Afrique CFA 2 800 FCFA Algérie 450 DA Allemagne 4,20 € Autriche 4,20 € Canada 6,50 $CAN DOM 4,40 € Espagne 4,20 € E-U 6,95 $US G-B 3,50 £ Grèce 4,20 € Irlande 4,20 € Italie 4,20 € Japon 750 ¥ Maroc 32 DH Norvège 52 NOK Pays-Bas 4,20 € Portugal cont. 4,20 € Suisse 6,20 CHF TOM 740 CFP Tunisie 5 DTU
N° 1180 du 13 au 19 juin 2013 courrierinternational.com France : 3,70 €
Pas de printemps pour Techno Ces objets qui prennent vie FRANCE— CLÉMENT MÉRIC : UNE AFFAIRE POLITIQUE, VRAIMENT ? ÉTATS-UNIS— LES DÉRIVES DE BIG BROTHER
Russie—Les extraterrestres de la taïga
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L’IRAN Election fermée Société bloquée Menace de guerre
4.
Courrier international — no 1180 du 13 au 19 juin 2013
ÉDITORIAL
Sommaire
ÉRIC CHOL
à la une
La femme qui voit rouge
PAS DE PRINTEMPS POUR L’IRAN
7 jours dans le monde Portrait. Ada Colau, une des “Méditerranéennes” dont Serge Moati brosse le portrait dans un documentaire du même nom sur France 2 10. Controverse. Imposer des droits de douane au solaire chinois, est-ce légitime ? 9.
Un membre du clergé chiite iranien face au portrait de Khomeyni.
MONTAZERI
L
D’un continent à l’autre
Candidats soigneusement sélectionnés, Internet verrouillé : la présidentielle confirme les blocages d’un pays économiquement asphyxié et dont le programme nucléaire nourrit les spéculations sur l’imminence d’une guerre.
7 jours dans le monde
p.7
Edward Snowden : traître ou héros ?
ASIE 20. Cambodge. Apprendre le chinois : un must 22. Inde. Mehmeet, la voix tranquille du Cachemire AMÉRIQUES 24. Etats-Unis. La NSA joue à Big Brother 26. Équateur. Entre les Andes et l’océan,
un train d’union
EUROPE 28. Portugal. Touche pas à ma poste! 29. Allemagne. Les jardins ouvriers entre immigration et gentrification 30. Italie. Dans le Guantánamo de Rome
p.14
FRANCE 31. Société. Les extrêmes aux anges 32. Culture. Il joue de la tour Eiffel
Pour l’universitaire et éditorialiste Ahmet Insel, les événements montrent qu’une nouvelle génération a “pris goût au souffle de la liberté”.
En couverture : —Dessin de Mana Neyestani (Iran) extrait de son recueil “Tout va bien !”, paru aux Editions çà et là (Paris, 2013). —Dessin de Joe Magee, Royaume-Uni.
AFRIQUE 16. Tunisie. Union libre ou mariage coutumier? 17. Mali. Kidal, ville lugubre et sous pression 18. Afrique du Sud. Jacob Zuma et ses bons amis indiens
Désormais exilé à Hong Kong, cet ancien employé de la CIA a décidé de dénoncer les abus de la très puissante Agence de sécurité nationale américaine. (Lire aussi “La NSA joue à Big Brother”, p. 24.)
Turquie “Le mur de la peur s’est fissuré”
* “How Samantha Power could change U.S. diplomacy”, Suzanne Nossel, Foreign Affairs (5/6/13)
MARTINERA
es reculades répétées de la Maison-Blanche ont fini par semer le doute sur la doctrine de Barack Obama en matière de politique étrangère. Il y a bien cette fameuse ligne rouge, évoquée l’été dernier, à ne pas franchir sous peine de déclencher le feu américain. Mais depuis que l’on sait avec certitude que des gaz chimiques ont été utilisés dans le conflit syrien, que s’est-il passé ? Rien. La diplomatie américaine est engluée dans l’immobilisme. Obama fait du Obama. Pas question de faire repartir les boys rentrés d’Irak ou d’Afghanistan dans un nouveau piège guerrier. Les folles équipées de l’ère Bush appartiennent au passé. D’ailleurs, selon une blague en vogue ces jours-ci à Washington, il n’y aurait plus une ligne rouge, mais cinquante nuances de rouge. Pardon, on avait mal compris. Le problème, c’est que les “bons amis” des Etats-Unis, à Damas, à Téhéran ou à Pyongyang, ont reçu le message 5 sur 5 : la détermination du président américain est à géométrie variable. Il y a fort à parier que les conservateurs iraniens, réconfortés par le scrutin présidentiel du 14 juin, soient tentés de tester ce camaïeu de rouge esquissé par la Maison-Blanche. Ils auraient tort. Car, comme l’écrit la revue Foreign Affairs*, la nomination de Samantha Power comme ambassadrice auprès des Nations unies pourrait finalement changer la diplomatie américaine. Face aux atrocités commises dans le monde, cette ancienne journaliste de guerre refuse la passivité des politiques. Dans la grande maison de verre des Nations unies, elle sera pour Barack Obama la femme qui voit rouge.
rubriques
p.34
Transversales 42. Sciences et innovations. Quand tous
nos objets seront programmables 49. Economie. Ici, on accepte
360°
les sampaios
p.52
50. Médias. La presse égyptienne
Les extraterrestres de la taïga
Retrouvez Eric Chol chaque matin à 6 h 55, dans la chronique
“Où va le monde” ANDREÏ MOLODYCKH
sur 101.1 FM
Exilées depuis des décennies à l’étranger, où elles ont vécu repliées sur leurs traditions, des familles orthodoxes reviennent aujourd’hui dans l’Extrême-Orient russe. Mais le pays dont elles rêvaient a beaucoup changé.
rappelée à l’ordre 51. Signaux. Cartographie de la passion
amoureuse
360º 56. Plein écran. 100% Kentucky 58. Voyage. Kosice ou l’éveil de la belle
endormie 60. Tendances. Utopies pour riches
Cairotes 62. Histoire. La belle légende d’Amnesty
6.
Courrier international — no 1180 du 13 au 19 juin 2013
Sommaire LES JOURNALISTES de Courrier international sélectionnent et traduisent plus de 1 500 sources du monde entier : journaux, sites, blogs. Ils alimentent l’hebdomadaire et son site courrierinternational.com. Les titres et les surtitres accompagnant les articles sont de la rédaction. Voici la liste exhaustive des sources que nous avons utilisées cette semaine : ABC, Madrid, quotidien. Ha’Aretz,Tel-Aviv, quotidien. Brasileiros, São Paulo, mensuel. The Diplomat, (thediplomat.com) Tokyo, en ligne. Expresso, Lisbonne, hebdomadaire. Financial Times, Londres, quotidien. Il Foglio, Milan, quotidien. Foreign Policy, Washington, bimestriel. Frankfurter Allgemeine Zeitung, Francfort, quotidien. The Guardian, Londres, quotidien. Huanqiu Shibao (Global Times), Pékin, quotidien. Hürriyet, Istanbul, quotidien. Kayhan, Téhéran, quotidien. Mag14.com, Tunis, en ligne. Mint, New Delhi, quotidien. The New York Times, Etats-Unis, quotidien. Oxford American, Conway (Arkansas), trimestriel. Qandisha, (www.qandisha.ma) Casablanca, en ligne. La Repubblica, Rome, quotidien. Rooz, (roozonline.com) Amsterdam, en ligne. Rousski Reporter Moscou, hebdomadaire. As-Safir, Beyrouth, quotidien. Süddeutsche Zeitung, Munich, quotidien. Die Tageszeitung, Berlin, quotidien. Tehelka, New Delhi, hebdo. El Telégrafo, Guayaquil, quotidien. Le Temps, Genève, quotidien. T24, Istanbul, en ligne. USA Today, McLean (Virginie), quotidien. Vatan Istanbul, quotidien. Visão, Lisbonne, hebdomadaire. The Wall Street Journal, New York, quotidien. The Washington Institute, Etats-Unis, en ligne. El-Watan, Alger, quotidien. Wired, San Francisco, mensuel. Your Middle East, (yourmiddleeast.com) Stockholm, en ligne. Die Zeit, Hambourg, hebdomadaire.
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Continuez à progresser en prenant en compte les remarques de vos fidèles lecteurs. —Jean-Marie Pillot Balma
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Chaque semaine, j’attends avec anxiété l’arrivée de Courrier International au Québec. Grand format, tour du monde de l’actualité, mise en page professionnelle et colorée, conception graphique hors du commun, sujets diversifiés. Un délice pour l’intellect. —Robert Riel Montréal
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Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74) Site Internet Hamdam Mostafavi (chef des informations, responsable du web, 17 33), Carolin Lohrenz (chef d’édition, 19 77), Carole Lyon (rédactrice multimédia, 17 36), Paul Grisot (rédacteur multimédia, 17 48), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82), Patricia Fernández Perez (marketing), Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service, 16 97) Traduction Raymond Clarinard (rédacteur en chef adjoint), Natalie Amargier (russe), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Julie Marcot (anglais, espagnol, portugais), Daniel Matias (portugais), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), Ngoc-Dung Phan (anglais, italien, vietnamien), Olivier Ragasol(anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol), Leslie Talaga (anglais, espagnol) Révision Jean-Luc Majouret (chef de service, 16 42), Marianne Bonneau, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Françoise Picon, Philippe Planche, Emmanuel Tronquart (site Internet) Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Lidwine Kervella (16 10), Stéphanie Saindon (16 53) Maquette Bernadette Dremière (chef de service), Catherine Doutey, Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Josiane Petricca, Denis Scudeller, Jonnathan Renaud-Badet, Alexandre Errichiello, Céline Merrien (colorisation) Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66) Calligraphie Hélène Ho (Chine), Abdollah Kiaie (Inde), Kyoko Mori (Japon) Informatique Denis Scudeller (16 84) Directeur de la production Olivier Mollé Fabrication Nathalie Communeau (directrice adjointe), Sarah Tréhin (responsable de fabrication). Impression, brochage Maury, 45330 Malesherbes. Ont participé à ce numéro Jean-Baptiste Bor, Sophie Bouillon, Isabelle Bryskier, Sophie Courtois, Marie-Anne Dayé, Geneviève Deschamps, Monique Devauton, Anastazia Dupuy, Chloé Emmanouilidis, Laurhena Faye, Gabriel Hassan, Mira Kamdar, Hanna Klimpe, Feriel Kolli, Jean-Baptiste Luciani, Laetitia Moreni, Valentine Morizot, Chloé Paye, Alice Quistrebert, Camille Savage, Pierangélique Schouler, Isabelle Taudière, Marine Zambrano Publicité M Publicité, 80 boulevard Blanqui, 75013 Paris, tél. : 01 57 28 20 20 . Directrice généraleCorinne Mrejen. Directeur délégué David Eskenazy (
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orientation. Vous dites que “là où la croix blesse, c’est quand les religions descendent du spirituel au temporel”. Au nom de quoi déniez-vous le droit à des sensibilités d’exprimer leurs opinions ? En quoi est-il anormal que des associations, fussent-elles d’inspiration catholique, expriment leur point de vue et le fassent savoir ? —Xavier Damez
Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €. Actionnaire La Société éditrice du Monde. Président du directoire, directeur de la publication : Antoine Laporte. Directeur de la rédaction, membre du directoire :Eric Chol. Conseil de surveillance : Louis Dreyfus, président. Dépôt légal Juin 2013. Commission paritaire n° 0712c82101.
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7 jours dans le monde.
↙ Dessin de Martirena, Cuba.
Douteux privilège
ÉTATS-UNIS
Edward Snowden : traître ou héros?
Consommation annuelle de viande
(2009, en kilogrammes par personne)
Agé de 29 ans et désormais réfugié à Hong Kong, cet ancien employé de la CIA a décidé de dénoncer les abus de la très puissante NSA, l’Agence de sécurité nationale américaine.
ÉTATS-UNIS UNION EUROPÉENNE AMÉRIQUE DU SUD CHINE
—USA Today McLean (Virginie) oici une définition du héros : quelqu’un qui, lorsqu’il a le choix entre une bonne action qui va lui coûter très cher et une mauvaise action dont il va tirer de grands avantages personnels, choisit la première solution. On pense à Wesley Autrey, ce type formidable qui, en 2007, a sauté devant une rame du métro de New York pour sauver un inconnu. On songe aussi à Nelson Mandela, l’ancien président sud-africain, aujourd’hui malade, qui a passé vingt-sept ans en prison plutôt que de renoncer à l’engagement qu’il avait pris de libérer son peuple. Mais qu’en est-il d’Edward Snowden, cet homme de 29 ans, ancien employé des services de renseignements [il a travaillé pour la CIA avant d’être employé par différents sous-traitants de la NSA, comme Booz Allen Hamilton], qui a avoué le 9 juin être à l’origine des révélations sur le programme de surveillance des communications téléphoniques décidé par le gouvernement américain ? Doit-on le considérer comme un héros du fait qu’il protège la vie privée des citoyens à ses risques et périls ou comme un criminel qu’il faut poursuivre pour avoir révélé des secrets aux terroristes ? Maintenant qu’on a mis un visage sur cette affaire, son dénouement pourrait dépendre en grande partie de la réponse qu’on apportera à cette question. Soit Snowden se retrouvera derrière les barreaux et les autorités continueront à espionner sans contrainte, soit il sera adulé et les pouvoirs publics reculeront. A l’aune de la pureté des intentions – et si ses dires sont confirmés –, Snowden pourrait fort bien avoir l’étoffe d’un héros. Il semble n’avoir rien à gagner personnellement dans cette affaire. Et beaucoup à perdre : il a sacrifié une belle carrière et 200 000 dollars de revenus annuels, sa famille et sa petite amie, pour vivre en cavale, si ce n’est en captivité. Il affirme de façon convaincante qu’il n’a agi qu’après avoir conclu qu’il fallait faire vite pour stopper un programme signifiant la fin de la vie privée telle qu’on la conçoit généralement et menaçant la démocratie “dans son existence même”. Ces préoccupations sont très largement partagées.
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7 JOURS.
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ASIE DU SUD-EST
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SOURCE : “THE ECONOMIST”, FAO
Et, contrairement à ceux qui ont révélé de manière discutable des secrets d’Etat – Julian Assange, de WikiLeaks, ou le soldat Bradley Manning, actuellement en procès et qui encourt une peine de prison à vie –, Snowden a été sélectif dans ses révélations, laissant de côté des informations dont il pensait qu’elles pourraient mettre en danger certaines personnes. De plus, à chaque nouvelle fuite, il est devenu plus évident que Snowden avait agi à bon escient. Il a suscité un débat public sur des programmes extrêmement indiscrets qui aurait dû avoir lieu avant leur lancement. Une base de données secrète pistant de façon permanente les faits et gestes de chaque Américain représente de fait une menace pour la démocratie si elle est alimentée indéfiniment. Il n’en reste pas moins que la voie empruntée par Snowden vers l’héroïsme est semée d’embûches. Les intentions pures de Snowden et les conséquences heureuses [de ses révélations] n’enlèvent rien au fait qu’il a transgressé la loi et révélé des informations à la fois classées secrètes et d’une grande utilité pour repérer les terroristes. Les autorités ne peuvent pas laisser passer un tel délit sans créer un précédent
79 %
qui mettrait des secrets très sensibles à la portée du premier venu. Snowden se dit prêt à une telle éventualité. Mais, comme Mandela l’a appris à ses dépens, le prix à payer pour défendre des principes peut être très élevé. Parfois, il n’y a aucune autre rétribution que la satisfaction d’avoir fait ce qu’il fallait faire. Snowden assure que cela seul lui suffit et, si tel est effectivement le cas, il s’avérera peut-être que ses actes ont été héroïques. Mais d’ici là il devra affronter de nombreuses épreuves, et très certainement un procès. — Publié le 9 juin
SOURCE USA TODAY McLean, Virginie Quotidien, 1 800 000 ex. www.usatoday.com Lancé en 1982, c’est le seul quotidien national du pays avec The Wall Street Journal. Titre populaire, il n’en offre pas moins des articles de qualité, parfois en avance sur les grands journaux.
des Suisses ont approuvé un durcissement du droit d’asile par référendum le dimanche 9 juin. Les Suisses ont en revanche rejeté à 76 % l’élection directe des membres du Conseil fédéral (le gouvernement)
par le peuple. Cette initiative visant à court-circuiter le Parlement avait été proposée par le parti populiste UDC et dénoncée par l’ensemble des autres partis. Le Temps applaudit, soulignant la
SANTÉ —Manger de la viande est un privilège dont il vaut mieux se passer. Aux Etats-Unis, on en consomme en moyenne deux fois plus qu’en Chine et six fois plus qu’en Afrique. Mais les Américains s’en portent-ils mieux ? Non, si l’on en croit une récente étude relayée par le magazine Time. Les végétariens et végétaliens auraient 12 % de risques de décès en moins, d’après l’American Medical Association’s Journal of Internal Medicine. D’autres études avaient déjà montré que la viande est liée à des problèmes de santé – crise cardiaque, cancer – qui causeraient la mort de 1,3 million d’Américains chaque année.
La violence, quelle violence? VENEZUELA —Fin mai, les grandes
chaînes privées de télévision vénézuéliennes ont accepté de se plier à une campagne gouvernementale officiellement destinée à combattre l’insécurité, rapporte le quotidien El Universal. La télévision est en fait accusée de “glorifier” la violence – en la montrant trop souvent. Cette mise au pas fait suite au changement de propriétaire de Globovisión, la dernière chaîne de télévision ouvertement d’opposition. Depuis, plusieurs journalistes et animateurs de la chaîne ont démissionné ou ont été remerciés, même s’il reste des antichavistes convaincus comme le présentateur vedette Leopoldo Castillo. El Universal parle de “nouvelle étape de la télévision vénézuélienne”. confiance des Suisses dans leurs institutions. Au-delà de l’asile ou de l’Europe, “l’UDC est incapable d’exercer la moindre influence sur les questions de démocratie et de gouvernance”, note le quotidien.
8.
7 JOURS
Courrier international — no 1180 du 13 au 19 juin 2013
ILS PARLENT DE NOUS
LA PHOTO DE LA SEMAINE
JUAN PEDRO QUIÑONERO, correspondant à Paris du quotidien conservateur espagnol ABC, sur la réforme des retraites.
Avis de naufrage
De l’Allemagne à la Hongrie, l’Europe de l’Est a passé plusieurs jours sous les eaux à la suite de crues spectaculaires. A Varsovie (ci-dessus), la maire, Hanna Gronkiewicz-Waltz, n’avait vraiment pas besoin des pluies torrentielles qui ont inondé la ville le 9 juin, alors que ses détracteurs demandent sa démission. Une pétition pour la tenue d’un référendum pour révoquer “HGW” a déjà recueilli plus de 100 000 signatures sur les 134 000 exigées, relate le quotidien Gazeta Wyborcza. On lui reproche d’avoir gonflé le nombre d’employés de la mairie, tout en rognant sur les transports en commun et l’éducation. Ce à quoi s’est ajouté l’abattage des arbres dans un jardin public.
même coûté 500 millions d’euros au pays. Mais le ministre se déclare sans tache – “on” ne l’a pas tenu au courant, dit-il. La faute, donc, au “troisième invisible” – c’est le titre du film d’Hitchcock en allemand –, persifle la TAZ .
SYRIE
Le jeu risqué du Hezbollah
Adopter au Maroc, un chemin de croix Cours, Maizière, cours ! ALLEMAGNE — “Un drone pour-
suit un innocent”, titre ironiquement le quotidien Die Tageszeitung du 6 juin en reprenant une image célèbre de La Mort aux trousses, d’Alfred Hitchcock. La tête de Cary Grant y est remplacée par celle du ministre de la Défense allemand, Thomas de Maizière. Celui-ci a dû expliquer pourquoi il a soutenu pendant des années un projet d’achat de drones de surveillance inutilisables – une situation connue depuis longtemps. Le projet, abandonné à la mi-mai, aura tout de
ESPAGNE —Au Maroc, des dizaines de familles espagnoles ont vu leur kafala – le processus d’adoption musulman, qui impose notamment que la religion islamique soit préservée pour l’enfant – s’interrompre brusquement à l’arrivée au pouvoir des islamistes du Parti de la justice et du développement, en janvier 2012, rapporte El País. Elles avaient pourtant noué des liens forts avec les enfants, depuis parfois plus d’un an. Mustafa Ramid, le ministre de la Justice marocain, estime qu’il n’y a aucun moyen de s’assurer que les termes de la kafala seront respectés si l’enfant quitte le pays. Les familles ont envoyé une lettre aux ministres de la Justice du Maroc et de l’Espagne, qui se sont rencontrés lundi 10 juin.
E
ngagés aux côtés de Bachar El-Assad, les combattants du Hezbollah ont joué un grand rôle dans la prise de Qousseir le 5 juin. Cette ville stratégique proche du Liban était aux mains des rebelles depuis dix-huit mois. Les hommes du mouvement chiite libanais se rassemblent à présent autour d’Alep, où Assad compte lancer sa prochaine grande offensive. La guerre en Syrie est une entreprise à haut risque pour le Hezbollah, observe le site libanaisNow. Le mouvement
risque de se trouver embourbé dans une campagne longue et coûteuse, désastreuse pour son image : “Le soi-disant défenseur des opprimés est à l’avant-garde de la répression exercée par Assad contre son propre peuple.” Il se met aussi à dos ceux des Libanais qui ne veulent pas d’un soutien au régime syrien, avec le risque d’un embrasement. Une crainte encore amplifiée le 9 juin : un homme a été tué à Beyrouth lors d’une manifestation contre l’engagement du Hezbollah en Syrie.
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ADAM STEPIEN/AGENCJA GAZETA/VU
“La France est victime de sa bureaucratie” La publication vendredi 14 juin du rapport Moreau va lancer la réforme des retraites. C’est un sujet périlleux pour le gouvernement ? C’est un sujet à la fois essentiel et très dangereux. Si le gouvernement ne bouge pas ce n’est pas bon, et s’il bouge c’est extrêmement périlleux. Cela fait trente ans que la réforme des retraites est urgente et que le pouvoir se contente de compromis toujours boiteux, qui ne font qu’aggraver la situation. Comment expliquer cette difficulté à réformer ? Comme le disait le sociologue Michel Crozier, la société française est victime de son Etat bureaucratique. Dans quel pays trouve-t-on autant de statuts différents et des fonctionnaires aussi protégés ? Toute réforme sera nécessairement adoptée, avec l’assentiment de la bureaucratie française. L’Espagne va lancer une nouvelle réforme des retraites. Les enjeux sont-ils les mêmes qu’en France ? Pas vraiment. L’Espagne dispose d’un système bien plus égalitaire et beaucoup moins bureaucratique. La France est victime d’un Etat carnivore alors que l’Espagne souffre d’un Etat impuissant, prisonnier notamment de ses relations avec les régions. Pour un Espagnol moyen, la situation des retraites en France est littéralement incompréhensible, à cause de la multitude de statuts qui y coexistent.— ↖ Dans la tête d’Assad, Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah. Dessin de Stavro paru dans The Daily Star, Beyrouth.
SUR LE WEB courrierinternational.com En complément, La semaine politique française vue d’ailleurs. Chaque semaine, retrouvez l’actualité commentée par les correspondants étrangers, en vidéo.
7 JOURS.
Courrier international — no 1180 du 13 au 19 juin 2013 Ada Colau est l’une des Méditerranéennes dont Serge Moati brosse le portrait dans un documentaire du même nom qui sera diffusé sur France 2 le mardi 18 juin à 22 h 40. Courrier international est partenaire de ce documentaire qui montre des femmes engagées de différentes manières sur les rives de la Méditerranée.
ILS/ELLES ONT DIT
Ada Colau Elle fait du logis son combat
L
’Espagne a appris son existence le jour où, devant un micro, la voix tremblante d’indignation, elle a qualifié les banquiers de “criminels” [en février dernier]. Ada Colau en avait assez que les banques, souvent sauvées grâce à l’argent des Espagnols, celui des riches et celui des pauvres, jettent à la rue des familles entières, des gens sans ressources – des “victimes de l’escroquerie immobilière”. Ada a fait de la résistance aux expulsions son combat. Certaines ont coûté plusieurs vies ces derniers mois – d’où le choix du qualificatif “criminel”. Ces suicides sont entrés comme des poignards dans les consciences de tous (ou presque tous). D’autres expulsions ont entraîné des drames sociaux. Ada Colau Ballano est une Barcelonaise de 38 ans, descendue dans la rue pour la première fois en 2003, après l’invasion de l’Irak ourdie par le “trio des Açores” (Bush, Blair et Aznar). Elle s’est alors ralliée au mot d’ordre scandé par des centaines de milliers de citoyens dans les grandes villes d’Espagne : “Non à la guerre !” Ce fut l’occasion de rencontrer des gens ayant les mêmes préoccupations qu’elle, des gens qui inscrivaient “des questions planétaires dans la vie quotidienne”. Et elle s’est concentrée sur le logement, y voyant “le principal facteur de précarité”. Ce mouvement a débouché en 2006 sur “V de Vivienda” [L comme Logement], un précurseur, à sa manière, du 15-M [mouvement des “indignés” de 2001]. C’est là qu’elle a rencontré son compagnon, aujourd’hui le père de son fils de 2 ans. V de Vivienda a dénoncé l’existence d’une bulle immobilière, “ce que l’Etat niait”, à une époque où l’Espagne était encore en pleine euphorie économique, où ne pas s’acheter un appartement semblait une marque d’infériorité, une faiblesse sociale. Ses militants ont prédit les problèmes, les impayés, les pleurs, mais personne n’a réagi. Quand la bulle a fini par éclater,Ada et d’autres militants ne sont pas restés les bras croisés et ont fondé, en février 2009,
Cette Barcelonaise de 38 ans apparaît comme la chef de file des opposants aux expulsions immobilières. En qualifiant les banquiers de “criminels”, elle a vu sa notoriété grandir.
la Plateforme des victimes d’hypothèques (PAH). Ils ont découvert “une escroquerie généralisée”, la loi qui permet aux banques de “garder le logement de celui qui ne peut plus rembourser son prêt immobilier et [de] continuer à lui réclamer sa dette jusqu’à la fin de ses jours”. Elle n’arrête pas. Toujours suspendue au téléphone, elle s’intéresse aux uns, s’occupe des autres. Depuis l’emploi du mot “criminels”, qui a suscité une réaction massive sur les réseaux sociaux, la popularité lui est tombée dessus. “Personne n’avait pensé que je me retrouverais dans une situation pareille, pas une seconde, expliquet-elle. Ce jour-là, devant la commission de l’Economie du Congrès
↓ Ada Colau. Dessin d’Ajubel, Espagne, pour Courrier international.
des députés, j’ai eu une réaction instinctive et naturelle, non préméditée.” Elle accepte cette notoriété inattendue. Pour la cause qu’elle défend, pour la publicité. Mais “je ne crois pas aux héros, lance-t-elle. Ni aux sauveurs. Aujourd’hui, il faut que tout monde s’implique. Les référents sont une erreur, alors que c’est toute notre démocratie qui est en jeu.” Sa bataille lui laisse peu de temps avec son fils. Mais son compagnon l’aide ; lui aussi, il milite. Il est économiste et vit avec elle dans un appartement de location. Ada travaille à l’Observatoire des droits économiques, sociaux et culturels, une ONG qui lutte pour le droit au logement, à la santé, au travail et à l’éducation. Ses années d’étudiante à la faculté de philosophie de l’université de Barcelone sont déjà loin. Epoque heureuse où elle ne pouvait s’imaginer un jour sur les plateaux des journaux télévisés, avec une légion de sympathisants (près de 80 000 abonnés sur Twitter [@AdaColau]), en portedrapeau d’une cause soutenue par 90 % des Espagnols, d’après une enquête du PAH qu’elle cite. L’objectif de la Plateforme est double : obtenir la dation en paiement [qui permettrait d’apurer la dette de l’expulsé par la simple restitution du bien immobilier] et un moratoire sur les expulsions. Ces dernières sont plus que jamais d’actualité : on en dénombre plus de 400 000 depuis le début de la crise. L’intervention de la PAH a permis de stopper plus de 550 de ces expulsions. Une victoire au sein d’une “guerre difficile” contre l’“ennemi le plus puissant”, les banques. Tandis que l’Espagne vivait dans l’ivresse, “elles ont arnaqué les gens sciemment”. Voilà pourquoi elle les accuse d’être “des criminels”.Et après, quand la bulle immobilière a éclaté, “ils ont volé l’argent que l’Espagne n’a pas, des millions d’euros”. Ada reproche à l’Etat d’avoir sauvé les banques et d’avoir abandonné les familles à leur sort. —Fernando Miñana Publié le 19 avril
John Lydon alias Johnny Rotten, ancien des Sex Pistols et leader du groupe Public Image Limited, réaffirme son credo. (The St. Petersburg Times, Russie)
INJURIEUX
“Dernière ligne droite pour le saint Nelson Mandela, apparemment. Evitez la BBC quand ce vieux terroriste va crever : ce sera à vomir.” Message de Nick
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—ABC (extraits) Madrid
CONSTANT
“On a dit que j’étais le roi des punks. Je n’accepte pas ce titre, mais si j’en étais un je dirais : ‘A bas les règles ! Les règles c’est pour les cons.’ Pensez par vous-mêmes et vous serez un vrai punk.”
Griffin, chef du Parti national britannique (extrême droite), à propos de la récente hospitalisation du héros de la lutte anti-apartheid et ancien président de l’Afrique du Sud. (Twitter)
CONSENTANTE
“Nos enfants ont grandi. On se voit à peine. Oui, on peut dire que c’est un divorce civilisé.” Lioudmila Poutine, future ex-épouse du président russe Vladimir Poutine, explique que leur séparation a été décidée par consentement mutuel. (Izvestia, Moscou)
RACISTE
“S’ils se font appréhender quelque part, on peut les jeter dehors purement et simplement.” Hans-Peter Friedrich, ministre de l’Intérieur allemand, veut se débarrasser de “l’immigration de pauvreté”, constituée selon lui des Roms roumains et bulgares qui viendraient illégalement en Allemagne pour profiter du système social sans avoir travaillé. (Die Welt, Berlin)
DÉPOUILLÉ
“Pouvez-vous arrêter ça ?” a demandé le pianiste polonais Krystian Zimerman, interrompant son concert à Essen, en Allemagne, parce qu’il était distrait par un spectateur qui l’enregistrait avec un portable. L’artiste a expliqué qu’il avait manqué plusieurs contrats sous prétexte que tout était déjà disponible sur YouTube.
“La destruction de la musique à cause de YouTube est énorme”, DR
ILS FONT L’ACTUALITÉ
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affirme Zimerman. (Stern, Hambourg)
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7 JOURS
Courrier international — no 1180 du 13 au 19 juin 2013
↓ Dessin de Clou, Bruxelles.
CONTROVERSE
Imposer des droits de douane au solaire chinois, est-ce légitime ? L’Union européenne (UE) a décidé de taxer les importations de panneaux solaires chinois. Une réponse normale au dumping pratiqué par Pékin, estime un quotidien allemand. Une décision que l’UE regrettera, affirme l’organe du Parti communiste chinois.
OUI
L’UE ne fait que respecter les règles de l’OMC —Die Tageszeitung Berlin
B
ruxelles peut-il appliquer de nouvelles taxes sur les exportations chinoises ? Jusqu’à présent, la question n’avait pas fait débat : la Commission européenne a déjà pris des mesures contre des entreprises chinoises soupçonnées de dumping dans 48 secteurs. Jamais une telle décision n’a suscité de protestations, encore moins une guerre commerciale. La situation, cette fois, est différente. Le gouvernement de Berlin se mobilise contre les sanctions. Il y a une semaine, la chancelière Angela Merkel a mis en garde contre le risque d’escalade. Elle en aurait parfaitement le droit… si l’Allemagne avait son mot à dire dans cette affaire. Le fait est que ce n’est pas le cas. La Commission européenne a la haute main en matière de politique commerciale. Le commissaire européen au commerce, Karel De Gucht, peut – et même doit – appliquer des sanctions lorsqu’il soupçonne la Chine de ne pas respecter les règles du jeu. La décision de la Commission pourrait se traduire par une augmentation des tarifs douaniers pouvant atteindre 47,6 % sur les panneaux solaires chinois. Le mieux que le commissaire européen puisse faire pour Angela Merkel est d’adoucir ces sanctions. Dans les premiers mois, la nouvelle taxe ne
s’appliquera qu’à taux réduit [11,8 % pendant deux mois]. Est-ce la fin du monde ? L’Union européenne cède-t-elle à un protectionnisme débridé ? Bien au contraire. L’UE respecte simplement les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Elle ne fait pas autre chose que les Etats-Unis, qui sanctionnent les exportations chinoises dans le secteur solaire depuis déjà un an. En cédant aux pressions allemandes et chinoises, le commissaire De Gucht risquerait de créer un dangereux précédent. Plus personne ne prendrait au sérieux la première puissance commerciale mondiale que représente toujours l’Europe. Celle-ci pourrait alors faire l’objet de chantages. Ces sanctions sont donc le bon signal à envoyer. —Eric Bonse Publié le 5 juin
NON
Ce sera “œil pour œil, dent pour dent” —Huanqiu Shibao Pékin
L
’outrageuse décision de la Commission européenne pousse la Chine et l’Europe au bord de la guerre commerciale. Nous pensons que la Chine devrait cesser de rêver en tentant de négocier, et plutôt mobiliser tout l’arsenal des représailles contre l’Union européenne. Que les deux rivaux fassent match nul en décembre
Thierry Garcin et Eric Laurent 6h45/6h57 du lundi au vendredi dans Les Matins de France Culture en partenariat avec
franceculture.fr
[les taxes ont été adoptées pour une durée de six mois] ou qu’ils finissent par perdre l’un et l’autre, il nous faut dès aujourd’hui prendre des mesures capables d’intimider l’Europe pour la guerre commerciale à venir. Par le passé, la Chine s’est toujours employée à négocier pour résoudre les conflits commerciaux. Quand le volume du commerce extérieur chinois était encore relativement faible, cette méthode s’avérait assez efficace. Aujourd’hui, la Chine est devenue l’une des plus grandes puissances commerciales mondiales, et cette taxe antidumping s’applique à plus de 20 milliards de dollars de produits photovoltaïques chinois, une somme non négligeable pour la Chine comme pour l’Europe. Les intérêts internationaux ne reposant que sur l’échange de profits, les pourparlers ne suffisent pas ; même si l’affaire était portée devant un tribunal, l’effet d’une telle démarche resterait fort limité… La Chine doit donc faire comprendre à l’Europe quelles seront les conséquences des taxes antidumping sur les importations de panneaux solaires chinois – et permettre au monde de se faire une idée claire sur cette affaire. Et sans doute faudra-t-il que cette fois les deux parties y laissent des plumes… Bien sûr, s’il était possible d’éviter la perte de plusieurs dizaines de milliards de dollars dans une guerre commerciale, ce serait une bonne chose. Mais cet espoir semble aujourd’hui s’être réduit comme peau de chagrin. La Chine doit au plus vite concentrer toute son énergie à répondre à cette taxe antidumping selon la loi du talion : œil pour œil, dent pour dent ! Si notre pays riposte avec la plus grande fermeté, il se pourrait même que la situation atteigne un point critique, pour finalement se renverser – et plus nous hésiterons à réagir, moins nous aurons de latitude pour redresser la situation. Signalons ceci : le jugement qui sera rendu par la Commission européenne en décembre prochain [à l’issue de la fameuse période de six mois] ayant peu de chances de jouer en notre faveur, il nous faut bien garder en tête que l’environnement mondial évolue au rythme (rapide) auquel le volume commercial de la Chine augmente, et qu’il sera très difficile d’inverser la tendance. Aussi la Chine doit-elle mener une nouvelle réflexion stratégique, assortie de nouveaux moyens d’agir. La Chine est un pays qui attache une grande importance à l’harmonie, qui n’aime pas les conflits et qui considère le plus souvent le scénario “perdant-perdant” comme le pire des résultats ou presque, car elle cherche avant tout à éviter d’être la seule perdante. Le scénario “perdant-perdant” est alors une démonstration de force
susceptible d’engendrer de futurs compromis “gagnant-gagnant”… Prochaine étape : la Chine va tout faire pour que l’Union européenne paie le prix fort. Car si pour l’Europe les pertes s’avèrent plus importantes que le profit retiré de cette taxe antidumping, la Chine marquera des points – un mal pour un bien ! Le fait que la Commission européenne s’obstine à vouloir imposer des taxes antidumping nous laisse à penser que la dégradation continue de l’environnement commercial de la Chine est inévitable. Tandis que nous luttons avec l’extérieur, il nous faut en même temps accélérer le développement de notre marché intérieur, afin que notre croissance économique soit de moins en moins liée aux exportations. Si la Chine est aujourd’hui la deuxième puissance économique mondiale, elle se place en première position par le volume de ses exportations. Nous avons puisé tout ce que nous pouvions dans le marché mondial : si nous nous ajustons trop lentement aux changements de cet environnement, la pression extérieure ne viendra pas seulement de l’Union européenne. Plus notre marché intérieur se développera, plus la contre-attaque aux mesures extérieures de protectionnisme gagnera en force. Mais, comme le dit le dicton, “une eau lointaine n’apaise pas une soif pressante”, et pour faire face à l’urgence – cette taxe antidumping – il nous faut également rendre manifeste notre “puissance défensive”. Parler de “guerre commerciale” n’est pas une simple métaphore, il s’agit bien d’une “guerre invisible”.— Publié le 5 juin
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d’un continent. à l’autre moyenorient
↙ Dessin d’Osama Hajjaj, Jordanie.
Moyen-Orient ....14 Afrique .........16 Asie ............20 Amériques .......24 Europe ..........28 France ..........31
place Taksim, ni à Ankara, ni à Izmir, qui appelle l’armée à renverser le gouvernement. Bien sûr, certains slogans allant dans ce sens ont été entendus ça et là, mais ceux qui les criaient se sont toujours retrouvés isolés parmi la masse des manifestants. C’est cela, la nouvelle Turquie.
Turquie. “Le mur de la peur s’est fissuré”
CAGLECARTOONS
Pour l’universitaire et éditorialiste Ahmet Insel, les événements montrent qu’une nouvelle génération a “pris goût au souffle de la liberté”.
—Vatan (extraits) Istanbul Vous avez dit que la mobilisation actuelle à Istanbul incarnait la “nouvelle Turquie” et que le Premier ministre incarnait, quant à lui, la “Turquie ancienne”. Pouvez-vous nous décrire cette “nouvelle Turquie” ? AHMET INSEL La nouvelle Turquie est en quelque sorte le résultat des mesures poli-
tiques et économiques adoptées depuis dix ans par le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan. Il y a ainsi sur la place Taksim aujourd’hui des jeunes qui n’ont pas vraiment d’inquiétudes quant à leur avenir sur le plan économique. La plupart sont à l’université ou travaillent déjà. Certes, il y a en Turquie du chômage, des pauvres et surtout une inégalité dans la répartition des revenus. Mais il s’agit là de problèmes classiques qui
se posent dans le cadre d’une économie capitaliste développée et normalisée. Par ailleurs, après de longs combats, l’élite militaire et bureaucratique, qui exerçait une tutelle sur la société, n’est plus aussi forte en Turquie. C’est ainsi que, à la différence de ce qui s’est passé en 2007 [lors des meetings de l’opposition protestant contre l’élection d’Abdullah Gül, issu de l’AKP, à la présidence de la République], il n’y a plus personne, ni sur la
Qui trouve-t-on parmi eux ? Le combat pour la dignité mené à partir de Taksim et du parc Gezi [que le gouvernement turc veut raser pour construire un centre commercial, cette décision ayant déclenché l’actuelle protestation] a pu prendre une forme pacifique et joyeuse tout en mettant en avant le concept de liberté, parce que la perspective d’une paix sur la question kurde paraît désormais à portée de main, et ce d’ailleurs grâce au courage dont a fait preuve le Premier ministre sur ce dossier. Il y a un an, une telle situation aurait été inimaginable, tant les réflexes violents dominaient la rue turque. Cela aussi, c’est un élément d’une Turquie nouvelle où les camions antiémeute de la police sont désormais envoyés de Diyarbakir [grande ville à majorité kurde du Sud-Est anatolien] vers Ankara, et non plus l’inverse. On a vu aussi sur la place Taksim et dans le parc Gezi des femmes turques d’âge moyen, votant vraisemblablement pour la Parti républicain du peuple [CHP, kémaliste et nationaliste], danser avec de jeunes Kurdes sympathisants du Parti pour la paix et la démocratie [BDP, prokurde, proche du PKK], qui considèrent Abdullah Öcalan comme leur leader. Dans ce contexte, lorsque Erdogan et certains lieutenants de l’AKP, avec des médias complètement acquis à la cause de l’AKP, cherchent derrière ces événements des forces occultes, des mains étrangères ou une action du réseau Ergenekon [célèbre réseau mafieux turc], ils trahissent une façon de parler et de penser qui se distingue par un recours aux valeurs, à la vision politique et aux codes de l’ancienne Turquie. Les chercheurs de l’université Bilgi à Istanbul ont dressé dans une enquête réalisée à chaud auprès de trois mille jeunes le portrait de la jeunesse qui se trouve aujourd’hui dans la rue. On y apprend ainsi que ceux-ci sont mus par un idéal de liberté, qu’ils n’ont pour la plupart que des liens organiques très faibles avec les partis politiques et qu’ils utilisent abondamment et très efficacement les réseaux sociaux. Ils réagissent contre le moralisme et sont respectueux des différences, raison pour laquelle ils réclament que l’on respecte aussi leur propre différence. Il s’agit d’une jeunesse qui a un sens de l’humour très développé, qui rejette la violence, mais qui ne se laisse pas impressionner par celle-ci. Ces caractéristiques permettent donc de déterminer le profil type du jeune luttant pour sa dignité. Que veut cette jeunesse incarnant donc la nouvelle Turquie ? Elle veut la liberté. Elle veut que les pouvoirs publics, le Premier ministre, les recteurs et les professeurs d’université, les directeurs de lycée et les patrons soient respectueux à son égard. Nous sommes maintenant face à une nouvelle génération qui, comme par le passé, ne reçoit plus de coups et ne se fait plus réprimander par ses parents. Ces jeunes ne veulent plus subir la violence physique
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↙ Dessin d’António paru dans l’Expresso, Lisbonne. ou symbolique des autres. Et ils veulent qu’on les consulte à propos des problématiques qui les concernent. Qu’est-ce qui a le plus fâché les gens ? Que le Premier ministre se mêle de tout, depuis les questions concernant un maire de quartier jusqu’à celles relevant de la compétence d’un président de la République. Son empressement excessif à intervenir, à organiser et à sanctionner, et l’attitude orgueilleuse et méprisante qu’il affiche face à ceux qui ne le soutiennent pas ont provoqué une exaspération. Les gens ont alors exprimé leur ras-le-bol face à ses projets pharaoniques, en particulier ceux d’Istanbul, dont il se considère comme le sultan. L’image du Premier ministre a-t-elle été écornée par tous ces événements ? Le mur de la peur s’est en tout cas fissuré. Tous les aspects de la brutalité, de l’orgueil, de la soif de pouvoir et des projets de formatage de la société du Premier ministre ont été exposés. S’il poursuit la même politique en gardant cette même attitude, on lui rappellera systématiquement ce qui s’est passé au parc Gezi. Les nouvelles générations ont pris goût au souffle de liberté qui émane depuis plus d’une semaine de la place Taksim et de ses alentours. Maintenant, la tâche du Premier ministre sera beaucoup plus compliquée. Le Premier ministre a parlé des 50 % de la population qu’il aurait derrière lui… Ces propos en disent long sur l’archaïsme de sa conception de la démocratie. Il a ainsi, par ces paroles, créé de lui-même un bloc de 50 % opposé à son bloc de 50 %. Mais son bloc de 50 % n’est pas plus grand que l’autre. Par ailleurs, il est possible de douter qu’il dispose encore de ces fameux 50 %. Cette mobilisation va-t-elle s’arrêter ? Tout dépendra de l’attitude du Premier ministre. Toute la responsabilité des événements qui vont se produire repose en tout cas désormais sur les épaules de Recep Tayyip Erdogan. —Propos recueillis par Deniz Güçer Publié le 8 juin
Ahmet Insel ●●● Né en 1955, Ahmet Insel est un économiste turc qui enseigne à l’université Galatasaray, à Istanbul. Parfait francophone, Insel a également enseigné à la Sorbonne. Il est connu en Turquie pour son approche critique du néolibéralisme, sa réflexion sur la recomposition de la gauche et son analyse du système politique de son pays. Editorialiste au quotidien turc Radikal, il est aussi membre actif du très sérieux mensuel sociopolitique Birikim. Ahmet Insel est par ailleurs l’un des quatre initiateurs turcs de l’appel demandant pardon aux Arméniens, lancé en décembre 2008.
Erdogan, la victime devenue bourreau Le Premier ministre, qui a jadis subi la violence de l’Etat turc, est aujourd’hui un dirigeant autoritaire d’un autre âge. —T24 Istanbul
“horreur” et, qu’à cela ne tienne, il l’a fait détruire [en 2011]. Fâché par des éditoriaux critiques, il a mis en garde les patrons de presse en leur disant : “C’est toi qui les paies, alors surveille tes éditorialistes.” Il a encore déclaré : “Que disparaisse ce type de journalisme !*” et le patron du quotidien incriminé en a alors “tiré les leçons” [en sanctionnant l’éditorialiste Hasan Cemal, auteur de cet article, qui avait défendu son journal, qu’il a quitté depuis pour rejoindre le site www.t24.com.tr]. Le nombre de journalistes et d’éditorialistes qui ont perdu leur job à la suite des manœuvres en coulisse n’a cessé d’augmenter. Il s’est mêlé de la série télévisée Muhtesem Yüzyil [“Le siècle magnifique”, qu’il considérait comme insultante pour le sultan Soliman le Magnifique]. Il a qualifié d’“alcooliques” ceux qui boivent de l’alcool, de “pillards” ceux qui résistent dans le parc Gezi. Dans un contexte où l’on a assisté à une augmentation significative du nombre de journalistes emprisonnés, la liberté d’expression a connu une régression. La sensibilité des alévis [chiites hétérodoxes anatoliens, minoritaires], pour lesquels aucune solution n’a été apportée au cours des mandats d’Erdogan, n’a absolument pas été prise en compte lors du choix du nom du troisième pont sur le Bosphore**. Il vient aussi d’annoncer qu’il ferait construire une mosquée sur la place Taksim. Erdogan, qui croit qu’il peut faire ce qu’il veut parce qu’il a remporté les dernières élections et qui menace de “faire descendre dans la rue 50 % de la population”, a choisi un chemin très risqué qui ne peut contribuer qu’à diviser davantage la Turquie et qui est susceptible de menacer la stabilité du pays. Souhaitons que les personnes de bonne volonté qui sont dans son entourage puissent freiner ce penchant autoritaire et le ramener à la raison. —Hasan Cemal Publié le 4 juin
affaires, se sont soumis à lui. A tel point que le Premier ministre a commencé à donner ayyip Erdogan lui aussi a connu la son avis sur le sort qui devait être réservé à prison, et il y a même été torturé. tel rédacteur en chef ou à tel éditorialiste. Pour un poème qu’il avait lu en 1997 Sur certains sujets, c’est lui qui a le dernier [ jugé comme remettant en cause la laïcité], mot et qui décide de ce qui va être publié. Il il a été incarcéré et interdit un temps d’ac- est arrivé qu’on s’adresse directement à lui tivité politique. L’un de ses vieux compa- ou à ses proches conseillers pour savoir comgnons m’a raconté aussi qu’en 1977 il avait ment une information devait être traitée. été arrêté pour avoir participé à une maniIl s’est aussi permis de réunir à Ankara les festation non autorisée, emmené au poste patrons de médias et des rédacteurs en chef de police et sévèrement torturé. Erdogan a pour leur expliquer quelles étaient les lignes par ailleurs vécu difficilement à ne pas franchir. C’est encore les tracasseries que ses filles ont PORTRAIT lui qui a le dernier mot lorsqu’il subies à une certaine époque s’agit de savoir comment les parce qu’elles portaient le foulard. Erdogan, journaux et les chaînes de télévision doivent en tant que citoyen de ce pays, a donc subi être répartis entre ces différents patrons. Il la violence de l’Etat tout-puissant. Il a pu décide alors à qui on va ôter un quotidien appréhender la brutalité de celui-ci. On aurait ou une chaîne et à qui on va les réattribuer. pu attendre d’une personne qui a vécu ce L’ombre d’Erdogan sur les médias s’est fait genre d’expérience davantage de compré- sentir dans la façon dont ont été couverts hension, de tolérance et d’indulgence. les événements du parc Gezi. Nous avons Dans le cadre du processus d’adhésion à ainsi pu mesurer l’état pitoyable des médias, l’Union européenne, il a réalisé des avan- dont la couverture de cette mobilisation a * En réaction à la publication par Milliyet des entretiens secrets avec le chef emprisonné du Parti cées indéniables sur le plan du droit et de la été scandaleuse. démocratie. Il a ainsi mis un terme à la tutelle Plus Erdogan s’est vu comme incarnant des travailleurs du Kurdistan (PKK), Abdullah Öcalan. que l’armée exerçait sur la société et a fait l’Etat, plus il a considéré qu’il avait raison ** “Yavuz sultan Selim”, c’est-à-dire Selim Ier, en sorte que l’autorité militaire dépende sur tout. Par exemple, il a estimé que la statue sultan ottoman connu pour avoir combattu désormais de l’autorité civile élue, c’est-à- de Kars [statue de 25 mètres de haut édifiée violemment les chiites. Ce pont a été inauguré dire du gouvernement, ce qui était juste. Sauf en 2007 à Kars, dans l’est du pays] était une en présence d’Erdogan le 29 mai. qu’il s’est ensuite substitué aux militaires qui freinaient le processus démocratique et s’est mis à son tour, considérant qu’il incarnait désormais l’Etat, à bloquer cette évolution démocratique. Il est ainsi devenu avec le temps l’unique source du pouvoir, à tel point qu’il s’est mis à penser que “l’Etat, [c’était lui]”. Tout en recourant de plus en plus souvent à la force, il a été (peut-être sans s’en rendre compte) pris par une sorte d’ivresse du pouvoir – une sorte d’orgueil d’enfant gâté qui ne veut plus lâcher le pouvoir, qui sait tout et qui ne tolère plus aucune critique. Christine Ockrent et les meilleurs experts Il a alors commencé à être craint. Le monde nous racontent le monde des affaires s’est mis à avoir peur de lui parce qu’il a montré, en distribuant tantôt des Chaque samedi de 12h45 à 13h30 récompenses, tantôt des sanctions sévères, qu’il était, en incarnant l’Etat, en mesure de En partenariat avec menacer sérieusement ses intérêts. C’est franceculture.fr ainsi que les patrons des grands groupes de presse, qui tous sont issus du monde des
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AFFAIRES ÉTRANGÈRES
16.
D’UN CONTINENT À L’AUTRE
Courrier international — no 1180 du 13 au 19 juin 2013 ↙ Dessin d’Otto paru dans The Guardian, Londres.
afrique
MAROC
Réveillezvous !
Tunisie. Union libre ou mariage coutumier ?
Le cri d’alarme d’une femme posté sur Qandisha, le premier webzine marocain féminin et féministe.
—Qandisha (extraits) Casablanca
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Viols, relations sexuelles hors mariage, émergence du mouvement Femen : les Tunisiens s’interrogent sur l’évolution de leur société.
—Mag14 Tunis
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ne professeure d’université avoue qu’elle entretient avec ses étudiants des relations intimes, loin des yeux de son mari, et ce lors d’un témoignage diffusé le 4 juin, en direct, sur la bande FM – un témoignage qui n’a pas fini de faire des vagues, à en croire les commentaires qui fusent de toutes parts sur les réseaux sociaux. Ce témoignage survient quelques jours après l’arrestation [le 29 mai] des Femen européennes accourues en Tunisie par solidarité avec leur consœur tunisienne, la désormais célèbre Amina*. La devise de ces groupes “sextrémistes” ? “Fuck moral” – un slogan qu’elles rédigent sur leur poitrine dénudée en signe de défi à la morale, considérée comme dépassée, répressive et oppressive. Et la nouveauté, c’est que ces activistes trouvent désormais des soutiens qui ne craignent plus de s’afficher publiquement en Tunisie. Aussi, c’est conformément à ce slogan contre la morale que cette prof tunisienne semble s’être décidée à agir. Les sympathisants de l’islamisme ont beau paraître s’opposer à cette déferlante, il n’en reste pas moins que leur camp n’est pas tout à fait épargné par la tendance permissive, même si celle-ci prend des apparences différentes. Plus discret, le phénomène du “mariage
coutumier”, dit “orfi”, ne cesse en effet de se développer dans les milieux estudiantins salafistes. Et il s’en passe des choses sous le voile sombre du niqab… En définitive, quelle différence réelle y aurait-il entre le mariage orfi et l’union libre à l’occidentale, audelà du look de ceux qui défendent ces différentes sortes de concubinage ? Dans un cas comme dans l’autre, les couples se font et se défont au gré de l’envie du moment, même si, en Tunisie, les enfants nés de ces unions, qu’elles soient “coutumières” ou “laïcisantes”, risquent d’être exposés à l’opprobre d’une société qui ne s’avoue pas encore l’étendue des changements auxquels elle est confrontée. Mais des scandales éclatent sporadiquement et dévoilent par petites touches successives les bouleversements écornant la morale traditionnelle.
Prétexte religieux. Ainsi, la pudibonderie religieuse n’empêchera pas l’industrie pharmaceutique de faire des affaires en or en Tunisie en écoulant le Viagra et ses versions génériques. Et il paraît même que sa déclinaison féminine sera bientôt disponible dans notre pays. Ces derniers mois, les Tunisiens éberlués ont ainsi appris l’existence du “djihad ennikah”, sacralisant ainsi “religieusement” des bordels de campagne où les femmes
seraient désormais des volontaires, et non des victimes plus ou moins rémunérées. Mieux : elles trouvent aujourd’hui des prétextes religieux fournis par des cheikhs satellitaires [s’exprimant sur des chaînes de télévision par satellite] qui délivrent l’absolution et promettent aux plus dévouées le paradis en plus du septième ciel. Sans même s’appesantir sur les fatwas scabreuses qui trifouillent dans l’intimité des couples pour les décréter conformes (ou non) à la loi divine. En clair, la sexualité tourne à la pathologie obsessionnelle. L’épidémie de viols qui a frappé récemment la Tunisie [en mars dernier, dont le cas d’une fillette de 3 ans] ne peut-elle pas être considérée comme symptomatique d’un malaise sociétal endémique ? De l’autre côté, les unions sacralisées par les liens du mariage ne sont pas pour autant en bonne santé. Faut-il réellement s’en étonner dans un contexte où l’âge moyen du premier mariage est désormais de 33 ans pour les hommes et de 29 ans pour les femmes ? Peut-on réprimer indéfiniment des besoins naturels sans dommages psychologiques et sociaux ? Quant aux promesses d’Ennahda [parti islamiste au pouvoir] visant à faciliter l’accès aux épousailles, elles ont vécu le temps d’une campagne électorale. Car, dans les faits, ce n’est pas en organisant des cérémonies collectives en présence
des cheikhs les plus en vue que l’on réglera le profond déséquilibre social. En attendant, c’est plutôt avec le chômage que la jeunesse tunisienne est mariée. Pendant que gronde dans les profondeurs une révolution sexuelle qui ne dit pas son nom. —Soufia B.A Publié le 4 juin * A la mi-mars, Amina publie sur les réseaux sociaux des photos d’elle la poitrine nue et se réclame du mouvement Femen ; le 19 mai, elle est arrêtée pour port d’arme blanche et maintenue en détention pour d’autres chefs d’accusation.
SOURCE MAG14 Tunis, Tunisie www.mag14.com/ Ce webzine lancé au lendemain de la révolution du 14 janvier 2011 a pour ambition de proposer aux lecteurs “un nouveau regard sur la Tunisie”. Ses articles couvrent l’actualité tunisienne, politique et économique. Des rubriques sont consacrées à la culture et aux technologies.
éveillez-vous les femmes, la police des mœurs est de retour ! On n’est pas en Iran – je suis marocaine –, on est au Maroc – au pays où je n’attends l’autorisation de personne pour conduire un vélo ou une voiture. Et pourtant, je me rends compte que, là, on m’interdit plus. Voilà, c’est la troisième fois qu’on m’interdit de rentrer chez moi. Oui, vous avez bien entendu : “chez moi ! là où j’habite”. Une bande de mecs, dénommés “membres du syndic”, ont donné l’ordre de m’interdire l’accès de chez moi chaque fois que je serai accompagnée d’hommes. Je demande une réunion, qui dure presque deux heures, où je débats avec trois hommes qui m’expliquent : “Madame ! Vous êtes déclarée célibataire : alors, vous n’avez pas le droit à des visites d’hommes étrangers ! Bien entendu, à part votre frère, père et les femmes !” Je tente de garder mon sang-froid avant de cracher mon feu. J’explique que je suis majeure et vaccinée, qu’ils ne sont pas mes tuteurs et qu’ils n’ont aucun statut juridique pour m’imposer une ligne de conduite. “Chers Messieurs ! Vous êtes membres du syndic, vous avez plusieurs tâches qui se résument en ce qui suit : jardinage, gardiennage et ce qui va avec. Ma vie privée est mienne.” A part le gâteau, combien beau, j’ai aussi droit à la cerise. Ma cerise a été cette phrase du président du syndic, qui me lança : “Ce sont nos lois internes. Et vous devez vous plier à nos lois tant que vous habitez cette résidence !” Ohhh ! On a des sectes au Maroc ! “Mon œil, Monsieur, pour ne pas dire autre chose. Vos lois internes, je ne les reconnais pas. Je ne suis pas une brebis dans votre troupeau. La prochaine fois, appelez la police ! Mais sachez que je n’abdique pas. Ma vie m’appartient, et, ça, je ne le négocie pas.” Mesdames, je me le suis juré quitte à y laisser ma peau, mes fesses, mes plumes et même mes os, je n’abdiquerai pas ! JAMAIS ! Au grand jamais ! —Majda Saber Publié le 22 mai
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AFRIQUE.
Courrier international — no 1180 du 13 au 19 juin 2013
MALI
Kidal, ville lugubre et sous pression A un mois des élections, les négociations pour “libérer” la ville du nord du pays se poursuivent. Sur le terrain les milices touaregs se préparent à la grande bataille. S
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A Tropique du Cancer ALGÉRIE
SOURCE : “EL-WATAN”
“AZAWAD”
Tessalit
Kidal Anéfis Tombouctou
MAURITANIE SÉNÉGAL
Route suivie par la journaliste d’El-Watan
Mopti Ségou
Djenné San BURKINA FASO
L’ Azawad, zone revendiquée par les Touaregs du MNLA
—El-Watan Alger
400 km Derniers combats entre l’armée malienne et le MNLA (5/6/2013)
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blement morts. Le MLNA a fait état d’une vingtaine de morts dans ses rangs. Selon l’armée malienne, ils seraient plus d’une centaine. Nous sommes le 5 juin, six mois après le début de l’opération Serval. A Kidal comme à Gao, les témoignages sont les mêmes. “Le gouvernement malien n’a jamais rien réalisé ici, il n’a fait que perpétuer le système colonial.” Quand les gens ne vivent pas terrés dans leur maison, ils parlent de la peur qui les tenaille.
murs : “Azawad libre”, “Vive le MNLA”, “Non au racisme”, “Azawad ou la mort”. Dans l’après-midi, on apprend qu’un kamikaze vient de se faire exploser. “C’est un Peul, un Noir”, m’informe-t-on. L’odeur de la chair brûlée sur le ciment ne me quittera pas. Le MNLA a arrêté de nombreux habitants noirs, craignant l’infiltration d’agents de l’armée malienne. Si le MNLA s’est excusé auprès de ceux qui ont été malmenés, certains témoignages sont inquiétants. “Les Azawadiens n’ont rien à voir avec les Noirs. Les Noirs nous détestent depuis toujours”, confie un ancien du MNLA. Son ami s’énerve : “Comment peux-tu dire ça à une journaliste ?” Kidal est méfiante, lugubre et sous pression. “Je préférais quand c’était les islamistes qui commandaient. On n’entendait jamais parler de vol, de pillage ou d’agression”, lâche un citoyen désabusé. On récupère un pied du terroriste. “Les Azawadiens voteront pour leur pays. Il n’est pas question qu’on nous impose des élections dans notre pays, lance un soldat du mouvement. La France soutient ouvertement le Mali, nous sommes abandonnés par l’Algérie, et les négociations ne sont qu’une manière de gagner du temps avant la grande bataille.” Car, comme le promet un haut responsable, “le Mali et le monde entier doivent comprendre que nous mourrons tous avant de livrer Kidal”. —Faten Hayed Publié le 7 juin
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rrêtez ! Arrêtez ! Ils sont en train de tirer !” A une quinzaine de kilomètres d’Anéfis, sur la route qui relie Kidal à Gao, des commerçants nous empêchent d’avancer. A bord de leurs énormes camions de marchandises assurant le ravitaillement des villages du nord du Mali, ils n’ont pas pu entrer dans le village d’Anéfis. Il est 5 h 30. Voilà presque une heure que le soleil tape sur le bitume éventré de cette route que les chars des militaires ont fini par achever. Les commerçants nous racontent que des accrochages entre l’armée malienne et le MNLA [Mouvement national de libération de l’Azawad, mouvement touareg] auraient déjà fait plusieurs morts. La bataille est terminée, Anéfis est tombée entre les mains de l’armée malienne. Un sordide décor de science-fiction. Aucune âme visible. Des cases serrées. Un chien qui court derrière son ombre. Je ne remarque pas la présence de Français. On les voit peu. Ils se trouvent à Gao, à l’aéroport, dont on ne peut pas s’approcher. Un militaire sort fièrement sa carte d’identité algérienne et me dit : “Tu es la fille de mon pays, félicite-moi pour cette victoire.” Je ne dis pas un mot. Je pense au barrage du MNLA que nous avons croisé hier. Ils s’étaient adressés à Abou, mon chauffeur, en tamasheq, à moi en arabe ou en français. Ils m’avaient paru très jeunes mais ne connaissaient pas leur âge. Ils n’avaient pas plus de 25 ans. Puis ils nous ont quittés dans un nuage de poussière. Abou m’apprend que leur convoi a été décimé. Moussa et ses camarades, proba-
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Bamako
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MALI
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Un feu invisible vous brûle la peau. La chaleur est telle que rien ne me rafraîchit. Abou me montre les effets des premiers bombardements français. Il y a des débris partout, des villages éparpillés, si miséreux. Au premier barrage du MNLA, les visages se décrispent à l’instant où je décline mon identité. “Bienvenue dans l’Azawad ! Ici vous êtes chez vous !” En réalité, le MNLA sort exsangue de ce bras de fer avec l’armée malienne, qui, grâce à l’intervention française, a pris de l’assurance. Faute d’hommes, la plupart de ceux que j’ai croisés sont des adolescents armés qui suivent d’autres adolescents armés, sans stratégie, sans moyens. “Nous exigeons la libération de l’Azawad”, déclare un notable de Kidal. Un autre vétéran de la rébellion de 1963 [rébellion touareg contre le pouvoir central] s’insurge : “Le Mali a toujours voulu détruire la culture touareg. Les responsables appliquent un plan colonial pour nous éradiquer. Le gouvernement malien a permis la délocalisation des populations [noires]. Je me bats, sans faiblir, pour la reconnaissance de notre nation.” Dès 4 heures, la lumière du jour se dilue dans le ciel. Il n’y a pas de route ni de goudron. Kidal ressemble à un ghetto du désert. Je choisis de parler en arabe pour ne pas passer pour une Française. Les rues sont pleines de sachets, de débris, de tôles, vieux moteurs ou pièces métalliques. Sur les
Ghetto du désert. Tout au long du voyage et dans chaque village, les drapeaux français côtoient les drapeaux maliens. Les murs sont recouverts de slogans : “Vive la France de Hollande”, “Merci à la France”, “Merci Hollande”. Une reconnaissance partagée parfois avec un sourire forcé. “La France est un ancien pays colonisateur. Aujourd’hui, elle nous a aidés en sacrifiant des soldats, nous lui devons le respect”, souligne un vieux. Vers 2 heures du matin, les téléphones de certains voyageurs se mettent à sonner. Le chauffeur traduit : “L’armée malienne est décidée à aller provoquer les Touaregs à Anéfis.” Nous traversons à la vitesse de la lumière des paysages surprenants de beauté, qui incarnent aussi la profonde misère du Mali. San, Mopti, Douentza, Hombori, Gossi… Les panneaux des villes défilent, barrages et vérifications d’identité se succèdent jusqu’à Gao, qui nargue le fleuve Niger dont elle est séparée par un pont. Le coucher de soleil sur le fleuve me fait oublier que Gao est plongée dans le noir. Au matin, tout le monde déguste des beignets de farine avec du lait sous une douce brise matinale. Abou, le chauffeur qui doit me conduire à Kidal, est là.
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18.
AFRIQUE
Courrier international — no 1180 du 13 au 19 juin 2013 ↙ Le cadeau de mariage de Gupta. “Pour votre mariage, nous vous offrons un pays et un président.” Dessin de Zapiro paru dans The Sunday Times, Johannesburg.
AFRIQUE DU SUD
Jacob Zuma et ses bons amis indiens Le pays est secoué par le scandale des Gupta : une famille d’origine indienne qui a bénéficié de traitements de faveur. L’affaire réveille le racisme anti-Indiens.
Kobo Town
—Mint New Delhi
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’Afrique du Sud est plus sensible au racisme que la majorité des autres pays. Son corps politique porte encore les cicatrices tragiques laissées par l’apartheid, qui a duré plus de quarante ans. La Constitution rédigée à l’issue de cette période est extrêmement libérale et l’Afrique du Sud prend les accusations de racisme très au sérieux. Puis arriva la famille Gupta. Cette famille est composée d’hommes d’affaires originaires de l’Etat indien de l’Uttar Pradesh qui ont fait fortune en Afrique du Sud après la fin de l’apartheid. Ils possèdent l’entreprise Sahara Computers ainsi qu’un journal local. Et, surtout, ils sont proches du président Jacob Zuma. A tel point que lorsque Vega Gupta a épousé Aakash Jahajgarhia (un site Internet célèbre d’ailleurs ce mariage), des centaines d’invités sont non seulement venus d’Inde par un vol affrété pour l’occasion, mais ils ont aussi atterri à Waterkloof, un aérodrome de l’armée de l’air situé près de Pretoria. L’histoire ne dit pas pourquoi la famille Gupta a jugé que l’aéroport international Oliver Tambo, à Johannesburg, n’était pas assez bien pour eux. Selon la presse sudafricaine, des fonctionnaires des services d’immigration sont venus contrôler les passeports des visiteurs, un bar mobile a été mis à disposition pour servir des boissons et les invités ont été escortés par des véhicules de police avec gyrophares jusqu’à Sun City – un lieu de villégiature qui regroupe hôtels et casinos. Par ailleurs, la famille a sûrement fait quelques économies – trois fois rien – sur les redevances d’atterrissage et les taxes aéroportuaires. Le traitement de faveur accordé aux amis du président en a irrité plus d’un, et beaucoup d’autres ont été furieux en apprenant le comportement de certains invités, révélé par la presse. Apparemment, ces derniers ont exigé de n’être servis que par des employés blancs et d’autres ont demandé au personnel noir d’aller se laver.
Ressentiment. Ces comportements ont
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rouvert des blessures en Afrique du Sud. Dans ce pays, certains nationalistes noirs ont tendance à penser que la lutte contre l’apartheid n’a été menée que par des Noirs. Ce n’est pas vrai. Mac Maharaj [désormais bras droit du président Zuma] était avec Nelson Mandela sur Robben Island. Il a transcrit ses mémoires et a diffusé l’ouvrage [Un long chemin vers la liberté] illégalement hors de prison. Frene Ginwala était la première présidente du Parlement national à la fin de l’apartheid. Fatima Meer est l’une des nombreuses Indiennes qui ont joué un rôle crucial dans ce combat. Sans oublier Aziz Pahad, qui était un politicien de renom. Aucune de ces nominations n’était purement figurative et il se trouve que ces personnes avaient des origines indiennes. Elles n’étaient pas toutes membres de l’ANC, mais elles croyaient toutes en l’idéal d’une nation arc-en-ciel. Certes, les Indiens ont souffert pendant l’apartheid, mais pas autant que les Noirs. En vertu du Group Areas Act [une loi de séparation géographique selon les “races”], les Indiens ne pouvaient pas vivre où ils le
souhaitaient, mais ils avaient le droit d’être avocats ou comptables. Malgré tout, certains Indiens ont réussi, ce qui a provoqué un certain ressentiment. Lorsque les détails du somptueux mariage de Vega Gupta ont été révélés, nombreux sont les Sud-Africains noirs qui ont exprimé leur colère contre les Indiens. Les membres de la famille Gupta, venus dans ce pays pour faire fortune, sont après tout des arrivistes qui n’ont pas participé à la lutte contre l’apartheid. Les critiques, toutefois, ont menacé de toucher tous les Sud-Africains d’origine indienne, ce qui serait catastrophique : il s’agirait d’une nouvelle forme de racisme, d’une part, et d’autre part ces reproches sont fondés sur une interprétation malhonnête de l’histoire sud-africaine. L’épisode du mariage Gupta révèle peutêtre que l’Afrique du Sud est désormais en train de devenir un pays normal, auquel cas il n’est plus nécessaire qu’un parti de lutte pour la liberté soit à la tête du gouvernement, comme l’a expliqué récemment l’archevêque Desmond Tutu, lauréat du prix Nobel comme Nelson Mandela. L’épisode de la famille Gupta n’est qu’un exemple de copinage politique. Les Sud-Africains ne se lassent jamais de rappeler aux Indiens qu’en 1893 l’Inde a donné à l’Afrique du Sud un avocat appelé Gandhi et que ce pays leur a rendu Mahatma [Gandhi a développé sa théorie de la nonviolence lors de son séjour en Afrique du Sud]. Un siècle plus tard, qu’est-ce que l’Inde a donné à l’Afrique du Sud ? Monsieur Gupta. Et ainsi, l’Histoire se répète, telle une farce. —Salil Tripathi Publié le 22 mai
Mais qui sont les Gupta ? ●●● Pourquoi ont-ils bénéficié d’un tel traitement de faveur ? Pourquoi six ministres sud-africains, ainsi que l’ancien ministre en chef de l’Etat indien de l’Uttar Pradesh, ont-ils assisté à ce mariage ? C’est ce que tentent de découvrir les médias sud-africains depuis le début du “Guptagate”. Le 7 juin, l’hebdomadaire Mail & Guardian indiquait que l’entreprise indienne Paras aurait remporté l’appel d’offres du gouvernement sud-africain pour un grand projet de développement agricole dans l’Etat libre grâce à ses relations avec les Gupta. “La famille est aussi très proche du président de cette province”, affirment les journalistes. La minorité indienne, plus riche que les Africains grâce aux avantages qui lui étaient accordés pendant l’apartheid et à ses contacts historiques en Inde, a aidé financièrement le Congrès national africain (ANC) à assurer sa transition vers le pouvoir, en 1994, en échange de liens privilégiés dans les partenariats public-privé.
20.
D’UN CONTINENT À L’AUTRE
Courrier international — no 1180 du 13 au 19 juin 2013
↙ Dessin de Xia paru dans Caijing, Pékin.
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d’euros] selon le Conseil cambodgien de l’investissement (CIB) – un chiffre largement supérieur aux sommes placées en Corée, deuxième pays pour les investissements chinois. Il ne s’agit toutefois que d’un aperçu partiel des projets chinois au Cambodge, autrement dit ceux qui bénéficient d’exonérations fiscales et d’autres mesures incitatives. Le chiffre officiel ne tient pas compte non plus des investisseurs qui opèrent dans les zones
Cambodge. Apprendre le chinois : un must
Une autorité acceptée. Dans
Alors que l’influence économique et politique de la Chine explose, les plus ambitieux des Cambodgiens apprennent le mandarin.
—The Diplomat Tokyo
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orsqu’à 20 ans Suon Chiva a voulu apprendre une deuxième langue en complément du khmer, sa décision a vite été prise. Il a vu où étaient fabriqués les produits vendus sur les marchés locaux et d’où venaient les nouveaux investissements dans son pays. Etudier le chinois lui a semblé un choix logique. “Aujourd’hui, beaucoup d’hommes et de femmes d’affaires viennent de Chine pour travailler au Cambodge, explique-t-il. Ils investissent beaucoup d’argent, c’est pourquoi il est essentiel de parler leur langue.” Cette opinion est partagée par la plupart des personnes qui se trouvent avec Chiva dans une salle de classe étouffante, à Phnom Penh, la capitale cambodgienne. Comme une douzaine d’autres étudiants, il est assis sur un banc en bois, les ventilateurs font tournoyer de l’air chaud dans la pièce, et le jeune professeur explique les différents tons qui existent en mandarin. Ces dernières années, plusieurs écoles comme celle-ci ont ouvert dans la capitale, sur la même route passante le long de laquelle des panneaux de couleurs vives portant des inscriptions en chinois dominent le trafic. Le bâtiment défraîchi où ont lieu les cours est un dédale de salles qui communiquent entre elles.
Ces écoles prennent pour cibles de jeunes Cambodgiens qui veulent prendre une longueur d’avance dans le contexte d’une économie émergente. Pendant des années, apprendre l’anglais était une condition requise pour la plupart des Cambodgiens ambitieux. Toutefois, avec l’influence croissante de la Chine et ses investissements omniprésents dans la région, parler mandarin est également devenu une compétence précieuse. Les résultats des efforts de la Chine pour renforcer son rayonnement sont sujets à débat, mais à Phnom Penh de nombreux jeunes sont avides d’en savoir plus sur la langue et la culture chinoises, que l’empire du Milieu est précisément désireux d’exporter. Selon une association locale de Sino-Cambodgiens, environ 30 000 étudiants apprendraient actuellement le mandarin à temps plein ou partiel.
Pour les affaires. Dans une salle de classe du rez-de-chaussée ouverte sur la rue, des étudiants contournent les motos garées pour trouver une place. Près du tableau blanc, le directeur, Long Sochea, s’adresse lentement au groupe de débutants et parle fort pour être entendu malgré le vacarme. Lorsque Sochea a commencé à enseigner le mandarin, dans les années 1990, ses quelques étudiants
au Cambodge. C’est grâce à ces centres installés dans le monde entier que la Chine cherche à renforcer son rayonnement. Munyrith a appris le mandarin pour communiquer avec ses homologues chinois. Depuis 2010, l’Institut Confucius de Phnom Penh propose des cours de langue aux fonctionnaires cambodgiens. Parmi les étudiants adultes, on compte des bureaucrates et des membres du gouvernement. “Aujourd’hui, le chinois n’est plus seulement la langue des affaires, précise Munyrith, c’est aussi celle de la politique.”
étaient surtout des Cambodgiens ayant des origines chinoises qui voulaient rafraîchir leurs connaissances sur la langue de leurs lointains ancêtres. Maintenant, précise-t-il, presque tous ses élèves sont khmers et n’ont aucun lien avec la Chine. Ils espèrent qu’apprendre cette langue leur donnera un avantage dans le monde des affaires. “Les familles cambodgiennes encouragent leurs enfants à apprendre le chinois, explique-t-il, car ils veulent que leur progéniture trouve du travail.” L’école propose par ailleurs des cours d’initiation à d’autres
“Au Cambodge, l’essentiel de l’argent vient de la Chine” langues, comme l’anglais, le coréen et le vietnamien. Toutefois, lorsque de nouveaux venus lui demandent des conseils, Sochea avoue qu’il les oriente tous dans la même direction. “Je leur dis de jeter un œil aux investissements des autres pays. Au Cambodge, l’essentiel de l’argent vient de la Chine.” L’empire du Milieu est devenu un investisseur de premier plan. Depuis 2005, les investissements validés par des entreprises chinoises au Cambodge ont atteint plus de 8 milliards de dollars [6,2 milliards
économiques spéciales du pays ou des petits projets approuvés par les autorités provinciales. Ces accords souvent obscurs sont loin d’être transparents aux yeux de la population. Par ailleurs, contrairement aux investissements venus du monde occidental, personne n’exige de contrôler ou de superviser quoi que ce soit, ce qui arrange bien le gouvernement cambodgien.
La langue de la politique. Pour Chea Munyrith, l’omniprésence de la Chine au Cambodge à l’heure actuelle contraste fortement avec l’époque de son enfance, dans les années 1980, après la chute des Khmers rouges. Il se souvient que sa grand-mère, d’origine chinoise, avait très peur de parler son dialecte, le teochew [parlé dans le sud de la Chine, région d’origine d’une partie importante des populations qui ont migré vers l’Asie du SudEst au début du XXe siècle], c’est pourquoi elle n’a jamais pris la peine de le lui apprendre. “Elle m’a dit que nous étions khmers et que nous devions désormais parler cette langue, se rappelle-t-il. Elle ne voulait pas évoquer ses origines chinoises.” Maintenant qu’il est adulte, Munyrith estime toutefois que le chinois fait partie intégrante de son travail. Il est codirecteur du premier Institut Confucius qui a ouvert
ce domaine, plusieurs événements récents ont montré que la Chine et le Cambodge avaient souvent des discours similaires. Les différends territoriaux en mer de Chine méridionale ont créé des tensions dans la région. En 2012, le Cambodge a présidé l’Asso ciation des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean), et le pays a été accusé de s’allier à la Chine aux dépens de ses voisins lors des débats sur ce litige maritime. Pour Pavin Chachavalpongpun, professeur à l’université de Kyoto, la tendance des Cambodgiens à vouloir apprendre le chinois reflète l’influence croissante de la Chine. “C’est le signe que la population accepte l’autorité chinoise dans la région”, affirme Pavin, évoquant l’utilisation par la Chine du soft power [le pouvoir d’influence, concept développé par le professeur de sciences politiques américain Joseph Nye] dans la région. “Lorsqu’on apprend la langue d’un autre pays, cela signifie que l’on comprend et accepte la position dominante de ce pays.” Néanmoins, comme l’a montré la polémique de l’Asean, les largesses chinoises au Cambodge impliquent bel et bien des obligations. Pour les nombreuses personnes qui commencent à apprendre le mandarin, cela représente toutefois la promesse d’un avenir engageant. Pendant ce temps, à la Jing Fa Chinese School, les cours de l’après-midi se sont terminés. Kaing Mengty, âgé de 26 ans, range ses livres avant de retourner vendre des produits fabriqués en Chine sur un marché local. “Je ne sais pas grand-chose sur la Chine, avoue-t-il. Je ne connais que mon pays. Et les Cambodgiens peuvent gagner de l’argent grâce au commerce avec la Chine.” —Irwin Loy Publié le 22 mai (A propos de The Diplomat, lire notre rubrique La source de la semaine p. 50)
ASIE
Courrier international — no 1180 du 13 au 19 juin 2013
↙ Dessin de Kopelnitsky, Etats-Unis.
INDE
Mehmeet, la voix tranquille du Cachemire La jeune chanteuse, que les fanatiques n’intimident pas, est devenue en peu de temps une star grâce à ses interprétations de la musique soufie traditionnelle.
—Tehelka New Delhi
s’est fait une place parmi les chanteuses établies de la vallée. Shamena Dev, épouse de Ghulam Nabi Azad, le ministre de la Santé de l’Etat, qui est également une chanteuse accomplie, confie : “Les menaces, c’est la routine. Il faut les ignorer.”
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Pathos et simplicité. Mehmeet a publié trois albums. Mais c’est son interprétation émouvante des poèmes de Habba Khatoon, dans lesquels cette reine du Cachemire au XVIe siècle exprime le chagrin que lui cause l’exil de son époux, le roi Yusuf Shah Chak, qui lui a donné son identité. Chanter Habba Khatoon est devenu un rite de passage pour tout jeune chanteur cachemiri, et Mehmeet a réussi avec brio. Elle rend le pathos et la simplicité de Habba dans la plus pure tradition locale tout en apportant une touche de sensibilité moderne. L’une de ces chansons est Gah Choon Pevan Ghati, Aki Lati Yiham Na (“Je vois ton halo dans l’obscurité, ne reviendrastu pas vers moi au moins une fois ?”). Mehmeet est également la première chanteuse cachemirie à avoir monté un groupe de rock, qui s’appelle Immersion. Elle chante et joue des claviers et de la flûte. D’après Mehmeet, le Cachemire ne manque pas d’espace créatif pour les artistes. “J’ai reçu quelques menaces, mais c’est normal.” Elle estime que les groupes de filles qui ont arrêté de chanter [en février dernier] à la suite d’une fatwa devraient continuer. “Il y a tellement de groupes au Cachemire ! Et puis ce genre de chose arrive, on n’est pas censé y prêter grande attention.” “J’ai essayé de briser le corset qui emprisonne les chanteuses cachemiries et d’élargir mon horizon”, ajoute-t-elle. Elle chantera bientôt dans un film de Bollywood aux côtés de Rahat Fateh Ali Khan [chanteur pakistanais, neveu de Nusrat Fateh Ali Khan]. “Mon objectif est de faire mieux connaître la musique de ma région et de la faire sortir du Cachemire.” —Riyaz Wani, à Srinagar (Inde) Publié le 24 mai
DR
ehmeet Sayeed a fait son apparition sur la scène musicale cachemirie en 2001 alors que la vallée était dans les affres d’un séparatisme déchaîné. Elle n’avait pas 20 ans quand elle s’est soudain retrouUne réussite inouïe. Mehmeet a vée catapultée des scènes universitaires fait du chemin : elle est devenue aux grandes salles de concert et sur une chanteuse célèbre au CacheRadio Kashmir [principale radio, mire et va même jusqu’à jouer les contrôlée par le gouvernement vedettes dans certains de ses indien et qui a contribué à la vitadisques. Dans ses DVD, on la voit lité de la musique traditionnelle tourbillonner autour de de la région] – tout ça en un an. Dans les années qui ont PORTRAIT quelques arbres, chantant en play-back pendant qu’un essaim suivi, elle a enregistré des albums et tourné des clips dont certains de belles jeunes filles en costume cacheont fait fureur. Mehmeet Sayeed n’a jamais miri dansent sur fond de prairies verété confrontée à des critiques publiques, doyantes. Ses albums se sont vendus par des menaces d’extrémistes ou des fatwas, milliers dans la vallée, une réussite inouïe même si elle a eu sa part d’intimidations : pour un artiste cachemiri, et ils sont égade temps en temps, un coup de téléphone lement très appréciés par la diaspora. Dès lui ordonnait d’arrêter de chanter. “Mes le début des années 2000, elle était très parents se sont occupés de tout. Je n’ai pas eu demandée par les radios et les télévisions à m’inquiéter.” A 21 ans, Mehmeet Sayeed locales et se produisait également lors
d’événements culturels officiels et non officiels, où son interprétation de la poésie soufie et du répertoire local de l’amour courtois ravissait le public. Tout cela à une époque où le séparatisme plongeait le Cachemire dans le chaos.
LE MOT DE LA SEMAINE
SUR NOTRE SITE courrierinternational.com Une des vidéos les plus populaires de Mehmeet Sayeed.
Vu d’ailleurs
avec Christophe Moulin et Eric Chol
En direct vendredi à 17 h 10, samedi à 21 h 10, et dimanche 14 h 10 et 17 h 10.
L’actualité française vue de l’étranger chaque semaine avec
“Geet” Chanson
G
eet” veut dire “la chanson” dans le sens d’une chanson de geste comme La Chanson de Roland. Le “geet” est une façon lyrique de raconter une épopée. Parmi ces chants, la Baghavad Gita, que l’on appelle la Gita (le “geet”) pour faire court, est l’un des récits les plus célèbres de l’hindouisme (composée entre le Ve et le IIe siècle avant notre ère). Moins éloignée de notre époque, la collection des poèmes écrits en bengali par Rabindranath Tagore, qui a fait sensation en Occident et a valu à son auteur le prix Nobel de littérature en 1913, il y a exactement un siècle, s’appelle Gitanjali, ou offrande (“anjali”) de chansons (“geet”). Si “geet” fait référence à des épopées ou à des poèmes, il peut aussi désigner une simple chanson. La musique, surtout la musique vocale, se dit “sangeet”. Certains voient dans le mot “guitare” la juxtaposition de “geet” et “tar”, qui veut dire “corde”. Mais le mot “guitare” n’est peutêtre que l’évolution du mot “sitar”, désignant un instrument à cordes indien, qui devient, en passant par le persan, la “chitarra” en italien, la “guitarra” en espagnol et la “guitare” en français. Quoi qu’il en soit, la guitare est devenue l’instrument phare du chant populaire. Or, bien avant qu’elle n’émerge (dans les années 1960) comme l’instrument de prédilection des jeunes, la guitare était, en Andalousie – cette région très marquée par la culture musulmane, l’esthétique persane et la musique des Gitans (influencée par les périples millénaires de ce peuple venu d’Inde) –, l’instrument qui permettait à la fois de rythmer la danse et d’accompagner des chansons évoquant les affres déchirantes de la passion. Le “geet” indien a donc traversé les siècles et fait maintenant partie de notre culture commune. —Mira Kamdar Calligraphie d’Abdollah Kiaie
Ibo Ogretmen / LCI
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D’UN CONTINENT À L’AUTRE
Courrier international — no 1180 du 13 au 19 juin 2013
↙ Dessin d’Arend, Pays-Bas.
amériques
Etats-Unis. La NSA joue à Big Brother La polémique enfle depuis qu’il a été révélé que la très puissante Agence nationale de sécurité épie les communications téléphoniques et les connexions Internet de millions de citoyens.
—The New York Times
sont une menace réelle, et le peuple (extraits) New York américain devrait nous faire confiance pour gérer cette menace, uelques heures après la révé- car nous avons des mécanismes lation que les autorités fédé- internes (dont nous ne vous dirons rales collectent de façon rien) qui nous permettent de nous systématique les donassurer que nous ne nées téléphoniques de violons pas vos droits. millions d’Américains, Ces discours – qu’ils qu’ils fassent l’objet visent à légitimer un d’une enquête antimandat secret perterroriste ou non, l’admettant la saisie des ministration Obama relevés téléphoniques s’est justifiée en utilide journalistes de ÉDITO sant son excuse habil’agence Associated tuelle. En effet, le président Obama Press ou des ordres secrets pour ressert la même platitude chaque exécuter un citoyen américain fois qu’il se fait prendre à outre- soupçonné de terrorisme [le prépasser ses pouvoirs : les terroristes dicateur Anwar Al-Awlaki, tué lors
Q
d’une attaque de drone au Yémen en septembre 2011] – n’ont jamais été très convaincants, en particulier venant d’un président qui nous avait promis de faire preuve de transparence et d’assumer ses responsabilités.
Abus de pouvoir. L’administration Obama a désormais perdu toute crédibilité à cet égard. Une fois de plus, le président a prouvé que l’exécutif est prêt à utiliser tous les pouvoirs qui lui sont conférés et qu’il risque fort d’en abuser. Voilà pourquoi nous affirmons depuis un certain temps déjà que le Patriot Act [voir encadré], promulgué dans un contexte de peur
dans la foulée des attentats du 11 septembre 2001 par des membres du Congrès qui, pour la plupart, ne l’avaient même pas lu, est dangereux. Il attribue en effet à l’Etat des pouvoirs de surveillance élargis et non nécessaires. Depuis la publication de l’article du quotidien britannique The Guardian, le 5 juin, nous savons que le FBI et la NSA [l’Agence nationale de sécurité américaine] ont utilisé le Patriot Act pour obtenir une ordonnance de justice secrète et obliger l’opérateur téléphonique américain Verizon à leur remettre les données relatives à tous les appels ayant transité par leur système. Nous savons aussi que cette ordonnance fait partie d’un programme de surveillance plus vaste en place depuis plusieurs années, et il est fort probable qu’il concerne d’autres entreprises. [Les opérateurs AT&T et Sprint Nextel seraient également contraints de remettre leurs données à la NSA.] En fait, il y a tout lieu de croire que le gouvernement fédéral collecte toutes les informations qu’il peut obtenir sur tous les appels réalisés par les citoyens américains, à l’exception du contenu de ces appels.
Surveillance. Les articles parus dans le Washington Post et le Guardian ont en outre décrit le processus qui permet à la NSA de saisir les données des communications Internet sur les serveurs de neuf géants du web américains [dont Google, Apple et Facebook dans le cadre du programme de surveillance baptisé Prism]. Les auteurs des articles se demandent par ailleurs si la NSA fait réellement une distinction entre les communications réalisées à l’extérieur des frontières et les communications domestiques. Si la lutte contre le terrorisme est un objectif primordial, de quelle façon est-il servi par la collecte des données téléphoniques de l’ensemble des citoyens ? Le gouvernement peut aisément collecter les relevés téléphoniques des “terroristes connus ou présumés” (et même le contenu de leurs appels) sans avoir à enregistrer tous les appels réalisés. En fait, la loi qui régit la collecte de renseignements (le Foreign Intelligence Surveillance Act) a été modifiée en 2008 pour servir cet objectif précis. Essentiellement, ce que l’administration dit, c’est que le gouvernement a le droit de connaître le destinataire, la durée et l’origine de tous les appels réalisés par les citoyens américains, même ceux qui ne sont soupçonnés d’aucun méfait. L’argument avancé par la sénatrice démocrate de Californie Dianne Feinstein pour défendre
cette pratique est absurde. Mme Feinstein devrait pourtant, en tant que présidente de la Commission du renseignement du Sénat, tenter de prévenir ce genre d’abus. Mais elle a affirmé, le 6 juin, que les autorités ont besoin de ces renseignements au cas où une personne deviendrait terroriste. Selon un haut responsable de l’administration, l’exécutif évalue en interne les programmes de surveillance pour s’assurer qu’ils “respectent la Constitution et les lois des Etats-Unis et protègent adéquatement la vie privée et les libertés civiles”. Il semble toutefois que cela ne soit plus suffisant. M. Obama n’avait clairement pas l’intention de révéler l’existence de ce programme de surveillance, tout comme il n’aurait pas parlé de l’élimination d’Anwar Al-Awlaki s’il n’avait pas été rapporté dans la presse. Même alors, il a fallu attendre plus d’un an et demi pour qu’il reconnaisse sa responsabilité dans cette exécution, et il continue de tenir secret le protocole qu’il utilise pour prendre de telles décisions. Nous ne remettons pas en question la légalité de l’ordonnance de justice divulguée par le Guardian et obtenue en vertu du Patriot Act, mais nous nous opposons fermement à ce que ce pouvoir soit utilisé de cette manière. C’est précisément le genre de choses contre lesquelles s’élevait Obama lorsqu’il disait, en 2007, que la politique de surveillance de l’administration de George W. Bush nous plaçait devant “un faux choix entre les libertés que nous chérissons et la sécurité que nous demandons”. L’interprétation abusive du Patriot Act montre, une fois de plus, pourquoi il doit être modifié, voire tout simplement abrogé. — Publié le 6 juin Lire aussi l’article “Edward Snowden, traître ou héros ?” p. 7
Le Patriot Act Adopté le 26 octobre 2001, après l’attentat contre les Twin Towers (11 septembre), le USA Patriot Act est une loi antiterroriste dont le nom complet est “Uniting and Strengthening America by Providing Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism”, que l’on peut traduire en français par “Unir et renforcer l’Amérique en fournissant les outils appropriés pour intercepter le terrorisme et y faire obstacle”.
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AMÉRIQUES
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ÉQUATEUR a mis un point final à onze ans de travaux difficiles, dont la construction du passage du Nez du diable, qui a coûté la vie à des centaines d’ouvriers. A l’époque, les distances et l’absence de voies ferrées empêchaient la naissance d’un sentiment d’identité nationale. Le train non seulement transportait des céréales jusqu’à la mer et des bananes jusqu’aux montagnes, mais il apportait également la connaissance. Toutefois, le laisser-aller des gouvernements suivants et les phénomènes météorologiques comme El Niño ont mis hors service le système, qui était comme les “veines du pays”. Le train a cessé de circuler dans les années 1990, à l’époque où le voyage durait deux jours, avec un arrêt systématique à Riobamba.
Entre les Andes et l’océan, un train d’union Inaugurée au début du siècle, abandonnée il y a vingt ans, la ligne Quito-Durán, qui relie la cordillère à la mer, vient de reprendre du service pour les touristes.
Un patrimoine culturel national Voie ferrée en service
Voie ferrée désaffectée
COLOMBIE
D
E S
A
N
D
E
S
San Lorenzo
OCÉAN PACIFIQUE
Quito
2 817 m
3 609 m
Milagro Yaguachi Guayaquil
Durán
Urbina Colta
—El Telégrafo Guayaquil
Riobamba Guamote Nez du diable
Naranjito
100 km
É Q UAT E U R
Huigra
Cuenca
PÉROU
SOURCE : FERROCARRILESDELECUADOR
C O R D I L L È R E
Equateur
train qui, pour beaucoup, rappelle des souvenirs d’enfance. Les passagers de ce voyage ans la ville de Yaguachi, à la tombée inaugural sont les représentants d’agences de la nuit, tout le monde attend l’ar- de tourisme internationales ainsi que de la rivée de la locomotive à vapeur presse locale et étrangère, embarqués pour Baldwing Hamilton 53. Ce promouvoir cette nouvelle monstre noir, au bruit caracoffre : un circuit qui reliera téristique d’un autre temps, Quito à Durán en quatre jours, tire les quatre voitures d’un dès ce mois de juin. train qui vient de Quito et se A partir de cette date, le dirige vers Durán. Dans un train sera rebaptisé “Train de coin de cette ville entourée l’unité nationale” et parcourra de rizières, une guitare à la REPORTAGE 456 kilomètres entre les monmain, Alejandro Díaz passe tagnes du nord-est et la côte presque inaperçu pendant qu’il chante une sud-ouest : après un départ de Quito à mélodie dédiée au chemin de fer. A 72 ans, 2 800 mètres d’altitude, le convoi passera il est né ici et il est ému à chaque accord : sa par Urbina – à 3 609 mètres –, avant de redeschanson évoque ce train qui, des dizaines cendre jusqu’à 4 mètres au-dessus du niveau d’années plus tôt, apportait du poisson et de la mer, à Durán. Les douze volcans qui se du riz jusque dans les montagnes. Aujourd’hui, trouvent sur sa route seront les témoins du explique-t-il, il est rempli de touristes. retour du chemin de fer. Chaque kilomètre Alejandro n’est pas le seul à être touché parcouru apporte son lot d’émotions, d’odeurs, en voyant le convoi passer dans sa région. de couleurs et de saveurs variées. Les éleveurs, les ouvriers agricoles et les écoIl s’agit non seulement de proposer un liers prendront tous quelques secondes pour service touristique, mais aussi de redonvoir les voyageurs passer et les saluer d’un ner vie à l’idée d’Eloy Alfaro [révolutionsigne de la main ou d’un sourire. naire qui fut président de 1895 à 1901 et de Le train part de bonne heure de la gare de 1906 à 1911], qui, au début du XXe siècle, Chimbacalle, au sud de la capitale, et assiste décida que le train serait un moyen d’unir au réveil de ce quartier qui reçoit ce jour-là le peuple équatorien. Le tronçon sud du un nouveau visiteur. Les habitants inter- chemin de fer a officiellement été inauguré rompent momentanément leur vie quoti- le 25 juin 1908. Cette journée est devenue dienne et monotone pour voir passer un une fête civique d’ampleur nationale et elle
D
Un voyage unique. Les gardes-freins sont un rouage essentiel durant le trajet, car ils sont chargés de freiner et d’équilibrer les voitures pour qu’elles ne déraillent pas. Grâce à des signes et à des gestes, ils communiquent avec le mécanicien sous le regard amusé des passagers. Sur le visage de ces techniciens, on lit le sens des responsabilités et le dévouement, ainsi que l’amour que vouent aux trains tous ceux qui travaillent sur les chemins de fer. C’est notamment le cas d’Alfonso Quinzo, originaire de Riobamba, qui a plus de vingt ans d’expérience et a connu l’âge d’or du train avant sa disparition. Aujourd’hui, il espère seulement continuer à parcourir des kilomètres sur les rails avec sa casquette de cheminot. Mais, finalement, ce sont les gens que l’on croise en chemin qui rendent ce voyage véritablement unique : humbles pour la plupart, ils regardent passer les voitures remplies de touristes, dans lesquelles ils ne pourront peut-être jamais monter car le circuit coûte plus de 750 euros. Ils ont toutefois bon espoir que ce train leur apporte la prospérité. Pour le moment, la société des chemins de fer équatoriens a lancé un programme intitulé “Vive tu tren”, auquel participeront des habitants de Naranjito, Milagro, Yaguachi, Huigra, Guamote et Colta : l’objectif est de faire connaître le train à des représentants de comités de quartier et d’assemblées paroissiales, à des étudiants et à des entrepreneurs, afin qu’ils deviennent les porte-parole de cette nouvelle offre.
L’ACTUALITÉ INTERNATIONALE «UN MONDE D’INFO» du lundi au vendredi à 16h15 et 21h50 franceinfo.fr
Jorge Bermeo était conducteur de train et il a pris sa retraite dans les années 1970. A 93 ans, il est ému en montant de nouveau dans l’une des voitures et en voyant des paysages que ses yeux avaient oubliés. Le regard perdu dans ses souvenirs, il affirme qu’il “pourra maintenant mourir en paix”. Il fut un temps où Huigra vivait principalement du trafic ferroviaire qui acheminait des marchandises jusqu’à la mer ; mais cette époque est révolue depuis longtemps. Les habitants se souviennent que tout le monde avait un proche qui gagnait sa vie grâce au chemin de fer. Ils se rappellent aussi la construction d’hôtels, de casinos et de restaurants destinés à tous ces clients de passage. On voit bien que tout s’est construit autour du train dans cette ville qui, aujourd’hui, tente de se remémorer les années fastes. Par la suite, une crue du fleuve Chanchán et des éboulements ont détruit une grande partie des voies. Dans les rues de Huigra, on sent qu’un exode a miné une ville autrefois dynamique. La majorité des 2 200 habitants sont des mineurs ou des personnes âgées, car la population active a émigré. L’annonce du retour du train commence néanmoins à faire son effet : les personnes en parlent et des émigrés qui sont rentrés des Etats-Unis ou d’Espagne rénovent des hôtels délabrés, nettoient les chemins et font revenir des jeunes pour réhabiliter le chemin de fer. —Eduardo León Publié le 30 mai
Contexte ●●● Le président Rafael Correa a été investi le 24 mai pour un troisième mandat. Il a été réélu le 17 février avec plus de 57 % des voix et dispose de la majorité absolue au Sénat. Cet économiste, au pouvoir depuis 2006, qui jouit d’une grande popularité, a privilégié les investissements publics et a entrepris une politique de grands travaux : routes, écoles, ponts, aéroports. Il a annoncé qu’il ne briguerait pas de quatrième mandat.
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D’UN CONTINENT À L’AUTRE
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europe
← Dessin de Boligán paru dans El Universal, Mexico.
Portugal. Touche pas à ma poste ! La privatisation des services postaux, prévue pour l’automne, est une absurdité économique, estime un chroniqueur classé à gauche.
—Expresso (extraits) Lisbonne
les télécommunications ont été séparées du service postal, l’entreprise est en pleine santé. a façon dont la CTT [Correios, Malgré tout, la poste portugaise est passée Telégrafos e Telefones, la poste por- à côté de plusieurs opportunités. La nontugaise] procède aux fermetures des création d’une banque postale en est le meilleur bureaux de poste, en transférant leurs mis- exemple. Les banques privées ne veulent pas sions à des fleuristes, des épiciers ou des d’une banque publique puissante. Cela aurait mairies, du jour au lendemain et sans en pourtant donné un nouveau souffle à la CTT, avertir les usagers, est indigne d’une entre- et les bureaux de poste auraient été beauprise publique. Mais cela correspond à une coup plus fréquentés par la population. culture de lâcheté et de mépris à l’égard des De nombreux facteurs ont été remplacés citoyens, que ce gouvernement promeut à par des travailleurs précaires non formés, tous les niveaux de l’Etat. Il est évident que ce qui a détérioré la qualité du service. Des ces décisions sont liées au procentaines de bureaux ont été cessus de privatisation de la fermés [voir encadré], contriCTT [prévue pour l’automne]. buant significativement à la L’idée est de “réduire les passifs désertification de l’intérieur du et de valoriser les actifs”, selon pays. Tout le contraire de ce qui un député de la majorité. aurait dû être fait. Le député OPINION La notion de service public Adriano Rafael Moreira, du PSD est absente du discours officiel, [le Parti social-démocrate, majoqui méconnaît le fait que, pour nombre de ritaire au pouvoir, droite], a justifié la pripersonnes, surtout les plus âgées ou celles vatisation annoncée par un poncif idéologique : vivant en milieu rural, la CTT est l’un des l’Etat serait un “mauvais gestionnaire”. Sa colrares moyens d’être en contact direct avec lègue Ana Drago [du Bloco de Esquerda, l’Etat. Dans un service public, on appelle gauche alternative] lui a rappelé qu’il avait cela un “actif”. fait partie du conseil d’administration de la De toutes les privatisations passées et en CP [Comboios de Portugal, la SNCF portucours de réalisation, celle de la CTT est, avec gaise] : “Lorsqu’on vous a proposé d’intégrer celles de la REN [le réseau électrique natio- la CP, vous n’avez pas dit : ‘Je ne crois pas que nal, dont 40 % ont été vendus en 2012 au l’Etat soit un bon gestionnaire’. Non, vous chinois State Grid et à Oman Oil] et d’Aguas êtes allé aux réunions et vous avez touché votre de Portugal [la compagnie publique de l’eau chèque. Par conséquent, quand vous dites cela, devrait être privatisée en 2014], la plus cri- vous tronquez la réalité. Ce n’est pas l’Etat, entité minelle. La poste est bénéficiaire. Depuis le publique représentant la souveraineté populaire, début des années 1990, période durant laquelle qui est mauvais gestionnaire, mais c’est vous et
L
vos amis.” C’est exactement ce qu’il se passe : des politiciens s’emparent des entreprises publiques, les gèrent mal pour ensuite venir eux-mêmes sans aucune pudeur ou une quelconque honte défendre leur privatisation. Il y a au moins deux candidats probables à la privatisation de la CTT : Urbanos, et Correios do Brasil [la poste brésilienne]. Une entreprise de distribution, et une entreprise publique étrangère. Dans le premier cas, le service public n’aura, bien évidemment, plus aucune importance et, dans le second cas, à l’instar de ce qui s’est passé pour EDP [en 2011, le chinois Three Gorges a acquis 21 % du capital de l’EDF portugais], nous assisterons à la “nationalisation” d’une entreprise portugaise, qui deviendra dépendante des décisions d’un Etat étranger. Je ne parviens pas à imaginer le nombre de tours de passe-passe qu’un libéral doit faire pour défendre une telle aberration. Sans doute pense-t-il que les Etats brésiliens ou chinois sont de “bons gestionnaires”.
Atteinte à la souveraineté. La privatisation de la CTT est inacceptable, du point de vue de l’intérêt des citoyens comme de celui de l’Etat. La poste est un instrument de cohésion sociale et territoriale. Les acquéreurs privés ne verront d’intérêt que dans les pièces de choix : Lisbonne, Porto et les villes les plus peuplées. Soit ils abandonneront les régions les plus isolées du pays, soit ils pratiqueront des prix différents, soit l’Etat financera ce qui n’est pas rentable. Autrement dit, celui-ci privatisera les profits
et nationalisera les pertes. Nous y perdrons dans tous les cas de figure. Ce n’est pas un hasard si seulement cinq pays européens ont fait ce choix et n’en tirent aucun bénéfice. Même les Etats-Unis n’ont pas privatisé leur Poste. Ce n’est pas non plus un hasard si l’Etat brésilien souhaite acheter [la CTT] et non pas vendre Correios do Brasil. En ces temps de douleur, cette privatisation sera quoi qu’il arrive une vente bradée et n’aura aucun effet sur le déficit budgétaire. Le produit de la vente ira directement aux créanciers, l’argent des privatisations devant obligatoirement servir au paiement du service de la dette. Or la CTT et les 21 % d’EDP privatisés donneraient chaque année à l’Etat, en dividendes, la somme que l’on gagne en réduisant les coûts de la dette au moyen de toutes les privatisations réalisées [depuis 2011] et planifiées pour les années à venir. Avec une différence : après avoir payé la dette, nous perdons un actif. Le Portugal sera l’un des rares pays d’Europe à ne pas avoir de service postal public. Si l’on ajoute à cela la privatisation de la quasi-totalité des transports publics, des aéroports, de la compagnie aérienne nationale, du REN et de l’eau, dans un pays sans autonomie monétaire, on comprend que le Portugal pourra difficilement se dire à nouveau Etat souverain lorsque le gouvernement actuel aura quitté le pouvoir [les élections législatives auront lieu en 2015]. Il n’est pas facile de trouver dans l’Histoire un pays qui, n’étant pas sous occupation, accepte volontairement d’abandonner tous les instruments qui garantissent son indépendance. La chute de ce gouvernement est une urgence nationale. Si ce n’est pour construire une alternative, au moins pour en finir avec une telle irresponsabilité. Les Turcs se sont soulevés pour sauver un parc. Les Portugais parviendront-ils eux aussi à sauver l’un des rares joyaux de la couronne, déjà si entamée ? —Daniel Oliveira Paru le 4 juin
Contexte ●●● Les rassemblements d’habitants opposés à la disparition de leur bureau de poste se multiplient dans le pays. La CTT prévoit d’en fermer près de 200 d’ici l’automne. “L’entreprise sabre partout où elle peut, afin d’être la plus appétissante possible pour la privatisation”, dénonce Vitor Narciso, dirigeant du principal syndicat du secteur. “Depuis 2011, 140 bureaux de poste ont été fermés, dont 125 depuis la signature du plan de sauvetage négocié avec la troïka, en mai 2011, qui prévoit la privatisation de la CTT”, précise Expresso. En cinq ans, un tiers des bureaux ont été rayés de la carte. Le 7 juin, les salariés étaient en grève. Entre 2005 et 2012, la CTT a perdu 27 % de ses effectifs ; dans le même temps, l’entreprise a réalisé un bénéfice cumulé de 438,7 millions d’euros.
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ALLEMAGNE
Les jardins ouvriers entre immigration et gentrification Mustafa Kurden exploite une parcelle créée pour le festival international des jardins de Hambourg, dans le quartier populaire de Wilhelmsburg.
n’a pu aller que trois ans à l’école avant d’être éjecté dans le monde du travail, pour lequel on était venu. Ses enfants n’aiment pas trop Wilhelmsburg – “trop d’étrangers”. Son fils s’est installé avec femme et enfants dans une autre partie de la ville. C’est pour que ses deux petits-enfants puissent jouer sur l’herbe et faire des trous dans le sable que Mustafa Kurden a demandé à exploiter un jardin ouvrier. Sa parcelle appartient à la plus récente des associations de jardins ouvriers de Hambourg, fondée peu avant l’exposition – un cadeau de l’IGS à Wilhelmsburg. Les jardins resteront une fois l’exposition partie. Mustafa Kurden prend avec décontraction le fait d’être un modèle d’exposition de jardinier interculturel. Jusqu’à présent, il n’y avait que des étrangers dans la colonie, des Turcs, des Grecs, des Russes. “J’aimerais bien qu’il y ait quelques Allemands”, confie Mustafa Kurden, mais c’est comme ça à Wilhelmsburg. Avant, il y en avait deux dans son immeuble, mais il n’y en a plus qu’un ; dans le nouvel immeuble, en face, il n’y en a qu’un aussi, et “en fait c’est un Polonais”.
← Dessin d’ Emilie Seron paru dans Le Soir, Bruxelles.
—Die Zeit (extraits) Hambourg
P
éniblement, le printemps a fini par arriver, même dans le Nord, et les visiteurs affluent à Hambourg la fraîche, de plus en plus nombreux. Après le Kirchentag [rassemblement annuel des protestants allemands, qui s’est tenu du 1er au 5 mai] et l’anniversaire du port [du 9 au 12 mai], ils ont pour destination l’Internationale Gartenschau [IGS, Festival international des jardins, jusqu’au 13 octobre]. Hambourg accueille ce type d’événement depuis 1889, mais l’édition actuelle est d’une ampleur sans précédent. Elle présente non seulement des centaines de milliers de plantes et de fleurs, mais aussi deux cents jardins ouvriers avec ceux qui les cultivent. Ces jardiniers habitent à Wilhelmsburg, une île de l’Elbe tiraillée entre immigration et embourgeoisement, à huit minutes
seulement de la gare centrale en S-Bahn [train de banlieue]. Ce quartier a beau être le plus grand de la ville, les Hambourgeois aisés n’y prêtaient pourtant guère attention jusqu’à présent. On n’allait pas à Wilhelmsburg, on ne connaissait pas ce quartier, on n’en avait pas besoin, sauf pour l’économie portuaire et les étrangers.
Ça revient cher. Cette arrogance et cette ignorance entretenues au fil des décennies vont s’estomper. Les Hambourgeois, attirés par les giroflées jaunes et le grand bananier des neiges, commencent timidement à découvrir cette partie de la ville qui leur était étrangère. Ici, un habitant sur deux est immigré et un immigré sur deux est turc. Comme Mustafa Kurden. Ce quinquagénaire n’a pas l’air d’un Turc. Son hambourgeois est fluide. Il faut l’écouter longtemps pour remarquer les petites fautes qu’on fait quand on n’est arrivé en Allemagne qu’à 12 ans et qu’on
L’exposition n’enthousiasme pas vraiment Mustafa Kurden. Ce nouveau passionné de jardinage ne l’a même pas encore vue. “Qu’est-ce que ça peut avoir d’intéressant ? Tout ça, on le trouve aussi dans les livres.” Il paraît que le tout a coûté 17 millions d’euros. “Et on les a pas. On a que ce qu’on peut se permettre.” Il calcule à haute voix à quel point ça revient cher : “Petite saucisse et salade de pommes de terre, 7,50 euros ; Coca, 3,50 euros ; ça fait 11 euros.»
Protestations. “Le tour du monde en 80 jardins”, telle est la devise de l’exposition. Il y a un jardin de geysers, une forêt brumeuse, un cinéma d’eau, un jardin de Bollywood, un jardin d’escalade, un jardin perdu, un jardin martien et un terrain d’atterrissage pour anges. Si après cette énumération vous n’avez pas vraiment compris ce qu’il y a à voir à l’exposition, vous avez déjà compris beaucoup. Il y a tout ici, sauf de la tourbe, trop écologiquement incorrecte : c’est la première exposition florale sans tourbe. L’IGS est un spectacle aussi audacieux que conventionnel pour une société souffrant de troubles de
l’attention. Le 1er mai, cinquante militants de gauche se sont installés devant l’entrée principale pour protester contre l’IGS. Des bacs à plantes furent renversés, des fleurs arrachées, et leur mécontentement donna aux visiteurs un spectacle pour lequel ils ne furent même pas obligés de payer. Mustafa Kurden ne trouve pas leur position totalement absurde. On a abattu des milliers d’arbres pour l’expo, était-ce vraiment nécessaire ? D’un autre côté, Wilhelmsburg est vraiment beau maintenant. “Je suis content, bien sûr.” Quand l’exposition sera finie, la clôture qui l’entoure disparaîtra et le site deviendra un parc. Est-ce que quelqu’un s’est jamais plaint d’un parc public, à part les riches riverains ? Le site de l’ancienne exposition florale n’estil pas l’espace vert le plus apprécié de Hambourg ? Ce n’est pas ça qui inquiète Mustafa Kurden, qui paie 158 euros par an de loyer pour sa parcelle. Ce qui l’inquiète, ce sont ces nouveaux appartements de deux pièces et demie à 250 000 euros. A Wilhelmsburg ! —Ulrich Stock Publié le 23 mai
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EUROPE
Courrier international — no 1180 du 13 au 19 juin 2013
↙ Dessin de Mayk paru dans Sydsvenskan, Malmö.
ITALIE
Dans le Guantánamo de Rome Hygiène déplorable, sévices : les centres de rétention administrative italiens sont de plus en plus critiqués. Le témoignage de Karim, un Egyptien menacé d’expulsion.
—La Repubblica (extraits) Rome
K
arim a 24 ans, un fort accent milanais, plusieurs années derrière lui en Italie, une compagne italienne et bientôt un enfant. Mais il a aussi un passeport égyptien et risque d’être prochainement expédié à des milliers de kilomètres avec l’interdiction formelle de revenir. Karim fait partie des soixante personnes actuellement internées à Ponte Galeria, près de Rome, le plus grand centre de rétention administrative d’Italie (centre d’identification et d’expulsion, CIE). Comme tous les autres détenus, il a participé à la grève de la faim [courant mai] pour protester contre les conditions de détention. Leurs revendications ? “Des procédures plus rapides, une amélioration de l’hygiène, la traduction des notifications dans la langue d’origine, que les visites soient facilitées, que l’expatriation de ceux qui le demandent soit plus rapide, que les toxicomanes soient accueillis dans des structures adaptées, que ceux qui font l’objet de poursuites judiciaires puissent se présenter à leurs procès afin de ne pas être condamnés par contumace”, lit-on dans un document communiqué par Gabrielle Guido, coordinatrice de
la campagne LasciateCIEntrare [campagne nationale contre la rétention administrative des migrants]. “Ce que demandent les détenus, c’est avant tout que leur dignité soit respectée, qu’elle ne soit pas abandonnée à l’entrée du centre de rétention, explique Gabrielle Guido. La campagne LasciateCIEntrare dénonce l’iniquité des normes sur la détention administrative, censée être rediscutée au plus vite par le Parlement.” Le document contient aussi une accusation extrêmement grave. Les détenus demandent qu’aucune violence psychique ou physique ne soit utilisée contre eux, précisant que récemment “une piqûre a été administrée à un détenu contre sa volonté”. Son organisme a mal réagi et il a souffert de troubles graves. Le texte des grévistes de la faim se conclut sur ces mots : “Des centres comme ceux de Ponte Galeria cassent la dignité des personnes et devraient être fermés pour toujours. Nous
T U O T R A P S R U E L AI L MIR L A V C I ER REDI À 19H20 D LE VE N
LA VOIX EST LIBRE
en partenariat avec
motivons notre grève de la faim. Maintenant, à vous de nous expliquer pourquoi nous purgeons une peine sans avoir commis aucun délit.” Dans ces centres de rétention s’entassent de plus en plus de personnes privées de leur permis de séjour. Ce sont des étrangers sur le papier, mais des Italiens de fait, qui refusent leur rapatriement. Comme Karim. “Je deviens fou. Je n’en peux plus. Ils disent que je suis entré en Italie en 2006, mais ce n’est pas vrai. Je vis en Italie depuis 1996, raconte-t-il. Il y a quelques jours, ils m’ont dit que j’allais être libéré, qu’ils acceptaient de me laisser rendre visite à ma mère et à ma compagne, enceinte de deux mois. Ils m’ont dit : ‘Vas-y, tu peux rentrer chez toi tranquillement.’ J’ai passé toutes les portes et les grilles du centre et quand je suis arrivé à la dernière porte, ils m’ont annoncé qu’en fait ils m’emmenaient à l’aéroport. Je me suis débattu en leur disant que j’avais ma vie ici, un enfant sur le point de naître, un petit frère né en Italie, un autre marié à une Italienne. Qu’en Egypte je n’avais personne… Ils m’ont répondu que la prochaine fois ils viendraient me chercher avec une escorte, qu’ils me feraient sortir de force. Je parle mieux italien qu’arabe, je vis à l’occidentale. En Egypte, je me sentirais comme un poisson hors de son aquarium. Ils piétinent tous mes droits.”
Traumatisme. Karim n’était qu’un enfant quand il est arrivé en Italie. Orphelin de père, il fut confié à une famille marocaine par les services sociaux. Adolescent, il a consommé des drogues. Il a passé un an en prison et trois dans un centre de désintoxication. “Je suis guéri maintenant. J’ai réussi à sortir de la drogue. Je l’ai fait pour ma compagne. J’espérais obtenir ma régularisation à la fin de ma cure. Ils devaient envoyer ma demande de renouvellement de permis de séjour, mais j’ai découvert qu’elle n’avait jamais été envoyée. L’Etat a payé mes trois années de cure pour finalement détruire ma vie au moment où je m’en sors enfin. C’est à n’y rien comprendre.” Tant qu’il sera retenu à Ponte Galeria, Karim ne pourra pas reconnaître son enfant. Son avocat, Salvatore Fachile, est en train de batailler pour que la direction du CIE l’autorise, le moment venu, à faire sa déclaration de paternité. En attendant, sa compagne, Federica, 21 ans, fait les allers et retours entre Milan et Ponte Galeria. “Un jour, il est allé rendre visite à des amis à San Siro [à une centaine de kilomètres de Milan]. Ils l’ont arrêté et emmené à la préfecture, raconte-elle. Pendant deux jours, je n’ai eu aucune nouvelle. Il avait disparu. Un vrai traumatisme. Le troisième jour, Ponte Galeria m’a appelée. Au début, ils ne m’autorisaient même pas à le voir parce que ma demande devait être acceptée administrativement. Ils sont en train de priver une fille de son père et une femme de son compagnon.” Federica a une petite fille qui considère Karim comme son père. “Tous les jours, elle me demande : pourquoi papa ne rentre pas ?”
LasciateCIEntrare fait campagne pour riposter contre un rapport sur les CIE rédigé par un groupe de travail mis en place par le ministère de l’Intérieur [et rendu public en avril 2013]. L’ONG Medici per i diritti umani [Médecins pour les droits humains] a également publié un contre-rapport. Le rapport du ministère de l’Intérieur a suscité de nombreuses critiques, notamment à cause de dispositions qui auraient pour effet d’assimiler davantage encore les CIE à des prisons : un personnel formé par la police pénitentiaire et des cellules d’isolement pour les personnes “récalcitrantes”. Tout cela contredit le fait que le permis de séjour n’est pas un délit pénal mais seulement un problème administratif. L’une des dernières actions du gouvernement Monti avait été de signer l’ordonnance de protection civile du 17 avril 2013, qui débloqua 13,5 millions d’euros pour la construction de deux nouveaux centres de rétention : 10 millions pour celui de Santa Capua Vetere [près de Naples] et 3 pour celui de Palazzo San Gervasio [près de Bari, Sud]. Ce dernier avait été fermé à la vavite en 2011 par le ministère de l’Intérieur après une enquête de La Repubblica intitulée “Guantánamo Italia”. —Raffaella Cosentino Publié le 2 mai
Contexte
Traités “comme des esclaves” ●●● “Les centres de rétention italiens ne sont pas des prisons, mais la différence est purement sémantique […]. Hautes barrières en fer, caméras de surveillance, gardiens vêtus de tenues antiémeute, détenus cantonnés à des espaces très limités”, écrit The New York Times dans un article paru le 5 juin dernier. On compte 11 centres de rétention administrative en activité sur le territoire italien, où sont retenus des immigrés en situation irrégulière avant d’être expulsés à l’étranger. La correspondante du quotidien américain Elisabetta Povoledo, qui a pu visiter Ponte Galeria, rapporte en détail l’inhumanité des lieux. En plus du cas de Karim (lire ci-contre), qui a fait l’objet d’une pétition signée par près de 20 000 personnes en Italie, elle rapporte les témoignages de détenus traités “comme des esclaves”. Depuis qu’en 2011 une loi italienne a porté la durée maximale de détention de six à dix-huit mois, les grèves et les manifestations violentes se multiplient. On trouve des centres de rétention comparables dans la plupart des pays de l’Union européenne.
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Courrier international — no 1180 du 13 au 19 juin 2013 ↙ Dessin de Kichka pour Jelad TV, Jérusalem.
france
Société.Les extrêmes aux anges La mort de Clément Méric et les réactions qu’elle a suscitées accentuent la polarisation de la vie politique française.
au pire insulté et bousculé, et les choses en seraient restées là. A Paris, cela s’est terminé par la mort d’un jeune. Les deux bandes se tapent dessus devant l’immeuble, le coup d’un des skins est mortel. La panique totale avec laquelle on a réagi à cet événement à Paris donne la mesure du caractère dramatique de la situation politique en France. Il y a eu une minute de silence au Parlement, un sénateur a fondu en larmes à la télévision [Yves Pozzo di Borgo sur LCP], et le président de la République, en voyage au Japon, a fait une déclaration. Manuel Valls, le ministre de l’Intérieur, est apparu à la télévision avant même la fin de l’enquête et a qualifié la victime de “militant d’extrême gauche”. Les amis de Clément décrivent mieux son engagement : un jour où une manifestation de droite devait passer sous les fenêtres de l’université, il avait proposé de lancer des ballons remplis d’eau sur les participants. L’homme qui est soupçonné de l’avoir battu préférait d’autres jouets : selon les témoins, il avait un coup-de-poing américain ce jeudi-là. Quant à l’équipement idéologique, on fait appel actuellement à tout l’arsenal disponible : “No pasarán”, clament les amis de Clément. C’est pousser le bouchon un peu loin que d’utiliser le cri de ralliement des antifascistes espagnols et transformer ainsi cette affaire en guerre civile.
La réalité politique de la France exige-t-elle vraiment un combat aussi acharné ?
—Frankfurter Allgemeine Zeitung Francfort
T
out a commencé par Fred Perry. Les skinheads de droite et leurs adversaires antifascistes aiment la même marque de fringues. Ce jour là, il y avait une vente privée dans le
centre de Paris. Cela se passait dans un petit appartement, couloirs étroits, pièces minuscules, et toute la collection à l’intérieur. Des jeunes gens aux cheveux courts qui se cherchaient une tenue classe pour les beaux jours ont trouvé d’autres jeunes gens aux cheveux courts, mais d’un genre bien différent.
S’il n’y avait pas eu un mort, la première scène serait comique : un antifasciste farfouille dans les portants et découvre que l’acheteur potentiel qui se trouve de l’autre côté est un skin, avec tout l’attirail, tatouage de croix gammée compris. Et vice versa. Ailleurs, on se serait ignoré mutuellement,
On doit se demander si ce parallèle historique est justifié, si la réalité politique de la France exige vraiment un combat aussi acharné. On est en train de payer le fait que le président Hollande, contrairement à Mitterrand, n’ait pas intégré l’extrême gauche dans son gouvernement : car Jean-Luc Mélenchon et ses camarades font désormais carrément pression, ce qui profite à l’extrême droite, qui attend son heure. On ne peut nier qu’elle est en plein essor et de plus en plus active, et cela tombe bien pour Marine Le Pen, la présidente du Front national, qui a pour stratégie de “ne pas diaboliser” l’extrême droite, même jusque dans ses groupes violents. Le Front national a tellement de succès depuis quelques années que certains pans de la droite conservatrice appellent à collaborer avec lui. Il y a longtemps que Jean-François Copé, le président de l’UMP, plaide pour une droite unifiée “sans complexes”. —Nils Minkmar Publié le 7 juin
OPINION
Un jeune tombé chez les gros bras —Il Foglio Rome
I
ls sont skinheads, rude boys ou hard mods avant tout, le reste est secondaire. Parfois, la politique s’en mêle et verse de l’huile sur le feu d’une sousculture née sous le signe de la colère et de la fierté. Voilà peutêtre la bonne approche pour comprendre le funeste meurtre du jeune Breton Clément Méric, à Paris, victime malheureuse d’une rixe entre activistes consanguins, entre antifas et nationalistes en rangers et chemises Ben Sherman. L’instrumentalisation du mariage pour tous, qui n’a pas grand-chose à voir là-dedans, risque de porter l’estocade à ce tragique corps-àcorps parisien. Faisons un grand pas en arrière, one step behind pour détourner le titre de la chanson culte de Madness (One Step Beyond : fais un pas en avant), ce groupe de ska britannique écouté en boucle aussi bien par les victimes que par leurs bourreaux. Il faut embarquer pour le Londres de la fin des années 1960 et découvrir que les punks et les Beatles n’étaient pas seuls au monde. Les enfants de la classe ouvrière avaient concocté un univers parallèle de codes sous-culturels avec, comme trait caractéristique, un patriotisme extrémiste envers l’Union Jack combiné à un fort sentiment identitaire d’appartenance à la classe inférieure. Un élément crucial pour en comprendre les survivances actuelles. Leur généalogie esthétique pouvait se résumer ainsi : des modernistes durs (hard mods) aux cheveux toujours plus courts pour éviter de se faire choper par les bobbies durant les émeutes, portant des chemises à col serré pour les mêmes raisons et des chaussures de sécurité (Doc Martens). L’irruption de la politique a changé la donne : les frères se sont scindés en chauvins et non-chauvins. Les redskins, plus à gauche, allaient bientôt émerger. Un aspect intéressant des soi-disant souscultures, c’est que leur consistance rappelle celle, inextirpable, du folklore et des traditions populaires. Cette qualité ambiguë propre aux plèbes explique pourquoi certaines tendances, dont la mode est pourtant passée, ont survécu
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FRANCE
Courrier international — no 1180 du 13 au 19 juin 2013
↙ Dessin de Falco, Cuba.
CULTURE tranquillement jusqu’à l’époque de Twitter : même musique, même mouvances, même rivalités. Difficile de deviner leur couleur politique sans l’aide des badges et des écussons cousus sur leurs blousons. Par contre, leur nature orgueilleuse et groupusculaire en fait un réservoir de troupes idéal pour de mauvais maîtres. Mais essayez donc de leur demander s’ils sont fascistes, communistes ou quoi que ce soit d’autre. Ils vous répondront : je suis skinhead avant tout. Il a plusieurs années, à une époque où le seul moyen de dégotter une chemise Fred Perry digne de ce nom était d’émigrer à Carnaby Street, un skin marseillais jouissant d’une certaine notoriété, dont la photo était parue dans un magazine pour crânes rasés, peut-être fugitif, sillonnait Rome. Il avait un drapeau français tatoué sur le cou et passait pour fasciste. Il était également boxeur, mais avait préféré une salle d’entraînement des bas quartiers romains au gymnase de prédilection des chemises noires. C’était un skin pur et dur. Il pourrait aujourd’hui être le père un peu âgé de Clément, ce garçon qui a fini ses jours après une bagarre avec
des jeunes du même âge, dans un magasin où tous venaient chercher les mêmes chemises Fred Perry. Il était chétif mais fréquentait les extrémistes antifas, des gros bras, et je doute qu’il serait content de passer pour un pacifiste quelconque, fervent partisan du mariage pour tous : il rêvait par-dessus tout d’être un rude boy. Comme ses assassins. —Alessandro Giuli Publié le 8 juin
Il joue de la tour Eiffel Un compositeur américain a obtenu l’autorisation d’utiliser le monument parisien comme instrument de musique.
SOURCE IL FOGLIO Milan, Italie Quotidien www.ilfoglio.it Créé en 1996 par Giuliano Ferrara, ancien membre du Parti communiste et ancien porteparole du gouvernement Berlusconi, ce journal se veut le quotidien de l’intelligentsia de la droite italienne. Volontiers provocateur, il défend des positions réactionnaires, notamment sur l’avortement et l’immigration.
—The New York Times New York De Paris
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’air méditatif, le compositeur Joseph Bertolozzi se tient pieds écartés devant les montants d’une porte intérieure de la tour Eiffel. Puis, à 57 mètres au-dessus du Champ-de-Mars, il sort de sa besace un maillet en latex et commence à frapper différents rythmes sur le cadre en métal, d’abord violemment, puis de plus en plus doucement. “Celui-là était magnifique”, s’exclame Paul Kozel, l’ingénieur du son qui enregistre les vibrations métalliques. Bertolozzi, qui vit à Beacon, dans l’Etat de New York, s’est installé une quinzaine de jours à Paris le mois dernier. Son projet musical, une “installation artistique publique”, l’a conduit avec Kozel et une équipe de sept personnes à investir l’un des monuments les plus visités au monde pour enregistrer des sons. Sa mission ? “Jouer de la tour Eiffel” en tambourinant sur la structure, recueillir à l’aide d’un microphone les sonorités produites et les utiliser pour créer une heure de musique baptisée Tower Music. Il envisage même de donner l’an prochain un concert sur place pour fêter les 125 ans de la dame de fer. Ne parlant pas un mot de français et ayant peu de contacts à Paris, Bertolozzi a passé plus de quatre ans à monter ce projet. Il a finalement réussi à réunir 40 000 dollars [30 000 euros] de dons de particuliers et a convaincu l’administration de la tour Eiffel qu’il était un vrai musicien. Pour Jean-Bernard Bros, président de la Société d’exploitation de la tour Eiffel, le projet est à la fois “improbable” et “extraordinaire”. Le projet a beau paraître farfelu, il s’inscrit cependant dans une longue tra-
dition d’œuvres pour percussion avec des objets détournés de leur fonction première. Kraft, du compositeur finlandais Magnus Lindberg, propose ainsi une partition pour orchestre et instruments à percussion trouvés à la casse, comme des freins à tambour et des enjoliveurs, et cette pièce est régulièrement jouée par l’Orchestre philharmonique de New York. Bertolozzi n’en est pas à son coup d’essai. Il a déjà fait Bridge Music, une pièce composée de sons obtenus sur le pont Franklin D. Roosevelt, un gigantesque pont suspendu au-dessus de l’Hudson, près de Poughkeepsie, dans l’Etat de New York. A Paris, deux jours après leur arrivée, Bertolozzi et son équipe avaient déjà enregistré 400 sons. Le compositeur a fait résonner les poutres métalliques, les barrières et les rampes avec des baguettes de batterie, des tiges en bois, des maillets et des mailloches, dont certains spécialement conçus pour l’occasion.
Vibrations. “Nous étudions la hauteur des sons pour reproduire des intervalles comme do, ré, mi”, explique le compositeur. Par ses dimensions, la tour Eiffel offre différentes hauteurs de notes – par exemple “un panneau très grand va vibrer plus doucement et plus lentement, et donc produire une note généralement dans les graves”. La verticalité de la tour Eiffel “offre une grande richesse dans tous les registres”. Au départ, Bertolozzi éprouvait une certaine appréhension. “Et si je n’avais trouvé que des si bémol ? Heureusement, nous avons obtenu toutes sortes de notes.” Organiste de profession, Bertolozzi collectionne les gongs. C’est sa femme qui lui a donné envie de jouer à Paris. “Elle m’imitait en train de jouer du gong en tambourinant sur un poster de la tour Eiffel qui se trouvait dans notre chambre, raconte Bertolozzi. Et là je me suis dit que je tenais une idée.” A l’époque, la tour Eiffel lui paraissait bien loin. “Je savais que Gustave Eiffel avait construit des ponts, et donc je me suis dit que j’allais commencer par un pont en Amérique.” Le résultat, Bridge Music, est sorti en 2009 et a atteint la dix-huitième place dans le classement world music du magazine Billboard [célèbre hit-parade américain]. Pour préparer son séjour parisien, Bertolozzi a étudié l’architecture de la tour Eiffel et s’est imprégné de l’œuvre de compositeurs français comme Ravel et Poulenc, qui avaient incorporé dans leurs compositions des éléments de musique populaire et des sons de la rue. La tour Eiffel est également une “immense source d’inspiration pour trouver de nouvelles façons de créer des sons, dit-il. Je dois me renouveler constamment.” Si certains touristes de la tour Eiffel ont été surpris de le voir enregistrer des sons, le personnel du site touristique a pour sa part trouvé l’approche très cohérente et finalement pas si surprenante. Stéphane Roussin, responsable technique, explique ainsi que la tour Eiffel émet des bruits et des vibrations. “On l’entend murmurer”, dit-il. “Et nous ne nous privons pas de la faire vibrer, ajoute-t-il en souriant. Mais pour nous assurer que le matériel n’est pas défectueux.” —Maïa de la Baume Publié le 4 juin
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Courrier international — no 1180 du 13 au 19 juin 2013
À LA UNE
Depuis l’instauration de la République islamique, en 1979, les Iraniens ont été appelés onze fois aux urnes pour élire leur président. En 2009, l’élection, entachée de graves fraudes, avait provoqué un mouvement de protestation. Cette fois-ci, explique The Guardian (p. 39), le guide suprême, Ali Khamenei, n’a pas pris de risques : les candidats à la présidence ont été soigneusement sélectionnés et Internet est verrouillé pour empêcher que ne se reproduisent les débordements de 2009, note Le Temps (ci-contre). Cette élection confirme tous les blocages, dans un pays économiquement asphyxié et dont le programme nucléaire pousse Américains et Israéliens, selon Ha’Aretz, à échafauder des scénarios de guerre (p. 38) – une guerre qui embraserait tout la région. —Service Moyen-Orient
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Courrier international — no 1180 du 13 au 19 juin 2013
“Purifier” le Net avant l’élection Pour éviter que les débordements de 2009 ne se reproduisent, le régime verrouille le réseau.
—Le Temps (extraits) Genève ela fait des semaines qu’Internet patine. Pas partout, pas en même temps, pas tout le temps. Mais tout le monde est touché. “Ce matin, je n’ai pas pu ouvrir mon compte Gmail”, reconnaissait récemment en public un ancien ministre de l’Information. “Mes amis ont mis trois heures pour ouvrir un de mes derniers messages”, témoigne un professeur d’université. Alors que l’Iran, fou de nouvelles technologies, s’est plongé dans la Toile il y a plus de quinze ans, alors que les cours d’informatique pullulent dans les grandes villes, que plus de 60 % des Iraniens ont des abonnements à Internet, selon des chiffres officiels (ce qui en fait le pays le plus connecté du Moyen-Orient), la désolation est générale devant le “coma” d’Internet : encore vivant, mais à peine. La situation a notablement empiré le 15 mai, selon Reporters sans frontières. Tiens donc : un mois tout juste avant l’élection présidentielle… “Rebranchez Internet !” vient de demander au ministre des Télécoms le chef du bureau du New York Times à Téhéran, raconte-t-il sur son fil Twitter. Pour toute réponse, Reza Taghipour, qui a fait ses études en Corée du Nord, s’est contenté de rire. Pour les Iraniens, la situation est limpide. La lenteur du réseau, dont toutes les connexions internationales passent par l’opérateur d’Etat ITC, est organisée. Les derniers scrutins ont été précédés d’une période de relative ouverture, pour légitimer le nouveau président, qui pouvait ainsi prétendre avoir été élu au terme d’un débat démocratique, même simulé. C’était avant la vague verte [l’émergence du courant réformateur lors de l’élection présidentielle de 2009]. Alors que les autorités avaient soigneusement maintenu les journalistes occidentaux à l’écart des manifestations, le monde entier a pu suivre, à la consternation du pouvoir, la contestation quasiment en direct, grâce aux innombrables messages et vidéos publiés alors sur Facebook, Twitter et YouTube. La répression qui s’ensuivit fut féroce, envoyant blogueurs et journalistes en prison, voire, pour plusieurs, à la mort. L’étau ne s’est pas desserré depuis. Mais le régime, qui a eu peur, ralentit le réseau pour s’assurer un 14 juin tranquille : qui voudrait passer quatre heures à envoyer un tweet ou à publier une photo quand, de toute façon, les chances sont grandes de se faire intercepter par la cyberpolice ?
C
PAS DE PRINTEMPS POUR
L’IRAN
Un Internet “halal”. D’autres observateurs interprètent différemment la situation. L’Iran s’est en effet mis en tête de créer un Internet “halal”, un Internet bricolé maison, pour remplacer la Toile originale. Un réseau purifié et sain, sans sites pornographiques, sans contestation politique, sans propagande “occidentalisante”. Mais qui proposerait des sites sur le Coran, la cuisine, la famille, les hauts faits de la révolution islamique… Aujourd’hui, certains redoutent que les hoquets du réseau ne préfigurent la mise en ligne progressive
de cet incroyable projet. Le “réseau d’information national”, son nom officiel, faisait partie des cartons du président Ahmadinejad il y a huit ans déjà, et serait à bout touchant. “On voit son importance à tout l’argent qu’il coûte, alors que le régime est en faillite”, note le cybermilitant Nima Rashedan. Fantasme d’un Etat autarcique qui protège ses citoyens du monde corrompu ou réalité d’une dictature paranoïaque qui veut encore augmenter son contrôle sur les citoyens ? Une fois de plus, le chaudron iranien bouillonne. Quant aux citoyens d’Iran, jamais à court de bons mots, ils l’ont immédiatement rebaptisé d’un nom explicite : “Filtranet”. Celui-ci doit remplir plusieurs missions. “L’accès incontrôlé est le point de départ de dégâts et de nuisances qui, au XXIe siècle et à l’âge des médias modernes, affectent les jeunes plus que les autres, en ciblant leur bien-être mental. Un filtrage organisé et régulé pour purifier le cyberespace et protéger l’état d’esprit général n’est pas un choix, c’est une nécessité”, peut-on lire sur Peyvandha.ir, le site gouvernemental. C’est le côté le plus original de “Filtranet” et qui est volontiers mis en avant par ses défenseurs : la protection de l’identité iranienne. Un passé glorieux, qu’il faut protéger de la corruption moderne venue d’Occident. C’est pour cette raison que le régime a lancé des produits 100 % iraniens sur la Toile : un réseau social semblable à Facebook (même si le réseau de Mark Zuckerberg est officiellement accusé d’être la cause d’un divorce sur trois en Iran) ; un service de vidéos qui veut concurrencer YouTube ; le gouvernement a même annoncé Basir, un Google Earth islamique, pour dans quatre mois…
La main des Etats-Unis. L’autre argument pour justifier “Filtranet” relève de la défense nationale, le système visant à protéger le pays d’attaques étrangères : les dégâts causés par les virus Stuxnet en 2010 et Flame en 2012 ont traumatisé le pouvoir, qui voit la main des Etats-Unis et d’Israël derrière les attaques contre ses centrales nucléaires. Un réseau fermé protégerait-il le pays d’une nouvelle attaque ? Rien n’est moins sûr, d’autant qu’il semble que Stuxnet ait été introduit par une clé USB – sans que rien ne soit ni certain ni officiel. Alors ? Alors, à l’intérieur, comme dans toutes les dictatures, “Filtranet” doit surtout permettre au régime de surveiller les contestataires avérés et ceux qui pourraient le devenir – la liste est donc extensible. Sauf que le jeu du pouvoir est complexe. D’abord, “Filtranet” n’est pas opérationnel. “Les sanctions internationales ont été efficaces pour ralentir le projet”, selon Nima Rashedan. “Les infrastructures ont été construites, tous les sites gouvernementaux ont été rapatriés en Iran, mais rien ne marche très bien”, analyse aussi, à Toronto, l’universitaire Ali Bangi, de l’association ASL 19, une ONG qui fait de la cyberéducation à destination des Iraniens et diffuse des logiciels de contournement des sites bloqués. —Catherine Frammery Publié le 27 mai
36. à la une
Courrier international — no 1180 du 13 au 19 juin 2013
Malgré les mollahs, la révolution sexuelle Augmentation du nombre de divorces, relations hors mariage, libération des mœurs… La société a beaucoup évolué.
—Foreign Policy Washington orsqu’on évoque l’Iran, quelles images viennent à l’esprit ? Les ayatollahs ? le fanatisme religieux ? les femmes voilées ? A priori, on ne penserait pas “révolution sexuelle”. Et pourtant… Ces trente dernières années, tandis que les médias occidentaux se préoccupaient des orientations radicales de la République islamique, le pays a subi une profonde transformation sociale et culturelle. Même si elle n’est en soi ni positive ni négative, la révolution sexuelle iranienne est incontestablement sans précédent. Les mentalités ont tellement changé durant les dernières décennies que de nombreux expatriés iraniens sont stupéfaits lorsqu’ils visitent le pays. “Par les temps qui courent, Londres a l’air d’une ville conservatrice par rapport à Téhéran”, m’a confié un ami après son retour de la capitale iranienne. Certes, on ne trouve pas facilement de données fiables sur le comportement sexuel des Iraniens. Mais les statistiques officielles de la République islamique sont très révélatrices. La baisse du taux de natalité, par exemple, traduit un recours plus fréquent aux contraceptifs et à d’autres formes de planning familial – ainsi qu’un recul du rôle traditionnel de la famille. Au cours des deux dernières décennies, le pays a connu la plus forte baisse de fécondité jamais enregistrée. Entre-temps, le taux de croissance de la population iranienne a plongé de 3,9 % en 1986 à 1,2 % en 2012 – cela en dépit du fait que plus de la moitié des Iraniens ont moins de 35 ans. Simultanément, l’âge moyen du mariage est passé pour les hommes de 20 à 28 ans ces trente dernières années, tandis que les Iraniennes se marient désormais entre 24 et 30 ans. Quelque 40 % des adultes en âge de se marier sont actuellement célibataires. Parallèlement, le taux de divorce a été multiplié par trois, passant de 50 000 divorces déclarés en l’an 2000 à 150 000 en 2010. Actuellement, on dénombre 1 divorce pour 3,76 mariages – un taux presque comparable à celui de la Grande-Bretagne. Selon une étude citée par un haut fonctionnaire du ministère de la Jeunesse en décembre 2008, la majorité des hommes interrogés reconnaissent avoir eu une relation sexuelle avec au moins une personne du sexe opposé avant le mariage. Toutefois, environ 13 % de ces relations “illicites” ont abouti à une grossesse non désirée et à un avortement – des chiffres qui, bien que modestes, auraient été impensables il y a une génération. Entre-temps, la prostitution a décollé au cours des deux dernières décennies. Au début des années 1990, les prostitué(e)s étaient pratiquement invisibles, obligé(e)s d’exercer leur activité dans une totale clandestinité. Aujourd’hui, dans
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de nombreuses villes, la prostitution fait partie du décor. Souvent, les travailleurs du sexe racolent dans certaines rues, attendant que les clients de passage fassent leur choix. Et certains chiffres indiquent que 10 % à 12 % des prostituées iraniennes sont mariées. Ce qui est d’autant plus étonnant que tous les travailleurs du sexe en Iran ne sont pas des femmes : une nouvelle étude confirme que des femmes d’un certain âge en bonne santé, ainsi que de jeunes femmes instruites en quête d’amours tarifées, font appel aux services d’hommes prostitués. —Afshin Shahi Publié le 29 mai
Dieu à toutes les sauces électorales Coup de sang d’un site iranien de l’exil contre l’instrumentalisation de la religion dans la vie politique.
—Rooz Amsterdam ’ai reçu l’approbation du ciel, et le mahdi [le messie attendu par les chiites] va forcer le Conseil des gardiens [l’équivalent du Conseil constitutionnel] à approuver ma candidature”, a déclaré Esfandiar Rahim Mashai, le candidat, favori à la présidentielle, du président sortant Mahmoud Ahmadinejad. Ce qui a immédiatement conduit un de mes amis à m’écrire : “Le ciel et le mahdi sont les nouveaux noms de la fraude et du bourrage des urnes !” Le plus surprenant, c’est qu’au nom de l’islam et de la religion les dirigeants iraniens osent réduire le ciel à un simple rôle d’arbitrage. Qu’estil donc arrivé à l’islam pour que le mahdi caché en vienne à s’opposer au Conseil des gardiens, alors que son arrivée est imminente, comme nous le martèlent nos dirigeants, et qu’il doit sauver le monde ! Quand je vois les représentants de la République islamique se frapper la poitrine pour mieux se
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C’EST LE NOMBRE
rapprocher de Dieu et du ciel, je me demande ce qu’ils peuvent bien lui demander – et, surtout, ce que peut bien représenter Dieu à leurs yeux. Que peuvent-ils bien attendre de ce mahdi qu’ils chérissent tellement qu’ils l’ont fait descendre du ciel pour l’installer dans un coin de Téhéran ? Et que va bien pouvoir faire cet imam coincé au plus profond d’un puits près de la ville de Qom (officiellement dans le puits de Jamkaran, dont la visite payante est une manne pour le gouvernement) ? Enfin, qui a donné sa bénédiction à ces gens pour un coup d’Etat [allusion à la réélection d’Ahmadinejad en 2009] ? Ce qui me surprend le plus, c’est le silence de nos mollahs, dont le front [marqué d’une tache noire] témoigne des heures passées en prière. Eux qui sont censés être en communication directe avec le ciel et qui, au nom du ciel et de l’imam disparu [le mahdi], définissent le bien et le mal ne voient pas que le ciel et l’imam sont sacrés et que les invoquer pour régler des querelles internes et approuver un candidat présidentiel risque de les conduire à leur perte. Ils n’ont pas l’air de comprendre qu’à trop invoquer l’imam caché celui-ci finira par perdre son statut sacré et que leur âge d’or prendra fin. Pourtant, s’ils arrivent même à rabaisser le ciel, on peut imaginer ce qu’ils peuvent faire subir aux simples mortels. —Nooshabeh Amiri Publié le 9 mai
52 de journalistes et blogueurs emprisonnés
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PAS DE PRINTEMPS POUR L’IRAN. 37
LE DÉSASTRE ÉCONOMIQUE
Portrait
Ali Khamenei “théocrate dictatorial”
Les sanctions internationales et les politiques gouvernementales ont asphyxié l’industrie. Et aucun candidat n’a de projet économique convaincant.
—Financial Times (extraits) Londres e complexe industriel de Lia présente l’une des plus importantes concentrations d’usines du nord-ouest de l’Iran – et pourtant, quand on s’y promène un jour de semaine, on pourrait ne pas s’en douter. Alors que Lia abrite des centaines de petites sociétés employant des milliers de personnes, la circulation est clairsemée et les ouvriers sont peu nombreux dans les rues. C’est un signe, affirment les hommes d’affaires, des dégâts subis par l’industrie nationale au cours des dernières années, durement frappée non seulement par les sanctions internationales, mais aussi par les politiques populistes de Mahmoud Ahmadinejad, le président sortant. A la veille de l’élection présidentielle, les graves problèmes économiques de l’Iran – révélés au grand jour par une inflation galopante [30 %] et un chômage massif – ont constitué le point central des campagnes des différents candidats. Mais il est probable qu’aucun des huit candidats en lice ne réussira à redresser une économie en berne. A quelques kilomètres de la ville de Qazvin, l’un des plus gros centres industriels historiques d’Iran, qui attire des demandeurs d’emploi venus de tout le pays, Lia a vu grimper le chômage à mesure que les entreprises réduisaient leurs activités. Bien que le taux de chômage en Iran soit officiellement de 12,4 %, on estime que le chiffre réel est bien supérieur. A Lia, il dépasse probablement les 15 %, “ce qui est beaucoup pour un centre industriel”, souligne Eid-Ali Karimi, le directeur exécutif de l’ONG Qazvin Labour House. Mais même ceux qui ont la chance d’avoir un emploi connaissent des difficultés, ajoute-t-il. “Aujourd’hui, la totalité du salaire d’un ouvrier [4,8 millions de rials iraniens, soit 300 euros] est absorbée par le loyer, et les retards dans le versement des salaires – allant de deux à vingt ou même trente mois – sont devenus la norme.” Huit ans après que Mahmoud Ahmadinejad est parvenu au pouvoir en promettant de mettre du pain sur la table de tous les Iraniens, son gouvernement est violemment critiqué pour avoir accordé des prêts à faibles taux
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à des entreprises qui avaient promis de créer des emplois mais n’en ont rien fait. Il y a deux ans, la décision du gouvernement de supprimer les subventions sur les produits de première nécessité a également porté un coup dur aux industries, du fait que les autorités locales n’ont pas rempli leur engagement légal de compenser en partie la hausse de la facture énergétique des entreprises. Il y a plus de 3 000 entreprises enregistrées à Qazvin, dont environ 300 à Lia, la deuxième en importance des 17 zones industrielles entourant Qazvin. Selon les industriels, environ un cinquième des sociétés ont mis la clé sous la porte au cours des deux dernières années. Les entreprises locales produisent de la verrerie, du carrelage et de la céramique, du textile, de la nourriture et des boissons, des produits pharmaceutiques, du matériel électrique et électronique ou encore des produits d’entretien et des pièces pour automobiles. Beaucoup sont dépendantes de matières premières et d’outillage importés. “Les usines de Lia tournaient à environ 70 % de leurs capacités il y a trois ans, mais elles ne sont plus qu’à 40 % aujourd’hui”, déplore un officiel. L’élection de ce mois de juin n’apportera probablement pas la moindre bouffée d’air aux entreprises de Lia, estiment les hommes d’affaires. Les huit candidats en compétition ne présentent aucun projet économique convaincant. Et il existe bien peu de signes selon lesquels l’un ou l’autre serait prêt à favoriser un accord sur le nucléaire avec les puissances occidentales, comme le souhaiteraient les industriels. —Najmeh Bozorgmehr Publié le 29 mai
“TOUT VA BIEN !” DE MANA NEYESTANI Plusieurs illustrations de notre dossier ont été réalisées par le cartooniste iranien Mana Neyestani, qui vit aujourd’hui à Paris. Connu pour ses dessins satiriques, il a dû s’exiler en 2006 en raison d’un dessin qui lui a valu la prison. Les Editions çà et là, avec Arte, viennent de faire paraître Tout va bien ! – un recueil de près de 200 de ses œuvres, publiées notamment pour les sites dissidents iraniens. Héritier des traits de Serre et de Topor, l’humour noir de Neyestani est l’antidote au sadisme politique du régime. Neyestani est aussi l’auteur d’un roman graphique et autobiographique qui a trouvé la reconnaissance du public : La Métamorphose, aux mêmes éditions (2012).
“Le grand ayatollah Ali Khamenei aime à jouer les modestes, souligne Der Spiegel. Les médias publics donnent régulièrement de lui l’image d’un homme qui vit de dons. Si la loi iranienne ne prévoit pas de salaire pour le guide suprême de la révolution, l’ayatollah dirige toutefois quelques-unes des institutions économiques les plus importantes du pays – des fondations religieuses, dont la fortune atteint aujourd’hui des milliards de dollars, exemptées d’impôts parce que sous sa tutelle. Les fondations de l’ayatollah possèdent des parts dans toutes les activités qui promettent une forte rentabilité, de l’immobilier au commerce d’automobiles, en passant par les télécommunications.” Le site américain www.about.com rappelle que “le guide suprême autoproclamé de l’Iran est un théocrate dictatorial pur sucre. Il incarne l’autorité politique et spirituelle ultime dans tous les domaines intérieur et extérieur, et subordonne la présidence iranienne – et, de fait, la totalité du processus politique et judiciaire iranien – à sa propre volonté.” Le site rappelle son implication dans la prise d’otages de l’ambassade des Etats-Unis à Téhéran en 1979, l’approbation qu’il a donnée à l’envoi d’enfants-soldats sur le front irano-irakien en 1980, ses négociations secrètes avec l’équipe Reagan, en 1987, pour échanger contre des armes des otages américains qui étaient aux mains du Hezbollah libanais ou encore son implication dans la fatwa condamnant à mort l’écrivain Salman Rushdie. “Ali Khamenei est né le 17 juillet 1939 dans une famille profondément religieuse de Mashhad, ville de l’est de l’Iran. Comme de nombreuses familles du Moyen-Orient, celle de Khamenei affirmait appartenir à la lignée du prophète Mahomet. Le guide est marié, il a six enfants et se considère comme un poète.” En 2007, The Economist avait légendé sa photo en deux mots : “Suprêmement paranoïaque”.
L’outsider
Rohani le modéré Après avoir menacé de boycotter le scrutin, les réformateurs iraniens ont choisi un candidat pour la présidentielle. “Face à la confusion des conservateurs, qui ont de multiples candidats, les progressistes ont décidé de tous s’aligner derrière le candidat Hassan Rohani”, explique le quotidien de Téhéran Etemaad. Hassan Rohani est un religieux, ancien négociateur dans le dossier du nucléaire iranien ; il est soutenu par les deux chefs de file du camp des modérés, les ex-présidents Mohammad Khatami et Ali Akbar Hachemi Rafsandjani.
38. à la une
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APOCALYPSE DEMAIN Ni la diplomatie ni les sanctions ne semblent capables d’arrêter le programme nucléaire iranien. Reste la guerre.
—Hürriyet Istanbul e Moyen-Orient domine à nouveau l’agenda international. Bien que la crise syrienne ait accaparé l’attention ces derniers temps, on ne peut continuer à ignorer l’Iran plus longtemps. Alors que la République islamique organise une nouvelle élection présidentielle jouée d’avance, le groupe des 5 + 1 (composé des cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies [Chine, Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Russie] et de l’Allemagne) s’efforce encore de trouver une solution diplomatique au programme iranien d’enrichissement de l’uranium. Les derniers pourparlers, qui se sont déroulés au Kazakhstan en avril, ont débouché sur un nouvel échec tant les positions des parties étaient éloignées.
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Téhéran persiste manifestement à penser que les Etats-Unis n’ont aucune envie d’intervenir Malgré les lourdes sanctions économiques et la poursuite parallèle du processus de négociation, l’Iran n’a pas suspendu son programme nucléaire, qui n’a cessé de progresser. Selon le dernier rapport de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), depuis le précédent (celui du 21 février 2013), l’Iran a ajouté 689 kg à son stock d’uranium faiblement enrichi ( jusqu’à 5 %), qui s’élève maintenant à 8 960 kg. Dans le même temps, il a également produit 44 kg supplémentaires d’uranium moyennement enrichi ( jusqu’à 20 %). Les autres conclusions du rapport montrent également que l’Iran poursuit son programme nucléaire et a bien l’intention de le mener à bien, en dépit des mises en garde du président Obama affirmant que “toutes les options sont sur la table”. En fait d’options américaines, Téhéran persiste manifestement à penser que les Etats-Unis n’ont aucune envie d’intervenir et essaieront de faire en sorte que la voie diplomatique reste ouverte jusqu’au dernier moment. Or, dans les capitales occidentales et plus encore en Israël, on redoute de plus en plus de voir l’Iran franchir le point de non-retour sans crier gare. La sévérité des sanctions ne résout rien, car les Iraniens qui en font les frais n’ont aucune influence sur leur régime, et les tergiversations de Washington sur l’usage de la force sapent la crédibilité de la menace d’intervention militaire. Le risque est maintenant que nous nous réveillions un beau jour en apprenant que l’Iran a réussi un test de bombe atomique ou que les Israéliens ont lancé une attaque sur les installations nucléaires iraniennes. Ces deux éventualités fourniraient tous les ingrédients pour un scénario d’apocalypse au Moyen-Orient.— Publié le 30 mai
Quand le temps d’attaquer sera venu… Deux généraux, un Israélien et un Américain, se sont penchés sur les possibilités d’attaque contre l’Iran.
CHERTÉ DE LA VIE Le kilo de bœuf : en 2007 : 1,00 euro en 2013 : 5,90 euros Le kilo de pain : en 2007 : 0,07 euro en 2013 : 0,13 euro Le kilo de riz : en 2007 : 0,02 euro en 2013 : 1,69 euro
CHÔMAGE chez les jeunes de 15 à 29 ans
—Ha’Aretz Tel-Aviv
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n possible scénario pour une attaque militaire contre les sites nucléaires iraniens avant la fin de l’année a été publié le mercredi 29 mai par deux anciens officiers supérieurs, l’un israélien, l’autre américain. Ceux-ci affirment que la communauté internationale doit d’abord épuiser tous les moyens non militaires susceptibles de faire pression sur Téhéran et concluent que, si une attaque s’avère nécessaire, il est préférable qu’elle soit le fait des Etats-Unis plutôt que d’Israël. “Vu l’éventail des autres options disponibles, la force militaire ne devra être employée qu’en tout dernier ressort contre le programme nucléaire iranien”, écrivent le général américain à la retraite James Cartwright, qui coprésidait encore récemment l’état-major interarmes, et le général de réserve Amos Yadlin, ancien chef des renseignements militaires des forces de défense israéliennes et chef d’état-major de l’armée de l’air israélienne. “Cela dit, l’option militaire doit demeurer une option crédible et prête à être utilisée en cas de besoin. Le scénario que nous avons élaboré est uniquement destiné
à susciter et à alimenter le débat sur les répercussions potentielles de différentes options de frappe.” Le rapport présente l’hypothèse de scénario suivante : “Le Premier ministre israélien vient de recevoir un appel téléphonique de la Maison-Blanche lui communiquant les résultats d’une récente analyse des services de renseignements américains : les sanctions internationales et les négociations avec l’Iran n’ont pas réussi à convaincre le régime iranien de renoncer à ses projets nucléaires. Téhéran a rejeté une généreuse proposition américaine qui lui aurait permis d’enrichir de l’uranium en échange de la mise en place de dispositions strictes garantissant son usage uniquement civil, et le programme iranien se poursuit à un rythme soutenu. Après être convenus de se retrouver à Washington la semaine suivante pour discuter de la stratégie à adopter, le Premier ministre israélien et le président des Etats-Unis convoquent une réunion avec leurs conseillers à la Sécurité nationale respectifs. “L’équipe du président américain fait remarquer que les Etats-Unis sont las des guerres, surchargés de dettes et politiquement dans l’impasse. Alors que les forces américaines viennent tout juste de se retirer d’Irak et se sont engagées à mettre fin aux opérations de combat
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en Afghanistan avant la fin de 2014, beaucoup espèrent que la fin des dépenses afférentes à ces conflits va permettre au pays de sortir de ses difficultés financières et d’accélérer son redressement économique. “Pourtant le président, le Premier ministre et leurs conseillers réaffirment qu’un Iran nucléaire constituerait une menace inacceptable à l’égard de la sécurité nationale des Etats-Unis et d’Israël. Chacun des deux dirigeants énumère alors les lignes jaunes que le régime iranien a franchies depuis 2004 sur le plan de l’enrichissement des matières nucléaires, ainsi que les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies qu’il a enfreintes dans ses efforts pour se doter d’un arsenal nucléaire. Ils rappellent enfin que cinq cycles de négociations avec le régime iranien ont échoué (à Genève, Istanbul, Bagdad, Moscou et au Kazakhstan). “Au vu de ces préoccupations, les deux dirigeants conviennent que le temps est venu de préparer les options contingentes visant à une frappe militaire sur les installations nucléaires iraniennes. Mais, si une telle action s’avère nécessaire, se demandent-ils, quel pays devra lancer l’attaque : les Etats-Unis ou Israël ?” D’après Cartwright et Yadlin, “la supériorité des capacités militaires américaines – au nombre desquelles figurent les bombardiers furtifs B2, les avions ravitailleurs, les drones sophistiqués et les bombes pénétrantes de 15 tonnes – serait plus à même d’endommager les objectifs iraniens. Cela dit les EtatsUnis ne possèdent aucune expérience de ce type de frappe, à la différence d’Israël, qui a mené avec succès deux opérations de ce genre, l’une contre le réacteur nucléaire d’Osirak, près de Bagdad, en 1981, et l’autre, si l’on en croit certains rapports, contre un réacteur syrien en 2007.”
Des frappes chirurgicales. Les auteurs ajoutent qu’une éventuelle action israélienne exigerait que les appareils de l’Etat hébreu franchissent l’espace aérien d’au moins un pays étranger (Jordanie, Arabie Saoudite, Irak ou Syrie). Une attaque américaine, en revanche, pourrait être menée directement à partir de bases militaires américaines ou de porte-avions américains stationnés dans le Golfe ou ailleurs. Dans l’éventualité où les deux pays décideraient de passer à l’action, Cartwright et Yadlin recommandent des frappes chirurgicales sur les sites nucléaires iraniens, et non pas une campagne aérienne généralisée contre la totalité des forces armées iraniennes. Les deux pays rejettent également une approche impliquant une intervention terrestre, car, estiment-ils, une attaque limitée pousserait l’Iran à réagir de façon limitée, sans entraîner l’ensemble de la région dans la guerre. Selon Cartwright et Yadlin, une attaque israélienne contre l’Iran susciterait des critiques plus violentes de la part du monde arabe que ne le ferait une attaque américaine ; mais ils estiment également qu’il ne faut pas surestimer l’ampleur de la probable réaction arabe. Ils soulignent que les opinions publiques sunnites sont loin d’être favorables à l’Iran, en raison du soutien que celuici apporte au régime de Bachar El-Assad dans la meurtrière guerre civile syrienne. Les auteurs présentent pourtant quelques arguments en faveur d’une attaque israélienne. Ils soulignent que la base morale d’un bombardement des sites nucléaires iraniens par Israël, en tant que pays directement menacé de destruction, serait plus solide que les justifications avancées par les Américains. Ils mentionnent également que les Etats-Unis n’ont pas intérêt à commencer une nouvelle guerre avec un pays islamique après celles d’Irak et d’Afghanistan. —Amos Harel Publié le 29 mai
PAS DE PRINTEMPS POUR L’IRAN. 39
Les présidents changent, Khamenei reste Kiarostami “NOUS EN AVONS RAS LE BOL” Le célèbre réalisateur iranien Abbas Kiarostami donne de son pays une image de désespoir. “Je ne vois personne d’optimiste dans mon entourage”, a-t-il déclaré dans un entretien récemment accordé au quotidien de Téhéran Shargh. Evitant de parler ouvertement de politique, le lauréat de la Palme d’or au Festival de Cannes en 1997 (pour son film Le Goût de la cerise) s’est tout de même désolé de la mauvaise situation économique du pays : “La vérité, c’est que nous en avons ras le bol. Ma principale préoccupation est l’économie, qui a paralysé tout le monde d’une manière ou d’une autre.” Evoquant l’élection présidentielle, Kiarostami a souligné que les huit prétendants avaient déjà eu des responsabilités à d’autres postes et que “certains des problèmes [de l’Iran venaient] de leurs actions d’hier”. “Lequel des candidats devrais-je croire ?” s’est-il interrogé. Le réalisateur, qui a été à maintes reprises critiqué par ses compatriotes pour être apolitique, a toutefois plaidé pour le changement afin de “sortir la société de son apathie”. Plus explicite dans The Hollywood Reporter, Kiarostami critique ouvertement la situation de l’Iran. “Elle n’a jamais été aussi sombre, a-t-il regretté. Des miracles doivent se produire pour sauver le peuple iranien.”
L’élection d’un nouveau chef d’Etat va-t-elle assouplir la position de Téhéran sur le nucléaire ? Un vœu pieux.
—The Guardian Londres a liste des sept cents candidats a été réduite à sept personnalités acceptables pour les gardiens de la révolution à Téhéran, et ces hommes doivent maintenant s’affronter pour décrocher une fonction à laquelle n’est plus attaché depuis des années aucun pouvoir de décision stratégique en matière de politique étrangère. L’issue du scrutin présidentiel iranien du 14 juin prochain n’en risque pas moins d’avoir un impact au-delà des frontières du pays, tant sur les négociations sur le nucléaire, bloquées depuis longtemps, que sur l’insoluble conflit syrien [où l’Iran est impliqué auprès du régime syrien]. Dans ces domaines, c’est au vieux guide suprême, Ali Khamenei, qu’il revient de trancher en dernier ressort, mais il ne décide pas dans le vide car il doit tenir compte des autres personnalités qui tirent les ficelles du pouvoir. A commencer par le président, qui, même si le scrutin est très réglementé [par le Conseil des gardiens, instance composée de religieux non élus] peut tout au moins se prévaloir d’un mandat populaire, contrairement aux dignitaires religieux et aux généraux assis autour de la table. Analystes iraniens et diplomates estiment que le bras de fer politique que se livrent Khamenei et le président actuel, Mahmoud Ahmadinejad, a tellement accaparé la scène politique qu’il a paralysé Téhéran et l’a rendu totalement incapable de faire les choix nécessaires pour parvenir à un accord avec l’Occident et le monde arabe.
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“Sur la question du nucléaire, certaines factions à Téhéran ne voulaient surtout pas voir émerger un accord qu’Ahmadinejad aurait pu revendiquer, même s’il n’avait rien à y voir”, explique Mohammad Ali Shabani, rédacteur en chef du trimestriel Iranian Review of Foreign Affairs. “Il est très difficile pour les hauts dirigeants de changer d’avis sur ces questions tant qu’Ahmadinejad est en fonction, car ils risquent de donner l’impression de faire machine arrière. L’élection fournira une occasion de changement de position. Ce sera peut-être une position plus souple, ou plus dure, mais une chose est sûre : elle sera différente.” Et d’ajouter : “Il sera bien plus facile pour l’Occident de traiter avec n’importe qui d’autre qu’Ahmadinejad, après tout ce qu’il a dit sur Israël et le reste.” Tout au long de cette période préélectorale, les diplomates du groupe de six pays qui négocient avec l’Iran sur son programme nucléaire maintiennent le contact avec Téhéran. Le 15 mai, l’organisatrice du groupe, la représentante des Affaires étrangères de l’Union européenne, Catherine Ashton, a rencontré à Istanbul Saïd Jalili, le négociateur en chef iranien, qui fait figure de favori de l’appareil pour la présidentielle. Mais les diplomates impliqués dans les négociations disent que même si l’Iran est disposé à conclure un accord ils n’espèrent rien avant la fin de l’élection. Cependant pour certains analystes iraniens et diplomates occidentaux, croire que Téhéran adoptera une nouvelle approche après l’élection représente surtout un souhait pieux. “Tant que l’ayatollah Khamenei restera le guide suprême, un nouveau président n’a que peu de chances d’infléchir la politique nucléaire de l’Iran, son soutien au régime d’Assad en Syrie ou sa ‘résistance’ à l’égard des Etats-Unis et d’Israël”, assure Karim Sadjadpour, analyste iranien à la Fondation Carnegie pour la paix internationale. L’arrivée d’une nouvelle tête à la présidence pourrait peut-être avoir un impact sur l’image de l’Iran, poursuit-il, mais ce ne sera pas forcément un atout pour l’Occident ou Israël. “Alors que les pays intéressés par un accord nucléaire avec Téhéran peuvent voir d’un bon œil l’arrivée d’un nouveau président iranien, s’il en est un qui risque fort de regretter Mahmoud Ahmadinejad, ce sera [le Premier ministre israélien] Nétanyahou. C’est en grande partie à cause de la rhétorique violente d’Ahmadinejad que l’Iran a écopé de six résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU et d’un régime de sanctions internationales pratiquement inédit par son ampleur et sa portée, affirme Sadjadpour. Je pense qu’en Israël comme en Occident de nombreux dirigeants estiment que, si l’Iran se choisit un président dans les rangs de la ligne dure, il vaudrait mieux que ce soit quelqu’un qui insulte la communauté internationale et donne une image négative de l’Iran qu’une personnalité mesurée et sans relief.” —Julian Borger Publié le 22 mai
40. à la une
Courrier international — no 1180 du 13 au 19 juin 2013
VERS UNE ÉCONOMIE ISLAMIQUE Contre les sanctions occidentales, le quotidien conservateur de Téhéran en appelle à une “économie de la résistance”. —Kayhan Téhéran ans cette présidentielle, l’économie constitue le sujet le plus abordé par les candidats. Cela est d’autant plus normal que des difficultés incontestables préoccupent profondément la plupart des Iraniens, notamment ceux des couches défavorisées, ces défenseurs indéniables de la révolution. Or, depuis quelque temps, les médias occidentaux s’efforcent de s’ingérer dans cette élection en brandissant les problèmes économiques de notre pays. Pour mettre la pression sur nos candidats, les ennemis jurés de la République islamique évoquent les sanctions. Malheureusement, certains de nos candidats à la présidence ne font que dresser une liste de nos problèmes, tandis que d’autres présentent une image sombre de notre économie. Ce qui manque dans ces discussions, c’est le débat sur l’“économie islamique” comme un paradigme qui repose sur deux axes : “production et augmentation de la richesse nationale” et “distribution juste de cette richesse”. La question est donc la suivante : quel est le programme des chers candidats pour réaliser l’économie islamique ? Tandis que les sanctions économiques sont un des outils de l’ennemi pour faire main basse sur le pays, que pensent les candidats d’une économie sans exportation de pétrole ? La réponse est claire : aller vers une économie de la résistance inspirée de l’islam ôtera à l’Occident toute possibilité de faire pression sur l’Iran. —Hessameddin Boroumand Publié le 6 juin
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Qui gagne perd La victoire du guide suprême Khamenei, qui a réussi à imposer ses candidats à l’élection, sera amère : son principal rival, l’ex-président Rafsandjani, est devenu le symbole du changement.
—The Washington Institute (extraits) Washington n peut déjà nommer les gagnants et les perdants de cette élection présidentielle. Les grands perdants seront le guide suprême, Ali Khamenei, et le président sortant, Mahmoud Ahmadinejad ; le principal gagnant sera l’ancien président Ali Akbar Hachemi Rafsandjani. Le Conseil des gardiens de la révolution – avec le consentement de Khamenei, peut-être même à sa demande – avait disqualifié la candidature de Rafsandjani. Même si cette décision a sans doute été difficile à prendre, elle était essentielle pour les projets de Khamenei. Depuis 2009, Rafsandjani s’est fait connaître comme un critique virulent du guide suprême et d’Ahmadinejad. Au cours des derniers mois, certains réformistes avaient même commencé à lui apporter leur soutien. Rafsandjani est rapidement devenu un symbole de changement parmi ses anciens adversaires, qui sont parvenus à la conclusion qu’il était le seul à pouvoir modifier l’équation du pouvoir afin de limiter l’autorité du guide suprême et d’empêcher les forces militaires et les services de renseignements d’accroître encore leur contrôle sur les affaires civiles. En réalité, sa disqualification a placé Rafsandjani dans une excellente position. Il peut désormais se présenter comme un leader qui était prêt à se charger d’un lourd fardeau afin de sauver le système, sans pour autant affronter les difficultés liées à l’exercice du pouvoir. Par ailleurs, il a fait passer Khamenei pour un homme mesquin et dictatorial qui a refusé son offre d’aider la République
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islamique à un moment difficile. En fait, disqualifier Rafsandjani coûtera sans doute très cher à Khamenei et à son régime. Le proche entourage de Khamenei aurait pu gérer l’affaire de manière beaucoup plus feutrée, en félicitant par exemple Rafsandjani pour sa candidature, tout en soulignant que le pays ne pouvait pas attendre beaucoup d’un homme de 79 ans qui a déjà consenti de grands sacrifices. Mais, comme d’habitude, on a préféré utiliser la force. Le Conseil des gardiens de la révolution a également empêché des membres de l’entourage d’Ahmadinejad, parmi lesquels le chef d’état-major Esfandiar Rahim Mashai, de présenter leur candidature. L’interdiction ainsi faite aux partisans d’Ahmadinejad montre que Khamenei est déterminé à ne leur laisser jouer aucun rôle significatif dans le prochain gouvernement. Et aucun des candidats restants n’a été capable de séduire l’opinion. Jusqu’à présent, Khamenei a montré qu’il se méfiait des réformistes, des technocrates, des religieux et des commerçants du bazar – en d’autres termes, de tout ce qui constitue les forces sociales et politiques traditionnelles de la République islamique. A leur place, il dirige le pays en s’appuyant sur des personnages falots ayant des liens avec l’armée et les services de sécurité. La qualité du président élu est l’obéissance, plus que les qualifications et la compétence. Khamenei ne veut pas revivre les tensions qui ont marqué ses relations avec les précédents présidents. —Mehdi Khalaji* Publié le 24 mai * Politologue iranien.
↖ Le guide suprême Ali Khamenei caricaturé en Zahhak, figure du mal de la mythologie perse. Dessin de Kianoush, cartooniste iranien exilé depuis 2005, d’abord en France et actuellement à Genève.
↑ En exclusivité pour Courrierinternational. com, retrouvez les premiers épisodes de la BD Votez pour Zahra traduits en français, à partir du vendredi 14 juin.
Chiffres
Cinq dates clés 12 juin 2009 Réélection de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence de la république islamique d’Iran dans un scrutin entaché de fraudes. 18 février 2011 Assignation à résidence des deux candidats malheureux à la présidentielle et leaders du mouvement d’opposition : Mir Hossein Moussavi et Mehdi Karoubi. 5 avril 2013 Les négociations entre six puissances mondiales et l’Iran sur son programme nucléaire se terminent au Kazakhstan sans accord. 21 mai 2013 Disqualification de l’ancien président Ali Akbar Hachemi Rafsandjani et du bras droit du président sortant, Esfandiar Rahim Mashai, pour la présidentielle. 14 juin 2013 Premier tour de l’élection présidentielle.
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JEUDI 13 JUIN R E I S S O D E L Z E RETROUV V T M F B R U S N A R I L SPÉCIA journée dès 6h dans “Première Édition”.5h”.
Reportages toute la r International sera l’invité du “Midi-1 rrie Un journaliste de Cou
DeBonneville - Orlandini
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ÈRE
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Courrier international — no 1180 du 13 au 19 juin 2013
transversalese.s
Scienc et innovations
Sciences ........42 Economie ........49 Médias ..........50 Signaux .........51
Quand tous nos objets seront programmables FOCUS
Anticipation. Aujourd’hui, nous sommes entourés d’appareils intelligents capables de collecter des données sur nos vies et de communiquer entre eux. Bientôt, nous pourrons les coordonner pour qu’ils répondent à tous nos besoins. → Illustrations de Joe Magee, Grande-Bretagne.
—Wired San Francisco
A
moins d’un kilomètre et demi du fleuve Potomac, Alex Hawkinson a insufflé la vie à un objet inanimé : sa maison. Située à Great Falls, en Virginie, sur un terrain de 20 000 mètres carrés, cette vaste demeure de style Tudor possède ce qui ressemble à un système nerveux reliant les murs, les plafonds, les fenêtres et les portes. Hawkinson a donné à tous ces éléments le moyen de communiquer entre eux, leur permettant ainsi de bouger comme un grand ensemble. Lancez une session sur le hub numérique [appareil qui raccorde l’ensemble du réseau] de la maison, et vous pourrez même entendre tout ce que ces objets racontent quand il n’y a personne : Détecteur de mouvement bibliothèque : appareil 0X9E07 zone status 0x0031 Portière voiture : température : + 13 °C ; batterie : 2,4 V Boîte à gants : [87AC ]checkin Lumière salon : 2001Thermostat : 4301Lumière entrée : 2001Cafetière : 2001Détecteur de mouvement salon : appareil 0XB247 zone status 0x0031. Voilà le langage du futur. Les cafetières parlent aux horloges, les thermostats aux détecteurs de mouvement et les machinesoutils des usines avec le réseau électrique et les réserves de matières premières. Dix ans après la révolution Wi-Fi – qui a connecté tous nos ordinateurs à un réseau sans fil – et cinq ans après l’explosion des smartphones – qui a placé des terminaux de ce réseau dans nos poches –, nous assistons à l’aube d’une ère nouvelle où les objets les plus banals du quotidien pourront com-
muniquer entre eux grâce à des connexions sans fil, réaliser des tâches à la demande et nous abreuver de données inédites. Imaginez une usine où chaque machine, chaque salle, envoie des informations au système pour résoudre des problèmes tout au long de la chaîne de production. Imaginez un hôtel où les lumières, la stéréo et les volets ne sont pas seulement contrôlés par une station centrale, mais se règlent sur vos préférences avant même que vous soyez entré. Imaginez une salle de sport où les machines enclenchent votre programme d’entraînement dès votre arrivée ou un appareil capable de vous indiquer le défi-
Quand Hawkinson termine sa journée, son bureau envoie automatiquement un message à sa femme et met en marche le système de climatisation de la maison brillateur le plus proche en cas de crise cardiaque. Pensez enfin à une voiture hybride capable d’optimiser votre consommation d’énergie en utilisant la batterie à l’approche d’une borne de chargement. Peu de personnes sont mieux placées qu’Alex Hawkinson pour nous présenter ce futur pas si lointain. Sa start-up, SmartThings, installée à Washington DC, fabrique ce qui est peut-être le système le plus avancé pour connecter des objets entre eux. Dans sa maison, plus de 200 objets – de la porte de garage à la cafetière, en passant par le trampoline de sa fille – sont connectés au sys-
tème SmartThings [chaque objet est équipé d’un petit capteur qui permet de consulter son activité et de le contrôler]. Quand Hawkinson termine sa journée, son bureau envoie automatiquement un message à sa femme et met en marche le système de climatisation de la maison.
Légion de robots. Les informations autrefois prisonnières de nos appareils circulent désormais librement. Les spécialistes ont eu du mal à trouver un nom à ce phénomène émergent. Certains l’ont baptisé “l’Internet des objets”, d’autres “l’Internet de tout” ou encore “l’Internet industriel”, même si la plupart des appareils qui le constituent ne font en fait que communiquer entre eux par le biais de protocoles sans fil et ne sont pas directement présents sur Internet. Les puristes de la technologie se réfèrent, eux, au dénominateur commun de bon nombre d’appareils intelligents et parlent de “révolution des capteurs”. A vrai dire, il serait plus approprié d’appréhender ce phénomène en parlant de “monde programmable”. Après tout, ce qui fait la particularité de ce monde nouveau ne sont ni les capteurs ni le fait qu’ils soient reliés à des objets, mais l’idée que le jour où nous aurons suffisamment de ces objets connectés ceux-ci ne seront plus seulement des nouveautés éphémères ou des sources de données, mais des éléments formant un vaste système cohérent susceptible d’être coordonné comme un corps en mouvement. C’est, à vrai dire, l’opposé d’Internet, un terme qui aujourd’hui encore – à l’époque du “nuage”, ou cloud computing, et des applications téléphoniques – évoque l’idée d’un fonctionnement où tous les nœuds du système ont la même importance. → 44
SOURCE
WIRED San Francisco, Etats-Unis Mensuel, 837 966 ex. www.wired.com Fondée en 1993, cette revue à la maquette détonante est une référence internationale de la culture technophile. “Câblé” couvre sans complaisance l’actualité internationale en mettant l’accent sur les nouvelles technologies et les sciences. Ce sujet fait la une du numéro de juin. Sur la couverture, on peut lire : “Eveillé : quand les objets autour de nous peuvent parler entre eux, les éléments de notre univers physique convergent et prennent vie. A terme, ce réseau va se développer pour satisfaire nos besoins, comprendre nos désirs et concrétiser nos rêves. Bienvenue dans le monde programmable. (Il est plus proche que vous ne le pensez.)”
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SCIENCES ET INNOVATIONS
FOCUS
Courrier international — no 1180 du 13 au 19 juin 2013
Chronologie
L’éveil des objets
1994 — Mise sur le marché de l’IBM Simon, le premier “smartphone” – le terme n’apparaîtra qu’en 1997.
Peu importe que l’exploitation de certaines données nous facilite la vie, il est toujours effrayant de déléguer des décisions à des machines
44 ← Les objets connectés de demain se comporteront davantage comme une nuée de drones, une légion de robots, éparpillés et parfois dissimulés, capables de coordonner leurs actions dans un grand ensemble. Pour réaliser tout le potentiel de ce monde programmable, nous devons passer par trois étapes. La première, qui consiste simplement à mettre de nouveaux objets sur le réseau, est déjà en bonne voie, portée par différentes forces économiques. Pour les fabricants, une façon de proposer un peu plus que des produits basiques consiste à les connecter au réseau Internet et à y apposer le qualificatif “smart”. Cette tendance s’explique toutefois surtout par l’arrivée des smartphones, qui nous offrent un moyen naturel de communiquer avec les objets “intelligents”. L’année dernière, il s’est vendu près de 700 millions de smartphones, la plupart capables de communiquer avec des capteurs grâce à divers protocoles sans fil. Dans le même temps, la croissance fulgurante de ce marché incite les fabricants de capteurs à travailler davantage sur l’innovation et la miniaturisation, faisant baisser ainsi le prix des puces sans fil à un niveau dérisoire.
Interactions. Des centaines d’objets exploitent déjà la technologie Bluetooth Smart, un protocole radio à faible consommation d’énergie, apparu sur le marché en octobre 2011. Parmi eux, des montres, des moniteurs de fréquence cardiaque et les dernières chaussures Nike (dotées de quatre capteurs de pression intégrés, elles peuvent transmettre les données de votre entraînement à votre téléphone). Le projet Asthmapolis fonctionne avec un capteur attaché à un inhalateur pour créer une carte des endroits à risque pour les personnes souffrant d’asthme. Une autre technologie, baptisée NFC [Near Field Communication ou communication en champ proche, qui permet la communication entre des périphériques disposés à une dizaine de centimètres] est en plein essor, et la société Visa vient juste d’annoncer qu’elle laisserait bientôt les utilisateurs de smartphones Samsung effectuer des paiements en NFC avec leur portable à la place de leur carte bancaire. Certains panneaux publicitaires utilisent également cette technologie pour diffuser des contenus aux passants qui le demandent. On observe la même dynamique dans le secteur industriel, où les enjeux sont encore
1998 — Après la création de la technologie, en 1994, le terme “Bluetooth” est officialisé.
plus importants. Des géants comme IBM (avec son projet Smarter Planet), Qualcomm et Cisco voient tous dans la connectivité omniprésente le moyen de vendre davantage de produits et de services – notamment des analyses de bases de données – à leurs principaux clients. Les fabricants chinois suivent le même raisonnement, et le gouvernement de Pékin consacre chaque année des centaines de millions de dollars au développement de l’Internet des objets. D’après les spécialistes qui étudient tous ces déve-
loppements, on devrait dénombrer d’ici à 2025 près de 1 000 milliards d’objets connectés dans le monde (particuliers et industriels confondus). La deuxième étape – l’interconnexion de deux objets intelligents ou plus – est la plus délicate puisqu’elle correspond au passage – audacieux – de la simple analyse (la collecte de données) à la véritable automatisation. Peu importe que l’exploitation de certaines données nous facilite peu ou prou la vie, il est toujours effrayant de déléguer des décisions à des machines. C’est aussi un défi lancé à notre imagination. Dans un monde non programmable où peu d’objets sont connectés, il est parfois difficile d’imaginer les interactions possibles entre eux. Hawkinson établit un parallèle avec ce que Facebook a baptisé le “social graph”, autrement dit la connaissance des liens et de leur nature entre membres de la communauté. Hawkinson imagine, lui, un “physical graph” faisant
1999 — Le concept d’“Internet des objets” est proposé. Années 2000 — Soixante ans après leur invention,
mondiale, les puces RFID se démocratisent.
au cours de la Seconde Guerre
apparaître les connexions entre tous les objets de notre quotidien selon ce que nous souhaitons les voir faire en fonction de l’état ou de l’action d’autres objets. Néanmoins, tant que les informations restent prisonnières des objets – c’est-à-dire tant que vous n’avez pas, par exemple, un système d’arrosage connecté à un capteur de niveau d’humidité –, il est difficile d’imaginer quelle forme d’automatisation vous pourriez souhaiter, ou même dont vous pourriez avoir besoin, au quotidien.
Pensez à l’endroit où vous passez l’essentiel de votre journée : votre bureau, votre salon ou bien votre voiture. Au cours d’une journée ordinaire, vous effectuez toute une série de réglages correspondant à de simples relations “si… alors”. Si le soleil frappe votre écran d’ordinateur, alors vous baissez les stores. Si quelqu’un entre dans votre bureau, alors vous éteignez la musique. S’il y a trop de bruit dehors, alors vous fermez la fenêtre. Si vous avez ouvert un document Word sur lequel vous n’avez rien écrit depuis dix minutes, alors vous faites du café. Voudriez-vous automatiser ces interactions ? Pas forcément. Mais, dans certains cas, cela vous faciliterait la vie. Le meilleur exemple est peut-être celui où c’est nous qui sommes équipés d’un des périphériques. Les “radio-étiquettes de présence” [ou puces RFID] – des identifiants radio basse consommation que l’on peut coller sur un trousseau de clés ou une boucle de ceinture et qui signalent notre présence
2000 — La société LG lance le premier réfrigérateur
connecté sur Internet. — Première application commerciale du Wi-Fi (pour Wireless Fidelity),
dans un endroit – sont ce qui permet au système SmartThings d’envoyer un message à votre femme quand vous quittez le bureau. C’est également le principe utilisé par Square Wallet et toute une série de nouveaux modes de paiement, dont certains proposés par PayPal ou Google. Si vous entrez dans un commerce équipé, Square vous permet d’être automatiquement reconnu à la caisse, et il vous suffit de donner votre nom pour payer.
Localisation. Aujourd’hui, les GPS nous permettent de savoir où nous sommes à quelques dizaines de mètres près, et cette connaissance a radicalement changé notre façon de vivre. Avec les puces RFID de présence, il est possible de savoir au mètre près où nous nous trouvons. Autrement dit, non seulement vous savez dans quel bar votre amie se trouve, mais précisément à quelle table elle est installée. A l’épicerie, vous pouvez recevoir un bon de réduction rien qu’en franchissant le seuil du magasin. Vous pouvez entrer dans un musée et écouter sur votre téléphone l’analyse de chaque tableau devant lequel vous vous arrêtez. Cette simple connexion – entre une puce que vous portez et un capteur dans l’environnement – représente le point culminant de la révolution de la localisation. Pour Dennis Crowley, PDG de Foursquare (une application de réseau social fondée sur la géolocalisation), la localisation est comme un grand X s’affinant au rythme du progrès technologique. “Notre objectif est de parvenir à un X de cette taille”, déclare-t-il en ouvrant la paume de sa main. “Le X marque l’endroit où est enterré le trésor.” Et le trésor pourrait être considérable. C’est une évidence dans le secteur de la distribution : d’après le spécialiste des bons de réduction Koupon Media, près de 80 % des gens qui achètent leur essence dans une station de supermarché n’entrent jamais dans le magasin. La délivrance de bons de réduction consécutive à la détection de puces de présence pourrait donc avoir un impact considérable sur leur chiffre d’affaires. Cela vaudrait également dans notre vie quotidienne. Est-ce que vous n’avez jamais égaré un objet chez vous et rêvé de pouvoir le retrouver aussi simplement qu’en faisant une recherche sur votre ordinateur ? Grâce aux puces de localisation, ce rêve qui semblait impossible est devenu réalité : une start-up baptisée StickNFind Technologies propose déjà ces puces de la taille d’un timbre-poste pour 25 dollars [19 euros] l’unité. La troisième et dernière étape consiste à développer des applications pour ces objets connectés. Autrement dit, ne pas se contenter de connecter deux ou trois objets entre eux – comme le système d’arrosage et le capteur de niveau d’humidité –, mais créer des interactions complexes faisant appel à des sources de données extérieures et diverses bases de données. Imaginez → 46
46.
SCIENCES ET INNOVATIONS
un type de réseau local sans fil qui connaîtra un succès planétaire.
2001 — Début de la 3G, pour 3e génération de normes de téléphonie mobile. Le débit de transfert de données est
beaucoup plus rapide, ce qui permet notamment aux téléphones portables grand public d’utiliser Internet.
FOCUS
2009 — Il y a plus d’appareils connectés sur Internet – des ordinateurs aux compteurs électriques,
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en passant par l’électroménager – que d’habitants sur la Terre. 2011 — Lancement officiel de l’IPV6, le
2013 — D’ici à la fin de l’année, il devrait y avoir deux fois plus d’objets reliés à Internet que d’êtres humains.
nouveau protocole Internet, qui permettra notamment de multiplier le nombre d’appareils connectés.
1 000 milliards. C’est le nombre d’objets connectés qui devraient fourmiller dans le monde d’ici à 2025.
Lexique Bluetooth Technologie de communication sans fil permettant de relier des appareils par ondes radio. Son rayon d’action est de plusieurs dizaines de mètres.
Cloud Computing
44 ← à quel point votre système d’arrosage serait plus intelligent s’il réagissait aux prévisions météo, ainsi qu’à l’historique des précipitations et du niveau d’humidité dans le sol. S’il avait accès à ces informations, votre système ne saurait pas seulement combien d’eau le sol contient, il pourrait prédire combien il en contiendra (selon que les bulletins météorologiques annoncent de la pluie ou du soleil). Imaginez un système de surveillance médicale à domicile qui ne se contente pas d’envoyer des informations sur l’état de patients diabétiques, mais ajuste leur traitement en fonction de ces données. Imaginez que votre bar personnel puisse modifier automatiquement votre liste de courses en fonction du niveau de vos bouteilles, mais
Imaginez à quel point votre système d’arrosage serait plus intelligent s’il réagissait aux prévisions météo
se bloque de lui-même lorsque votre portefeuille d’actions baisse de plus de 3 %.
Sécurité. Avec plus de 200 objets connectés, la maison d’Hawkinson est comme un laboratoire qu’il utilise précisément pour inventer ces nouvelles interactions complexes. Quadragénaire blond à lunettes, d’allure imposante, Hawkinson dispose sur la table basse de son élégant salon certains objets de base de son système : il y a un détecteur de mouvement, un capteur de niveau d’humidité et un “multidétecteur” – composé de deux parties pouvant être installées face à face sur une porte et son encadrement pour contrôler la température ambiante et détecter tout mouvement. Il y a aussi une prise électrique à commande vocale, à installer entre un mur et tout appareil électrique, des puces RFID de présence et enfin l’appareil – de la taille d’un club sandwich – qui fait le lien entre tous ces éléments : le SmartThings Hub. De nombreux efforts sont actuellement fournis afin de créer des standards de communication entre tous les objets connectés. Deux projets menés par de grandes entreprises – AllJoyn et MQTT – essaient de mettre au point un langage commun, sorte de HTTP
pour objets intelligents. Hawkinson, lui, a opté pour une autre approche en faisant de son hub une sorte de traducteur universel, capable de reconnaître différents langages et protocoles sans fil. Le véritable génie de SmartThings ne se trouve toutefois ni dans les capteurs ni dans le hub lui-même, mais dans le système qu’Hawkinson et les utilisateurs sont en train de construire à côté. Si vous ouvrez l’application SmartThings sur votre téléphone portable, vous trouverez toute une gamme de fonctions, élégamment présentées sous forme de petites bulles, faisant apparaître le statut des personnes, des lieux et des objets intégrés à votre système. Le système est capable de recevoir des informations provenant d’autres objets connectés – des détecteurs de mouvement indiquant dans quelle pièce vous vous trouvez, des puces de présence identifiant chaque membre de la famille (et leurs préférences de température) – et même de sources extérieures comme les prévisions météo ou les variations du prix de l’énergie. Certains utilisateurs ont déjà commencé à bricoler des thermostats intelligents et utilisent leurs capteurs et leurs historiques de onsommation pour faire des économies d’énergie. → 48
Littéralement “informatique en nuage”. Ensemble des services qui permettent d’utiliser la puissance informatique d’ordinateurs disséminés dans le monde entier et liés en réseau par Internet. Cette ressource est énorme et modulable.
Internet des objets Connexion sur Internet d’objets et de lieux en associant ceux-ci à des capteurs et à des puces électroniques.
IP, ou Internet Protocol. Le protocole Internet est le langage informatique qui régit les communications entre appareils sur Internet. Chaque appareil qui utilise Internet est identifié par son adresse IP,
composée d’une suite de chiffres. A l’heure actuelle, on utilise deux versions de protocole Internet : l’IPV4 (pour version 4) et l’IPV6, qui permet de créer beaucoup plus d’adresses IP et donc de connecter plus d’appareils sur Internet.
NFC pour Near Field Communication, ou communication en champ proche. Technologie de communication sans fil par ondes radio. Contrairement au Bluetooth, la NFC utilise de très hautes fréquences et ne peut émettre que sur de très courtes distances (quelques centimètres seulement).
Puce RFID RFID pour Radio Identification. Ces petits appareils sont composés d’une antenne et d’une puce électronique : ils peuvent capter des communications radio et y répondre.
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SCIENCES ET INNOVATIONS
FOCUS
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Nous pourrons bientôt vivre dans une maison capable de nous avertir en cas d’inondation, de surveiller les enfants ou d’éteindre le gaz
leur durée de vie jusqu’à plusieurs années, mais toutes doivent un jour être remplacées. Dans une maison hyperconnectée comme celle de Hawkinson, cela signifie qu’il faut changer des centaines de piles ou batteries chaque année et plus encore dans un grand bureau avec des connexions complexes. Hawkinson espère que les prochaines années verront la commercialisation de technologies sans fil capable de transmettre de l’énergie à plusieurs mètres d’une station de chargement et de recharger ainsi les capteurs.
Trop intelligents. L’idée de donner vie à
45 ← La sécurité est un autre domaine de développement naturel pour ces applications. Lorsque Hawkinson n’est pas chez lui, il est prévenu par SMS si une porte s’ouvre ou si le moindre mouvement est détecté. Quand le dernier employé quitte les bureaux de SmartThings, le système verrouille automatiquement la porte, éteint les lumières, ainsi que le thermostat, et enclenche le système de sécurité (avec alarme, gyrophares et message d’alerte automatique). Dès lors, pourquoi continuer à payer une des innombrables sociétés de sécurité (qui brassent près de 20 milliards de dollars par an) pour faire exactement le même travail ? Et, dans les rares cas où il faut envoyer quelqu’un sur place, Hawkinson envisage de créer un service de sécurité bon marché où son système de capteurs et de notification serait relié à une patrouille de policiers disponibles sur appel. Tel est finalement l’objectif du monde programmable : faire converger l’énergie des développeurs, des entrepreneurs et des investisseurs pour agir sur le monde des objets physiques, l’améliorer, le personnaliser et imaginer des services dont nous n’avons encore jamais rêvé. Pour cela, il faudra mobiliser toutes les forces qui ont fait d’Internet un outil si révolutionnaire et travailler sur presque tout ce qui nous entoure. Il y aura de toute évidence certains pièges à éviter dans le monde des objets connectés. La crainte de voir un hacker pirater
nos boîtes mail ou nos comptes bancaires n’est rien comparée à la perspective de voir ce même nuisible bricoler nos portes de garage ou nos lumières de salle de bains. Les mystérieux programmes Stuxnet et Flame nous font nous interroger sur les problèmes de sécurité dans l’industrie à l’époque des objets connectés. Le magazine Vanity Fair a récemment publié plusieurs scénarios catastrophes dans lesquels des hackers s’en prendraient à des objets connectés, comme des voitures high-tech (des chercheurs ont trouvé comment exploiter un système de navigation et de sécurité pour semer le chaos dans un véhicule), des “compteurs intelligents” (les données sur votre consommation d’énergie sont très révélatrices de vos activités à domicile) et même des pacemakers.
Vie privée. Pour Hawkinson, la sécurité est un problème mais pas une menace vitale. Les communications avec le boîtier SmartThings sont encodées, ce qui rend leur interception très difficile et leur modification dans un but malveillant presque impossible. Il se pourrait même que l’automatisation renforce notre niveau de sécurité. Comme le note le journaliste de Wired Mat Honan, les récentes attaques de pirates ont majoritairement exploité les faiblesses humaines, c’est-à-dire les mots de passe. L’humain est toujours le maillon faible en matière de sécurité en ligne, mais, dans le
monde programmable, les objets réaliseront leurs tâches sans intervention humaine. Ce qui pourrait davantage nous inquiéter sont les questions liées à la vie privée. Ce n’est pas parce que nous sommes désormais habitués à partager des contenus dans le monde virtuel que nous avons envie de faire de même dans le monde physique, et ce alors que nos interactions avec les objets intelligents révèlent de plus en plus ce que nous sommes et ce que nous faisons. La généralisation des cartes de péage intelligentes montre toutefois que ces craintes peuvent être surmontées si le service proposé présente un véritable avantage dans des conditions de sécurité acceptables. A cet égard, les panneaux publicitaires personnalisés représentent un pas dans la mauvaise direction, mais les consommateurs devraient apprécier l’arrivée des paiements sans fil, des cafés qui connaissent votre commande et vous évitent de faire la queue ou des voitures de location qui enregistrent vos réglages de siège. Comme pour les réseaux sociaux, les craintes concernant la vie privée dans le monde connecté de demain pourraient bien être rapidement dépassées par les bénéfices que nous en tirerons. En réalité, le véritable problème du monde programmable est celui, nettement plus concret, de l’énergie. Chaque capteur a en effet besoin d’une source d’énergie, actuellement une pile. Les protocoles de communication basse consommation allongent
des objets inanimés, de contraindre le monde physique à obéir à nos ordres, est au cœur de tout récit de science-fiction depuis un siècle et demi ou plus. Nous avons souvent imaginé que ces objets seraient alors malfaisants ou stupides, comme les balais de Fantasia que Mickey voit se multiplier à l’infini. Dans d’autres cas, nous avons au contraire craint de les voir devenir trop intelligents, comme l’ordinateur HAL lorsqu’il refuse d’ouvrir la porte du vaisseau de 2001 : l’Odyssée de l’espace. En réalité, pourtant, comme pour les ordinateurs, l’intelligence de ce monde programmable ne sera jamais ni plus ni moins que celle que nous lui insufflerons. Il est fort peu probable que nous conduisions un jour des voitures comme KITT [de K 2000, la série télévisée des années 1980] ou que nous habitions dans des maisons comme celle de Tony Stark [le héros des bandes dessinées et films Iron Man] avec J.A.R.V.I.S, l’intelligence artificielle nous indiquant avec un délicieux accent British comment utiliser nos systèmes d’armement intégrés. Reste que nous pourrons bientôt vivre dans une maison capable de nous avertir en cas d’inondation, de surveiller les enfants ou d’éteindre le gaz quand nous l’oublions. Autant de choses vraiment intelligentes et qui enrichiront nos vies bien plus que n’importe quel lance-missiles. —Bill Wasik Publié en mai Copyright © 2013 Condé Nast Publications. All rights reserved. Originally published in Wired. Reprinted by permission.
ARCHIVES courrierinternational.com L’Internet des objets qu’on nous promet depuis une dizaine d’années devient réalité. Le lave-linge qui tombe en panne communiquera à distance avec le service après-vente sans intervention humaine. “Des objets très connectés”, un article de la revue The Economist. (Paru dans CI n° 1157, du 3 janvier 2013.)
TRANSVERSALES.
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↙ Dessin de Kap, Espagne.
ÉCONOMIE
Ici, on accepte les sampaios Au Brésil, près de 70 monnaies sociales sont en circulation. Emises par des banques communautaires, elles contribuent au développement des quartiers défavorisés.
—Brasileiros (extraits)
agrandir son magasin, ou augmenter son fonds de roulement, peut solliciter un prêt pouvant aller jusqu’à 1 000 reais [385 euros] ans le quartier Jardim Maria Sampaio, et à des taux inférieurs à 2,5 % par mois. Zone sud de São Paulo. Le musicien “Nous avons confiance dans les gens du quarFernando Rangel, Nando pour les tier, parce que nous vivons vingt-quatre heures intimes, prépare le déjeuner sous le regard sur vingt-quatre à leurs côtés”, souligne Thiago de son fils Davi, mais se retrouve soudain Vinicius Paula, analyste de crédit à l’União à court de gaz. Les temps sont durs. Nando Sampaio, qui effectue une étude socio-écoa déjà à peine de quoi acheter à manger et nomique (une visite du magasin, en généil n’avait pas prévu de devoir dépenser ral) avant de débloquer les fonds. 35 reais [13,5 euros] dans une nouvelle bouThiago s’est ainsi rendu récemment à la teille de gaz. Installé dans le quartier depuis boutique Dina Bacana Modas. Eliane Freitas quelques années, Nando s’est lié d’amitié Silva, 24 ans, en dernière année de gestion, avec Thiago et Rafa, qui participent à un et son frère Jailson, un styliste que connaît projet de monnaie alternaThiago, ont investi dans un tive. Ils insistent depuis un nouveau fonds de commerce moment pour que Nando se sur une avenue très fréquenrende à la banque commutée – mais toutes leurs éconautaire installée depuis nomies ont été englouties dans 2009 dans le bâtiment de les avances de loyer et les tral’Union populaire des vaux. Il leur fallait reconstifemmes de Campo Limpo tuer leur fonds de roulement, REPORTAGE et des environs (UPM), aussi et le crédit d’exploitation était appelé Maison des femmes. Nando ne veut la solution idéale pour eux. Eliane a dû pas entendre parler de banques, mais ce répondre à une série de questions, puis jour-là, muni de sa carte d’identité, de son Thiago lui a demandé : “Cela vous intéressenuméro d’identification fiscale et d’un jus- rait d’accepter les sampaios ?” La jeune femme tificatif de domicile, il décide de franchir n’avait jamais entendu parler de cette monla porte de la banque communautaire União naie, et le fait qu’elle ne circule que dans le Sampaio. Nando expose ses difficultés. Il quartier ne lui inspirait pas confiance. Thiago demande 35 sampaios et en obtient 50 en a insisté : “Beaucoup de gens viennent à la billets colorés, accompagnés d’une liste banque emprunter de l’argent. Nous pourrions des magasins qui les acceptent. leur dire : ‘Au fait, la boutique d’Eliane accepte L’União Sampaio est l’une des cinq les sampaios.’ C’est un système qui permet de banques communautaires créées à São maintenir l’argent dans le quartier, près des Paulo en 2009 à l’initiative du Banco gens, vous comprenez ?” Palmas, première banque communautaire du Brésil, et du Secrétariat national à l’éco- Fidéliser la clientèle. La boutique d’Eliane et de Jailson, qui vend des vêtenomie solidaire (Senaes). L’União Sampaio est née presque natu- ments au prix maximal de 29,90 reais rellement au sein de la Maison des femmes, [11,5 euros], est encore une entreprise baldans l’idée que l’autonomie financière est butiante. Installée à son adresse actuelle indispensable aux femmes en difficulté, depuis peu, elle réalise un bénéfice moyen notamment lorsqu’elles ont été victimes de mensuel de 2 000 reais [770 euros]. Autant violences domestiques. Outre les femmes, dire qu’elle ne pourrait pas accéder à un les personnes âgées sont les principales béné- crédit classique. La fiche remplie à la main, ficiaires des crédits à la consommation. La l’entretien préalable et l’impression qui banque propose aussi des prêts à taux zéro ressort de la rencontre sont portés à la connaissance du Conseil d’analyse du crédit pour parer aux urgences du quotidien. Mais, loin de se limiter au pur assistanat, (CAC), qui se réunit une fois par semaine les banques solidaires permettent surtout dans les locaux de la banque. Au magasin de matériaux de construcde faire circuler la richesse locale à l’intérieur du quartier. Le crédit à la consomma- tion Center Vai-Lá, le chiffre d’affaires en tion est l’instrument de base, mais, pour monnaie alternative atteint les 400 samque la monnaie circule, il est indispensable paios par mois. Pour encourager son utid’impliquer les commerçants. D’où la mise lisation, le propriétaire, Marcos Menezes, en place aussi, comme mesure incitative, offre une remise de 5 % sur les paiements de crédits d’exploitation à leur intention. en sampaios, contre 3 % pour les règleLe commerçant qui souhaite embellir ou ments en reais. Pour lui, le sampaio est un
São Paulo
D
bon moyen de fidéliser sa clientèle. Si bien que, quand la banque a fait appel au site de financement participatif Catarse pour lever des fonds et augmenter sa capacité de crédits d’exploitation, Marcos Menezes lui a fait don d’une partie de sa recette en sampaios. “Les commerçants savent qu’en augmentant les fonds de la banque ils améliorent aussi leur sort”, insiste Thiago. A l’issue de la campagne, l’União Sampaio avait collecté 20 000 reais destinés aux prêts aux commerçants, mais aussi au Fonds populaire de développement de la culture.
Le solano pour l’art. Un nouvel appel lancé dernièrement par le Senaes s’est traduit par le déblocage de 2,2 millions de reais [839 000 euros] au profit des banques communautaires. La somme a permis de maintenir en activité les cinq établissements créés en 2009, mais aussi de procéder à des embauches, de rémunérer les travailleurs jusque-là bénévoles et d’inaugurer une dizaine de nouvelles banques. Pour Thiago, le fait que l’argent passe par des intermédiaires avant d’être débloqué au profit d’une action locale est problématique. “Nous assistons à une bureaucratisation de notre système”, déplore-t-il. Rafael Mesquita, impliqué dans l’União Sampaio et sa gestion depuis les débuts, reconnaît qu’il serait préférable de décentraliser la validation des projets, qui, pour l’heure, passe par la représentation régionale. C’est pourquoi le réseau des banques communautaires milite pour la transformation de l’initiative en politique publique. Au Venezuela, pays qui a contacté le Banco Palmas pour des échanges d’expériences, l’idée a été inscrite dans la loi. Et, alors que le Réseau brésilien de banques communautaires compte près de 100 établissements, au Venezuela on en dénombrait déjà plus de 5 000 en 2011. Luiza Erundina, députée socialiste de l’Etat de São Paulo, a déposé en 2007 une proposition de loi pour créer un système national de finances populaires et solidaires qui n’a toujours pas été adoptée. De fait, l’économie solidaire pâtit de l’absence de cadre légal. La Banque centrale a certes reconnu les monnaies communautaires, mais, sans réglementation, les fonds sont difficiles à collecter.
“Il y a toujours eu de la créativité ici, les difficultés étaient financières”
Comprenant qu’il y avait une forte demande de crédits en vue de projets culturels, l’União Sampaio a suscité la création [en 2011] de l’Agence populaire Solano Trindade et d’une autre monnaie, le solano, destinées à soutenir la production d’artistes indépendants. Ces derniers reçoivent entre 200 et 300 solanos quand ils s’inscrivent auprès de l’agence. Ainsi, tandis que le sampaio contribue à assurer la richesse économique du quartier, le solano aide à diffuser sa richesse culturelle. “Il y a toujours eu de la créativité ici, les difficultés étaient uniquement financières, souligne le musicien Nando. En créant notre propre monnaie, nous avons abattu ce mur.” —Carolina Bridi Publié en février
●●● Cet article figure aussi dans le nouveau hors-série de Courrier international, “Brésil : une puissance en marche”, en kiosque le 19 juin prochain. Cent pages de reportages, d’analyses et de portraits pour mieux comprendre l’ascension fulgurante du géant sud-américain à l’heure où il s’apprête à accueillir toute une série d’événements planétaires.
Monnaies ●●● Les monnaies sociales qui existent au Brésil sont à parité avec la monnaie officielle, le real, mais sont indépendantes de la Banque centrale. Emises par des banques communautaires, elles circulent dans des collectivités de moins de 100 000 personnes et portent souvent le nom du quartier où elles ont cours. La première, le palmas, a été créée en 1998, à l’initiative de la banque communautaire Banco Palmas, fondée au Conjunto Palmeiras, une favela de Fortaleza, dans le Nordeste.
50.
TRANSVERSALES
↙ Dessin de Sampaio, Portugal.
MÉDIAS
La presse égyptienne rappelée à l’ordre La fermeture de l’hebdomadaire Egypt Independent témoigne d’une reprise en main par le pouvoir politique.
—As-Safir (extraits) Beyrouth
Q
uand un groupe de journalistes enthousiastes a commencé, il y a quatre ans, à travailler pour un journal indépendant, aucun d’entre eux ne pensait que la direction considérait la publication comme un porte-voix des intérêts de son propriétaire. “Nous devions servir en réalité de vitrine pour l’investisseur ou de tribune pour sa notoriété et son pouvoir.” Ainsi Lina Attallah, rédactrice en chef de Egypt Independent, résume-t-elle la décision de la direction du groupe Al-Masri AlYoum de mettre fin à la publication de l’hebdomadaire papier de ce site anglophone, créé en 2009. La décision survient quelques mois après la fermeture de la revue Al-Siyassa, appartenant au même groupe de presse. Dans les deux cas, on a invoqué les difficultés économiques que connaît le pays avec la baisse des revenus, ainsi que plus généralement la crise de la presse écrite. Les journalistes et les experts des médias considèrent, eux, que les véritables raisons sont politiques et s’inquiètent pour l’avenir de la presse égyptienne après une révolution revendiquant la liberté d’expression.
Courrier international — no 1180 du 13 au 19 juin 2013
“Notre génération naïve fera tomber votre système médiatique”, “Comment de mauvais gestionnaires ont fait taire une voix libre”, “Le journalisme entre l’Etat et le secteur privé”, “La profession difficile : les difficultés financières et les risques menacent la presse”. Ces titres s’adressaient aux lecteurs dans le cinquantième et dernier numéro du journal, le 25 avril dernier, que la direction a refusé d’imprimer. L’équipe de journalistes en a publié le contenu sur le site Internet , dans lequel elle compare la révolution égyptienne à la situation de sa presse.
Censure interne. Tandis que l’Etat contrôle la presse nationale en Egypte, la presse privée, dite “indépendante”, se trouve menacée à son tour, car la brève expérience de liberté de la presse a montré que les médias étaient l’instrument des hommes d’affaires et des partis politiques intéressés par le pouvoir, et que ceux-ci les utilisaient pour lancer leurs campagnes les uns contre les autres. “Il n’existe pas de presse indépendante en Egypte”, confirme Racha Abdallah, professeur de communication à l’Université américaine du Caire. “Tout comme pour la presse nationale, les groupes d’hommes d’affaires qui financent les
journaux privés ne voient pas en eux des investissements rentables, mais des tribunes pour servir leur business, des outils de prestige ou d’influence. Quand l’équipe éditoriale franchit certaines limites et va à l’encontre de ses intérêts, le propriétaire intervient de différentes manières, comme ce fut le cas pour Egypt Independent.” La confrontation la plus marquante entre la direction d’Al-Masri Al-Youm et l’équipe éditoriale anglophone [d’Egypt Independent] s’est produite lors de la publication, en décembre 2011, d’un article de l’universitaire américain Robert Springborg critiquant le Conseil des forces armées égyptien alors au pouvoir. Les 20 000 copies du journal avaient été saisies tandis que le rédacteur en chef d’Al-Masri Al-Youm avait écrit que l’article en question “servait des plans et des objectifs occidentaux” , reprenant les mêmes termes traditionnellement utilisés par le régime égyptien pour censurer ou travestir tout ce qui ne convenait pas à ses intérêts. L’équipe éditoriale avait alors dénoncé la censure interne de la direction, et leur campagne avait eu un grand écho dans la presse et sur les réseaux sociaux. Le directeur du conseil d’administration d’Al-Masri Al-Youm, Abdel-Moneim Said – ancien président du Centre d’études politiques et stratégiques d’Al-Ahram et très proche du régime Moubarak en son temps –, nie les arguments avancés à propos de la fermeture d’Egypt Independent. Selon lui, la campagne médiatique pointant du doigt un groupe d’investisseurs avides ou d’administrateurs de l’ancien régime à l’origine de cette décision est “erronée” et “tendancieuse”. La véritable raison est bien économique, car les journalistes n’ont pas réussi à séduire les lecteurs par leurs articles, et les ventes du journal n’ont pas progressé. “Dans tout ce qui a été dit sur cette affaire, pas une seule fois n’ont été mentionnés les chiffres des ventes, qui tournent autour de 500 exemplaires tandis que les abonnements ne dépassent pas les 700. La perte
“Le régime actuel pratique la même politique que le précédent pour museler les voix”
pour la société s’élève à 5 millions de livres égyptiennes [450 000 euros] pendant les sept mois de parution.” Le rapport annuel du Réseau arabe d’information sur les droits de l’homme, paru récemment, souligne que, malgré les promesses réitérées du président Morsi de protéger la liberté de la presse, on assiste depuis son élection, en juin 2012, à une nouvelle ère de contrôle de la liberté d’expression. Le Réseau a recensé 24 atteintes à la liberté de la presse pendant les cent premiers jours du premier président de la République élu dans l’histoire de l’Egypte moderne, ce qui est un record. Cela montre clairement, selon les observateurs, la volonté du nouveau président d’étouffer la voix de toute opposition aux Frères musulmans, auxquels appartient Morsi depuis trente ans.
Limiter la liberté. “Le régime actuel pratique la même politique que le précédent pour museler les voix, et de façon encore plus dure, en se servant de l’arme de la religion”, affirme Gamal Eid, directeur du Réseau arabe d’information sur les droits de l’homme. Il souligne que la Constitution approuvée par le Conseil d’Al-Choura après la révolution est pleine de lacunes permettant de limiter la liberté de la presse et de contrôler le travail des journalistes. Ainsi, l’article 215 prévoit la substitution du Haut Conseil de la presse, élu par les journalistes, par un Conseil national de l’information dont les membres sont désignés par le gouvernement. Cet organisme est chargé de “poser les limites et les critères garantissant le respect par les médias des règles et de l’éthique de la profession en conformité avec les valeurs et les traditions constructives de la société”. Cela revient à confier à l’organisme gouvernemental le pouvoir de contrôler et d’orienter les informations et les médias. En outre, l’article 48 accorde aux tribunaux le droit de fermer un organe de presse s’ils considèrent que l’un de ses employés n’a pas respecté “la vie privée des citoyens et les exigences de la sécurité nationale”. Ces termes flous peuvent être interprétés par le régime pour menacer tout ce qui lui déplaît. —Salma Al-Wardani Publié le 22 mai
S O E V C Z N E E I VIDARD N U C E I N H S T A O M D ILLES À LA OR E
U CARRÉ 14H À 15H LA TÊTE IAAU VENDREDI DE DU LUND
LA SOURCE DE LA SEMAINE
“The Diplomat” Ce site anglophone propose une couverture très complète de l’actualité de la région Asie-Pacifique.
C
réé en 2002 sous la forme d’un bimensuel, ce magazine anglophone, disponible exclusivement en ligne depuis 2009, propose des analyses et commentaires d’universitaires, de journalistes, de représentants d’ONG et de dirigeants politiques sur l’actualité de l’Asie et du Pacifique. Le site compte une multitude d’entrées par zones géographiques et par thèmes. Bien qu’essentiellement axé sur la politique et l’analyse stratégique, il publie également quelques reportages sur des sujets de société. The Diplomat a par ailleurs tissé des liens étroits avec des organismes comme l’East-West Center, un centre financé par le Congrès américain dont la mission est de favoriser les échanges et d’offrir des bourses aux élites des pays asiatiques. Pas plus qu’Asia Times et Asia Sentinel, The Diplomat n’est parvenu à remplacer la Far Eastern Economic Review, l’hebdomadaire de référence sur l’Asie, converti en 2004 en mensuel avant de disparaître cinq ans plus tard. Il couvre néanmoins des zones souvent ignorées, comme l’Océanie.
Lire aussi p.20 l’article de The Diplomat “Apprendre le chinois: un must”.
THE DIPLOMAT Tokyo, Japon thediplomat.com
LA VOIX EST LIBRE
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Courrier international — no 1180 du 13 au 19 juin 2013
signaux
Chaque semaine, une page visuelle pour présenter l’information autrement
Cartographie de la passion amoureuse Les textos servent aussi à pister l’autre, à chercher des preuves de son infidélité. Selon l’une des nombreuses données statistiques auxquelles nous avons accès aujourd’hui, nombre d’entre nous fouillent dans le portable de leur partenaire pour y dénicher des preuves d’infidélité. Ce comportement ne devrait pas nous étonner : la curiosité est innée chez l’être humain, contrairement au respect de la vie privée. Pour trouver, il faut chercher, mais il faut aussi avoir quelque chose à trouver. Or ces mêmes statistiques en témoignent : on trouve. Pourquoi laisser à la portée de celui ou celle à qui l’on a juré fidélité les preuves du mensonge alors qu’il est si facile de les faire disparaître ? Pendant deux mois, j’ai soigneusement noté d’où on m’envoyait et où je recevais une série de textos, fruits d’une passion que je ne devais cacher à personne.
Il y a peu, je les ai retrouvés dans un dossier numérique, verdis par le passage du temps. Loin de les jeter, j’ai décidé de les afficher grandeur nature sur un écran rétroéclairé.
Villes d’où les messages ont été envoyés Villes où les messages ont été reçus Nombre de messages reçus dans chaque ville L’épaisseur des lignes est proportionnelle au nombre de messages envoyés.
71 10 Vienne
108 102
Bilbao
256
Madrid Lisbonne 498
4
Venise 98
SaintSébastien Barcelone 18
Cordoue
43 30
Répartition chronologique et géographique des messages 1
2 5
3
4
6
7
8 9
1 Vienne Venise 15,8 %
2 Vienne Barcelone 1,6 %
3 Lisbonne Barcelone 1,4 %
4 Lisbonne Lisbonne 5,7 %
5 Cordoue Lisbonne 0,7 %
6 Madrid Lisbonne 41,7 %
7 Bilbao Lisbonne 16,7 %
8 Saint-Sébastien Lisbonne 11,5 %
9 Barcelone Lisbonne 4,9 %
Et j’ai sans doute fait tout cela pour la même raison que les infidèles : afin d’éprouver de nouveau, condensée dans les quelques mots qui entrent sur l’écran d’un téléphone portable, la passion qui fait tourner le monde.
JAIME SERRA. A la fois graphiste et journaliste, le directeur
DR
L’auteur
artistique du quotidien espagnol La Vanguardia (Barcelone) publie régulièrement un éditorial sous forme d’infographie. Il explore souvent les possibilités de mise en forme des données et des statistiques pour illustrer une réflexion, un point de vue…
voire pour dénoncer l’absurdité qui consiste à tout traduire par des statistiques. Il s’intéresse ici aux liens étroits qui peuvent se tisser entre la technologie et la jalousie, et les illustre à l’aide d’un exemple personnel. Les textos jouent ici le même rôle que les échanges épistolaires : ils sont un moyen de se remémorer la passion.
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MAGAZINE Une série 100 % Kentucky… • Plein écran..........56 L’éveil de Kosice, la belle Slovaque • Voyage ......58 Utopies pour riches Cairotes • Tendances .........60 La belle légende d’Amnesty • Histoire ............62
Leur expérience est suivie de près par tous les orthodoxes vieuxcroyants d’Amérique latine. Exilées depuis des décennies à l’étranger, où elles ont vécu repliées sur leurs traditions, des familles reviennent aujourd’hui dans l’Extrême-Orient russe. Mais le pays dont elles rêvaient a beaucoup changé. —Rousski Reporter (extraits), Moscou Récit et reportage photo Andreï Molodyckh
Les extraterrestres de la taïga L
e village de Korfovka est situé dans l’ExtrêmeOrient russe. Oussourisk, la ville la plus proche, se trouve à deux heures de voiture ; mais qui s’aventure en forêt à la recherche de champignons peut très vite se retrouver en Chine – du moins en théorie, car en fait la frontière est verrouillée. Amateurs de champignons, chasseurs et propriétaires de vaches vagabondes sont aussitôt appréhendés et renvoyés chez eux. Aussi un grand nombre de gens se sentent-ils à l’étroit dans la région, qui n’est pourtant pas la plus peuplée de Russie. “Martha ! Martha ! Rentre vite !” Dans un champ, un barbu en jean et chemise russe crie en direction d’un troupeau de vaches. Il s’appelle Terenti Mouratchev, il a 43 ans et il est marié à Ksenia. Parents de sept enfants, ils possèdent une vache prénommée Martha et un veau. De tous les vieux-croyants revenus vivre à Korfovka il n’y a plus qu’eux. “Martha ! Martha !” Le cri de l’homme s’élève à nouveau, tandis que les vaches continuent à
avancer d’un pas tranquille vers le petit immeuble de quatre étages qui s’élève, solitaire, au milieu du champ. La famille est arrivée sur ces terres en 2011, année où le village a vu sa population soudain augmenter de 53 habitants grâce à une petite communauté de vieux-croyants venue tout droit de Bolivie. Ils avaient décidé de profiter d’un programme de rapatriement lancé [en 2007] par l’Etat russe, qui leur permettait de retrouver leur terre d’origine après un long exil. Aucun d’eux n’avait jamais vécu en Russie. Ils ont été provisoirement logés dans cet immeuble, qui avait autrefois abrité des militaires. C’est alors que s’est produit un nouveau “schisme” [les vieux-croyants sont devenus une branche à part de l’orthodoxie lors du schisme de 1666]. Terenti s’est fâché avec sa communauté à cause de l’école. Normalement, les vieux-croyants n’envoient pas leurs enfants en classe, redoutant le “mélange”. Cette notion détermine en grande partie leur mode de vie, dont les interactions avec le reste du monde sont strictement codifiées.
“Nous devons protéger la pureté de notre foi, explique Terenti. Nous ne devons pas nous mélanger avec ceux qui n’ont pas la même religion, que ce soit pour manger, boire ou prier Dieu. — Et avoir des voisins laïcs dans l’immeuble, c’est aussi du mélange ? — Oui. Pour le moment, nous vivons au milieu des autres, et c’est un péché, déplore-t-il en rajustant son chapeau. Nous devrons prier pour nous purifier. — C’est pour cela que la communauté est partie vivre ailleurs ? — Tout à fait. Ici, les conditions sont intolérables. On ne peut pas vivre ici, ni pratiquer l’agriculture. Nous avons tenté de labourer un terrain derrière l’immeuble, mais il n’y a que des pierres. — Selon la même logique, l’école aussi, c’est du ‘mélange’, puisqu’il y a d’autres enfants que les vôtres. — Les Ecritures ne disent rien sur l’école. Il est juste écrit que le savoir, c’est la lumière.” Si Terenti a inscrit ses enfants à l’école, ce n’est pas uniquement pour des motifs désintéressés. Il a tout de suite détesté l’Extrême-Orient russe, avec son mauvais climat,
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our Am
Contexte
Khabarovsk
QUI SONT-ILS ?
ses terres impossibles à cultiver et l’appartement si différent de leur grande maison de Bolivie. Ainsi, les enfants ont été envoyés en classe afin que la famille soit bien vue de l’administration. Le programme de rapatriement prévoit en effet que les vieux-croyants passent au moins deux ans dans la région afin de compenser les frais engagés par l’Etat pour leur voyage ; mais l’idée de Terenti est de rejoindre une autre communauté installée dans la région de Kalouga [au sud-ouest de Moscou]. Il a donc assoupli son interprétation des règles afin de montrer aux autorités qu’il respecte les lois russes et pour qu’on lui permette de quitter l’Extrême-Orient plus tôt. C’est l’heure de la traite. Dans l’étable, l’odeur âcre du fumier se mêle à celle du lait frais. Vêtue d’une robe rouge qui lui descend jusqu’aux chevilles, une adolescente à la longue tresse, au visage parsemé de taches de rousseur, est au travail. Elle s’appelle Katia, elle a 13 ans. Face à nous, elle se renfrogne et ne lâche pas un mot. Le bruit des jets de lait contre les parois du seau se fait de plus en plus
menaçant. Je tente de rompre le silence. “Cela fait longtemps que tu sais traire ? — Oui !” répond-elle en me regardant comme si j’étais idiot. [Le cameraman qui m’accompagne pour ce reportage n’est pas le bienvenu, car] la capture de l’image est un péché. Les vieux-croyants sont persuadés que nous avons tous été créés semblables à Dieu et que cette image divine s’abîme quand on la reproduit. Mais si un tournage permet d’aider à résoudre des problèmes, il n’est plus question de péché. Terenti justifie cette attitude : “Un homme contraint de traverser de vastes étendues peut être amené à manger son chien, et ce ne sera pas un péché.” Assis sur un banc à côté de l’entrée de l’immeuble, nous envisageons ses perspectives de départ pour la région de Kalouga. “Si les autorités russes nous ont fait venir ici, c’est qu’elles voulaient que nous fassions profiter la région de notre expérience de fermiers. Dans ce cas, elles doivent nous assurer des conditions de vie décentes, et pas un logement pareil !” Terenti est pétri d’anciennes traditions russes. Sa barbe,
CHINE
Ouss ouri
C-N
Les vieux-croyants se sont séparés de l’Eglise orthodoxe russe au milieu du XVIIe siècle. Parce qu’ils refusaient la réforme des rites imposée par le patriarche Nikon, ces hommes et ces femmes sont devenus des parias. Après le schisme, ils n’ont cessé de fuir les persécutions, trouvant refuge en Sibérie, dans l’Extrême-Orient russe (notamment dans le Primorié, voir carte ci-contre) et à l’étranger. Accrochés bec et ongles à leurs traditions, ils n’ont depuis pratiquement rien changé à leur rite et à leur mode de vie, habillement compris. Ils font partie des ressortissants installés à l’étranger que Moscou invite aujourd’hui à rentrer au pays, afin de pallier le déclin démographique que connaît la Russie.
HEILONGJIANG
RUSSIE
Dalneretchensk Dersou
MER DU JAPON
PRIMORIÉ
(PROVINCE MARITIME)
Korfovka
↙ Terenti Mouratchev, avec deux de ses sept enfants. ↘ Oulian, le frère de Terenti, a choisi de s’installer avec les siens à Dersou, un village à l’abandon.
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Oussourisk Vladivostok
200 km
Moscou
Nakhodka
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Pages de gauche et de droite : Le voyageur qui débarque dans ce recoin de l’ExtrêmeOrient russe peut, comme l’équipe du Rousski Reporter, “avoir l’impression de s’être trompé d’époque et d’avoir atterri dans un lointain passé”. Les vieux-croyants vivent en quasiautarcie, selon un mode de vie ancestral.
ses vêtements sont autant de signes qui révèlent en lui le véritable moujik. Il vit selon les règles de la Russie d’antan, mais n’a aucune idée de ce qu’est la Russie actuelle. L’appartement est trop petit. La chambre des filles est pleine de cartons, des sarafanes [vêtement féminin traditionnel] sont suspendus aux cadres des portes. La chambre de Terenti et de sa femme comporte une sorte d’autel pour les icônes. Le tout trahit des efforts acharnés pour convertir un F2 standard en isba traditionnelle. Terenti n’a pas compris que ce type d’habitation, devenu la norme, a depuis longtemps remplacé les isbas dont le vieux-croyant avait tant rêvé en Bolivie. “Pourquoi être venus vous installer en Russie ? Vous n’y aviez jamais mis les pieds auparavant ? — C’est à cause de mon frère Oulian. Il disait que nous aurions tout ce qu’il faut pour pratiquer l’agriculture. Et puis nous en avions assez d’être considérés comme des étrangers. En Bolivie, on nous appelait toujours ‘les Russes’. Mais, maintenant que nous sommes ici, on nous traite de ‘Boliviens’, voire de ‘Brésiliens’.” Oulian est le staroste [chef] de la communauté. Il a 47 ans, neuf enfants et déjà des petits-enfants. Ses fils aînés sont eux aussi revenus en Russie avec leurs familles. L’immeuble de Korfovka a produit sur eux le même effet que sur Terenti. Déçu, Oulian a décidé de transférer la communauté dans un village abandonné, Dersou, qui abritait déjà trois familles de vieux-croyants venues d’Uruguay. Oulian assure que, si Terenti venait, la communauté l’accueillerait. En attendant, son absence ne semble affliger personne. La question de l’école a provoqué l’inquiétude dans la communauté. Le directeur est venu leur parler plusieurs fois. Quelque chose
REPORTAGE DOCUMENT
qui ressemble à un remords d’enfreindre la loi pointe dans les conversations sur le sujet, mais ce que ces gens ignorent, c’est que leur nombreuse progéniture permettrait à l’école de voir son budget augmenter de manière significative. “Dépositaires des traditions russes” est un cliché communément accolé aux vieux-croyants. Mais, quand Oulian évoque les années où il tendait des filets de pêche dans les eaux de l’Amazone, parle des terribles piranhas et du virus Ebola, on est loin des traditions russes. On s’imagine que ces gens vont nous offrir une image vivante de notre passé alors que ce qu’ils représentent, c’est une improbable évolution parallèle. N’y manquent que les dirigeables à réaction et les chevaux qui parlent. Mais des chevaux classiques, ils en possèdent, achetés par Fiodor, le fils d’Oulian. Ce sont des animaux de race, quoique sauvages, qu’il a à peine eu le temps de commencer à dresser avant le début des semailles. Délaissés pendant un mois, ils sont redevenus sauvages et ils s’ébattent désormais librement dans la prairie qu’est devenue l’ancienne aire d’atterrissage des hélicoptères de l’armée.
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iodor a 26 ans. Il est marié à la jeune Liouba, née Linda, dont le père est argentin. Un parcours familial compliqué : il y a vingt ans [en Amérique latine], sa mère est tombée amoureuse d’un homme étranger à la communauté, Mario Sesser Paro, et elle est partie avec lui, commettant ainsi un grave péché. Elle avait beau l’aimer, elle n’en était pas moins très malheureuse. Alors, Mario a décidé d’apprendre le russe et de se convertir. Au bout d’un an, ils ont rejoint la communauté, où il a été baptisé et a reçu un nouveau prénom, Moïsseï. Pour avoir converti une personne à la foi des vieux-croyants, la fugueuse a été absoute. Le jeune couple est satisfait de sa nouvelle vie en Russie. Quand on les voit, on croirait qu’ils sont nés dans la région, même s’ils sont, en un sens, des pionniers, des colons dont l’expérience d’acclimatation dans cet Extrême-Orient russe est suivie par toutes les
communautés de vieux-croyants d’Amérique latine. Perdu dans la taïga entre Vladivostok et Khabarovsk, le village de Dersou est un paradis pour pêcheurs, chasseurs et vieux-croyants. Aux environs de Dalneretchensk, une piste non goudronnée part de la route nationale pour s’achever sur la rivière Oussouri. Ensuite, il faut prendre un bac et suivre un chemin qui mène à une vallée entièrement cernée de collines. Le paysage est d’une beauté à couper le souffle. Mais on retrouve vite sa respiration. Une chanson du groupe Kombinatsia [groupe pop fondé à la fin des années 1980] s’échappe des fenêtres d’une petite isba occupée par des vacanciers. Selon eux, depuis l’arrivée des vieux-croyants, le village resplendit et offre de nouvelles distractions, en dehors de tirer en l’air pour passer le temps. On peut maintenant y admirer la culture russe. Entre vieux-croyants et gens de passage s’est instauré un pacte tacite de non-agression. Les premiers vendent du pain et du lait aux seconds, qui les regardent vivre de loin – et tout le monde est content. Pour l’instant, aucune révélation d’ordre religieux ne s’est produite. La principale différence entre vieux-croyants et orthodoxes reste la manière dont on se signe [avec deux doigts chez les vieux-croyants au lieu de trois chez les orthodoxes]. Les vieux-croyants se font un plaisir de nous inviter à entrer pour nous faire goûter leur tord-boyaux maison. Nous devons boire dans des verres réservés aux mécréants, mais à mesure qu’avance la dégustation personne n’est plus en mesure de reconnaître sa vaisselle. Agafia a 38 ans et déjà 6 petits-enfants, tous restés en Uruguay. Elle fait partie de la première vague des vieuxcroyants qui se sont installés à Dersou. Elle est venue avec son père, Fiodor Kiline, le chef spirituel de la communauté. Tout en pétrissant la pâte à pain, elle nous détaille les traditions qui régissent le quotidien des femmes. “On peut se marier dès 13 ans. Moi, personne ne me donnait cet âge-là à l’époque. J’avais déjà l’air adulte. Ma fille, c’est pareil. — Vous avez eu un bon mari ?
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ARCHIVES courrierinternational.com “Les derniers colons russes”. En 2009, le magazine Ogoniok était allé à la rencontre des premiers vieux-croyants qui rentraient de l’étranger (CI n° 995, du 26 novembre 2009).
— Ses parents avaient l’air d’être des gens bien. On pensait que lui aussi. Mais finalement…” Agafia s’interrompt un instant tout en continuant à travailler sa pâte. “On menait une vie normale. Puis, un jour, il est allé au Brésil, voir sa famille. Quand il est revenu, il était rasé. Il nous a dit que les soucis avaient fait tomber sa barbe. Aujourd’hui, il fait des massages, pas loin d’ici, à Dalneretchensk. Il n’est pas en bons termes avec la communauté.”
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Dersou, la communauté se résume à une grande famille, ce qui interdit tout mariage entre les jeunes. Les fiancés potentiels des filles d’Agafia viennent donc de villages de vieux-croyants voisins. A la question “Pourquoi ne portez-vous pas de vêtements modernes ? Vous utilisez bien des tracteurs et des téléphones portables” elle répond : “Nous devons nous distinguer de vous, afin de nous reconnaître entre nous.” Toutefois, au lieu de combattre les jeans, on leur a accordé une légalisation spirituelle. De péché, le jean a ainsi changé de statut, devenant le vêtement traditionnel des vieux-croyants [masculins] d’Amérique latine. La foi défend l’emploi de tout maquillage, qui change l’apparence des femmes et les rend différentes de ce que le Seigneur a créé. En revanche, elles peuvent porter des colliers, des boucles d’oreilles et se mettre des ornements dans les cheveux. Cela ne modifie pas leur apparence, mais souligne leur beauté. Les médicaments sont un problème. Agafia explique que les vieux-croyants tentent de se soigner avec des plantes. Le pire, ce sont les maux de dents. Là, seuls les cachets produits par l’industrie pharmaceutique sont efficaces. “J’ai accouché à la maison, et cela ne m’a pas posé de problème, poursuit Agafia. Je ne vois pas ce qu’apporte l’hôpital. A présent, par sécurité, on doit y aller, mais cela nous oblige à nous mélanger au reste de la population. Quand la mère et l’enfant reviennent, nous devons corriger tout cela par la prière.”
Lorsque Agafia retire le pain du four, l’isba s’emplit d’un tel parfum que l’on a envie de dévorer l’air ambiant. Un enfant entre en courant, Agafia lui essuie machinalement la frimousse, lui coupe une tranche de pain et le renvoie dehors. Le village bénéficie de l’électricité entre 20 heures et minuit grâce au générateur dont s’occupe Vassili, qui ne fait pas partie de la communauté. Fiodor Kiline, 72 ans, le leader spirituel de cette communauté, a accepté de nous parler au cours d’une pause dans son travail au potager. “J’ai eu douze enfants, dont trois sont déjà morts. Trois de mes filles et un de mes fils vivent en Russie, une autre fille est en Australie, une autre encore est restée en Uruguay, ainsi que deux de mes fils. J’ai aussi une fille en Argentine. Des petits-enfants, je crois que j’en ai 53, et 25 arrièrepetits-enfants, mais je ne sais plus exactement. — Que faisiez-vous en Uruguay ? — Nous élevions du bétail et nous avions des abeilles, 300 ruches au total. Ma mère est née à Tomsk [en Sibérie occidentale], puis ses parents sont allés s’installer à Kokcharovka, dans l’ExtrêmeOrient russe. En 1930, ils ont franchi la frontière pour aller vivre en Chine. Mais là aussi, ç’a été dur. Il y avait des bandits… Deux ou trois des nôtres ont été tués. Quand les Japonais sont arrivés, les choses sont devenues plus faciles. Jusqu’à la Révolution culturelle, qui a rendu l’existence insupportable. J’étais déjà adulte quand nous sommes partis pour Hong Kong et, de là, pour le Brésil. Là-bas, la terre était mauvaise. Alors, nous avons essayé l’Uruguay. Là, il y avait de bonnes terres et un bon climat : nous y sommes restés quarante-deux ans. Mais en espérant toujours rentrer un jour en Russie.” Afin de préserver leur mode de vie en marge du monde, les vieux-croyants ont dû se faire polyglottes. Ainsi, Fiodor Kiline connaît la liturgie en slavon d’église, mais il parle aussi espagnol, portugais et chinois. Fiodor Kiline sourit tranquillement. “Ça me plaît bougrement ici. Ces broussailles, cette herbe, tout cela m’est familier. Et les poissons, les tanches, les ombres, les saumons de Sibérie, je les connais tous.” Durant tout le temps que nous avons passé au village, les
vieux-croyants ont labouré. Du matin au soir. Quand ils ne labouraient pas, ils coupaient du bois. Sinon, ils s’affairaient à construire – jusqu’au dimanche. Ce jour-là, ils se sont tous rendus les uns chez les autres, les sarafanes aux couleurs vives et les chemises russes ont empli les rues, qui ont résonné de rires d’enfants et de chansons anciennes. Pour un moment, nous avons eu l’impression de nous être trompés d’époque et d’avoir atterri dans un lointain passé. Pourtant, les machines à laver étaient bien là, en attente rue de la Paix, et Vassili se dirigeait comme d’habitude vers son générateur en louvoyant entre les bouses de vaches. Ainsi, dans cette vallée coupée du monde, on pouvait mener une vie heureuse, travailler la terre, prier et chanter. A condition d’oublier que derrière les collines existe un autre monde. Ou de ne l’avoir jamais su. —Andreï Molodykh Publié le 18 avril
SOURCE ROUSSKI REPORTER Moscou, Russie Hebdomadaire, 168 000 ex. www.rusrep.ru Dernier-né du groupe de presse russe Expert, ce magazine d’information conçu pour un lectorat issu des classes moyennes mise sur le photoreportage.
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plein écran.
100 % Kentucky La série policière Justified se déroule dans le sud profond des Etats-Unis. Cela suffit à en faire une rareté, de qualité qui plus est. —Oxford American (extraits) Conway
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Le Bluegrass State INDIANA
OHIO
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e vastes pans des Etats-Unis, voire ILLINOIS io des régions entières, sont à peine Oh Frankfort WV* explorés par la fiction télévisée. Difficile 38° N Lexington de nommer, dans la programmation actuelle, KENTUCKY une série à succès qui se déroulerait dans Comté de Harlan VA* les Etats des Rocheuses, dans le Midwest (en dehors de Chicago) ou en NouvelleNashville TENNESSEE Angleterre (en dehors de Boston). Justified est l’une des rares séries contemporaines à * VA Virginie WV Virginieavoir vraiment élu domicile dans le Sud. Ses Occidentale personnages sont solidement enracinés dans 200 km le comté de Harlan, au Kentucky, et liés par de complexes réseaux de loyauté familiale, historique et régionale. Comme The Wire [série culte de la chaîne HBO qui décrit la et leurs diverses activités, pour la plupart criminalité à Baltimore], cette série est indis- totalement illégales. L’alchimie entre les sociable du lieu qui lui sert de décor. Mais acteurs est incroyable, les dialogues sont de elle présente un atout supplémentaire, celui vrais bijoux, qu’il s’agisse du badinage entre d’ancrer ses histoires dans ces zones rurales collègues dans le bureau du marshal ou et périurbaines qui sont sous-représentées d’échanges tendus et à plusieurs niveaux dans la plupart des séries policières. entre les chefs de bandes criminelles rivales. Justified est tiré d’une nouvelle d’Elmore Mais la description ci-dessus pourrait froisLeonard intitulée Fire in the Hole [Ça va péter ! ser certains habitants du Kentucky. Des dea– inédite en français]. Le pilote suit d’ailleurs lers de métamphétamine, des néonazis, un presque à la lettre l’histoire imaginée par meurtre ? Ce n’est pas exactement le genre l’auteur : Raylan Givens (Timothy de réputation dont a envie une Olyphant) est un marshal qui région. Certes, l’office du tourisme SÉRIE semble tout droit venu d’une autre du Kentucky ne chantera probaépoque, Stetson à larges bords y compris. blement pas les louanges de Justified de si tôt, Après avoir tué un gros bonnet de la mafia mais la série ne montre aucune condescenà Miami – en plein jour, sur la terrasse bondée dance envers la région ou ses habitants. d’un hôtel de luxe –, Givens, en guise de sancLui-même originaire du Sud, Goggins a tion, est muté à Lexington, dans le Kentucky. modifié quelques aspects du pilote pour Il reçoit de fait une affectation dans sa région s’assurer que Crowder ne passerait pas pour natale : les collines et les vallons de l’est de un simple plouc raciste. Goggins a mis en l’Etat. Il doit enquêter sur l’un de ses amis avant l’éloquence du personnage (“Il va me d’autrefois, avec qui il descendait travailler falloir Google Translate sur mon téléphone si dans la mine : Boyd Crowder (Walton je continue à te parler”, grommelle un truand Goggins), qui enrichit désormais sa vieille de Detroit au cours d’une confrontation passion de “tout faire péter” (il était artifi- avec Crowder, dans la saison 4). Celle-ci cier) de touches de suprématie blanche, de contraste fort justement avec le laconisme terrorisme et de braquages de banques. du marshal Givens. Le personnage peaufiné Le cadre géographique a beaucoup pesé par Goggins était censé mourir à la fin du dans l’envie de Graham Yost, le créateur de pilote, comme dans la nouvelle, mais il a été la série, de se lancer dans le projet, “rien que si apprécié qu’il est toujours en piste après pour tourner une série ailleurs qu’à Los Angeles, quatre saisons. “J’ai joué dans quelques films New York, Miami ou Las Vegas”, a-t-il expli- qui se passaient dans le Sud, a raconté Goggins qué au Lexington Herald Leader. “C’est à peu à Terry Gross sur la radio NPR, en 2010. Et, près tout ce que sait faire la télévision actuelle, au départ, lorsque ce scénario m’a été envoyé, et nous avons pensé que cela donnerait à notre je n’étais pas emballé par l’idée de jouer encore série quelque chose de spécial, quelque chose en un mec du Sud considéré comme raciste. Le plus. Elle aurait pour décor une partie du pays racisme est un problème dans l’ensemble de rarement mise en scène à la télévision.” notre pays, il ne se limite pas aux Etats qui sont En quatre saisons, Justified a progressive- sous la ligne Mason-Dixon [qui séparait les ment créé une dynamique, le récit allant anciens Etats abolitionnistes au Nord et esclapuiser sa force dans les histoires de clans du vagistes au Sud]. Je ne voulais pas contribuer comté de Harlan, avec leurs démêlés épineux à perpétuer un stéréotype.”
Les créateurs de la série ne voulaient pas non plus mettre en scène leurs histoires dans un paysage terne et sans relief. Comme l’expliquait Goggins dans une interview en mars, “nous entendons continuellement les habitants du Kentucky nous chuchoter au creux de l’oreille : ‘Ça a intérêt à être bien…’”
Un goût de terroir. Cela n’empêche pas les fausses notes, notamment dans la première saison. Dans l’un des premiers épisodes, Givens part dans une envolée lyrique sur “le temps qui sent la tornade”, ce qui n’est pas particulièrement pertinent dans une région vallonnée. Mais, d’après les échos venant du Kentucky, Justified s’en sort globalement bien. Tout au long des épisodes, les personnages peuvent être vus en train de siroter de l’Ale-8, un soda de la région principalement vendu dans des bouteilles en verre. Dans la quatrième saison, l’un des marshals fabrique même un cocktail Molotov avec une bouteille d’Ale-8. Et la compagne de Boyd, Ava Crowder (Joelle Carter), qui tient un bar, renvoie un livreur apportant plusieurs caisses de Kentucky Ale, une bière brassée à Lexington qui, selon des sources personnelles, a un goût affreux. “Hé, pourquoi je commanderais deux caisses de plus de cette merde ? J’en ai déjà trois sur les bras”, raille-t-elle. La réplique échappera à la plupart des téléspectateurs, mais les habitants du Kentucky l’auront certainement relevée. Au-delà de ces détails, Justified se distingue avant tout par l’utilisation des particularités de la région, avec une histoire à l’ancrage très local. La série, située dans le sud-est très pauvre du Kentucky, ne rechigne pas à montrer ce que signifie vraiment cette situation. Le revenu annuel moyen des ménages à Harlan, entre 2007 et 2011, était environ de 27 000 dollars [21 000 euros], et 31 % de la population vivait sous le seuil de pauvreté.
Une économie souterraine alimentée par les petits larcins, la prostitution et l’“héroïne des péquenots” – l’OxyContin [un analgésique contenant de l’oxycodone, un opioïde] – peut procurer de quoi vivre à certains, mais ce n’est jamais bien reluisant. Dans la série, les plans des criminels se déroulent rarement comme prévu, des combines bancales de bandits du dimanche aux plans de gangsters plus aguerris. Les armes à feu sont à portée de main, mais tout le monde ne sait pas s’en servir. Ceux qui savent ont généralement un passé de militaire, chose relativement courante [dans la réalité], car l’armée assure une paie régulière et une échappatoire, même temporaire : 10,4 % de la population civile du comté de Harlan a servi dans l’armée, un ratio supérieur au taux national. Dans la série, de nombreux personnages sont des vétérans et beaucoup souffrent du syndrome de stress post-traumatique, notamment le père de Raylan Givens, Arlo (Raymond J. Barry). L’autre forme d’emploi légal largement présente est davantage spécifique à la région.
Box office UN JOLI SUCCÈS Lancée en 2010 par la chaîne câblée FX, propriété du groupe Fox, Justified s’est depuis quatre saisons imposée comme une valeur sûre de la fiction américaine. Elmore Leonard la considère comme l’une des adaptations les plus abouties de ses romans. La série vient d’être reconduite pour une cinquième saison. En France, la saison 2 est en cours de diffusion sur M6, tard dans la nuit du vendredi au samedi.
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Noir de charbon. L’extraction souterraine de charbon bitumineux, courante dans les Appalaches, est particulièrement dangereuse : si elle ne représente qu’un quart de la production [américaine] de charbon, elle est responsable de plus de la moitié des morts dans ce secteur professionnel et de la plupart des grands désastres.
Les méchants
SOURCE
DES FIGURES LOCALES
OXFORD AMERICAN
La série vaut beaucoup pour ses seconds rôles, souvent inspirés de personnalités du cru. Ainsi de la matriarche Mags Bennett (Margo Martindale) et de ses fils, qui, dans la série, dirigent d’une main de fer les affaires plus ou moins légales du comté. A en croire Oxford American, ces personnages seraient inspirés d’une famille de Harlan qui, dans la réalité, fait travailler une bonne partie de la population dans ses mines.
Conway, Arkansas Trimestriel, 35 000 ex. www.oxfordamerican.org Lancé en 1992 dans l’Arkansas, ce magazine “propose à ses lecteurs le meilleur de ce qui s’écrit dans le sud des Etats-Unis, tout en rendant compte de la complexité et de la vitalité de cette région”. Essais, poésie, fictions, portfolios… il a déjà accueilli quantité de plumes célèbres : Richard Ford, Charles Portis, Roy Blount Jr. ou encore John Updike et Charles Bukowski.
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La dépendance historique du comté de Harlan vis-à-vis du charbon hante la série. C’est notamment le lien qui unit Givens et Crowder. Tout au long des épisodes, les anciens puits de mine fournissent des lieux bien pratiques pour se débarrasser de corps encombrants. Le danger et l’obscurité des mines de charbon offrent l’un des seuls emplois raisonnablement payés du secteur privé dans la région, bien que la puissance de ce secteur unique ait tendance à faire fuir les autres activités. C’est particulièrement vrai s’agissant de l’exploitation minière, qui balafre le sol, empoisonne l’eau et rend la région peu attractive pour d’autres types d’entreprises.
Mais, à Harlan, la brutalité des employeurs constitue un risque supplémentaire. “Hé, tu te souviens des piquets de grève, hein ? Avec les briseurs de grève et les gros bras armés par les patrons ?” demande Crowder. Cela renvoie directement aux années 1930, lorsque “Bloody Harlan” [Harlan sanglant] s’était rendu célèbre pour les nombreux affrontements qui ont opposé sociétés minières et ouvriers en grève, faisant dans chaque camp de nombreux morts. Les manières des employeurs ne s’étaient pas adoucies en 1976, lors du tournage du documentaire Harlan County, USA. Le film s’intéressait à une grève qui avait débouché sur le meurtre d’un mineur syndicaliste. Face à un déséquilibre des forces aussi accablant, la solidarité est la seule façon de survivre. “Quand vous travaillez au fond de la mine avec un homme, vous veillez l’un sur l’autre”, souligne Givens. C’est ce sentiment de fraternité dans la misère qui donne à Justified le noyau émotionnel qui manque à l’immense majorité des séries policières. La série montre comment et envers qui les différents clans du comté de Harlan expriment cette solidarité. La deuxième saison s’articule autour de la tentative d’une société minière qui veut racheter suffisamment de terrain pour se lancer dans l’extraction à ciel ouvert, ce qui conduit certains hommes d’influence à vendre pour donner à leurs familles les moyens d’échapper au crime et à la pauvreté. Mais la condamnation de la communauté ne se fait pas attendre. “Ton grand-père et le mien ont versé leur sang pour empêcher les entreprises de s’emparer de ces collines !” hurle un habitant en colère. Loin de traiter avec condescendance le sud-est du Kentucky ou ses habitants, la série s’appuie sur une version amplifiée de la réalité. Cela assure un ancrage local à Justified et une tout autre résonance à ses personnages. L’histoire est ainsi plus solide et bien plus intéressante qu’une énième variante de New York, police judiciaire. C’est peut-être l’une des seules bonnes séries télévisées contemporaines se passant dans le Sud, mais le fait qu’elle soit meilleure que la plupart des séries américaines, où qu’elles se déroulent, a quelque chose de réconfortant. —Jake Blumgart Publié le 24 mai
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← Le retour du marshal Raylan Givens dans sa région natale le conduit à ses meilleurs ennemis : Mags Bennett, la matriarche, et Boyd Crowder, un ex-compagnon de mine. Photos Sony Pictures Television Inc.
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voyage.
Kosice ou l’éveil dela belle endormie Capitale européenne de la culture 2013, l’ex-cité sidérurgique, deuxième ville de Slovaquie, a dû interroger son identité. Elle s’est découvert de nouveaux atouts. —Süddeutsche Zeitung (extraits)
dans un ghetto couvert d’ordures appelé Lunik IX, dans des immeubles délabrés sans chauffage et la plupart du temps sans osice ? Les bureaucrates européens électricité. qui, chaque année, choisissent une Où sont les beaux esprits d’antan ? Le métropole connue et une ville de grand poète Sándor Márai [1900-1989], l’arprovince oubliée pour les transformer, trois chitecte Ludovit Oelschläger [1896-1984] cent soixante-cinq jours durant, en centre et le réalisateur Juraj Jakubisko [né en 1938] d’art et de tourisme à coups de fonds et d’in- sont nés ici. Que reste-t-il de l’histoire mulcitations n’avaient sans doute jamais entendu ticulturelle de cette ville commerciale imporce nom auparavant. tante, parvenue à une certaine prospérité Qu’est-ce que Kosice ? Ce sont 250 000 ha- sous l’empire des Habsbourg ? Que restebitants, 13 000 emplois dans la sidérurgie et t-il de l’époque où elle faisait partie de de plus en plus de postes dans les hautes la Hongrie [du XIe siècle à 1919] ? Autrefois, tout le monde ou presque partechnologies, un joli centre-ville rénové avec de vieilles maisons bourgeoises, des fon- lait plusieurs langues à Kosice, aujourd’hui taines et des universités, dans un environ- on manque parfois de guides magyaronement verdoyant et montagneux avec [au phones quand les touristes venus du Sud nord] les Hautes Tatras et les Carpates. passent la frontière pour visiter la région Kosice, la ville de l’acier, est la deuxième ville natale de François II Rákóczi [1676-1735], de Slovaquie ; elle va plutôt bien économi- leur héros national, dont les exploits contre les Habsbourg sont évoqués par des fresques quement parlant. La culture ? Il y a longtemps qu’on n’en murales dans la cathédrale Sainte-Elisabeth parlait plus. L’histoire ? C’était tout ce qui [où il est enterré], une des plus grandes était passé et oublié. Les têtes célèbres de d’Europe de l’Est. Beaucoup de petits pas ont été faits avant la ville : elles ont émigré, elles ont été réprimées. Une identité commune ? Certainement même que la ville ne devienne capitale de pas dans les banlieues, et pas non plus avec la culture. La maison familiale de Sándor Márai, qui était tombée dans toutes les minorités que compte l’oubli, a été transformée en cette cité à la grandeur passée. Et VILLES petit musée. Il n’y a pas grandc’est elle la capitale européenne de la culture 2013 [avec EUROPÉENNES chose à y voir : un film sur la vie du poète, que l’Allemagne redéMarseille] ? Exactement. Elle a reçu 2/4 couvre elle aussi depuis une dizaine 60 millions d’euros de l’Union européenne, plus 30 millions avancés par la d’années, et de vieilles photos de famille. municipalité et l’Etat, et rarement fonds Mais au moins cet homme, que l’on consiont été aussi bien investis. Il est vrai que dère comme si important ailleurs, suscite ça ne se voit pas au premier coup d’œil, ni une certaine fierté et Kosice se remet à lire même au deuxième. D’ailleurs, rien de ce ses livres. Les rapports que la ville entretient avec qui a été annoncé en grande pompe n’est encore terminé [les chantiers ont pris beau- ses derniers Juifs sont plus délicats. La communauté juive de Kosice était jadis coup de retard]. Pendant qu’on met en avant de grands l’une des plus importantes d’Europe de projets et de grandes idées, la ville s’éveille l’Est et comptait des milliers de personnes. lentement de son sommeil de Belle au bois En 1944, en quelques jours, 16 000 Juifs de dormant. Des questions sont lancées, y la ville et des environs ont été envoyés à compris par les visiteurs et les médias, les Auschwitz depuis la gare qui se trouve derminorités expriment des revendications, rière le parc municipal, et des centaines de demandent à participer. Que reste-t-il de convois ont transité par Kosice. La coml’importante communauté juive d’antan ? munauté compte aujourd’hui environ Jadis, un habitant sur cinq était juif, rien 200 membres. Si elle a eu un passé, elle n’a ou presque ne l’indique aujourd’hui. Où pas d’avenir, confie une employée comsont les Roms ? Ce sont eux qui consti- munautaire dans un haussement d’épaules. Les Roms ont-ils un avenir ? Blanka tuent aujourd’hui la plus grande minorité. Ils ont été chassés du centre et repoussés Berkyova est rom, elle vient du centre du à la périphérie à la fin des années 1980. pays et a fait des études sur l’aménagement Aujourd’hui, ils sont des milliers à vivre des paysages. Elle garde ses distances.
Munich
K
Plus d’infos
Une ville à tradition multiethnique
Principales minorités en Slovaquie (en %)
POLOGNE RÉP. TCHÈQUE
Hongrois (8,5) Roms (2)
Hautes Tatras C
SLOVAQUIE
A
R
P
A
(5,5 millions d’hab.)
UKRAINE T
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Ruthènes et Ukrainiens (0,4)
S
AUTRICHE
Bratislava
Kosice
Vienne
HONGRIE Danube
Budapest
À CONSULTER
www.kosice2013.sk Le site de la capitale européenne de la culture, en slovaque et en anglais. www.spectator.sme.sk Le Slovak Spectator est la principale source d’information anglophone de Slovaquie. Informations locales, culture et économie sont les sujets privilégiés de cet hebdomadaire créé en 1995. Il fait partie du groupe Petit Press, comme le grand quotidien SME.
ROUMANIE 100 km
www.zajtrajsienoviny.sk Lancé en avril 2012 à Kosice, “Le Journal de demain” est un bimensuel d’actualité culturelle publié en slovaque. Comme il l’annonce lui-même, il aide à s’orienter parmi les divers événements culturels de la ville.
Y ALLER Kosice est accessible par avion via Prague, par exemple. Ou par train depuis Bratislava ou Budapest.
COURRIER INTERNATIONAL
Etat membre de l’UE
↙ Une salle du restaurant Camelot, dans le centre-ville. Photo Jan Peter Boening/Zenit-RÉA
“Nous n’avons pas les capacités de résoudre les problèmes sociaux”, déclare-t-elle sèchement [en référence au ghetto Lunik IX]. Les Roms sont d’après elle en partie responsables du chômage qui les frappe et de leur manque de qualification. L’art permet quand même d’établir quelques passerelles. Blanka Berkyova a récemment organisé une vente aux enchères de photos lors d’un bal rom et a récolté 5 000 euros qui sont allés à l’école maternelle de Lunik IX. Mais ce n’est pas à la culture de trouver des solutions globales. Le projet le plus durable et le plus efficace de Kosice capitale de la culture 2013 est peut-être Spots. Il ne mise pas sur l’art mais sur le vivre-ensemble. Les Spots, ce sont d’anciens postes électriques reconvertis en petits centres communautaires. Ils sont situés essentiellement dans les cités populaires, là où vivent des gens qui ne vont pas vraiment aux concerts d’Edita Gruberová [chanteuse d’opéra] ou au Festival de danse contemporaine. Blanka Berkyova dirige l’un d’entre eux. Peut-être n’est-ce pas un hasard si cette Rom a trouvé sa voie ici. “L’âme de ce projet, c’est que les gens découvrent leur quartier, leurs forces, leurs capacités. On n’a pas besoin d’argent pour vivre en bon voisinage.” Les Spots proposent des cercles de lecture, des cours de yoga, des ateliers de patchwork et d’improvisation théâtrale, tout cela organisé par les participants. “Je vais toquer à la porte des gens pour leur demander : qu’est-ce que vous voulez faire ? Et ça se fait.” —Cathrin Kahlweit Publié le 24 mai
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MEGAPRESS/ALAMY
Gourous cathodiques INDE — Ils sont riches, populaires et passent très régulièrement sur les chaînes de télévision indiennes. Mais ils ne sont ni animateurs ni acteurs. Les stars montantes des programmes en hindi sont astrologues et prédisent l’avenir en direct. Si tous ne sont pas aussi flamboyants que le vénérable Indu Prakash Misra (ci-dessous), qui affiche un crâne rasé, des boucles d’oreille en or, des lunettes et une montre de luxe, tous revendiquent la pole position dans la course à l’Audimat. En réalité, révèle The Indian Express, ils ne sont qu’une poignée à être rémunérés par les chaînes de télévision. La plupart paient pour passer à l’antenne et se faire de la publicité. Leur audience ne cesse certes de monter, reconnaît le quotidien, mais seulement sur les chaînes non anglophones. “Les mantras en sanscrit ne passent pas à la traduction”, indique un producteur.
—Your Middle East (extraits) Stockholm
L
e long de la rocade qui entoure Le Caire, un paysage surréaliste composé de villas et de résidences fermées au style ostentatoire et aux tons pastel, de pelouses d’un vert impossible, de centres de loisirs privés et d’écoles internationales anglophones a fait son apparition dans ce qui était jadis un désert sinistre et hostile. “On peut y acquérir une villa pour le prix d’un appartement correct dans le centre-ville”, indique Ahmed Gadallah, un homme d’affaires qui a quitté le centre en 2009. “C’est moins pollué et moins bruyant.” Les villes-satellites du Caire illustrent un changement non seulement urbain, mais aussi culturel. La tenue vestimentaire y est plus décontractée, les chaînes de restauration rapide transnationales et les galeries commerciales prédominent, constituant de véritables centres de divertissement et de consommation, ainsi que des marqueurs identitaires. Ces répliques de banlieue californienne idéalisée reflètent les aspirations et les rêves de l’élite cairote et incarnent le mariage politique et économique des promoteurs immobiliers privés et de l’Etat égyptien. Pendant la plus grande partie de ses mille ans d’histoire, Le Caire est demeuré confiné entre le désert hostile et la mince bande de terre fertile qui borde le Nil. Aujourd’hui, la capitale égyptienne, qui compte près de 20 millions d’habitants, avale villages et terres agricoles pour déborder sur le désert. C’est l’une des zones urbaines les plus denses et les plus peuplées au monde. Ce qui polarise le plus cette mégapole arabe, ce n’est pas la religion ni même la politique, mais la richesse. Cernés par la pollution, le bruit, la circulation, la surpopulation et les divisions sociales, les riches laissent les problèmes de la ville à ceux qui ne disposent pas des ressources économiques et politiques pour les résoudre : les pauvres. Ils abandonnent Le Caire pour les résidences destinées à l’élite et les villes-satellites. Même si partisans et promoteurs de développement urbain affirment créer un “nouveau Caire”, libéré des problèmes associés à la vieille ville, la réalité – et le paradoxe fondamental – est qu’ils les exacerbent, au mieux. L’automobile étant un symbole de statut social pratiquement universel, il n’existe pas de transports publics
dans les villes-satellites. Des milliards de livres égyptiennes ont donc été affectées à la Ring Road, la rocade à huit voies perpétuellement saturée qui relie les villes-satellites les unes aux autres et avec le cœur du Caire. “Si l’on travaille dans le centre du Caire, comme moi, on passe deux à trois heures par jour en voiture”, déclare Mohamed Farag, 29 ans, qui habite New Cairo. “Dès que je quitte la maison, je stresse.” Quant aux ouvriers pauvres qui construisent et entretiennent ces quartiers, ils n’ont d’autre choix que de se rendre à leur travail en prenant des minibus appartenant à des sociétés de transport privées – et chères. Qu’ils choisissent de se désintoxiquer au Cinnabon, au Costa Coffee, chez Hardee’s ou à Pizza Hut, les clients qui se rendent dans la zone restauration du centre commercial de Rehab City [photo ci-dessus], un quartier de New Cairo, peuvent jouir d’un environnement immaculé composé de pelouses et d’arbres méticuleusement agencés, d’un lac artificiel, de fontaines et de tout ce qu’on trouve dans une galerie commerciale chic du sud de la Californie. A Dreamland, une résidence de la Ville du 6 octobre [au sud du Caire], les villas et les hôtels cinq étoiles entourent un parcours de golf luxuriant parsemé de palmiers, qui donne sur les pyramides de Gizeh. La quantité d’eau nécessaire à l’extension et à l’entretien de ces oasis artificielles paraît déjà impossible à maintenir à long terme. Pourtant, ces résidences à peine terminées ou occupées, on continue à tracer des lignes sur les sables du désert pour dresser de nouveaux plans. Si le hara (le quartier) traditionnel du Caire [composé d’allées labyrinthiques fermées par des portes] représentait un tissu serré où plusieurs classes sociales cohabitaient, les derniers développements urbains traduisent le modèle désormais dominant de consommation ostentatoire, de ségrégation spatiale, de polarisation et d’inégalité flagrante. Avec leurs noms [en anglais] qui évoquent des sites lointains, bucoliques et prestigieux, les villes-satellites et les résidences du Caire reflètent le désir cynique de l’élite et des personnes en cours d’ascension sociale de se vautrer dans le luxe et la vaine imitation, au lieu de se confronter aux dures réalités locales qu’elles contribuent à aggraver. —Brett Marsh Publié le 29 avril
Halal détection MALAISIE — Pas facile de s’assurer que les plats que l’on mange sont bien halal. C’est la raison pour laquelle l’équipe du Pr Hamzah Mohd Salleh, à l’Institut international pour la recherche et l’éducation halal de l’université islamique de Kuala Lumpur, cherche à mettre au point des équipements permettant de détecter des constituants non halal dans l’alimentation, les produits de beauté, les produits pharmaceutiques… “Nos chimistes recherchent par exemple de l’ADN porcin ou des degrés d’alcool inacceptables, explique-t-il dans le New Scientist. Nous cherchons aussi des substituts pour les ingrédients prohibés, comme de la gélatine qui serait fabriquée à partir de peau de poisson, et non de porc”, ajoute-t-il. L’industrie des produits halal représente un marché de plusieurs milliards de dollars, rappelle la revue scientifique britannique.
DESSIN DE RUBEN, PAYS-BAS
Les plus aisés fuient la capitale égyptienne pour des villessatellites. Baptisées Hyde Park, Beverly Hills ou Dreamland, ces oasis artificielles incarnent un rêve californien.
DR
Utopies pour riches Cairotes
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INSOLITES
Quand la presse glisse sur le French kiss
JGSTUDIO
JOSCH BECHTEL
HADZICKI
REVOLIGHTS
● Entre patins, palots et sabots,
A bicyclette (cofinancée) Les stars du financement colla bo ratif ont deux roues, un cadre et, PHOTO le plus souvent, une chaîne et des pédales. Durant les cinq dernières années, le crowdsourcing a permis à de nouveaux modèles de vélos de voir le jour. Notamment sur la plate-forme en ligne Kickstarter, où,
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Les leçons du hip-hop ÉTATS-UNIS — L’application de micro-vidéo Vine, qui permet, à partir de son smartphone, de faire tourner en boucle un film de six secondes et de le diffuser sur Twitter, connaît un succès fulgurant : cinq mois après son lancement, elle compte déjà 13 millions d’utilisateurs, et des clips créés via cette application ont été diffusés lors du Festival du film de Tribeca, fin avril, à New York. Vine doit beaucoup au rap dans sa conception, explique le site Internet GigaOM. “Elle permet de sampler [d’extraire] et de rassembler divers éléments culturels, et elle risque de faire face aux mêmes problèmes juridiques qu’ont rencontrés les rappeurs il y a dix ans.” Certaines stars du hip-hop avaient été poursuivies pour violation du droit d’auteur, après avoir intégré des samples d’autres œuvres dans leurs morceaux. Mais une décision prise par la cour d’appel de Californie en 2005, dans un procès contre le groupe Beastie Boys, devrait rassurer les utilisateurs : elle stipule qu’utiliser un extrait de six secondes ne porte pas atteinte au droit d’auteur. Ce que les concepteurs de l’application, propriété de Twitter, n’ignoraient vraisemblablement pas.
parmi les quelque 40 000 projets financés depuis 2009, les bicyclettes figurent en bonne place. L’influent site Designboom, consacré à l’architecture, à l’art et au design, a recensé quelques-unes de ces innovations. Vélos sans chaîne, cadres en bambou, LED à poser directement sur les jantes pour en mettre plein les mirettes… Les projets foisonnent.
Enfumer le podium LIBAN — C’est en Serbie que l’on fume le plus : on y consume en moyenne quelque 3 323 cigarettes par an, d’après une étude effectuée par le cabinet britannique ERC. Les Russes ne sont pas loin, avec 2 596 cigarettes annuelles. De fait, la majorité des pays où le tabac est roi appartiennent à l’ancien bloc de l’Est. Une exception cependant : le Liban. On y grille en moyenne 2 379 cigarettes par an, un chiffre qui a presque quintuplé entre 1990 et 2012. Et encore ! L’usage de la chicha n’est pas inclus dans l’étude, ce qui ferait sans conteste du Liban le pays le plus accro au tabac, remarque le blog libanais Baladi.
la presse s’emmêle les pinceaux. L’entrée dans le Petit Robert 2014 du verbe galocher – FAM. Embrasser avec la langue – met en émoi les médias d’outreManche. Enfin, s’enflamme le Daily Mail, la France a un mot officiel pour le French kiss ! “La galoche est une chaussure de patinage, d’où le terme galocher, qui évoque l’idée de tourner sur la glace”, explique le tabloïd, reprenant une dépêche de l’Associated Press. Un patin, la galoche à semelle de bois ? Première nouvelle ! L’agence américaine a manifestement dérapé sur les infos linguales – pardon… linguistiques – données au téléphone par Laurence Laporte, la directrice éditoriale du Petit Robert. L’expression French kiss est attribuée à des soldats américains de retour de la Première Guerre mondiale, notent les médias anglophones. Depuis que les troufions ont goûté aux mœurs délurées des petites Françaises, on French kiss. Car le baiser à la française est aussi un verbe : I French kiss, you French kiss, we French kiss (ou pas)… Les Québécois, eux, font plus court : au pays du patin à glace, on se “frenche” (ou pas). Ce baiser with tongues laisse des traces : lorsque vous embrassez passionnément votre partenaire, outre des bactéries et du mucus, “vous lui transmettez une partie de votre patrimoine génétique”, écrit le New Scientist. Votre ADN reste dans sa bouche pendant au moins une heure. Notons que, s’il est malvenu de filer à l’anglaise – take a French leave – après un fougueux French kiss, il est recommandé d’utiliser une French letter (capote anglaise) quand le baiser français incite à de plus amples rapprochements. Mais je m’égare…
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360°
histoire.
Courrier international — no 1180 du 13 au 19 juin 2013
↙ Peter Benenson, le fondateur, en 1981. La bougie entourée de barbelé est le logo d’Amnesty International. Photo Raoul Shade.
pour tous les détenus d’opinion. Sont cités notamment le philosophe roumain Constantin Noica et le poète et médecin angolais Agostinho Neto. Ce texte, qui marque la fondation d’Amnesty International, lance : “Ouvrez votre journal – n’importe quel jour de la semaine – et vous y trouverez, venant de quelque part dans le monde, une dépêche indiquant que quelqu’un a été emprisonné, torturé ou exécuté parce que ses opinions ou ses croyances religieuses sont jugées inacceptables par son gouvernement.” Aucune allusion, en revanche, aux étudiants censés l’avoir inspiré. Peter Benenson n’est pas précisément un inconnu dans notre pays. Aux Archives nationales de la Torre do Tombo, qui renferment les documents compilés par la PIDE [la police secrète de Salazar], on trouve un épais dossier à son nom : Peter James Henry Benenson a même été interdit de séjour au Portugal de 1965 à 1968. En 1965, le Britannique avait envoyé une lettre à son jeune confrère Mário Soares [qui fut Premier ministre du Portugal puis président de la République dans les années 1980-1990] afin de s’enquérir du sort de Julieta Gandra, accusée de conspiration contre l’Etat. Purgeant une peine d’emprisonnement à Caxias, une prison de la PIDE, la cliente de Soares avait été désignée en 1963 prisonnière de l’année par Amnesty International.
Héros sans visage. Un confrère de Benenson se
La belle légende d’Amnesty 1960 Portugal Peter Benenson raconte avoir fondé l’ONG après avoir appris l’arrestation de deux étudiants qui auraient trinqué à la liberté.
—Visão (extraits) Lisbonne
P
artons en voyage… dans le temps. Nous sommes à la fin de l’année 1960, dans le métro londonien. Un avocat britannique lit dans le journal un article qui le choque : dans un café de Lisbonne, deux étudiants qui ont “osé porter un toast à la liberté” ont été arrêtés. Indigné, il se demande ce qu’il peut faire pour mobiliser l’opinion publique. Lancer une campagne en faveur d’un pays en particulier ? Ou bien attirer l’attention sur les souffrances de tous les prisonniers d’opinion, incarcérés dans le monde entier pour leurs convictions politiques ou religieuses ? Peu après, quelques mois avant son quarantième anniversaire, cet avocat du nom de Peter Benenson signe dans les deux pages centrales de l’hebdomadaire The Observer un article intitulé “Les prisonniers oubliés”, dans lequel il demande l’amnistie
souvient également du cas de Francisco Miguel Duarte, un communiste dans la clandestinité, connu sous le pseudonyme de Chico Sapateiro. Emprisonné à plusieurs reprises dès 1938, il avait été arrêté au début des années 1960, alors qu’il tentait de franchir la frontière. L’affaire avait été rapportée par Reynolds News, un journal dominical britannique, dans un article sur les dissidents “prisonniers des deux côtés du rideau de fer”. Chico Sapateiro était-il l’un des “étudiants ayant porté un toast à la liberté” ? Mais peut-être l’article qui avait inspiré Benenson portait-il non sur une arrestation, mais sur un procès ? Bill Shipsey, fondateur d’Art for Amnesty, le programme de soutien des artistes en faveur de l’organisation, s’est replongé dans les déclarations du créateur d’Amnesty International. Il souligne plusieurs bizarreries : tout d’abord, en 1962, l’avocat fait remonter sa lecture de l’article au 19 novembre 1960, puis, en 1983, au 19 décembre 1960 ; de plus, la première date tombe un dimanche, jour improbable pour un déplacement professionnel à Londres ; la seconde, elle, correspond à un lundi. Et les incohérences ne s’arrêtent pas là : l’histoire se déroule tantôt à Lisbonne, tantôt à Coimbra [ville universitaire du centre du pays] ; les peines d’emprisonnement varient de deux à sept ans ; les protagonistes sont tantôt deux hommes, tantôt un homme et une femme. Selon certaines versions, le toast aurait été porté dans un bar ; selon d’autres, dans un restaurant. “Je pense que l’événement n’a pas eu lieu, tranche Bill Shipsey, interrogé par courrier électronique. Benenson a lu un article sur deux Portugais arrêtés pour subversion – le reste est le fruit de son imagination.” Dans les archives du Daily Telegraph, le quotidien où Benenson a déclaré avoir lu l’article, Bill Shipsey n’a pas trouvé la moindre référence à ce toast à la liberté. Le fondateur d’Art for Amnesty cite, dans un article du Huffington Post, une autre thèse, élaborée par l’historien Tom Buchanan en référence à un article du Times : le 19 décembre 1960, deux Portugais, un homme et une femme, ont été condamnés pour subversion respectivement à deux et six années de prison. Il s’agit de la jeune Ivone Dias Lourenço, fille d’un communiste notoire et elle-même membre du parti depuis ses 18 ans, et de Rolando Verdial, qui devait plus tard renier ses opinions et collaborer avec la PIDE. “Cela explique
pourquoi Ivone a toujours nié avoir été l’une des protagonistes du toast à la liberté : elle ne voulait pas être associée à un traître”, estime Shipsey. Et il n’est peutêtre pas loin de la vérité. En août 1999, un autre article paru dans le bulletin d’Amnesty International sous le titre “Entre Amnesty et le Portugal” cite Ivone, qui nie être cette figure de proue : “Cette étudiante n’est qu’une légende sans visage.” En tout cas, rien de tout cela n’a empêché les bars de Lisbonne de se joindre, en 2011, aux célébrations du 50e anniversaire d’Amnesty International et les gens de lever leur verre à la mémoire des “étudiants portugais qui ont porté un toast à la liberté”. Mythe ou réalité, peu importe : la légende est trop belle. —Teresa Campos Publié le 23 mai
Contexte LE PORTUGAL DE SALAZAR Fondée en octobre 1910, la République portugaise, instable, succombe à un coup d’Etat en mai 1926. Une “dictature nationale” est proclamée, remplacée en 1933 par “l’Etat nouveau” mis en place par António Salazar (1889-1970). Ce membre du régime militaire impose son hégémonie en s’appuyant sur les industriels, les banquiers et l’Eglise. Il soutient Franco pendant la guerre d’Espagne, puis opte pour la neutralité durant la Seconde Guerre mondiale, entretenant des relations avec les deux camps. Le pays, entré dans l’OTAN en 1949, refuse de décoloniser et s’engage dans des conflits coûteux en Afrique, notamment en Angola et au Mozambique. Salazar meurt en 1970. Quatre ans plus tard, le Portugal, qui a perdu ses colonies, accède à la liberté lors de la “révolution des œillets”.
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AMNESTY INTERNATIONAL
62.
PREMIÈRES PUBLICATIONS En 1962, Amnesty lance au Royaume-Uni son Journal. Ce magazine est l’ancêtre du Fil, aujourd’hui diffusé en quatre langues (français, anglais, arabe, espagnol) à destination de tous ceux qu’intéresse la défense des droits humains. C’est aussi en 1962 que l’ONG publie son premier rapport annuel sur les violations des droits de l’homme dans le monde.