L’armée privée des Emirats
Russie Comment peut-on être russe ?
www.courrierinternational.com N° 1075 9 au 15 juin 2011
e r i a f L’af
Etats-Unis Sarah Palin se lance dans le ciné
Afrique CFA : 2 600 FCFA - Algérie : 450 DA Allemagne : 4,00 € - Autriche : 4,00 € - Canada : 5,95 $CAN DOM : 4,20 € - Espagne : 4,00 € - E-U : 5,95 $US - G-B : 3,50 £ Grèce : 4,00 € - Irlande : 4,00 € - Italie : 4,00 € - Japon : 700 ¥ Maroc : 30 DH - Norvège : 50 NOK - Portugal cont. : 4,00 € Suisse : 6,40 CHF - Tunisie : 4,50 DTU - TOM : 700 CFP
Mercenaires upbybg
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Profession stagiaire vue d
Les jeunes et les galères de l’emploi : un tour d’horizon
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Sommaire
PIERRE-EMMANUEL RASTOIN
C’est déjà la mi-juin, ou presque. Plus que quelques jours pour trouver un stage d’été ou pour préparer celui de l’automne. Combien de jeunes étudiants sont dans ce cas, à attendre comme un premier sésame la lettre d’une entreprise qui accepte de l’héberger, sans le rémunérer, pendant quelques semaines ? Combien de moins jeunes sont obligés de s’inscrire encore un an en fac, faute d’emploi, dans le seul but d’obtenir ces fameuses conventions sans lesquelles il ne peut y avoir de stage qui vaille ? Une profession à vie ? Presque. En France, on le sait, nous avons un marché du travail qui marche sur la tête, très protecteur pour les employés en CDI mais qui accepte très difficilement d’intégrer les jeunes avant l’âge de 30 ans. En est-il de même à l’étranger ? Pour le savoir, nous avons voulu faire un tour d’horizon, sinon mondial, du moins occidental. Et nous l’avons préparé, bien sûr, avec nos deux stagiaires du moment (qu’ils en soient remerciés !). Peut-on imaginer des sociétés durablement enfoncées dans le chômage de masse ? Peut-on accepter de faire de la précarité un style de vie ? Les “indignés” espagnols ou européens, par leur mouvement, n’aspirentils pas à autre chose ? Actuellement, environ 9 % des Américains actifs ne trouvent pas de travail. Et, comme le rappelle le chroniqueur du New York Times Binyamin Appelbaum, aucun président n’a été réélu quand le taux de chômage de la population active était supérieur à 7,2 %. En France, ce taux a atteint 9,2 % au premier trimestre, en légère baisse par rapport à 2010. Mais les Français, contrairement aux Américains, sont habitués à un taux de chômage structurel fort, pense-t-on à droite en concluant que l’élection de 2012 ne se jouera pas là-dessus. Voire. Car il existe tout de même des solutions. Dans notre dossier, le Prix Nobel d’économie Paul Krugman revient sur des propositions qu’il a formulées dès fin 2008 : face à la crise, il faut en revenir aux recettes keynésiennes classiques, à savoir les grands travaux. Qu’il me soit permis de prolonger son propos : ne refaisons pas les grands travaux des années 1930 et 1940 en construisant des routes, des ponts, des barrages, etc. Imaginons plutôt de grands chantiers écolos. Si nous devons faire marcher la planche à billets et employer les sans-travail, faisonsle pour réaménager notre vieille Terre, plongée dans l’anthropocène. Je suis prêt à parier que les millions de jeunes stagiaires de tous les pays sont prêts à s’unir dans ce but ! Philippe Thureau-Dangin
En couverture : “Man in blue”. Photo d’Emmanuel Pierrot, Agence VU.
Les opinions 9 Espagne-Allemagne : des concombres… et quelques andouilles. Syrie : la révolution ne doit pas oublier la religion. Vietnam : une opération chinoise de trop. Allemagne : et la chancelière créa le “merkélisme”. Chine : Li Na, un modèle économique à suivre. Iran : ministre du Pétrole ? Trop facile !
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Des stagiaires pour sauver la planète ?
Planète presse A suivre Les gens
En couverture 14 Profession stagiaire En Europe comme aux Etats-Unis, les jeunes sont contraints d’enchaîner les stages dans l’espoir de décrocher un emploi. Ce phénomène s’inscrit dans une tendance plus générale : désormais, les notions de travail et de rémunération sont déconnectées.
Pakistan Al-Qaida envoie ses taupes dans la marine 42 Asie Pakistan Al-Qaida envoie ses taupes dans la marine Inde Un garçon, c’est tellement mieux Chine Des candidats qu’on n’attendait pas 45 Moyen-Orient Emirats arabes unis Des mercenaires colombiens au secours des royaumes pétroliers du Golfe Yémen Jour de fête à Sanaa 49 Afrique Madagascar Une société à bout de souffle 50 Ecologie Trafics Quand les cornes de rhinocéros financent Al-Qaida 52 Médias Censure Téhéran veut régler son compte à Internet
Pays du Golfe Une armée privée au secours des émirs
D’un continent à l’autre 29 L’affaire DSK Eclairage Que vient faire une Guinéenne dans cette affaire ? Justice Nafissatou Diallo, l’exception qui confirme la règle 32 Europe Biélorussie Pour 1 kilo de sucre, comptez 5 000 roubles Pologne La file d’attente ? Un jeu d’enfant ! Allemagne Trop de volontaires pour jouer au policier Italie Les ouvriers se révoltent pour “leurs“ paquebots Royaume-Uni Défense et illustration du NHS, ce bien public 39 Amériques Pérou Un pays de plus qui bascule à gauche Honduras Retour triomphal pour l’ex-président Zelaya Etats-Unis Sarah Palin se verrait bien en haut de l’affiche Canada Les Indiens ne veulent pas changer de nom
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Editorial
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n° 1075 | du 9 au 15 juin 2011
Long courrier 54 Débat Comment peut-on être russe aujourd’hui ? 60 Justice Quand Dylan chante au prétoire 62 Le guide 62 Le livre Jennifer Egan 63 Insolites Prendre un porc dans ses bras
Chine Des candidats qu’on n’attendait pas
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Courrier international | n° 1075 | du 9 au 15 juin 2011 Courrier international n° 1075
Planète presse
Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €. Actionnaire Le Monde Publications internationales SA. Directoire Philippe Thureau-Dangin, président et directeur de la publication. Conseil de surveillance Louis Dreyfus, président. Dépôt légal juin 2011 Commission paritaire n° 0712C82101. ISSN n° 1 154-516 X - Imprimé en France / Printed in France
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Rédaction 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13
Retrouvez l’ensemble des sources sur notre site ABC 258 000 ex., Espagne, quotidien. Journal monarchiste et conservateur depuis sa création en 1903, ABC a un aspect un peu désuet unique en son genre : une centaine de pages agrafées, avec une grande photo à la une. Asr-e Iran (asriran.com) Iran. Créé en 2007, de tendance conservatrice, le webzine publie de nombreuses analyses de la politique intérieure et internationale de l’Iran. Bien qu’il soit proche du pouvoir, il est susceptible d’émettre des critiques, notamment sur la politique économique. Clarín 650 000 ex., Argentine, quotidien. Né en 1947, “Le Clairon” est le titre le plus lu d’Argentine. Il couvre l’actualité nationale et internationale. Fait rare sur le continent, Clarín est présent dans plusieurs pays d’Amérique latine grâce à son réseau de correspondants.
Dagens Nyheter 360 000 ex., Suède, quotidien. Fondé en 1864, c’est le grand quotidien libéral du matin. Sa page 6 est célèbre pour les grands débats d’actualité. “Les Nouvelles du jour” appartiennent au groupe Bonnier, le plus grand éditeur et propriétaire de journaux en Suède. Format tabloïd depuis 2004.
Expert 85 000 ex., Russie, hebdomadaire. La rédaction, issue de celle du journal Kommersant, a fondé le titre en 1995. Le contenu est orienté vers le monde des affaires, de l’économie et des finances. Expresso 140 000 ex., Portugal, hebdomadaire. Lancé en 1973 par un député salazariste “libéral”, le premier journal moderne pour Portugais cultivés a séduit par sa qualité et son indépendance. L’“Express” est l’hebdomadaire le plus lu du pays. Il Fatto Quotidiano 150 000 ex., Italie, quotidien. Lancé le 23 septembre 2009 par l’ex-directeur du quotidien de gauche L’Unità, Antonio Padellaro, le journal rassemble des plumes venues de plusieurs horizons du journalisme italien autour d’une idée simple : la dénonciation résolue du “sultanat dégradant” de Silvio Berlusconi. Focus 750 000 ex., Allemagne, hebdomadaire. Lancé en 1993, ce newsmagazine “moderne” avec ses articles courts et son infographie envahissante est un grand succès et concurrence sérieusement Der Spiegel. Gazeta Wyborcza 396 000 ex., Pologne, quotidien. “La Gazette électorale”, fondée par Adam Michnik en mai 1989, est devenue un grand titre malgré ses faibles moyens. Son ambition est d’offrir un journal informatif et laïc. The Globe and Mail 321 000 ex., Canada, quotidien. Fondé en 1844, lu d’un océan à l’autre, sérieux et non engagé, le titre de Toronto est le quotidien de référence au Canada et exerce une forte influence auprès des milieux politiques fédéraux. Guernica (guernicamag.com) Etats-Unis. Cet élégant
magazine en ligne fondé en 2003 s’est taillé une solide réputation sur le web. Enquêtes, interviews et portraits, mais aussi portfolios, poèmes et textes littéraires figurent au sommaire de ce mensuel lu dans plus de cent pays. The Indian Express 550 000 ex., Inde, quotidien. S’autoproclamant “India’s only national newspaper”, l’Indian Express est le grand rival du Times of India. Il est connu pour son ton combatif et son “journalisme du courage”, ainsi que pour ses enquêtes sur des scandales politico-financiers. Jingji Daobao (Economic Herald) 120 000 ex., Chine, trihebdomadaire. Journal économique de la province du Shandong, le “Héraut de l’économie” est informatif et direct. Il comporte peu d’information nationale et reste en général dans les limites d’une sage orthodoxie. Jutarnji List 100 000 ex.,
Croatie, quotidien. Créé après l’indépendance de la Croatie, le “Journal du matin”, d’orientation libérale, est le deuxième quotidien du pays. Il a ouvert ses colonnes à de nombreux écrivains croates.
Lienhepao 1 000 000, Taïwan, quotidien. Publié depuis 1951, le United Daily News a un style assez conservateur. Il est plutôt favorable à la réunification avec le continent chinois, et a de ce fait tendance à critiquer la politique du Parti progressiste populaire au pouvoir. London Review of Books 26 000 ex., Royaume-Uni, bimensuel.
Newsweek Japan Bien que les chiffres de sa diffusion (56 000 exemplaires) ne soient pas aussi élevés qu’il y a vingtcinq ans ou même qu’il y a cinq ans, Newsweek Japan entend bien fêter ses 25 années avec un certain faste. L’hebdomadaire dispose d’une équipe de journalistes japonais qui contribuent largement au contenu publié chaque semaine. Pour son numéro anniversaire, le magazine s’intéresse au redémarrage de l’économie, estimant que le séisme du 11 mars qui a frappé le pays peut constituer une occasion pour oublier les vingt années perdues depuis le début de la crise économique, en 1991. www.newsweekjapan.jp
Née en 1979, cette “Revue londonienne des livres” traite tout autant de littérature que de politique, à l’instar de la prestigieuse New York Review of Books. Mladá Fronta Dnes 310 000 ex., République tchèque, quotidien. MFDnes est devenu le premier journal d’information du pays. Ancien organe de la très officielle Jeunesse socialiste, “Jeune Front” a fait sa petite révolution (Dnes signifiant “aujourd’hui”) et se veut un journal indépendant et dérangeant. Le Pays 20 000 ex., Burkina Faso, quotidien. Fondé en octobre 1991, ce journal indépendant est rapidement devenu le titre le plus populaire du Burkina Faso. Proche de l’opposition, il multiplie les éditoriaux au vitriol. Real Clear Politics (realclearpolitics.com) Etats-Unis. Créé en 2000, ce site est devenu, depuis l’élection présidentielle de 2008, une ressource indispensable pour qui s’intéresse à la politique américaine. Il sélectionne le meilleur de la presse américaine dans ce domaine et fait la part belle aux opinions conservatrices. Thanh Niên 400 000 ex., Vietnam, quotidien. Créé en 1986 et apprécié pour la qualité de ses reportages et de ses enquêtes, Thanh Niên, auquel collaborent une centaine de journalistes et correspondants à l’étranger, figure parmi les journaux les plus lus du Vietnam. Zeri i Popullit 25 000 ex., Albanie, quotidien. Fondée en 1942 dans le cadre de la résistance antifasciste, “La Voix du peuple” fut jusqu’en 1991 l’organe du PC albanais. Contrairement à ce dernier, il n’a pas changé de nom et est ainsi le journal du Parti socialiste, au pouvoir depuis 1997.
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Courrier international | n° 1075 | du 9 au 15 juin 2011
A suivre qui mène lui aussi un combat anticorruption depuis le mois d’avril. Selon le quotidien The Hindu, cette fronde amorce une grave crise pour le gouvernement, affaibli par les scandales financiers de ces douze derniers mois.
Sud-Soudan
Négociations incertaines Les leaders des principaux partis politiques finlandais se sont réunis le 7 juin pour reprendre leurs négociations visant à former une coalition de gouvernement. Le récent retrait des sociauxdémocrates et de l’Alliance de gauche a forcé Jyrki Katainen – leader du Parti de coalition nationale (conservateur), arrivé en tête des élections législatives du 17 avril – à nouer de nouvelles alliances. Il a invité le Parti du centre, pourtant grand perdant des élections, à entrer au gouvernement. Le parti y serait favorable, indique Helsinki Sanomat, mais insiste pour que les Vrais Finlandais (populistes eurosceptiques) y participent également. Ceux-ci devraient indiquer leur position incessamment.
Portugal
Basculement électoral
Réfugiés La prise d’Abyei par l’armée nord-soudanaise, à la fin mai, s’est soldée par l’exode d’au moins 60 000 habitants de la région vers le Sud, estime un rapport confidentiel de l’ONU, qui suspecte une volonté de nettoyage ethnique.
Malaisie
La sécu avant la charia
l’hégémonie de la coalition au pouvoir. Les prochaines élections sont prévues pour la fin 2011 ou le début 2012.
Islande
Nouveau défi à relever
Un Etat providence plutôt qu’un Etat islamique : tel est le nouvel objectif du Pan-Malaysian Islamic Party (PAS), adopté au cours de son congrès le week-end dernier, rapporte le quotidien singapourien The Straits Times. En choisissant quatre de leurs cinq plus hauts dirigeants parmi les erdogan (surnom donné aux cadres issus de la société civile, par opposition aux ulémas), les membres du principal parti d’opposition ont fait une “révolution”, selon le webzine Asia Sentinel. Le PAS, à l’électorat essentiellement rural, pourrait séduire de nouvelles franges de la population et mettre à mal
Le FMI a débloqué l’avant-dernière tranche de l’aide accordée en 2008 à l’Islande pour lui éviter de sombrer avec son secteur bancaire. Le Fonds, qui estime que le pays sort de la crise, souligne “les progrès considérables” réalisés par Reykjavik. Le PIB devrait progresser de 2,3 % en 2011, après s’être contracté de 6,9 % en 2008 et de 3,5 % en 2010. L’Islande doit maintenant relever un “défi très difficile” : la levée progressive du contrôle des capitaux instauré fin 2008. Les actifs en couronnes islandaises des établissements financiers étrangers bloqués par ce contrôle représentent en effet 30 % du PIB, ce qui pourrait fortement déstabiliser la monnaie.
Inde
Le gourou qui gêne le gouvernement Dans la nuit du 4 au 5 juin, le rassemblement organisé par le célèbre gourou Baba Ramdev a été brutalement évacué par la police alors que ce dernier entamait une grève de la faim contre la corruption. Baba Ramdev, qui a été forcé de quitter la capitale, a déclaré qu’il continuait son jeûne jusqu’à ce que ses revendications soient acceptées par New Delhi. Il exige notamment le retrait des gros billets de 500 et de 1 000 roupies qui servent, selon lui, lors de transactions illégales. Il est soutenu par le gandhien Anna Hazare,
“Majorité absolue pour la droite”, titrait le quotidien Público le 6 juin dernier, au lendemain des élections législatives anticipées. Pedro Passos Coelho, le leader du Parti socialdémocrate (PSD), apparaît comme le grand vainqueur. Mais il devra composer, pour gouverner, avec la droite conservatrice et nationaliste de Paulo Portas. Face aux 50,3 % cumulés par la droite, la gauche s’effondre. Le Parti socialiste de José Sócrates est victime de l’usure du pouvoir et de son incapacité à se démarquer du programme néolibéral du PSD. Le Bloc de gauche (gauche alternative) chute à 5,2 %, alors que le Parti communiste réussit à se maintenir à 7,9 %.
Brésil
Eradiquer (vraiment) la pauvreté En lançant, jeudi 2 juin, le programme “Un Brésil sans misère”, proclamé axe central de la politique sociale du gouvernement fédéral, la présidente Dilma Rousseff a affirmé que “la pauvreté n’a jamais fait partie des préoccupations des précédents gouvernements à l’exception de celui de Lula”, rapporte la Folha de São Paulo. Ce plan prévoit notamment d’étendre le fameux programme d’aide sociale Bolsa Familia, lancé par son prédécesseur et qui a fait des émules dans de nombreux pays. Il avait permis à 28 millions de personnes de sortir de la misère. Mais la pauvreté extrême touche encore 16 autres millions de Brésiliens…
Agenda Espagne
Toujours plus d’“indignés”
Sur la lancée des actions menées quotidiennement à Madrid depuis le 21 mai dernier (photo), le mouvement de protestation sociale des “indignados” lance une offensive nationale. Deux grandes vagues de manifestations sont programmées dans 56 villes pour le samedi 11 et le dimanche 19 juin. Elles se dérouleront devant les mairies, au moment où les conseillers municipaux nouvellement élus prendront leurs fonctions.
11 juin 79e édition des 24 Heures du Mans ( jusqu’au 12). Des voitures hybrides seront pour la première fois admises à courir dans la catégorie des prototypes. 12 juin Elections législatives en Turquie : les sondages laissent présager une nouvelle victoire pour le Parti pour la justice et le développement (AKP), islamiste, au pouvoir depuis 2002. Remise à New York des
Tony Awards, qui récompensent les meilleures productions théâtrales américaines de l’année.
13 juin US Open de golf à Bethesda, aux Etats-Unis ( jusqu’au 19). Il s’agit de l’un des quatre principaux tournois professionnels masculins.
16 juin A Kinshasa, prononciation du jugement concluant le procès des assassins du militant des droits de l’homme Floribert Chebeya.
15 juin La Commission consultative nommée en mars dernier par le roi Mohammed VI rendra ses propositions de réformes constitutionnelles.
20 juin 49e édition du Salon international de l’aéronautique du Bourget ( jusqu’au 26, les quatre premiers jours étant réservés aux professionnels).
La ville malaisienne de Malacca, classée au Patrimoine mondial de l’Unesco, devient totalement non-fumeurs.
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Finlande
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Courrier international | n° 1075 | du 9 au 15 juin 2011
Les gens îGiuliano Pisapia
Place à la forza gentile
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epuis le 31 mai, Giuliano Pisapia est maire de Milan. Sa nette victoire (55,1 % des voix) sur la sortante Letizia Moratti, soutenue par Silvio Berlusconi, a mis fin à dix-huit ans de mandat de la droite et infligé un revers cuisant au président du Conseil, dont Milan est le fief. Avant cette victoire, qui a littéralement galvanisé tous les électeurs anti-Berlusconi avides d’alternance, Giuliano Pisapia était surtout connu en tant qu’avocat engagé. Né à Milan en 1949, diplômé de droit et de sciences politiques, il s’est rendu célèbre en 1994 en obtenant la réhabilitation d’un ancien résistant, membre du Parti communiste italien, condamné au sortir de la guerre pour le meurtre d’un pasteur qu’il n’avait pas commis. Il a également défendu le Kurde Abdullah Öcalan, leader du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) ou encore la famille de Carlo Giuliani, manifestant altermondialiste tué dans les émeutes en marge du G8 à Gênes en 2001. La droite milanaise s’est fait un plaisir de brandir ce curriculum, avant le scrutin, agitant le spectre de l’avocat défenseur des communistes et ami des Brigades rouges. Tout au long de la campagne électorale, Giuliano Pisapia a été abreuvé d’insultes, d’accusations et d’amalgames en tout genre. Les journaux pro-Berlusconi, Libero et Il Giornale en tête, ont ainsi tour à tour annoncé le risque d’une déferlante de Roms, de gays et de musulmans à Milan, en cas de victoire du candidat de centre gauche. Lors d’un débat télévisé diffusé en direct, son adversaire Letizia Moratti a relancé une vieille accusation de vol de fourgon dont Pisapia avait été blanchi il y a quarante ans. Rappelant à l’envi les quelques mois qu’il avait passés en prison dans le cadre
d’une enquête sur le groupe d’extrême gauche Prima Linea, la presse de droite s’en est donné à cœur joie, traitant Pisapia de “corbeau” et de “voleur”. L’intéressé a répondu qu’il avait gardé de cet épisode un engagement en faveur des droits des détenus. Une rhétorique qui se voulait cohérente avec son slogan de campagne : “La forza gentile per Milano”. En début de campagne, Pisapia avait été présenté comme un outsider. Car ce n’est pas un grand nom de la gauche italienne, ni un poids lourd du Parti démocrate, parti modéré de centre gauche, majoritaire dans la coalition qui le soutient. Sa carrière politique
Dessin de Bertrams pour Courrier international.
Pendant la campagne, la presse de droite l’a traité de “corbeau” et de “voleur” n’a commencé qu’en 1996, lorsqu’il a été élu député indépendant sur les listes de Refondation communiste, puis nommé président de la Commission justice de la Chambre des députés. Et c’est le petit parti Gauche, Ecologie et Liberté qui l’a proposé cette année aux primaires de la coalition milanaise d’opposition. Sa victoire, Pisapia la doit surtout à sa stature d’homme sérieux et de pénaliste engagé ainsi qu’aux valeurs de “ténacité, intuition et solidarité” qui y sont associées, estime son confrère Amodio Ennio, dans le quotidien milanais Il Corriere della Sera. Ce dernier espère également que Pisapia “sera un administrateur capable de guider Milan vers une renaissance morale, économique et sociale”. Se présentant volontiers comme un avocat prêt à défendre les cas mineurs, les toxicomanes et les sans-domicile-fixe, Pisapia a cherché à incarner tout au long de la campagne un idéal de justice sociale. Selon ses partisans, sa victoire est celle d’un homme juste, à la fois sérieux et décontracté, accessible, sans liens avec l’oligarchie au pouvoir et capable de formuler clairement des propositions face aux attentes des Italiens… Bref, une personnalité aux antipodes d’un certain Silvio Berlusconi.
J. SORIANO/AFP, M. LEROY/RTBF
Ils et elles ont dit Mohsen Qeraati, hodjatoleslam iranien Infidèle “Nous n’avons jamais signé de contrat de mariage avec lui, et nous ne lui avons pas non plus promis l’amour éternel”, déclare ce religieux conservateur à propos du président iranien Mahmoud Ahmadinejad, réélu en 2009 lors d’un scrutin contesté. Ce dernier fait face actuellement à une opposition grandissante, y compris au sein des ultraconservateurs. (Fars News, Téhéran) [Voir notre article p. 12]
Dr Rohaya Mohamad, vice-présidente du Club des femmes obéissantes (Malaisie) Sexiste “Quel mal y a-t-il à se comporter comme une prostituée au lit avec votre époux ?” Selon cette islamiste, la soumission des femmes est le meilleur moyen de lutter contre les “maux sociaux” que sont la violence conjugale et
la prostitution. Son mari a trois autres épouses. (The Malaysian Insider, Kuala Lumpur) Diego Maradona, ancien footballeur argentin Dénonciateur “Je ne suis pas surpris que Sepp Blatter ait été réélu parce qu’ils se protègent les uns les autres. Ils vont rester en place jusqu’à
ce qu’ils aient 105 ans.” Il estime que la Fifa est un “musée” et ses dirigeants, des “dinosaures”. (L’Orient-Le Jour, Beyrouth) Anthony Weiner, député démocrate de New York Compulsif “Si vous cherchez une sorte d’explication profonde à tout cela, moi je n’en ai pas.” Le mari d’une conseillère de Hillary Clinton vient d’admettre qu’il a échangé avec des inconnues des photos et des messages coquins sur des réseaux sociaux. (Vanity Fair, New York)
Ravi Shankar, maître de musique indienne Toujours jeune “Pour la première fois, j’ai vu des clips de Lady Gaga. J’admire sa théâtralité. C’est une artiste très intelligente.” (The Observer, Londres) Jean-Claude Defossé, député bruxellois (Verts) Egaré “Si, sur des points aussi importants, les parlementaires n’ont pas les couilles de voter en leur âme et conscience, je me demande à quoi
on sert, à part être des presseboutons. J’ai l’impression que la politique n’est pas vraiment faite pour moi.” (La Libre Belgique, Bruxelles) V.S. Naipaul, Prix Nobel de littérature Misogyne “Au bout d’un paragraphe ou deux, je sais s’il s’agit de l’écriture d’une femme ou pas”, explique l’écrivain, précisant qu’aucune femme de lettres ne peut se comparer à lui. (Outlook, New Delhi)
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Les opinions Espagne-Allemagne
Des concombres… et quelques andouilles Mener une croisade contre Berlin, qui a stigmatisé “nos” concombres, est stupide, estime un féroce chroniqueur de droite. Qui préfère s’en prendre au gouvernement Zapatero.
A
ABC Madrid près sept années passées sous ce gouvernement, il n’y a plus de place en Espagne pour un seul imbécile de plus. Mais ceux qui y sont déjà, et ils sont très nombreux, vont continuer à pondre des idées pour nous compliquer la vie. Cette semaine, ces génies de la démolition du bien-être et de l’intelligence sont particulièrement inspirés. Difficile en effet de trouver une idée plus saugrenue, plus injuste, plus grossière et surtout plus néfaste pour chacun d’entre nous que cet appel à une croisade germanophobe. Au cri de “l’Allemagne est coupable”, ils nous enjoignent de témoigner aux Teutons tout notre mépris. Ils traitent de xénophobes (d’hispanophobes) ceux-là mêmes qui depuis cinquante ans viennent sur nos côtes, y sont propriétaires de résidences et achètent avec fidélité et enthousiasme nos produits. Dans tous les médias surgissent des justiciers exposant les motivations perverses des Allemands pour détruire notre agriculture et leur mépris raciste envers les Méditerranéens et appelant notre orgueil blessé à réagir. Hélas, que n’avons-nous fait usage de cet orgueil pour empêcher qu’une troupe d’incompétents ne nous ridiculise aux yeux du monde ! Pour défendre ce respect dont nous jouissions jusqu’à leur funeste arrivée au pouvoir ! Je ne gâcherai pas de papier à souligner cette nouvelle démonstration d’incompétence que vient de nous offrir ce gouvernement dans la crise du concombre. Ni à imaginer combien les choses auraient été différentes si, au lieu de trois fonctionnaires planquées [la ministre de l’Agriculture Rosa Aguilar, celle des Affaires étrangères Trinidad Jiménez et la ministre de la Santé Leire Pajín] qui ne savent même pas quel numéro de téléphone composer, on avait eu aux manettes une Loyola de Palacio [qui fut ministre de l’Agriculture du gouvernement de droite de José María Aznar et commissaire européenne de 1999 à 2004 ; elle est décédée en 2006]. Dès les premières heures de la crise, elle aurait sauté dans un avion pour aller taper du poing sur la table à Bruxelles, à Hambourg et à Berlin. Elle aurait parlé à tous les responsables dans leur langue et en les tutoyant pour exiger qu’ils étayent leurs accusations. Elle aurait cherché à limiter les dégâts pour l’Espagne. Tout cela dès le premier jour. Mais même Loyola n’aurait pu éviter l’affolement causé par une épidémie virulente et mortelle. Ni que soient rendus publics par une femme politique allemande [la ministre de la Santé du Land de Hambourg] les résultats d’un laboratoire avançant que la bactérie E. coli était présente dans des concombres espagnols. Il a fallu quatre jours pour déterminer que cette bactérie n’était pas la bactérie tueuse. Mais imaginez qu’un produit allemand ou italien soit soupçonné d’être responsable de la mort foudroyante de plusieurs personnes : aurait-on attendu que toutes les preuves soient réunies avant de décréter un embargo préventif sur le produit ? Et si nous avions préféré attendre et que le produit se soit révélé mortel, qui aurait assumé les morts ? Un peu d’honnêteté intellectuelle, que diable ! La seule façon de limiter les dégâts dans cette tragédie, c’était d’accélérer les recherches avec une intervention in situ des défenseurs (?) de nos intérêts. Et de mettre en place un plan d’urgence pour lutter contre une épidémie mortelle, à l’échelle européenne. Un plan coordonné par l’UE et les ministres de la Santé (où était la nôtre ?). Tout le monde a l’air d’oublier que les premiers lésés, dans cette affaire, ce sont les individus qui sont morts. Les intérêts des autres viennent après. Mais ici [en Espagne], pour un gouvernement agacé par une Allemagne qui n’hésite pas à souligner ses échecs et ses mensonges, il est bien commode de rejeter la faute sur la méchante Merkel. Et mille voix s’élèvent aussitôt pour insulter notre
L’auteur Ancien correspondant en Allemagne et en Pologne d’El País, dont il a également été le sous-directeur, Hermann Tertsch est aussi le cousin de feu l’ancienne ministre de l’Agriculture et commissaire européenne Loyola de Palacio, dont il est question dans ce texte. Contexte En date du 7 juin, 23 personnes (dont 22 en Allemagne) étaient décédées de l’infection entéro-hémorragique par Escherichia coli. Des concombres espagnols, puis des germes de soja, successivement suspectés d’être la source de la contamination, ont été mis hors de cause. Madrid, qui évalue ses pertes à environ 225 millions d’euros par semaine, veut que ce soit l’Allemagne qui endosse à 100 % le dédommagement du préjudice.
Contexte En Syrie, véritable mosaïque religieuse et ethnique, certains craignent que la révolution actuelle contre le régime de Bachar El-Assad ne se transforme en guerre confessionnelle opposant la majorité sunnite aux minorités alaouite et chrétienne.
meilleur allié européen. Espérons que la presse à scandale allemande ne fera pas ses choux gras de toutes ces sottises antiallemandes. Car si ce désamour soudain devient réciproque, les concombres espagnols ne seront pas les seuls perdants. Et une fois de plus, grâce à Zapatero, nous aurons vraiment touché le fond. Hermann Tertsch
Syrie
La révolution ne doit pas oublier la religion L’après-Assad ne pourra pas se faire sans les islamistes, au risque de se retrouver dans une nouvelle impasse.
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Al-Hayat Londres
uel progressiste pourrait remettre en cause les révolutions de l’Europe de l’Est des années 1989-1991 au motif que la religion y a joué un rôle ? Richard von Weizsäcker, président de l’Allemagne de l’Ouest à l’époque, avait résumé en deux mots la révolution en Allemagne de l’Est par une formule devenue célèbre : “Gorbatchev et l’Eglise”. Il pointait là les effets du bouleversement en Union soviétique, mais aussi le rôle des institutions protestantes dans la préparation et l’organisation de l’opposition. C’est évidemment aussi le cas de la Pologne, où le pape Jean-Paul II et le catholicisme ont joué un rôle déterminant au côté du syndicat Solidarité pour faire tomber le régime communiste. L’arrière-plan historique de ces pays et les années d’oppression communiste avaient empêché l’émergence de mouvements totalement laïcs se réclamant de la liberté d’expression. Toutefois, l’intervention de la religion en politique a aussi pour prix tantôt la montée en puissance d’un nationalisme étriqué, tantôt des mesures rétrogrades à l’égard des femmes, et parfois des travailleurs. On a vu ce genre de phénomènes dans les pays de l’ancien bloc de l’Est, mais les avancées importantes, notamment sur le plan des libertés, ont su neutraliser de telles dérives. Et, même si la religion a pu brouiller parfois les acquis des révolutions de l’Europe de l’Est, elle n’en a pas altéré l’image globale. Le problème se pose aujourd’hui dans le monde arabe et particulièrement en Syrie, où les partisans du régime, comme ceux qui cherchent à justifier leur passivité dans la révolution, soulèvent la question confessionnelle par la dramatisation et par le chantage. Les protestataires et leurs sympathisants répondent souvent à cela en faisant valoir que le régime totalitaire a exclu le peuple de tout l’espace public, ne laissant que les mosquées comme lieux de rassemblement, et que les islamistes ont été encore plus réprimés que d’autres en Syrie. Aujourd’hui, les jeunes islamistes syriens se confondent avec les jeunes qui aspirent à la modernité, comme on peut le constater notamment sur les réseaux sociaux et à travers les mots d’ordre de liberté, de démocratie et de patriotisme. Ces expressions amènent le chercheur et sociologue iranien Asef Bayat à qualifier le mouvement actuel de “révolution post-islamiste”. Ainsi, on a vu les opposants syriens réunis à Antalya [en Turquie, du 1er au 3 juin] s’interdire d’appeler à l’édification d’un Etat religieux ou régi par la charia. Il en va de même pour les appels et les mots d’ordre des manifestations du vendredi [depuis mars, l’opposition manifeste chaque vendredi]. Si la laïcité n’est pas encore à l’ordre du jour en Syrie et apparaît comme une ambition trop grande et trop précoce, sa revendication commence à être plus forte que celle de l’Etat islamique. Dans sa ferveur, la révolution syrienne est beaucoup plus proche du modèle de l’Europe de l’Est que de l’Iran ou de l’Afghanistan des talibans. Il faut néanmoins rester vigilant. La composante religieuse de cette révolution n’est pas un atout “postmoderniste”, elle se pose plutôt comme un handicap. Le recours à la religion par nécessité, avec une tendance à l’idéalisation, ne doit pas se transformer en atout. La faiblesse de la pensée politique dans le mouvement syrien est le résultat du vide créé par la double tyran- 10
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Les opinions 9 nie du parti Baas au pouvoir [depuis 1962] et de l’héritage obscurantiste. Sanctifier la spontanéité religieuse et louer le simplisme de la pensée ne fait qu’alléger le poids des dégâts causés par ces tyrannies et empêcher l’émergence d’une classe politique. La vigilance s’impose d’autant plus que le Moyen-Orient abrite des minorités qu’il faut rassurer par des efforts soutenus face au chantage et à la terreur agités par des opportunistes et des malfaisants. En outre, les forces religieuses sont toutes disposées à récupérer les déceptions pour introduire plus de religion en politique et se présenter dans un deuxième temps comme une solution, comme on le voit aujourd’hui en Egypte. Hazem Saghieh
Vietnam
Une opération chinoise de trop Le 26 mai, des navires chinois s’en seraient pris à un bâtiment vietnamien dans ses eaux territoriales nationales. Une attitude qui suscite la colère de la presse locale.
A
Thanh Niên Hô Chi Minh-Ville u cours des dernières années, quand nos pêcheurs étaient attaqués par des bateaux étrangers en mer, nous accordions aux pirates inconnus le bénéfice du doute et attendions les conclusions des enquêtes pour identifier les auteurs de ces attaques, mais depuis l’incident qui a eu lieu le 26 mai à quelque 120 milles marins des côtes vietnamiennes [dans la zone économique exclusive], le doute n’est plus permis. L’identité des agresseurs ainsi que leurs objectifs sont des plus clairs. Des patrouilleurs chinois sont entrés illégalement dans nos eaux territoriales et ont sectionné les câbles du Binh Minh 02, navire appartenant au Groupe national du pétrole et du gaz vietnamien (PetroVietnam) en mission de prospection pétrolière. Lors de cette opération, l’un d’entre eux, le bâtiment numéro 484, battant pavillon chinois, a été filmé par l’équipage de l’escorteur VT 7739 qui a tenté, en vain, de s’interposer. La Chine revendique 80 % de la mer Orientale [nom employé par le Vietnam pour désigner la mer de Chine méridionale] et elle se comporte en conséquence. Elle a violé la souveraineté pourtant solidement établie d’un Etat en faisant appel à des navires de guerre immatriculés et battant pavillon officiel. Pourtant, selon de nombreux experts, leurs revendications consignées sur les cartes par la “ligne des neuf tronçons” ou ligne dite “de la langue de bœuf” sont dénuées de tout fondement. Ce dernier forfait montre bien l’attitude hégémonique de la Chine et sa volonté de défier l’opinion internationale. En outre, cette agression va à l’encontre de tous les accords sur le Code de conduite en mer Orientale signés par la Chine avec les pays de l’Asean (Association des nations de l’Asie du Sud-Est) en 2002. Aujourd’hui, nous devons réagir officiellement et afficher notre détermination. Ces dernières années, des dizaines de bateaux de pêche vietnamiens, originaires pour la plupart de la province centrale de Quang Ngai, ont été attaqués par des navires chinois alors qu’ils croisaient dans les eaux vietnamiennes sans causer de tort à quiconque. Ces agressions se sont parfois soldées par l’arraisonnement et le racket de ces bateaux, ce qui a entraîné la ruine de nombreux pêcheurs, mais il est arrivé aussi que les embarcations soient expédiées par le fond. Nous nous sommes alors interdit toute réaction trop vive afin de ne pas envenimer la situation. Mais la Chine a clairement manifesté son mépris et elle a abusé de notre retenue. Elle a continué à se comporter de manière irresponsable. Ce n’était d’ailleurs pas la première fois que des bâtiments chinois pénétraient aussi loin dans les eaux territoriales vietnamiennes : il leur arrive de s’aventurer à moins de cinq milles nautiques de l’île de Ly Son dans la province de Quang Ngai. Aujourd’hui, faute de réagir avec fermeté, nous risquons de subir bien plus que des pertes économiques. C’est la dignité de notre peuple tout entier qui en souffrira. Tra Son
Allemagne
Et la chancelière créa le “merkélisme” Contexte “L’aventure énergétique. L’Allemagne décroche”, titre Focus. A la suite de la catastrophe de Fukushima et sous la pression de l’opinion publique, le gouvernement a totalement changé sa politique énergétique. Le 6 juin, il a décrété l’arrêt de huit centrales et la sortie progressive du nucléaire d’ici à 2022. L’auteur Journaliste de presse quotidienne de 1990 à 2002 (notamment pour la FAZ et Die Welt), Wolfram Weimer a fondé en 2003 le mensuel Cicero. Rédacteur en chef de l’hebdomadaire Focus depuis juin 2010, il est aussi l’auteur de nombreux essais.
Contexte Adoptant habituellement un profil bas face aux incursions de la marine chinoise dans ses eaux, Hanoi a refusé cette fois-ci de passer l’incident sous silence comme en témoigne, chose rare, l’éditorial du quotidien Thanh Niên. Le 5 juin, plusieurs centaines de personnes ont également manifesté devant l’ambassade de Chine à Hanoi. Chacun des protagonistes cherche depuis des années à assurer sa souveraineté sur les archipels des Spratleys et des Paracel dont les fonds regorgeraient d’hydrocarbures.
Le revirement d’Angela Merkel en ce qui concerne la politique énergétique du pays illustre son nouveau style de gouvernement et son ancrage au centre.
S
Focus (extraits), Munich
i Angela Merkel continue à gouverner comme elle le fait, elle aura fondé une nouvelle forme de gouvernement : le “merkélisme”. Il s’agit d’une variante raffinée de la démocratie des sondages, qui fonctionne à peu près comme un climatiseur muni d’un thermostat. Premier principe du merkélisme : le pays doit être à la bonne température et personne ne doit s’échauffer. Les surchauffes doivent être contenues et les conflits éjectés d’une pression de bouton émanant de la chancellerie. Deuxième principe : la recherche de la bonne température est permanente et les ajustements nécessaires immédiats. Un capteur d’opinion enregistre l’humeur de la population, et la politique s’adapte sans délai. Si un bouleversement de la politique énergétique semble caractérisé par la soudaineté et l’opportunisme, ce n’est pas un effet secondaire : cela fait partie du système. Troisième principe : les convictions fondamentales et les positions marquées sont désormais considérées comme des particules de poussières dans le filtre du consensus. Ce sont des facteurs de perturbation dans le climatiseur postidéologique qu’est la République. Tout doit arriver sur un centre défini au millimètre carré, les conceptions du monde se transforment en mosaïques, tout le monde doit pouvoir créer une coalition avec tout le monde, la politique devient patchwork. Quatrième principe, le plus important : le climatiseur du merkélisme a pour objectif suprême de maintenir Angela Merkel au pouvoir. Le merkélisme fait souvent pleurnicher les conservateurs et les libéraux de la CDU sous prétexte qu’il provoque une désintégration du parti, comme le SPD a pu le vivre du temps de Gerhard Schröder. Les changements de file et manœuvres de dépassement à droite pour Schröder, à gauche pour Merkel, réussissent fort bien à la personne du chancelier en termes de cote de popularité, mais très mal à son parti. On oublie que le merkélisme n’est pas une forme de gouvernement misant sur la tactique, mais sur un système. Il se légitime par un plébiscite permanent et produit ainsi une démocratie instantanée qui cuisine constamment la volonté du peuple – dès lors, Angela Merkel semble être la personnalité la plus démocratique de Berlin. Avec le merkélisme, la chancelière va peut-être instaurer un règne de mêmes dimensions que celui de Helmut Kohl. Elle sait très bien prendre leurs idées à ses adversaires. Elle a ainsi raflé au SPD les thèmes de la famille et du social pour les intégrer dans son programme. Les Verts sont en train de vivre la même chose puisqu’elle s’empare de leurs thèmes de prédilection que sont la lutte contre le réchauffement climatique et l’énergie nucléaire. Le merkélisme ouvre ainsi la voie à une coalition noir-vert. Dans quelques mois, les Verts se rendront compte que la chancelière leur a coupé les jambes. Certains ont beau dénoncer son virage à gauche, elle demeure encore bien supérieure à l’opposition en ce qui concerne la stratégie du pouvoir. On compare souvent Angela Merkel à Margaret Thatcher pour ce qui est de la capacité d’imposer sa volonté. Pour la presse européenne, Mmes Merkel et Thatcher sont les deux grandes femmes de pouvoir du conservatisme européen. Toutes deux ont réussi à relancer une économie paralysée. Elles sont de froides calculatrices, l’une physicienne, l’autre chimiste. Que l’Europe se rassure, elles sont toutes deux aussi différentes que les marches anglaises le sont des suites de Bach. Thatcher aimait le pathos et les conflits. Merkel apprécie la sobriété et le compromis. Thatcher flairait la peur de ses adversaires, Merkel repère celle des masses. C’est pourquoi elle met tant de constance à maintenir en équilibre des partis chancelants, alors que Thatcher 12
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Les opinions 10 aurait depuis longtemps laissé tombé son sac, de colère. L’une se battait contre l’Europe, l’autre compte dessus. Par ailleurs, la politique économique de Merkel est tellement étatique que Thatcher l’aurait traitée de socialiste. Ce qui est naturellement absurde. Le merkélisme n’est ni de gauche ni de droite, mais toujours exactement au centre. Wolfram Weimer
Chine
Li Na : un modèle économique à suivre Le succès de la joueuse de tennis, qui gère sa carrière sportive de façon indépendante, devrait inspirer le gouvernement chinois.
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Lienhepao (extraits) Taipei
ous les regards sont tournés vers Li Na, qui vient de remporter le tournoi de Roland-Garros. La sphère économique pékinoise s’est emparée de son succès. Tout excitée par la victoire de la championne, elle a estimé qu’il s’agissait d’un phénomène économique, qu’elle a baptisé “phénomène Li Na”. Comment la joueuse de tennis est-elle devenue un phénomène économique ? Celui qui connaît le système du sport de haut niveau en Chine populaire sait très bien qu’il s’apparente à une entreprise publique disposant d’un monopole. Or Li Na fait figure d’“entrepreneur privé”. Lorsque le sport est géré comme une entreprise publique, l’Etat s’occupe de tout, avec des fonctionnaires à tous les niveaux, qui se partagent les gains au final. Un “entrepreneur privé” comme Li Na doit payer de sa poche toutes les dépenses engagées. Mais c’est Li Na qui décide à quelle compétition elle souhaite participer et, quand elle remporte une victoire, elle se contente de remercier son mari et ses fans. En fait, quand le monde économique parle du phénomène Li Na, c’est pour effectuer une analyse comparative entre les entreprises publiques et les entreprises privées, et arriver à la conclusion que seules ces dernières ont un avenir et sont capables de venir en aide à l’économie chinoise. Depuis un an, le gouvernement central s’est beaucoup exprimé sur sa volonté de résoudre le problème de la répartition des revenus, mais les différents projets de réforme sont restés dans les tiroirs. Pour quelle raison ? Parce que l’Etat ne parvient pas à mettre à plat la question des entreprises publiques, dont le système de rémunération incohérent pose problème même au niveau de la société. En 2010, la limitation des cré-
Contexte “Na l’internationale remporte un tournoi du Grand Chelem”, titre le Xinjingbao. La joueuse, 29 ans, est la première femme asiatique à gagner un tournoi du Grand Chelem. En 2009, les autorités ont permis à quatre joueuses, dont Li Na, de gérer leur carrière indépendamment. La réussite de ce modèle a été acclamée par l’organe du Parti, le Renmin Ribao, selon lequel “c’est ce changement qui a permis à Li Na d’accéder à la gloire”.
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Iran
Ministre du Pétrole ? Trop facile ! Avec beaucoup d’ironie, le site iranien raille la décision du président Mahmoud Ahmadinejad de nommer un de ses amis inexpérimenté à la tête d’un secteur aussi stratégique.
C
Asr-e Iran Téhéran
Contexte Le 15 mai, Mahmoud Ahmadinejad a limogé son ministre du Pétrole, Massoud Mirkazemi, et s’est attribué le poste, ce que le Conseil des gardiens de la Constitution a jugé inconstitutionnel. Cédant à la pression, le président a fini par nommer un de ses proches conseillers, Mohamed Ali Abadi.
Carrefour de l’Europe Le dimanche à 12h10 et 21h10 présenté par Daniel Desesquelle avec Eric Maurice de
dits et la hausse des taux d’intérêt ont été un coup dur pour les petites et moyennes entreprises, alors que les grandes entreprises publiques ont continué à s’enrichir. Mais cela n’a pas empêché l’inflation de progresser. Il va peut-être falloir accroître les efforts de rigueur, et cela touchera les entreprises publiques, qui risquent de faire entendre leur mécontentement. Revenons au sport. En Chine populaire, ce qui doit être géré ne l’est pas correctement et ce qui ne doit pas être contrôlé l’est n’importe comment. En économie, c’est la même chose. Les entreprises publiques qui auraient besoin d’être contrôlées ne le sont pas et les entreprises privées qui devraient être libres sont contrôlées à tort et à travers. On dit que les autorités du Parti souhaitent resserrer leur gestion des entreprises publiques et soutenir un peu plus les entreprises privées. A croire qu’elles voudraient vraiment que le phénomène Li Na gagne le monde économique. Li Chun
her M. Ali Abadi, notre président vous a nommé le 2 juin ministre du Pétrole par intérim. C’est sans doute à vos compétences que vous devez votre nomination à la tête du secteur pétrolier national. On aurait pu s’attendre à ce que, pour une telle responsabilité, on recherche des experts scientifiques et des spécialistes expérimentés. Puissiez-vous réussir avec l’aide de l’imam caché [le Mahdi, dont les chiites iraniens attendent le retour et avec qui Ahmadinejad dit être en relation spirituelle] ! Mohamed Ali Abadi, le nouveau ministre du Pétrole par intérim, doit sa nomination à l’article 135 de la Constitution iranienne, selon lequel les ministres destitués doivent être remplacés par un ministre par intérim [et non par le président lui-même, ce qu’avait fait Ahmadinejad et qui lui avait valu les foudres du Conseil des gardiens de la Constitution]. M. Ali Abadi était aux côtés de Mahmoud Ahmadinejad lorsque ce dernier a visité la raffinerie d’Abadan, le 23 mai, jour où une explosion s’est produite après le passage présidentiel. Peut-être les deux hommes ontils conclu qu’il fallait un contrôle renforcé sur ces activités ? Le président a fini par céder après deux semaines de conflit avec le Conseil des gardiens de la Constitution. Celui-ci a déclaré qu’il était illégal que le président occupe le poste de ministre par intérim, tandis que le Parlement a voté le 1er juin en faveur de poursuites judiciaires contre le président pour le même motif. Ancien chef de l’Organisation d’éducation physique en Iran, Mohamed Ali Abadi avait été pressenti pour le poste de ministre de l’Energie après l’élection d’Ahmadinejad, en 2005. Mais, à l’époque, il n’avait pas réussi à réunir une majorité au Parlement. On peut se demander pourquoi on lui donne aujourd’hui un ministère plus important, alors qu’il n’avait même pas su rassembler assez de voix pour un ministère moins significatif [les deux ministères ont fusionné en mai 2011]. Mohamed Ali Abadi est encore aujourd’hui directeur du Comité olympique iranien. Quoi qu’il en soit, on ne sait pas vraiment dans quel domaine il possède vraiment une expertise : le sport, le pétrole, la construction de logements, la pêche ? Ces dernières années, il a eu des postes dans tous ces domaines. Dans toute l’industrie pétrolière iranienne, n’y avait-il pas une seule autre personne plus qualifiée ? Est-il bien légitime que Mahmoud Ahmadinejad ait confié le poste le plus important pour l’économie iranienne à une personne qui n’a pas la moindre compétence dans le domaine pétrolier ?
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En couverture
Profession stagiaire En Europe comme aux Etats-Unis, les jeunes sont contraints d’enchaîner les stages dans l’espoir de décrocher un emploi. Ce phénomène s’inscrit dans une tendance plus générale : désormais, les notions de travail et de rémunération sont déconnectées. Alors que la précarité gagne du terrain, les dirigeants politiques tardent encore à réagir.
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Au royaume “enchanté” de Mickey Le parc de loisirs d’Orlando, en Floride, est un cas d’école. Les stagiaires composent la moitié des effectifs. Certains sont heureux. Mais la plupart trouvent le travail éreintant et sans intérêt. Guernica (extraits) New York
A
Disney World, en Floride, les stagiaires sont partout : le groom qui monte les bagages dans les chambres, le pilote du monorail qui guide le train à 60 km/h, la jeune fille souriante qui contrôle les tickets à l’entrée. Ils canalisent les visiteurs dans les files d’attente du Space Mountain, vendent des oreilles de Mickey, ramassent les papiers de bonbons, étouffent sous le cagnard dans le costume de Mickey, Donald, Pluto et compagnie. Lors d’une visite récente au royaume enchanté, j’ai essayé de les compter, scrutant les noms des universités sur les badges que portent tous les cast members [membres de la troupe, c’està-dire “employés”, selon la terminologie Disney]. Ils sont issus de tous les types d’établissements de l’enseignement supérieur des Etats-Unis. Les étrangers sont également présents en nombre, et dix-neuf pays au moins sont représentés. Ainsi, c’est une étudiante de Shanghai qui accueille les clients à l’entrée de l’Emporium [magasin de souvenirs] sur Main Street. Il y a plusieurs centaines de stagiaires chinois, me glisse-t-elle, ajoutant qu’elle est impatiente de “décrocher [ses] oreilles” [remises au terme de la formation].
Créer de la magie Disney gère l’un des plus vastes programmes de stages au monde. Chaque année, 7 000 à 8 000 étudiants et jeunes diplômés effectuent un stage à temps plein à Disney World. Ils y restent en général quatre à cinq mois, parfois sept dans le cadre des programmes Avantage [composés d’un volet formation plus étoffé]. Ces stagiaires sont entièrement soumis à la volonté de l’employeur. Ils n’ont pas de jours de repos, pas de congés maladie, aucune voie de recours contre l’entreprise, ni aucune garantie d’être indemnisés en cas d’accident du travail ou d’être protégés contre le harcèlement ou toute iniquité de traitement. Ils travaillent généralement douze heures d’affilée, et beaucoup attaquent leur journée à six heures du matin ou la terminent tard le soir, après minuit. Les stagiaires signent sans savoir à quel poste ils seront affectés ni à combien se montera leur indemnité, qui tourne en général autour du salaire minimum légal. “Les invités [‘clients’, dans la terminologie Disney] se doutent-il que leurs vacances n’existeraient pas sans ces étudiants ?” se demande un ancien stagiaire, Wesley Jones, dans Mousecatraz [Mantra Press, 2010, non traduit en français]. A Disney World, le personnel doit être invisible, ou presque. Mis à part les badges, rien ne distingue les stagiaires ; dans certaines zones du parc, à certaines heures de la journée, ils composent plus de la moitié du personnel. Les tâches qu’ils accomplissent sont identiques à celles des salariés permanents, et ils ne bénéficient d’aucun encadrement ou tutorat ni d’aucune formation.
Le volet éducatif de leur stage se limite à trois ou quatre heures de cours par semaine, qui leur permettent d’obtenir des unités de valeur plus aisément que n’importe où ailleurs. Ce que font la plupart des jeunes n’a rien à voir avec leurs études : Disney ne l’impose pas et, de toute façon, des journées de douze heures sont bien assez épuisantes comme cela. Comme d’autres employeurs, Disney sait parfaitement faire passer des emplois lambda pour de formidables opportunités. “On n’est pas là pour préparer des hamburgers”, résume un stagiaire employé dans un fast-food, interviewé par l’agence Associated Press. “On est là pour créer de la magie.” Formation et enseignement passent au second plan : les jeunes sont là pour turbiner. Après avoir parcouru des milliers de kilomètres pour un salaire qui couvrira à peine leurs frais, ils se retrouvent à briquer des chambres d’hôtel, à assurer l’entretien du parc et à garer des voitures sous le couvert officiel de stage universitaire. Seule une poignée de “diplômés” du College Program [le nom du programme de stages Disney] se verront proposer un emploi salarié à temps plein chez Disney. L’hébergement collectif obligatoire – dont le coût est déduit de la paie – peut certes rendre l’expérience amusante, mais il s’apparente aussi à une clause du contrat : vivre sur le sol de l’entreprise, manger les produits de l’entreprise, et travailler quand le dicte l’entreprise. De par son ampleur, le programme Disney est singulier, si ce n’est unique. Bien qu’il soit légal sur un plan technique, ce dispositif s’est étoffé en trente ans, jusqu’à prendre des proportions inquiétantes et incarner une culture du stage poussée à l’extrême. Le mot “stage” n’a pas de définition précise, mais, à Disney World, il est synonyme de main-d’œuvre flexible et bon marché – des petits boulots magiques et enrichissants dans l’“endroit le plus heureux de la Terre”. En dépit de nos demandes répétées, Disney n’a pas voulu répondre à ces critiques ni faire aucun commentaire. Avec un effectif de 63 000 personnes, Disney World est le plus gros employeur, sur un seul site, des Etats-Unis. En 1978, lors de l’annonce de la construction de l’Experimental Prototype Community of Tomorrow [prototype expérimental de la ville du futur] (EPCOT), la grande question
L’auteur Ross Perlin vient de publier Intern Nation : How to Earn Nothing and Learn Little in the Brave New Economy (Au pays des stagiaires : comment travailler gratis tout en n’apprenant quasiment rien dans le nouveau paradis économique, éd. Verso Books, non traduit en français), dont cet article est adapté. Diplômé de Stanford, de la School of Oriental and African Studies et de Cambridge, il a signé des articles pour The New York Times, Time Magazine, Lapham’s Quarterly, The Guardian, le Daily Mail et Open Democracy. Il conduit actuellement des recherches sur les langues menacées de disparition en Chine.
Dessin d’Otto, Londres.
Un début et une fin de carrière difficiles Taux d’emploi selon la classe d’âge (en %) France
Royaume-Uni
83 81
Suède
UE
87 80
80 70 56
52 42 32
60
59 46
38 30 16 8 2
15 - 24 ans
25 - 54 ans
55 - 59 ans
60 - 64 ans
12 5
≥ 65 ans Source : Eurostat 2008
que se posent Duncan Dickson et les autres responsables du service recrutement de Disney est de savoir où ils vont bien pouvoir trouver les 5 000 à 6 000 employés nécessaires. Duncan Dickson et son collaborateur John Brownley s’adressent alors à Harry Purchase, directeur de la faculté d’administration hôtelière à l’université Paul Smith, dans l’Etat de New York, qui, depuis 1972, envoie ses étudiants travailler dans la restauration et suivre des cours au royaume enchanté. En 1978, Disney signe ensuite une convention avec un établissement beaucoup plus grand, l’université Johnson and Wales, dans le Rhode Island, afin qu’elle lui envoie ses étudiants tout au long de l’année.
Une main-d’œuvre flexible Duncan Dickson et John Brownley se demandent s’ils ne pourraient pas voir plus grand encore. Au début des années 1980, ils organisent une réunion à Orlando, avec quelques dizaines de responsables d’université, dans l’objectif de fixer “un schéma directeur pour le College Program”. Les participants s’enthousiasment pour le projet, demandant simplement que Disney prenne en charge l’hébergement des étudiants et leur assure des cours collectifs en classe. Le directeur général des parcs Disney donne son feu vert. Le College Program institutionnalise l’emploi généralisé de stagiaires, en se servant des universités comme relais de recrutement tout en contrôlant l’intégralité du processus. “Pour monter un projet de cette taille, nous avions besoin de l’aide des universités, souligne Duncan Dickson. Outre le nombre, l’impératif était de pouvoir obtenir une main-d’œuvre flexible susceptible d’être ajustée aux fluctuations [saisonnières].” Lancé à l’été 1980, le College Program se limite au départ à 200 étudiants de trois universités du sud-est des Etats-Unis. Très vite, on décide de porter cet effectif à 400 stagiaires au printemps et en été, pour le ramener à 200 en automne. Jusqu’en 1988, les jeunes sont logés au Village Blanche-Neige, un parc de mobile homes situé au milieu d’une zone commerciale et de motels bon marché, dans la ville voisine de Kissimmee. En trente ans d’existence, le College Program a employé plus de 50 000 stagiaires en Floride et en Californie, et le concept a été repris à Hong Kong et en France. A partir de la fin des années 1980 et pendant toutes les années 1990, plus de 10 000 chambres d’hôtel sont construites à Disney World. On fait venir des stagiaires en masse pour occuper les nouveaux postes ainsi créés. Au début, Disney cible les étudiants en hôtellerie, en gestion de parcs à thème ou en arts culinaires, mais aujourd’hui, des étudiants en histoire plongent des frites dans l’huile bouillante et des étudiants en psychologie sont surveillants de baignade. A la fin des années 1990, l’assouplissement de la législation sur l’immigration entraîne le recrutement massif de jeunes étrangers, dont plus d’un millier vient chez Disney chaque année, munis de visas J-1 (échanges culturels) ou H-2B (travail saisonnier). Si les motivations de Disney se comprennent aisément, on est davantage surpris par l’enthousiasme que suscite le dispositif au sein de l’enseignement supérieur. Ainsi, Kent Phillips, l’un des fondateurs du programme de stages Disney, s’est 16
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Profession stagiaire 15 récemment vu décerner un prix pour ses bons offices par l’Association professionnelle de la formation par alternance. Dans une vidéo promotionnelle à destination des étudiants, une bonne dizaine de responsables de stage, conseillers d’orientation et professeurs d’apprentissage encensent le programme. “Nous expliquons aux étudiants que le College Program est destiné aux étudiants de toutes les filières, des ingénieurs aux commerciaux en passant par les élèves des beaux-arts.” “Son principal effet est d’améliorer l’estime de soi des étudiants.” “Ils ont appris le savoir-être, ils ont appris ce qu’était la responsabilité, ils ont appris à prendre des décisions créatives.” “C’est de loin le meilleur programme de stages que je connaisse dans le pays.” Ce qui est encore plus troublant, c’est qu’autant d’universités accordent des unités de valeur pour ce qui ne sont essentiellement que des jobs d’été sans aucun contenu pédagogique. Qui plus est, les milliers d’étudiants qui obtiennent ces unités de valeur paient leur établissement pour ce privilège. Les universités Purdue et Tulane ont conclu des conventions avec Disney, de même que la Central Michigan University, qui exige jusqu’à 2 630 dollars [1 800 euros] par semestre. Afin que ses légions de stagiaires étrangers décrochent leur visa J-1, Disney s’est également employé à faciliter les relations entre les universités américaines et leurs homologues dans d’autres pays. Pour ne citer qu’un exemple, l’université de Montclair [dans le New Jersey] peut demander plusieurs milliers de dollars à un étudiant pékinois qui vient travailler chez Disney.
Bourrage de crâne L’offre de formation proposée par l’entreprise comporte notamment des cours de communication d’entreprise, d’apprentissage par l’expérience et de marketing personnel. Au début, les enseignants étaient des responsables Disney, mais il existe désormais des formateurs dédiés à cette tâche, dont certains sont titulaires d’une maîtrise. Les stagiaires se plaignent régulièrement du “bourrage de crâne Disney”. Dans Mousecatraz, un ancien stagiaire commente ainsi le Disney Practicum, le cours destiné aux stagiaires en manque d’unités de valeur : “Tout ce qu’on a entendu, c’est combien Lee Cockerell – le vice-président exécutif de Walt Disney World Operations – était formidable. C’était ‘Lee ceci, Lee cela’, toujours Lee. C’est peut-être Lee qui aurait dû nous faire le cours parce que la plupart des étudiants en sont sortis avec l’impression que le thème en était Lee.” Pendant les pics de fréquentation, les cours peuvent être annulés pour permettre aux étudiants de travailler plus longtemps. Lorsque Start Me Up, des Rolling Stones, retentit sur le portable d’Ed Chambers, il répond d’un grommellement amical : “Big Ed à l’appareil.” Ed Chambers travaille en maillot de sport. Voilà plusieurs dizaines d’années qu’il s’emploie à importer la méthode “yankee” dans les syndicats de Floride. “J’organise – c’est mon job. C’est moi qui ai organisé la syndicalisation à Disney World.” Il est président de la branche 1625 de la United Food and Commercial Workers Union [syndicat des travailleurs de l’alimentation et du commerce] et représente 6 000 salariés à temps plein de Disney World. Son syndicat est l’un des six plus puissants de la Confédération des métiers de service, qui regroupe la majorité des employés de Disney World, à l’exception des sta-
gagner de 23,4 millions de dollars en biens et services dans les comtés d’Orange et d’Osceola, engendrant par effet domino des pertes d’emplois, une baisse des salaires et une diminution des recettes fiscales pour les collectivités locales. Entre la compression des salaires, la suppression de certains avantages sociaux et la précarisation de la main-d’œuvre, Disney a facilement économisé plusieurs centaines de millions de dollars au fil des ans. Le groupe étant le premier employeur de la région, ces changements sont extrêmement dommageables à l’économie locale.
Dessin d’Otto, paru dans The Times, Londres.
Des économies substantielles En France Aucune statistique officielle ne répertorie les stagiaires en France. Dans un rapport publié en 2005, le Conseil économique et social précisait que près d’un étudiant sur deux effectuait à l’époque au moins un stage pendant son cursus, ce qui représentait 800 000 personnes. Par ailleurs, “l’Apec estime que 90 % des diplômés de niveau bac + 4 ont effectué au moins un stage au cours de leurs études, 50 % en ayant effectué trois ou plus”, rapporte le collectif Génération précaire . Depuis 2009, la loi encadre un peu plus strictement les stages étudiants en entreprise. Ils doivent faire l’objet d’une convention, qui ne peut être conclue pour remplacer un salarié, ni pour exécuter une tâche régulière correspondant à un poste de travail permanent. Enfin, lorsque la durée du stage est supérieure à deux mois consécutifs, le stagiaire perçoit une gratification dont le montant horaire est fixé, au minimum, à 12,5 % du plafond horaire de la Sécurité sociale (qui est actuellement de 22 euros).
giaires. Pour les adhérents, le débat sur le College Program dépasse la simple question de savoir s’il s’agit de vrais stages universitaires ou non : c’est leur gagne-pain qui est en jeu. “Nous, on est là pour gagner notre croûte, eux, ils sont là pour s’amuser”, résume un salarié. Dans les années 1980, les syndicats ont donné leur accord de principe pour le lancement d’un petit projet pilote, en se disant qu’il permettrait de soulager le personnel à temps plein pendant les périodes les plus chargées de l’année. Mais ils n’ont pas pu stopper son expansion effrénée. “C’est juste une question de coût de la main-d’œuvre”, explique Eric Clinton, le président de la branche 362 du syndicat Unite Here. “Le College Program s’apparente à de la sous-traitance. Ils ont trouvé un moyen d’externaliser sur place”, à défaut de pouvoir délocaliser Disney World à l’étranger. Il n’y a encore jamais eu de grève à Disney World. Mais le taux de syndicalisation a grimpé à plus de 60 % en réponse aux offensives de l’entreprise sur les salaires et les avantages sociaux. Pour autant, poursuit Eric Clinton, “il reste beaucoup à faire. Disney ne nous prendra pas au sérieux tant que l’on n’aura pas atteint les 75 % de syndiqués.” Comme beaucoup d’observateurs de la planète Disney, Ed Chambers et Eric Clinton s’accordent à dire que l’entreprise a commencé à changer après l’arrivée de Michael Eisner à sa tête, en 1984. La gratuité des soins médicaux a été supprimée, tout comme le régime de retraite à prestations définies pour les nouveaux employés. Le régime dont bénéficient les anciens employés pourrait bientôt disparaître à son tour, remplacé par des plans 401 (k) [de retraite par capitalisation], moins avantageux, auxquels seule une poignée de ces salariés payés à l’heure pourront cotiser. Les syndicats ont également été incapables d’empêcher l’introduction d’une double grille de salaires, qui a entraîné une baisse significative des augmentations pour les nouveaux embauchés. Désormais, après cinq ans chez Disney World, un employé lambda peut s’estimer heureux s’il touche 9 dollars [6,20 euros] de l’heure, et même ceux qui totalisent vingt ans d’ancienneté risquent de voir leur salaire horaire plafonné à 13 dollars [9 euros]. D’après un rapport publié par les économistes Bruce Nissen, Eric Schutz et Yue Zhang, la mise en place de cette double grille de salaires a permis à l’entreprise d’économiser 20 millions de dollars en 2006. D’après leurs calculs, cette mesure s’est soldée la même année par un manque à
Au départ, Duncan Dickson et son équipe de gestion des ressources humaines ont dû convaincre les cadres de l’entreprise que le programme de stages générerait de sérieuses économies. “On s’est battus jusqu’à ce qu’on arrive à convaincre le directeur financier”, se souvient-il. Aujourd’hui, plus personne n’en doute. Quiconque “envisagerait de remplacer les employés du College Program par des salariés à temps plein” se rendrait compte de l’économie “substantielle” que représentent les stagiaires, assure Duncan Dickson. En plus de ne bénéficier d’aucun avantage social, d’être des clients tout désignés pour les produits Disney, de verser des loyers à Disney et de manger Disney, les stagiaires ne sont jamais réellement augmentés. Toute modification sur leur fiche de paie découle d’une revalorisation du salaire minimum légal. Le prix du ticket d’entrée à Disney World, lui, a augmenté de plus de 100 % depuis 1990, date à laquelle le College Program a décollé. Les stagiaires devant travailler au moins trente heures par semaine – beaucoup vont presque jusqu’à quarante –, il est évident qu’ils font le travail qu’effectueraient autrement des salariés à temps plein. D’après la plupart des personnes que j’ai interrogées, les salariés qui démissionnent ou sont mis à la porte sont souvent remplacés par un ou plusieurs stagiaires. Par une nuit sans lune, je me suis introduit dans Vista Way, un complexe résidentiel qui héberge un millier de stagiaires Disney. Je m’attendais vaguement à devoir escalader les grilles ou à me faufiler derrière les intimidantes guérites de sécurité, où les stagiaires doivent montrer patte blanche. Mais lorsque je suis arrivé, une caravane de bus déchargeait son flot de travailleurs éreintés. Obéissant au signe de tête amical d’un des jeunes, je suis entré furtivement. Les bus sont une source perpétuelle de mécontentement pour les stagiaires. Il n’y en a pas tout le temps, et les jeunes qui prennent leur poste tôt le matin ou le quittent tard le soir se retrouvent souvent coincés. Quiconque enfreint l’une des innombrables 18
Etudier et travailler Jeunes de 20 à 24 ans en formation initiale cumulant études/formation* et emploi (2006, en % des étudiants)
France OCDE Allemagne Royaume-Uni Etats-Unis Pays-Bas 0 * Apprentissage inclus.
20
40
60 Source : OCDE
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Une nouvelle classe sociale : le précariat la responsabilité de leur sort aux étrangers qui vivent parmi eux. Le néofascisme se distingue de son ancêtre des années 1930 en ceci que c’est aujourd’hui une élite mondiale absurdement riche et influente qui impose une idéologie appelant à un Etat moins présent, à une fiscalité très allégée pour les hauts revenus et à la soumission des récalcitrants, des non-conformistes, des collectifs de citoyens et de tous les “perdants” de la société de marché, y compris les handicapés et les jeunes chômeurs. Les sociaux-démocrates, comme les partis de centre droit, ont succombé au chant de ces élites. Ce ne sont pas les conservateurs ni les libérauxdémocrates qui se sont démenés en GrandeBretagne pour bloquer la directive européenne offrant l’égalité des droits aux travailleurs temporaires : c’est le New Labour.
Si la gauche européenne ne répond pas aux aspirations des salariés les plus fragiles et les plus exposés à la crise, c’est l’extrême droite qui s’en chargera. The Guardian (extraits) Londres
P
our la première fois de son histoire, en Grande-Bretagne comme dans le reste de l’Europe, la gauche traditionnelle n’a pas de programme progressiste. Elle a oublié un principe fondamental : tous les mouvements progressistes se sont construits sur la colère, les besoins et les aspirations de la nouvelle classe émergente. Aujourd’hui, cette classe, c’est le “précariat”. Les manifestations qui se multiplient à travers le monde témoignent de la formation de ce précariat, et l’Espagne en est le dernier exemple en date : les indignados rejettent les partis politiques traditionnels tout en formulant des appels au changement assez fourre-tout. Dans de nombreuses villes d’Europe mais aussi au Japon [sous le label MondoMayDay], le précariat s’est réuni le 1er mai pour des parades sous l’égide du collectif antiprécarité EuroMayDay : à Milan, ils étaient plus de 30 000. Au Moyen-Orient, les révoltes de ces derniers mois peuvent être considérées comme les premières révolutions menées par le précariat, par une jeunesse insatisfaite qui exige un avenir plus sûr et plus gratifiant professionnellement. La Grèce a suivi elle aussi, avec son mouvement Den plirono [“Je ne paierai pas”] et ses manifestations géantes.
Une vulnérabilité partagée Le précariat mondial, traversé par des divisions internes et rassemblé uniquement par la même peur et le même sentiment d’insécurité, ne constitue pas encore une classe au sens marxiste du terme. Mais c’est bien une classe en devenir, où se forme la conscience d’une vulnérabilité partagée. Il ne rassemble pas seulement tous les travailleurs précaires, même si beaucoup de ses membres sont intérimaires ou à temps partiel dans des centres d’appels ou d’autres sociétés de sous-traitance. Le précariat réunit tous ceux qui ont le sentiment que leur vie et leur identité ne sont qu’un assemblage de morceaux épars, sur lequel ils ne peuvent bâtir un récit séduisant ni construire une carrière en combinant de manière durable différentes formes de travail et de labeur, de loisirs et d’oisiveté. Le précariat ne se compose pas seulement de victimes, puisqu’ils sont nombreux en son sein à remettre en cause l’éthique du travail de leurs parents. L’expansion du mouvement se trouve toutefois accélérée par la mondialisation néolibérale, qui a consacré la flexibilité du marché du travail, la marchandisation de toute chose et la restructuration des systèmes de protection sociale. Au Royaume-Uni, rien n’a plus contribué à l’expansion du précariat que le règne du New Labour [le “nouveau” Parti travailliste, comme l’a baptisé Tony Blair, qui a gouverné de 1997 à 2007]. La direction actuelle de ce parti doit
Egalité, liberté, fraternité
Dessin d’Otto paru dans Cicero Magazine, Berlin.
aujourd’hui se doter d’un programme progressiste. Et le temps presse : nous assistons dans l’ensemble des pays industrialisés à l’essor de l’extrême droite. Cette montée a été inaugurée par Silvio Berlusconi, qui lors de sa réélection a annoncé avoir pour objectif de vaincre “l’armée du mal”, en l’occurrence ces membres du précariat italien que sont les immigrés. Ce faisant, le président du Conseil italien a montré en quoi le précariat incarnait la nouvelle classe dangereuse. Les individus vivant dans une précarité constante perdent aisément leur altruisme, leur tolérance et leur respect pour la différence. Si aucune alternative ne leur est proposée, ils peuvent être tentés de faire porter
Le seul moyen de barrer la route au néofascisme est d’inventer une nouvelle façon de faire de la politique, qui offre au précariat ce qu’il aspire à construire. Le nouveau projet de gauche doit se tourner vers l’avenir et se dégager de l’atavisme. Les progressistes doivent abandonner leurs discours sur les “classes moyennes sous pression”. C’est en effet sous-entendre que les classes plus défavorisées ne sont pas “sous pression”, et c’est pour la gauche tiède une énième façon d’éviter de s’attaquer aux structures de l’inégalité comme l’ont fait des générations de penseurs progressistes. Alors que l’ombre du néofascisme s’étend, la gauche doit prendre le risque d’être légèrement utopiste. Il faut réinventer la trinité progressiste de l’égalité, de la liberté et de la fraternité. Cette politique sera fondée sur le respect des principes de sécurité économique et de toutes les formes de travail et de loisirs, et non sur l’ouvriérisme austère de la société industrielle. Le précariat l’a bien compris, et la gauche ferait bien de l’écouter. Guy Standing
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Profession stagiaire 16 consignes peut être sommé de quitter les lieux dans les vingt-quatre heures. Les voitures et les chambres sont régulièrement fouillées, et tout un groupe peut être renvoyé pour une infraction commise par une seule personne. Si l’endroit a été qualifié par Playboy de résidence étudiante la plus sexy de la planète, la réalité est moins glamour. J’ai vu des stagiaires faire leur lessive, s’échanger des cigarettes, jouer au basket, se reposer de leur journée et se préparer à la suivante. La plupart vivent à quatre ou six par appartement, deux par chambre, avec cuisine commune. L’autoroute passe juste derrière le complexe, qui s’organise autour d’une pelouse défraîchie, d’un terrain de basket et de vastes bassins remplis d’une eau saumâtre. Seuls les alentours de la salle de gym et du jacuzzi sont un peu animés. Qui sont les stagiaires et comment sont-ils arrivés là ?
Dessin de Yatuu extrait de l’album Moi, 20 ans, diplômée, motivée… exploitée.
Une utopie moderniste
Après un bac en arts appliqués et un BTS en communication visuelle, Yatuu s’inscrit à l’université pour pouvoir obtenir des conventions de stages. Elle enchaînera ensuite cinq stages dans des agences de publicité. Fin 2009, pour se défouler, cette fan de mangas ouvre un blog illustré, où elle raconte ses mésaventures. Elle publie ce mois-ci un livre, “Moi, 20 ans, diplômée, motivée... exploitée” (ed. 12Bis), dédié à tous les exploités du bureau.
“Je pense au College Program depuis que j’ai dix ans”, avoue l’un d’eux. Le simple fait d’approcher la magie Disney suffit à son bonheur. D’autres se sont simplement présentés à une réunion de recrutement sur leur campus et ont tenté leur chance. Dans un monde où les stages sont rares et mal payés, ceux que Disney propose sont faciles à obtenir – et, au moins, ils sont rémunérés. “Les candidats se penchent rarement sur les aspects moins roses comme les longues journées de travail, la piètre rémunération et les conditions de vie contraignantes”, écrit Wesley Jones dans Mousecatraz. Les imbroglios administratifs, les sureffectifs ou des problèmes de santé empêchent parfois les stagiaires de faire leurs trente heures hebdomadaires, ce qui leur pose de sérieux problèmes financiers. Un délégué syndical raconte qu’il dépanne souvent des jeunes en difficulté en leur donnant de la nourriture. Une nouvelle stagiaire “n’a pas fait ses trente heures parce qu’ils ont changé son emploi du temps, explique-t-il. Pour l’un des trois postes qu’elle occupe, ils avaient pris trop de monde… Résultat, sur sa fiche de paie, il lui reste 2 dollars après déduction du loyer.” Comme tous les travailleurs privés de droits, les stagiaires votent avec leurs pieds. Il n’existe aucune statistique officielle sur le taux d’abandon, mais il semble anormalement élevé. “Je parierais sur 20 à 30 %”, avance un jeune, qui se dit lui-même satisfait. Lors de son premier stage, quatre de ses cinq colocataires ont laissé tomber. Beaucoup sont toutefois ravis de leur expérience. L’accès libre au parc et les réductions auxquelles ils ont droit sont plus que suffisantes pour certains enfants Disney qui ont grandi pour être des stagiaires Disney et risquent fort de devenir un jour des parents Disney. “Je suis un esclave Disney et j’en suis très content”, clame fièrement l’un d’entre eux sur Twitter. Pour Walt Disney, l’Epcot était une utopie moderniste au cœur des marais de Floride, miLe Corbusier, mi-Fordlandia [immense propriété acquise au Brésil dans les années 1920 par Henry Ford, pour cultiver des hévéas]. Il l’imaginait comme “une ville planifiée, maîtrisée, vitrine de l’industrie et de la recherche américaines, avec des écoles et des possibilités culturelles et éducatives”. En réalité, ce n’est qu’un parc à thème comme les autres. Présenté comme un formidable modèle d’apprentissage expérimental, son programme de stages n’est qu’un paradis pour employeur, qui repose sur un système cautionné par les universités et accepté par les étudiants. Ross Perlin
Bande dessinée
Déguiser un emploi en stage, c’est illégal La justice britannique vient de requalifier un stage en emploi salarié. Voilà qui devrait faire réfléchir les dirigeants d’entreprise. The Guardian (extraits) Londres
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eri Hudson peut savourer sa victoire. Elle est l’une des premières stagiaires au Royaume-Uni à avoir obtenu en justice la reconnaissance de son statut de salarié. En janvier dernier, au bout de six semaines de stage non rémunéré au sein du site Internet de critique, culture et art de vivre My Village, cette jeune femme de 21 ans a démissionné, complètement dégoûtée. “J’ai bossé comme une malade, s’indigne-t-elle. Je faisais pratiquement fonctionner le site.” Pourtant, pour l’entreprise, “tout ce boulot ne valait pas un sou. Je savais que c’était injuste.” Keri Hudson est arrivée chez My Village après avoir répondu à une annonce pour un poste de stagiaire non rétribué. Elle n’a reçu aucune formation et les indemnités promises verbalement ne se sont jamais matérialisées. Chaque jour, de 10 heures à 18 heures, elle éditait des articles et téléchargeait des contenus. Elle a même fini par encadrer six autres stagiaires entassés dans un bureau prévu pour deux personnes. Et, pendant qu’elle survivait tant bien que mal grâce à sa carte de crédit et à l’aide de ses parents, son patron, lui, passait ses vacances au Maroc. Epaulée par le mouvement Cashback for Interns lancé par la National Union of Journalists [NUJ, le syndicat des journalistes britanniques], la jeune femme a traîné devant les tribunaux TPG Web Publishing, le propriétaire de My Village. Début mai, elle s’est vu accorder 1 025 livres [1 150 euros] sur la base du salaire minimum national, plus le paiement des congés payés. Pour Roy Mincoff, le responsable juridique de la NUJ, ce verdict devrait faire frémir de
nombreux patrons de presse. “En vertu de ce jugement, si un stagiaire effectue un vrai travail au lieu d’être simplement formé, il a droit au salaire minimum.” Même s’il a préalablement accepté de travailler gratuitement. Quand on sait que le taux de chômage des jeunes atteint 20 %, il n’est guère étonnant de constater que les employeurs profitent de ceux qui sont prêts à accepter n’importe quel job, même non rétribué. Selon une enquête réalisée récemment par YouGov pour l’organisation Internocracy, près d’un dirigeant d’entreprise sur cinq reconnaît prendre des stagiaires pour réduire ses coûts de main-d’œuvre. La société TPG, elle, dément toute exploitation et entend faire appel. Toutefois, ajoutet-elle, “nous accueillons cette décision avec satisfaction, car elle va permettre d’approfondir le débat et de clarifier la question”. “Chez My Village, précise-t-elle, les stagiaires non seulement ont la possibilité de publier et de signer leurs papiers, mais ils sont souvent invités à déjeuner et reçoivent des entrées gratuites pour les lieux dont ils font la critique. Si les publications sont sanctionnées pour avoir aidé des bénévoles à acquérir l’expérience qui leur manque, les offres de stages vont se raréfier. Résultat, un nombre accru de jeunes diplômés n’auront aucune expérience à faire valoir sur leur CV. Quelles seront alors leurs chances de décrocher un emploi ?” “Cela ne va pas dissuader ces entreprises de prendre des stagiaires, rétorque Roy Mincoff. Elles ont besoin d’étudiants, de jeunes journalistes bien formés. Au final, il s’agit simplement pour elles de respecter la loi.” Cashback for Interns va maintenant mettre la pression sur l’organisme chargé de contrôler l’application de la loi sur le salaire minimum garanti. D’après Roy Mincoff, ce dernier devrait “cibler des entreprises connues”, ce qui aurait “un effet dissuasif sur les autres”. Et, au fait, qu’est devenue Keri Hudson ? “Je suis toujours en stage”, explique la jeune journaliste. “Mais je suis rémunérée !” Shiv Malik
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Profession stagiaire
Le travail gratuit, stade ultime du capitalisme Le développement des stages s’inscrit dans une évolution plus générale de l’emploi : les notions de travail et de rémunération sont de plus en plus déconnectées. London Review of Books (extraits) Londres
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Des consommateurs professionnels Les dernières évolutions d’Internet ont attiré l’attention des médias parce que la gratuité des contenus en ligne menace directement le gagnepain des journalistes. La vente du Huffington Post à AOL en février dernier a suscité de vives réactions de la part des centaines de blogueurs dont le travail bénévole avait fait la réputation du site. Leur indignation (qui s’est muée en procédure collective) provenait du fait que la propriétaire du site, Arianna Huffington, a touché 315 millions de dollars dans l’opération. Le Web 1.0 s’est construit grâce à des ados pour qui concevoir gratuitement un site Internet était juste cool. Les réseaux sociaux du Web 2.0 jouent sur l’engouement des jeunes de manière plus subtile. La plupart des utilisateurs de Facebook ignorent qu’ils sont des “prosommateurs”, des consommateurs professionnels qui génèrent des données que les propriétaires du site peuvent ensuite monnayer. L’année dernière, Facebook a engrangé 2 milliards de dollars de chiffre d’affaires, dont presque un tiers de bénéfices,
Jeunes et chômeurs Evolution du taux de chômage en France (en %) 20
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et pourtant l’entreprise ne compte que 1 700 salariés. Google, qui emploie 23 000 personnes, a déclaré plus de 29 milliards de dollars de chiffre d’affaires et 8,5 milliards de bénéfices. Ces forts taux de rentabilité dépendent directement du libre accès aux données des internautes. Apparemment, tant qu’une tâche peut être présentée comme créative et distrayante, vous avez toutes les chances de pouvoir la faire réaliser contre une simple obole, voire gratuitement, par une foule reconnaissante. Les nouvelles technologies ne sont toutefois pas les seules responsables de cet effilochement de l’emploi traditionnel. Après tout, les médias “classiques”, encore très syndicalisés, ont également été infiltrés par cette économie du volontariat. Depuis 2001, avec le succès d’émissions comme Survivor, Big Brother et Le Maillon faible, le temps d’antenne consacré aux jeux et à la téléréalité a explosé. Les coûts de production de ces programmes sont infimes, avec des audiences et des profits qui atteignent des sommets. C’est la Fox qui a lancé le mouvement aux Etats-Unis avec la série de fiction-réalité COPS, afin de court-circuiter la grève des scénaristes en 1998. Les chaînes de télévision refusent de rémunérer comme auteurs
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i les patrons ne peuvent pas se passer de travailleurs, l’inverse n’est pas vrai, disait-on, à la belle époque du syndicalisme. Pourtant, alors qu’aux troisième et quatrième trimestres de 2010 les entreprises américaines ont enregistré des bénéfices record, le taux de chômage réel aux EtatsUnis a atteint 17 %. Les patrons auraient-ils appris à se passer des travailleurs ? Pas vraiment. Deux raisons incontestables expliquent ces profits élevés. Tout d’abord, les entreprises délocalisent de plus en plus, notamment dans les secteurs hautement qualifiés, où l’on peut faire les plus grosses économies en termes de salaires. Les entreprises ont toujours besoin de salariés – mais de salariés bon marché. Ensuite, les employés travaillent plus dur et plus longtemps pour une rémunération équivalente, voire réduite. Quand l’économie va mal, les employeurs cherchent naturellement à en profiter, mais, dans une récession comme celle que nous subissons, ils attaquent sur tous les fronts : gel des salaires, chômage technique, licenciements ou recours au travail précaire. Mais il y a une troisième raison, plus insidieuse : les entreprises s’appuient de plus en plus sur de nouvelles formes de travail gratuit. Les moyens ne manquent pas : il y a l’externalisation ouverte [utilisation du savoir-faire des internautes pour effectuer des tâches traditionnellement effectuées par des salariés], l’exploration de données et autres techniques numériques permettant d’obtenir gratuitement des idées ou des informations auprès d’internautes consentants, le travail obligatoire dans les prisons et les stages quasi obligatoires dans le secteur tertiaire.
Courrier international a publié, dans son numéro 1015 du 15 avril 2010, un article du New York Times intitulé “Rémunérez vos stagiaires !” Les circonstances dans lesquelles il est possible de ne pas payer un stagiaire tout en restant dans la légalité sont très limitées aux Etats-Unis, expliquait l’auteur, Steven Greenhouse.
les scénaristes et les dialoguistes qui travaillent sur ces séries, ce qui leur permet de s’affranchir des grilles de salaires négociées avec les syndicats. Le syndicat des auteurs, la célèbre Writers Guild of America, s’est ainsi retrouvé exclu de la télé-réalité. Les participants ne sont pas mieux lotis que les scénaristes. Si quelques-uns font fortune, les autres paient au prix fort leur éphémère célébrité par une manipulation psychologique destinée à faire grimper l’audience.
Des stages adjugés aux enchères Mais la tendance la plus marquante dans le monde du travail gratuit, c’est l’explosion des stages. Dans Intern Nation [Aux pays des stagiaires, lire page 16], Ross Perlin, qui a survécu à une série de stages sur trois continents, raconte le parcours du combattant enduré par les jeunes diplômés pour obtenir un stage non rémunéré (souvent le premier d’une longue série) afin d’étoffer leur CV ou de mettre un pied dans le monde de l’entreprise. Il existe même un marché où l’on peut acheter des stages aux enchères. Une place chez Versace a ainsi récemment atteint 5 000 dollars ; des droits de blogging temporaires au Huffington Post ont été adjugés pour 13 000 dollars ; et quelqu’un a même été prêt à débourser 42 500 dollars pour travailler quelques jours à Vogue. Dream Careers, une boîte californienne, vend chaque année 2 000 stages dans le monde entier. On peut acheter huit semaines l’été pour 8 000 dollars (pour Londres, ce sera 9 500 dollars). La valeur pédagogique de ces stages reste pourtant à démontrer, qu’ils soient organisés par Dream Careers ou par une université. Le travail est généralement sans intérêt, et il est rare que les stagiaires reçoivent une formation correcte. Le grand gagnant est évidemment l’employeur. D’après les estimations de Ross Perlin, les entreprises américaines réalisent 2 milliards de dollars d’économies tous les ans grâce à ces stages non rémunérés. Selon lui, un grand nombre de postes à plein temps ont été remplacés par des stages, tandis que les stages qui étaient autrefois rémunérés ne le sont plus. Au Royaume-Uni, 37 % des stages ne sont pas rémunérés, ou alors le sont au-dessous du revenu minimum ; 22
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Profession stagiaire 21 ce taux est de 50 % aux Etats-Unis. Que les entreprises exploitent leurs stagiaires n’est pas vraiment étonnant. Mais les ONG et la fonction publique profitent eux aussi de cette maind’œuvre corvéable à merci. A Washington, la plus forte concentration de stagiaires se trouve à la Maison-Blanche, la plus célèbre de tous les temps étant évidemment Monica Lewinsky. A Londres, moins de 1 % des stagiaires qui peuplent les bureaux des députés à Westminster reçoivent le salaire minimum, et près de la moitié d’entre eux ne sont même pas défrayés. Il y a à cela une explication sociologique. Selon l’un des interlocuteurs de Perlin, de nombreux stagiaires de Westminster ont “des chevaux et des Aston Martin”. Le stage a toujours été un rite de passage au sein de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie. Mais c’est désormais un passage obligé et un fardeau financier pour tous les parents souhaitant que leur enfant fasse carrière dans le tertiaire. Et ceux dont les familles ne peuvent assumer ce coût doivent trouver un emploi rémunéré afin de ne pas s’endetter davantage. Dans une étude citée par Ross Perlin, il apparaît que les trois quarts des stagiaires aux Etats-Unis ont un boulot à côté et que certains bénéficient même de l’aide sociale.
Bosser à l’œil pour le gouvernement
Conspiration du silence L’année dernière, un article de Steven Greenhouse dans The New York Times rapportait que de nombreux stages ne respectaient pas la législation du travail. Si de nombreux postes dans des ONG peuvent être considérés comme du bénévolat, dans les entreprises les stages dont l’employeur tire un “avantage immédiat” sont soumis à la législation du travail. Le ministère américain du Travail n’a pas fait grand-chose pour clarifier le statut légal des stagiaires, et Ross Perlin explique très bien comment toutes les parties concernées ont intérêt à maintenir cette conspiration du silence. Les stagiaires ne veulent pas faire de vagues de peur de ruiner leurs perspectives professionnelles. Les universités économisent de l’argent, puisque, lorsqu’un étudiant fait un stage qui lui rapporte des unités de valeur, il ne va pas en cours. Quant aux employeurs, ces jeunes gens talentueux qui paient pour travailler gratuitement comblent leurs rêves de capitalistes les plus fous. Pour remédier à cette injustice, Ross Perlin donne quelques pistes : les employeurs devraient se conformer à une Déclaration des droits des stagiaires (qui figure en appendice du livre) ou adopter un code de conduite ; les ONG ne devraient pas parler de stagiaires, mais de bénévoles ; et les stagiaires devraient non seulement refuser des postes qui sont sans rapport avec leur formation, mais surtout s’organiser (comme les internes en médecine aux Etats-Unis, affiliés à un syndicat). De manière plus générale, le stage n’est qu’un symptôme supplémentaire de cette mentalité de l’autoexploitation qui s’est développée depuis quinze ans. Aujourd’hui, il existe un consensus assez large sur ce qui caractérise un emploi décent dans l’univers du travail salarié traditionnel. Les gens comprennent à peu près ce qu’est un atelier d’exploitation [sweatshop] et considèrent que les conditions de travail y sont injustes. En revanche, nous avons très peu de repères pour juger de ce qui relève ou non de l’exploitation dans cette nouvelle économie des emplois dérégulés. Dans ce secteur, il semble de moins en moins pertinent d’associer les notions de travail et de rémunération. Andrew Ross
Au siège de la présidence du Conseil italien et dans les ministères, on compterait 200 stagiaires. Ils ont récemment décidé de s’organiser… Il Fatto Quotidiano (extraits) Rome
L
es stagiaires du “service de formation de la présidence du Conseil”, auxquels font appel divers ministères italiens, sont de plus en plus nombreux. “Nous sommes au moins 200”, estiment ces jeunes, qui se sont réunis au sein d’une association. “Nous sommes exploités, il n’y a aucune perspective. Pas l’ombre d’une formation non plus.” “Il faut travailler pour défendre les droits de cette génération, et non les privilèges de quelques-uns”, a déclaré la ministre de la Jeunesse, Giorgia Meloni, le 9 avril à Rome, à l’occasion d’une manifestation contre la précarité et les stages abusifs. Reste que le gouvernement qu’elle représente ne rechigne pas à faire travailler des jeunes sans les rémunérer. Le service de formation du palais Chigi affirme avoir employé de 100 à 150 stagiaires en 2011. Mais, ces derniers mois, le nombre de demandes des universités italiennes et de stagiaires recrutés aurait explosé. “Ils viennent même gratuitement. Nous espérons qu’à partir de l’année
Dessin d’Otto paru dans The Guardian, Londres.
prochaine nous pourrons leur donner un petit quelque chose, parce qu’ils sont contents de venir. Tous repartent très satisfaits”, fait savoir la coordonnatrice de la formation. Mais, après avoir consulté son chef de service, elle change de ton, refuse de fournir des informations plus précises et finit par couper court : “Notre service ne souhaite pas communiquer de données.” Selon l’association H2, un réseau d’anciens stagiaires qui dénoncent les irrégularités de leurs stages, ce service de formation, dont dépendent plusieurs ministères, est pire que les autres : “Il semblerait que les stagiaires du ministre Renato Brunetta soient une trentaine – c’est ce que l’on peut lire sur Internet. Quand ce haut fonctionnaire parle des ‘fainéants’ [en 2008, Brunetta est parti en campagne contre les “fainéants” de l’administration publique], il oublie évidemment de dire qu’il n’hésite pas à les remplacer par des jeunes qui ne perçoivent aucune rétribution et qui, dans l’immense majorité des cas, ne reçoivent pas la moindre formation non plus.” “Ils sont plus de 200”, jeunes et moins jeunes, qui ont franchi cette porte avec l’illusion qu’elle constituait un tremplin pour une carrière. “Le discours est le même dans tous les départements : enseignement, économie, travail, information, relations institutionnelles, famille, explique H2. Dans certains, le nombre de stagiaires va même jusqu’à 35.” Il y a le stagiaire abandonné à lui-même, perdu dans les “chambres du pouvoir”, qui passe son temps à ne rien faire ou à effectuer des tâches sans rapport avec son profil, par exemple saisir des données. “Il arrive que le responsable aille se promener et que le stagiaire élabore un document à sa place – des indicateurs de performance, des indicateurs de bilan, un journal officiel, des décrets-lois, des communiqués de presse, des notes aux médias…, écrit Laura M. C’est le lot de tous ceux qui, comme nous, sont passés par là, y sont restés six mois, un an, ont travaillé à la place des personnes en poste et ont été utilisés pour pallier le manque de personnel.” Et il y a le stagiaire placé à la réception ou au secrétariat. “Malgré nous, nous devons faire face à des situations délicates, ou simplement à des demandes de renseignements banales, sans pouvoir apporter de réponse satisfaisante car nous manquons de compétences.” Si bien que certains jettent l’éponge en cours de route. Cristiano R., 29 ans, vide son sac : “Le problème, ce n’est pas uniquement que nous travaillons gratuitement, c’est aussi que la formation que nous sommes censés recevoir, en réalité c’est nous qui la donnons. C’est nous qui mettons à disposition nos compétences pour effectuer une tâche qui nécessiterait de recruter quelqu’un, en passant par un soustraitant ou un concours.” Luana Silighini
“Il arrive que le responsable aille se promener et que le stagiaire élabore un document à sa place”
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Profession stagiaire
Non, le chômage n’est pas une fatalité ! ce qu’il fait, c’est souligner les dangers qu’il y a, selon lui, à s’écarter ne serait-ce qu’un peu de l’orthodoxie économique. De toute façon, qui parle sérieusement de création d’emplois ces temps-ci aux Etats-Unis ? Pas le Parti républicain, sauf à tenir compte de ses appels rituels aux allégements fiscaux et à la déréglementation. Ni le gouvernement Obama, qui a plus ou moins abandonné ce terrain il y a un an et demi. Mais ce n’est pas parce qu’aucune instance dirigeante ne parle de l’emploi qu’il n’y a rien à faire. N’oubliez pas que si les chômeurs se retrouvent dans cette situation, ce n’est pas parce qu’ils ne veulent pas travailler ni parce qu’ils n’ont pas les compétences nécessaires. Rien ne cloche chez nos actifs – souvenez-vous, il y a quatre ans encore, le taux de chômage était inférieur à 5 %.
Nos dirigeants politiques ont baissé les bras, déplore Paul Krugman. Pourtant, ajoute le Prix Nobel d’économie, il est possible de créer massivement des emplois. The New York Times (extraits) New York
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e chômage est un fléau terrible qui frappe une grande partie du monde occidental. Près de 14 millions d’Américains sont sans emploi et des millions d’autres subissent le travail à temps partiel ou exercent des emplois sans rapport avec leurs qualifications. Dans certains pays d’Europe, la situation est encore pire : en Espagne, le chômage touche 21 % des actifs. Dans un monde rationnel, mettre un terme à cette tragédie devrait être la priorité de nos politiques économiques. Pourtant, des deux côtés de l’Atlantique, ceux qui font la pluie et le beau temps sont tous d’accord pour dire que rien ne peut ni ne doit être fait dans ce domaine. Au lieu d’une détermination à agir contre les souffrances sociales et le gâchis économique, on assiste à une prolifération des prétextes à l’inaction, parés des oripeaux de la sagesse et de la responsabilité.
Une abdication grotesque Quelqu’un doit rappeler cette évidence : inventer des raisons de ne pas remettre les chômeurs au travail n’est ni sage ni responsable. C’est au contraire une abdication grotesque de toute responsabilité. De quels prétextes suis-je en train de parler ? Penchons-nous sur les dernières “Perspectives économiques” de l’Organisation de coopération et de développement économiques, publiées le 25 mai dernier. L’OCDE est une sorte de groupe
Des projets utiles au pays
de réflexion intergouvernemental : si elle n’a pas le pouvoir de fixer les politiques nationales, ce qu’elle dit reflète les idées communément admises par les élites politiques européennes. Qu’avait donc à nous dire l’OCDE sur le fort taux de chômage enregistré par ses pays membres ? “La marge de manœuvre laissée aux politiques macroéconomiques pour traiter ces défis complexes est pour une bonne part épuisée”, déclare le secrétaire général de l’organisation, qui appelle en revanche les Etats à “faire dans le structurel” – autrement dit à se concentrer sur des réformes à long terme qui n’auront guère d’effet sur le marché actuel de l’emploi. Et comment savons-nous que les politiques n’ont plus de marge de manœuvre pour remettre les chômeurs au travail ? Ça, le secrétaire général ne le dit pas, et le rapport ne prend même pas la peine d’esquisser des solutions possibles. Tout
Dessin d’Otto paru dans The Times, Londres.
Le cœur de notre problème, c’est l’endettement, en particulier immobilier, accumulé par les ménages pendant la bulle des années 2000. Maintenant que cette bulle a éclaté, cet endettement est devenu un fardeau pour l’économie, une entrave à toute véritable reprise sur le marché du travail. Or, une fois qu’on a compris que le problème vient de là, on comprend aussi que toute une série d’actions peuvent être entreprises pour y remédier. Nous pourrions, par exemple, mettre en place des programmes du type Work Progress Administration [structure mise en place pendant le New Deal pour stimuler l’emploi, notamment par le lancement de grands travaux] pour donner du travail aux chômeurs sur des projets utiles au pays, comme la réparation des routes. En augmentant les revenus, cela permettrait par ailleurs aux ménages de rembourser plus facilement leurs crédits. Nous pourrions lancer un programme de renégociation des emprunts qui réduirait l’endettement des propriétaires en difficulté. Nous pourrions tenter de relever l’inflation au taux de 4 % constaté pendant une bonne partie du second mandat de Ronald Reagan, afin d’alléger le poids réel de la dette. Ces mesures seraient certes peu orthodoxes – mais pas moins que les problèmes économiques auxquels nous sommes confrontés. Et ceux qui mettent en garde contre les risques que comportent ces actions doivent nous expliquer pourquoi ces risques-là devraient nous inquiéter davantage que la certitude que de larges pans de la population vont continuer à souffrir si nous ne faisons rien. Les décideurs politiques sont en train de sombrer dans un état d’impuissance autoalimenté : plus ils ne font rien, plus ils se convainquent qu’il n’y a rien à faire. Nous qui savons que c’est faux, nous devons tout mettre en œuvre pour briser ce cercle vicieux. Paul Krugman
“Le cœur de notre problème, c’est l’endettement immobilier accumulé par les ménages pendant les années 2000”
Un seul boulot, ça ne suffit plus Près de 300 000 Portugais doivent cumuler les emplois pour joindre les deux bouts. Et le phénomène touche désormais les classes moyennes. Expresso (extraits) Lisbonne
E
n 2010, 296 000 Portugais cumulaient deux emplois ou plus, selon l’Institut portugais de la statistique (INE). Une nécessité dictée, dans la majorité des cas, par la précarité, l’endettement et surtout par les bas salaires. Les chiffres de l’INE mettent en évidence le fossé entre le revenu et les dépenses des Portugais qui, souvent, se retrouvent en fin de mois devant une équation impossible à résoudre : le salaire moyen net tourne autour de 778 euros, quand les dépenses mensuelles pour un adulte sans enfant s’élèvent, en moyenne, à 1 018 euros. Pas besoin d’être très fort en calcul pour comprendre que, pour beaucoup, un seul revenu est loin de suffire. Le sociologue du travail Marinus Pires de Lima constate que le profil des Portugais concernés par le cumul d’emplois a beaucoup évolué. “Il y a quelques années, explique-t-il, il s’agissait
souvent de personnes très peu qualifiées, comme les femmes de ménage. Aujourd’hui, ce sont avant tout des jeunes, souvent titulaires d’une maîtrise, voire d’un diplôme de troisième cycle, d’un doctorat.” En situation professionnelle précaire et avec des salaires très modestes, ces jeunes n’ont pas tellement le choix. “S’ils ne restent pas chez leurs parents, leur seule possibilité d’être autonomes est d’accepter d’occuper plus d’un emploi. Souvent deux ou trois.” Ainsi, chez les infirmiers, le pourcentage de jeunes “à double emploi” est élevé, révèle la présidente de leur ordre professionnel, Maria Augusta Sousa, qui reconnaît cependant ne pas disposer de statistiques précises. “Dans la fonction publique, un jeune infirmier ne gagne pas plus de 700 ou 800 euros net, ce qui ne permet pas de vivre quand on doit payer un loyer dans une ville comme Lisbonne.” En chiffres absolus, le phénomène du double emploi est cependant moins important que par le passé. En 2008, par exemple, plus de 339 000 Portugais étaient concernés. Mais les conditions de vie se sont durcies depuis et la crise a fait diminuer le nombre de postes disponibles. Indépendamment de la conjoncture actuelle, qui explique ce léger repli statistique, le problème est que le double emploi “est précisément
FIDUCIAL
Dessin de Walenta, Pologne
favorisé par le modèle de développement économique sur lequel repose le Portugal”, déplore Arménio Carlos, de la commission exécutive du syndicat CGPT. “Les 40 heures de travail hebdomadaires ont été l’une des plus grandes conquêtes des travailleurs. Elle est aujourd’hui clairement menacée par la précarité et la politique de bas salaires. D’un point de vue civilisationnel, c’est un grand pas en arrière.” Non content de compromettre la qualité du travail, le double emploi, par la fatigue induite et le nombre excessif d’heures, peut avoir de graves conséquences à moyen terme. “Le manque de sommeil, le stress et le manque de temps pour la famille créent des déséquilibres sur le plan physique et psychologique mais aussi sur le plan social, avec une dégradation ou un espacement des rapports familiaux”, explique le syndicaliste. “La multiplication des dépressions, des maladies professionnelles et d’autres pathologies causées ou aggravées par le stress finira par grever les caisses de l’Etat.” Joana Pereira Bastos
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L’autre solution au chômage : l’émigration Faute de trouver un emploi dans leur pays, nombre de jeunes Suédois partent travailler en Norvège. Dagens Nyheter (extraits) Stockholm
L’emploi recule Emploi et chômage dans l’Union européenne (en millions de personnes, données corrigées des variations saisonnières)
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Sources : Eurostat et enquête sur les forces de travail de l’UE
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UBIFRANCE
n entend de plus en plus parler suédois sur les lieux de travail norvégiens – et pas seulement dans les restaurants et les hôpitaux. Richard Svensson, 22 ans, est l’un des 70 000 à 80 000 jeunes Suédois qui travaillent en Norvège. Les enfants de la crèche d’Oslo qui l’emploie l’aiment beaucoup – d’abord parce que c’est un joueur de guitare hors pair, ensuite parce qu’il parle presque comme eux. Pour Richard Svensson, la proximité linguistique n’est pas la seule raison pour laquelle les jeunes Suédois trouvent aisément du travail chez leurs voisins norvégiens. “Ici, les Suédois ont bonne réputation”, assure-t-il. En avril 2008, il a été licencié de son emploi de monteur sur une chaîne de fabrication de poids lourds. Pendant quatre mois, il a touché une allocation de chômage, avant de décider avec quatre amis de partir à Oslo s’entasser dans un deux-pièces de 40 mètres carrés avec deux autres personnes. Depuis, il a occupé huit emplois différents, de serveur à plongeur, en passant par jardinier et télévendeur. Le coût de la vie est nettement plus élevé en Norvège qu’en Suède, mais le salaire moyen y est aussi supérieur de près de 40 %. Les citoyens suédois peuvent par ailleurs bénéficier d’un abattement fiscal de 10 % sur leurs revenus bruts. Selon un rapport présenté par le Conseil nordique des ministres, le chômage des jeunes a enregistré une hausse marquée dans les pays nordiques. La Suède arrive en tête de ces tristes statistiques avec un taux de chômage de 25 %, contre 8,6 % pour la Norvège. Les jeunes Suédois prennent les emplois dont les jeunes Norvégiens ne veulent pas. Jens Littorin
En 2005, Courrier international a publié sous le titre “Génération stagiaires” un article de Die Zeit qui a eu, à l’époque, un grand écho dans la presse allemande. Son auteur, Matthias Stolz, alors âgé de 31 ans, avait lui-même suivi neuf stages dans diverses entreprises, soit un total de soixante-six semaines, avant de devenir journaliste pour l’hebdomadaire de Hambourg. Un témoignage à relire dans le numéro 755 de CI, du 21 avril 2005.
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Les employeurs sont irresponsables En Croatie, les entreprises profitent du chômage élevé pour utiliser les jeunes comme une main-d’œuvre jetable. Jutarnji List (extraits) Zagreb
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v e c 3 0,7 % de j eu nes sans emploi, la Croatie se situe en queue du classement européen. Chez les jeunes femmes, ce taux dépasse 35 %. Les raisons du chômage des jeunes sont multiples et interconnectées. D’abord, le droit du travail, qui encadre sévèrement les licenciements, dissuade les entreprises d’embaucher. Ensuite, les charges sociales et patronales sont élevées. Cela étant, les employeurs trouvent le moyen de rémunérer le moins possible les jeunes et de s’en débarrasser si besoin. En effet, 80 % des jeunes démarrent leur vie professionnelle par un CDD, et nombre d’entre eux travaillent dans des conditions encore plus précaires. Il est donc facile de s’en séparer, sans préavis et sans indemnités. Les employeurs n’hésitent pas non plus à truquer les offres d’emploi. Ils demandent souvent des candidats jeunes, diplômés, mais avec
Dessin de Otto paru dans The Times, Londres.
SNCF
au moins cinq ans d’expérience – des conditions quasi impossibles à remplir tant il est difficile d’accéder à un premier emploi. Seuls 30 % des employeurs proposent des formations. Résultat : la majorité des jeunes acceptent un travail qui ne correspond pas à leurs qualifications. Ils sont embauchés avec des contrats temporaires et changent souvent de patron. Cela explique pourquoi ils ont une carrière professionnelle en pointillés, pourquoi leurs CV sont pauvres et pourquoi leur salaire ne progresse pas normalement, puisqu’ils ne peuvent accumuler de l’ancienneté. “Actuellement”, explique Sanja Crnkovic Pozaic, analyste du marché du travail, “la demande est supérieure à l’offre, mais à long terme on sera confronté à un déficit de main-d’œuvre. Car, d’après les projections, dans cinquante ans, les plus de 65 ans seront deux fois plus nombreux que les jeunes.” Aujourd’hui, 71 % des hommes et 50 % des femmes âgés de 20 à 30 ans vivent chez leurs parents. “Faute de pouvoir se loger, ils hésitent à fonder un foyer et à avoir des enfants”, commente Andjelko Akrap, démographe à la faculté d’économie de Zagreb. “Les chefs d’entreprise doivent sérieusement se demander qui travaillera pour assurer le fonctionnement du système d’assurance retraite”, conclut-il. Kristina Turcin
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Les rêves évanouis de Jetmir Ingénieur de formation, le jeune homme a du mal à survivre en cumulant deux emplois : téléconseiller dans la journée et serveur dans un restaurant le soir. Zeri i Popullit (extraits) Tirana
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26 ans, Jetmir semble porter le monde sur ses épaules. Depuis huit ans, il vit seul à Tirana ; sa famille est restée à Durres, à une heure de route de la capitale. “Miri”, comme l’appellent ses amis, a des journées bien remplies. Et pour cause : il a deux emplois, qui n’ont rien à voir, ni l’un ni l’autre, avec sa profession d’ingénieur forestier. Il commence ses journées comme téléconseiller et termine tard dans la nuit comme serveur dans un restaurant de la banlieue de Tirana. Issu d’une famille modeste, c’est dans ce même restaurant qu’il travaillait lorsqu’il était étudiant, pour pouvoir joindre les deux bouts à la cité universitaire. Après avoir obtenu son diplôme, il a loué un petit studio. Il espérait trouver un travail susceptible de lui assurer un revenu suffisant pour vivre et même aider un peu sa famille. “Le temps passait et je ne trouvais rien. Alors, j’ai pris ce job de téléconseiller, provisoirement, comme pour justifier le fait de rester à Tirana”, raconte le jeune homme. A Durres, sa famille peine à s’en sortir. Le père, malade, ne travaille plus depuis longtemps, son frère et sa sœur sont encore lycéens. “Ma mère est la seule à travailler, elle est aide de cuisine dans un restaurant. Je ne vois pas d’autre solution : si je retournais à Durres, je n’aurais plus d’emploi”, soupire-t-il. Comme tous les jeunes de son âge, Jetmir avait des rêves. Il n’imaginait pas la vie qu’il est obligé de mener aujourd’hui. “Je ne pensais pas qu’il faudrait renoncer à tout, à mes amis, aux loisirs, mais surtout à mes rêves. Si je ne peux construire un avenir meilleur tant que je suis jeune, alors quand ?” s’interroge-t-il. Jetmir a perdu confiance en lui. Il s’estime chanceux d’avoir pu trouver non pas un mais deux emplois dans une conjoncture économique dominée par le chômage. Mais ce labeur de quinze heures par jour est-il rentable ? “Mes revenus atteignent à peine 346 euros, dont 138 partent dans le loyer et 140 dans les dépenses courantes, l’eau et l’électricité. En plus, je dois donner un peu d’argent à ma famille.” Avec tout cela, l’espoir d’une vie meilleure semble s’évanouir. “Du moins en Albanie”, soupire-t-il. Jetmir aimerait fonder une famille, mais sa petite amie est loin. “A la fin de ses études, Silva a émigré aux Etats-Unis avec sa famille : je ne la vois plus depuis trois ans, mais nous gardons des liens. La retrouver est mon dernier rêve. Je n’ai jamais voulu quitter mon pays, mais, depuis quelques années, c’est la seule issue possible”, conclut le jeune homme.
Contexte 41,6 % des Albanais sont âgés de 15 à 29 ans. Le taux officiel de chômage est de 13,5 %, mais, selon la presse locale, la situation serait en réalité bien plus grave.
Dessin d’Otto paru dans The Guardian, Londres.
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L’affaire DSK Eclairage
Que vient faire une Guinéenne dans cette affaire ? Il y a encore quelques années, Nafissatou Diallo aurait travaillé, non à New York, mais dans un palace parisien. The Atlantic (extraits) Washington
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ans le scandale suscité par l’affaire Strauss-Kahn, les importantes questions de race et de sexe ont occulté ce curieux détail géopolitique : que faisait donc aux Etats-Unis la ressortissante d’une ancienne colonie française d’Afrique de l’Ouest ? En l’occurrence, l’intéressée vient de Guinée, mais elle pourrait tout aussi bien être originaire du Sénégal, du Cameroun, du Rwanda, du Gabon ou du Bénin – des pays francophones qui envoyaient jadis leurs migrants les plus ambitieux presque exclusivement en France. Or ces pays connaissent désormais une migration accrue vers les Etats-Unis. La présence d’un nombre croissant d’Africains francophones aux Etats-Unis reflète un changement considérable dans les relations qu’entretient l’Afrique subsaharienne avec la France.
La France est bien trop fermée La première fois que j’ai constaté que la France perdait son emprise sur ses anciennes colonies, c’était lors d’un séjour prolongé au Cameroun, en 2005. Je venais écrire un article sur la compagnie nationale d’électricité, partiellement rachetée [en 2001] par une société américaine. Celle-ci avait recruté des technocrates camerounais formés en français pour diriger la nouvelle entité, Aes-Sonel, principal employeur du pays. Une rencontre avec le PDG, Jean David Bilé, m’a permis de constater qu’il parlait couramment l’anglais, tout comme l’ensemble de son équipe dirigeante. Certes, le Cameroun
Dessin de Samiba Fail paru dans Le Soleil, Dakar. possède une zone anglophone dans sa partie occidentale, proche du Nigeria, mais l’élite du pays parle normalement le français. Durant ma visite, Bilé – un ancien sorbonnard – et ses collègues d’Aes-Sonel m’ont expliqué pourquoi les meilleurs éléments du Cameroun se mettent à l’anglais. C’est en partie par pragmatisme. La France a exercé pendant trop longtemps une énorme domination économique sur ses anciennes colonies. Apprendre l’anglais permet désormais aux milieux d’affaires de s’ouvrir au monde capitaliste anglophone, et en particulier américain. Le pragmatisme et l’ouverture des entreprises américaines diffèrent radicalement de la culture française de management, plus fermée et plus attachée au statut social. En 2005, alors que la France connais-
sait une vague de manifestations des immigrés africains, j’ai rencontré un groupe d’Africains noirs, diplômés de l’université, qui travaillaient et vivaient à Paris. Tous se plaignaient de préjugés raciaux et de limites à leur évolution dans la hiérarchie de l’entreprise. Ils n’affichaient guère de reconnaissance à l’égard du gouvernement français qui avait payé leurs études, une pratique censée lier les élites africaines à la société française. Il était impossible d’ignorer le contraste avec les Etats-Unis, où les immigrés talentueux sont accueillis à bras ouverts et où règne l’égalité raciale. Dans une étude réalisée en 2009 sur l’immigration francophone aux Etats-Unis, Whitney R. Henderson, du Providence College, a d’ailleurs montré que les Africains francophones invoquaient ces mêmes
Revue de presse
Drôle de cirque au tribunal L’occasion était trop belle, le New York Post n’a pas résisté. “Balayé par la brigade de ménage : le Perv affronte le courroux des femmes de ménage”, titre le tabloïd newyorkais en page intérieure. Il relate ensuite la comparution de Dominique Strauss-Kahn devant la Cour suprême de l’Etat de New York le 6 juin. Venu plaider non coupable de l’agression sexuelle dont il est accusé, l’ancien patron du FMI est arrivé – et reparti – sous les huées de quelque 200 femmes de chambre. Réunies
à l’initiative du puissant Syndicat des employés d’hôtel, elles étaient venues manifester leur soutien à Nafissatou Diallo, la femme de chambre qui accuse le Français d’avoir voulu la violer. “Shame on you !” (Honte à vous), ont-elles scandé au passage du couple Sinclair-DSK. L’image a également fait la une du Wall Street Journal le 7 juin. Il faut dire que la manifestation de ces femmes de chambre a constitué l’attraction de la journée.
“Toute cette mise en scène a de loin occulté la portée légale de ce qui passait à l’intérieur du tribunal, constate The New York Times. L’audience n’a duré que le temps nécessaire à un champion de course à pied pour parcourir 1 mile [1,6 km], et le dossier n’a connu aucun développement significatif.” “En plus d’un troupeau de journalistes, français pour beaucoup, la courte audience du 6 juin avait attiré plusieurs diplomates, dont deux du consulat français de New York
et deux de l’ambassade guinéenne à Washington”, précise pour sa part le Los Angeles Times. La prochaine audience préliminaire a été fixée au 18 juillet, le temps pour la défense de consulter le dossier et les preuves accumulées par l’accusation. “DSK pourrait ne pas être présent physiquement, à cause du cirque que provoque chacune de ses apparitions publiques”, indique toutefois le New York Post, citant “des employés du tribunal”.
raisons pour justifier leur choix de s’installer aux Etats-Unis. Si la recherche de perspectives économiques explique en grande partie l’attrait exercé par les Etats-Unis, un élément politique entre également en ligne de compte, comme l’illustre l’histoire récente du Rwanda. Pays francophone, le Rwanda a adopté l’anglais comme troisième langue officielle [avec le kinyarwanda et le français] après le traumatisme du génocide de 1994, et a signalé ainsi une modification de ses allégeances linguistiques. A première vue, le changement était un accident de l’Histoire. Paul Kagame, le chef des rebelles tutsis, avait vécu pendant cinq ans en Ouganda, pays anglophone. Il ne parlait même pas français. Il avait suivi une formation militaire aux Etats-Unis, [à Fort Leavenworth, au Kansas]. Lorsqu’il a pris le pouvoir [en 2000], il a favorisé l’anglais, mis sur pied un nouveau réseau national de médias dans cette langue et a instauré de nouveaux critères pour les postes de fonctionnaires, comme l’anglais. Le changement a fonctionné, non seulement parce que Kagame a pu imposer sa volonté, mais aussi parce qu’une diaspora tutsie avait prospéré aux Etats-Unis pendant les années de persécution. Ces Rwandais parlaient anglais et comprenaient la culture américaine des affaires. Un nombre important d’entre eux étaient revenus au pays, et ce sont eux qui ont provoqué le passage à l’anglais.
Le nouvel Eldorado américain D’après des sondages de l’institut Gallup, 75 % des personnes interrogées dans 20 pays d’Afrique subsaharienne sont très favorables au leadership américain ; ce chiffre atteint 85 % dans sept pays francophones, dont le Burundi, le Sénégal, le Tchad, le Mali et la Côte d’Ivoire. Bien entendu, la France possède toujours une influence importante en Afrique. Elle a trois bases militaires sur le continent, au Sénégal, au Gabon et à Djibouti. L’armée française est intervenue en Libye, il y a longtemps qu’elle joue un rôle essentiel en Côte d’Ivoire et au Tchad et la puissance de l’économie française demeure considérable. Ce lien facilite les échanges disproportionnés de celle-ci avec l’Afrique, mais présente l’effet pervers de faire monter le coût de la vie en Afrique francophone. Dans le même temps, les relations américaines avec les pays africains sont de plus en plus influencées par la présence aux Etats-Unis de plus d’un million d’Américains originaires d’Afrique subsaharienne. L’affaire Strauss-Kahn rappelle que ces immigrés sont extrêmement divers. Comme le continent africain, ils s’expriment avec une infinité de voix, et nous devons les écouter attentivement, ne seraitce que pour comprendre les relations de l’Afrique avec le reste du monde. G. Pascal Zachary
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L’affaire DSK
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Retrouvez sur notre site Internet le dossier dans lequel sont regroupés tous les articles que nous avons publiés au jour le jour sur l’affaire Strauss-Kahn, depuis son début, le 14 mai.
Justice
Nafissatou Diallo, l’exception qui confirme la règle Il serait faux de croire que le système judiciaire américain accorde la même considération à toutes les femmes victimes d’agressions sexuelles. Los Angeles Times (extraits) Los Angeles
L
es poursuites engagées contre DSK entretiennent le mythe qui veut que le système judiciaire américain agisse avec rapidité et efficacité dans la résolution des affaires d’agression sexuelle. Les médias, en particulier en Europe, ne cessent de souligner l’égalité et l’équité qui semblent prévaloir dans cette justice qui permet à une mère célibataire immigrée, aux ressources relativement limitées, d’attaquer un homme politique d’envergure internationale, capable de payer une caution de 1 million de dollars. C’est à n’en pas douter un cas de figure remarquable, mais qui, malheureusement, ne peut être généralisé. Nous ignorons si DSK est coupable ou innocent, mais nous savons que toutes les deux minutes une agression sexuelle se produit aux EtatsUnis, selon des chiffres du ministère de la Justice. Et nous savons aussi que, selon les estimations, 60 % de ces agressions ne font pas l’objet d’une plainte. Dès lors, on peut se demander si les 40 % de victimes qui osent se déclarer obtiennent que justice soit faite. Eh bien, tout dépend. A l’échelle nationale, la police n’arrête un suspect que dans la moitié des affaires d’agression sexuelle qui lui sont rapportées. La plupart des personnes arrêtées sont
Dessin de Burki paru dans 24 Heures, Lausanne. poursuivies en justice, mais moins des deux tiers sont reconnues coupables. Et toutes ne sont pas condamnées à des peines d’emprisonnement. Au bout du compte, on estime que seulement un violeur sur seize purge une peine de prison. Ce manque de détermination à faire condamner les violeurs découle de la façon dont la police et le ministère public traitent les victimes, leur témoignage et les preuves. La description faite par les médias de la victime présumée de DSK est en la matière édifiante, soulignant sa ferveur religieuse et ses conditions de vie difficiles – autant de facteurs qui, aux yeux de beaucoup, font d’elle un témoin plus crédible. Mais les victimes ne présentant pas ce type d’attributs sont souvent considérées tout
autrement. Il arrive que des policiers classent une plainte pour viol parce qu’ils estiment, sur la seule base des premiers interrogatoires et du contexte, que la victime présumée ne fera pas un témoin crédible au tribunal [dans le système judiciaire américain, la victime ne peut pas se constituer partie civile : elle est un témoin de l’accusation portée par le ministère public]. On estime que 3 % à 8 % des plaintes pour viol sont infondées, soit à peu près autant que dans les autres affaires criminelles. Or il a été établi que les policiers font plus rarement confiance aux victimes de viol, surtout lorsque la femme qui dénonce une agression sexuelle ne correspond pas à l’idée qu’ils se font du comportement “correct” que doit avoir une femme.
Vu de Suisse
Vu du Burkina
Le procès du pire peut commencer
Justice pour DSK !
Ça va faire mal. Très mal. En plaidant non coupable, Dominique Strauss-Kahn l’a clairement signifié [le 6 juin] à New York : il veut un procès. Et ce sera une confrontation féroce. Pas question de négocier une peine raccourcie. Face à lui, le procureur général a beau jurer détenir des preuves “substantielles” de méfaits commis dans la chambre 2806 du Sofitel, les défenseurs de l’ancien patron du FMI martèlent que celles-ci ne démontrent aucune agression sexuelle. Faute de témoin visuel. Le décor est planté. Le procès du pire
peut commencer. Car la défense va devoir salir l’image de la pauvre femme de chambre guinéenne, de cette bonne musulmane travailleuse qui élève seule sa fille. Les avocats de DSK vont tout faire pour jeter le doute sur le récit de celle qui dit être victime de ce Français riche et puissant. Jusqu’à présent, le bureau du procureur général de New York a nourri la presse américaine de fuites dressant un portrait de pervers. Traces ADN, vidéos, autant de preuves auxquelles la défense n’avait pas accès
jusqu’à hier. A présent, sa contre-attaque va être impitoyable. Déjà des détectives traquent la moindre faille. L’accusatrice avait-elle des dettes ? des amis peu recommandables ? Est-elle déséquilibrée ? A-t-elle mal interprété la situation ? Veut-elle se venger des hommes ? A-t-elle eu des remords après une relation consentie ? Rien ne lui sera épargné. En sortira-t-elle indemne ? Sûrement pas. Et cela quelle que soit la vérité. Andrés Allemand Tribune de Genève Genève
En plaidant non coupable, DSK a décidé d’engager la bataille pour retrouver son honneur terni. Il a pris le risque d’aller à un procès, sans doute assuré qu’il n’a rien à se reprocher. Lors de l’audience du 6 juin, les caméras du monde entier ont montré deux attitudes différentes des avocats. Ceux de Nafissatou Diallo ont fait encore une fois dans le sensationnel, accusant DSK de tous les maux, tandis que la défense s’est montrée plus réservée. Comme pour dire que le procès ne doit plus se passer dans la rue,
Ces réactions peuvent sembler légitimes : il n’est pas souhaitable que la police gaspille de précieuses ressources à enquêter sur des crimes qui ne se sont pas produits. Cependant, ce qui se passe dans certaines juridictions, à New York par exemple – où tous les “kits viol”, ces trousses de prélèvement des preuves matérielles, sont analysés –, montre qu’une analyse subjective de la crédibilité d’une victime peut être erronée. A New York, depuis qu’il a été décidé d’analyser tous les “kits viol” sans exception, le taux d’arrestation est passé en cinq ans de 40 % à 70 % des plaintes déposées, et le pourcentage de condamnations a progressé lui aussi. Il ne s’agit pas de dire que le traitement des agressions sexuelles à New York est le meilleur possible, mais de montrer que la décision d’ouvrir une enquête dans les affaires de viol (que la police, selon des critères subjectifs, juge la victime crédible ou non) peut déboucher sur un plus grand nombre de procès. Mais revenons au problème plus large des violences sexuelles et à ce chiffre : une femme agressée toutes les deux minutes aux Etats-Unis. Quelle que soit l’issue des poursuites engagées contre Dominique Strauss-Kahn, cette affaire très médiatisée a placé la question des agressions sexuelles dans le débat public, et c’est une bonne chose. Mais, tant que le viol et les violences à caractère sexuel resteront si fréquents aux Etats-Unis, personne ne pourra dire que le système fonctionne bien. Marianne Mollmann* * Directrice de plaidoyer auprès de la Division des droits des femmes à Human Rights Watch.
mais dans un palais de justice. Et ils n’ont pas tort, les avocats de DSK, d’en appeler ainsi implicitement à un recadrage des choses. Leur client a déjà été jugé et condamné par la rue. Il a beaucoup souffert dans sa chair de tous ses articles de presse insultants, de ces manifestations partisanes et de cette théâtralisation de la justice, qui ont mis à mal la présomption d’innocence. Pendant ce temps, aucune trace de la présumée victime, cette belle et vertueuse femme, telle que décrite
par ses thuriféraires. Bien sûr, personne ne peut faire l’apologie du viol, un acte abominable qui mérite la plus sévère sanction. Mais, dans l’affaire DSK, l’emballement des faits était tel que le sacro-saint principe de la présomption d’innocence fut violé. Espérons que la justice reprendra ses droits. Laissons le droit parler. Après, on pourra alors porter nos jugements de valeur sur l’un ou l’autre des protagonistes. Mahorou Kanazoe Le Pays (extraits) Ouagadougou
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Europe
LETTONIE
SUÈDE
R. ALLEM.
POLOGNE
Varsovie
Biélorussie
Moscou
LITUANIE
Berlin
400 km
Minsk
FÉDÉRATION DE RUSSIE
BIÉLORUSSIE UKRAINE
Pour 1 kilo de sucre, comptez 5 000 roubles L’effondrement de la monnaie nationale suscite des scènes de panique. Face au chaos, le président Loukachenko retrouve des réflexes soviétiques de déni et de consignes délirantes. Gazeta Wyborcza Varsovie
A
son retour du Kazakhstan, où il avait en vain tenté d’obtenir des crédits pour stabiliser le rouble biélorusse, en chute libre, Alexandre Loukachenko a raconté que ses hôtes l’interrogeaient sur ce qui se passe chez lui : pourquoi les gens se ruent-ils sur le sel, les allumettes et les réfrigérateurs ? Pourquoi les queues s’étirent-elles devant les bureaux de change ? “J’ai eu honte pour le peuple biélorusse”, a avoué le président, tout en assurant qu’il n’y avait pas de raisons de céder à la panique, car les étalages étaient bien remplis, qu’il n’y avait aucune augmentation des prix en vue et que l’on pouvait très bien vivre sans devises étrangères. Cependant, les magasins continuent d’être dévalisés. Vendredi 27 mai, selon le site indépendant Charter97, la Ioukonomics [comme Reaganomics, qui désignait les grandes lignes de la politique économique menée par Reagan] a battu de nouveaux records. A Gomel, dans l’est du pays, les clients du magasin Almi se sont arraché 1 tonne de sucre en vingt secondes. Les Biélorusses sont partis à la chasse au sucre dans tout le pays, car depuis le 29 mai son prix a augmenté de 40 %. On doit aujour-
Dessin de Pyrzinska paru dans Gazeta Wyborcza, Varsovie. d’hui débourser pas moins de 5 000 zaïtchiki [littéralement “petit lapin”, surnom du rouble biélorusse dû à l’illustration qui figure sur les billets de banque] pour 1 kilo [environ 0,70 euro]. Malgré une dévaluation drastique du zaïtchik – sa valeur a chuté de 56 % le mardi 24 mai –, il n’y a plus de devises sur le marché. Les gens s’inscrivent sur des listes pour garder leur place dans les files d’attente qui se forment jour et nuit devant les bureaux de change, dans l’espoir que quelqu’un se présente avec des dollars, des euros, des zlotys polonais ou des roubles
russes. Ce qui n’arrive jamais. Les habitants de Minsk, excédés par cette pagaille, collent sur leurs voitures des affichettes qui expriment leur appréciation du travail du président de la banque centrale : “Piotr Prokopovitch est un con”. Alexandre Iakobson, le chef du Comité de contrôle de l’Etat (équivalent de la Cour des comptes), considère que ce n’est pas sa banque qui a contribué à l’effondrement du marché des devises, mais Internet, et qu’il serait bon de restaurer l’ordre en fermant quelques sites. En effet, la Toile dérange les autorités, car les internautes s’informent mutuellement sur la disponibilité et le prix réel des devises sans passer par les bureaux de change. Aujourd’hui, ce prix réel est de 7 000 roubles biélorusses pour 1 dollar, soit plus de 2 000 roubles de plus que le cours de change fixé par les autorités. Le 28 mai, le président Loukachenko s’est entretenu avec les membres de son gouvernement sur les mesures à prendre afin de calmer le marché biélorusse, pris de panique. Il considère lui-même qu’avant de passer à l’action il faut régler leur compte à tous ceux qui sèment le trouble, à savoir les correspondants de la presse étrangère, et en particulier les médias russes : “C’est dans les médias russes qu’il y a le plus d’hystérie. J’ai étudié nos médias téléguidés depuis l’extérieur et les médias étrangers. Je ne veux pas les nommer, pour ne pas contribuer à leur popularité. Mais faites quelque chose pour que l’on s’en débarrasse”, a-til recommandé à ses ministres. A l’intention du peuple, Loukachenko a aussi une recette pour combattre la crise, mais dans un style un peu plus nord-
coréen. “On doit surmonter les problèmes tout seul en s’orientant vers une économie de guerre. Il n’y a pas assez de camions Biel-AZ ? Travaillez 28 heures par jour ! Il n’y a pas assez de chaussures ? Travaillez 30 heures par jour ! Il n’y a pas assez de vêtements ? Travaillez 50 heures par jour”, a-t-il martelé lors d’une prestation télévisée. Sur un ton sévère, il a exigé des responsables du gouvernement qu’ils assurent une croissance durable. “Sinon, vous serez les premiers à devoir rendre votre carte du Parti”, les a-t-il menacés. Sans doute se croit-il encore au temps de l’Union soviétique, où l’expulsion du Parti était la punition suprême pour les bureaucrates. Waclaw Radziwinowicz
Eurasec/FMI
Un prêt cher payé Le fonds anticrise de la Communauté économique eurasiatique (Eurasec, réunissant des Etats issus de l’ex-URSS) a entériné le 5 juin l’octroi d’un prêt à la Biélorussie de 3 milliards de dollars (environ 2 milliards d’euros) sur trois ans. La première tranche, de 1,2 milliard de dollars, sera versée incessamment. Mais Minsk doit lancer un programme de privatisations à hauteur de 2,5 milliards de dollars par an, qui courra pendant trois ans, rapporte le quotidien russe Moskovskié Novosti. “Des conditions de bandits”, a fulminé Alexandre Loukachenko, qui s’est également tourné vers le FMI.
Pologne
La file d’attente ? Un jeu d’enfant ! L’Institut de la mémoire nationale a récemment lancé un jeu de société permettant aux jeunes de revivre l’époque où faire la queue était une astreinte quotidienne. Mladá Fronta Dnes (extraits) Prague
C
omment joue-t-on à Kolejka [la File] ? En fonction d’une liste de produits qu’il tire au sort, chaque joueur doit, au fil de la partie, faire acheter à des figurines, qui représentent les membres de sa famille, dix produits différents dans divers magasins. Le gagnant est celui qui y parvient le plus rapidement. Au cours du jeu, les participants tirent différentes cartes, qui facilitent ou compli-
quent leurs achats. La carte “Mère avec un enfant dans les bras” donne le droit de placer sa figurine en tête de la file. La carte “Critique du gouvernement” fait reculer de deux cases. La carte “Relations au Comité central” permet d’obtenir deux produits. Les membres du Parti disposaient en effet d’informations exclusives sur les lieux et les dates de livraison de telle ou telle marchandise. Pour des produits particulièrement rares, les gens étaient capables de faire la queue des jours et des nuits entières. Une culture originale de la file d’attente est ainsi née. On y jurait contre le Parti et le gouvernement. Des “comités de file” appa:système de règles de numérotation permettant à chacun de ne rester dans la file qu’une à deux heures au maximum. Dans les queues, les gens échangeaient des anecdotes. La pénurie de viande avait, par
exemple, donné lieu à cette fameuse blague : “Avant la guerre il était écrit BOUCHERIE sur la devanture, et dans la boutique il y avait de la viande. Aujourd’hui il est écrit VIANDE, et à l’intérieur il y a le boucher.” L’anecdote suivante montre assez bien quel était le statut de ceux qui géraient les magasins : “Dans un tramway de Varsovie, un passager marche sur le pied d’un vieil homme distingué. Ce dernier l’apostrophe brutalement : ‘Vous ne savez pas qui je suis ? Je suis gérant d’une boucherie !’ Le coupable, blême, s’excuse. Un autre passager se tourne alors vers lui et dit : ‘Ne vous inquiétez pas, ce n’est qu’un professeur d’université qui veut faire l’important…’” Les gens ne disaient pas qu’ils allaient faire des courses, mais qu’ils allaient tenter d’attraper quelque chose. Ils n’achetaient pas ce qu’ils voulaient mais ce qui était disponible, même s’ils n’en avaient pas
besoin. Ils pouvaient toujours ensuite échanger le produit acheté – un tapis contre une machine à laver, un mixeur contre un vélo, des cigarettes contre de la viande, etc. Outre un plateau de jeu, des figurines et des cartes, la boîte du jeu de société Kolejka comporte un livret avec des données à caractère historique, accompagné de photographies d’époque et d’anecdotes sur le thème de la file d’attente et des magasins polonais socialistes. Elle contient également un DVD, un court documentaire, Chacun sait derrière qui il se tient, ainsi qu’un film, Le Quotidien de la file d’attente dans la république populaire de Pologne, dans lequel des historiens et des témoins de l’époque décrivent et se souviennent de la “Pologne populaire”. Pavlína Kourová
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Europe Allemagne
Trop de volontaires pour jouer au policier Depuis des années, des citoyens sont recrutés au rabais pour jouer les “shérifs adjoints” dans les villes allemandes. Sans réelles compétences, ils aggravent la précarité de la profession, déplore le syndicat de la police. Die Welt (extraits) Berlin
U
n homme complètement ivre importune les passants devant une galerie commerciale du centre de Leipzig. Kristina Scholz, qui patrouille dans le secteur, l’entend de loin. Elle se dirige vers lui et tente de le calmer. Pas moyen. L’homme devient de plus en plus agressif et menace même de la frapper. Mais Kristina Scholz, 51 ans, ne peut rien faire. Elle n’a ni la capacité ni le droit de plaquer l’ivrogne au sol. Elle n’a qu’une solution : appeler par radio les policiers du commissariat le plus proche. Ceux-ci arrivent quelques minutes plus tard et embarquent l’individu. Dans ces cas-là, Kristina Scholz voit bien qu’elle se heurte rapidement aux limites de son travail : elle ne fait pas partie de la police mais de la Patrouille de sécurité saxonne, composée de volontaires employés par la police. Sa mission consiste avant tout à donner aux gens une impression de sécurité.
Remède aux effectifs réduits La ville de Leipzig emploie un peu moins de 600 volontaires de police. Ce genre d’engagement civique fait débat depuis des années dans tout le pays. On trouve ces volontaires en Saxe, en Bavière, en Hesse et dans le Bade-Wurtemberg. Leurs attributions sont différentes selon les Länder. Pour les partisans de ce système, les volontaires contribuent de façon importante à la sécurité intérieure. Pour
ses détracteurs, en revanche, ils ne font que cacher les manques causés par la réduction des effectifs de la police. D’après les experts, les Länder sont en train de privatiser le travail de police et l’Etat de déléguer sa mission de maintien de l’ordre. Une marche sur le fil du rasoir. “Les bénévoles sont censés servir d’auxiliaires à la police, pas la remplacer”, déclare Bernd Turowski, qui dirige le commissariat de Leipzig centre. Il connaît Kristina Scholz depuis des années. Le commissariat emploie en tout huit volontaires, hommes et femmes, qui patrouillent dans le centre-ville. La Patrouille de sécurité saxonne existe depuis 1998. Les candidats doivent avoir au moins 18 ans, une bonne moralité et un diplôme de fin d’études scolaires ou professionnelles. Ils reçoivent une formation de soixante heures et ne peuvent travailler que quarante heures par mois. “Ils sont là en premier lieu pour manifester leur présence et servir d’interlocuteurs aux citoyens”, précise Bernd Turowski. Ce système pose cependant une question fondamentale : dans quelle mesure l’Etat peut-il déléguer sa mission de protection des citoyens ? Les exigences des citoyens en matière de sécurité augmentent et la police doit les satisfaire avec un budget de plus en plus réduit. Or la sécurité, ça coûte cher. Le système des patrouilles de sécurité berce toutefois les citoyens d’une impression de sécurité trompeuse car les volontaires ne portent en général pas d’armes. “Nos compétences sont clairement définies”, explique Kristina Scholz en montrant sa carte de service. Celle-ci précise qu’elle a le droit d’interpeller les personnes, de relever leur identité et de leur demander de quitter un endroit. Pas plus. Depuis quelques années, Kristina Scholz fait avec sa collègue Ramona Abel une patrouille par semaine, moyennant 5,11 euros l’heure.
franceinter.com
PARTOUT AILLEURS Pierre Weill vendredi 19h20-20h en partenariat avec
Dessin de Reumann, Suisse. Leur territoire, c’est le centre de Leipzig. Dans la zone piétonnière, elles demandent aux cyclistes de descendre de vélo et d’avancer en le poussant. Beaucoup les reconnaissent de loin et descendent d’eux-mêmes. Après tout, les deux femmes ressemblent à de vrais policiers. Avec leur blouson vert, leur béret, la lampe de poche et la bombe lacrymogène au poivre qui pendent à leur ceinture, elles dégagent de l’autorité. C’est là-dessus que tablent les responsables politiques : la simple présence des uniformes augmente le sentiment de sécurité.
Stuttgart fait marche arrière Le syndicat de la police allemande voit depuis longtemps d’un très mauvais œil les volontaires comme Kristina Scholz et Ramona Abel. “Ils arpentent la zone en jouant les policiers”, déclare Rainer Wendt, le président national. Or le travail de police exige des qualifications qu’on ne peut pas acquérir avec une formation courte. Les patrouilles, c’est la mission des fonctionnaires de police. “On n’a pas besoin de shérifs adjoints privés”, ajoutet-il. Le système des volontaires représente selon lui une évolution vers la précarité. La police a perdu 10 000 postes dans tout le pays au cours des dix années précédentes. La Bavière est le seul Land à avoir augmenté ses effectifs – 1 300 fonctionnaires supplémentaires – cette année. Les pires craintes du syndicat sont une réalité depuis longtemps dans le Bade-Wurtemberg. Les volontaires y sont présents depuis 1963 et leur statut est proche de celui de fonctionnaire de police. Au nombre de 1 200, ils portent uniforme, pistolet et menottes. Ils se distinguent visuellement des policiers par quelques barrettes sur les épaulettes, mais sont toujours sous l’autorité d’un fonctionnaire de police responsable de la mission. Guido Söndgen, 45 ans, fait partie depuis plus de vingt ans des volontaires de la police. Les jours ouvrés, il travaille dans le transport d’automobiles ; le weekend, il patrouille, souvent dans l’équipe
de nuit. “Il y a toujours de gros besoins à ce moment-là”, explique-t-il. Les volontaires remplacent-ils donc les policiers ? “Non, assure-t-il. Nous ne faisons que les appuyer dans leur travail.” Cela dit, les policiers ont besoin des volontaires. Même dans le prospère BadeWurtemberg, de nombreux postes ont été supprimés. De plus, beaucoup de policiers doivent quitter leur commissariat, voire leur Land, pour intervenir lors de gros événements ou de manifestations. Ailleurs, ce n’est pas mieux. Le passage des convois de déchets nucléaires dans le Wendland [en Basse-Saxe, en novembre 2010 – l’événement a donné lieu à des manifestations antinucléaires] a mobilisé à lui tout seul 20 000 policiers. Les ministres de l’Intérieur des Länder concernés, qui manquent de policiers, s’irritent de ces gros besoins en personnel. Les représentants de la police se plaignent que la multiplication des interventions touchant plusieurs Länder les poussent à la limite de leurs capacités. Les 122 interventions de ce type qui ont eu lieu l’année dernière ont, selon les syndicats, mobilisé 67 000 policiers. Reinhold Gall, le nouveau ministre de l’Intérieur (SPD) du Bade-Wurtemberg, souhaite mettre un terme à la privatisation de la police. “Nous voulons supprimer le service des volontaires”, nous a-t-il déclaré. La formation des volontaires est minimale alors que le métier de policier est très exigeant. “Nous avons donc décidé d’arrêter de réduire les effectifs et de donner à la police les moyens de remplir ses missions.” L’accord de coalition [conclu en avril dernier par le nouveau gouvernement vert-rouge de ce Land] prévoit que le service des volontaires sera supprimé “à moyen terme” et son budget gelé. Les recrutements sont suspendus à partir de maintenant. Les ressources ainsi dégagées seront affectées à “l’augmentation des effectifs [de la police].” Ces considérations laissent Kristina Scholz et Ramona Abel de marbre. Le ministère de l’Intérieur de Saxe continue à être favorable aux volontaires parce qu’il en a grand besoin. Rien que dans les huit prochaines années, les cinq Länder d’Allemagne de l’Est comptent supprimer 30 % des postes de policiers à plein temps, soit 9 600. Le syndicat lance une mise en garde : non seulement le système des volontaires berce la population d’une fausse impression de sécurité, mais, en cas d’accident de la route ou de cambriolage, les citoyens devront attendre la police plus longtemps. Car, dans ces cas, les volontaires ne peuvent rien faire d’autre que l’appeler. Dominik Ehrentraut
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Europe
Crise Selon les chiffres cités par le constructeur italien Fincantieri, les commandes de construction navale se sont effondrées de 55 %
dans le monde depuis 2007. En Europe, entre 2008 et 2010, 50 000 emplois ont été supprimés, soit environ 30 % du nombre total d’emplois du secteur.
Italie
Les ouvriers se révoltent pour “leurs” paquebots A Gênes, où l’activité portuaire emploie un ouvrier sur deux, les chantiers navals sont promis à la fermeture. Les salariés se sont massivement mobilisés. La Repubblica Rome
L
a date de la prochaine (et dernière) fête est déjà soulignée dans le calendrier. “Même si les chantiers devaient fermer – mais on va se battre pour que ça n’arrive pas –, il faudra bien qu’on finisse le Riviera, le bateau de croisière commandé par Oceania Cruises. Son lancement est prévu pour le 21 mars de l’année prochaine. Et nous, les ouvriers, on montera tous à bord ce jour-là, avec nos femmes et nos enfants. Les plus jeunes emmèneront leurs parents. On sera servis comme des rois. Les premiers passagers dans l’absolu, même pour quelques heures et sur un navire à quai. Et, comme chaque fois qu’un bateau qu’on a construit prend le large, on dira à nos enfants : tu vois cette suite, c’est moi qui l’ai montée, et cette cuisine, c’est Michele qui en a fait les plans… C’est ‘le nôtre’ ce bateau en somme, et il parcourra les océans avec la plaque ‘Fincantieri-Sestri Ponente’ sur la coque.” [La Fincantieri, propriété de l’Etat italien, est l’une des plus grandes entreprises de construction navale au monde. “Sestri Ponente” est le nom de son site génois.] Ils ont les mains solides, en hommes habitués à plier et à souder la tôle, ces ouvriers des chantiers navals. Leurs visages sont tendus depuis qu’ils ont dû annoncer la mauvaise nouvelle à leur famille, l’autre jour : “A Rome, ils ont décidé de fermer les chantiers, ils nous renvoient tous à la maison.”
Chacun sa spécialité Des affrontements violents ont eu lieu [le 24 mai] devant la préfecture. “Certains jours, il faut savoir montrer les dents et d’autres, expliquer les raisons de notre combat”, explique Alessandro Buffo, 39 ans, dont neuf passés aux chantiers. “Il nous resterait une bonne carte à jouer, si on pouvait : inviter tout le monde ici, faire visiter nos ateliers et nos bassins pour montrer aux gens de quoi on est capables.” “En un an, un an et demi, on arrive à construire des navires de grand luxe à 500 millions de dollars. Les Américains de Cruises nous ont commandé l’Oceania Marina, on le leur a livré l’année dernière et ils nous ont aussitôt confié la construction de l’Oceania Riviera. Ça veut bien dire quelque chose si les bateaux les plus luxueux du monde sortent des chantiers de Sestri Ponente, non ?” L’histoire des chantiers se confond avec celle de la marine italienne. “Nos grandspères ont construit le Rex [un transatlantique
“Tout le monde à l’eau, il faut remettre l’entreprise à flot !” Dessin d’El Roto paru dans El País, Madrid. lancé en 1931] et l’Andrea Doria [en 1951], nos pères le Cristoforo Colombo [1953] et le Michelangelo [1965], se souviennent Giulio Troccoli et Fabio Carbonaro. Nous, on a réussi à garder le leadership, comme disent les managers, à rester les meilleurs. Et tout ça parce qu’on ne bosse pas comme des robots. Un chantier, c’est comme une ville, chacun a sa spécialité et doit donner le maximum. Ici, on compte 410 ouvriers et 350 employés, mais ceux-là on ne les voit pas souvent dans les bureaux : ils portent un bleu de travail, ce sont les chefs de section ou d’atelier et ils sont tous diplômés.”
Les sirènes et le grand pavois du Rex sont restés dans les mémoires grâce au film Amarcord, de Federico Fellini. Mais le monde change et il faut suivre le rythme. Le mythique Rex pouvait accueillir 2 258 passagers, dont 604 en première classe. “Aujourd’hui un bateau comme celuilà, le plus grand transatlantique italien de l’époque, n’aurait plus sa place sur le marché. On a construit pour Costa Croisière des bateaux comme le Costa Pacifica, 3 500 passagers et 1 500 membres d’équipage, de beaux bateaux de croisière à la portée de presque toutes les bourses. Ces dernières années, les
armateurs américains nous ont expliqué que les très riches sont prêts à débourser 15 000 dollars par semaine pour éviter la compagnie de passagers moins fortunés.” Ils parlent de “leurs” bateaux de grand luxe avec la fierté de parents. “Le Marina et le Riviera n’ont que des suites, pas des cabines, de véritables appartements de 75 à 80 mètres carrés. Avec salon, bureau, chambre à coucher. Et des baignoires en marbre avec hydromassage. Pour les dorures des salons, on utilise de la vraie feuille d’or… Ecoutez, on est là à parler de ces bateaux de rêve en sachant parfaitement qu’il nous faudrait trois ou quatre mois de salaire pour nous payer un lavabo en marbre précieux du style de ceux qu’on monte dans ces suites. Un ouvrier ça gagne entre 1 200 et 1 300 euros par mois, un technicien de chantier quelques euros de plus. Les fins de mois sont difficiles. Mais si on raconte tout ça, c’est pour bien faire comprendre une chose : on a tout donné pour faire un produit d’excellence réservé aux plus riches vacanciers du monde. C’est pas pour s’entendre dire qu’on ne sert plus à rien et qu’on peut rentrer chez nous.” Sur un chantier, les corps de métier sont innombrables. Menuisier, traceur de coque, soudeur, électricien, maître charpentier, gréeur, plombier, motoriste… “Et, à présent, tout le monde est logé à la même enseigne : le sureffectif. Il nous offense et il nous humilie, ce mot. On est des ouvriers professionnels, on travaille encore comme des artisans. Quand tu dois monter un tuyau, tu regardes le dessin et, si ça colle pas, tu ne vas pas t’arrêter et attendre que l’ingénieur arrive. Tu connais ton boulot, tu sais poser le tuyau comme il faut.” L’inscription “Fincantieri” se détache en bleu sur le fond blanc de leurs casques. “On n’est pas des abrutis, on sait bien qu’il y a une crise mondiale et que l’Asie remporte tous les marchés, expliquent Fabio Carbonaro et Gianni Bottaro. En ce moment, il n’y a qu’un bateau en bassin, un navire de guerre indien armé et destiné au ravitaillement. A côté, le Riviera est
Contexte
L’Etat italien plie face à la protestation Après la colère, la joie : les 2 000 travailleurs des chantiers navals qui défilaient à Rome le vendredi 3 juin ont accueilli la nouvelle de l’abandon du plan de restructuration de Fincantieri par “une salve d’applaudissements libératrice”, rapporte La Repubblica. Face aux protestations des ouvriers et aux pressions politiques, le groupe public italien de
construction navale vient en effet d’annoncer le retrait de son plan, qui prévoyait la fermeture de deux sites et la suppression de 2 550 emplois. Fin mai, l’annonce de ce plan avait provoqué de violentes manifestations, notamment sur les deux sites menacés de fermeture, à Castellammare di Stabia, près de Naples, où la mairie a été dévastée, et à Sestri Ponente, près de
Gênes. Fleuron d’une tradition industrielle internationalement reconnue, Fincantieri, contrôlé par l’Etat italien, emploie au total 8 500 personnes sur huit sites en Italie. L’entreprise, qui fabrique des navires civils (navires de croisière, ferrys) et militaires, avait justifié son projet par la chute importante des commandes dans le secteur de la croisière
et la nécessité de restructurer son outil industriel face à la concurrence internationale, et plus particulièrement asiatique. Le ministre du Développement économique italien, Paolo Romani, a annoncé le vendredi 3 juin que des tables rondes allaient être organisées dans les prochains mois pour trouver d’autres solutions à la crise qui touche le secteur.
encore en phase de montage. Toutes les pièces sont prêtes et ça fait des mois que les ateliers sont déserts. Dans les cours, il y a des touffes d’herbe qui roulent au vent, comme dans les westerns. La crise, elle est là depuis trois ans, maintenant. Mais, dans d’autres pays, après une année 2009 désastreuse, la reprise est arrivée. Nous les travailleurs, on n’est pas restés à se tourner les pouces. On a dit à la direction qu’il fallait rénover les chantiers, parce qu’aujourd’hui ils sont coupés en deux par le chemin de fer. Ça veut dire qu’on construit les pièces dans la zone à flanc de colline et qu’après on doit les transporter à grands frais dans la partie qui donne sur la mer, où se trouvent les bassins. La Fincantieri a répondu : si le gouvernement finance, on pourra mettre les ateliers à côté des bassins pour créer une chaîne de montage continue. Les sous sont arrivés, et pas qu’un peu, 70 millions. Verdict de la Fincantieri : on ferme.”
“Défendre notre avenir” Giulio Troccoli, délégué syndical (tous insistent sur l’unité intersyndicale parce que “nous sommes tous démocratiquement et unanimement en colère”), était à Rome le lundi 23 mai, au siège de la Confindustria [le Medef italien], pour l’annonce des coupes d’effectifs : 2 551 travailleurs sont concernés. “J’ai tout de suite appelé les chantiers pour leur dire de se mettre en grève et de descendre dans la rue. Le lendemain, il y a eu les affrontements devant la préfecture. La tension était trop forte, tu ne peux pas détruire en deux secondes la vie d’autant de monde. Nous, on y est allés souvent à la préfecture, ils nous ont toujours laissés entrer dans le hall pendant qu’une délégation rencontrait le préfet. Mais, cette fois, il y avait un cordon policier, il y a eu échange de jets de pierres et de coups de matraque. Mais on n’en veut pas aux flics. Ce sont des travailleurs comme nous, ils défendent l’ordre public, nous on veut défendre notre avenir.” “On n’est pas nés d’hier”, soulignent Giuseppe Gargano et Guido Misi, délégués syndicaux. “On sait que ce sera dur. Le discours de la Fincantieri, c’est : on ferme et basta ! Et ce sont les ouvriers qui se retrouvent à chercher des solutions, à dire : essayons de raisonner. La fermeture c’est le plus mauvais des raisonnements.” Les commerçants de Gênes ont mis la main à la poche pour venir en aide aux ouvriers descendus à Rome, le 3 juin, pour rencontrer le gouvernement. Le port, la Fincantieri et Ansaldo [une entreprise historique de construction navale, devenue une des branches de Finmeccanica] font vivre la moitié de la ville. Jusqu’à l’année dernière, la filière de la construction navale employait à elle seule 2 000 ouvriers, un chiffre déjà divisé par deux. Une nouvelle défaite sonnerait le glas de l’économie locale… et la fin des festivités. “A chaque lancement, la ville entière est en fête, raconte Giulio Troccoli. Nos femmes et nos fiancées sortent leurs plus belles robes. Et, le jour d’après, chez l’épicier, elles sont fières de dire que leur homme travaille aux chantiers.”Jenner Meletti
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Europe
L’auteur. Romancière, dramaturge, biographe et critique littéraire, née en 1939, Margaret Drabble joue des faiblesses de ses protagonistes pour tenter de faire apparaître la fragilité d’un pays apparemment prospère, le Royaume-Uni.
L ar es ch iv es
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A lire également, dans nos archives : “MC NXTGEN – Et la santé, bordel !”, portrait d’un rappeur britannique qui défend le NHS à sa façon, paru dans CI n° 1066, du 7 avril 2011.
Royaume-Uni
Défense et illustration du NHS, ce bien public Alors que la réforme du National Health Service fait débat depuis des mois, la romancière Margaret Drabble dit son attachement – et celui de tous les Britanniques – à ce système.
Dans les années 1990, je m’étais déjà entretenue avec plusieurs personnes du milieu de la santé et j’étais persuadée de la nécessité de considérer plus sérieusement l’assurance privée obligatoire, que certains pays européens ont adoptée avec succès. Je ne parle pas d’un régime d’assurance privée inspiré de celui de la Bupa [une importante compagnie d’assurance santé britannique], d’un régime axé sur la spéculation, la concurrence et les profits, mais d’une simple assurance de base qui viendrait compléter l’assurance nationale que nous payons de toute façon depuis des années.
The Guardian (extraits) Londres
D
epuis quelque temps, il est question de la menace qui pèse sur le système de santé public britannique. Sollicitée par de multiples pétitions en ligne et demandes de soutien, j’ai décidé de passer en revue ma longue expérience du National Health Service (NHS). Le NHS est profondément ancré dans nos vies. Mes enfants ont tous été mis au monde et soignés par ce système qui s’est bien occupé d’eux. Le NHS est un thème récurrent dans mes romans et une partie intégrante de ma vie. Dans une scène centrale de mon livre The Millstone (1966), la narratrice, une jeune mère célibataire, s’écrie “I love the National Health Service !” lorsqu’elle se bat pour faire admettre son enfant malade au Great Ormond Street Hospital [hôpital public pour enfants, financé en partie par les droits d’auteur de Peter Pan selon la volonté de son auteur, J. M. Barrie]. Or il semble que nous soyons sur le point de tout perdre. On ne peut pourtant pas dire qu’on ne s’y attendait pas. J’avais déjà prévu d’insidieuses privatisations dans mon roman social satirique La Sorcière d’Exmoor [paru en anglais en 1996, en français en 2002, chez Phébus], rédigé dans les derniers moments, ridicules et sordides, du gouvernement Major. Nous ressentions déjà à l’époque une certaine méfiance face à la liquidation des biens publics – gaz, eau, prisons, chemins de fer… L’un des personnages les plus sympathiques travaille pour une agence de publicité qui a pour mission de “mettre à jour l’image” du National Health Service. “On emploie le terme ‘mettre à jour’ pour dire ‘changer’, explique-t-il. Il
Une des gloires de notre temps
Dessin paru dans The Economist, Londres. est devenu évident, à l’approche de la fin du XXe siècle, que nous ne pouvons pas nous offrir un système de santé publique capable de soigner tout le monde, tout le temps. Certains auront leur greffe de rein, d’autres non. Certains seront opérés des varices, d’autres pas. Certains deviendront nonagénaires, d’autres pas. Il va donc falloir faire en sorte que les gens changent d’optique. Nous devons modifier nos attentes. Il faut encourager la couverture santé par les assurances privées […]. Il faut rassurer les riches : ils ont le droit d’avoir ce qu’ils veulent, pourvu qu’ils le paient au prix fort, afin que les chirurgiens, les anesthésistes, les pharmaciens, les assureurs, les compagnies d’assurances et les actionnaires obtiennent eux aussi ce qu’ils veulent. Et ils en veulent !” Si nous avions à choisir, nous ne choisirions pas le système qui prévalait aux Etats-Unis avant Obama, avec ses primes exorbitantes et ses multitudes abandonnées à ellesmêmes. Je suis convaincue que nous voudrions tous conserver le système actuel,
cette brillante création qui, pour les gens de ma génération, revêt une signification particulière.
Sur le point de tout perdre Parmi les vieux gauchistes que nous sommes, certains ont été tentés de croire David Cameron [Premier ministre britannique] lorsqu’il disait qu’avec lui le NHS était entre de bonnes mains et que son financement était assuré. Aucun des deux partis n’avait par ailleurs mentionné dans son programme son intention de réformer radicalement le NHS, bien au contraire. Nous savons que le NHS subit de plus en plus de pressions. Les attentes sont plus grandes, les patients sont moins patients et de plus en plus d’interventions miraculeuses sont désormais possibles. Nous sommes conscients qu’une telle multiplication oblige le NHS à réévaluer constamment les fonds dont il dispose et leur utilisation. Le problème ne date pas d’hier.
Contexte
Une réforme à risques Dans un discours très attendu, David Cameron a, le 7 juin dernier, défendu sa position vis-à-vis de la réforme du National Health Service (NHS). Le Premier ministre s’est engagé sur cinq thèmes : maintenir une coopération entre les différents services de santé, réduire les listes d’attente des soins, contenir les dépenses du NHS, ne pas
privatiser et conserver la tradition universelle et gratuite du système de santé. De nombreuses critiques concernant la réforme du NHS ont effectivement été émises à l’encontre de David Cameron et de son ministre de la Santé, Andrew Lansley. Dans un discours le 26 mai dernier, Nick Clegg, vice-Premier ministre, avait
repris à son compte les inquiétudes exprimées par l’opinion publique et demandé que le vote du projet de loi soit repoussé. La réforme élaborée par le gouvernement propose de décentraliser les questions de gestion et d’administration en confiant davantage de responsabilités aux médecins. Elle vise aussi à offrir plus de libertés
aux patients dans le choix de leur praticien en ouvrant le marché à la concurrence. Les professionnels de la santé s’inquiètent de mesures qui confient aux médecins des tâches pour lesquelles ils n’ont pas été formés. Les patients, de leur côté, craignent que davantage de concurrence n’augmente les inégalités géographiques en matière d’accès aux soins.
Je ne suis pas assez maligne pour comprendre les intentions véritables du gouvernement et je suis certaine qu’il espère que la plupart d’entre nous sont encore plus bêtes que moi. On m’a conseillé de surveiller Paul Kirby, le nouveau chef du service d’élaboration des politiques du 10 Downing Street et l’un des auteurs du rapport intitulé “Payment for Success”. M. Kirby croit en la promotion de “la liberté disciplinée dont jouissent les secteurs privé et associatif sur les marchés réels, où les organisations doivent se soumettre à une certaine discipline financière afin de subvenir à leurs besoins […] et de réussir à défier toute concurrence”. Son raisonnement laisse supposer que les contrats seront attribués à “n’importe quel fournisseur disposé à les honorer” en fonction du tarif proposé. Il s’agit là d’une notion dangereuse. De la même façon que nous n’engagerions pas un entrepreneur pour réparer notre toit en ne tenant compte que du tarif qu’il propose, nous ne ferions pas appel au médecin ou à l’infirmière les moins chers pour soigner notre maladie cardiaque ou s’occuper de notre mère mourante. La concurrence commerciale et la recherche de profits n’ont pas leur place dans un système de santé, et des slogans tels que “défiant toute concurrence” sont tout simplement hors de propos. Le NHS est un trésor d’une valeur incommensurable, il est l’une des gloires de notre temps, l’un de ces concepts qui ont changé notre mode de vie et l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes et de notre pays. Le NHS ne peut pas être parfait. Nous avons tous entendu parler de patients contraints de se tourner vers le privé à la suite d’un diagnostic erroné ou pour obtenir une intervention qui n’est pas encore disponible dans le public. Et pourtant, en tant que fidèle “consommatrice” de soins du NHS, je suis persuadée qu’il s’est amélioré au fil du temps. Nous ne pouvons pas tout rejeter en bloc en faveur d’un système d’inspiration américaine dans lequel il est impossible de franchir le seuil d’un hôpital sans d’abord sortir sa carte de crédit. Margaret Drabble
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Amériques
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A la une Avec l’élection, le 5 juin, d’Ollanta Humala, c’est “le Pérou” qui “a gagné”, titre La República, un des principaux quotidiens de Lima, la capitale.
Pérou
Un pays de plus qui bascule à gauche Ollanta Humala doit tenir sa promesse : mieux redistribuer les richesses d’un pays en pleine croissance, mais dont la pauvreté est endémique. Clarín Buenos Aires
A
u Pérou, tout semble toujours un peu flou, un peu confus”, écrivait en 1928, dans ses Sept Essais d’interprétation de la réalité péruvienne, José Carlos Mariátegui, le plus grand penseur du Pérou et fondateur du Parti socialiste, disparu en 1930. Une confusion qui vient une fois encore de transparaître dans ce scrutin. Ce qui est clair, en revanche, c’est qu’Ollanta Humala devra dès son entrée en fonctions, le 28 juillet, répondre à une exigence unanime : un pays qui croît ne peut espérer se développer s’il ne redistribue pas ses richesses, s’il continue d’exclure les milliers de Péruviens qui n’ont pas été invités à la fête. Ollanta Humala a promis pendant sa campagne qu’il doterait l’Etat d’outils lui permettant d’intervenir dans l’économie, sans mettre en péril les investissements péruviens ou étrangers et sans violer les traités et accords internationaux signés par le Pérou. Une sorte de “capitalisme à visage humain” en somme, avec des politiques sociales en direction de ceux qui sont en marge de l’économie : augmentation du salaire minimum, qui doit passer à 280 dollars mensuels, réforme des retraites pour des pensions plus justes, forte présence de l’Etat dans de grands travaux comme la construction de routes, de ports
et de logements, et rationalisation des aides sociales afin qu’elles bénéficient réellement à la population. Si, à partir de juillet prochain, le nouveau président prouve qu’il a pour modèle le Brésil de Lula da Silva, et non le Venezuela d’Hugo Chávez (qu’il avait défendu avec plus d’empressement en 2006 [pour sa première candidature à la présidence]), son gouvernement marquera le Pérou de son empreinte, abolira les distances en
Ollanta Humala. Dessin de Pérez D’Elías paru dans ABC, Madrid.
s’appuyant sur ce Pérou profond des montagnes et des forêts [qui a voté pour lui, contrairement aux villes]. Ce n’est pas l’argent qui va manquer à Ollanta Humala. Dans un rapport détaillé publié par le journal La República de Lima, l’économiste Jorge González Izquierdo explique que le nouveau gouvernement prendra ses fonctions dans un contexte économique sain, avec une croissance prévue de 6 % pour 2011, une inflation à 2 % et des réserves de changes de plus de 46 milliards de dollars. Cependant, son confrère Juan José Marthans évoque plutôt une “prospérité statistique” et non “structurelle”. En d’autres termes, la croissance économique du Pérou s’explique par des facteurs externes, en particulier par la hausse du cours des métaux sur les marchés internationaux, dont le pays est un important exportateur. Durant les dix dernières années, l’économie péruvienne a enregistré une croissance annuelle moyenne de 6 %, bondissant même en 2010 à 8,8 %. Mais le modèle économique est marqué par une redistribution minime, voire nulle, des richesses. Pour le sociologue Julio Cotler, “le paradoxe péruvien est que les salaires ont chuté de 10 % au cours des dix dernières années, quand les bénéfices des grands groupes s’envolaient de 30 %”. La pauvreté, même si elle a reculé, reste la grande dette transmise par Alan García après cinq années au pouvoir : 39,6 % des Péruviens sont pauvres, le taux atteint 60 % en zone rurale. Quant à l’extrême pauvreté, elle affecte 13 % à 16 % des quelque 30 millions d’habitants. Au début du mandat d’Alan García, le taux de pauvreté était encore de 55 %. Pablo Biffi
Biographie
Ce guerrier qui voit tout Le nouveau président du Pérou, 49 ans, est issu d’une famille provinciale de la classe moyenne, dont le père, Isaac, est connu pour ses thèses extrémistes prônant la supériorité des Incas sur la race blanche. Ollanta, deuxième de sept frères, dont le prénom signifie “le guerrier qui voit tout” en quechua, a intégré l’armée dans les années 1980. En l’an 2000, il est lieutenant-colonel et dirige avec son frère Antauro un mouvement de rébellion qui échoue contre le gouvernement du président Alberto Fujimori. Puis, en 2006, retiré de l’armée, il se présente à l’élection présidentielle, qu’il perd au second tour contre Alan García. Critiqué par une partie de la classe politique en 2006 car considéré comme trop proche du président du Venezuela, Hugo Chávez, Humala a mis depuis beaucoup d’eau dans son vin. En 2011, il se présente sous la bannière de Gana Perú, une large coalition de partis de gauche. Il a été soutenu par la plupart des intellectuels péruviens, dont le Prix Nobel de littérature 2010, Mario Vargas Llosa. Dans un premier temps, ce dernier avait pourtant refusé de choisir entre lui et sa principale concurrente, Keiko Fujimori, estimant que cela revenait à choisir “entre le cancer et le sida”.
Honduras
Retour triomphal pour l’ex-président Zelaya Deux ans après le coup d’Etat militaire qui le déposait, l’ex-président Manuel Zelaya a été accueilli par une foule immense à Tegucigalpa.
I
l aura fallu seize mois de tractations – et d’exil en République dominicaine – pour que l’exprésident hondurien Manuel Zelaya puisse enfin revenir au pays. Son retour met fin à deux années de crise pour ce petit pays d’Amérique centrale de près de 8 millions d’habitants. Deux années qui commencent, le 28 juin 2009, par un coup d’Etat militaire condamné par le monde entier, se poursuivent par l’expulsion (en pyjama) du président Zelaya vers le Costa Rica, puis
par l’élection dans des conditions difficiles de l’actuel président conservateur, Porfirio Lobo. Mais le résultat est là : le 28 mai, l’ancien président, que tous les Honduriens appellent affectueusement “Mel”, a été accueilli triomphalement à l’aéroport de la capitale, Tegucigalpa. “Une véritable marée humaine”, note un journaliste du quotidien hondurien El Tiempo, “impossible à chiffrer mais qui devait représenter plusieurs centaines de milliers de personnes”. Une foule si impressionnante qu’il a même été “incapable de faire [son] travail, tant il était difficile de se mouvoir au milieu de tant de gens”. Mais “la fidélité et l’amour du peuple” envers son leader déchu “ne [faisaient], eux, aucun doute”. Devant l’évidence de ce soutien massif et populaire, ajoute El Tiempo, “la pire erreur serait d’ignorer le charisme de ‘Mel’,
qui ne manquera pas de reprendre la tête de l’énorme mouvement politico-social qu’il a suscité, et dont il est le leader naturel”. Un autre commentateur du même quotidien a pour sa part été gagné par l’enthousiasme ambiant : “Nous étions là, huit heures durant, à attendre le retour de ‘Mel’, le poing levé. Nous sautions, nous chantions avec l’énergie retrouvée de nos plus jeunes années. Et, malgré la chaleur, la soif et la fatigue, cette masse humaine est restée inébranlablement unie par l’espoir que, avec le retour de Manuel Zelaya, les forces progressistes créeront ensemble un large front politique qui sera l’instrument de notre rédemption nationale. […] La lutte sera longue et difficile.” Et maintenant ? Le quotidien El Heraldo est rassuré par le ton et les premières déclarations de “Mel”, qui “refuse
qu’on poursuive ou qu’on persécute qui que ce soit. La justice se rendra par les urnes. C’est le peuple qui rendra justice et exprimera sa volonté par les urnes.” Or les prochaines élections, présidentielle et législatives, se tiendront à l’automne 2013. Il semble, remarque El Heraldo, que “Mel ait laissé aux archives de sa présidence perdue ce sentiment et cette pensée bolivariens” qui lui ont tant coûté. Reste, conclut le quotidien, que le véritable vainqueur politique de ce retour est l’actuel président, Porfirio Lobo. “Vous resterez dans l’Histoire comme celui qui a résolu cette crise et, mieux encore, plus que tout autre président hondurien, vous pouvez dormir sur vos deux oreilles, parce qu’il est désormais certain que jamais plus un président hondurien ne sera réveillé en pleine nuit par le bruit des bottes.”
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Amériques
Tournée Du 29 mai au 3 juin, l’ancienne gouverneure de l’Alaska a sillonné la côte est des Etats-Unis en bus pour se rendre sur quelques-uns des plus importants sites de l’histoire américaine. Sarah Palin a débuté cette tournée
par Washington, où elle a enfourché une moto (voir photo) pour accompagner la manifestation des Rolling Thunder, une association de motards vétérans de l’armée qui défilent chaque année dans la capitale
américaine. Pour de nombreux observateurs, cette tournée, qui l’a notamment menée à New York, Boston, dans le New Hampshire et en Pennsylvanie, avait tout du test préélectoral.
Etats-Unis
Sarah Palin se verrait bien en haut de l’affiche Celle qui n’est toujours pas officiellement candidate à la présidentielle de 2012 s’active en coulisses. Elle vient de boucler une tournée sur la côte Est et prépare la sortie d’un documentaire à sa gloire. Real Clear Politics (extraits) Chicago
CHIP SOMODEVILLA/GETTY
P
eu après la victoire historique des républicains aux élections de mi-mandat de novembre 2010, durant lesquelles Sarah Palin a joué un rôle central, l’ex-gouverneur de l’Alaska a pris à part son assistante, Rebecca Mansour, pour lui confier une mission ultrasecrète consistant à approcher le réalisateur conservateur Stephen K. Bannon pour lui demander de réaliser une série de vidéos destinées à présenter un bilan positif de l’action de Sarah Palin. Il s’agissait aussi de dissiper les questions qui subsistent à propos de sa décision d’abandonner son poste de gouverneur à la fin du mois de juillet 2009, soit à un an et demi de la fin de son mandat. Mme Palin sait que cette démission lui a causé du tort auprès de certains républicains qui étaient prêts à soutenir sa candidature potentielle à l’élection présidentielle de 2012. Stephen K. Bannon s’est montré encore plus enthousiaste que Sarah Palin aurait pu l’imaginer. Il s’est dit prêt à faire un long-métrage et a insisté pour assumer lui-même les frais de production jusqu’à concurrence de 1 million de dollars. L’accord conclu entre Sarah Palin et le réalisateur a aujourd’hui porté ses fruits. Le résultat ? Un documentaire de deux heures, dont les premières images ont été présentées fin mai à Sarah Palin et à son mari, Todd, lors d’une projection privée. Le documentaire sera présenté en avant-première le mois prochain dans l’Etat clé de l’Iowa et pourrait servir de prélude à une éventuelle campagne présidentielle – une entrée en matière peu conventionnelle, que Mme Palin et son équipe politique ont passé ces derniers mois à peaufiner avec fébrilité, alors même qu’à Washington la majeure partie des républicains concluaient qu’elle ne se présenterait pas à l’élection présidentielle de 2012. Stephen K. Bannon, un ancien officier de marine et ex-banquier de Goldman Sachs, considère son documentaire comme la première étape d’une série d’efforts destinés à rebâtir l’image de Sarah Palin. “Ce film est un appel à l’action pour une campagne semblable à celle menée par Ronald Reagan contre l’establishment en 1976, confie-t-il. Il n’y a rien de tel qu’un bon vieux buzz.” En tournant ce film, il s’est notamment donné pour objectif d’aider Sarah Palin à se propulser sur le
Sarah Palin (à l’arrière de la moto) à Washington le 29 mai 2011. devant de la scène républicaine. Le réalisateur a d’abord intitulé son film Take a Stand [Prenez position], reprenant ainsi le slogan de campagne de Mme Palin à l’occasion de l’élection au poste de gouverneur de l’Alaska, en 2006. Elle avait alors gagné les primaires républicaines contre le gouverneur en exercice, Frank Murkowski, et remporté l’élection, devenant du même coup le plus jeune gouverneur de l’Etat et la première femme à accéder à ce poste. Pour lui donner une touche plus triomphante, toutefois, Stephen K. Bannon a finalement opté pour le titre The Undefeated [L’invaincue]. Construit en trois parties, le documentaire défend l’argument selon lequel, contrairement à un cliché largement répandu, Mme Palin est une femme politique non-conformiste qui a dû triompher de forces puissantes pour accomplir de grandes choses dans divers domaines, et ce sur une courte période de temps. Le message de la deuxième partie du docu-
mentaire est tout aussi clair : Sarah Palin est la seule véritable héritière de la révolution Reagan et la seule candidate capable de représenter les idéaux du mouvement Tea Party à la Maison-Blanche. Truffé de métaphores religieuses et d’allusions à Jeanne d’Arc, le documentaire de Stephen K. Bannon, tout comme Going Rogue [Virer rebelle, non traduit en français], l’autobiographie de l’ex-gouverneur de l’Alaska, est marqué par une vision binaire du monde : il y a d’une part les héros qui se battent à ses côtés et, d’autre part, les méchants qui cherchent constamment à lui mettre des bâtons dans les roues. Pour agrémenter le récit des premières années de la carrière politique de Mme Palin, le cinéaste s’est procuré une série d’images inédites. On la voit notamment en train d’inaugurer un projet de construction avec ses collègues du conseil municipal de la petite ville de Wasilla, puis brandir des pancartes à l’occasion de sa campagne de réélection à la mairie de la même ville ou
réagir vivement à un commentaire de John Stein, son prédécesseur à ce poste et l’un des méchants du film, qui avait osé la comparer à une Spice Girl. Le documentaire aborde ensuite l’ascension de Mme Palin au poste de gouverneur en insistant sur la culture de corruption qui régnait à l’époque en Alaska. Des images d’hommes aux gros cigares et de la fameuse suite 604 du Baranof Hotel, à Juneau [la capitale de l’Etat], défilent. C’est là qu’en 2006 des agents du FBI ont secrètement filmé des cadres de la société de services pétroliers VECO dans le cadre d’une enquête sur un vaste scandale de corruption qui a ébranlé jusqu’aux fondations du gouvernement de l’Alaska et permis à Sarah Palin de se faire connaître comme une championne de l’éthique en politique. The Undefeated montre bien à quel point l’univers de celle que l’on a surnommée “Mama Grizzly” a changé en l’espace de quelques années. On la voit annonçant sa candidature au poste de gouverneur non pas devant une foule, mais à l’occasion d’une conférence de presse dans sa cuisine. Ceux qui ne connaissent pas bien son parcours politique seront surpris d’apprendre que celle qui est désormais l’une des plus ardentes pourfendeuses des médias du pays a été par le passé la chouchoute des mêmes médias à tel point que deux correspondants d’Alaska TV – dont les portraits flatteurs de Mme Palin sont présentés dans le film – ont quitté leur emploi pour rejoindre l’équipe de l’ex-gouverneur de l’Etat. Dans son documentaire, Stephen K. Bannon cherche à mettre l’accent sur la persécution dont a été victime la colistière surprise de John McCain lors de l’élection présidentielle de 2008, de la part de ses ennemis des médias et des deux grands partis – une persécution qu’a régulièrement dénoncée Sarah Palin elle-même. Des images de lions tuant un zèbre et d’un soldat tout droit sorti du Moyen Age abattu d’une flèche dans le dos donnent un accent dramatique aux plaintes pour manquement à l’éthique déposées contre Sarah Palin par de simples citoyens de l’Alaska et qui ont été, selon elle, la principale raison de sa démission précipitée en juillet 2009. Vers la fin du film, un sous-titre apparaît à l’écran : “D’ici, je peux déjà voir novembre”, [allusion transparente à la prochaine élection présidentielle, qui aura lieu le 6 novembre 2012]. Sarah Palin est ensuite comparée à l’ancien président républicain Ronald Reagan, dont s’est aussi méfié, à une époque, l’establishment conservateur. Enfin, on voit Mme Palin haranguer une foule de partisans lors d’un rassemblement qui a eu lieu en avril dernier sur les marches du Parlement du Wisconsin. “Il faut que le Parti républicain se lève et se batte”, criet-elle à l’adresse de la foule. “Je devrais peutêtre demander aux championnes des Badgers
w in ww te .c rn ou at rr io ie na r l.c om
L ar es ch iv es
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Courrier international a consacré sa couverture du 27 janvier 2011 (n° 1056) à Sarah Palin et à sa force de frappe médiatique.
Canada [équipe féminine de hockey de l’université du Wisconsin] si l’on ne devrait pas suggérer aux leaders du Parti républicain d’apprendre à se battre comme des femmes.” Le film se termine d’ailleurs par une dernière scène enregistrée lors du rassemblement de Madison [la capitale du Wisconsin], durant laquelle Sarah Palin s’exclame : “Monsieur le Président, la partie a commencé.” Au cours des derniers mois, elle a prononcé plusieurs discours importants, embauché un “directeur de cabinet” [Michael Glassner] et fait un voyage très médiatisé à l’étranger, incluant notamment une visite au Premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou. Pendant tout ce temps, elle est demeurée fidèle au serment qu’elle avait fait quelques jours à peine après la fin de la campagne de 2008 : celui de “défoncer” toutes les “portes ouvertes” qui pourraient lui permettre d’accéder à la Maison-Blanche. Stephen K. Bannon a prévu que la première du film ait lieu fin juin dans l’Iowa. Il sera ensuite présenté dans le New Hampshire, en Caroline du Sud et au Nevada. Après ces projections dans les quatre premiers Etats à se prononcer lors des primaires, le documentaire sera distribué dans le reste du pays. Si Sarah Palin reste toujours muette sur ses intentions de se présenter comme candidate à la présidentielle de 2012, son équipe de conseillers semble avoir reçu l’instruction de se préparer pour une éventuelle campagne, jusqu’à nouvel ordre. Alors qu’elle semble vouloir attendre le
plus longtemps possible avant d’annoncer sa décision, ses assistants reconnaissent qu’ils devront bientôt élaborer une véritable stratégie de campagne afin de mettre en œuvre des efforts concertés pour réunir des fonds et prendre d’autres mesures nécessaires – même pour une candidate aussi peu conventionnelle qu’elle. La nouvelle selon laquelle Mme Palin a commandé un film pour présenter un bilan positif de son parcours politique ne manquera pas d’accentuer la pression qui pèse déjà sur la chaîne télévisée ultraconservatrice Fox News, où émarge Sarah Palin. La chaîne pourrait bientôt devoir suivre la campagne de Mme Palin et exigera donc tôt ou tard une réponse de l’ex-gouverneur pour savoir si elle a l’intention de présenter sa candidature ou de continuer à travailler comme commentatrice politique sur Fox News. Si elle décide de se présenter, le documentaire The Undefeated sera certainement l’élément clé de son annonce officielle. La sortie prochaine du film – et la frénésie médiatique qu’il risque de susciter – servira de coup de clairon pour faire comprendre aux Américains qu’en dépit de nombreux obstacles l’entrée dans la course de Sarah Palin pourrait bouleverser la campagne électorale, comme elle l’a fait en 2008. Tandis qu’elle mûrit sa décision, les autres candidats républicains feraient bien de se préparer à voir débouler un grizzly qui, après une période d’hibernation, semble prêt à attaquer de nouveau. Scott Conroy
Campagne
Les mille visages de Mitt Romney Alors que Sarah Palin vient d’achever une nouvelle tournée dans l’Amérique conservatrice, sans avoir pour autant fait officiellement acte de candidature à l’investiture républicaine, elle a un nouveau concurrent déclaré. Il s’agit de Mitt Romney. Cet ancien gouverneur du Massachusetts a annoncé le 2 juin sa candidature officielle pour les primaires républicaines. Mais qui est Mitt Romney ? C’est la question que se pose la presse américaine, qui lui reproche de présenter, tous les quatre ans, un nouveau visage. “C’est le Romney 3.0 qui vient de nous être révélé”, explique sur son blog Tim Murphy, un reporter du magazine de gauche Mother Jones. “Le Romney 1.0 était
l’homme d’affaires modéré élu gouverneur du Massachusetts en 2002. La version 2.0 était le conservateur candidat à la présidentielle en 2008 et le Romney 3.0 se focalise sur l’économie plutôt que sur les sujets sociaux.” Même analyse dans l’hebdomadaire de gauche The Nation, qui met en parallèle les convictions d’hier et d’aujourd’hui du candidat. Que ce soit sur l’immigration, les quotas de CO2, les droits des homosexuels ou encore l’avortement, Mitt Romney passe aisément du pour au contre. Peu importe ses opinions actuelles, lors de l’annonce de sa candidature, il s’est fait voler la vedette par Sarah Palin et l’ancien maire de New York Rudolph Giuliani, souligne le Los Angeles Times.
Le même jour, la première était en NouvelleAngleterre pour proclamer son amour pour le mouvement Tea Party tout en dégustant des fruits de mer, tandis que le second dénonçait la mauvaise direction prise par les Etats-Unis sous le gouvernement Obama à un déjeuner républicain organisé à Mount Washington Valley. Que les candidats se soient déclarés – comme l’ancien président de la Chambre des représentants Newt Gingrich, l’ex-sénateur de Pennsylvanie Rick Santorum, l’ancien gouverneur du Minnesota Tim Pawlenty ou le député du Texas Ron Paul – ou non, toute cette agitation montre que la campagne pour les primaires a bel et bien commencé dans le camp républicain.
Les Indiens ne veulent pas changer de nom Le ministère des Affaires indiennes devient le ministère des Affaires autochtones. Une décision dont les conséquences ne manquent pas d’inquiéter les intéressés. The Globe and Mail Toronto
D
e tous les changements qui ont suivi le remaniement du cabinet Harper, celui qui sera sans doute le plus lourd de conséquences est un simple changement de nom : le ministère des Affaires indiennes a été rebaptisé pour devenir celui des “Affaires autochtones”. A première vue, la nouvelle dénomination voulue par le Premier ministre Stephen Harper semble sacrifier à l’esprit du temps. Il remplace une appellation qui n’était plus très adaptée par un terme bien plus communément admis et politiquement correct. De même que les Inuits ne sont plus appelés Esquimaux depuis longtemps, le terme “Indien” a un côté désuet. Mais l’acte de nommer n’est jamais innocent. Ce changement d’appellation pourrait avoir toutes sortes de répercussions pour les peuples autochtones, notamment en ce qui concerne les lois qui régissent la manière de les traiter. Il pourrait même avoir une incidence sur leurs identités. Là où le bât blesse, c’est que la législation concernant le traitement des autochtones conserve l’ancien terme. La définition de la loi sur les Indiens du XIXe siècle était fondée sur les coutumes des bandes [tribus] et les lignées. De fait, cette loi continue à diviser des familles et des communautés, et pourtant les anciennes tentatives de réforme ont échoué. Le changement d’appellation vise à montrer que le rôle du ministère s’étend à une population plus large – comprenant notamment les métis et les Inuits –, qui, à la base, ne relève pas de la catégorie des Indiens inscrits ou de plein droit. Mais, même si de nombreuses personnes appartenant aux peuples premiers ne se font pas appeler “Indiens”, certains ont exprimé des inquiétudes après la décision gouvernementale. Ils craignent que le changement ne dilue l’indianité et ne menace leurs droits établis de longue date. Shawn Atleo, chef national de l’Assemblée des premières nations, rappelle que le terme d’“Indien” n’a pas la préférence pour certains peuples premiers. Cependant, beaucoup l’utilisent encore et il est important du point de vue de la protection des droits. “C’est un peu une arme à double tranchant, explique-t-il. Si cette discussion nous permet de mieux comprendre les enjeux, cela pourrait s’avérer utile. Mais, bien entendu, les premières nations se méfient des change-
ments, elles craignent les sens négatifs qui pourront être donnés à la nouvelle appellation. Donc je pense qu’il est de mon devoir de vérifier les intentions réelles derrière cette réforme.” Avant même le changement de nom, le gouvernement Harper s’est employé à modifier les relations avec les Indiens. Dans tout le Canada, des groupes autochtones ont élaboré des propositions pour redéfinir les règles de “citoyenneté”, et les Affaires indiennes sont en discussion avec les communautés autochtones afin de “modifier l’enregistrement des Indiens, l’appartenance aux bandes et la citoyenneté”. John Duncan, lui, est resté aux commandes du ministère, mais il est désormais ministre des Affaires autochtones et du développement du Nord canadien. En revanche, l’Indian Act et sa définition des Indiens demeurent. Si ce terme survit, c’est en raison de sa valeur juridique. Il a aussi d’importantes conséquences en termes de financements fédéraux. Au dernier recensement, le Canada comptait 1,2 million d’autochtones, dont environ la moitié (53 %) étaient des Indiens au sens de l’Indian Act. Le reste est constitué de métis (30 %), d’Indiens non inscrits (11 %) et d’Inuits (4 %). C’est à Ottawa qu’il incombe de fournir certains services normalement assurés par les provinces, en
Au dernier recensement, le Canada comptait 1,2 million d’autochtones particulier dans les domaines de la santé et de l’éducation, aux Indiens inscrits vivant dans des réserves. Les autres autochtones canadiens, eux, obtiennent ces prestations essentiellement des provinces et des territoires. Le gouvernement conservateur a beau insister sur le fait que le changement n’aura pas d’incidence, certains s’interrogent. Les chefs des premières nations craignent que l’utilisation grandissante du terme d’“autochtone” par Ottawa ne sape la relation juridique qu’ils ont nouée avec la Couronne via des traités historiques, qui utilisent le terme “Indien”. Cela étant, tous les dirigeants autochtones ne sont pas aussi méfiants. Betty Ann Lavallée, chef nationale du Congrès des peuples autochtones, plaide depuis longtemps la cause des Indiens non inscrits, qui n’ont pas droit à tout l’éventail de services dont bénéficient les Indiens de plein droit. Elle espère que le changement de dénomination fera avancer ce débat. “Je suis enchantée”, a-t-elle déclaré quand on lui a demandé sa réaction au changement de nom. “J’adore.” Bill Curry
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Asie
Disparition. Ilyas Kashmiri, l’un des chefs d’Al-Qaida, aurait été tué lors d’une attaque de drone le 3 juin au Sud-Waziristan, dans les zones tribales pakistanaises. La Brigade 313, le groupe terroriste dont il était
le chef, a confirmé dans une déclaration que le leader avait été tué à 23 h 15 et annoncé que sa mort serait vengée. Ilyas Kashmiri aurait réuni la semaine dernière plusieurs chefs talibans afin de créer une nouvelle unité terroriste, le Laskhar-
e-Osama (l’armée d’Oussama), chargée de perpétrer des attentats suicides au Pakistan. Sa mort, qui n’a pas encore été confirmée par le Pentagone, pourrait aujourd’hui déstabiliser le réseau sur le territoire pakistanais.
Pakistan
Al-Qaida envoie ses taupes dans la marine L’attaque du 23 mai contre la base aéronavale de Karachi révèle la présence d’un noyau d’extrémistes au sein de la marine, écrivait le journaliste Saleem Shahzad, assassiné le 31 mai. Cette dernière enquête lui a sans doute coûté la vie.
peut dès lors séparer l’islam et les sentiments islamiques des forces armées pakistanaises. Nous avons néanmoins observé des éléments gênants dans plusieurs bases navales de Karachi. Si personne ne peut empêcher les soldats d’observer des rituels religieux ou d’étudier l’islam, les individus [que nous avons identifiés] étaient contre la discipline des forces armées.” L’officier a ajouté que les individus en question s’opposaient à l’alliance avec les Etats-Unis dans la lutte contre le terrorisme. Lorsque des messages faisant allusion à des attaques contre des responsables américains en visite au Pakistan ont été interceptés, les services de renseignements ont décidé d’agir. Ils ont procédé à l’arrestation d’au moins dix personnes, situées pour la plupart au bas de la hiérarchie.
Asia Times Online (extraits) Hong Kong, Bangkok
C
’est bien Al-Qaida qui aurait pris d’assaut le 23 mai la base de Mehran, quartier général de l’aéronavale à Karachi. Cette attaque est survenue après l’échec de négociations entre la marine et Al-Qaida demandant la libération de soldats soupçonnés d’entretenir des liens avec l’organisation terroriste, révèle notre enquête. Les forces de sécurité pakistanaises se sont battues pendant seize heures contre une poignée d’hommes lourdement armés. Au moins dix personnes ont été tuées et deux avions espions P-3 Orion ont été détruits. Selon les déclarations officielles, les terroristes étaient au nombre de six. Nos sources ont confirmé que les attaquants appartenaient à la Brigade 313 d’Ilyas Kashmiri, l’un des chefs militaires d’Al-Qaida [qui aurait été tué par un drone américain le 3 juin]. Il y a quelques semaines, les services de renseignements de la marine ont localisé une cellule d’Al-Qaida qui opérait au sein de plusieurs bases navales de Karachi, le principal port du pays. “Parmi les membres des forces armées, nombreux sont ceux qui ont des sympathies islamistes”, a indiqué un officier de marine haut placé qui a souhaité garder l’anonymat. “Nous ne nous
La religion pousse au combat
Dessin d’Enrique Flores paru dans El País, Madrid. sommes jamais sentis menacés par cet état de fait. Toutes les forces armées du monde, qu’elles soient américaines, britanniques ou indiennes, utilisent la religion pour inciter leurs hommes à combattre l’ennemi. La théorie des deux nations, selon laquelle les hindous et les musulmans sont deux nations séparées, est à la base de la création du Pakistan [en 1947]. On ne
“C’est là que les problèmes ont véritablement commencé”, a expliqué l’officier. Avant même d’avoir pu interroger les suspects, les responsables de l’enquête ont reçu des menaces directes de la part d’Al-Qaida, qui, selon les officiers chargés de l’enquête, craignait que l’investigation ne provoque l’arrestation d’autres taupes au sein de la marine. Les insurgés ont dès lors demandé la libération de ces hommes et menacé d’attaquer les installations navales. Il est évident que les terroristes avaient des informateurs à l’intérieur, puisqu’ils savaient où se trouvaient les suspects prisonniers. Les services de renseignements ont alors décidé d’engager le dialogue avec Al-Qaida. La demande du groupe terroriste, qui exigeait la libération immédiate des officiers sans interrogatoire supplémentaire, a été rejetée. La marine a proposé de les libérer après les avoir démis de leurs fonctions et soumis à un inter-
rogatoire en règle. L’organisation terroriste a rejeté ces conditions et manifesté son mécontentement en attaquant trois autobus de la marine au cours du seul mois d’avril.
L’heure de la vengeance Ces incidents ont prouvé que la cellule d’Al-Qaida identifiée par les services de renseignements n’agissait pas seule. On craignait dès lors que les filières d’approvisionnement de l’Otan ne soient confrontées à une nouvelle menace si le problème n’était pas résolu rapidement. Les convois de l’Otan sont en effet régulièrement la cible d’attaques lorsqu’ils entreprennent le voyage de Karachi jusqu’en Afghanistan. Les autorités ont donc arrêté d’autres suspects. Selon certaines informations, un commando de la marine dont les membres étaient originaires du SudWaziristan et appartenaient à la tribu Mehsud recevait directement ses instructions de Hakimullah Mehsud, le chef du Tehrik-e-Taliban Pakistan [TTP, les talibans pakistanais]. Après la mort de Ben Laden, tué le 2 mai par les Américains, les insurgés ont décidé qu’il était temps de passer aux choses sérieuses. En l’espace d’une semaine, les informateurs de la base navale de Mehran leur ont fourni des cartes, des photos des différentes voies d’entrée et de sortie – de jour comme de nuit. Les terroristes ont ainsi pu pénétrer à l’intérieur de l’enceinte ultrasécurisée de la base. Un premier groupe a détruit les avions tandis qu’un deuxième essuyait la contre-attaque des forces d’intervention. Un troisième groupe a finalement pris la fuite alors que d’autres restaient pour couvrir ses arrières. Ceux qui sont restés derrière ont été abattus. Syed Saleem Shahzad
Assassinat
Le 31 mai, le journaliste pakistanais Syed Saleem Shahzad a été retrouvé mort après avoir été torturé. Il était le correspondant au Pakistan du journal en ligne Asia Times Online, basé à Hong Kong ; il travaillait également pour Adnkronos, une agence de presse italienne. Enquêteur de terrain, réputé pour ses prises de risque et son courage, il avait accumulé une connaissance approfondie et documentée de la mouvance Al-Qaida en Afghanistan et au Pakistan et des réseaux
impliquant l’ISI (Inter Services Intelligence, les services de renseignements pakistanais). Son assassinat pourrait être lié à sa dernière enquête, publiée sur Asia Times Online le 27 mai, que nous reproduisons ci-dessus. “Mais la thématique de son article – l’infiltration d’Al-Qaida parmi les militaires pakistanais – dominait ses enquêtes depuis quelques années déjà. Il était le seul journaliste à avoir interviewé l’un des chefs d’AlQaida, Ilyas Kashmiri [qui serait mort depuis le 3 juin], rappelle le quotidien indien The Hindu.
Le reporter avait même été enlevé par des talibans afghans en 2006, avant d’être relâché au bout de sept jours. De nombreuses sources pensent aujourd’hui que l’ISI est impliqué dans son assassinat. Saleem Shahzad était en effet étroitement surveillé depuis qu’il avait publié, en octobre 2010, un article dans lequel il révélait que les services secrets venaient de libérer un commandant taliban afghan, Abdul
Ghani Baradar, afin d’amorcer un dialogue avec les talibans. Des officiers de l’ISI lui avaient enjoint de révéler ses sources ou de démentir ses affirmations. Il avait refusé. “Ils ont fini par l’avoir. Pas un contact avec Al-Qaida. Ni avec les tribus ou les talibans. Non, il fallait que ce soit l’ISI – comme il s’en était toujours douté, ainsi qu’il nous l’avait dit. Mes félicitations à l’ISI : mission accomplie”, écrit avec tristesse son confrère d’Asia Times Online Pepe Escobar. Le
quotidien Dawn note d’ailleurs que “les accusations qui pèsent sur l’ISI prennent d’autant plus de sens lorsque l’on considère la rapidité avec laquelle l’autopsie a été expédiée par la police”. Soixante-dix journalistes ont été tués au Pakistan depuis 2000. Courrier international a régulièrement publié les textes de Saleem Shahzad. Après la mort de Ben Laden, le 2 mai, son analyse sur la succession du chef du réseau terroriste avait ouvert notre dossier “Les héritiers de Ben Laden” (voir CI n° 1070, du 5 mai 2011).
C. CAMERA/AFP, S. KHAN/AFP
Un journaliste qui en savait trop
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Inde
Le mot de la semaine
Un garçon, c’est tellement mieux Toujours moins de filles JAMMUET-CACHEMIRE
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S
on visage rose se crispe de colère, puis elle lance, du haut de ses 4 mois, un cri perçant qui emplit toute la maison. La petite Ramjot Kaur a faim. Sa mère, épuisée, affirme néanmoins que sa fille la rend heureuse. Sa belle-mère se montre plutôt résignée. “Nous voudrions avoir un garçon dans les prochaines années.” Ramjot est l’une des treize filles nées au cours de ces quatre derniers mois à Nalini, un village du district de Fatehgarh Sahib, dans le nord du pays. Dans le même laps de temps, dix garçons ont vu le jour. Des chiffres équilibrés, dans une région où les filles sont beaucoup moins nombreuses que les garçons. Hélas, le recensement de 2011 con firme de fait que le déséquilibre entre les garçons et les filles s’accentue en Inde. En 1991, le rapport de féminité juvénile (pour les enfants de 0 à 6 ans) était de 945 filles pour 1 000 garçons. Il est descendu à 927 en 2001 et se situe maintenant à 914, le chiffre le plus bas depuis l’indépendance du pays, en 1947. En temps normal, à l’échelle mondiale, le taux de natalité chez les garçons est plus élevé que chez les filles. Le taux naturel est de l’ordre de 950 filles pour 1 000 garçons. Dans l’Etat du Pendjab, la situation est depuis des années l’une des pires du pays : en 2001, le rapport de féminité juvénile est ainsi passé sous la barre de 800 pour 1 000. Mais, cette année, alors que l’aversion pour les filles s’est répandue dans les Etats habituellement moins sexistes du sud et du nord-est de l’Inde, le Pendjab se trouve parmi les quelques Etats qui affichent une amélioration de l’équilibre des sexes, avec un chiffre passant de 798 à 846 filles pour 1 000 garçons en 2011. Rainuka Dagar, spécialistes des questions de genre à l’Institut pour le développement et la communication de Chandigarh [capitale du Pendjab], se montre toutefois prudente. “Cette amélioration du rapport filles-garçons est-elle la preuve d’une plus grande égalité des sexes ? Je n’en suis pas sûre.”
Permettre aux filles de vivre Sur le trajet de Chandigarh au district de Fatehgarh Sahib, les routes goudronnées sinuent joyeusement entre des champs de blé fraîchement moissonnés. Ces terres généreuses sont pourtant le creuset du fœticide féminin. Lors du recensement de 2001, le Fatehgarh Sahib avait eu le
District de Fatehgarh Sahib
HIMACHAL PRADESH
C* 867
PENDJAB
The Indian Express (extraits) New Delhi
Source : Recensement national 2011 (chiffres provisoires)
Territoires revendiqués par l’Inde
ARUNACHAL PRADESH
906
830 Territoire de Delhi 866
UTTARAKHAND
886
944
ASSAM
899
957
BIHAR
933
MEGHALAYA
970
JHARKHAND
943
MADHYA PRADESH
912
TRIPURA
953
CHHATTISGARH
D&D* 909 D&N* 924
964
944
MANIPUR
934
MIZORAM
971
950
934
883
NAGALAND
BENGALEOCCIDENTAL
ORISSA
MAHARASHTRA
500 km ANDHRA PRADESH
us sso nne -de oye le u A a m na l de natio s ssu ne -de en Au moy la de
Tueur de filles
UTTAR PRADESH
883
GUJARAT
SIKKIM
886
RAJASTHAN
943
GOA
920
Rapport de féminité : nombre de filles pour 1 000 garçons (de 0 à 6 ans, par Etat)
KARNATAKA
943
TAMIL NADU KERALA
946
P* 965
Lakshadweep 959 908
rapport de féminité juvénile le pire du pays : 766. En 2011, il a progressé de 77 points pour atteindre 843, toujours bien au dessous de la moyenne nationale. Que s’est-il passé en dix ans ? “Il est devenu plus facile de permettre aux petites filles de vivre, souligne Rainuka Dagar. Le tollé qu’a suscité le recensement de 2001 a débouché sur des campagnes gouvernementales contre les fœticides.” A partir de 2003, la loi PC-PNDT de 1994 [interdisant les diagnostics prénatals pour déterminer le sexe du fœtus] est réellement appliquée : les autorités interviennent de plus en plus dans des cliniques proposant des échographies. Dans les années 1990, ces cliniques spécialisées s’étaient multipliées. “Elles faisaient leur propre publicité avec des pancartes annonçant : ‘Dépensez 500 roupies [7,60 euros] maintenant, économisez-en 500 000 [7 600 euros] plus tard [ce que vous auriez dû payer pour la dot]’.” “Les villageois vont désormais un peu plus loin pour pouvoir obtenir une échographie. Et c’est devenu plus cher. Lorsque vous allez faire une échographie dans une clinique, vous donnez 20 000 roupies [306 euros]. Si c’est un garçon, on vous rembourse 10 000 roupies [153 euros]. Si c’est une fille, on vous fait avorter.” D’après Rainuka Dagar, on raconte encore des histoires macabres de fœtus laissés à l’abandon dans des champs ou bien de petites filles “oubliées” sur une terrasse en plein hiver, ou laissées sans soins lorsqu’elles tombent malades.
“kudimaar”
960
HARYANA
950 914 875 850
moyenne nationale
Iles Andaman et Nicobar 966
La modernité de Fatehgarh Sahib saute aux yeux ; des boutiques proposent l’installation d’antennes paraboliques, le taux d’alphabétisation y est élevé et une famille peu nombreuse est devenue la norme.
Ne pas morceler les terres Selon les chercheurs, il existe une forte corrélation entre le désir d’une famille restreinte et l’aversion contre les petites filles. Ainsi, dans le village de Nalini, les parents de Harshpreet, fils unique, sont de riches propriétaires terriens dont l’objectif est désormais de n’avoir plus qu’un fils, pour ne pas diviser leur propriété. “Avec la révolution verte [développement d’une agriculture intensive à partir des années 1960], le revenu moyen a augmenté, de même que le montant de la dot. Cela a également entraîné une revalorisation des terres, héritage dont seul le fils bénéficie [selon la loi, les filles y ont pourtant droit]”, commente Mme Dagar. Pour marier sa fille aujourd’hui, il faut dépenser entre 150 000 [2 300 euros] et 500 000 roupies [7 600 euros]. Malgré tout, les choses changent un peu. Dans le village de Mullanpur, Sathwinder Singh est en train de construire une nouvelle maison. Les villageois lui demandent : “Mais pourquoi construis-tu une nouvelle maison ? Tu n’as pas de fils !” Sathwinder Singh n’a qu’une fille. “Je leur réponds que je fais cela pour que ma fille soit fière d’inviter ses amis dans une belle maison”, rétorque-t-il. Amrita Dutta
* C Chandigarh, D&D Daman et Diu, D&N Dadra et Nagar Haveli, P Pondichéry.
Malgré la loi, les femmes continuent d’avorter lorsqu’elles portent une fille, pour éviter d’avoir une dot à payer et de diviser la terre. Reportage dans le nord du pays.
Alors que l’hindi est la langue officielle de l’Inde et l’anglais, la langue officielle “secondaire”, vingt-deux langues sont reconnues au niveau national. L’évolution rapide du pays, les migrations de populations et la diffusion de la culture populaire par les médias entraînent une circulation dynamique des mots et des expressions entre les différents idiomes régionaux. Le mot kudimaar, qui signifie “tueur de filles”, en est un bon exemple. Utilisé par les hindiphones pour parler de l’avortement sélectif des fœtus féminins, c’est un mot composé issu du pendjabi, la langue du Pendjab, région à cheval sur l’Inde et le Pakistan. Kudi veut dire “fille”. Maar, “tueur”, vient du verbe maarna, “tuer”, que son étymologie apparente au verbe français “mourir” ainsi qu’aux substantifs “meurtre” et “mort”. Kudi, terme typiquement pendjabi, a commencé à être utilisé dans la langue hindie à travers le cinéma bollywoodien, qui l’emploie couramment, et à travers le bhangra, un style de danse et de musique pendjabi que l’on pratiquait à l’origine lors de la moisson mais qui est aujourd’hui extrêmement populaire parmi les jeunes citadins, au même titre que le rock occidental. Sans oublier que les écrivains pendjabis, comme la romancière Krishna Sobti, utilisent l’hindi en saupoudrant leur écriture d’expressions régionales. On trouve le mot composé kudimaar dans la presse, qui utilise aussi très souvent le terme hindi brunahatya, qui veut dire “avortement”. Mais ce mot ne dit pas le sexe du fœtus avorté, alors que kudimaar précise qu’il s’agit d’un fœtus de sexe féminin. En Inde, les jeunes mariées partent habiter chez leurs beaux-parents, qui demandent en échange des dots d’un montant invraisemblable. Les fils,en revanche, restent à la maison. Ce sont eux qui héritent des terres et s’occupent de leurs parents durant leur vieillesse. Voilà pourquoi les fœtus de sexe féminin sont victimes de la majorité des avortements dans le pays. Une pratique perpétuée, hélas, par les “tueurs de filles”. Mira Kamdar Calligraphie d’Abdollah Kiaie
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Asie
Harcèlement. Depuis qu’ils ont annoncé leur participation aux élections locales, certains candidats indépendants subissent des mesures d’intimidation de la part de la police, rapporte le site Xin Shiji Xinwen Wang. Des réunions
informelles ont été interrompues par la Sécurité publique et des candidats ont été emmenés au poste pendant quelques heures, voire quelques jours. D’autres été convoqués par la Sécurité d’Etat pour des “entretiens”.
Chine
Des candidats qu’on n’attendait pas Une trentaine de personnes, dont des militants et des blogueurs connus, se présentent à des scrutins locaux. Leur candidature suscite des débats dans un pays où la vie politique est totalement encadrée par le Parti.
libérer au maximum le dynamisme de la société, tout en renforçant les facteurs de stabilité. Il faut favoriser les idées neuves en matière de gestion sociale et améliorer la situation dans ce domaine, a conclu le Bureau politique.
Progrès social Jingji Daobao (extraits) Jinan
R
écemment, une trentaine de personnes ont annoncé par différents canaux leur intention de se présenter aux élections locales [élections des représentants aux assemblées de district et de préfecture]. Ce phénomène des candidatures indépendantes est un indice de dynamisme, mais il suscite également une controverse à propos de la légalité d’une telle démarche. Le 30 mai, le Bureau politique du Comité central du Parti communiste chinois s’est réuni pour étudier les solutions pour une meilleure administration de la société. L’accent a été mis sur la nécessité de maîtriser et de
Dessin de Belortaja Medi, Albanie.
C’est l’écrivain Li Chengpeng qui, le premier, avait annoncé son intention de se présenter aux élections des représentants en tant que candidat indépendant. Le 25 mai, dans un message publié sur un site de microblogging, il confirmait qu’il serait candidat en septembre dans la ville de Chengdu. Il indiquait par ailleurs qu’il allait “constituer une équipe électorale afin de respecter à la lettre les stipulations de la Constitution chinoise dans ce domaine”. Il souhaitait “se faire le porte-parole des désirs légitimes des électeurs de sa circonscription, et exercer une mission de surveillance de l’action du gouvernement tout en promouvant le progrès social”. Le même jour, l’écrivain Xia Shang faisait aussi acte de candidature. Le 29 mai au matin, Liu Ruoxi, en deuxième année de lycée à Shenzhen, qui aura dix-huit ans révolus au second semestre, exprimait également sur un site du même genre son intention de participer aux élections locales. En outre, Wu Danhong, professeur à l’université des Sciences politiques et juridiques de Chine, He Peng, employé d’une entreprise de Changzhou dans la province du Jiangsu, et Xu Yan, agent immobilier de Hangzhou (province du Zhejiang), avaient aussi fait acte de candidature.
Editorial
Rappel à l’ordre Il y a déjà eu dans le passé des candidats indépendants aux élections locales, écrit le Huanqiu Shibao. Mais leur initiative prend cette fois une résonance plus grande du fait de l’utilisation du microblogging. “Le soutien que peuvent obtenir ces candidats sur Internet est souvent supérieur à celui qu’ils peuvent avoir localement”, note le quotidien pékinois. Les candidats indépendants “imitent les partis d’opposition occidentaux. Ils tentent de pousser la culture de tolérance chinoise, qui recherche l’unité tout en admettant la différence, vers une culture d’opposition.” Mais ils doivent revenir à la réalité, conseille le journal, coutumier des rappels à l’ordre. “La souplesse chinoise n’est pas infinie. Projeter de transgresser ses limites pourrait se révéler irresponsable.”
“On a recensé au moins 27 candidatures déclarées de personnalités indépendantes”, indique Wang Zhanyang, directeur des études et de la recherche en sciences politiques à l’Institut central du socialisme. Il précise cependant que la notion de “candidat indépendant” n’est pas officielle, mais utilisée par les médias et les universitaires. Par cette expression, on désigne un candidat à une élection directe qui se présente sans l’appui d’un parti ou d’un groupe et a obtenu par ses propres efforts l’indispensable soutien d’une dizaine d’électeurs. C’est le type de candidature prévu par le Code électoral sous le nom de “candidat ayant recueilli plus de dix signatures de soutien”. En fait, il y a déjà eu des précédents en la matière, en particulier à Pékin et à Shenzhen.
Dans les limites de la légalité Le 15 mai 2003, Wang Liang, le directeur de l’Ecole supérieure de formation technique de Shenzhen, avait été élu dans le district de Futian, à Shenzhen. C’était la première élection remportée par un candidat “indépendant” dans le pays. Cette année, les candidats indépendants sont plus nombreux et se font aussi davantage remarquer, suscitant un débat sur Internet. Selon Wang Zhanyang, “c’est une marque de vitalité. Cependant, il faut bien voir que la trentaine de candidats indépendants ne représentent qu’une part infime de l’ensemble des candidats.” “Le fait que certains citoyens, dont des personnalités connues, prennent cette initiative constitue un énorme progrès et représente une tendance importante. Les différentes composantes de la société ne doivent pas s’inquiéter d’un tel phénomène, qui ne peut porter préjudice au schéma politique de notre pays”, ajoute-t-il. De son côté, Zhu Lijia, professeur à l’Institut national d’administration, estime que ces initiatives s’inscrivent dans le cadre juridique et institutionnel de la Chine, et qu’elles sont extrêmement bénéfiques pour le développement stable et durable de la nation. Cependant, certains estiment que les candidatures indépendantes sont à la limite de la légalité, car le système électoral chinois ne prévoit pas de “campagne” électorale. Par ailleurs, la loi impose des restrictions très précises quant aux conditions de rencontre entre les candidats et leurs électeurs [organisées éventuellement par le comité électoral mais pas par les candidats]. Selon Wang Zhanyang, le cœur de la réforme du système politique doit porter sur la mise en place progressive d’un système représentatif populaire. “Une société vivante et modérée est une société stable. Que quelques citoyens fassent acte de candidature et laissent voir l’espoir d’une réforme du système politique est un facteur de stabilité de la société. Il faut considérer ces candidatures comme des facteurs d’équilibre social, et non l’inverse”, affirme-t-il. Liang Shixing
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Moyen-Orient Emirats arabes unis
ADAM FERGUSON/VII NETWORK
Des mercenaires colombiens au secours des royaumes pétroliers du Golfe
Erik Prince, créateur de Reflex Responses (R2), lors d’une opération en Afghanistan, en septembre 2009.
Craignant le voisin iranien mais aussi – et surtout – la contagion des révoltes du printemps arabe, les Emirats arabes unis financent à grands frais la constitution d’une armée privée de combattants occidentaux. The New York Times New York
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n novembre dernier, tard dans la nuit, un avion transportant plusieurs dizaines d’hommes de nationalité colombienne atterrissait sur l’aéroport d’Abou Dhabi. Un officier des services de renseignements émiratis leur fit franchir sans encombre les contrôles, puis le groupe est monté à bord d’un car dépourvu de toute inscription qui les a emmenés dans un complexe militaire
balayé par les vents. Aux yeux des services d’immigration, ces Colombiens étaient des ouvriers du bâtiment. Mais il s’agissait en réalité de soldats destinés à intégrer l’armée secrète qu’Erik Prince, le milliardaire américain fondateur de Blackwater Worldwide, était en train de mettre sur pied pour le compte de l’émirat pétrolier. Coût de l’opération : 529 millions de dollars [360 millions d’euros]. Selon d’anciens employés du projet et plusieurs responsables américains, et au vu de documents commerciaux obtenus par The New York Times, M. Prince a été engagé par le prince héritier pour former un bataillon de 800 soldats étrangers. D’après les documents consultés, cette unité sera chargée de mener des opérations spéciales à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, de défendre les pipe-lines et les gratte-ciel contre d’éventuels actes
terroristes et de réprimer les révoltes intérieures. Ces troupes pourraient être déployées si les Emirats étaient confrontés à des troubles dans leurs camps de travail surpeuplés ou voyaient se développer des manifestations à l’image de celles qui déferlent depuis quelques mois sur le monde arabe. Face à de telles situations, les dirigeants des Emirats arabes unis considèrent que leur propre armée ne serait pas à la hauteur. Ils espèrent également que ces forces étrangères pourront résister aux menées régionales de l’Iran, ennemi numéro un du pays. Le camp d’entraînement, situé dans une vaste base émiratie baptisée Zayed Military City, est dissimulé derrière des murs en béton surmontés de barbelés. Des photographies montrent des rangées de bâtiments provisoires de couleur jaune, tous identiques, utilisés pour le logement
et les réfectoires, ainsi que des garages où s’alignent Humvees et camions-citernes. D’après d’anciens collaborateurs du projet et plusieurs responsables américains, les Colombiens, tout comme les Sud-Africains et d’autres soldats étrangers, sont entraînés et encadrés par des soldats américains à la retraite, mais aussi par d’anciens membres des unités d’opérations spéciales britanniques et allemandes ainsi que de la Légion étrangère française. En confiant des secteurs cruciaux de leur défense à des mercenaires, les Emiratis marquent une nouvelle étape dans le boom de la sous-traitance de la guerre qui a débuté après les attentats terroristes du 11 septembre 2001. Et, en s’appuyant sur une force largement créée par des Américains, ils ont introduit un élément volatil dans une région déjà explosive où les Etats-Unis sont considérés d’un œil 46
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Moyen-Orient Les Emirats arabes unis IRAN GOLFE BAHREÏN ARABOPERSIQUE
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Dubaï
QATAR
Abou Dhabi ÉMIRAT D’ABOU DHABI
ARABIE SAOUDITE
OMAN 200 km
n’a pas tardé à obtenir un contrat de plusieurs millions de dollars pour protéger plusieurs centrales nucléaires en projet, ainsi que pour assurer la cybersécurité des Emirats. Il espère gagner plusieurs milliards de dollars supplémentaires en mettant sur pied de nouveaux bataillons de soldats sud-américains pour le compte des Emirats et en créant un gigantesque complexe où son entreprise pourrait former des troupes au service d’autres gouvernements. Bien conscient que ses entreprises attirent la controverse, M. Prince a dissimulé ses liens avec le bataillon mercenaire. Son nom ne figure pas sur les contrats ni sur la plupart des documents commerciaux. En recrutant des Colombiens et d’autres mercenaires, les subordonnés de M. Prince n’ont fait qu’obéir à l’instruction précise qu’il leur a donnée : on ne recrute aucun musulman. Car, explique M. Prince, on ne peut pas compter sur des soldats musulmans pour tuer d’autres musulmans. L’entreprise Reflex Responses, que l’on désigne sous le sigle R2, aurait reçu des autorités des Emirats arabes unis environ 21 millions de dollars [14 millions d’euros] pour alimenter le capital de départ. M. Prince a conclu l’accord avec Cheikh Mohamed ben Zayed AlNahyan, le prince héritier d’Abou Dhabi. Ils se connaissaient depuis plusieurs années. Homme à l’esprit vif et aux inclinations pro-occidentales, le prince a été formé à l’académie militaire britannique de Sandhurst. Il a noué des liens étroits avec les hauts responsables militaires américains. Il est également, dans la région, l’un des faucons
REUTERS/HO NEW
Cheikh Mohamed ben Zayed Al-Nahyan, le prince héritier d’Abou Dhabi.
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45 suspicieux. “Les pays du Golfe, et notamment les Emirats arabes unis, ne possèdent pas une grande expérience militaire. Il est logique qu’ils cherchent de l’aide en dehors de leurs frontières”, souligne un responsable de l’administration Obama. “Ils ont peut-être envie de montrer qu’ils ne se laisseront pas marcher sur les pieds.” Il est cependant difficile de savoir si le projet a bénéficié du feu vert officiel des Etats-Unis. Plusieurs experts juridiques et responsables gouvernementaux font remarquer que certains membres du bataillon pourraient être en infraction avec les lois fédérales, qui interdisent aux citoyens américains de former des troupes étrangères sans avoir préalablement obtenu une autorisation du département d’Etat. Mark C. Toner, un porte-parole du département, a refusé d’indiquer si l’entreprise de M. Prince avait obtenu une telle autorisation, mais il a précisé que le département d’Etat enquêtait pour savoir si le programme d’entraînement violait la loi américaine. M. Toner a rappelé que la société Blackwater (depuis rebaptisée Xe Services) a payé 42 millions de dollars [29 millions d’euros] d’amendes pour avoir entraîné des troupes étrangères en Jordanie et dans d’autres pays. M. Prince espère édifier un empire dans le désert, loin des enquêteurs du Congrès et des responsables du ministère de la Justice, qui, estime-t-il, se sont ligués pour présenter Blackwater comme une entreprise irresponsable. Il a vendu ses actions dans la société l’année dernière et il a créé une nouvelle entreprise, baptisée Reflex Responses, qui
Repères Les Emirats arabes unis (EAU) sont une fédération née en 1971-1972 et composée de sept émirats : Abou Dhabi, Dubaï, Charjah, Ajman, Umm Al-Qaïwaïn, Ras Al-Khaïma et Fujaïrah. Abou Dhabi, capitale politique, et Dubaï,
les plus déterminés contre l’Iran, entretenant le plus grand scepticisme sur la possibilité de voir Téhéran renoncer à son programme nucléaire. “Il estime que la logique de guerre domine la région, et c’est ce qui explique les efforts presque obsessionnels qu’il déploie pour renforcer les capacités militaires de son pays”, soulignait un câble de l’ambassade américaine à Abou Dhabi divulgué par WikiLeaks. Pour M. Prince, le bataillon était une occasion de concrétiser un rêve. Avec Blackwater, qui avait raflé des milliards de dollars grâce à des contrats de sécurité souscrits par le gouvernement américain, il avait espéré mettre sur pied une armée à louer, susceptible d’être déployée dans les zones de crise en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient. Il avait même proposé que la CIA puisse recourir à son entreprise pour exécuter des missions spéciales aux quatre coins du globe. Mais cette proposition n’avait rencontré aucun écho. C’est donc une nouvelle chance qui s’offrait à lui à Abou Dhabi.
Assaut aérien et maritime M. Prince travaille depuis des années avec un ancien agent du FBI, Ricky Chambers, connu sous les initiales C. T. C’est avec lui qu’il a entrepris de débaucher discrètement des mercenaires américains opérant en Afghanistan, en Irak et dans d’autres points chauds, en leur faisant miroiter des rémunérations dépassant parfois les 200 000 dollars [136 000 euros] par an. En quête de soldats, ils ont également fait appel à Thor Global Enterprises, une société basée sur l’île caribéenne de Tortala et spécialisée dans “l’affectation de combattants dans des équipes de sécurité privées à l’étranger”. En quelques mois, de vastes aires ont été aplanies au bulldozer dans le désert des Emirats et des baraquements y ont été édifiés. Les Emirats devaient procurer armes et équipements aux mercenaires, des fusils M-16 jusqu’aux mortiers, des poignards Leatherman aux Land Rover. Ils ont également accepté d’acheter des parachutes, des motos, des sacs à dos – et 24 000 paires de chaussettes. D’après d’anciens collaborateurs, M. Prince, soucieux de faire profil bas, s’est rarement rendu au camp et a évité de fréquenter les luxueuses villas proches de l’aéroport d’Abou Dhabi où responsables de R2 et officiers émiratis se rencontrent pour mettre la dernière main aux programmes. Si les documents obtenus par The New York Times – parmi lesquels des contrats, des budgets prévisionnels et des esquisses de projets – ne mentionnent pas M. Prince, certains de ses anciens collaborateurs affirment qu’il a personnellement négocié l’accord avec les Emirats arabes unis. Les documents de l’entreprise énumèrent les tâches du bataillon : collecte de renseignements, combat de rues, sécurité des matériaux nucléaires et radioactifs, missions humanitaires et opérations spéciales de “destruction des personnels et équipements ennemis”. L’un de ces documents
capitale économique, sont les deux émirats les plus connus et représentent la vitrine internationale de cet ensemble de monarchies pétrolières qui constitue l’une des zones les plus riches du monde.
évoque les “opérations de contrôle de foule” dans des situations où la foule ne dispose pas d’armes à feu mais “représente un danger du fait qu’elle utilise des armes improvisées (pierres et bâtons)”. Les personnes impliquées dans le projet ainsi que des responsables américains disent que les Emiratis souhaitaient déployer le bataillon pour répondre à d’éventuelles attaques terroristes et pour mater des révoltes qui naîtraient dans les vastes camps de travail du pays, regroupant des Pakistanais, des Philippins et autres étrangers qui constituent l’essentiel de la main-d’œuvre des Emirats. La mise sur pied de cette force militaire étrangère avait été prévue plusieurs mois avant les révoltes du printemps arabe, dont de nombreux experts estiment qu’il est peu probable qu’elles se propagent aux Emirats. C’est en réalité l’Iran qui est leur principale inquiétude. Il n’a jamais été prévu que les mercenaires soient déployés lors d’une attaque furtive contre l’Iran. Mais les excollaborateurs que nous avons interrogés affirment que les dirigeants émiratis ont évoqué la possibilité de les utiliser dans un éventuel assaut aérien et maritime visant à récupérer un chapelet d’îles du golfe Persique, la plupart inhabitées, que se disputent l’Iran et les Emirats [depuis les années 1970]. L’Iran a dépêché une force militaire sur l’une au moins de ces îles, Abou Moussa. Les dirigeants émiratis rêvent depuis longtemps d’en reprendre possession afin d’en exploiter les réserves pétrolières potentielles. Les Emirats possèdent des forces militaires modestes comprenant des unités terrestres, aériennes et navales, ainsi qu’un petit contingent de commandos entraînés aux opérations spéciales qui a servi en Afghanistan. Dans l’ensemble, ces forces sont considérées comme inexpérimentées. C’est pourquoi le gouvernement émirati a versé dans les dernières années plusieurs milliards de dollars à diverses entreprises américaines afin de renforcer ses capacités nationales de défense. Une entreprise dirigée par Richard A. Clarke, un ancien conseiller en matière de contre-terrorisme dans les administrations Clinton puis Bush, a pour sa part remporté plusieurs contrats lucratifs afin de prodiguer ses conseils sur la façon de mieux protéger les infrastructures du pays. Certains consultants en sécurité estiment que les efforts déployés par M. Prince pour renforcer les défenses des Emirats contre une menace iranienne pourraient comporter certains avantages pour le gouvernement américain, qui
Un contrat de plusieurs millions de dollars pour assurer la cybersécurité des Emirats et pour protéger des centrales nucléaires en projet
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(13,6 milliards d’euros) au détriment d’un consortium français initialement donné favori et mené par EDF, GDF-Suez, Total et Areva. Ce contrat porte sur la construction de quatre centrales nucléaires.
DR
En janvier 2008, la France et les EAU ont signé un accord de coopération sur le nucléaire civil. Mais en décembre 2009 c’est un consortium sud-coréen qui a remporté un contrat de l’ordre de 20 milliards de dollars,
Vue satellitaire de la base d’entraînement en construction aux Émirats arabes unis. partage les inquiétudes des Emirats sur l’influence grandissante de l’Iran dans la région. “Si Erik Prince est un paria aux Etats-Unis, il est peut-être le toubib qu’il faut aux Emirats arabes unis”, analyse un consultant en sécurité américain qui connaît bien les activités de R2. Concernant la politique juridique et éthique de l’entreprise, un paragraphe du contrat souligne que R2 doit répondre aux exigences de responsabilité et observer les procédures disciplinaires. “L’objectif général, souligne le contrat, est de faire en sorte que les membres de l’équipe participant à ce projet le maintiennent en permanence dans un climat professionnel et moral qui soit en mesure de résister à l’attention médiatique.” Les ex-collaborateurs font observer que les dirigeants de R2 n’ont jamais abordé directement certaines questions essentielles liées au projet. Les lois internationales concernant les armées privées et les mercenaires sont extrêmement floues, mais des Américains supervisant l’entraînement d’une armée étrangère dans un pays étranger ne seraient-ils pas en infraction avec la loi américaine ? Susan Kovarovics, juriste spécialisée dans le commerce international, conseille les entreprises sur les règlements concernant les contrôles des exportations. Selon elle, Reflex Responses étant une entreprise émiratie, elle n’a sans doute pas besoin d’une autorisation du département d’Etat pour exercer ses activités. Mais la juriste ajoute que tout Américain impliqué dans ce projet pourrait courir un risque juridique au cas où il n’aurait pas obtenu une autorisation pour participer à l’entraînement de troupes étrangères. Les anciens collaborateurs notent aussi que les questions fondamentales liées aux opérations
n’ont jamais été soulevées. Quelles sont les règles d’engagement du bataillon ? Que se passe-t-il si des civils sont tués au cours d’une opération ? Et est-il réellement envisageable que le déploiement d’un bataillon latino-américain au MoyenOrient reste un secret ? Les premiers mercenaires sont arrivés au cours de l’été 2010. Parmi eux se trouvait un homme ayant servi durant treize ans dans la police nationale colombienne, Calixto Rincón, 42 ans. Il dit s’être engagé dans le projet afin de subvenir aux besoins de sa famille et de découvrir une nouvelle région du monde. “Nous étions de fait une armée au service des Emirats”, a raconté M. Rincón dans une interview accordée après son retour en Colombie. “Ils cherchaient des gens ayant une expérience dans des pays en proie aux conflits, comme la Colombie.”
Du sable à perte de vue Le visa de M. Rincón porte un tampon spécial des services de renseignements militaires des Emirats, qui lui a permis à son arrivée de franchir les contrôles policiers et douaniers sans être interrogé. Il a vite retrouvé une routine quotidienne calquée sur celle des camps de formation des militaires américains. “Nous nous levions à 5 heures du matin et commencions aussitôt les exercices physiques”, raconte M. Rincón. D’autres anciens employés précisent que les troupes – vêtues d’uniformes de l’armée émiratie – étaient divisées en compagnies qui exécutaient les manœuvres de base de l’infanterie, s’entraînaient à la navigation et suivaient un entraînement de tir de précision. D’après un ancien employé, R2 consacrait à cette époque environ 9 millions de
Les canaux de recrutement ont commencé à se tarir dollars [6 millions d’euros] par mois à l’entretien du bataillon. Une somme qui comprenait les soldes des mercenaires et des formateurs, le coût des munitions et les salaires des dizaines d’employés qui préparaient les repas, lavaient le linge et nettoyaient le camp. M. Rincón précise que ses compagnons et lui n’ont jamais manqué de rien, et que leurs supérieurs américains ont même fait venir un cuisinier colombien pour leur mitonner des soupes traditionnelles. Mais la nature secrète du projet a néanmoins fini par créer une sorte d’environnement carcéral. “Il nous était interdit de chercher à savoir ce qui se passait dehors, se souvient M. Rincón. Nous n’étions autorisés à sortir du camp que pour notre jogging matinal. Et tout ce que nous pouvions voir, c’était du sable à perte de vue.” Les Emirats voulaient que les troupes soient prêtes à être déployées quelques semaines à peine après avoir débarqué de l’avion, mais il devint rapidement évident que les capacités militaires des Colombiens étaient bien au-dessous de ce que l’on avait espéré. “Certains de ces gamins n’auraient pas descendu une vache dans un couloir”, lâche un ancien. D’autres recrues reconnurent ne s’être jamais servi d’une arme. Les anciens commandos américains et étrangers chargés de l’entraînement du bataillon durent reconsidérer leur rôle. D’anciens responsables expliquent qu’ils ne devaient agir, au départ, qu’en tant que “conseillers” au cours des missions – ce
qui signifie qu’ils ne devaient pas utiliser leurs armes. Mais ils n’ont pas tardé à comprendre qu’ils allaient devoir combattre aux côtés de leurs troupes. Et, pour compliquer les choses, les canaux de recrutement ont commencé à se tarir. D’anciens collaborateurs disent qu’il a été de plus en plus difficile de recruter et de retenir suffisamment d’hommes sur le terrain. M. Rincón a développé une hernie et a été contraint de rentrer en Colombie, tandis que d’autres hommes étaient radiés du programme pour consommation de drogue ou mauvaise conduite. La direction de R2 elle-même a par ailleurs connu des bouleversements. M. Chambers, qui avait contribué à mettre sur pied le projet, l’a abandonné au bout de quelques mois. Une poignée d’autres responsables, dont plusieurs anciens employés de Blackwater, ont alors été engagés, avant d’être licenciés après quelques semaines. Afin de renforcer l’efficacité de son bataillon, R2 a recruté un peloton de mercenaires sud-africains, dont plusieurs anciens combattants d’Executive Outcome [une compagnie de mercenaires sudafricaine créée en 1989 et dissoute en 1998]. D’après des responsables américains et d’ex-collaborateurs de R2, ce peloton devait agir comme force de réaction rapide et commença sa formation en vue d’une mission d’entraînement : une attaque terroriste sur la tour Burj Khalifa de Dubaï, le gratte-ciel le plus haut du monde. Ils étaient chargés de reprendre le contrôle de la situation, puis de passer discrètement la main aux forces émiraties. Mais, en novembre dernier, le bataillon avait du retard sur les objectifs fixés. Alors qu’une troupe de 800 hommes aurait dû être prête en mars 2011, des anciens disent que l’unité ne comptait, il y a quelques semaines encore, pas plus de 580 hommes. Les responsables militaires émiratis avaient promis que, si le bataillon remplissait sa mission, ils financeraient la mise sur pied d’une brigade complète de plusieurs milliers d’hommes. Les nouveaux contrats, qui se seraient montés à plusieurs milliards de dollars, auraient aidé M. Prince à réaliser son prochain grand projet : la construction d’un complexe d’entraînement en plein désert, calqué sur le camp d’entraînement que possède Blackwater à Moyock, en Caroline du Nord. Mais, avant de donner leur feu vert, les responsables militaires des Emirats tenaient à ce que le bataillon fasse ses preuves dans une “véritable mission”. Cela ne s’est pas encore produit. Jusqu’à présent, les troupes sudaméricaines ne sont sorties de leur camp que pour aller faire des emplettes et s’offrir quelques rares distractions en ville. Récemment, pourtant, par une nuit de printemps, et après avoir passé plusieurs mois isolés dans le désert, les hommes sont montés à bord d’un car dépourvu de tout signe distinctif, qui les a emmenés dans des hôtels du centre de Dubaï. Des responsables de R2 leur avaient arrangé une soirée récréative en compagnie de… prostituées ! Mark Mazzetti et Emily B. Hager
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Moyen-Orient
Stratégie “L’Arabie Saoudite s’est toujours employée à avoir comme voisin un Yémen faible, mais pas trop faible”, souligne The Guardian. Riyad dépense chaque année des millions de dollars
pour amadouer les chefs de tribu “alors que le marché de l’emploi dans les monarchies du Golfe tient les Yéménites à l’écart, privant l’économie de leur pays de rentrées dont elle a grand besoin”.
Yémen
Jour de fête à Sanaa Les Yéménites ont joyeusement célébré le départ en Arabie Saoudite de leur inamovible président, blessé par un tir d’obus. Mais leur joie pourrait être de courte durée. The Guardian Londres
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oilà déjà des jours qu’ils ont écrit ces chansons qui célèbrent le départ d’Ali Abdallah Saleh [le président du Yémen]. Dimanche 5 juin, rassemblés pour faire la fête sur la place qui est devenue le cœur de la révolution yéménite, les habitants de Sanaa ont enfin pu les entonner. Les haut-parleurs se sont mis à hurler tandis que les gens dansaient et brandissaient des drapeaux ornés des mots “nouveau Yémen”. Après trente-trois ans de règne, Saleh a quitté Sanaa le 4 juin pour se faire opérer en Arabie Saoudite. Il avait été blessé dans une attaque contre une mosquée située dans le complexe de son palais présidentiel. Beaucoup pensent qu’il ne reviendra pas. Près de 10 000 personnes se sont massées sur l’espace public que les manifestants ont surnommé la place Al-Taghiir [place du Changement]. Les organisateurs distribuent du ragoût de bœuf, et quarante vaches sont préparées avant d’être abattues, une tradition tribale yéménite pour les grandes occasions. Un blessé et deux aveugles dansent près de l’estrade. Une chanson jouée traditionnellement pour les mariages, qui raconte comment la mariée quitte à jamais la demeure de son père et n’est plus la bienvenue, a été transformée en satire contre le président. Des femmes voilées de noir se joignent aux manifestants qui portent des calicots saluant le départ de Saleh : “L’oppresseur s’en va, le peuple reste”. L’avocat Khaled Al-Ansi,
Dessin de Bertrams paru dans De Groene Amsterdammer, Pays-Bas. militant spécialiste des droits civiques, explique que les familles et leurs enfants sont arrivés sur la place en habits de fête. “Les gens ne cessent d’affluer depuis ce matin. Certains n’ont pas encore fermé l’œil, c’est comme un jour férié.” Dans la chaleur, les participants jouent à s’arroser. Des enfants portent des teeshirts rouges où figure le drapeau national du Yémen, rouge, blanc et noir, tandis que d’autres se sont peint le visage ou le corps. Beaucoup transportent des pains circulaires, eux aussi marqués des mots
“nouveau Yémen”. Les femmes semblent plus animées que les hommes, qui sont nombreux à avoir fait la fête toute la nuit et à mâcher du qat, que les vendeurs proposent sur la place. L’après-midi, certaines tentes sont remplies d’hommes assoupis. “Qui aurait cru ce peuple capable de chasser le tyran ?” lance Moufid Al-Mutairi, un enseignant de 30 ans. Toute la journée, les manifestants ont tiré des feux d’artifice, ne s’arrêtant que pour prier à 12 h 30 et 15 h 30. Mais l’angoisse est toujours présente. Personne ne
Vu d’Iran
Un régime proaméricain de moins ! Le “printemps arabe” est une aubaine pour le régime iranien. Celui-ci y voit un déclin de l’influence occidentale dans la région. Le départ de Saleh a été salué avec la même joie au Yémen que le fut celui du chah en Iran en 1979. Ce n’est pas le seul mouvement de la région à s’inspirer de la révolution islamique iranienne. On peut s’attendre à ce que les autres dictateurs de la région chutent les uns après les autres à la suite de ce réveil
islamique [toutefois, le régime de Damas bénéficie de l’appui de l’Iran dans sa politique de violente répression de la révolte syrienne]. L’exemple yéménite montre qu’il ne sert à rien de verser le sang, et que finalement la colère du peuple a le dernier mot. Plus les régimes sont liés à des puissances étrangères, plus ils font face au ressentiment de leur population. Ce sont des gouvernements qui ne se préoccupent pas assez du peuple. Celui-ci est en marge
de la politique et vit dans une extrême pauvreté pendant que les ressources du pays profitent aux pays étrangers. Ces régimes ont des liens très étroits avec les puissances occidentales, notamment les Etats-Unis, dont la politique a été de soutenir les régimes dictatoriaux. Les Occidentaux ne peuvent pas accepter qu’il existe d’autres modèles démocratiques, comme on a pu le voir en Iran avec la démocratie islamique. Ces pays choisiront d’organiser des élections
libres et des mandats limités pour les dirigeants, mais ce n’est pas quelque chose de spécifique au modèle occidental. Cependant, il est certain que les nouveaux pouvoirs qui vont s’installer dans la région n’auront pas la même sympathie pour les pays occidentaux. Le système qui a été mis en place par les Américains est en train de s’effondrer et le Moyen-Orient sera bientôt le pire endroit pour eux dans le monde. Tehran Emrooz Téhéran
sait si les fils de Saleh, qui commandent des brigades militaires bien équipées, ont quitté le pays [la télévision yéménite a nié le départ du pays de la famille du président], et certains dans la foule prennent les détonations pour des tirs. Par ailleurs, on a signalé de nouveaux affrontements. Quelques-uns disent avoir été menacés par des partisans de Saleh qui veulent venger les blessures infligées au président. Le fait qu’il ait été attaqué dans sa mosquée les a ulcérés, dit-on. “La révolution n’a pas encore atteint ses objectifs, affirme MC Khaled, un rappeur de 17 ans. Nous ne voulions pas assassiner le président car nous sommes des manifestants pacifiques. Nous voulions juste qu’il démissionne. Ce serait une énorme erreur de le tuer. Nous ne devrions pas être animés par la haine, et il ne faut pas oublier que cet homme, au début, a fait des choses bien pour le Yémen. Sa plus grande erreur a été de laisser le champ libre à la corruption. C’est maintenant que la révolution des jeunes devrait commencer. Il ne faut pas qu’ils quittent la place, il faut qu’ils restent et se battent jusqu’à ce que toutes leurs exigences soient satisfaites.” Amar Merza a 23 ans et il vient de Hodida, dans le nord du pays. A l’en croire, les révolutionnaires sont sur leurs gardes parce que Saleh est “un type imprévisible”. “Aujourd’hui, nous sommes tous si heureux
La révolution n’a pas encore atteint ses objectifs que Saleh soit parti, mais l’inquiétude est grande, le président pourrait bien revenir, dit-il. Même si son retour est très peu probable, certains des jeunes manifestants se sont demandé ce qu’ils feraient s’il revenait. Nous avons déjà un plan, mais nous ne voulons pas le dévoiler maintenant. La jeunesse doit être un partenaire dans cette situation politique, pas seulement un observateur extérieur. Nous ne devons pas oublier que nous avons pour objectif la création d’un Etat civil [plutôt qu’un système tribal].” “Nos exigences, c’était de renverser le régime. Nous n’y sommes pas encore parvenus, mais nous l’avons décapité. Il nous faut encore un gouvernement civil et des élections dès que possible car le Yémen est prêt”, ajoute Waheed Ahmed, un habitant d’Aden de 51 ans. “Dès le premier jour, nous apprendrons à être frères, lance Mohammed Abdulrahman, 60 ans. Peu importe le parti que l’on soutient ou la ville d’où l’on vient, nous sommes tous yéménites. Si Saleh meurt, ça ne sera pas bon pour notre révolution. Nous voulons qu’il soit jugé pour tout le sang que nous avons versé pendant la révolution, pour tout ce qui nous est arrivé, c’est lui le responsable. Peu importe sa santé, il faut qu’il soit ramené et jugé.” Shatha Al-Harazi et Robert Booth
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Afrique
Chronologie 17 janvier 2009 : fermeture de la chaîne de télévision d’Andry Rajoelina, le maire d’Antananarivo, par le président Marc Ravalomanana. 26 janvier : affrontements entre les partisans du maire
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son aide au développement. 13 août : accord de sortie de crise qui prévoit notamment la tenue d’une élection présidentielle en mai 2011. Les principaux opposants rejettent cet accord.
et la garde présidentielle. 17 mars : lâché par l’armée, Ravalomanana démissionne. Rajoelina se déclare “président de transition”. 7 juin 2010 : l’Union européenne (UE) suspend
Madagascar
Une société à bout de souffle
Les Malgaches ont beau avoir la réputation d’être un peuple fondamentalement nonviolent, la crise politique et économique, la misère urbaine minent désormais leur société. Le charme de la population, sa gentillesse, sa façon d’écarter les sujets qui fâchent et la culture du consensus ne parviennent plus à masquer les lézardes. Le banditisme, les braquages ou les feux de brousse attisés par la colère ne sont pas les seules expressions de la violence. “Lors d’un concours de scénarios pour jeunes cinéastes, j’ai été surpris de constater que, sur 20 projets, 18 parlaient de la violence domestique”, rappelle l’organisateur d’un festival de cinéma.
Nous sommes des mendiants qui dorment sur un lit d’or et de saphirs
Pays paria Les pays donateurs continuent à soutenir l’aide humanitaire et alimentaire d’urgence à travers les ONG, mais ne veulent plus rien avoir à faire avec le gouvernement de transition. La gabegie qui préside aux finances de l’Etat est pointée du doigt par la Banque mondiale. Baisse de 13 % des budgets de l’éducation et de 80 % pour la protection des forêts, mais hausse de 6 % en faveur de l’armée et de 300 % pour le budget du président, qui décide seul de cadeaux électoraux (stades, hôpitaux),
L’île rouge COMORES
Antsiranana
Mayotte (Fr.)
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MADAGASCAR
Canal du Mozambique
Toleara (ex-Tuléar)
500 km
Te
La crise a accéléré la confrontation de la société malgache avec les nouvelles réalités de la mondialisation et mis en péril les valeurs traditionnelles. La communauté malgache est malade. A l’image de son gouvernement et de son président de transition, Andry Rajoelina, qui ne semblent plus rien maîtriser. Juste avant Pâques, l’Union européenne a interdit de vol les deux Boeing d’Air Madagascar qui assuraient la liaison avec la France, en raison de graves problèmes de maintenance. D’emblée, la presse gouvernementale y a vu un complot européen pour déstabiliser l’équipe en place. Antananarivo bruit de rumeurs de complots, de trahisons, de ralliements, de menaces de destitution depuis le coup d’Etat de mars 2009 qui a éjecté du pouvoir l’ancien président Marc Ravalomanana. L’entrepreneur avait fini par confondre la caisse de l’Etat avec ses propres affaires. L’achat d’un avion présidentiel pour 60 millions de dollars ou la location pour quatre-vingtdix-neuf ans d’immenses surfaces agricoles au coréen Daewoo ont joué le rôle de détonateur pour une “révolution orange” vite récupérée par l’armée et le jeune maire d’Antananarivo, Andry Rajoelina, ex-DJ devenu un ambitieux affairiste. Les ministres qui se succèdent à un rythme soutenu ne semblent avoir qu’une ambition, “s’enrichir très vite avant le prochain remaniement ministériel”, admet un ancien ministre technocrate qui a préféré prendre du champ. “A quoi bon se révolter ? expliquera un jeune journaliste d’une station de radio locale. Rajoelina dit au monde entier que nous avons été les premiers, avant le ‘printemps arabe’, à chasser les politiciens corrompus grâce à la ‘révolution orange’ de 2009. Mais les affairistes qui entourent Rajoelina nous ont volé la révolution !” Le “putsch de Rajoelina” était une manière de redistribuer le pouvoir à une génération plus jeune, frustrée de la confiscation par les “vieux présidents” Ravalomanana et Ratsiraka. Mais l’incapacité à revenir à un système démocratique illustre la profonde crise morale des élites et de la
Toamasina Antananarivo
Antsirabé Trop. du Capricorne OCÉAN INDIEN
Superficie : 590 000 km2 (France : 550 000) Population : 21 millions d’habitants Indice de développement humain : (classement) 135e sur 169 Etats Espérance de vie : 61 ans (France : 81 ans) PIB-PPA par hab. : 905 dollars (France : 34 250) Part des secteurs d’activité dans le PIB : Agriculture (28 %), Industrie (15 %), Services (56 %)
Sources : FMI, Pnud, France Diplomatie
Virus de la violence
Dessin d’Ares, Cuba.
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M
adagascar n’en peut plus. “L’île heureuse” d’hier est à genoux. A Antananarivo, toute la ville raconte comment, il y a quelques semaines, des bandes armées ont investi de nuit un quartier populaire, aligné les habitants des maisons pauvres, violé des femmes, maltraité les vieux et organisé des razzias sous la menace de leurs kalachnikovs. Tout le monde sait que des policiers véreux louent leur arme pour une nuit à quelques petits truands. La location d’une kalachnikov pour une nuit coûte 100 000 ariarys [35 euros]. Et encore, au milieu des Hautes Terres (1 500 mètres), Antsirabé, la ville d’eaux, le “Vichy malgache”, est plutôt calme et relativement sûre. Mais, dans la capitale, on déconseille au vahaza, l’étranger, de quitter son taxi dès la tombée du jour, ne serait-ce que pour faire 300 mètres sur l’avenue de l’Indépendance, les Champs-Elysées de l’île. L’endroit le plus sûr est peut-être la prison, du moins à Antsirabé, tant celle de la capitale est décriée pour ses conditions épouvantables : 2 600 prisonniers pour 800 places, sévices physiques, manque de gardiens, sous-alimentation. Loin des clichés misérabilistes, celle d’Antsirabé (500 détenus) passe pour un modèle dans toute l’Afrique : douches, toilettes séparées pour la grande chambre de 103 “lits”. Sœurs Nella et Agnès y déploient une énergie tout italienne à améliorer l’hygiène et à aménager la scolarisation et quelques occasions de gains pour une centaine de malabars accros désormais à la broderie. Cela n’empêche pas la justice à deux vitesses, qui peut voir un voleur de zébu condamné à une peine de prison à vie ou laisser deux tiers des 20 000 détenus de l’île en préventive depuis parfois dix ans.
Hau
Le Temps Genève
alors que le produit intérieur brut a chuté de près de 10 % l’an dernier. A la suite des arrestations arbitraires, les Etats-Unis ont retiré au pays son statut de zone favorisée qui profitait de l’exonération des taxes dans le cadre de l’aide aux économies libérales africaines. Résultat : plus de 100 000 emplois supprimés dans l’industrie d’exportation, en particulier le textile. C’est la population qui paie l’addition. A Antsirabé, la ville la plus industrialisée de l’île, au moins 20 000 emplois perdus, sans compter les artisans et commerçants qui profitaient de l’émergence d’une petite classe moyenne, souligne le maire d’Antsirabé, Mme Olga Ramalason. La crise
société civile, analyse l’ancien juge à la Cour internationale de justice Raymond Ranjeva, un juriste reconnu pour son intégrité. Luimême s’est “mis à disposition de la nation pour sortir du cercle vicieux”, mais son appel ne semble guère entendu dans une société fascinée par l’attrait de l’immédiat. Madagascar est devenue un pays paria, renié par la communauté internationale – Union européenne, Etats-Unis, Banque mondiale –, qui assurait bon an mal an près de la moitié de son budget. En mal de reconnaissance, Andry Rajoelina, président de la Haute Autorité de transition (HAT), parcourt l’Afrique australe pour rassurer ses partenaires sur son intention d’organiser des élections régulières d’ici à la fin de l’année ou au début de 2012. Mais ni l’Afrique du Sud ni les Etats-Unis ne font confiance à ce jeune président de 35 ans qui, après avoir promis de ne pas se présenter aux élections, a fait changer la Constitution en sa faveur ou qui est sans cesse revenu sur des accords de partage du pouvoir signés à Pretoria ou à Addis-Abeba.
MOZAMBIQUE
Il y a deux ans, Andry Rajeolina était porté au pouvoir par un coup d’Etat. Depuis, il ne cesse de promettre des élections. En attendant, le chaos s’est installé.
se mesure dans la rue à l’explosion des petits vendeurs de toutes sortes qui cherchent désespérément un client pour glaner quelques ariarys. Il ne reste pratiquement plus rien des 4 500 emplois de MKlen, qui produisait 35 000 jeans par an pour les Etats-Unis. Même chose chez Cotona, le leader malgache du textile. L’industrie du coton, qui employait 120 000 personnes, s’est effondrée. On en voit les traces tout au long des 800 kilomètres de la N7 qui conduit au sud, au port de Toleara. Partout, des champs de coton abandonnés. L’immense laiterie Tiko de l’ancien président Marc Ravalomanana, qui devait accueillir 4 000 vaches laitières, est pratiquement déserte. “Toute nouvelle demande d’aide ne sera plus reçue par la commune jusqu’à nouvel ordre”, annonce l’affichette placardée dans le monumental hall de l’hôtel de ville d’Antsirabé. Les municipalités sont elles aussi à bout de ressources et ne parviennent pas toujours à assurer les salaires des fonctionnaires, alors que la pauvreté explose. Trois Malgaches sur quatre vivent désormais au-dessous du seuil de pauvreté. Les ouvriers et petits artisans qui parvenaient encore à envoyer leurs enfants dans une école privée n’en ont plus les moyens. De 40 élèves en moyenne, les classes de l’école publique d’Antsirabé sont passées à plus de 70. Il n’y a plus de fournitures scolaires ni de repas. Incapables de payer les sommes destinées à assurer une partie du salaire des enseignants, beaucoup de parents renoncent à envoyer leurs enfants à l’école. A midi, plus d’un enfant jeûne, privé de l’assiette de riz traditionnelle, dans un pays qui semble crouler sous les fruits et les légumes de toutes variétés. “Nous sommes des mendiants qui dorment sur un lit d’or et de saphirs”, disent les Malgaches en faisant allusion à la richesse de leur sous-sol. Yves Petignat
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Ecologie
Sous le titre “Trafic d’insectes ravageur en Bolivie”, CI n° 1037, du 16 septembre 2010, reprenait un article du quotidien bolivien La Razón sur les centaines de milliers de spécimens d’insectes rares qui sont
braconnés chaque année pour satisfaire la passion des collectionneurs du monde entier. Les prix varient de quelques dollars pour certaines abeilles jusqu’à 2 000 dollars pour des papillons rares.
Trafics
Quand les cornes de rhinocéros financent Al-Qaida Le commerce illégal d’animaux rapporte des milliards d’euros par an. Une fortune qui aboutit dans les mains de groupes moins que recommandables. The Independent on Sunday Londres
L
e trafic d’animaux est devenu une industrie criminelle qui engrange quelque 7 milliards d’euros par an. Seuls les commerces de la drogue et des armes font mieux dans la catégorie des revenus délictueux ! Qui plus est, les profits illicites que génère le trafic d’animaux sont une importante source de financement de groupements terroristes et de milices, dont Al-Qaida. Enfin, le piégeage sauvage comme le massacre d’animaux mettent des dizaines d’espèces en danger d’extinction. Telles sont les principales conclusions d’une enquête menée durant un mois par The Independent on Sunday sur l’ampleur grandissante et l’impact du trafic d’animaux sauvages, un commerce illégal qui, grâce aux énormes profits qu’il génère et par la violence à laquelle il n’hésite pas à recourir, se joue des forces de l’ordre qui s’opposent à lui. Quelles que soient les sources que l’on utilise – rapports d’organisations internationales, confidences de responsables policiers, déclarations de groupes de pression ou d’ONG –, une conclusion s’impose : ce trafic ne cesse de croître. La population mondiale de tigres s’est effondrée en un siècle, passant de 100 000 individus au début du XXe siècle à 4 000 aujourd’hui ; 20 000 éléphants sont tués chaque année pour leur ivoire ; le nombre de rhinocéros braconnés en Afrique du Sud a doublé l’an dernier ; et au moins 12 espèces de grands animaux
Dessin de Kazanevsky, Ukraine. ont disparu au Vietnam au cours des quarante dernières années. Les vies humaines ne sont pas épargnées non plus. Selon l’Ifaw [Fonds international pour le bien-être des animaux], pas moins de 100 rangers africains sont tués chaque année parce qu’ils ne sont pas suffisamment équipés pour se défendre face à des braconniers armés. L’image d’Epinal du petit escroc ramenant quelques lézards dans le fond d’une valise pour les vendre sur le marché clandestin des animaux de compagnie a vécu. Nous parlons en fait d’un négoce aux multiples facettes qui répond à l’énorme demande des collectionneurs d’espèces exotiques, d’ornements et de vêtements, sans parler de l’appétit à échelle industrielle de la médecine chinoise pour certaines parties d’animaux. Les profits sont gigantesques. Les oiseaux aux riches couleurs provenant
du bassin de l’Amazone ou d’Asie du SudEst atteignent souvent des prix record. Ainsi, l’ara de Lear, un perroquet bleu océan du Brésil, est reconnu comme l’une des espèces les plus lucratives sur le marché noir. En 2008, chaque spécimen se vendait 60 000 euros : on estime qu’il ne reste que 960 aras de Lear dans le monde. Un kilo de corne de rhinocéros se négociait autour de 24 000 euros en 2009, soit plus que l’or sur le marché officiel. [Le lingot d’un kilogramme d’or était coté cette année-là entre 19 000 et 21 000 euros, avec un pic à 24 000 euros.] Une peau de tigre peut enfin valoir jusqu’à 14 000 euros. Et ce commerce cruel ne se limite pas à l’Afrique et à l’Asie du Sud-Est. En août dernier, Jeffrey Lendrum a plaidé coupable devant le tribunal de la Couronne de Warwick, au Royaume-Uni, après avoir tenté de sortir en douce 14 œufs de
faucon pèlerin du pays. Il avait réservé un vol pour l’Afrique du Sud, avec escale à Dubaï. Il a été arrêté à l’aéroport de Birmingham grâce à un agent d’entretien intrigué par son comportement étrange dans les toilettes. Selon le ministère public, un intermédiaire devait récupérer les œufs à Dubaï pour les vendre à un particulier à un prix avoisinant les 80 000 euros. Le faucon pèlerin est l’oiseau le plus rapide du monde et il est très demandé à Dubaï, où la fauconnerie est une activité traditionnelle. Brian Stuart, président du groupe de travail d’Interpol sur la criminalité en matière d’espèces sauvages et chef de la National Wildlife Crime Unit britannique, déclare que les deux dernières enquêtes d’Interpol ont permis de récupérer en l’espace de trois mois 40 millions d’euros provenant du trafic d’animaux. Avec de telles sommes en jeu, le grand banditisme et les groupes terroristes ont depuis longtemps fait main basse sur cette activité. L’Etis [Elephant Trade Information System], l’une des bases de données les plus importantes au monde sur la contrebande animalière, perçoit des signes d’accroissement du rôle du crime organisé. En république démocratique du Congo (RDC), 15 562 kilos d’ivoire ont été saisis entre 1989 et 2009, dont les deux tiers au cours des dix dernières années. Des analyses de l’Etis indiquent que les trois quarts provenaient de cercles criminels structurés. En Tanzanie, la situation est pire. Dans ce pays, 68 % des 76 293 kilos d’ivoire saisis sur la même période étaient aux mains de telles organisations. Des analyses effectuées sur les saisies ont permis à des chercheurs de l’université de Washington de créer des “cartes ADN” des diverses populations d’éléphants africains et de déterminer ainsi lesquelles subissent le plus la contrebande.
Menacés
Le rhinocéros noir Les cornes de rhinocéros sont prisées pour leurs prétendues vertus médicinales, et le nombre de ces animaux s’est brutalement effondré ces quarante dernières années. Selon le WWF, la population de rhinocéros noirs a diminué de 96 % entre 1970 et 1992. Aujourd’hui, on pense que
les populations de rhinocéros noirs et blancs en Afrique atteignent à peine 18 000 individus. En 2010, les braconniers ont tué 333 rhinocéros en Afrique du Sud, soit deux fois plus que l’année précédente. L’ours On capture les ours pour les faire participer à des combats et pour prélever leur bile, utilisée dans la
médecine traditionnelle chinoise. Dans toute la Chine, la bile est extraite de la vésicule biliaire par un procédé extrêmement douloureux pour l’animal. Il existe pourtant plus de 50 substituts végétaux à la bile d’ours. L’antilope du Tibet Il ne reste que 75 000 à 100 000 antilopes du Tibet dans le monde, ce qui en fait officiellement une espèce menacée. L’importance de la demande de shatoosh (la
laine de ces animaux) pousse les braconniers à massacrer cette espèce pour vendre les fourrures au marché noir. Selon le WWF, il faut environ quatre antilopes pour faire un châle, dont le prix peut varier entre 700 et 3 500 euros. L’ara de Lear On estime que ce perroquet
exotique du bassin de l’Amazone est l’une des espèces sauvages les plus échangées sur le marché clandestin. Il a été sauvé de l’extinction qui le menaçait en 1989, alors qu’il restait moins de 100 individus, mais reste considéré comme une espèce en danger.
BIOSPHOTO : M. & C. DENIS-HUOT, A. SHAH, A. DRAGESCO-JOFFÉ ; PHOTONONSTOP : K. LAYER/MAURITIUS
Quelques espèces parmi les plus prisées du négoce illégal
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Elisabeth McLellan, responsable du programme espèces au WWF [Fonds mondial pour la nature], estime que le trafic de l’ivoire provenant d’Afrique sera florissant tant que l’application de la loi ne sera pas renforcée. En 2008, une séance au Congrès américain portant sur le trafic d’animaux a révélé que des lots d’ivoire en provenance du Cameroun et destinés au marché hongkongais avaient été cachés dans trois conteneurs équipés de faux compartiments. Ce ne sont certainement pas là les méthodes de contrebandiers africains “à la petite semaine”. En 2008, il a été établi que le commerce de viande de brousse et d’ivoire servait directement au financement de groupes armés dévoyés et de poches persistantes de dissidence en RDC, dont des rebelles hutus impliqués dans le génocide rwandais de 1994. Durant la deuxième guerre du Congo, entre 1998 et 2003, des armes et des munitions étaient échangées contre de l’ivoire et de la viande de brousse illégale. Des troupes menées par des chefs de guerre somaliens mais aussi des janjawids soudanais (membres de milices impliquées dans le génocide au Darfour) ont été identifiés dans le braconnage d’éléphants en RDC et au Tchad. En outre, les conflits civils, fréquents dans les zones où l’on rencontre les espèces braconnées, engendrent des
Les triades chinoises échangent de la drogue contre des ormeaux migrations de réfugiés, ce qui peut avoir un impact néfaste sur la vie sauvage. En 2008, des réfugiés angolais, burundais et congolais vivant dans le camp de Meheba, en Zambie, étaient continuellement impliqués dans des affaires de braconnage dans le parc national de West Lunga. Si les profits du marché noir sont énormes, la chaîne du trafic est longue, complexe et implique de nombreux intermédiaires. A la base, les braconniers employés par les cercles criminels capturent ou abattent les espèces choisies. Ils passent généralement de longues périodes dans la nature et les gangs leur fournissent des véhicules et des armes. Si l’animal doit être pris vivant, ils reçoivent également une formation. Une fois capturés, les animaux de petite taille sont remis à des passeurs payés qui les transportent soit dans une valise, soit dissimulés sur eux. Les voyages intercontinentaux sont traumatisants pour les animaux. On parle d’oiseaux drogués dont le bec a été fermé à l’aide de ruban adhésif. Près de 80 % des oiseaux meurent en route et les survivants restent mutilés ou traumatisés par l’expérience. L’un des principaux obstacles à la lutte contre les passeurs est le manque de moyens de dissuasion crédibles. Certes, les passeurs prennent le risque d’être arrêtés à la douane – à l’aéroport ou à la frontière –,
Le temple thaïlandais Wat Pha Luang Ta Bua est connu pour ses tigres apprivoisés, qui attirent les touristes étrangers. L’article “Les bonzes, les tigres et les touristes”, publié dans CI n° 1050,
mais les peines encourues pour trafic d’animaux pèsent peu comparées à celles qui punissent les autres grands trafics. Selon un rapport publié l’année dernière par Traffic, une ONG consacrée à la vie sauvage, les passeurs arrêtés en Thaïlande en possession d’espèces protégées risquent une amende de 900 euros et/ou un emprisonnement de quatre ans au maximum. Au Myanmar, on encourt jusqu’à 5 400 euros d’amende et/ou sept ans de prison. Quand on sait que le trafic de drogue est souvent puni de mort dans ces mêmes pays, y compris pour la marijuana, de telles sanctions sont peu dissuasives. De plus, des gangs soudoient souvent les gardes-frontières ou paient d’autres criminels afin de profiter de leurs filières et de leurs circuits d’écoulement de marchandises. On a pu constater des cas de trafiquants falsifiant des certificats ou mélangeant des chargements d’animaux légaux et illégaux pour mieux brouiller les pistes. En 2008, un rapport financé par la Banque mondiale a montré que des bandes utilisaient de fausses plaques minéralogiques de l’armée ou du gouvernement, des corbillards, des voitures de mariage et même des ambulances. L’impact sur les pays d’où proviennent les animaux peut être catastrophique. En Afrique du Sud, des rapports mentionnent que les triades chinoises échangent les ingrédients de base de la méthamphétamine contre des ormeaux, un coquillage rare et menacé servi comme friandise en Asie [sous le nom d’abalone]. Comme la drogue sert de monnaie d’échange, les transactions sont quasiment impossibles à dépister ; elles n’en mettent pas moins à mal la société sudafricaine : en 2010, le rapport annuel de l’OICS (Organe international de contrôle des stupéfiants) notait qu’au moins 30 000 toxicomanes consommaient plus d’un gramme de méthamphétamine par jour en Afrique du Sud. Le tourisme local souffre également de cette situation. Les pays qui ont investi dans des parcs naturels afin d’attirer des visiteurs du monde entier pourraient payer cher la disparition accélérée des tigres et autres espèces emblématiques. Même abstraction faite de cette dimension économique, ce commerce constitue tout simplement un risque sanitaire mondial. En 2005, deux perroquets infectés par le virus de la grippe aviaire ont été saisis à l’aéroport d’Heathrow, à Londres. Un an plus tôt, un homme avait été arrêté alors qu’il tentait d’introduire des aigles montagnards également porteurs du virus H5N1. Comme certaines maladies sont transmissibles des animaux aux humains, ce trafic représente une grave menace pour la santé publique. Si l’ampleur du problème est identifiée, il n’existe aucun consensus international quant aux réponses à y apporter. Le budget annuel d’Interpol pour la protection de la vie sauvage n’est que de 210 000 euros, ce qui est dérisoire face
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du 16 décembre 2010, dévoile que ce paradis apparent est en fait bâti sur un mensonge : on y martyriserait les tigres sous le couvert de protéger l’espèce de l’extinction, dénonçait le South China Morning Post.
aux 60 millions d’euros de dons reçus par le WWF l’année dernière. Il est possible, et nécessaire, d’en faire beaucoup plus. Selon David Higgins, responsable du programme Interpol contre les crimes environnementaux, la portée des actions pourrait être améliorée, même avec des ressources limitées, si les autorités et les groupes de défense de la nature partageaient leurs informations. Des campagnes de sensibilisation pourraient aider les Occidentaux à mieux connaître les espèces en danger, donc interdites à l’achat. Aujourd’hui, Internet permet de maquiller le statut des espèces protégées
afin de les vendre légalement, en jouant sur l’ignorance de la population. Des sanctions plus lourdes, associant amendes plus élevées et peines de prison plus longues pour les criminels de haut niveau qui organisent ces trafics, ainsi que le développement d’un système de dénonciation pourraient être très utiles. D’ici là, le trafic d’animaux continuera à exterminer les espèces les plus rares de la planète, à détruire au passage la vie de ceux qui habitent les zones dont elles sont originaires, à financer les bains de sang des guerres civiles et à dévaster les économies locales. Maryrose Fison
CHAQUE MOIS, UNE SÉLECTION DE. ARTICLES DU MON DES MEILLEURS offre une relecture complète de l’actualité Le mensuel du « Monde » vous des meilleurs articles parus du mois précédent, avec une sélection Relire un article à tête reposée, dans le quotidien ou ses suppléments. ppé, vous plonger dans cette retrouver l’enquête qui vous avait écha lire… En un mot, vous offrir analyse que vous vous étiez juré de azine élégant et fortement illustré. le meilleur du « Monde » dans un mag
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Médias
Limitation “La vitesse de la bande passante est lente. Le ministère de la Communication a interdit par décret l’accès au haut débit (limité à 520 kb/s) aux foyers et cybercafés. La vitesse des connexions individuelles
en Iran ne dépasse pas 128 kb/s. Cet obstacle technique limite la capacité des internautes à télécharger photos et vidéos. Selon l’Union internationale des télécommunications, le taux de pénétration d’Internet en Iran
est le sixième plus important de la région. Cependant, la lenteur de sa connexion fait figurer le pays en quinzième position d’un classement régional sur l’accès à Internet”, note Reporters sans frontières.
Censure
Téhéran veut régler son compte à Internet Les autorités iraniennes viennent d’opter pour un moyen radical de contrôler le réseau. Leur objectif est de créer un Intranet géant sans lien avec le reste du monde.
nécessaire. “L’Internet national ne va pas limiter l’accès des usagers”, a expliqué cette année-là Abdolmajid Riazi, alors directeur adjoint des technologies de communication au ministère des Télécommunications. “Au contraire, il va renforcer la position de l’Iran et protéger sa société contre l’invasion culturelle et d’autres menaces.” Les autorités ont également observé que l’Internet iranien serait meilleur marché pour les usagers. Remplacer le trafic international de données par un trafic national permettrait d’économiser sur les coûts très élevés des télécommunications internationales.
The Wall Street Journal New York
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’Iran s’oriente vers une nouvelle forme de censure, particulièrement agressive, avec la mise en place d’un “Internet national”, qui isolerait le cyberespace iranien du reste du monde. Les autorités iraniennes, qui comptent déjà parmi les pays les plus avancés en matière de censure en ligne, voient dans ce projet un moyen de mettre fin à la lutte pour le contrôle d’Internet. Elles font la promotion de cet Internet national en affirmant qu’il permettra de préserver la morale islamique et de faire des économies sur le coût de la connexion. En février dernier, tandis que les manifestations pour la démocratie gagnaient toute l’Afrique du Nord et le MoyenOrient, Reza Bagheri Asl, directeur de l’Institut de recherche du ministère des Télécommunications, déclarait à une agence de presse iranienne que 60 % des foyers et des entreprises seraient bientôt sur le nouveau réseau intérieur. Et d’ajouter que d’ici deux ans celui-ci serait étendu à tout le pays. Cette étrange initiative paraît s’inscrire dans un effort global du régime pour lutter contre ce qu’il considère comme une menace importante : une invasion massive, par le biais d’Internet, des idées, de la culture et de l’influence occidentales, émanant principalement des Etats-Unis. Dans de récents discours, le guide suprême, Ali Khamenei, et d’autres hauts dirigeants ont parlé à ce propos de “guerre douce”. Le 27 mai, on apprenait dans la presse locale que l’Iran avait également l’intention de mettre en place dans les mois à venir son propre système d’exploitation, destiné à remplacer Windows. Cette initiative, qui n’a été confirmée pour l’instant par aucune source indépendante, est attribuée à Reza Taghipour, ministre de l’Information et de la Communication. L’Internet national iranien sera “un réseau authentiquement halal”, a récemment déclaré Ali Aghamohammadi, conseiller économique du président Ahmadinejad. Mais les obstacles ne manquent pas. Même dans un pays isolé par des sanctions économiques, Internet est un outil important pour les affaires. En limiter l’accès pourrait entraver les investissements de la Russie, de la Chine et d’autres partenaires commerciaux. Il y a aussi la question des connaissances spécialisées et des moyens nécessaires à la création d’équivalents iraniens des moteurs de recherche à succès, comme Google. L’Iran a été connecté à
Une “cyberarmée” pour l’Etat
Dessin de Cost, Belgique. Internet au début des années 1990, devenant ainsi le premier pays musulman du Moyen-Orient à accéder au réseau des réseaux et le deuxième de la région après Israël. La population iranienne, jeune, instruite, très urbanisée, s’est vite emparée de ce nouvel outil.
Filtrage insatisfaisant Initialement, les autorités ont encouragé l’utilisation d’Internet, car elles y voyaient un moyen de diffuser l’idéologie islamique et révolutionnaire tout en favorisant la recherche scientifique et technologique. Des centaines de fournisseurs d’accès privés à Internet sont apparus. Le climat a changé du tout au tout à la fin des années 1990, lorsque les durs durégime ont remis en cause la politique d’ouverture de Mohammad Khatami, alors président. Ce tour de vis a entraîné la fermeture de dizaines de journaux réformistes, ce qui a eu pour effet de déclencher l’explosion de la blogosphère iranienne. Les journalistes qui avaient perdu leur emploi sont passés sur le web. Les lecteurs ont suivi. Puis les autorités ont riposté. En 2003, des responsables ont annoncé des projets visant à fermer plus de 15 000 sites Internet, selon un rapport d’OpenNet Initiative, un projet auquel collaborent plusieurs universités occidentales. Le régime a commencé à arrêter des blogueurs.
L’Iran a essayé de consolider ses “cyberdéfenses”, notamment en modernisant son système de filtrage. A cette fin, il a utilisé pour la première fois uniquement de la technologie iranienne. Jusque vers 2007, le pays faisait appel à des systèmes de filtrage américains, obtenus par des pays tiers et souvent dans des versions piratées, notamment le SmartFilter, de la société Secure Computing, ou certains produits de Juniper Networks et Fortinet, d’après des ingénieurs iraniens connaissant bien ces logiciels. La société Fortinet affirme qu’à sa connaissance aucun de ses produits n’a été utilisé en Iran, ajoutant qu’elle n’exporte pas vers des pays sous embargo, pas plus que ses revendeurs. McAfee, qui possède Secure Computing, assure que l’Iran ne bénéfice d’aucun contrat et partant d’aucune assistance technique. Intel a récemment racheté McAfee. Le concept d’Internet 100 % iranien est apparu en 2005, lorsque Mahmoud Ahmadinejad a accédé à la présidence. Une expérience a alors été tentée avec des programmes pilotes utilisant un réseau fermé, lequel desservait plus de 3 000 écoles publiques iraniennes, ainsi que 400 antennes locales du ministère de l’Education. En 2008, les pouvoirs publics ont dépensé l’équivalent de 1 milliard de dollars [680 millions d’euros] pour poursuivre la construction de l’infrastructure
La violente contestation qui a suivi l’élection de juin 2009 a révélé les limites du contrôle d’Internet et fourni des arguments à ceux qui militaient en faveur d’un Internet national, fermé. Ainsi, une vidéo réalisée au plus fort de la crise, montrant ce qui semblait être l’assassinat d’une étudiante, Neda Agha-Soltan, a fait le tour d’Internet, presque en temps réel. Certaines fuites ont été rendues possibles par des gens travaillant à l’intérieur du système. Ainsi, de son propre aveu, un ancien ingénieur responsable des connexions au Net ne bloquait que partiellement certains sites interdits pendant les manifestations de 2009, laissant ainsi filtrer le trafic vers le monde extérieur. Depuis 2009, les autorités ont renforcé leur contrôle en ligne. “Contrer la guerre douce est devenu la priorité pour nous aujourd’hui”, a déclaré Khamenei, le guide suprême, dans un discours prononcé en novembre 2009 devant des bassidjis [milice du régime]. “Dans une guerre douce, l’ennemi tente d’utiliser ses moyens de communication avancés pour propager des mensonges et des rumeurs.” Le corps des gardiens de la révolution (ou pasdarans), une puissante section des forces de sécurité iraniennes [armée parallèle du régime], est en première ligne dans cette guerre virtuelle. Fin 2009, les pasdarans ont acquis une part majoritai re dans le monopole d’Etat des télécommunications. Résultat, le réseau de communications est passé intégralement sous leur contrôle. Les pasdarans ont créé une “cyberarmée” pour laquelle ils comptent former plus de 250 000 pirates informatiques. Ils ont récemment revendiqué des attaques contre des sites occidentaux, en particulier celui de Voice of America, le service de radiodiffusion internationale financé par le gouvernement américain. Et, au ministère des Télécommunications, on commence à travailler sur un moteur de recherche national baptisé “Ya Hagh” [Ô justice], dont l’ambition est de devenir l’équivalent iranien de Google ou de Yahoo! Farnaz Fassihi et Christopher Rhoads
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Timour, 22 ans, Daghestanais.
Natalia, 25 ans, Ukraino-Tataro-Juive.
Anastasia, 26 ans, Biélorusse.
Igor, 31 ans, Oudmourte.
Ivan, 30 ans, Evène.
Seda, 25 ans, Arménienne.
DAVID MONTELEONE/CONTRASTO/RÉA
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Débat
Comment peut-on être russe aujourd’hui ? Lo cou ng rri er
Depuis l’effondrement de l’URSS, la Russie poursuit sa difficile mue identitaire. Réhabiliter certaines grandes dates de l’histoire soviétique qui portaient en elles des valeurs démocratiques permettrait de souder les citoyens d’un pays atomisé.
Courrier international | n° 1075 | du 9 au 15 juin 2011
Nastia, 29 ans, Russe.
Ira, 33 ans, Juive*.
Bella, 21 ans, Nogaï.
Dimitri, 22 ans, Russe.
Macha, 28 ans, Arménienne.
Tania, 28 ans, Tchouvache.
Expert (extraits) Moscou
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es affrontements entre bandes d’extrême droite et jeunes Caucasiens sur la place du Manège [au cœur de Moscou], en décembre dernier, ont montré qu’à force de négliger les questions ethniques les autorités s’exposaient à un danger. Ces rixes menaçaient de dégénérer en règlements de comptes avec le pouvoir lui-même [voir CI n° 1050]. La révolte nationaliste allait se greffer sur la révolte sociale. Le 11 février, lors d’une session du présidium du Conseil d’Etat qui s’est tenue à Oufa [dans la république du Bachkortostan], une première réponse a été donnée : “Ensemble, nous, citoyens de Russie, nous constituons la nation russe, et notre avenir dépend pour beaucoup de notre cohésion civique.” La tolérance y était désignée comme l’instrument majeur de la consolidation de la nation. Mais ce n’est ni avec des déclarations ni avec de la tolérance qu’on construit une nation. Celle-ci se fonde sur une vision de l’avenir partagée par toutes ses composantes identitaires nationales, sur des
En janvier 2011, Davide Monteleone a photographié 29 jeunes citoyens de Russie d’origines ethniques différentes, et leur a demandé ce que signifie “être Russe aujourd’hui”.
symboles, des valeurs et des mythes historiques communs. “Mythes” au sens noble : une Histoire qui transmet une représentation de la place de ladite nation dans le monde, de sa mission, de ses héros et de ses actes fondateurs. A l’opposé de cette définition, on trouve le nationalisme ethnique, dont le nazisme constitue la forme extrême. Les manifestations de nationalisme ethnique de la part d’un groupe majoritaire, comme celle à laquelle nous avons assisté place du Manège, traduisent une frustration et une faiblesse identitaires indignes d’une grande nation. Il est nécessaire d’y remédier, puisque dans un pays multiethnique, ce genre de nationalisme sape l’Etat. Selon son caractère, la foi dans les symboles, les valeurs et les mythes historiques peut relever du nationalisme impérial ou civique. Le nationalisme impérial (attaché à un Etat fort) se manifeste dans les monarchies absolues et les régimes autoritaires et s’appuie sur la dévotion des élites nationales à la dynastie régnante ou au chef de la nation. Ce type de régime est stable tant que le principe monarchique ou autoritaire reste reconnu par une large majorité des élites, tant que la dynastie ou le dictateur demeurent
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des symboles unanimement respectés, et que l’histoire même de la dynastie fonde le mythe historique national. C’est pour cela qu’en Russie le renversement de la monarchie ne pouvait qu’entraîner l’effondrement du pays. La création d’un nouvel Etat, l’URSS, a nécessité un nouvel ensemble de symboles, de valeurs et de mythes historiques. Le nationalisme civique s’appuie sur des valeurs démocratiques qui procurent à la nation une conscience de son destin historique. C’est le nationalisme civique qui a fondé les Etats modernes et les nations d’Europe et d’Amérique du Nord. Il suffit de se souvenir des termes de la Déclaration d’indépendance américaine : “Tous les hommes naissent égaux et dotés par leur Créateur de certains droits inaliénables, dont la vie, la liberté et la recherche du bonheur.” Ce sont ces mots qui ont, notamment, servi de base idéologique aux Etats-Unis pour surmonter leur problème le plus grave : le racisme et la ségrégation. Il est en effet impossible de croire en ces principes tout en se proclamant raciste. L’exemple des Etats-Unis montre à quel point bâtir une nation constitue un travail énorme et obstiné. Cent ans leur 56
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DAVID MONTELEONE/CONTRASTO/RÉA
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Andreï, Russe.
Elim, 25 ans, Tchétchène.
55 auront été nécessaires pour vaincre l’esclavage et cent autres années pour en surmonter les conséquences les plus criantes. Pourtant, dans le mythe américain, répandu non seulement aux Etats-Unis mais dans le monde entier, on est persuadé que toute l’histoire des Etats-Unis a été une progression constante vers la mise en œuvre des principes énoncés dans la Déclaration.
Traumatisme
L’angoisse de l’implosion
Le cynisme n’est pas de mise
L cou ong rri er
“La Russie s’est construite selon un principe territorial d’Ancien Régime : des peuples divers passaient sous l’autorité du souverain de Moscou sans que leur culture en soit affectée. L’idée de russification, apparue à la fin du XIXe siècle, fut appliquée sans conviction ni constance. En 1914, Russie et Autriche-Hongrie étaient les seules puissances d’Europe regroupant ainsi divers peuples. Après la guerre, l’Union des Républiques socialistes soviétiques a perpétué cette allégeance sous la forme d’une fédération de quinze Républiques. A partir de 1989 la question des nationalités la rattrape, elle la fait imploser en 1991 et ne cesse depuis de remettre en question le territoire russe”, nous explique l’Atlas géopolitique de la Russie (éd. Autrement, 2007). Citons, pour compléter ce bref mais saisissant résumé de la dynamique de développement du plus grand pays du monde, les principaux peuples qui, aux côtés des Russes (80% de la population), le constituent. Ils vivent pour la plupart dans des Républiques ou districts portant leur nom : Adyghés, Balkars, Bachkirs, Bouriates, Daghestanais, Evènes, Iakoutes, Ingouches, Kabardes, Kalmouks, Karatchaïs, Komis, Mordoves, Oudmourtes, Ossètes, Tatars, Tcherkesses, Tchétchènes, Tchouvaches, Tchouktches. Après le traumatisme de l’éclatement de l’URSS, l’implosion de la Fédération de Russie est un des plus puissants fantasmes qui travaillent la société russe. Les revendications identitaires (culturelles, linguistiques, religieuses) existent bel et bien, mais, à l’exception notoire de la Tchétchénie, Moscou a entretenu avec les “Républiques nationales” un savant dosage de contrôle et de décentralisation. L’angoisse de morcellement se cristallise actuellement sur le Caucase du Nord, majoritairement musulman, où le pouvoir a le plus grand mal à proposer à ses habitants un projet de vie consensuel.
Pour qu’une communauté basée sur des valeurs civiques soit stable, l’élite nationale doit comprendre un noyau de personnes profondément dévouées à ces valeurs, qui les respectent, croient en elles, créent et entretiennent les mythes historiques. Le cynisme n’est pas de mise. Elles doivent aussi être capables de fixer à la nation des objectifs dignes de ces valeurs. C’est particulièrement important pour les nations pluri ethniques. L’instabilité est inhérente à ce type de nation, et son élite doit anticiper en permanence tous les problèmes auxquels le pays va être confronté. L’uniformité politique n’est pas indispensable à ce noyau de l’élite. Il ne faut pas confondre valeurs communes et monolithisme. Une telle nation peut voler en éclats assez facilement si l’élite perd sa foi dans les valeurs nationales et se contente de les exploiter cyniquement à ses propres fins. Le fameux “peuple soviétique” correspondait parfaitement à la notion civique de nation : il brassait une vision de l’avenir, les symboles, les valeurs et le mythe historique que le pouvoir tentait de rendre communs à tous les peuples cohabitant sur le territoire. Nous avons pourtant vu l’URSS disparaître en quelques mois. Parce que la majeure partie de l’élite soviétique s’était démarquée des symboles, des valeurs et du mythe soviétiques. Pire, elle les avait totalement désacralisés et tournés en dérision. Le problème de la Russie en tant que nation est qu’elle n’a toujours pas fondé de nouveau mythe historique, ni formulé de nouvelles valeurs communes à tous, ni bâti de projet autour duquel fédérer des citoyens d’origines ethniques extrêmement diverses. Quant à la tolérance que nous appelons tous de nos vœux, elle ne naîtra que de la mise en œuvre d’objectifs communs et d’un mythe historique dans lequel tout le monde trouvera sa place. Au XIXe siècle déjà [en 1882], le grand historien et écrivain français Ernest Renan disait que l’existence d’une nation est un “plébiscite de chaque jour”. L’une des particularités de la révolution de 1991 [chute de l’URSS] est qu’après avoir récusé
Timour, 30 ans, Iakoute.
le mythe et l’histoire soviétiques, en épargnant de justesse la période de la Grande Guerre patriotique [dénomination soviétique de la Seconde Guerre mondiale], elle n’a pu réhabiliter la période précédente, celle de la Russie d’avant 1917, parce que l’une comme l’autre contrariait le libéralisme vulgaire de ses leaders. Quant au soidisant attachement aux valeurs démocratiques de l’élite dirigeante, il ne fut plus possible d’y faire sérieusement référence après le pilonnage du Parlement [à l’automne 1993]. L’histoire de la Grande Guerre patriotique elle-même fut mise à mal. Si Hitler et Staline, fascisme et communisme, revenaient au même, et si les valeurs démocratiques étaient avilies, la lutte antifasciste n’avait plus de sens. C’est d’ailleurs l’une des raisons de l’émergence de groupuscules de jeunes néonazis en Russie. Les bouleversements des années 1990 ont compromis toutes les idées – libérales, socialistes ou communistes – qui auraient pu s’opposer à ce néonazisme russe. La victoire de 1945 était dès lors privée de toute connotation idéologique, hormis le simple patriotisme. Mais le patriotisme peut virer au nazisme. Dans un contexte de vide idéologique, les néonazis trouvent de nombreux prétextes pour imposer leurs thèses. Rouslan Khestanov, professeur à l’Ecole supérieure d’économie de Moscou, remarque que “de nombreux jeunes considèrent leurs parents et leurs grands-parents comme des ratés. Le projet soviétique a échoué, la perestroïka également. Le tsarisme n’avait pas non plus été une réussite. Si rien n’a jamais marché chez nous, il convient d’aller explorer d’autres voies, d’où l’intérêt pour l’idéologie d’extrême droite. En l’absence de valeurs démocratiques nationales, on voit émerger des monstruosités.” En outre, un patriotisme privé de contenu idéologique exclut la Russie du concert des grandes nations qui construisent leur identité sur de nobles idéaux, comme les Etats-Unis, la France ou l’Inde. Cela confère aux ambitions de la Russie un caractère désespérément local, et finit par menacer son unité. Comme le dit Alexeï Malachenko, membre du conseil scientifique du Centre Carnegie de Moscou, “à l’époque soviétique, malgré notre importante diversité ethnique, nous avions tous le sentiment d’appartenir à une grande puissance. Aujourd’hui, en revanche, un jeune homme du Caucase fait partie d’une minorité qu’il ressent, à tort ou à raison, comme étant rabaissée en permanence. Mais, par ailleurs, il est associé à la vaste communauté musulmane, l’oumma, qui ne se soucie pas des nationalités et a, toute seule, donné une bonne leçon aux Américains. Le sentiment est alors tout
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autre.” Ainsi, quand il en appelle aux religions traditionnellement représentées dans la fédération [orthodoxie, christianisme, islam, bouddhisme] pour fonder une identité nationale, le pouvoir russe prend le risque de diviser encore plus la société. Mettre la religion en avant dans un pays multiconfessionnel contribue forcément à le morceler. Comme mettre en avant les origines ethniques. Par ailleurs, partout et toujours ou presque, les valeurs religieuses vont à l’encontre de la modernisation de la société. C’est ce qu’avait très bien compris Pierre le Grand – comme plus tard Atatürk, que l’on compare souvent au premier.
Rebâtir des idéaux démocratiques L’histoire d’un pays, quel qu’il soit, ne saurait exister sans événements fondateurs qui lui donneront un sens. Au XXe siècle, la Russie a connu trois épisodes exceptionnels, de nature démocratique et – ce qui est particulièrement important dans le contexte qui nous occupe – internationale : il s’agit de la révolution de [février et octobre] 1917, de la Grande Guerre patriotique et du vol spatial de Iouri Gagarine [dont on a célébré ce printemps le cinquantenaire]. L’aspect démocratique de la guerre menée par l’Union soviétique contre l’Allemagne nazie réside dans le fait que notre victoire a sauvé la démocratie en Europe, même si tel n’était pas le souhait de la plupart des peuples du continent, quoi qu’en disent aujourd’hui leurs historiens et hommes politiques. Pensez-vous que la Hongrie, la Roumanie, la Croatie, la Slovaquie, l’Italie ou la Finlande étaient du côté de la démocratie ? Et que dire de ceux qui avaient capitulé, comme la France, la Belgique ou les Pays-Bas ? Ne parlons même pas de l’Allemagne. L’issue de la guerre a sauvé les perspectives d’évolution démocratique, même si celle-ci a mis du temps à se traduire dans les faits. Et tous les peuples de l’URSS ont pris part à la bataille. Même si c’est Staline qui se trouvait alors à la tête de notre pays, cela n’enlève rien à cette réalité. A ce propos, Staline lui-même, dans son intervention du 6 novembre 1942, citait, entre autres objectifs de la coalition anglo-soviéto-américaine, le rétablissement des libertés démocratiques dans les pays conquis par les nazis. On peut qualifier ce discours d’hypocrite, mais, objectivement, c’est bel et bien ce qui s’est passé. Les meneurs de la révolution entamée en février et achevée en octobre 1917 croyaient pour la plupart que la voie qu’ils avaient choisie était la seule possible pour accéder à la démocratie la plus complète, qui combinerait libertés politiques, sociales et nationales. Les masses populaires de toutes les nationalités de Russie qui soutenaient ces chefs révolutionnaires avaient sans doute peu de notions de démocratie. Pourtant elles voyaient clairement dans la révolution la concrétisation de leurs idées concernant la liberté. Mais les idéaux démocratiques de tous les acteurs de cette révolution, des cadets aux bolcheviks, ont été écrasés, comme l’avaient été, lors de la Révolution française, les idéaux de tous les démocrates, des 58
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“Nationalité juive” Du temps de l’URSS, dans les passeports, la “citoyenneté” était soviétique, tandis que la fameuse “cinquième rubrique” indiquait la “nationalité” : ukrainienne, biélorusse, arménienne, etc. Les citoyens juifs se déclaraient de “nationalité juive”. Cette mention a disparu des nouveaux passeports émis en Russie. Cependant, lors du recensement de 2002, 230 000 citoyens de Russie se sont déclarés de “nationalité juive”. En 1934, Staline a créé, aux confins de la Russie et de la Chine, une région autonome juive, le Birobidjan. La langue officielle y était le yiddish. Largement artificiel, le projet d’implantation massive des Juifs soviétiques sur ce territoire reculé ne portera pas ses fruits. Le nombre de Juifs n’excédera jamais les 30 000, et ne dépasse guère les 2 000 aujourd’hui (sur 200 000 habitants). Dans certaines républiques ethniques de la Fédération, notamment au Tatarstan, on réclame aujourd’hui en plus de la “citoyenneté” russe la réintroduction de la mention de “nationalité”.
Aujourd’hui, de nombreux jeunes considèrent leurs parents et leurs grands-parents comme des ratés
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Dina, 38 ans, Tatare.
Christina, 27 ans, Russe.
57 Feuillants aux Jacobins. Avant que ces idéaux triomphent en France, il a fallu près d’un siècle et une succession d’épisodes sanglants. Or cela n’ôte pas à la Révolution française le statut d’icône de la démocratie dont elle jouit dans le monde entier. Sur ses étendards, notre révolution russe avait ajouté aux termes de “liberté, égalité, fraternité”, celui de “justice”. Et presque toutes les révolutions et mouvements de libération du XXe siècle, qui allaient radicalement transformer le monde, ont emprunté des slogans à notre révolution.
déjà empruntée et qui, dans notre pays, était incarnée à la fois par les futurs meneurs du schisme et les chefs de la milice populaire. La Russie contemporaine a donc le choix pour décider ce qu’elle entend célébrer le 4 novembre : son élan vers la liberté, qui caractérise à la fois le Temps des troubles et la fin de celui-ci, l’accession au trône des Romanov (mais la commémoration de pareil événement cadre mal avec une république moderne) ou l’écrasement des Polonais – qui ne s’est en fait jamais produit parce qu’il s’agissait d’une guerre civile dans laquelle les Romanov n’étaient d’ailleurs pas en glorieuse posture dans le clan du Brigand de Touchino [Dimitri, un des imposteurs prétendant au trône durant le Temps des troubles]. L’aspiration à la liberté est une notion susceptible de rassembler tous les citoyens de notre pays, indépendamment de leur nationalité. Et cela se rapporte à toute l’histoire de la Russie. Si nous voulons souder le pays et créer effectivement une nation, il est indispensable de donner ce sens à notre histoire : la recherche et la conquête de la liberté. Toutefois, l’Histoire ne peut servir d’appui qu’à une nation qui se fait une représentation de son avenir et qui a une stratégie pour la concrétiser. Mais sans idées capables d’emporter l’adhésion de l’opinion, une stratégie ne peut pas devenir un phénomène de société. Ce n’est pas à la population de bâtir le projet et la stratégie, mais elle doit cependant en débattre. Le président ne peut pas non plus être seul à lancer les choses. C’est la tâche d’une élite responsable, issue de partis politiques qui proposent chacun leur vision de l’avenir, basée sur leurs propres interprétations des valeurs communes à tous. La réforme de l’enseignement récemment présentée illustre bien le manque de vision ins-
Souder la nation autour d’un projet La victoire soviétique dans la course à l’espace, ce saut de géant, scientifique et technique, dans les années 1960 [période du “dégel”, sous Nikita Khrouchtchev], la décennie qui a vu l’Union soviétique accéder au rang de deuxième économie mondiale ont sans aucun doute été le résultat d’un essor créatif inspiré par la révolution et la victoire de 1945. Un élan qui a transformé en réalités concrètes l’aspiration des Soviétiques à la liberté. Les libéraux comme les communistes russes actuels dénient toute dimension démocratique à notre victoire en 1945. Ce faisant, ils sapent les bases de l’identité russe. Or ce sont malheureusement ces positions qui sont actuellement dominantes dans la société russe. Sans doute pour faire oublier la date du 7 novembre [le jour le plus solennel de l’année à l’époque soviétique, fête nationale marquant l’anniversaire de la révolution d’Octobre], les pouvoirs publics ont imaginé la fête du 4 novembre, mais se sont montrés incapables de lui donner la moindre signification intelligible. Résultat, l’Eglise orthodoxe s’est approprié cette journée, instrumentalisée par ailleurs par les nationalistes. Elle divise désormais le pays. Pour l’instant, à Moscou, elle n’est une fête que pour certaines personnes. Et il est peu probable qu’on se sente concerné à Makhatchkala [capitale de la république du Daghestan, dans le Caucase du Nord]. Les lointains événements auxquels elle se réfère ont pourtant un véritable contenu démocratique. De nombreux historiens s’accordent à penser que la victoire sur le Temps des troubles [période d’une vingtaine d’années de grave confusion au sommet du pouvoir, à la fin du XVe et au début du XVIe siècle, durant lesquelles l’existence de la Russie fut mise en péril, et qui s’acheva en 1613 avec le couronnement du premier Romanov] avait ouvert au peuple russe une possibilité de modernisation s’appuyant sur la société. La Russie pouvait prendre la voie que l’Europe occidentale avait
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Le sentiment d’abandon et d’inutilité est très vif partout en province, dans les républiques et chez les intellectuels
Alim, 24 ans, Kabarde.
pirée dont souffre l’élite dirigeante. Cette réforme abandonne l’objectif qui avait été celui de l’école russe et soviétique, à savoir développer des personnalités harmonieuses, pour le remplacer par une rationalité mal comprise, qui consiste à n’enseigner que ce qui est nécessaire dans une vie réduite à ses aspects pratiques. Si tout ce qui a été imaginé en termes d’avenir pour la Russie se résume à une sorte de Skolkovo [Cité internationale de l’innovation et du progrès qui va être construite près de Moscou, version russe de la Silicon Valley], et si l’on n’envisage pas de nouveaux “lancements de Gagarine dans l’espace”, seul le petit cercle d’élus qui seront admis dans l’enclave de Skolkovo aura besoin d’une éducation complète. Cela ne donnera jamais une nation.
Une nouvelle catégorie d’exclus Pour Rouslan Khestanov, “dans le monde entier, les explosions de colère spontanées comme celles que l’on a pu voir place du Manège ont accompagné des déclassements massifs dans les populations, lors de périodes de bouleversements technologiques majeurs affectant l’économie et la société. En Europe occidentale, le phénomène était dû à des avancées scientifiques et industrielles. En Russie, il est provoqué par la désindustrialisation et l’‘archaïsation’ de l’économie et des structures sociales.” Ce net recul, conséquence notamment de l’effondrement continu de l’économie et de l’enseignement depuis les années 1990, crée une nouvelle catégorie d’exclus. En Russie, le sentiment d’abandon et d’inutilité est très vif partout en province, surtout dans les républiques nationales et chez les intellectuels. Il est entretenu par les médias, en particulier la télé, qui véhicule sous forme d’émissions pseudo-humoristiques une image insultante du Russe de province et du “Caucasien”. C’est d’autant plus grave que rien de positif ou de réconfortant ne vient contrebalancer ces stéréotypes. Depuis près de vingt ans que l’URSS a disparu, la question nationale est restée en marge des préoccupations de l’Etat. Les pouvoirs publics n’ont évidemment pas approuvé le nationalisme dans les républiques ethniques, surtout quand celuici a menacé l’unité de la Russie. Mais ils se sont toujours contentés d’une ironie condescendante à l’égard des sorties nationalistes de Jirinovski, considéré comme un clown utile qui détourne l’électorat extrémiste des “vrais durs”. La violence professée par certains mouvements ultras ne semble pas perçue comme un réel danger. Les forces de l’ordre la traitent même avec une certaine sympathie, voyant en elle un moyen de
contenir l’“agressivité caucasienne”. Les attentats [commis par des Caucasiens et qui ont endeuillé la Russie] et le fait que de nombreux agents des forces de l’ordre aient pris part à la guerre en Tchétchénie ont renforcé leur antipathie envers les “non-Russes”. La justice s’occupe, certes, des assassinats et tabassages de membres de minorités nationales, mais ceux-ci ne suscitent pas l’indignation. A l’époque soviétique, les grandes villes du Caucase étaient des centres urbains modernes. Elles abritaient de nombreux diplômés de haut niveau, des scientifiques, y compris locaux. Selon le Pr Khestanov, “aujourd’hui, les villes deviennent de gros villages. Le mode de vie urbain disparaît. Ce qui se passe désormais à Moscou, le Caucase a commencé à le vivre dès la disparition de l’URSS. Les villageois se sont précipités en ville parce qu’il n’y avait plus rien à faire dans les campagnes. La coexistence de modes de vie différents a engendré des heurts. A Moscou, on pense qu’il s’agit de conflits interethniques mais, en réalité, c’est la conséquence de l’exclusion. Ces gens ont perdu leurs repères sociaux.” Et cela n’est pas une question de nationalité.
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Aux intellectuels de jouer leur rôle Dans un tel contexte, l’éducation au patriotisme telle que la prévoit la réforme de l’école est non seulement inopérante, mais aussi dangereuse. Le meilleur moyen d’éduquer au patriotisme serait de remettre en place une formation scolaire moderne, basée sur la connaissance de l’économie, y compris dans le Caucase, et axée sur cette économie, avec l’étude de l’histoire de tous les peuples de Russie sous l’angle de la démocratie. Ce serait aussi la meilleure base pour réaliser l’unité civile de la nation russe. Ce n’est pas à l’Etat ni aux fonctionnaires qu’il incombe de créer une nation politique, mais à ceux qu’il est convenu d’appeler les intellectuels, ceux qui façonnent l’opinion, quel que soit leur groupe social. Ils peuvent être aussi bien artistes que scientifiques, experts, patrons ou journalistes. Mais aujourd’hui, certains membres de l’élite intellectuelle russe sont prêts à sacrifier la moitié du pays au nom d’un principe mal digéré d’autodétermination des peuples, comme si ces peuples avaient manifesté un désir quelconque de s’autodéterminer. D’autres aimeraient expulser les “étrangers” de Russie à la moindre bagarre de jeunes délinquants. Et tous ces intellectuels supportent sans broncher les torrents de bêtise injurieuse déversés au sujet des différents peuples du pays, qui détruisent la Russie. Au mieux, ils s’en détournent avec une moue de dégoût. Dans ces conditions, difficile de parler de responsabilité. Pour que les Etats-Unis surmontent le racisme qui les minait, il a fallu que l’élite intellectuelle, et surtout les artistes, s’implique largement dans la lutte contre ce mal. Ce n’est pas l’Etat, c’est la société qui a cessé de tolérer le racisme et permis d’inclure définitivement l’Amérique noire dans la nation politique américaine. L’émergence d’une nation politique russe deviendra possible le jour où notre élite intellectuelle renoncera à l’attitude qu’elle affectionne tant – la distance ironique envers son propre pays – et pourra dire de la Russie, comme l’a dit un jour Nehru à propos de l’Inde : “Elle est un mythe et une idée, un rêve et une vision, mais en même temps quelque chose de parfaitement réel, tangible, palpable… Elle est au plus haut point digne d’amour, et aucun de ses enfants ne peut l’oublier, où que le destin les envoie et quel que soit le sort singulier qui lui échoit.” L’Inde est un pays encore plus complexe que la Russie, mais elle parvient à conserver son unité grâce, notamment, à la noblesse des sentiments que son élite intellectuelle lui porte. Alexandre Mekhanik
A la une “Passé commun, avenir commun”, c’est le titre du dossier que le très sérieux magazine Expert, proche du Kremlin, a consacré à la question nationale. “L’explosion des conflits interethniques en Russie est moins due à un manque de tolérance qu’à une faiblesse de l’identité nationale.”
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Justice
Quand Dylan chante au prétoire Bob Dylan a influencé une génération entière de juges et d’avocats américains… Au point qu’ils citent souvent l’artiste dans leurs verdicts et plaidoiries.
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Los Angeles Times Los Angeles
u milieu des années 1960, par les nuits d’été, la télévision en noir et blanc grésillait dans sa maison de Staten Island, à New York, et diffusait des informations sur le Vietnam et les violences qui embrasaient le sud du pays [en réaction au mouvement pour les droits des Noirs américains]. Bobby Lasnik s’allongeait alors dans sa chambre pour laisser la bandeson du Mouvement des droits civiques pénétrer son âme sensible d’adolescent. Branché sur la station de radio WBAI, il écoutait de sombres complaintes sur l’injustice, des chansons qu’il porterait en lui pour le restant de son existence. “Tout à coup, quelqu’un vous parlait le langage de la vérité, c’était quelque chose que vous n’aviez pas l’habitude d’entendre à la radio”, raconte Bobby Lasnik quand il évoque la toute première fois où il a entendu un morceau de Bob Dylan. “Je ne me souviens même pas de quelle chanson il s’agissait, mais j’adorais l’imaginaire, les mots – des mots que l’on n’aurait jamais pensé à associer – et les idées qui naissaient dans votre tête en les écoutant.” A présent, l’imaginaire circule en sens inverse. Le juge de district Robert Lasnik – que l’on appelle maintenant Votre Honneur, pas Bobby – est connu pour invoquer le poète vagabond dans les décisions de la cour fédérale de Seattle. Il a repris des extraits de Chimes of Freedom lors d’une affaire mettant en cause la légalité de la détention sans procès et The Times They Are A-Changin’, le cri de guerre du Mouvement des droits civiques, lors d’un jugement qui a fait date, selon lequel un employeur qui exclut les moyens de contraception du plan d’assurance-médicaments de ses employés est coupable de discrimination sexuelle.
Dessin d’André Carrilho, Lisbonne, pour Courrier international.
M. Lasnik n’est pas le seul à infuser le lyrisme protestataire de Dylan dans le discours juridique actuel. Des experts légaux se sont penchés sur l’influence de Dylan dans le monde judiciaire d’aujourd’hui. Verdict : nul autre musicien n’est aussi souvent cité par les tribunaux. Depuis les décisions de la Cour suprême jusque dans les cours de droit, les textes de Dylan sont repris pour commenter les fourvoiements de la loi et des tribunaux. Ses morceaux protestataires emblématiques, Blowin’ in the Wind et The Times They Are A-Changin’, ont donné une voix aux marches pour la paix et les droits civiques. Ses ballades les plus puissantes, The Lonesome Death of Hattie Carroll et Hurricane, inspirent les “récits juridiques” de notre époque, montrant à quel point la musique est à même d’exprimer une idée.
L’injustice source d’inspiration Si la musique et les valeurs de Dylan imprègnent de la sorte notre système judiciaire, c’est que ses chansons ont marqué les années de formation des juges et des avocats qui peuplent aujourd’hui nos tribunaux, nos universités et nos grandes sociétés juridiques, explique Michael Perlin. Ce professeur de la New York Law School [une école de droit indépendante de l’université de New York] a cité des textes
et des titres de Dylan dans au moins une cinquantaine d’articles publiés dans diverses revues juridiques. Comme bien d’autres, M. Perlin s’est engagé dans la voie du droit parce qu’il a été envoûté par le chant des sirènes morales du Dylan des années 1960. Ce sont ces mêmes chansons qui ont joué un rôle dans l’adoption de la loi sur les droits civiques de 1964, une loi qui combinait des directives fédérales visant à garantir des peines de prison plus équitables et des réformes procédurales interdisant la discrimination raciale. “Chacun veut croire que la musique qu’il écoute dit quelque chose sur sa personnalité”, commente Alex Long. Ce professeur de droit de l’université du Texas, âgé de 41 ans, a travaillé sur l’influence de la chanson politique dans le monde juridique. “Un juge mène une existence plutôt cloîtrée, il accouche de ses jugements dans l’isolement. Dylan était populaire à l’époque où les juges d’aujourd’hui atteignaient l’âge adulte et cherchaient à comprendre qui ils étaient. Lorsque l’occasion se présente, il est tentant de placer un vers de son artiste préféré, c’est une manière d’afficher sa singularité”, poursuit Alex Long, dont l’enfance, passée au pied du tourne-disques de ses parents, s’est nourrie des rêveries de Dylan. En 2007, pendant un semestre, Alex Long a passé au peigne fin des bases de données juri-
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diques afin de répertorier les chansons citées dans les enregistrements des tribunaux et dans les articles des publications spécialisées. Il a abouti à ce “top ten” : Dylan arrive en tête, avec 186 citations, loin devant les Beatles (74), Bruce Springsteen (69), Paul Simon (59), Woody Guthrie (43), les Rolling Stones (39), le Grateful Dead (32), Simon & Garfunkel (30), Joni Mitchell (28) et R.E.M. (27). Une des phrases le plus souvent reprises est extraite de Subterranean Homesick Blues, qui figure parmi les dix plus grands succès de Dylan ; une demi-douzaine de jugements rendus par des cours d’appel de Californie s’y réfèrent quand elles veulent exprimer l’idée que l’avis d’un expert n’est pas indispensable pour démontrer une chose évidente au profane : “You don’t need a weatherman/To know which way the wind blows” [Pas besoin d’un “monsieur météo”/Pour savoir d’où vient le vent]. Aux yeux d’Abbe Smith, professeure à la Georgetown Law School, Hattie Carroll est “une ballade presque parfaite, à la fois un récit et une leçon”. Cette chanson de Dylan dénonce une injustice : l’histoire de William Zantzinger, un jeune homme riche, membre de la bonne société du Maryland, condamné à seulement six mois d’emprisonnement pour avoir battu à mort une serveuse noire qui avait trop tardé à lui apporter le verre qu’il venait de commander. Elle s’appelait Hattie Carroll. Les fans de Dylan qui enseignent aujourd’hui le droit ont intégré cette ballade à leurs cours. Ils citent également Hurricane, qui raconte l’histoire du procès pour meurtre du boxeur Rubin “Hurricane” Carter, à Paterson, dans le New Jersey. Pour eux, il y a dans ces deux chansons une source d’inspiration pour les futurs avocats.
A la une Joyeux anniversaire, Bob ! Soucieux de célébrer comme il se doit les 70 ans de Bob Dylan, le 24 mai dernier, Rolling Stone lui a consacré sa une. Pour l’occasion, l’hebdomadaire a ouvert ses colonnes à de grands fans – d’autres personnages de légende, comme Bono, Mick Jagger ou Keith Richards – afin qu’ils commentent le classement maison des 70 plus grandes chansons de Dylan. Like a Rolling Stone était bien sûr en tête de liste.
Une base d’étude L’histoire de Hurricane Carter est un modèle du genre. Lors d’un contrôle routier, la police de Paterson trouve des cartouches reliant Carter à un triple meurtre. Des éléments qui auraient dû être exclus du dossier de l’accusation. En effet, lors du contrôle routier, les forces de l’ordre n’avaient aucun “soupçon raisonnable” à l’encontre du boxeur, et les cartouches n’étaient donc pas des preuves recevables, estime Allison Connelly, professeure de droit à l’université du Kentucky et ancienne avocate commise d’office. Pour les jeunes avocats, ce procès est un parfait cas d’école pour discuter de la valeur de la recherche de preuves et pour remettre en cause la version des faits défendue par les autorités, souligne Allison Connelly. Celle-ci demande même à ses étudiants de travailler à partir du texte de Dylan, afin d’identifier les vices de la théorie de l’accusation, de trouver des témoins et d’établir des emplois du temps parallèles pour créer un alibi à l’accusé. “All of Rubin’s cards were marked in advance/ The trial was a pig-circus he never had a chance.” [Toutes les cartes de Rubin étaient jouées d’avance/Le procès n’était qu’un cirque, il n’avait pas une chance.] La chanson Hurricane raconte l’histoire de policiers racistes, d’un juge véreux et d’un jury partial qui ont envoyé Carter derrière les barreaux en le condamnant deux fois à perpétuité. Un juge fédéral a pourtant fini [en 1985] par annuler la condamnation de Carter, car il estimait que l’accusation était “fondée sur le racisme plutôt que sur la raison”. Allison Connelly pense que la version de Dylan, qui voit dans cette affaire un coup monté, peut avoir influencé la promulgation et l’application des lois interdisant les contrôles routiers sans motif et empêchant les plaignants de congé-
Musique En kiosque depuis le 8 juin, le dernier hors-série de Courrier international, Révolutions sonores, est consacré aux interactions entre musique et société. De l’arabesk en Turquie à la tecnobrega au Brésil, en passant par le dancehall en Jamaïque, le grime au RoyaumeUni et le turbofolk dans les Balkans, la musique n’en finit pas de bousculer le statu quo et de transformer nos sociétés.
dier un juré du fait de sa race. L’un des premiers grands procès de Robert Lasnik, après sa nomination à la cour fédérale, en 1998, par le président Clinton, impliquait des immigrés illégaux, passibles d’expulsion et maintenus en détention pendant des années. A cette occasion, le juge a cité Chimes of Freedom, rappelant la sympathie de l’artiste pour les opprimés et les personnes maltraitées. “We ducked inside the doorway, thunder crashing/As majestic bells of bolts struck shadows in the sounds/Seeming to be the chimes of freedom flashing/Flashing for the warriors whose strength is not to fight/Flashing for the refugees on the unarmed road of flight/An’ for each an’ ev’ry underdog soldier in the night/An’ we gazed upon the chimes of freedom flashing.” [Nous nous réfugiions sous le porche, pendant que la foudre frappait/Et que des éclairs grandioses chassaient l’ombre avec fracas/Ils ressemblaient aux carillons de la liberté qui étincelaient/Qui étincelaient pour le guerrier dont la force est de ne pas combattre/Qui étincelaient pour les réfugiés sur la route sans armes/Et pour tous les soldats égarés dans la nuit,/Nous regardions étinceler les carillons de la liberté.]
Cité même par les conservateurs Si plusieurs juges comme Robert Lasnik, qui a aujourd’hui 60 ans, rendent hommage à Bob Dylan, ce respect ne semble pas mutuel, souligne David Zornow, un des associés du bureau new-yorkais du cabinet d’avocats Skadden, Arps, Slate, Meagher & Flom. “C’est un type qui ne dit pas beaucoup de bien des juges”, rappelle-t-il. Dans les volumineuses archives des chansons de l’artiste, il n’a trouvé que deux références à des juges humains et professionnels ; la majorité
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dénonce la corruption et les sautes d’humeur des magistrats. Et, tel un suspect rappelant son droit à garder le silence, Dylan a refusé de commenter son rôle de muse des juristes. Les paroles de Dylan sont souvent assimilées à des textes de gauche, et pourtant les deux citations figurant dans les jugements de la Cour suprême américaine sont le fait de conservateurs. Ainsi, en 2008, quand le président de la Cour suprême John Roberts Jr. a décidé que les sociétés de facturation engagées par les opérateurs de téléphones publics ne pouvaient pas intenter de procès aux usagers puisqu’elles n’avaient aucun droit sur l’argent qu’elles collectaient, il a cité (de façon incorrecte) Dylan : “When you ain’t got nothing, you’ve got nothing to lose” [Quand on n’a rien, on n’a rien à perdre] (in Like a Rolling Stone). L’an passé, le juge Antonin Scalia a fait référence à Dylan lorsqu’il a réprimandé ses collègues de la Haute Cour de justice parce qu’ils ne légiféraient toujours pas sur la question, en pleine évolution, du droit à la protection de la vie privée des employés utilisant l’adresse électronique de leur entreprise. Son argument : “Dire que ‘les temps changent’est une mauvaise excuse pour se soustraire à son devoir” (in The Times They Are A-Changin’). Robert Lasnik a également fait une référence à The Boxer, de Paul Simon, à propos de l’ignorance délibérée des hommes : “A man hears what he wants to hear and disregards the rest” [Un homme entend ce qu’il veut entendre et ignore le reste]. Aussi feint-il le désespoir face aux juges qui imitent sa manie d’invoquer Dylan : “Lorsque le président de la Cour suprême John Roberts a cité Dylan, je me suis dit : ‘Oh non ! Maintenant, ce n’est plus cool !’” Carol J. Williams
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Le guide Livre Enfin libres ! “Dégage !” Le slogan des manifestants tunisiens a fait le tour du monde et a été repris par les révoltés dans tout le monde arabe. C’est aussi le titre d’un livretémoignage rassemblant plus de 500 photos et plus de 100 témoignages sur la révolution tunisienne au tournant 2010-2011. “Des Tunisiens d’appartenance ou de cœur, anonymes ou jouissant d’une certaine notoriété, des intellectuels, d’anciens détenus politiques, des journalistes, des artistes, des jeunes et des moins jeunes racontent la révolution, reviennent sur les années de plomb, évoquent leurs espoirs, leurs craintes”, relate le webzine tunisien Business News. “Enfin libres de témoigner, enfin libres d’éditer !” jubilent, pour leur part, les éditeurs tunisiens. Dégage, signé par deux grands reporters de France Info, Isabelle Labeyrie et Grégory Philipps, est coédité par les éditions du Layeur et Alif.
Danse Montpellier à l’heure israélienne “Le festival Montpellier Danse invite cette année plusieurs troupes et chorégraphes de Tel-Aviv. C’est un événement. Barak Marshall, qui évolue entre Israël et les Etats-Unis, viendra en France pour la première fois avec ses deux créations les plus célèbres, Rooster et Monger. Dans le même temps, la manifestation accueillera Yossi Berg & Oded Graf, deux jeunes créateurs et leur troublante Animal Lost”, rapporte le magazine espagnol de danse Susy Q. “Venu d’Espagne, on retrouvera le danseur de flamenco Israel Galván, un habitué du festival français, qui proposera son légendaire La Edad de oro.” Montpellier Danse, du 22 juin au 7 juillet 2011 (montpellierdanse.com)
Exposition Les jeunes et la peinture C’est sur la performance picturale, sur le geste, plus que sur la classique toile enchâssée, que le Magasin (centre national d’art contemporain de Grenoble) s’est attardé dans l’exposition “Tableaux”. Utilisant comme point de départ le recouvrement du support par la peinture, les objets et l’espace, les pièces présentées sont pour beaucoup inédites. Une vingtaine de jeunes artistes, pour la plupart étrangers, s’y confrontent. L’Argentin Tomás Espina investit, par exemple, l’entrée de l’exposition avec une pièce murale. L’Anglaise Jessica Warboys a trempé ses toiles dans la mer et les a recouvertes de pigments pour donner à voir ses Sea Paintings. “Tableaux”, jusqu’au 4 septembre au Magasin, Grenoble (magasin-cnac.org)
Biographie Née à Chicago en 1962, Jennifer Egan est romancière et journaliste. Elle vit actuellement à New York. Particulièrement remarquée pour ses nouvelles publiées dans les magazines américains les plus prestigieux, comme The New Yorker, Harper’s ou Zoetrope, et reprises en recueil pour nombre d’entre elles, elle a également publié quatre romans, dont Invisible Circus, en 1995 (La parade des anges, Belfond, 1995) et Look at Me en 2001 (L’envers du miroir, Belfond, 2003). Son cinquième roman, chroniqué ci-contre, a été consacré le 18 avril dernier par le prix Pulitzer.
Le livre
Le temps version 2.0 Dans un roman astucieusement construit comme une série de petites nouvelles connectées les unes aux autres, l’Américaine Jennifer Egan propose une méditation sur la perception de la temporalité. Financial Times Londres
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en n i f e r E g a n f a i t u n e e n t r é e remarquée dans le cercle des romanciers américains. Son dernier livre, A Visit from the Goon Squad [littéralement “Une visite du gang des petites frappes”], nous arrive d’outreAtlantique dans une fanfare de louanges. Il a même coiffé sur le poteau Freedom, de Jonathan Franzen, en remportant à la fois le prix Pulizer du roman et le Prix de la fiction décerné par le National Book Critics Circle. C’est son quatrième roman, même si ce terme ne sied pas parfaitement à un récit qui suit tout un groupe de personnages dans une suite de petites nouvelles ingénieusement reliées les unes aux autres. On trouve certes quelques astuces très postmodernes, tel ce passage raconté dans le style d’une présentation PowerPoint. Mais l’écriture d’Egan s’inscrit, c’est toute sa force, dans la tradition classique du roman réaliste du XIXe siècle. Le récit démarre avec Sasha, une New-Yorkaise cleptomane d’environ 35 ans, dont le rendezvous amoureux tourne a u vinaigre après son vol d’un sac à main dans les toilettes des dames. Sasha travaille comme attachée de presse pour un nabab du rock entre deux âges, Bennie Salazar, dont nous faisons la connaissance dans la nouvelle suivante, où il va chercher son fils ado au lycée. Puis la chronologie se brouille ; la séquence suivante
nous emmène en 1979 : Bennie est un adolescent qui joue dans un groupe punk en Californie. Et ainsi de suite. Jennifer Egan nous propose ainsi treize pseudo-nouvelles qui constituent autant de pseudo-chapitres reliés les uns aux autres par un lien ténu. Avec d’incessants vaet-vient temporels, d’un safari au Kenya en 1973 à un panorama très SF de New York dans les années 2020. Le narrateur change lui aussi sans cesse. Le texte est rédigé selon les cas à la première, à la troisième et même à la deuxième personne. Le passage version PowerPoint nous donne à entendre une petite fille de 12 ans qui raconte sa vie de famille : c’est la fille de Sasha, et son récit se passe près de quinze ans après le rendez-vous raté qui ouvre le livre. La question du temps est clairement le fil conducteur du livre. Une citation d’A la recherche du temps perdu, de Proust, fait d’ailleurs office de préface. Quant au titre, il fait référence à une chanson d’Elvis Costello [Goon Squad] sur le vieillissement. “Le temps est une petite frappe, pas vrai ? dit Bennie. Tu vas pas laisser cette petite frappe te balader ?” Les personnages de Jennifer Egan n’ont généralement pas le vieillissement très heureux. Des souvenirs d’une liberté inhérente à la jeunesse les hantent. “Je veux savoir ce qu’il s’est passé entre le point A et le point B”, insiste un personnage, soucieux de comprendre quel chemin a pu conduire le chanteur charismatique qu’il a jadis été dans le groupe punk de Bennie à sombrer vingt-cinq ans plus tard dans une semi-marginalité. Jennifer Egan comme ses personnages ont une conscience hyperaiguë des conséquences physiques du vieillissement. Interviewant une jeune starlette hollywoodienne, une journaliste désabusée s’extasie sur sa peau parfaite, “cette enveloppe douce, charnue, agréablement parfumée, sur laquelle la vie vient gribouiller les minutes de nos échecs et de notre épuisement”. Un producteur de musique bon vivant, proche de la quarantaine, affiche “un visage de surfeur aux mâchoires carrées un peu fatigué sous les yeux”. Une mère de famille d’un quartier résidentiel s’émerveille devant une autre femme “dont la grossesse prodigieuse [n’a] en rien altéré la taille de guêpe et les biceps hâlés”. Cette importance donnée à l’attrait physique est voulue : c’est ainsi que pensent les personnages. Mais elle est aussi assumée sans réserve par Jennifer Egan, donnant à son écriture un vernis vaguement narcissique. Et les personnages s’en trouvent moins sympathiques qu’elle ne l’aurait probablement souhaité. A Visit from the Goon Squad n’en reste pas moins une lecture très recommandable. Jennifer Egan possède un œil assuré pour composer des images saisissantes, comme cette vue sur Manhattan depuis le 45e étage d’un gratteciel, “toute la ville étendue sous nos yeux à la façon des draps qu’étendent les vendeurs ambulants, jonchés de montres et de ceintures clinquantes et bon marché”. A l’époque victorienne, la généralisation des montres et des journaux avait modifié la perception du temps et participé à l’essor du roman réaliste. Le roman de Jennifer Egan nous laisse entendre qu’aujourd’hui aussi notre perception de la temporalité change. “Ce truc d’envoyer des messages par l’ordinateur, ça va être DÉMENTIEL, bien plus que le téléphone”, annonce un internaute pionnier dans un chapitre situé en 1992. Le réseau des liens tissés entre les personnages et leurs histoires nous décrit un monde marqué par une soif intarissable de connexions. A Visit from the Goon Squad revisite le réalisme du XIXe siècle à l’ère de la messagerie instantanée et de Facebook. Ludovic Hunter Tilney
ERIC MCNATT/CONTOUR/GETTY IMAGES
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Insolites De grâce, repose-toi !
DING HAITAO/LANDOV/MAXPPP ; FABRIZIO RUGGIERI/ALAMY ; CONG AN NHAN DAN ; DR
Prendre un cochon dans ses bras
Ba Ren, le plus grand marché porcin de la province de Quang Nam, dans le centre du Vietnam, est célèbre pour une attraction unique : la pesée des animaux. Des femmes spécialement affectées à cette tâche montent avec la bête sur la balance – un travail très utile aux vendeurs de cochons, qui ont bien du mal à y faire grimper leur animal. Elles sont là par tous les temps, par un soleil implacable l’été et un froid glacial l’hiver. Cette méthode de pesée originale est un emploi à part entière.
Les femmes qui ont choisi d’accomplir cette tâche difficile et salissante sont toutes des paysannes de plus de 40 ans qui ne trouvaient pas de travail. Tran Thi Thao, 47 ans, porte les cochons depuis dix-huit ans. “J’ai commencé à faire ce travail à une époque où j’étais vraiment sans le sou. Grâce à l’affection et au soutien des autres femmes, j’ai pu m’occuper de mon vieux père et de mes deux enfants pendant presque vingt ans.” Chaque pesée rapporte 500 dongs. En travaillant dur, explique Thao, on peut gagner jusqu’à 40 000 dongs (1,3 euros) en une journée. Entre les peseuses, pas de rivalité, bien au contraire. Les disputes sont rares et elles se serrent les coudes en cas de coup dur. Les plus démunies sont même prioritaires pour les pesées. Luu Thi Lien, 75 ans, est la doyenne des porteuses de cochons. “Je suis trop pauvre et trop vieille pour faire autre chose ; je n’ai pas le choix”, dit-elle. Elle se fatigue très vite et souffre du dos. Avec une attention très émouvante, ses collègues s’assurent qu’elle ne s’occupe que de la pesée des animaux les plus petits. Ce travail est peut-être ingrat et mal payé mais il permet à ces femmes de gagner leur vie honnêtement, et leur solidarité à l’égard des plus faibles est vraiment exemplaire. Tuoi Tre News, Hô Chi Minh-Ville
Une croix sur l’abbaye La basilique Sainte-Croix-deJérusalem, à Rome, a beau renfermer deux épines de la couronne du Christ et des fragments de la Vraie Croix, elle n’est pas en odeur de sainteté. L’abbaye de Santa Croce a été fermée sur ordre du Vatican, qui lui reproche notamment ses “abus liturgiques et ses mondanités”, rapporte La Stampa. A en croire le quotidien, la clôture des cisterciens s’accommodait mal du succès des lieux, chers à l’aristocratie romaine.
La visite de célébrités “catholiquement incorrectes” comme Madonna, la danse devant l’autel de sœur Anna Nobili, ancienne strip-teaseuse, la lecture non-stop de la Bible transmise en direct à la télévision, le service de limousines fourni aux pèlerins les plus aisés, tout cela semble avoir chiffonné en haut lieu. Après inspection vaticane, les moines de Santa Croce in Gerusalemme ont dû mettre une croix sur l’abbaye qui abritait leur ordre depuis cinq siècles.
Prison : sevrés à la carotte Il sera bientôt interdit de fumer dans les prisons néo-zélandaises. Pour aider les détenus à décrocher, certains établissements expérimentent une saine initiative : leur fournir des bâtonnets de carotte. Conformément à la directive nationale, la prison d’Invercargill et la maison d’arrêt d’Otago ont commencé à distribuer deux bâtonnets à chaque détenu. Après étude de la taille et du prix de revient, on a opté pour de grosses carottes coupées en seize morceaux, ce qui permet d’obtenir des bâtonnets assez uniformes. “C’est tout ce truc oral… s’ils ont quelque chose dans la bouche, ils ne chercheront pas à y mettre une cigarette”, commente Beven Hanlon, président de l’Association des établissements pénitentiaires de Nouvelle-Zélande. L’interdiction de fumer entrera en vigueur le 1er juillet, indique The Southland Times, repris par Stuff. Les autorités espèrent que cette distribution de carottes incitera les détenus qui achetaient des clopes avec leur allocation hebdomadaire à se procurer des produits plus sains que les sucreries et les nouilles instantanées proposées aux prisonniers.
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allure peu fière, des attitudes bizarroïdes. Vous n’y êtes pour rien, c’est votre âge qui vous joue des tours. Regagnez alors votre place, celle des personnes qui méritent amplement le repos. Ne souffrez plus davantage. Votre sacrifice est loin d’être un remède, c’est une souffrance supplémentaire que vous faites subir à votre peuple. Votre âge est une fierté. Nous serons davantage fiers de vous si vous acceptez de prendre votre place. Pour un repos paisible, nous avons décidé de vous offrir une chaise pliante et les accessoires du grand-père (une bouilloire et un chapelet) pour que vous vous rapprochiez davantage du bon Dieu. Ce n’est qu’un symbole. Vous pourriez ensuite vous en procurer à votre convenance. Mais nous vous supplions d’accepter notre cadeau. Au moins prenez-y place. Vous y trouverez, sans doute, le repos tant attendu que réclame votre corps. La place du patriarche africain. Cher grand-père, nous te souhaitons en ce jour anniversaire un beau ciel bleu, un soleil d’or, tout ce que tu veux et plus encore, mais de grâce repose-toi. Patriotiquement. Xaley Rewmi (Les jeunes du parti Rewmi)
F ù Un aire cas S e s e co toc rel on r so ré n kh igi pa n fa gu ser olm on in – lev p rin liè vé . po e a de art e e rem au Seu ur t so in ? 2 s en t e fr l h le n se 00 ma va de l nt igo ic s bo lev su m co ins ca ’ea êtr , le : po bo ain d r l ain ur e nc u. e le u s ? M e la ’île e, onn xpe es Qu nou vai r êt de le etr pâ de la b es rt ? L e f rri n d re s p o. te S o ( es e ai a oi la se. ju öd ula 22 . M lais re q vec t nt N sq er n eu oy s u d es e u m ge ro e er an e et res ’à v alm rie s) nn en d la le te ot , s Ur pa an tre on s p p re ’o b r t oi lus re cc an ss q to up D on u’à u e eli , s r ca r, é ou se cr ge r it s.
Abdoulaye Wade, président du Sénégal, a fêté ses 85 ans le 29 mai. Un âge vénérable, mais pas toujours vénéré. Celui qu’on appelait jadis affectueusement “Gorgui” – “le Vieux Sage” – est souvent surnommé “le Vieux”, tout court. Il a d’ailleurs reconnu qu’il pourrait bien avoir quelques printemps de plus, puisque l’état civil était quasi inexistant à l’époque de sa naissance. Les jeunes partisans de l’opposant Idrissa Seck (“Idy”) ont célébré à leur façon l’anniversaire officiel du président en publiant la lettre suivante sur le portail sénégalais Seneweb.com : C’est un grand plaisir de contribuer à la joie d’une journée comme celle-là, qui est une occasion de venir vous rappeler le respect et l’affection qui vous sont portés. Grand-père, nous pouvons dire avec certitude que vous avez, ce 29 mai, au moins 85 ans. Les gériatres ont fixé l’âge de la dégénérescence physique et mentale irréversible à 80 ans. Vous nous causez beaucoup de soucis quand vos actes traduisent l’inconfort du poids de votre âge. Vous en êtes à des oublis dangereux, des déclarations anachroniques, une