d’immigrés clandestins par la mer Adriatique. “Nous ferons une exception ▲ Dessin d’Arend Van Dam, pour tous ceux qui Pays-Bas. nous amènent des jolies filles. Vous savez, maintenant je suis célibataire.” (Corriere della Sera, Milan)
TIN OO, opposant birman ■ Solidaire “Je ne suis pas heureux d’avoir recouvré la liberté.” Après sept ans de détention, le numéro deux de la Ligue nationale pour la démocratie dirigée par Aung
San Suu Kyi, âgé de 83 ans, a refusé de se réjouir au motif que plus de 2 000 autres opposants au régime continuent à croupir dans les prisons du régime militaire. (The Irrawaddy, Chiang Mai)
LEE HSIEN LOONG, Premier ministre singapourien ■ Nataliste “Les enfants nés pendant l’année du Tigre [qui a débuté le 14 février] ne sont vraiment pas différents des enfants nés sous d’autres signes du Zodiaque chinois”, a assuré le chef du gouvernement, inquiet de la baisse significative de naissances qui intervient tous les douze ans. Les Chinois évitent en effet d’avoir des enfants placés sous le signe du Tigre, croyant qu’ils sont prédestinés à être particulièrement agressifs. (The Straits Times, Singapour)
DONALD TRUMP, milliardaire américain ■ Gelé “Avec l’hiver le plus froid jamais enregistré, avec des chutes de neige qui battent tous les records sur la côte [Est des EtatsUnis], il faudrait retirer son prix Nobel à Al Gore.” (New York Post, ▲ Dessin de Vladimir Etats-Unis) Motchalov, Moscou.
FREDRICK FEDERLEY, député centriste suédois ■ Multicarte “Ce n’est pas en tant que parlementaire mais sous ma seconde identité de Drag Queen Ursula que j’ai fait ce voyage”, se défend le jeune parlementaire. Membre de la coalition de droite actuellement
COURRIER INTERNATIONAL N° 1007
8
au pouvoir, il est sévèrement critiqué pour s’être fait offrir un séjour festif aux îles Canaries par plusieurs entreprises privées. (Aftonbladet, Stockholm)
MOHAMMED JAVAD LARIJANI, secrétaire général du Haut Conseil des droits de l’homme iranien ■ Convaincu “La société iranienne est un modèle de coexistence amicale et fraternelle”, a déclaré celui qui représente l’Iran au Conseil des droits de l’homme de l’ONU. A Genève, le 15 janvier, il a tenu à rappeler “le ferme engagement de l’Iran en faveur de la promotion et de la protection des droits de l’homme”. Au cours de la même session, plusieurs pays ont dénoncé la répression brutale des manifestations de protestation dans le pays. (Fars News Agency, Téhéran)
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
NETMADEIRAS
ILS ET ELLES ONT DIT
ien des injustices commises à Madère le sont par des gens qui vont à l’église, qui exploitent les autres et qui ont un appétit du gain sans bornes. Mon rôle, c’est de porter la voix de ceux qui n’en ont pas.” Ainsi parle Manuel Martins, le prêtre qui a osé dénoncer la misère sur “l’île aux fleurs” dans les colonnes de Visão. Une position courageuse, dans une région où les relations entre le pouvoir et l’Eglise sont des plus privilégiées. L’évêque de Madère a pris la mesure du danger représenté par cet amateur de Paulo Coelho, de Ken Follett et de José Saramago en l’envoyant à Machico, une ville située dans l’est de l’île, alors que ses prêches enflammaient jusqu’alors les voûtes de la cathédrale de Funchal, la capitale. Dans sa nouvelle paroisse, ce curé de 50 ans, natif de l’île, n’a pas désarmé : il continue à dénoncer l’incurie du pouvoir politique… et religieux. “Si l’Eglise refuse de défendre les pauvres parce que ça l’incommode, alors elle ne remplit pas la mission qui est la sienne. L’Evangile n’est pas un roman pour apaiser l’âme et nous envoyer directement au ciel !”
dossier
●
IRAK LE SCRUTIN DE ■ Le 7 mars, les Irakiens doivent élire leur nouveau Parlement. ■ Malgré une campagne électorale qui rappelle celles
d’autres démocraties, les tensions ethniques et religieuses sont palpables. ■ Elles menacent l’existence même du pays qui, sept ans après la chute de la dictature de Saddam Hussein, subit toujours l’influence de l’Iran et d’Al-Qaida.
Chiites et sunnites s’affrontent La purge des anciens membres du parti Baas n’en finit pas. La situation est tendue au point que certains redoutent une guerre civile. Le Caire
i l’on pouvait encore douter du fait que les hommes politiques irakiens entraînent leur malheureux pays dans une crise nationale cataclysmique, c’est désormais une certitude. Ils ne sont même pas parvenus à résoudre le litige suscité par l’exclusion de plusieurs centaines de candidats aux prochaines législatives [ils étaient accusés d’être d’anciens membres du parti Baas], qui doivent avoir lieu le 7 mars. L’affaire s’est envenimée après le rejet par les dirigeants chiites d’un appel de la justice qui a reporté au lendemain des élections tout jugement sur le sort des candidats, presque tous sunnites. Si la justice a fait marche arrière et accepté d’étudier les exclusions, le débat, lui, a continué à faire rage. Car les responsables sunnites dénoncent une manœuvre du gouvernement à majorité chiite afin de les empêcher d’accroître leur influence politique grâce aux urnes. Cette dernière querelle en date est caractéristique des conflits qui minent la politique irakienne et attisent les tensions depuis l’invasion américaine de 2003. Dans l’Irak de l’après-Saddam, un système politique a été mis en place pour donner davantage de pouvoir et de ressources aux chiites et aux Kurdes au détriment des Arabes sunnites, qui ont tenu le haut du pavé pendant les trente-cinq ans de règne du parti Baas. Mais si de nombreux sunnites pensent que cette exclusion n’est rien d’autre qu’une chasse aux sorcières, les chiites, marginalisés sous le régime baasiste, estiment que leurs adversaires cherchent à les déloger d’un pouvoir qu’ils ont eu tant de mal à conquérir, afin d’imposer une nouvelle fois leur domination. On voit bien que les Irakiens voteront une fois encore en fonction de considérations confessionnelles, en dépit de campagnes appelant à l’unité nationale. ▶
▶ Des ouvriers installent l’affiche d’un candidat le premier jour de la campagne électorale, le 12 février 2010, à Bagdad.
LISTES
Cherchez les femmes
A
fin de garantir la présence des femmes dans le futur Parlement, des quotas obligent les partis à réserver le quart des places aux candidates. Or certains ont trouvé le moyen de contourner cette obligation en plaçant les femmes en fin de liste. “Ce n’est pas le résultat d’une démarche préméditée, estime l’avocate Karima Saad. Certains partis avaient composé des listes où, derrière trois hommes, on trouvait une candidate. C’est en fusionnant avec d’autres partis pour constituer des alliances que l’équilibre a été brisé.” Amer, qui est professeur de droit à l’université, estime que les quotas “écartent certains hommes des élections”. De son côté, Fatima Radi, diplô-
COURRIER INTERNATIONAL N° 1007
mée en histoire, fait remarquer que les femmes sont plus nombreuses que les hommes en Irak, mais qu’elles sont empêchées d’entrer dans l’arène politique par la mentalité tribale qui prévaut dans la société. Ainsi, aux dernières élections provinciales [31 janvier 2009], certaines candidates n’avaient pu faire des affiches avec leur photo parce qu’elles se heurtaient à des réactions de mépris. “En reléguant les femmes en fin de liste, on enterre une nouvelle fois le principe de leur participation politique”, affirme Raja Jabr, fonctionnaire au ministère de la Culture. De son côté, Alya Hossein, institutrice, estime qu’il “est normal que les têtes de liste soient occupées par des
10
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
poids lourds de la politique, des personnes qui ont déjà acquis une certaine popularité. Mais de là à ne laisser que les toutes dernières places aux femmes… On dirait qu’elles sont là pour remplir un vide et pour faire bien aux yeux de la communauté internationale.” La militante des droits des femmes Chaza Ibrahim explique pour sa part qu’“avec la domination des partis religieux on nomme quelques femmes à certains postes pour s’assurer que personne ne polémiquera à propos des droits de la femme en général. Mettre les femmes en queue de listes, c’est montrer que leur place est bien au plus bas de l’échelle dans la société.” Waël Nehma, Al-Mada, Badgad
AP-Sipa
S
AL-AHRAM WEEKLY (extraits)
TOUS LES DANGERS ▶ Lors d’un rassemblement à Bagdad, le gou-
verneur Salah Abdel Razzak, haut responsable du parti chiite Daawa, dirigé par le Premier ministre Nouri Al-Maliki, a juré de purger l’administration locale des baasistes loyalistes. A Bassorah, des notables affiliés au Daawa et aux autres grandes formations chiites se sont eux aussi engagés à purger la ville des sympathisants du Baas et ont menacé de faire de la deuxième plus grande ville d’Irak, et de l’unique accès du pays à la mer, une province fédérale semi-indépendante. Le conseil municipal a également menacé d’interrompre la production de pétrole (près de 90 % de la production irakienne) pour priver de ressources le reste du pays. En alimentant les craintes d’une résurgence baasiste, Al-Maliki et les autres chefs chiites, soutenus par leurs alliés kurdes, s’efforcent de séduire l’électorat chiite. Mais ils risquent du même coup de rouvrir de vieilles blessures, de cristalliser le sectarisme et de généraliser l’impasse politique au point de compromettre la concorde nationale et l’avenir même du pays. Tant les chiites que la minorité kurde ont été victimes des répressions brutales perpétrées par le régime de Saddam Hussein.Toutefois, dans leur désir d’obtenir que ses fidèles soient jugés et qu’ils rendent des comptes, ils font apparemment preuve d’un manque de finesse politique qui suscite la méfiance de tous. De nombreux sunnites pourraient envisager de boycotter ces élections, synonyme, pour beaucoup d’Irakiens, de paix et de stabilité pour leur pays déchiré par la guerre. Les sunnites avaient majoritairement boycotté l’élection nationale de 2005. Ayant perdu le pouvoir, ils éprouvent un profond ressentiment. D’aucuns redoutent même qu’ils ne prennent de nouveau les armes s’ils ont le sentiment d’avoir été floués. Les Etats-Unis, qui disposent encore de 100 000 hommes en Irak, ont fait part de leur inquiétude. Selon eux, l’exclusion des sunnites des élections fragiliserait le processus et pourrait même déclencher des troubles qui compliqueraient les projets de retrait des troupes américaines. Du côté des responsables chiites, on affirme que l’on ne laissera pas Washington intervenir dans les affaires intérieures du pays. Pis encore, cette dispute qui couve et menace d’entraîner l’Irak dans la guerre civile va ébranler l’industrie pétrolière renaissante. Ces dernières semaines, l’Irak a signé plusieurs contrats avec des entreprises étrangères qui doivent investir dans le développement de champs pétrolifères qui représentent la deuxième plus grande réserve du monde. Mais si la querelle se poursuit au point de mettre le feu au paysage politique, il n’est pas certain que les sociétés étrangères se hasardent à commencer leurs opérations, aussi lucratifs que soient les accords, ce qui priverait l’Irak de revenus dont il a désespérément besoin pour sa reconstruction. Salah Hemeid
■
Eclairage
Le 7 mars, 19 millions d’électeurs irakiens devront choisir 325 députés parmi 6 172 candidats. Les élus siégeront au Parlement pendant les quatre prochaines années. La campagne électorale a commencé le 12 février. Quelques heures auparavant, le Comité pour l’intégrité et la justice, créé en 2008 et composé de 7 juges, avait décidé de ne repêcher que 28 candidats sur les 177 qui avaient fait appel après le rejet de leur candidature pour leurs liens présumés avec l’ancien parti Baas de Saddam Hussein. En janvier, le comité chargé de la “débaasification” avait disqualifié 510 candidats, provoquant la colère des listes laïques et celle de la communauté sunnite. Dans les provinces chiites du Sud, cela s’accompagne d’une campagne d’épuration des administrations locales.
▶ Place à prendre.
Dessin de Richard Thompson paru dans The New Yorker, Etats-Unis.
Une campagne à la mode américaine (ou presque) Spots publicitaires, gadgets, messages sur Internet, portraits des candidats sur des montgolfières, tout est bon pour attirer les électeurs. Mais rien ne vaut les bonnes vieilles méthodes du clientélisme.
C
AL-ESBUYIA
Bagdad
ette campagne électorale est très différente de la précédente, avec d’innombrables innovations apportées par des fabricants chinois d’accessoires publicitaires. En effet, des entreprises du monde entier ont été attirées par les grosses sommes que les candidats sont prêts à dépenser afin d’améliorer leur résultat. Elles proposent les techniques les plus modernes pour séduire l’électeur. Elles ont eu l’idée, par exemple, d’installer des écrans géants dans les quartiers commerçants pour diffuser à longueur de journée le portrait de tel ou tel candidat et de passer de petits films – souvent bien faits – vantant ses mérites. Les portraits des candidats se retrouvent également montés sur des véhicules, voire sur des montgolfières qui survolent la ville. A cela s’ajoutent les messages sur Internet et les SMS sur les téléphones portables. Tout cela est nouveau par rapport à la campagne précédente. Selon Majid Hamid, assistant d’un candidat dans la province de Babel, “les dépenses s’élèvent à 80 millions de dinars [50 000 euros] pour un mois de campagne. Et la tendance est à la hausse.” Il explique que “le plus grand problème réside dans le coût des spots publicitaires sur les chaînes de télévision nationales ou panarabes. Une seconde d’antenne sur la chaîne irakienne Al-Charqiya revient à 100 dollars et sur Al-Bagdadiya à 30. Sur les autres chaînes nationales, cela va de 10 à 25 dollars. Quant aux satellitaires panarabes, la minute est à 10 000 dollars sur la MBC, tandis qu’Al-Arabiya en demande 4 000. Pour la plupart des autres, telles LBC ou Rotana, c’est 3 000.” Les annonces dans les journaux ne sont pas non plus données. Un quart de page en couverture vaut 10 000 dollars dans le quotidien irakien Al-Machreq et peut aller jusqu’à 15 000 dans d’autres publications. La campagne a également stimulé le secteur de l’imprimerie. “C’est une activité saisonnière. Nous qui travaillons dans l’impression de livres et de journaux, nous attendons avec impatience le retour
COURRIER INTERNATIONAL N° 1007
11
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
des élections tous les quatre ans. C’est facile de faire des bénéfices en peu de temps”, explique un patron. Un autre métier qui en profite est celui des calligraphes. Pour se lancer dans la course à l’écriture des slogans, ils ont mis de côté quantité d’encres, mais aussi de tissus. Car la bonne vieille banderole accrochée dans la rue fait encore recette. D’autant plus que la municipalité de Bagdad et la commission électorale sont très fermes sur l’interdiction du collage d’affiches. Ces règles sont destinées, selon le maire de Bagdad, Saber Al-Issaoui, à éviter “la défiguration de la capitale, et notamment de ses quartiers historiques, de ses édifices religieux et des autres lieux importants de l’espace public”. La mairie a eu les pires difficultés à enlever les affiches de la précédente campagne ; elles étaient si bien collées qu’il a parfois fallu endommager les murs pour les arracher. Toutefois, les frais de campagne ne se limitent pas aux banderoles, affiches et annonces. Le plus gros du budget est réservé aux repas offerts lors des réceptions, aux réunions avec les tribus, aux visites chez des notables ainsi qu’aux cadeaux et billets qu’il faut glisser dans la poche des électeurs potentiels. Zeina Al-Kadhem
dossier
La démocratie s’affirme malgré tout Le Parlement sortant est un ramassis de corrompus et d’incultes. Et pourtant, malgré les pires déceptions, ce scrutin reste la seule planche de salut, affirme Kul Al-Iraq.
P
Bagdad
rendre la défense de la démocratie constitutionnelle ne veut pas forcément dire qu’on adhère aux formes détestables qu’elle a pu prendre chez nous en Irak ou qu’on accepte les opportunistes qui en ont profité. Cela veut simplement dire qu’on défend des acquis de l’Histoire qu’on a attendus depuis de longues décennies. Il n’y a aucune contradiction à soutenir la démocratie tout en condamnant ceux qui ont été élus et l’ont dénaturée, et en dénonçant parmi eux les corrompus ou les voleurs. Car la démocratie offre l’avantage de pouvoir les remplacer un jour aisément par le même mécanisme. Il est insupportable de penser que le Parlement sortant ait pu contribuer à l’émergence de potentats à la petite semaine. Ces députés auraient eu du mal à se faire employer comme subalternes dans un bureau d’arrière-cour, pour ne pas dire comme personnel de nettoyage au Parlement, par respect pour cet honorable métier. Leur incompétence explique en bonne partie les échecs qu’ils ont accumulés au cours de ces quatre dernières années. Ils n’ont fait preuve d’empressement que pour se transformer en prédateurs de nos richesses, en se votant des émoluments et des privilèges financiers exorbitants, tout en gardant le silence à propos des comptes du gouvernement et de la présidence. Mais, quand il s’est agi de défendre les citoyens et les droits du pays vis-à-vis de l’extérieur, ils ont été aussi prestes qu’une tortue fatiguée. C’est pour cela que je ne suis pas de ceux qui s’étonnent qu’ils n’aient pas été capables d’élaborer une nouvelle loi électorale. Car s’ils l’avaient fait, ils auraient sifflé la fin de leur propre rôle politique et se seraient condamnés
NOMINATIONS
L
▶ Dessin de Hajjaj,
Jordanie. ■
Kurdistan
“Les deux partis qui ont régné en maîtres sur la politique du Kurdistan irakien pendant trois décennies – le Parti démocratique du Kurdistan (PDK), dirigé par le président de la région, Massoud Barzani, et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), du président de l’Irak, Jalal Talabani – vont se présenter aux élections législatives dans le cadre d’une coalition regroupant dix autres partis, allant des islamistes aux communistes”, rapporte Elaph. Trois autres listes seront également en lice. Il s’agit de Goran [Changement, en kurde], dirigé par Nawshirwan Mustafa, un dissident de l’UPK, de la Jamaa Islamiya, un mouvement salafiste, et de l’Union islamique kurde, proche des Frères musulmans.
CAI-NYT Syndicate
KUL AL-IRAQ
à se retrouver devant la justice en l’espace de quelques années. Quand ils ont transféré la question de cette loi devant ce qu’on appelle le “conseil politique”, ils ont apporté la preuve éclatante de leur impuissance. Il est inconcevable qu’un Parlement élu par des millions de citoyens s’en remette à un conseil dénué de base constitutionnelle. Cela montre qu’ils ne sont que des marionnettes manipulées par une poignée de personnes en dehors du Parlement. En disant ces vérités, nous ne pensons pas qu’il faille perdre espoir. Nous lançons au contraire un appel à corriger le tir et à
poursuivre la marche vers la démocratie constitutionnelle. Il n’est pas question de s’abstenir ! La participation est un devoir. Il faut administrer une bonne claque à ces voleurs de nos voix, de nos richesses et de nos aspirations. Il faut le dire tout haut : le Parlement n’est pas le lieu où la passion pour l’imam Ali et l’imam Hussein [figures chiites] doit rivaliser avec celle pour le calife Omar [figure sunnite]. Ces passions n’ont pour objet réel que de tromper le peuple et de faire passer des mesures qui dilapident les ressources et les richesses de l’Irak. Mohamed Al-Wadi
Un corps diplomatique à faire peur
’Assemblée (de la division) nationale a récemment ratifié un décret portant sur la nomination du cheptel diplomatique. Ses membres ressemblent à Dolly, la fameuse brebis clonée. Voilà donc que les députés de notre république bananière peuvent déclarer fièrement devant le reste du monde : “Nous vous envoyons des bovins à notre image !” Nous voilà avec un nouveau corps diplomatique, opportuniste jusqu’à la moelle, analphabète, détenteur de passeports irakiens aussi bien qu’étrangers. Les ambassades de l’Irak démocratique ressembleront à des sièges de partis, des lieux de prière chiites, des centres de débauche ou des cellules baasistes. Le bien-être de Son Excellence l’ambassadeur n’a pas de prix ! Le Parlement sortant n’a respecté aucune des exigences morales qui ont cours dans d’autres Parlements du monde. La seule chose dans laquelle ses membres se
distinguent est leur capacité à détraquer les institutions et le fonctionnement de l’Etat, en s’obstinant à faire leurs petits calculs confessionnels. Ils valsent sur une petite musique de nuisance communautaire. C’est une élite d’un genre nouveau et étrange. Même à Djibouti ou aux Comores, on n’avait jamais vu ça. L’un de ces ambassadeurs a été condamné à la prison sous l’ancien régime pour détournement de fonds. Il se présente aujourd’hui comme un résistant. Il y a aussi un ancien membre actif de la milice du parti bananier [le parti Daawa, dont est issu le Premier ministre], le frère d’un combattant de la campagne d’Anfal [destruction de villages au Kurdistan et attaques au gaz moutarde contre la population civile, 1987-1988], le masseur d’un des vice-présidents, un ancien patient d’un hôpital psychiatrique, quelqu’un qui avait été arrêté en Grande-Bretagne pour harcèlement
COURRIER INTERNATIONAL N° 1007
12
sexuel, une ambassadrice qui n’a pour elle que le fait que son père a été militaire sous la monarchie, sans parler de celle qui se cache sous un voile noir lui couvrant le corps, les mains protégées par des gants noirs, et qui n’a accepté de se présenter devant les parlementaires qu’à condition d’être accompagnée de son tuteur mâle, de peur d’être victime de regards malintentionnés ! Dans une transparence inégalée, qu’on nous envierait à Zanzibar ou au Tanganyika [aujourd’hui la Tanzanie], on a procédé au vote à main levée, suivi d’un tonnerre d’applaudissements pour cet exploit historique. Pitié ! L’Irak ne manque pourtant pas d’hommes d’Etat. Vous avez trahi les citoyens qui ont bravé le terrorisme pour aller voter. Ils espéraient la démocratie et vous leur avez apporté vos turpitudes. Votre bilan est écœurant.
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
Abbas Allaoui, Al-Iraq Al-Jadid, Bagdad
IRAK LE SCRUTIN DE TOUS LES DANGERS ●
Un avenir encore difficile à imaginer Beaucoup d’Irakiens ont choisi de quitter définitivement leur pays natal. Dans leur exil, ils ont tendance à idéaliser le passé. AL-MUSTAQBAL (extraits)
J
Beyrouth
e ne pense pas qu’il y ait d’autres peuples qui aiment autant leur pays que les Irakiens. Pourtant, ce sont eux qui font le plus pour en saper les bases. Et qui le quittent en masse. On les retrouve dans les Andes, dans le Grand Nord norvégien ou dans des coins perdus d’Australie. Dès qu’un Irakien boit quelques verres, il pleure son pays de jadis. Dès qu’il entend quelques notes de musique, il se met à chanter des chansons en souvenir des lieux qu’il a quittés, des proches dont il est séparé et des amis disparus. Dès qu’il pense aux morts, il redouble de nostalgie pour les vivants et, s’il pense aux vivants, il se rappelle qu’ils risquent eux aussi le trépas. A chaque fête, que ce soit en Irak ou en exil, l’Irakien entonnera la chanson : “Paradis, paradis, ma patrie, même ton feu est paradis.” Et tous déclament ce vers du grand poète irakien Badr Shaker Al-Sayyab qui dit que “même l’obscurité là-bas est plus belle, car elle embrasse l’Irak”. Des Irakiens qui ont le mal du pays parce qu’ils n’arrivent pas à se faire à la vie en Europe ne cessent de regretter les nuits de Bagdad, avec ses délices si particulières. Le kebab bagdadi dont ils se languissent est un sandwich de viande grillée. Il se prépare sur de petits chariots en bois que leurs propriétaires placent aux coins des rues à la tombée de la nuit pour en vendre aux passants insomniaques, aux travailleurs de nuit, aux ivrognes sortant des bars… C’était l’époque où Bagdad veillait en se laissant emporter par des maqâm [musique arabe classique] et les soupirs d’Oum Kalthoum. Cette nourriture n’était absolument pas hygiénique. Les feuilles de salade étaient lavées très approximativement et probablement infestées d’œufs d’amibes, la viande était souvent plus ou moins carbonisée et le tout dégoulinait de graisse. Il n’empêche qu’un Irakien vivant à Londres, dans une banlieue de Copenhague ou dans une ville quelconque d’Allemagne rêve de ce plat et le considère comme la chose la plus délicieuse au monde. En réalité, il ne faut pas être grand psychologue pour comprendre qu’il s’agit de réminiscences d’une jeunesse perdue. Dans la longue série de guerres que Saddam Hussein a menées contre l’Iran, le Koweït, l’Amérique, contre le monde entier, même les opposants ont loué l’héroïsme et l’honneur de l’armée, cette même armée qui a obéi aux ordres pour commettre des crimes, détruire des villes, répandre des gaz toxiques et utiliser des armes prohibées par les conventions internationales. Même après la chute du régime baasiste, un nombre non négligeable d’Irakiens continuaient à l’innocenter de tous les crimes commis.
▲ Dessin de Mix
& Remix paru dans L’Hebdo, Lausanne.
■A
En regardant les mots d’ordre des partis politiques dans la campagne électorale actuelle, on se rend compte qu’ils professent tous l’amour de l’Irak et de sa grandeur. Ils appellent tous les Irakiens à combattre la corruption, à éradiquer le crime, à dédommager les victimes du terrorisme, à refuser l’occupation étrangère et à préserver l’unité nationale. Or certains travaillent avec les Américains ou font la cour aux Iraniens, ou soutiennent des ministres corrompus et entretiennent des milices confessionnelles qui terrorisent la population. Des millions de personnes qui ont quitté l’Irak chantent la beauté de ses paysages, la saveur de son pain, la splendeur de ses villes… Mais elles ne songent pas sérieusement à y revenir. Comme si, en réalité, ils glorifiaient un pays virtuel et non réel, un pays qu’ils imaginent de loin selon leurs convenances personnelles, leurs goûts et leurs désirs. Ainsi y a-t-il autant d’Irak
que d’Irakiens. Il y a celui du fondamentaliste musulman, celui du gauchiste cherchant l’utopie communiste, celui du panarabiste intransigeant, du panchiite, du chantre de la culture bédouine, du Kurde, du chrétien… Dans l’Irak rêvé, tous les citoyens sont magnanimes, paisibles et respectueux des femmes, surtout des mères, courageux et chevaleresques, cultivés, poètes, héritiers des inventeurs du premier alphabet de l’humanité et du code d’Hammourabi. Pourtant, l’Irak réel est le pays des épidémies, de la pollution, des armées étrangères, des milices, de la corruption, des bidonvilles, de la poussière produite par une terre en voie de désertification, des canalisations qui débordent et d’une bureaucratie indolente. Comme ce pays est aimé de tous ses enfants, les innombrables morts de ces dernières décennies ne peuvent qu’être des martyrs morts pour la patrie. Les soldats tombés sur le front iranien aussi bien que les membres de l’ancien appareil de sécurité, ceux qui ont participé au soulèvement contre le régime au début des années 1990, comme ceux qui sont morts en réprimant les Kurdes, les chiites qui se sont fait tuer par des sunnites aussi bien que les sunnites qui se sont fait tuer par des chiites… Tous martyrs morts pour la patrie. Personne n’a trop envie d’en connaître le sens, parce que cela pourrait rouvrir les plaies mal cicatrisées de l’Irak réel. Convaincus que l’Irak est le meilleur pays du monde, beaucoup d’émigrés ont refusé jusqu’à une date récente encore de se faire naturaliser dans un pays européen. Ils rêvaient de retourner un jour au pays des deux fleuves [le Tigre et l’Euphrate], foyer des Sumériens et des Assyriens, berceau des dieux… Aujourd’hui, en revanche, des dizaines de milliers d’entre eux parcourent le continent européen et errent de pays en pays dans l’espoir d’y obtenir une nationalité et d’échapper aux fléaux de l’Irak réel. Ainsi l’Irakien est-il tiraillé par des contradictions qu’il voudrait concilier. C’est peut-être pour cela que le pays des deux fleuves est aussi une inépuisable mine de tristesse. Chaker Al-Anbari
la une
“La ‘débaasification’ attise la fièvre électorale – Les alliances de l’après-bataille”, annonce en couverture l’hebdomadaire irakien Al-Esbuyia. Lancé en décembre 2007, ce magazine généraliste se présente comme une des voix indépendantes du pays.
TENDANCE
On n’en a pas terminé avec la violence
L
es semaines à venir seront particulièrement difficiles sur le plan sécuritaire. Actuellement, quelque 400 000 membres des forces de sécurité ont été déployés à Bagdad. C’est probablement le chiffre le plus élevé du monde en proportion de la surface et de la population. Après les élections, il sera réduit, tout comme seront démantelés les murs de béton derrière lesquels les Bagdadiens se barricadent. Toutefois, la violence ne s’explique pas seulement par la volonté de peser sur l’électorat : elle fait partie d’un ensemble qui fait système. Les terroristes qui se saisissent aujourd’hui des élections pour agir en Irak trouveront demain d’autres échéances pour peser sur les événements. Après le 7 mars, il y aura d’autres rendez-vous avec la violence. Ceux qui se dressent aujourd’hui contre l’organi-
COURRIER INTERNATIONAL N° 1007
13
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
sation des élections se dresseront demain contre l’objectif de produire 11 millions de barils de pétrole par jour, contre le bon déroulement du retrait américain, contre l’efficacité des sanctions à l’égard de l’Iran, contre le règlement de la question de Kirkouk [réclamé par les Kurdes, les Turkmènes et les Arabes] et des autres régions que se disputent le gouvernement central et les Kurdes. L’échec de la guerre contre le terrorisme a transformé ce dernier. Les réseaux étrangers, déconnectés des considérations nationales, ont cédé le pas à des organisations nationales, mais qui sont autant de portes d’entrée pour les ingérences étrangères. On assiste à l’émergence de kamikazes irakiens. Et cela n’est qu’un des signes de cette évolution. Hazem Al-Amin, Al-Hayat (extraits), Londres
e u ro p e
●
E S PA G N E
ZONE EURO
Tiens bon, mon pays, tu as connu pire !
Cherche pilote inventif et endurant
Chute de la Bourse, plan d’austérité… Le pays a perdu la confiance des marchés internationaux. Un économiste l’assure de son soutien en lui rappelant qu’à travers elle, c’est le projet européen qu’on attaque.
HANDELSBLATT CINCO DÍAS
Madrid
M
a chère amie, c e l a faisait deux ans que je ne t’avais pas écrit, depuis les élections législatives de 2008, mais, constatant les mauvais traitements que tu subis sur les marchés, je me suis décidé à t’envoyer ces quelques lignes de soutien. Dans ma dernière lettre, je te signalais la mauvaise image de toi qui circulait sur les marchés internationaux et te recommandais prudence et sagesse dans ta conduite. A l’époque, ton gouvernement, comme tous les autres, niait la gravité de la crise, et les doutes des investisseurs étaient justifiés : déficit extérieur élevé, éclatement de la bulle immobilière, exposition excessive de tes banques aux risques du BTP, faible croissance de la productivité et perte de compétitivité due à l’écart d’inflation cumulé. Pourtant, les attaques dont tu fais l’objet sont disproportionnées et ne correspondent pas à la réalité. Tu t’apprêtes à sortir de la récession avec un an d’avance, tes ménages augmentent déjà leur consommation et tes entreprises leurs investissements ; tes exportations vont bien mieux que celles des autres, en particulier celles des Britanniques, malgré la dépréciation de la livre. Pourquoi, alors, une telle hystérie sur les marchés ? Ils mettent en doute ta capacité à renouer avec la croissance et voient en toi le prochain Japon. Ils s’acharnent sur ton taux de chômage élevé, sans se rendre compte qu’il est inférieur à son niveau de 1994, plus encore à celui de 1982, et que cela ne t’a pas empêchée de reprendre ton envol. Ils ne comprennent pas que c’est ainsi que tu atterris dans la réalité, même si je me réjouis profondément que tu aies décidé d’introduire des changements sur ton marché du travail pour le prochain cycle économique. Mais de là où je t’écris, j’ai de la peine de constater qu’ils ne reconnaissent pas que, malgré les destructions d’emplois au cours des deux dernières années, tu restes celle qui a créé le plus d’emplois dans le club européen depuis la naissance de la monnaie unique. Et que tu es le pays ayant accueilli le plus d’immigrés. Suffirait-il pour résoudre le problème que les 2 millions d’immigrés d’Europe de l’Est venus en Espagne partent travailler en Allemagne ? Et, si le remède est aussi simple que cela, pourquoi ces immigrés restent-ils en Espagne ? Les marchés sont par nature volatils et ne sont pas bons conseillers à court terme. Le 4 février dernier, ta
Düsseldorf
▶ José Luis
Zapatero, Premier ministre espagnol. Sur l’aileron gauche : Chômage. Dessin de Fernando Vicente paru dans El País, Madrid.
■A
P
la une
“Le gouvernement est seul”, titrait récemment La Vanguardia, ajoutant, graphique inquiétant à l’appui, que “le nombre de chômeurs pourrait atteindre cette année 4,6 millions”. Au dernier trimestre 2009, on dénombrait 4 326 500 chômeurs dans le pays, soit 18,83 % de la population active. En ce début 2010, le chiffre serait proche de 20 %. L’augmentation s’est amorcée en 2008 : entre le début et la fin de l’année, près de 1 million de chômeurs supplémentaires ont été enregistrés. Cependant, l’Espagne a connu des taux bien supérieurs, comme celui atteint en 1994, avec un taux de chômage de 24,5 %. Le pays, qui n’a pas connu de croissance de son PIB au dernier trimestre 2009 (Eurostat avance le chiffre de – 0,1 %), a pris une série de mesures, dont un plan d’austérité destiné à économiser 50 milliards d’euros sur trois ans.
Bourse a chuté plus que les autres, et avec elle la crédibilité de ton gouvernement. Quand, en 2009, ta Bourse est partie de chiffres minimes, bien inférieurs à ses concurrentes, pour s’envoler de 80 %, cela voulait donc dire que la confiance dans ton gouvernement était au plus haut ? Et le jour où la banque Santander a présenté des résultats bien supérieurs à toutes les attentes, les plus importants au monde d’ailleurs, le fait que ses actions chutent de 10 %, deux fois plus que les autres banques européennes, signifiait-il que les marchés n’avaient pas confiance en Emilio Botín [président du groupe Santander] pour mener la barque ? Ou qu’ils venaient de se rendre compte que Botín était espagnol et que c’était là son pire défaut ? Botín est on ne peut plus espagnol, en effet, et il a réussi à placer sa banque au sommet de la finance mondiale. Le problème, c’est qu’il n’est pas beau du tout de critiquer l’arbitre quand tu perds. Tu connaissais les règles avant d’aller t’endetter, et aujourd’hui c’est à toi de gérer la défiance des marchés avec tact et cohérence. Tu as besoin que tes partenaires comprennent que l’attaque contre l’Espagne et les autres pays périphériques est une attaque larvée contre le projet européen. Il suffit de voir que l’euro s’est déprécié de 10 % depuis les premières attaques contre la Grèce,
COURRIER INTERNATIONAL N° 1007
14
en décembre, et qu’on a l’impression que le reste du G7 ne connaît pas la crise, que c’est à nouveau nous seuls, pauvres Européens, qui rencontrons des problèmes. Tous les Etats doivent émettre de la dette, ce n’est rien d’autre que de l’instinct de survie. A cet égard, les mots de Joaquín Almunia [commissaire aux Affaires économiques et monétaires dans la commission Barroso I, il avait affirmé le 3 février que la Grèce, le Portugal et l’Espagne partageaient des problèmes structurels] te comparant à la Grèce en pleine tempête ont été extrêmement malheureux. Il arrive que les marchés aient un comportement grégaire : il faut aujourd’hui toute l’autorité politique européenne pour conduire ce troupeau à bon port. Il est évident que le G7 ne nous aidera pas non plus. En attendant, tu as tout mon soutien et ma solidarité. Ce n’est pas la première fois que tu es face à ce type de casse-tête, et tu as toujours su les résoudre. Sois réaliste et consciente de tes problèmes, continue à prendre les mesures qu’il faut pour les résoudre ; au bout du compte, tu verras, la cupidité des investisseurs l’emportera sur leur mémoire. José Carlos Díez* * Economiste en chef de la société de Bourse Intermoney, il tient une chronique régulière dans Cinco Días. DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
our la deuxième fois en très peu de temps, la foudre a frappé en Europe. D’abord avec la crise bancaire, puis avec la crise grecque, encore plus violente. Les gouvernements commencent à comprendre qu’une politique financière et économique tributaire des humeurs et des désirs nationaux ne peut pas fonctionner. Les Européens réfléchissent enfin au moyen de se protéger des intempéries. A deux reprises, ils ont eu recours à des solutions improvisées en toute hâte. Cette recette ne saurait être valide pour tout le continent. Les Etats doivent soumettre leur politique financière à un contrôle commun. Les regards se tournent principalement vers l’Allemagne : ses partenaires attendent du plus grand pays de la zone euro qu’il fasse des propositions. Après tout, c’est Berlin qui avait imposé l’idée que le pacte de stabilité suffisait, avec son cadre de coordination souple. Or il a échoué, parce que les fonctionnaires de Bruxelles n’ont jamais été en mesure de vérifier les statistiques nationales. Et Jean-Claude Juncker, en tant que président de l’Eurogroupe, s’est révélé beaucoup trop faible ces dernières semaines. Apparemment, le gouvernement fédéral a retenu la leçon. La chancelière parle de la nécessité d’une “coordination beaucoup plus étroite”, ses conseillers pour l’Europe et dans le domaine économique se font à l’idée d’une autorité économique. Même les grands Etats vont devoir avaler la pilule. Sinon, jamais l’Union n’aura de pilote solide en cas de crise. Ce qu’il faudrait, par exemple, c’est ce que pratique le Fonds monétaire international avec ses “consultations au titre de l’article IV” : des équipes d’experts analysent sur place les activités des Etats jusque dans le secteur de la sécurité sociale. Les fondements juridiques nécessaires sont prévus par le traité de l’UE. Le soutien financier est cependant un problème plus complexe que le renforcement de la surveillance. Certains économistes tirent de la crise grecque la conclusion que l’Europe aurait besoin de son propre fonds monétaire. Cette institution devrait venir en aide aux pays de l’Eurogroupe, moyennant remboursement, mais elle devrait aussi pouvoir les contraindre à modifier leurs politiques. C’est d’ailleurs ce que fait l’UE avec les Etats membres d’Europe de l’Est. Mais, dans la zone euro, c’est interdit – une contradiction logique, car les interdépendances financières y sont beaucoup plus importantes. Il faut trouver une solution compatible avec le traité. Thomas Hanke
(Voir également pp. 6 et 44.)
e u ro p e I TA L I E
“Je vole, donc je suis” LA REPUBBLICA (extraits)
Rome
S SU ISSE
Après les minarets, haro sur les Allemands Dopée par sa victoire électorale contre les mosquées, la droite populiste enfourche un nouveau cheval de bataille : les envahisseurs allemands sur le marché du travail. Un thème qui connaît un redoutable succès. DIE TAGESZEITUNG (extraits)
Berlin DE ZURICH usqu’à présent, seuls l’UDC de Zurich [Union démocratique du centre, parti populiste de droite] et son principal organe de presse, l’hebdomadaire Weltwoche, s’en prenaient aux Allemands installés en Suisse. Désormais, ces attaques sont reprises par des personnalités politiques et médiatiques, réputées sérieuses et progressistes, et par une partie de la Suisse alémanique. Cela est apparu très nettement lors d’un récent Club, le débat télévisé le plus regardé de la télévision suisseallemande. Après la “mafia allemande” de l’université de Zurich, contre laquelle l’UDC locale s’acharne depuis le mois de décembre à coups de slogans racistes, la nomination d’une jeune chercheuse allemande à l’université de Berne sert actuellement de prétexte à dénoncer “l’invasion” de la Suisse par les Allemands. Le gouvernement et les diplomates allemands espéraient jusqu’à présent que cette campagne était instrumentalisée par l’UDC pour rafler des voix lors des élections du 7 mars dans le canton de Zurich et que les choses se calmeraient ensuite. Cet espoir ne semble pas près de se concrétiser. Car, après le référendum sur l’interdiction des minarets [voir CI n° 997, du 10 décembre 2009], l’UDC a bien perçu la valeur stratégique de la campagne contre les Allemands pour les élections législatives de l’année prochaine. “C’est une erreur de parler allemand avec les Allemands”, déclare Roger Schawinski, un homme de média de Zurich [il a dirigé la chaîne suisse SAT 1 de 2003 à 2006] qui passait jusqu’ici pour libéral et ouvert au monde, et qui avait souvent pris position contre la xénophobie au Club. Schawinski
J
exhorte aujourd’hui les Allemands installés en Suisse à parler le dialecte local. “On le dit bien aux ‘Yougoslaves’, l’intégration passe avant tout par la langue”, ajoute-t-il. Rudolf Strahm, député socialdémocrate de longue date, déplore – sans apporter la moindre preuve – que les Suisses peu qualifiés soient “refoulés” du marché du travail par des Allemands mieux qualifiés. Les experts démentent cette thèse, tant dans les domaines sensibles de la santé et de l’éducation que sur d’autres segments du marché du travail. Depuis l’entrée en vigueur de la libre circulation des personnes entre la Suisse et l’Union européenne [en 2009], beaucoup d’Allemands ont trouvé un emploi dans la Confédération. En général, il n’y avait pas de candidats suisses à ces emplois, ou uniquement des candidats nettement moins qualifiés. Cela vaut pour Silke Adam, 33 ans, chercheuse en communication, une Allemande qui a pris le 1er février ses fonctions de maître de conférences à l’université de Berne en remplacement du Pr Roger Blum, parti à la retraite. Silke Adam s’est imposée face à 31 candidats de différents pays – dont seulement deux Suisses – car elle était la mieux placée pour le profil de poste défini par l’université. Christoph Mörgeli, député UDC, passe sous silence ces faits gênants. Au Club, il s’est empressé de voir dans cette nomination l’œuvre du “trafic d’influence allemand”. Cet homme politique [qui est aussi l’un des instigateurs de la campagne de calomnie contre la “mafia allemande” à l’université de Zurich] ne connaît en Suisse “aucune chaire occupée par un Allemand pour laquelle un Suisse d’égale valeur n’ait pas fait acte de candidature”. Il juge que les Suisses “rampent” devant les Allemands, ce dont témoignerait également le fait que l’université de Berne
▲ Dessin de Mix
& Remix paru dans L’Hebdo, Lausanne. ■ Tensions
Dans son édition du 13 février, le tabloïd Bild revient sur les tensions entre la Suisse et l’Allemagne concernant le secret bancaire. Il cite les déclarations menaçantes du conseiller national Alfred Heer (UDC) : “Si l’Allemagne achète des données bancaires volées, nous nous emploierons à modifier la loi, de telle sorte que devienne obligatoire la publicité de tous les comptes suisses de personnalités allemandes ayant des responsabilités dans la vie publique.” Le quotidien Frankfurter Rundschau confirme et précise la teneur d’une prochaine initiative parlementaire. L’UDC y demanderait que les comptes bancaires des agents de l’Etat, des collectivités, des partis et des syndicats allemands ne soient plus soumis au secret…
COURR IER INTERNATIONAL N° 1007
15
a récemment décerné le titre de docteur honoris causa à la chancelière allemande Angela Merkel. Markus Sohm, un journaliste de Weltwoche qui partage les mêmes opinions, souligne qu’“être suisse, c’est ne pas être allemand” et qu’il faut “le faire sentir aux Allemands”. Des propos qui, selon le quotidien de Zurich TagesAnzeiger, ne sont “plus très loin du harcèlement antiallemand”. Le gouvernement de Berlin et les diplomates allemands en poste à Berne, qui se sont jusqu’ici gardés de s’exprimer publiquement sur la campagne antiallemande dans l’espoir que l’UDC y mettrait un terme après les élections du 7 mars, ont de quoi s’inquiéter. Toutes les informations en provenance de l’équipe qui entoure Toni Brunner, le président du parti, et Christoph Blocher, son stratège en chef, indiquent que la campagne se poursuivra et s’élargira au plan national – surtout si le parti réalise un bon score lors du scrutin de Zurich. Le calcul de l’UDC est simple à comprendre : si le parti a pu gagner des voix auprès des électeurs à faibles revenus et peu qualifiés avec ses campagnes xénophobes et racistes des dernières années contre les étrangers “en situation irrégulière” et “criminels”, les réfugiés et les demandeurs d’asile des Balkans, d’Europe de l’Est et des pays du Sud, une campagne contre “l’invasion” et la concurrence des Allemands sur le marché du travail peut aussi lui valoir des voix dans les classes moyenne et supérieure de la population suisse. L’UDC se sent en outre encouragée par sa victoire au référendum sur l’interdiction des minarets. Ce succès n’a été possible que grâce au ralliement des deux tiers des électeurs des partis de centre droit, qui avaient pourtant donné d’autres consignes de vote. Andreas Zumach DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
eul Descartes pourrait réussir à expliquer l’épidémie de kleptomanie qui se répand dans le pays. Il y a quelques jours, un quotidien a dressé la liste des malversations des hommes politiques et des hommes d’affaires rien que pour le dernier mois. L’article occupe une demi-page. Sommes-nous revenus aux temps de l’opération Mani Pulite [Mains propres, nom d’une vaste opération judiciaire lancée en février 1992 contre la corruption du monde politique italien], au temps où les juges communistes complotaient contre Bettino Craxi [ancien leader socialiste, condamné dans une demi-douzaine d’affaires de corruption ? Dix-huit ans plus tard, on est en droit de se demander si l’on sortira enfin du tunnel, de cette illégalité “gélatineuse”, comme on la surnomme. Ce qui frappe le plus, quand on lit la liste des plus récentes malversations, c’est qu’en général les personnes corrompues ne savent pas pourquoi elles le sont ni pourquoi elles se sont laissé corrompre. Une aliénation qui stupéfiait déjà les magistrats chargés de l’opération Mains propres, comme si la corruption était devenue un mal nécessaire. “Je vole, donc je suis.” La corruption généralisée et obsessionnelle n’est pas seulement de la cupidité, c’est aussi une volonté de se débrouiller, d’être plus malin, plus désinvolte, plus opportuniste que les autres. Dans sa propre défense, Guido Bertolaso a bien souligné cet aspect. [Chef de la Protection civile et proche conseiller de Silvio Berlusconi, Bertolaso est reconnu pour son efficacité. Mis en cause par une enquête du parquet de Florence qui le soupçonne de corruption, il a présenté sa démission à Silvio Berlusconi, qui l’a refusée.] “On m’a demandé d’intervenir en urgence, pour répondre immédiatement à ce besoin de protection. L’urgence s’accommode mal de garde-fous, de prudence”, a-t-il avancé. On en revient aux risques et aux erreurs du populisme, de la politique du faire, de la recherche du consensus quel qu’en soit le prix. Chaque jour, la télévision et les journaux annoncent l’arrestation d’un parrain de la Mafia. Les noms changent, mais l’histoire est toujours la même. Dans les villages de l’Aspromonte comme dans les milieux cossus milanais, on trouve des souterrains, des doubles cloisons, des alarmes électroniques et des caméras de vidéosurveillance, et pourquoi pas même une niche abritant un saint protecteur. Quelle présomption ! Ce n’est pas vrai, le crime ne paie pas ; en revanche, il plaît. Et personne ne résiste à la tentation du “Je vole, donc je suis”. Giorgio Rocca
e u ro p e
P O RT U G A L
Nuit longue et blanche pour les malades Faute de médecins, l’accès aux soins est devenu un véritable parcours du combattant pour les Portugais. Un journaliste a passé la nuit avec des patients faisant la queue pour obtenir un simple rendez-vous. DIÁRIO DE NOTÍCIAS
Lisbonne
T
ous les jeudis, le rituel se répète. Des dizaines d’habitants de Lordelo passent la nuit devant l’entrée du centre de soins afin de pouvoir prendre rendez-vous pour la semaine suivante. Les premiers arrivent vers 23 heures. Certains prennent place dans la file pour, le matin venu, revendre leur “place” 5 euros. Celui qui n’a pas d’argent pour ça est pour sa part obligé de passer la nuit dehors dans le froid avant de retourner à son travail, le lendemain matin. Cette scène a lieu non dans un bourg perdu du Portugal profond, mais dans une ville de 10 000 habitants à 30 kilomètres de Porto, et dans un pays où on peut prendre rendez-vous par Internet. Maria Manuela Milheiro, 35 ans, est arrivée la première. “Le médecin m’a prescrit des examens et je lui apporte les résultats”, explique-t-elle. Originaire de Lisbonne, elle vit à Lordelo depuis près d’un an et n’a toujours pas de médecin traitant*. “Il y a quinze jours, je suis également venue à cette heure-ci pour prendre rendez-vous pour la semaine suivante.” Alzira Nunes Ferreira s’est jointe à elle. Employée dans un restaurant, elle est en arrêt maladie après une opération à l’épaule, mais ce n’est pas pour cette raison que cette femme de 53 ans est là depuis 23 h 30. “Ma petite-fille est née il y a
▲ Dessin paru dans
The Economist, Londres.
trois mois et n’a pas eu de consultation depuis. Ma fille n’a pas de médecin traitant et le mien m’a dit qu’il ne pouvait pas la prendre car il avait déjà trop de patients”, raconte-t-elle. Elle va en profiter pour prendre rendez-vous pour elle, pour sa petite-fille et pour son beau-frère. Les deux femmes confirment que l’afflux de personnes devant le centre de santé dans la nuit du jeudi au vendredi est une habitude. Certains viennent avec leur couverture et leur oreiller. Le bruit provoqué par les discussions jusqu’à 8 heures du matin est tel que les habitants des immeubles voisins en arrivent parfois
À LA UNE Chaos
à appeler la gendarmerie. Cette nuit, la patrouille est passée en voiture vers 2 heures, sans s’arrêter. Gracinda Almeida, âgée de 45 ans, est sans médecin traitant depuis trois ans, date de son installation à Lordelo. Souffrant d’hypertension, elle doit consulter le médecin au moins une fois par mois. “Mais, comme je n’ai pas de médecin traitant, je viens toujours ici à 3 heures du matin. En moyenne, il y a quarante à cinquante personnes qui attendent.” Gracinda est venue avec une amie, Maria Rosário Esteves, dont l’état de santé exige un suivi régulier. “Cela fait deux ans que je dois venir
à l’hôpital
Q
ui paie le plus ?” interroge l’hebdomadaire Visão, qui consacre sa dernière une à la concurrence que se font l’hôpital public et le privé au Portugal. Tous cherchent à recruter des médecins à tout prix. En autorisant les médecins hospitaliers à sortir de la fonction publique, le gouvernement a ouvert la boîte de Pandore : ces médecins peuvent ainsi continuer à travailler pour le public en étant mieux payé via des contrats individuels, tout en ayant la possibilité d’œuvrer dans le privé, en plein boom économique. Beaucoup d’entre eux ont préféré
franchir le Rubicon pour de bon, attirés par des rémunérations pouvant atteindre 30 000 euros par mois. Les établissements privés (environ 50 % du total) font la chasse aux spécialistes. Un gynécologue en fin de carrière peut se voir proposer 10 000 euros mensuels, soit quatre fois plus que son salaire dans le public. Les syndicats dénoncent une atteinte à la qualité des soins dans l’hôpital public, la majorité des services fonctionnant avec deux fois moins de médecins qu’auparavant, ce qui rallonge des listes d’attente déjà surchargées.
la nuit pour prendre rendez-vous”, déplore-t-elle, ajoutant qu’il lui est déjà arrivé pour cela de laisser ses enfants de 4 et 9 ans dormir seuls à la maison. Fernando Lopes n’a pas ce problème, mais il se voit obligé, à 57 ans, de travailler toute la journée dans une scierie après une nuit blanche. Arrivé vers 3 heures, avec un tabouret à la main, il est venu prendre rendez-vous pour sa femme, sa fille et lui. Les heures passent et le rythme d’arrivée des patients augmente. A 3 h 10, c’est le tour d’António Coelho. “Je suis obligé de venir ici chaque mois ; ça fait trois ans que je suis en arrêt maladie et il faut le renouveler tous les mois. Si je n’ai pas de rendez-vous, je perds mes droits”, explique-t-il. Cinq minutes plus tard, voilà Ernesto Santos. Lui a déjà passé la nuit à la belle étoile la semaine précédente, mais l’absence du médecin désigné pour sa consultation l’a obligé à revenir. “Ça se passe toujours comme ça quand un médecin ne vient pas”, se lamente-t-il. Le jour se lève, des dizaines de personnes attendent. Tous se plaignent du manque de médecins. Nul doute que, le jeudi suivant, le rituel se répétera. Roberto Bessa Moreira * Cela concerne environ 1 million de Portugais, en raison de la pénurie de médecins. (Un médecin traitant, s’il est surchargé, peut refuser de prendre un patient.) Le syndicat des médecins généralistes estime que 3 millions de Portugais se retrouveront sans médecin traitant en 2015.
R O YAU M E - U N I
Un médecin de garde pour 650 000 personnes
I
l n’y a pas qu’au Portugal qu’il faut patienter pour voir le médecin. Au Royaume-Uni, un médecin de garde peut assurer seul la couverture de plusieurs centaines de milliers de personnes. Une enquête du quotidien britannique The Daily Telegraph révèle que, dans les districts londoniens de Barnet et d’Enfield, dont la population s’élève à 650 000 personnes, un seul et unique médecin généraliste était de garde pendant la nuit du samedi 30 au dimanche 31 janvier. La
semaine précédente, dans le Suffolk, dans l’est de l’Angleterre, deux médecins assuraient la garde pour une population de 600 000 personnes. Le service des gardes médicales du NHS, le système de santé publique du Royaume-Uni, est sous les feux des critiques depuis la mort de deux patients traités par un médecin généraliste remplaçant venu d’Allemagne. Daniel Ubani, qui a administré une dose létale de diamorphine à un patient, a été reconnu cou-
pable d’homicide involontaire le 4 février par la police judiciaire. Mais celle-ci a aussi mis en cause les méthodes de sélection des médecins. Ubani, qui assurait sa première garde au Royaume-Uni, parlait très peu anglais. “Cette affaire pose beaucoup de questions sur la gestion de ce service de garde. Depuis 2004, date des changements contractuels [avec le NHS], les médecins peuvent choisir de ne pas travailler la nuit ou le week-end. Les ser vices sont tellement débordés et en
COURRIER INTERNATIONAL N° 1007
16
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
manque de personnel qu’ils font appel à des médecins généralistes venus de l’étranger pour assurer des gardes. Cela pose des problèmes du point de vue de leurs compétences et de leur niveau d’anglais.” Ce sont des organisations locales du NHS qui gèrent désormais ce service, et la disponibilité des soins est très variable selon les régions : pour le même nombre d’habitants, certaines d’entre elles peuvent avoir jusqu’à huit fois plus de médecins de garde que d’autres régions, précise le quotidien.
e u ro p e R O YAU M E - U N I
Reading ou le brassage ethnique heureux Depuis cinquante ans, cette ville proche de Londres attire des immigrants venus du monde entier. On y parle 150 langues et on y cohabite pour le meilleur ou presque. Contre toute attente, ces enfants parviennent à maîtriser parfaitement l’anglais en deux ans, surtout s’ils sont arrivés tôt. La seule chose que l’équipe pédagogique n’accepte pas, c’est de ne pas pouvoir communiquer avec ses élèves. Pour cela, les enfants qui ont une langue en commun travaillent en binôme. Les leçons ne sont pas traduites. Les techniques d’enseignement privilégient des méthodes plus visuelles et les enfants apprennent l’anglais grâce à des jeux de rôle. Avec cette approche, même ceux qui ont l’anglais pour langue maternelle développent leur vocabulaire et ont de meilleurs résultats.
THE DAILY TELEGRAPH
Londres
D
epuis peu, Reading a cessé d’être la ville des embouteillages et des assurances pour devenir la Mecque des mordus de sociologie et de linguistique : une étude récente y recense 150 langues différentes dans les écoles de la ville. Le brassage ethnique est d’une telle richesse que, dans certaines écoles, à peine la moitié des élèves ont l’anglais pour langue maternelle. S’agit-il d’une bonne nouvelle, d’un désagrément pratique ou d’une menace pour le tissu social et économique ? Depuis la révolution industrielle, Reading s’est construite grâce à l’immigration. Mais, là, le phénomène est d’une ampleur considérable. La commune compte le plus grand nombre de locuteurs de bajan (créole de la Barbade) au monde en dehors de la Barbade. Aux immigrants des Caraïbes des années 1950 sont venus s’ajouter ceux du Pakistan et d’Inde dans les années 1960 ; à la vague de ceux d’Afrique de l’Est dans les années 1970 a succédé le raz de marée des Vietnamiens, Indonésiens, Polonais et Philippins. Les derniers arrivés viennent des endroits les plus malmenés du globe, comme le Rwanda, l’Ethiopie et l’Afghanistan. Sur Oxford Road, on entend parler pendjabi, yoruba, guarani, temne ou ouzbek. On peut y lire le Dziennik Polski, boire un verre dans un pub polonais, faire des abdos dans une salle de gym tenue par des Hongrois, se faire faire des tresses africaines, acheter des spécialités portugaises ou de la viande halal. Sur les hauteurs de Reading, l’école primaire de Battle compte 442 enfants issus de 42 pays différents ; moins des deux tiers des enfants ont l’anglais pour langue maternelle. La cour de récréation est
CELA APPORTE UNE ÉNERGIE INCROYABLE À LA VILLE
▲ Dessin de Germán
Menino paru dans El Periódico de Catalunya, Barcelone.
une véritable tour de Babel où se côtoient des dialectes et des langues dont la plupart des habitants de Reading ignoraient l’existence, comme le pachto, le tagalog, le marathi, le kikuyu. Le personnel de l’établissement est également à l’image de la cour de récréation : il y a des Polonais, des Asiatiques, des Pakistanais et des Indiens, bilingues ou trilingues pour la plupart.
COURR IER INTERNATIONAL N° 1007
17
Mais, si les enfants d’immigrés font des progrès remarquables, ils sont encore loin d’atteindre les niveaux requis dans les écoles où l’anglais est la langue maternelle de la majorité des élèves. “Nous ne sommes pas sur un pied d’égalité avec les autres écoles”, constate le directeur adjoint de l’école, Colin Lavelle. “Nous partons avec plus de handicaps que les écoles des quartiers aisés de Reading. Si c’est frustrant ? Seulement si vous comparez les résultats nationaux.” Le flot incessant d’immigrés qui se déverse sur Reading a créé un sentiment de dislocation, voire un certain ressentiment chez ceux qui vivent là depuis des années. “Cette situation apporte une vitalité et une énergie incroyable à la ville”, explique Rob Wilson, député des quartiers est de Reading. “Pourtant, depuis quelque temps, le rythme et l’ampleur de ce phénomène sont devenus une source d’inquiétude pour nombre de mes électeurs. Cet afflux humain a engendré une pression énorme sur certaines écoles, sur le logement, les services médicaux et les services publics en général. Les gens pensent que l’on a été trop loin et que le gouvernement doit reprendre le contrôle de la situation. ”
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
Le conseil municipal de Reading propose des cours d’anglais pour des sommes vraiment modiques, dans l’espoir que ces compétences linguistiques donneront aux chômeurs, aux nouveaux arrivants et aux parents d’enfants scolarisés suffisamment d’assurance pour s’intégrer à la communauté. La municipalité de Reading et les travailleurs sociaux sont catégoriques : Reading n’est pas différente des autres villes qui attirent les étrangers. Dans la ville voisine de Slough, qui accueille la plus grande diversité de cultures après Londres, 40 % de la population est d’origine étrangère. Au sein d’une classe de primaire, les enfants parlent 22 langues différentes. Et pourtant, les résultats des écoles l’année du GCSE [examen de fin du secondaire] sont parmi les meilleurs du pays. “Cet afflux de personnes désireuses de travailler est une chance pour notre ville”, explique Ruth Bagley, à la tête de la municipalité. “Comme les gens de différentes cultures sont habitués à vivre côte à côte, notre cohésion sociale est bonne non pas malgré cette diversité, mais bien grâce à elle.” Elisabeth Grice
Repères u XIXe siècle, on venait à Reading de la campagne anglaise pour trouver du travail dans les usines de la révolution industrielle. Les années 1950 et 1960 ont connu une importante vague d’immigration des pays du Commonwealth, dont les habitants bénéficiaient automatiquement de la citoyenneté britannique. Aujourd’hui, cette ville de près de 200 000 habitants est un pôle pour les industries high-tech et les services financiers.
A
e u ro p e BALKANS
Quelque chose en nous de profondément ottoman Les pays balkaniques doivent reconsidérer sereinement leur histoire et cesser de honnir tout ce qui a trait à l’Empire ottoman. Leurs langues, leurs cuisines ou leurs attitudes sont d’ailleurs profondément imprégnées de cette culture. GLOBUS (extraits)
Skopje
L’hér itage o tto m a n e n Eu ro p e ori en ta l e
L
orsqu’il s’agit de définir l’influence du passé et de l’héritage ottomans dans la composition de l’identité contemporaine de nos nations, nos historiens passent sous silence des éléments essentiels. Presque tous les peuples balkaniques minimisent cette influence, qui est pourtant omniprésente. Maria Todorova, auteure du livre Imagining the Balkans (Oxford University Press, 1997), a jeté un pavé dans la mare lorsqu’elle a accusé les historiographes et autres sociologues officiels des Etats balkaniques de déguiser la vérité sur leur passé ottoman et l’héritage de cette période, qu’ils considèrent avec dédain ou déni [en Bulgarie, pays dont Marie Todorova est originaire, l’historiographie officielle ne tolère que l’expression de “joug turc” pour qualifier cette période]. Elle va encore plus loin et nous enseigne qu’il ne faut plus étudier “l’héritage ottoman dans les Balkans”, mais “les Balkans comme héritage ottoman”. Cet héritage est perceptible à tous les niveaux de la vie sociale. Dans la vie politique, il se traduit par la recherche exclusivement extra-institutionnelle d’une solution aux problèmes (le pazarlik [marchandage]), une pratique typiquement ottomane. L’absence d’élites culturelles autochtones en fait également partie. Dans toutes les régions de l’Empire ottoman, les élites étaient composées essentiellement d’intellectuels formés à l’étranger, une situation qui n’a guère évolué depuis l’accession des différentes nations à l’indépendance. L’absence de bourgeoisie et d’aristocratie locales ainsi que l’industrialisation
R. TCHÈQUE
UKRAINE
SLOVAQUIE Vienne AUTRICHE
MOLDAVIE
Budapest HONGRIE
SLOVÉNIE
ROUMANIE Belgrade Bucarest
BOSNIEHERZ.
SERBIE
Mer Noire
BULGARIE
KOSOVO
MONTÉNÉGRO
Istanbul
MACÉDOINE ALBANIE
TURQUIE
GRÈCE Mer Ionienne
Athènes
Frontières actuelles CROATIE Pays appartennant en totalité ou en partie à la péninsule des Balkans 0
400 km
d s llaa zzone dan dans o one (apogée) EEnn 1683 (ap En 1878 En 1911
ratée de l’époque ottomane sont une des raisons de la faiblesse économique des pays des Balkans. La période ottomane a aussi laissé énormément de traces dans les coutumes et les gestes quotidiens qui sont des caractéristiques inévitables de notre code culturel. Si l’on oublie les turcismes [mots d’origine turque] dont sont truffés nos propos, le discours non verbal de tous les “postOttomans” a tout pour étonner un Occidental. Certaines façons d’agir, comme le fait de cracher pour montrer sa déception ou son indignation (le tout appuyé d’un tonitruant Yazik !
[Malheur !]) sont bien plus compréhensibles pour un Oriental que pour un Occidental. La cuisine est un autre domaine de la vie quotidienne qui ne manque pas d’influences turques : la sarma (feuilles de vigne ou de chou farcies), la moussaka, la tourlitava (ratatouille) et le börek (feuilleté) sont avant tout des spécialités orientales. Nous buvons du café turc et nous sommes tous friands de baklavas, de touloumba et de boza, ces douceurs orientales. Sans oublier la kafeana (du turc kahvehan), qui est l’institution où se crée l’opinion publique, que ce soit en ville ou à la campagne, et qui, bien que semblable aux bars et aux restaurants, restera toujours une kafeana car elle n’a pas d’homologue dans le monde occidental. Une introspection plus poussée nous donnera d’autres exemples : le patriarcat, la corruption, la dépendance de la justice à l’égard des politiciens et des personnes influentes, les affaires “au noir” et le marchandage sont des éléments indissociables de la culture ottomane. Les cinq siècles et demi d’autorité et, plus globalement, de présence turques ont laissé dans nos cultures des traces profondes. Ce contexte ottoman est la raison principale pour laquelle la transition de nos pays au modèle libéral occidental se fait difficilement – “différemment” serait plus exact. C’est aussi la raison pour laquelle, à une époque où nous utilisons tous Internet et considérons l’anglais comme notre seconde langue, les débats continuent de tourner autour de l’opportunité de construire de nouvelles églises et de nouvelles mosquées. Atanas Vangeli* * Leader informel de la jeunesse antinationaliste macédonienne.
Sofia refroidit Ankara
BILATÉRAL
La visite, début février, du Premier ministre bulgare Boïko Borissov en Turquie avait essentiellement pour but de marquer la différence avec ses prédécesseurs, analyse le quotidien à grand tirage 24 Tchassa, de Sofia. En juillet 2009, le gouvernement de centre droit de Borissov a succédé à une coalition tripartite menée par le Parti socialiste, dans lequel le parti de la minorité turque en Bulgarie, le DPS, était fortement représenté. “Le message de Borissov à Ankara était que, désormais, il ne faudrait plus compter sur le DPS dans les relations bilatérales”, poursuit le journal. Ce qui signifie de facto un refroidissement entre les deux pays. De nombreux sujets épineux restent donc en suspens, comme le paiement des retraites des nombreux Bulgares d’origine musulmane qui ont fui le régime communiste en Turquie. Côté bulgare, Sofia conditionne son soutien à la candidature turque à l’Union européenne par la résolution de nombreux contentieux, dont certains datent de la fin du XIXe siècle. RETROUVEZ CET ARTICLE EN NEUF AUTRES LANGUES SUR
Un site partenaire de Courrier international
GÉORGIE
Une partie de l’opposition renoue avec l’“occupant” russe
A
quelque trois mois des élections municipales, que certains analystes géorgiens considèrent comme potentiellement à risque pour le pouvoir actuel, les enjeux politiques en Géorgie se concentrent sur l’avenir des relations avec Moscou. Si les uns, comme le Parti conservateur de Kaha Koukava, ou le Parti du peuple de Koba Davitachvili, prônent le rétablissement du dialogue, d’autres s’accrochent à l’Histoire et alimentent les vieilles rancunes. Le 9 février, à Moscou, Zourab Nogaïdeli, ancien Premier ministre, fondateur du parti d’opposition Pour une Géorgie équitable, et Boris Gryzlov, dirigeant du parti au pouvoir Russie unie, président de la Douma russe, ont signé un accord de coopération entre leurs deux partis. Comme s’il ne suffisait pas de “choisir l’occupant pour
partenaire”, comme le déplore le quotidien de Tbilissi 24 Saati, l’ex-bras droit du président Mikheïl Saakachvili a qualifié cet accord d’“historique”, affirmant que “d’autres mouvements d’opposition étaient prêts à nouer une relation sérieuse avec la Russie”. Affirmation qui n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd : Boris Gryzlov a de son côté appelé à la coopération “toutes les forces saines [d’opposition] de Géorgie”. En guise de symbole, il a offert à Zourab Nogaïdeli un CD comportant la chanson Deux voix [Dva golossa] enregistré en Russie par Oleg Gazmanov et Sosso Pavliachvili, deux vedettes de la variété russe (le second est originaire de Géorgie). “Ce disque résumet-il à lui seul le programme de Nogaïdeli ?” ironise 24 Saati. Pionnier géorgien du rétablissement des relations russo-géorgiennes, rompues depuis
la guerre en Ossétie du Sud en août 2008 (et très mal en point depuis la “révolution des roses” à Tbilissi en décembre 2003), Nogaïdeli est pourtant plus que sérieux. Dans une interview au journal moscovite Izvestia, il affirme ne pas avoir peur de passer pour un “traître” et un “agent du Kremlin”, et argumente : “En Géorgie, la fin de cette confrontation avec la Russie est une exigence sociale. Les citoyens en ont plus qu’assez de cette animosité entre nos deux pays. Cet accord interpartis jette les bases des futures relations entre nos pays.” Les autres partis qui composent l’échiquier géorgien (mais qui ne soutiennent pas pour autant le régime de Saakachvili) ne voient quant à eux aucune possibilité de coopération avec Moscou avant le retour sous le contrôle de Tbilissi des républiques séparatistes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie.
COURRIER INTERNATIONAL N° 1007
18
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
Des représentants de la société civile et de l’opposition, membres du “Comité de désoccupation”, créé en 1996 pour mettre fin à la présence militaire russe en Géorgie, envisagent de créer un Front uni pour la libération de la Géorgie, rapporte le site d’information géorgien Grouzia Online. “L’agression de la Géorgie par la Russie a débuté le 11 février 1921, lorsque l’Armée rouge a soviétisé la république démocratique indépendante de Géorgie. Une occupation militaire de quatre-vingt-cinq ans s’est ensuivie, doublée de la violation de l’intégrité territoriale de notre pays et de l’instauration d’un pouvoir totalitaire”, tonne Irakli Tsereteli, militant du mouvement. “Nous condamnons également l’agression russe d’août 2008, qui est un prolongement de l’invasion bolchevique de 1921. Nous exigeons une désoccupation totale, incon◼ ditionnelle et immédiate de la Géorgie.”
e u ro p e ROUMANIE
Moins d’écoles, moins d’hôpitaux, mais plus d’églises En vingt ans, le pays a vu pousser 4 000 églises et disparaître bien plus d’écoles et d’hôpitaux : tels sont les chiffres issus d’une étude menée par une ONG suisse. Dieu pourvoira à tout ? ROMÂNIA LIBERA
Bucarest ◀ Dessin
P
arfois, faire bâtir une nouvelle église compense la culpabilité ressentie pour la marginalisation de l’Eglise par les communistes pendant ces décennies où les symboles religieux étaient proscrits. D’autres fois, pensent les experts, la construction d’une église apporte un capital politique. Le fait est que la Roumanie compte aujourd’hui deux fois plus d’églises que d’institutions éducatives ou de soins. Au cours des vingt dernières années, les statistiques montrent que le nombre d’églises a augmenté vertigineusement, tandis que le nombre d’écoles et d’hôpitaux n’a cessé de décroître. Une étude menée par l’ONG Suisse APADOR montre que près de 4 000 nouvelles églises ont vu le jour en Roumanie depuis 1989 – soit deux cents par an, ou une tous les deux jours. Durant la même période, le nombre d’écoles a été divisé par trois, et, dans les hôpitaux, le nombre de lits a été réduit de moitié ou presque. Statistiquement, 1 056 écoles ont disparu chaque année,
de Kazanevsky, Ukraine. ■
soit trois par jour. Le nombre de lits d’hôpital a diminué en moyenne de 3 835 par an. La santé a ainsi largement perdu le match face à la prière. Entre églises, d’une part, et écoles et hôpitaux de l’autre, la balance penche donc résolument en faveur des
Goupillon
Jusqu’en 1989, l’éducation religieuse s’est bornée à la présence dans chaque classe du portrait de Nicolae Ceausescu, seul culte autorisé. Aujourd’hui, la religion est étudiée pendant les douze années d’école, de collège et de lycée. Il s’agit d’un enseignement qu’on pourrait qualifier de “catéchisme orthodoxe”, dispensé par des prêtres en soutane.
COURR IER INTERNATIONAL N° 1007
19
premières. En 2008, l’Eglise orthodoxe roumaine disposait à elle seule de 16 000 édifices religieux, dont 80 % avaient été construits récemment. Au-delà des statistiques, les spécialistes considèrent que diverses raisons – spirituelles, psychologiques et parfois bassement matérielles – expliquent cette tendance. L’anthropologue Vintila Mihailescu explique que la religion a été fortement opprimée sous le communisme ; après 1989, “il existait un réel besoin d’églises et la culpabilité était tout aussi réelle vis-à-vis de l’Eglise”. Au-delà de cette culpabilité explicable et du besoin d’églises après quarante-cinq ans de communisme, le sociologue Mircea Kivu confie ne pas considérer comme allant de soi le fait que l’Etat octroie des fonds pour la construction ou la restauration des églises, à l’exception des monuments historiques. L’anthropologue Vintila Mihailescu explique que les Roumains considèrent l’Eglise et la religion comme leur affaire, tandis que les hôpitaux et les écoles sont l’affaire de l’Etat. Ainsi, l’initiative privée s’oriente surtout vers les églises. Mais l’Etat et les responsables politiques font eux aussi quotidien-
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
nement leur profession de foi. L’Eglise est l’une des institutions qui bénéficient du plus haut degré de confiance populaire en Roumanie. Les politiques “ne voudraient pour rien au monde se mettre l’Eglise à dos, et les candidats aux élections assistent à de nombreuses célébrations religieuses afin de bénéficier de son image, explique Mircea Kivu. La relation entre l’Eglise et l’Etat est ambiguë. La Roumanie est officiellement un Etat laïc, mais, même au Parlement, une croix trône au-dessus du siège du président.” Vintila Mihailescu estime que de nombreux Roumains – gens du peuple, politiques ou hommes d’affaires – voient l’Eglise et la pratique religieuse “comme une sorte de police d’assurance : une hostie, un cantique, une donation font du bien”. Adrian Moraru, directeur adjoint de l’Institut des politiques publiques, parlant de l’essor des églises en Roumanie, propose un autre argument : “Les diplômés en théologie, dont le nombre a explosé ces dernières années, exercent une forte pression. La ruée pour une paroisse et pour l’argent qui y coule est une lutte sans merci.” Andrei Luca Popescu
amériques
●
HAÏTI
A Port-au-Prince, la tôle remplace la toile La peur de la pluie et du vent pousse de nombreux sinistrés hébergés sous des tentes à bâtir des abris plus pérennes. Au risque de créer de nouveaux bidonvilles. LE MATIN
Port-au-Prince
Eitan Abramovich/AFP
G
ilbert, la quarantaine, le regard vif et les muscles noueux, se débat avec un long morceau de bois pour le fixer à un autre. Par terre, des toiles qui ne servent plus à grand-chose s’entassent. L’homme est l’un des sinistrés du séisme. Il est las d’attendre une aide concrète pour son relogement et a décidé de passer à l’action. Tout le long de la rue Oswald-Durand, devant la faculté de médecine et de pharmacie de Port-au-Prince, s’étendent désormais à perte de vue des petites constructions de toutes les couleurs ne mesurant pas plus de 4 mètres sur 4. Le bruit des marteaux cognant sur le bois résonne dans tout le secteur. Certains “propriétaires” ont même pu se payer une couche de peinture blanche. Ici, la plus grande précarité règne et le dénuement est total. Les habitants semblent prendre leur mal en patience. Devant une de ces baraques, un jeune homme fournit du service à la communauté avec son ordinateur. Il est entouré de clients qui veulent taper un CV pour chercher du boulot ou copier un morceau de musique ou un film. La peur des pluies, et surtout du vent, qui provoque des maladies pulmonaires, force ceux qui en ont les moyens à construire des habitations plus pérennes. En cette période de l’année, les nuits sont fraîches. “J’ai tout
▲ Port-Au-Prince,
le 15 février 2010.
WEB
+
Plus d’infos sur courrierinternational.com Les médias haïtiens se relèvent et témoignent
perdu et chaque soir mes deux enfants, qui ont moins de 6 ans, passent la nuit à tousser. Ils ne dorment pratiquement pas”, confie Gilbert. Il explique qu’il a dû récupérer ces matériaux dans les ruines de ce qui était naguère sa maison. Il avoue qu’il tremble de peur lorsque le ciel se charge de nuages sombres car, lorsque la pluie s’est abattue sur la capitale [le 11 février], la grande majorité des gens ont été trempés. Cela fait déjà plus d’un mois que les sinistrés dorment dans des abris de
fortune. L’incertitude sur leur sort et l’apathie du gouvernement les poussent à prendre des initiatives. “Une fois qu’on nous aura donné une place décente pour vivre, nous laisserons ces petites maisons. Nous savons pertinemment que ce n’est pas légal”, admet l’un d’entre eux. Ces cases entassées les unes à côté des autres donnent une image peu reluisante de la zone. “Que voulez-vous, en ces temps difficiles, ce n’est pas l’aménagement qui compte, mais la survie des victimes”, lâche un passant.
“Nous ne pouvons plus attendre. Ce matin, la pluie nous a réveillés et nous nous sommes réfugiés dans les tentes de certains amis. Une grande majorité n’ont eu d’autre choix que de se laisser mouiller”, raconte Anise, une jeune femme d’une vingtaine d’années qui porte son enfant sur le bras. Son conjoint est mort dans la catastrophe et, comme des centaines de milliers de compagnons d’infortune, elle se débat pour trouver un abri plus sûr afin de protéger son enfant des intempéries. La grogne de la population commence à s’amplifier. Les pluies ont poussé plusieurs milliers de personnes à manifester dans les rues pour réclamer des tentes. “Nous admettons que, dans un premier temps, nos dirigeants aient été pris au dépourvu, mais, après tout ce temps, il faut penser à nous reloger dans des conditions décentes”, fustige Yvener, un étudiant. Pour le moment, de rares annonces officielles évoquent la région de la Croix-desBouquets (au nord-ouest de la capitale) comme lieu retenu pour d’éventuels centres d’hébergement. Dans cer tains campements, quelques constructions en dur transparaissent au milieu de l’océan de tentes de fortune. Car, comme le souligne un sinistré, tous les camps ne se prêtent pas à la pérennité. “Le Champde-Mars, par exemple, sera l’un des premiers endroits à être évacué en cas d’une éventuelle relocalisation”, explique-t-il. Jean Panel Fanfan
DEMAIN
“On ne peut pas simplement reconstruire ce qui a été détruit” Un peu plus d’un mois après le séisme du 12 janvier, le Premier ministre haïtien, Jean-Max Bellerive, sort de son silence. Il évoque les besoins du pays et les pistes pour le reconstruire, en privilégiant notamment la décentralisation. LE NOUVELLISTE (extraits)
Port-au-Prince Près d’un mois après la catastrophe, quelle évaluation peut-on faire ? JEAN-MAX BELLERIVE Nous avons à peu près 1 million de personnes dans les rues, plus de 500 000 personnes déplacées, plus de 400 000 blessés, près de 500 camps de fortune, même, si au fur et à mesure, il y a une prise en charge de ces centres par la communauté internationale en coordination avec le gouvernement et souvent avec l’appui des mairies. La situation est extrêmement préoccupante, notamment d’un point de vue sanitaire. A-t-on déjà un plan pour les zones affectées et pour le pays entier ? Premièrement, on ne peut pas simplement reconstruire ce qui a été détruit. Il est indispensable de regarder comment Haïti a été construit, pourquoi tant de morts dans un
espace aussi petit. Il est clair que la question de la densité de la population vient en premier lieu, de même que l’éducation. La population n’était pas prête pour ce qui est arrivé. Il faut décentraliser le pays. On s’est rendu compte qu’en trente-cinq secondes on a perdu 30 à 40 % du PIB national parce que tout était concentré sur les 35 kilomètres de la zone métropolitaine. Il faut décentraliser avec des plans très précis, vers des régions qui ont des opportunités. Il faut que les gens puissent trouver des centres de santé, des écoles pour leurs enfants. Il y a beaucoup de personnes qui sont mobilisées sur la définition d’un plan très précis permettant la relocalisation des populations, la création d’emplois et un développement plus harmonieux sur tout le territoire national. Certains parlent de déplacement de la capitale vers une autre région, est-ce en discussion ?
Pour l’instant, ce n’est pas la solution envisagée par l’Etat haïtien. Déplacer Port-auPrince pour aller où, et avec quelles garanties ? Nous pensons que la meilleure solution, c’est de reconstruire une Port-auPrince qui soit sûre pour ses habitants. Pour reconstruire Port-au-Prince, il faut des projets à court, à moyen et à long terme. Bien avant le séisme, des projets d’urbanisme pour la capitale et certaines villes de province existaient. Ces plans étaient en filigrane, difficiles à mettre en application à cause de la densité de la population et de la précarité des moyens. Ils sont dans les tiroirs. Il faut rapidement les adapter à la situation. Il faut voir, avec l’aide du système financier et bancaire, comment on peut permettre au système privé de se reconstruire. Comment est assurée la gestion de l’aide internationale au niveau gouvernemental ?
COURRIER INTERNATIONAL N° 1007
20
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
Beaucoup d’amis d’Haïti se sont mobilisés pour apporter de l’aide. La première chose qu’il faut leur dire c’est : “Merci !” Néanmoins, cette aide a apporté ses propres problèmes, puisque la coordination de la coopération est un thème mondial de discussion. Dans notre cas, cette aide a été tellement massive, importante et immédiate qu’Haïti n’a pas été en mesure de l’absorber avec la rapidité nécessaire et de mettre en place le processus de distribution. Certains parlent d’occupation ou de mise sous tutelle d’Haïti. Qu’en est-il ? Il y a peut-être des gens qui veulent cela. Mais, quand je discute avec nos partenaires internationaux, je suis persuadé que ce n’est pas leur souhait. Les représentants de la communauté internationale sont là pour aider la population et le gouvernement haïtien à se remettre le plus rapidement possible d’une situation extrêmement difficile. Propos recueillis par Samuel Baucicaut
amériques É TAT S - U N I S
Obama prêt à faire cavalier seul Face à un Congrès qui traîne des pieds, le président entend user de son pouvoir pour faire avancer certains dossiers. THE NEW YORK TIMES (extraits)
New York
A
lors qu’une bonne partie de son programme législatif est bloquée au Congrès, Barack Obama et son équipe se préparent à user du pouvoir présidentiel afin de faire avancer leurs priorités en matière de politique environnementale, budgétaire et dans d’autres domaines de politique intérieure. Selon ses collaborateurs, le président n’a pas renoncé à s’appuyer sur le Capitole. Il a d’ailleurs programmé une session sur la santé avec les chefs de file républicains à la fin du mois de février. Mais cela n’empêchera pas la Maison-Blanche d’avancer seule sur d’autres questions afin de contrecarrer l’obstruction parlementaire qui ne manquera pas de s’intensifier à l’approche des élections de mi-mandat, en novembre prochain. “Nous travaillons actuellement sur une série de décrets présidentiels et de directives afin de pouvoir avancer sur certains points”, a confié Rahm Emanuel, le secrétaire général de la MaisonBlanche. Directives administratives, réglementations et décrets présidentiels permettent en effet au chef de l’Etat d’influer sur la politique du pays en se passant des législateurs. Dernièrement, en brandissant la menace d’utiliser son pouvoir de nomination pendant les vacances parlementaires, Obama a réussi à obtenir du Sénat la
▶ Barack Obama.
Sur le tee-shirt : Les ours polaires pour Obama. Sur le biceps : Etats-Unis, Agence pour la protection de l’environnement. Sur le boulet : Congrès des Etats-Unis. Dessin de Hachfeld et McInerney paru dans Neues Deutschland, Berlin.
confirmation de vingt-sept nominés à de hautes fonctions, preuve que le président peut parfois contraindre le Congrès à l’action. Il a également décidé de créer une commission bipartisane sur le budget, soumise à sa seule autorité, après le refus du Congrès d’accepter la création d’une telle commission. Concernant la loi qui interdit à toute personne ouvertement homosexuelle de servir dans l’armée, la Maison-Blanche a fait savoir qu’elle avait l’intention d’utiliser son pouvoir discrétionnaire pour que son application soit assouplie, alors même que le Congrès est en train de débattre de l’abrogation de cette loi. Quant à l’Agence fédérale de protection de l’environnement (EPA), elle est en train d’étudier la mise en place des réglementations sur les gaz à effet de serre, le projet de loi sur cette question étant au point mort au Sénat. UNE SIMPLE SIGNATURE PEUT ABOUTIR À DE GRANDES CHOSES
A en croire la Maison-Blanche, cette montée en puissance de l’exécutif est une évolution naturelle lors de la deuxième année d’un mandat présidentiel. “Les enjeux auxquels nous faisions face en 2009 étaient tels que le Congrès ne pouvait que jouer un rôle central”, souligne Dan Pfeiffer, le directeur de la communication de la Maison-Blanche. “En 2010, l’exécutif
jouera un rôle clé pour faire avancer les priorités.” L’utilisation du pouvoir présidentiel en période de blocage législatif ne date pas d’hier. Bill Clinton et George W. Bush ont également mis en avant leurs prérogatives à différents moments de leur présidence. Barack Obama avait d’ailleurs beaucoup critiqué le penchant de Clinton à gaspiller son capital présidentiel pour des broutilles, comme lorsqu’il avait pris fait et cause pour les uniformes scolaires. Il avait aussi vilipendé l’autoritarisme dont M. Bush avait fait montre, notamment avec son programme secret d’écoutes téléphoniques sans mandat de justice. Il lui faudra donc être prudent et agir avec circonspection. Lui qui, lors de sa campagne présidentielle, avait déploré le recours excessif du président Bush aux décrets présidentiels pour contourner la loi, se retrouve maintenant à faire la même chose. Autre inconvénient d’un exécutif fort, les décisions prises de manière unilatérale s’inscrivent moins dans la durée, à la différence des lois ratifiées par le Congrès, puis promulguées par le président. Si l’EPA est déterminée à réglementer les émissions de CO2, la
Maison-Blanche préférerait de son côté un système fondé sur un marché d’échanges de droits à polluer (cap and trade). Mais, pour cela, il est nécessaire de passer par le Capitole. Cependant, une simple signature du président peut parfois aboutir à de grandes choses. En 1996, de sa propre autorité, Bill Clinton a transformé un territoire de près de 6 800 kilomètres carrés dans le sud de l’Utah en une réserve naturelle, le Grand Staircase – Escalante National Monument, ce qui fut à l’époque son pari le plus audacieux en faveur de l’environnement. George W. Bush lui a emboîté le pas en 2006, en décidant de protéger plus de 360 000 kilomètres carrés d’océan et d’îles près de Hawaii. La plus grande réserve sous-marine au monde restera sa plus grande réussite en matière d’écologie, sinon la seule. Peter Baker
É TAT S - U N I S
Ces Américains qui se préparent au pire Vivant dans la crainte d’un attentat, d’une catastrophe naturelle ou même de l’apocalypse, un nombre croissant de personnes stockent des vivres chez elles et apprennent l’autosuffisance. THE GUARDIAN (extraits)
Londres
A
gée de 33 ans et mère de trois enfants, Tess Pennington vit dans la banlieue de Houston, au Texas. Mais elle ne se laisse pas berner par la paisible sécurité de sa vie de banlieusarde. Depuis quelque temps, elle apprend à faire pousser ses propres légumes et stocke des rations d’urgence chez elle. “J’ai pris en charge la sécurité de ma famille, explique-t-elle. Nous avons décidé d’être prêts.Toutes sortes de catastrophes peuvent survenir, naturelles ou provoquées par l’homme.” Tess Pennington est une prepper, elle pense qu’il vaut mieux prévenir que guérir et qu’il est normal de se préparer au désastre, qu’il s’agisse d’un ouragan ou de la fin du monde. Contrairement aux survivalistes des années 1990, les preppers viennent de tous les milieux et on les rencontre partout aux Etats-Unis. On peut aussi bien les croiser en banlieue que dans les centres-villes ou dans des ranchs perdus dans les montagnes. Des réseaux de
prepping sont apparus dans tout le pays ces dernières années. Ils fournissent des informations sur les moyens de constituer des réserves de nourriture, de cultiver son jardin, de chasser et de se défendre. John Milandred anime le site Internet Pioneer Living [La vie de pionnier]. Il prodigue des conseils à ceux qui veulent simplement stocker de la nourriture en cas de coupure de courant, mais aussi à ceux qui veulent adopter le mode de vie autosuffisant des pionniers de la conquête de l’Ouest. “Les gens qui se tournent vers nous viennent de tous les horizons, assure-t-il, nous avons des médecins, des pompiers, des avocats.” John Milandred vit dans l’Oklahoma. Sa maison est équipée d’un puits creusé par ses soins qui lui garantit de l’eau potable, il a construit un four qui n’a besoin ni de gaz ni d’électricité. Il sait aussi chasser pour se procurer de la viande. “S’il arrivait quelque chose, cela ne m’affecterait pas vraiment”, assure-t-il. Le succès du prepping a plusieurs explications. La première tient au fait que, depuis le 11 septembre 2001, de nombreux
Américains craignent des attentats à grande échelle. Alors que la diplomatie américaine fait tout pour empêcher l’Iran de développer des armes nucléaires et que les spécialistes du terrorisme continuent de mettre en garde contre l’éventualité de “bombes sales” sur le territoire des Etats-Unis, il n’est pas étonnant que beaucoup d’Américains se sentent menacés. La récession est venue s’ajouter à cette paranoïa. Le fait que des millions de personnes aient perdu leur emploi et leur maison a renforcé l’idée que la société n’était plus aussi stable qu’autrefois. Même les autorités admettent que la crise financière représente une menace pour l’ordre social. Témoignant il y a peu devant le Congrès, le ministre des Finances, Tim Geithner, a reconnu que des discussions avaient eu lieu à un haut niveau pour savoir si le gouvernement américain serait en mesure de faire respecter la loi et l’ordre en cas d’effondrement du système financier. Un scénario catastrophe envisagé par Tom Martin. Ce chauffeur routier réside dans l’Idaho. Il dirige le Réseau des preppers
COURR IER INTERNATIONAL N° 1007
21
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
américains et est persuadé que les rangs de ce mouvement vont continuer de grossir. “Aujourd’hui, des millions d’individus pensent qu’il faut se préparer à quelque chose, même s’ils ne savent pas à quoi”, explique-t-il. Tess Pennington ne peut qu’approuver. Dans les années 1990, le survivalisme était une doctrine réservée aux milices antigouvernementales et aux solitaires qui vivaient dans les bois. Les preppers, eux, se soucient davantage de stocker des vivres et de l’eau. Ils cherchent également à redécouvrir des savoirfaire qui leur permettront de se débrouiller par eux-mêmes. Dans ce but, Tess Pennington a lancé le site Ready Nutrition, sur lequel elle donne des trucs pour la préparation des aliments, pour le jour où l’on ne trouvera plus de nourriture conditionnée dans les supermarchés. “Contrairement au survivalisme, le prepping n’a pas de connotation négative. Sous bien des aspects, nos ancêtres étaient des preppers. Nous revenons simplement en arrière pour apprendre à mieux nous occuper de nous-mêmes”, conclut-elle. Paul Harris
amériques ARGENTINE
Le dernier des grands comiques Envahie par des programmes de plus en plus vulgaires, la télévision argentine a presque tué la tradition du show humoristique. Le succès du comédien Diego Capusotto n’en est que plus réconfortant. dans la déchéance, d’autres se sont recyclés. Le seul à être resté debout, lucide et cohérent avec lui-même, c’est Capusotto. Il s’est fixé une mission quasi impossible, qu’il est le seul à pouvoir remplir quelquefois : réunir deux sœurs séparées par un grand malentendu, l’angoisse et le rire. Jouant sur un terrain étroit – entre humour et folie –, il manie à tour de rôle l’absurde, le paradoxe et même le monstrueux à coups de petites phrases, de mimiques et de gestes dictés par un délire bien calculé, avec un regard qui dissèque sans pitié mais qui est à la fois ingénu et scatologique, et des
LA NACIÓN (extraits)
Buenos Aires
S
i un homme aux cheveux blond filasse, au regard désabusé, dégageant une certaine angoisse intérieure et vêtu d’un pull-over informe s’avance vers vous, n’ayez aucun doute : il s’agit de Diego Capusotto, survivant d’une race disparue, celle qui peuplait le territoire aujourd’hui désert des programmes humoristiques. Au sein d’une télévision qui rit de tout mais qui a supprimé jusqu’au dernier vestige du noble genre des séries humoristiques – telles que nous les avons connues à l’époque où les capocomici [en italien, chef de troupe d’artistes] vivaient parmi nous et n’étaient pas seulement un souvenir –, Capusotto poursuit son œuvre avec peu de moyens et des apparitions inversement proportionnelles à leurs répercussions imparables. Les bêtisiers stupides, les caméras cachées perverses, les journaux télévisés bêtifiants, le scandale pourvoyeur de potins parodié jusqu’à la nausée par Marcelo Tinelli [présentateur qui officie depuis plus de vingt ans à la télévision argentine] et dans des émissions people ou d’archives obscènes, la sexualité dégradée, les séries légères et le cynisme incurable de Caiga quien caiga [programme satirique connu sous le nom de CQC] ont tué d’une balle dans la nuque l’humour télévisuel que défendaient si bien Pepe Biondi, Tato Bores, Alber to Olmedo et quelques autres. Avec son humour “politiquement incorrect” et légèrement intellectualisé,
RIRE
Records d’audience
N
▲ Diego Capusotto.
Dessin d’Alvarez paru dans Clarín, Buenos Aires.
il est étonnant que Capusotto ait pu continuer sa route (d’abord sur le câble, puis sur la chaîne publique Canal 7) dans ce bourbier plein de rires de hyènes et de neurones exténués. La façon dont il est arrivé jusque-là est un véritable miracle. Toute la nouvelle génération d’acteurs comiques apparus dans De la cabeza (diffusé sur la chaîne América en 1992) ont vu leur talent gâché dans des disséminations sans fin provoquées par les délires de grandeur prématurés de la majorité de ses membres et par la télévision de vandales qui a tout ravagé par la suite. Beaucoup ont disparu ou sont tombés
subtilités idéologiques que certains comprendront et que d’autres refuseront toujours de comprendre. Mais la réussite la plus prodigieuse de Capusotto jusqu’à présent est d’avoir associé l’humour et le péronisme, deux matériaux qui semblaient incompatibles et difficiles à faire fusionner, et encore moins en utilisant en guise de colle l’absurde surréaliste. Avec Bombita Rodríguez, Pomelo, Violencia Rivas, Artaud, Micky Vainilla, Latino Solanas, Emo et les autres personnages bizarres de sa collection inépuisable, Capusotto remet le rire à la bonne place. Pablo Sirvén
é le 21 septembre 1961 à Castelar, dans la province de Buenos Aires, Diego Capusotto rêvait dans son enfance de devenir joueur de football. Il a fait tous les métiers avant de commencer une carrière d’acteur, à 25 ans, et de devenir un supporter affiché de l’un des trois principaux clubs de football argentins : le Racing. Mais c’est à la télévision qu’il a fait carrière : en 2008, il y est devenu, selon Clarín, “le plus grand phénomène de la télévision en faisant rire tous les âges”. Ses émissions humoristiques ont atteint des records d’audience, notamment l’émission Peter Capusotto et ses vidéos [un épisode peut être visionné sur h t t p : / / w w w. l a n a c i o n . c o m . a r / nota.asp?nota_id=1169134], dans laquelle il présente une collection de clips de rock des années 1970, en
alternance avec des sketchs où il incarne divers personnages : Pomelo, une étoile rock paresseuse dont la vie tourne autour du sexe, de la drogue et de l’alcool ; Micky Vainilla, un chanteur de pop très raciste portant une moustache à la Hitler, etc. Utilisant le contexte musical, il se moque de tout et de tous (pas seulement des stars) en pointant du doigt le côté artificiel de la vie contemporaine, en égratignant au passage les idiosyncrasies des Argentins, sans épargner les politiques de tous les bords, n’hésitant pas à désacraliser Perón ou le mythe du guérillero. Sa définition du “kirchnérisme” – “du ménemisme [de Carlos Menem, président de 1989 à 1999] avec les droits de l’homme en plus” – a notamment été reprise par beaucoup de commentateurs politiques.
ARGENTINE
Ras le bol des Kirchner ! Les plaintes pour enrichissement illicite s’accumulent contre le couple présidentiel et éclipsent les mesures positives du gouvernement. EL PAÍS (extraits)
Madrid
I
l n’y a plus de place pour la compassion dans la politique argentine. Lundi 8 février, alors que l’ex-président Néstor Kirchner [2003-2007] se remettait d’une opération de la carotide pratiquée en urgence dans un hôpital privé de Buenos Aires, la députée de l’opposition Margarita Stolbizer n’a pas hésité à dire que Kirchner ressemblait tellement à l’ancien président Carlos Menem [dont les mandats, de 1989 à 1999, ont été marqués par la corruption] qu’il avait fini par connaître les mêmes problèmes de santé. Le même jour, dans son émission de radio, très suivie, le journaliste Víctor Hugo Morales exprimait son trouble face aux dizaines de messages que les auditeurs avaient laissés sur la boîte vocale de la
radio, se réjouissant de l’accident vasculaire de l’ancien président, quand ils n’allaient pas jusqu’à lui souhaiter une issue fatale. Deux jours plus tard, l’ancien coureur automobile et ancien gouverneur de Santa Fe Carlos Reutemann, péroniste et proche de Kirchner jusqu’à encore tout récemment, lâchait cette petite perle sur le couple Kirchner : “On pourra s’estimer heureux si d’ici à leur départ, en 2011, ils n’ont pas volé la Casa Rosada [le palais présidentiel] et la place de Mai.” Ce ne sont là que trois illustrations du ras-le-bol qu’éprouvent de plus en plus d’Argentins à l’égard d’un gouvernement au discours progressiste, celui de la présidente Cristina Fernández de Kirchner, arrivée au pouvoir en 2007 en promettant de redistribuer les richesses du pays et de lutter contre la corruption endémique. Le discrédit du couple présidentiel s’aggrave de
semaine en semaine. Des accusations qui menacent d’éclipser toutes leurs initiatives politiques. “Il y a un rejet viscéral très frappant qui s’explique par la déception des attentes des classes moyennes”, estime la sociologue Graciela Römer. Selon elle, le gouvernement commet l’“erreur monumentale” d’“aggraver le malaise au lieu de reconnaître ses erreurs et de créer des ponts avec l’opinion publique”. La présidente Cristina Kirchner a accusé à maintes reprises les médias d’avoir orchestré un complot contre elle. Mais l’indignation que suscite son patrimoine multiplié par 7 depuis l’arrivée au pouvoir de Néstor Kirchner, en 2003, n’est pas étrangère à la chute de sa cote de popularité, qui n’est plus que de 20 % d’opinions favorables. D’autres accusations, comme celles selon lesquelles les Kirchner et leur entourage familial auraient engrangé des bénéfices illégaux à El Calafate
COURRIER INTERNATIONAL N° 1007
22
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
[leur ville d’origine, en Patagonie] grâce à la vente de terrains publics acquis à un prix 10 à 15 fois inférieur au marché, viennent encore ternir l’image du couple Kirchner. Les quatre secrétaires privés de la présidente font également l’objet d’une enquête pour enrichissement illicite présumé après qu’a été constaté un accroissement de leur patrimoine allant de 750 % à 11 000 % en cinq ans. Le gouvernement actuel a pourtant quelques réussites à son actif, en matière de réforme judiciaire et de droits de l’homme notamment, ou avec l’adoption récente, à destination des chômeurs et des familles à faibles revenus, de l’allocation universelle pour enfant. Mais, à seulement un an et demi de la prochaine présidentielle, de nombreux partisans de Cristina Kirchner craignent que ces affaires ne fassent totalement oublier ces mesures positives. Pedro Cifuentes
asie
●
PA K I S TA N
Le village qui dit non aux talibans Devant l’influence des islamistes, le gouvernement encourage la formation de milices villageoises. C’est le cas à Shah Hassan Khel, où l’on a décidé de lutter contre eux malgré les sanglantes représailles. Opération Mushtarak : effectifs engagés 8 500 Américains 4 400 Afghans 1 200 Britanniques (+ 3 000 en réserve) 500 autres dont 70 Français Source : BBC
Londres
Offensive
E IR
300 km
Kandahar
M
0
PF N O * Swat Buner Peshawar Islamabad Z.T. Khyber INDE Nord-Waziristan Lakki Marwat Z.T. Shah Hassan Khel Sud-Waziristan
E
Opération Mushtarak lancée le 13 février 2010
HELMAND
C
Passe de Khyber Kaboul
AFGHANISTAN
Nad Ali Lashkar Gah Marjah
H
H
The New York Times rapportait, le 16 février, la capture au Pakistan du chef militaire des talibans afghans, le mollah Abdul Ghani Baradar. Washington espère que cette arrestation permettra d’affaiblir l’insurrection en Afghanistan, alors que les forces de l’OTAN et l’armée afghane ont lancé le 13 février l’opération Mushtarak [Ensemble] dans la province du Helmand, l’un des plus importants bastions talibans. L’objectif est non seulement de libérer la zone, mais aussi de mettre en place des programmes de développement dans la région.
D HIN
UC
C
■
KO OU
A
Q
ui pourrait croire qu’on joue au volley-ball dans le Lakki Marwat, région fréquentée par des barbus armés jusqu’aux dents à la frontière entre le Pakistan et les Zones tribales [région semi-autonome du nord-ouest du Pakistan qui abrite des talibans pakistanais et afghans et des combattants d’Al-Qaida] ? Pour jouer au volley, il n’y a ni besoin d’équipement sophistiqué ni de terrain, ce qui est parfait quand on est pauvre. Et les matchs peuvent avoir lieu dans les petites cours fermées des maisons en pisé. Malheureusement, ces rassemblements constituent également une cible idéale pour les talibans. Le 1er janvier 2010, un kamikaze a lancé son camion piégé au milieu d’une foule venue assister à un match de volley-ball à Shah Hassan Khel, un village frontalier du Lakki Marwat. L’explosion a été la plus meurtrière de ces dernières années – 97 morts et 40 blessés, soit environ la moitié des personnes présentes sur les lieux. Ce massacre était un acte de vengeance. Six mois auparavant les habitants de Shah Hassan Khel avaient tourné le dos aux talibans de leur village et livré vingtquatre d’entre eux à l’armée. A peine les quarante jours de deuil étaient-ils terminés que les villageois étaient prêts à se faire justice. Les anciens ont formé un “comité de paix” pour rassembler
TADJIKISTAN
PENDJAB
Quetta
PAKISTAN
BALOUTCHISTAN * Province-de-la-Frontière-du-Nord-Ouest
armes et munitions. “Nous ne les lâcherons pas. Nous les capturerons un par un. Et ensuite nous les tuerons”, explique Mushtaq Ahmed, le chef de ce comité. La police l’a prévenu qu’un autre kamikaze était peut-être à ses trousses. “Je suis très recherché”, plaisante-t-il. Ce genre de représailles n’est pas unique. Les milices tribales, les lashkars, opèrent dans d’autres secteurs de la Province-de-la-Frontière-du-Nord-Ouest et dans les Zones tribales – les districts de Swat, de Buner et de Khyber. Certaines fonctionnent bien, d’autres non, et elles pourraient bien être être en mesure de repousser les talibans. Mais
“Courrier international”
THE GUARDIAN
la prolifération de milices de ce genre, qui s’explique également par une tradition de vengeance très enracinée chez les Pachtounes, met en lumière une faille plus inquiétante : l’échec de l’Etat pakistanais à endiguer les avancées des talibans. L’exemple de Shah Hasan Khel est révélateur. Pendant plusieurs années, cet endroit misérable, était un nid de sympathisants talibans, avec à leur tête Maulvi Ashraf Ali, un religieux local charismatique. Mais les villageois ont rapidement déchanté quand ils ont découvert que les combattants islamistes finançaient leurs actions grâce à la contrebande, au vol de voitures et
aux enlèvements. “Ali disait qu’il voulait faire respecter la charia, mais tout ce qu’il voulait c’était le pouvoir”, raconte Rehim Dil Khan, un chef tribal membre du comité de paix. L’été dernier, sous la pression de l’armée, les villageois ont évacué Shah Hasan Khel pour faciliter une offensive militaire contre les talibans. Les talibans ont pris la fuite et Ali, blessé, a été évacué dans une charrette tirée par un âne. Les villageois sont désormais à la recherche d’Ali et de ses comparses. Leur mobilisation est soutenue par Anwar Kamal, un puissant chef de guerre qui incarne bien les contradictions du pouvoir local. Avocat et pilote, il dort avec un lance-roquettes sous son lit et il lui est arrivé de lancer ses propres lashkars contre une tribu rivale pour leur “donner une leçon”, ce qui ne l’empêche pas de siéger au parlement local. Aujourd’hui, il aide les villageois de Shah Hassan Khel à pourchasser les talibans. “Ici, la force prime sur le droit”, expliquet-il. La tâche n’est pourtant pas si facile. Selon Tariq Hayat Khan, représentant du gouvernement dans les Zones tribales, débusquer Ali risque de prendre du temps et nécessitera des négociations complexes entre tribus. “Envoyer des mercenaires ne suffira pas.” A Shah Hassan Khel, les talibans ont déjà remporté une petite victoire. Plus personne ne joue au volley-ball, ce sport qu’ils méprisent tant, car la plupart des joueurs sont morts. Declan Walsh
INDE
Le roi de Bollywood fait plier l’extrême droite
L
e 12 février, sortait en salle My Name is Kha, le dernier film de la star de Bollywood Sha Rukh Khan. De quoi faire hurler de joie les plus grands fans du célèbre acteur. Mais, à Bombay, le film n’était à l’affiche que dans quelques salles, les propriétaires ayant cédé aux pressions du parti d’extrême droite du Maharashtra, le Shiv Sena, qui appelait à son boycott depuis déjà plusieurs jours. Ce qui n’a pas manqué d’inquiéter Karan Johar, le producteur de ce film à gros budget, qui, lors d’un rendez-vous avec le chef de la police locale, a demandé de garantir la sécurité des spectateurs à la sortie des cinémas. Car les sainiks, comme on appelle les membres de ce parti, font peur. Ils avaient déjà violemment attaqué plusieurs salles obscures, brûlé des affiches et assailli la résidence du célèbre acteur durant la semaine précédant la sortie du film. Le 12 février, 1 825 sainiks ont été arrêtés par la police alors qu’ils menaçaient de s’en prendre aux spectateurs dans les files d’attente.
avec le cinéma ou le sport, Les raisons de leur ire ? mais qu’il s’agissait d’une tenLa prise de position de Sha tative de la part du Shiv Sena Rukh Khan sur la sélection de redonner vie à un parti en des joueurs de la Ligue de perte de vitesse depuis ses cricket indienne (IPL, Indian défaites électorales”, indique Premier League). Celui-ci a le quotidien Asian Age. Les regretté qu’aucun joueur mots du roi de Bollywood pakistanais n’ait été engagé. Aussitôt, le Shiv Sena a saisi ne sont donc rien d’autre l’occasion de discréditer le qu’une occasion pour le patriotisme de l’acteur en Shiv Sena de redorer sa déclarant qu’il pouvait “aller réputation de nationaliste au Pakistan s’il voulait parler hindouiste antimusulman en faveur des joueurs pakistaet antipakistanais que lui a nais”. Mais Khan a tenu bon, ■ ▲ “Il ne s’agit pas seulement de ravie le MNS [Maharashtra refusant de s’excuser malgré Sha Rukh Khan”, affirme Outlook Navnirman Sena], nouvelle les pressions de l’organisation en couverture, pointant ainsi la formation xénophobe répud’extrême droite. responsabilité de l’extrême droite. tée pour ses positions vioDerrière “l’affaire Khan”, lentes envers les habitants on retrouve la débâcle d’un parti qui, en raide Bombay qui ne sont pas originaires du son de la balkanisation du populisme régioMaharashtra. “Le mouvement anti-Khan est naliste, perd son influence dans cette parun outil bien utile pour redéfinir l’équation politie du pays. “Il était clair dès le départ que tique de l’Etat”, rappelle pour sa part le cette affaire n’avait pas grand-chose à voir magazine Outlook. Le 7 février, le ministre COURR IER INTERNATIONAL N° 1007
23
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
de l’Agriculture, Sharad Pawar, membre du Nouveau Parti du Congrès et président de l’association de cricket de Bombay, a rendu visite au chef du Shiv Sena, Balasaheb Thackeray, afin d’apaiser les tensions et redéfinir de nouvelles alliances. Pour beaucoup, cette rencontre illustre la banalisation de la politique mafieuse. Mais cette fois, le remue-ménage causé par les extrémistes hindous n’a pas remporté l’adhésion des habitants de Bombay, qui sont sortis en masse pour s’opposer aux agitateurs. “Les gens n’ont pas réagi selon leur appartenance à la communauté hindoue ou musulmane, ou bien selon qu’ils parlaient ou non marathi. Finalement, ils ont gagné, et le Shiv Sena a perdu”, analyse avec optimisme l’Asian Age. De même, de nombreux citoyens de toutes origines, habitants de Bombay, se mobilisent actuellement sur Internet et dans les milieux associatifs pour défendre un “Bombay pour tous” et pouvoir aller voir le dernier film de Sha Rukh Khan sans crainte. ■
asie CORÉE DU SUD
Les femmes de ménage font leur révolution Grâce au soutien actif des étudiants, le personnel d’entretien de l’université Korea, à Séoul, a obtenu gain de cause. Une mobilisation inédite, qui illustre les tensions sociales dans le pays. pour lesquels la société ne déboursait que 35 000 wons [22 euros] par mois, soit environ 700 wons [0,40 euro] par repas ! “Cet avantage existe depuis la fondation de la faculté, il y a un siècle”, explique Yi Yong-suk, 64 ans, présidente du syndicat des femmes de ménage de l’université. En trois jours, 10 048 étudiants ont signé la pétition. “C’est merveilleux ! On n’avait pas rencontré un tel succès depuis la pétition contre l’augmentation des frais d’inscription”, note un des étudiants du comité de soutien.
SISA IN (extraits)
Séoul
B
read and Roses [que l’on peut traduire par “Du pain et des roses”], film de Ken Loach, s’intéresse à la lutte qu’ont menée les travailleurs immigrés en 1985 aux Etats-Unis, en particulier le personnel d’entretien majoritairement hispanique qui travaillait dans le quar tier coréen de Los Angeles. Il montre la façon dont ils se sont organisés, en dépit de nombreux obstacles, pour dénoncer leurs exécrables conditions de travail. Dans les derniers moments du film, au cours d’une manifestation, on voit des étudiants d’origine coréenne défiler aux côtés des manifestants. Au moment où la politique répressive du gouvernement de Lee Myung-bak met en échec les plus grands syndicats d’enseignants et de fonctionnaires, il y a en Corée du Sud des travailleurs qui obtiennent gain de cause. Ce qui se passe pourrait s’appeler “Du riz et des roses”. Et la réalité est tout aussi scandaleuse que celle décrite par le film. Le 24 décembre 2009, à l’université Korea, un des meilleurs établissements privés du pays, quelque cinquante étudiants se tenaient aux côtés des femmes de ménage, toutes âgées d’une soixantaine d’années. Elles occupaient le bâtiment principal depuis trois jours pour protester contre la dégradation de leurs conditions de travail. A cet endroit même, certains étudiants avaient, en mai 2005, manifesté contre l’attribution du titre de docteur honoris causa à Lee Kun-hee, président du groupe Samsung. Les plus déterminés d’entre eux avaient par la suite été expulsés de l’école.
10 000 ÉTUDIANTS SIGNENT LA PÉTITION EN TROIS JOURS
Les jeunes, qui ne figurent pas parmi les plus politisés, ont créé un comité de soutien à “celles qui embellissent l’environnement”, comme on les appelle par euphémisme. La présidence de l’université, embarrassée, a finalement exhorté la société soustraitante à accéder aux modestes exigences de ses employées : pouvoir travailler jusqu’à l’âge de 70 ans, récupérer les menus profits provenant de la vente du papier recyclable et maintenir leur syndicat. Les “mamies” ont remporté une victoire complète. Le conflit avait commencé un mois auparavant, quand la nouvelle direction de l’entreprise avait voulu mettre la main sur les recettes provenant de la vente du papier de rebut, sous prétexte que l’université avait réduit le budget réservé à l’entretien à la suite du gel des frais d’inscription des étudiants. Les femmes de ménage les ramassaient et les vendaient pour améliorer leurs repas,
OUVRIR ENFIN LES YEUX SUR LE MONDE
Tout a commencé en mai 2002. A l’occasion de la Journée du travail, les étudiants de l’université Korea ont mené une enquête sur la situation des femmes de ménage. Un salaire mensuel moyen de 400 000 wons [246 euros], une salle de repos grouillant de cafards… Le constat était plus qu’accablant. Ils les ont alors incitées à créer un syndicat, mais cette tentative s’est soldée par le licenciement des meneuses. Ils sont néanmoins restés en contact et, en 2004, le syndicat a enfin vu le jour.
Depuis cette date, ces dames soutiennent en retour avec ferveur les causes des jeunes. Elles ont participé aux réunions contre l’augmentation des frais d’inscription. Cette solidarité explique que les étudiants leur aient sacrifié la soirée de Noël. “Les étudiants, ceux qu’on appelle la génération des 880 000 wons [la génération précaire ; voir CI n° 952, du 29 janvier 2009], sont inquiets pour leur propre avenir. Beaucoup d’entre eux ont déjà fait l’expérience cruelle du monde de travail à travers de petits boulots. Certains ont vu leurs parents se faire licencier par suite de la crise économique”, rappelle l’un d’entre eux, Kwon Tae-hun. Réunies sous la bannière de la Confédération coréenne des syndicats [la plus à gauche des deux confédérations du pays], les “embellisseuses de l’environnement” ont participé le 30 décembre 2009 au rassemblement contre la réforme de la loi du travail initiée par le parti au pouvoir, en entonnant le Chant des vieux ouvriers. “Autrefois, je voyais d’un mauvais œil ces jeunes manifestants, mais j’ai compris qu’ils avaient leurs raisons. J’ai l’impression d’ouvrir enfin les yeux sur le monde”, lance avec fierté Mme Yi. Ko Chae-yol
▲ Dessin d’Eulogia
Merle paru dans El País, Madrid.
THAÏLANDE
Les chemises rouges préparent leur retour au pouvoir ■
Etudiants
Comme dans beaucoup d’autres pays, l’emploi est une préoccupation majeure chez les étudiants sud-coréens d’aujourd’hui. Le quotidien Kyunghyang Sinmun a récemment publié un sondage montrant qu’ils sont de plus en plus critiques à l’égard de la classe dirigeante. Selon Yi Myong-jin, professeur à l’université Korea, c’est surtout vrai “depuis l’été 2008, quand une mobilisation nationale contre le nouveau gouvernement libéral a réveillé leur conscience politique”.
Tandis que la tension monte à l’approche du verdict du procès portant sur la saisie de la fortune de Thaksin Shinawatra, prévu pour le 26 février, ses lieutenants ont engagé dans les campagnes un travail d’endoctrinement politique. THE STRAITS TIMES (extraits)
Singapour
D
e la sensibilisation politique aux réseaux d’aide, en passant par les comités de village, de sous-district, de district et de province, les “chemises rouges” du Front uni pour la démocratie contre la dictature (UDD) sont plus organisées que jamais. Le mouvement surfe sur l’émergence spectaculaire d’une conscience politique en Thaïlande. Dans les régions rurales du Nord et du Nord-Est, les militants mettent le doigt sur les frustrations nourries par cette société hiérarchisée, où l’histoire a toujours été présentée à travers le prisme d’élites qu’il est tabou de remettre en question. Frustrations qui ont explosé après le coup d’Etat de septembre 2006, qui a vu l’armée renverser le Premier ministre Thaksin Shinawatra, pourtant élu à trois reprises. En ce dimanche de février, 700 personnes (agriculteurs, pêcheurs ou petits commerçants) sont rassemblées pour un stage d’éducation politique d’une journée. Celuici a lieu dans une école à Sakhon
COURRIER INTERNATIONAL N° 1007
24
Nakhon, à une centaine de kilomètres d’Udon Thani, dans le nordest du pays. Les participants ont reçu des exemplaires du programme de l’UDD et écoutent attentivement les exposés, qui por tent sur des sujets allant des “mensonges” politiques aux stratégies de l’aristocratie, en passant par l’organisation politique. La formation accueille aussi trois parlementaires du Puea Thai, le par ti d’opposition proThaksin, dont Wichien Khaokhan, parlementaire depuis près de vingt ans. “Nous pouvons mobiliser 1 million de personnes dans les rues de Bangkok, assure-t-il. S’il y a des élections, nous les remporterons” [les chemises rouges ont annoncé la tenue d’une manifestation massive à la veille du verdict, le 26 février, du procès portant sur la saisie des avoirs de Thaksin Shinawatra]. En avril 2009, l’armée les avait chassés des rues de Bangkok. Loin d’entamer l’ardeur du mouvement, ces incidents ont incité de nouveaux militants à le rejoindre. Des dîners de levée de fonds, des rassemblements autour de concerts et des meetings politiques sont organisés. DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
Thaksin lui-même s’y exprime par téléphone depuis son exil volontaire à Dubaï dans l’espoir de parvenir à rentrer en Thaïlande. “Merci de me donner de la force, a-t-il déclaré. Je reviendrai et remplirai vos poches. J’ai un projet pour l’éducation des jeunes enfants. Je ferai de la Thaïlande l’égale de l’Europe.” Un rassemblement à Ubon Ratchathani, dans l’est du pays, a réuni quelque 100 000 personnes. A Khon Khaen, dans le centre, ils étaient 50 000. Pas moins de six de ces “écoles” informelles ont ouvert, et des cours sont dispensés dans un lieu différent chaque semaine. Retour à l’école de Sakhon Nakhon. Le poète et ancien militant étudiant Visa Kunthap scande les paroles d’une chanson, reprises en chœur par les chemises rouges. La chanson parle de répression et de la lutte que mènent les plus démunis sans leur aide à “eux”. Une vieille chanson de la région d’Isan, précise Visa Kunthap. Et c’est dans ces racines profondes et anciennes que les chemises rouges puisent aujourd’hui leur nouvelle conscience politique. Nirmal Gosh
asie JAPON
LE MOT DE LA SEMAINE
Etre sumo, une question d’identité nationale Jugé indigne de son rang, le grand champion d’origine mongole Asashoryu a annoncé sa retraite anticipée. Cette décision relance le débat sur l’accueil et l’intégration des étrangers dans un archipel encore frileux.
“KANBAN” LA DEVANTURE
ASAHI SHIMBUN
Tokyo
L
e célèbre grand champion (yokozuna) de sumo d’origine mongole Asashoryu, dont le comportement a souvent alimenté la polémique, vient d’annoncer sa retraite. L’agression récente à l’égard d’un simple citoyen en état d’ivresse a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Son départ du monde des sumos est ainsi la conséquence de ses attitudes égoïstes et de ses mauvaises manières. De nombreux fans sont attristés par la retraite précipitée de ce lutteur espiègle qui, brûlant d’ardeur, a su enflammer le public. Il est évident qu’il est responsable de son sort tout autant que le maître de son écurie, qui n’a su le maîtriser. Toutefois, l’agitation au sujet d’Asashoryu au sein de la communauté du sumo révèle qu’il y existe de nombreux problèmes inhérents à la communauté elle-même. Le sumo est un sport professionnel dans lequel gagner des combats est le seul moyen de grimper les échelons et d’obtenir un meilleur salaire. Mais il représente en même temps une tradition qui s’appuie sur des rites et des valeurs spirituelles. Sans cela, la discipline perdrait toute sa raison d’être. Voilà pourquoi la force n’est pas la seule qualité exigée d’un lutteur. Asashoryu n’a pas su respecter ces valeurs par manque de volonté. Pourtant, en considérant qu’il était encore très jeune en arrivant au Japon et qu’il a accédé au rang de grand champion en seulement quatre ans d’efforts, nous pouvons nous demander s’il a été suffisamment formé pour tenir un tel rang. N’importe quel débutant aurait eu besoin d’être dirigé soigneusement, sur le plan physique tout autant que mental, pour devenir le représentant de ce qui est considéré comme un art national. Cela était d’autant plus nécessaire qu’il s’agissait d’un étranger peu habitué à la langue et aux coutumes japonaises. Cette tâche n’aurait pas dû incomber uniquement au responsable d’écurie, mais aussi à toute l’Association japonaise de sumo. Aujourd’hui, le sumo dépend beaucoup de talents étrangers, qui représentent 40 % des lutteurs du makuuchi, la division la plus élevée. Si nous souhaitons qu’ils incarnent notre tradition, nous ne pouvons pas nous contenter de critiquer leur manque de “dignité”. Il est nécessaire de leur expliquer concrètement et minutieusement ce que signifie la “dignité” dans ce sport, un concept que même les Japonais ont du mal à saisir parfois. Tout rituel et code ont leurs raisons d’être. L’assimilation d’une tradition passe d’abord par la compréhension profonde de ces raisons, avant de se les approprier. Il ne s’agit nullement de
C
▲ Dessin de No-rio,
Aomori, Japon.
SPORT
L
les imiter. Pour ce genre de formation et de réflexion, l’Association ne devrait pas hésiter à avoir recours aux idées et à des soutiens extérieurs. De nombreux autres éléments devraient être révisés pour laisser le dohyô ouvert aux étrangers. Par exemple, quel que soit le palmarès des lutteurs étrangers, une fois retraités, ils ne peuvent devenir responsables d’écurie ni participer à la gestion de l’Association s’ils n’adoptent pas la nationalité japonaise. Ce règlement devrait être revu. Actuellement, les brillants lutteurs étrangers soutiennent la communauté japonaise d’hommes portant un chignon. Nous pouvons dire que cette image illustre le problème inhérent auquel le Japon est confronté actuellement et qu’il devra affronter à
l’avenir. Le nombre de ressortissants étrangers au Japon continue à augmenter. Il est tout simplement inacceptable que nous n’accueillions que ceux qui veulent bien penser comme nous et que nous rejetions les autres. Nous devons tous les respecter en tant que membres d’une même société et essayer de leur expliquer soigneusement nos habitudes et traditions singulières pour les aider à s’adapter. Si nous nous apercevons qu’il existe des éléments à changer, nous ne devons pas hésiter à le faire. Poursuivant ces efforts, nous parviendrons à construire une relation de confiance mutuelle. Pour bâtir une société multiculturelle, il y a en réalité bien des leçons à tirer du “scandale Asashoryu”. ■
En quête d’une nouvelle légitimité
e Japon avait déjà connu des lutteurs de sumo étrangers avant la dernière guerre. Mais leur arrivée massive est plutôt un phénomène récent. Depuis 1945, on recense 167 lutteurs de 21 nationalités. C’est en 1992 que l’Association japonaise du sumo (AJS) a décidé de fixer un quota de 2 étrangers par écurie, puis 1 seul à partir de 2002, afin de limiter la présence de lutteurs étrangers. Parmi eux, les Mongols sont aujourd’hui les plus nombreux (33 lutteurs), puis les Brésiliens (6) et les Chinois (6). En janvier 1993, Akebono, lutteur d’origine hawaïenne, a été le premier à obtenir le titre de yokozuna. Actuellement, la plupart des tournois sont remportés par des lutteurs venus de Mongolie. Aucun Japonais n’a réussi à décrocher de victoire depuis celle de Tochiazuma en 2006. Les adeptes sont confrontés désormais à un dilemme. Soit le sumo devient un sport international et populaire, soit il conserve sa tradition séculaire pour un public
restreint. Quoi qu’il arrive, ils doivent se décider rapidement, car il y a de moins en moins de lutteurs (quelle que soit leur origine) qui excellent dans leur art, et le nombre de spectateurs diminue de plus en plus. “Les écuries qu’on trouvait un peu partout dans le pays ont disparu. Les enfants d’aujourd’hui n’ont plus l’habitude de jouer au sumo. Ils font aussi moins de sport. Ce sont là des facteurs qui ont contribué à diminuer le nombre de disciples. Pourtant, on continue à trouver du charme à l’univers du sumo”, souligne le Tokyo Shimbun. C’est dans ce contexte que l’élection de la direction de l’AJS a été organisée au début du mois de février 2010. A cette occasion, Takanohana, le célèbre grand champion des années 1990, a été élu administrateur. A 37 ans, il est le plus jeune à avoir accédé à cette fonction. Au Japon, les fans de sumo espèrent qu’il réussira à donner un nouvel élan qui permettra à cette discipline de continuer à exister.
COURR IER INTERNATIONAL N° 1007
25
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
ertes, d’autres lutteurs avant lui ont pu jouir du même regard perçant, du même mariage entre puissance musculaire et fulgurance des mouvements, du même mental d’acier, toutes choses qui concourent à l’invincibilité d’un yokozuna lorsque, parvenu au sommet de son art, il domine en tant que grand champion le monde du sumô. Il reste qu’Asashôryû, le premier Mongol à avoir jamais atteint le grade suprême, faisait néanmoins montre d’une présence toute particulière. En un mot, son style relevait tout aussi bien de la bagarre que de la lutte. Sa façon de toiser l’adversaire avant de le terrasser laissait transparaître autre chose que la simple envie de gagner un combat dans le respect des rituels, des règlements et de la philosophie qui caractérisent le sumô ; on pouvait y voir une force irrépressible faisant fi du poids de la tradition qui érige le yokozuna en un représentant moralement irréprochable d’un art national – qui en fait sa “devanture”, pour employer une expression japonaise. Cette force a fait d’Asashôryû un lutteur redoutable et redouté ; avec vingtcinq tournois remportés, il a soutenu à bras-le-corps l’univers du sumô tout au long de la décennie. Mais sa rage de vaincre s’est exprimée aussi sous forme de multiples frasques, dans le dohyô, le cercle qui délimite l’espace sacré de l’affrontement, et en dehors de celuici. La dernière en date – ivre mort, il aurait frappé en janvier dernier le gérant d’un club, lui fracassant le nez – lui a été fatale : il a été contraint à la démission, alors qu’il avait en ligne de mire le record absolu de tournois gagnés (trentetrois). De toute évidence, l’annonce de sa destitution vient s’inscrire dans la série de mauvaises nouvelles (Toyota, JAL) qui accablent l’archipel : les Japonais ont décidément le moral en berne. Kazuhiko Yatabe Calligraphie de Kyoko Mori
m oye n - o r i e n t
●
SYRIE-ISRAËL
Pourquoi Assad ne veut ni la paix ni la guerre S’il veut se maintenir au pouvoir, le régime baasiste ne doit pas prendre de risques. Il est donc condamné à maintenir le statu quo avec Israël. Les explications d’un commentateur israélien réputé. MAARIV (extraits)
Tel-Aviv
L
aissons de côté les menaces voilées [contre la Syrie] du ministre des Affaires étrangères israélien, Avigdor Lieberman, et concentrons-nous sur son analyse à court terme. Force est de constater qu’il a raison : si une guerre devait éclater entre Israël et la Syrie, il ne faudrait que quelques minutes pour que la famille Assad perde le pouvoir. Cela étant, je suis convaincu qu’un sort tout aussi funeste attendrait les Assad s’ils parvenaient à conclure un accord de paix avec Israël. C’est la raison pour laquelle Bachar Al-Assad est coincé, tout comme Benyamin Nétanyahou. Le président de la Syrie ne veut pas de paix réelle, mais il ne veut pas davantage la guerre. Tout ce qui l’intéresse, ce sont les processus de paix, qui lui permettent de restaurer sa légitimité dans le monde, mais aussi les menaces de guerre, qui lui permettent en même temps de consolider son régime tyrannique. Commençons par la paix. Bachar sait parfaitement que le pouvoir de sa communauté minoritaire alaouite ne repose que sur l’état de belligérance avec Israël. La légitimité du régime des Assad est le combat contre l’ennemi sioniste. Pendant de nom-
breuses années, ce régime a servi de refuge aux criminels nazis et on le voit mal expliquer tout à coup à la population syrienne une paix avec l’Etat des Juifs. Un tel accord de paix risquerait de déstabiliser le régime baasiste en tournant le dos à ce qu’il considère comme sa “mission historique”. “Si Ehoud Barak l’avait vraiment voulu, un accord de paix aurait été conclu avec les Syriens dès la fin de l’année 2000”, déclaraitYossi Beilin [ancien ministre de gauche] le 7 février dernier sur les ondes de la radio militaire israélienne. Selon lui, Barak [l’actuel ministre de la Défense] aurait été consterné par les sondages qui indiquaient qu’une majorité d’Israéliens étaient opposés à tout retrait du Golan. Beilin a tout faux. Tout le monde sait, même Beilin, que, si les Assad avaient réitéré l’acte fort entrepris par [l’ancien président égyptien] Anouar ElSadate en prenant l’avion pour atterrir sans préalable en Israël et prendre la parole à la tribune de la Knesset pour y prononcer un discours proposant une paix véritable et définitive entre Israël et la Syrie, nous aurions restitué depuis longtemps le plateau du Golan. Mais Assad n’est pas venu et il ne viendra sans doute jamais, tant
▲ Dessin de Glez
paru dans le Journal du jeudi, Ougadougou.
il n’est pas sûr qu’après une telle démarche il pourrait s’en retourner chez lui. Toutefois, les Assad continueront sans doute à courir derrière le processus de paix. Bachar continuera de parler de l’importance du processus diplomatique, sans pour autant cesser de faire du retrait des territoires syriens occupés une condition préalable. Et il se fera un malin plaisir de prendre son temps en recevant et en faisant passer des messages secrets via les principaux chefs d’Etat européens, comme récemment encore avec Berlusconi et Sarkozy. Il continuera de recevoir dans son palais des dizaines d’entremetteurs comme Ronald Lauder [président du Congrès juif mondial], Miguel Ángel Moratinos [ministre des Affaires étrangères espagnol], lord Michael Levy [parlementaire travailliste britannique] et Fred Hoff [envoyé spécial américain en Syrie]. Pourquoi pas ? Après tout, c’est ce jeu cynique et hypocrite qui lui permet de sortir peu à peu de l’isolement international tout en maintenant son alliance avec l’Iran. Bref, le renard syrien est au meilleur de sa forme. Parlons à présent de la guerre. Les responsables militaires israéliens savent qu’une guerre contre la Syrie risquerait de nous causer des dégâts considérables. Assad sait pertinemment qu’une telle guerre détruirait la Syrie
et sonnerait le glas du régime dominé par sa famille. C’est la raison pour laquelle la ligne d’armistice israélosyrienne est plus calme que les frontières nées de nos accords de paix avec l’Egypte et la Jordanie. C’est également la raison pour laquelle la Syrie a préféré faire preuve de retenue plutôt que de réagir au bombardement d’un réacteur à Deir Ez-Zor en septembre 2007. Leur guerre contre Israël, les Assad préfèrent et préféreront toujours la mener via le Hezbollah [au Liban]. Des milliers de terroristes seront tués sur le sol libanais, tandis que des centaines de soldats et de civils israéliens perdront la vie. Mais, bien entendu, aucun soldat syrien ne tombera. Les Assad ne tolérant aucune forme d’opposition en leur royaume, la dictature qu’ils ont mise en place est sans doute l’une des plus cruelles de la région et écrase d’une main de fer le moindre désordre. Le plus étonnant est que même les Juifs de Syrie y trouvent leur compte. Si les Juifs restés à Damas y jouissent d’une protection [contre d’éventuelles atteintes à leur sécurité], c’est sans doute parce que le régime baasiste n’a pas intérêt à se montrer faible. Voilà ce que veut Assad, un statu quo perpétuel et avantageux, mais qui ne tolérera jamais le moindre désordre de la part des pacifistes comme des bellicistes. Shalom Yerushalmi
ÉGYPTE
Choses vues dans le wagon des femmes Le métro du Caire réserve deux voitures de chaque rame à l’usage exclusif des passagères. Reportage. ASHARQ AL-AWSAT (extraits)
Londres
A
u milieu des bavardages qu’on entend dans le wagon réservé aux femmes dans le métro du Caire, on assiste parfois à des scènes comiques et affligeantes à la fois. C’est un spectacle qui se répète tous les jours, quasiment à l’identique. Seuls les visages des figurantes changent. Nagwa Mohamed est enseignante dans le secondaire. Elle vit au nord du Caire, à Aïn Chams, et n’a pas souvent besoin d’utiliser le métro, si ce n’est pour se rendre chez ses parents dans le quartier de Hélouan, dans le sud. Comme le trajet est long – vingt-six arrêts, une heure en tout –, elle tient à prendre le wagon des femmes avec ses deux filles, tandis que son fils va chez les hommes avec son mari. Mais ils essaient de communiquer par signes à travers la vitre intérieure, surtout pour indiquer quand il faut se préparer à descendre. Nagwa se sent plus à l’aise dans cet espace exclusivement féminin, puisqu’elle peut y donner le sein à son enfant sans se
gêner. Elle ne comprend pas que certains demandent la suppression de la séparation afin d’éviter la mise à l’écart des femmes. Pour elle, au contraire, c’est un rassemblement qui crée une ambiance chaleureuse et conviviale. Elle se rappelle le jour où elle avait la tête qui tournait et où les autres femmes s’étaient occupées d’elle jusqu’à son rétablissement. Quand elle était descendue et avait retrouvé son mari, elle lui avait raconté l’incident. Il avait remercié Dieu qu’elle n’ait pas été dans le wagon mixte, où la situation, à son sens, aurait été extrêmement embarrassante. Les rames de métro du Caire sont composées de sept wagons, dont deux, au milieu, sont marqués l’un d’un signe rouge et l’autre d’un signe vert, c’est-à-dire réservés aux femmes, le premier en permanence, le second de 9 heures du matin à 9 heures du soir, sachant que les femmes ont évidemment le droit de monter également dans les autres wagons. Le spectacle le plus curieux est celui des leçons de religion qui se déroulent dans le métro et qui durent le temps de quelques
stations, comme si le wagon était une chaire à partir de laquelle il était possible d’entreprendre une rectification des mauvaises pensées. Dès que les portes se referment derrière une de ces prédicatrices, celle-ci se lance. Elle peut aussi clamer des prières spécialement dédiées aux usagers des transports. Après chaque phrase, elle garde le silence pendant quelques secondes pour permettre aux passagères de reprendre en chœur. Ces prédicatrices s’adressent surtout aux femmes non voilées, auxquelles elles offrent parfois de petits livres ou fascicules sur les vertus du voile. A la station Moubarak, un arrêt central situé à l’intersection de deux lignes et généralement très encombré, une trentenaire monte, avec un masque hygiénique lui couvrant le visage et portant une boîte pleine de prospectus. Dans le wagon, elle enlève le masque et distribue ses prospectus avec un sourire affable, se prêtant volontiers aux questions. Les prospectus, c’est elle qui les a écrits. Elle y a inscrit son numéro de portable et toute une liste de services : maquillage, coiffure, retouches, décors pour
COURRIER INTERNATIONAL N° 1007
26
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
soirées, organisation de fêtes. “C’est une bonne idée”, estime une des passagères.“On a tous besoin de ces services, et les prix sont intéressants.” Ce genre de publicité est fréquent, surtout en période d’examens, quand il s’agit de proposer des cours particuliers. L’un des prospectus les plus curieux sur lequel on peut tomber est celui de l’“entremetteuse du métro”, qui affirme : “Si Dieu le veut, vous trouverez votre fiancé chez nous.” Elle promet à chaque jeune fille de lui trouver un compagnon pour la vie, à condition d’être accompagnée de son tuteur au cas où une rencontre est organisée. Sinon, l’entremetteuse ne voit pas d’inconvénient à demander aux clientes potentielles de lui envoyer une photo par Internet. Selon Mohamed Fawzi, l’un des responsables techniques du réseau, la direction a décidé d’embaucher des femmes pour le service de sécurité en cette année 2010. Car les agents mâles actuellement employés ne peuvent pas intervenir quand une femme en accuse une autre de vol ou quand des bagarres éclatent entre elles dans le wagon qui leur est réservé. Rania Saadeddine
m oye n - o r i e n t IRAN
Ce que signifierait une réforme du régime En trente et un ans, le pouvoir islamique a consolidé ses positions. Mais le vent de contestation qui souffle désormais dans le pays pourrait changer les rapports de force dans toute la région. New York
C
omme prévu, les manifestants antigouvernementaux sont descendus dans les rues iraniennes, le 11 février, pour célébrer à leur façon le trente et unième anniversaire de la révolution islamique. Mais les forces gouvernementales ont réussi à réprimer ces manifestations. Aussi significatifs qu’aient été les actes des opposants en cette journée, leur portée va bien audelà d’une journée, d’un anniversaire. La révolution iranienne de 1979 a été l’événement le plus marquant des trente dernières années au Moyen-Orient, et fut à l’origine de conflits et d’une radicalisation qui ont remodelé la région et, à certains égards, le monde entier. Si ce qui se passe aujourd’hui est bien le lent détricotage de cette révolution, les conséquences seront tout aussi colossales. Il s’agit là d’un enjeu à long terme. Le gouvernement islamique iranien dans sa forme actuelle est solidement en place, et les gardiens de la révolution qui le soutiennent sont de loin la force la plus puissante du pays. Le gouvernement du président Mahmoud Ahmadinejad a montré qu’il pouvait recourir de façon décisive à la force pour écraser la contestation. Lentement toutefois, les choses semblent changer. Tout d’abord, la communauté internationale considère de plus en plus la brutalité avec laquelle l’Iran traite ses dissidents comme un problème aussi grave que son programme nucléaire. Pour preuve de cette évolution, le 11 février, un groupe de sénateurs américains des deux partis a annoncé un projet de loi qui contraindrait le gouvernement Obama à adopter des sanctions économiques contre l’Iran pour les violations des droits de
CONTESTATION
L
▶ Ahmadinejad
s’accroche. Dessin de Danziger paru dans The New York Times, Etats-Unis.
■
Nucléaire
“Les Etats-Unis, la Russie et la France ont fait une nouvelle proposition après la décision de l’Iran d’enrichir sur place l’uranium à 20 %”, annonce en première page le quotidien Mardomsalari. Les autorités iraniennes ont largement diffusé cette information dans les médias officiels, ce qui a été aussitôt démenti par les trois pays intéressés. Ces derniers ont rappelé que la seule offre sur table était celle formulée par l’Agence internationale de l’énergie atomique le 1er octobre 2009. Celle-ci exclut l’enrichissement à un tel niveau sur le sol iranien.
CWS
THE WALL STREET JOURNAL
l’homme commises par des fonctionnaires sur des citoyens, et pas seulement pour les violations liées au programme nucléaire. Les enjeux aussi sont énormes. Pour bien prendre la mesure des conséquences de la fin éventuelle de la révolution islamique, il faut se rappeler combien ces événements ont immédiatement modifié le cours de l’Histoire. La révolution de 1979 est l’événement qui, plus que tout autre, a favorisé l’essor du fondamentalisme islamiste dans tout le Moyen-Orient et dans le monde musulman en général. Cet essor a ébranlé des gouvernements dans toute la région, les inci-
tant tantôt à faire des compromis avec les fondamentalistes et à leur accorder du pouvoir, tantôt à réprimer ces mouvements, créant du même coup un regain de sympathie à leur égard dans la population. C’est dans ce contexte que le gouvernement saoudien a offert, en 1979, pour la première fois, pouvoir, argent et liberté à son clergé conservateur. Ainsi, les éléments les plus conservateurs de la théocratie saoudienne ont pu répandre leur philosophie fondamentaliste non seulement dans leur pays, mais aussi au Pakistan ou au Yémen, semant les germes des troubles que l’on observe encore aujourd’hui. La montée du
Le jour de gloire n’est pas arrivé
a place Azadi de Téhéran, qui accueille traditionnellement les célébrations du 11 février, était cette année entourée de grillages. Elle était pleine de partisans du gouvernement, qu’il avait fait venir par cars entiers depuis les provinces voisines”, rapporte le reporter de Rooz, journal d’opposition en exil. Le 11 février, jour anniversaire de la révolution islamique de 1979, les contestataires iraniens espéraient pouvoir perturber les célébrations officielles, notamment le discours d’Ahmadinejad. Mais le déploiement de bassidjis, la milice du régime, les en a empêchés. “Toutes les forces gouvernementales avaient été utilisées pour bloquer les routes menant à la place. Les policiers et les bassidjis contrôlaient les groupes de jeunes gens dans la rue”, ajoute le journaliste. Plusieurs sites d’opposition, dont Rahesabz (aussi appelé Jaras), ont évoqué le même jour une attaque menée par les forces de
l’ordre contre l’un des chefs de file de la contestation, Mehdi Karoubi. Ali, son fils, qui tentait de le protéger, a été arrêté en compagnie d’autres opposants. Selon la lettre diffusée par sa mère sur Sahamnews, le site du parti réformateur Etemad-e Melli, “Ali a été arrêté sans raisons, puis emmené à la mosquée Amir Al-Momenin [dans le nord de la ville], où il a été frappé et insulté”. Elle affirme que l’officier l’a aussi menacé de viol et de faire de lui “un cadavre”. “Mon fils n’est qu’un exemple parmi d’autres des crimes commis contre les enfants de ce pays”, écrit-elle. L’échec relatif de la grande journée de protestation, qui avait été annoncée depuis plusieurs semaines, semble néanmoins ne pas avoir découragé les partisans du Mouvement vert. “Mehdi Karoubi et Mir Hossein Moussavi, les dirigeants du Mouvement vert, sont à la recherche d’une nouvelle stratégie”, affirme d’ailleurs le site d’opposition Green
COURR IER INTERNATIONAL N° 1007
Voice. “Nous ne pouvons pas abandonner notre lutte pour les droits des Iraniens. Néanmoins, nous devons trouver une manière appropriée de répondre à leurs demandes”, explique Mehdi Karoubi. Le journaliste Ebrahim Nabavi, partisan de l’opposition, considère que le 11 février représente tout de même une forme de victoire pour le Mouvement vert. Sur son blog, il affirme que “des centaines d’Iraniens sont descendus dans la rue pour faire valoir leurs droits, et ce malgré les avertissements du pouvoir. C’est un pas de plus. Personne ne peut dire : ‘Vous n’êtes pas descendus dans la rue, vous avez abandonné.’ Mais nous faisons face à de nouveaux défis. Le Mouvement vert doit à présent induire un mouvement de toute la société iranienne. Ce mouvement n’est pas révolutionnaire, il ne fait que réclamer le droit du peuple à être entendu. C’est une idée dans laquelle tous les Iraniens peuvent se reconnaître.”
27
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
pouvoir islamiste en Iran a aussi conduit les Etats-Unis et les riches pays arabes à faire de Saddam Hussein le rempart contre la contagion révolutionnaire iranienne. Un peu plus loin, au Liban, la révolution iranienne eut pour conséquence directe la création du Hezbollah, mouvement islamiste armé qui représente désormais pour Israël une menace militaire plus réelle qu’aucun des Etats arabes voisins. Au fil du temps, le gouvernement révolutionnaire de Téhéran a financé sinon inspiré le Hamas, qui a affaibli le mouvement palestinien laïque dans la bande de Gaza et le menace en Cisjordanie. Il s’agit dès lors d’imaginer ce que sera le monde si la fin du régime iranien annule du même coup les effets secondaires de la révolution. Evidemment, les meneurs de l’opposition iranienne eux-mêmes ne veulent pas défaire la révolution iranienne, mais plutôt la réformer et la démocratiser. Cela soulève des interrogations quant à l’ampleur du changement qu’ils favoriseraient. La question la plus décisive, pour les dirigeants américains, est de savoir s’il est encore réaliste de penser que l’opposition iranienne peut durer et s’étendre ou s’il ne s’agit que d’un pétard mouillé. Pour le dire autrement, ce qui compte le plus aujourd’hui ne tient plus au nombre exact de manifestants descendus dans les rues de Téhéran le 11 février. Ce qu’il faut savoir, c’est si le vent de l’Histoire a tourné contre le gouvernement islamique iranien tel qu’il existe depuis trente et un ans. Gerald F. Seib
afrique
●
MAROC
Le français revient en force De plus en plus de parents de tous les milieux encouragent leurs enfants à apprendre la langue de Molière. Une façon pour eux de leur assurer de meilleurs débouchés. DE VOLKSKRANT
Amsterdam
E
lle est marocaine, mais elle apprend le français pour mieux comprendre sa fille. Hakima, âgée d’une trentaine d’années, vit à Rabat, la capitale du royaume. Avec son mari, elle a choisi d’élever leur enfant en lui parlant français. Mais la fille a déjà dépassé sa mère… La situation d’Hakima et de sa fille n’a rien d’exceptionnel au Maroc. Les Marocains sont de plus en plus nombreux, surtout dans les grandes villes, à parler à leurs enfants uniquement en français. Selon un récent article paru dans le quotidien Al-Massae, il s’agit d’une nouvelle tendance. “Ces jeunes rêvent et parlent en français. Ils maîtrisent cette langue mieux que les Français”, affirme le journaliste Abdellah Damoune. L’Institut français de Rabat confirme cette évolution. Les Marocains manifestent un intérêt croissant pour les cours, surtout les garçons, explique la directrice adjointe, Muriel Augry. “C’est frappant, dit-elle. Autrefois, au Maroc, le français était une langue parlée par l’élite. Dans les cours, il était question de la tour Eiffel, de fromages et de tous les clichés qu’on peut imaginer. Maintenant, au Maroc, le français est devenu une langue pour tout le monde.” Il n’y a quasiment aucun autre pays où l’Institut français, qui compte treize établissements au Maroc, n’est autant représenté. “Depuis une dizaine d’années, tous les Marocains ont compris que le français est un outil d’ascension sociale.
▲ Dessin de Royer
paru dans Le Soir, Bruxelles.
Pour faire carrière au Maroc, il est indispensable de maîtriser la langue de Molière”, poursuit Muriel Augry. Cela s’explique par la complexité de la situation linguistique du pays. En réaction à la colonisation française, après 1956, quand le Maroc s’est proclamé indépendant, l’enseignement dans le pays a été arabisé. Dans les écoles primaires et secondaires, une attention croissante a été accordée à l’arabe. Or, à l’université et pour tous les emplois dans l’administration publique et les entreprises, le français restait la langue véhiculaire, du moins à l’écrit. Par conséquent, le fait d’avoir déjà acquis dans son parcours une bonne connaissance du français était
un avantage. De plus en plus de parents en ont pris conscience. “Je veux que mes enfants progressent dans la vie”, affirme Youssef Bendaoud, qui habite Kénitra, une ville située à 40 kilomètres au nord de Rabat. Sa femme et lui ont parlé en français à leurs filles dès leur naissance ; c’est donc devenu leur langue maternelle. Les filles fréquentent à présent une école française, ce qui est une véritable performance, car ces écoles sont très sélectives au Maroc. Youssef Bendaoud souhaite que ses enfants partent ensuite faire leurs études en France. Propriétaire d’un hôtel, il en a les moyens. “Ensuite, toutes les portes leur seront ouvertes”, pense-t-il. Elles pourront rester en France si elles y trouvent un emploi ou revenir au Maroc, où elles trouveront facilement du travail grâce à leur formation. Cet engouement pour la langue de Molière a cependant un revers dont un certain nombre d’habitants commencent à s’apercevoir : la nouvelle génération de Marocains francophones connaît mal l’arabe, voire pas du tout. Au Maroc, cette langue se présente sous deux formes : l’arabe marocain, qui est la langue véhiculaire, et l’arabe classique, qu’utilisent les journaux, les magazines et la télévision. “Tant pis”, estime pour sa part Youssef Bendaoud. Ses enfants apprennent l’arabe marocain parlé chez eux par les domestiques, mais il ne voit pas l’intérêt d’apprendre l’arabe classique. D’autres parents envoient leurs enfants francophones suivre par ailleurs des cours coraniques, afin qu’ils apprennent l’arabe
en étudiant les versets du Coran. Mais l’arabe reste malgré tout pour ces enfants leur deuxième langue. Abdellah Damoune qualifie ses compatriotes francophones d’analphabètes. Youssef Bendaoud n’est pas de cet avis. Dans son hôtel viennent parfois des Marocains d’un certain âge. Ils sont très cultivés, mais, quand ils doivent remplir un formulaire en français, ils demandent de l’aide au personnel de l’hôtel. “Dans ce cas, qui sont les analphabètes ?” s’interroge-t-il. Greta Riemersma
Francophonie
A
près Yaoundé, au Cameroun, en 2009, les 42es Assises internationales de la presse francophone se tiendront cette année du 1er au 4 juin à Rabat. Cette édition célébrera les soixante ans de l’Union internationale de la presse francophone (UPF), un regroupement de près de 3 000 journalistes répartis dans 110 pays francophones et originaires de tous les continents. Le thème sera “la responsabilité politique et sociétale des médias”. Cette annonce a été faite par Khalid Naciri, ministre de la Communication marocain, alors que le pays est en plein débat national sur le rôle de la presse et que Le Journal hebdomadaire, magazine d’opposition créé en 1997, a été contraint, selon ses dirigeants, à la fermeture.
CÔTE-D’IVOIRE
Laurent Gbagbo impose son rythme Depuis 2005, le président ivoirien a tout fait pour repousser les élections. Après les avoir reportées à plusieurs reprises, il a décidé, le 12 février, de dissoudre la Commission électorale indépendante. LE PAYS
Ouagadougou
E
n dissolvant le gouvernement et la Commission électorale indépendante (CEI), le président ivoirien Laurent Gbagbo a joué et gagné. La nouvelle équipe gouvernementale, dirigée par Guillaume Soro, le Premier ministre sortant, reconduit dans ses fonctions, aura du pain sur la planche : reprendre le travail, mettre en place de nouvelles instances consensuelles et préparer les élections sur des bases saines. Or la preuve est faite que jamais Gbagbo ne voudra organiser d’élections tant qu’il ne sera pas sûr de les remporter. Les derniers événements le confirment. Le président ivoirien a toujours disposé d’un agenda secret. En visionnaire atypique, il sera donc
parvenu à provoquer la crise et à écarter les opposants. Il a toujours fait montre de sa répugnance à aller aux élections. Aujourd’hui, il montre ouvertement que la CEI présidée par un opposant a toujours été un boulet pour lui. Il a réussi à se servir de cette commission électorale comme d’un instrument pour se débarrasser d’un autre fardeau : les opposants. Ces derniers, embusqués au sein du gouvernement et de l’appareil d’Etat par le biais des accords politiques de Ouagadougou [signés le 4 mars 2007, ils visaient à ramener la paix et à réunifier le pays], l’ont toujours empêché de parvenir à ses fins. La Côte-d’Ivoire entre ainsi dans une nouvelle phase d’ébullition, que ne semble point redouter son premier magistrat. Soufflant comme toujours le chaud et le froid, le
président ivoirien montre que lui seul décide du sort et de la date des élections. “Un vrai dictateur”, affirme un opposant ivoirien. Laurent Gbagbo n’a plus peur de rien, surtout pas de l’armée, qu’il donne l’impression de tenir en laisse. Et il ne cache pas sa volonté de contrôler la CEI. Malgré tout, peut-on s’attendre à voir l’opposition tourner le dos aux élections ? Un tel scénario sera une aubaine pour lui. Il pourra dès lors savourer une victoire sans gloire. La communauté internationale, quant à elle, est occupée ailleurs. Du reste, ici, cette communauté internationale se résume à la France, qui reconquiert progressivement ses marchés perdus à l’avènement du régime Gbagbo. En s’adonnant à son jeu favori d’aller de report en report, Laurent Gbagbo espèret-il gagner l’électeur ivoirien à l’usure ? C’est
COURRIER INTERNATIONAL N° 1007
28
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
probable. Passer le temps à dribbler les autres, remettre continuellement à demain ce qui pourrait se résoudre aujourd’hui, produira inévitablement un effet boomerang. Celui-ci se révélera, à terme, dangereux pour le président Gbagbo et ses partisans. Pour l’heure, le numéro un ivoirien continue à narguer l’opinion ivoirienne, l’Afrique et la communauté internationale. Lui seul semble décider du sort de la Côte-d’Ivoire et des Ivoiriens. Lui seul veut écrire un nouvel évangile sur la Côte-d’Ivoire. Les carottes semblent donc cuites pour l’opposition, dont les ténors prennent de l’âge. Certains finiront bien par perdre leurs dents, à force de voir reculer les échéances du fait d’un adversaire politique qui se montre chaque jour plus roublard. Dur, dur, l’évangile selon saint Gbagbo. ■
afrique A F R I QU E D U S U D
Les mamies se mobilisent contre le sida Faute du soutien de l’Etat, des grands-mères ont créé des réseaux de solidarité. Ceux-ci leur permettent notamment de récupérer des fonds pour élever leurs petits-enfants quand les parents ont été victimes du VIH. ◀ Nouvelle
THE SUNDAY INDEPENDENT (extraits)
famille africaine. Grand-mère et enfant. Dessin d’Aislin parud dans The Gazette, Montréal.
Johannesburg
A
u début des années 1980, une rumeur a commencé à circuler dans la vallée des mille collines, un lieu où la beauté des paysages contraste avec la pauvreté qui y règne. Cette rumeur disait qu’un nouveau virus avait fait son apparition. Ce sont les grandsmères qui ont compris les premières qu’il se passait quelque chose d’inquiétant, de terrifiant même. Pour y faire face, un projet original et intéressant, rassemblant tous les habitants de la vallée et s’inscrivant dans une initiative plus vaste ayant des ramifications sur l’ensemble du continent et à l’étranger, a alors vu le jour et s’est développé. Il s’agit de la campagne intitulée “Les grands-mères parlent aux grands-mères”, qui met en relation des femmes qui s’occupent de leurs petits-enfants orphelins du sida. Elle a été lancée à l’initiative de la Fondation Stephen Lewis, implantée à Toronto, au Canada. Cwengetile Myeni est infirmière au Hillcrest Aids Centre Trust. Elle est aussi grand-mère, mais ses enfants sont vivants et prospères. “Même si je ne vis pas les mêmes problèmes que les autres grands-mères, qui doivent s’occuper des orphelins de leurs propres enfants, je sais comment elles vivent parce que nous allons régulièrement chez elles. Ce qui est difficile, c’est que les grandsmères veulent parler, mais d’autres personnes de la communauté préfèrent se taire. Les gens veulent cacher ce qu’ils savent du VIH. Et ce qui complique encore plus les choses, c’est qu’ils ne viennent à la clinique que lorsqu’ils sont très malades. Il est parfois trop tard pour faire quoi que ce soit”, raconte-t-elle. Elle pense que le projet “Les grandsmères parlent aux grands-mères” a offert un exutoire à plusieurs de ces femmes, en leur permettant de se retrouver et de discuter de leurs expériences. “IL ÉTAIT DOULOUREUX POUR ELLES D’ÉCOUTER NOS HISTOIRES”
En outre, l’argent distribué dans le cadre de la campagne accorde à certaines assez de liberté pour leur permettre de renforcer leurs liens avec leurs petits-enfants. “Souvent, les grands-mères utilisent leur pension pour fournir aux enfants ce dont ils ont besoin, rappelle Cwengetile Myeni. Rares sont celles qui reçoivent une aide de l’Etat. Lorsqu’elles en reçoivent une, ce n’est pas toujours suffisant. Certaines mamies élèvent dix ou douze enfants en même temps…” En 2006, année où la campagne a été lancée, la Fondation Stephen Lewis a invité Cwengetile Myeni et deux autres grands-mères sud-africaines à venir à Toronto pour y rencontrer d’autres mamies africaines et canadiennes. “Les grands-mères canadiennes
à pouvoir bénéficier d’aides ou de pensions de l’Etat. “Le problème, c’est que les gens peuvent développer une certaine dépendance envers ces aides, indique-t-elle. Les grands-mères des autres pays africains utilisent le peu qu’elles ont pour se relever et saisissent au passage tout ce qu’elles peuvent. C’est pourquoi nous plaçons les gens dans des programmes générateurs de revenus pour qu’ils n’aient pas à dépendre de ces aides.” Mais, pour des grandsmères qui n’ont jamais travaillé de leur vie – sauf dans leur foyer et leurs champs – , il n’est pas toujours facile d’acquérir de nouvelles compétences. Elles sont nombreuses à n’être jamais sorties de leur vallée. Et, même s’il arrive que des grands-mères canadiennes viennent leur rendre visite, leur monde se limite à cette seule région. Janet Smith
▶
W W W.
◀
courrierinternational.com L’anticipation au quotidien voulaient entendre ce que nous avions à dire, même s’il était douloureux pour elles d’écouter nos histoires”, explique Cwengetile Myeni. Lancée à la veille de la Journée internationale de la femme en 2006, le projet “Les grands-mères parlent aux grands-mères” a obtenu le soutien des Canadiens. A l’heure actuelle, plus de 220 groupes de femmes du Canada ont rassemblé plus de 6 millions de dollars [4,4 millions d’euros] de fonds destinés aux organisations communautaires de quinze pays subsahariens. Cet argent servira à aider les grands-mères de ces pays à nourrir, loger, habiller et éduquer leurs petits-enfants orphelins. L’une de ces organisations, Grandmothers Against Poverty and Aids (GAPA), une ONG du Cap gérée par des Sud-Africains, œuvre dans les townships de Khayelitsha et de Gugulethu depuis 2001. Selon sa directrice, Vivienne Budaza, la collaboration avec les Canadiens a permis le renforcement des liens avec d’autres grands-mères africaines. “Notre modèle, qui consiste à organiser des ateliers et offrir un soutien durable pour subvenir aux besoins psychologiques de ceux qui prennent soin de leurs petits-enfants rendus orphelins par le VIH/SIDA, est maintenant reproduit dans d’autres pays africains, assure-t-elle. La plupart de ces grands-mères ne savaient pas grand-chose de la maladie. Au début, nous n’étions même pas autorisés à prononcer le motVIH, parce que les stigmates qui y sont associés étaient très forts.” Cwengetile Myeni raconte que les grands-mères sud-africaines qui se sont rendues au Canada ont été très surprises de constater qu’elles étaient les seules, parmi les femmes africaines, COURR IER INTERNATIONAL N° 1007
29
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
e n c o u ve r t u r e
●
◀ Dessin de Jean-Philippe Delhomme
pour Courrier international.
LES PARISIENS Quelques raisons de les détester
■ Ah, si la capitale pouvait se passer de ses habitants ! ■ Les Parisiens cumulent tous les défauts : bonnet de nuit pour The New York Times, dragueurs lourdingues pour The Daily Telegraph, rustres mal habillés pour l’hebdomadaire roumain Dilema Veche, etc. ■ Juchés sur des Vélib’, ils sont un vrai danger public, assure Time. ■ Heureusement, il reste quelques librairies anglophones, ironise le New Statesman, et des restaurants casher, comme à Londres.
Ils ont tué la nuit La capitale se couche tôt et empêche les noctambules de vivre leurs passions. La faute aux règlements et à l’embourgeoisement général. THE NEW YORK TIMES
L
New York
es habitants du quartier n’aiment pas le Zéro Zéro, un bar à la façade couverte de graffitis situé sur un tronçon par ailleurs calme de la rue Amelot, dans le XIe arrondissement. Cela n’a rien à voir avec l’apparence du lieu, disent-ils, ni avec une aversion quelconque pour sa jeune clientèle. C’est le bruit. Les voisins sont connus ici pour lancer des œufs sur les clients du Zéro Zéro et leur jeter de l’eau depuis leur balcon. Un soir, un homme a même attaqué au tuyau d’arrosage les noctambules réunis sous ses fenêtres. “C’est dingue, les gens nous prennent pour des fous”, déplore Nicolas Dechambre, 26 ans, copropriétaire et barman du Zéro Zéro. Le bar a déjà dû payer plus de 8 500 euros d’amendes pour tapage depuis un an et demi, précise-t-il, et a dû fermer sur ordre de la police à plusieurs reprises, pendant près de deux mois en tout, en raison des plaintes déposées par les voisins. “Paris, ce n’est plus la Ville lumière, dit Nicolas Dechambre. Elle se couche à 23 heures.” Une opinion que beaucoup partagent aujourd’hui. En dépit de sa réputation de creuset bouillonnant de la bohème, la ville a perdu sa fantaisie pour devenir plus guindée, plus bourgeoise, assurent les propriétaires de club.
■
Chez l’habitant
“Toute la journée, les touristes côtoient les Parisiens dans la rue, mangent dans leurs restaurants, admirent leur art, mais ils ne savent pas comment les Parisiens vivent, à quoi ils pensent.” Cette lacune est désormais comblée : Die Zeit (Hambourg) a testé les services de l’agence Meeting the French, fondée en 2005 dans la capitale. Par son biais, des touristes peuvent s’inviter à la table de Parisiens. Pour tout apprendre sur l’art d’entamer le camembert (les Allemands le débitent en tranches) et plus si affinités.
Confrontés à un nombre croissant de plaintes pour tapage, d’amendes et de fermetures administratives, de nombreux bars et salles de concert parisiens ont du mal à garder la tête hors de l’eau. DJ et musiciens boudent également la capitale française, suscitant chez les professionnels de la nuit une conclusion étonnante : Paris sera sans doute bientôt morte la nuit. “La loi du silence généralisée qui s’abat sur nos événements et nos lieux de vie est en passe de reléguer la Ville lumière au rang de capitale européenne du sommeil”, écrit un collectif de musiciens dans une pétition en ligne soumise au maire de Paris et à plusieurs ministres du gouvernement le 31 janvier dernier. Ses quelque 15 000 signataires appellent avant tout à davantage de tolérance de la part des voisins et des autorités. “Laisser penser que la nuit parisienne pourrait ou devrait s’épanouir sans troubler la parfaite quiétude d’un seul riverain, estime la pétition, est une hypocrisie dangereuse.” Petit aperçu des problèmes de Paris : des quartiers à vocation mixte et très denses, l’absence de transports publics de nuit (le dernier métro est à 2 heures le week-end, à 1 heure en semaine) et un impossible embrouillamini de lois et de règlements encadrant les bars et boîtes de nuit, appliqués avec un zèle formidable par une police répressive. Pour les propriétaires de club, le problème essentiel est l’embourgeoisement accéléré de la capitale. Les prix de l’immobilier ont plus que doublé au cours des dix dernières années, et les riverains exigent de plus en plus souvent le calme le plus total, déplorent-ils. Autant de tensions qu’est venue exacerber en 2008 l’interdic-
COURRIER INTERNATIONAL N° 1007
30
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
tion de fumer dans les établissements, qui déplace des légions de fumeurs sur les trottoirs à toute heure de la nuit. Les plaintes pour tapage et les amendes ont fortement augmenté, disent les acteurs de la nuit ; la préfecture de police de Paris a refusé de fournir des chiffres. “ON N’A PLUS LE DROIT DE FAIRE QUOI QUE CE SOIT DANS CE PAYS”
“Je suis dans le secteur depuis quinze ans, et c’est la première fois que je me prends un coup pareil”, raconte Xavier Simon, 40 ans, le propriétaire de La Mécanique ondulatoire, un bar à concerts sur trois niveaux. Après une plainte pour tapage déposée par les nouveaux occupants d’un appartement voisin, le club a fait l’objet d’une fermeture administrative de neuf jours en août – soit un manque à gagner de 20 000 euros, selon Xavier Simon – et vient de recevoir l’ordre d’insonoriser son établissement pour la modique somme de 110 000 euros. La Mécanique ondulatoire risque par ailleurs une nouvelle fermeture, depuis que la police a découvert, en octobre, qu’on y dansait – or Xavier Simon ne possède pas la licence adéquate. Selon lui, cette fermeture signifierait la fin définitive de son club. “Il y a une véritable volonté de voir fermer les établissements un peu underground”, estime Xavier Simon, qui envisage de déménager ses activités à Berlin, où les autorités sont moins rigides et l’opinion plus ouverte. Un rapport récent sur l’économie de la nuit a d’ailleurs placé Paris loin derrière Berlin (et derrière Londres, Amsterdam et Barcelone) en termes de “compétitivité nocturne”. Fêtards, DJ et musiciens fuient ainsi Paris depuis des années.
Londres est tellement plus fun !
SORTIES
D
ans Casablanca, quand Humphrey Bogart plonge son regard dans celui d’Ingrid Bergman en lui disant : “Nous aurons toujours Paris”, il évoque une ville débordante de vie, de rires et d’amour. Ceux d’entre nous qui ont la chance d’être nés dans la capitale française ont toujours été fiers de sa réputation d’exubérance gauloise, qui laissait dans l’ombre les villes froides, grises et puritaines, comme Londres. C’en est terminé. Plus qu’un centre d’affaires anglo-saxon, Londres acquiert de plus en plus l’image d’une ville où l’on fait la fête toute la nuit. Du vieux pub au sol couvert de sciure au club branché, il y a toujours quelque chose d’ouvert, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Les fêtes ont lieu un peu partout, y compris sur les trottoirs, dans le froid, où les fumeurs transforment une interdiction décriée en une occasion de passer un bon moment et de rire ensemble, là où les Français préfèrent râler. La réputation internationale de la capitale anglaise attire les noctambules du monde entier, et son charme cosmopolite se traduit par une offre immense : à Londres, les clubs VIP sont moins fermés que ceux de Paris, où la liste d’attente s’étend parfois sur plusieurs semaines. La vie nocturne londonienne semble aussi plus novatrice que celle de sa voisine française : la scène musicale et les clubs britanniques sont
“Le mouvement de migration vers Berlin est absolument colossal”, souligne Eric Labbé, organisateur de concerts et disquaire, qui est l’un des coauteurs de la pétition. Le DJ hip-hop Anouar Hajoui, plus connu sous le nom de Cut Killer, dit avoir quasiment renoncé à mixer ici il y a plusieurs années déjà. “Ça bouge, mais pas beaucoup”, regrette-t-il. Il y a quelques semaines, un vendredi soir peu après minuit, ça bougeait un peu trop, en termes de bruit en tout cas, aux yeux des riverains, devant le Pop In, un bar à quelques mètres du Zéro Zéro. Il y a eu une plainte. “C’est le foutoir”, a dit un policier au personnel du bar, sorti sur le trottoir au milieu d’une foule de jeunes fumeurs, buveurs et autres fauteurs de troubles. Un peu plus tard, l’un des propriétaires était à la porte, implorant les clients de parler plus bas et de laisser leur verre à l’intérieur quand ils sortaient. “On n’a plus le droit de faire quoi que ce soit dans ce pays”, a objecté un jeune homme – avant de jeter un regard entendu à ses amis et de sortir, sa bière cachée sous son manteau. Scott Sayare et Maïa de la Baume
▲ Dessin
de Jean-Philippe Delhomme pour Courrier international.
ADRESSE
Saintamon pour Courrier international.
Quand un site satirique britannique s’en prend aux travers de nos débits de boissons.
e plat : froid. Le service : désagréable. Le lieu : le Café des Connards, dans la célèbre rue des Merdes, à Paris, qui se vante d’être l’établissement où le service est le plus grossier de la planète. D’ailleurs, le garçon vient juste de me dire que je les lui broutais grave. Depuis que les Connards ont affirmé, à la surprise générale, que leurs serveurs étaient les plus impatients, les plus malotrus et carrément les plus insolents du monde entier, les touristes se bousculent. “C’est tout simplement une facette de notre culture”, explique Philippe Ouainqueu, maître d’hôtel. “Quand vous allez au restaurant à Paris, ce n’est pas pour baigner dans une onctuosité servile. C’est pour vous faire insulter. Mais nous, nous le faisons avec panache. Aller au restaurant pour se faire humilier, ça fait partie de la culture parisienne. Mais nous, on en rajoute. Des caisses.” Le café est connu pour avoir refusé l’entrée à des touristes américains en leur assénant qu’ils ne connaissaient “rien à la gastronomie”, pour avoir prévenu des clients britanniques qu’ils n’auraient droit qu’à “de la crème anglaise et de la jelly”, parce que c’est tout ce qu’ils comprennent, et pour accueillir les visiteurs français d’un coup de genou dans les parties. Julien Mesfesses, le critique gastronomique français, reconnaît toutefois qu’il com-
COURRIER INTERNATIONAL N° 1007
Nabila Ramdani, Evening Standard, Londres * En français dans le texte.
Le resto le plus casse-bonbons de la ville
L
▼ Dessin de François
bien moins compassés et démodés – les danseuses de cancan aux seins nus ont peut-être des airs de nouveauté pour certains, mais le Moulin-Rouge a été construit en 1889. Les transports de nuit à Londres sont bien plus fréquents et plus sûrs qu’à Paris, avec une forte fréquentation à toute heure qui améliore le sentiment de sécurité. Pour toutes ces raisons, des centaines de Parisiens (et pas uniquement les plus jeunes) achètent à bas prix des billets d’Eurostar ou d’avion avec easyJet pour traverser la Manche le week-end et faire la fête toute la nuit avant de rentrer chez eux au petit matin. Et il est également beaucoup plus facile de trouver à se loger à prix modiques à Londres. Personnellement, je crois qu’il y a une explication philosophique à l’ascendant de Londres comme capitale européenne du fun. C’est ce que Jean-Paul Sartre, le grand existentialiste parisien, appelait l’“ennui”* : un sentiment d’abattement, voire de dépression, plus susceptible de se manifester en période d’inactivité. Alors que les Parisiens consacrent une grande partie de leur vie sociale à ce genre de choses, les Britanniques d’aujourd’hui préfèrent de loin faire la fête – comme les clients du bar de Bogart dans Casablanca.
31
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
mence à s’attacher à l’établissement. “La première fois que j’y suis venu, j’ai eu droit à mon coup de genou réglementaire, puis le serveur n’a pas cessé de m’administrer des chiquenaudes sur l’oreille. Quand j’ai réclamé cinq minutes pour faire mon choix, il m’a traité de chieur* et a ajouté que tant que j’y étais je n’avais qu’à consulter le menu pendant trente minutes de plus. Quand il est revenu, au bout d’une heure, il n’y avait plus rien à la carte. J’ai dû me contenter d’un steak cru.” “Mais j’ai fini par apprécier. A chacune de mes visites, le coup de genou dans l’entrejambe se fait plus convivial, et, à mes yeux, c’est un peu devenu une institution parisienne.” Se retrouver impliqué dans le spectacle fait partie de l’expérience d’un dîner aux Connards. Avec cinquante couverts par soirée, les serveurs peuvent faire la démonstration de l’éventail complet de la grossièreté parisienne. Nicolas Tammère, le chef de salle, explique en quoi il est plaisant de travailler aux Connards : “Pour moi, ce n’est pas un boulot comme les autres, comme si je travaillais dans n’importe quel café. C’est l’occasion de défendre des valeurs bien françaises, menacées par tous ces employés qui sourient dans les Burger King. La politesse, ça n’a rien de parisien. La grossièreté, voilà notre tradition, et les gens viennent de loin pour y goûter. J’adore mon métier, et je hais mes clients. C’est comme ça.” The Daily Shame, Londres * En français dans le texte.
e n c o u ve r t u r e
Tous des pervers et des cochons Les Parisiens n’ont qu’une obsession : pincer les fesses des filles, exhiber leurs attributs, susurrer des obscénités aux passantes. Et Frédéric Beigbeder n’y trouve rien à redire. THE DAILY TELEGRAPH (extraits)
P
Londres
aris est peut-être la ville des amoureux, mais c’est aussi la capitale des obsédés. Pour en faire la regrettable expérience, il vous suffit d’être une femme et de marcher dans la rue. Vous obtiendrez rapidement votre quota de vieux pervers et, surtout si vous vivez sur la rive gauche, vous n’aurez pas à aller bien loin. En seulement quelques semaines, on m’a proposé la botte une bonne dizaine de fois. Un jour, devant le passage piéton à Saint-Michel, j’attendais que le feu passe au vert quand un homme qui aurait pu être mon grand-père s’est penché vers moi et m’a susurré à l’oreille : “Joli cul.” Les Français n’hésitent pas non plus à vous faire admirer leurs attributs quand bon leur semble, de préférence en plein jour et dans des endroits publics. Ainsi lors d’une balade au jar-
CIRCULATION
“NOUS SOMMES TOUS DES CASANOVA, QUEL QUE SOIT NOTRE ÂGE”
Après avoir posé la question à des amies et collègues, je me suis aperçue que toutes avaient des histoires du même genre à raconter. Et si c’était Paris qui était la capitale universelle des pervers ? Pourquoi les Français pensent-ils avoir le droit de draguer sans vergogne des femmes qui ont la moitié de leur âge et/ou de jouer les exhibitionnistes ? Faut-il incriminer la nourriture ? Du Viagra a-t-il été glissé à leur insu dans le foie gras ? S’agit-il d’une exception culturelle, ou Paris est-elle simplement une ville excitante ?
J’étais en train de réfléchir à cet étrange phénomène en feuilletant des magazines chez mon libraire quand, soudain, je me suis retrouvée nez à nez avec une femme nue, imprimée sur le tee-shirt de mon voisin. Il n’avait pas l’air d’un vieux pervers. Il s’agissait de l’écrivain Frédéric Beigbeder. Peut-être allait-il pouvoir décrypter ce phénomène typiquement français. “Bonjour, Frédéric. Pouvez-vous expliquer à une étrangère indignée pourquoi il y a tant de pervers à Paris ?” Il hausse un sourcil puis me sourit : “Mademoiselle, dit-il, c’est le sport national français. Nous sommes tous des Casanova, quel que soit notre âge. La France a une longue tradition de séduction. Vous n’avez pas lu le Don Juan de Molière ?” Guère convaincue, j’ai poursuivi mon chemin. En passant devant le Café de Flore et Les Deux Magots, hauts lieux de l’existentialisme, j’ai profité de mes lunettes de soleil pour étudier attentivement les fronts concentrés, les regards perdus dans de lointaines réflexions et le tabagisme frénétique des personnes en terrasse. Etaient-elles toutes en train de réfléchir au sens de la vie ? Non. Je parierais plutôt qu’elles examinaient cette question existentielle : comment réussir, sans se faire prendre, à pincer les fesses des filles dans le bus ? Emily Rose
Bienvenue dans le monde cruel du Vélib’
Un grand magazine américain se penche sur ces dangers publics que sont les nouveaux cyclistes.
U
din du Luxembourg, par une belle journée ensoleillée, j’ai vu un homme d’une cinquantaine d’années debout devant les urinoirs se masturber sans se soucier le moins du monde des mamans avec poussettes et des bambins qui jouaient autour. Un comportement isolé, me direz-vous. Que nenni. Quelques jours plus tard, sur le boulevard Saint-Germain, un homme en costume d’une cinquantaine d’années, d’apparence parfaitement respectable, ouvrait sa braguette devant nous. Après plusieurs épisodes de ce genre, j’ai commencé à croire que c’était la norme à Paris. Ou était-ce moi qui attirais les vieux cochons ?
ne femme, la soixantaine, roule à bicyclette dans la rue de Rivoli. Avec ses cheveux gris ramenés en chignon, elle a tout de la grand-mère idéale ou de l’institutrice à la retraite. Mais la voilà qui grille un feu rouge et fonce à toute allure sur la foule qui traverse au passage piéton. Slalomant entre les passants avec son énorme vélo, elle fulmine contre ceux qui restent en travers de sa route – le feu est pourtant vert pour les piétons. “Dégagez ! hurle-t-elle. Mais pourquoi les gens sontils aussi abrutis ?” L’avènement du Vélib’ a accéléré le rythme de la ville, permettant aux piétons de se déplacer à toute allure. Et ces derniers sont d’autant plus irresponsables que les vélos ne leur appartiennent pas. Selon des chiffres récemment publiés ; 11 600 Vélib’ ont été vandalisés, démontés, cassés et même jetés à la Seine depuis le début du programme ; 7 800 autres ont été volés. Tout aussi navrant : certains cyclistes ont même commencé à mettre en ligne des vidéos “free ride Vélib’ “ ou “Vélib’ extrême”, où l’on voit de jeunes casse-cou soumettre ces vélos certes solides mais peu maniables à des épreuves habituellement réservées aux BMX ou aux VTT. “C’est malheureusement révélateur de l’état d’esprit de nombreux utilisateurs. Ils
pensent que pouvoir disposer de la propriété d’autrui quand bon leur chante les autorise à ne pas respecter le Code de la route et à se conduire comme des idiots”, déplore Nathalie Dubois, une secrétaire médicale de 45 ans qui roule à vélo, le sien, depuis plus de dix ans. “Neuf fois sur dix, quand vous voyez quelqu’un enfreindre le Code de la route ou se conduire comme un imbécile, vous pouvez être sûr qu’il roule en Vélib’.” En effet, pas besoin de se promener longuement dans Paris pour voir des cyclistes – comme la furie de la rue de Rivoli – griller des feux rouges ou couper des passages piétons encombrés au mépris du Code de la route. Un nombre incroyable de cyclistes ont également l’air de penser que les sens interdits ne sont réservés qu’aux voitures. Et il faut l’avoir vécu pour le croire : sur les trottoirs, certains cyclistes n’hésitent pas à houspiller les piétons pour qu’ils les laissent passer. La prolifération des vélos dans Paris a créé une nouvelle forme de comportement irresponsable et agressif qui n’a rien à envier à celui des automobilistes parisiens. Le nombre d’accidents parisiens impliquant des cyclistes a augmenté de 37,2 % depuis que le Vélib’ a été créé (entraînant la mort de six utilisateurs). Un chiffre qu’il faut relativiser, puisque après tout la circulation en vélo a augmenté de plus de 70 % depuis le lance-
ment du Vélib’. Les Vélib’ sont-ils des dangers publics ? La polémique risque de continuer à faire rage pendant encore un moment, et ce sont surtout les très snobs propriétaires de vélo qui sont les plus virulents. Beaux joueurs, les adeptes du Vélib’ sont les premiers à admettre qu’ils méritent cette mauvaise réputation. “Le Vélib’, c’est soit pour le fun, soit pour aller vite, alors on ne pense pas beaucoup au Code de la route, surtout quand on ne le connaît
pas”, plaisante Lolo après avoir été arrêté par un piéton parce qu’il roulait sur le trottoir dans la rue des Archives, en sens interdit. “Je sais que je ne suis pas censé faire ça, mais bon, c’est pas si grave ?” demande-t-il en souriant. Tout dépend de votre tolérance à l’incivilité. Bruce Crumley, Time, New York ©2010 Time Inc. All rights reserved. Reprinted/Translated from Time Magazine with permission.
▲ Dessin de Jean-Philippe Delhomme pour Courrier international.
COURRIER INTERNATIONAL N° 1007
32
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
LES PARISIENS
Aimables ? Et puis quoi encore ! Enthousiastes, accueillants, sympathiques : rien n’est moins approprié pour qualifier les habitants de la capitale. La chroniqueuse du Guardian l’a vérifié à ses dépens.
L
THE GUARDIAN (extraits)
Londres
’association Parisien d’un jour, Parisien toujours poursuit les mêmes buts que le Big Apple Greeter, mis en place à New York en 1992 – avec le succès que l’on sait – pour surmonter le problème d’image de la ville. La Grosse Pomme avait en effet la réputation d’être dangereuse, chère, étouffante. De sympathiques NewYorkais se sont donc mis en quatre pour aider les visiteurs à se sentir bien accueillis, proposant de les guider dans leur propre quartier. A Paris, ce sont les habitants eux-mêmes qui sont le cœur du problème. Paris Greeter s’est ainsi donné pour objectif de vaincre un préjugé qui a la vie dure : loin d’être accueillants, les Parisiens seraient grossiers. L’association fait appel à des bénévoles parisiens qui acceptent d’accompagner les visiteurs dans leurs lieux favoris, de partager leur amour de la ville, de leur fournir conseils et bonnes adresses. Pour reprendre la formule du site lui-même, les bénévoles “sont des Parisiens enthousiastes et sympathiques, qui connaissent leur quartier sur le bout des doigts et qui ont envie de partager leur temps et leurs connaissances, comme le ferait un ami à qui l’on rend visite”. Etant moi-même parisienne, j’étais sceptique. Mais j’avoue que ma curiosité a été piquée. Enfin, de courageux Parisiens allaient changer la déplorable image que nous avons d’eux à l’étranger : un sacré défi à relever ! J’ai voulu rencontrer ces nobles âmes. J’ai donc rempli le formulaire en ligne, indiqué mes coordonnées, mon âge, mon sexe, mes centres d’intérêt, j’ai proposé quatre plages horaires, sur quatre jours différents en l’espace d’un mois,
▲ Londres, Bruxelles
ou La Courneuve ? La gare du Nord se classe au troisième rang mondial en termes de trafic. Dessin de François Saintamon pour Courrier international.
DÉSILLUSION
où je serais disponible, et ai demandé un guide francophone ou anglophone. Un courriel automatique m’a répondu qu’on allait me trouver un bénévole et que je devrais avoir de ses nouvelles très rapidement. J’ai attendu, attendu, attendu. Enfin, j’ai reçu un message m’informant qu’on me cherchait toujours un bénévole. J’avais une telle hâte de rencontrer un Parisien accueillant que j’ai proposé d’autres dates et créneaux possibles pour que nous nous rencontrions. Rien. Je le savais, le Parisien accueillant est un mythe – la preuve, même une association dont le seul but est d’accueillir les étrangers ne parvient pas à recruter un seul bénévole. Ça pourrait même être un sujet de bonne blague : celle du Parisien accueillant qui ne tient pas à accueillir qui que ce soit. D’un autre côté, cela ne devrait pas m’étonner. Nous, les Parisiens, nous sommes
grincheux. Nous sommes prêts à aider les touristes égarés si ça nous chante, mais pas par principe. Ils ont déjà bien de la chance d’être à Paris, non ? En tout cas, il faut dissiper un malentendu – notre grossièreté n’est pas xénophobe. Nous sommes aussi extrêmement grossiers entre nous. Et puis je me mets à la place de l’étranger qui vient à Paris pour la première fois, qui a entendu parler de Parisien d’un jour, qui cherche à découvrir le vrai Paris avec de vrais Parisiens, et qu’on envoie balader. Personne ne veut vous accueillir, M’dame. C’est même pire que de se faire rabrouer par un garçon de café – au moins, on s’y attend, car leur grossièreté est légendaire. Mais se faire envoyer sur les roses par des Parisiens dont la seule raison d’être est de vous accueillir, voilà qui est vraiment désespérant. Agnès Poirier
Pour l’émerveillement, on repassera
Paris n’est pas une destination de rêve pour un Roumain qui voudrait oublier les vicissitudes de Bucarest.
U
n week-end à Paris, histoire de se remettre ou d’oublier l’élection présidentielle roumaine de décembre, quelle bonne idée ! Troquer la fraude électorale contre le plaisir, les lumières, les paillettes, le foie gras, les musées, les spectacles et, bien sûr, un peu de shopping. On sait bien qu’en un weekend le temps va manquer pour faire tout cela. Mais le vrai plaisir de Paris est ailleurs. La capitale française, ce sera comme une révélation. Le miroir que Paris tend au visiteur l’oblige à plus d’élégance, plus de dignité, plus de considération de soi-même. En un seul week-
COURRIER INTERNATIONAL N° 1007
end, les petites mesquineries roumaines sont oubliées et l’on découvre le véritable sens de la vie : plaisir et qualité. On oublie la grisaille vestimentaire et on aspire à l’élégance parfaite et lumineuse des Parisiens. Voilà pour le rêve. La réalité est un peu différente. D’abord, je me suis perdu dans le métro. Ensuite, j’ai littéralement mangé et bu avec les clochards parisiens, si nombreux. J’ai aimé les vitrines de Noël des Galeries Lafayette, j’ai mangé et bu dans les baraques foraines du Trocadéro et je suis allé voir tourner la Grande Roue de la place de la Concorde. La nuit, j’ai rêvé en découvrant les lumières de la ville. Dans la rue : pas de Porsche ou de 4 x 4 mais de banales Toyota, Renault, Citroën, Peugeot… Les vêtements sont aussi gris
33
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
qu’ailleurs. Les Parisiens sont pragmatiques. Ils ne font pas les paons, et l’invasion des vêtements chinois bon marché est évidente, comme à Bucarest. Les grands magasins ? J’ai été gêné par la cohorte de gardes de sécurité à l’entrée. Mais c’est comme ça partout. En revanche, question écologie et recyclage, les Parisiens n’ont aucune leçon à donner aux Roumains : la ville est pleine de détritus. Le matin, tout est propre comme un sou neuf. Mais, dès midi, les ordures envahissent les rues grouillantes de monde. Ce week-end parisien fut passable. Rien n’est parfait, même à Paris. Néanmoins, les lumières, les vitrines et les pâtisseries ont su réveiller mon âme d’enfant. Eugen Istodor, Dilema Veche, Bucarest
e n c o u ve r t u r e Bourgeoise et débraillée STYLE
Pour Dylan Jones, rédacteur en chef de l’édition britannique du masculin GQ, Paris est terriblement has been.
B
erlin m’apparaît comme une ville authentiquement bohème, qui donne l’impression, tant dans son apparence que dans son ambiance, de s’être réunifiée hier, et non il y a vingt ans. Paris, en revanche, malgré toutes ses sculptures urbaines raffinées et son architecture audacieuse, malgré ses velléités de modernisme intégrateur (sur le plan politique aussi bien que culturel), reste une ville gravement bourgeoise, un paradis de la désuétude obstinée, déterminé à maintenir le statu quo (même s’il faut pour cela fréquenter les grands antiquaires du quartier Saint-Germain). Si vous n’y êtes pas allé depuis quelque temps, vous aurez très probablement oublié en quelle haute estime se tiennent les Français – et je ne parle pas seulement de la confrérie des garçons de café, qui persiste à porter l’impolitesse à des niveaux inégalés – pourquoi essayer de prendre la commande de quelqu’un quand vous pouvez l’ignorer ? “Le service est compris ? Très bien, pourraisje en avoir un peu, s’il vous plaît ?” Il est donc rassurant de découvrir ici ou là quelques poches de résistance bohème, comme celle que j’ai trouvée la semaine dernière avec Merci, une librairie-espace maisonfleuriste-boutique de mode nichée entre les cafés débraillés et le mauvais goût du boulevard Beaumarchais, à côté du Marais. Depuis un an, ce lieu pensé par Marie-France et Bernard Cohen (créateurs de la marque de vêtements Bonpoint) est devenu une Mecque pour les objets de créateurs, 1 500 m2 d’un concept store qui semblent tout droit venu de Manhattan. Emblème du shopping contemporain sophistiqué, Merci serait dans toute autre ville une bonne adresse, sans plus. A Paris, c’est une vraie révolution.
La guerre des volatiles a commencé Entre pigeons et mouettes, la lutte est sans merci. Surtout lorsque les premiers, avec l’accent parigot, se plaignent de l’invasion provinciale des secondes.
L
LE TEMPS
Les SDF, chez les autres !
■
Genève
e Columba livia (pigeon biset) a longtemps régné sur son espèce autant que sur les squares et les jardins parisiens (90 % des colombidés en Ile-de-France). Effet de la pollution, du réchauffement de la planète ou d’une adaptation des autres animaux à la vie urbaine, ce règne est menacé depuis une vingtaine d’années par la multiplication des corneilles. Ces oiseaux noirs et braillards monopolisent les poubelles, surtout les sacs transparents installés après la vague d’attentats de 1995, dont ils déchirent le plastique avec leur bec tranchant pour récupérer les aliments. Le chef des pigeons du Jardin des plantes, une charge qui se transmettait de père en fils jusqu’à la fin des années 1980, a déposé une protestation auprès de son propriétaire, le Muséum d’histoire naturelle. Après avoir dénoncé la confiscation de la nourriture et les nuisances de toutes sortes, il a déclaré : “Nos roucoulements ne font de mal à personne, alors que le cri des corneilles effraie les petits enfants.” Sans succès. Il a été débouté en raison, dit-on, d’une charte locale sur la diversité biologique rédigée par des précurseurs. Les pigeons ne savaient pas encore que le pire surviendrait une dizaine d’années plus tard.
“Simple plan incliné ou bac à cactus, amoncellement ou grillage aux pointes acérées” : à Paris, “tous les moyens sont bons pour éloigner les squatteurs clochards des entrées bourgeoises”, constate Le Soir. Les techniques utilisées s’inspirent de “celles imaginées pour empêcher les pigeons de se poser sur certains édifices. Mais de là à développer l’idée pour l’appliquer à nos congénères, il fallait oser”, conclut, choqué, le quotidien bruxellois. ▼ De Neuilly
à la Défense, la RN 13, avec ses 190 000 véhicules par jour. Dessin de François Saintamon pour Courrier international.
Dylan Jones, The Independent, Londres
COURRIER INTERNATIONAL N° 1007
34
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
Ce furent d’abord des signaux ténus, mouettes isolées remontant le cours de la Seine depuis Le Havre. Elles planaient élégamment dans le sillage des bateaux-mouches, se posaient sur les berges, vivaient sans déranger les habitants. Cette nouveauté fut accueillie avec indulgence par la communauté des pigeons, qui les considéraient comme des touristes car elles repartaient au printemps vers leur Normandie natale – les corneilles, elles, s’en fichaient, ne fréquentant pas les bords de Seine. Soudain, les mouettes furent de plus en plus nombreuses. Elles se déplaçaient en formation, polluaient les monuments avec une conscience supérieure à celle des pigeons ; elles se mirent à faire des incursions dans les bois parisiens et au Jardin des plantes, qui donne directement sur le fleuve. Le printemps venu, elles laissaient en ville quelques spécimens qui préparaient l’hiver suivant. Ce n’était plus du tourisme, c’était de l’immigration. “CES MOUETTES N’ONT QU’À RENTRER EN NORMANDIE !”
En ce dimanche, un soleil matinal éclaire le bassin circulaire du Grand Carré du jardin des Tuileries, non loin de l’arc de triomphe du Carrousel. Une nuée de mouettes recouvrent l’étendue d’eau, observées par des pigeons qui en occupent piteusement le pourtour. En s’approchant, il est possible d’entendre des murmures : “Nous ne sommes plus chez nous, c’est insupportable, ces mouettes n’ont qu’à rentrer en Normandie… Que fait le gouvernement ?” Non loin, juchés sur la copie d’une statue de Prométhée signée du Genevois James Pradier, deux pigeons de souche noble sont venus prendre l’air depuis les arrière-cuisines d’un hôtel de luxe tout proche, où ils ont établi leurs quartiers. “Regarde cette pétaudière”, dit un ramier de grande taille. “Il faudrait plus de dialogue, une meilleure connaissance de l’identité jardinière, sinon ça finira mal”, répond un colombin, le bec dressé vers le ciel pour exhiber son jabot rose pâle. En bas, la situation est tendue, les protagonistes semblent prêts à en venir aux ailes. Un jeune garçon sans surveillance déboule alors en hurlant, et fait s’envoler les oiseaux. Laurent Wolf
LES PARISIENS ●
Et la haute couture fout le camp ! SAVOIR-FAIRE
P
Très cher mais incomparable Entre Londres et Paris, son cœur balance, nous dit le chroniqueur littéraire Nicholas Lezard. NEW STATESMAN
J
Londres
e visite Paris avec ma fiancée. C’est mon premier voyage à l’étranger depuis plus de deux ans, et je suis tellement fou de joie que ça m’est égal de devoir me lever à 4 heures du matin. Je vous passerai les détails de notre séjour, sauf pour dire que Paris est comme il l’a toujours été, mais encore plus bourré de touristes et affreusement cher. Jusqu’à présent, je pensais que l’euro et la livre n’avaient pas encore atteint la parité, mais, une fois qu’on s’est fait escroquer de la commission, on s’aperçoit qu’avec 100 livres, soit 90 euros, on a de quoi s’offrir deux gin-tonics et un croque-monsieur, sans laisser de pourboire. Nous nous arrangeons pour éviter les frais d’hôtel grâce à la grande générosité de mon ami Amel. Pourtant, même avec un hébergement gratuit, Paris vous aspire votre pognon comme un Dyson. Je me demande même, regardant une addition avec effarement, si je ne vais pas, comme George Orwell, finir plongeur* dans un restaurant, condamné à dormir dans un hôtel miteux infesté de vermine. Le livre d’Orwell Down and Out in Paris and London [Dans la dèche à Paris et à Londres] est d’ailleurs un livre à déconseiller avant un séjour à Paris. On y lit des phrases du genre : “Je n’invente rien en disant qu’un cuisinier français n’hésitera jamais à cracher dans la soupe – à moins, bien entendu, qu’il ne compte en manger lui-même.” Je ne commande donc pas la moindre soupe, mais à un moment donné je joue avec ma vie en mangeant un steak tartare, ce qui me laisse mal à l’aise pendant un ou deux jours.
▲ Défilé Margiela
automne-hiver 2008, à Paris. Dessin de Jean-Philippe Delhomme.
Cela dit, le retour à Londres est cafardeux, et pas seulement parce que je me retrouve séparé quelque temps de ma fiancée, devenue ma femme. Je lance donc un grand débat sur Facebook en demandant à mes amis de me citer une seule raison de préférer Londres à Paris. Mis à part les taxis, qui ne comptent pas parce qu’à Paris on peut s’en passer, le seul exemple convaincant est fourni par mon amie Louisa, qui dit que Londres est mieux “parce qu’il nous a”, mais ce n’est pas vraiment la faute de Paris. Tout est mieux à Paris : l’ambiance, la nourriture, le sexe, la lumière, flâner le long des rues main dans la main. On pense même mieux à Paris. J’ai perdu le compte du nombre de librairies sur lesquelles je suis tombé. On a même parfois l’impression qu’il y a plus de librairies anglophones à Paris qu’à Londres. Nicholas Lezard
lantons le décor : Paris, rue de Rivoli, salon du Bois du musée des Arts décoratifs, juillet 2009. Le défilé de Christian Lacroix semblait parrainé par une ONG. Les couturières ont travaillé bénévolement, les maquilleurs et les coiffeurs ont baissé leurs tarifs, les chaussures ont été offertes par Roger Vivier, le service de restauration a été assuré gratuitement par la cafétéria du coin et le musée a prêté la salle par amour de l’art. En musique de fond ? La version originale, en français, de My Way, de Frank Sinatra. Lorsque Lacroix a déposé son bilan, en mai 2009, les “Oh, mon Dieu !”* ont fusé de tous les coins de la place Vendôme et la haute couture telle que nous la connaissons s’est déclarée “espèce en voie d’extinction”. Aujourd’hui, le but des défilés de haute couture n’est pas de vendre des modèles uniques avec un pailletage sur mesure, mais de valoriser l’image des maisons*. Les robes en taffetas brodées à la main donnent aux marques beaucoup de prestige. Mais à quel prix ? S’il n’y a pas d’argent pour faire une ligne de vêtements, quelle est l’utilité d’en faire la publicité ? C’est l’histoire de la poule et de l’œuf version “fashionista”. Qu’est-ce qui est venu en premier ? Le produit ou l’image ? Dans ce cas précis, c’est le confort qui a fini par primer. La clientèle chic semble avoir préféré la facilité au raffinement. Il faut dire que les séances d’essayage dans les ateliers parisiens sont amusantes la première fois, mais, à la 56e, on envisage sérieusement d’acheter du prêt-à-porter de luxe. Et, dans cette société de consommation qui veut tout tout de suite, les délais de livraison sont devenus insupportables. En clair, l’obsolescence guette cet ultime recoin du raffinement parisien. Sur les cent six maisons* de haute couture* existant en 1946, il en reste moins de dix aujourd’hui. Son avenir est voilé d’incertitude, mais la haute couture est à Paris ce que la corrida est à Séville : une institution qui n’a peut-être pas dit son dernier mot. Ana Ureña, ABC, Madrid
* En français dans le texte.
* En français dans le texte.
SAVEURS
Heureusement, il reste les restos… casher
Du point de vue gastronomique, Paris l’emporte encore sur Londres ! Enfin, pour la cuisine casher, c’est sûr. Pour le reste…
J
e vis la moitié de la semaine en plein Marais, à Paris. Ma vie dans le centre historique de la capitale, et aussi dans la communauté juive de France, change radicalement de celle que je peux mener à Guidford ou dans mon bureau de South Bank, à Londres. Et pour moi qui mange casher, l’un des premiers avantages de cette vie parisienne tient à l’incomparable qualité de la cuisine et des vins. Paris compte plus de 200 restaurants
COURRIER INTERNATIONAL N° 1007
casher s’adressant au demi-million de Juifs qui résident dans la capitale française. Un Juif parisien m’a précisé avec fierté que cela faisait de sa ville la capitale mondiale de la gastronomie casher, avec proportionnellement un plus grand nombre de restaurants qu’à New York, Los Angeles ou Londres. La politesse m’a retenu d’évoquer Jérusalem ou Tel-Aviv. Attablés devant des sushis casher, nous sommes tous tombés d’accord : la cuisine japonaise et chinoise casher s’est considérablement améliorée à Paris ces dernières années, avec l’arrivée aux fourneaux de chefs plus talentueux. Ici, la
35
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
qualité de la cuisine semble compter et les mauvais restaurants n’ont pas leur place. A Londres, nous avons beaucoup moins de restaurants casher et, depuis des années, en bons Britanniques que nous sommes, nous avons accepté la médiocrité en souriant au motif que, si nous n’y allions pas, nous perdrions ces établissements. Nous encaissons, à la façon des banlieusards qui se sont résignés à supporter l’éternel manque de places assises dans les transports publics. Et, comme les trains, les restaurants londoniens s’améliorent lentement mais restent chers. Alexander Goldberg, The Observer, Londres
p o r t ra i t Neda Soltani
La femme de la photo SÜDDEUTSCHE ZEITUNG (extraits)
Munich
Elle est censée être morte. Pourtant, elle est là, toujours belle. Ses traits se sont durcis et elle ne porte plus le voile. On distingue quelques mèches grises dans ses cheveux noirs. Neda Soltani a vieilli ces sept derniers mois. Sa photo d’identité montre une jeune femme aux yeux bruns légèrement maquillée. Le foulard, obligatoire en Iran, est un peu en arrière et laisse entrevoir une chevelure fournie. Elle a un léger sourire sur cette photo, doux et innocent. C’était le cliché idéal pour une martyre : l’été dernier, la photo de Neda Soltani a fait le tour du monde et est devenue le symbole de la révolution iranienne réprimée dans le sang. Mais la femme de la photo n’est pas morte. Neda Soltani est attablée dans un café près de Francfort. Il y a six mois encore, Neda Soltani vivait à Téhéran. Elle enseignait la littérature anglaise à l’université islamique Azad. Elle venait d’achever un long travail sur la symbolique féminine dans l’œuvre de Joseph Conrad. Ses parents font partie de la classe moyenne. Neda Soltani ne souhaite pas raconter ce que fait exactement sa famille, ni d’où elle vient, car elle a peur pour ceux qui sont restés là-bas. Elle savait qu’il y avait beaucoup de choses qui n’allaient pas en Iran, mais elle ne faisait pas partie de l’opposition active. Pendant que les étudiants manifestaient dans les rues, en juin, elle corrigeait son manuscrit. “J’ai travaillé dur pendant dix ans pour obtenir ce poste de maître de conférences. Je gagnais ma vie moi-même, je sortais avec des amis, je m’amusais bien.” Neda Soltani a perdu travail, argent et amis. A 32 ans, elle se retrouve demandeuse d’asile en Allemagne – à cause de cette photo. L’histoire de la photo commence le 20 juin 2009. Vers 19 heures, une jeune femme est abattue près de l’avenue Kargar, à Téhéran. Elle tombe sur le dos, du sang coule de sa bouche. Elle regarde fixement la caméra d’un téléphone portable, blessée, sans défense, apeurée. Elle meurt sur le chemin de l’hôpital. Le site Twitter et certains blogs sont les premiers à rapporter les faits. Peu de temps après les coups de feu, le film de cette femme agonisante est déjà sur YouTube. Les grandes chaînes de télévision souhaitent identifier la mourante et cherchent des photos de la jeune femme. Sur le film, on entend son prénom, Neda, et un nom de famille apparaît rapidement sur la Toile : Soltan, étudiante à l’université islamique Azad de Téhéran. Quelqu’un cherche Neda Soltan sur Facebook. Neda Soltani a elle aussi un profil sur le réseau social. La plupart des informations sur sa page ne sont accessibles qu’à ses amis, mais tout le monde peut voir sa photo. Qui, le premier, a confondu Neda Soltani, l’enseignante vivante, avec Neda Soltan, l’étudiante morte ? Difficile à dire. La nuit du 20 au 21 juin, quelqu’un copie la photo du profil Facebook de Neda Soltani et la fait circuler en affirmant que c’est celle de la défunte Neda Soltan. Le cliché se répand sur les
réseaux sociaux, les blogs et les portails ; peu après, les grandes chaînes de télévision – les américaines CNN et CBS, la BBC britannique, les allemandes ZDF et ARD – la diffusent dans le monde entier. Le lendemain matin, la photo de Neda Soltani se retrouve dans les journaux de dizaines de pays. Les jours suivants, les manifestants défilent en brandissant des panneaux avec la photo agrandie de la présumée martyre. Bientôt, Neda Soltani apparaît sur des tee-shirts et des autels dressés dans la rue. Les manifestants baptisent la femme du cliché “l’ange ■ Chrono de l’Iran”. La photo devient le sym- 1978 Naissance bole de la lutte pour la liberté et de Neda Soltani. 1982 Naissance Neda Soltani, son icône. Soltani est un nom courant en de Neda Iran, et le prénom Neda n’a rien Agha-Soltan. d’inhabituel non plus. Toutes deux Juin 2009 Le 20, sont de jolies femmes aux longs che- Neda Agha-Soltan est tuée au cours veux bruns. La confusion est com- d’une manifestation préhensible – surtout dans l’émotion à Téhéran. que provoque la mort d’une jeune Le 21, la photo femme. Mais la morte s’appelle en de Neda Soltani fait Neda Agha-Soltan et celle de la est diffusée photo de Facebook, Neda Soltani. par erreur Cette différence aurait dû faire tiquer dans les journaux les journalistes expérimentés. Cette du monde entier. confusion en dit long sur le journa- Les manifestants surnomment lisme dans les moments d’hystérie. la jeune femme Le matin du 21 juin, soit un jour de la photo “l’ange après la mort de Neda Soltan, Neda de l’Iran”. Soltani constate avec surprise qu’une Le 23, Neda Soltani foule de gens souhaitent devenir ses tente en vain amis sur Facebook. Ils sont des cen- de rétablir la vérité taines, du monde entier. Puis vien- au sujet de sa photo. nent les premiers coups de télé- Juillet 2009 Neda phone. Un ami professeur fond en Soltani quitte l’Iran larmes de soulagement lorsqu’il et demande l’asile en Allemagne. entend sa voix. Neda Soltani pense Février 2010 d’abord à une mauvaise blague, puis Elle accorde elle apprend ce qui s’est passé avec une interview sa photo. Neda Soltani écrit à Voice à la Süddeutsche of America, la télévision américaine Zeitung. à destination de l’étranger, très suivie par les sympathisants de l’opposition en Iran. Elle explique qu’il s’agit d’une erreur, que ce n’est pas la bonne photo qu’on a montrée. Comme preuve, elle envoie une autre photo d’elle, pour qu’on puisse la comparer à la première. Pas une seconde, elle n’imagine la suite : Voice of America fait circuler cette deuxième photo comme étant celle de la défunte Neda, CBS la reprend. Neda Soltani commence à prendre peur. Elle efface la photo de son profil Facebook pour que personne ne puisse plus la télécharger. Grave erreur : les blogueurs voient dans cette suppression la censure des autorités, copient la photo sur des centaines d’autres pages Facebook et la font circuler sur Twitter. Neda Soltani échoue lamentablement à récupérer son image. Le 23 juin, les parents de Neda Agha-Soltan mettent à la disposition de tous des photos de leur fille. Le cliché de Neda Soltani continue malgré tout à circuler. Des amis à elle tentent de rectifier l’erreur sur
COURRIER INTERNATIONAL N° 1007
36
les forums Internet. L’un d’entre eux se fait insulter : “Enfoiré, tu ne nous prendras pas l’ange de l’Iran.” Il n’est plus possible de rétablir la vérité. Les opposants au régime assurent, sur la Toile, que leur photo est la bonne. Seuls quelques journalistes interrogent Neda Soltani, sur sa page Facebook, à propos de l’origine de la photo. Aucun ne parvient à rectifier l’erreur. Neda Soltani a perdu sa photo. Le régime iranien finit par faire pression sur elle. Aujourd’hui encore, alors qu’elle réside en Allemagne, elle refuse de préciser comment et par qui elle a été menacée, de peur que sa famille n’en subisse les conséquences. Les autorités entendent utiliser la confusion des photos contre l’opposition, faire croire que les manifestants sont instrumentalisés par les falsificateurs de l’Occident. Neda Soltani panique, tombe malade et décide de quitter l’Iran. Elle s’enfuit le 2 juillet, sans même dire au revoir à ses parents. Elle paie les passeurs avec toutes ses économies. Après avoir transité par la Grèce, elle se retrouve en Allemagne avec pour seul bagage un petit sac à dos. L’un de ses cousins vit à Bochum. C’est désormais sa seule famille. Le 3 juillet, le site de la BBC mentionne enfin la confusion au détour d’un article consacré aux forums sur Internet, dans un paragraphe sur les théories du complot auxquelles a donné lieu la mort de Michael Jackson. On peut y lire : “Le cas de Neda Soltani montre à quel point il peut être dangereux pour les médias d’utiliser des images tirées des réseaux sociaux.” L’histoire de la photo aurait dû se terminer au plus tard le jour même. “Mes amis m’ont dit : ‘Attends encore un jour et tout va s’arranger.’ Mais les jours passaient et ça ne s’arrangeait pas”, raconte Neda Soltani. Sa demande d’asile en Allemagne est examinée depuis déjà six mois. Elle ne voulait pas émigrer, assure-t-elle. Jamais elle n’était allée en Occident auparavant. Elle a le mal du pays. L’Etat allemand lui verse aux alentours de 180 euros par mois. Cela ne suffit pas vraiment pour acheter des fruits et des légumes, pour s’alimenter sainement comme au pays, à Téhéran. Elle vit aujourd’hui dans un foyer pour réfugiés. Elle a toujours peur pour sa famille restée à Téhéran et peur pour elle-même en Allemagne. Sa chambre, qui porte le numéro 11, est étroite et comporte deux lits et une étagère. Elle ne veut y faire entrer personne. Elle souhaite oublier ces mois passés “dans un camp” le plus vite possible. La bonne photo, celle de Neda la morte, est connue depuis des mois, mais la mauvaise, celle de Neda la vivante, continue de circuler : sur le magazine Spiegel Online, dans The New York Times ou encore via l’AFP [certains ont publié entre-temps un rectificatif sur leur site]. En novembre, CNN a produit la photo de Neda Soltani dans le cadre d’un reportage sur l’Iran. L’intéressée a écrit à la chaîne pour la prier d’effacer son image. Elle a reçu en guise de réponse un courriel automatique la priant de comprendre que la chaîne ne pouvait répondre personnellement à tous les courriers. Le texte était signé “CNN,The Most Trusted Name In News” [CNN, le média le plus digne de confiance]. Neda Soltani a perdu la bataille de son image.
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
David Schraven
●
Walter Bieri/AP-Sipa
◀ ■ Neda Soltani, 32 ans, enseignait la littérature anglaise à Téhéran. Elle est aujourd’hui exilée en Allemagne, où elle a déposé une demande d’asile.
Reuters
▲ ■ A Zurich, le 24 juin 2009, des manifestants iraniens brandissent la photo de Neda Soltani, qu’ils confondent avec Neda Agha-Soltan, l’étudiante tuée le 20 juin à Téhéran lors d’affrontements avec les forces de l’ordre. Neda est devenue “l’ange de l’Iran”, et sa photo le symbole de la lutte pour la liberté.
Andrea Diefenbach/Focus/Cosmos
▲ ■ Ces deux clichés, issus du site de partage de photos Flickr, ont été présentés comme des portraits de Neda Agha-Soltan, l’étudiante tuée à Téhéran. En réalité, sur le cliché de droite, il s’agit de Neda Soltani, l’enseignante réfugiée en Allemagne.
COURR IER INTERNATIONAL N° 1007
37
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
asie
●
PA K I S TA N
Le village qui dit non aux talibans Devant l’influence des islamistes, le gouvernement encourage la formation de milices villageoises. C’est le cas à Shah Hassan Khel, où l’on a décidé de lutter contre eux malgré les sanglantes représailles. Opération Mushtarak : effectifs engagés 8 500 Américains 4 400 Afghans 1 200 Britanniques (+ 3 000 en réserve) 500 autres dont 70 Français Source : BBC
Londres
Offensive
E IR
300 km
Kandahar
M
0
PF N O * Swat Buner Peshawar Islamabad Z.T. Khyber INDE Nord-Waziristan Lakki Marwat Z.T. Shah Hassan Khel Sud-Waziristan
E
Opération Mushtarak lancée le 13 février 2010
HELMAND
C
Passe de Khyber Kaboul
AFGHANISTAN
Nad Ali Lashkar Gah Marjah
H
H
The New York Times rapportait, le 16 février, la capture au Pakistan du chef militaire des talibans afghans, le mollah Abdul Ghani Baradar. Washington espère que cette arrestation permettra d’affaiblir l’insurrection en Afghanistan, alors que les forces de l’OTAN et l’armée afghane ont lancé le 13 février l’opération Mushtarak [Ensemble] dans la province du Helmand, l’un des plus importants bastions talibans. L’objectif est non seulement de libérer la zone, mais aussi de mettre en place des programmes de développement dans la région.
D HIN
UC
C
■
KO OU
A
Q
ui pourrait croire qu’on joue au volley-ball dans le Lakki Marwat, région fréquentée par des barbus armés jusqu’aux dents à la frontière entre le Pakistan et les Zones tribales [région semi-autonome du nord-ouest du Pakistan qui abrite des talibans pakistanais et afghans et des combattants d’Al-Qaida] ? Pour jouer au volley, il n’y a ni besoin d’équipement sophistiqué ni de terrain, ce qui est parfait quand on est pauvre. Et les matchs peuvent avoir lieu dans les petites cours fermées des maisons en pisé. Malheureusement, ces rassemblements constituent également une cible idéale pour les talibans. Le 1er janvier 2010, un kamikaze a lancé son camion piégé au milieu d’une foule venue assister à un match de volley-ball à Shah Hassan Khel, un village frontalier du Lakki Marwat. L’explosion a été la plus meurtrière de ces dernières années – 97 morts et 40 blessés, soit environ la moitié des personnes présentes sur les lieux. Ce massacre était un acte de vengeance. Six mois auparavant les habitants de Shah Hassan Khel avaient tourné le dos aux talibans de leur village et livré vingtquatre d’entre eux à l’armée. A peine les quarante jours de deuil étaient-ils terminés que les villageois étaient prêts à se faire justice. Les anciens ont formé un “comité de paix” pour rassembler
TADJIKISTAN
PENDJAB
Quetta
PAKISTAN
BALOUTCHISTAN * Province-de-la-Frontière-du-Nord-Ouest
armes et munitions. “Nous ne les lâcherons pas. Nous les capturerons un par un. Et ensuite nous les tuerons”, explique Mushtaq Ahmed, le chef de ce comité. La police l’a prévenu qu’un autre kamikaze était peut-être à ses trousses. “Je suis très recherché”, plaisante-t-il. Ce genre de représailles n’est pas unique. Les milices tribales, les lashkars, opèrent dans d’autres secteurs de la Province-de-la-Frontière-du-Nord-Ouest et dans les Zones tribales – les districts de Swat, de Buner et de Khyber. Certaines fonctionnent bien, d’autres non, et elles pourraient bien être être en mesure de repousser les talibans. Mais
“Courrier international”
THE GUARDIAN
la prolifération de milices de ce genre, qui s’explique également par une tradition de vengeance très enracinée chez les Pachtounes, met en lumière une faille plus inquiétante : l’échec de l’Etat pakistanais à endiguer les avancées des talibans. L’exemple de Shah Hasan Khel est révélateur. Pendant plusieurs années, cet endroit misérable, était un nid de sympathisants talibans, avec à leur tête Maulvi Ashraf Ali, un religieux local charismatique. Mais les villageois ont rapidement déchanté quand ils ont découvert que les combattants islamistes finançaient leurs actions grâce à la contrebande, au vol de voitures et
aux enlèvements. “Ali disait qu’il voulait faire respecter la charia, mais tout ce qu’il voulait c’était le pouvoir”, raconte Rehim Dil Khan, un chef tribal membre du comité de paix. L’été dernier, sous la pression de l’armée, les villageois ont évacué Shah Hasan Khel pour faciliter une offensive militaire contre les talibans. Les talibans ont pris la fuite et Ali, blessé, a été évacué dans une charrette tirée par un âne. Les villageois sont désormais à la recherche d’Ali et de ses comparses. Leur mobilisation est soutenue par Anwar Kamal, un puissant chef de guerre qui incarne bien les contradictions du pouvoir local. Avocat et pilote, il dort avec un lance-roquettes sous son lit et il lui est arrivé de lancer ses propres lashkars contre une tribu rivale pour leur “donner une leçon”, ce qui ne l’empêche pas de siéger au parlement local. Aujourd’hui, il aide les villageois de Shah Hassan Khel à pourchasser les talibans. “Ici, la force prime sur le droit”, expliquet-il. La tâche n’est pourtant pas si facile. Selon Tariq Hayat Khan, représentant du gouvernement dans les Zones tribales, débusquer Ali risque de prendre du temps et nécessitera des négociations complexes entre tribus. “Envoyer des mercenaires ne suffira pas.” A Shah Hassan Khel, les talibans ont déjà remporté une petite victoire. Plus personne ne joue au volley-ball, ce sport qu’ils méprisent tant, car la plupart des joueurs sont morts. Declan Walsh
INDE
Le roi de Bollywood fait plier l’extrême droite
L
e 12 février, sortait en salle My Name is Kha, le dernier film de la star de Bollywood Sha Rukh Khan. De quoi faire hurler de joie les plus grands fans du célèbre acteur. Mais, à Bombay, le film n’était à l’affiche que dans quelques salles, les propriétaires ayant cédé aux pressions du parti d’extrême droite du Maharashtra, le Shiv Sena, qui appelait à son boycott depuis déjà plusieurs jours. Ce qui n’a pas manqué d’inquiéter Karan Johar, le producteur de ce film à gros budget, qui, lors d’un rendez-vous avec le chef de la police locale, a demandé de garantir la sécurité des spectateurs à la sortie des cinémas. Car les sainiks, comme on appelle les membres de ce parti, font peur. Ils avaient déjà violemment attaqué plusieurs salles obscures, brûlé des affiches et assailli la résidence du célèbre acteur durant la semaine précédant la sortie du film. Le 12 février, 1 825 sainiks ont été arrêtés par la police alors qu’ils menaçaient de s’en prendre aux spectateurs dans les files d’attente.
avec le cinéma ou le sport, Les raisons de leur ire ? mais qu’il s’agissait d’une tenLa prise de position de Sha tative de la part du Shiv Sena Rukh Khan sur la sélection de redonner vie à un parti en des joueurs de la Ligue de perte de vitesse depuis ses cricket indienne (IPL, Indian défaites électorales”, indique Premier League). Celui-ci a le quotidien Asian Age. Les regretté qu’aucun joueur mots du roi de Bollywood pakistanais n’ait été engagé. Aussitôt, le Shiv Sena a saisi ne sont donc rien d’autre l’occasion de discréditer le qu’une occasion pour le patriotisme de l’acteur en Shiv Sena de redorer sa déclarant qu’il pouvait “aller réputation de nationaliste au Pakistan s’il voulait parler hindouiste antimusulman en faveur des joueurs pakistaet antipakistanais que lui a nais”. Mais Khan a tenu bon, ■ ▲ “Il ne s’agit pas seulement de ravie le MNS [Maharashtra refusant de s’excuser malgré Sha Rukh Khan”, affirme Outlook Navnirman Sena], nouvelle les pressions de l’organisation en couverture, pointant ainsi la formation xénophobe répud’extrême droite. responsabilité de l’extrême droite. tée pour ses positions vioDerrière “l’affaire Khan”, lentes envers les habitants on retrouve la débâcle d’un parti qui, en raide Bombay qui ne sont pas originaires du son de la balkanisation du populisme régioMaharashtra. “Le mouvement anti-Khan est naliste, perd son influence dans cette parun outil bien utile pour redéfinir l’équation politie du pays. “Il était clair dès le départ que tique de l’Etat”, rappelle pour sa part le cette affaire n’avait pas grand-chose à voir magazine Outlook. Le 7 février, le ministre COURR IER INTERNATIONAL N° 1007
23
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
de l’Agriculture, Sharad Pawar, membre du Nouveau Parti du Congrès et président de l’association de cricket de Bombay, a rendu visite au chef du Shiv Sena, Balasaheb Thackeray, afin d’apaiser les tensions et redéfinir de nouvelles alliances. Pour beaucoup, cette rencontre illustre la banalisation de la politique mafieuse. Mais cette fois, le remue-ménage causé par les extrémistes hindous n’a pas remporté l’adhésion des habitants de Bombay, qui sont sortis en masse pour s’opposer aux agitateurs. “Les gens n’ont pas réagi selon leur appartenance à la communauté hindoue ou musulmane, ou bien selon qu’ils parlaient ou non marathi. Finalement, ils ont gagné, et le Shiv Sena a perdu”, analyse avec optimisme l’Asian Age. De même, de nombreux citoyens de toutes origines, habitants de Bombay, se mobilisent actuellement sur Internet et dans les milieux associatifs pour défendre un “Bombay pour tous” et pouvoir aller voir le dernier film de Sha Rukh Khan sans crainte. ■
Oleg Nikishin/Newsmakers/Getty Images/AFP Reza/Webistan
Reza/Webistan Reza/Webistan
la capitale. Il y en avait pour plus de 1,5 million d’euros. Et pourtant, dans l’esprit de la plupart des Russes, vendre et acheter du caviar n’a rien d’un crime. Ce n’est quand même pas de la drogue ou des armes ! C’est ainsi que la demande reste élevée, d’autant que, chez nous, consommer du caviar noir n’est même pas un signe de richesse, tout au plus un symbole de réussite, une récompense normale dans l’existence. Cela fait immanquablement songer à la fameuse affiche sur laquelle un slogan tracé en caviar noir sur fond de caviar rouge proclame avec allégresse : “Ça, c’est la belle vie !” “Le gros problème, c’est qu’il existe une vraie demande pour le caviar illégal”, confirme Alexandre Novikov, patron du groupe Tchernoïé Zoloto [Or noir]. “Je ne saisirai jamais ce qui pousse tous ces gens, pour la plupart aisés, à acheter de la contrefaçon. Sans entrer dans des considérations morales, c’est tout simplement dangereux pour leur santé ! Il est navrant de voir des personnes honnêtes trompées sur la marchandise qu’elles achètent, ou plutôt que leurs cuisiniers ou leurs domestiques achètent pour eux. Ils croient avoir affaire à un produit de luxe, alors que c’est de la contrebande de deuxième catégorie sortie d’un congélateur.” Pour produire du bon caviar, deux conditions sont indispensables : l’extraire d’un poisson vivant et commencer à le traiter dans les dix minutes. Les braconniers ne peuvent pas répondre à ces exigences, ce qui les oblige à arroser leur caviar d’urotropine et autres conservateurs à hautes doses, le transformant en poison. Alexandre Novikov nous assure que de nombreux restaurants servent ce caviar illégal : “Les restaurateurs sont beaucoup plus enclins à se tourner vers nos produits au moindre cas d’intoxication de clients. Ainsi, ils peuvent produire nos documents officiels et attester qu’ils ne se fournissent qu’auprès d’entreprises en règle. Je pense que les restaurateurs qui ne mettent jamais de contrefaçon à leur carte sont peu nombreux.” Officiellement, le commerce du caviar noir est très réglementé. Les entreprises aquacoles agréées doivent répondre à toute une série d’exigences sanctionnées par des certificats sanitaires. Leur production doit être
pesée au gramme près avant d’entrer dans le circuit commercial. En théorie, une traçabilité totale est ainsi assurée. Mais la pratique est tout autre. D’après notre enquête, la Russie compterait à ce jour une cinquantaine de fermes piscicoles élevant des esturgeons, mais seules une dizaine d’entre elles produiraient effectivement du caviar. Parmi celles-ci, les cinq “leaders” sont l’entreprise Diana, située dans la région de Vologda (avec 7,5 tonnes de caviar produites l’an dernier), la société Belouga à Astrakhan (2 tonnes), Raskat, également à Astrakhan (1,2 tonne), l’élevage de Karmanovo, au Bachkortostan (900 kilos), et le complexe de production d’esturgeons de Kalouga (200 kilos). Alors, que font les quarante-cinq autres ? La police pense que certaines d’entre elles n’ont été créées que pour écouler les produits du braconnage. Il est facile de vérifier cette hypothèse, car l’aquaculture est un secteur qui exige de gros moyens et des investissements sur le long terme. Il existe deux façons d’obtenir du caviar d’élevage. La manière traditionnelle, barbare, consiste à tuer la femelle, prendre les œufs et vendre la chair. L’autre façon de faire est celle qu’ont aujourd’hui adoptée la plupart des grandes fermes : prélever le caviar sans tuer l’animal, qui reste capable de se reproduire durant plusieurs années. Les œufs sont récoltés juste avant le moment où le poisson est prêt à les expulser. Cela demande une petite incision de son ventre au scalpel, dans un environnement parfaitement stérile. Ce caviar est le plus précieux, le plus proche de la maturité, et exige un traitement d’un professionnalisme exemplaire. Pour arriver au stade de productrice de caviar, une femelle aura réclamé des années de soins minutieux. La plupart des élevages n’ont ni les moyens ni les spécialistes nécessaires. Ils servent donc de couverture, simples façades pour dissimuler le trafic. Les producteurs légaux sont peu nombreux, bien connus, ils travaillent dans la transparence et les organismes de contrôle connaissent exactement le nombre et la nature
COURR IER INTERNATIONAL N° 1007
39
des poissons que chacun élève. ◀◀ En mer Chaque individu est répertorié selon Caspienne, son espèce et son âge. Et, pour des employés chaque espèce, il existe une quan- sur un bateau-usine. ▲▲ Pêcheur tité normative de caviar qu’il est clandestin possible de produire en fonction de près d’Astrakhan. l’âge. Donc, pas question de vendre ◀ Un en-cas au bord plus (moins, oui, sans problème). du fleuve Amour. C’est ainsi que le marché est inondé ▲ Un inspecteur de boîtes de caviar contrefait por- de la brigade tant des étiquettes parfaitement imi- de surveillance tées. Pourtant, Alexandre Novikov de la pêche. demeure persuadé qu’il est possible de vaincre le braconnage et le trafic, à condition que le contrôle des élevages soit strict. Les lois existent. Reste à les faire appliquer. Timour Mitoupov, qui dirige la société d’investissements et d’analyses Khladoprodoukt [Produits frais] et fait partie du conseil d’experts du Rosrybolovstvo [l’administration nationale chargée de la pêche], ajoute pour sa part : “Depuis 2007, nous poussons à l’adoption d’une loi qui instaurerait un monopole d’Etat sur la production, la vente et l’exportation du caviar noir. En vain. Cette loi permettrait à la Russie de produire 300 à 400 tonnes de caviar par an d’ici dix à quinze ans.” A ce jour, le volume annuel des ventes légales sur le marché mondial est estimé entre 350 et 370 tonnes. La Russie y est inexistante. Mais l’Iran, voyant la déliquescence de notre industrie du caviar, en a profité pour créer un réseau de fermes piscicoles et d’usines de transformation – calqué sur le modèle soviétique, un comble ! Ainsi, en Occident, on est désormais persuadé que le caviar iranien est largement supérieur au caviar russe. Nous n’avons malheureusement pas les moyens, pour l’instant, de prouver le contraire…
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
Grigori Sanine, Vladimir Krioutchkov et Dmitri Serkov
REGARDS CROISÉS SUR UNE GUERRE
Soudain, la porte est ouverte NRC HANDELSBLAD (extraits)
Rotterdam
L
e roman dystopique Le Meilleur des mondes (1932), d’Aldous Huxley, pose au lecteur contemporain des problèmes inattendus. La civilisation qu’entrevoit Huxley est-elle si effrayante que cela, après tout ? N’est-elle pas, par certains aspects, agréable et séduisante ? Huxley met en scène Mustapha Menier, qui parle au nom de la civilisation : “La civilisation n’a pas le moindre besoin de noblesse ou d’héroïsme. Ce sont des symptômes d’une politique inefficace. Dans une société convenablement organisée comme la nôtre, personne n’a l’occasion d’être noble ou héroïque. Il faudrait que les circonstances soient particulièrement instables pour que l’occasion se présente. Là où il y a des guerres, là où les sentiments de loyauté sont divisés, là où il faut résister à des tentations, là où il faut se battre pour conquérir ou défendre des objets d’amour, c’est là que la noblesse et l’héroïsme ont nécessairement un sens. Mais de nos jours il n’y a plus de guerre. On prend le plus grand soin à éviter que vous vous attachiez trop à qui que ce soit. Les sentiments de loyauté ne sont plus divisés ; vous
Que font les Néerlandais en Afghanistan ? Un texte de l’écrivain Arnon Grunberg à propos des images du photographe Ad Van Denderen. êtes conditionnés de telle sorte que vous faites forcément ce que vous avez à faire. Et ce que vous avez à faire est dans l’ensemble si agréable, on vous laisse donner libre cours à tant de vos impulsions naturelles, qu’il n’y a pas vraiment de tentations auxquelles vous devez résister.” Le démocrate-chrétien moyen formulerait bien sûr différemment l’intérêt du conditionnement. Il parlerait de stimuler le citoyen de façon adéquate. Et aucun politique n’oserait affirmer qu’il ne faut pas trop s’attacher. Presque personne n’oserait, du reste. Plus on s’aime, mieux cela vaut. De nos jours, même le fait de s’occuper d’un canari gravement malade ou d’une personne âgée passe pour un acte héroïque, mais, autre-
COURRIER INTERNATIONAL N° 1007
40
ment, les idéaux de la civilisation décrits dans Le Meilleur des mondes ne sont pas fondamentalement différents des nôtres. Tout compte fait, les idéaux de Mustapha Menier – si tant est que le monde qu’il décrit puisse être jugé idéal – sont plus ou moins identiques à ceux des démocrates-chrétiens, des sociaux-démocrates, des libéraux, des démocrates et, naturellement, des artistes d’aujourd’hui, car il est rare l’artiste qui n’est pas, d’une manière ou d’une autre, nappé d’une petite sauce démocrate-chrétienne ou qui n’en nappe pas son travail. Le voile pudique de l’engagement doit recouvrir une œuvre d’art, médiocre ou pas, pour qu’elle ait une chance d’être jugée pertinente ; une sculpture sur bois contre l’excision, une installation vidéo parrainée par Kraft, dans laquelle l’artiste montre à quel point il est scandaleux que les banquiers continuent d’empocher des millions, un volumineux roman montrant les effets dévastateurs de l’absence d’un bon système de santé aux Etats-Unis – je n’ai rien contre l’empathie, je n’oserais pas, pas même dans la littérature ou les arts plastiques, mais, dans le monde de l’art, on a du mal à dire où s’arrête l’engagement et où commence le marke(suite page 42) ▶
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
◀◀ Des soldats
Photographies de Ad Van Denderen/Agence VU
néerlandais récemment arrivés en Afghanistan reçoivent une formation sur les motos piégées. ◀ Interroger et fouiller la population locale, c’est la routine des hommes en patrouille. ▼▼ Aux Pays-Bas, avant de partir, les officiers apprennent à donner l’accolade à la façon afghane. ▼ Lors d’un contrôle, l’examen précautionneux d’un baluchon de paysan.
COURR IER INTERNATIONAL N° 1007
41
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
portfolio (suite de la page 40) ting. Et je crains que ce ne soit guère mieux dans le monde politique. Avons-nous vraiment besoin de l’art pour nous rappeler que ce qui est affreux est affreux ? Si la civilisation de Huxley dans Le Meilleur des mondes ressemble tant à la nôtre, c’est que leur enjeu est le même : il s’agit de domestiquer l’être humain au nom du bonheur de tous. Dans les deux mondes, c’est ce que signifie la vertu, et tout le reste en découle. Quand on en prend conscience, on comprend par exemple que le conflit entre croyants, moins croyants ou apostats, dont les médias et les livres parlent abondamment depuis quelques années, n’est tout au plus qu’un léger désaccord sur l’idée que nous nous faisons de l’être humain domestiqué. Savoir si l’être humain domestiqué doit passer son temps libre dans un lieu de prière, un stade de foot ou un musée, avec ou sans voile, à moitié nu ou couvert de la tête aux pieds, n’est que du détail, un hoquet de l’Histoire. Que ce soit Dieu qui parle ou la raison, c’est du pareil au même. La raison dit : “Domestiquez-vous vous-mêmes, et si vous n’y parvenez pas, allez à la bibliothèque.” Dieu dit : “Je brille par mon absence, mais j’ai sur terre des prêtres, des rabbins et des imams qui sont là pour vous domestiquer en mon nom.” Il y a toujours des nietzschéens pour voir dans l’être humain domestiqué un animal dégénéré, mais soit ils sont complètement ironiques, soit ils se sont retirés dans les recoins poussiéreux de l’université, d’où ils sortent de temps en temps pour une conférence ou un congrès, afin de provoquer des remous. Si tout le monde professait des idéaux démocrates-chrétiens, même la vie universitaire mourrait d’ennui. Et là où règne l’ennui, on coupe dans les budgets. Je ne donne pas tort aux démocrates-chrétiens déguisés en artistes, en imams, en footballeurs, en libéraux ou en généraux. Moi aussi j’aime vivre aux côtés d’un animal dégénéré qui se couche à 11 heures du soir, mais je soupçonne l’être humain de vouloir de temps en temps se perdre dans quelque chose pour soulager la souffrance associée à la domestication. Jésus, disent les chrétiens, a pris sur lui les souffrances de l’humanité. Du point de vue de la technique narrative, et personne ne m’en voudra d’examiner l’histoire du Christ à travers le prisme de la technique narrative, il me paraît probable que Dieu ait créé la souffrance sur terre pour trouver un emploi à son fils. Sans la souffrance de l’humanité, Jésus serait resté sans emploi, il aurait été un moins que rien, un nul, comme l’ensemble de ses confrères prophètes. Nous souffrons parce que Dieu a voulu lutter contre le chômage dans sa famille. C’est tout de même autre chose que de présenter Dieu comme un monstre cruel et irrationnel. Je nous soupçonne d’être accros à la souffrance d’une drôle de manière et d’exalter cette souffrance par toutes sortes de moyens détournés – par la religion, par l’art, par le nationalisme, par l’héroïsme – parce que, sans cette souffrance, nous ne pourrions plus croire à la possibilité d’être libre. Nous sommes domestiqués, mais nous sommes accros à l’idée que nous pouvons nous échapper comme ça, du jour au lendemain. Et parfois nous nous échappons un peu, nous mettons le gros orteil dans l’océan, nous lisons un livre, nous allons à Rome à vélo alors que nous avons les moyens de prendre le train ou l’avion, nous nous promenons au pôle Nord, ou nous prenons place dans les plus longues, les plus nouvelles, les plus bruyantes et les plus effrayantes montagnes russes du monde. Quand un indompté se manifeste vraiment, nous sommes pris d’effroi. Un attentat à la bombe dans une ville où vivent des gens comme nous, ou bien un sauvage blanc qui veut la peau de la reine* et qui, visiblement, est passé entre les mailles du filet de toutes les machines à domestiquer, oui, cela nous fait terri-
blement peur. Mais c’est le prix que nous payons pour l’illusion de la liberté. Un prix élevé ? Je ne sais pas : la liberté est une Fata Morgana précieuse, peut-être même indispensable. Nous pourrions tous nous mettre à prendre du soma, le comprimé qui procure un sentiment de bonheur dans la dystopie de Huxley, mais nous aimerions pouvoir atteindre l’état légèrement comateux que sus-
cite un bonheur modéré sans que les autorités nous bourrent de comprimés pour que les quelques sauvages qui sont encore parmi nous renoncent à leurs derniers désirs d’état sauvage. Nous sommes fiers de refermer nous-mêmes la porte de la cage. C’est la quintessence de ce que nous appelons civilisation. L’être humain civilisé s’écrie : “Non, non, je n’ai pas besoin de gardien. J’ai déjà fermé la porte à clé et je suis très confortablement allongé là, sur la paille.” Ce n’est pas une critique, n’allez pas me prendre pour un nietzschéen. Comme je l’ai déjà dit, je suis très content de ces cages. Certaines personnes élèvent des cochons d’Inde, d’autres des gerbilles, d’autres encore des lapins, mais tous les êtres humains civilisés s’élèvent eux-mêmes,
COURRIER INTERNATIONAL N° 1007
42
c’est ce qu’on le leur a appris. Il y a des endroits sur cette Terre – je les appellerai des oasis – où la domestication s’interrompt : ce sont les zones de conflit armé. Le mot “oasis” pourrait laisser croire que je glorifie la guerre. Je ne glorifie pas plus la guerre que la domestication. Presque tous ceux qui pénètrent dans une zone de conflit armé, que ce soient des infirmiers, des diplomates, des correspondants de guerre, des photographes, des militaires, des travailleurs humanitaires ou des techniciens, savent qu’entrer dans une de ces zones c’est comme ouvrir la cage. Soudain, la porte est ouverte. Le temps d’un instant, tout semble possible. Oui, bien sûr, la guerre est atroce, la cage n’est ouverte qu’un instant puis elle se referme vite et la promenade à l’extérieur de la cage est strictement réglementée, le droit de la guerre existe, peut-être pas toujours dans la pratique, mais en théorie du moins. De même qu’il est ridicule de dire au lion : “Hou, le méchant lion qui a dévoré une antilope”, il est ridicule de dire à l’être humain : “Hou, le méchant humain qui a envie de guerre.” On fait la guerre parce que l’envie de guerre existe. Par la suite, on invente des raisons et on évoque des nécessités et toutes sortes d’intérêts géopolitiques que je ne veux pas totalement balayer mais qui, à vrai dire, ne m’intéressent guère. Je laisse ces discussions à ces messieurs-dames des pages Opinion qui, après avoir étudié plusieurs journaux et magazines étrangers, mettent leur grain de sel. Un être humain ne tombe pas amoureux parce qu’il voit la personne A ou B, il tombe amoureux parce qu’il a envie d’être amoureux et que cette envie lui fait rechercher un objet sur lequel porter son amour. Qu’il se raconte une autre histoire est compréhensible et très vraisemblablement utile aussi, mais il s’agit d’une forme de fiction qui doit être considérée pour ce qu’elle est. Le plus grand désir de Mme Bovary est le désir lui-même. Je soupçonne l’envie de guerre de provenir non pas tant de la nature foncièrement mauvaise de l’être humain – les références obligées au mal polluent le débat – que du besoin d’échapper, temporairement ou pour toujours, à l’état de domestication. Ad Van Denderen a photographié l’armée néerlandaise en Afghanistan et en route pour l’Afghanistan. Il a photographié aussi les amis et les parents qui n’étaient pas autorisés à les accompagner. Un coup d’œil rapide à ses photos pourrait mener à des conclusions classiques : la guerre n’est pas héroïque, l’armée est absurde, les soldats sont souvent laids. C’est ainsi que l’on décrit la guerre depuis des décennies et, pourtant, il y a suffisamment d’hommes (et aussi quelques femmes) qui sont prêts à y participer. Ils veulent voir sur place ce qu’elle a d’héroïque et de palpitant, ils veulent en faire l’expérience en personne. La radicalité de Van Denderen, qui se manifeste avec plus ou moins d’intensité dans toutes ses photos, consiste à rendre visible l’illusion de la cage ouverte. Ses soldats ont des armes et des uniformes, mais ils sont aussi domestiqués que le crémier. Le plus poignant, ce sont ces photos de civils néerlandais qui, grâce à la chaîne MAX, peuvent enregistrer des messages de vœux pour Noël et le nouvel an à l’intention de leurs amis, de leurs chéris et des membres de leur famille qui se trouvent en Afghanistan. En regardant ces photos, je n’ai pu m’empêcher de penser : voilà l’essence même de notre guerre en cette première décennie du XXIe siècle. Prenez la photo des deux femmes et de la petite fille dans un studio de la chaîne MAX, toutes les trois coiffées d’un bonnet de père Noël. Il n’y a qu’une seule conclusion possible : Afghanistan ou pas, la civilisation a triomphé. La cage ne s’ouvrira Arnon Grunberg plus jamais. * Le 30 avril 2009, aux Pays-Bas, un homme avait foncé sur la foule avec sa voiture lors de la fête de la Reine, faisant 4 morts et 13 blessés.
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
Photographies d’Ad Van Denderen/Agence VU
▶
●
■ Le photographe
Membre de l’agence VU, Ad Van Denderen (Pays-Bas, 1943) est réputé pour ses reportages sur l’apartheid, les Palestiniens ou l’immigration en Europe. En 2008-2009, il a travaillé sur l’armée néerlandaise à la demande du Rijksmuseum et du quotidien NRC Handelsblad. Il en a tiré le livre Occupation: Soldier (éd. Paradox, 2009). ■ L’écrivain
Brillant romancier, Arnon Grunberg, né en 1971 aux Pays-Bas, est aussi l’auteur de grands reportages, notamment en Afghanistan, en Irak et à Guantanamo. Il est édité en France chez Actes Sud, qui a publié en 2009 son avant-dernier roman, Tirza (traduit par Isabelle Rosselin, comme le texte ci-contre).
▲ Familles et amis
▲▲ Des jeunes
des soldats en mission enregistrent leurs messages de Noël. ◀ Une nouvelle recrue de la brigade aéroportée néerlandaise. ◀ L’enrôlement d’un jeune policier afghan, qui va être formé par les Néerlandais.
Néerlandais tentés par la carrière militaire participent à une journée portes ouvertes au camp de Schaarsbergen. ▶ A l’aéroport d’Eindhoven, un soldat en partance pour la province d’Orozgan fait ses adieux à sa famille.
COURR IER INTERNATIONAL N° 1007
43
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
économie
■ économie
Les chasseurs de phoques misent sur le marché chinois
p. 46
i n t e l l i g e n c e s
●
Ne tuez surtout pas la reprise dans l’œuf ! REPRISE Dans le climat ■
d’incertitude financière et monétaire actuel, les pays riches doivent encore soutenir leur économie. Sans oublier les réformes. THE ECONOMIST
Londres
Détecter instantanément les tsunamis
p. 47
■ écologie
En Ecosse, le whisky sert à tout p. 48 ■ multimédia Les scénaristes vietnamiens en manque d’imagination
i n t e l l i ge n c e s
p. 49
A
près les banques, c’est maintenant le tour des Etats. La crise économique, qui a semblé perdre de sa vigueur à la fin de 2009, fait rage de nouveau, alors que se profile à l’horizon la menace de faillites souveraines. Les dirigeants européens s’efforcent de prévenir le plus grand désastre financier de l’histoire de l’euro. Tous les projecteurs sont braqués sur la Grèce. Si un plan de sauvetage de ce pays se concrétise, d’autres candidats européens se bousculeront peutêtre au portillon. Les marchés obligataires doutent de la capacité de l’Espagne, de l’Irlande et du Portugal à rembourser leurs dettes [et réclament donc des taux d’intérêt plus élevés], ce qui contraint ces pays à augmenter les impôts et à réduire leurs dépenses, alors qu’ils sont toujours embourbés dans la récession. Les ennuis de l’Europe ont de quoi inquiéter les investisseurs, et ce qui se passe ailleurs dans le monde n’est pas de nature à les rassurer. Ainsi, le gouvernement chinois, préoccupé par l’accélération de l’inflation et les bulles d’actifs, a commencé en janvier à tempérer la frénésie de prêts. La banque centrale indienne a relevé le niveau des réserves obligatoires des banques commerciales, tandis que le Brésil met un terme à son plan de relance. Les banques centrales des pays riches suppriment petit à petit les facilités de trésorerie qu’elles avaient mises en place au plus fort de la crise. L’assouplissement quantitatif, qui consiste à faire marcher la planche à billets pour acheter des actifs [emprunts d’Etat ou obligations d’entreprises, afin d’injecter des liquidités dans l’économie], tire à sa fin. Tous ces changements affectent le prix des actifs. Les Bourses sont en forte baisse, les cours des matières premières plongent, la volatilité des marchés s’accentue. L’espoir d’une reprise “en V” s’est envolé, remplacé par la crainte d’une récession en double creux [avec une faible reprise suivie d’un nouveau plongeon]. Car on redoute de plus en plus que les autorités ne soient forcées – ou ne fassent l’erreur – de mettre prématurément fin aux mesures de soutien monétaires et budgétaires.Ce pessimisme est-il justifié ? Tout dépendra de trois facteurs : la solidité de la reprise, l’ampleur de la dette souveraine (la Grèce est-elle le seul pays en déroute ?) et l’habileté avec laquelle les banques centrales et les ministres des Finances vont concevoir et coordonner la sortie des plans de relance.
▶ Reprise économique. CAI-NYT Syndicate
■ sciences
Dessin de Hajjaj paru dans Al-Doustour, Amman.
L’économie mondiale présente un tableau de plus en plus contrasté. Les grands pays émergents sont ceux qui s’en sortent le mieux, avec une demande intérieure soutenue et peu de capacités de production non utilisées. L’Inde et le Brésil sont quasiment sortis de la récession. Après avoir été abreuvée de crédit, sous la houlette de l’Etat, l’économie chinoise risque de souffrir de la sévérité soudaine des bureaucrates. Rien, toutefois, n’indique une contraction trop forte et trop rapide de l’activité. Un ralentissement est possible, et même souhaitable, mais un effondrement est peu probable. ■A
la une
“L’économie mondiale confrontée à de nouveaux dangers”, titre The Economist. “Quand la crise a commencé, ajoute l’hebdomadaire britannique, les gouvernements ont contribué au sauvetage de l’économie. Mais, maintenant, ce sont eux qui constituent le principal problème.”
COURRIER INTERNATIONAL N° 1007
44
LES STATISTIQUES AMÉRICAINES SONT TROMPEUSES
Il n’en est pas de même pour les pays riches, où un rebond de la demande du secteur privé se fait toujours attendre. Les statistiques américaines, à première vue excellentes, sont trompeuses. Si la croissance a atteint 5,7 % en taux annualisé au dernier trimestre de 2009, c’est principalement parce que les entreprises reconstituaient leurs stocks. Les destructions d’emplois se poursuivent (quoique à un rythme moindre), la Bourse continue de baisser, le marché immobilier demeure fragile et les ménages remboursent leurs dettes. Dans ces conditions, la consommation restera probablement atone. Et les capacités de production disponibles sont tellement importantes qu’il est peu probable que les entreprises se mettent à investir à tout-va. L’Europe et le Japon sont dans une situation encore plus difficile. Même si les exportations reprennent, la déflation sévit de nouveau au Japon. Dans la zone euro, la reprise marquait déjà le pas bien avant que ne se déclenche la crise grecque. Même en Allemagne, où les ménages n’ont pourtant pas de lourdes dettes à rembourser, la demande a calé. La disparité entre pays émergents et pays riches devrait se refléter dans leurs politiques macroéconomiques. Les premiers peuvent (et doivent) supprimer les mesures de soutien et relever les taux d’intérêt avant que l’inflation ne reparte. Mais, dans les grandes économies affaiblies, il est encore trop tôt pour donner un tour de vis. Risquer DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
de reproduire les erreurs commises par les Etats-Unis en 1937 et le Japon en 1997 – quand un alourdissement de la fiscalité et un resserrement de la politique monétaire décidés de façon précipitée ont fait revenir la récession – serait bien plus dangereux que le statu quo. Quand l’activité est tellement en deçà de son potentiel et que le crédit stagne, le retour de l’inflation est peu probable. Il ne faut pas non plus que les craintes des détenteurs d’obligations ne conduisent les gouvernements à recourir soudainement à la rigueur budgétaire. L’enseignement à tirer des malheurs de la Grèce, de l’Espagne et du Portugal, ce n’est pas que tous les déficits actuels sont dangereux, mais qu’il faut s’efforcer de les contrôler tout en soutenant la croissance. La plupart des grands pays développés ont retenu la moitié de la leçon. Le 6 février, les ministres des Finances du G7 ont conclu à juste titre qu’il était trop tôt pour cesser de soutenir leurs économies. Mais aucun Etat n’a défini une politique budgétaire à moyen terme qui soit crédible. La priorité absolue devrait être donnée aux réformes, comme le recul de l’âge de la retraite ou le calibrage des futures prestations en fonction des ressources, qui améliorent les perspectives budgétaires sans étouffer la demande. La France s’engage dans la bonne direction, avec sa réforme contestée du système des retraites. Mais le budget américain, qui ne prend pas en considération le moyen terme, représente de ce point de vue un échec consternant. Il est tout aussi important de mettre en œuvre une politique de croissance plus explicite. Il faut favoriser la productivité, l’investissement et la concurrence. Ce qui souligne de nouveau la nécessité de libéraliser le commerce, de réduire les dépenses plutôt que relever les impôts et de parvenir à un accord sur de nouvelles réglementations financières. La nervosité qui règne est due, en partie, au “risque politique”. Personne – des entreprises aux banques, en passant par les citoyens – ne sait vraiment où vont les gouvernements. Plus les Etats parviendront à réduire cette incertitude, plus la reprise aura des chances d’être vigoureuse. ■
économie Comment Wall Street a aidé la Grèce à tricher CRÉATIVITÉ La banque Goldman ■
Sachs proposait à l’Etat grec des produits financiers complexes pour lui permettre d’emprunter massivement à l’insu de la BCE. THE NEW YORK TIMES (extraits)
New York
C
ertaines tactiques de Wall Street qui ont alimenté la crise des subprimes aux Etats-Unis ont également renforcé la tempête financière qui secoue aujourd’hui la Grèce et mine l’euro. C’est en effet la banque d’affaires américaine Goldman Sachs qui a aidé Athènes (au cours des dix dernières années) à contourner les garde-fous mis en place par l’Europe en dissimulant des milliards d’euros de dettes aux contrôleurs budgétaires de Bruxelles. A l’heure même où la situation devenait explosive en Grèce, les banques s’efforçaient encore de trouver des moyens de permettre à l’Etat de retarder le moment où il se trouverait au pied du mur. Début novembre – soit trois mois avant qu’Athènes ne devienne l’épicentre de l’angoisse financière mondiale –, une équipe de Goldman Sachs est arrivée dans la cité antique avec une proposition très moderne pour cet Etat qui avait du mal à payer ses factures. La délégation, qui était dirigée par le président de la banque en personne, Gary Cohn, a présenté un instrument financier qui aurait repoussé le remboursement de la dette sociale loin dans le futur – tout comme un propriétaire aux abois prend un second crédit hypothécaire pour rembourser le premier. LES PRODUITS DÉRIVÉS SONT AU CŒUR DU PROBLÈME
Cela avait marché auparavant. En 2001, juste après l’adhésion de la Grèce à l’Union économique et monétaire européenne, Goldman Sachs, selon des personnes bien informées avait aidé l’Etat grec à emprunter discrètement plusieurs milliards. Ce schéma, dont le public n’avait pas eu vent parce qu’il était conçu comme une transaction sur devises et non comme un prêt, avait permis à Athènes de respecter les règles européennes en matière de déficit tout en continuant à vivre au-dessus de ses moyens. Athènes n’a pas donné suite à la dernière proposition de Goldman Sachs. Mais, à l’heure où le pays gémit sous le poids de sa dette et où ses voisins plus riches promettent de venir à son secours, les montages réalisés ces dix dernières années soulèvent des questions sur le rôle de Wall Street dans le dernier drame financier mondial. Comme dans la crise des subprimes et l’implosion de l’American International Group [en 2008, le Trésor américain a injecté 180 milliards de dollars dans ce géant de l’assurance pour
▶ “L’économie
est une fiction.” “Tous les bilans sont falsifiés.” Dessin d’El Roto paru dans El Periódico de Catalunya, Barcelone. ■
Confusion
“Entre 2001 et 2004, 4 milliards d’euros ont été levés par la Grèce via toute une série d’opérations de titrisation”, afin de réduire sa dette et son déficit, explique le Financial Times. Des montages réalisés par le ministre socialiste des Finances Nikos Christodoulakis avec l’aide de multiples banques. Le plus gros contrat, qui a permis au pays d’emprunter 2 milliards d’euros en 2001, était adossé aux financements qu’Athènes prévoyait de recevoir des fonds structurels européens au cours des sept années suivantes. Il avait été mis au point par BNP Paribas, la Deutsche Bank et deux banques locales. Selon un responsable grec de l’époque, le bureau européen des statistiques “Eurostat savait tout de ces accords, qui étaient parfaitement légaux”. Mais d’après Le Temps, à Genève, “Eurostat se défend d’avoir ‘été au courant de telles transactions’, enjoignant à la Grèce de fournir tous les détails d’ici à la fin du mois.”
lui éviter la faillite], les produits dérivés sont au cœur du problème. Les instruments développés par Goldman Sachs, JPMorgan Chase et toute une série d’autres banques ont permis aux responsables politiques de Grèce, d’Italie et peut-être d’autres pays encore de masquer des emprunts. Si les agissements de Wall Street n’ont suscité que peu d’intérêt de ce côté de l’Atlantique, ils ont fait l’objet de critiques acerbes en Grèce et dans des magazines comme Der Spiegel, en Allemagne [qui a révélé l’affaire sur son site Internet]. Ce n’est pas Wall Street qui a créé le problème de la dette européenne. Mais les banquiers ont permis à la Grèce et à d’autres Etats d’emprunter au-delà de leurs moyens – grâce à des contrats parfaitement licites. Il existe peu de règles qui régissent la façon dont un pays peut emprunter l’argent dont il a besoin pour financer par exemple son armée et son système de santé. Le marché de la dette souveraine – le terme de Wall Street pour les prêts accordés aux Etats – est aussi dépourvu d’entraves qu’il est vaste. Les banques se sont empressées d’exploiter ce qui était pour elles une symbiose fort lucrative avec certains Etats dépensiers. La Grèce a ainsi versé à Goldman Sachs quelque 300 millions de dollars de commission pour le montage réalisé en 2001, selon plusieurs sources bancaires. Celui-ci reposait sur un type de produit dérivé appelé swap. Le swap de taux d’intérêt, par exemple, peut permettre à une entreprise ou à un Etat de faire face aux fluctuations du coût de ses emprunts en échangeant des remboursements avec intérêts fixes contre des remboursements à taux variable ou vice versa. Un autre, le swap de devises, peut minimiser l’impact de la volatilité des taux de change. Avec l’aide de JPMorgan, l’Italie a pu faire davantage. Malgré des déficits persistants, elle a pu ramener son budget dans le droit chemin en échan-
COURR IER INTERNATIONAL N° 1007
45
geant des devises avec cette banque américaine à un taux de change favorable, ce qui a effectivement mis de l’argent dans ses caisses. En contrepartie, Rome s’est engagé à des remboursements futurs qui n’étaient pas comptabilisés comme des dettes. DES MONTAGES PORTANT LE NOM DE FIGURES DE LA MYTHOLOGIE
“Les produits dérivés sont très utiles”, commente Gustavo Piga, un professeur d’économie qui a rédigé un rapport sur la transaction italienne pour le Council on Foreign Relations [un cercle de reflexion américain]. “Mais ils deviennent néfastes s’ils servent à maquiller les comptes.” En Grèce, où les montages de ce type portent le nom de figures de la mythologie, la sorcellerie financière est allée encore plus loin. Les autorités ont tout simplement hypothéqué les aéroports et les autoroutes du pays pour emprunter des fonds dont elles avaient désespérément besoin – l’équivalent d’un vide-grenier à l’échelle nationale. Le contrat Eole a ainsi permis à l’Etat de réduire le montant de sa dette en 2001. La Grèce a reçu des fonds immédiatement et s’est engagée à reverser à la banque les recettes futures des taxes d’aéroport. L’année précédente, c’étaient les revenus tirés de la loterie nationale qui avaient été engloutis par un schéma similaire, baptisé Ariane. Le gouvernement avait alors classé ces opérations dans la catégorie des ventes, et non dans celle des emprunts. Ce genre de transactions fait controverse depuis des années dans les cercles gouvernementaux. Dès l’an 2000, les ministres des Finances européens avaient débattu de la nécessité de rendre publique l’utilisation des produits dérivés par la “comptabilité créative” [l’art d’arranger les comptes sans pour autant violer la réglementation]. La réponse fut non. Mais, en 2002, de nombreux instruments qui, comme Eole et Ariane, n’apparaissaient pas DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
dans les budgets nationaux, furent soumis à une obligation d’information, ce qui poussa les Etats à les requalifier en prêts. “Dans plusieurs exemples, la titrisation [transformation de créances en titres négociables] semble avoir été délibérément conçue pour obtenir un certain résultat comptable sans tenir compte de l’intérêt économique de l’opération”, relevait en 2008 Eurostat, l’office statistique de l’Union européenne. Si ces astuces comptables sont sans doute intéressantes à court terme, elles peuvent s’avérer désastreuses à long terme. George Alogoskoufis, qui était ministre des Finances [dans le gouvernement conservateur Caramanlis] avait dénoncé devant le Parlement, en 2005, le montage réalisé en 2001 par Goldman Sachs, estimant qu’il contraignait l’Etat à rembourser de grosses sommes à la banque américaine jusqu’en 2019. M. Alogoskoufis, qui a quitté ses fonctions début 2009, nous a déclaré par courriel que Goldman avait accepté par la suite de reconfigurer l’opération “pour restaurer ses bonnes relations commerciales avec la République”. D’après lui, la nouvelle version était plus favorable à la Grèce. En 2005, Goldman a vendu le swap de taux d’intérêt à la National Bank of Greece (NBG), la plus grande banque commerciale du pays, selon deux personnes bien informées. Ensuite, en 2008, Goldman Sachs l’a aidée à intégrer le swap dans une entité juridique nommée Titlos. Selon le fournisseur d’informations financières Dealogic, la NBG a conservé les titres ensuite émis par Titlos, afin de s’en servir comme gage pour des emprunts contractés auprès de la Banque centrale européenne. Selon Edward Manchester, de l’agence de notation financière Moody’s, ce swap, qui impose à la Grèce des remboursements à long terme, “ne sera jamais rentable pour l’Etat”. Louise Story, Landon Thomas Jr. et Nelson D. Schwartz
économie Les chasseurs de phoques misent sur le marché chinois COMMERCE Faute ■
de pouvoir exporter la viande, la graisse et les peaux de pinnipèdes en Europe, le Canada cherche des clients plus coopératifs.
▶ “Simplement
pas assez mignon.” Sur la casquette : Chasseurs de phoques canadiens. Dessin de Cummings paru dans Winnipeg Free Press, Canada.
THE GLOBE AND MAIL (extraits)
ublions le respect des animaux si cher au Vieux Monde. Dorénavant, le Canada va envoyer les dépouilles de ses phoques en Chine. Quelle qu’ait été l’agitation suscitée au Canada par les sanctions européennes contre la chasse au phoque, l’Europe ne constitue de toute façon qu’un marché relativement restreint. La Chine est un bien plus gros acheteur, avec un fort potentiel. Ce pays est en outre totalement étranger aux protestations des défenseurs des animaux, qui ont diabolisé l’industrie du phoque dans le monde occidental. A la mi-janvier, la ministre des Pêches et des Océans, Gail Shea, ainsi que les dirigeants de cinq sociétés spécialisées se sont donc rendus en Chine. La ministre a présenté une collection d’articles en fourrure de phoque lors du Salon chinois de la fourrure et du cuir, à Pékin. Et elle s’est efforcée de faire assouplir les formalités administratives nécessaires à l’importation de viande de phoque. “Ils ont là-bas une approche complètement différente”, souligne Bernard Guimont, le président de Tamasu, un exportateur de produits dérivés du phoque établi aux îles de la Madeleine, au Québec. “Pour nous, ce marché représente un grand avenir.” Dénonçant la cruauté de la chasse aux pinnipèdes, les manifestations en faveur des droits des animaux – des protestations de Paul McCartney aux
■
Scepticisme
“Alors que la Chine envisage d’interdire la consommation de chien et de chat, explique le Global Times, des responsables canadiens sont venus à Pékin à la mi-janvier dans le but d’ajouter un nouveau mets à la cuisine chinoise : la viande de phoque.” Ce n’est pas gagné, si l’on en croit une militante hongkongaise de l’organisation People for the Ethical Treatment of Animals (PETA), citée par le journal, édition anglaise d’un quotidien chinois. “Si le Canada pense que nous accepterons les produits issus d’une chasse cruelle qu’il veut nous fourguer parce que personne d’autre n’en veut, il se trompe”, affirme-t-elle.
CAI-NYT Syndicate
O
Toronto
images de sang maculant la neige blanche – ont poussé l’Europe à interdire la vente des produits dérivés du phoque. [L’interdiction, qui entrera en vigueur en août 2010, prévoit une exception : “Les produits dérivés du phoque provenant de formes de chasse traditionnellement pratiquées par les communautés inuites et d’autres communautés indigènes à des fins de subsistance”.] Le mouvement de défense des animaux tente de reproduire ces campagnes à Hong Kong, mais il doit encore prendre pied dans la culture chinoise, et c’est une autre paire de manches. La population, qui mange toutes sortes d’animaux, y compris des chiens, est peu sensible aux campagnes s’appuyant sur l’émotion. “Les Chinois mangent de tout. Et ils ne comprennent tout bonnement pas pourquoi il faudrait placer un animal au-dessus des autres”, affirme Wayne Mackinnon, président de DPA Industries, qui exporte des capsules d’oméga-3 à base de graisse de phoque du Groenland. “Je crois qu’au cours de la prochaine décennie le marché chinois pourrait à lui seul absorber tous les produits dérivés du phoque que nous serons capables de fabriquer.” [Traditionnellement, les Chinois ne
mangent pas de phoque. Par ailleurs, le phoque commun et le phoque tacheté – différents du phoque du Groenland chassé par les Canadiens – sont des espèces protégées en Chine.] UNE TOURNÉE DE LOBBYING DÉSESPÉRÉE
Les ventes de produits à base d’huile pourraient dépasser celles des articles en fourrure, une denrée qui a longtemps été la raison d’être de la chasse. Pourtant, l’effondrement du secteur de la pelleterie menace également les affaires de Wayne Mackinnon : pour qu’il puisse acheter la graisse de phoque à un prix raisonnable, il faut que la fourrure soit commercialisée à un bon prix. Une peau ne valant plus qu’une quinzaine de dollars canadiens [10 euros], de nombreux chasseurs sont restés chez eux en 2009. Résultat : le nombre de prises n’a atteint que le quart du quota autorisé par Ottawa, et la valeur au débarquement de l’ensemble des fourrures s’est chiffrée à moins de 1 million de dollars [670 000 euros]. Or Ottawa a dépensé une fortune pour lancer une campagne contre l’interdiction européenne. Loyola Sulli-
van, ambassadeur pour la conservation des pêches du gouvernement [conservateur] de Stephen Harper, a englouti des centaines de milliers de dollars pour envoyer des délégations parcourir les capitales européennes lors d’une tournée de lobbying désespérée. L’an dernier, le gouvernement a aussi contesté l’interdiction européenne auprès de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), démarche qui coûtera probablement des millions. Or, sur le plan commercial, le marché européen représente trois fois rien. La plupart des ventes canadiennes en Europe étaient destinées à des fourreurs qui revendaient leurs produits dans d’autres pays. Le Vieux Monde ne représentait ainsi que 10 % des ventes de détail. En fait, cette campagne ressemblait davantage à une guerre culturelle qu’à des négociations commerciales. Le gouvernement fédéral entendait faire cesser les sanctions afin de protéger la réputation internationale de la chasse. De plus, se ranger au côté des petits chasseurs contre les célébrités européennes qui défendaient les animaux constituait un choix politique évident pour les conservateurs. Un choix un peu vain, car aujourd’hui, dans leur majorité, les exportations du Canada se répartissent entre la Russie et la Chine. Et l’empire du Milieu est depuis dix ans le centre mondial de la production d’articles en fourrure. Grâce à ses millions d’habitants nouvellement aisés, c’est aussi devenu le premier marché de détail, rappelle M. Guimont. Le Salon de la fourrure de Pékin est en passe de devenir l’un des plus importants du monde. Le premier, lui, se trouve à Hong Kong. C’est pourquoi la campagne contre la chasse au phoque lancée sur l’île en 2009 inquiète le secteur de la pelleterie, qui redoute que le mouvement gagne du terrain. “Nous prenons ces choses très au sérieux”, confie Rob Cahill, directeur exécutif de l’Institut de la fourrure du Canada. Campbell Clark
sciences
i n t e l l i g e n c e s
●
Détecter instantanément les tsunamis RAZ DE MARÉE
Câble sous-marin en fibre optique
Le signal est transmis à la vitesse de la lumière
Vitesse : de 600 à 800 km/h Variation électrique
Relais côtier (réception du signal)
PRÉVENTION Les câbles en fibre ■
optique qui traversent les océans pourraient servir de capteurs pour la détection des raz de marée en formation.
L
A la suite d’un séisme sous-marin, un raz de marée se produit. La vague déferle à une vitesse comprise entre 600 et 800 km/h.
par le raz de marée présentait une périodicité caractéristique. Le tsunami, ce colossal déplacement d’eau, a interféré avec le champ électromagnétique des câbles de télécommunications posés sur les fonds marins. Cette interférence a voyagé tout le long des câbles à la façon d’un courant électrique secondaire. Comme l’explique Manoj Nair, professeur à l’université du Colorado, aux Etats-Unis, et principal responsable du projet, le bruit de fond électrique dépend de nombreux facteurs,
PÚBLICO
Madrid
e 26 décembre 2004 au matin, un séisme de magnitude 9,3 ébranla les fonds sous-marins non loin de l’île indonésienne de Sumatra. Deux vagues gigantesques déferlèrent alors dans l’océan Indien vers l’ouest et vers l’est, et s’abattirent sur les côtes, entraînant la mort de 265 000 personnes. Or une équipe de chercheurs a dernièrement constaté que ce tsunami avait généré un courant électrique, qui avait voyagé à la vitesse de la lumière dans les câbles sous-marins en fibre optique traversant cette zone. Un message d’alerte était donc arrivé – sans être perçu – sur les côtes bien avant les immenses vagues qui les ont dévastées. Dans une étude de la revue Earth, Planets and Space publiée en février, une équipe de scientifiques russes, américains et indiens a démontré que la mesure du potentiel électrique sous-marin pouvait permettre de détecter les tsunamis [voir schéma]. L’eau salée est un milieu qui conduit très bien l’électricité. Si la tension électrique dans chaque zone du globe dépend de nombreux facteurs (la position par rapport au champ électromagnétique de la Ter re, les tempêtes solaires ou l’ionisation atmosphérique, entre autres), ses fluctuations restent faibles. Dans des conditions normales, elles ne dépassent pas 2 millivolts (mV). Ce matin du 26 décembre, la différence de potentiel électrique a dépassé 500 mV. Les chercheurs soutiennent que, d’après les variations d’intensité observées, cette oscillation brutale provoquée
En temps normal, les fluctuations du potentiel électrique de la mer sont faibles : en moyenne de l’ordre de 2 millivolts (mV).
Sous l’effet de la vague géante, le potentiel électrique de la mer augmente (jusqu’à 500 mV dans le cas du tsunami de 2004 en Indonésie).
Cette variation de potentiel est détectée par le câble sous-marin, qui la relaie à une vitesse proche de celle de la lumière.
comme la longueur du câble ou les courants électriques d’origine non océanique. De fait, on est obligé de calculer une tension moyenne dans chaque zone. Mais, une fois cette moyenne établie, on peut enregistrer la moindre oscillation avec des voltmètres installés dans un relais côtier du réseau de fibres, et qui feraient donc office de capteurs. “Le grand avantage est que cette fluctuation d’intensité électrique voyage le long du câble à une vitesse très proche de celle de la lumière”, ajoute-t-il. Le tsunami
L’information parvient pratiquement au moment où le tsunami se forme, en haute mer, ce qui permet de prendre des mesures beaucoup plus rapidement.
Sources : “Público”, NOAA
SÉISME
de 2004 est parvenu en quinze minutes à Aceh, dans le nord de l’île de Sumatra, et il a atteint deux heures plus tard les côtes de Thaïlande et du Sri Lanka (les deux autres pays les plus touchés). Avec ce système d’alerte par fibre optique, il resterait donc une marge suffisante pour prévenir les populations. En outre, la carte des câbles sousmarins coïncide avec celle des zones – la Méditerranée orientale, l’océan Indien ou la mer de Chine – où les risques de raz de marée sont élevés. Miguel Angel Criado
CYTOLOGIE
Qu’est-ce qui fait accélérer les spermatozoïdes ? Des biologistes américains ont trouvé le mécanisme qui permet à ces cellules reproductrices de nager plus vite quand elles doivent atteindre l’ovule. SCIENCE NEWS
Washington
P
our un spermatozoïde en route vers l’ovule à féconder, pas besoin de bonnet de bain ou de combinaison dernier cri. Selon une étude récemment publiée dans la revue spécialisée Cell, ce qui permet à cette minuscule cellule de nager plus vite est un canal à protons [particules chargées positivement]. La concentration des protons à l’intérieur d’une cellule spermatique est environ mille fois plus élevée qu’à l’extérieur, explique l’un des auteurs de l’étude, Yuriy Kirichok, chercheur en biophysique à l’université de Californie à San Francisco. Quand les protons sortent du spermatozoïde, l’intérieur de la cellule devient moins acide. Divers processus se
mettent alors en place et accroissent la vitesse de déplacement du spermatozoïde. Mais, jusqu’à présent, le mécanisme de cette fuite de protons restait une énigme. Kirichok et ses collègues ont examiné les propriétés électriques du spermatozoïde humain arrivé à maturité. Ces caractéristiques se sont avérées très proches de celles de certaines cellules immunitaires, dont on sait qu’elles se délestent de leurs protons via un canal appelé Hv1. Kirichok et ses collègues ont découvert ensuite que le flagelle des spermatozoïdes – le filament qui leur permet de se mouvoir – contenaient une concentration importante de canaux Hv1. L’équipe a également étudié des substances capables d’influencer le comportement du canal Hv1. Un composé appelé anandamide, similaire au principe actif du
COURR IER INTERNATIONAL N° 1007
47
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
cannabis, ouvre le canal. “On sait depuis longtemps que le cannabis réduit la fertilité, mais personne ne savait pourquoi”, rappelle Kirichok. En ouvrant le canal Hv1, cette substance active prématurément les spermatozoïdes ; si bien que, épuisés, ils ne peuvent plus nager correctement au moment fatidique. Cette découverte pourrait permettre de mieux comprendre l’activité de ces cellules – en particulier la façon dont les signaux moléculaires contrôlent leur comportement durant la fécondation, commente Dejian Ren, de l’université de Pennsylvanie à Philadelphie. De plus, en identifiant les composés qui peuvent influer sur la nage des spermatozoïdes, en ouvrant ou en fermant le canal à protons Hv1, les scientifiques pourraient trouver de nouveaux moyens pour contrôler la fertilité masculine. Laura Sanders
écologie
i n t e l l i g e n c e s
●
En Ecosse, le whisky sert à tout ÉNERGIE En produisant
C’est Biowayste, une société du Northamptonshire, qui va équiper Bruichladdich en digesteurs. “Il y a 5 000 petites entreprises alimentaires en Grande-Bretagne”, explique le PDG de Biowayste, Barry Howard. “Toutes génèrent des déchets et paient pour s’en débarrasser. Nous pouvons transformer ces déchets en électricité sur place et faire économiser ainsi de l’argent aux entreprises sur leur élimination et sur les factures d’électricité. Nous pouvons également utiliser le système pour générer de la chaleur.”
■
du biogaz à partir de leurs déchets, les distilleries de l’île d’Islay pourraient fournir d’énormes quantités d’électricité à la région. THE TIMES
UNE FORTE RÉDUCTION DE LA POLLUTION MARINE
F
abriquer de l’électricité avec du whisky ? Les amoureux de l’alcool ambré penseront certainement qu’il s’agit là de la pire idée qu’aient jamais eue les écologistes. C’est pourtant ce qu’on veut faire à Islay, l’île la plus méridionale des Hébrides, à l’ouest de l’Ecosse, où se fabriquent certains des whiskys écossais les plus réputés. La distillerie de Bruichladdich compte en effet installer des digesteurs anaérobies destinés à transformer les milliers de tonnes de déchets issus de la fabrication de whisky en méthane, puis brûler celui-ci pour produire de l’électricité. Et sept autres distilleries de l’île – Ardbeg, Laphroaig, Lagavulin, Bowmore, Caol Ila, Bunnahabhain et Kilchoman – envisagent d’utiliser des systèmes similaires. Si le principe fonctionne, les producteurs de whisky pourront générer une grande partie de l’électricité consommée dans l’île. Cette innovation est motivée par plusieurs facteurs. D’une part, les producteurs de whisky se soucient de plus en plus de leur empreinte carbone, qui, selon les estimations, est l’une des plus importantes de l’industrie alimentaire. Aucune des principales entreprises ne veut donner de chiffres, mais le seul processus de distillation consomme une énorme quantité
www.islayinfo.com
Londres
▲ La distillerie
Lagavulin sur l’île d’Islay compte s’équiper d’un digesteur anaérobie. ■ Transformation
La digestion anaérobie, ou méthanisation, est un processus de dégradation de la matière organique par des bactéries dans un milieu sans oxygène. Dans ces conditions, les micro-organismes transforment la matière organique en méthane.
785 m
Bunnahabhain
JURA
Caol Ila Sou
I S L AY
of
Isl
Bowmore
ay
Portnahaven
Iles Hébr i d
Ardberg Lagavulin Laphroaig
ÉCOSSE
R-U
6,20° O
e
s
0
Moins de chameaux, moins de CO 2 Faut-il éliminer les camélidés sauvages, gros producteurs de gaz à effet de serre ? Les sénateurs australiens sont appelés à se prononcer. Sydney
491 m
IRLANDE
Sur Islay, il y a également l’impact environnemental des nombreuses tonnes de déchets qui sont déversées chaque semaine dans le détroit par un pipeline. Mark Reynier, le propriétaire de Bruichladdich, dont la distillerie produit 46 000 caisses de 12 bouteilles par an, paie une facture annuelle de 20 000 livres [22 700 euros] pour le seul transport de ses déchets en camion-citerne jusqu’au terminal du pipeline. La digestion anaérobie devrait permettre à la fois de supprimer cette dépense et de fournir 80 % de l’électricité consommée par la distillerie, dont la facture s’élève à 36 000 livres par an. A ces économies s’ajouteront les sub-
THE AUSTRALIAN (extraits)
nd
Kilchoman
Bruichladdich
L’UN DES WHISKYS LES PLUS ÉCOLOGIQUES DE LA PLANÈTE
ventions accordées par le gouvernement pour la production d’énergie renouvelable. D’après Reynier, “les digesteurs représenteront environ 300 000 livres en dépenses d’équipement et il ne faudra donc que trois à cinq ans pour récupérer leur coût”. Il compte utiliser cette innovation pour présenter le Bruichladdich comme l’un des whiskys les plus écologiques de la planète. Cette technique intéresse aussi les producteurs de whisky pour d’autres raisons. Le réseau d’alimentation en électricité d’Islay est obsolète : il consiste en un câble unique qui relie la petite île à la Grande-Bretagne. Du coup, les sautes de tension, amplifiées par les besoins importants des distilleries, peuvent nuire au fonctionnement des ordinateurs et autres équipements électroniques. Produire de l’électricité sur place permettrait de résoudre en partie ce problème.
P O L É M I QU E
Les huit distilleries d’Islay
55,80° N
d’énergie. A cela s’ajoute le fait que la majeure partie du whisky est exportée dans des bouteilles lourdes et des emballages sophistiqués.
Ces équipements s’avèrent lucratifs : pour chaque mégawatt/heure généré à partir d’une source d’énergie renouvelable, l’entreprise qui le fournit reçoit du gouvernement deux “certificats d’obligation pour les énergies renouvelables” [mesures d’incitation à la production d’électricité à partir d’énergies renouvelables mises en place au Royaume-Uni en 2002], l’un pour la production d’électricité et l’autre pour l’utilisation de la chaleur générée. Ces certificats peuvent ensuite être revendus à d’autres entreprises qui ont besoin de compenser leur pollution. Selon David Protherough, respon sable de projet pour la société Re-JIG (Recycle-Jura/Islay Group), installer des digesteurs dans les distilleries permettrait de réduire la pollution marine et de diminuer la circulation des camions-citernes sur les routes de l’île : “Les producteurs sont emballés, déclare-t-il. Nous espérons maintenant que les distilleries fabriqueront tellement de biogaz qu’il y en aura assez pour alimenter également une partie des véhicules de l’île. Si nous ajoutons cette source d’énergie aux systèmes marémoteurs et aux hydroliennes déjà installés sur les côtes, Islay deviendra l’une des régions les plus vertes du Royaume-Uni.” Jonathan Leake
15 km
S
elon les scientifiques, le chameau ferait partie des animaux les plus gros producteurs de dioxyde de carbone au monde. Il se placerait même au troisième rang après le bœuf et le buffle. En termes de réduction des gaz à effet de serre, l’éradication du million de chameaux sauvages qui errent dans le bush australien équivaudrait au retrait de 300 000 voitures de la circulation. Pourtant, selon Penny Wong, la ministre de l’Environnement australienne, il serait vain de recourir à une
COURRIER INTERNATIONAL N° 1007
48
telle extrémité. Après tout, seul le gaz carbonique émis par les chameaux domestiques est comptabilisé dans le cadre du protocole de Kyoto. Cela ne représente qu’un nombre limité d’animaux, du genre de ceux qui promènent les touristes sur la plage de Cable Beach, à Broome, dans le nord-ouest de l’Australie, ou au zoo de Monarto, au sud-est d’Adélaïde. Ce n’est là que l’une des nombreuses aberrations des normes internationales de comptabilisation du CO2. Le gouvernement“a perdu la boule”, dénonce Gregg Hunt, porte-parole de l’opposition pour l’action climatique. “On en est arrivé à la situation absurde DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
dans laquelle un chameau est considéré comme dangereux pour la planète s’il vit en captivité, mais serait parfaitement inoffensif s’il se balade dans la nature.” Un chameau émet 0,97 tonne d’équivalent carbone par an. Or, selon un rapport préparé par le Carbon Reduction Institute, une voiture de catégorie moyenne, équipée d’un moteur à essence de 1,8 litre de cylindrée et roulant 20 000 kilomètres par an rejette environ 3,5 tonnes de carbone chaque année. Alors, faut-il ou non massacrer les chameaux sauvages australiens ? Au Sénat australien, la question est loin d’être tranchée. Ean Higgins
multimédia
i n t e l l i g e n c e s
●
Les séries vietnamiennes s’écrivent en coréen TÉLÉVISION Faute
◀ Cô Gái xâú xi
de scénarios dignes de ce nom, les chaînes locales préfèrent produire des adaptations de séries étrangères. Mais la qualité n’est pas toujours au rendez-vous.
est la version vietnamienne de la série à succès Ugly Betty, qui est d’abord apparue en Colombie avant de connaître des adaptations dans plusieurs autres pays.
■
THANH NIÊN
l y a quelques années, les productions étrangères faisaient férocement concurrence à celles qui étaient produites localement. Les chaînes Vietnam Television (VTV) et Hanoi TV (HTV) ont même été accusées de nuire à la croissance de l’industrie cinématographique nationale en accordant beaucoup de temps d’antenne aux séries venues de l’étranger. Pour tenter de remédier au problème, les heures de grande écoute (entre 20 et 22 heures) ont été réservées aux films vietnamiens. Mais c’était sans compter la pénurie de bons scénarios pour la télévision. Il a donc fallu trouver des solutions temporaires. L’une d’elles fait actuellement le bonheur de l’industrie locale. Elle consiste à adapter des séries télévisées étrangères. Ces dernières jouissent d’une popularité inouïe. Les feuilletons sudcoréens, chinois et sud-américains ont fourni la matière première de ces remakes, qui jouent un rôle crucial dans le renouveau de la production vietnamienne. Depuis 2003, les sociétés de production vietnamiennes font aussi appel à des acteurs, des scénaristes et des réalisateurs étrangers pour qu’ils participent à des projets télévisés. Certains studios de cinéma ont également entamé une collaboration avec des groupes étrangers dans le but d’améliorer la qualité de leurs productions. Mais le problème initial subsiste : le Vietnam manque de bons scénaristes. D’après un réalisateur qui a souhaité garder l’anonymat, les choses n’évolueront pas dans les cinq années à venir. “Le temps qu’une nouvelle génération de scénaristes vietnamiens atteigne une certaine maturité et sache créer des séries qui s’étalent sur des centaines d’épisodes”, explique-t-il.
SEULS 30 % DES SCÉNARIOS SONT DES PRODUCTIONS ORIGINALES
Parmi les séries les plus populaires, on peut notamment citer les deux réalisations de Vu Ngoc Dang : Bong dung muon khoc (Suddenly Wanna Cry) et Ngoi nha hanh phuc (Full House). Le réalisateur a lui-même écrit le scénario de la première et adapté celui de la seconde à partir d’une série coréenne. D’après lui, le succès d’un feuilleton dépend à 60 % de son scénario. “Il faut d’abord et avant tout considérer le scénario, puis les acteurs et, enfin, le réalisateur”, affirme-t-il. Les bons scénarios
DR
I
Hô Chi Minh-Ville
expliquent aussi la popularité des remakes. En 2009, environ dix adaptations vietnamiennes de séries étrangères ont été réalisées, notamment Full House, venue de Corée, Ugly Betty (Co gai xau xi), de Colombie, et Lalola (Co nang bat dac di), d’Argentine. La tendance semble être la même cette année. M & T Pictures, l’un des plus importants producteurs de séries télévisées, a débuté le tournage de Loi song sai lam (Misguided Lifestyle), une adaptation d’une production coréenne qui avait remporté un grand succès en 2005. Les producteurs vietnamiens s’attaquent donc à un défi de taille dans la mesure où le feuilleton a suscité un véritable engouement du public, il y a trois ans. “Pour plusieurs entreprises de production privées, le fait d’acheter et d’adapter des feuilletons connus est une solution qui leur permet d’assurer leurs arrières”, affirme le réalisateur, qui s’exprime anonymement. Il rappelle que les scénarios originaux comptent pour seulement 30 % des productions locales, contre 80 % en Corée du Sud. Vu Ngoc Dang estime qu’en plus de contribuer à satisfaire la demande nationale – soit quelque 3 000 épisodes par an – les adaptations permettent aux Vietnamiens de se familiariser avec l’écriture de scénarios et la production de séries pour le petit écran. Ces nouvelles connaissances pourraient, à l’avenir, favoriser le développement de l’in-
dustrie locale. On attendait beaucoup de la comédie Nhung nguoi doc than vui ve (Funny Singles), adaptée de la série chinoise à succès New Living Quarters in Sunshine. Mais la production vietnamienne n’a pas été à la hauteur des attentes. La série, qui devait compter 500 épisodes – un record au Vietnam – s’est terminée en septembre dernier après seulement 171 épisodes. D’après son réalisateur, Do Thanh Hai, ce remake n’a pas réussi à frapper l’imagination du public vietnamien malgré une ressemblance étroite entre les deux cultures. EN FINIR UNE BONNE FOIS POUR TOUTES AVEC LES REMAKES
Le scénariste, Pham Ngoc Tien, blâme quant à lui la difficulté de rendre le comique des expressions chinoises et des références historiques en vietnamien. Selon Nguyen Quang Minh, directeur général de la Cat Tien Sa Media and Television Company, dont les films se fondent sur des scénarios vietnamiens, il est possible de “vietnamiser un nom chinois, mais il est très difficile de faire de même avec des personnages ou des éléments culturels typiques d’un autre pays”. D’après lui, l’absence de programme de formation spécialisé dans la production de séries télévisées, et notamment dans la rédaction de scénarios, constitue un grave problème. Même pour les adaptations, on
COURR IER INTERNATIONAL N° 1007
49
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
déplore une pénurie de scénaristes talentueux et bien formés capables d’adapter des scénarios étrangers à la culture vietnamienne. L’écrivain Tran Thuy Linh, directrice adjointe du Centre de production des téléfilms du Vietnam (VFC), prend l’exemple de la sexualité. Elle note que ce sujet est abordé beaucoup plus ouvertement dans les films occidentaux que dans les productions vietnamiennes, qui adoptent une approche beaucoup plus conservatrice. Les scénaristes doivent être conscients de ces différences, estimet-elle. Voilà pourquoi les adaptations vietnamiennes peuvent pâtir de la comparaison avec leur version originale. Malgré sa popularité, Ngoi nha hanh phuc (Full House) a été critiquée parce que le jeu de la chanteuse Minh Hang et de l’acteur Luong Manh Hai ne souffrait pas la comparaison avec les idoles coréennes Song Hye-kyo et Bi-Rain. Vietnam Television a annoncé, le 8 janvier, qu’elle ne produirait plus de séries adaptées de scénarios étrangers à cause des critiques du public. Mais de nombreux producteurs ont également rappelé que l’engouement pour les remakes n’était pas dû à une mode quelconque, mais répondait à une situation de pénurie en matière de scénarios originaux. Les adaptations ne devraient être, selon eux, qu’une solution temporaire. Pour se développer, l’industrie locale a d’abord intérêt à se débarrasser de son complexe d’infériorité. Cat Khue, Kim Phuong Anh
l e l i v re
épices et saveurs ●
UN MESSAGE DE TOLÉRANCE
Amours impossibles Salem le juif peut-il épouser Fatima la musulmane ? A travers ce roman situé dans le Yémen du XVIIe siècle, Ali Al-Muqri évoque le monde arabe actuel, incapable d’accepter les différences.
RUSSIE La solianka, ■
une soupe melting-pot
Courtesy Samuel Shimon/Banipal Magazine
E
AL-ITTIHAD (extraits)
F
Abou Dhabi
atima est comme une fraîche rosée pour un Yémen prometteur. Elle se laisse charmer par Salem, le fils de l’orfèvre juif, qu’elle appelle “le beau juif”. Lui, du haut de ses 12 ans, est ébahi par la gentillesse que lui témoigne la fille du mufti. Elle demande à son père, vénérable homme de religion, l’autorisation d’enseigner l’arabe littéraire à Salem, en expliquant que cela l’amènera à l’islam. Le père accepte. Salem se met à fréquenter la maison du mufti et son cœur à battre pour Fatima, de cinq ans son aînée. Son amour l’amène à aimer la langue arabe. Fatima lui demande en retour de lui apprendre l’hébreu et de lui expliquer sa religion et sa culture. Mais Salem ne connaît pas l’hébreu. C’est seulement parce que son père, ses oncles et quelques rabbins se méfient du mufti et de sa fille, et qu’ils l’envoient apprendre la langue et la religion hébraïques dans une école religieuse qu’il pourra instruire Fatima. Son âme aspire à s’unir à la sienne. Fatima lui dit qu’elle ne voit en lui que beauté, ce qui lui vaut le surnom qu’il gardera jusqu’à sa mort : “le beau juif ”. Voilà ce que nous relate le poète et romancier yéménite Ali Al-Muqri dans son nouveau roman, Al-Yahoudi Al-Hali* [Le beau juif]. Il dépeint les relations entre musulmans et juifs dans le Yémen du XVIIe siècle. A l’époque, à Raydah, musulmans et juifs vivaient en bonne intelligence [cette localité, à environ 200 kilomètres au nord de la capitale, Sanaa, abrite une partie des derniers représentants de la communauté juive yéménite]. Il y avait de la beauté et de la laideur, du dialogue et du repli, de la chaleur humaine et des crispations. Et il y avait Fatima et Salem, minoritaires face à l’écrasante majorité. Si l’esprit de Fatima s’était étendu à tous les musulmans de Raydah, tous les juifs de la ville seraient devenus beaux comme Salem. Et si l’esprit de Salem s’était étendu à toute sa communauté, tous les musulmans auraient ressemblé à Fatima. Si cela s’était produit non seulement à Raydah, mais aussi dans l’ensemble du pays, ainsi qu’au Maroc, en Tunisie, en Algérie et en Irak, cela aurait créé une unité que les étrangers venus du nord, ceux qui ont arraché la tribu de Salem auYémen pour la transplanter à Tel-Aviv [en 1949, juste après la création de l’Etat d’Israël], n’auraient pas pu ébranler. Quand les fanatiques de la communauté de Fatima agressent celle de Salem, les fanatiques de celle-ci jurent à celle-là que le retour du Messie est proche, qu’ils seront réunis à Jérusalem et qu’à partir de là ils leur infligeront une bonne leçon. Salem,
■
Biographie
Ali Al-Muqri est né en 1966 à Taiz, dans ce qui était à l’époque le Yémen du Nord. Dès l’âge de 18 ans, il publie des nouvelles et des poèmes dans la presse. Son premier recueil de poésie, jugé trop érotique, est interdit. En 1990, il publie une étude qui fait grand bruit dans le monde musulman, Al-Khamr wa an-nabidh fil-islam (L’alcool et le vin dans l’islam). Il devra toutefois renoncer à publier le deuxième volet de cette étude, où il concluait que l’islam n’interdisait pas l’alcool. Dans son premier roman, Ta’am aswad, ra’iha sawda’ (Goût noir, odeur noire), paru en 2008, il traite du sort tragique des Akhdams, la minorité noire du Yémen, victime d’une très forte discrimination. Al Yahoudi Al-Hali (Le beau Juif) est son deuxième roman. Ali Al-Muqri a travaillé pour les pages culture de nombreuses publications et dirige depuis 2007 la revue littéraire Ghaiman.
h, l’ami ! Le paradis existe, mais, avec mes péchés, on ne m’y acceptera jamais. Buvons un coup ! Voilà justement la solianka qui arrive !” Selon ce personnage d’Oblomov [roman d’Ivan Gontcharov, 1858], la solianka était tout indiquée pour vous distraire de vos sombres réflexions existentielles. On est tenté d’être de son avis. D’autant qu’avec le froid qu’il fait en ce moment, une telle source de chaleur est la bienvenue. La solianka composite [dont le nom vient de sol, “sel” en russe] est une soupe fantaisie, à la fois épaisse et complexe. Les ingrédients, incompatibles au prime abord, se plient à des règles du jeu précises, et même si la recette ressemble à un collage sans souci d’harmonie, le résultat est un puzzle parfait, le gras étant contrebalancé par l’aigre, le neutre par le salé, l’épicé par le doux, la simplicité par le raffinement. La solianka est aigre, relevée et salée tout à la fois. Elle peut être à base de viande, de poisson ou de champignons. Nous opterons pour la solianka de poissons. Son corps est consistant, avec une infinité de possibles : les têtes de toutes sortes de poissons et de l’esturgeon royal, par exemple. Son âme est constituée de touches d’olives, de citrons et de poivrons marinés qui font immanquablement leur effet. Moins liquide qu’une soupe normale, elle est bouillie deux fois et très parfumée. Le bouillon comporte en outre une bonne dose de saumure, qui vient de la choucroute, des concombres au sel, des tomates. Il faut suivre un certain ordre de cuisson : d’abord les têtes et les poissons, qui vont donner du fumet, puis les poissons nobles. Ensuite, on écarte les poissons ordinaires et on garde les bons. La différence avec les autres soupes, c’est que ses ingrédients sont variés et ont des durées de conservations différentes : du saumon et du sandre frais, de l’esturgeon fumé et des bolets marinés. Plus l’assortiment est varié, plus la solianka est riche. Les concombres (pelés si la peau est trop dure) sont indispensables. Mieux vaut faire bouillir la saumure d’abord, l’écumer, et seulement ensuite l’ajouter au bouillon. On peut aller jusqu’aux pommes macérées ! L’autre légume absolument essentiel est l’oignon. Bruni, avec de la tomate et du poivre moulu, ou simplement revenu dans l’huile. Pas de pomme de terre, en revanche, ce ne serait pas de la solianka russe. Evitez d’avoir la main trop lourde sur les aromates, juste un peu de poivre et quelques feuilles de laurier. Pour finir, des câpres, un peu de persil et d’aneth, et du citron. Une fois dans les assiettes, ce plat sublime sera assaisonné de crème fraîche. Et arrosé de vodka, comme nous l’avons déjà précisé.
lui, se demande à quoi bon aller à Jérusalem puisqu’ils sont chez eux au Yémen. Fatima se pose la même question. Quand la communauté de Fatima est en ébullition parce que celle de Salem a vendu du vin à des musulmans, alors qu’ils ne sont autorisés à en vendre qu’aux juifs, ceux-ci répondent que de riches musulmans les y ont contraints. Cela ne calme pas les esprits, et le vin est déversé dans les rues, jusqu’à ce qu’intervienne la voix de la raison, incarnée par un juge musulman qui ordonne de dédommager les pertes subies. Fatima et Salem ne sont pas seuls. Il y a également Qassem, le fils du muezzin, qui s’est épris de Nachoua, la fille de Haïm le juif. Tandis que les deux jeunes échangent des billets doux, leurs pères se vouent une haine réciproque. Dès qu’ils apprennent ce qui se trame entre leurs enfants, ils se retrouvent unis par une même colère. Tous les deux veulent mettre fin au “scandale”. Les amoureux disparaissent et on les retrouve, enlacés, après leur suicide. Les deux familles poussent un profond soupir de soulagement parce que la “honte” d’un mariage mixte a été évitée. Après un bref instant de répit et d’union face à l’ennemi commun – l’amour entre Qassem et Nachoua –, tout le monde reprend ses habitudes de haine de l’autre. Quant à Fatima et à Salem, ils s’enfuient. Ils s’installent à Sanaa, où ils vivent sous la protection d’un oncle de Salem. Fatima choisit un nom hébreu afin de tromper son entourage sur sa religion. Mais elle et “le beau juif” n’ont que faire des limites, des catégorisations et des normes. Ils vivent comme sanctuarisés dans la citadelle d’un amour à part. Mais Fatima meurt en couches, laissant un fils du nom de Saïd qui ne sera accepté par personne. A sa naissance, Saïd pleure de ne pas trouver le sein de sa mère. Salem pleure avec lui, se demandant à qui le confier. Sa famille lui dit que son fils n’est pas juif et sa belle-famille lui dit qu’il n’est pas musulman. Quant à la dépouille de Fatima, ni le cimetière juif ni le cimetière musulman n’en veulent. Son corps est transféré de tombe en tombe, même après la conversion du “beau juif” à l’islam, au seuil de ses 90 ans. Quand les tombes refusent d’accueillir quelqu’un comme Fatima, nos pays deviennent ce qu’est le Yémen aujourd’hui. Khaled Hroub * Ed. Dar Al-Saqi, Beyrouth, 2009. Pas encore traduit en français.
COURRIER INTERNATIONAL N° 1007
50
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
Macha Privezentseva, Izvestia (extraits), Moscou
insolites
●
Tout feu tout flamme
D
Richard Pohle
avender Ghai, 71 ans, ne se tient plus de joie. Cet hindou britannique pourra être brûlé sur un bûcher funéraire, a décidé la justice anglaise. “Si je m’en vais demain, ce sera en paix, parce que je sais que j’aurai un bon départ. Tout le monde devrait vivre et mourir selon sa religion”, a-t-il déclaré au terme d’une longue bataille juridique. Voilà quatre ans, la mairie de Newcastle refusait de lui accorder l’autorisation de se faire incinérer post mortem sur un bûcher funéraire en bois et en plein air, comme le veut la religion hindoue. Pour le conseil municipal, l’incinération devait avoir lieu dans un crématorium en dur. L’an dernier, le tribunal de grande instance rejetait son recours. Un compromis a finalement été trouvé. M. Ghai demandait que la lumière du soleil – denrée rare dans le Tyneside – tombe sur son corps, écrit The Guardian. Le juge Neuberger a proposé que le bûcher soit entouré de murs et surmonté d’un toit muni d’une ouverture. “M. Ghai est ravi, écrit le quotidien britannique, Newcastle beaucoup moins. Plusieurs administrations locales vont devoir assumer le coût de la cérémonie.” Pour la municipalité, citée par The Sikh Times, le problème reste entier : la réglementation sur la qualité de l’air prend seulement en compte les crématoriums fonctionnant au gaz et à l’électricité. Les autorités devront donc prendre de nouvelles dispositions pour garantir que l’usage du bûcher satisfasse aux normes sanitaires et d’environnement. Bref, estime le site, le septuagénaire n’est pas au bout de ses peines.
Angleterre : la méditation s’invite au collège
130 fois oui
Fisc, torchons et serviettes
Akuku “Danger”, 92 ans, a 130 épouses et 415 enfants. “On m’appelle Danger parce que les femmes savent que, si je m’approche, elles vont tomber à mes pieds”, a confié le Kényan à El Mundo. M a i s souvent femme varie. “Beaucoup m’ont été infidèles”, concède le nonagénaire.
Martin Landolt n’a pas convaincu le
Retirer leur permis de conduire aux fraudeurs fiscaux ? L’idée du député gouvernement suisse. Le conseiller national souhaitait punir les contribuables indélicats “en les privant de l’usage d’équipements financés par les collectivités publiques, en l’occurrence les routes”. Le retrait du permis vise à accroître la sécurité El Mundo
routière : il n’a aucun lien avec le non-paiement des impôts, a décrété le Conseil fédéral. (Le Matin, Lausanne)
Haïti, Tahiti, c’est kif-kif La Roumanie a confondu Haïti et Tahiti et envoyé un bataillon et 2 000 tonnes d’aide humanitaire en Polynésie française, révèle le site roumain Times.ro.
D
epuis la mi-janvier, les élèves de la Tonbridge School, située dans le Kent, en Angleterre, ont droit chaque semaine à des cours de méditation et de lutte contre le stress dans le cadre d’un programme mis au point par des psychologues des universités d’Oxford et de Cambridge. Ce projet – le premier à introduire la méditation à titre régulier dans le programme scolaire – a été conçu spécialement pour les adolescents après le succès rencontré par une étude pilote menée l’an dernier dans l’établissement. Ce cours de “pleine conscience” [mindfulness] destiné aux classes de secondes vise à accroître la concentration et à combattre l’anxiété ; il montre aux ados les bénéfices du silence, les aide à prendre conscience et à s’affranchir des attitudes mentales négatives qui peuvent provoquer dépression, troubles de l’alimentation et addiction. Des exercices permettent aux élèves de développer leur attention au lieu de se laisser parasiter par des problèmes émotionnels, des regrets ou des inquiétudes liées au passé et à l’avenir. Ils apprennent notamment à se concentrer sur leur respiration, les différentes parties de leur corps, ou leurs mouvements. Si la pleine conscience tire son origine des traditions de méditation orientales comme le bouddhisme, il s’agit désormais d’une discipline laïque bien établie. De plus en plus de chercheurs souhaitent que cette méthode soit employée plus largement pour lutter contre le stress passager et certains problèmes mentaux plus profonds. Le National Institute for Health and Clinical Excellence recommande au service de santé public de proposer la méditation de pleine conscience aux malades souffrant de dépression. Richard Burnett, professeur d’éducation religieuse, assure le cours de méditation à Tonbridge. Cette pratique exige “un changement culturel” de la perception du silence pour les enseignants et pour les élèves, explique-t-il. “Dans les écoles, le silence est associé au pouvoir
– le professeur demande aux élèves de se taire. Ce qu’il faut, c’est faire comprendre que le silence est une activité positive à savourer.” Si certains adolescents participant à l’étude étaient initialement sceptiques, la plupart ont relevé le défi. Ils comptent sur la pleine conscience pour combattre le stress et relativiser les choses. Ils trouvent qu’ils s’endorment plus facilement grâce à la méditation et qu’ils sont moins tendus avant les matchs de cricket. Pour le professeur Williams, qui dirige le Mindfulness Centre d’Oxford, “il ne s’agit pas de convertir les gens au bouddhisme. L’utilité de ces pratiques est scientifiquement prouvée, alors pourquoi s’en priver ?” Selon Andrew McCulloch, directeur de la Mental Health Foundation, la pratique de la méditation de pleine conscience permet aussi de prévenir l’apparition de la dépression et de l’anxiété à l’âge adulte. La première leçon s’intitule “Eduquer le chiot” : on compare l’esprit à un chiot qui doit apprendre à ne “pas bouger” et à se concentrer sur une seule chose au lieu de courir dans tous les sens. On apprend ensuite à parvenir à un état de calme et de concentration, à identifier les ruminations négatives, à développer la conscience du moment présent, à ralentir et à savourer ses activités, à se détacher des pensées envahissantes, à s’autoriser des émotions difficiles et les vivre, à réfléchir et à se pencher sur soi. Pour démontrer les bénéfices de la méthode, le cours fait appel à des personnages comme Jonny Wilkinson, le joueur de rugby, qui utilise des techniques de méditation pour se concentrer avant de botter, ou Po, le panda léthargique qui se métamorphose dans Kung Fu Panda, le film de Dreamworks. Les cours sont dispensés à raison de quarante minutes par semaine [jusqu’au 11 mars]. Les élèves reçoivent en outre des exercices sur MP3 qu’on leur conseille d’écouter avant de faire leurs devoirs le soir. Sam Lister, The Times (extraits), Londres
“Ce n’est pas la peine d’en faire un plat,
De la blanche sur la Toile
franchement, Haïti, Tahiti, Papeete, toutes DR
ces îles ont des noms qui se ressemblent”, a déclaré le ministre de la Défense roumain, Gabriel Oprea. La bourde a fait un tabac sur la Toile russe, et la télévision colombienne a illico épinglé l’affaire, comme le montre l’extrait de JT mis en ligne sur YouTube (http:// www.youtube.com/ watch?v=n2BnRv9gI_s). Seul hic, la nouvelle était bidon : Times.ro DR
est un site satirique, rappelle le quotidien roumain Adevarul.
vendre, cocaïne toutes qualités : 60, 70, 80, 90 % de pureté. Pour particuliers et revendeurs. Prix intéressants. Sérieux garanti. Curieux s’abstenir. Si intéressés, envoyer e-mail.” Cette annonce publiée sur des forums et des chats Internet fréquentés par des adolescents paraissait tellement énorme que les policiers espagnols ont d’abord cru à une simple arnaque. Or l’offre tenait bien ses promesses, écrit El País. La brigade des stupéfiants a démantelé un réseau de narcotrafiquants qui vendait de la coke et du haschisch sur la Toile.
A
COURRIER INTERNATIONAL N° 1007
51
DU 18 AU 24 FÉVRIER 2010
Le groupe, passé maître dans l’art du cryptage de messages, officiait à Madrid à partir de cybercafés – où les traces des clients sont systématiquement effacées – ou de serveurs installés dans des pays comme Taïwan, où la police espagnole est impuissante. Les “cyberdealers” se déplaçaient dans toute l’Espagne pour livrer leur marchandise. L’enquête a démarré l’an dernier après l’interception d’un paquet posté de Colombie, renfermant 900 grammes de cocaïne. Elle a abouti à l’arrestation de 29 personnes.