COLLECTION DROIT CIVIL dirigée par Christian Larroumet S É R I E : Etudes et Recherches
Emmanuel GAILLARD Professeur à l'Université de Lille II
LE POU DROIT P Préf se© de Gérard CORNU Professeur à l'Université de Droit, d'Economie et de Sciences sociales de Paris
Ouvrage couronné par l'Université de Paris II (prix Georges Ripert) et honoré d'une subvention de l'Université de Lille II
ECONOMICA 49, rue Héricart, 75015 Paris 1985
© Ed. É C O N O M I C A , 1985 Tous droits de reproduction, de traduction, d'adaptation et d'exécution réservés pour tous les pays.
PREFACE
Ce livre se passe de préface. Car le temps de la prédiction n'est plus. En nous donnant à fêter son succès, M. Gaillard nous épargne la vanité de l'annoncer. Quant à chercher une introduction à l'ouvrage, sautez d'emblée à la conclusion de l'auteur. Les dix-huit positions de thèse émaillent le chemin. C'est par là qu'il faut y entrer, pour s'y raccorder, thèse lue. L'ayant à nouveau parcouru, nous avons à écrire: il n'y a plus à douter qu'en droit privé français, la notion de pouvoir existe telle que M. Gaillard l'a élaborée. La quête d'un tel pouvoir était vertigineuse. Car pour sceller cette notion dans l'ordre juridique, il fallait côtoyer d'abord l'abîme où mille bouches prononcent le mot sur des choses diverses. En premier, il paraît pourtant anodin que le pouvoir, au sens pur que forge l'auteur, se distingue du droit subjectif. Si l'on définit un tel droit comme un certain pouvoir, ce mot vient alors, par commodité, de la langue naturelle, sans charge juridique. Mais peu à peu, l'analyse s'élève. La notion se construit. Répondant à un critère de finesse qui rend applicable un régime de droit, elle prend la solidité d'une catégorie juridique. Finalisé, le pouvoir — au sens fin du terme — est, entre les mains de celui qui en est investi, une prérogative qu'il a mission d'exercer dans un intérêt au moins partiellement distinct du sien. Ainsi ordonné, l'exercice du pouvoir a en propre d'être soumis à un contrôle juridictionnel spécifique, non celui de l'abus du droit, mais typiquement, celui du détournement de pouvoir, c'est-à-dire celui de la fidélité de l'exercice à la finalité de l'investiture. Sous cet intérêt bien éclairé, le critère retenu unit maints pouvoirs de source légale ou conventionnelle: pouvoir de l'époux sur la masse de biens communs dont il est gérant en titre, pouvoirs des titulaires de l'autorité parentale, pouvoirs du chef d'entreprise, pouvoir disciplinaire dans les syndicats et associations, etc. Le gain de la partie est immense. Ce n'est pas seulement au sein de l'ordre juridique que le pouvoir, détaché du droit subjectif, gagne sa juste place. C'est au fait — brut et brutal — qu'il vient d'être arraché. Car le pouvoir — diabolique — est aussi puissance (doublet de potentem, possientem donne puissant) et potentia conduit à potence. E t le voilà, d'un tour de thèse, docile et policé, nécessairement contrôlé, pouvoir bien tempéré, vidé d'omnipotence.
En droit processuel, l'office du juge aurait donné à l'auteur un renfort. Pour le juge, il n'est point de pouvoir sans devoir. Au-delà de la distinction de ce qu'il a obligation de faire ou faculté d'apprécier, il y a toujours, au creux de ce qu'il peut, le sceau de ce qu'il doit, un devoir gardien — comme une âme — de l'exercice du pouvoir. Tous les pouvoirs sont, à double face, des pouvoirs-devoirs. Il n'en est pas de pleins, mais seulement d'habités. Dans les mains parentales, les attributs de l'autorité enchâssent au centre de leurs prérogatives cette mesure incorporée. C'est cette image d'une structure animée que le droit privé renvoie au droit public, modèle des fonctions et des missions, dans un état de droit. Omnis potestas... Tout pouvoir est donné par... et pour... Quelles conséquences tirer? La linguistique juridique intervient ici. Car le vocabulaire juridique n'acceptera pas volontiers de perdre un des plus beaux fleurons de la polysémie. Dans le chaos du fait, le pouvoir restera sans doute aussi — arc-bouté de vouloir plus que de devoir — une force, suffisante de l'être (et pleine d'elle-même), plus avide d'avoir que de savoir. Et le langage du droit aurait des raisons de s'y référer pour définir telle maîtrise de fait (la garde d'une chose inanimée). Même dans l'ordre juridique.il n'est pas exclu que le terme pouvoir conserve un emploi neutre pour désigner les prérogatives qu'un droit confère à son titulaire (les pouvoirs d'usage, de jouissance, de disposition ou d'administration pour un propriétaire). Même alors, il faudrait apprendre à dire que le pouvoir affiné, le pouvoir proprement dit, est le «pouvoir à ne pas détourner». Et «ce proprement dit» valait bien une thèse. N'y aurait-il donc rien à contredire? La haute querelle doctrinale que l'auteur ravive sur son dernier penchant, à rencontre des «thèses personnificatrices» qui voient des personnes morales partout, enchantera les individualistes sans rallier tout à fait ceux qui en aperçoivent de réelles çà et là. Même en ce tournoi spéculatif émergent cependant de fermes plages d'accord, si chacun admet que le pouvoir n'exclut ni ne postule nécessairement la représentation. Celui qui l'exerce a souvent qualité de représentant (d'une personne physique ou morale). Parfois il n'est qu'«agent juridique» doté du pouvoir propre d'émettre «des actes unilatéraux contraignants pour autrui». L'opposition se reporte alors, dans les applications, sur le discernement des cas où l'imputation des actes du champion des intérêts à faire valoir s'opère avec ou sans représentation : question explicative ouverte après un superbe parcours. Ce qui est sûr, c'est qu'à son tour celui-ci contient en promesse — voilà une prédiction dont, pour lors, nul ne pourra nous frustrer — un avenir magnifique.
Gérard CORNU Professeur à l'Université de Droit, d'Economie et de Sciences sociales de Paris.
L'auteur exprime sa reconnaissance à l'Université de Lille II dont l'aide financière a permis la publication de cet ouvrage.
INTRODUCTION
I. Les sens du terme pouvoir 1 - En droit privé, le terme de pouvoir recouvre des sens si variés qu'il paraît vain de prétendre en faire une quelconque théorie générale. Du moins est-ce l'impression qui se dégage d'un premier aperçu de la matière. Qu'y aurait-il de commun entre les pouvoirs du mandataire, le pouvoir disciplinaire des dirigeants d'un syndicat ou d'une association, les pouvoirs du gardien d'une chose inanimée ou les pouvoirs d'usage et de jouissance reconnus à l'usufruitier? En réalité, si l'on fait abstraction de l'usage du terme dans le sens du langage courant où il désigne toute puissance, toute maîtrise de fait , une distinction s'impose d'emblée entre l'usage doctrinal et l'usage positif du terme. 2 - En doctrine, le terme de pouvoir évoque irrésistiblement la querelle de la définition du droit subjectif. Celles de Windscheid et de Savigny , qui réduisaient le droit à un «pouvoir de volonté», sont restées célèbres. La formule de Ripert, qui faisait du droit subjectif un «pouvoir égoïste », ne l'est pas m o i n s . Il n'est pas nécessaire d'entrer dans le détail de la polémique qui s'est ouverte à ce sujet depuis le début du siècle pour s'assurer que l'idée de pouvoir est toujours restée un élément essentiel du débat. Tout l'effort deSaleilles a consisté à amender la formule de Windscheid pour «mettre au premier plan» la notion de pouvoir dans laquelle il voyait «la caractéristique même du droit subjectif» . Bonnard faisait également de «l'idée de pouvoir» «la réalité irréductible qui constitue l'essence même du d r o i t » . Les doc1
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1. C'est le cas, par exemple, des «pouvoirs de surveillance et de contrôle qui caractérisent la garde» (ex. classique: Civ. 2 è m e , 5 janvier 1957, D . 1957.261, note R. Rodière) ou du «pouvoir imaginaire» qu'un escroc peut faire naître dans l'esprit de sa victime (v. l'article 405 du Code Pénal). 2. Traité de droit romain, 1840, t. 1, pp. 326-327. 3. V . par e x e m p l e : Le régime démocratique et le droit civil moderne, L G D J 1936, n° 122. 4. Saleilles, De la personnalité juridique. Histoire et théories, Paris 1910, 2 é m e éd. 1922, pp. 546-547. 5. « L a conception juridique de l'Etat» R.D.P., 1922.39.
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trines «mixtes» n'ont fait qu'ajouter une référence à 1'«intérêt protégé», sur lequel avait insisté Ihering, au terme de «pouvoir» , de puissance ou de «pouvoir de maîtrise» . Les définitions les plus récentes mettent, au contraire, volontiers l'accent sur le pouvoir que confère le droit à son titulaire . La plus dépouillée d'entre elles décrit simplement le droit subjectif comme «le pouvoir appartenant au sujet de d r o i t » . Cette conception a pénétré le vocabulaire juridique courant, où le terme de pouvoir apparaît dans la définition de chacun des droits subjectifs. Le droit de créance est fréquemment défini comme «le pouvoir d'exiger d'une personne déterminée l'exécution d'une certaine prestation» , le droit réel, comme «le pouvoir d'une personne sur une c h o s e » . On observe de même que la propriété, plena in re potestas, confère à son titulaire les pouvoirs d'usage, de jouissance et de disposition de la chose, alors que l'usufruitier est privé du pouvoir d'en disposer . Pour répandu qu'il soit, ce premier usage du terme ne mérite guère qu'on s'y attarde. On s'aperçoit très vite, en effet, qu'il n'a ici qu'un sens purement explétif tout au plus destiné à préciser celui de volonté ou à éviter la répétition de celui de droit. Aussi, le droit positif en fait-il le plus souvent l'économie . Sur le plan théorique, la définition du droit comme pouvoir ne fait que reculer la difficulté en l'aggravant. La substitution du terme de pouvoir à celui de droit ou de volonté n'explique rien si le pouvoir n'est pas défini à son tour. Par ailleurs, l'habitude s'est prise de qualifier de pouvoirs aussi bien les libertés que les simples facultés . Cette terminologie ne permet donc pas de distinguer ces notions les unes des autres comme elles le m é r i t e n t . Aussi certains auteurs ont-ils réagi contre cette utilisation du terme de pouvoir dans un sens trop vague pour être d'un quelconque intérêt. Sans que cela prenne nécessairement la forme d'un manifeste, une partie de la doc6
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6. Saleillcs, loc. cit. 7. L. Michoud, La théorie de la personnalité morale et son application au droit français, t . l , 1ère éd. 1906, p. 105. 8. J. Dabin, Le droit subjectif, Dalloz 1952, pp. 103-104. 9. V . spéc. J. Derruppé, La nature juridique du droit du preneur à bail et la distinction des droits réels et des droits de créance, thèse éd. Dalloz 1952, préf. J. Maury, qui insiste tout particulièrement sur «cet élément essentiel du droit subjectif» qu'est la notion de pouvoir, n° 248. 10. Marty et Raynaud, Droit civil, t. 1, Introduction à l'étude du droit, 2ème éd. 1972, n° 139. 11. E x . : Ghestin et Goubeaux, Traité de droit civil, t. 1, Introduction générale, 2ème éd. 1984, n° 191. 12. Ex. : Carbonnier, Droit civil, t. 1, n° 4 1 . 13. Ex. : H . L . et J. Mazeaud, Leçons de droit civil, t. 2, vol. 2, n° 1646 et 1648. 14. E x . : le mot «pouvoir» n'apparaît pas dans la définition légale des attributs du droit de propriété ou de l'usufruit, sinon sous la forme affadie du verbe conjugué. V. les art. 544 à 636 du Code Civil. Comp. art. 1601-3 issu de la loi du 3 janvier 1967. Sur l'utilisation du terme dans le Code Civil de 1804, v. J. Ray, Index du Code Civil, F. Alcan 1926, V° Pouvoir. 15. Ex. : Najjar, op. cit., n° 9 2 ; H. Lecompte, Essai sur la notion de faculté en droit civil, th. Paris 1930, p. 67. 16. Sur l'ensemble de la question, v. P. Roubier, Droits subjectifs et situations juridiques, Paris 1963, p. 145 et s.
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Introduction
trine lui préfère donc aujourd'hui celui de «prérogative» pour désigner, dans un sens générique, tous les droits conférés à l'homme par le droit objectif . On se ralliera à cette tendance d'autant plus volontiers que le droit positif donne au mot de pouvoir un sens spécifique tout différent. 3 - En droit positif, le terme de pouvoir appelle l'idée de fonction au moins aussi fortement que son utilisation doctrinale évoque celle de droit subjectif. Le pouvoir apparaît dans les branches du droit les plus diverses. Le Code Civil définit le mandat comme « l'acte par lequel une personne donne à une autre le pouvoir de faire quelque chose pour le mandant et en son n o m » . Mais la notion de pouvoir dépasse de beaucoup cette hypothèse. Elle se trouve au cœur du droit de la représentation, qu'elle soit de source conventionnelle, judiciaire ou légale. La procédure civile, comme la théorie générale de l'acte juridique, s'efforce de distinguer la capacité du p o u v o i r . Le droit des régimes matrimoniaux détermine les pouvoirs respectifs des é p o u x . Le droit du travail étudie le pouvoir de direction, le pouvoir réglementaire et le pouvoir disciplinaire du chef d'entreprise. On a décelé un pouvoir disciplinaire de même nature dans les syndicats comme dans toutes les «institutions p r i v é e s » . 17
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Aussi sommaire puisse-t-il être, ce premier inventaire de l'usage du terme en droit positif fait apparaître la caractéristique commune des diverses situations évoquées. Dans chacun de ces cas, on constate qu'une personne exerce une activité sans en être le bénéficiaire direct ou exclusif. Un individu se voit confier une charge qu'il exerce dans un intérêt au moins partiellement distinct du sien propre. Au-delà de la diversité des hypothèses, ce sont les mêmes mots, les mêmes formules qui sont employés pour exprimer cette idée. Le mandataire assume une « c h a r g e » qu'il est tenu d'exercer dans l'intérêt du m a n d a n t . Les organes des personnes morales poursuivent l'intérêt collectif du groupem e n t ; les parents, dans l'exercice de l'autorité parentale ou de l'administration légale, l'intérêt de l'enfant; le tuteur, l'intérêt du mineur. «L'autorité appartient aux père et mère pour protéger l'enfant dans sa sécurité, sa santé 23
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17. En ce sens, v. spec. Roubier « L e s prérogatives juridiques», Archives de Philosophie du droit, t. V , 1960, pp. 65-131. D u même auteur, Droits subjectifs et situations juridiques, op. cit., n° 1 ; J. Carbonnier, op. cit., n" 40; Ph. Jestaz, Rép. Civ., Dalloz, V «droit», éd. 1972, n° 4 à rapprocher de l'édition anonyme de 1963 précitée. 18. Art. 1984 Code Civil. 19. V. infra, n° 64 et s. 20. V. not. Art. 216 et s. ; 1421 et s. 21. J.M. Verdier, Traité de droit et du travail sous la direction de G.H. Camerlynck, t. 5, Syndicats, Dalloz 1966, n° 121 et s. 22. A . Legal et J. Brethe de la Gressaye, Le pouvoir disciplinaire dans les institutions privées, Sirey 1938. 23. Le mot apparaît à l'article 1991 du Code Civil. 24. L'institution romaine de la procuratio in rem suam, destinée à réaliser, en détournant le mandat de son sens initial, une cession de créance à laquelle la conception primitive de l'obligation ne permettait pas de parvenir directement (cf. Ph. Malaurie, Droit Civil, Cours 1977-1978, Les Cours du droit, p. 638), ne suffirait sans doute pas à accréditer l'opinion inverse (comp. G. Cornu, Cours de droit civil 1972-1973, Les Cours du droit, p. 328).
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et sa m o r a l i t é » . «La tutelle, protection due à l'enfant, est une charge publique» . Avant même qu'il ne se souciât de l'égalité des époux, le législateur avait assigné une finalité familiale aux pouvoirs qui leurs étaient dévolus. Dans sa rédaction du 22 septembre 1942, l'article 213 du Code Civil précisait que le mari, chef de famille , «est investi d'une fonction qu'il exerce dans l'intérêt commun du ménage et des enfants». Il n'est pas douteux que le législateur contemporain, qui n'a pas cessé de renforcer le rôle de la notion d'intérêt de la famille, n'ait maintenu cette conception fonctionnelle des pouvoirs des époux, désormais répartis de façon plus égalitaire. Le droit du travail a connu une évolution comparable et l'on a pu souligner depuis 1945 le caractère fonctionnel des pouvoirs du chef d'entrep r i s e comme celui des pouvoirs des é p o u x ou encore des pouvoirs des assemblées générales d'actionnaires . On pouvait penser trouver là le critère de fond reliant ces diverses situations. De fait, c'est bien sous le vocable de «droit-fonctions que l'unité de la matière a parfois été soulignée. Il n'est pas rare que l'on rapproche aujourd'hui sous cette qualification commune les pouvoirs des époux, ceux du tuteur ou des parents, de ceux du chef d'entreprise ou des dirigeants sociaux . 4 - Pourtant, à peine esquissée, la notion de pouvoir ou de fonction se trouve fortement attirée par deux constructions théoriques établies, qui tendent, l'une et l'autre, à nier sa spécificité: la théorie de la représentation et celle de l'abus de droit. 26
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II. L'absorbtion de la notion de pouvoir par les théories de la représentation et de l'abus des droits 5 - La première réaction est, en effet, de ne se préoccuper du pouvoir qu'à travers la représentation. La notion de pouvoir n'est-elle pas une simple pièce de la théorie mieux connue de la représentation? Etudier le pouvoir n'est-ce pas faire porter à nouveau la réflexion sur le mécanisme de la représentation ? Dans cette optique, que confortent les habitudes de langage, il suffirait de relever que les époux représentent la communauté ou la famille, le chef
25. Art. 371-2 Code Civil. 26. Art. 427 Code Civil. Pour un commentaire approfondi de ce texte, v. G. Cornu, L'apport des réformes récentes du Code Civil à la théorie du droit civil. Cours de doctorat. Paris II1970-1971, Les Cours du droit. 27. V . aussi l'art. 373 dans sa rédaction du 23 juillet 1942. 28. V. spéc. Durand et Jaussaud, Traité de droit du travail, t. 1, n" 346 et s. ; P. Durand «La notion juridique de l'entreprise» Assoc. H. Capitant, t. 3 , 1947, p. 45 et s. 29. E x . : L. Aulagnon «L'intervention du juge à propos de l'exercice des droits des époux» Etudes Ripert, 1950, t. 1, p. 391 et s. 30. R. David, La protection des minorités dans les sociétés par actions, th. Sirey 1929. 31. V . surtout A . Rouast «Les droits discrétionnaires et les droits contrôlés» R.T.D.C., 1944, p. 1 et s., spéc. n° 10 et le tome XXVIII des travaux de l'Association Capitant, consacré à l'abus de pouvoirs ou de fonctions, Economica 1980.
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Introduction
d'entreprise, l'entreprise, de la même façon que les organes de la personne morale représentent le groupement, le tuteur, l'incapable ou le mandataire, le mandant. Tous les usages du mot se trouveraient ainsi réduits à l'unité sous couvert de l'idée de représentation. Le vocabulaire juridique publié en 1930 sous la direction de H. Capitant reflète cette conception assez largement répandue. Il définit le pouvoir en droit privé comme «l'aptitude légale ou conventionnelle à exercer tout ou partie des droits d'une autre personne et à agir pour son compte » et donne comme exemple le pouvoir du tuteur « d'agir pour le compte du pupille, du mandataire pour le compte du mandant et du mari, marié sous le régime de la communauté, pour le compte de sa femme». Le pouvoir est ainsi tout entier réduit à la représentation. 6 - A la réflexion, une telle assimilation des deux notions n'est pas aussi limpide qu'il paraît de prime abord. On ne se demandera certes pas, comme on le faisait volontiers au début du siècle, si les titulaires du pouvoir au sein des personnes morales en sont les «organes» ou les «représentants». En revanche, pour s'en tenir aux deux exemples qui ont fait l'objet de larges controverses dans la doctrine contemporaine, on observera qu'il est loin d'être unanimement admis qu'en exerçant les pouvoirs qu'ils tiennent de leur régime, les époux représentent la communauté ou la famille et que, de la même façon, le chef d'entreprise représente, dans l'exercice de son pouvoir de direction ou de son pouvoir disciplinaire, l'entreprise, qui serait ainsi personnifiée. L'affirmation suppose, en effet, que l'on reconnaisse à la communauté conjugale, voire à la famille, ainsi qu'à l'entreprise, la qualité de sujet de droit. Dans le cas contraire, la représentation n'aurait pas d'objet. Or, en dépit des travaux importants qui leur ont été consacrés, ces thèses demeurent extrêmement controversées . L'incertitude qui règne à ce sujet exclut que l'on puisse se dispenser a priori d'entreprendre l'étude du pouvoir à la seule idée que la notion se confond avec celle de représentation. Il n'est pas douteux que l'affinité apparente des concepts nous imposera de prendre parti sur les relations exactes des notions de pouvoir et de représentation, mais ce serait préjuger la question que de postuler leur nécessaire correspondance . 32
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7 - Du reste, il paraît légitime de procéder à l'étude des attributions du titulaire du pouvoir, de leur nature et de leur mode d'exercice avant même de les envisager sous l'angle de la théorie de la représentation. Qu'il agisse ou non en qualité de représentant, le titulaire du pouvoir apparaît sur la scène juridique comme une réalité immédiate. Le tuteur, le mandataire, l'époux dans l'exercice de ses pouvoirs de régime, négocient des contrats, passent des actes, en un mot accomplissent une certaine activité juridique. Cette activité mérite d'être étudiée pour elle-même. Il ne s'agit pas, ce faisant, de nier que les actes ainsi passés puissent l'être au nom d'une autre personne juridique qui sera dite représentée et qui apparaît ainsi indirectement sur la scène juridique. Il nous suffira de constater qu'il s'agit là d'une autre question, qui, pour être évidemment liée à la précédente, n'en est pas moins rationnellement distincte. En présence des graves incertitudes qui persistent, en doctrine, depuis plus d'un demi siècle sur la place qu'il convient de donner aux constructions théoriques de la personnalité morale et de la représentation
32. Sur l'ensemble de la question, v. infra, n° 256 et s. 33. V . infra, n° 250 et s.
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que l'on devine intimement l i é e s , il ne paraît pas de mauvaise méthode d'observer l'activité du titulaire du pouvoir d'un oeil neuf avant de rechercher s'il ne s'agit là que de la manifestation d'une réalité juridique plus subtile dont la perception suppose une analyse théorique approfondie. Aussi, nous attacherons-nous à l'étude du pouvoir, tel qu'il apparaît en droit positif, perçu du côté de son titulaire, en faisant provisoirement abstraction du donné théorique traditionnellement attaché à la matière. C'est le parti que prennent implicitement les auteurs lorsqu'ils regroupent les hypothèses visées sous le terme de droits-fonctions. Ainsi dégagée, au moins à titre provisoire, de la théorie de la représentat i o n , la notion de pouvoir se voit aussitôt attirée vers une autre construction théorique, non moins séduisante que la précédente, qui soulève de nouvelles difficultés et tend à nouveau à la priver de toute spécificité: la théorie de l'abus des droits. 8 - Essentiellement caractérisés par le but qui en oriente l'exercice, les droits-fonctions évoquent inévitablement les travaux de Josserand et la théorie de l'abus des droits. Tous les droits subjectifs ne sont-ils pas des fonctions sociales et l'abus du droit ne se définit-il pas comme le détournement du droit de sa fonction ? La notion de pouvoir se trouve ainsi confrontée à la théorie de l'abus des droits qui, après avoir été l'occasion de débats passionnés, s'est figée dans une situation confuse qui laisse incertaine la question de savoir si elle englobe ou non la matière des droits-fonctions ou pouvoirs. Tout dépend en effet de la conception retenue. La controverse classique ayant opposé Ripert à Josserand, l'absolutisme des droits subjectifs à leur relativité et le critère de l'intention de nuire à celui du détournement du droit de sa fonction sociale est trop connue pour qu'on y revienne autrement que pour mém o i r e . On observera simplement que la thèse expansionniste de Josserand englobe, à l'évidence, les hypothèses de pouvoirs que l'on a tenté de dégager dans ces premières observations, pour n'en faire qu'une application parmi d'autres de la notion de droit subjectif. Si elle devait être admise, la conception de Josserand ruinerait donc tout l'intérêt d'une étude exclusivement consacrée aux pouvoirs . 35
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Or, il n'est pas contestable que les idées de Josserand, dont le nom reste attaché à la théorie de l'abus des droits, ont longtemps connu un très grand succès dans la doctrine française, où elles conservent encore une certaine audience . 39
34. V. infra, n° 252. 35. Sur l'ensemble de la question, v. infra, n° 250 et s. 36. V. essentiellement L. Josserand, De l'esprit des droits et de leur relativité, 2ème é d . , Paris 1939. On sait que Duguit professait la même conception, pour en conclure, à la différence de Josserand, à l'inanité de la notion même de droit subjectif. Traité de droit constitutionnel, 3ème é d . , t. 1, 1927, § 20 et s. 37. Sur l'ensemble de la question, v. par ex. les développpements substantiels de Ghestin et Goubeaux, op. cit., n° 693 et s. 38. Sur la valeur des thèses de Josserand, v. infra, n° 29 et s. 39. V. spec. B. Starck, Droit civil. Obligations, Libr. Techn. 1972, n° 3 1 1 ; Ghestin, Traité de droit civil, Introduction générale par Ghestin et Goubeaux, LGDJ 1977, n° 721 qui, récemment encore, se sont ralliés à la thèse de la fonction sociale des droits.
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Introduction
Dès l'origine, la conception finaliste des droits a suggéré un parallèle entre la théorie privatiste de l'abus des droits et la théorie publiciste du détournement de pouvoir . Les notions de pouvoir et de détournement de pouvoir ont été conçues, dans la doctrine privatiste, comme le pendant, en droit administratif, de celles de droit subjectif et l'abus de droit en droit privé. Elles devaient être ainsi rejetées dans le domaine du seul droit public, les pouvoirs n'apparaissant, en droit privé, que sous la forme de droits subjectifs au sens que Josserand donnait à ce terme. 9 - Paradoxalement, cette conséquence des travaux de Josserand a été confortée par un courant doctrinal d'inspiration toute différente. Certains auteurs se sont plu à considérer, en effet, toute manifestation de la notion de pouvoir en droit privé comme le signe avant coureur d'une dangereuse colonisation de cette matière par le droit p u b l i c . Dans cette optique, les restrictions apportées à la puissance maritale ou paternelle comme à l'autorité du chef d'entreprise, qui devront désormais s'exercer dans l'intérêt d'autrui, sont apparues comme autant d'indices de la «publicisation du droit privé» au même titre que la multiplication des groupements privés dont les membres subissent le pouvoir des organes dirigeants. On a cessé de considérer aujourd'hui toute relation de contrainte comme spécifique au droit public et de cultiver l'image d'un droit privé individualiste et libéral, inapte à saisir le statut juridique des groupements. Il n'en reste pas moins que cette conception a longtemps constitué un frein puissant à l'étude du pouvoir en droit privé. 10 - L'audience de la thèse de Josserand a elle-même beaucoup décru et l'on insiste aujourd'hui sur la résistance du droit positif à de telles concept i o n s . Cependant, au-delà de son influence directe, Josserand a également concouru à figer l'étude des pouvoirs ou droits-fonctions en plaçant la question sur le terrain de l'abus des droits. Pour avoir méconnu l'importance des «droits-fonctions» que Josserand avait, au contraire, exagérée, Ripert n'a pas, en effet, su davantage rendre compte de l'état du droit positif qui ne fait pas de toutes les prérogatives juridiques des «pouvoirs égoïstes». La relative stérilité de la controverse classique a pu conforter l'idée que la matière répugne à toute systématisation et qu'il n'est pas opportun d'en entreprendre l'étude. 40
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40. M. Hauriou, note S. 1905.3.17; «Police juridique et fond du droit» R.T.D.C. 1926, p. 265; D e m o g u e , Traité des obligations, t. IV, n° 6 9 2 ; Josserand, De l'esprit des droits et de leur relativité, 2ème éd. 1939, n° 193 et s. ; «Relativité et abus des droits» in Evolutions et actualités, 1936, p. 7 5 ; sur la question, v. spéc. G. Cornu, Etude comparée de la responsabilité délictuelle en droit privé et en droit public, th. Matot-Braine 1951, p. 151 et s. ; R. Chapus, Responsabilité publique et responsabilité privée. Les influences réciproques des jurisprudences administratives et judiciaires, LGDJ 1953, n° 381 et s. 41. V. surtout R. Savatier, Du droit civil au droit public à travers les personnes, les biens et la responsabilité civile, 1ère éd. 1945, 2ème éd. LGDJ 1950; du même auteur «Droit privé et droit public» D. 1946, Chr. 2 5 ; comp. Ripert, Le déclin du droit, L G D J 1949, not. chapitre 2 : «Tout devient droit public». Sur la question v. également le compte rendu critique de l'ouvrage de M. Savatier par Ch. Eisenmann «Droit public, droit privé (en marge d'un livre sur l'évolution du droit civil français du X I X e au X X e siècle)» R.D.P., 1952.903-979. 42. V . spéc. A . Pirovano « L a fonction sociale des droits: réflexions sur le destin des théories de Josserand» D . , 1972, Chr. 67.
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Dès 1928, Capitant faisait observer qu'«il ne faut pas mettre trop de logique dans la recherche de la solution des problèmes de droit» et louait «la prudence et la sagesse» des tribunaux dont «les formules souples et nuancées» lui paraissaient «préférables à un critère trop général dont l'application aux multiples situations de fait serait fort délicate» . A plusieurs reprises, les auteurs ont manifesté leur crainte de «la systématisation excessive d'une notion utile par son imprécision m ê m e » . Aussi, se félicite-t-on aujourd'hui de la relative «discrétion doctrinale» observée en la m a t i è r e . 11 - On ne sera pas surpris, dans ces conditions, de constater que la question des pouvoirs, absorbée tantôt par la théorie de la représentation, tantôt par celle de l'abus des droits au déclin de laquelle elle a participé avant même de pouvoir s'en dégager, n'ait guère été étudiée en tant que telle dans la doctrine française. 43
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4S
III. Intérêt de l'étude du pouvoir 12 - S'il arrive que les ouvrages d'introduction à l'étude du droit mentionnent la notion de pouvoir, ou celle de droit-fonction , au même titre que celle de faculté ou de liberté, pour la distinguer , ou au contraire pour la rapprocher de celle de droit subjectif, on constate cependant que les auteurs ne s'y attardent guère autrement que pour définir ces notions d'un mot et pour renvoyer aux rares monographies qui leur sont consacrées. Aujourd'hui encore, il est donc nécessaire de se reporter à des études parfois anciennes et qui, le plus souvent, confinent à la philosophie du d r o i t , pour trouver quelques développements substantiels sur le sujet. L'observation pourrait laisser croire à une grave carence. Elle doit être nuancée. 13 - A défaut d'avoir été intégrée à la place où l'on pouvait l'attendre au sein de la théorie générale du droit, l'étude du pouvoir s'est en effet développée dans les droits spéciaux. On ne trouvera les éléments dans les ouvrages consacrés au mandat, aux régimes matrimoniaux, à la tutelle et à l'administration légale, au droit du travail ou au droit des sociétés. 46
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43. Capitant «Sur l'abus des droits» R . T . D . C . , 1928, p. 376. 44. Ripert « A b u s ou relativité des droits. A propos de l'ouvrage de M. Josserand: de l'esprit des droits et de leur relativité» Rev. Crit. de leg. et de jurisprudence, 1929, p. 42. 45. G. Durry, R.T.D.C., 1972, p. 398. Comp. Pirovano, Rép. Civ. Dalloz, V° « A b u s de droit» : «le feu couve sous la cendre». A d d e J. Lemée, Essai sur la théorie de l'abus de droit, th. dact. Paris XII 1977. 46. J. Carbonnier, Droit civil, t. 1, Introduction, n° 40, p. 188; G. Cornu, Droit civil. Introduction, les personnes, les biens, Montchrestien 1980, p. 25, note 1. 47. Beudant et Lerebours-Pigeonnière, Cours de droit civil français, t. IX bis; Les contrats et les obligations par Rodière, 1952, p. 7 4 ; Marty et Raynaud, Droit civil, t. 1, Introduction à l'étude du droit, n° 143, p. 265. 48. V. par ex. Ghestin et Goubeaux, op. cit., n° 223. 49. La plus importante d'entre elles est celle de Rouast «Les droits discrétionnaires et les droits contrôlés» R.T.D.C., 1944.1. 50. J. Dabin, Le droit subjectif, Dalloz 1952; P. Roubier, Droits subjectifs et juridiques, Dalloz 1963.
situations
15
Introduction
L'analyse des pouvoirs du mandataire, des époux, de l'autorité parentale ou du pouvoir disciplinaire du chef d'entreprise n'excluait pas nécessairement l'élaboration d'une théorie générale du pouvoir. Mais la tendance naturelle de chaque branche du droit à revendiquer son autonomie s'est trouvée ici confortée par la nécessité, ressentie par les spécialistes de chaque matière, de se démarquer de la controverse qui, au stade de la théorie générale du droit, s'était enlisée sur le terrain de l'abus des droits. C'est ainsi, par exemple, qu'après s'être détachée de la théorie de l'abus des droits, la question du contrôle judiciaire des décisions prises par les assemblées générales des sociétés anonymes s'est stabilisée en jurisprudence sous la qualification plus neutre d'abus de majorité . En droit du travail, l'étude des pouvoirs et particulièrement celle des pouvoirs du chef d'entreprise, n'a pas échappé à l'évolution de cette discipline, qui s'est développée en revendiquant son autonomie. Dès lors, le droit civil, entendu comme droit commun, y est apparu «inapte à faire la théorie du pouvoir dans l'entreprise» . La vocation du droit civil à constituer à lui seul le droit commun s'opposait à ce que la spécificité des pouvoirs du mandataire, des parents, du tuteur ou des époux ne soit affirmée de la même manière. Il n'en est pas moins sensible que les travaux consacrés à ces questions se sont essentiellement préoccupés de fixer les principes directeurs de chacune des institutions en cause sans éprouver le besoin de se référer à une quelconque théorie générale du pouvoir. C'est sans doute qu'aussi élaboré soit-il, le droit spécial ne peut suffire à combler le vide que laisse l'absence de toute théorie générale. 14 - Quelle que soit la matière considérée, l'utilité de la théorie générale n'est plus à démontrer. Son intérêt est à la fois spéculatif et positif. La théorie générale qui tend à dégager les constantes d'une institution à travers l'analyse de ses différentes applications présente l'intérêt immédiat de toute étude comparative. En soulignant la convergence des solutions ou la permanence des fondements, elle conforte certaines règles qu'elle transforme en de rassurantes applications d'un principe plus général. Elle invite, au contraire, à réfléchir sur le bien fondé de certaines solutions en mettant en lumière le traitement différencié des matières semblables, à moins qu'elle ne fasse ressortir ainsi les considérations spéciales qui justifient la dérogation au principe. Plus généralement, il n'y aurait aucun paradoxe à soutenir que le droit spécial n'existe véritablement qu'en fonction d'une théorie générale, seule susceptible de discriminer l'application banale d'un principe de la véritable exception propre au droit spécial. L'autonomie postule l'existence d'un droit commun. L'analyse comparée est d'autant plus fructueuse qu'elle développe ses effets au sein d'un même ordre juridique, à la différence du droit comparé proprement dit que le législateur ne pourra manier qu'avec la plus grande prudence. Elevés au rang de droit commun, les enseignements de l'analyse 51
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51. V . spec. D . Schmidt, Les droits de la minorité dans la société anonyme, Préf. Bischoff, p. 139 et s.
th. Sirey,
52. G. Lyon-Caen « L e rôle des principes généraux du droit civil en droit du travail» R.T.D.C., 1974, p. 240.
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Le pouvoir
en droit
privé
comparative interne pourront, au contraire, être directement transposés d'une branche du droit à l'autre, par le législateur ou par le juge lui-même, sous couvert de l'application d'un principe général, par ailleurs consacré. Fondée sur le double mouvement d'induction et de déduction caractéristique de la pensée juridique, la dialectique du droit spécial et de la théorie générale constitue l'un des procédés essentiels de la création du droit par le juge. La théorie générale devient alors droit commun, système juridique de référence dans lequel il sera possible de puiser pour combler les lacunes de telle ou telle branche du droit. Il n'est pas exclu que, de façon plus subtile, l'élaboration d'une théorie générale ne permette de dissiper d'apparentes analogies et qu'elle ne répudie, comme autant de faux amis, certaines de ses applications illégitimes. Indépendamment de tout aspect normatif de la théorie générale, la systématisation d'une matière en facilite nécessairement l'application tant il est vrai qu'«en droit, la précision des concepts est un facteur premier d'effectivité» . 53
IV. Plan 15 - Comme toutes les choses de l'esprit, les notions juridiques ont leur vie propre. Il est donc au moins deux façons de les présenter. La première est statique. Elle consiste à les montrer sous leur forme la plus aboutie, comme un corps de règles parfaitement cohérentes ou que l'on voudrait telles. La construction est achevée. On en livre le résultat. La seconde est évolutive. Elle insiste sur les tâtonnements qui ont permis à la notion de former, de se distinguer des institutions voisines pour finir par se stabiliser sous des traits qui s'expliquent d'autant mieux qu'on en connaît les origines. Parfois, l'institution demeure «inachevée» . C'est ainsi que le droit romain a successivement été enseigné dans les facultés de droit françaises sous la forme d'un corps de règles aux contours arrêtés, dont la cohérence et la rigueur étaient données en modèle aux étudiants, puis sous la forme plus mouvante d'une matière juridique qui n'a cessé d'évoluer depuis les formes primitives des actions de la loi jusqu'à la compilation de Justinien et dont les règles sont loin d'être aussi pures et aussi cohérentes qu'on a pu l'affirmer dans un souci pédagogique. De même, on pourrait songer à présenter une théorie du pouvoir aussi achevée que possible, en faisant abstraction des hésitations qui ont marqué aussi bien l'histoire de la notion que la recherche de l'auteur. Ce serait sans doute se priver d'une dimension intéressante et d'une précaution utile. 54
53. J.C. Javillier « U n e nouvelle illustration du conflit des logiques (droit à l'emploi et droit des obligations): «normalisation» du licenciement et sauvegarde des pouvoirs du chef d'entreprise» Etudes Camerlylnck, Dalloz 1978, p. 110. 54. L'expression a été successivement appliquée à la dette de valeur (Ph. Malaurie, L'inflation et le droit civil des obligations. Cours de doctorat 1973-1974, p. 123), et à la cession d e contrat (Ph. Malaurie, La cession de contrat. Cours de doctorat 1975-1976, Les Cours du droit 1976, p. 3).
17
Introduction
16 - - Il importe de marquer en effet que la notion de pouvoir n'est pas née toute armée du cerveau d'un juriste, qu'il soit législateur, juge ou «faiseur de s y s t è m e » . Pendant longtemps, son existence même pouvait paraître douteuse. Bien que le terme ait été employé dans des sens apparemment très divers et que l'on ait pu en déceler quelques manifestations éparses dans les diverses branches du droit, les notions de pouvoir ou de droit-fonction, que l'idée de finalité devait rapprocher, n'apparaissaient guère dans notre droit. Du moins n'y étaient-elles pas étudiées en tant que telles, mais, ainsi qu'on a pu l'observer, dans la seule optique de la représentation ou de l'abus des droits. Au cours de la seconde moitié de XXème siècle, un courant doctrinal s'efforce de dégager la notion. La loi et la jurisprudence paraissent lui donner raison en recourant de plus en plus fréquemment, sous un terme ou sous un autre, aux notions de pouvoir ou de détournement de pouvoir. On découvre ainsi, avec les hésitations qui accompagnent la naissance de toute institution, l'existence d'une notion juridique de pouvoir qui paraît devoir s'affermir peu à peu. A supposer que l'on puisse prendre acte de l'existence d'une telle notion, il resterait alors à en définir les traits avec une précision suffisante pour que l'on puisse y reconnaître une véritable catégorie juridique dotée d'un régime propre. Cet objectif constitue assurément l'essentiel d'un travail consacré à la notion de pouvoir. Il consisterait à donner à la notion de pouvoir, dont on aurait préalablement reconnu l'existence, une précision suffisante pour en faire un véritable concept juridique . Cela suppose que l'on procède, «par un lent travail de l'esprit» , à l'élaboration de la notion de pouvoir dans un souci d'en préciser la définition et de fixer les traits saillants de son régime. Mais l'étude d'une notion juridique ne s'arrête pas à la constatation de son existence ni même à sa définition. Après avoir été dégagée et précisée, la construction nouvelle doit encore trouver sa place dans le système juridique au sein duquel elle est destinée à s'insérer. Il n'est pas rare, en effet, que l'élaboration d'une notion nouvelle ne remette en cause le domaine des institutions voisines, précisément parce que celles-ci étaient auparavant sollicitées pour pallier la carence qu'elle se propose de combler. Le concept doit être alors pris dans ses rapports avec les notions voisines avec lesquelles il forme un ensemble cohérent que l'on désigne sous le terme de système, de théorie ou encore d'institution juridique . 55
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55. Cf. J. Rivéro « A p o l o g i e pour les "faiseurs de systèmes,,» D . , 1951, Chr. 99. 56. Le concept se distingue de la notion, plus intuitive, par la précision de ses traits. La notion se découvre alors que le concept se construit. Sur la distinction, v. Y. Gaudemet, Les méthodes du juge administratif, LGDJ 1972, p. 38. Comp. Gény, Science et technique en droit privé positif, t. 1, n° 50, pour qui la notion et le concept se distinguent par ce qu'ils désignent, «tantôt par son résultat, tantôt par la manière de l'atteindre» l'idée générale de l'objet proposé au travail de l'esprit (v. spéc. p. 147). 57. C'est en ces termes, particulièrement adaptés au travail juridique, que le Dictionnaire Petit Robert définit le verbe «élaborer». 58. P. Roubier, Théorie générale du droit, 2 è m e éd. 1951, p. 17.
18
Le pouvoir
en droit
privé
On se trouve alors fondé, après avoir procédé à l'étude du concept pris isolément, à s'interroger sur son autonomie à l'égard des notions voisines. En revanche, il serait assurément prématuré d'aborder la délicate question de l'autonomie avant même de s'être assuré de l'existence de la notion et d'en avoir précisé les contours. Il n'est pas sans intérêt, pour la compréhension de la notion, d'insister sur les différentes étapes de son histoire en leur consacrant autant de développements distincts, au risque de démentir la règle selon laquelle l'ordre idéal de présentation serait inverse à l'ordre de la recherche . 17 - Une raison complémentaire milite en faveur d'une telle présentation. L'objet d'une thèse est de soutenir une ou plusieurs propositions. Son ambition est toujours de convaincre. On devine aisément que le vœu sera plus ou moins utopique selon la matière traitée. En dépit de la part d'artifice inhérente à ce genre de classification, on admettra volontiers que la simple constatation de l'existence d'une notion ou d'une règle de droit positif devrait pouvoir emporter l'adhésion plus aisément que l'exposé d'une conception personnelle. La difficulté sera plus grande encore lorsque viendra le temps de préciser les relations de la notion ainsi élaborée avec les notions voisines et d'apprécier son autonomie. L'intérêt d'un plan retraçant fidèlement l'évolution de la recherche serait de permettre au lecteur de mesurer la limite de son adhésion aux thèses soutenues et, corrélativement, de libérer chaque étape des aléas qui pèsent sur la suivante. 18 - Ces considérations d'ordre historique et rhétorique incitent à faire successivement état des phases de constatation, de construction puis de coordination en montrant l'existence, puis l'élaboration et enfin l'autonomie de la notion de pouvoir ou, si l'on préfère, en procédant à l'étude de la notion, puis du concept et enfin de la théorie du pouvoir. I — L'existence de la notion de pouvoir II — L'élaboration de la notion de pouvoir III — L'autonomie de la notion de pouvoir 59
59. H. Batiffol.
PREMIERE
PARTIE
L'existence de la notion de pouvoir
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L'existence
de la notion de
pouvoir
19 - La constatation de l'existence d'une notion qui, sous une appellation ou sous une autre, paraît correspondre à l'idée de prérogative exercée dans un intérêt distinct de celui de son titulaire, emprunte à deux sources. La première est essentiellement doctrinale. Il s'est, en effet, toujours trouvé des voix pour proposer de faire des thèses de Josserand et de Ripert une application distributive. On réserverait ainsi l'idée de détournement de pouvoir aux «droits-fonctions» tout en faisant application du critère de l'intention de nuire aux autres prérogatives juridiques. C'était émettre l'hypothèse de la dissociation des prérogatives juridiques en droits subjectifs et en pouvoirs . L'affirmation heurtait de front nombre de conceptions qui paraissaient reçues. Aussi n'est-ce pas sans peine, ni hésitations, que la notion de pouvoir s'est progressivement dégagée en doctrine comme entité distincte de celle de droit subjectif. La seconde est de droit positif. Ainsi qu'on a pu l'observer d'emblée, on relève çà et là, dans les branches du droit les plus diverses, des phénomènes juridiques qui paraissent manifester l'existence d'une telle notion. En particulier, on ne saurait rester insensible à l'utilisation croissante, en jurisprudence et même en législation, de la technique du contrôle du détournement de pouvoir. L'apparente analogie des phénomènes observée invite à s'interroger sur leur cohérence réelle qui seule permettrait de conclure à l'existence d'une véritable notion de pouvoir, ainsi révélée par l'analyse de ses diverses manifestations. Ces deux aspects de l'existence de la notion de pouvoir se complètent harmonieusement: une notion n'existe pas si elle n'est pas mise en forme, ce qui est la tâche naturelle de la doctrine, mais elle n'est rien si le droit positif n'en fait pas application. Bien que la réalité soit sans doute infiniment plus complexe et l'interaction des rôles de la doctrine et de la jurisprudence plus profonde, il ne paraît pas moins conforme au processus de découverte d'une notion juridique, comme aux exigences de clarté dans l'exposition, de présenter l'hypothèse doctrinale qui a consisté à affirmer l'existence de la notion de pouvoir, avant d'étudier, en guise de vérification, ce qui paraît devoir s'analyser comme ses manifestations en droit positif. 1
Chapitre Premier : L'affirmation de la notion de pouvoir. Chapitre Second : Les manifestations de la notion de pouvoir.
1. A u sens de cette thèse, comme en droit positif, le pouvoir correspond à la notion doctrinale de «droit-fonction» non à celle de «droit-pouvoir». Sur les aspects de terminologie, v. infra, n° 56 et s.
CHAPITRE
PREMIER
L'AFFIRMATION DE LA NOTION DE POUVOIR
20 - Alors que le droit subjectif se définit comme la prérogative juridique reconnue à son bénéficiaire dans son intérêt propre, le pouvoir se caractérise, au contraire, par le fait qu'il est confié à son titulaire dans un intérêt au moins partiellement distinct du sien. C'est en s'opposant à celle de droit subjectif que la notion de pouvoir s'est affirmée, depuis quelques décennies, comme notion distincte dans la théorie générale des droits. Cette summa divisio des prérogatives juridiques en droits subjectifs et en pouvoirs constitue le support essentiel de la découverte de la notion. Le succès croissant qu'a connu cette idée en doctrine marque donc les progrès de la notion de pouvoir elle-même. En la matière, les auteurs ont longtemps cherché à saisir, sous des formulations diverses, le principe même de la distinction des prérogatives juridiques en deux catégories distinctes. C'est ainsi qu'un véritable courant doctrinal a pu se dégager sur le fond, abstraction faite des divergences essentiellement terminologiques qui pouvaient continuer à opposer entre eux les partisans de cette thèse, sans parvenir cependant à masquer leur réelle convergence. Il n'en restait pas moins à choisir, dans le foisonnement des modes d'expression, la forme la plus appropriée pour rendre compte de la thèse, ce qui ne pouvait être tenté avant un examen, fût-il superficiel, du fond. Aussi, examinera-t-on le principe de la distinction des droits subjectifs et des pouvoirs (section 1), en faisant provisoirement abstraction des difficultés qui pourraient naître du choix, encore arbitraire, de ces termes, avant de se prononcer sur l'expression de la distinction de la distinction des droits subjectifs et des pouvoirs (section 2).
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L'existence
SECTION
de la notion de
pouvoir
1
Le principe de la distinction des droits subjectifs et des pouvoirs
21 - Sans jamais pouvoir prétendre à la qualification de «doctrine dom i n a n t e » , l'idée de dissociation des droits en deux catégories distinctes, soumises chacune à un régime propre, a toujours été représentée dans la doctrine du XXe siècle. Dès 1929, M. David s'autorise d'une «tradition classique » pour constater que « les droits dont la jouissance est reconnue aux individus se divisent en deux catégories», les «droits-pouvoirs», «établis avant tout dans l'intérêt propre de certains individus qui en sont les titulaires» et les «droits-fonctions», «reconnus à des individus moins dans leur intérêt personnel que dans l'intérêt d'autres personnes», seuls susceptibles d'un contrôle du type de celui du détournement de pouvoir connu du droit administratif. Après l'avoir fermement exposée, l'auteur applique l'idée aux décisions prises par les assemblées générales d'actionnaires . 1
La thèse restera longtemps dans l'ombre de la controverse dont Josserand et Ripert furent les plus brillants protagonistes. La polémique s'accomode mal des nuances et les thèses entières séduisent alors davantage que les demi-mesures. La distinction des deux catégories de droit n'a pourtant pas échappé à ces auteurs. Josserand oppose clairement «les droits à esprit égoïste» et «les droits à esprit altruiste» tandis que Ripert se demande, dans une brève note en bas de page, après avoir réfuté l'assimilation des droits subjectifs aux pouvoirs des agents de l'autorité publique, s'il n'y aurait pas lieu de « rechercher en droit civil s'il n'y a pas une distinction à faire entre le droit et le pouvoir» dont la puissance paternelle serait l'exemple . Aucun d'entre eux ne retiendra ce clivage à titre principal ni n'en tirera de conséquences essentielles quant au contrôle de l'usage de ces prérogatives, ce qui fait précisément la spécificité de l'hypothèse de la dissociation. Pourtant, l'idée est vivace et sera périodiquement réaffirmée. Elle a paru essentielle aux partisans de la théorie de l'institution qui sont allés jusqu'à faire de la distinction «des droits à finalité individuelle et des pouvoirs qui ont pour but un intérêt commun » le critère de la summa divisio 3
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1. Contra, L. B o y , L'intérêt collectif en droit français (Réflexions sur la collectivisation du droit), th. Nice 1979, n° 314. V. infra, n° 22. 2. R. David, Thèse précitée, n° 44. 3. De l'esprit des droits et de leur relativité, op. cit., n° 308-313. Comp, en termes voisins, Brethe, loc. cit. 4. « A b u s o u relativité des droits», op. cit., Rev. Crit., 1929, pp. 33-63 (v. note 4 p. 57). Comp, les observations de Capitant sur l'abus des droits, R.T.D.C., 1928, pp. 365376, v. pp. 372-373.
L'affirmation
de la notion de
23
pouvoir
du droit individuel et du droit institutionnel, appelé à supplanter «la vieille distinction du droit public et du droit p r i v é » . En 1944, Rouast lui donne pour la première fois une formulation générale dépouillée de son habillage institutionnel. Après avoir mis en garde contre la tendance naturelle de l'esprit porté vers la généralisation alors que la réalité commande souvent, au contraire, de procéder à des distinctions, l'auteur montre que l'on a singulièrement obscurci la matière en confondant pêle-mêle les droits de nature bien différente que sont les droits subjectifs au sens classique du terme, tel que le droit de disposer par testament de ses biens, et les véritables fonctions sociales, tel que le droit de garde des père et mère. «Lorsqu'on est en présence de prérogatives individuelles, il ne saurait être question de rechercher si elles ont été exercées en conformité d'un but social», seul l'acte inspiré par une intention malicieuse pouvant alors être critiqué. « A u contraire, quand il s'agit de l'exercice d'une fonction, il importe d'examiner si celui qui en est investi se conforme à l'objet de cette fonction, soit «qu'il le détourne pour une fin personnelle», soit même, ajoute l'auteur, qu'il s'acquitte de sa mission d'une manière défectueuse». Ainsi est-il proposé de faire une application distributive des opinions opposées soutenues à propos de la théorie de l'abus des droits, le critère restrictif de l'intention de nuire s'appliquant aux droits subjectifs classiques alors que le critère du détournement convient très exactement aux véritables fonctions . 5
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En 1952, M. Dabin fait à nouveau de la distinction des «droits-fonctions» et des «droits égoïstes» un axe essentiel du contrôle de l'usage des droits subjectifs et quelques années plus tard, M. Vidal lui consacre quelques développements substantiels dans sa thèse de doctorat . Depuis lors, de nombreux auteurs l'ont accueillie et la présentent comme traduisant l'état du droit positif . Pourtant, si ces auteurs sont unanimes à reconnaître qu'il convient de distinguer droits subjectifs et pouvoirs, ce qui suppose qu'ils aient écarté, au moins implicitement, les obstacles théoriques s'opposant à la distinction (sous-section 1), force est de reconnaître qu'ils sont loin de s'accorder sur la portée exacte qu'il convient de lui reconnaître (sous-section 2). 7
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5. Emile Gaillard, La société anonyme de demain. La théorie institutionnelle et le fonctionnement de la société anonyme, 1932, p. 9, note 3. Comp. A . Legal et J. Brethe de la Gressaye, op. cit., spéc. p. 18 et pp. 35-36. 6. A . Rouast « L e s droits discrétionnaires et les droits contrôlés» R.T.D.C., 1944, pp. 1-19, spéc. n° 4 et 12. 7. Le droit subjectif, Dalloz 1952, p. 237 et s. 8. J. Vidal, Essai d'une théorie générale de la fraude en droit français. Le principe fraus omnia corrumpit, Dalloz 1957, p. 341 et s. 9. P. Roubier « L e s prérogatives juridiques» Arch. Philo, dr., 1960, pp. 79-80; 117 et s. ; du m ê m e auteur, Droits subjectifs et situations juridiques, op. cit., 1963, p. 177 et s. ; G. Roujou de B o u b é e , Essai sur l'acte juridique collectif, LGDJ 1961, spéc. p. 145 et s . ; F. Rigaux, Introduction à la science du droit, Bruxelles 1974, p. 25 et s . ; P. Goyard «Les diverses prérogatives juridiques et les notions d'égalité et de discrimination»; A . LyonCaen, note sous Soc. 13 octobre 1977, D., 1978.350; Storck, Recherches sur le mécanisme de la représentation dans la réalisation des actes juridiques en droit français, th. L G D J 1982. Les publicistes se rallient généralement à cette thèse ; R. Chapus, thèse précitée, n° 383 et s., qui, avec Josserand, assimile les notions d'abus de droit et de détournement de pouvoir.
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L'existence de la notion de pouvoir SOUS-SECTION
1
Les obstacles théoriques à la distinction des droits subjectifs et des pouvoirs
22 - Pour être pleinement cohérente, la distinction des droits subjectifs et des pouvoirs implique que l'on ait pris parti sur plusieurs constructions essentielles de la théorie générale du droit. A poser la question en ces termes, on s'apercevra qu'aujourd'hui encore la thèse de la dissociation des droits subjectifs et des pouvoirs n'a pas pénétré nos conceptions juridiques de façon aussi profonde qu'on pouvait s'y attendre ou qu'on l'affirme parfois. Cela supposait en effet le renversement de plusieurs constructions reçues dans notre théorie générale du droit. Ainsi s'explique-t-on pour des raisons de fond, et non plus de simple méthode, que la théorie du pouvoir n'ait pas à ce jour encore été intégrée dans la théorie générale et qu'elle soit restée confinée dans le domaine étroit des statuts spéciaux. En premier lieu, la thèse de la distinction des droits subjectifs et des pouvoirs paraît impliquer l'émancipation des questions habituellement traitées sous la rubrique de l'abus des droits du droit commun de la responsabilité civile. A quoi servirait-il en effet de distinguer deux catégories de droits pour leur appliquer uniformément le régime de la responsabilité civile ? A l'inverse, il ne suffit pas de distinguer l'abus des droits du droit commun de la responsabilité civile pour pouvoir accueillir la thèse de la dissociation des droits subjectifs et des pouvoirs. Cela nécessite donc, en second lieu, que l'on se prononce sur la valeur des thèses de Josserand qui, pour distinguer l'abus de droit de la responsabilité civile, le concevait comme un contrôle indifférencié du détournement du droit de sa fonction sociale, ce qui n'était qu'une autre manière de nier la distinction des droits subjectifs et des pouvoirs. Aussi, la distinction des droits subjectifs et des pouvoirs ne peut-elle être considérée comme acquise si les thèses de l'assimilation de l'abus des droits au droit commun de la responsabilité civile (§ 1) et de la fonction sociale des droits (§ 2) ne sont pas fermement réfutées.
§ 1. L'assimilation de l'abus des droits à la responsabilité délictuelle 23 - Le mérite de la thèse réduisant la question de l'abus des droits au droit commun de la responsabilité délictuelle est d'autant plus difficile à apprécier (B) que celle ci masque de réelles divergences doctrinales (A). A. Une fausse unanimité 24 - Il est devenu classique de présenter dans la doctrine française la question de l'abus des droits comme une application pure et simple du droit de la responsabilité délictuelle. Ainsi arrive-t-on à rendre compte, sous cette
L'affirmation
de la notion de
25
pouvoir
bannière unique, de la plupart des situations dans lesquelles le droit positif fait usage de la notion d'abus de droit. En réalité, il est à craindre que cette cohésion doctrinale retrouvée après plus d'un demi-siècle de controverses, qui permet aujourd'hui d'évoquer l'existence d'une «doctrine majoritaire», ne soit guère qu'une apparence. En effet, si tout le monde s'accorde à relever que la sanction de l'abus des droits se trouve dans la responsabilité délictuelle , tous les auteurs sont loin de concevoir de la même manière la faute exigée pour engendrer une telle responsabilité. Ainsi, la controverse n'a-t-elle fait que se déplacer, le véritable clivage passant aujourd'hui, de façon moins apparente, entre ceux qui dénient à la «faute génératrice d'abus» toute spécificité et ceux qui, au contraire, affirment que la jurisprudence exige alors une faute d'une certaine gravité, que l'on reconnaît volontiers variable selon les m a t i è r e s . Aussi, pour certains, le rattachement de l'abus de droit à la responsabilité civile n'entame-t-il guère le particularisme de la théorie. Il en va spécialement ainsi lorsqu'on précise que l'abus ne peut résulter que d'une faute intentionnelle et que l'on définit celle-ci par référence à l'intention de nuire, surtout si l'on prend soin de spécifier, par ailleurs, que «la constatation de l'intention de nuire dispense pratiquement de rechercher les autres éléments de la responsabilité» . La première conception est radicalement incompatible avec la distinction des droits subjectifs et des pouvoirs. Celle-ci n'aurait, en effet, aucun sens si on devait leur appliquer uniformément le droit commun de la responsabilité délictuelle. La seconde n'est guère plus propice à l'épanouissement de la distnction. Il est vrai que la référence globale faite par les auteurs à la notion de faute, qu'ils s'attachent ensuite à préciser dans chacune de ses applications concrètes, traduit moins aujourd'hui un parti théorique très arrêté que le souci de rendre compte d'une jurisprudence qui a toujours montré la plus grande indifférence pour les constructions doctrinales trop rigides. Cependant, l'extrême relativisme qu'elle engendre n'est guère compatible avec un principe de classification aussi tranché que celui qui distingue pouvoirs et droits subjectifs. Il est donc nécessaire de prendre parti sur la valeur de ces conceptions qui font obstacle au développement de la thèse de la dissociation des droits et des pouvoirs. 10
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10. E n droit positif, la solution ne fait pas de doute. Cela suppose l'existence d'un préjudice dont les juges du fond apprécient souverainement les modalités de réparation (Civ. 3 è m e , 17 janvier 1978, Bull., I l l , n ° 4 1 ; D., 1978 IR, p. 322. obs. Larroumet et p. 434. obs. Giverdon; R.T.D.C., 1978 p. 655. obs Durry et p. 896. obs. Giverdon). 11. V. surtout H . L . Mazeaud et Tune, Traité théorique et pratique de la responsabilité civile délictuelle et contractuelle, t. 1, Montchrestien, spec. n° 576. Comp. Marty et Raynaud, Droit Civil, t. 2, vol. 1, Les obligations, Sirey n ° 9 5 ; J . D . Bredin, o b s . , R.T.D.C., 1966.832. 12. V . par exemple Beudant et Lerebours-Pigeonnière, t. IX bis par R o d i è r e ; Aubry et R a u , Droit civil français, 7ème é d . , t. VI par Ponsard et Dejean de la Bâtie, n° 366 et s. ; G. Viney, Droit civil. La responsabilité civile, Les Cours du droit, 1976-1977, pp. 134-143 ; G.Cornu, Droit civil. Introduction, n° 1091 et s. 13. Carbonnier, op. cit., n° 94.
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B. Valeur de l'assimilation 25 - Sous l'une ou l'autre de ses formes, le rattachement de l'abus des droits au droit commun de la responsabilité délictuelle soulève de graves objections. 26 - Admettre, en effet, qu'une faute quelconque engage la responsabilité de celui qui, par hypothèse, se trouve dans l'exercice d'un droit subjectif, revient à dire que ce droit n'ajoute rien à la liberté. Autant dire, comme l'avait magistralement montré Ripert, que le droit subjectif «ne vaut plus rien» . En réalité, l'application indifférenciée du droit de la responsabilité délictuelle détruit la notion de droit subjectif plus sûrement encore que ne le faisait la conception téléologique de Josserand , à laquelle les tenants de l'assimilation à la responsabilité délictuelle eux-mêmes ne manquent pas d'adresser ce grief . L'observation a surtout été faite à propos de l'abus du droit d'ester en justice, qui constitue l'exemple privilégié de la thèse de l'assimilation. Il n'est pas douteux qu'au-delà de la diversité de ses formules, la jurisprudence exige une faute d'une certaine gravité . La liberté d'accès à la justice est à ce p r i x . Le raisonnement doit être généralisé: sanctionner la moindre faute dans l'exercice d'un droit équivaut à nier ce droit. 27 - Reconnaître, au contraire, que l'exercice d'un droit subjectif confère une certaine immunité, mais qu'il ne permet pas d'échapper aux conséquences de sa faute lorsque celle-ci revêt une certaine gravité, n'est guère plus satisfaisant. Le seuil de l'acte «abusif et partant fautif» reste alors à déterminer, et la référence à la notion de faute n'est alors d'aucun se14
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cours . La limite est d'autant plus difficile à fixer que cette présentation méconnaît la spécificité de la matière, que les protagonistes de la controverse classique avaient, au contraire, mise en pleine lumière. Celle-ci tient au fait que l'auteur de l'acte critiqué a agi dans les limites objectives de son droit. C'est ce qui différencie l'abus du dépassement ou de l'absence de droit et qui permet d'obvier la critique de Planiol . Que l'on retienne le critère étroit de l'intention de nuire ou que l'on incrimine tout mobile s'écartant du but qui serait assigné au droit exercé, c'est toujours le motif qui est en cause. Accompli dans les limites d'un droit que l'on suppose incontesté, l'acte est objectivement licite. Réduire l'abus de droit à la faute revient à s'interdire de 20
14. V . surtout, Le régime démocratique et le droit civil moderne, L G D J 1936, n° 122. 15. En ce sens, Jean Brethe, note sous Req. 7 mai et 24 novembre 1924, S. 1925.217 ; Beudant et Lerebours-Pigeonnière par Rodière, loc. cit., Contra H.L. Mazeaud et Tune, op. cit., n° 576 et s. 16. H . L . Mazeaud et Tune, op. cit., n° 573. 17. V. les réf. citées infra, n° 51. 18. V. spéc. les obs. de M. Hébraud, R.T.D.C., 1968.182. Contra H . L . Mazeaud et Tune, op. cit., n° 591. 19. En ce sens, Starck, Droit Civil, Obligations, n° 306; Savatier, op. cit., n ° 3 9 ; Beudant et Lerebours-Pigeonnière par Rodière, op. cit., n° 1438 et s. Il n'est guère plus éclairant d'évoquer la nécessité d'une faute «plus que quasi-délictuelle», cf. L e m é e , op. cit., p. 464 et s. 20. En ce sens, Brethe, loc. cit.; Ghestin et Goubeaux, op. cit., n° 697.
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distinguer «le reproche d'avoir commis un abus dans l'exercice du droit et le reproche d'avoir commis une faute à l'occasion ou en marge de l'exercice du droit» . Par ailleurs, une telle présentation déforme dangereusement la notion même de faute. En effet, si l'on se souvient que, par hypothèse, l'auteur de l'acte critiqué se trouve dans l'exercice de son droit, force est de constater que la faute qui lui est imputée se réduirait ici à un simple élément psychologique. La référence à la faute risque d'accréditer l'idée que les articles 1382 et 1383 du Code Civil permettent dans tous les cas de réprimer de simples intentions . Une telle banalisation du critère de l'abus des droits, qui doit rester un mécanisme correcteur d'application exceptionnelle, paraît d'autant moins utile qu'elle rejoint par la force des choses le critère le plus classique de l'abus des droits. Dire, en effet, que la jurisprudence exige une faute d'une certaine gravité lorsque, toujours par hypothèse, cette faute ne peut s'apprécier que dans l'échelle de l'élément moral, ne paraît guère différent de l'exigence d'une intention de nuire. En réalité, s'il s'agit de reconnaître à la théorie de l'abus dés droits une véritable spécificité, il paraît plus clair de le faire ouvertement plutôt qu'en se référant, non sans artifice, à la responsabilité délictuelle et au droit commun de la faute. Le détour de méthode que cela suppose paraît, en effet, plus pernicieux qu'éclairant et l'on ne manquera pas de conclure en insistant avec M. Henri Mazeaud sur les dangers que présente «l'absorption de toutes les règles juridiques par le principe de responsabilité civile» . 28 - Cette constatation laisse donc le champ libre à la distinction des droits et des pouvoirs peu compatible avec la réduction de l'abus des droits au droit commun de la responsabilité délictuelle, à supposer qu'elle ne soit pas, par ailleurs, condamnée par la consécration de la théorie de la fonction sociale des droits, tout aussi réductrice que la précédente. 21
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§ 2. La conception téléologique des droits 29 - En appliquant l'idée de fonction à tous les droits, Josserand niait la nécessité de distinguer pouvoirs et droits subjectifs. L'analyse de cette doctrine conduit cependant à mettre en cause à la fois la logique de la démarche suivie (A) et, de façon plus radicale, le bien fondé des conceptions sur lesquelles elle repose (B).
21. Beudant et Lerebours-Pigeonhière par Rodière, op. cit., a° 1437. Sur la distinction du dépassement et de l'abus, v. aussi Veaux, Rapport à l'Assoc. H. Capitant, L'abus de pouvoirs ou de fonctions, t. X X V I I I , p. 77 et s. 22. E n ce sens, Dabin, Le droit subjectif, op. cit., pp. 299-300; L e m é e , op. cit., n° 507 et les réf. citées. 23. H . Mazeaud «L'absorption des règles juridiques par le principe de responsabilité civile» D., 1935, Chr. 5. Adde sur «l'impérialisme de la responsabilité délictuelle» Ph. Malaurie, Cours de droit civil. Les Cours du droit 1976-1977, p. 2 2 5 ; Comp. Ripert, Le régime démocratique, op. cit., n° 169.
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A. La double induction de Josserand 30 - De façon très caractéristique, la démarche de Josserand repose sur l'induction qui consiste à tirer des règles de portée générale de constatations effectuées dans les diverses branches du droit étudiées. Ce n'est, en effet, qu'après avoir fait l'étude des applications jurisprudentielles de l'abus de droit de propriété, du droit d'ester en justice, de l'abus des puissances familiales ou du droit de contracter... désormais familiers aux tribunaux, que Josserand présente, dans son principal ouvrage, un «essai de systématisation de l'abus des droits en fonction de leur e s p r i t » . En l'occurrence, l'induction est double. Josserand constate en effet que certains mobiles sont toujours sanctionnés par la jurisprudence. Ainsi, le propriétaire qui exerce son droit dans l'unique dessein de nuire à autrui commet-il un abus de droit. Il observe par ailleurs que certains droits sont, à l'évidence, finalisés. C'est le cas des puissances familiales, tout le progrès ayant consisté à «faire de ces pouvoirs absolus des droits relatifs», à les «sortir de l'abstraction», à les «causer», à leur attribuer une finalité juridique étrangère à l'individualité de leur titul a i r e . La tentation était grande d'en induire que tous les mobiles sont contrôlés et que tous les droits sont finalisés. Cette double induction est d'autant plus séduisante que les deux propositions paraissent se conforter l'une l'autre: tous les droits sont contrôlés parce que tous les droits sont finalisés. 31 - L'hypothèse de la dissociation rompt avec cette logique et s'énonce en deux propositions: un seul mobile, l'intention de nuire, est toujours contrôlé, quel que soit le droit sous lequel on prétend s'abriter; une seule catégorie de droits, ceux que Josserand appelle les «droits à esprit altruiste», fait l'objet d'un contrôle de tous les mobiles contraires à l'esprit de l'institution. En d'autres termes, la double induction de Josserand serait une «induction fautive», une généralisation déformante qui méconnaît, en l'amplifiant, la portée réelle de certaines solutions du droit positif . Aussi, n'est-on pas fondé à affirmer que le droit de propriété est détourné de sa fonction sociale par exemple lorsqu'il en est fait un usage malicieux ou que tous les droits sont finalisés, cela se vérifiant en particulier pour les droits-fonctions . 32 - Pourtant, n'est-ce pas fondamentalement la même technique de contrôle qui est appliquée aux «droits à esprit égoïste» et aux «droits à esprit altruiste», l'exercice des premiers n'étant contraire au but poursuivi par le 24
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24. De l'esprit des droits et de leur relativité, op. cit.,n° 229.et s. 25. n° 61. 26. Sur le raisonnement inductif, «qui cherche à tâtons» le général, v. spéc. E. Goblot, Traité de logique, 6ème éd., A . Colin 1937, n° 179 et s. et la P r ê t de E. Boutroux. V . également F. Gény, Méthodes d'interprétation et sources en droit privé positif, 2ème éd. LGDJ 1919, t. 1, n° 22 et s. qui avait déjà dénoncé les dangers de l'induction chère à la doctrine allemande. 27. Josserand, op. cit., n° 26, p. 34 ; Cl. J. Berr, L'exercice du pouvoir dans les sociétés commerciales, Sirey 1961, n ° 4 6 3 ; Comp. Ghestin et Goubeaux, op. cit., n° 716, qui, suivant en cela une démarche classique, montrent que le critère de l'intention de nuire ne rend pas compte de toutes les applications positives de l'abus du droit en raisonnant sur l'exemple du pouvoir disciplinaire de l'employeur et du pouvoir des parents de consentir à l'adoption.
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législateur que dans l'hypothèse où ils sont exercés sans intérêt légitime à seule fin de nuire à a u t r u i ? Cette nouvelle tentative de réduction des deux catégories de droits à l'unité n'est guère convaincante. En effet, l'esprit du contrôle des «droits-fonctions» est tout différent de celui des autres droits. Le principe y est même radicalement inverse. Par nature, les prérogatives «égoïstes» peuvent être exercées librement. Leur titulaire n'est tenu de prendre en considération aucun autre intérêt que le sien propre. Ce n'est que par exception que l'usage du droit dans le seul intérêt de nuire à autrui est considéré comme abusif. Au contraire, les prérogatives «fonctionnelles» sont tout entières orientées vers la satisfaction d'un intérêt autre que celui de son titulaire. Tout détournement de cette finalité mérite d'être sanctionné. Ce n'est pas là une simple différence de degré ou d'intensité du contrôle de l'usage des droits. Cette opposition essentielle commande, en effet, tout le régime du contrôle. Ainsi l'idée de fonction implique-t-elle l'existence d'un contrôle, alors que la liberté d'action reconnue au titulaire d'un droit «égoïste» y répugne. On ne sera donc pas surpris de constater que la technique et l'étendue du contrôle diffèrent dans l'un et l'autre cas, de même que le régime de la preuve et de la sanction des agissements abusifs . Du reste, l'idée même de droit «à finalité égoïste» repose sur une conception contestable de la finalité des droits. 28
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B. But du droit et but des droits 33 - Le raisonnement qui tend à confondre des prérogatives juridiques aussi différentes que le droit de propriété ou de créance et les pouvoirs des organes sociaux ou du tuteur en faisant observer que le premier a pour but l'intérêt du propriétaire ou du créancier, de la même façon que les seconds ont pour but l'intérêt de la société ou du pupille, est de prime abord séduisant. Il permet de donner de l'abus une définition uniforme inspirée de la notion de détournement de pouvoir, le mobile illégitime étant uniformément défini comme celui qui s'écarte du but fixé par le législateur . Pourtant, si l'on conçoit aisément que les pouvoirs du tuteur soient orientés vers un but qui est la satisfaction des intérêts du pupille, l'idée de finalité d'un droit tel que le droit de propriété est beaucoup moins claire. Il ne suffit pas d'observer qu'en le reconnaissant aux individus le législateur a poursuivi un but déterminé pour en déduire que ce droit est «finalisé». Une telle évidence, applicable à toute règle de droit, ne nous renseigne en rien sur «l'esprit des droits» mais tout au plus sur l'esprit du d r o i t . En définissant les pouvoirs du tuteur ou des organes sociaux, le législateur ne se borne pas à prendre en considération l'intérêt du pupille ou du groupement auquel il assure une possibilité juridique d'expression. Il fait de la poursuite de cet 30
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28. Cf. Josserand, op. cit., n° 305 et s. En ce sens, v. par ex. A . Tribes, Le rôle de la notion d'intérêt en matière civile, th. Paris II 1975, p. 162 et s. ; M. Rotondi «Le rôle de la notion de l'abus du droit» R.T.D.C., 1980.66. 29. V. infra, n° 144 et s. 30. Josserand, loc. cit. 31. Sur la distinction classique du droit objectif et des droits subjectifs, v. spec. J. Carbonnier «Grand droit et petit droit» Flexible droit, 4ème é d . , p. 59 et s.
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intérêt la condition de l'action du tuteur ou de l'organe. La prérogative est ordonnée à la satisfaction de l'intérêt que précise le législateur. C'est le droit, pris dans son sens de prérogative conférée à l'homme, qui se voit assigner une finalité par le droit objectif . Tout autre est le cas du droit de propriété, qui reste l'exemple privilégié des droits dits «à esprit égoïste». Si le législateur poursuit à l'évidence une politique en reconnaissant de tels droits aux individus, celle-ci ne se traduit pas par la détermination d'un but qui devrait être respecté par le titulaire du d r o i t . Cette conception, qui fut celle de Josserand, heurtait de front l'un des fondements essentiels du libéralisme politique pour qui les individus, dont les activités s'harmonisent spontanément, satisfont plus efficacement l'intérêt collectif en poursuivant librement leurs intérêts personnels qu'en se trouvant soumis d'autorité à des impératifs trop contraignants . Le droit subjectif n'est pas autre chose que la traduction sur le terrain de la politique juridique de ce que les économistes nomment l'initiative p r i v é e . Aussi, la «finalité» de droits tels que les droits de propriété ou de créance serait de ne pas en avoir. L'expression de «fonction sociale é g o ï s t e » ou de droit «à fin é g o ï s t e » est donc contradictoire. En réalité, le titulaire d'un droit subjectif est libre d'en user à sa guise et aussi bien d'en faire un usage égoïste que d'en faire profiter a u t r u i . Ce type de prérogatives n'emporte donc pas, par nature, la justification du contrôle de son usage. En l'absence de finalité déterminée, la notion de détournement de pouvoir est ici sans application. Le fondement du contrôle de l'abus de droit ne peut alors être trouvé que dans un tempérament justifié par des raisons 32
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32. Le but participe alors de la nature même de la prérogative, passant ainsi du «grand droit» aux «petits droits», que le législateur ne concède qu'en leur imprimant cette orientation nécessaire. 33. En d'autres termes, la conception finaliste des droits confond le but et le contenu de la règle de droit, l'ordre des fins et l'ordre des moyens. Cf. sur l'opposition de la tendance autoritaire et de la tandance libérale dans l'ordre des moyens: J. Flour, Cours d'introduction à l'étude du droit et droit civil, 1967-1968, Les Cours du droit, pp. 54-57. 34. En ce sens, Roubier «Délimitation et intérêts pratiques de la catégorie des droits subjectifs» Arch, de philo, du droit, t. IX, spec. pp. 84 et 89, qui donne l'exemple du droit de propriété «dont le rendement est certainement supérieur à celui de la propriété collective» et des droits concédés aux inventeurs ou aux auteurs, avantages pour leurs titulaires créés comme récompense pour des activités conformes à l'intérêt du groupement. Comp. Rouast, op. cit., n° 12 in fine. Adde Morin « L e sens de l'évolution contemporaine du droit de propriété» Etudes Ripert, 1950, t. 2, p. 3 et s. 35. Roubier, Droits subjectifs et situations juridiques, op. cit., p. 128. 36. Dabin, Le droit subjectif, op. cit., p. 217 et s. 37. Josserand, op. cit., n° 290, p. 393. 38. C'est pourquoi le terme «égoïste», auquel Ripert nous a accoutumé, a pu être également critiqué. V. spéc. Ch. Eisenmann « U n e nouvelle conception du droit subjectif. La théorie de M. D a b i n » R.D.P., 1954, pp. 753-774, spéc. p. 761.
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d'ordre m o r a l et destiné à apporter un correctif à l'absolutisme des droits subjectifs . Ainsi comprise, l'analyse de l'«esprit des droits» ne fait que conforter l'hypothèse de la dissociation en ruinant définitivement 1'« harmonieuse u n i t é » du système de Josserand. Pourtant, le prestige de la thèse est tel que l'on a du mal à accepter cette conclusion. La conception finaliste des droits a longtemps paru constituer un progrès dans l'évolution du contrôle des droits dont on insistait autrefois sur l'absolutisme. Aussi a-t-on souvent hésité à donner à l'hypothèse de la dissociation une portée trop absolue, dans la crainte toute pragmatique de revenir sur l'acquis de la théorie de l'abus des droits. 40
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SOUS-SECTION
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La portée de la distinction des droits subjectifs et des pouvoirs
34 - Il est rare que les auteurs reconnaissent à la distinction des droits subjectifs et des pouvoirs un caractère tranché et une portée absolue. Aussitôt après avoir énoncé le principe, ils insistent, au contraire, volontiers sur «les limites inhérentes à toute classification» à moins qu'ils n'avouent plus ingénument qu'il s'agit là d'une «distinction plus intuitive que raisonnée» qui, à ce titre, ne pourrait «être parfaitement n e t t e » . Ce relativisme de principe les conduit à chercher dans la notion de «droit mixte», mi-droit subjectif, mi-pouvoir, l'assouplissement d'une classification dont ils paraissent redouter les conséquences. L'analyse montre qu'en réalité, telle position conduit inéluctablement à renier le principe même de distinction qui ne s'accomode pas de qualifications intermédiaires (§ 1). On s'apercevra que la jurisprudence, elle-même sensible aux risques d'une application trop mécanique de la distinction, s'est efforcée d'en atténuer la rigueur en recourant au système d'inspiration toute différente des équipollents de l'intention de nuire (§ 2). 42
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39. Cf. R. Savatier, Des effets et de la sanction du devoir moral en droit positif français et devant la jurisprudence, th. Poitiers 1916, p. 22 et s . ; Ripert, La règle morale..., n° 9 5 ; Rouast, op. cit., n° 14. D a n s une matière où toutes les thèses se prévalent de maximes latines, celle-ci se résume dans la formule de Celse: malitiis non est indulgendum. La découverte de ce fondement moral ne signifie pas que l'on puisse trouver le critère de l'abus dans «l'usage immoral du droit» (contra: Dabin, op. cit., p. 293 et s.). 40. La jurisprudence ne l'a pas conçu autrement: « O n doit prévenir et réprimer toute entreprise faite par haine et par malice et sans utilité pour celui qui se le permet», Cass. 8 juin 1857, S. 1858.303. 41. Josserand, op. cit., n° 291. 42. V . par ex. Dubouis, thèse précitée, p. 298. 43. J. L e m é e , thèse précitée, n° 654.
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§ 1. Le rejet de la notion de droit mixte 35 - On doit à André Rouast l'une des premières formulations générales de l'hypothèse de la dissociation des droits subjectifs et des pouvoirs. On lui doit également l'introduction de la notion de droit m i x t e . Après avoir énoncé très fermement la distinction des «prérogatives individuelles» et des véritables fonctions sociales, auxquelles il assigne un régime distinct, Rouast affirme que l'opposition «ne doit pas être exagérée»: entre «les droits subjectifs purs et les fonctions pures «il y aurait place pour les droits «mixtes» qui auraient un caractère à la fois subjectif et fonctionnel» . Plus encore que la distinction qu'il vient t e m p é r e r , cet ultime raffinement de l'analyse connaîtra un succès certain en doctrine . On trouve cependant en doctrine assez peu d'exemples de «droits mixtes». Les auteurs raisonnent, en effet, essentiellement sur l'exemple du droit de propriété et sur celui du droit de vote dans les assemblées générales d'actionnaires. Le choix est limité mais parfaitement éclectique puisque le premier constitue l'exemple le plus classique de droit subjectif et que le second paraît bien répondre à la définition du pouvoir. 44
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A. Droit mixte ou droit subjectif: l'exemple du droit de propriété 36 - Rouast lui-même ne donnait qu'un seul exemple de «droit mixte», celui du droit de propriété dans lequel il voyait «le type le plus remarquable de ces droits m i x t e s » . Depuis le début du siècle, on indique volontiers que «sa fin est double: d'abord, procurer le bien particulier du propriétaire. Dans cette mesure, la propriété est un droit. Ensuite, procurer le bien de la 48
44. On pourrait sans doute lui trouver des précurseurs (ex. Morin «L'abus du droit et les relations du réel et des concepts dans le domaine juridique» Rev. de métaph. et de morale, 1929, p. 279) mais, là encore, la généralité et la fermeté de ses développements permettent de reconnaître à Rouast la paternité de la notion. 45. Rouast, op. cit., n° 11. 46. V . par ex. Dubouis, loc. cit.; Michaelidès-Nouaros «L'évolution récente de la notion de droit subjectif» R.T.D.C., 1966, pp. 216-235, spéc. concl. p. 235, qui, sans accueillir très nettement le principe de la distinction, paraissent faire application de l'idée de droit mixte. 47. V . surtout Vidal, thèse précitée, p. 343 note 1 ; Goyard, op. cit., p. 155; L e m é e , thèse précitée, n° 668 et s. ; Langlade, thèse précitée, p. 97 et s. 48. Op. cit., n ° l l ; l'auteur développera cette thèse in «L'évolution du droit de propriété en France» Trav. Capitant, t. 2, 1946, spéc. pp. 120-121. La doctrine sociale de l'Eglise à laquelle l'auteur se réfère expressément n'est sans doute pas étrangère à ce choix. Sur la question, v. not. Renard et Trotabas, La fonction sociale de la propriété privée, spéc. la première partie par Renard intitulée «Le point de vue philosophique: la pensée chrétienne sur la propriété privée».
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communauté, c'est-à-dire augmenter la production des richesses et assurer la subsistance de tous. C'est la part fonctionnelle de la p r o p r i é t é » . En se ralliant à cette thèse, Rouast entendait rendre compte des restrictions apportées par la loi et par la jurisprudence au droit de propriété: «lorsque le caractère social du droit de propriété apparaissait peu dans la législation, il n'était guère question que de l'abus résultant d'un usage malicieux des prérogatives du propriétaire; mais, au fur et à mesure que la fonction sociale de celui-ci a été davantage affirmée, il a fallu envisager les détournements qu'il pourrait faire de son droit et les applications de la théorie de l'abus des droits se sont élargis» . 37 - On mesure à ces formules l'importance de la concession faite aux thèses de Josserand. Aussitôt après en avoir fait une critique d'une grande pertinence, Rouast reprend à son compte le principal thème de Josserand et présente à nouveau, sous couleur de «droit mixte», le droit de propriété comme une fonction sociale. La nuance ressemble fort à un reniement. En effet, comment ne pas reconnaître, dès lors, à tous les droits le caractère «mixte» que l'on attribue si volontiers au droit de propriété? On voit mal pourquoi le droit de disposer de ses biens à cause de mort, qui du reste ne fait que prolonger le droit de propriété et qui constitue, comme lui, une pièce essentielle de l'organisation d'une société fondée sur l'initiative individuelle, serait une prérogative individuelle , si le droit de propriété doit être luimême considéré comme une fonction sociale au seul motif qu'en poursuivant son intérêt, le propriétaire sert également l'intérêt g é n é r a l . On pourrait ainsi multiplier les exemples, tous les droits devenant, à s'en tenir à de tels critères, des fonctions sociales ou à tout le moins des «droits mixtes». 49
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Certains auteurs ne sont pas loin d'adopter une telle conclusion. Faute d'accorder à la distinction des droits subjectifs et des pouvoirs «une portée trop absolue» on en vient à admettre que «chaque droit paraît bien réaliser un certain dosage» de droit subjectif et de p o u v o i r . En bref, tous les droits sont mixtes, c'est-à-dire partiellement finalisés. La nuance a étouffé le principe. Comment maintenir, en effet, après de telles conclusions un principe de distinction fondé sur un critère aussi flou et comment appliquer distributivement un régime propre à chaque type de droits lorsque tous se fondent dans la catégorie vaine de «droit mixte»? Telle était pourtant l'ambition initiale et l'unique intérêt du travail de qualification. 53
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49. Morin, loc. cit. L'auteur ne persistera pas dans cette analyse. A propos des conceptions du droit de propriété de Duguit et de Josserand, il affirmera plus tard qu'« introduire l'idée de fonction dans le concept de droit subjectif, c'est intégrer une contradiction dans sa structure,car le droit est une liberté dans l'intérêt de son titulaire et la fonction une obligation au service de personnes autres que le fonctionnaire». V . «le sens de l'évolution contemporaine du droit de propriété» Etudes Ripert, t. 2, 1950, p. 14. 50. Rouast, op. cit., n° 12. 51. Rouast, op. cit., n° 4. 52. Rouast, n° 11. 53. Vidal, loc. cit. (Plus précisément, l'auteur évoque le «dosage de fonction et de pouvoir». Sur les aspects de terminologie, v. infra, n° 57 et s.). Dans le m ê m e sens, Michaelidès-Nouaros, loc. cit. 54. Rouast, op. cit., n° 12.
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A la vérité, la nécessité de distinguer est si forte que certains auteurs n'hésitent pas à faire purement et simplement abstraction de la notion de droit mixte après l'avoir énoncée pour m é m o i r e . La précision n'en obscurcit pas moins inutilement l'exposé de la matière et l'on ne sera pas surpris, dans ces conditions, de constater que bien des auteurs puissent aujourd'hui encore douter de l'utilité de la distinction des droits subjectifs et des pouvoirs . 38 - Cependant, la lecture du célèbre article de Rouast laisse apparaître de façon frappante le hiatus qui existe entre la présentation de l'hypothèse de la dissociation elle-même et celle de la notion de droit mixte, qualification taillée sur mesures pour éviter de condamner brutalement la conception sociale du droit de propriété. La rupture de logique est flagrante. A la mise en garde contre la «tentation de confondre pêle-mêle des droits de nature bien différente» succède la «défiance des distinctions trop absolues» , à la rigueur de l'analyse, l'embarras qui accompagne le compromis, à l'efficacité des qualifications simples, l'impuissance des demi-mesures. L'analyse du droit de propriété comme droit mixte est d'autant moins convaincante que, dans les lignes qui la précèdent, Rouast lui-même livre toutes les clés qui permettent de la réfuter. L'auteur prétend, tout d'abord, rechercher l'aspect fonctionnel du droit de propriété dans les nombreuses restrictions que le droit positif apporte à son usage. La législation du remembrement rural, la réglementation de l'usage des eaux et, pourrait-on ajouter aujourd'hui, les multiples servitudes d'urbanisme, en feraient «un droit limité et, par suite, un droit contrôlé» . On songe aussitôt à la distinction de «l'abus et du dépassement des limites du droit» , que l'auteur a clairement exposée dès le début de son analyse. Aussi nombreuses soient-elles, les limites qu'impose la loi au titulaire du droit n'en font jamais un droit finalisé. Elles trouvent naturellement leur sanction dans le contrôle objectif du dépassement de droit, non dans le contrôle subjectif du détournement de pouvoir. Parfaitement conscient des limites de ce premier argument, Rouast relève ensuite qu'en poursuivant son intérêt propre, le propriétaire sert également l'intérêt général, conformément aux postulats de la doctrine libérale. On reconnaît là l'un des supports essentiels de la thèse de Josserand que l'on a déjà eu l'occasion de réfuter. L'argument repose tout entier sur la confusion du but du droit objectif et du but des droits subjectifs . Rouast n'en est pas dupe puisqu'il s'empresse d'ajouter que c'est «d'ailleurs» en considérant la propriété «comme un droit individuel qu'on lui fait produire son rendement maximum pour le plus grand bien du corps social» . 55
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55. Vidal, loc. cit., Comp. les hésitations de Rouast, op. cit., n° 11. 56. V . not. Marty et Raynaud, op. cit., t. 1, n° 417 bis p. 416. 57. Rouast, op. cit., n° 4. 58. № 11. 59. № 11. Pour une démarche similaire, v. encore Laborde-Lacoste «La propriété immobilière est-elle une fonction sociale ? » Mélanges J. Brethe de la Gressaye, Bordeaux 1967, p. 373 et s. 60. Op. cit., n° 5-1°. 61. V. supra, n°»33. 62. Op. cit., n° 11.
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Dans cette conception, qui est celle du droit positif, le droit de propriété est bel et bien un droit subjectif et non une fonction sociale ou même un droit mixte. 39 - Au reste, il ne se trouve plus guère d'auteurs pour soutenir l'opinion inverse . La notion de droit mixte n'en a pas pour autant disparu. Elle s'est, au contraire, développée à partir d'un autre exemple, celui du droit de vote des actionnaires. Après avoir prétendu recouvrir un droit subjectif, la notion de droit mixte pourrait ainsi s'appliquer à un pouvoir. A l'analyse, cette tentative n'apparaît pas plus heureuse que la précédente. 63
B. Droit mixte ou pouvoir : l'exemple du droit de vote des actionnaires 40 - Depuis le début du siècle, les tribunaux ont eu le souci de protéger les actionnaires minoritaires contre les manœuvres éventuelles de ceux qui, avec la majorité, détiennent le pouvoir de décision dans les sociétés. La résolution prise par la majorité lie la m i n o r i t é , mais elle n'est régulière qu'autant que les pouvoirs de l'assemblée générale ont été exercés dans l'intérêt de tous. Ainsi, la majorité ne peut-elle valablement refuser de délibérer sur l'offre faite par l'un des actionnaires d'acquérir à un prix plus élevé l'actif social que l'on envisageait de céder à un t i e r s . La jurisprudence n'a pas davantage hésité à annuler la décision de modifier les statuts, prise non pas dans l'intérêt social, mais dans l'intérêt particulier de certains des associés . D e la même façon, elle annule la décision d'augmenter le capital qui n'a pas été prise «de bonne foi, en vue de l'intérêt général de la société (et qui) n'a eu pour but que de favoriser un groupe d'actionnaires, eût-il pour lui l'avantage de la majorité, au détriment des actionnaires moins nomb r e u x » ou l'introduction d'une clause d'agrément permettant au conseil d'administration de contrôler l'assemblée générale en choisissant les actionnaires à sa convenance, au motif qu'elle constitue un «véritable détournement de p o u v o i r » . 64
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41 - Ces premières manifestations jurisprudentielles du contrôle de «l'abus de majorité» sont trop connues pour qu'on y. insiste. Il suffira d'observer à cette p l a c e que les premiers observateurs de cette jurisprudence en ont tout naturellement déduit le caractère «fonctionnel» du droit 69
63. Sur cette tendance, v. Carbonnier « L e droit de propriété depuis 1914» Flexible droit, 4 è m e éd. 1979, p. 195 et s. 64. Sur l'histoire et la justification du principe, v. G. Ripert «La loi de la majorité dans le droit privé» Mélanges Sugiyama, 1940, p. 351 et s. 65. Civ. 31 décembre 1913, S., 1914.1.267 ; D., 1917.1.143 ; J. Soc. 1915.81. 66. Pau, 24 décembre 1935, Gaz. Pal, 1936.1.399. 67. Paris, 13 avril 1934, D.P., 1936.2.121, note P. Pic. 68. Paris, 24 novembre 1954, J.C.P., 1955.11.8448, concl. avocat général Lambert, obs. D . Bastian; D., 1955.236, note Ripert. 69. Sur la nature du contrôle exercé par les tribunaux, v. infra, n° 79 et s. et sur une interprétation possible d e la jurisprudence récente en la matière, v. infra, n° 297 et 304.
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de vote . Devant servir à exposer l'opinion du votant sur ce qu'il croit être la meilleure détermination à prendre dans une situation donnée, le droit de vote ne lui est pas accordé dans son intérêt personnel mais dans l'intérêt de la société tout e n t i è r e . De nombreux auteurs ont pourtant eu du mal à admettre une telle conclusion. Le droit de vote, contrepartie de la perte d'indépendance qui résulte pour l'actionnaire de son entrée dans la société, n'est-il pas, au contraire, un moyen pour son titulaire de défendre ses propres intérêts ? Ne pouvant ignorer les premiers développements de la jurisprudence sur le contrôle de l'abus de majorité, ils se sont trouvés tout naturellement conduits à retenir la qualification transactionnelle de «droit mixte»: moyen de défense du patrimoine personnel de l'actionnaire et procédé de gestion de la société, le droit de vote serait à la fois «une prérogative et une fonction», «un droit et un p o u v o i r » . L'analyse a connu un certain succès en doctrine et l'on est parfois allé jusqu'à affirmer que la Cour de cassation l'avait elle-même consacrée en 1961 par son célèbre arrêt Société des Anciens Etablissements Picquard . 42 - Depuis cet arrêt de principe qui fixe la jurisprudence en la mat i è r e , la Cour de cassation annule les décisions des assemblées d'actionnaires «prises contrairement à l'intérêt général de la société et dans l'unique dessein de favoriser les membres de la majorité au détriment des membres de la m i n o r i t é » . La dualité de conditions a justement intrigué les auteurs. Certains estiment que les deux composantes de la formule font double emploi. Toute décision par laquelle un groupe d'actionnaires s'avantage personnellement au détriment des actionnaires minoritaires serait, en effet, nécessairement contraire à l'intérêt social, entendu comme l'intérêt de chacun dans la société . D'autres ne voient dans l'intérêt social qu'une «norme de référence» permettant d'apprécier la faute des organes sociaux ou «le symptôme de la rupture d'égalité» que la suite de la formule ne ferait que 71
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70. R. David « L e caractère social du droit de vote» Journal des sociétés, 1929.401 et s. ; plus récemment, v. la démonstration de G. Roujou de B o u b é e , Essai sur l'acte juridique collectif. L G D J 1961, préf. Marty, p. 144 et s. 71. R. David, loc. cit. 72. D u Garreau de la Méchenie, Les droits propres de l'actionnaire, th. Poitiers 1937, n° 167. 73. V . spéc. Coppens, L'abus de majorité dans les sociétés anonymes, th. Paris 1947, n° 56 et déjà D u Garreau de la Méchenie, op. cit., n° 167. Comp. Neuburger, qui distingue, selon une répartition un peu différente, le droit subjectif de vote de chaque actionnaire du pouvoir de l'assemblée, prise en qualité d'organe de la société (thèse précitée, pp. 36-37). 74. Noirel, Les tendances modernes de la jurisprudence commerciale en matière de sociétés anonymes, Libr. Techn. 1958, n° 203 et s. ; Dubouis, La théorie de l'abus de droit et la jurisprudence administrative, LGDJ 1962, p. 327. 75. J. L e m é e , thèse précitée, n° 669. 76. Corn. 18 avril 1961, Bull., III, n° 175; J.C.P., 1961.11.12164, note D . B . ; D., 1961.661. 77. V . infra, n° 83 et s. 78. V . également l'article 12 de la loi du 3 janvier 1967 portant statut des navires et autres bâtiments de mer, qui applique le critère à la copropriété des navires. 79. D . Schmidt, thèse précitée, n° 204 et s. 80. A . Lyon-Caen, thèse précitée, n° 354 et s.
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préciser . Toutes ces conceptions tendent délibérément à minimiser le rôle de la référence à l'intérêt social. Cependant, la Cour de cassation a persisté à utiliser le double critère dégagé en 1961. Par un arrêt remarqué du 22 avril 1976 , elle a pris soin de distinguer plus clairement encore les deux «éléments caractéristiques » de l'abus de majorité que sont la méconnaissance de l'intérêt social et la rupture d'égalité entre les actionnaires. Il était tentant de lire dans cette double formule le caractère mixte du droit de vote. La méconnaissance de l'intérêt social correspondrait au critère du détournement de pouvoir et à l'aspect fonctionnel du droit de vote. La seconde condition, que l'on présente parfois comme l'intention de la majorité de nuire à la m i n o r i t é , serait, au contraire, l'application pure et simple du critère classique de l'abus de droit. Cette thèse y voit la part du droit subjectif dans la composition «mixte» du droit de v o t e . 43 - Une telle analyse ne paraît pas acceptable. On en admettra assez facilement le premier terme. La décision prise par la majorité dans un intérêt autre que celui de la société elle-même correspond bien à la définition classique du détournement de pouvoir. En revanche, il est exclu que l'on puisse voir dans le «second élément caractéristique» de la définition prétorienne l'application banale du critère de l'intention de nuire. Ce n'est que par suite d'un abus de langage, lointaine réminiscence des origines de la théorie, que l'on qualifie d'intention de nuire la poursuite consciente par les membres de la majorité d'un avantage personnel au mépris des intérêts de la minorité. Dans de telles hypothèses, l'intention de s'enrichir ou d'obtenir un avantage indu est, en effet, prépondérante. Le critère de l'intention de s'avantager personnellement au détriment d'autrui va beaucoup plus loin que l'intention de nuire proprement d i t e . La constatation d'une telle intention suffit à satisfaire aux exigences de la définition jurisprudentielle . Du reste, la question n'est pas sérieusement contestée en d o c t r i n e . Il paraît donc tout à fait artificiel d'analyser cette jurisprudence comme la consécration du caractère mixte du droit de vote. 82
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Cette conception n'est pas seulement condamnée par le droit positif. Elle est également incohérente puisque ses conclusions contredisent inévitablement ses prémisses.
81. Sousi, thèse précitée, n° 331. 82. C o m . 22 avril 1976, Rev. Soc, 1966.479, note Schmidt, D., 1977.4, note Bousquet. 83. Houin, R.D.Com., 1968.94; J. Paillusseau, La société anonyme, technique d'organisation de l'entreprise, Sirey 1967, Préf. Y . Loussouarn, p. 186; Noëlle Lesourd «L'annulation pour abus de droit des délibérations d'assemblées générales» R.D.Com., 1962, p. 14. Sur le sens de cette affirmation, v. infra, n° 160. 84. J. L e m é e , thèse précitée, n° 669. 85. Cela n'exclut pas, au demeurant, que l'on puisse compter l'intention de nuire au rang des mobiles illégitimes. Sur la combinaison des critères de l'abus de droit et du détournement de pouvoir, v. infra, n° 164. 86. V. les formules citées supra n° 42 et l'affirmation non équivoque de Grenoble, 6 mai 1964, D., 1964.783 note A . Dalsace. Comp. Paris 14 mai 1966, D., 66.533. 87. Sur la distinction de la «conscience de s'avantager personnellement» et de l'intention de nuire, v. Hémard, Terré et Mabillat, op. cit., t. II, n° 388; Schmidt, thèse précitée, n° 229 et s.
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44 - Le postulat tient à la double nature du droit de vote. Mi-droit subjectif, mi-pouvoir fonctionnel, il serait donc justiciable de «l'application simultanée» des idées d'abus de droit et de détournement de pouvoir . Il suffit de chercher à en faire application pour s'apercevoir qu'il n'y a là qu'une formule vaine destinée à ne jamais produire d'effets pratiques. Le critère de l'abus de droit qui ne saisit qu'un motif, l'intention de nuire, est en effet infiniment plus restrictif que celui du détournement de pouvoir, qui permet de condamner tous ceux qui s'écartent du but pour lequel le pouvoir a été conféré . Ici comme ailleurs, l'application cumulative de deux critères conduit nécessairement à faire primer le plus restrictif. L'abus d'un «droit mixte » se résumerait ainsi à l'intention de nuire ! Cette conséquence nécessaire de la qualification de droit mixte n'a pas échappé à l'un de ses partisans, qui se borne à conclure que «l'aspect égoïste prime sur l'aspect de fonct i o n » . Autant dire qu'il ne s'agit que d'un vulgaire droit subjectif. La combinaison du droit subjectif et du pouvoir est donc essentiellement instable, la part de droit subjectif absorbant nécessairement celle de pouvoir . 45 - Cette analyse nous paraît condamner définitivement la notion de droit mixte. Appliquée à de véritables droits subjectifs, elle tend à envahir l'ensemble des prérogatives juridiques . Appliquée à des droits dont la nature fonctionnelle est plus marquée, elle conduit à leur imposer le régime le plus restrictif, qui est précisément celui des droits subjectifs . Il n'est pas nécessaire d'insister davantage: la notion de droit mixte est inutilisable. En réalité, l'incompatibilité des droits subjectifs et des pouvoirs fonctionnels est totale. Un droit ne peut être à la fois libre et finalisé . Le propriétaire est libre de jouir de sa chose dans les limites objectives de son droit, alors que l'actionnaire, dans l'exercice de son droit de vote, doit poursuivre l'intérêt de la société, comme le tuteur, l'intérêt du pupille. Entre la liberté, limitée par la seule prohibition de l'intention de nuire, et la recherche d'un but déterminé, la logique ne laisse place pour aucun compromis. Un droit est libre ou finalisé, il ne peut être l'un et l'autre. Associer ces deux termes, c'est vouloir «marier l'eau et le f e u » . 46 - Le destin de l'idée de droit mixte est paradoxal. Initialement conçue pour élargir le contrôle des droits s u b j e c t i f s , elle tend à restreindre 88
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88. Coppens, L'abus de majorité dans les sociétés anonymes, thèse précitée, n° 56 in fine. Dans le même sens, J. L e m é e , op. cit., n° 669. 89. V . infra, n° 160. 90. J. L e m é e , loc. cit. 91. L e droit des régimes matrimoniaux en fournit un autre exemple. Sous la qualification de «pouvoirs à buts multiples», M. Langlade fait aux pouvoirs des époux dans la gestion de leurs gains et salaires et l'administration des revenus de leurs propres une application de l'idée de «droit mixte». Le même processus logique le conduit à appliquer à cette catégorie de droits le régime de contrôle le plus restrictif. Thèse précitée, spec. p. 97 et s. 92. V . supra, n° 36 et s. 93. V . supra, n° 40 et s. 94. L'idée même de «finalité égoïste», que l'on trouve chez Josserand et Dabin (Le droit subjectif, op. cit., p. 217 et s.) est contradictoire. On évitera donc l'expression. V. supra, n° 33. 95. Ch. Eisenmann, article précité, p. 768. 96. V . supra, n° 33 in fine.
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le contrôle des fonctions . Une fois écartée cette dernière conséquence, illogique et condamnée par le droit positif , la véritable question qui se trouve à l'origine des hésitations de R o u a s t " conserve toute sa vigueur: n'est-il pas dangereux de donner à l'hypothèse de la dissociation des droits subjectifs et des pouvoirs une formulation trop rigide? Ne risque-t-on pas ainsi de restreindr-e abusivement le contrôle des droits subjectifs en les soumettant à la seule prohibition de l'intention de nuire? Ce critère n'est-il pas dépassé par la pratique des tribunaux? En d'autres termes, prise dans sa forme la plus pure, exclusive de l'idée de droit mixte, l'hypothèse de dissociation n'est-elle pas rétrograde et inopportune? L'étude du droit positif montre qu'en effet, la jurisprudence ne s'en est pas toujours tenue au seul critère de l'intention nocive. Elle n'a pas pour autant fait appel à l'idée de fonction sociale pour contrôler l'usage des droits subjectifs. Aussi a-t-elle répondu au besoin de souplesse justement ressenti par la doctrine en recourant à une technique qui ne doit rien à l'idée de droit mixte : celle des équipollents de l'intention de nuire. En le montrant, on écartera par là-même les derniers scrupules que l'on pourrait éprouver à distinguer de façon tranchée droits subjectifs et pouvoirs. 98
§ 2. L'admission des équipollents de l'intention de nuire 47 - Il n'est pas contestable aujourd'hui que le critère de l'abus de droit ne saurait être réduit à l'intention de n u i r e . Ce serait pourtant méconnaître le sens profond de la jurisprudence que de tirer de cette proposition purement négative l'idée que le droit positif accorde une certaine valeur à la conception téléologique des droits et qu'il y aurait donc régression à rejeter de façon trop tranchée cette théorie, fût-ce sous la forme atténuée des «droits mixtes», comme semble devoir l'imposer la distinction des droits subjectifs et des pouvoirs. Si elle perturbe le contrôle des «droits fonctions» ou p o u v o i r s , la notion de droit mixte n'a pas même le mérite d'assouplir, dans l'ordre des droits subjectifs, le critère de l'intention malicieuse. L'expérience montre, en effet, qu'il est vain d'attendre de l'idée de fonction sociale des droits une extension notable au contrôle des droits subjectifs pour lesquels elle n'est nullement adaptée. La doctrine a du reste récemment souligné le «faible rendement socialiste» de cette conception . C'est au contraire à partir de l'intention de nuire que, suivant sa logique propre, la jurisprudence a élargi son contrôle de l'abus des droits. 100
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97. V . supra, n° 44. 98. V. supra, n° 43. 99. V . surpa, n° 34 et s. 100. Sur la question, v. spéc. les obs. Durry, R.T.D.C., 1978.655 et les réf. 101. V . supra, n° 40 et s. 102. J. Carbonnier, Droit Civil, t. 3, Les biens, n° 58. V . également les obs. désabusées de Pirovano «La fonction sociale des droits: Réflexions sur le destion des théories de Josserand» D., 1972, Chr. 67.
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48 - Le critère de l'intention de nuire reste ainsi le point d'ancrage nécessaire de tout le s y s t è m e . La jurisprudence en fait une application régulière, sinon fréquente, sous le contrôle vigilant de la Cour de cassation. Celle-ci ne manque pas de censurer les décisions qui auraient relevé l'intention de nuire sans sanctionner «l'exercice malicieux, partant abusif, du d r o i t » . Elle approuve au contraire celles qui se fondent expressément sur la constatation d'une telle intention pour condamner l'abus . Certaines décisions pourraient même laisser penser que la Cour de cassation y voit le critère exclusif de l ' a b u s . Il convient pourtant de réserver le jeu des équivalences qu'elle a par ailleurs établies, en assimilant, pour les besoins de la cause, certains critères voisins à l'intention de nuire. Le caractère disparate de ces équivalences, de portée variable, contribue à donner de la jurisprudence l'image d'une casuistique inextricable. Pourtant, si le fondement théorique de telles assimilations n'est pas toujours très ferme et si l'on peut hésiter sur la place exacte qu'il convient de leur reconnaître, l'objectif poursuivi n'en est pas moins clair: la jurisprudence entend assouplir le critère de l'intention de nuire sans renoncer à la conception générale des droits qu'il suppose. 42 - Sans entrer dans le détail d'une analyse qui excéderait assurément les limites de la présente étude si elle devait embrasser l'ensemble des décisions rendues en la matière, on se bornera, pour donner corps à cette observation, à mentionner les principales équivalences admises par les tribunaux, en réservant une place à part, en raison de sa généralité, à celle qui établit une corrélation entre le défaut d'utilité personnelle et l'intention malicieuse. 103
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A. Le défaut d'utilité personnelle 50 - On conçoit aisément que la preuve directe de l'intention de nuire soit des plus difficiles à rapporter. Aussi a-t-on coutume d'affirmer que les tribunaux déduisent le plus souvent cet élément purement psychologique de considérations plus objectives et notamment du fait que le titulaire du droit l'a exercé sans en retirer aucun avantage sérieux pour lui-même. De fait, les arrêts ont pris l'habitude de viser concurremment ces deux éléments. A l'origine, ce n'était sans doute qu'une autre façon de dire que seul l'exercice
103. En ce sens, G. Cornu, Droit civil, Introduction, n° 147 et s., 1085 et s. 104. Civ. 1ère, 20 janvier 1964, D a m e Blum c/Delle Lassus, D., 1964.518; J.C.P. 1965.11.14035, obs. B . Oppetit; R.T.D.C., 1964.580, obs. J . D . Bredin; R.T.D.C., 1965.117, obs. Rodière ; Civ. 3 è m e , 22 février 1968. Cassation de l'arrêt qui s'est abstenu de rechercher si le refus, objectivement licite, d'accepter le congé du locataire «reposait sur des motifs légitimes» ou s'il n'avait été «au contraire dicté par le désir de nuire». D., 1968.607, note Ph. M., J.C.P., 1969.11.15735, note R . D . , R.T.D.C., 1968.735, obs. Cornu. Corn. 21 février 1978, Aff. Esky-Laisky, D., 1978.407, note J. Foulon-Pigagnol (acquisition d'une marque dans le seul but de nuire à un concurrent). 105. Pour une application banale du principe, v. par ex. : Com. 20 janvier 1976, Bull., IV, n° 26 (saisie-arrêt d'un montant disproportionné à la créance). Civ. 1ère, 8 mars 1979, J.C.P., 1978.IV.152. 106. E x . : Civ. 3 è m e , 25 février 1975, J.C.P., 1975.11.18096, note B . B . , R.T.D.C., 1975.736, obs. Cornu (exercice par le bailleur d'un commerce concurrent).
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purement malveillant du droit était considéré comme abusif. Loin d'assouplir le critère de l'intention de nuire, la mention de l'absence d'intérêt personnel n'était donc initialement destinée qu'à le rendre plus exigeant . Ce n'est qu'ultérieurement que, sous l'influence de la doctrine dominante qui a toujours interprété en ce sens la double référence jurisprudentielle , certaines décisions indiquèrent plus nettement qu'elles déduisaient l'intention de nuire du défaut d'utilité p e r s o n n e l l e . Il est permis de penser qu'au fil des applications, ce qui n'était qu'une présomption de l'homme ne dérogeant en rien au droit commun de la preuve, est devenue une véritable règle de droit d'origine prétorienne susceptible de déplacer l'objet de la preuve de l'intention de nuire à l'absence d'utilité personnelle, à la manière d'une présomption l é g a l e . Dans cette mesure, la présomption réalise l'équivalence des deux formules: la constatation du défaut d'utilité personnelle suffit alors à justifier la condamnation de l'usage du d r o i t . Mais, il ne s'agit là que d'une 107
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107. En ce sens, v. Bonnecase. Supplément, t. III, n" 228 et 229. Comp. D e m o g u e , Traité des obligations en général, t. IV, 1924, n° 685 ; Carbonnier, t. IV, p. 367 ; Cornu, Introduction précitée, n° 1090. A cet égard, la stabilité des formules jurisprudentielles est tout à fait remarquable: Comp. Crim. 19 décembre 1817, S., 1818.1.70 («la loi ne répute pas en faute celui qui fait ce qu'il a le droit de faire à moins qu'il ne le fasse pour nuire à autrui et sans intérêt pour lui-même»), Req. 3 août 1915, aff. Clément Bayard, D., 1919.179 (où la Cour relève que le dispositif litigieux « n e présentait pour Coquerel aucune utilité et n'avait été édifié que dans l'unique but de nuire à Clément Bayard») et Civ. 1ère, 20 janvier 1964 précité (qui définit l'abus comme «l'accomplissement d'actes malveillants, ne se justifiant par aucune utilité appréciable » puis comme « l'exercice purement malicieux » du droit). Il nous paraît donc excessif de présenter la décision de 1964 comme dangereusement novatrice (cf. Rodière, obs. précitées). On trouve, du reste, des formules comparables chez D o m a t , Lois civiles, Livre II, t. 8, sect. 3 , n° 9, et Pardessus, Traité des servitudes, 8 è m e é d . , p. 51. 108. Inaugurée par Saleilles « D e l'abus des droits» Bull. Soc. Etudes Législ., 1905, p. 349), cette façon de voir est rapidement devenue «classique». Cf. Ripert, La règle morale, n ° 9 7 ; Cornu, thèse précitée, p. 162; Mazeaud-Tunc, op. cit., n° 5 7 5 ; Weill et Terré, op. cit., p. 6 9 5 ; comp. Starck, n° 310. 109. E x . : R i o m , 5 mars 1968, D., 1969 Somm. 5 ; Pau, 15 février 1973, J.C.P., 1973.11.17584, obs. J.B. ; R.T.D.C., 1974.152, obs. Durry. Il y a abus lorsque l'usage du droit «apparaît tout à la fois inutile pour (celui qui l'exerce) et préjudiciable (à autrui), cette conjonction révélant l'intention de nuire». La Cour de Cassation est généralement plus discrète. V . cep. Civ. 3 è m e , 22 février 1968, op. cit. (Arg. «au contraire») et les différents commentaires précités, spéc. Ph. M . ; Simler, n° 2 3 ; v. également Oppetit, obs. précitées sous Civ. 1ère, 20 janvier 1964. 110. Sur la création de présomptions «légales» sans texte, v. spéc. Carbonnier, o b s . , R.T.D.C., 1960.679. et les réf. citées. 111. Ainsi la Cour de Cassation maintient-elle les arrêts condamnant l'abus sans relever d'intention de nuire lorsque le défaut d'intérêt personnel est caractérisé. Ex. : Civ. 3 è m e , 17 janvier 1978, Bull., III, n° 4 1 , R.T.D.C., 1978, p. 655 obs. Durry et p. 896 obs. Giverdon; Civ. 3 è m e , 20 mars 1978, Bull., III, n° 128. Mais le système d'équivalence est bloqué lorsque la Cour d'appel relève expressément l'absence d'intention de nuire. V . spéc. Civ. 3 è m e 12 oct. 1971, D., 1972.210, R.T.D.C., 1972.395 obs. Durry.
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présomption s i m p l e que le titulaire du droit est admis à combattre en rapportant lui-même la preuve de l'absence d'intention de n u i r e . D'autres équivalences ont au contraire une force supérieure mais ne s'appliquent qu'à certains droits pour lesquels elles réalisent une adaptation du critère initial. 113
B. Les autres équipollents de l'intention de nuire 51 - L'abus des voies de droit en fournit un exemple caractéristique. La jurisprudence semble procéder ici davantage par association d'idées successives qu'en suivant une rigoureuse logique. Sous couvert de la double confusion de l'abus des droits et de la responsabilité civile, de la responsabilité délictuelle et de la responsabilité contractuelle, l'évocation de l'adage culpa lata dolo aequiparatur lui permet de passer du critère de l'intention de nuire, pris comme synonyme de dol, à celui de la faute lourde ou de l'erreur grossière. L'exercice du droit d'agir ou de se défendre en justice engage la responsabilité de celui qui y a recours s'il constitue «un acte de malice et de mauvaise foi ou au moins un acte d'erreur grossière équipollente au d o l » . C'est sans doute une des fonctions essentielles des grands adages coutumiers que de fournir une justification a posteriori aux créations jurisprudentielles les plus novatrices en leur apportant la caution d'une tradition supposée immémoriale et le vernis d'une formule latine. Aussi, n'épiloguera-t-on pas sur la rectitude du raisonnement , pour ne retenir que le résultat obtenu. Bien que les formules utilisées se soient ensuite diversifiées, le principe s'est maintenu: l'«erreur grossière», la «faute lourde», voire la «légèreté blâmable» sont sanctionnées au même titre que l'intention de nuire. S'agissant essentiellement de confronter leur appréciation des chances 1 1 4
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112. La thèse de la fonction sociale des droits est tentée de voir dans ce qui est analysé ici comme une présomption simple, une règle de fond indépendante de l'intention de nuire, ce qui justifierait l'idée de «détournement du droit de sa finalité égoïste»! (v. surtout Bréthe, note précitée. Comp. Ghestin et Goubeaux, n° 716; Pirovano, Chr. préc, p. 68). Il n'est pas sûr que cette manière de voir, condamnée par la jurisprudence (Civ. 3 è m e , 12 octobre 1971 précité) soit plus souple que le recours à la présomption d'équivalence, dès lors que l'on donne à celle-ci la force d'une règle de droit, tout en reconnaissant son caractère réfragable. 113. Contrairement à ce qu'indiquait Baudry-Lacdontinerie, Précis de droit civil, lOème é d . , t. 1, n° 1296, on ne saurait toutefois se contenter d'un intérêt «inavouable». Cf. Morin, La loi et le contrat, F. Alcan 1927, p. 124 et s. 114. Civ. 14 août 1882, D., 1883.1.255. Pour un exemple récent, v. Civ. 2 è m e , 11 janvier 1973, Bull., II, n° 17. 115. Sur les origines de l'adage qui s'est développé principalement dans l'ordre contractuel, v. L. Mazeaud «L'assimilation de la faute lourde au dol» D., 1933, Chr. 49.
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de succès qu'offrait la voie de droit exercée à celle du p l a i d e u r / les tribunaux se reconnaissent en cette matière qui leur est familière une très large liberté. Deux limites cependant: l'intention de nuire prouvée justifie la qualification d ' a b u s ; la simple erreur l'exclut . Là encore, la jurisprudence a su élargir le critère de l'intention de nuire sans cesser de s'y référer, ce qui lui permet de maintenir le contrôle dans certaines limites et de reconnaître au titulaire du droit une liberté de principe. 52 - C'est une méthode semblable qui a été utilisée naguère pour étendre le contrôle du licenciement à la légèreté blâmable avant que ne soit reconnu le caractère fonctionnel de cette prérogative . 53 - En matière contractuelle ou précontractuelle, on a plus volontiers recours à la notion de mauvaise foi pour conforter ou assouplir le critère de l'intention de n u i r e . 54 - Point n'est besoin d'entrer plus avant dans le détail de cette jurisprudence complexe, ni de porter un jugement sur l'opportunité d'ouvrir plus ou moins largement le système des équivalents qu'elle a instauré pour constater que le critère de l'intention de nuire, sur lequel repose toute la construction prétorienne de l'abus des droits subjectifs, n'a pas la rigidité que l'on pouvait craindre initialement. Bien qu'elle soit extrêmement respectueuse de sa propre tradition, la jurisprudence ne s'est pas figée sur un critère qui, s'il était pris au pied de la lettre, se serait vite révélé insuffisant pour couvrir toutes les hypothèses que les tribunaux avaient à cœur de sanctionner. Elle a au contraire mis en place un système d'équivalences qui lui permet d'adapter son contrôle pour tenir compte des difficultés probatoires qu'il soulève et, le cas échéant, de la spécificité des droits concernés. Que l'on déplore la timidité des tribunaux ou que l'on s'alarme au contraire de leur audace, il est essentiel de constater que la jurisprudence ne s'est jamais départie de sa logique propre, toute différente de celle de la finalité des droits à laquelle elle est restée rigoureusement 117
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116. Cette appréciation joue le rôle du défaut d'utilité personnelle du droit commun de la théorie de l'abus, adaptée au caractère aléatoire de l'usage des voies de droit. L'utilité personnelle est l'espoir légitime de faire prévaloir ce qu'on croit être son droit qu'il faut départager de l'acharnement processif et de la pure chicane. L'action inutile est celle qui est vouée à l'échec ou qui met en œuvre des moyens sans rapport avec l'objectif officiellement poursuivi (Ex. : action exercée contre les copropriétaires, alors qu'il suffisait d'agir contre le syndic: Civ. 3 è m e , 26 avril 1979, J.C.P., 1979.IV.213; comp. Civ. 2 è m e , 7 février 1979, J.C.P., 1979.IV.125; exercice d'une action oblique rendue inutile par d'autres sûretés; Corn. 20 janvier 1976, Bull., IV, n° 2 6 ; Soc. 11 janvier 1978, Bull., V , n° 31 ; saisie-arrêt d'un montant supérieur à la créance). 117. E x . : Civ. 1ère, 8 mars 1978, J.C.P., 1978.IV.152; Civ. 3 è m e , 4 avril 1978, J.C.P., 1978.IV.187. 118. Contra, Mazeaud-Tunc, op. cit., n° 591 et les motifs de Civ. 1ère, 10 juin 1964, Bull., I, n° 310; v. cep. très nets en ce sens: Civ. 3 è m e , 6 mars 1969, Bull., n° 2 0 3 ; Civ. 3 è m e , 7 décembre 1976, D., 1977.IR.121 ; 19 mai 1978, J.C.P., 1978.IV.221 ; 20 juin 1978, J.C.P., 1978.IV.265; Civ. 3 è m e , 3 juillet 1979, J.C.P., 1979.IV.306; Crim. 7 novembre 1979, J.C.P., 1980.IV.21. 119. Sur la question, v. infra, n° 198-203 et s. 120. Ex. Civ. 1ère, 12 avril 1976, Bull., I, n° 122 où la notion est invoquée, comme adjuvant de l'intention de nuire, alors qu'aucun contrat n'était encore formé et que l'article 1134 alinéa 3 du C o d e Civil était donc sans application.
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insensible . Aussi, en dépit de l'attachement d'ordre purement sentimental que l'on continue parfois à porter aux aspirations généreuses de Josserand, force est de reconnaître que l'on s'épuise en vain à lire les décisions au travers d'un système de références théoriques qui leur est totalement é t r a n g e r . On peut donc aujourd'hui penser que la notion de droit mixte adultère inutilement l'opposition des droits subjectifs et des véritables fonctions alors que cette distinction permet d'apporter quelque clarté à l'examen du droit positif. 55 - Rien ne fait donc plus obstacle à ce que l'on distingue nettement, au sein des prérogatives juridiques, la catégorie des droits subjectifs de celle des pouvoirs, les uns étant abandonnés par le Droit objectif au libre arbitre des individus qui en disposent à leur gré, les autres n'étant accordés à leur titulaire que pour servir un intérêt déterminé. Il ne sera pourtant possible de vérifier le bien fondé de cette hypothèse doctrinale à l'épreuve du droit positif qu'après avoir fixé certaines conventions de langage. On aura observé en effet, à lire les auteurs qui ont découvert l'hypothèse de la dissociation ou qui l'ont critiquée, que la terminologie utilisée pour l'exprimer est des plus flottantes. On ne saurait conserver plus longtemps ces incertitudes qui alourdissent l'exposé et obscurcissent la matière. Il convient donc à présent de prendre parti sur l'expression de la distinction des droits subjectifs et des pouvoirs. 122
121. D u moins au stade de la Cour de Cassation. Comp. T. Civ. Toulouse, 30 avril 1905, £>., 1906.2.105, note Josserand; T. Civ. Compiegne, 12 février 1913, précité. 122. La longue tradition jurisprudentielle qui, en matière d'abus ce droit, remonte à l'ancien droit (v. les réf. citées supra, n° 50) a été masquée non seulement par la thèse de la fonction sociale des droits, mais également par la présentation qu'à donnée Josserand du droit positif et de la doctrine antérieurs. Pour en faire un adversaire à sa mesure, il a en effet délibérément gonflé la thèse de l'absolutisme des droits (alors qu'il n'y avait guère que D e m o l o m b e pour se faire le chantre de l'absolutisme du droit de propriété, sans même prétendre traduire l'état du droit positif. Cours de Code Napoléon, 1876, t. 12, Traité des servitudes ou services fonciers, t. 2, n° 646) tout en créditant la jurisprudence d'un relativisme qu'elle était loin d'avoir. (Cette double déformation tactique a été mise en lumière de façon très convaincante par J. Lemée, op. cit., spec. n° 142 et s.). Il est vrai que par réaction, Ripert, qui à l'origine n'était pourtant pas particulièrement hostile à l'admission de l'abus des droits (v. not. «L'exercice des droits et la responsabilité civile» Rev. Crit. de législ. et de jurispr., 1096, p. 325 et s.) reprendra d'enthousiasme la thèse de l'absolutisme des droits subjectifs, justifiant ainsi a posteriori l'offensive de Josserand. Il n'est pas de plus bel exemple d'une doctrine qui se nourrisse elle-même, dans l'indifférence du droit positif. Indifférence partagée puisque la jurisprudence s'en est strictement tenue à sa logique initiale.
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SECTION
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56 - Une fois acquise dans son principe, la distinction des droits subjectifs et des pouvoirs ne soulèverait que des questions de pure terminologie ne justifiant que d'assez brefs développements (§ 1) si elle ne devait se prolonger par celle de la capacité et du pouvoir qui appelle quelques explications complémentaires (§ 2).
§ 1. Droits subjectifs et pouvoirs 57 - Qu'ils soutiennent la thèse de la dualité des prérogatives juridiques ou qu'ils en nient l'intérêt, les auteurs utilisent pour la décrire les termes les plus divers qui rivalisent par couples antinomiques. On oppose ainsi les «droits à esprit égoïste», aux «droits à esprit altruiste» , les «droits à finalité individuelle» aux « p o u v o i r s » , les «droits-intérêts» aux «droitsfonctions» , à moins que l'on ne considère que les pouvoirs ne méritent pas même le qualificatif de d r o i t s ou encore que l'on distingue les droits subjectifs, définis comme des «pouvoirs égoïstes», des simples p o u v o i r s , pris dans le sens de «pouvoirs fonctionnels» . Les combinaisons paraissent innombrables . 58 - Il est vrai que la situation s'est aujourd'hui quelque peu décantée et que l'on oppose très communément les «droits-pouvoirs», attribués à leurs titulaires dans leur propre intérêt, aux «droits-fonctions», conférés dans l'intérêt d ' a u t r u i . Aussi, n'est-ce pas sans hésitation que l'on retiendra les appellations de droits subjectifs et de pouvoirs pour qualifier les deux grandes catégories de droits, ce dernier terme étant lui-même pris dans son sens large de prérogative. Il n'est jamais souhaitable, en effet, de bouleverser un usage acquis pour une simple question de mots. C'est risquer d'ajouter à la confusion et souvent se condamner au solipsisme. 124
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123. Josserand, op. cit., n° 308. 124. Emile Gaillard, loc. cit.; comp. A . Légal et J. Brethe de la Gressaye, op. cit., p. 18 et s. (prérogatives individuelles). 125. A . Legal et J. Brethe de la Gressaye, op. cit., pp. 35-36. 126. H. Capitant «Sur l'abus des droits» loc. cit. 127. Ripert, comp, par ex. Le régime démocratique, n° 122 et Rev. Crû. 1929, p. 57, note 4. 128. Robin, thèse précitée. 129. E x . : Dabin, ouvrage précité, p. 217 («Droits à fin égoïste» et «droits-fonct i o n s » ) ; Rouast, article précité («Véritables prérogatives» et «fonctions»). 130. Ex. : David, thèse, n° 4 4 ; Rouast, loc. cit.; Vidal, thèse, p. 341 et s. ; Virally, loc. cit. ; Marty et Raynaud, op. cit., t. 1, n° 417 bis ; Cornu, Introduction, n° 69 ; J.P. Langlade, thèse précitée.
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59 - L'expérience des disciplines voisines incite également à la circonspection. Le terme de pouvoir y a, en effet, été largement galvaudé. Très tôt, la science politique a fait la théorie du p o u v o i r . On étudie aujourd'hui les rapports du pouvoir et de l ' é c o n o m i e et le terme est devenu si familier au sociologue, au philosophe et même au psychanaliste que la grande presse a pu y voir un «concept obsessionnel» . La saturation est telle que l'on a pu se demander si le premier progrès de la science politique ne serait pas d'en bannir à jamais l ' u s a g e . Et les auteurs de dénoncer «les trois tares du concept de pouvoir» rendu inutilisable par «son amplitude même, son ambiguïté et son contenu idéologique» qui donneraient aux études les plus méritoires qui lui sont consacrées «une frange de flou métaphysico-verbal assez d é c e v a n t » . Comment, dans ces conditions, ne pas douter de l'opportunité de substituer ce terme, chargé de sens que l'on devine très divers les uns des autres, à celui de «droit-fonction», alors même que ce dernier tend à prendre place parmi les catégories juridiques généralement admises? 131
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60 - La terminologie qui oppose «droit-fonction» et «droit-pouvoir» n'est pourtant pas à l'abri de toute critique. Ces expressions sont si peu explicites que les mieux disposés à leur égard se dispensent rarement de les accompagner d'une formule explicative ou de leur accoler quelques synon y m e s . Les circonlocutions qu'elles entraînent sont d'autant moins heureuses que les termes en paraissent contradictoires. Entend-on énoncer le principe? Cela conduit à dire que le contrôle du «détournement de pouvoir» s'applique aux «droits-fonctions» et non aux «droits-pouvoirs», qui relèvent d'un régime tout différent. Il n'est pas beaucoup plus clair de retenir l'expression d'abus de droit dans tous les cas, ce qui oblige à préciser que l'on se réfère tantôt à la conception stricte qu'en retient la jurisprudence, tantôt au sens que Josserand a donné à cette formule. Veut-on en donner un exemple ? : les pouvoirs du tuteur ou le pouvoir disciplinaire du chef d'entreprise constituent des «droits-fonctions» et non des «droits-pouvoirs»! A l'évidence, cette terminologie est défectueuse . Il n'est donc pas douteux, comme le relevait un auteur dès 1927, que «l'intérêt de la distinction apparaîtrait mieux si l'on parlait de droits dans un cas et de pouvoirs dans l ' a u t r e » et, pourrait-on ajouter, si l'on opposait clairement le régime de l'abus du droit, essentiellement fondé sur le contrôle de l'intention de nuire et de ses équipollents , à celui du détournement de pouvoir. On réconcilierait ainsi, 136
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131. Le terme est d'un usage courant depuis la parution de l'ouvrage célèbre de B. de Jouvenel (Du Pouvoir, Genève 1945). Il a connu un très vif succès depuis. La science politique se définit volontiers toute entière comme la «science du pouvoir» (M. Duverger, Institutions politiques et droit constitutionnel, P U F p. 11) et les traités s'ouvrent aujourd'hui inévitablement sur l'étude du concept (ex. : G. Burdeau, Traité de science politique, t. I., Le pouvoir politique, 2ème éd., 1966). 132. François Perroux, Pouvoir et Economie, Dunod 1973. 133. O. Todd, Journal Le Monde, 3 décembre 1977. 134. G. Bergeron, Fonctionnement de l'Etat, A . Colin 1965, Préf. R. A r o n , p. 35 et s. 135. Bergeron, loc. cit. 136. V. les auteurs cités supra, n° 21. 137. Les auteurs le relèvent parfois sans toujours en tirer de conséquences particulières. David, loc. cit.; Berr, thèse précitée, n° 463. 138. David, ibid. 139. V. supra, n° 47 et s.
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tout en satisfaisant aux impératifs de clarté et de précision, la terminologie du droit public et celle du droit privé, celle de la doctrine et celle du droit positif. 61 - Le succès éclatant qu'a connu la théorie de l'abus des droits tient en partie à la vigueur de l'expression. La désignation d'un mode de contrôle destiné à lui faire pièce en conquérant un domaine d'application qui lui était traditionnellement reconnu, appelle une expression d'une vigueur comparable. La notion de détournement de pouvoir répond à cette exigence; pas celle qui ferait état du détournement d'un «droit-fonction» de sa fonction sociale. Triplement obérée par son origine doctrinale, que rappelle sa formulation composée, par le sens particulier que lui donnait Josserand et par les contradictions dont elle est porteuse, cette terminologie était vouée à demeurer ignorée de la pratique. 62 - A elles seules, ces considérations justifieraient sans doute que l'on prenne quelque liberté avec la terminologie de la doctrine dominante qui, pour avoir fait la théorie du droit subjectif avant celle du pouvoir, a réservé le terme de pouvoir à la définition du droit subjectif et qualifié, faute de mieux, les pouvoirs de «fonctions», à l'inverse de la loi et de la jurisprudence. Mais la rupture s'impose dès lors qu'indépendamment de tout souci d'euphonie et de commodité, il apparaît que le respect de la terminologie du droit positif présente un intérêt théorique certain. Par la double évocation du contrôle du détournement de pouvoir et du mécanisme de la représentation qui lui est attachée, le terme de pouvoir nous interdit d'oublier que les deux théories du détournement de pouvoir et de la représentation ont ici un point d'application commun. L'expression de «droit-fonction», que l'on est tenté de distinguer trop nettement de la notion de pouvoir de représentation , tend, au contraire, à masquer ce rapprochement essentiel. La théorie du contrôle de l'usage des droits s'intéresse au sort des actes passés par le titulaire du pouvoir. La notion de représentation tend à justifier ses effets. Il y a là deux aspects d'une même réalité qu'il conviendra d'approfondir l'un et l'autre. On sait que l'idée de représentation a longtemps dissuadé les auteurs de s'intéresser aux pouvoirs en tant que t e l s . La théorie du pouvoir ne doit pas tomber dans l'écueil inverse, en s'enfermant dans l'étude spécifique des «droits-fonctions», alors qu'elle pourrait éclairer d'un jour nouveau la technique de la représentation . Aussi est-ce très fermement que l'on repoussera la terminologie qui oppose les «droits-pouvoirs» aux «droits-fonctions» pour ne plus faire état que de droits subjectifs et de p o u v o i r s . 63 - Ce parti ne suffit pourtant pas à lever toute ambiguïté sur l'usage du terme de pouvoir. En effet, si cette notion s'oppose à celle de droit subjectif au sein de la catégorie plus vaste de prérogative juridique, elle doit être également distinguée de celle de capacité lorsqu'on se place sur le terrain de l'aptitude à exercer de telles prérogatives. 140
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140. Cf. D . Berra, Le principe de la libre disposition des biens en droit civil. Contribution à la notion d'indisponibilité juridique, th. Nancy 1969, p. 883 et s. 141. V. supra, n° 5 et s. 142. Sur la question, v. infra, H i e partie. 143. En ce sens, v. Roubier, Droits subjectifs et situations juridiques, p. 190 (bien que l'auteur distingue également droits et fonctions, ce qui alourdit sensiblement la démonstration, v. p. 177 et s.) et F. Rigaux, Introduction à l'étude du droit, p. 25.
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Parce qu'il est nécessairement mis en œuvre par son titulaire , contrairement au droit subjectif dont l'exercice peut être confié à un représentant, le pouvoir correspond en effet dans l'ordre des prérogatives «égoïstes» aussi bien à la notion de capacité qu'à celle de droit subjectif. C'est ce qu'on aura l'occasion de vérifier en étudiant les rapports des notions de capacité et de pouvoir.
§ 2. Capacité et pouvoir 64 - Si on l'envisage comme l'aptitude à agir dans un intérêt distinct du sien et non plus comme la prérogative ainsi mise en œuvre, le pouvoir s'oppose clairement à la capacité que l'on définit souvent comme l'aptitude à agir valablement pour son propre c o m p t e . Les deux notions caractérisent l'une et l'autre la vocation à exercer une prérogative et prolongent sur ce terrain la distinction des droits subjectifs et des pouvoirs. Plus que d'une comparaison à trois termes, on se trouve donc en présence de deux couples de notions antagonistes qui présentent cette particularité que le pouvoir désigne à la fois l'aptitude à agir dans un intérêt distinct du sien et le droit de prendre ainsi une décision contraignante pour autrui. Sous une apparence anodine, cette conception suppose que l'on ait pris parti de façon très tranchée sur une controverse qui, pour n'être guère apparente, n'en divise pas moins très profondément la doctrine française sur le critère de distinction de la capacité et du pouvoir. 145
A. L'existence d'une controverse 65 - Un premier courant, que son antériorité permet de qualifier de classique, distingue la capacité, aptitude à exercer ses propres droits, du pouvoir, aptitude à exercer les droits «d'autrui» et souligne l'étroite corrélation des deux notions en faisant observer qu'à l'incapacité correspond généralement un pouvoir, du moins lorsque le remède à l'incapacité se trouve dans la technique de la représentation . 146
144. Sur l'hypothèse particulière de la substitution de mandataire, qui se résoud par l'analyse de la volonté des parties, v. Rodière, Rép. Civ. Dalloz, V° «Mandat», n° 209 et s. et les réf. citées. 145. Cette définition correspond plus précisément à la capacité d'exercice, qui présuppose la capacité de jouissance et qui, seule, sera retenue ici. L'intérêt de la distinction a du reste été vigoureusement mis en doute par un auteur. V. Houin «Les incapacités» op. cit., p. 384 et s. 146. Planiol, Traité élémentaire de droit civil, t. 1, n° 1611 ; Bonnecase, Supplément, t. IV, n° 318; Introduction à l'étude du droit, n° 5 9 ; Josserand, Cours de droit civil positif français, t. 1, n° 305-306; Ripert et Boulanger, Traité élémentaire de droit civil de Planiol, t. 1, 5 è m e éd. 1950, n° 2150; J. Carbonnier, Droit civil, t. 2, l l è m e éd. 1979, n° 156; Weill et Terré, Droit civil. Les personnes, la famille, les incapacités, 4ème éd. 1978, n° 737, Comp. Virally, La pensée juridique, p. 125 note 4. La procédure civile n'ignore pas la distinction. Elle exige du demandeur «la capacité s'(il) agit en son nom, le pouvoir s'il agit au nom d'autrui» Garsonnet et Cézar-Bru, Traité théorique et pratique de procédure civile et commerciale, 3ème éd., t. 1, 1912, n ° 3 5 6 ; comp. Giverdon «La qualité, condition de recevabilité de l'action en justice» D., 1952, Chr. 89.
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A une réserve près, qui tient à la personnification des intérêts mis en œuvre par le titulaire du p o u v o i r , cette conception rejoint celle qui prolonge dans l'ordre des aptitudes l'antagonisme des droits subjectifs et des pouvoirs. Cependant, cette définition de la capacité et du pouvoir n'est pas unanimement reçue et l'on conçoit parfois la distinction d'une manière toute différente. 66 - Une seconde tendance rattache en effet la notion de capacité à la personne qui prétend passer un acte juridique et celle de pouvoir au statut du bien que l'on prêtent e n g a g e r . La capacité serait donc «l'aptitude à faire des actes juridiques valables», le pouvoir, «l'aptitude à engager des biens par ses a c t e s » . On résume élégamment la distinction en indiquant que la capacité est donc une notion générale et objective, le pouvoir, une notion spéciale et subjective . 67 - Quoiqu'irréductibles l'un à l'autre, ces deux courants doctrinaux d'importance sensiblement égale coexistent paisiblement, chaque auteur se contentant généralement de se situer implicitement dans l'une ou l'autre des écoles sans éprouver le besoin de justifier son choix ou même de mentionner la conception i n v e r s e . Cette réserve tient sans doute au fait qu'en dépit de l'importance de ces notions, que l'on retrouve dans toutes les branches du droit et que l'on peut difficilement se dispenser de définir, l'opposition des deux thèses passe pour une question de mots dont on aperçoit mal l'intérêt pratique. 147
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B. La recherche des intérêts pratiques 68 - Il est vrai que dans certains cas il semble que l'on puisse se contenter d'un critère approximatif de la distinction de la capacité et du pouvoir. 69 - Ainsi peut-on parfaitement procéder à l'étude du droit positif des incapacités sans s'appesantir sur cette finesse. L'exemple classique de la capacité et des pouvoirs de la femme mariée suffit à le montrer. Les incertitudes terminologiques qui ont toujours accompagné l'utilisation des termes de pouvoir et de capacité n'ont en effet jamais empêché les auteurs et la pratique de déterminer avec une précision suffisante les cas dans lesquels la femme pouvait agir seule et ceux dans lesquels elle devait obtenir l'autorisation de son mari. Du moins, les réelles difficultés d'interprétation des ré-
147. Sur la question, v. infra, N i e partie. 148. Houin «Les incapacités» R.T.D.C., 1949, p. 383 et s., spéc. p. 389 et s. ; Marty et Raynaud, Droit civil, Les personnes, 3ème éd., Sirey, n ° 5 0 4 ; Colin et Capitant, Cours élémentaire de droit civil français, t. 1, 1947 par L. Julliot de la Morandière, n° 8 4 ; H . L . et J. Mazeaud, t. 4, vol. 1, Régimes matrimoniaux, n° 17L; Ph. Malaurie, Droit Civil. Cours 1978-1979, Les Cours du droit, p. 63 et pp. 266-267; Hébraud et Verdot, Rép. Civ., V° « A c t e » n ° 8 0 ; I. Fadlallah, La famille légitime en droit international privé. Dalloz 1977, n° 138; Couchez, Essai de délimitation du domaine de la loi applicable au régime matrimonial, Dalloz 1972, n" 126 et s. 149. Ph. Malaurie, loc. cit. 150. I. Fadlallah, loc. cit. 151. Il n'est guère que deux auteurs qui mentionnent la controverse: J. Chevallier, Cours d'introduction à l'étude du droit civil 1965-1966, Les Cours du droit, pp. 484-485 ; J. Le Calonnec, Rép. Civ., V° «Etat et capacité des personnes» n° 226-231.
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L'existence
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formes successivement intervenues en la matière paraissent-elles largement indépendantes de ces questions de mots, l'incapacité et l'absence de pouvoirs désignant l'une et l'autre l'inaptitude de la femme à agir seule. A cet égard, la précision du concept paraissait donc sans i n t é r ê t . 70 - Le droit international privé pourrait accréditer l'opinion inverse en attachant à chaque qualification une règle de conflit distincte. De fait, l'article 3 alinéa 3 du Code Civil soumet la capacité des personnes à leur loi n a t i o n a l e alors que la loi applicable au pouvoir dépend au contraire de sa s o u r c e . Ainsi, les pouvoirs que les époux tiennent de leur régime matrimonial sont-ils soumis à la loi du régime, alors que les pouvoirs qu'ils tiennent du régime primaire sont, dans l'opinion dominante, soumis à la loi des effets du m a r i a g e . La jurisprudence soumet au contraire la capacité de la femme mariée à sa loi personnelle, en application de l'article 3 alinéa 3 du Code C i v i l , ce qui paraît donner à la distinction de la capacité et du pouvoir un intérêt pratique certain. Il est vrai que la jurisprudence, fondée sur une application mécanique de la notion de capacité, se heurte à l'opposition quasi-unanime de la doctrine, qui préconise l'application de la loi des effets du mariage à l'idée qu'il s'agit moins d'une incapacité propter imbecillitatem sexus que de la contrepartie de la puissance m a r i t a l e . Cette analyse rationnelle de l'institution est difficilement contestable et l'opposition est aujourd'hui si forte que l'on peut se demander si la solution serait maintenue, dans l'hypothèse où seule la loi nationale de la femme connaîtrait l'incapacité . Par ailleurs, les chances de voir la question se poser à nouveau en jurisprudence diminuent avec le nombre des législations étrangères qui ont conservé l'institution et le sentiment fondamental de l'égalité des sexes dont les progrès sont sensibles tant en droit interne que dans les conventions internationales, imposerait sans doute aujourd'hui l'éviction au nom de l'ordre public d'une hypothétique loi étrangère applicable qui déclarerait incapable la femme mariée en tant que t e l l e . Cela explique sans doute que les auteurs n'aient jamais cru devoir faire porter leur effort sur la distinction de la capacité et du pouvoir. 152
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152. Comp. Chevallier, loc. cit. 153. Sur la loi applicable à la capacité, v. spéc. Lequette, Protection familiale et protection étatique des incapables, Sirey 1976; M.L. Niboyet, V° «capacité» (1983); J.Cl. dr. int., fasc. 545. 154. V.infra, n° 337 et s. 155. Sur la question, v. not. I. Fadlallah, op. cit., n° 91 et s. ; Couchez, op. cit., n° 155 et s. ; Batiffol et Lagarde, Traité précité, n° 631 bis. 156. En dernier lieu, Civ. 27 juin 1950, R., 1951.277, note Monneray. Adde T.G.I. Avesnes S/Helpe, 25 septembre 1963, } . , 1965.123, obs. J . D . B . , R. 1965.130, note Bellet. 157. V . spéc. B . Ancel, Les conflits de qualification à l'épreuve de la donation entre époux. Dalloz 1977, n° 326 et s. et les réf. citées. 158. D u moins, dans la conception du droit français. Sur la délicate question de la méthode de qualification, comp. Batiffol et Lagarde, op. cit., t. II, n ° 4 3 6 ; Couchez, n° 142, en faveur de la prise en considération du fondement de la loi étrangère, et, en sens contraire, B . Ancel, op. cit., n° 333. 159. Sur l'éventualité d'un revirement, v. spéc. B . Ancel, op. cit., n° 327 et s. 160. En ce sens, I. Fadlallah, op. cit., n° 183.
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de la notion de
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pouvoir
71 - Faut-il en conclure, comme le faisait un auteur en 1938, que la distinction de la capacité et du pouvoir «ne s'implantera jamais dans la doctrine française comme une des notions nécessaires à l'intelligence de la théorie générale des actes j u r i d i q u e s » ? En réalité, même si l'on estime qu'aucun intérêt pratique immédiat n'impose avec la force de l'évidence de trancher entre les deux conceptions possibles du critère de départition de la capacité et du pouvoir, il est essentiel de comprendre que, de façon indirecte mais certaine, la conception moderne ruine l'hypothèse de la distinction des droits subjectifs et des pouvoirs. Cela tient au fait qu'elle définit capacité et pouvoir en fonction de deux critères distincts, respectivement tirés du statut de la personne et de la qualité du bien. Dès lors, ceux-ci se recoupent nécessairement chaque fois qu'une personne capable entend engager ses propres biens; ce faisant, elle userait également de sa capacité et de ses pouvoirs. Cette implication nécessaire de la conception moderne revient à nier la thèse de la dissociation, qui consiste précisément à distinguer le plus nettement possible les cas dans lesquels une personne est libre d'agir dans son propre intérêt de ceux dans lesquels elle est tenue d'agir dans un intérêt distinct du s i e n . 72 - C'est dire qu'il n'est pas indifférent, ne serait-ce que pour fixer l'expression de la distinction des droits subjectifs et des pouvoirs, de prendre parti sur la controverse qui oppose les auteurs à propos du critère de distinction de la capacité et du pouvoir. 161
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C. La conception retenue 73 - Si elles s'opposent sans jamais véritablement se rencontrer, c'est que les deux conceptions concurrentes de la capacité et du pouvoir procèdent chacune d'une démarche qui lui est propre. 74 - Issue d'une réflexion sur le mécanisme de la représentation, la première en tire une incontestable supériorité théorique. Discriminant capacité et pouvoir selon un critère unique et simple tiré du but poursuivi par l'auteur de l'acte, elle reconnaît à chacune de ces notions une égale vocation à s'appliquer à tous les actes juridiques, qu'ils aient ou non une incidence patrimoniale. La seconde cantonne au contraire arbitrairement la notion de pouvoir au seul domaine patrimonial. Serait-ce à dire, pour ne prendre que cet exemple, que l'autorité parentale relative à la personne de l'enfant doit être exclue de la théorie du pouvoir? A s'en tenir au domaine patrimonial, la thèse classique présente également l'avantage de ne pas opposer trop catégoriquement personnes et biens alors que la capacité, comme le pouvoir, définissent la relation d'une per-
161. Marc Ancel, Traité de la capacité civile de la femme mariée, p. 117. 162. Pour en justifier, on observe parfois que c'est bien le «pouvoir» du titulaire du droit subjectif qui, le cas échéant, est «transmis» au représentant par le jeu de la représentation volontaire (v. spéc. Houin «Les incapacités» op. cit., p. 397). L'argument repose tout entier sur double acception du terme de pouvoir, pris tantôt comme synonyme de droit subjectif, tantôt dans le sens de pouvoir de représentation, mais à elle seule, l'identité du terme ne suffit pas à emporter la conviction. Pour une critique approfondie de l'argument, v. infra, n° 324.
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L'existence
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sonne et d'une masse de biens, dont seule l'amplitude varie, au moins pour le pouvoir, qui peut porter sur un bien déterminé, une masse de biens ou un patrimoine tout e n t i e r . Du reste, «l'aptitude à faire des actes juridiques valables» se distingue mal de «l'aptitude à engager des biens par ses actes». Comment cette opposition se concilierait-elle avec l'article 2092 du Code Civil ? Directement, ou indirectement pour les obligations de faire ou de ne pas faire, le sujet capable engage ses biens en passant des actes juridiques . Le Code Civil lui-même condamne la conception moderne lorsqu'en sanctionnant le défaut de pouvoir par la nullité de l'acte c o n s i d é r é , il fait correspondre le pouvoir, aptitude à faire des actes juridiques valables, à la définition qu'elle retient pour la capacité. Beaucoup plus que sur des considérations théoriques, la seconde conception repose au contraire essentiellement sur l'observation d'un exemple, celui de la femme mariée. En instituant le libre salaire de la femme mariée, que les articles 215 et 217 du Code Civil continuaient à rendre incapable d'ester un justice et de passer des actes juridiques, la loi du 13 juillet 1907 avait attiré l'attention sur la distinction possible de la capacité et des pouvoirs qui était déjà un classique de la doctrine allemande . La loi du 18 février 1938 a renforcé l'intérêt de cet exemple en supprimant la puissance maritale et en relevant la femme mariée de son incapacité d'exercice sans rien changer aux pouvoirs respectifs que les époux tenaient de leur régime matrimonial. On sait que cette réforme a été détachée du projet Renoult qui, en toute cohérence, prévoyait l'harmonisation des régimes à la situation nouvelle. Il a donc fallu attendre la loi du 22 septembre 1942 pour que soit réalisée la refonte des régimes matrimoniaux. La distorsion entre la capacité et les pouvoirs qui en est résultée devait désigner la situation de la femme mariée comme l'illustration privilégiée de l'articulation de ces deux notions. 163
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C'est ainsi que l'on a pu observer qu'en 1938, la femme n'a acquis avec sa pleine capacité civile que la possibilité de passer seule des actes personnels, d'obtenir la délivrance d'un passeport ou de s'inscrire dans une université par exemple, sans avoir reçu le pouvoir d'engager ses b i e n s . Il est permis de voir là l'origine, toute fortuite, de l'exclusion de la conception moderne de la notion de pouvoir des actes sans incidence patrimoniale immédiate, qui, échappant à l'emprise du droit des régimes matrimoniaux 167
163. Le droit du mandat, des régimes matrimoniaux, de la représentation des incapables en fournissent autant d'exemples. 164. «Quiconque s'est engagé personnellement est tenu de remplir ses engagements sur tous ses biens mobiliers et immobiliers, présents et à venir». L'engagement personnel se répercute nécessairement sur le patrimoine sans qu'intervienne une quelconque condition de pouvoir. Obliger sa personne, c'est obliger ses biens (J. Carbonnier, Droit civil, t. 3 , n° 1). 165. Ex. : 1427 al. 1 du Code Civil. Sur l'ensemble de la question, v. infra, n° 172 et s. 166. L. Lyon-Caen, La femme mariée allemande, ses droits, ses intérêts pécuniaires, th. Paris 1903. Sur l'analyse de la loi de 1907 en une attribution de pouvoirs, v. surtout Niboyet, Traité de droit international privé français, t. V, n° 1499 spéc. po. 377 note 2. La majorité de la doctrine n'y a vu que la restitution à la femme d'une partie de sa capacité. V. par ex. Bonnecase, Supplément, t. l,n° 59 et s. 167. Cf. L. Julliot de la Morandière «La loi du 18 février 1938 sur la capacité de la femme mariée» D.H., 1938, Chr. 2 5 ; P. Voirin «Commentaire de la loi du 22 septembre 1942» D.C., 1943, L. 50.
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de la notion de
pouvoir
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proprement dits, n'ont pas subi le contrecoup de l'ajournement de leur réforme. Par ailleurs, la suppression de l'incapacité de la femme mariée interdisait désormais de concevoir les pouvoirs conservés par le mari sur le modèle de la représentation comme le remède à cette incapacité. On y a vu la condamnation de la définition classique du pouvoir comme aptitude à exercer les droits «d'autrui» . 75 - S'il convient de prendre acte de cette objection qui incite à ne pas envisager le pouvoir exclusivement comme pouvoir de représentation, et donc à amender la conception classique, on ne saurait pour autant accueillir sans réserves la conception moderne qui, toute entière construire autour d'un exemple, risque fort de ne se trouver vérifiée que dans cette seule hypothèse. La définition du pouvoir comme «aptitude à engager des biens» exclut en effet de son champ d'application toutes les situations dans lesquelles le pouvoir résulte véritablement d'un cas de représentation. On y retrouve en effet l'idée «d'engagement d'une personne», par représentant interposé. Faut-il alors admettre l'existence de deux notions distinctes de p o u v o i r ? Pourtant, quelle différence de nature peut-on trouver entre les pouvoirs du tuteur — qui est un véritable représentant — et ceux de l'époux qui administre la communauté conjugale si l'on admet qu'ils gèrent l'un et l'autre des intérêts au moins partiellement distincts des leurs? C'est cette définition du pouvoir comme aptitude à agir valablement dans un intérêt au moins partiellement distinct du sien, qui ne préjuge pas l'existence d'un lien de représentation, sans toutefois l'exclure nécessairement , que nous retiendrons donc ici pour l'opposer à la capacité, aptitude à agir valablement pour soi-même. Même s'il ne s'agit là que d'une autre façon d'exprimer, au plan de l'aptitude à exercer le droit, l'idée que traduisait déjà la distinction des droits subjectifs et des pouvoirs, cette double opposition de la capacité et du pouvoir, d'une part, et des droits subjectifs et des pouvoirs, d'autre part, paraît de nature à permettre une meilleure appréhension de la réalité positive que constitue l'existence de prérogatives finalisées. C'est ce qu'on s'efforcera de montrer en observant les manifestations de la notion de pouvoir en droit positif. 168
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168. V. spec. J. Chevallier, toc. cit., dont l'argumentation est la plus explicite. 169. V. Fadlallah, op. cit., n° 138, note 5. 170. Sur la question, v. infra, I l l e partie.
CHAPITRE
SECOND
LES MANIFESTATIONS DE LA NOTION DE POUVOIR
76 - En droit positif, la manifestation la plus immédiate de la notion de pouvoir réside dans le contrôle judiciaire de son détournement. La réflexion doctrinale permet de dégager la notion mais c'est le contrôle de l'usage du pouvoir qui révèle son existence dans notre droit. Plus que l'utilisation souvent désordonnée du terme, le recours croissant à la technique du détournement de pouvoir constitue donc le signe le plus sûr des progrès de la notion de pouvoir dans les différentes branches du droit. On stigmatise sous la même qualification le détournement des pouvoirs du chef d'entreprise aussi bien que le détournement de pouvoir de l'auteur d'une émancipation «abusive», celui du mari gérant de la communauté ordinaire aussi bien que celui des assemblées générales d'actionnaires ou du syndic de copropriété. Les inévitables flottements terminologiques qui ont accompagné le développement d'un contrôle de ce type dans chacun de ces cas ont longtemps masqué la profonde unité des mécanismes de contrôle, sans laquelle il n'est pas de notion cohérente de détournement de pouvoir, ni de pouvoir. Selon le génie propre de chaque matière, ou les accidents de son histoire, il sera fait état tantôt de «fraude», tantôt d'«abus de droit» ou de «détournement de pouvoir», à moins que l'on invoque simultanément les trois notions. L'objet de ce chapitre consistera donc à montrer qu'en réalité, sous des appellations les plus diverses, les tribunaux appliquent de façon constante dans les diverses branches du droit une technique de contrôle qui, en dernière analyse, s'apparente à la doctrine publiciste du détournement de pouvoir. En le montrant, on ne se contentera pas de faire ressortir l'homogénéité de la matière, qui vérifie l'existence d'une notion spécifique de pouvoir et invite à en préciser les traits, mais l'on s'efforcera également de souligner, chemin faisant, les caractéristiques essentielles de chacune des illustrations retenues, dans le souci de dégager les éléments d'une synthèse ultérieure. Celle-ci sera d'autant plus probante que les applications éparses qui serviront de fondement à l'induction apparaîtront solidement ancrées en droit positif.
Les manifestations
de la notion de
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pouvoir
On se gardera donc, dans ce chapitre, de tenter de décrire toutes les applications, parfois douteuses, que la jurisprudence fait de la technique du détournement de pouvoir en droit privé. A entrer trop tôt dans l'analyse des délicates questions que ne manquent pas de soulever les jurisprudences mal fixées ou en gestation, on risquerait d'en retirer l'idée, globalement erronée, d'une extrême confusion des concepts et des techniques en cause. On serait ainsi tenté de conclure, sans doute prématurément, à la relativité de ces notions, quitte à se féliciter ensuite de leur souplesse. Une telle vision déformerait la réalité du droit positif, qui connaît, en dépit des carences de la théorie générale et des incertitudes terminologiques qui en résultent inévitablement, des solutions parfaitement établies, sinon incontestables, dans nombre de cas. La description de ces zones de stabilité, dont il sera possible de dégager ensuite les constantes, sera donc préférée ici à l'étude des difficultés réelles que réserve le sujet, qui ne pourra être entreprise qu'à la lumière des enseignements de la théorie générale. C'est dire qu'en exposant les principales applications du contrôle judiciaire du détournement de pouvoir découvertes par la jurisprudence (section 1) ou imposées par la loi (section 2), on recherchera moins l'exaltation des questions épineuses, dont on se bornera pour l'heure à signaler l'existence, que la sécurité des solutions acquises.
SECTION
1
Les manifestations prétoriennes de la notion de pouvoir 77 - Indépendamment de toute incitation législative expresse, la jurisprudence a toujours su répondre à la nécessité de contrôler l'usage des pouvoirs. A côté des applications traditionnelles de l'idée qui se perpétuent depuis le début du siècle (§1), des applications nouvelles (§2) ont pris le relais d'applications anciennes, devenues caduques . 1
1. Sur le contrôle judiciaire de l'émancipation élaboré par la jurisprudence avant que les réformes du 14 décembre 1964 et du 5 juillet 1974 ne transfèrent au juge le pouvoir d'émanciper, jusqu'alors abandonné aux père et mère ou au conseil de famille, v. E . Gaillard, La notion de pouvoir en droit privé, thèse dact. 1981, n° 82 et s.
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L'existence
de la notion de
pouvoir
§1. Deux manifestations classiques de la notion de pouvoir 78 - Dans le souci de ne retenir de la notion de pouvoir, étudiée à travers son expression judiciaire qu'est le contrôle du détournement de pouvoir, que les illustrations les moins contestables, on se contentera d'évoquer, au titre des manifestations classiques, les questions de l'abus de majorité dans les sociétés et de pouvoir disciplinaire dans les groupements privés. Dans les deux cas, les tribunaux contrôlent l'usage d'une prérogative de décision, le pouvoir majoritaire ou le pouvoir disciplinaire, orientée vers la poursuite d'un intérêt qui ne se confond pas avec celui de son titulaire, ce qui correspond bien à l'hypothèse de travail de cette étude. L'application de la notion d'abus de majorité ne se limite assurément pas au cas des sociétés. De même, le pouvoir disciplinaire n'est qu'un aspect du pouvoir qu'un groupement peut exercer sur ses membres. Cependant, pour des raisons différentes, ces deux exemples paraissent les plus riches d'enseignements. A la différence du cas des décisions des assemblées générales de copropriétaires ou de la question dite de l'abus de minorité , la jurisprudence rendue en matière d'abus de majorité constitue un champ d'étude suffisamment stable et fourni pour qu'il soit possible d'en dégager quelques certitudes. Quant au pouvoir disciplinaire, c'est sa vocation sanctionnatrice de tous les autres pouvoirs qui explique que le contentieux opposant un groupement et ses membres se noue le plus souvent autour de son exercice et qui lui donne par là même une valeur exemplaire. Il serait cependant dangereux de s'en tenir au seul pouvoir disciplinaire du chef d'entreprise qui, pour avoir donné lieu au contentieux le plus abondant, n'en paraît pas moins doté d'une forte spécificité. 2
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A. L'abus de majorité dans les sociétés 79 - L'étude de la notion de «droit mixte», mi-droit subjectif, mipouvoir , nous a permis de constater les incertitudes théoriques qui continuent à peser sur la question de l'abus de majorité. Au-delà de l'évolution des idées, particulièrement sensible en la matière, il paraît cependant possible de dégager des constantes. 4
1. L'évolution des idées 80 - Schématiquement, l'évolution des idées qui ont présidé à la construction de la théorie de l'abus de majorité dans les sociétés peut être résumée en trois phases, qui caractérisent les trois principales étapes des relations de la jurisprudence et de la doctrine sur le sujet. On y reconnaîtra
2. V. infra, n° 243. 3. V. infra, n° 227. 4. V . supra, n° 35 et s.
Les manifestations
de la notion de
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pouvoir
des thèmes précédemment évoqués, qui trouvent ici une de leurs illustrations les plus marquantes. Anticipant quelque peu sur le sens des premières décisions rendues sur la question, la doctrine a incontestablement préparé une réelle évolution de la jurisprudence. Cependant, au moment même où cette évolution était la plus sensible, les conceptions régnantes en ont masqué la portée réelle. Pour rendre compte du sens de la jurisprudence qui s'était enfin stabilisée, les auteurs ont éprouvé le besoin de rejeter en bloc toute référence théorique de droit commun et de souligner, au contraire, l'autonomie de l'abus de majorité. 81 - L'intuition initiale de la doctrine est d'autant plus marquante qu'elle rend mieux compte de la jurisprudence récente que de celle de l'époque. Les auteurs ont songé très tôt à utiliser la notion de détournement de pouvoir du droit administratif pour protéger les actionnaires minoritaires de l'arbitraire de la majorité et du conseil d'administration . M. David a systématisé cette doctrine en s'attachant à montrer que les premières manifestations du contrôle judiciaire de l'abus de majorité reposaient effectivement sur la finalité du droit de vote des actionnaires et qu'elles participaient ainsi de la technique du détournement de pouvoir applicable à tous les «droits-fonctions» . Il est ensuite devenu banal d'évoquer la technique du détournement de pouvoir pour rendre compte de la jurisprudence de l'abus de majorité dans les sociétés. A y regarder de plus près, les illustrations que l'on pouvait en donner à l'époque paraissent bien peu probantes. Il s'agit d'arrêts qui relèvent plus sûrement de la théorie de la fraude , de celle des «bases essentielles» du contrat de société ou, plus simplement encore, de l'application des règles spéciales du droit des sociétés . 82 - Pourtant, l'évolution ultérieure de la jurisprudence justifiera à posteriori l'audace initiale. Les applications de la théorie du détournement de pouvoir se font de plus en plus nettes. Bien qu'ils continuent à invoquer les notions voisines de fraude, de mauvaise foi et d'abus de droit au même titre que celle de détournement de pouvoir, les juges du fond se contentent souvent de constater que la résolution litigieuse a été prise dans l'intérêt exclusif de la majorité et au mépris de l'intérêt social , pour l'annuler. Cela 5
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5. H . Rousseau, 5., 1923.2.129; P. Esmein, 5., 1924.1.225; H . Solus, 5., 1928.2.97. 6. R. David, thèse précitée, spéc. n° 48 et s. ; sur les aspects de terminologie, v. supra, n° 57 et s. 7. E x . : Req. 21 octobre 1907, D.P., 1910.1.124; Civ. 31 décembre 1913, 5., 1914.1.267; D.P., 1917.1.143 (répartition entre parents et amis des actions que certains associés ne pouvaient utiliser personnellement pour le vote, en présence d'une limitation statuaire des voix, «dans le but concerné de créer une majorité factice et de faire produire à leurs actions des effets qu'elles n'eussent pas pu produire entre leurs mains»). 8. La modification des bases essentielles du contrat de société suppose, en effet, l'assentiment de tous les actionnaires. A défaut, la nullité est encourue sans qu'il soit besoin de faire appel à la notion de détournement de pouvoir. Ex. : Req. 2 janvier 1924, précité; Pau, 24 décembre 1935, précité. Sur cette doctrine, v. spéc. Wahl, 5., 1913.1.209. 9. Ex. Celles qui régissent l'ordre du jour d'une assemblée. V. Civ. 31 décembre 1913 précité. 10. Paris, 13 avril 1934, D., 1936.2.121; T. Corn. Seine, 17 janvier 1949, 5., 1949.2.161.
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L'existence
de la notion de
pouvoir
paraît correspondre très précisément à l'idée de détournement de pouvoir. La Cour de Cassation est à peine moins explicite . Paradoxalement, les catégories héritées de Josserand, dont l'influence devenait alors prépondérante, étaient trop grossières pour permettre aux auteurs de prendre acte de cette réelle évolution de la jurisprudence. Pour avoir fait de l'abus de majorité une application banale de la théorie de l'abus des droits, Josserand et ses émules s'interdisaient de souligner la spécificité du critère qui s'est progressivement substitué à celui de l'intention de nuire en la matière. Des habitudes de langage en sont restées. Aujourd'hui encore, les notions d'abus de droit et de détournement de pouvoir sont utilisées indifféremment pour désigner le contrôle de l'«abus de majorité», ce qui ne facilite pas la compréhension du mécanisme en cause. La substitution du critère du détournement de pouvoir à celui de l'intention de nuire n'en est pas moins certaine en jurisprudence. Si le hasard des circonstances de fait permet encore d'y rencontrer quelques applications du critère classique de l'intention de n u i r e , l'expression fait souvent figure de simple alibi justifiant la condamnation de l'abus. Dans le plus pur style des «arrêts de transition» , qui se caractérisent fréquemment par l'application simultanée de deux ou plusieurs systèmes différents, voire contradictoires, la Cour de Cassation a maintenu, par son arrêt du 6 février 1957, la décision qui avait annulé une résolution « dictée moins par l'intérêt social que par l'intérêt des administrateurs et même par le dessein concerté de nuire au groupe minoritaire» . La référence à l'intention de nuire y est totalement artificielle. Elle sera abandonnée le 18 avril 1961. 83 - L'arrêt Société des Anciens Etablissements Piquard ouvre, en effet, une nouvelle phase dans l'évolution de la jurisprudence de l'abus de majorité en fixant -de manière durable le critère du contrôle. Ainsi qu'on a déjà eu l'occasion de l'indiquer, la jurisprudence considère comme abusive toute décision «prise contrairement à l'intérêt général de la société dans l'unique dessein de favoriser les membres de la majorité au détriment des membres de la m i n o r i t é » . Par cette formule, la Cour de Cassation condamne les thèses extrêmes qui souhaitent l'extension du contrôle judiciaire à l'opportunité des décisions litigieuses mais rejette également le critère restrictif de l'intention de nuire auquel il ne sera plus fait allusion. En doctrine, cette étape correspond à un repli sur soi, à une revendication d'autonomie, qui marque, ici comme dans bien des domaines autrefois saisis par la théorie de l'abus des droits, une réserve très nette à l'égard de la théorie générale qui paraît impuissante à rendre compte de la réalité du droit 11
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11. Req. 16 novembre 1943, S., 1947.1.1, note H o u i n ; J.C.P., 1944.11.2561, obs. Lescot; Gaz. Pal., 1944.1.14; Corn. 5 janvier 1956, Bull., III, n° 10. 12. Corn. 20 février 1957, Bull., III, n° 6 7 ; R.D.Com., 1957.671, obs. Rault, maintenant Paris, 2 novembre 1954, D., 1954.758 (décision prise par l'actionnaire majoritaire dans le but de nuire à son beau père, actionnaire minoritaire, en faisant échec à son droit de cession). 13. Y . Gaudemet, les méthodes du juge administratif. Thèse précitée, p. 227. 14. Corn. 6 février 1957, Bull., III, n ° 4 8 ; J.C.P., 1957.11.10325, obs. D . B . ; R.D.Com., 1957.671, obs. Rault. 15. Corn. 18 avril 1961, Bull., III, n° 175 et, en dernier lieu, Corn. 18 mai 1982, Rev. Soc, 1982.804 note Le Cannu et les réf. citées. 16. V . également: Corn. 21 janvier 1970, Aff. Saupiquet-Cassegrain, Bull., IV, n° 28.
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positif. Même limitée aux «droits-fonctions», la notion de détournement de pouvoir, comme la conception de Josserand qui lui a succédé dans la doctrine dominante, avait pourtant vocation à s'appliquer en dehors du droit des sociétés à toutes les situations analogues. Les auteurs qui ont le mieux systématisé la jurisprudence la plus récente insistent cependant sur la distinction de l'abus de majorité et de l'abus de droit, sous toutes ses formes . La constatation de l'inadéquation d'une théorie générale donnée n'implique pas la condamnation de toute construction d'ensemble. Après s'être stabilisée sous des traits qui lui paraissent propres, la jurisprudence de l'abus de majorité dans les sociétés pourrait, au contraire, fonder à son tour de nouvelles applications des principes qui s'en dégagent. Cela supposerait que l'on s'attache, dans un premier temps, à en faire ressortir les constantes. 17
2. La recherche des constantes a) La permanence du critère du détournement de pouvoir est la première constatation qui s'impose à l'esprit. 84 - Des deux critères utilisés par la jurisprudence récente, celui de la rupture intentionnelle d'égalité est celui qui paraît le plus spécifique. On s'efforcera donc d'en préciser la portée avant même d'examiner les difficultés qui résultent de l'utilisation du critère complémentaire de l'intérêt social. 85 - En déclarant annulables les décisions prises «dans l'unique dessein de favoriser les actionnaires majoritaires au détriment des membres de la m i n o r i t é » , la Chambre Commerciale de la Cour de Cassation relègue au second rang le critère du détournement de pouvoir. Cela ne signifie nullement que celui-ci soit condamné par la jurisprudence qui n'a fait, en réalité, que l'adapter à la situation particulière des assemblées générales d'actionnaires. Sur ce point, les explications de M. D. Schmidt, qui s'efforce de distinguer l'abus de majorité aussi bien du détournement de pouvoir que de l'abus de droit, ne convainquent pas. Cette thèse concède que «dans les deux cas, le titulaire ne peut l'exercer dans son intérêt propre ou plus généralement dans un but autre que celui en vue duquel le pouvoir est conféré» avant de fonder la distinction sur le fait que «la majorité dispose de son pouvoir pour satisfaire non seulement les intérêts des autres associés mais aussi les siens propres», pour conclure enfin que le rapprochement des deux notions n'a que la valeur d'un «simple argument d'analogie» . Une fois encore, les qualifications du détournement de pouvoir et de pouvoir butent sur l'idée qu'en exerçant son droit de vote, l'actionnaire défend son propre intérêt en même temps qu'il concourt à la détermination de l'intérêt social. C'est précisément ce qui avait incité certains auteurs à retenir la qualification de droit-mixtes . 18
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17. L'intérêt et s. 18. 19. 20. 21.
Schmidt, thèse précitée, n° 2 3 4 ; Hémard, Terré et Mabilat, op. cit., n° 3 8 3 ; Sousi, social dans le droit français des sociétés commerciales, Th. Lyon 1974, spec. p. 295 Schmidt, op. Comp. corn. D . Schmidt, V . supra, n°
cit., spec. n° 187 et s. 18 avril 1961, précité, et Com. 7 juillet 1980, Bull., IV, n° 287. op. cit., n° 234. Adde du Garreau de la Méchenie, op. cit., n° 199. 42.
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C'est pourtant se faire une conception bien restrictive du pouvoir, que de penser qu'il implique l'abnégation totale des intérêts de son titulaire. En effet, dès lors qu'il ne poursuit plus son intérêt exclusif, mais qu'il doit composer avec l'intérêt d'autrui, le titulaire d'une prérogative juridique n'est plus libre d'en disposer à sa guise. Il suffit qu'elle doive s'exercer dans un intérêt au moins partiellement distinct de celui de son titulaire pour que la prérogative juridique soit orientée vers un but que son titulaire ne peut méconnaître. Dès lors, la prérogative est justiciable d'un contrôle du détournement de pouvoir. Seule la terminologie défectueuse, mais répandue, opposant prérogatives «égoïstes» et pouvoirs «altruistes» pouvait fonder une conception aussi étroite du pouvoir, comme prérogative confiée dans un intérêt exclusivement dinstinct de celui de son titulaire. On a déjà eu l'occasion de montrer que la véritable distinction passait entre les prérogatives libres, abandonnées au libre arbitre de leur titulaire, et les prérogatives finalisées, orientées vers un but qui impose une certaine ligne de conduite à leur titulaire . Il est parfaitement compréhensible qu'une prérogative fasse la part de l'intérêt de son titulaire, au même titre que de l'intérêt d'autrui. N'étant plus libre, elle n'en est pas moins un pouvoir. Pour cette seule raison, le droit de la majorité, incontestablement tenue de respecter l'intérêt de tous les actionnaires, peut être qualifié de pouvoir. Aussi, est-ce très légitimement que la Cour de Paris continue à annuler les décisions par lesquelles la majorité «détourne ses pouvoirs de ses fonctions normales» en l'utilisant pour faire échec aux droits d'un associé minoritaire . 22
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Du reste, en reconnaissant «l'analogie» de l'abus de majorité et du détournement de pouvoir administratif, la doctrine ne fait qu'exprimer la même idée sur un mode mineur. L'extension analogique suppose, en effet, que l'on reconnaisse à la norme de référence une valeur de principe ou, à tout le moins, sa conformité à un principe plus général, dont elle fait alors figure de simple illustration. Si, au contraire, la norme de référence apparaissait dérogatoire à des principes plus généraux, le raisonnement a contrario avec lequel l'analogie balance perpétuellement, s'imposerait. L'analogie est bien le révélateur d'une théorie générale qui s'ignore. Le rattachement de l'abus de majorité à la théorie générale du pouvoir qui renoue avec l'intuition initiale de la doctrine, ne signifie d'ailleurs pas que le critère de la rupture d'égalité doive être rejeté. Il réalise, au contraire, une adaptation parfaite de la notion de détournement de pouvoir à la situation des associés d'une société commerciale. Selon la définition même de la société commerciale, le but poursuivi réside dans la recherche en commun d'un bénéfice ou d'une économie. En agissant dans leur seul intérêt, les membres de la majorité méconnaissent nécessairement ce but. Dans une société, la rupture intentionnelle d'égalité est toujours un détournement de pouvoir. En revanche, il n'est pas-exclu que ce dernier critère soit légèrement
22. 23. 24. 25.
V. supra, V. supra, Paris, 18 Schmidt,
n° 33. n° 33. novembre 1969, D., 1970.170, note Y . Guyon. loc. cit, D u Garreau de la Méchenie, loc. cit.
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plus large et ne permette de saisir des hypothèses pour lesquelles l'idée de rupture d'égalité n'est pas très h e u r e u s e . 86 - En réalité, la seule véritable difficulté d'interprétation de la jurisprudence tient à l'utilisation conjointe des deux critères de la méconnaissance de l'intérêt social et de la rupture intentionnelle d'égalité. Elle tient au fait que l'un comme l'autre paraissent constituer une application tout à fait classique du contrôle du détournement de pouvoir. La majorité est tenue d'exprimer l'intérêt général de la société. En poursuivant un intérêt propre à certains actionnaires, elle détourne son pouvoir. Il semble dès lors que les deux critères fassent purement et simplement double emploi. La réduction de chacun des termes du critère jurisprudentiel à la notion de détournement de pouvoir tend ainsi à conforter l'opinion des auteurs, qui estiment la formule de la Chambre Commerciale inutilement redondante. Faut-il en conclure que l'intérêt social ne serait jamais susceptible de légitimer une rupture d'égalité ? L'exégèse de la jurisprudence a ses limites et l'on n'apprendra rien en observant de trop près l'évolution des formules de la Chambre Commerciale de la Cour de Cassation qui, tantôt fait de l'intérêt social l'un des deux éléments caractéristiques de l'abus de m a j o r i t é et qui, tantôt, le passe complètement sous silence . Il ne faut sans doute pas accorder trop d'importance à ces mutations de pure forme. En effet, dès lors qu'est condamnée la décision prise dans «l'unique dessein» de favoriser les actionnaires majoritaires au détriment des autres, il demeure essentiel de se prononcer sur la valeur de l'excuse tirée de l'intérêt social. A elle seule, la revendicatin de l'abus de majorité par la théorie du détournement de pouvoir ne suffit pas davantage à trancher une question aussi épineuse. U n e telle présentation se borne à mettre l'accent sur le but qui oriente le pouvoir majoritaire. Seule une analyse beaucoup plus précise de ce but et de la nature des intérêts qu'il met en jeu permettra de prendre parti sur ce point, mais une telle recherche n'a pas sa place dans l'exposé des solutions acquises. On se bornera donc ici à prendre acte de la difficulté . 26
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b) En revanche, l'application du critère et la détermination de la sanction de l'abus de majorité apparaissent beaucoup moins délicates. 87 - Les juges du fond apprécient souverainement l'existence de la rupture intentionnelle d'égalité qui caractérise ici le détournement de pouv o i r . Cela suppose qu'ils recherchent si la délibération litigieuse a ou non été inspirée par l'intérêt social. 31
26. Ex. : R o u e n , 25 septembre 1970, J.C.P., 1970.11.16219, obs. Y. Guyon (où l'administrateur d'une société représentant le groupe majoritaire met ses fonctions au service d'une passion amoureuse). 27. D . Schmidt, op. cit., n° 204 et s . ; Sousi, op. cit., n ° 3 3 1 ; avec des nuances, A . Lyon-Caen, op. cit., n° 353 et s. Contra, Viandier, op. cit., n° 137; Calais-Auloy, art. précité, p. 224. 28. V. surtout Corn. 22 avril 1976, Rev. Soc, 1976.479,note Schmidt. 29. Com. 7 juillet 1980, précité. 30. La question sera traitée infra, n° 304. 31. Corn. 8 janvier 1973, Bull., IV, n° 1 3 ; Com. 7 juillet 1980, précité.
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Pour ce faire, ils sont libres d'ordonner une expertise destinée à faire connaî tre le contexte dans lequel la décision a été p r i s e . 88 - Lorsque l'irrégularité est avérée, les tribunaux prononcent la nullité de la résolution litigieuse . La nature de la sanction n'est pas discutée en doctrine: seule la détermination de son fondement, que l'on trouve généralement dans l'idée de réparation a d é q u a t e , suscite une hésitation . La nullité de la décision irrégulière n'est pas exclusive de l'octroi de dommagesintérêts. Il se peut que le vote n'ait été obtenu qu'à la suite de manœuvres de certains associés, administrateurs ou gérants, que l'article 1382 du Code Civil ou les régimes spéciaux de responsabilité prévus par la loi du 24 juillet 1966 ont vocation à saisir. Cela ne signifie pas que la majorité ne puisse être condamnée en tant que telle à réparer le préjudice subi par la minorité . De même, l'exécution d'une décision annulée serait incontestablement fautive . Il peut arriver que la division des associés ne devienne si grave qu'elle puisse justifier la dissolution de la société pour justes motifs ou encore, selon certains, l'exclusion d'un associé . Mais il ne s'agit plus à proprement parler de la sanction d'un abus de majorité qui ne fait alors que trahir la mésintelligence des associés ou l'inexécution de ses obligations par l'un d'eux. La nomination d'un administrateur provisoire par le juge des référés en cas de grave difficulté affectant le fonctionnement normal des organes de gestion procède du même esprit . Une telle mesure permettra, le cas échéant, d'éviter un détournement de pouvoir majoritaire, mais n'en constitue pas la sanction spécifique. 32
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B. Le pouvoir disciplinaire 89 - La compréhension du pouvoir disciplinaire en droit français a été très profondément marquée par l'analyse institutionnelle . 40
32. Com. 16 octobre 1963, D . , 1964.2.431; Rev. Soc, 1964.37, note Autesserre; J.C.P., 1964.11.13459, obs. P.L. ; Corn. 16 décembre 1969, J.C.P., 1970.11.16367, obs. N. Bernard. 33. Com. 11 octobre 1967, D., 1968.136; R.D.Com., 1968.94, obs. H o u i n ; Corn. 22 décembre 1969, Bull., IV, n ° 3 9 1 ; Com. 29 mai 1972, J.C.P., 1973.11.17337, obs. Y. G u y o n ; Corn. 8 janvier 1973, Bull., IV, n° 13. 34. Schmidt, op. cit., n° 242 et les réf. citées. 35. La question n'est pas dénuée d'intérêt. Tout le régime de la nullité en dépend. Elle sera examinée infra, n° 173 et s. 36. En ce sens, Berr, L'exercice du pouvoir dans les sociétés commerciales, th. précitée, n° 475. Contra: Schmidt, op. cit., n° 248 et s. ; Sousi, op. cit., n° 6L1 et s. 37. Corn. 7 octobre 1974, J.C.P., 1975.11.18129, obs. F. Grua. Comp. Civ. 1ère, 7 octobre 1965, Bull., I, n° 519. 38. Sur cette question, v. spec. Berr, th. précitée, p. 390 et s. ; Schmidt, op. cit., n° 252 et s. ; B. Caillaud, L'exclusion d'un associé dans les sociétés, Sirey 1966, Préf. J. Derruppé. V. également infra, n° 106. 39. E x . : Paris, 15 mars 1968, J.C.P., 1969.11.15814, note N. Bernard; R.D.Com., 1969.739, obs. R. H o u i n ; R o u e n , 25 septembre 1969, J.C.P., 1970.11.16219, obs. Y. G u y o n ; R o u e n , 26 mai 1972 et T. Com. Toulouse, 24 mai 1972, D., 1973.197, note D . Schmidt; Douai, 18 janvier 1980, D . , 1980 IR.440. 40. Sur la théorie de l'institution en général et ses rapports avec la théorie du pouvoir, v. infra, I l l e partie.
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Dès 1938, MM. Légal et Brethe de la Gressaye, exploitant une voie qui avait été ouverte par H a u r i o u , consacrent une importante étude au «pouvoir disciplinaire dans les institutions privées» . Cette conception, reprise d'enthousiasme par Paul D u r a n d , sera, par la suite, vigoureusement défendue . Plusieurs raisons permettent d'y voir, aujourd'hui encore, la conception dominante du pouvoir disciplinaire. Bien qu'elle soit loin de faire l'unanimité en doctrine, force est de reconnaître que la conception institutionnelle est la seule qui se présente comme un véritable système, simple et cohérent, ayant vocation à saisir l'ensemble des aspects du pouvoir disciplinaire. De prime abord, c'est presque faute de concurrent sérieux que la théorie institutionnelle du pouvoir disciplinaire apparaît comme dominante. De façon plus profonde, la conception institutionnelle est dominante en ce qu'elle a imposé les termes mêmes de la controverse. S'il faut lui trouver un rival, c'est l'antinomie du contrat et du statut qui vient naturellement à l'esprit. Autant dire que l'on oppose les deux thèses avec les catégories de raisonnement spécifiquement forgées par l'une d'entre elles . 89 - Après la phase de triomphalisme qui a immédiatement suivi l'arrêt de la Chambre Sociale de la Cour de Cassation du 16 juin 1945, aux termes duquel le silence du règlement intérieur ne suffit pas à «priver le patron d'un pouvoir disciplinaire inhérent à sa q u a l i t é » , qui a aussitôt été présenté comme la consécration de la thèse institutionnelle, la doctrine a dû reconnaître que tous les aspects du droit positif ne correspondaient pas à la construction institutionnelle. En particulier, le maintien en jurisprudence de la règle selon laquelle le chef d'entreprise serait seul juge de l'intérêt de l'entreprise a paru contredire de front les postulats de la thèse institutionnelle. Paradoxalement, il en est résulté non pas une remise en cause de la théorie, mais une critique du droit positif qui, selon une formule devenue classique, «d'une part, répudie le contrat pour fonder le pouvoir disciplinaire mais, d'autre part (...) revient à lui pour amenuiser le contrôle du j u g e » . La critique suppose acquises les conclusions de la conception institutionnelle, selon laquelle l'institution justifie à la fois le pouvoir et son contrôle alors que le contrat, qui limite le pouvoir, exclurait son contrôle. La construction doctri41
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41. Traité de droit administratif, 6ème é d . , pp. 313-314. 42. A . Légal et J. Brethe de la Gressaye, Le pouvoir disciplinaire dans les institutions privées, Sirey 1938. 43. V . spéc. «La notion juridique d'entreprise» Trav. Assoc. Capitanl, t. 3 , 1947, p. 45 et s. 44. J. Brethe de la Gressaye « L e pouvoir disciplinaire du chef d'entreprise» Dr. Soc, 1960.633. 45. Comp. sur le «faux dilemme» du contrat et de l'institution, G. Cornu, obs. R.T.D.C., 1973.144. 46. Soc. 16 juin 1945, Etablissements Poliet et Chausson c/Vialard, Droit Social, 1946.427, obs. Durand; G.A. Dr. trav., Sirey 1978, n° 38, obs. G. Lyon-Caen et J. Pélissier. 47. Sur cette règle, v. infra, n° 202 et s. 48. A . Brun, La jurisprudence en droit du travail, Sirey 1967, p. 430. Pour une critique plus radicale des incohérences de la jurisprudence sur les pouvoirs du chef d'entreprise, v. en dernier lieu Supiot, Le juge et le droit du travail, th. Bordeaux I 1979.
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nale est indemne. Elle paraît même si «naturelle» qu'elle suffit à fonder la critique la plus grave, celle qui porte sur la cohérence du droit positif. Les observations qui précèdent ne préjugent en rien la valeur, ni même la cohérence, des solutions jurisprudentielles dont l'étude reste à faire. A ce stade du raisonnement, il s'agit seulement de montrer que la conception dominante, d'inspiration institutionnelle, du pouvoir disciplinaire a trop profondément marqué les catégories par lesquelles on tente généralement d'appréhender la notion pour que l'on puisse se dispenser, dans une étude consacrée à la notion de pouvoir, de se prononcer sur le sens et la valeur de cette présentation (1) avant même d'aborder l'analyse du droit positif du pouvoir disciplinaire (2).
1. La conception dominante du pouvoir disciplinaire 90 - De la même façon que la thèse de Josserand avait été présentée comme l'exemple même de la démarche inductive , la conception institutionnelle du pouvoir disciplinaire paraît caractéristique d'une démarche purement déductive, sinon dogmatique. Celle-ci consiste à tirer de la raison, du bon sens ou de la nature des choses, quelques principes élémentaires à partir desquels sont déduits, selon des procédés purement logiques, un certain nombre de conséquences nécessaires. Ce n'est qu'alors que les résultats de cette investigation rationnelle sont confrontés aux solutions du droit positif. Lorsqu'ils coïncident, la thèse s'en trouve confortée; lorsqu'ils divergent, c'est par une critique du droit positif que se résoud le conflit. La coïncidence partielle ouvre une critique de cohérence. La méthode a sa grandeur. En libérant la doctrine des contingences du droit positif, elle lui reconnaît un rôle véritablement créateur. L'auteur ne se contente pas alors de décrire le droit positif; la méthode suivie le condamne à apprécier la valeur des règles qu'il étudie. Elle a également ses écueils. Le principal réside dans le risque qu'elle engendre de ne retenir du droit positif que certains aspects, en méconnaissance de sa logique propre. Au rebours, la recherche objective de la logique du droit positif n'exclut pas nécessairement tout esprit critique. De fait, l'examen des postulats de la conception institutionnelle du pouvoir disciplinaire, que ces considérations préalables incitent à passer au crible, révèle son insuffisance. 49
a) Les postulats de la conception
dominante
91 - La conception dominante du pouvoir disciplinaire se caractérise essentiellement par deux traits. 92 - Le premier, que l'on a déjà eu l'occasion d'évoquer, traduit un parti de fond. Le pouvoir disciplinaire y apparaît, au même titre que le pouvoir de direction, dont il est destiné à assurer l'efficacité, comme une nécessité de la vie en commun. La vie des collectivités a de «puissantes exigences». Elle suppose notamment de la part des membres du groupement, un minimum de discipline sans lequel l'institution ne pourrait survivre.
49. V. supra, n° 30.
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Ainsi, le pouvoir disciplinaire ne dérive-t-il pas de l'accord de volontés qui se trouve à l'origine du groupement, mais «de la nature même» du groupement: «toute collectivité est instituée en vue d'un but à atteindre, d'une fin à remplir et, dès lors que cette fin est licite, elle a le pouvoir de contraindre ses membres à y conformer leur activité individuelle sous la menace de sanctions. Ce pouvoir est social et non pas individuel, puisqu'il s'exerce pour le bien de la collectivité. C'est le pouvoir disciplinaire qui existe aussi bien dans les groupements privés que dans les organisations publiques» . En d'autres termes, «l'apparition d'un pouvoir disciplinaire est pour ainsi dire spontanée (...) dans les collectivités (...) à partir du moment où elles deviennent des institutions» . Par nature, l'institution secrète le pouvoir disciplinaire . 93 - Etroitement lié au précédent, le second trait caractéristique de la conception institutionnelle du pouvoir disciplinaire est d'autant plus important qu'il débouche immédiatement sur une directive d'interprétation du droit positif. Pour avoir choisi de raisonner d'emblée sur la notion la plus générale d'institution, qui englobe indifféremment tous les groupements un tant soit peu organisés, la thèse nie les distinctions qui pourraient être faites en fonction de la nature des groupements ou les ravale au rang de subdivisions mineures insusceptibles d'affecter les principes essentiels. Conçu comme une nécessité élémentaire de la sauvegarde de l'institution, le pouvoir disciplinaire s'impose de la même manière que ce groupement soit une entreprise, un syndicat, une association, un parti politique ou une profession organisée. Ni la nature publique ou privée du groupement, ni sa structure propre ne lui paraissent déterminantes, son ambition étant de dégager les principes fondamentaux d'un droit commun du pouvoir disciplinaire. Cette conception particulièrement séduisante d'un point de vue théorique permet en outre de combler fort opportunément les lacunes du droit des associations et des syndicats. 94 - On s'aperçoit en effet, à considérer isolément la question du pouvoir disciplinaire dans chacun des groupements concernés, qu'elle a connu un développement très inégal, tant en droit positif qu'en doctrine, dans chacun des cas. Depuis 1945, le pouvoir disciplinaire du chef d'entreprise a donné lieu à un contentieux très abondant qui a lui-même suscité d'importantes analyses doctrinales . Les solutions retenues sont complexes, controversées mais relativement stables . Le contentieux du pouvoir disciplinaire au sein des associations est au contraire beaucoup plus clairsemé. Peu d'études lui sont exclusivement consacrées et les auteurs en sont réduits à invoquer l'autorité 50
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50. Legal et Brethe de la Gressaye, op. cit., pp. 2 et 12. 51. R. Savatier «L'origine et le développement du droit des professions libérales» Arch, de philosophie du droit, 1953, p. 45 et s. 52. Sur le pouvoir disciplinaire «conforme à la nature des choses et d'origine spontan é e » , v. déjà A . Mestre, 5., 1926.2.113. 53. V . spec. Supiot, op. cit., p. 793 et s.; J. Pélissier «Le détournement par l'employeur de son pouvoir disciplinaire» Mél. Vincent, 1981, p. 273 et s. 54. En ce sens, G. Couturier «Les techniques civilistes et le droit du travail» D., 1975, Chr. 151, n° 12.
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de décisions, souvent anciennes et contradictoires, de juridictions du f o n d . Les mêmes constatations s'appliquent au pouvoir disciplinaire des syndicats et, dans une moindre mesure, au pouvoir disciplinaire des ordres professionn e l s ou à celui des organes dirigeants des sociétés coopératives ou plus généralement des sociétés à capital variable . 95 - La conception dominante pallie cette carence, qu'elle tend ainsi indirectement à perpétuer. En réduisant le syndicat, l'association, l'entreprise et tous les groupements organisés au commun dénominateur institutionnel, elle légitime en effet l'extension automatique des solutions rendues dans un domaine à toutes les autres situations. En pratique, on constate qu'en raison de l'inégal développement des matières, la transposition ne jouera jamais qu'à sens unique, la solution la plus élaborée retenue pour l'entreprise étant ainsi appliquée, sans autre justification que par référence à l'institution, au cas du syndicat ou de l'association . Une telle méthode s'avère rapidement insuffisante. 56
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b) L'insuffisance
de la conception
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dominante
96 - La prétention de la conception institutionnelle d'abolir toute discrimination entre les groupements et de réduire à l'unité tous les aspects du pouvoir disciplinaire apparaît aujourd'hui singulièrement illusoire . Ni la distinction du droit public et du droit privé, ni celle qui est tirée de la nature des groupements concernés ne se laissent en effet aisément résorber. D'autres, que la conception institutionnelle ne pouvait connaître, viennent s'y ajouter. 60
1. On ne saurait, en premier lieu, se débarrasser impunément de la distinction du droit public et du droit privé, à laquelle la conception institutionnelle entendait substituer un droit corporatif autonome. 97 - Il est vrai qu'à elle seule, la dualité des ordres de juridictions ne suffirait pas à convaincre de la nécessité de distinguer un droit privé d'un droit administratif disciplinaires. Aussi importe-t-il de souligner que la distinction, qui se trouve à l'origine de la répartition des compétences entre les juridictions administratives et les juridictions judiciaires, commande également l'application d'un régime de fond différencié.
55. Sur le pouvoir disciplinaire dans le associations, v. surtout G. Lagarde in Beudant et Lerebours-Pigeonnière, Cours de droit civil français, 2ème é d . , t. XII bis, Contrats civils divers — Associations, n° 538 et s. ; J. Morange, La liberté d'association en droit public français, th. Paris II, P U F 1976, Préf. R. Drago, p. 236 et s. 56. Sur la question du pouvoir disciplinaire des ordres professionnels, v. spec. R. Odent « L e contrôle du Conseil d'Etat sur les ordres professionnels» Arch. Philo, dr., 1953, t. 2 , p. 109 et s. 57. V. cep. B . Caillaud, L'exclusion d'un associé dans les sociétés, Sirey 1966, Préf. J. Derruppé, p. 19 et s. 58. V. par ex. Verdier, Rép. dr. Trav., V «Syndicats professionnels (constitution et fonctionnement) », n° 251. 59. V . par ex. Brethe de la Gressaye, Arch, de philosophie du droit, 1953, n° 14. 60. En ce sens, v. déjà Michoud, op. cit., t. 2, 1909, n° 176.
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98 - L'exemple, aujourd'hui très controversé , des associations sportives permet d'illustrer ce propos. Le monopole reconnu par la loi du 29 octobre 1975 aux fédérations sportives pour l'organisation des compétitions et l'attribution des titres comme pour la délivrance des licences donne un intérêt évident à la contestation des décisions disciplinaires prises par leurs organes dirigeants, qui peuvent, en suspendant ou en excluant un sportif, le priver de toute possibilité d'exercer le sport à un haut niveau. C'est précisément ce monopole, caractéristique de la prérogative de puissance publique, qui fonde la compétence du juge administratif. On sait qu'en effet, dans le domaine extracontractuel, le critère de répartition des compétences réside, indépendamment de la nature publique ou privée de la personne dont les décisions sont en cause, dans la nature de l'activité litigieuse. Seul l'acte unilatéral, individuel ou non, «pris pour l'accomplissement d'un service public et dans l'exercice de prérogatives de puissance publique» présente le caractère d'un acte administratif dont il appartient au juge administratif de c o n n a î t r e . La plupart des décisions importantes prises par les fédérations sportives, notamment dans l'exercice de leur pouvoir disciplinaire, ressortissent ainsi au contentieux administratif . En revanche, ce sont les juridictions judiciaires qui connaissent des décisions disciplinaires prises par les multiples associations qui ne jouissent d'aucun m o n o p o l e ou même par les fédérations lorsqu'elles agissent indépendamment de leur mission de service p u b l i c . La dualité des juridictions compétentes correspond ici à une distinction rationnelle qui commande l'application, par chaque ordre de juridiction, d'un régime de fond différencié. Par hypothèse, lorsqu'elles relèvent de la compétence du juge administratif, les mesures disciplinaires en cause ont été prises «pour l'accomplissement d'un service public et dans l'exercice de prérogatives de puissance p u b l i q u e » . Le caractère exorbitant des pouvoirs ainsi reconnus à une personne, qui peut être une personne de droit privé, d'imposer une contrainte disciplinaire à d'autres personnes de droit privé qui n'y ont pas consenti, fût-ce par l'adhésion initiale au groupement qui ne peut être considérée comme entièrement libre en raison du monopole reconnu à ce groupement, fait ressortir par contraste l'importance que revêt le contrat pour les groupements soumis au seul droit privé. 62
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61. J.Y. Plouvin « L e s associations sportives: le sport à la recherche de son.juge et de son droit» A.J.D.A., 1980.177; J.P. Karaquillo « L e pouvoir disciplinaire dans l'association sportive» D., 1980, Chr. 115. 62. Sur tous ces points, v. spéc. les concl. Kahn sur T.C. 8 décembre 1969, Arcival, Rec., 695. 63. C E . Sect. 22 novembre 1976, Fédération française de cyclisme, Rec, p. 5 1 3 ; A.J.D.A., 1977, p. 139, concl. Galabert, note Moderne. T . C , 7 juillet 1980, Peschaud, D., 1 9 8 1 I R . 4 2 ; T . G . I . Paris, 12 juin 1979, Fédération française de tir, D., 1979 IR. 5 4 1 , obs. Alaphilippe et Karaquillo. 64. C o m p . Karaquillo, article précité, p. 120 et s. ; Plouvin, article précité. 65. A r g : Civ. 1ère, 20 mai 1980, Bull., I, n° 155, D., 1981 IR. 4 1 , obs. Alaphilippe et Karaquillo. 66. Cf. T . C . 7 juillet 1980, Peschaud et C E . 19 décembre 1980, D . Hechter, précités.
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En effet, si le sportif désireux d'obtenir ou de consever sa licence dans une discipline se trouve nécessairement sous l'autorité de la fédération sportive correspondante dont il subit le pouvoir disciplinaire sans l'avoir choisie, il n'en va pas de même de celui qui s'incrit dans tel ou tel club de quartier qu'il détermine librement. Plus généralement, il n'est pas absurde de penser qu'en adhérant à une association qui ne jouit d'aucun monopole, le nouveau membre adhère aux statuts de celle-ci, qui deviennent ainsi «la loi des parties». On observe ainsi la cohérence d'un système dans lequel le monopole qui, par ailleurs, donne un intérêt pratique certain à la contestation des décisions disciplinaires, justifie à la fois la compétence des juridictions administratives et le fait que les statuts ne peuvent se voir reconnaître la même portée en droit administratif qu'en droit privé. La summa divisio du droit public et du droit privé conserve donc ici toute sa raison d'être. 2. Il ne faudrait pas davantage méconnaître, au sein même du droit privé, la spécificité de chacune des catégories de groupements qui exercent un pouvoir disciplinaire. 99 - En particulier, si la comparaison du pouvoir disciplinaire des associations et des syndicats et de celui du chef d'entreprise s'impose comme une nécessité scientifique, la transposition des solutions d'un cas à l'autre ne saurait se dispenser de toute justification. Tous les groupements n'ont pas la même structure. Ainsi, l'idée d'égalité, essentielle dans l'association, ne jouera pas le même rôle dans l'entreprise, où le contrat de travail place le salarié sous la dépendance du chef d'entreprise. On imagine volontiers que cette distinction essentielle, et du reste parfaitement classique , ne pouvait manquer d'avoir une répercussion sur la question du pouvoir disciplinaire dans chacune de ces catégories de groupements. S'il est vrai que l'idée d'un assujettissement juridique du salarié à l'égard de l'employeur est «théoriquement inacceptable» , l'observation est plus forte encore lorsqu'elle s'applique aux relations de l'association ou du syndicat et de ses membres. Comme la référence au contrat ou à l'article 1134 du Code Civil, qui ne signifie pas nécessairement la même chose lorsqu'il s'agit du contrat de travail ou du contrat d'association, la seule qualification d'institution est trop large pour être d'une réelle utilité. 67
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3. Enfin, les réformes législatives récentes imposent de distinguer en fonction des mesures disciplinaires en cause. 100 - Alors que toutes étaient autrefois saisies sous l'angle de la théorie de l'abus des droits, au moins devant le juge judiciaire, la loi du 13 juillet 1973 a soumis le licenciement, et par la même le licenciement disciplinaire, à un régime propre, sans réglementer les autres mesures disciplinaires, au premier rang desquelles figure la mise à pied.
67. Comp. Légal et Brethe de la Gressaye, op. cit., p. 6 1 , qui ne manquent pas de présenter une typologie des groupements tenant compte de ce critère, sans toutefois en faire une distinction fondamentale. 68. G. Couturier «Les techniques civilistes et le droit du travail» op. cit., n° 10.
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Sans préjuger la spécificité de ce nouveau régime légal par rapport à celui que la jurisprudence a continué à appliquer aux autres mesures disciplinaires, ni des éventuelles influences de l'un sur l'autre, on se bornera à relever à cette place qu'il n'est plus possible de postuler que les deux mesures disciplinaires essentielles se voient appliquer, ou doivent se voir appliquer, les mêmes règles. Cette distinction, qui ne concerne pas la seule entreprise commerciale, doit être combinée avec les précédentes. Ainsi, les litiges qui opposent une association, qu'elle soit ou non chargée d'une mission de service public et investie de prérogatives de puissance publique, à ses salariés, sont-ils portés devant les juridictions judiciaires compétentes qui lui appliquent le droit du travail . Par ailleurs, le possible concours des qualités de sociétaire et de salarié d'une association devrait conduire à l'application cumulative des régimes du licenciement et de l'exclusion disciplinaire . 101 - La persistance, voire le développement, de distinctions que la présentation institutionnelle du pouvoir disciplinaire s'efforçait de minimiser, incite à faire totalement abstraction de ce donné théorique traditionnellement attaché à la matière pour examiner le sens du droit positif d'un œil neuf. 69
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2. Le pouvoir disciplinaire en droit positif 102 - La répudiation de la conception institutionnelle qui fait du pouvoir discipinaire le produit spontané de l'institution, impose de s'interroger sur l'existence même du pouvoir disciplinaire dans les différents groupements privés avant de rechercher quel en est le mode de contrôle. a) La reconnaissance du pouvoir
disciplinaire
103 - On ne s'attardera pas sur l'origine du pouvoir disciplinaire dans l'entreprise. La question est clairement tranchée en jurisprudence. L'employeur ne tient pas ce pouvoir du contrat de travail, mais de sa qualité de chef d'entreprise, ce qui l'affranchit, dans une certaine mesure, des dispositions du règlement intérieur. Il suffira d'observer, après d ' a u t r e s , que cette solution, présentée comme le plus beau fleuron de la thèse institutionnelle, n'a qu'une portée pratique des plus limitées, dès lors que l'on reconnaît, par ailleurs, au chef d'entreprise le pouvoir d'édicter unilatéralement le règlement intérieur, qui est lui-même censé s'incorporer au c o n t r a t . Il suffirait, en effet, au chef 72
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69. Ex. Soc. 3 octobre 1980, D., 1981.IR.43, obs. Alaphilippe et Karaquillo. 70. V . par ex. Soc. 6 octobre 1971, Bull., V , n° 5 5 0 ; Soc. 8 novembre 1973, Bull., V , n° 560. 71. Comp. la jurisprudence qui admet le cumul du régime du licenciement de droit commun et des règles propres aux salariés investis de fonctions représentatives. Soc. 8 juin 1979, J.C.P., 1980.11.19441, obs. Atias. 72. V . spéc. Supiot, thèse précitée, p. 799. 73. Sur le pouvoir réglementaire du chef d'entreprise, outre les ouvrages généraux, v. spéc. G. Lyon-Caen « U n e anomalie juridique, le règlement intérieur d'entreprise» D., 1969, Chr. 247; B. Soinne, L'analyse juridique du règlement intérieur d'entreprise, LGDJ, 1970.
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d'entreprise de prévoir expressément la gamme des sanctions disciplinaires dans le règlement intérieur pour éluder purement et simplement la difficulté. De l'analyse du pouvoir disciplinaire pleinement reconnu au chef d'entreprise, on ne retiendra que la formulation théorique d'une question qui reste ouverte pour les autres groupements privés. Pour le chef d'entreprise, le bénéfice est double. Titulaire du pouvoir disciplinaire, il prononce lui-même les sanctions qu'il estime justifiées, sans être tenu de recourir préalablement à Justice. En d'autres termes, empruntés au droit administratif, la jurisprudence lui reconnaît un «privilège du préalable» qui lui confère la même situation procédurale que l'Administration à l'égard de ses administrés et place corrélativement le salarié dans la position défavorable de demandeur. Par ailleurs, son pouvoir ne se limite pas aux disposition du contrat de travail ou du règlement intérieur qui le prolonge, ainsi que l'a spécifié l'arrêt du 16 juin 1945. Toute la question porte aujourd'hui sur le point de savoir si cette double prérogative est reconnue dans les mêmes termes aux autres groupements privés, notamment aux syndicats et aux associations. 104 - Bien que rationnellement distincts, les deux aspects du pouvoir disciplinaire que constituent le privilège du préalable et l'affranchissement du contrat, sont intimement liés en pratique. Il est bien rare en effet que les statuts du groupement ne pévoient pas à la fois le principe du pouvoir disciplinaire et l'échelle des sanctions encourues. La clause est de style dans les statuts des associations et des syndicats. Les lois du 24 juillet 1867 et du 10 septembre 1947, respectivement applicables aux sociétés à capital variable en général et aux sociétés coopératives, permettent expressément l'insertion dans les statuts de clauses fixant les conditions d'exclusion d'un associé. La validité de telles clauses n'est douteuse qu'à propos des sociétés à capital fixe , pour lesquelles le droit de rester dans la société constitue un droit propre de l'associé . Dans tous les cas où sa validité n'est pas contestable, l'existence d'une telle clause, qui fonde le pouvoir disciplinaire au sein du groupement en application du principe de l'autonomie de la volonté, ne laisse subsister que la question de la portée des dispositions statutaires. En raison de son importance pratique, c'est ce point que l'on examinera en premier lieu, avant même de se prononcer sur l'hypothèse, infiniment plus rare mais non négligeable, dans laquelle les statuts du groupement n'ont pas donné au pouvoir disciplinaire une assise contractuelle. 105 - L'examen de la jurisprudence rendue à propos de groupements autres que l'entreprise fait ressortir l'importance que les tribunaux accordent aux dispositions contractuelles qui figurent dans les statuts du groupement. 74
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74. La comparaison est esquissée par Ollier «Réflexions sur le droit de se faire justice à soi-même dans les rapports du travail» Dr. Soc, 1967, p. 501, note 5. 75. Pour la nullité, v. surtout R. Rodière, note sous R o u e n , 8 février 1974, Rev. Soc, 1974.507; A . Viandier, thèse précitée, n° 110 et s. Comp. pour la validité, B. Caillaud, op. cit., p. 239 et s. ; Branchut, Les abus de minorité dans la société anonyme, th. Paris 11.1974, p. 24 et s. et les références citées. 76. En ce sens, v. B . Oppetit, thèse précitée, p. 140; Hémard, Terré et Mabilat, op. cit., t. II, n° 362.
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Ainsi, un grief objectivement futile pourrait-il constituer une cause légitime d'exclusion, sanction disciplinaire suprême, si les statuts en disposaient ainsi. Aux mêmes conditions, un manquement unique aux «engagements contractés» par un membre du groupement serait susceptible de justifier, en application des statuts, «une ou plusieurs sanctions» . Par ailleurs, les tribunaux trouvent dans le respect des dispositions statutaires et de la qualification des agissements incriminés au regard des statuts l'occasion d'exercer un certain contrôle des mesures prises. Ainsi, par exemple, bien avant que la loi ne l'impose en matière de licenciement , la Cour de Cassation a-t-elle décidé qu'en l'absence de motification précisant à l'intéressé la cause de son exclusion, les juges du fond ont pu estimer la mesure injustifiée, faute d'avoir été mis en mesure d'apprécier sa conformité aux dispositions des s t a t u t s . Cependant, contrairement à une opinion autrefois soutenue, selon laquelle les causes d'exclusion sont d'interprétation stricte , les juges du fond peuvent relever, dans l'exercice de leur pouvoir souverain d'appréciation des statuts, que l'énumération qui y est faite des causes d'exclusion n'est pas limitative . Il arrive que les statuts, qui définissent généralement l'organe compétent pour prononcer la mesure disciplinaire, précisent également la procédure à suivre en matière disciplinaire. Les tribunaux s'assurent de l'application de ces dispositions protectrices, qu'ils ont tendance à interpréter dans un sens extensif . La Cour de Cassation elle-même y veille par le biais du contrôle de la dénaturation . Seules les dispositions statutaires contraires à l'ordre public sont annulées. Ainsi en est-il de la clause excluant tout recours judiciaire en matière disciplinaire . De façon plus radicale, la Cour de Cassation tend à faire du «respect des droits de la défense (et du) principe du caractère contradictoire des débats préalables à une mesure d'exclusion» une règle qui s'impose dans le silence des statuts, créant ainsi l'embryon d'un ordre public positif en matière disciplinaire . 106 - En l'absence de toute assise conventionnelle, l'existence même d'un pouvoir disciplinaire dispensant les organes dirigeants du groupement de recourir au juge pour voir prononcer une sanction, demeure discutable. 77
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77. Civ. 1ère, 9 juillet 1974, Bull., n° 228 (coopérative agricole). 78. Cf. art. L. 122-14-1 et L. 122-14-2 du Code du Travail. 79. Req. 15 mars 1910, D., 1913.V.30 (syndicat). 80. V. not. R. Beudant, D., 1927.2.164. 81. Civ. 1ère, 18 février 1976, Bull., I, n° 75 (association). 82. Ex. : Civ. 1ère, 21 juin 1967, Bull., I, n° 2 3 2 ; Corn. 3 mars 1969, Bull., IV, n° 79 (sociétés coopératives). 83. Corn. 12 février 1973, Bull., IV, n° 69 (société coopérative). Pour un exemple de contrôle serré des motifs, v. Civ. 1ère, 28 oct. 1980, J.C.P., 1981.IV.19. 84. Civ. 1ère, 14 février 1979, Bull., I, n ° 6 0 ; D., 1979.IR.542, obs. Alaphilippe et Karaquillo. 85. Corn. 15 novembre 1967, Bull., IV, n° 2 8 8 ; Paris, 12 juillet 1982, Rev. Soc, 1983, note Sousi.
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La difficulté, qui prend tout son sens si l'on songe à la sanction de l'exclusion, a été largement débattue au début du siècle à propos des associations et des syndicats . L'éviction de la conception institutionnelle, qui donnait à la reconnaissance du pouvoir disciplinaire dans de telles conditions une double justification théorique, tirée de la «nature des choses» et de l'analogie avec l'entreprise , laisse la question à nouveau en suspens. Dans chaque cas d'espèce, les juges disposent, pour la trancher, de toutes les ressources de l'interprétation des s t a t u t s . On ne saurait pour autant se dispenser d'aborder de front la difficulté. En droit positif, la question n'est véritablement réglée qu'à propos de l'entreprise, pour laquelle il est jugé que le pouvoir disciplinaire ne découle pas du c o n t r a t . En sens inverse, pour les sociétés à capital fixe, la nullité de la clause permettant l'exclusion d'un associé impose, à plus forte raison, la condamnation de la thèse selon laquelle cette mesure pourrait être prise en application d'un pouvoir disciplinaire spontané dans les groupements organisés . A supposer que le juge puisse décider de l'exclusion d'un associé, comme diminutif de la dissolution pour justes motifs prévue par l'article 1844-7 du Code Civil , la dispense d'un recours judiciaire est inconcevable s'agissant des sociétés à capital fixe. Pour les associations et les syndicats, la question demeure ouverte. 107 - Initialement, l'exclusion était conçue comme la résolution du contrat qui lie chaque associé à ses co-associés . En application de l'article 1184 du Code Civil et dans le silence des statuts, elle ne pouvait donc qu'être judiciaire. Cette thèse n'a pas perdu tout crédit dans la doctrine contemporaine où elle est parfois présentée comme reflétant l'état du droit positif . Pourtant, la Cour de Cassation ne semble pas s'être prononcée clairement sur la question depuis un arrêt souvent cité du 22 décembre 1920 . Au pourvoi, qui faisait grief à l'arrêt attaqué d'avoir considéré corne valide l'exclusion de membre d'un groupement alors que «cette rupture du contrat intervenu entre les parties devait être demandée et prononcée judiciairement», la Chambre des Requêtes se contente d'opposer le fait, relevé par les juges du fond, que la rupture était «la conséquence inévitable» des agissements du membre exclu. 86
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86. V . Planiol, D., 1905.2.121; R. Morel, S., 1922.1.369; A . Mestre, S., 1926.2.113; R. Beudant, D.P., 1927.2.164. 87. V. supra, n° 95. 88. Ainsi pourraient-ils estimer que l'organe statutairement chargé de prendre les décisions les plus graves serait implicitement investi du pouvoir disciplinaire. En ce sens, V. Planiol, D., 1905.2.121, Comp. Civ. 1ère, 18 février 1976, précité. 89. V . supra, n° 103. 90. V. supra, n° 104. 91. En ce sens, v. A . Viandier, thèse précitée, n° 112 et les réf. 92. Sur la question, v. Caillaud, thèse précitée, p. 261 et s. 93. Sur cette conception, v. surtout Planiol, D., 1905.2.121; R. Beudant, D., 1927.2.164. 94. V. par ex. pour les syndicats, Brun et Galland, Droit du Travail, t. 2, 2ème éd. 1978, n° 796, p. 6 4 ; P. Juvigny et S. Grévisse, V° «Syndicat professionnel», J.Cl. Travail, fasc. 12-1 (1979) n° 41 ; Rivero et Savatier, op. cit., p. 146. 95. Alricq & Cie, S., 1922.1.369 note R. Morel.
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La conception institutionnelle a eu le mérite de montrer qu'il n'était guère réaliste d'imposer au groupement de recourir systématiquement au juge pour faire prononcer l'exclusion du membre passible d'une sanction. Il suffirait cependant pour tenir compte de cette observation de bon sens, sans faire pour autant des «impérieuses nécessités» de la vie institutionnelle l'alpha et l'oméga du droit disciplinaire, d'admettre avec certains auteurs que l'urgence justifie une dérogation au principe du caractère judiciaire de la résolution des contrats pour inexécution . Pour échapper à toute sanction, le groupement qui, en l'absence de toute disposition statutaire, entend exclure l'un de ses membres, doit demander à Justice de prononcer une telle mesure ou, si les tribunaux ne sont saisis qu'a posteriori de la décision d'exclusion, rapporter la preuve des circonstances qui le mettaient dans l'obligation de prendre sans tarder la mesure litigieuse. L'arrêt du 22 décembre 1920 peut être interprété en ce sens. Au total, on est bien loin de l'affirmation d'un pouvoir disciplinaire «inhérent» à la qualité de chef de l'institution. L'étude du contrôle judiciaire du pouvoir disciplinaire ne fait que confirmer cette impression. 96
b) Le contrôle du pouvoir
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107 - Le fait que la source du pouvoir disciplinaire diffère selon les groupements donne à la recherche de la nature et de l'étendue de son contrôle un intérêt particulier. On s'est aperçu que, si le pouvoir disciplinaire s'était dégagé du contrat dans le droit de l'entreprise, il n'en allait pas de même dans les autres groupements privés, dont la structure est plus égalitaire. On approcherait certainement l'essence du pouvoir disciplinaire, si l'on parvenait à dégager les caractéristiques constantes de son contrôle, indépendamment de sa source. La notion de détournement de pouvoir répond assurément à ce critère. 108 - Dès 1934, la Chambre des Requêtes approuve une Cour d'appel d'avoir validé l'exclusion d'une coopérative de production de membres qui la concurrençaient par ailleurs, aux motifs que la décision était fondée sur des faits matériellement exacts et qu'en prononçant l'exclusion, l'assemblée générale n'avait commis «ni un excès, ni un détournement de p o u v o i r » . Plus nettement encore, la Chambre Commerciale de la Cour de Cassation a censuré, par un important arrêt du 5 mars 1963, la décision refusant de contrôler la régularité de l'exclusion d'un membre d'une «coopérative de castors». L'exclusion avait été prononcée par l'assemblée générale, qui privait ainsi un associé du droit qu'il avait acquis sur un logement en contrepartie de sa prestation de travail. Après avoir visé «l'article 1134 du Code Civil portant que les conventions doivent être exécutées de bonne foi», la Cour de Cassation énonce, dans un attendu de principe particulièrement explicite, qu'«en refusant d'exercer son contrôle sur l'exactitude des faits reprochés, 97
96. R. Savatier, note D., 1920.2.41 ; Ph. Jestaz, L'urgence droit civil, LGDJ 1968, Préf. P. Raynaud, n° 217 et s. 97. R e q . 12 décembre 1934, S., 1936.1.69.
et les principes
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sur leur qualification fautive et sur le détournement de pouvoir allégué, la Cour d'appel a violé, par refus d'application, le texte susvisé» . 109 - Bien qu'il repose sur un fondement différent , le contrôle du pouvoir disciplinaire du chef d'entreprise a toujours fait une place importante à la notion de détournement de pouvoir. On ne compte plus les décisions qui en font état, tantôt pour relever que le détournement de pouvoir n'est pas établi, tantôt pour sanctionner effectivement le détournement . 110 - De la même façon que le critère de la rupture d'égalité a pu être analysé comme le symptôme de l'«abus de m a j o r i t é » , on constate que, dans bien des cas, l'existence d'une discrimination révèle, au-delà des formules utilisées, le détournement du pouvoir disciplinaire. Cela se vérifie naturellement dans les groupements à vocation égalitaire , mais également dans l'entreprise, notamment lorsque la discrimination vise des syndicalistes, des anciens grévistes et surtout des membres d'institutions représentatives du p e r s o n n e l . Il a cependant été jugé que l'intérêt de l'entreprise pouvait, le cas échéant, couvrir la partialité de l'employeur . En déclarant expressément illégitime certains mobile disciminatoires, en raison de l'origine, du sexe ou de la situation de famille du salarié..., le nouvel article L122-45 du Code du Travail, issu de la loi du 4 août 1982, coupe court à toute discussion dans les situations qu'il couvre. Mais il est essentiel de souligner que cette liste n'a rien de limitatif, le droit commun ayant toujours permis de sanctionner tout détournement de pouvoir avéré. 111 - Le détournement de pouvoir est sanctionné par la nullité de la mesure incriminée. La décision irrégulière de la société coopérative sera annulée et sa radiation o r d o n n é e . Le blâme inscrit au dossier du salarié sera effacé , l'avertissement a n n u l é . Lorsque la mise à pied est irrégulière, l'employeur est condamné à payer au salarié une somme égale au salaire dont il a été privé par suite de la mesure prise contre l u i . 112 - Naturellement, cette sanction spécifique n'exclut pas le recours à d'autres règles lorsque leurs propres conditions d'application sont réunies. Ainsi, par exemple, la mise à pied injustifiée peut mettre la rupture du 98
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98. Com. 5 mars 1963, Cottes c/sté «La coopérative des castors du Grand Pin» Bull., III, n° 142; Comp. Com. 28 oct. 1981 et Com. 26 janvier 1982, Rev. Soc, 1983, 104, note Plaisant. 99. E n la matière, les arrêts visent également l'article 1134 du Code Civil, mais il ne s'agit pas alors de son troisième alinéa. D e plus, la référence au contrat n'a pas la même signification suivant que le contrat place une personne sous la dépendance d'une autre ou qu'il l'intègre dans une structure plus égalitaire. V. supra, n° 99. 100. V. par ex., au sein d'un contentieux très abondant, Soc. 6 nov. 1952. Dr. Soc. 1960.95; Soc. 6 nov. 1974, Bull., V , n° 521 ; Soc. 11 février, 1981, J.C.P., 8 1 , IV, 143. 101. V . supra, n° 85 in fine. 102. Ex. : Civ. 1ère, 8 octobre 1974, Bull., I, n° 256 (coopérative agricole). 103. E x . : Soc. 12 janvier 1967, Bull., IV, n ° 4 3 ; Soc. 6 novembre 1974; Soc. 15 novembre 1978, £>., 1979.IR.230, obs. Pelissier. 104. Ex. : Soc. 16 décembre 1968, Bull., V, n° 590. 105. E x . : Civ. 28 janvier 1941, D . A . , 1941.85. 106. E x . : Soc. 30 mai 1958, Bull., IV, n° 661, Dr. Soc, 1958.613. 107. Ex. : Soc. 6 novembre 1974, précité. 108. V . par exemple la formule de Soc. 12 janvier 1967, précité.
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contrat de travail qui s'en est suivie à la charge de l'employeur . De même, l'utilisation du pouvoir disciplinaire par un employeur dans le dessein d'intimider un représentant syndical caractérise le délit d ' e n t r a v e . Si l'acte entaché d'un détournement de pouvoir manifeste l'hostilité de l'employeur au syndicat, il n'est pas exclu que ce dernier puisse obtenir sa condamnation à des dommages-intérêts en réparation du préjudice qu'il a subi de ce f a i t . 111 - Si l'utilisation de la notion de détournement de pouvoir en matière disciplinaire ne soulève par elle-même aucune difficulté sérieuse, il est plus délicat de préciser la place exacte du contrôle judiciaire de la faute disciplinaire et ses rapports avec le contrôle du détournement de pouvoir. Dans certains cas, en effet, le contrôle directement exercé par les tribunaux sur la faute sanctionnée paraît éclipser le contrôle du détournement de pouvoir. C'est en mettant l'accent sur le contrôle de la faute sanctionnée que la Cour de Cassation a récemment réaffimé le principe du contrôle judiciaire du pouvoir disciplinaire des associations. Elle a rappelé à plusieurs reprises que les juges du fond, saisis de la régularité d'une décision disciplinaire d'exclusion prise par les organes dirigeants d'une association, ne pouvaient se refuser à exercer le contrôle de la faute alléguée alors qu'ils étaient tenus «de vérifier si, conformément au pacte social librement accepté par les parties et qui leur tenait lieu de loi», l'exclusion du demandeur «procédait d'un motif légitimant la mesure disciplinaire prise contre l u i » . Le contrôle de la faute n'exclut certes pas celui du détournement de pouvoir, ainsi que l'atteste la jurisprudence rendue à propos des coopératives de « c a s t o r s » . S'agissant des associations elles-mêmes, la référence faite au «motif légitimant la mesure disciplinaire» laisse ouverte la possibilité d'un tel contrôle. Il n'en demeure pas moins qu'un contrôle serré de la faute, englobant aussi bien l'exactitude des faits reprochés que leur qualification fautive au regard du pacte social, ainsi que leur caractère de gravité suffisante lorsque les statuts le spécifient, prive celui du détournement de pouvoir d'une grande partie de son intérêt. Le contrôle de l'existence de la faute sanctionnée ne laisse en effet au contrôle du détournement de pouvoir qu'un intérêt résiduel pour le cas où une faute effective aurait servi de prétexte au prononcé d'une sanction inspirée par d'autres motifs. Dans ce cas, seul le recours à la notion de détournement de pouvoir permettrait d'invalider l'acte. Mais, le plus souvent, le mobile illégitime incite le titulaire du pouvoir à faire état d'un grief imaginaire et les deux types de contrôle font alors double emploi. Il 110
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109. E x . : Soc. 8 février 1973, Bull., V , n° 70. 110. E x . : Crim. 7 mai 1975, J.C.P., 1976.11.18326, obs. J. Nguyen Thannh Nha. 111. Ex. : Civ. 20 mars 1929, D.H., 1929.266; Soc. 3 mars 1961, Bull, n° 2 9 4 ; Soc. 9 mars 1967, Bull., n° 2 3 0 ; Soc. 4 juin 1969, Bull.; n° 3 7 8 ; Soc. 26 novembre 1969, Bull.; n° 640. Sur l'octroi de dommages-intérêts au salarié, v. Paris, 6 février 1980, Gaz. Pal, 1517 février 1981.3 et sur le contrôle de la faute par la Cour de Cassation, Soc. 10 janvier 1980, Bull., V , n° 30. 112. Civ. 1ère, 16 mai 1972, Bull., I, n° 127; J.C.P., 1972.11.17285, obs. R. Lindon; R.T.D.C., 1973.144, obs. Cornu; Civ. 1ère, 14 février 1979, Bull., I, n ° 6 0 ; D., 1979.IR.542, obs. Alaphilippe et Karaquillo, Com. 28 oct. 1981, Rev. Soc., 1983.104, note Plaisant. 113. V . l'attendu de principe de C o m . 5 mars 1963, précité.
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n'est pas exclu que celui qui porte sur la faute ne puisse, dans d'autres circonstances, se révéler plus efficace que celui du détournement de pouvoir, qui suppose rapportée la preuve d'un élément intentionnel . Lorsqu'ils contrôlent le pouvoir disciplinaire du chef d'entreprise, les tribunaux se reconnaissent également le droit d'apprécier l'existence matérielle des faits reprochés au salarié, ce qui est banal, mais aussi leur qualification de f a u t e . En l'absence de faute, la sanction est condamnée comme «arbitraire» . Rompant avec la timidité, unanimement critiquée en doctrine, de la jurisprudence antérieure, la loi du 4 août 1982 y a ajouté le contrôle de la proportionnalité de la sanction à la f a u t e . 114 - En définitive, l'analyse montre à quel point les postulats de la conception institutionnelle, pour qui le contrat enfermerait le pouvoir dans d'étroites limites mais en exclurait le contrôle, qu'elle même prétendait f o n d e r , se trouvent démentis par le droit positif. Le recours à la notion de contrat peut en effet limiter le pouvoir mais l'étude du contrôle du pouvoir disciplinaire montre qu'il permet également, le cas échéant, d'en assurer un contrôle efficace. 114
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* ** 115 - Deux conclusions peuvent être tirées de ce premier examen du pouvoir disciplinaire en droit privé. L'une est négative, l'autre positive. Négativement, la conception institutionnelle paraît inapte à rendre compte du droit disciplinaire qu'elle schématise à l'excès. Une analyse moderne du pouvoir disciplinaire suppose l'approfondissement de nouveaux concepts moins lâches que celui d'institution. La notion de pouvoir a vocation à jouer ce rôle. Positivement, la référence constante de la jurisprudence à la notion de détournement de pouvoir, qui a été prise, en première approximation, comme le signe de la permanence d'une notion homogène de pouvoir dans les diverses branches du droit, vérifie l'appartenance du pouvoir disciplinaire à cette catégorie juridique. Le contentieux de la désignation des représentants du personnel en fournit une nouvelle illustration plus récente que les précédentes.
§ 2. Une manifestation nouvelle : le contrôle judiciaire de la désignation des représentants du personnel 116 - En raison de leurs fonctions, les membres des diverses instances de représentation du personnel successivement instituées dans l'entreprise depuis l'ordonnance du 22 février 1945 se trouvent tout particulièrement
114. V . infra, n° 149 et s. 115. V . par ex. Soc. 8 février 1973, Bull., V , n° 7 0 ; Soc. 30 novembre 1977, Bull., V , n° 661 ; Soc. 5 octobre 1978, Bull., V , n° 642. 116. Soc. 8 février 1973, précité. 117. Art. L 122-44 du Code de Travail. Sur la portée de cette réforme v. infra, n° 212. 118. V. supra, n° 89.
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exposés à l'hostilité de l'employeur. Aussi, le législateur a-t-il pris soin de leur assurer une protection spéciale, en subordonnant leur licenciement ou celui des candidats à de telles fonctions à l'obtention d'une autorisation administrative . Cette réglementation fait naître une double tentation de détournement de pouvoir, qui s'exprime tant de la part de l'employeur que de celle des organisations syndicales. Il arrive, en effet, que l'employeur, pressentant la désignation d'un salarié comme délégué syndical ou à toute autre fonction protégée, s'empresse de procéder à son licenciement, avant même qu'il n'ait été officiellement n o m m é . A l'inverse, il se peut qu'un syndicat, informé de la menace de licenciement qui pèse sur un salarié, n'entende le nommer délégué syndical, représentant syndical au Comité d'entreprise ou le présenter aux élections de délégués du personnel ou du Comité d'entreprise dans le seul but de le faire bénéficier de la protection légale. La première situation, naguère saisie par le droit commun du licenciement, sous couvert duquel la jurisprudence contrôlait le détournement de pouvoir, est aujourd'hui réglée par la loi qui fait courir le délai de protection légale à partir du moment où «le salarié a fait la preuve de l'imminence d e sa désignation» . La seconde a donné lieu à une construction prétorienne qui illustre à nouveau les notions de détournement de pouvoir et de pouvoir. 117 - Ainsi qu'on a déjà eu l'occasion de le relever à propos d'autres m a t i è r e s , la même réalité prétorienne est parfois saisie, tant en jurisprudence qu'en doctrine, sous des qualifications les plus diverses, sans que cette hésitation théorique n'entame, de quelque manière que ce soit, la certitude des solutions positives. En l'occurrence, la jurisprudence condamne de façon unanime et constante la désignation d'un représentant dans le seul but de le faire bénéficier de la protection attachée à la fonction. A titre de justification, les tribunaux invoquent parfois la théorie de l'abus des d r o i t s , plus souvent, la notion de d é t o u r n e m e n t ou de f r a u d e . Cette dernière terminologie paraît avoir la faveur de la Chambre criminelle de la Cour de C a s s a t i o n . Pour sa part, lorsque, censurant la décision d'une Cour d'appel pour violation de la loi, elle estime devoir rappeler le principe en termes généraux, la Chambre sociale de la Cour de Cassation se contente d'affirmer l'irrégularité 119
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119. Sur le statut des salariés protégés v. spéc. J.-C. Javillier, Les réformes du droit du travail depuis le 10 mai 1981, LGDJ 1984, p. 287 et s. 120. E x . : Soc. 20 février 1958, Bull., IV, n° 276, intervenu avant l'ordonnance du 7 janvier 1959, à une époque o ù les candidats aux élections n'étaient pas protégés; Crim. 5 avril 1973, Bull. Crim., n° 178. 121. V . les articles L 412-18 al. 6 ; L 425-1 al. 5 et L 436-1 al. 4. 122. V . supra, n° 79 et s. 123. Soc. 10 novembre 1971, Bull., V , n° 653. 124. Soc. 18 juin 1975, Bull., V , n° 338; Soc. 17 décembre 1975, Bull, V, n° 6 1 5 ; Soc. 6 juin 1983, Bull, IV, n° 10. 125. Soc. 17 décembre 1975, Bull, V, n° 6 1 5 ; Soc. 8 juillet 1976, 2ème espèce, Bull, V , n° 447 ; Soc. 6 janvier 1977, Bull., V , n° 13 ; Soc. 22 mars 1979, Bull, V, n° 277. Le plus souvent, la formule est imputable aux juges du fond. 126. Crim. 23 mai 1970, Bull, n° 167; Crim. 18 octobre 1977, Bull, n ° 3 0 8 ; D., 1978.IR.248; Crim. 7 novembre 1979, J.C.P., 1980.IV.28.
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de la désignation qui serait faite, «non en vue de la défense des intérêts des travailleurs de l'entreprise, mais uniquement par solidarité, pour assurer la protection de l'intéressé, ce en quoi elle se trouverait détournée de son but» . Cette démarche correspond trait pour trait à l'hypothèse qui se trouve à l'origine de cette étude. La Cour de Cassation tire en effet de la nature même du droit de nomination ou de présentation, confié aux organisations syndicales dans l'intérêt des travailleurs, le principe de son c o n t r ô l e . En raison de la finalité qui lui est assignée par la loi, ce droit ne peut être valablement exercé dans un but autre que celui prévu par le législateur, sans tomber sous le coup du contrôle de son détournement. Tel est bien le critère retenu, au moins en première approximation, pour distinguer les pouvoirs des droits subjectifs . 118 - Le rattachement du contrôle judiciaire de la désignation des représentants du personnel à la théorie du pouvoir est d'autant plus riche d'enseignements que le droit positif est clairement fixé en la matière. Il suffira donc de rappeler qu'est condamnée toute désignation effectée dans un but autre que la défense du personnel de l'entreprise et qu'aux termes d'une jurisprudence constante, la sanction du détournement réside dans la nullité de la désignation irrégulière . Seules les questions de preuve paraissent mériter qu'on s'y attarde un i n s t a n t , pour préciser la charge et les moyens de la preuve du détournement de pouvoir. 1 2 7
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A. Charge de la preuve 119 - Comme il arrive fréquemment en droit du travail, c'est le plus souvent autour de la contestation, par le salarié, de la mesure prise à son endroit, que se noue le contentieux de la désignation des représentants du personnel. En sa qualité de demandeur, il appartient au salarié de rapporter la preuve qu'il bénéficiait, au moment de la mesure litigieuse, de la protection légale. La charge de la preuve de la désignation ou de la connaissance par l'employeur «de l'imminence de sa désignation», qui ouvre la protection légale, lui incombe.
127. V . spéc. Soc. 15 juin 1978, Bull, V , n° 4 8 8 ; Soc. 18 avril 1980, Bull, V , n° 334. 128. V. par exemple: Soc. 18 avril 1980 précité, qui prononce une cassation sur le fondement de l'article L. 412—10 du Code du Travail qui confère au syndicat le droit de désigner des représentants syndicaux. 129. V. supra, n° 20 et s. 130. V. par ex. : pour les délégués syndicaux: Soc. 23 juillet 1980, J.C.P., 80.IV.385; Soc. 29 mai 1980, Bull, V, n° 472; Soc. 18 avril 1980; Soc. 28 février 1980; Soc. 28 janvier 1980; Soc. 4 juillet 1979; Soc. 15 juin 1978, précités; pour les délégués du personnel: Soc. 6 décembre 1967, Bull, IV, n° 764, et pour les représentants syndicaux au comité d'entreprise: Soc. 25 avril 1974, Bull, V, n° 246. 131. Sur la question de la pluralité des mobiles justifiant la désignation, v. infra, n° 191 et s.
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Cependant, lorsque le salarié a rapporté la preuve de sa désignation et de l'antériorité du point de départ de la protection par rapport à la mesure litigieuse, il a réuni les éléments nécessaires pour que sa désignation soit oposable à l'employeur. Dès lors, la mesure prise par celui-ci à son encontre apparaît comme irrégulière. Lorsqu'à ce stade du débat judiciaire, l'empoyeur fait valoir que la désignation est elle-même entachée d'un détournement de pouvoir et que, par voie de conséquence, sa propre décision doit être tenue pour licite, il se prévaut d'une «exception» dont il se doit de rapporter la preuve. In excipiendo reus fit actor .
B. Moyens de preuve 120 - La preuve de l'éventuel détournement du pouvoir de nommer ou de présenter un salarié à une fonction protégée constitue une question de fait qui relève de l'appréciation souveraine des juges du fond. Il s'agit, en effet, de saisir l'intention qui se trouve à l'origine de la désignation c r i t i q u é e . On observe, cependant, que la Chambe sociale de la Cour de Cassation exerce sur l'existence et la pertinence des motifs des premiers juges un contrôle assez s e r r é . En pratique, bien qu'objectivement valable, l'éphémère désignation qui survient postérieurement à la notification à l'intéressé de son licenciement ou à sa convocation à l'entretien préalable au licenciement est entachée d'une forte présomption, de pur fait, de détournement de pouvoir. Plus généralement, la connaissance par le salarié de la mesure envisagée contre l u i , son absence d'activité syndicale a n t é r i e u r e , le caractère précipité de la désignation constituent autant d'indices qui, lorsqu'ils se recoupent, peuvent laisser penser que la désignation avait pour seul but la protection individuelle de l'intéressé . En revanche, même lorsqu'elle est «concomitante» à son licenciement la désignation d'un salarié à des fonctions représentatives est validée lorsqu'elle n'est que la conclusion d'une action syndicale engagée depuis longtemps dans l'intérêt des salariés de l'entreprise, lorsque le salarié a mené une 133
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132. Soc. 14 juin 1979, Bull., n° 549 ne condamne pas cette manière de voir, qui avait été celle des premiers juges, l'arrêt attaqué ayant été cassé pour ne pas avoir exercé un contrôle objectif de... l'existence et de l'opposabilité de la décision de désignation. 133. Crim. 18 octobre 1977, Bull., n° 308. 134. Ex. : Soc. 29 mai 1979, Bull, V, n° 479. 135. E x . : Soc. 25 avril 1974, Bull, V , n° 2 4 6 ; Soc. 6 janvier 1983, Bull, V , n° 10. 136. Ex. : Soc. 18 juillet 1978, Bull, V , n° 607; Soc. 8 juillet 1976, Bull, V, n° 4 4 8 ; Soc. 12 mars 1975, Bull, V , n° 138. 137. Soc. 29 mai 1979, Bull, V , n° 472 (délégué syndical); Soc. 6 décembre 1967, Bull, IV, n° 764 (délégué du personnel). Il importe peu, à cet égard, que la mesure envisagée par l'employeur ne soit jamais devenue effective. V. Soc. 12 mars 1975, Bull, V, n° 138. 138. Ex. Soc. 4 juillet 1979, Bull, V , n° 612; Soc. 18 juillet 1978 précité; Soc. 2 mars 1978, Bull, V, n° 156: D., 1978.IV.145; Soc. 26 octobre 1976, Bull, V, n° 526. 139. Soc. 18 juin 1975, Bull, V , n° 338. 140. Comp. pour l'aveu du syndicat par un tract: Soc. 19 novembre 1975, Bull, V , n° 546.
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action constante en faveur de son organisation syndicale ou lorsque sa nomination résulte des initiatives qu'il a pu prendre dans l'intérêt des salariés de l'entreprise . 141
* ** 121 - La profusion des applications prétoriennes de la notion de détournement de pouvoir contraste singulièrement avec la réserve du législateur. Il est bien rare en effet que celui-ci éprouve le besoin de poser expressément le principe d'un contrôle du type du détournement de pouvoir et plus encore qu'il le fasse en ces termes. L'exemple que l'on peut cependant trouver dans le contrôle de la «fraude» dans la gestion de la communauté conjugale ne dément cette observation qu'en apparence, puisqu'il s'agit en réalité de la consécration légale d'une très ancienne construction prétorienne.
SECTION
2
Une manifestation légale de la notion de pouvoir : le contrôle de la fraude dans la gestion de la communauté conjugale 722 - L'étude du contrôle de la fraude de l'article 1421 alinéa 2 du Code Civil au rang des manifestations de la notion de pouvoir, que ce chapitre s'efforce d'appréhender sous l'angle du détournement de pouvoir, constitue un parti pris qu'il convient de justifier sans plus tarder en s'appliquant à saisir la nature d'un tel contrôle (§ 1) avant de dégager les traits essentiels de son régime (§ 2).
§ 1. La nature du contrôle de la fraude dans la gestion de la communauté légale 123 - Le caractère traditionnel de la réserve de la fraude invite à en rechercher le fondement théorique dans l'abondante doctrine qui a été consacrée au sujet sans se limiter aux études postérieures à la loi du 13 juillet 1965 . 142
141. Soc. 24 juillet 1974, Bull., V , n° 4 5 5 ; Soc. 27 avril 1980, Bull., V , n° 302; Soc. 6 janvier 1983, Bull., V , n° 1 0 ; Soc. 17 décembre 1975, Bull., V , n° 615 ; Soc. 8 juillet 1976, 2 espèces, Bull., V , n° 447. 142. V . les réf. citées par Langlade, La fraude dans les régimes matrimoniaux, thèse précitée, et F. Chevalier-Dumas «La fraude dans les régimes matrimoniaux» R.T.D.C., 1979.41.
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De prime abord, le bilan est bien décevant. Les justifications théoriques avancées pour fonder le contrôle de la gestion de la communauté, alors dévolue au mari, paraissent varier à l'infini. Ainsi a-t-on successivement évoqué, ensemble ou séparément, la théorie de l'action p a u l i e n n e , de la cause i m m o r a l e ou de l'abus des d r o i t s , aussi bien que la simple maxime fraus omnia c o r r u m p i t . Dans la même optique, le mari a été qualifié de m a n d a t a i r e ou comparé à l'administrateur d'une s o c i é t é . Plus récemment, un auteur a insisté sur la notion de détournement de p o u v o i r . Il est assurément essentiel de distinguer ces notions les unes des autres et l'on s'efforcera d'y procéder le moment v e n u . Cependant, l'apparente diversité des justifications techniques ne doit pas masquer la réelle convergence de bien des conceptions. Plus précisément, il paraît possible de discerner deux courants qui procèdent chacun d'une inspiration propre. Le premier privilégie la référence à l'action paulienne, le second à la notion de détournement de pouvoir. L'analyse montre que les préoccupations auxquelles ils répondent sont très différentes, mais pas nécessairement contradictoires. 143
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A. La théorie de l'action paulienne 124 - Il n'y aurait aucune difficulté à montrer que la technique de la fraude paulienne n'est pas adaptée à la situation de la fraude dans la gestion de la communauté. Lorsqu'elle agit contre le mari sur le fondement de l'article 1421 al. 2 du Code Civil, la femme ne se présente pas comme créancière d'un mari qui chercherait à organiser son insolvabilité. Aussi, les auteurs admettent-ils volontiers l'assouplissement des conditions de l'article 1167 du Code Civil en la m a t i è r e . A la vérité, l'intérêt essentiel de la référence à la fraude paulienne réside dans la condition de complicité du tiers qu'elle emporte. Au moins lorsqu'il a traité à titre onéreux, le tiers de bonne foi est à l'abri de la révocation paulienne. C'est bien ce même souci de protection du tiers de bonne foi que l'on souhaite voir échapper au «piège» de l'annulation des actes frauduleux qui a dicté le rattachement de la fraude dans la gestion des biens communs à l'action p a u l i e n n e . 151
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143. Colin, rapport sous Civ. 23 janvier 1928, D.P., 1928.86. 144. Charlotte Béquignon, S., 1929.2.97. 145. Josserand, De l'esprit des droits et de leur relativité, op. cit., n° 83. 146. Planiol et Ripert, t. VIII, Régimes matrimoniaux, 2 è m e éd. 1957, par Boulanger, n° 513 ; H . , L. et J. Mazeaud, par M. de Juglart, Leçons, t. IV, vol. 1, n° 294; v. également la construction plus élaborée de Vidal, thèse précitée, not. pp. 350-351. 147. E. Gaudemet, obs. R.T.D.C., 1910.423. 148. J. Carbonnier, Le régime matrimonial. Sa nature juridique sous le rapport des notions de société et d'association, th. Bordeaux 1932. 149. Langlade, op. cit. 150. V . infra, n° 157 et s. 151. Planiol et Ripert, La famille, 2ème éd. 1952, par Rouast, n" 619. 152. V. spéc. Colin, rapport précité. Dans le sens soutenu au texte, v. déjà Gaudemet, loc. cit.
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La jurisprudence n'est pas restée insensible à cette considération. Avant la réforme de 1965, il lui arrivait de viser l'article 1167 du Code Civil dans une telle situation et de distinguer selon que le tiers a agi ou non à titre onéreux pour subordonner, dans cette dernière hypothèse, l'annulation de l'acte argué de fraude à la constatation de sa complicité . Aussi, cette exigence de protection du tiers ne saurait-elle être écartée au seul motif du caractère approximatif de la référence à l'action paulienne. Elle devra, au contraire, être concilliée avec les considérations toutes différentes qui inspirent le second courant doctrinal que l'on peut discerner en la matière. 153
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B. La théorie du détournement de pouvoir 125 - A la réflexion, on ne pouvait manquer d'être frappé par la profonde convergence des nombreuses constructions qui ont tenté de préciser la notion de fraude dans la gestion des biens communs, indépendamment de celle d'action paulienne. 126 - On constate, en effet, qu'au-delà de la diversité des présentations techniques, la plupart des auteurs s'accordent sur le véritable fondement de la réserve de la fraude dans la gestion des biens communs. Tous insistent sur la vocation des biens communs à être partagés. Confiés à la gestion d'un époux, les biens communs sont empreints d'une affectation communautaire qui justifie que l'époux administrateur ne puisse en user en méconnaissance de l'intérêt de la communauté. C'est bien cette idée fondamentale que traduisent les auteurs lorsqu'ils font du mari un mandataire ou qu'ils le considèrent comme le gérant de la communauté personnifiée. C'est encore cette idée qu'expriment les partisans d'une conception large de l'abus des droits, lorsqu'ils insistent sur la finalité des pouvoirs du mari. Même lorsqu'ils voient dans la fraude du mari dans la gestion des biens communs une institution autonome, les auteurs ne manquent pas de relever que celle-ci est« intimement liée à la nature des pouvoirs du m a r i » . De façon quasiment unanime, la doctrine observe qu'en utilisant ses pouvoirs de gestion des biens communs dans un intérêt étranger à celui de la communauté, que ce soit pour s'avantager personnellement, pour avantager un tiers ou tout simplement pour frustrer son conjoint, le mari commettrait un «véritable détournement de pouvoirs», susceptible d'être sanctionné au titre de la fraude. Cette conception a elle-même pénétré le droit positif. Avant même que la loi du 22 septembre 1942 ne lui apporte une consécration légale en subordonnant les pouvoirs du mari au respect de l'intérêt de la famille , la jurisprudence avait su relever le caractère fonctionnel des pouvoirs des 155
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153. E x . : Civ. 4 décembre 1929, D.P., 1931.1.81, note Nast; S., 1931.1.361, note Hubert. 154. E x . : Soc. 12 octobre 1956, D., 1956.753. 155. Lécuyer, De la fraude du mari dans la gestion des biens communs, th. Rennes 1939, p. 23. 156. V . spéc. les art. 213 et 217 C. Civ. dans leur rédaction du 22 septembre 1942.
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l'époux chargé de la gestion des biens communs: «les pouvoirs que la loi accorde au mari comme chef de la communauté lui ont été donnée dans l'intérêt du ménage et ne lui permettent pas, par des actes frauduleux, de compromettre les droits de la f e m m e » . 127 - U n e telle cohésion doctrinale autour de la notion de détournement de pouvoir donne à penser que seule l'insuffisance d'une théorie du pouvoir justifie le besoin éprouvé par les auteurs de rattacher cette notion à une justification théorique plus convaincante. Héritière d'une tradition qui remonte à l'ancien d r o i t , la notion de fraude était toute désignée pour jouer ce rôle. Les progrès de la notion de détournement de pouvoir, qui tend à fonder une théorie autonome, rendaient moins nécessaire la référence à la maxime fraus omnia corrumpit ou à la théorie générale de la fraude. Cependant, le législateur de 1965 a, fort opportunément, consacré la terminologie traditionnelle, manifestant ainsi son désir de reconduire les solutions antérieures. Il n'en demeure pas moins que la véritable référence théorique, en matière de «fraude» dans la gestion de la communauté, doit être trouvée dans la notion de détournement de pouvoir et non dans la théorie de la fraude. On s'apercevra, en effet, que l'idée de protection du tiers, sur laquelle insistaient les tenants de la qualification d'action paulienne, n'est pas indissolublement liée à cette technique et qu'elle peut, au contraire, être combinée avec la notion de détournement de pouvoir. En revanche, le cractère essentiel de cette dernière notion tient au fait qu'elle livre le véritable fondement du contrôle en insistant sur l'affectation communautaire des pouvoirs des époux dans la gestion des biens communs. La considération de ce fondement permet de fixer bien des points du régime du contrôle de la fraude dans la gestion de la communauté conjugale. 157
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§ 2. Le régime du contrôle de la fraude dans la gestion de la communauté conjugale 128 - L'idée que le contrôle de la fraude au sens de l'article 1421 alinéa 2 du Code Civil découle de la nature même des pouvoirs des époux et de la finalité communautaire qui leur est imprimée par la loi, que traduit de façon plus technique la notion de détournement de pouvoir, permet d'éclairer aussi bien l'objet du contrôle (A) que son domaine d'application (B). Il n'est pas exclu que la notion de détournement de pouvoir puisse également aider à résoudre la délicate question de la sanction de la fraude dans la gestion de la communauté (C).
157. R e q . 27 janvier 1930, S., 1932.1.97. 158. L'article 225 de la Coutume de Paris de 1580 comportait déjà la réserve de la fraude. Sur l'histoire de la fraude dans la gestion des biens communs, v. spéc. Veron, Les actes accomplis par le mari sur les biens de la communauté en fraude des droits de sa femme, th. Paris 1924.
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A. L'objet du contrôle 129 - Par hypothèse, l'acte argué de fraude a été passé par un époux dans les limites objectives de ses pouvoirs. Toute la difficulté réside donc dans la détermination de l'intention susceptible de caractériser la fraude de l'article 1421 alinéa 2. On s'en tiendra ici à la détermination de l'intention requise en la personne de l'époux, la question de la complicité du tiers étant étroitement liée à celle de la sanction de la f r a u d e . Le fondement même de la réserve de la fraude, destinée à éviter que les pouvoirs de gestion des époux ne soient consciemment utilisés au préjudice de la communauté, permet de distinguer l'élément intentionnel de la fraude aussi bien de l'intention de nuire et, par voie de conséquence, de la théorie classique de l'abus des d r o i t s , que de la cause immorale de l'article 1131 du Code Civil. La seule conscience de frustrer la communauté en poursuivant un but qui lui est étranger suffit, en effet, à satisfaire aux exigences de l'article 1421 alinéa 2 du Code Civil. Confiés à l'époux dans l'intérêt de la communauté, les pouvoirs de gestion ne peuvent en être détournés sans que l'acte passé dans de telles conditions ne tombe sous le coup de ce texte. Aussi serait-il trop restrictif d'exiger 1'«intention de nuire» de l'époux fraudator. L'intentioon de s'avantager indûment ou d'avantager un tiers au mépris des intérêts de la communauté suffirait à caractériser la fraude. Du reste, s'il arrive aux auteurs d'évoquer 1'«intention de nuire» de l'époux, il semble qu'il ne faille voir là qu'une façon de parler, aussitôt corrigée par la précision qu'il s'agit de «la volonté de détourner les pouvoirs que la loi donne à l'administrateur de la communauté dans l'intérêt commun qui doit les a n i m e r » . 130 - Ainsi défini, l'élément intentionnel de la fraude se distingue également de la cause immorale de l'article 1131 du Code Civil. Un exemple, tiré de l'arrêt rendu par la Cour de Paris le 19 novembre 1 9 7 4 , suffit à le montrer. Dans cette affaire, les époux, mariés sous le régime de la communauté légale, vivaient séparés de fait. Après le décès du mari, la femme demande la nullité de donations que celui-ci avait consenties à sa concubine, au motif notamment que ces libéralités étaient infectées d'une cause immorale. Observant que les donations critiquées apparaissaient comme l'exécution d'un devoir de reconnaissance à l'égard d'une concubine qui avait été un soutien constant pour le donateur, la Cour d'appel a débouté la femme de sa demande en nullité fondée sur les articles 1131 et 1133 du Code Civil. Il est en effet acquis en jurisprudence que seule la libéralité ayant pour cause l'établissement, le maintien ou la reprise des relations illicites peut être annulée sur le terrain de la cause i m m o r a l e . 159
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159. V . infra, n° 135 et s. 160. V. infra, n° 48 et s. 161. Raynaud, Régimes matrimoniaux, n° 248. 162. Paris, 19 novembre 1974, D., 1975.614, conci. Cabannes; J.C.P., 1976.11.18412, obs. H . M . Synvet; Rép. Defrenois, 1975.31032, n° 50, note J.F. V o u i n ; R.T.D.C., 1976.381, obs. R. Savatier. 163. Civ. 14 octobre 1940, D.H., 1950.174; Civ. 2 è m e , 10 janvier 1979, Bull., II, n° 10 et les réf.
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En revanche, il est permis de penser que le critère du détournement de pouvoir aurait pu conduire à l'annulation des actes litigieux. Dans cette perspective, il importe peu que, positivement, l'acte incriminé ait eu ou non pour cause l'établissement ou le maintien de relations adultères, dès lors que, négativement, il est établi qu'il a été consenti en méconnaissance de l'intérêt de la communauté conjugale, ce qui n'était pas douteux en l'espèce. Les exigences particulières de la protection de la communauté conjugale qu'exprime l'article 1421 alinéa 2 du Code Civil étaient ici plus contraignantes que celles de la morale commune, qui fondent le contôle de la licéité de la cause. En l'occurence, le moyen n'avait pas été soutenu, ce qui souligne le fait que le domaine d'application du contrôle de la fraude de l'article 1421 alinéa 2 n'est pas lui-même clairement fixé.
B.
Le domaine du contrôle
131 - Une fois encore, c'est le fondement du contrôle qui permet de déterminer son domaine d'application. 132 - Si le contrôle découle de la nature des pouvoirs reconnus à chaque époux dans la gestion des biens communs, on admettra volontiers, en effet, qu'il s'applique aussi bien au mari dans la gestion des biens communs, qu'à la femme dans la gestion des biens réservés, et qu'en dépit de la lettre de l'article 1421 alinéa 2 du Code Civil, il saisisse aussi bien les actes d'administration que les actes de disposition, seuls visés par ce t e x t e . 133 - L'espèce précédemment évoquée, dont la Cour de Paris a eu à connaître le 19 novembre 1974, invite à s'interroger sur l'application de la réserve de la fraude de l'article 1421 alinéa 2 aux actes passés par chacun des époux dans la gestion de ses gains et s a l a i r e s . Indépendamment du moyen tiré de l'immoralité de la cause, l'épouse soutenait que les donations consenties par le mari au profit de la concubine excédaient les limites assignées à ses pouvoirs par l'article 1422 du Code Civil, qui fait interdiction au mari de disposer à titre gratuit des biens de la communauté sans le consentement de sa femme. Cependant, il s'agissait en l'occurence de gains et salaires et la Cour d'appel a estimé que l'article 224 alinéa 1er du Code Civil, aux termes duquel «chacun des époux perçoit ses gains et salaires et peut en disposer librement après s'être acquitté des charges du mariage», dérogeait à l'exigence du double consentement posé par l'article 1422. Ce motif, qui se situe sur le seul terrain des limites objectives des pouvoirs des époux, ne peut qu'être approuvé. Il n'est plus contesté que sous le régime de la communauté, les gains et salaires constituent des biens communs et ce, dès l'origine. Dès lors, les dispositions des articles 224 alinéa 1er et 1422, qui concernent tous deux la 164
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164. La doctrine s'est prononcée de façon unanime en ce sens: v. F Chevallier-Dumas, op. cit., n° 10 et les réf. 165. Sur la question du régime applicable à la gestion des biens propres, v. infra, n° 242.
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détermination des pouvoirs de gestion, entraient bel et bien en conflit, s'agissant de régler le sort des gains et salaires. A juste titre, la Cour d'appel de Paris a fait primer le texte particulier aux gains et salaires sur le texte général de l'article 1422, retenant ainsi la seule solution qui permettait de donner un sens à chacune de ces dispositions, en leur reconnaissant un domaine d'application distinct . En disposant à titre gratuit de ses gains et salaires au profit de sa concubine, le mari était donc demeuré dans la limite objective de ses pouvoirs, tels que déterminés par l'article 224 alinéa 1er du Code Civil. Encore restait-il à savoir si le contrôle de la fraude, institué par l'article 1421 alinéa 2, était lui-même exclu par la disposition du régime primaire ou si, au contraire, le contrôle de la fraude pouvait trouver à s'exercer. La question n'était pas dépourvue d'intérêt, la théorie du détournement de pouvoir, sinon celle de la cause immorale, ayant pu permettre d'atteindre l'acte lui-même, ce qui était tout différent de la reconnaissance d'une récompense au profit de la communauté, à laquelle s'est arrêtée la Cour de Paris . En dépit du caractère énergique des termes de l'article 224 alinéa 1er, il paraît difficile d'admettre que ce texte écarte le contrôle de la fraude sur les gains et salaires, sans remettre en cause leur nature communautaire. On a relevé, en effet, que le fondement même de ce contrôle résidait dans la vocation des biens de la communauté à être partagés. C'est incontestablement le cas des gains et salaires. Aussi, paraît-il possible d'affirmer que, si l'article 224 alinéa 1er donne à chaque époux les pleins pouvoirs pour gérer ses gains et salaires, il ne lui permet pas pour autant de méconnaître les intérêts de la communauté dans l'exercice de sa gestion. Le pouvoir n'exclut pas le contrôle. Bien au contraire, parce qu'il doit s'exercer dans un intérêt distinct de celui de son titulaire, il le fonde. En définitive, les donations faites par le mari à la concubine nous semblent donc tomber sous le coup du contrôle de l'article 1421 alinéa 2, même lorsqu'elles ont été réalisées au moyen de ses gains et salaires . 134 - Pour achever l'examen du domaine d'application du contrôle de la fraude dans la gestion de la communauté il reste à préciser la nature des actes qu'il a vocation à saisir. Avant la réforme de 1965, il était généralement admis que la fraude du mari pouvait aussi bien résulter d'un acte juridique que d'un fait matériel ou même d'une a b s t e n t i o n . La souplesse de la notion de fraude permettait 166
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166. Comp. Cabannes, concl. précitées. La jurisprudence la plus récente a restreint le domaine d'application de la solution en décidant que des titres acquis avec les gains et salaires constituent, au sens de l'article 1401 du Code Civil des acquêts de communauté, distincts des gains et salaires eux-mêmes et donc soumis au régime de l'article 1422. Civ. 1ère, 22 octobre 1980, J.C.P., 1981.IV.10. Seul le premier usage est libre au sens de l'article 224 al. 1er. 167. Ce système, retenu par l'arrêt du 19 novembre 1974, appauvrissait, en définitive, les enfants issus du mariage, héritiers du mari débiteur de la récompense. 168. Comp. Nerson, R.T.D.C., 1979, pp. 605-606 à propos de Civ. 1ère, 24 octobre 1977 (£>., 1978.290, note E. Poisson-Drocourt; Defrenois 1978.873 Chr. Champenois; R.T.D.C., 1978.903, obs. R. Savatier) où la donation consentie dans des circonstances semblables a été annulée, alors, il est vrai, que l'argument de l'article 224 al. 1er n'avait pas été soulevé. 169. V . surtout Planiol et Ripert, par Boulanger, op. cit., n° 514.
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pouvoir
ainsi de saisir tous les actes moralement reprehensibles commis par le mari. En faisant de l'époux gérant les biens communs un administrateur responsable et en instituant un mécanisme de transfert judiciaire de pouvoirs en cas d'inaptitude ou de fraude, la loi du 13 juillet 1965 a rendu inutile une telle e x t e n s i o n . L'article 1421 alinéa 2 s'applique donc électivement aux actes juridiques, ce qui pose dans toute sa pureté la question de la sanction de la fraude, au sens de ce texte. 170
C. La sanction du contrôle 135 - La controverse qui oppose les auteurs tant sur la nature que sur les modalités de mise en œuvre de la sanction de la fraude de l'article 1421 alinéa 2 du Code Civil n'est pas close. Certains auteurs, voyant dans ce texte une application de la théorie générale de la fraude, estiment que l'acte passé par un époux en fraude des droits de son conjoint doit simplement lui être déclaré inopposable . D'autres se prononcent au contraire en faveur de la nullité . D'autres enfin distinguent selon que le tiers contractant est de bonne ou de mauvaise foi, l'acte frauduleux étant déclaré inopposable à l'époux victime de la fraude dans le premier cas, nul dans le s e c o n d . Le silence de l'article 1421 alinéa 2 invite l'interprète à explorer aussi bien la possible analogie avec les dispositions voisines que les solutions de la jurisprudence antérieure à 1965. Chacune de ces deux voies s'avère décevante. 136 - L'article 1427 du Code Civil sanctionne par la nullité l'acte passé par un époux en dehors des limites objectives de ses pouvoirs. Pour étendre cette solution à la fraude de l'article 1421, on a tenté de montrer que celle-ci s'analysait en une sorte de dépassement des limites subjectives des pouvoirs des é p o u x . A l'inverse, le dépassement de pouvoir a parfois été présenté comme une fraude présumée, ce qui était une autre manière de réduire les deux hypothèses à l ' u n i t é . On ne pourra manquer de faire la part d'artifice de tels raisonnements. La distinction du dépassement des limites objectives des pouvoirs et du détournement de pouvoir s'impose rationnellement et rien ne permet d'affirmer a priori que la sanction soit identique dans les deux cas. L'analogie avec l'article 243 du Code Civil, bilatéralisé sous les traits de l'article 262-2 par la loi du 11 juillet 1975, est plus pressante. Il a toujours été admis, en effet, que ce texte, qui sanctionne par la nullité la fraude commise par un époux au cours de la procédure de divorce ou de séparation de corps, 171
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170. V . les art. 1412 al. 1 et 1426 C. Civ. 171. V . en dernier lieu Patarin, note sous Civ. 1ère 17 juin 1981, J.C.P., 1982.11.19809, et les réf. 172. Ponsard, Régimes matrimoniaux, n° 219; Langlade, op. cit., p. 130 et s. 173. Cornu, Régimes matrimoniaux, p. 3 6 6 ; F. Chevallier-Dumas, op. cit., p. 48. 174. Ponsard, op. cit., n° 219, note 111. 175. V. par ex. Roland, D., 1960.477, Comp. Colomer, J.C1., Civ., Art. 1421-1423, n° 115.
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n'était qu'une application particulière de la règle que le législateur de 1965 a consacrée en termes généraux à l'article 1421 alinéa 2. Pourtant, l'argument, qui milite en faveur de la nullité, ne saurait suffire, la jurisprudence rendue sur le fondement de ce texte ayant singulièrement altéré le système mis en place par la loi. 137 - De fait, la connaissance de la jurisprudence antérieure à 1965 est indispensable à l'intelligence du droit positif. Egalement soucieuses du respect de la lettre de l'article 243 qui imposait la nullité de l'acte frauduleux et de la protection du tiers ayant contracté de bonne foi avec l'époux fraudator, d'anciennes décisions n'ont pas hésité à prononcer la nullité de l'acte passé par un époux en fraude des droits de son conjoint, tout en déclarant celle-ci «sans effet vis-à-vis des tiers qui ne sont point complices de la f r a u d e » . Cette solution radicale ne se confond pas avec une simple inopposabilité de l'acte à l'époux victime de la fraude. Pourtant, cette sanction plus classique a également été retenue par certains arrêts qui laissent subsister les effets de l'acte dans les rapports du mari, ou de ses héritiers, et du tiers, tout en le déclarant inopposable à la f e m m e . Il ne s'agit plus alors d'une «nullité inopposable au tiers de bonne foi» mais d'une véritable inopposabilité de l'acte frauduleux à la victime de la fraude. Le système de l'arrêt de 1938 aurait pu être tenu pour une simple curiosité historique s'il n'avait pas trouvé un écho dans la jurisprudence récente. Les premières décisions rendues en matière de dépassement de pouvoir depuis 1965 affirment volontiers, en effet, que l'acte passé par le mari en dehors des limites de ses pouvoirs est atteint d'une «nullité que la femme peut opposer même à un acquéreur de bonne f o i » . La formule aurait de quoi surprendre si elle ne pouvait être comprise comme une condamnation de la jurisprudence rendue naguère en matière de fraude. L'insistance des arrêts à relever que l'acte litigieux «ne relevait pas des textes frappant les actes frauduleux du m a r i » est plus inquiétante. Faut-il en conclure a contrario que l'acte entaché d'un détournement de pouvoir serait, quant à lui, entaché d'une «nullité inopposable à l'acquéreur de bonne foi» ou d'une véritable inopposabilité de l'acte à l'époux du fraudator . Une telle sanction se distinguerait mal alors de la reconnaissance d'un simple droit à récompense au profit de l'époux victime de la fraude, ce que le droit commun des récompenses suffirait sans doute à justifier . Elle emporte également condamnation de la thèse qui fait de la complicité du tiers une condition d'application de la réserve de la fraude. 176
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176. Req. 29 avril 1938, D.H.,
1938.403; S., 1938.1.232.
177. Ex. civ. 4 décembre 1929, D.P.,
1931.1.80, note Nast; 5., 1931.1.361, note
Hupert. 178. V. surtout Civ. 1ère, 6 février 1979, Bull., I,n° 4 3 ; / . not. 1980, art. 55447, note J.V. ; Rép. Not. 1980.958, obs. Champenois; v. également Civ. 1ère, 27 juin 1978, Bull., n° 2 4 2 ; £>., 1978.IR.467, obs. D . Martin; J.C.P., 1980.11.19424 note M. Henry. 179. Civ. 1ère, 6 février 1979; Civ. 1ère, 27 juin 1978, précités. 180. En ce sens v. Patarin, note précitée. 181. V. not. l'art. 1417 al. 2 du Code Civil (dette contractée au mépris des devoirs du mariage).
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L'impression d'extrême confusion que laisse l'analyse de la jurisprudence antérieure à 1965 incite à n'en retenir que la justification rationnelle, abstraction faite de son expression littérale. 138 - Comme la doctrine, la jurisprudence est mue par un double souci contradictoire: sanctionner l'acte frauduleux, protéger les tiers de bonne foi. La nullité de l'acte frauduleux paraît la sanction la plus adaptée au premier objectif. Tout autant que l'acte passé sans pouvoir, l'acte entaché d'un détournement de pouvoir, mérite d'être anéanti. Sans anticiper sur les développements ultérieurs, on aura déjà pu constater qu'en effet la nullité paraît constituer la sanction ordinaire du détournement de p o u v o i r . La sanction de l'inopposabilité de l'acte frauduleux à l'époux de la victime est moins rigoureuse pour le tiers acquéreur à qui elle maintient un droit contre l'auteur de la fraude. Elle paraît, cependant, répondre à l'objectif du contrôle, puisqu'elle protège la victime de la fraude par une inopposabilité de l'acte à son égard. 139 - Pourtant, ce système nous paraît avoir été condamné par la loi du 13 juillet 1965. Il pouvait, en effet, se concevoir à un époque où l'époux victime de la fraude, qui était alors nécessairement la femme, devait attendre la dissolution de la communauté pour agir en inopposabilité des actes passés en fraude de ses d r o i t s . Lorsque l'acte litigieux était un acte d'aliénation, le sort du bien dont la femme pouvait demander la réintégration à la masse partageable était alors subordonné aux aléas du partage de la communauté. Le tiers pouvait conserver le bien en nature s'il était mis au lot de l'auteur de la fraude et n'avait droit qu'à une indemnité dans le cas contraire. Il n'est pas douteux que l'époux victime de la fraude puisse aujourd'hui agir sans attendre la dissolution de la c o m m u n a u t é . Dans une telle hypothèse, l'inopposabilité de l'acte au conjoint victime de la fraude ne suffit plus à préserver les intérêts du tiers acquéreur. Ainsi, dans l'exemple de l'aliénation irrégulière d'un bien commun, ce bien peut être considéré par la victime de la fraude comme un bien commun. Pendant le fonctionnement de la communauté, on conçoit mal qu'il puisse l'être à l'égard d'un époux sans que s'en trouve affectée la validité de l'acte frauduleux dans les rapports de son conjoint et du tiers. C'est alors le droit du tiers à l'égard de l'auteur de la fraude qui ne trouve pas à s'actualiser. Faut-il suspendre son droit jusqu'à la dissolution de la communauté ? Faut-il lui permettre de l'exercer sur les seuls biens propres de son cocon tractant ? Ne répondant plus à sa propre raison d'être, le système, dont on aura observé l'extrême complexité, paraît bien condamné par la règle nouvelle qui permet à la victime de la fraude d'agir sans attendre la dissolution de la communauté. Pour sa part, la formule de la «nullité inopposable au tiers de bonne foi», qui paraît avoir les faveurs de la jurisprudence récente, est entachée d'une grave contradiction. La nullité ne se définit-elle pas par son effet erga 182
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182. Sur l'ensemble de la question, v. infra, n° 172 et s. 183. Req. 31 juillet 1872, D., 1873.1.340; Civ. 4 décembre 1929, D.P., 1931.1.81, note Nast ; Civ. 2 août 1948, Bull., I, n° 252. 184. La solution contraire était fondée sur le caractère éventuel des droits de la femme, qui pouvait alors renoncer à la communauté. Depuis la suppression de cette faculté par la loi du 13 juillet 1965, la recevabilité de l'action exercée antérieurement à la dissolution de la communauté n'est plus contestée (v. not. les développements de H . L . et J. Mazeaud par de Juglart, op. cit., n° 294).
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omnes? Cependant, son expression malheureuse ne suffit pas à condamner la solution qu'elle entend mettre en œuvre. Celle-ci paraît, en effet, concilier au mieux les exigences de sanction de la fraude et de protection du tiers de bonne foi. En réalité, il est permis d'y voir une application relativement classique de la théorie de l'apparence: en principe, l'acte entaché d'un détournement de pouvoir est nul; cependant, à titre d'exception, le tiers acquéreur est admis à se prévaloir de sa croyance légitime en la régularité de l'acte litigieux pour en conserver le bénéfice. En l'occurence, les notions de bonne foi, traditionnellement définie comme l'ignorance d'une situation de fait, et de croyance légitime, se trouvent confondues, l'acte ayant, par hypothèse, été passé dans les limites objectives des pouvoirs reconnus par la loi aux époux. Tel paraît bien être le sens profond de la jurisprudence de 1938, qui se révèle ainsi beaucoup moins hétérodoxe qu'il ne semblait de prime abord. 140 - Dans l'application concrète du correctif tiré de l'apparence, on admettra volontiers qu'il faille distinguer dépassement et détournement de pouvoir. Par un arrêt du 14 décembre 1976, la Cour de Cassation a admis le jeu de la théorie de l'apparence en cas de dépassement de pouvoir. Dans cette affaire, le mari, accompagné de son fils, s'était présenté comme mandataire de son épouse pour conclure la vente d'un domaine agricole commun. Relevant qu'il avait eu «l'apparence d'un mandataire valable», la Cour d'appel, dont l'arrêt a été maintenu par la Cour de Cassation, a refusé d'annuler la vente soumise à la cogestion par l'article 1424 du Code C i v i l . S'agissant d'une hypothèse de dépassement de pouvoir dans laquelle la légitimité de la croyance du tiers n'était guère caractérisée, la solution paraît contestable . Il convient, en effet, d'imposer au tiers, qui ne peut ignorer la répartition légale des pouvoirs entre les époux, un minimum de vérification de la réalité de l'aménagement conventionnel des pouvoirs. Cette attitude s'impose d'autant plus que, par hypothèse, il s'agira d'actes dont le législateur a reconnu la gravité en les soumettant expressément à la cogestion des époux. Sous peine de ruiner l'équilibre des pouvoirs mis en place par la loi, il ne convient donc d'admettre le tempérament du mandat apparent qu'avec la plus grande prudence, dans des hypothèse où la légitimité de la croyance est nettement caractérisée . Les arrêts du 27 juin 1978 et du 6 février 1979, aux termes desquels la seule bonne foi du tiers ne suffit pas à paralyser les effets de la nullité encourue en cas de dépassement de pouvoir, peuvent être interprétés en ce s e n s . 185
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185. Civ. 1ère, 14 décembre 1976, Bull., I, n° 403, Defrenois 1977, art. 31467, n° 66, Chr. Champenois, J.C.P., 1978.11.18864, obs. Monéger, R.T.D.C., 1978.137, obs. Nerson. 186. V. en ce sens, les formules plus exigentes de Civ. 1ère, 29 avril 1969, D., 1970.23, note J. Calais-Auloy; J.C.P., 1969.11.15972, obs. Lindon; R.T.D.C., 1969.804, obs. Corn u ; Civ. 2 è m e , 17 octobre 1979, Bull., II, n° 242. 187. En ce sens, v. spéc. Cornu, Régimes matrimoniaux, p. 375; Nerson et Monéger, notes précitées. 188. Dans le sens de l'opinion soutenue au texte, v. en dernier lieu Civ. 1ère, 24 mars 1981, Bull., I, n° 99.
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En revanche, lorsque l'acte aura été passé par un époux dans la limite objective de ses pouvoirs, ce qui suffit à lui donner toute apparence de régularité, on admettra beaucoup plus facilement que la simple bonne foi du tiers suffise à faire jouer la théorie de l'apparence . 141 - Ces considérations nous conduisent à conclure que la sanction du détournement de pouvoir réside dans la nullité de l'acte qui en est e n t a c h é sous la seule réserve du correctif tiré de l'apparence. Par identité de raison, le régime de l'action en nullité sera calqué sur celui de l'article 1427 du Code Civil. La nullité devra donc être demandée dans les deux années, à partir du jour où l'époux victime de la fraude aura eu connaissance de l'acte, et au plus tard dans les deux ans de la dissolution de la communauté.
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Conclusion de la première partie 142 - L'étude des principales applications de la technique du détournement de pouvoir en droit privé vérifie indirectement l'hypothèse doctrinale de l'existence du pouvoir comme réalité juridique distincte du droit subjectif. De prime abord, c'est la notion de détournement de pouvoir qui retient l'attention. Ouvertement ou sous le manteau d'une construction théorique voisine, c'est bien le recours constant à la technique du détournement qui fonde le rapprochement du pouvoir d'émanciper, du pouvoir majoritaire, du pouvoir disciplinaire, de celui de désigner un représentant du personnel ou encore du pouvoir de gérer la communauté conjugale. Il ne s'agit pourtant que d'une notion dérivée. Dans chaque cas, on a pu constater, en effet, que le principe du contrôle découlait de la nature de la prérogative en cause. C'est, en réalité, la finalité des pouvoirs des parents, des assemblées générales d'actionnaires, du chef d'entreprise, des syndicats ou des époux qui fonde le contrôle de leur usage. Le détournement de pouvoir n'est que la manifestation judiciaire de l'existence du pouvoir. Les hésitations que l'on a pu éprouver çà et là à déterminer les conditions d'application ou la nature de la sanction du contrôle de telle ou telle prérogative soulignent à nouveau l'intérêt d'une véritable théorie du pouvoir. L'étude analytique en a fourni le matériau. Il reste à construire.
189. Sur l'ensemble de la question, v. infra, n° 184. 190. O n cite parfois en ce sens: Civ. 1ère, 24 octobre 1977, précité, mais le précédent n'a, sur ce point, que l'autorité de l'arrêt attaqué (Paris, 19 décembre 1974), la question n'ayant pas été soumise à la Cour de Cassation. Comp. Civ. 3 è m e , 2 mai 1972, Bull., III, n° 266.
DEUXIEME
PARTIE
L'élaboration de la notion de pouvoir
94
L'élaboration
de la notion de
pouvoir
143 - L'objet d'un travail doctrinal portant sur la notion de pouvoir est triple. II consiste, en premier lieu, à dégager de l'analyse qui précède les constantes propres à fonder une théorie du pouvoir commune à toutes les branches du droit étudiées. Mais, l'on ne saurait s'en tenir à cet aspect purement descriptif. Il faut également porter sur le résultat de cette recherche une appréciation critique. Cela suppose que l'on en ait dégagé les fondements et qu'on les ait passés au crible de la raison . Il convient, enfin, de tirer les conséquences en appliquant les principes ainsi dégagés aux situations nouvelles qui paraissent le justifier ou en écartant celles qui ne relèvent pas de la théorie du pouvoir. A la vérité, ces trois aspects de l'étude ne se conçoivent pas isolément. Tous trois concourent à faire de la notion de pouvoir, jusqu'à présent dégagée de façon approximative, un véritable concept aux contours suffisamment précis pour que l'on puisse en faire usage en droit positif ou, en d'autres termes, à transformer la notion vague de pouvoir en une véritable catégorie juridique . Pour être utile, une telle catégorie suppose non seulement que l'on précise ses traits distinctifs, mais encore que l'on puisse lui rattacher un régime propre. Il n'est pas, en effet, de véritable qualification juridique qui ne commande l'application de règles spécifiques. On s'efforcera de montrer que la notion de pouvoir répond à cette double exigence en étudiant successivement l'intérêt puis le critère de la qualification de pouvoir, ce qui nous conduira à examiner la nature du contrôle judiciaire du pouvoir avant d'esquisser une définition du pouvoir. Chapitre premier: L'intérêt de la qualification: le contrôle judiciaire du pouvoir. Chapitre second : Le critère de qualification : essai de définition du pouvoir. 1
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1. En cela, on évitera d'encourir les griefs adressés par Gény à la méthode inductive. Cf. supra, n° 31. 2. Sur la notion de catégorie juridique, v. Cornu, Introduction précitée, n° 186 et s.
CHAPITRE
I
L'INTERET DE LA QUALIFICATION: LE CONTROLE JUDICIAIRE DU POUVOIR
144 - On l'aura constaté tout au long de ce travail : l'intérêt essentiel de l'élaboration d'une théorie juridique du pouvoir consiste à asseoir le principe du contrôle de l'activité ainsi qualifiée. Le simple fait que le pouvoir se caractérise par la distinction de son titulaire et de l'intérêt dans lequel cette prérogative lui est confiée, fait du contrôle de l'usage du pouvoir une nécessité rationnelle. Autant on peut concevoir que l'appréciation de son propre intérêt, faite par un individu majeur et maître de ses droits, ne puisse être remise en cause que dans des circonstances très exceptionnelles, autant il apparaît indispensable d'assurer le respect de la mission confiée au titulaire du pouvoir dans un intérêt distinct du sien. En droit privé aussi, la tendance naturelle de celui qui a du pouvoir à en abuser appelle la mise en place de contre-pouvoirs et de techniques de contrôle. Il importe de souligner avec force que le principe du contrôle du pouvoir n'est pas seulement une nécessité rationnelle, mais qu'il constitue également un élément indiscutable de notre droit positif. En l'absence même de tout texte les y invitant expressément, les tribunaux ont toujours su sanctionner efficacement les agissements de l'individu utilisant les pouvoirs qui lui étaient confiés en méconnaissance de leur finalité. Au-delà des hésitations apparentes, au-delà de la référence factice mais de bon secours aux théories voisines de la cause ou de la fraude, la jurisprudence laisse apparaître le principe qui domine la matière: ainsi qu'on a eu l'occasion de le relever à plusieurs reprises, c'est bien de la nature même de la prérogative qualifiée de pouvoir que le juge tire le principe de son contrôle . Toute autre conception ferait du pouvoir une notion vaine, une qualification sans objet dont l'étude, purement gratuite, ne se justifierait guère. 1
1. V . supra, n° 81 et s., 117, 126.
L'élaboration de la notion de pouvoir
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En droit positif, le doute n'est pas permis : le contrôle est de l'essence du pouvoir. Toute l'ambition du présent chapitre est de le montrer. 145 - La notion même de contrôle a connu une singulière fortune en droit des sociétés, où d'importantes études se sont efforcées d'en donner une définition. Mais, il s'agit alors de la surveillance ou de la domination qu'un individu ou un groupe exerce sur une société ou sur un marché. C'est dans une acception toute différente que le terme sera retenu ici pour désigner la surveillance exercée par le juge sur l'usage d'une catégorie de prérogatives juridiques . Prise dans ce sens, la notion de contrôle n'est plus une qualification juridique utilisée par le juge et qu'il serait, à ce titre, important de préciser. Elle ne fait au contraire que décrire l'office du juge lui-même. Elle a donc moins besoin d'être définie que d'être vérifiée à travers les notions qui lui permettent de s'accomplir. A l'évidence, le pivot du contrôle réside dans la notion de détournement de pouvoir, dont on a pu observer qu'elle était la référence constante du contrôle des pouvoirs. C'est donc tout naturellement par l'analyse de cette notion qu'il conviendra de commencer l'étude de ce contrôle. Il n'est pas sûr cependant que celui-ci se réduise à la seule considération du détournement de pouvoir. Deux sections donc : Section 1 : Le contrôle du détournement de pouvoir. Section 2 : La portée du contrôle du pouvoir. 2
SECTION
1
Le contrôle du détournement de pouvoir 146 - Les difficultés que paraissent rencontrer les tribunaux à distinguer le détournement de pouvoir de notions voisines de cause illicite, de fraude ou tout simplement d'abus de droit, imposent de se prononcer sur la spécificité du contrôle du détournement de pouvoir (sous-section 1) avant même d'étudier les questions, parfois délicates, que soulève sa mise en oeuvre judiciaire (sous-section 2).
2. Sur les divers sens de la notion de contrôle, v. A . Lyon-Caen, thèse précitée, p. 69 et s. ; G. Bergeron, Fonctionnement de l'Etat, A . Colin, 1965, Préf. R. Aron, p. 35 et s.
Le contrôle judiciaire
du
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pouvoir
SOUS-SECTION
1
La spécificité du contrôle du détournement de pouvoir
147 - De façon caractéristique, le détournement de pouvoir apparaît comme une technique de contrôle judiciaire des mobiles. On insistera donc d'emblée sur cet aspect essentiel. Cependant, en dépit de son importance, ce trait ne suffit pas à démarquer le contrôle du détournement de pouvoir d'autres techniques qui se préoccupent également de la régularité des mobiles qui ont inspiré un acte juridique. Il conviendra donc de rechercher ensuite le fondement de l'autonomie du contrôle du détournement de pouvoir.
§ 1. Le détournement de pouvoir, technique de contrôle des mobiles 148 - Le fait que le détournement de pouvoir se définisse comme une technique de contrôle judiciaire des mobiles (A) ne fait que souligner sa parenté avec les théories de l'abus des droits, de la cause illicite ou de la fraude (B).
A. Le détournement de pouvoir 149 - Le droit administratif, qui fait usage de la notion depuis la seconde moitié du XIXe siècle définit le détournement de pouvoir comme l'utilisation des pouvoirs par leur titulaire «pour une fin autre que celle en vue de laquelle ils lui avaient été conférés» . Par hypothèse, l'agent est demeuré dans les limites objectives de ses pouvoirs et l'irrégularité tient aux seuls mobiles qui ont inspiré son acte. Le contrôle du détournement de pouvoir est un contrôle d'ordre subjectif, un contrôle d'intention . Il en va rigoureusement de même en droit privé. L'émancipation, la décision de l'assemblée générale d'actionnaires, la mesure de mise à pied ne sont entachées d'un détournement de pouvoir d'autant que leur auteur les a prises consciemment dans un but étranger à l'intérêt du mineur, de la société ou de l'entreprise. 3
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3. On fixe généralement les premières utilisations de la notion par le Conseil d'Etat aux arrêts Vernhes ( C E . 19 mai 1858, Ree. 399) et Lesbats ( C E . 25 février 1864, Ree. 109). 4. E x . : C E . 24 novembre 1875, Pariset, G.A.J.A., n° 1; C E . 28 mars 1945, D e vouge, Ree, 64, S., 1945.3.45, conci. Detton, note Brimo. 5. Ex. : 7 janvier 1942, Confédération générale des vignerons algériens, Ree, ; C E . 29 mars 1957, Sté des autocars Orlandi, Ree, 229.
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L'élaboration
de la notion de
pouvoir
150 - Il importe d'insister sur cet élément intentionnel qui marque toute la différence entre le détournement de pouvoir et la gestion malheureuse. A elle seule, la mauvaise appréciation de ce que requiert l'intérêt que le titulaire du pouvoir a en charge n'est pas une cause de nullité des actes passés dans de telles conditions. Pour désastreux qu'ils puissent être, les actes passés par le tuteur ou par l'administrateur légal des biens d'un mineur, par le gérant d'une société, de même que les décisions prises par le chef d'entreprise dans la limite de leurs pouvoirs respectifs n'en sont pas moins valables. Cela ne signifie pas que la mauvaise gestion ne puisse emporter aucune conséquence juridique. L'administrateur légal des biens du mineur, comme le tuteur , l'époux gérant de la communauté conjugale comme le mandat a i r e ou le dirigeant d'une société, répondent de leurs fautes. A moins qu'il n'en soit exceptionnellement dispensé, tout administrateur des biens d'autrui doit rendre compte de sa gestion . Ses fautes peuvent entraîner des mesures de révocation ou de transfert de pouvoirs . Mais, pour le passé, les actes malheureux sont maintenus: le contrôle du détournement de pouvoir n'est pas un contrôle de l'opportunité. Cette marge d'erreur, par laquelle la validité des actes passés par le titulaire du pouvoir n'est pas affectée, constitue la contrepartie nécessaire de la faculté de décision qui est de l'essence même du pouvoir. Appelé à exprimer un intérêt par l'exercice de sa volonté, le titulaire du pouvoir peut ne pas faire la meilleure appréciation concevable de cet intérêt. Dès lors que le titulaire du pouvoir n'a pas délibérément poursuivi un but étranger à cet intérêt, la plus élémentaire considération de sécurité juridique commande le maintien des décisions prises. Il n'est de gestion possible qu'à ce prix. 757 - Positivement, le contrôle du détournement de pouvoir consiste à confronter le mobile qui a animé l'auteur de l'acte au but poursuivi par la norme dont il tient ses pouvoirs. Cela suppose naturellement que ce but soit fixé avec une précision suffisante, mais, en théorie du moins, la détermination du but du législateur pourrait être effectuée une fois pour toutes à propos de chaque catégorie de pouvoirs , l'office du juge consistant simplement à apprécier les mobiles de l'agent au regard du but qui lui est assigné par la norme attributive de pouvoir. C'est l'inadéquation des mobiles au but qui caractérise le détournement de pouvoir. En général, on utilise indifféremment les notions d'intention, de motif, de mobile, de cause impulsive et de but pour désigner la même réalité psychologique, aucune des distinctions proposées par les auteurs n'ayant donné lieu à un usage constant . Sans prétendre à mieux, on s'efforcera ici de réserver le terme de but à l'objectif poursuivi par le législateur, pour ne parler que des mobiles de l'agent , ce 6
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6. Art. 389-7 et 450 al. 2 du Code Civil. 7. Art. 1421 al. 1 du Code Civil. 8. Art. 1992 du Code Civil. 9. Art. 1993 du Code Civil (mandat); 469 (tutelle). 10. Ex. : art. 18 al. 4 L. 24 juillet 1966 pour le gérant d'une société en nom collectif. 11. Ex. : art. 1426 du Code Civil pour la gestion de la communauté conjugale; 1873-5 al. 4 pour celle de l'indivision. 12. Sur la question, v. infra, n° 235. 13. Sur les divers critères proposés v. Eurieult, But et motifs des actes administratifs, th. Paris I 1972. 14. Sur la distinction du motif et du mobile, v. infra, n° 187 et s.
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judiciaire
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pouvoir
dernier terme ayant le mérite de ne laisser subsister aucune équivoque sur le caractère subjectif du contrôle. 152 - Ce caractère subjectif n'est pas propre à la notion de détournement de pouvoir qui le partage au contraire avec celles de cause immorale, de fraude et d'abus de droit.
B. Les autres techniques de contrôle des mobiles 153 - Ce trait commun a valu à ces différentes techniques de contrôle les mêmes louanges et les mêmes critiques. On a vanté la souplesse, la coloration m o r a l e et «anti-individualiste» de ces règles d'équité qui, chacune à leur manière, font entrer «des rayons de lumière dans le sombre atelier des formes juridiques» . Sous un tour plus technique, on a salué l'heureuse pénétration qu'elles réalisaient de l'idée de but dans le d r o i t . Au rebours, on s'est parfois inquiété de l'incertitude ou de l'arbitraire qu'elles pouvaient engendrer par les larges pouvoirs d'appréciation qu'elles reconnaissent au juge. «L'envahissement de la conscience» qu'elles supposent, a paru déplacé «dans une société l a ï q u e » . L'hostilité à l'égard de toute recherche d'intention a un temps été si forte que l'on a songé à leur opposer une théorie purement objective de la c a u s e , de la f r a u d e et même de l'abus des d r o i t s . 154 - Il n'entre pas dans notre propos de mesurer avec précision le degré d'objectivisme et de subjectivisme de chacune des différentes conceptions avancées. Il suffira, pour souligner la réelle similitude des notions en 15
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15 Ripert, La règle morale dans les obligations civiles, LGDJ 1930; Welter, Le contrôle juridictionnel de la moralité administrative, th. Nancy 1929. 16. M. Waline, L'individualisme et le droit, 2 è m e éd. 1949, n° 234 et s. 17. Ripert, op. cit., n° 159. 18. Coulombel «Force et but dans le droit selon la pensée de Ihering» R.T.D.C., 1957, p. 609 et s., séc. p. 6 1 5 ; Batiffol et Lagarde, Droit international privé, t. 1, n° 372. Comp. Josserand, Les mobiles dans les actes juridiques en droit privé. Essai de téléologie juridique II; Dalloz 1928. 19. Hue, Commentaire du Code Civil, t. IV, n° 39 (à propos de la théorie de la cause). 20. D a n s la doctrine du X X e siècle, v. surtout Louis-Lucas, Volonté et cause. Etude sur le rôle respectif des éléments générateurs du lien obligatoire en droit privé, th. Dijon 1918 ; E . Gaudemet, Théorie générale des obligations, réimpression 1965, p. 127, qui en font une donnée purement quantitative. Comp. L. Boyer, La notion de transaction. Contribution à l'étude des concepts de cause et d'acte déclaratif, th. Toulouse 1947. 21. Répandue chez les auteurs italiens et allemands, cette thèse n'a eu qu'un succès limité en France. V. esentiellement Ligeropoulo, Le problème de la fraude à la loi, th. Sirey 1928, Préf. L. Aulagnon ; Comp. B. Audit, La fraude à la loi, th. Sirey 1974; J. Mouly, La fraude à la loi en droit du travail. Contribution à la théorie générale de la fraude, th. Limoges 1979. 22. On trouve l'une des critiques les plus vives du critère subjectif de l'intention de nuire chez Saleilles (Etude sur la théorie générale de l'obligation, 3ème éd. 1925, p. 310, note 1), qui lui préfère le critère objectif de «l'exercice anormal du droit, exercice contraire à la destination économique et sociale du droit subjectif, exercice réprouvé par la conscience publique». En ce sens, v. Bartin in Aubry et Rau, Cours de droit civil français, 5ème é d . , t. 6, 1920, § 444, p. 340, note 2 bis; Desserteaux « A b u s de droit ou conflit de droits», R.T.D.C., 1906, p. 119 et s.
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L'élaboration
de la notion de
pouvoir
présence, de rappeler que les théories objectives ne reflètent pas l'état du droit positif et que l'abus de droit, la cause illicite et la fraude constituent, au même titre que le détournement de pouvoir, autant de techniques de contrôle judiciaire des mobiles. C'est devenu l'évidence pour la théorie de l'abus des droits, toute entière construite autour du critère de l'intention de n u i r e , depuis que la théorie purement objective des troubles de voisinage s'en est nettement distinguée . Au moins lorsqu'il s'agit d'en apprécier la licéité, la théorie de la cause •se préoccupe également des mobiles. Les tribunaux ne se font pas faute de scruter les intentions des cocontractants pour les confronter aux normes de référence que constituent les notions d'ordre public et de bonnes m œ u r s . Ce point n'est plus guère discuté aujourd'hui, la seule question étant celle de savoir si tous les mobiles illicites ou immoraux sont susceptibles d'être sanctionnés ou si, au contraire, ceux-ci doivent avoir été communs ou, à tout le moins, connus du cocontractant pour entraîner la nullité de l'acte . L'examen des exemples les plus classiques de fraude convainc aisément qu'il s'agit également d'un contrôle des mobiles. En eux-mêmes, le mariage d'un médecin et de la personne qu'il a traitée pendant sa dernière maladie, le changement de nationalité suivi de l'obtention du divorce selon la nouvelle loi nationale, sont parfaitement licites. Ils ne deviennent critiquables que si le mariage a été contracté en vue d'échapper à l'incapacité de l'article 909 du Code Civil et la naturalisation en vue de tourner la prohibition du divorce édictée par le droit français . Là encore, l'acte est objectivement licite; seule la considération du mobile permet de l'atteindre . 155 - Ainsi, l'abus des droits, la cause illicite, la fraude et le détournement de pouvoir apparaissent bien comme autant de techniques de contrôle judiciaire des mobiles. Il ne serait donc pas légitime d'apprécier leurs mérites respectifs en se fondant sur la difficulté ou le caractère pernicieux des recherches d'intention. A cet égard, ce qui vaut pour l'intention de nuire, vaut pour le détournement 23
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23. V . supra, n° 47 et s. 24. Sur le caractère objectif de la théorie des troubles de voisinage, v. par ex. : Civ. 2 è m e , 3 janvier 1969, D., 1969.323, J.C.P., 1969.15920, obs. Mourgeon; Civ. 3 è m e , 4 février \91l,J.C.P., 1971.16781, obs. Lindon. 25. Bonnecase (Supplément, t. II, n° 564) fait remonter cette conception subjective de la cause, la seule qui échappe aux critiques anticausalistes de confusion avec l'objet, au célèbre arrêt Pendariés rendu par la Cour de Cassation le 4 janvier 1832 en matière de libéralités (S. 1832.1.145). 26. Sur la question, v. spec. A . Weill «Connaissance du motif illicite ou immoral déterminant et exercice de l'action en nullité» Mélanges Marty, 1978, p. 1165 et s. C'est déjà le même souci de protection du cocontractant de bonne foi qui avait déterminé Capitant à distinguer soigneusement le but (entré dans le champ contractuel) des mobiles (purement personnels). De la cause des obligations, 1923, n° 4. 27. Ex. : Civ. 11 janvier 1920, Jur. Gén. Dalloz, V° «Dispositions entre vifs» n° 318. 28. E x . : Civ. 18 mars 1878, S., 1878.1.193, note Labre. 29. V . en dernier lieu, les formules non équivoques de Civ. 1ère 17 novembre 1981, J.C.P., 1982.11.19842, obs. Gobert; R. 1982.669 note Foyer; R.T.D.C., 1982.391, obs. Nerson et Rubelin-Devichi. La décision est parfaitement conforme à la définition classique de la fraude. Cf. Vidal, thèse précitée, p. 110 et s.
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de pouvoir ; ce qui vaut pour la cause immorale, vaut pour l'abus des d r o i t s . Ce rapprochement permet également de comprendre que l'on ait souvent tenté d'intégrer ces différentes notions dans un système explicatif plus large. S'il arrive que l'on se contente de relever leur similitude, d'observer qu'elles font double, voire triple e m p l o i , la démarche des auteurs consiste le plus souvent à privilégier l'une d'elles pour en faire le pivot de tout l'édifice. Mais, les opinions divergent. Tantôt, c'est la f r a u d e ou le détournement de pouvoir qui sont présentés comme une application de la théorie de la cause immorale; tantôt, c'est la f r a u d e et la c a u s e qui sont, au contraire, purement et simplement annexés à la théorie de l'abus des d r o i t s ; tantôt, enfin, c'est la théorie de la fraude qui serait englobée par celle «plus vaste, du détournement de p o u v o i r » . 156 - En réalité, il suffit de songer au régime des sanctions de ces diverses techniques de contrôle pour éprouver le besoin de les distinguer plus nettement. N'enseigne-t-on pas en effet que l'abus des droits est générateur de responsabilité civile , que la fraude est sanctionnée par une simple inopposabilité alors que l'acte entaché d'une cause illicite ou immorale est frappé de nullité a b s o l u e ? Rien ne permet d'affirmer a priori que la sanction du détournement de pouvoir emprunte à l'un ou à l'autre de ces systèmes, la jurisprudence paraissant en tenir, au contraire, pour la nullité relative . Force est donc de s'interroger sur l'autonomie du contrôle du détournement de pouvoir. 31
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§ 2. Le détournement de pouvoir, technique autonome de contrôle des mobiles 157 - L'affirmation de l'autonomie du contrôle du détournement de pouvoir suppose que l'on puisse identifier avec précision la nature des liens, à l'évidence étroits, qui l'unissent avec les théories de la cause illicite, de la fraude ou de l'abus des droits.
30. V. cep. Ripert, La règle morale dans les obligations civiles, op. cit., n° 31 et s. et Ripert « A b u s ou relativité des droits ( A propos de l'ouvrage de M. Josserand)» op. cit., p. 9. 31. D e m o g u e , Traité des obligations en général, t. IV, 1924, n° 687; Audit, thèse précitée, n° 199. Comp. Ghestin et Goubeaux, op. cit., n° 763 et s. 32. D e s b o i s , La notion de fraude à la loi et la jurisprudence française, th. 1927, p. 28 et s. 33. Ch. Béquignon, S., 1929.2.97. 34. Josserand, De l'esprit des droits et de leur relativité, n° 274. 35. Josserand, op. cit., n° 116; L. Campion, La théorie de l'abus des droits, LGDJ 1925, n° 173 et s. 36. L'opinion inverse se rencontre également. Sur la fraude englobant l'abus de droit, v. Ligeropoulo, op. cit., p. 144. 37. J. Vidal, thèse précitée, p. 343 et s . ; Langlade, op. cit., p. 6 9 ; Storck, op. cit., p. 3 0 3 ; v. également la présentation de J. Mouly, op. cit., p. 417 et s. 38. V . supra, n° 24. 39. V. spéc. Vidal, op. cit., p. 209 et s. 40. Ex. : Flour et Aubert, L'acte juridique, n° 333. 41. V. infra, n° 182.
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L'élaboration
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Les relations complexes qu'entretiennent ces diverses notions paraissent pouvoir être systématisées autour de deux idées. La première consiste à faire la part de ce que leur confusion doit à l'histoire. La seconde ne se préoccupe au contraire que du droit positif pour souligner les distinctions rationnelles qui les opposent aujourd'hui.
A. La confusion historique 158 - Il arrive fréquemment que les constructions juridiques nouvelles naissent et se développent sous le masque de théories voisines dont elles empruntent l'autorité, mais déforment les traits. Cet emprunt de personnalité leur permet de s'affermir progressivement tout en évitant de se heurter prématurément aux conceptions anciennes qu'elles ont vocation à concurrencer ou à remplacer . La confusion initiale dénote ici la phase de gestation de la théorie nouvelle. Ainsi, la notion d'enrichissement sans cause s'est-elle progressivement dégagée de celle de gestion d'affaires , comme les théories de l'abus des droits ou de l'apparence de la responsabilité civile, avant que celle des troubles du voisinage ne se distingue à son tour de l'abus des d r o i t s . La méthode est caractéristique de la création prétorienne. La théorie du détournement de pouvoir a connu une évolution analogue, empruntant aux institutions voisines non seulement la justification théorique qui lui faisait défaut, mais encore les matériaux qui forment aujourd'hui sa propre substance. 159 - En droit privé, la notion de détournement de pouvoir a souffert d'une double infirmité: n'étant reconnue par aucun texte légal, elle ne pouvait, en outre, se prévaloir d'aucune tradition historique. Aussi était-il de bonne politique d'associer les notions de détournement de pouvoir et de bonne foi contractuelle pour enrichir la première d'une référence à l'article 1134 alinéa du Code Civil . Dans le même esprit, on a parfois songé à rattacher le détournement de pouvoir de la théorie de la cause immorale et par là même, à l'autorité des articles 1131 et 1133 du Code 42
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42. Sur le phénomène, v. Morin «L'abus des droits et les relations du réel et des concepts dans le domaine juridique» Rev. de méiaph. et de morale, 1929, p. 267 et s., spéc. p. 276 et s. 43. Cf. J. Chevallier «Observation sur les enrichissements non causés» Etudes Ripert, 1950, t. 2, p. 236 et s. ; Rouast, Les grands adages coutumiers dans le droit des obligations, Cours précité, p. 31 et s. 44. J. Calais-Auloy, Essai sur la notion d'apparence en droit commercial, thèse précitée, n° 56 et s. 45. V . supra, n° 154. 46. V . par ex. David, La protection des minorités dans les sociétés par ations, thèse précitée, 1929, n° 52. «Il serait peut-être désirable que les décisions équitables (qui sanctionnent l'abus de majorité) fussent étayées sur des textes de nos lois qui leur doneraient un indiscutable appoint d'autorité : les articles 1133 et 1134 al. 3 du Code Civil semblent aptes à lui fournir et même l'article 1382 de ce Code. Car il y a dans tout détournement de pouvoir à la fois une violation d'un droit, dans son élément psychologique, et une violation d'un contrat qui prescrivait d'agir de bonne foi».
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Civil. L'idée a été exploitée tant dans le droit des groupements p r i v é s que dans le droit de la famille . Il n'est pas sans intérêt de constater qu'une démarche rigoureusement identique a conduit un auteur à rapprocher la notion de fraude, elle-même dépourvue de toute assise textuelle, de la théorie de la cause i m m o r a l e . Mais, il est plus riche d'enseignements encore d'observer que la jurisprudence n'a jamais éprouvé le besoin du support d'un tel fondement pour développer aussi bien le contrôle de la fraude que celui du détournement de pouvoir. Mieux, c'est sous couleur de «fraude» qu'elle a sanctionné les premiers détournements de pouvoir , la patine de l'ancien droit, le prestige d'une formulation latine et la charge morale du terme l'emportant sur l'autorité des articles 1131 et suivants du Code Civil . 160 - Cette assimilation tactique s'est bientôt doublée du remploi des éléments que les constructions établies venaient fort opportunément offrir à la théorie nouvelle. C'est ainsi que la notion de mauvaise foi a paru toute désignée pour qualifier l'élément intentionnel du détournement de pouv o i r . C'est exactement le même rôle que joue la notion d'« intention de nuire», empruntée à la théorie de l'abus des droits, pour désigner l'élément intentionnel du détournement du pouvoir majoritaire ou du pouvoir de gérer la c o m m u n a u t é . On a vu que les auteurs ne sont pas dupes de cet emprunt, qui ne pouvait aller sans une déformation du matériau réutilisé . Dans son sens de précision, l'intention de nuire est, en effet, un critère plus étroit que celui de l'intention de détourner ses pouvoirs. 161 - Ce serait sans doute commettre une grave erreur de perspective que de dénoncer, à une époque où la jurisprudence s'est fixée, la confusion opérée ou d'insister sur le caractère inadapté des fondements proposés. Sans polémique inutile, il est pourtant nécessaire de distinguer les unes des autres ces constructions qui, parvenues à maturité, se sont spécialisées et qui, à supposer que cela n'ait jamais été le cas, ne répondent plus aux mêmes préoccupations. 48
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47. G. Roujou de B o u b é e , thèse précitée, pp. 238-239 et en dernier lieu M. Storck, thèse précitée, p. 300. Comp. la réfutation de Schmidt, thèse précitée, n° 235 et s. 48. Ch. Béquignon, note précitée. 49. Desbois, op. cit., p. 28 et s. V. spéc. p. 30: « N o u s croyons pouvoir trouver dans deux textes fondamentaux du Code Civil les éléments qui permettent de fonder sur des bases solides parce qu'établies par le législateur le critère qui permettra de résoudre la question (de la fraude), ce sont les articles 1131 et 1133, relatifs à la cause». 50. V. les exemples cités supra, n° 82 pour le pouvoir majoritaire, n° 117 pour le pouvoir de désigner les délégués du personnel et n° 123 et s. pour le pouvoir de gérer la communauté. 51. Sur la fraude, «instrument d'assouplissement par excellence», v. Rouast, cours précité, p. 112 et s. 52. V. David, op. cit., n° 51 et 52. Parfois, ce sont des éléments de droit spécial qui sont ainsi remployés. Ainsi, l'affectio societatis dans l'abus de majorité. V. par ex. Hamel « L a protection des minorités dans les sociétés anonymes», R.T.D.C., 1951, p. 677 et s., spéc. pp. 685-686. 53. Houin, R.D.Com., 1968.94 et les autres réf. citées supra, n° 42. 54. Raynaud, Les régimes matrimoniaux, op. cit., n ° 2 4 8 ; Ph. Malaurie, Régimes matrimoniaux, Cours polycopié 1978-1979, p. 215. 55. V. par ex. L'assimilation expresse de «l'intention de nuire» et de «l'intention de détourner ses pouvoirs» faite par P. Raynaud, loc. cit.
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B. Les distinctions rationnelles 162 - Toutes les techniques de contrôle des mobiles n'ont pas la même extension. La f r a u d e et l'abus des d r o i t s s'appliquent aussi bien aux faits qu'aux actes juridiques, alors que la cause et, comme on le verra, le détournement de p o u v o i r ne se saisissent que des actes juridiques. C'est donc dans leur domaine commun des actes juridiques qu'il conviendra de s'efforcer de les distinguer. 56
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1) Détournement de pouvoir, abus de droit et cause illicite 163 - Il est relativement simple de distinguer la notion de détournement de pouvoir de celles d'abus des droits ou de cause illicite ou immorale. Leurs objectifs sont clairement différents. 164 - Alors que le contrôle du détournement de pouvoir saisit tous les mobiles s'écartant de la finalité du pouvoir exercé, la théorie de l'abus des droits ne se préoccupe, sous réserve du jeu des équivalences mises en place par la jurisprudence, que de l'intention de nuire. Si, dans la pureté du principe, les deux critères s'appliquent distributivement aux deux catégories distinctes de prérogatives que sont les pouvoirs et les droits subjectifs, il n'est pas inexact de voir dans l'intention de nuire un mobile qui n'est jamais légitime. N'étant jamais conforme au but qui fonde le pouvoir, l'intention de nuire est sanctionnée tant dans l'ordre des droits subjectifs que dans l'ordre des pouvoirs . 165 - Pour sa part, la théorie de la cause ne se préoccupe pas du respect de la finalité imprimée à tel ou tel pouvoir. Sa fonction est toute autre. En annulant les conventions fondées sur une cause contraire à l'ordre public et aux bonnes mœurs, le législateur a entendu assurer le respect de valeurs supérieures qu'il place ainsi hors d'atteinte de la liberté individuelle. Pourtant, récemment encore, un auteur a cherché dans la théorie de la cause la sanction qu'il n'a pas cru pouvoir attacher à la seule qualification de détournement de pouvoir. Dans cette opinion, il serait nécessaire, pour que la nullité soit prononcée, que l'on puisse constater un «détournement illégal ou immoral de pouvoirs», ce qui lui paraît être le cas chaque fois que l'on se trouve en présence du détournement d'un «pouvoir d'origine l é g a l e » . Abstraction faite de toute considération tactique aujourd'hui dépassée, l'analyse paraît singulièrement artificielle. Par définition, le contrôle du détournement de pouvoir suppose que l'acte ait été passé par son auteur dans les limites objectives de ses pouvoirs. Il n'est donc pas question d'invoquer son illicéité stricto sensu. Le caractère immoral de l'acte résulterait-il alors du seul fait que son auteur ait poursuivi un intérêt étranger à la finalité qui caractérise le pouvoir? Il est manifeste que les notions d'ordre public et de bonnes mœurs ne sont en réalité d'aucun 59
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56. 57. 58. 59. 60.
J. Vidal, op. cit., p. 153. V . les ex. cités supra, n° 47 et s. V. infra, n° 218 et s. Ex. : C o m . 20 février 1957, Bull., III, n° 67. Storck, thèse précitée, n° 211.
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secours pour résoudre une telle question . Pour y répondre, il convient d'interroger la règle qui détermine l'étendue des pouvoirs dont il aurait été fait un usage irrégulier. C'est elle qui assigne un but au titulaire du pouvoir et qui détermine ainsi les conditions de validité, tant subjectives qu'objectives, des actes qu'il serait appelé à passer. Dès lors que l'acte litigieux a été passé dans des conditions contraires aux exigences de cette norme, il devient inutile de recourir à une application de la théorie de la cause immorale. Les conséquences pratiques d'une telle conception ne sont pas plus satisfaisantes que ses fondements théoriques. L'analyse conduit inévitablement à frapper d'une nullité absolue les actes entachés d'un «détournement illégal ou immoral de pouvoirs». Une telle sanction, qui se trouve sous la dépendance logique de la référence à l'ordre public et aux bonnes mœurs, est parfaitement inadaptée lorsqu'il s'agit de sanctionner la méconnaissance de l'intérêt particulier que devait respecter le titulaire du pouvoir. Les notions de détournement de pouvoir et de cause s'opposent donc tant par leur régime que par leur c r i t è r e . Il est plus délicat de distinguer le détournement de pouvoir et la fraude. 62
2) Détournement de pouvoir et fraude 166 - La multiplicité des acceptions du terme et les incertitudes qui continuent à peser sur l'existence d'une théorie homogène de la fraude aggravent la difficulté que l'on éprouve à distinguer détournement de pouvoir et fraude. Au sens large de tromperie, de dissimulation, de dol, de manœuvre déloyale, la fraude n'a de commun avec le détournement de pouvoir que la réprobation morale qui s'y attache. Les affinités des deux théories apparaissent si l'on prend la fraude dans son sens technique de fraude à la loi. Dans une acception aujourd'hui dominante, la fraude se définit comme l'utilisation
61. L'observation se vérifie que l'on voie dans l'ordre public, généralement considéré c o m m e englobant les bonne mœurs, une notion intéressant « l e bon fonctionnement des institutions indispensables à la société» (Malaurie, L'ordre public et le contrat, op. cit., n° 88) ou qu'on l'étende à toute règle impérative (Farjat, L'ordre public économique, L G D J 1963, Préf. B. Goldman, n° 21). La première notion, qui se confond avec le contrôle de la morale sexuelle (Malaurie, op. cit., n° 36), est trop exigeante pour englober toute méconnaissance de la finalité des pouvoirs; la seconde suppose que l'on rattache le détournement à la violation subjective de la règle impérative. Mais la constatation de la violation de celle-ci suffit à justifier la sanction, sans qu'il soit besoin de recourir à la notion de cause illicite. 62. Cette distinction rationnelle n'est pas exclusive de toute coïncidence accidentelle. Ainsi par exemple, la donation de gains et salaires (sur sa légalité objective, v. supra, n° 133) consentie par le mari commun en biens à sa maîtresse dans le souci de l'inciter à poursuivre des relations immorales, tomberait-elle également sous le coup des théories de la cause et du détournement de pouvoir.
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intentionnelle d'un moyen objectivement licite par lequel le sujet prétend se soustraire à l'exécution d'une règle obligatoire . 167 - Ce n'est pas par hasard si la fraude et le détournement de pouvoir sont les techniques de contrôle des mobiles les plus fréquemment confondues. Elles présentent en effet une caractéristique commune fondamentale, qui les oppose ensemble aux théories de l'abus de droit et de la cause immorale. Dans les deux cas, «il s'agit, en somme, de découvrir l'esprit de la législation et de sanctionner des violations de l'esprit et non de la lettre de la loi». Cette définition que M. W a l i n e donnait du détournement de pouvoir s'applique trait pour trait à la fraude. C'est en effet le mérite des conceptions objectives de la fraude que d'avoir insisté sur ses rapports avec l'interprétation de la règle de droit . Tout comme l'adage fraus omnia corrumpit, le principe que s'efforce de dégager la théorie du pouvoir, selon lequel «tout pouvoir est susceptible d'un contrôle de son détournement», n'est qu'une règle indirecte, médiate. La norme méconnue par le détournement de pouvoir est, en réalité, celle qui assigne une finalité aux pouvoirs des époux, du chef d'entreprise, ou du mandataire... de même que la règle méconnue par la fraude est celle qui détermine l'incapacité de recevoir à titre gratuit, qui prohibe le divorce ou qui fixe les conditions d'âge requises pour pouvoir se m a r i e r . . . L'autorité de ces règles spéciales suffit à fonder la sanction. C'est ce qui explique que, dans un cas comme dans l'autre, les tribunaux n'aient jamais éprouvé le besoin d'invoquer, pour ce faire, des textes aussi généraux que l'article 1131 du Code Civil . Ce caractère indirect des règles prescrivant la sanction de la fraude et du détournement de pouvoir ne suffit pas à les rapprocher au point que l'on puisse affirmer que «toute fraude est constitutive d'un détournement de p o u v o i r » . Ce n'est pas, en effet, le même type de règle dont l'esprit est méconnu dans chacun des cas. 64
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63. La doctrine dominante se réfère volontiers aujourd'hui à la célèbre définition de M. Vidal, à qui nous empruntons l'essentiel de la formule retenue au texte. Très exactement, l'auteur estime qu' «il y a fraude chaque fois que le sujet de droit parvient à se soustraire à l'exécution de la règle obligatoire par l'emploi à dessein d'un moyen efficace qui rend ce résultat inattaquable sur le terrain du droit positif» (op. cit., p. 208). Si nous préférons éviter la notion de «moyen efficace», c'est pour couper court à la discussion tirée de l'observation que, lorsque la fraude est sanctionnée, le moyen efficace... ne l'est plus (J. Mouly, La fraude à la loi en droit du travail, thèse précitée, spéc. p. 384 et s. et pp. 398-399). L'argument ressemble étrangement à celui que Planiol opposait à la théorie de l'abus des droits. Il mérite donc le même sort, mais appelle les mêmes précisions (comp. supra, n° 27). 64. Cité par R. Vidal «L'évolution du détournement de pouvoir dans la jurisprudence administrative» R.D.P., 1952, p. 312. Comp. Odent, Cours de contentieux administratif, p. 2010. 65. Carbonnier, op. cit., n° 35, p. 134; J. Mouly, op. cit., p. 378; comp. Ligeropoulo, op. cit., n° 2 5 ; n° 31 et s. 66. Ex. : T.G.I. Troyes, 9 novembre 1966, R., 1967.530, note Malaurie; 1968.705, note Audit. 67. V. supra, n° 159. 68. Storck, op. cit., p. 303. Comp. J. Vidal, op. cit., p. 343 et s.
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On le montrera en distinguant les situations dans lesquelles l'application simultanée des notions de la fraude et du détournement de pouvoir est purement fortuite de celles dans lesquelles leur combinaison est au contraire nécessaire. 168 - Le cas de l'émancipation prononcée par le père d'un enfant mineur dans le but de faire échec à la décision de justice attribuant le droit de garde à la m è r e illustre la première hypothèse. Deux réactions s'en suivent : prise dans un intérêt étranger à celui de l'enfant, l'émancipation est nulle en vertu de la théorie du détournement de pouvoir ; moyen objectivement licite consciemment mis en œuvre à seule fin de se soustraire à l'exécution d'une décision de justice, l'émancipation est inopposable au bénéficiaire de la décision, en vertu de la théorie de la fraude. Il est clair, cependant, que la coïncidence est ici purement accidentelle. Le détournement de pouvoir serait consommé quel que soit le mobile étranger à l'intérêt de l'enfant ; la fraude avérée, quel que soit le procédé utilisé pour tourner la décision de justice. En d'autres termes, la sanction du détournement est la réaction de la norme attributive de pouvoir, celle de la fraude, la réaction de la norme tournée par l'utilisation incorrecte du pouvoir. La solution d'un tel concours idéal de qualifications sera trouvée dans l'application de la sanction du détournement de pouvoir, plus radicale que celle de la fraude, la nullité absorbant ici l'inopposabilité . Le recoupement n'en demeure pas moins purement accidentel, chacune des théories étant virtuellement applicable à l'espèce. 169 - Le caractère fortuit de la coïncidence de la fraude et du détournement de pouvoir apparaît plus clairement encore lorsqu'on rapproche ce premier exemple d'une situation dans laquelle la «fraude» est au contraire partie intégrante et nécessaire du contrôle de l'usage du pouvoir. C'est le cas, souvent présenté en parallèle avec le précédent, du mandataire qui use de ses pouvoirs dans un but autre que celui pour lequel il lui ont été conférés. Une jurisprudence constante exige, pour annuler l'acte passé dans de telles conditions, que soit rapportée la preuve d'un concert frauduleux entre le mandataire et le t i e r s . Un auteur y voit l'application d'une règle selon laquelle la théorie de la fraude, englobée par celle du détournement de pouvoir, reprendrait son empire lorsque le détournement de pouvoir n'est pas efficacement sanct i o n n é . S'agissant d'une jurisprudence constante, il n'y aurait pas grand intérêt à discuter cette opinion si elle ne pouvait laisser croire à tort que le détournement de pouvoir n'est pas nécessairement sanctionné en tant que tel . 6 9
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69. E x . : R e q . 4 avril 1865, D.P., 1865.1.387; Civ. 1ère, 20 mai 1968, D., 1968.696, J.C.P., 1968.11.15686, obs. R . L . 70. Comp. J. Vidal, op. cit., p. 343 et s. 71. R e q . 14 avril 1908, DP., 1908.1.344; R e q . 3 février 1934, S., 1934.1.143; Civ. 1ère, 9 juin 1958, Bull., I, n° 2 9 5 ; D., 1958 Somm. 130. Comp. Civ. 3 è m e , 29 novembre 1972, Bull., III, n° 647. 72. J. Vidal, op. cit., p. 349 et s. 73. V. par ex. Storck, op. cit., n° 213.
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En réalité, il est essentiel de comprendre que, comme tout pouvoir, le pouvoir du mandataire est susceptible d'un contrôle de son détournement . En lui-même, l'acte entaché d'un détournement de pouvoir est vicié. Cependant, le souci de protection du tiers qui, par hypothèse, a traité avec un représentant agissant dans les limites objectives de ses pouvoirs, a conduit les tribunaux à ajouter à la condition du détournement de pouvoir celle de complicité du tiers. En cas de dépassement objectif de pouvoirs, les tiers est protégé par la théorie de l'apparence lorsque les circonstances l'autorisent à ne pas vérifier les limites exactes de ces pouvoirs . A plus forte raison doit-il en aller ainsi lorsque l'acte n'est vicié que par l'intention du mandataire, comme c'est le cas dans l'hypothèse de détournement de pouvoir. N'étant jamais tenu de vérifier l'absence de détournement de pouvoir, le tiers est toujours fondé à se prévaloir de l'acte entaché d'un tel vice, à moins que ne soit rapportée la preuve de la collusion frauduleuse l'ayant associé au détournement. Tel nous paraît être le sens de cette jurisprudence, qui ne prend nullement le terme de fraude dans son acception technique de fraude à la loi, mais dans celui de «fraus» pour qualifier la psychologie du tiers complice du détournement de pouvoir. 74
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L'hypothèse ne relève donc pas de la théorie de la fraude, mais bien de celle du pouvoir, qu'elle ne fait que combiner avec le jeu classique de la théorie de l'apparence. L'analyse n'est pas dépourvue d'intérêt pratique. On a, en effet, parfois suggéré de transposer au cas de détournement de pouvoir la sanction des actes passés par le mandataire en dehors des limites objectives de ses pouv o i r s . Dans cette thèse, il suffirait au mandant de montrer que les actes passés par le mandataire sont «évidemment contraires au but du mandat» pour les faire déclarer nuls ou inopposables . Il en irait ainsi des actes faits par le mandataire dans son propre intérêt lorsque le mandat n'a été donné que dans l'intérêt du mandant . Si l'on admet que la notion de «fraude» n'est ici que la résultante de l'application combinée des théories du détournement de pouvoir et de l'apparence au droit du mandat, on ne saurait, sans contradiction, admettre qu'un simple détournement suffise à entraîner l'inefficacité de l'acte sans que la complicité du tiers ne soit établie. Il reste qu'en règle générale, poursuivant des objectifs distincts, les deux techniques de contrôle des mobiles que sont la fraude et le détournement de pouvoir ne se confondent pas, même si, à l'occasion, elles se recoupent. 170 - Ainsi distinguée de l'abus des droits, de la cause immorale et de la fraude, la notion de détournement de pouvoir apparaît bien comme une technique autonome de contrôle des mobiles. Mais, on ne se convaincra 76
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74. Comp. Patarin «L'abus de pouvoirs ou de fonctions» Rapport précité, p.541 ; J. Mazeaud « L'adage fraus omnia corrumpit et son application dans le domaine de la publicité foncière» Art. précité, n° 2. 75. Ass. Plén. 13 décembre 1962, D., 1963.277, note Calais-Auloy; J.C.P., 1963.11.13105, obs. E s m e i n ; R.T.D.C., 1963.527, obs. Cornu; R.D.Com., 1963.333, n° 5, obs. Houin, et jurisprudence constante. 76. Ponsard et Dejean de la Bâtie in Droit civil français de Aubry et Rau, t. VI, 7ème éd. 1975, n° 187 in fine. 11. Sur la sanction du dépassement de pouvoir, v. infra, n° 181 et s. 78. Ponsard et Dejean de la Bâtie, loc. cit.
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jamais mieux de son autonomie qu'en observant la spécificité du régime qui lui est attaché. C'est l'objet de l'étude de la mise en œuvre du contrôle du détournement de pouvoir.
SOUS-SECTION
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La mise en œuvre du contrôle du détournement de pouvoir
171 - De façon très classique, c'est à travers la détermination de la nature exacte de cette sanction que l'on s'efforcera de préciser le régime de l'action en détournement de pouvoir (§ 1). Il ne restera alors, pour achever la présentation de la mise en œuvre du contrôle du pouvoir, qu'à trancher les délicates questions touchant à la preuve du détournement (§ 2).
§ 1. La sanction du détournement de pouvoir 172 - Responsabilité, inopposabilité, nullité absolue ou nullité relative, les systèmes les plus variés ont été proposés pour rendre compte de la sanction du détournement de pouvoir en droit privé. Ce n'est que par une série d'approximations successives que l'on pourra tenter de déterminer la nature de cette sanction, en opposant successivement nullité et responsabilité, nullité et inopposabilité, nullité absolue et nullité relative.
A. Nullité ou responsabilité 173 - L'analogie avec le droit administratif invite à rechercher spontanément la sanction du détournement de pouvoir dans la nullité de l'acte ainsi vicié. Aussi oppose-t-on volontiers par leurs sanctions l'abus de droit, générateur de responsabilité civile , et le détournement de pouvoir, sanctionné par la nullité . De fait, c'est bien par la nullité que la jurisprudence sanctionne l'émancipation , la délibération de l'assemblée générale d'une so79
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79. Sur les limites de cette assimilation, vérifiée quant à la sanction, de l'abus des droits et de la responsabilité civile, v. supra, n° 23 et s. 80. V. par ex. Hauriou, note S., 1905.3.17; M. Waline, Traité de droit administratif, op. cit., n° 797; Capitant «Sur l'abus des droits» art. précité, p. 375. 81. V. en dernier lieu, Paris 13 décembre 1979, Gaz. Pal. 1 9 7 0 , 1 , 107, note J. Viatte.
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c i é t é , la décision disciplinaire ou la désignation d'un représentant du p e r s o n n e l entachées d'un détournement de pouvoir . Cependant, certains auteurs ont vu dans cette solution du droit positif l'application indirecte des règles de la responsabilité civile. La nullité est alors réduite au rang de «réparation en nature» ou de «réparation adéquate» du préjudice subi par la victime du détournement. Avancée à propos des délibérations des assemblées générales d'actionnaires , l'opinion peut être étendue à toutes les hypothèses de détournement de p o u v o i r . Il ne s'agit pas là d'une simple querelle de mots. Plusieurs intérêts pratiques s'attachent, en effet, au point de savoir si la nullité est la sanction spécifique du détournement de pouvoir ou si elle passe, au contraire, par le détour de la responsabilité civile. 174 - Si une telle justification devait être retenue, le juge, qui, selon le droit commun de la responsabilité civile , reste libre de choisir le mode de réparation qui lui paraît le plus opportun, pourrait, le cas échéant, écarter la nullité pour s'en tenir à l'allocation de dommages et intérêts . Dans le cas contraire, la nullité de Vacte entaché de détournement de pouvoir s'imposerait au juge, sous le contrôle de la Cour de cassation. Par ailleurs, on sait que la prescription de l'action en responsabilité est t r e n t e n a i r e , alors que celle de l'action en nullité dépend de la nature qui sera reconnue à celle-ci . Le prononcé de la nullité suppose, enfin, que soit rapportée la preuve de l'existence du préjudice subi par la victime du détournement de pouvoir, si elle est définie comme un mode de réparation en nature. On ne saurait concevoir, en effet, de réparation sans préjudice. Une telle condition n'est pas exigée si l'on voit dans la nullité la sanction propre du détournement de pouvoir. 175 - La jurisprudence ne semble pas avoir eu l'occasion de se prononcer très clairement sur la nature de la sanction du détournement de pouv o i r . Pourtant, les intérêts pratiques qui s'y trouvent attachés imposent de 84
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82. V . supra, n° 88. 83. V . supra, n° 111. 84. V . supra, n° 118. 85. Sur la question de la sanction du détournement des pouvoirs des époux dans la gestion de la communauté conjugale, v. supra, n° 135 et s. En matière de mandat, v. les réf. citées supra, n° 169, en note. 86. V . surtout, D . Schmidt, thèse précitée, n° 241 et s. ; Sousi, thèse précitée, n° 55 et s. 87. Comp. Patarin, «L'abus de pouvoirs ou de fonctions», rapport précité, p. 540 et s. 88. Les juges du fond apprécient souverainement « l e mode et l'étendue de la réparation du préjudice». La règle vaut tant pour la responsabilité contractuelle (v. par ex. : Civ. 1ère, 2 juillet 1962, Bull., I, n° 327 ; Civ. 1ère, 15 février 1967, Bull., I, n° 68 ; Com. 18 mars 1969, D., 1969.665 note R. Rodière, Civ. 1ère, 12 juin 1954, J.C.P. 1954.11.8225) que pour la responsabilité délictuelle (ex. : Req. 5 mars 1950, D.H., 1940.2.111 ; Crim. 20 mars 1952, D., 1952.413 note R. Savatier; Civ. 2 è m e , 21 février 1979, Bull., II, n° 55). 89. En ce sens, Sousi, op. cit., n° 60. 90. En faveur de l'application de la prescription trentenaire au cas d'abus de majorité, v. Schmidt, op. cit., n° 245 ; Sousi, op. cit., n° 58. 91. V. infra, n° 182. 92. Cf. J. Calais-Auloy, rapport précité, p. 226, qui qualifie la question de «doctrinale».
Le contrôle
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prendre parti. On le fera en posant une règle de méthode qui débouche sur une conclusion nuancée. La méthode consiste à postuler la cohérence du système juridique. Ce principe vaut aussi bien pour le droit de la responsabilité civile, que l'on prétend appliquer à la sanction de l'usage incorrect des pouvoirs que pour le droit des pouvoirs, dont il s'agit de déterminer le régime. Ainsi, l'emprunt de la sanction du détournement de pouvoir à la responsabilité civile ne paraîtrat-il convaincant que s'il résoud de manière satisfaisante toutes les questions qui se trouvent attachées à la détermination d'un tel fondement. De même, il ne sera retenu que s'il rend compte du régime de tous les pouvoirs, dont on a déjà eu l'occasion de constater la profonde homogénéité. Dans cette perspective, on se trouve contraint d'admettre que l'idée de responsabilité ne traduit que de façon très imparfaite certaines des solutions du droit positif. 176 - En particulier, la jurisprudence n'exige en aucune manière, pour annuler une décision entachée d'un détournement de pouvoir, que soit rapportée la preuve d'un quelconque préjudice. Il importe peu que l'acte passé par le mari commun en biens pour faire «fraude» aux droits de sa femme ait été ou non susceptible de nuire à cette d e r n i è r e . Il importe peu que les actionnaires aient ou non trouvé un intérêt à la décision de l'assemblée générale «prise dans l'unique dessein de favoriser les actionnaires majoritaires au détriment des membres de la m i n o r i t é » . Dans certains cas, la condition de préjudice serait toujours remplie. Ainsi pour les sanctions disciplinaires. Mais dans d'autres, elle n'aurait aucun sens. Comment pourrait-on apprécier le préjudice résultant de la désignation d'un salarié à un poste de représentant du personnel dans un but de protection individuelle? En raisonnant sur ces exemples, on s'aperçoit que la question de l'existence d'un préjudice risquerait, si elle était admise, de réintroduire indirectement une appréciation judiciaire de l'opportunité de la décision litigieuse que tout l'esprit du contrôle du détournement de pouvoir consistait précisément à éviter . Seule la condition d'intérêt à agir devrait, en application du droit commun procédural, être vérifiée en la personne du ou des demandeurs . 177 - D e même, le prononcé de la nullité de l'acte entaché d'un détournement de pouvoir constitue-t-il bel et bien une obligation pour le juge. On imagine mal que les juges du fond puissent, sans encourir la censure de la Cour de cassation, refuser de prononcer une telle sanction, tout en constatant l'existence du d é t o u r n e m e n t . 93
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93. Civ. 1ère, 29 mai 1962, Bull., n° 272. 94. V. spéc. Corn. 7 juillet 1980, précité; 95. V . supra, n° 150. 96. En ce sens, David, op. cit., p. 168; D a n s le droit des groupements privés, cette condition, qu'il ne faut pas confondre avec celle de qualité pour agir, ne résulte pas de la seule appartenance au groupement (v. cep. David, loc. cit.). Ainsi, le membre qui aurait voté la décision litigieuse ne serait-il pas recevable à la contester ultérieurement, à moins que son consentement n'ait lui-même été vicié (comp. Berr, op. cit., n° 472). 97. La jurisprudence rendue en matière de désignation des représentants du personnel en fournit un exemple très clair. V. les décisions citées supra, n° 118.
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Aussi certains auteurs ont-ils effectivement affirmé le caractère obligatoire de la nullité, sans cesser pour autant de rattacher l'idée au droit commun de la responsabilité . Dans une certaine conception du droit de la responsabilité civile, on pourrait même songer à éliminer la condition de préjudice, tout en maintenant le caractère obligatoire de la nullité pour le juge. Il suffirait pour cela de qualifier la nullité de mesure tendant à la «suppression de l'illicite» par opposition à une mesure de réparation proprement d i t e . Du droit commun de la responsabilité, il ne subsisterait alors que la prescription trentenaire, dont l'opportunité est par ailleurs mise en doute par ceux-là mêmes qui retiennent un tel fondement '. 178 - En définitive, la plasticité même de ces justifications théoriques suffit à jeter un doute sérieux sur leur bien fondé. Mieux, leur inaptitude à rendre compte de façon entièrement satisfaisante des solutions du droit positif invite à chercher ailleurs que dans le droit commun de la responsabilité civile le fondement de la «cessation de l'illicite». Tout comme la f r a u d e , le détournement de pouvoir justifie à lui seul le prononcé d'une sanction spécifique, que la jurisprudence trouve ici dans la nullité de l'acte incriminé. Le caractère nécessaire de la sanction, tout comme l'absence de condition de préjudice, impose une telle conclusion. 179 - L'étude analytique des principales applications du contrôle du détournement de pouvoir en droit objectif aura cependant permis de constater que la qualification de détournement de pouvoir n'était pas nécessairement exclusive de la responsabilité civile de l'auteur de l'acte. Lorsqu'il détourne ses pouvoirs, l'administrateur d'une société commet une faute susceptible d'engendrer sa responsabilité, à condition qu'un préjudice en soit r é s u l t é . Mais, là encore, ce concours occasionnel de qualifications ne permet pas de conclure à l'identité des deux régimes: même lorsqu'ils se recoupent, le contentieux de l'acte et celui de la responsabilité de son auteur ne se confondent pas. L'idée se vérifie notamment lorsque la décision entachée d'un détournement de pouvoir a été prise collectivement. Le détournement justifie le prononcé de la nullité de la décision, sans qu'il soit besoin de faire appel à la notion aussi fuyante que dangereuse de «crime des f o u l e s » . En revanche, la responsabilité individuelle de chacun des membres ayant pris part à la décision collective ne peut être engagée sans que soit rapportée la preuve d'une faute qui lui soit imputable et qui se trouve en relation causale avec un préjudice nettement identifié . De la même façon, la dissolution de la s o c i é t é , la déchéance de l'autorité parentale ou le 98
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98. D . Schmidt, op. cit., n° 244. 99. M . E . Roujou de B o u b é e , Essai sur la notion de réparation, th. LGDJ 1974. Préf. Hébraud. 100. Schmidt, op. cit., n° 245. 101. Ainsi par ex. la thèse de la «suppression de l'illicite» ne parvient-elle à saisir la matière des troubles de voisinage, où les tribunaux conservent toute latitude pour ordonner une simple réparation par équivalent, qu'en critiquant cette jurisprudence. Cf. M . E . Roujou de B o u b é e , op. cit., p. 231 et s. 102. Cf. Vidal, op. cit., p. 363 et s. 103. Ex. : Corn. 7 octobre 1974, J.C.P., 1975.11.18129, obs. Grua. 104. Cf. D . Schmidt, op. cit., n° 2 4 9 ; Sousi, op. cit., n° 61. 105. Comp. Berr, op. cit., n° 475. 106. V . supra, n° 88.
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transfert judiciaire des pouvoirs de gérer la communauté conjugale qui peuvent, le cas échéant, se justifier à la suite d'un détournement de pouvoir ou, au contraire, pour prévenir un tel détournement, se trouvent-elles soumises à des conditions propres qui ne se recoupent que très partiellement avec celles du détournement du pouvoir majoritaire, des pouvoirs des parents ou de ceux des époux. 180 - Les raisons qui justifient l'exclusion du droit commun de la responsabilité civile au profit d'une sanction plus à même de saisir l'acte juridique passé irrégulièrement par le titulaire du pouvoir ne suffisent pas à expliquer que la nullité soit préférée à l'inopposabilité. C'est ce point qu'il nous faut examiner à présent.
B. Nullité ou inopposabilité 181 - L'étude des diverses manifestations du contrôle du pouvoir a permis de constater que les tribunaux n'hésitaient pas à prononcer la nullité des actes entachés d'un détournement de pouvoir . Certains auteurs se sont pourtant prononcés dans le sens de l'inopposabilité à l'idée qu'il s'agirait de la sanction de droit commun du dépassement de pouvoir et qu'il n'y aurait pas lieu de traiter autrement le détournement de pouvoir, défini comme dépassement des limites subjectives du p o u v o i r . D e fait, par son arrêt du 28 mai 1982, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation a sanctionné l'absence de «qualité» d'un représentant par l'inopposabilité de l'acte au pseudo-représenté . Bien qu'en elle-même la décision ne nous paraisse pas satisfaisante, ainsi qu'on a eu l'occasion de l'exposer ailleurs , on se contentera de montrer ici que la solution ne saurait être transposée mécaniquement du cas de l'absence de pouvoir à celui du détournement de pouvoir. La décision du 28 mai 1982 est en effet tout entière fondée sur l'idée que le pseudo-représenté qui n'a jamais donné de pouvoir au prétendu représentant est demeuré un tiers à l'acte litigieux et qu'il peut donc tenir l'acte pour inexistant. Ce fondement a conduit les auteurs les mieux disposés à l'égard de cette solution à observer que celle-ci ne devait être retenue qu'en cas d'absence totale de pouvoir et non en cas de simple dépassement de pouvoir, la personne irrégulièrement représentée ne pouvant alors prétendre être restée un tiers à l'acte passé en son n o m . Or, il est clair que le détournement de pouvoir doit être rangé du côté du dépassement et non de celui de l'absence totale de pouvoirs. Même si le représentant détourne ses pouvoirs, le représenté n'est pas resté étranger au contrat. Le fait que le représentant n'ait pas outrepassé les limites objectives de ses pouvoirs interdit au représenté d'ignorer les effets de l'acte par la simple invocation des effets de l'article 1165 108
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107. V. surpa, n° 135. Adde, à propos du pouvoir d'émanciper, Paris 13 décembre 1979, Gaz. Pal, 1980.1.107, note J. Viatte. 108. V. par ex. Patarin, J.C.P., 1982.11.19809. 109. D., 1983, p. 117, conci. Cabannes et p. 349, note E. Gaillard. 110. D., 1983.349. Comp. Ghestin obs. sur Civ. 3ème, 15 avril 1980, D., 1981.IR.314. 111. Cabannes, conci précitées; Ponsard, obs. sous Civ. 1ère, 18 décembre 1957, J.C.P., 1958.11.10835 II A , b.
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du Code Civil. Par ailleurs, le fait que le représentant n'ait pas voulu s'engager personnellement exclut que l'on puisse trouver la sanction de l'acte infecté du détournement de pouvoir dans la notion d'inopposabilité, qui suppose l'acte valable inter partes. On ne saurait donc qu'approuver la jurisprudence qui sanctionne le détournement de pouvoir, sinon le dépassement ou l'absence totale de pouvoir, par la nullité de l'acte qui en est e n t a c h é . 112
C. Nullité relative ou nullité absolue 182 - La nullité engendré par le détournement de pouvoir est une nullité de protection. Protection de la ou des personnes dans l'intérêt desquelles le titulaire du pouvoir devait agir. C'est ce trait qui distingue le contrôle du détournement de pouvoir de celui de la cause illicite ou immorale et qui justifie la différence de leurs sanctions respectives . Aussi, la nullité pour détournement de pouvoir ne pourra-t-elle être demandée que par les bénéficiaires de la protection ; elle sera soumise à une prescription quinquennale et sera susceptible de confirmation. Ces règles ont, il est vrai, été écrites par le législateur à propos des contrats, mais on admet généralement qu'elles doivent être transposées, en tant que de raison, aux actes unilatéraux , ce qui sera souvent le cas des actes passés par le titulaire du p o u v o i r . 183 - La question n'appellerait pas de plus amples commentaires si l'on n'éprouvait le besoin d'évoquer pour mémoire l'existence de régimes spéciaux dérogeant au droit commun de l'action en détournement de pouvoir. On a déjà observé que l'action ouverte à l'époux victime d'un détournement de pouvoir dans la gestion de la communauté devait se voir appliquer la courte prescription de l'article 1427 du Code Civil . De la même façon, les termes de l'article 42 al. 2 de la loi du 10 juillet 1965 fixant le statut de la copropriété des immeubles bâtis sont suffisamment compréhensifs pour englober, au rang des «actions qui ont pour objet de contester les décisions des assemblées générales», celles qui résulteraient d'un éventuel détournement de p o u v o i r . Une telle action devrait donc être intentée dans un délai de deux mois à compter de la notification de la décision . L'application de la prescription triennale de l'article 1844-14 du Code Civil à l'action tendant à voir sanctionner le détournement du pouvoir majoritaire dans les sociétés est 113
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112. Sur l'argument tiré de la nature du pouvoir v. infra, n° 225. 113. V. supra, n° 165. 114. En ce sens, Carbonnier, Droit Civil, t. IV, n° 6 ; Flour et Aubert, op. cit., n° 484 et s. 115. Sur la question, v. infra, n° 220 et s. 116. V . supra, n° 141. 117. Comp. en cas d'exploitation de navires en copropriété l'article 12 de la loi du 3 janvier 1967 portant statut des navires et autres bâtiments de mer, qui fixe à trois ans l'action ouverte à la minorité. 118. Sur le caractère prefix du délai, v. Civ. 3 è m e , 27 mai 1974, J.C.P., 1974.11.17.836, obs. Guillot. Rép. Not., 1974.1, p. 1248,note Souleau. Sur les conditions de fond de l'action, v. infra, n° 242 et s.
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davantage controversée . La réfutation de la thèse justifiant la nullité par le recours au droit commun de la responsabilité délictuelle et l'intégration du contrôle du pouvoir à la théorie générale des actes juridiques, sinon à celle du « c o n t r a t » , permet cependant de conclure à l'application de la prescription triennale à l'action en détournement de pouvoir majoritaire . A défaut de disposition de droit spécial, c'est la prescription de l'article 1304 du Code Civil qu'il conviendra d'appliquer. 184 - Pour mémoire également, on rappellera que la théorie de l'apparence peut, ici comme ailleurs, venir corriger les effets de l'absence de pouvoir. On admettra volontiers que le critère de la croyance légitime, dégagé en 1962 par l'Assemblée plénière de la Cour de cassation à propos du m a n d a t , puisse être transposé à toutes les situations dans lesquelles le pseu do-représentant a usurpé, dépassé ou détourné ses pouvoirs. On se bornera à indiquer que la sévérité d'appréciation de la légitimité de la croyance du tiers paraît devoir varier en fonction des deux critères de la source du pouvoir et de la distinction du dépassement et du détournement. Même dans les cas où un mandat est susceptible de prendre le relais de pouvoirs l é g a u x , le tiers, qui n'est pas censé ignorer la distribution légale des pouvoirs, doit être incité à une plus grande vigilance lorsque l'auteur de l'acte n'agit pas dans la limite de ses pouvoirs ordinaires. Par ailleurs, le dépassement ou l'absence totale de pouvoirs, vice objectif, devrait être plus aisé à vérifier que le détournement, qui suppose la connaissance de la psychologie de l'auteur de l ' a c t e . 120
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La combinaison de ces deux critères permet de comprendre que l'apparence produise des effets particulièrement énergiques en cas de détournement d'un pouvoir de source conventionnelle. Elle entraîne alors un renversement complet du fardeau de la preuve en faisant peser sur le pseudoreprésenté la charge de prouver l'existence d'une «fraude» ourdie à son encontre par le représentant indélicat et son cocontractant . A l'inverse, il faudrait imaginer des circonstances très exceptionnelles pour que l'on puisse admettre le jeu de l'apparence en cas de dépassement d'un pouvoir de source 126
119. En faveur de la prescription trentenaire, v. surtout D . Schmidt, op. cit., n° 245. Le raisonnement bâti sur les articles 360 et 367 de la loi du 24 juillet 1966 est transposable aux articles 1844-10 et 1844-14 du Code Civil, issus de la loi du 4 janvier 1978. 120. V. supra, n° 173 et s. 121. Cf. les art. 360 de la loi du 24 juillet 1966 et 1844-10 du Code Civil. Sur la transposition du droit du contrat à celui de l'acte juridique, v. supra, n° 182. 122. En ce sens, Berr, op. cit., n° 4 7 3 ; Hémard, Terré et Mabillat, op. cit., n° 389. 123. Ass. Plén. 13 décembre 1962, précité. La supériorité du critère de la croyance légitime sur celui de la bonne foi tient en deux points. 1°) La croyance légitime se prouve, alors que la bonne foi se présume. 2°) La légitimité de la croyance fait l'objet d'un contrôle de la cour de cassation (J. Boré, La cassation en matière civile, Sirey 1980, n° 1739 et les réf.) alors que, par nature, la bonne foi se présente comme une question de pur fait. Sur l'ensemble de la question, v. en dernier lieu G. Cornu, obs. R.T.D.C., 1981.409.410; Sourioux « L a croyance légitime» J.C.P., 1982.1.3058. 124. Sur l'application de l'idée aux pouvoirs des époux, v. supra, n° 140. 125. V. supra, n° 148 et s. 126. V. supra, n° 169.
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légale, surtout lorsque le pseudo-représenté n'est pas en mesure de consentir lui-même une délégation de p o u v o i r s . On s'aperçoit ainsi que la théorie de l'apparence est susceptible de perturber le jeu normal des règles de preuve en matière de détournement de pouvoir, dont il reste à préciser les grandes lignes. 127
§ 2. La preuve du détournement de pouvoir 128
185 - Tout autant que la preuve d'une intention ou d'un m o b i l e , la preuve d'un fait négatif est réputée difficile, voire impossible . Que dire alors de la preuve du détournement de pouvoir, preuve d'intention négative? Comment pourrait-on sérieusement songer à établir, dans la psychologie de l'auteur de l'acte, l'absence d'un mobile conforme au but poursuivi par la norme dont il tient ses pouvoirs ? Cette preuve n'est-elle pas d'une difficulté telle qu'elle devrait nécessairement conduire à modifier la définition du détournement de pouvoir pour l'alléger ou à abandonner purement et simplement ce type de contrôle ? Une telle conclusion est, à l'évidence, démentie par l'observation de la réalité judiciaire. L'acte passé par le mari au profit de sa concubine ou par la majorité des associés au profit d'une société concurrente dont elle a le contrôle, la mise à pied d'un représentant syndical ou d'un meneur au lendemain d'une grève ne laissent place à aucune hésitation. Tant en droit administratif qu'en droit privé, l'existence de discriminations et la précipitation dans la prise de décision constituent les indices les plus apparents de l'existence d'un détournement de pouvoir. Bien qu'étrangère à la définition même du détournement de p o u v o i r , la considération du résultat objectif de l'acte pourra également être prise en compte par le juge, en tant qu'indice, dans la recherche des intentions de son auteur. Le juge tire de faits objectifs et positifs connus, tels que les circonstances qui ont entouré la prise de décision litigieuse, la conviction que le mobile n'est pas conforme au but qui oriente le pouvoir. Le mécanisme est celui des présomptions de l'homme, trop connu pour qu'il soit besoin d'y insister à nouveau. S'agissant de la 129
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127. Sur l'exemple de la tutelle de fait, comp. Planiol et Ripert, traité précité, t. 1 par R. et J. Savatier, n° 502 et s. ; Sumien «Les tuteurs de fait» R.T.D.C., 1903.781. 128. V. supra, n° 153. 129. Larguier «La preuve d'un fait négatif», R.T.D.C., 1953.1; Goubeaux et Bihr, Rép. de procédure civile, V° «Preuve», n° 80 et s. ; Ghestin et Goubeaux, op. cit., n° 573. 130. Ex. : C E . 2 février 1957, Castaing, Rec, 78 (refus d'accorder une licence pour la création d'une officine pharmaceutique en surnombre suivi de l'octroi de deux licences à d'autres demandeurs). Sur «l'abus de majorité» réduit au critère de rupture intentionnelle d'égalité, v. supra, n° 85, et sur la discrimination révélatrice du détournement du pouvoir disciplinaire, v. supra, n° 110. 131. Ex. : C E . 23 février 1933, Trique, Rec. 228 (Révocation d'un secrétaire de mairie à la suite du renouvellement de la municipalité) ; C E . 3 mars 1939, D a m e Laurent (décision signée par un directeur avant même la prise de ses fonctions et exécutée avec une précipitation anormale le lendemain même de cette prise de fonctions). Sur la précipitation, signe du détournement du pouvoir de désigner un représentant du personnel, v. supra, n° 120. 132. V. supra, n° 149.
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preuve d'un fait juridique, qui peut être rapportée par tous moyens, le procédé est parfaitement légitime, les juges du fond étant investis d'un pouvoir souverain d'appréciation en la m a t i è r e . Si les difficultés probatoires du détournement de pouvoir sont réelles, elles ne sont pas cependant insurmontables. Il serait en toute hypothèse excessif d'en déduire l'idée que le titulaire du pouvoir, tenu d'agir dans un intérêt déterminé, est également tenu de rapporter la preuve qu'il s'est strictement conformé aux exigences de sa mission en s'abstenant de tout d é t o u r n e m e n t . Un tel système, qui ne manquerait pas d'entraver considérablement sa gestion, a toujours été fermement repoussé par la jurisprudence: conformément au droit commun, la preuve du détournement de pouvoir incombe, en effet, à celui qui en allègue l'existence . 186 - Ces principes étant acquis, deux questions, qui ont une incidence directe sur la difficulté de prouver le détournement de pouvoir, demeurent posées. L'auteur de l'acte est-il tenu d'alléguer le mobile qui lui a dicté son attitude, ce qui aboutirait à un allégement partiel de la charge pesant sur le demandeur? Ce dernier est-il, en revanche, tenu de rapporter la preuve redoutable que le mobile illégitime a été le mobile exclusif de l'auteur de l'acte? C'est en cherchant à résoudre ces deux difficultés que l'on aura l'occasion de se prononcer sur la distinction du motif et du mobile (A) puis sur l'hypothèse de pluralité de mobiles (B). 133
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A. Motifs et mobiles 187 - Sans aller jusqu'à exiger du titulaire du pouvoir qu'il justifie la légitimité de son attitude, ce qui reviendrait à présumer le détournement de pouvoir, il serait tout à fait concevable de lui imposer la charge de l'allégation des mobiles qui ont dicté son action. Une telle obligation se situerait dans le droit fil de la qualification de pouvoir. Tenu de poursuivre un intérêt au moins partiellement étranger au sien, le titulaire du pouvoir est, par là même, tenu d'avoir des mobiles conformes à cet intérêt. De là à exiger qu'il soit en mesure d'indiquer la teneur de ces mobiles, il n'y a qu'un pas, qu'il serait aisé de franchir. La charge de l'allégation du mobile qui reviendrait à obliger l'auteur de l'acte à motiver sa décision, ne serait guère plus contraignante que celle qui est faite à l'administrateur des biens d'autrui de rendre des comptes. Son utilité serait, en revanche, très grande. Elle permettrait, en effet, à la fois d'objectiver et de circonscrire un éventuel litige sur l'usage du pouvoir. Il resterait alors au demandeur à l'action en détournement de pouvoir à rapporter la preuve de l'inexactitude du mobile allégué, c'est-àdire du motif invoqué par l'auteur de l'acte au soutien de sa décision, ou plus
133. Sur la preuve du détournement de pouvoir, v. spéc. J. Lemasurier, La preuve dans le détournement de pouvoir, R.D.P., 1959, p. 36 et s. 134. Sur la suggestion, parfois émise, d'appliquer un tel régime aux décisions des assemblées générales d'actionnaires portant atteinte aux droits propres des actionnaires, v. les obs. de D . Schmidt, op. cit., n° 160 et les réf. 135. V . par e x . : Com. 7 juillet 1980, Bull., IV, n ° 2 8 7 ; Soc. 8 mars 1979, Bull., V , n° 215.
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généralement de son impuissance à justifier la mesure prise par le titulaire du pouvoir. En cela, la règle n'emporterait aucun renversement de la charge de la preuve qui continuerait à peser sur la partie qui se prévaut de l'irrégularité de l'acte litigieux. Le débat judiciaire, ainsi circonscrit par l'allégation du mobile, ne s'en trouverait pas moins singulièrement clarifié. L'allégation du mobile par l'auteur de l'acte est bien dans la logique du contrôle du pouvoir, dont il facilite la mise en œuvre sans bouleverser les principes directeurs du procès civil. Cependant, en l'état du droit positif, on peut douter qu'une telle obligation fasse figure de principe. Si, au lendemain de la loi du 11 juillet 1979 «relative à la motivation des actes administratifs et à l'amélioration des relations entre l'administration et les administrés», on peut encore douter que le principe soit devenu celui de l'obligation de motiver les actes administratifs , une circonspection plus grande encore s'impose en droit privé, où l'obligation de motiver se rencontre essentiellement dans deux hypothèses. 188 - La première n'appelle pas de larges développements: lorsqu'une loi l'impose expressément, il va de soi que le titulaire du pouvoir est tenu, aux conditions prévues par celle-ci, d'énoncer les motifs justifiant sa décision. Ainsi, la loi du 13 juillet 1973 fait-elle obligation à l'employeur qui prononce un licenciement d'énoncer, à la demande du salarié, «la ou les causes réelles et sérieuses» de sa décision . A la vérité, la règle était déjà contenue dans la loi du 19 juillet 1928, qui imposait au juge de «mentionner expressément le motif allégué par la partie qui a rompu le contrat», mais la jurisprudence a bientôt vidé le principe de sa substance en décidant que le fait de congédier un salarié sans donner aucun motif ne constituait pas à lui seul un abus de d r o i t . On a justement remarqué que cette exigence ne pouvait, en effet, prospérer qu'au sein d'un système faisant du licenciement une prérogative finalisée et qu'elle n'avait guère de sens tant que la rupture unilatérale du contrat de travail était conçue comme un droit subjectif susceptible du seul contrôle de l'intention de nuire ou de la légèreté blâmable . Il résulte de cette analyse que la jurisprudence antérieure à 1973 ne peut être comprise comme posant un principe de non-motivation valant pour des situations dans lesquelles, contrairement au licenciement avant 1973, la qualification de pouvoir n'est pas contestée. La loi du 4 août 1982 a étendu la règle à toute sanction disciplinaire prise à rencontre d'un s a l a r i é . Mais dans l'un et l'autre cas le caractère légal de la solution pourrait inciter à y voir une règle d'exception. 137
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136. S. Sur, «La loi n° 79-587 du 11 juillet 1979. Motivation ou non-motivation des actes administratifs», A.J.D.A., septembre 1979.3. 137. V . les art. L. 122-14-2 et L. 122-14-3 du Code du Travail. 138. Soc. 16 décembre 1963 (cassation) Bull., IV, n° 880; Soc. 17 mai 1962 (cassation) Bull., IV, n° 458; Soc. 22 avril 1966 (cassation) Bull., IV, n° 365; Soc. 4 juillet 1967, Bull., IV, n° 5 5 3 ; Soc. 11 décembre 1968, Bull., V, n° 570. 139. G . H Camerlynck, Encycl. Dalloz, Rép. Dr. Trav., V° «Contrat de travail à durée indéterminée. Rupture. Conditions» n° 221 et s.; G. Couturier «Rupture du contrat.» J.Cl. Trav., fasc. 30.3-B, n° 19. Sur les ambiguïtés de la jurisprudence antérieure à la loi du 13 juillet 1973, v. infra, n° 203 et s. 140. Art. L. 122-41 C.T.
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189 - Dans une seconde hypothèse, l'obligation de motiver résulte de l'économie du contrat qui se trouve à l'origine du pouvoir. Un arrêt rendu par la Chambre des requêtes le 15 mars 1910 en fournit un excellent exemple. Saisie d'une contestation portant sur l'exclusion par un groupement de l'un de ses membres, la Cour de cassation a estimé que, «lorsqu'aux termes des statuts d'un syndicat professionnel, l'exclusion peut être prononcée après enquête pour certains faits déterminés, la délibération par laquelle l'un des membres est exclu et dont la copie lui est notifiée doit mentionner la cause de l'exclusion» pour en conclure qu'«à défaut, les juges du fond peuvent décider que le syndicat ne justifie pas que l'exclusion ait été prononcée pour l'une des causes prévues aux s t a t u t s » . C'est bien l'éventualité d'un contrôle judiciaire qui fonde ici l'obligation faite au syndicat d'indiquer les mobiles de l'exclusion . Le raisonnement vaudrait aussi bien pour les cas dans lesquels ce contrôle est fondé, comme en l'espèce, sur le respect des dispositions statutaires, que pour ceux dans lesquels le principe du contrôle est tiré, de façon plus générale, de la nature même de la prérogative en cause. Certes, l'importance du rôle joué par les statuts dans cette décision, qui va, du reste, jusqu'à réaliser un renversement complet de la charge de la preuve, interdit que l'on puisse y voir l'application pure et simple du droit commun, qu'il s'agisse du droit commun du pouvoir disciplinaire ou du droit commun du pouvoir tout court. On retiendra cependant qu'en 1910 déjà la Cour de cassation n'était pas insensible à la relation logique existant entre le principe du contrôle de l'acte et l'obligation d'alléguer les mobiles qui ont inspiré son auteur. 190 - En définitive, s'il paraît difficile d'inférer de ces deux situations particulières un principe général de motivation, on observera que la règle inverse devrait à tout le moins être assortie d'un tempérament tiré des pouvoirs reconnus au juge par le droit judiciaire moderne. Le juge peut, en effet, «inviter les parties à fournir les explications de fait qu'il estime nécessaires à la solution du l i t i g e » . Il suffirait, dès lors, au demandeur à l'action en nullité de convaincre le juge de la vraisemblance du détournement, en lui fournissant un commencement de preuve, pour l'inciter à s'enquérir des mobiles qui ont animé l'auteur de l'acte litigieux. A ce stade de la procédure, le refus de s'expliquer opposé par ce dernier pourrait conduire le juge à «tirer toute conséquence» de son abstention ou de son r e f u s . C'est dire qu'en réalité, seule l'obligation extrajudiciaire de motiver demeure hypothétique en l'absence de texte l'imposant expressément. 141
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141. R e q . 15 mars 1910, D.P., 1913.V.30. 142. En ce sens, G. Lagarde, in Cours de droit civil français de Ch. Beudant, 2ème éd. par R. Beudant et P. Lerebours-Pigeonnière, n° 546. 143. Comp. Légal et Brethe de la Gressaye, op. cit., pp. 442-443. 144. Art. 8 du nouveau Code de procédure civile. 145. V . par ex., avant la réforme du licenciement, Soc. 17 février 1972, Bull., V , n° 127, qui fonde la condamnation de l'employeur sur le caractère «opiniâtre» du refus d'en indiquer les motifs; Paris, 15 février 1957, J.C.P., 1957.11.9988, aux termes duquel le père, tenu d'agir dans l'intérêt de l'enfant, ne peut «prétendre user du droit d'émancipation sans justifier d'aucun motif».
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La charge de la preuve incombant au demandeur n'en resterait pas moins très lourde s'il était tenu d'établir que le mobile s'écartant du but du pouvoir a été le seul à déterminer l'auteur de l'acte critiqué. C'est la question de la pluralité de mobiles.
B. L'hypothèse de la pluralité de mobiles 191 - Une autre façon de déterminer l'objet exact de la preuve mise à la charge du demandeur en nullité consiste à se demander quelle attitude devra adopter le juge lorsqu'il se trouvera en présence de différents mobiles, qu'il faut supposer également établis, et qui, s'ils étaient pris isolément, conduiraient chacun à des solutions différentes. Il se peut, en effet, que certains mobiles de l'acte litigieux soient parfaitement légitimes mais que d'autres s'écartent au contraire du but assigné au titulaire du pouvoir. 192 - En première analyse, le droit administratif et le droit privé paraissent réagir de manière très différente à cette même situation. En droit administratif, on affirme volontiers que la légitimité de l'un des mobiles suffit à valider l'acte tout entier: «Si l'un des mobiles qui ont inspiré l'auteur d'un acte administratif est juridiquement légitime, la décision prise est légale même au cas où les autres mobiles seraient entachés de détournement de p o u v o i r » . Dans ce cas, point n'est besoin de rechercher quel a été le mobile déterminant. Le mobile légitime est toujours présumé déterminant . La tendance en droit privé serait, au contraire, de peser les différents mobiles pour ne prendre en considération que ceux qui sont effectivement déterminants. La question n'a guère été étudiée à propos du détournement de pouv o i r , mais elle se pose dans les mêmes termes pour toutes les techniques de contrôle des mobiles où elle semble avoir été résolue en ce sens. A la vérité, lorsqu'ils sanctionnent l'abus de droit ou la fraude, les tribunaux se plaisent à relever que les agissements litigieux ont été accomplis dans 1'«unique but de n u i r e » ou dans le «seul dessein» de faire pièce à l'application de telle ou telle disposition impérative ° . Mais, lorsqu'ils se trouvent véritablement en présence d'une situation de pluralité de mobiles, 146
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146. La doctrine publiciste paraît unanime dans ce sens v. Odent, Contentieux administratif, Les Cours du droit, éd. 1976-1981, p. 2015 et les réf. 147. D e Soto, Contribution à la théorie des nullités des actes administratifs unilatéraux, th. 1941, n ° 2 1 0 . 148. Josserand lui-même n'a envisagé que l'hypothèse classique de l'intention de nuire mêlée à d'autres mobiles. De l'esprit des droits et de leur relativité, n° 276 et s. 149. E x . : Req. 3 août 1915, D., 1917.1.79; Civ. 1ère, 20 janvier 1964, D., 1964.518. 150. V. les nombreux exemples cités par J. Vidal, op. cit., p. 127 et s.
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ils n'hésitent pas à sanctionner le mobile illégitime s'il leur apparaît déterminant . Plus net encore est l'exemple de la cause illicite, souvent définie comme le «motif déterminant» de l'acte litigieux . Et lorsqu'on observe qu'en pratique, le juge qualifie toujours de déterminant le mobile illicite ou immoral pour mieux le c e n s u r e r , on ne fait qu'accentuer la divergence du droit privé et du droit administratif qui tendrait, au contraire, à tenir le mobile illégitime pour surabondant. La tendance constatée en matière de fraude p a u l i e n n e à se contenter de la conscience du préjudice causé aux créanciers, sans exiger l'«intention de nuire», va dans le même sens. Ce n'est là, en effet, qu'une autre manière de régler la question de la pluralité de mobiles en faisant abstraction des mobiles légitimes. D e l'appréciation de la causalité psychologique on passe ainsi insensiblement à celle de la valeur morale comparative des différents mobiles ayant inspiré l'auteur de l ' a c t e . Le détournement de pouvoir en droit privé se trouve ainsi pris entre les deux références contradictoires du droit administratif et des autres techniques de contrôle judiciaire des mobiles. Lorsqu'il est saisi d'un acte déterminé par une pluralité de mobiles, dont l'un serait susceptible de caractériser le détournement de pouvoir, le juge judiciaire doit-il tenir les mobiles en parallèle et faire abstraction du mobile illégitime comme semble le faire le juge administratif ou bien doit-il, au contraire, sanctionner le mobile illégitime s'il apparaît qu'il a pu prendre une part déterminante dans la décision litigieuse ? 193 - Le conflit serait troublant si la règle du droit administratif, dont la portée est bien moindre qu'il ne paraît de prime abord, ne devait s'expliquer par des considérations propres à cette branche du droit. On distingue, en effet, deux types de détournement de pouvoir administratif. Le plus flagrant est celui dans lequel l'auteur de l'acte a agi dans un intérêt totalement étranger à l'intérêt public. C'est le cas du maire qui réglemente les bals publics pour éviter la concurrence à son propre établissement ou du général qui prononce une réquisition pour la commodité personnelle d'un fonctionnaire . Mais le Conseil d'Etat annule également pour détourne151
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151. V. pour la fraude, les attendus très nets de Civ. 4 novembre 1940, D.H., 1940.192. «La complexité des intentions du propriétaire (qui exerce son droit de reprise) n'est pas nécessairement exclusive de l'idée de fraude (aux droits du locataire) ; l'existence ou l'absence de fraude dépend de la recherche, non du mobile unique, mais du mobile déterminant de l'exercice de la reprise». Adde Civ. 16 mai 1950, D., 1950.467. En matière d'abus de droit, une jurisprudence constante refuse de tenir compte de l'avantage personnel que l'auteur de l'acte pourrait indirectement retirer du dommage qu'il cause volontairement à autrui, Req. 3 août 1915, précité; Corn. 21 janvier 1978, D., 1978.407, note J. Foulon-Piganiol. 152. Cf. Maury, V° « C a u s e » précité, n° 225 et s. et les réf. citées. 153. Flour et Aubert, op. cit., n° 265. Comp. Ripert, La règle morale dans les obligations civiles, a" 3 5 ; Ripert et Boulanger, op. cit., n° 318; J. Ghestin, op. cit., n° 702. 154. Ex. Civ. 1ère, 3 mai 1972, Bull., I, n° 117; Civ. 1ère, 13 mars 1973, J.C.P., 1974.17782, obs. J. Ghestin; Civ. 1ère, 17 octobre 1979, Bull., I, n° 249. 155. J. Vidal, op. cit., p. 135; Adde Grouber, De l'action paulienne en droit civil français contemporain, th. Paris 1913, n° 69. 156. C E . 14 mars 1934, D é l i e Rault, Rec, 337. 157. C E . 22 juin 1945, Pietrini, Rec, 130.
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ment de pouvoir les actes passés par une autorité administrative dans un intérêt public autre que celui en vue duquel les pouvoirs utilisés lui avaient été conférés. C'est le cas de l'excès de zèle, de l'interdiction de la «vente en ambulance» dans une commune pour protéger les intérêts généraux du commerce l o c a l ou de la réquisition prononcée pour sanctionner une infraction à la législation é c o n o m i q u e . C'est également sur ce fondement que sont annulées les nombreuses décisions prises par l'administration en application de ses pouvoirs d'expropriation ou de police notamment, dans le seul but de faire réaliser une économie à une collectivité p u b l i q u e . Bien que l'on ait parfois mis en doute l'utilité d'une telle classificat i o n , l'attitude du Conseil d'Etat en cas de pluralité de mobiles paraît différer selon que le mobile illégitime est totalement étranger à l'intérêt public ou qu'il réside dans un intérêt public que l'auteur de l'acte ne devait pas prendre en considération. Dans cette dernière hypothèse, la juridiction administrative admettra volontiers que le mobile légitime suffise à justifier l'acte et que le mobile d'intérêt public illégitime soit tenu pour surabondant. Elle évitera ainsi d'annuler un acte pour détournement de pouvoir dans l'intérêt financier d'une collectivité publique s'il résulte de l'instruction que l'acte litigieux reposait également sur un motif d'intérêt général dont son auteur avait la charge . On s'explique de la même manière l'arrêt par lequel le Conseil d'Etat a validé l'arrêté préfectoral interdisant l'usage de certaines armes de chasse qui présentaient un danger pour la sécurité publique «nonobstant la circonstance» qu'en prenant une telle mesure, «le préfet aurait également eu pour but d'assurer la protection du g i b i e r » . S'il est impuissant à justifier à lui seul l'acte dont l'illégalité est alléguée, le mobile d'intérêt général illégitime peut apparaître dans la décision du Conseil d'Etat, où il fait figure de mobile surabondant, sans que la moralité administrative ne s'en trouve affectée. En revanche, il serait beaucoup plus choquant de voir maintenir un acte fondé sur des considérations d'intérêt privé au seul motif que son auteur aurait également poursuivi un but d'intérêt général. On voit mal la Haute Juridiction refuser d'annuler, motif pris de la subsidiarité du mobile illégitime, l'arrêté municipal qui serait inspiré par le double souci 158
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158. C E . 9 juin 1937, Barbier, Ree,
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159. C E . 21 février 1947, Guillemet, Ree, 66. 160. C E . 26 novembre 1875, Pariset, Ree, 934; G.A.J.A., n° 4 et jurisprudence constante. 161. Truchet, Les fonctions de la notion d'intérêt général dans la jurisprudence du Conseil d'Etat, th. LGDJ 1977, Préf. J. Boulouis, p. 101 et s. 162. C E . 12 janvier 1938, Compagnie des Chemins de fer de Saint-Etienne, S., 1939.3.53, note M.L. ; C E . 30 octobre 1942, Cie Générale des Eaux, Ree, 302, D.C., 1943.63, note E.M. ; C E . 6 avril 1951, Vila et Ribouleau, Ree, 180; C E . 11 janvier 1957, D a m e Tétaud, Ree, 29. С о т р . Auby et Drago, traité précité, t. 2, n° 1214. 163. C E . 28 juillet 1952, sieur Dumay, Ree, 404. С о т р . C E . 22 juin 1949, Société des automobiles Berliet, Ree, 368 (décision permettant le maintien en activité d'une entreprise importante tout en y instaurant une «expérience de démocratie ouvrière»).
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d'empêcher l'ouverture permanente d'un bal de détourner les jeunes gens du travail et de favoriser le commerce appartenant au m a i r e . Aussi, en règle générale, lorsqu'il est saisi de telles situations, le Conseil d'Etat ne se contente-t-il plus de considérer tous les mobiles comme équivalents. Il annule au contraire la décision lorsque le mobile illégitime lui apparaît «déterminant» et préfère, s'il rejette la demande, se borner à observer que la preuve du mobile illégitime n'est pas rapportée. En définitive, la règle présumant le caractère surabondant du mobile illégitime ne semble donc jouer, dans le contentieux administratif, qu'un rôle relativement limité. Contrairement à ce qui se passerait devant la Cour de cassation, le Conseil d'Etat conserve en effet, en sa qualité de juge du fait, toute liberté pour l'écarter lorsque la nature des mobiles en cause et la coloration morale de l'affaire l'incitent à approfondir son contrôle en recherchant le mobile déterminant de l'auteur de l'acte. En cas de pluralité de mobiles, le droit administratif ne se satisfait donc pas toujours du mobile légitime qui reste parfois impuissant à légitimer la décision litigieuse. Dans nombre de cas, la juridiction administrative sanctionne au contraire le mobile illégitime en le qualifiant de déterminant. Il convient d'insister sur ce point d'autant moins apparent que le Conseil d'Etat procède lui-même à la pesée des mobiles. En définitive, la règle selon laquelle un seul rnobile légitime suffirait à valider l'acte, que les auteurs mettent volontiers en avant lorsqu'ils évoquent l'hypothèse de la pluralité de mobiles, ne joue guère qu'un rôle, celui de sauver de la nullité les décisions administratives partiellement inspirées par des considérations d'intérêt général auxquelles leur auteur aurait dû rester insensible. 164
194 - U n e telle analyse condamne radicalement toute velléité de transposition de la règle en droit privé. La catégorie de détournement de pouvoir au sein de laquelle elle a trouvé à se développer, corollaire de la spécialité des buts, ne connaît, en effet, aucun équivalent dans cette branche du droit. On se gardera donc d'y appliquer une règle qui se trouverait ainsi dépourvue de sa principale raison d'être. La transposition serait d'autant plus mal venue qu'elle prendrait, devant les juridictions judiciaires, un caractère mécanique qu'elle n'a jamais eu devant les juridictions administratives. Juge du seul droit, la Cour de cassation se doit, en effet, d'avoir une religion plus ferme que celle du Conseil d'Etat sur les conséquences juridiques de la pluralité de mobiles, dont la constatation lui échappe, et qu'elle ne peut donc départager au cas par cas, en recherchant elle-même, lorsque le besoin s'en fait sentir, le mobile déterminant.
164. Cf. C E . 14 mars 1934, précité. Nombreuses sont les décisions qui s'en tiennent au critère du mobile «essentiel» ou «déterminant». Ex. : C E . 13 juillet 1962, sieur Bréard de Boisanger, Rec, 484. C E . 22 janvier 1975, Commune de Vallon-Pont d'Arc, Rec, 43 (annulation de la restriction apportée au commerce de marchands forains «principalement motivée» par le souci de protéger les commerçants de la localité). Parfois m ê m e le principe est radicalement inversé. Ex. C E . 27 juin 1973, ministre de l'Agriculture c/Chandre, Rec, 436 (annulation de la décision de mettre en œuvre la procédure de remembrement rural prise, non dans le «dessein exclusif» d'améliorer l'aménagement rural de la commune concernée, mais en vue d'«atténuer» les conséquences d'une décision de classement du site).
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Effectivement, lorsque la question lui a été s o u m i s e , la Cour de cassation a adopté une attitude diamétralement opposée à celle que l'on impute traditionnellement au Conseil d'Etat. A deux reprises au moins elle a cassé la décision des juges du fond qui, après avoir relevé la concurrence d'un mobile légitime et d'un mobile illégitime, sans rechercher à les départager autrement, avaient cru devoir maintenir la décision prise par le titulaire du pouvoir. Ainsi le délit d'entrave à l'exercice d'une activité syndicale, qui sanctionne une forme de détournement des pouvoirs du chef d'entreprise, est-il caractérisé même si la volonté de discrimination en fonction de l'exercice d'une activité syndicale n'a pas été «le seul motif déterminant» de la décision p a t r o n a l e . La solution aurait pu passer pour une application spéciale de l'article L. 412-2 du Code du Travail qui interdit la «prise en considération» de l'appartenance ou de l'activité syndicale par l'employeur, si elle n'avait été reconduite quelques années plus tard dans une matière où l'on ne trouve dans la loi aucune précision sur la manière de régler la question de la pluralité de mobiles. 166
Par un arrêt particulièrement net du 18 avril 1980, la Chambre sociale de la Cour de cassation a en effet censuré une décision refusant d'annuler la désignation d'un délégué syndical, tout en constatant qu'elle était justifiée à la fois par un souci de protection individuelle, mobile illégitime, et par la nécessité d'affirmer la présence syndicale dans l'entreprise, qui est un mobile parfaitement l é g i t i m e . Ainsi que le relève de la Cour de cassation, le détournement de pouvoir n'en est pas moins consommé: la nécessité de sanctionner le mobile illégitime l'emporte sur la considération du mobile légitime, réputé surabondant. Sans doute, lorsqu'ils sont saisis d'une telle difficulté, les juges du fond pourraient-ils ne pas se contenter de prendre acte de la diversité des mobiles pour rechercher, au contraire, dans l'exercice de leur pouvoir souverain d'appréciation des faits de la c a u s e , quel a été le mobile essentiel ou déterminant de l'auteur de la décision litigieuse, ce qui leur permettrait, le cas échéant, d'écarter ainsi toute incidence du mobile illégitime . Mais, il n'y aurait plus alors à proprement parler pluralité de mobiles. 195 - L'existence d'un régime juridique propre au détournement de pouvoir dont on s'est efforcé de préciser les grandes lignes suffirait à justifier l'intérêt de la qualification de pouvoir. Mais, on ne prendra l'exacte mesure de la portée d'une telle qualification qu'en recherchant si la sanction d'un éventuel détournement de pouvoir épuise le contrôle de l'usage de ce type de prérogatives ou si, au contraire, pour importante qu'elle soit, cette technique n'est que l'un des aspects du contrôle judiciaire du pouvoir. 167
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165. Lorsque tel n'est pas le cas, les tribunaux, ici comme en matière de fraude ou d'abus de droit (v. supra, n° 50) aiment à relever que la poursuite d'un but illégitime est la seule motivation de l'auteur de l'acte qu'ils censurent. Parmi de très nombreux exemples, v. Paris, 15 février 1957, J.C.P., 1957. II. 9988 (émancipation); Corn. 11 octobre 1967,précité (abus de majorité); Soc. 23 juillet 1980,précité (désignation d'un délégué syndical). 166. Crim. 5 janvier 1977, Droit ouvrier, 1978, 33. 167. Soc. 18 avril 1980, Bull., V, n° 334. 168. Ex. : Civ. 4 novembre 1940, précité. 169. Rappr. Soc. 26 octobre 1976, Bull., V , n° 526 et Soc. 18 avril 1980, précité. Pour une une autre illustration de la méthode, dans une affaire où la Cour de cassation n'a pas eu à examiner son bien fondé, v. Soc. 13 mars 1980, Bull., V, n° 251 (troisième moyen).
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SECTION
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L'étendue du contrôle du pouvoir 196 - En droit positif, le contrôle du détournement de pouvoir est incontestablement la pièce essentielle du contrôle judiciaire du pouvoir. Mais ce n'est certainement pas la seule et l'on aurait tort de négliger les autres éléments du contrôle qui concourent, avec le détournement de pouvoir, à fonder l'idée d'un «contrôle minimum» du pouvoir en droit privé. Ce contrôle minimum du pouvoir en droit privé, que l'on aura garde de ne pas confondre avec le contrôle minimum des droits subjectifs, limité à l'intention de nuire et ses équipollents , trouve un support naturel dans le «contrôle minimum» ou «restreint» qu'exercent les juridictions administratives sur les pouvoirs de l'administration. Or, il est aujourd'hui acquis qu'un tel contrôle va bien au-delà de la simple vérification de l'absence de détournement de pouvoir. Même lorsque «l'autorité administrative compétente exerce en opportunité les pouvoirs que lui reconnaît» la loi, «la décision qu'elle prend doit ne pas reposer sur des faits matériellement inexacts, sur une erreur de droit, sur une erreur manifeste d'appréciation ou être entachée d'un détournement de p o u v o i r » . De manière purement prétorienne, la Cour de cassation a elle-même posé les premiers jalons du contrôle minimum du pouvoir en droit privé à propos du pouvoir disciplinaire qui s'exerce au sein des associations en invitant les juges du fond à exercer leur contrôle «sur l'exactitude des faits reprochés, sur leur qualification fautive et sur le détournement de pouvoir allégué» . A la vérité, même s'ils ne prennent pas toujours la peine de formuler le principe en termes généraux, les tribunaux judiciaires connaissent l'équivalent des principaux cas d'ouverture du recours pour excès de pouvoir. L'incompétence et l'erreur de droit sont, en effet, saisies par le juge judiciaire, sous le contrôle de la Cour de cassation, au titre du dépassement de pouvoir. D e même, l'appréciation de l'exactitude matérielle des faits se trouve-t-elle tout naturellement contrôlée par les juges du fond. C'est dire qu'en définitive, abstraction faite du détournement de pouvoir, dont on a vu qu'il constituait une constante du contrôle judiciaire du pouvoir, seul le cas de l'erreur manifeste d'appréciation justifie véritablement que l'on s'interroge sur les correspondances qu'il pourrait trouver en droit p r i v é . 170
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170. V . supra, n° 21 et s. 171. La formule est empruntée à C E . 25 avril 1980, ministre de l'Education c/Institut technique de Dunkerque, D., 1980. 481, note Kerninon, à titre d'illustration d'une jurisprudence constante. 172. Corn. 3 mars 1963, Cortés c/Société La Coopérative des Castors du Grand Pin, Bull., III, n° 142, analysé supra, n° 108. En l'occurrence, la formule va au-delà du contrôle minimum du droit administratif, puisqu'elle englobe un contrôle de qualification. 173. Sur les enseignements que le droit privé peut tirer de la jurisprudence administrative du «bilan coût-avantages», v. infra, n° 302 et s.
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La nécessité de l'introduction, en droit privé, d'un contrôle de ce type (§ 2) apparaît clairement lorsque l'on considère les limites réelles du contrôle du détournement de pouvoir (§ 1).
§ 1. Les limites du contrôle du détournement de pouvoir 197 - Paradoxalement, le contrôle du détournement de pouvoir prend en droit privé une place importante au moment même où la doctrine publiciste se plaît à souligner son déclin en droit administratif . Le détournement de pouvoir serait-il d'ores et déjà un concept dépassé? En réalité, il faudrait sans doute faire la part, dans ce déclin, de ce qui tient à la désaffection doctrinale pour une technique qui a depuis longtemps perdu l'attrait de la nouveauté et de ce qui peut être effectivement observé dans la jurisprudence du Conseil d'Etat. La séduction qu'exercent très légitimement les nouvelles techniques de contrôle, telles que le «bilan coûtavantages» ou le développement récent de techniques désormais confirmées, telles que l'erreur manifeste d'appréciation, n'empêche pas le détournement de pouvoir de poursuivre une carrière paisible en droit administratif. Le nombre d'annulations prononcées sur ce fondement demeure à peu près constant et, en toute hypothèse, supérieur à celui qu'entraîne l'application des nouvelles techniques de contrôle qui l'ont éclipsé dans les préoccupations des auteurs. En un mot, si le détournement de pouvoir est «passé de m o d e » , il n'est pas pour autant devenu ineffectif. 198 - Mais la relative désillusion marquée par les auteurs à l'égard de la technique du détournement de pouvoir est plus inquiétante lorsqu'elle se manifeste en droit privé où d'autres techniques de contrôle n'ont pas encore eu l'occasion d'en prendre le relais. A la vérité, la déception se constate surtout dans la doctrine travailliste où l'on observe volontiers le caractère limité des progrès que le contrôle du détournement de pouvoir aurait permis de réaliser sur l'absolutisme initial des pouvoirs du chef d'entreprise . Là encore, la réaction mérite d'être nuancée, la déception tenant pour partie à des considérations historiques qui ont masqué la réelle utilité de la technique du contrôle du détournement de pouvoir (A) et pour partie aux limites naturelles du contrôle du détournement de pouvoir dans laquelle la doctrine a parfois mis plus d'espoirs que ne l'autorisait la notion (B). 174
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174. V. par ex. Vedel et Delvolvé, Droit administratif, p. 771 ; B . Pacteau, Le juge de l'excès de pouvoir et les motifs de l'acte administratif, th. éd. 1977, p. 4 8 ; Truchet, thèse précitée, pp. 97 et s. ; comp. Patarin «L'abus de pouvoirs o u de fonctions», rapport précité, p. 539. 175. Colson, op. cit., n° 31. 176. V. par ex. A . Supiot, thèse précitée.
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A. La réelle utilité du contrôle du détournement de pouvoir 199 - L'évolution de la jurisprudence intervenue en matière de licenciement antérieurement à la réforme du 13 juillet 1973 n'est pas étrangère à la déception parfois ressentie en doctrine à l'égard de la notion de détournement de pouvoir. Très schématiquement, la jurisprudence antérieure à la loi du 13 juillet 1973 paraît dominée par deux constatations qui s'énoncent l'une et l'autre en forme de paradoxe. 200 - Le premier paradoxe tient au décalage que l'on pouvait observer entre le fondement du contrôle du licenciement et sa pratique effective. Depuis la fin du siècle dernier, le fondement du contrôle n'avait jamais été remis en cause. Comme tout droit subjectif, le droit de résiliation unilatérale du contrat de travail à durée indéterminée est susceptible d'abus. Ici comme ailleurs, l'abus se caractérise par l'intention de nuire ou, selon un jeu d'équivalences mis en place par la jurisprudence, par la «légèreté blâmable» de l'employeur . En apparence, il n'y a là rien que de très b a n a l . Cependant, même si le terme n'est pas employé, on constate que l'idée d'un contrôle du détournement de pouvoir, qui va au-delà du contrôle de la simple intention de n u i r e , et qui n'a rien de commun avec la notion de «légèreté blâmable», n'est pas totalement étrangère à la pratique judiciaire. Ce type de contrôle se manifeste essentiellement dans le domaine du licenciement disciplinaire sous l'influence directe du régime de la mise à pied disciplinaire . C'est ainsi que, dès 1946, a pu être sanctionné le congédiement décidé «non dans l'intérêt de l'entreprise, mais dans un esprit de représailles » à la suite du refus du salarié de céder à son employeur les parts qu'il détenait dans une autre s o c i é t é . Par la suite, plusieurs hypothèses de détournement de pouvoir seront sanctionnées sous couleur de «fallacieux p r é t e x t e » ou par le biais d'une conception opportunément extensive de l'«intention de n u i r e » . C'était déjà faire de la prérogative de l'employeur un droit «causé», un pouvoir orienté vers l'intérêt de l'entreprise . 201 - Or, second paradoxe, lorsque la notion de détournement de pouvoir sera ouvertement utilisée dans le droit du licenciement, ce ne sera pas pour étendre le contrôle judiciaire, mais, au contraire, pour le limiter à ce type de contrôle. En affirmant, par un arrêt de principe du 25 mai 1971, que «les juges ne peuvent substituer leur appréciation à celle de l'employeur sur l'opportunité d'une sanction encourue, sauf détournement de pouvoir», la 177
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177. La formule est constante, v. encore, dans une affaire rendue sous l'empire du droit antérieur à 1973, Soc. 3 mai 1979, Bull., V , n° 378. 178. Sur le critère ordinaire de l'abus des droits, v. supra, n° 47 et s. 179. V . supra, n° 160. 180. V. supra, n° 109. 181. Soc. 5 décembre 1946, Dr. Soc, 1947. 120. 182. Ex. : Soc. 23 octobre 1963, Bull., IV, n° 710. Sur la question, v. G . H . Camerlynck, « D u motif inexact au fallacieux prétexte», D., 1959, Chr. 129. 183. Soc. 21 mars 1973, Bull., n° 175 (décision dictée par l'appartenance syndicale de l'employé). Sur cette technique familière à la jurisprudence, v. supra, n° 160. 184. En ce sens, Despax, thèse précitée, n° 200 et s. U n e différence subsiste néanmoins qui se perpétuera jusqu'à nos jours: contrairement aux autres mesures disciplinaires (v. supra, n° 172 et s.), le licenciement ne sera jamais sanctionné par la nullité.
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Chambre sociale de la Cour de cassation associe, comme elle l'a déjà fait à propos des autres mesures disciplinaires , l'affirmation platonique du contrôle du détournement de pouvoir à la consécration réelle de la doctrine de l'employeur seul j u g e . On comprend, dans ces conditions, que certains auteurs n'aient vu dans la technique du détournement de pouvoir qu'un artifice idéologique. Mais si le mot a parfois été ainsi mis en avant par la jurisprudence pour limiter son contrôle, il reste que le mécanisme lui-même continue à fonder un contrôle effectif des prérogatives du chef d'entreprise. Ainsi, de nos jours encore, n'est-il pas rare que les tribunaux condamnent l'employeur sur ce fondement . Cette constatation ne signifie assurément pas que la technique du détournement de pouvoir soit toujours suffisante à assurer un contrôle efficace du pouvoir. 185
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B. L'insuffisance du contrôle subjectif du détournement de pouvoir 1) Principes 202 - Indépendamment de l'utilisation tactique qui a été faite du terme de la Chambre sociale de la Cour de cassation, la déception qu'a suscitée la notion de détournement de pouvoir en droit du travail paraît tenir pour partie au caractère excessif des espoirs que l'on a parfois cru pouvoir lui faire porter. L'analyse traditionnelle oppose en effet la conception qui fonde les prérogatives de l'employeur sur la propriété et le contrat à celle qui en fait un véritable pouvoir ordonné à la poursuite de l'intérêt de l'entreprise. Aussi, les auteurs ont-ils pris l'habitude d'associer la règle de «l'employeur seul juge» à l'absolutisme du droit de propriété et à la première conception alors que la seconde était présentée par ses premiers zélateurs comme devant conduire à une régression de l'absolutisme patronal. De cette présentation est née l'idée, aujourd'hui communément répandue, du caractère antinomique des notions d'«employeur seul juge» et du contrôle du détournement de pouvoir. Dans cette perspective, la jurisprudence par laquelle la Cour de cassation invoque le contrôle du détournement de pouvoir pour conforter la règle de l'employeur seul juge se trouve entachée d'une contradiction grossière.
185. V . Soc. 6 novembre 1952, Dr. Soc, 1960. 95 et la jurisprudence constante jusqu'à la loi du 4 août 1982. 186. Bull., V , n° 383. 187. V. par exemple, en matière de licenciement pris par l'employeur dans l'exercice de son pouvoir de direction: Soc. 3 mars 1977, Bull., V , n° 174; Soc. 9 mai 1978, Bull., V , n° 331 ; Soc. 28 juin 1978, / . C . P . , 1 9 7 8 . I V . 2 7 6 ; Soc. 30 novembre 1977, Bull, V , n° 657; Soc. 16 mai 1979, Bull, V , n° 4 1 5 ; Soc. 13 juin 1979, Bull, V , n° 552; Soc. 29 juin 1979, Bull, V , n° 536; Soc. 15 novembre 1979, Bull, V , n° 8 5 3 ; Soc. 13 décembre 1979, Bull, V , n° 990; Soc. 23 janvier 1980, Bull, V , n° 6 6 ; Soc. 9 juillet 1980, Bull, V, n° 634. Le plus souvent, le terme n'est pas mentionné, mais le détournement très nettement caractérisé. V. cep. l'attendu très explicite de Soc. 15 novembre 1979, précité.
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L'analyse des notions de pouvoir et de détournement de pouvoir montre que cette critique porte à faux. En effet, parce qu'il comporte un élément intentionnel , le concept de détournement de pouvoir n'a vocation à assurer qu'un «contrôle élémentaire de moralité», un contrôle que, dans une autre conception du droit, on pourrait qualifier de contrôle du respect de la «règle du j e u » . Le contrôle de détournement de pouvoir n'a jamais et ne pouvait pas entamer l'appréciation de Y opportunité de la décision prise par le titulaire du pouvoir. Or la règle de l'employeur seul juge ne fait que traduire, dans l'hypothèse particulière des pouvoirs du chef d'entreprise, la liberté d'appréciation de l'opportunité par le titulaire du pouvoir. Elle ne pouvait donc pas céder au contrôle d'ordre subjectif du détournement de pouvoir. Lorsqu'il se trompe, même grossièrement, sur la détermination de l'intérêt de l'entreprise, l'employeur ne détourne pas ses pouvoirs. De ce fait, sauf à dénaturer les concepts, l'incurie de l'employeur échappe-t-elle nécessairement au contrôle du détournement de pouvoir. Il nous semble donc inexact d'affirmer, au seul vu de la règle de l'employeur seul juge, que la jurisprudence réserve un traitement différencié aux prérogatives du chef d'entreprise et à celles des syndicats ou des représentants du personnel en considérant les premières comme des droits subjectifs et les secondes comme des «fonctions» étroitement c o n t r ô l é e s . A supposer que cela n'ait jamais été le cas, la jurisprudence Brinon ne repose plus sur les droits de propriété et de créance de l'employeur , mais procède bien davantage d'une conception étroite du contrôle des pouvoirs, qui ne s'est jamais donné les moyens d'aller au-delà du contrôle du simple détournement de pouvoir. 188
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C'est dire l'intérêt de la notion de «contrôle minimum» du pouvoir en droit privé qui permet de montrer que cette conception n'avait rien d'inéluctable. 2) Domaine 203 - La loi du 13 juillet 1973 aurait pu, en le dépassant, priver d'application le droit commun du contrôle du pouvoir dans l'hypothèse particulière où l'exercice du pouvoir disciplinaire ou du pouvoir de direction du chef d'entreprise se traduit par un licenciement. Les travaux préparatoires de la loi du 13 juillet 1973 attestent en effet la volonté de ses promoteurs d'instaurer un contrôle objectif de la décision de licenciement. C'est dire que ce contrôle étendu au caractère «réel et sérieux» de la c a u s e du licenciement devait aller au-delà de la simple hypothèse du 193
188. V . supra, n° 149. 189. A . J . Arnaud, Essai d'analyse structurale du Code Civil français. La règle du jeu dans la paix bourgeoise, L G D J 1973. 190. C'est l'hypothèse de la jurisprudence Brinon, D., 1958, 21. Sur ses applications actuelles, v. par ex. Soc. 6 mai 1975,flu//., V , n° 2 3 4 ; Soc. 3 novembre 1976, Bull., V , n° 546. 191. Supiot, Le juge et le droit du travail, thèse Bordeaux 1979, spéc. pp. 158-159; pp. 138-197. 192. Supiot, loc. cit.; G . H . Camerlynck et G. Lyon-Caen, op. cit., n° 369. 193. Dans la terminologie de la loi du 13 juillet 1973, le terme de «cause» correspond à ce qui a été défini comme le motif (v. supra, n° 187).
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détournement de pouvoir. Il ne devait donc pas être nécessaire de recourir au droit commun du contrôle pour fonder une telle solution. Aussi les premiers commentateurs ont-ils tous insisté sur la condamnation du principe de l'employeur seul juge, tant dans l'exercice de son pouvoir disciplinaire que dans l'exercice de son pouvoir de direction . Pourtant, très curieusement, la jurisprudence intervenue en application de cette loi a purement et simplement aligné le contrôle du caractère «réel et sérieux» du licenciement institué par le législateur sur... le droit commun du contrôle du pouvoir, dans sa conception la moins audacieuse . Ainsi, bien que la loi du 13 juillet 1973 ne distingue nullement en fonction de la nature des pouvoirs en application desquels intervient le licenciement, la jurisprudence a-t-elle retrouvé la distinction propre à la théorie du pouvoir, du licenciement disciplinaire et du licenciement prononcé par l'employeur dans l'exercice de son pouvoir de direction, et ce, pour leur appliquer un traitement différencié. En matière de licenciement disciplinaire, le législateur contrôle l'existence et la gravité de la faute invoquée par l'employeur pour justifier le licenciement . Cette attitude paraît pleinement conforme à la volonté du législateur de 1973... mais ce contrôle n'est guère différent de celui du droit commun du pouvoir disciplinaire, ainsi qu'en témoigne la jurisprudence rendue, en l'absence de tout texte, à propos des associations . Lorsqu'au contraire, le licenciement est intervenu en application du pouvoir de direction de l'employeur, le contrôle de la «cause réelle et sérieuse» a été transformé par la jurisprudence en un contrôle du caractère réel du motif et... de l'absence de détournement de pouvoir! Aussi depuis un important arrêt Zaoui du 13 août 1977, on ne compte plus les décisions par lesquelles la Cour de cassation reproche aux juges du fond d'avoir condamné l'employeur pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, alors que la mesure, prise dans l'exercice de son pouvoir de direction, était réelle et qu'aucun détournement de pouvoir n'était r e l e v é . 194
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194. V. not. J. Pélissier, Le nouveau droit du licenciement, 2ème é d . , pp. 165 et s . ; Bonnetête et Lyon-Caen, -«La réforme du licenciement à travers la loi du 13 juillet 1973», Dr. Soc, 1973.493; M.C. Bonnetête, D., 1974, Chr. 191. 195. Sur les seules avancées du contrôle, elles-mêmes pleinement fondées selon les critères de la théorie générale du pouvoir, v. infra, n° 211. 196. E x . : Soc. 1er décembre 1976, Bull., V , n ° 6 3 2 ; Soc. 11 mars 1976, Bull., V , n° 158; Soc. 10 janvier 1980, Bull., V , n° 31 ; Soc. 25 juin 1980, Bull., V, n° 557; D., 8 1 I R . 127, obs. Langlois. 197. V. supra, n° 108 et 196. 198. Soc. 13 octobre 1977, D., 1978.350, note A . Lyon-Caen; Soc. 20 octobre 1977, Dr. Soc, 1978.127, obs. J. Savatier; Soc. 5 avril 1978, Bull., V , n° 2 8 5 ; Soc. 31 mai 1978, D., 1978.568, note J. Pélissier; Soc. 18 avril 1980, D., 1980 IR. 5 1 2 ; Soc. 4 janvier 1980, Bull., V , n° 6; Soc. 21 mai 1980, Bull., V, n° 4 4 9 ; Soc. 30 mai 1980, Bull., V , n° 473. Il existe donc aujourd'hui une jurisprudence Zaoui, de la même façon qu'il y avait naguère une jurisprudence Brinon.
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Le contrôle du licenciement se trouve donc ici aligné sur celui qu'exerce le juge sur toute manifestation du pouvoir de direction du chef d'entreprise, exactement comme si la loi du 13 juillet 1973 n'existait p a s . 204 - La loi du 3 janvier 1975 que la Cour de cassation interprète comme retirant au juge judiciaire tout pouvoir d'apprécier le caractère réel et sérieux du motif d'un licenciement à caractère économique autorisé par l'autorité administrative n'a pas davantage brisé la carrière de la jurisprudence Brinon-Zaoui. Deux raisons permettent de s'en convaincre. 205 - La première tient au fait que la notion de licenciement pour motifs économiques est loin de recouvrir toutes les situations dans lesquelles le licenciement est décidé par l'employeur dans l'exercice de son pouvoir de direction. Ainsi, par exemple, lorsque le licenciement est fondé sur l'inaptitude du salarié ou sur sa mésintelligence avec ses supérieurs ou d'autres salariés de l'entreprise. Il ne s'agit pas là de «motifs économiques d'ordre conjoncturel ou structurel» au sens de la loi de 1975. Aussi, récemment encore, la Cour de cassation leur a appliqué la règle qu'elle avait inaugurée à propos de la réorganisation de l'entreprise, qui relève désormais du seul contrôle administratif. Par un arrêt particulièrement net du 4 janvier 1980, la Chambre sociale de la Cour de cassation a solennellement réaffirmé le principe selon lequel «l'employeur est juge, sauf détournement de pouvoir, des mesures les mieux appropriées pour redresser la situation de l'entreprise et de l'aptitude de chacun de ses salariés pour atteindre ce r é s u l t a t » . Bien que la formule diffère quelque peu, c'est encore cette règle qu'elle applique lorsqu'elle casse la décision condamnant l'employeur à payer des dommagesintérêts pour licenciement sans motif sérieux au salarié au motif que son désaccord avec le directeur de la société et son manque de psychologie à l'égard du personnel n'étaient pas suffisamment graves pour rendre impossible, sans dommage pour l'entreprise, la continuation de son travail. Pour la Cour de cassation, il suffit en effet que le motif soit réel et que le comportement du salarié crée une situation de nature, «selon l'employeur», à compromettre gravement la marche de celle-ci, pour que le licenciement soit justifié . 1 9 9
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C'est dire que la doctrine de l'employeur seul juge ne s'est pas éteinte avec la loi du 3 janvier 1975. 206 - La seconde raison permettant de se convaincre du bien fondé de ce propos tient aux limites du contrôle exercé par l'administration, ellemême sous le contrôle du juge administratif, sur le pouvoir du chef d'entreprise en cas de licenciement économique. Bien que très attendue, la première décision rendue par le Conseil d'Etat sur l'application de la loi du 3 janvier 1975 n'a pas suffi à lever toutes les incertitudes pesant sur l'étendue exacte du contrôle dévolu à l'autorité
199. Ainsi, par exemple, ce contrôle de l'absence de détournement de pouvoir, sera-til appliqué en cas de rupture du contrat de travail pendant la période d'essai, alors qu'en application de l'article L. 122-4 al. 2 du Code du Travail, la mesure n'est pas soumise au contrôle du caractère réel et sérieux de la cause, v. Soc. 20 décembre 1977, Bull., V, n° 720. 200. Soc. 9 mai 1978, Le N é v é , D., 1978.681, note J. Pélissier et jurisprudence constante. 201. Soc. 4 janvier 1980 (cassation), Bull, V, n° 6. 202. Soc. 10 juillet 1980 (cassation), Bull, V, n° 646.
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administrative . Certes, l'arrêt du 27 avril 1979 a posé très clairement le principe que «le juge de l'excès de pouvoir appelé à se prononcer sur la légalité de la décision administrative accordant ou refusant l'autorisation de licenciement» exerce sur celle-ci un contrôle minimum consistant à vérifier que «ladite décision ne repose pas sur des faits matériellement inexacts, qu'elle n'est pas entachée d'une erreur de droit ou fondée sur une appréciation manifestement erronée et qu'elle ne fait pas apparaître un détournement de pouvoir». Mais il faudrait se garder de confronter ce contrôle second à celui qu'exerçait directement le juge judiciaire sur la décision de l'employeur. Le véritable point de comparaison est ici le contrôle exercé par l'autorité administrative sur le motif invoqué par l'employeur. Or, sur ce point, la décision du Conseil d'Etat s'est faite plus sybilline et s'est contentée d'indiquer que l'autorité administrative compétente devait «vérifier que le motif allégué par le chef d'entreprise à l'appui de sa demande d'autorisation de licenciement constitue un motif économique d'ordre conjoncturel ou structurel pouvant servir de base au licenciement des salariés». Ultérieurement, le Conseil d'Etat a marqué la limite maximale d'un tel contrôle en affirmant, par un arrêt du 27 février 1981, que «l'autorité administrative n'a pas à vérifier les options de gestion décidées par l'entrep r i s e » . Dans cette affaire, le tribunal administratif avait cru pouvoir reprocher à l'administration de s'être bornée à contrôler si les difficultés financières invoquées par l'employeur étaient réelles sans rechercher «si les licenciements envisagés correspondaient à une bonne gestion de l'entreprise ou s'il y avait lieu d'envisager d'autres mesures». Ce faisant, l'autorité administrative aurait «méconnu l'étendue de sa propre compétence, qui lui faisait obligation d'apprécier si, eu égard à la situation de l'entreprise, les mesures de licenciement envisagées étaient justifiées dans leur principe et dans leur i m p o r t a n c e » . Le contrôle touchait ici au pouvoir de direction du chef d'entreprise. Il a été fermement condamné par le Conseil d'Etat: l'employeur est seul juge de l'opportunité de la mesure de licenciement envisagée. Au total, le contrôle administratif du licenciement économique ressemble étrangement à celui que le juge judiciaire exerçait sur les décisions prises par l'employeur dans l'exercice de son pouvoir de direction. La combinaison du contrôle de la réalité du motif invoqué par l'employeur et de celui de la nature des motifs susceptibles de fonder la décision de licenciement revient, en effet, à poser le principe d'un contrôle du type détournement de pouvoir, dont la seule originalité tient dans son caractère préventif. L'employeur qui sollicite l'autorisation de procéder à un licenciement économique est tenu de poursuivre un intérêt que la jurisprudence administrative détermine par interprétation de l'article L. 321-9 du Code du Travail. S'il s'avère que sa 204
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203. C E . 27 avril 1979, ministre de l'Agriculture c/Syndicat C F D T de la Coopérative Laitière du P u y ; C.A.D. Trav., 2ème éd. 1980, p. 382, obs. G. Lyon-Caen et J. Pélissier et les réf. 204. C E . 27 février 1981, 2 e s p . : Soc. Coopérative agricole de Wattignies; ministre de l'Agriculture c/Artisson. 205. T . A . A m i e n s , 24 octobre 1978, Gaz. Pal., 1979 J. 139. 206. V. par ex. C E . 23 janvier 1981, S.A. Orbesa-France; C E . 24 octobre 1980, Blesson.
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demande est inspirée par un mobile autre que ceux qui sont «de nature à justifier un licenciement économique», celle-ci devra être rejetée par l'autorité administrative. Quelle que soit son efficacité réelle, le mécanisme correspond très exactement à l'idée d'un contrôle préventif du détournement de pouvoir. Cette réduction au droit commun du contrôle institué par les lois des 13 juillet 1973 et 3 janvier 1975 donne tout son sens à la détermination de l'étendue exacte du contrôle judiciaire du pouvoir qui, par application du droit commun lui-même, pourrait s'étendre à un contrôle élémentaire de l'opportunité de la décision prise par l'agent juridique, titulaire du pouvoir.
§ 2. La nécessité d'un contrôle élémentaire de l'appréciation de l'opportunité faite par l'agent juridique 207 - Si l'on fait abstraction du contrôle de la légalité objective qui ne soulève aucune difficulté spécifique, il apparaît clairement que les investigations du juge peuvent s'exercer dans deux voies et dans deux voies seulement. La première, dévolue au contrôle du détournement de pouvoir, est celle de la rectitude des intentions de l'auteur de l'acte. La seconde est celle de l'opportunité de la décision prise et l'on ne soulignera jamais assez l'étanchéité de ces deux catégories qui explique à la fois les limites du contrôle du détournement de pouvoir et la nécessité de recourir, si l'on entend élargir le contrôle du pouvoir, à de nouveaux concepts. Or, précisément, une certaine pénétration du contrôle dans la sphère de l'appréciation de l'opportunité, traditionnellement abandonnée à la discrétion de l'agent juridique, ne serait pas dépourvue de fondements théoriques.
A. Les fondements théoriques d'un contrôle minimal de l'opportunité 208 - Le modèle du droit administratif est ici très précieux, mais il ne faudrait certainement pas l'opposer aux principes du droit privé qui, au contraire, vont très exactement dans le même sens. 209 - En droit administratif, il n'est pas contestable qu'un certain contrôle de l'opportunité a fini par pénétrer le «contrôle minimum» depuis que les arrêts Maspéro du 2 novembre 1973 et Lebon du 9 juin 1978 ont fait de l'erreur manifeste d'appréciation un élément constant de ce c o n t r ô l e . Alors que le détournement de pouvoir pourrait se définir comme un contrôle de l'adéquation des mobiles de l'agent au but qui lui est assigné, l'erreur manifeste porte sur l'adéquation des moyens utilisés au but poursuivi, dont l'agent n'est pas censé s'être écarté volontairement. Le grief ne met pas en cause la bonne foi de l'administrateur. Celui-ci est supposé avoir poursuivi en conscience l'intérêt dont il avait la charge. Cependant, l'appréciation de l'opportunité de la décision est si maladroite, l'inadéquation des moyens utilisés au but poursuivi si flagrante, que le juge ne peut se résoudre 207
207. V . Ree,
1973, 227 et D., 1979.30, note Pacteau et les nombreuses réf. citées.
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à la maintenir. Aussi acceptera-t-il de se hasarder sur le terrain, en principe réservé à l'administrateur, de l'opportunité, lorsque l'inaptitude est grossière, F«erreur manifeste» . 210 - Une telle assimilation de l'erreur grossière commise de bonne foi à un écart volontaire de conduite n'est pas étrangère à la tradition du droit privé. De fait, exactement pour les mêmes raisons, le droit privé a toujours assimilé la faute lourde au dol, comme le rappelle l'adage culpa lata dolo aequiparatur. La règle procède exactement de la même philosophie que celle qui a conduit le Conseil d'Etat à consacrer la notion d'erreur manifeste. La faute lourde n'est pas le dol. Aussi grave soit-elle, la sottise ne se confond pas avec la malhonnêteté. Cependant, lorsqu'elle est poussée à l'extrême, l'incurie fait présumer la malveillance. Selon le mot d'un auteur, la méchanceté ne doit pas pouvoir se parer du masque facile de la b ê t i s e . En toute hypothèse, on peut estimer qu'en raison de sa gravité, la faute lourde mérite, au plan civil, le même traitement que le dol. Mutatis mutandis, le détournement de pouvoir et l'erreur manifeste d'appréciation entretiennent les mêmes rapports que le dol et la faute lourde. Il n'y aurait donc rien de choquant et rien de contraire à la tradition du droit privé à admettre, par transposition de l'adage culpa lata dolo aequiparatur, un contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation là où est admis le contrôle du détournement de pouvoir. Ainsi limitée, la prétention à un contrôle de bon sens de l'opportunité de la décision prise par le titulaire du pouvoir pourrait avoir quelque chance de pénétrer le droit positif, où l'on en trouve déjà quelques traces. 208
209
B. Les premières manifestations d'un contrôle minimal de l'opportunité en droit privé 1) La matière du licenciement extra-disciplinaire en fournit un premier exemple 211 - Sans paradoxe, le progrès consisterait ici, pour la jurisprudence, à reprendre, sur le terrain de l'erreur manifeste, une partie du contrôle qu'elle a abandonné en substituant la notion de détournement de pouvoir à celle de cause sérieuse de licenciement . Un examen attentif des décisions rendues peut même laisser penser qu'un tel contrôle est d'ores et déjà appliqué par nos tribunaux, sous le contrôle vigilant de la Cour de cassation. En effet, à côté de la jurisprudence Zaoui qui retient de prime abord l'attention tant elle est contraire à la conception du législateur de 1973, on observe certaines décisions dont la saveur tient au fait... qu'elles appliquent 210
208. Sur l'erreur manifeste d'appréciation, v. surtout Galabert et Gentot, Chr. A.J.D.A., 1961.200; Letourneur, «L'erreur manifeste d'appréciation dans la jurisprudence du Conseil d'Etat français», Mél. Van der Mersch, 1972, t. III, 5 6 3 ; A . D e Laubadere «Le contrôle juridictionnel du pouvoir discrétionnaire dans la jurisprudence récente du Conseil d'Etat français», Mél. Waline, 1974, t. 2 , p. 531 et les réf. citées. 209. Cf. Mazeaud-Tunc, traité précité, t. I, n° 414. 210. V . supra, n° 204.
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purement et simplement un contrôle du sérieux du motif allégué par l'employeur ! La question est d'importance lorsqu'elle porte sur les aptitudes du salarié et les risques que la poursuite de son activité peut faire courir à l'entreprise, puisqu'on le sait, la matière échappe à la loi de 1975 et à la compétence des juridictions administratives. En principe, l'un et l'autre de ces motifs de licenciement sont abandonnés à l'appréciation de l'employeurseul-juge . Pourtant, par un arrêt du 29 mai 1979, la Cour de cassation maintient la décision condamnant l'employeur pour avoir licencié un salarié moins de deux mois après sa promotion comme chef d'agence en se fondant sur l'insuffisance de ses résultats commerciaux . De même, par un arrêt du 25 juin 1980, elle approuve les juges du fond d'avoir considéré comme dépourvu de cause réelle et sérieuse le licenciement d'un ouvrier algérien incarcéré pendant quelques jours pour port d'arme à la suite d'incidents avec les harkis de la ville. Au moyen faisant valoir notamment qu'à lui seul le risque que faisait peser sur la sécurité de l'ensemble du personnel de l'entreprise la présence d'un salarié condamné pour détention illégale d'une arme à feu justifiait le licenciement «et ce, d'autant que la Cour d'appel ne pouvait se substituer à l'employeur pour apprécier ce risque», la Cour de cassation a opposé que la Cour d'appel était fondée à déduire de ses constatations que la condamnation dont le salarié avait été l'objet pour des faits «étrangers à son activité professionnelle et qui ne pouvaient causer à l'entreprise, eu égard à la nature des fonctions exercées, un préjudice sérieux et durable, ni être considérée en l'état comme faisant courir un risque à la sécurité de son personnel», ne constituaient pas une cause réelle et sérieuse de licenciement . 211
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Bien que leur interprétation soit particulièrement d é l i c a t e , de telles décisions ne paraissent pas remettre directement en cause la règle selon laquelle l'employeur est juge de l'opportunité de la mesure de licenciement prise en application de son pouvoir de direction. L'aptitude des salariés, la sécurité dans l'entreprise demeurent abandonnées à son appréciation, en tant qu'il s'agit d'une appréciation de pure opportunité que n'entame pas le contrôle du détournement de pouvoir. Pourtant, dans les deux hypothèses étudiées, même si la pureté des intentions de l'employeur n'était pas en cause, il est apparu si clairement au juge que l'employé fraîchement promu ne pouvait raisonnablement redresser la situation d'une agence en deux mois, que l'ouvrier algérien ne pouvait mettre à lui seul en cause la sécurité dans l'entreprise... qu'il n'a pu s'abstenir de sanctionner le licenciement fondé sur de telles causes. Le sentiment de l'équité qui a conduit le juge à s'immiscer dans l'appréciation de l'opportunité, en principe réservée à l'employeur, n'est autre que celui qui justifie le contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation. Fondé sur des considérations générales, un tel contrôle se justifierait même lorsqu'il n'est pas couvert par un texte tel que la loi du 13 juillet 1973 dont il ne faut pas se dissimuler qu'il n'est ici que pure façade.
211. 212. 213. 214.
V. supra, n° 204. Soc. 29 mai 1979, Bull, V, n° 470. Soc. 25 juin 1980, Bull, V, n° 557, D., 1981.IR.127, obs. Langlois. Comp. Langlois, obs. précitées
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2) Le contrôle des mesures disciplinaires autres que le licenciement aurait pu en fournir un second exemple si la jurisprudence n'avait pas attendu que la loi du 4 août 1982 ne lui impose de le faire pour contrôler l'adéquation de la sanction disciplinaire à la faute. En l'absence de tout texte, les juges de fond ont en effet très souvent prononcé la nullité des mesures disciplinaires telles que la mise à pied qui leur paraissaient disproportionnées avec la faute avérée commise par le salarié ainsi sanctionné. Au moins dans les cas où la disproportion était manifeste, la solution aurait pu trouver un fondement opportun dans le modèle du droit administratif et plus généralement dans le droit commun du contrôle judiciaire du pouvoir. Craignant de porter atteinte à l'appréciation de l'opportunité de la mesure litigieuse, normalement abandonnée à l'employeur, la Cour de cassation a cependant toujours censuré ces décisions des juges du f o n d . En posant en principe que le «conseil de prud'hommes peut annuler une sanction irrégulière en la forme ou injustifiée ou disproportionnée à la faute commise», le nouvel article L. 122-43 du Code du Travail coupe court à la controverse fondée sur l'application du droit commun dans ce domaine. Mais, ce faisant, le droit spécial fournit également au droit commun un point d'ancrage à partir duquel un contrôle de l'inadéquation grossière de la sanction à la faute pourrait se développer dans d'autres matières sous couvert de la notion de contrôle minimum du pouvoir en droit privé. 215
* ** 213 - En définitive, les prérogatives que l'on a identifiées de manière grossière comme des pouvoirs paraissent bien soumises à un régime juridique propre. Celui-ci tient essentiellement au contrôle du détournement de pouvoir qui porte sur l'adéquation du mobile déterminant de l'agent au but fixé par la norme attributive de pouvoir. Mais, ce contrôle de moralité élémentaire pourrait être complété par un contrôle de l'inadéquation grossière des moyens utilisés au but poursuivi, fondé sur la transposition de l'adage culpa lata dolo aequiparatur et du contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation du droit administratif. L'existence d'un tel régime de contrôle justifie que l'on s'attache à préciser le critère qui en commande l'application.
215. Sur l'ensemble de la question, v. spéc. H. Sinay, « L e contrôle de proportionnalité des sanctions disciplinaires au regard des fautes commises», Dr. Soc., 1979. 275 et les réf.
CHAPITRE
SECOND
LE CRITERE DE QUALIFICATION: ESSAI DE DEFINITION DU POUVOIR
214 - C'est essentiellement par opposition au droit subjectif que l'on s'est contenté jusqu'à présent d'identifier le pouvoir comme une prérogative conférée à son titulaire dans un intérêt au moins partiellement distinct du sien. Pour tenter d'apporter à cette première définition toute la précision que l'on est en droit d'attendre d'une véritable qualification juridique, on s'attachera moins à étoffer ou à compléter cette formule, qui nous paraît déjà contenir les éléments caractéristiques de la notion, qu'à resserrer la définition autour de l'essentiel en s'efforçant de donner aux mots la plénitude de leur sens. Dans cet esprit, la définition du pouvoir peut être ramassée en deux formules: c'est une prérogative juridique, et, en cela, le pouvoir se rapproche du droit subjectif, mais c'est une prérogative orientée vers un but, une prérogative finalisée, ce qui l'en distingue de façon radicale. Section 1: Le pouvoir, prérogative juridique. Section 2 : Le pouvoir, prérogative finalisée.
SECTION
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Le pouvoir, prérogative juridique 215 - La distinction des droits subjectifs et des pouvoirs sur laquelle on a cru devoir insister dans les développements antérieurs ne doit pas masquer leur appartenance commune au genre des droits ou des prérogatives juridiq u e s . Tout comme les droits subjectifs, les pouvoirs confèrent à leur titulaire une prédominance, un avantage sur autrui. 1
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1. V. supra, n° 21 et s. 2. Sur les aspects de terminologie, v. infra, n° 2 in fine.
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Pour rendre compte de cette idée, certains auteurs n'hésitent pas à affirmer, aussitôt après avoir distingué pouvoir et droit subjectif, que le titulaire d'un pouvoir est lui-même investi d'un véritable droit subjectif, qui consisterait précisément à exercer le pouvoir. On entend signifier par là que les parents, le tuteur, l'administrateur d'une société, comme toute personne régulièrement investie d'un pouvoir ont un droit à exercer leur fonction . Et l'on ajoute qu'ils peuvent, le cas échéant, en retirer une grande jouissance tant il est vrai qu'il y a parfois «plus de bonheur, pour certaines personnes, à gérer les affaires d'autrui, à assumer certains mandats, à prendre des responsabilités, à lutter pour développer un patrimoine, qu'à jouir paisiblement» de ses propres droits subjectifs . Mais, il suffit, pour rendre compte de cet aspect du pouvoir sans entamer la distinction des droits subjectifs et des pouvoirs par un excès de raffinement théorique, d'indiquer que l'une et l'autre de ces catégories justifient l'appellation de droit, au sens générique du terme, ou mieux, de prérogative juridique. Même s'il ne s'agit pas à proprement parler de l'exercice d'un droit subjectif, le titulaire d'un pouvoir est en droit de poursuivre sa mission, dès lors qu'il remplit les conditions qui commandent son investiture . L'idée paraît acquise et il n'y a là qu'une question de clarté dans la présentation des concepts. 3
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Il est, en revanche, du plus grand intérêt de fixer avec précision la nature et le contenu exact de la prérogative confiée au titulaire du pouvoir. On s'apercevra en effet que, pour théorique qu'elle puisse paraître de prime abord, une telle recherche (§ 1) permet d'assigner certaines limites à la qualification de pouvoir (§ 2).
§ 1. Analyse théorique : le contenu de la prérogative conférée au titulaire du pouvoir 216 - Si l'on devait définir d'un mot la prérogative qu'emporte tout pouvoir, c'est le terme de décision qui viendrait aussitôt à l'esprit. Le titulaire du pouvoir est en effet investi du droit de faire prévaloir sa décision, de trancher, par l'exercice de sa volonté, une situation juridique et d'imposer à autrui la décision prise: le titulaire du pouvoir est bien le «décideur» que décrivent les économistes. L'affirmation vaudrait pour toutes les prérogatives juridiques . On a en effet souvent insisté, à propos du droit de propriété notamment, sur cet aspect du droit subjectif qui donne à son titulaire la liberté d'agir à sa guise, 6
3. E n ce sens, v. spéc. Rigaux (Introduction à la science du droit, op. cit., p. 25) pour qui «le pouvoir s'articule à deux droits subjectifs, celui du sujet inapte à le faire valoir et la maîtrise d'un pouvoir par son détenteur» et Dabin (Le droit subjectif, op. cit., p. 229 et s.), qui place les «droits-fonctions» au rang des droits subjectifs. 4. D e m o g u e «La notion de sujet de droit» R.T.D.C., 1909, p. 621. 5. Comp. Ch. Eisenmann, Article précité, R.D.P., 1954, p. 7 6 5 ; Roubier, op. cit., p. 181 et s. 6. L'étymologie ne dément pas cette acception du terme de prérogative. L'avantage reconnu à la tribu ou à la centurie qui, à R o m e , votait la première n'était pas en effet purement honorifique, mais lui permettait souvent, par un effet de persuasion, d'emporter la décision.
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de décider ce qui est son propre intérêt. Le pouvoir confère également le droit de décider mais, à la différence du titulaire du droit subjectif qui décide pour lui-même, le titulaire du pouvoir est celui qui décide pour autrui. Pour reprendre une formule savante mais qui rend très exactement compte de l'idée, le droit subjectif est autonomie, le pouvoir, hétéronomie . On ne fera que développer cette idée en montrant que la puissance de décision que confère le pouvoir se décompose en deux avantages, du reste indissociablement liés, qui sont le droit d'exprimer un intérêt et le droit d'édicter une norme. 7
A. Le droit d'exprimer un intérêt 217 - Raisonnant sur la notion de contrat, un auteur a montré de façon très convaincante que la volonté prise en considération par le droit, la «volonté juridique», n'était pas la volition en elle-même, le phénomène psychique, mais bien davantage «l'expression d'un i n t é r ê t » . Ainsi s'explique-t-on notamment que les contrats non lésionnaires passés par un mineur soient pleinement valables, en vertu de la règle minor restituitur, et qu'un mineur puisse être choisi comme mandataire. La protection due à l'individu déclaré incapable n'est pas celle d'une volonté faible, ou présumée telle, mais bien celle de l'appréciation malheureuse par l'incapable de son propre intérêt. L'analyse vaut pour le pouvoir, aptitude à exprimer un intérêt distinct du sien. Le mandant exprime en effet l'intérêt du mandataire, l'époux celui de la communauté, le dirigeant social celui de la personne morale... C'est dire que la distinction que l'on a parfois tenté d'établir entre la « représentation de la volonté d'autrui» et la «représentation des intérêts d'autrui» ne se justifie p a s . Même lorsqu'il tire ses pouvoirs d'une manifestation initiale de volonté du représenté, le représentant est bien chargé de définir, au moment où il agit, l'intérêt du représenté, exactement de la même manière que s'il agissait au nom d'une personne dépourvue de volonté consciente ou d'une personne morale. Dans tous les cas, le titulaire du pouvoir exprime et actualise un intérêt qui ne se confond jamais totalement avec le sien propre. Cela ne signifie pas qu'il faille éliminer la notion de volonté de notre conception du droit. C'est bien par l'exercice de sa volonté que le titulaire du pouvoir exprime l'intérêt dont il a la charge. Aussi, est-ce à juste titre que l'on insiste sur la nécessaire liberté d'action du représentant, en la personne de qui serait appréciée l'existence d'un éventuel vice du consentement. Chargé de la seule mission de transmettre la volonté d'autrui, le nuntius n'est pas investi d'un véritable pouvoir: le droit privé ne connaît pas de «compétence liée». 8
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7. Comp. Kelsen «La théorie juridique de la convention» Arch, philo, du droit, 1940, p. 33 et s. 8. G. Rouhette, Contribution à l'étude critique de la notion de contrat, th. Paris 1965, p. 503 et s. spec. p. 519. 9. V . cep. Ripert et Boulanger, Traité élémentaire de droit civil de Planiol, t. 2, 3ème é d . , n° 124 et s. ; Clarise, De la représentation. Son rôle dans la création des obligations, th. Lille, 1949, p. 97 et s. ; Boulanger, thèse précitée, n° 10.
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L'expression par le titulaire du pouvoir d'un intérêt distinct du sien n'aurait guère de sens s'il n'avait pour autrui une valeur contraignante. C'est pourquoi la prérogative qui lui est conférée est également celle d'édicter une norme.
B. Le droit d'édicter une norme 218 - Il n'est pas nécessaire, pour reconnaître le caractère normatif de la décision prise par le titulaire du pouvoir de prendre parti dans la controverse qui a opposé les plus grands auteurs sur le point de savoir s'il est ou non légitime d'englober sous la même qualification de norme des actes pris au nom de l'Etat et des actes passés par de simples particuliers, qu'il s'agisse de contrats ou d'actes unilatéraux . Sans préjuger la nature respective de ces deux catégories de règles, on entend simplement signifier, en indiquant que le titulaire du pouvoir est investi du droit d'édicter une norme, que la décision qu'il sera susceptible de prendre aura une valeur contraignante pour son «destinataire» . En d'autres termes, le pouvoir permet à son titulaire de modifier l'ordonnancement juridique , d'empiéter sur la sphère juridique d ' a u t r u i . Sous une forme ou sous une autre, tous les auteurs se sont efforcés de rendre compte de l'idée, qui ne paraît guère contestable . On observera simplement que les destinataires de la norme ne se confondent pas nécessairement avec ceux dont l'intérêt a été exprimé par le titulaire du pouvoir, ainsi que l'atteste l'exemple du pouvoir disciplinaire du chef d'entreprise. 219 - Sous l'angle de la pure technique juridique, le pouvoir, qui se traduit, comme on a pu l'observer, par l'émission d'une volonté destinée à produire des effets de droit, apparaît donc comme l'aptitude à passer des actes juridiques. La manifestation de volonté destinée à produire des effets de droit, qui est l'œuvre du titulaire du pouvoir, correspond en effet de façon très précise à la définition la plus classique de l'acte juridique . 220 - Mieux, le pouvoir paraît devoir se définir comme l'aptitude à passer des actes juridiques unilatéraux. L'affirmation se vérifie quelle que soit la conception que l'on se fait de cettte notion. Pourtant, les deux grands courants qui divisent la doctrine sur la définition de l'acte juridique unilatéral sont loin de porter le même intérêt au pouvoir. 10
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10. Comp. Kelsen, op. cit., et R. Carré de Malberg, Confrontation de la théorie de la formation du droit par degrés avec les idées et les institutions consacrées par le droit positif français relativement à sa formation, Sirey 1933, n° 54 et s. 11. Sur la notion de destinataire de la règle de droit, v. spéc. Rigaux, op. cit., p. 29 et s. ; comp. Flour et Aubert, L'acte juridique, op. cit., n° 487. 12. G. Marty « D e la place des conventions dans l'ordonnancement juridique», Rec. Acad. Législ. Toulouse, 1951, p. 75 et s. 13. Roubier, Droits subjectifs et situations juridiques, op. cit., p. 144. 14. V. également Dabin, Le droit subjectif, p. 221 et s. 15. Carbonnier, Droit civil, t. 4 , n ° 5 ; Hébraud & Verdot, Rép. Civ. Dalloz, V° « A c t e » , n° 5.
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221 - Le premier, qui s'est développé essentiellement au sein de la doctrine publiciste , assimile totalement pouvoir et aptitude à passer un acte juridique unilatéral. Qu'elle définisse l'acte unilatéral comme la «décision dont la valeur juridique est indépendante du consentement de ses destinat a i r e s » ou comme «l'acte créateur d'une norme dont au moins l'un des sujets n'est pas l ' a u t e u r » , cette conception ne fait que décrire la relation de pouvoir, celle dans laquelle une décision contraignante est prise par un autre que celui qu'elle oblige. L'acte unilatéral serait la marque de l'hétéronomie et du pouvoir et le contrat, la manifestation exclusive de l'autonomie de la volonté. Cela n'a rien de surprenant si l'on songe que c'est uniquement sur l'exemple du pouvoir que raisonne la doctrine publiciste pour l'opposer au contrat. Il est vrai que l'on a longtemps considéré le droit privé comme celui de l'autonomie de la volonté et le droit public comme celui du p o u v o i r . Aussi, était-il tentant, au moment où l'on découvre des pouvoirs en droit privé, dans le droit des relations familiales ou dans le droit de l'entreprise notamment, d'assimiler purement et simplement les notions d'acte unilatéral et de pouvoir après avoir souligné «combien il est faux de croire que l'acte unilatéral est fondamentalement étatique ou, au moins p u b l i c » . 17
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Dans cette optique, la véritable question n'est pas de savoir si le pouvoir est une source possible d'actes juridiques unilatéraux, ce qui constitue le postulat de toute la conception, mais bien de savoir si le pouvoir en est la source exclusive. 222 - C'est précisément ce que la doctrine privatiste se refuse à admettre. La renonciation à un droit, l'offre, le testament, ne peuvent être aussi facilement exclus du champ d'application de la notion. Raisonnant par priorité sur ces exemples, la doctrine privatiste a conçu la notion d'acte unilatéral de façon toute différente. Dans la conception la plus élaborée qui en ait été présentée, l'acte unilatéral est celui qui ne met en cause qu'une seule «partie», c'est-à-dire celui dont les effets n'atteignent qu'une personne et qui n'exprime qu'un seul intérêt juridique propre et distinct, à la différence du contrat, qui, mettant en présence plusieurs «parties», réalise toujours une conciliation entre deux ou plusieurs intérêts juridiques contradictoires . Prise à la lettre, cette définition s'appliquerait à la plupart des hypothèses de pouvoir. La résolution de l'assemblée générale d'une société, la décision disciplinaire, l'acte de gestion passé par un époux, n'expriment qu'un seul intérêt juridique, celui de la société, du groupement au nom duquel est prise la sanction disciplinaire ou de la communauté conjugale. Pourtant, la notion de «partie», trop étroitement démarquée du droit des contrats, ne semble guère convenir pour 22
16. V. cep. D . Lefort, La rétractation des actes juridiques en droit privé français, th. Paris II 1980, n° 43 et s. 17. V. spéc. Kelsen, op. cit., p. 349; Ch. Eisenmann, Cours 1953-1954, p. 194; G. Dupuis, «Définition de l'acte unilatéral», Etudes Ch. Eisenmann, Cujas 1975, p. 205 et s. 18. Dupuis, lo. cit. 19. Lefort, lo. cit. 20. V. supra, n° 9. 21. Dupuis, op. cit., p. 209. 22. Martin de la Moutte, th. précitée, n° 27 et s. Pour une critique de cette construction, v. en dernier lieu Storck, thèse précitée, n° 48 et s. et Lefort, thèse précitée, n° 43 et s.
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décrire de telles situations. De façon plus grave, le cumul des critères de la personne atteinte par les effets de l'acte et de celle qui y fait valoir un intérêt distinct pourrait laisser entendre qu'il s'agit nécessairement d'un seul et même être juridique, ce qui reviendrait à exclure toutes les situations de pouvoir qui se caractérisent précisément par la dissociation de la personne qui décide et de celle qui est affectée par les effets de l'acte. En cela, la thèse s'opposerait radicalement à la conception dominante chez les publicistes. 223 - S'il faut trancher, dans le seul souci de fixer les rapports des notions d'actes unilatéral et de pouvoir, on observera que chacune des deux conceptions en présence encourt la même critique, celle de prendre en considération les effets de l'acte pour définir ce qui ne devrait être qu'un mode de formation des d r o i t s . Aussi gagnerait-on en clarté à définir l'acte unilatéral, indépendamment de la notion de partie, comme celui qui est l'œuvre d'une seule volonté, individuelle ou collective . Cette volonté unique peut, le cas échéant, engager son auteur. C'est la question de l'engagement unilatéral de volonté comme source d'obligations. Elle peut au contraire engager autrui. C'est l'hypothèse du pouvoir. Même si l'engagement par une manifestation unilatérale de sa propre volonté reste aujourd'hui encore discutée, même si l'exemple du pouvoir montre que l'engagement autoritaire d'un autre que soi-même est plus fréquent que le postulat de l'autonomie de la volonté ne pouvait le laisser penser, il reste que le contrat n'est pas nécessairement la seule manifestation d'autonomie ainsi que la renonciation à un droit, l'option ou le testament suffisent à en convaincre. En revanche, et c'est sans doute cela qui explique le glissement opéré par certains auteurs, l'inverse n'est pas vrai. Ainsi peut-on admettre que le pouvoir qui permet à son titulaire de décider pour autrui se traduit toujours par la conclusion d'un acte unilatéral. Cela se vérifie même si le titulaire du pouvoir est un représentant qui contracte au nom d'autrui. Son pouvoir lui permet d'émettre une offre ou une acceptation qui,lorsqu'elle rencontrera la volonté du cocontractant, liera le représenté de la même façon que s'il l'avait émise lui-même. L'appréciation de l'intérêt du représenté faite par le titulaire du pouvoir qui détermine les conditions dans lesquelles il estime devoir contracter s'impose en effet au représenté. En cela, la décision du titulaire du pouvoir est bien une manifestation unilatérale de volonté destinée à produire un effet de droit, en l'occurence contraignant pour autrui — le représenté —, et correspond donc à l'une des variétés d'actes unilatéraux. Le fait que cette volonté se fonde aussitôt dans un accord de volontés pour constituer un contrat ne doit pas masquer cet aspect qui constitue l'essence de tout pouvoir. Pas plus que la représentation n'est théoriquement nécessaire à la conclusion d'un contrat, la conclusion d'un contrat n'est pas la marque du pouvoir. La conjonction des deux phénomènes juridiques laisse intacte la nature propre de chacun. 23
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23. Martin de la Moutte, op. cit., n° 32 et 33. 24. E n ce sens, v. surtout Flour et Aubert, op. cit., n° 4 8 2 : contrairement au contrat unilatéral, l'acte «unilatéral» l'est «par sa formation m ê m e » . Comp. Martin de la Moutte, op. cit., n° 31. 25. Flour et Aubert, lo. cit., n° 482 et note 4.
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224 - En définitive, ce qui importe, dans la détermination des rapports du pouvoir et de la théorie de l'acte unilatéral, c'est la confirmation que l'on y trouve que le pouvoir, aptitude à décider pour autrui, s'exprime nécessairement par l'émission d'actes juridiques. On voit donc apparaître ici une première distinction entre la prérogative que constitue le pouvoir et celle qui résulte d'un droit subjectif. Celle-là s'exprime nécessairement par la conclusion d'actes juridiques alors que celleci permet à son titulaire aussi bien de passer des actes juridiques que d'accomplir des actes matériels. La distinction paraît imposée par la nature des choses. En effet, lorsque l'on prend une décision pour soi-même, la confusion de l'auteur de la décision et de son destinataire dispense de recourir à un mécanisme juridique dont l'objet est précisément d'établir un lien entre l'action de l'un et l'engagement de l'autre. C'est l'établissement d'un tel lien qui ne se conçoit guère que par l'entremise d'un acte juridique. En d'autres termes, la contrainte qu'implique le pouvoir emprunte nécessairement une forme juridique précise qu'est la passation d'un acte juridique alors que le droit subjectif, relayé par la liberté de principe de déterminer sa propre conduite, s'exprime de la manière la plus variée. Cette analyse, qui rattache sans ambiguïté le pouvoir à la théorie de l'acte juridique, est riche de conséquences du point de vue de la théorie j u r i d i q u e . Mais, elle n'est pas indifférente à la pratique puisqu'elle concourt à fixer les limites de la qualification de pouvoir. 26
§ 2. Conséquence pratique : les limites de la qualification de pouvoir 225 - La définition du pouvoir comme vocation à exprimer un intérêt par l'exercice de sa volonté et à modifier ainsi l'ordonnancement juridique en passant des actes juridiques, conforte et complète, en toute cohérence, plusieurs des analyses présentées antérieurement. Ainsi, le pouvoir apparaît-il bien comme le pendant, dans l'ordre des actes passés pour autrui, de la capacité, également définie comme aptitude à passer des actes juridiques . De même, le choix de la nullité comme sanction spécifique du détournement de pouvoir, et plus généralement comme sanction de tout vice affectant le pouvoir, est-il pleinement justifié par cette analyse . D e même encore, la limitation de la confrontation des notions de cause immorale, de fraude, d'abus de droit et de détournement de pouvoir à leur domaine commun que constitue la conclusion d'un acte juridique trouve ici une justification complémentaire . En revanche, cette considération marque une nouvelle distinction entre la théorie de l'abus d'un droit subjectif et celle de l'usage incorrect d'un pouvoir. Par définition, celle-ci relève exclusivement du contentieux de l'acte juridique alors que celle-là s'étend à tout usage illégitime d'un droit subjectif, 27
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26. 27. 28. 29.
V. V. V. V.
infra, supra, supra, supra,
n° 327 et s. n° 64 et s. n° 173 et s. n° 162.
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usage qui ne passe pas nécessairement par la conclusion d'un acte juridique. Elle permet également de distinguer clairement le pouvoir de toutes les formes de pression, d'influence ou de contrainte qui ne s'exerceraient pas sous la forme d'une décision juridique prise par un individu habilité à cet effet. Tantôt licites, tantôt illicites, ces manifestations de la puissance qu'un individu ou qu'un groupe peut exercer sur autrui ne relèvent jamais de la théorie du pouvoir. C'est dire que la qualification de pouvoir et le régime juridique qui s'y trouve attaché ne peuvent leur être systématiquement appliqués. 226 - Par nature, les agissements matériels échappent à la théorie du pouvoir. S'ils peuvent donner lieu à indemnité, des faits d'exécution abusifs, tels les «passages à tabac» qui accompagnent parfois les arrestations opérées par les agents du personnel de la police, ne relèvent assurément pas du recours pour excès de pouvoir . A cet exemple classique du droit administratif, correspond, en droit privé, celui du «droit de correction manuelle» des parents et des éducateurs. A supposer que l'on puisse encore y voir l'exercice d'un droit, la gifle ou la fessée ne relèvent pas du contrôle du pouvoir. Il importe peu au juge chargé d'apprécier leur légalité que l'auteur de tels agissements ait ou non été mû par l'intérêt de l'enfant. Du moins, cet élément subjectif ne sera-t-il pris en considération qu'accessoirement, parmi toutes les autres circonstances qui lui permettront de mesurer la gravité du comportement incriminé au regard des usages tolérés . D'un point de vue théorique, il n'y a pas de détournement possible d'un prétendu pouvoir de correction manuelle, mais, beaucoup plus simplement, condamnation d'une activité illicite ou, suivant les cas, refus de sanctionner un comportement toléré par les usages. Si l'on insiste sur cet exemple, c'est que l'idée qu'il illustre vaut également pour d'autres matières. C'est le cas notamment du droit de grève. L'analyse du pouvoir en une aptitude à passer des actes juridiques coupe court à la tentation que l'on pourrait éprouver de qualifier ainsi le droit de grève de la même manière qu'on l'avait qualifié naguère de «droit-fonction» en invoquant les thèses de Josserand . Il serait donc vain de prétendre trouver dans la théorie du pouvoir et dans le régime du détournement de pouvoir les raisons de la condamnation par la jurisprudence de la grève politique ou de la grève de solidarité. On n'aura certes pas la naïveté de penser que cette considération purement négative suffit à épuiser une question aussi épineuse . En revanche, il est permis de penser que la distinction de ce qui relève, avec le pouvoir, de la théorie de l'acte juridique et de ce qui appartient au droit commun de la responsabilité délictuelle fournit une ligne de partage susceptible d'éclairer d'un jour nouveau des questions telles que l'abus de minorité ou la mise à l'index. 30
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30. 31. dernier 32.
Hauriou, note sous C E . 27 février 1903, Olivier et Zimermann, 5., 1905.111.17. Sur ce fait justificatif résultant de la permission de la loi ou de la coutume, v. en lieu, D . Mayer note sous Trib. Pol. Bordeaux 18 mars 1982, D., 1982.182 et les réf. En ce sens, v. surtout R. Latournerie, Le droit français de la grève, Sirey 1972,
spec. pp. 101 et 397 et s. 33. Sur l'ensemble de la question, v. spéc. H . Sinay, Traité de droit du travail publié sous la direction de G . H . Camerlinck, t. V I , La grève, Dalloz 1966, p. 169 et s. et mise à jour 1979.
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A. L'abus de minorité 227 - Il est aujourd'hui classique de présenter la question dite de «l'abus de minorité» en parallèle avec celle de «l'abus de majorité». Soutenue par la correspondance des termes utilisés, l'analogie paraît aller de soi. Pourquoi les actionnaires minoritaires ne seraient-ils pas tenus, tout comme les actionnaires majoritaires, d'exercer leur droit dans l'intérêt du groupement tout entier? Ne sont-ils pas susceptibles de détourner leur droit de vote de sa fonction s'ils l'utilisent à des fins personnelles, pour faire obstacle à l'adoption d'une résolution pourtant conforme à l'intérêt s o c i a l ? Et les auteurs de citer, à titre d'illustration, l'arrêt rendu le 5 juin 1957 par la Cour d'appel de Besançon qui a eu à connaître de la résistance opposée par un actionnaire, administrateur de la société des porteurs de parts, à une décision d'augmentation de capital par incorporation de réserves qu'il prétendait préjudiciable aux porteurs de p a r t s . La logique de cette conception, qui fait en réalité de la question de l'abus de minorité un simple appendice de celle de l'abus de majorité, devrait conduire à leur appliquer indifféremment le régime du contrôle du pouvoir que l'on a pu identifier comme celui de l'abus de m a j o r i t é . On sent bien pourtant que ce régime, qui est celui de la contestation de la validité d'une décision prise, n'est guère adapté, «faute de décision à détruire», à la situation qualifiée d'abus de m i n o r i t é . L'analyse du pouvoir en une prérogative permettant à son titulaire de prendre une décision contraignante pour autrui ne fait qu'accuser l'inadéquation de cette notion en cas d'abus de minorité. N'étant, par hypothèse, pas en mesure d'imposer sa volonté à la majorité, la minorité ne peut se voir reprocher de s'être déterminée en considération d'un intérêt étranger à celui de la société. Le contentieux du pouvoir est celui de la régularité d'un acte juridique et l'on s'engage sur une fausse voie en y assimilant artificiellement le régime de l'abus de minorité alors que le premier met nécessairement en cause la validité d'une décision juridique contraignante et que le second ne tend qu'à sanctionner des agissements qui n'ont pu aboutir à l'adoption d'une résolution, mais qui, pour une raison ou pour une autre, sont jugés reprehensibles. 228 - Le clivage essentiel nous paraît donc résider dans la distinction des actes juridiques et des actes matériels qui rend compte des diverses situations que l'on regroupe généralement sous la qualification d'abus de minorité. Il se peut en effet que des actionnaires habituellement minoritaires ne profitent de l'abstention d'une partie des autres actionnaires pour faire passer une décision conforme à leurs vues. Contrairement à ce qui a parfois été s o u t e n u , il ne s'agit pas alors d'un abus de minorité à proprement parler 34
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34. Sur la question, v. spécialement J. Branchut, Les abus de minorité dans la société anonyme, th. dact. Paris II 1974, et les réf. citées. 35. Besançon, 5 juin 1957, D., 1957.605, note Dalsace. Pourvoi rejeté par Com. 17 novembre 1959, non publié au Bulletin. 36. V . supra, n° 84 et s. 37. Hémard, Terré et Mabilat, Sociétés commerciales, t. 2, n° 390. 38. Meyssan, Les droits des actionnaires, Cujas 1962, p. 135.
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puisqu'en emportant la décision, la minorité habituelle est devenue majorité d'un j o u r . Elle se verra donc appliquer le régime ordinaire du contrôle de l'abus de majorité, étant entendu que la précipitation dans l'organisation de la réunion, le caractère tardif des convocations ou les manipulations de l'ordre du jour constitueront autant d'indices d'un éventuel détournement de p o u v o i r , s'ils ne peuvent s'analyser comme une irrégularité objective justifiant à elle seule la nullité de la délibération litigieuse. En revanche, si l'on prétend voir un «abus de minorité» dans toutes les manœuvres que pourraient ourdir des associés récalcitrants ou chicaniers pour entraver l'action de la majorité et tenter d'en tirer un quelconque profit , force est alors de constater que cette qualification s'éloigne considérablement de la théorie du pouvoir. S'il arrive en effet que certains associés usent systématiquement des procédures d'information ou de contrôle de l'action de la majorité qui leur sont ouvertes par la loi, dans le seul dessein de provoquer des désordres au sein de la société, et donc de lui nuire, il n'est pas douteux que de tels agissements tomberaient sous le coup de la qualification d'abus de droit, le terme étant pris ici dans le sens qu'il revêt lorsqu'il désigne le contrôle de l'exercice abusif d'une voie de d r o i t . De telles procédures sont ouvertes aux actionnaires pour assurer leur propre protection et ne laissent aucune prise à la qualification du pouvoir. En réalité, si la discorde devait persister, la véritable issue se trouverait assurément dans la dissolution de la société pour justes motifs, qui échappe également à la théorie du pouvoir . 39
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229 - La distinction des actes juridiques et des agissements matériels commande également le régime de la mise à l'index.
B. La mise à l'index 230 - La mise à l'index, ou boycottage, ne fait pas l'objet, en droit français, d'une définition rigoureuse et unanimement admise. On appelle ainsi toute manifestation d'ostracisme, de discrimination, tout exclusive par laquelle une personne ou un groupement, parfois qualifié de promoteur du boycottage, en désigne d'autres à des tiers, ou à ses propres membres, qui sont les exécutants du boycottage, en leur demandant de s'abstenir de tout commerce juridique avec ceux-là, qui sont les victimes du boycottage . 44
39. Pour une définition «dynamique» de la majorité, réalité essentiellement mouvante, v. surtout Recordon, op. cit., n° 78. 40. V . par ex. l'annulation d'une délibération du conseil d'administration prise à la suite d'un « v o t e de surprise» émanant d'une «minorité» d'administrateurs par Com. 19 janvier 1959, Cts Lavie, D., 1959.260, J.C.P., 1959.11.10966, obs. Bastian, Comp. Nîmes, 8 juin 1960, J.C.P., 1961.11.11940, D., 1961.357, note Martine, 5., 1961.56, note A . Dalsace. 41. Pour une analyse de ces procédés, v. Branchut, thèse précitée, p. 16 et s. 42. V. supra, n° 51. 43. En ce sens, v. not. Berr, thèse précitée, n° 469. 44. Sur la mise à l'index, v. spéc. Trav. Ass. H . Capitant consacrés au boycottage (journée de Fribourg 1956), t. X , Dalloz 1959.
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Cette définition générique masque mal la diversité des hypothèses que recouvre le terme et les auteurs qui en traitent éprouvent aussitôt le besoin de préciser que le boycottage peut être spontané ou organisé, direct ou indirect , qu'il constitue ou non une mesure disciplinaire , qu'il relève tantôt du droit des relations de travail, tantôt du droit des affaires et de la concurrence é c o n o m i q u e et qu'il peut avoir pour but tantôt la sanction, tantôt l'assujettissement ou l'éviction de la personne ou du groupe mis à l'index . 231 - La diversité des formes et des objectifs de la mise à l'index n'a d'égale que l'incertitude qui continue à peser sur la nature juridique d'une telle mesure. La majorité des auteurs place la discussion sur le terrain de l'abus des droits mais l'on ne sera pas surpris de constater que les uns y voient une application du critère de l'intention de n u i r e alors que les autres conçoivent l'abus comme un détournement de pouvoir . La première conception tend à reconnaître à la mise à l'index la nature d'un droit subjectif alors que la seconde ferait davantage pencher en faveur de la qualification du pouvoir. La jurisprudence traduit la même hésitation. Ainsi, le 26 novembre 1953, dans l'un des derniers arrêts importants rendus en la matière, la deuxième Chambre civile de la Cour de cassation a posé en principe que «l'exercice d'un droit peut constituer une faute lorsque le titulaire du droit en fait, à dessein de nuire, un usage préjudiciable à autrui». Elle justifie ainsi la cassation de la décision légitimant la mise à l'index du pianiste Alfred Cortot par le syndicat des artistes musiciens qui lui reprochait d'avoir accepté la présidence d'un comité professionnel créé en 1943, avant d'ajouter que la cour d'appel ne pouvait se dispenser de «rechercher si la mesure en question avait eu pour objet exclusif la défense des intérêts dont le syndicat avait la g a r d e » . La première formule paraît faire une application pure et simple du critère de l'abus des droits strictement entendu alors que la seconde pourrait passer pour une définition acceptable du détournement de pouvoir. Aussi, deux interprétations s'offrent-elles à l'esprit. L'une consiste à minimiser la référence à la poursuite des intérêts dont le syndicat avait la garde en n'y voyant que l'élément probatoire de l'intention de nuire, qui jouerait le même rôle que l'absence d'intérêt personnel pour une personne physique . L'autre insisterait, au contraire, sur le détournement de pouvoir commis par le syndicat en s'écartant du but qui lui a été assigné par la loi et 45
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45. Deschenaux, Trav. ass. Capitant, précités, pp. 53-54. 46. Légal et Brethe de la Gressaye, op. cit., p. 254 et s., Coulombel, thèse précitée, p. 281 et s. ; Morange, thèse précitée, p. 236 et s. 47. P. Esmein, Trav. ass. Capitant, précités, p. 89 et s. 48. Deschenaux, op. cit., pp. 55-56. 49. V . supra, n° 8. 50. V . not. J. Carbonnier, Droit civil, t. 4, n° 97, p. 376. 51. V . not. Légal et Brethe de la Gressaye, op. cit., p. 2 6 8 ; Farjat, thèse précitée, n° 2 3 5 ; Cas, J.Cl. Civ., 1382-1384, 1er app. 1382-84 n° 53 et s. 52. Civ. 2 è m e , 26 novembre 1953, D., 1956.154, note G. Friedel, v. déjà Civ. 9 juin 1896, D., 1896.1.582, concl. Desjardins; 5., 1897.1.25; Req. 25 janvier 1905, D.P., 1905.1.153, note Planiol, obs. Letellier; S., 1906.1.209, note Wahl. 53. En ce sens, Carbonnier, loc. cil. Sur l'absence d'intérêt personnel, élément probatoire de l'intention de nuire, v. supra, n° 50.
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ne lirait dans l'exigence de l'intention de nuire que l'élément intentionnel du détournement de pouvoir . 232 - Pourtant, si l'on s'efforce de rétablir l'ordre logique des choses pour déduire le régime applicable de la qualification choisie et non procéder à l'inverse, force est de constater que l'analyse de la mise à l'index au regard des principes précédemment dégagés conduit à dénier à ce moyen de pression la qualification de pouvoir et jusqu'à celle de prérogative juridique, pour n'y voir que l'usage d'une simple liberté. 233 - S'il échappe à la théorie du pouvoir, c'est qu'en effet le contentieux de la mise à l'index ne met pas nécessairement en cause la validité d'un acte juridique. Du moins convient-il de distinguer les différents aspects d'une situation nécessairement complexe puisqu'elle fait intervenir trois personnages, ou trois catégories de personnages, qui sont l'auteur de la mise à l'index, la victime et son exécutant. Il arrive en effet que la mise à l'index accompagne et renforce la décision d'un groupement d'exclure l'un de ses membres. En elle-même, la mesure d'exclusion sera tout naturellement soumise au contrôle de droit commun du pouvoir disciplinaire. Il se peut également que la mise à l'index conduise un tiers, instrument du boycottage, à prendre une décision dans l'exercice d'un pouvoir. C'est notamment le cas lorsqu'un employeur licencie la victime de la mise à l'index sous la pression d'un syndicat. Là encore, nul doute que la décision puisse faire en tant que telle l'objet d'un contrôle d'un éventuel détournement de pouvoir. Ainsi, dans cet exemple, la mesure serait vraisemblablement déclarée «abusive» en application de l'article L. 412-2 du Code du Travail . Il n'y a là rien que de très banal, mais la véritable question que soulève la mise à l'index est ailleurs. Elle consiste en effet à se demander si sa victime peut demander réparation directement à l'instigateur du boycottage du préjudice que lui cause la cessation de ses relations contractuelles avec le tiers qui a cédé à la pression exercée sur lui. 54
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L'ouvrier qui n'a pu être réembauché dans les entreprises de presse à la suite de la privation de sa carte de syndiqué peut-il agir en réparation directement contre le syndicat ? Le commerçant victime du refus de vente d'un grossiste à la suite de sa mise à l'index peut-il en demander réparation directement au groupement qui a organisé son boycottage ? Voilà la véritable question. Il ne s'agit pas alors d'apprécier la validité de la décision d'exclusion ou de mise à l'index au regard du but poursuivi par le groupement, ni même la valeur de la décision prise par le tiers, mais bien de se prononcer sur la licéité de la pression exercée avec succès par l'auteur de la mise à l'index sur le tiers 56
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54. Sur la confusion, parfois opérée, de l'intention de nuire et de l'intention de détourner ses pouvoirs, v. supra, n° 160. 55. Issu de la loi du 27 avril 1956, ce texte avait précisément pour objet de briser le monopole d'embauché de la C G T dans les entreprises de presse. Sur la question, v. Spyropoulos, « L e monopole syndical d'emploi et la protection de la liberté syndicale», Dr. Soc, 1956.264. 56. V . par ex. Soc. 16 décembre 1976, Syndicat du personnel de l'entretien des machines à composer c/Person, Bull., V , n° 690. Comp. Paris, 9 mars 1971, Roger c/Syndicat Général du Livre C G T , D., 1972.11, concl. Cabannes. 57. V. par ex. Civ. 2 è m e , 9 mai 1957, D., 1957.665, note P. Esmein.
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qui en a été l'exécutant. La mise à l'index est prise ici en tant que manœuvre tendant à isoler la victime en incitant des tiers à s'abstenir de toute relation avec elle et nullement en tant qu'acte juridique. Aussi n'est-elle pas l'expression d'un pouvoir, qui, dans son sens de précision, ne désigne que l'aptitude à passer des actes juridiques. Il ne nous paraît donc pas exact de faire dépendre la légitimité de la mise à l'index de la seule contemplation du but pou euivi par son auteur, comme ce serait le cas s'il s'agissait d'un véritable pouvoir. Adapté lorsqu'il s'agit d'apprécier la validité d'un acte juridique devant être pris dans un intérêt déterminé, le critère tiré de la seule intention de son auteur ne saurait suffire à apprécier la légitimité de tous les agissements de l'individu ou du groupe considéré . 234 - Il ne faudrait pas pour autant en conclure que la mise à l'index relève de la théorie de l'abus des droits au sens strict du terme. Il n'existe en effet aucun droit subjectif permettant à un individu ou à un groupement d'inciter des tiers à s'abstenir de tout commerce juridique avec d'autres. Même lorsqu'elle n'est pas illicite , toute activité humaine n'est pas nécessairement l'exercice d'un droit subjectif: l'auteur de la mise à l'index qui verra sa responsabilité recherchée ne pourra se prévaloir de la relative immunité que la loi attache, jusqu'à preuve de l'intention de nuire, à l'invocation d'un véritable droit subjectif. Son attitude, qui ne relève pas plus de la théorie de l'abus des droits que de celle du pouvoir, devra tout simplement être appréciée au regard du droit commun de la responsabilité délictuelle . Et bien que cette question échappe dès lors au sujet de la présente étude, on peut penser que la solution du litige sera fonction de la nature de la pression exercée sur le tiers, une simple information objective sur l'attitude, les qualités de la victime du boycottage ou de ses produits devant sans doute être tolérée, à la différence du véritable chantage, se caractérisant par une atteinte portée au libre arbitre du tiers, qui devra être condamné lorsqu'il porte préjudice à la victime du boycottage . r
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58. Ainsi, notamment, ne saurait-on admettre la légitimité de la mise à l'index destinée à obliger les non-syndiqués à se conformer aux décisions ou directives du syndicat sous la seule réserve qu'elle poursuive un «objectif professionnel réel», Contra, Verdier, Traité de droit du travail, t. V, Syndicats, n° 191 in fine. 59. A l'évidence, l'abrogation par la loi du 21 mars 1884 sur les syndicats professionnels de l'article 416 du Code Pénal qui fondait la répression de la mise à l'index ne suffit pas à en faire une activité licite et moins encore à hisser cette pratique au rang de droit subjectif. Sur les aspects de droit pénal, cf. Crim. 29 octobre 1964, Dr. Soc, 1965.315, obs. J. Savatier, qui maintient D o u a i , 14 novembre 1963, Dr. Soc, 1964.418, obs. J. Savatier, Adde Tr. Pol. Paris, 20 septembre 1963, Dr. Soc, 1964.361, obs. J. Savatier. 60. En ce sens, Friedel, note précitée, p. 161. Sur la distinction de l'abus d'un droit nettement défini et de l'usage répréhensible d'une liberté, v. déjà Capitant «Sur l'abus des droits» R.T.D.C., 1982, p. 3 7 1 ; Rouast «Droits discrétionnaires et droits contrôlés» R.T.D.C., 1944, n° 6; Ripert, Le régime démocratique et le droit civil moderne, n° 118. 61. Comp, en faveur d'un critère tiré de la disproportion entre les faits reprochés à l'individu mis à l'index et la gravité concrète de cette sanction, Carbonnier, Droit Civil, op. cit., t. 4 , p. 3 7 6 ; Deschenaux, op. cit., p. 81 et s.
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Le pouvoir, prérogative finalisée 235 - Le pouvoir est une prérogative finalisée. Par ce néologisme, on entend signifier qu'à la différence du droit subjectif, le pouvoir est orienté vers un but, qu'il est tout entier ordonné à la satisfaction d'un intérêt qui ne se confond jamais totalement avec celui de son titulaire. Cela suppose que la loi ou la jurisprudence ait subordonné l'usage d'une telle prérogative à la poursuite d'un but déterminé. Il ne s'agit pas ici du but effectivement poursuivi par le titulaire du pouvoir lorsqu'il passe tel ou tel acte mais simplement du but fixé de façon générale et abstraite par la norme attributive de pouvoir, du but qui sert de référence au juge lorsqu'il apprécie la régularité de l'acte passé par le titulaire du pouvoir. Il est donc essentiel de comprendre que ce but peut être déterminé une fois pour toutes pour chaque catégorie de droits. C'est le rôle du législateur ou de la jurisprudence, dans sa fonction d'interprétation ou de création de la règle de droit, que de le définir. Du reste, dans la plupart des cas, sa détermination ne soulève aucune difficulté: l'autorité parentale est subordonnée à la poursuite de l'intérêt de l'enfant, le droit de vote des actionnaires à l'intérêt social... Il n'y a donc pas lieu de craindre que l'application du contrôle du détournement de pouvoir ne dépende «d'une recherche hasardeuse sinon arbitraire de la finalité du d r o i t » . C'est là une question banale d'interprétation de la règle de droit, en l'occurence de la règle attributive de pouvoir, interprétation sur laquelle la Cour de cassation exerce son plein contrôle . 62
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Bien que théoriquement concevable, l'exercice qui consisterait à en dresser la liste à un moment donné de l'histoire serait pourtant d'un intérêt des plus réduits. Aussi se bornera-t-on à illustrer la notion de finalité d'un droit en soulignant le fait que des prérogatives aujourd'hui finalisées n'ont pas toujours été conçues de la même manière, un droit pouvant acquérir ou perdre ce but caractéristique du pouvoir, avant de montrer que prérogatives finalisées et prérogatives non finalisées peuvent au contraire coexister au sein d'une structure stable de droits subjectifs et de pouvoirs.
62. J . D . Bredin, obs. R.T.D.C, 1966.834. L'objection possible selon laquelle l'intérêt de l'enfant ou de la société ne sont que des concepts abstraits ne suffisant pas à éclairer le juge sur le contenu de cet intérêt dans telle ou telle situation ne suffirait pas à convaincre des difficultés de mise en œuvre du contrôle du détournement de pouvoir qui, précisément, ne se préoccupe que des intentions de l'auteur de l'acte au regard de ce but. Le père a-t-il eu en vue l'intérêt de l'enfant, la majorité l'intérêt de la société? Voilà la question du détournement de pouvoir. Elle soulève les difficultés de toute recherche d'intention et qui plus est, d'intention négative (v. supra, n° 194), mais ne laisse place à aucun arbitraire dans la détermination du but du droit. 63. Sur la détermination du but de la loi par la jurisprudence administrative, cf. R. Vidal, article précité, p. 310 et s.
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236 - Mais, avant même d'entreprendre une telle étude, il faut se demander si le but assigné au titulaire de la prérogative suffit à faire de celle-ci un véritable pouvoir, susceptible du contrôle ordinairement attaché à cette qualification, ou s'il est nécessaire de distinguer les pouvoirs ordinaires des pouvoirs échappant à tout contrôle, ce qui obligerait à affiner ou à compléter le critère tiré du but de la prérogative. C'est la question de l'existence de pouvoirs «discrétionnaires» ou non contrôlés . D'emblée, l'interrogation apparaît comme passablement spéculative, aucune décision de justice ne paraissant jamais avoir refusé a priori de contrôler l'usage d'un pouvoir au seul motif que, par nature, la prérogative litigieuse y serait réfractaire . Encore les exemples cités par les auteurs vont-ils en s'amenuisant pour se limiter aujourd'hui au droit de consentir au mariage d'un m i n e u r , au droit, pour les descendants, de faire opposition au m a r i a g e , à celui de ne pas consentir à l'émancipation d'un m i n e u r , auxquels on ajoute parfois le droit, pour les parents, de choisir la religion de leurs enfants . En réalité, les raisons invoquées pour justifier le caractère «discrétionnaire» de certains pouvoirs ne sont guère convaincantes: Ni la tradition historique, ni la constatation que la loi a «fait confiance» à leur titulaire ne suffisent à expliquer que certains pouvoirs échapperaient à tout c o n t r ô l e . L'idée selon laquelle la décision des parents, ou plus généralement du titulaire du pouvoir, procéderait, dans toutes ces hypothèses, d'une «conviction plus intuitive que raisonnée» dont il serait difficile à un juge d'apprécier la légitimité, est apparemment plus séduisante . Cependant, à elles seules, les difficultés de mise en œuvre du contrôle, que l'on met volontiers en avant lorsqu'il s'agit d'en éluder le principe , ne diminuent en rien la nécessité d'un tel contrôle. En revanche, la connaissance précise de l'étendue du contrôle ordinaire des pouvoirs permet de penser qu'il n'y aurait aucun inconvénient à en faire une application sans réserves ni distinctions. On le sait, un tel contrôle ne porterait en effet que sur la rectitude des intentions de l'auteur de la décision 64
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64. Appliqué aux pouvoirs, le terme «discrétionnaire» est ambigu si l'on songe que le juge administratif exerce sur les pouvoirs discrétionnaires un contrôle qui, pour être « m i n i m u m » , n'en reste pas moins beaucoup plus poussé que celui que le juge judiciaire applique aux droits subjectifs, et m ê m e , en l'état actuel du droit positif, à la plupart des pouvoirs (v. supra, n° 196 et s.). Il s'agirait donc bien davantage de savoir s'il existe des actes de gouvernement privés. 65. Comp. Ghestin et Goubeaux, op. cit., n° 705. 66. Sur la question, v. spéc. Bénabent, « L a liberté individuelle et la mariage», R.T.D.C., 1973, p. 450, n° 16 et les réf. 67. Art. 179 C. Civ. 68. Carbonnier, Droit civil, t. 2, n° 159, p. 524. 69. E n ce sens, J. Carbonnier note D. 1962, p. 52 et s. ; P. Raynaud «La puissance paternelle et l'assistance éducative» Mél. Savatier, 1965, p. 807 et s., spéc. pp. 818-819. U n e telle prérogative, démembrement innommé de l'autorité parentale, pourrait être analysée c o m m e un pouvoir dans la mesure où elle se traduirait par la conclusion d'actes juridiques. Sur cette condition de la qualification de pouvoir, v. supra, n° 215 et s. 70. V. cep. Rouast, op. cit., n° 24. 71. Rouast, op. cit., n° 2 4 ; Carbonnier, note précitée, p. 54. 72. V. supra, n° 153.
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critiquée, à l'exclusion de toute appréciation de l'opportunité de la mesure p r i s e . Dès lors, quel risque y aurait-il de voir le mineur contester en justice le refus d'autoriser son m a r i a g e , le refus de solliciter son émancipation , ou même la décision relative à son éducation religieuse si l'on songe qu'il devrait, pour obtenir gain de cause, rapporter la preuve que la décision a été prise dans un intérêt essentiellement étranger au s i e n ? Il est parfaitement exact que «chacun, de très bonne foi, peut se faire (de l'intérêt de l'enfant) une conception différente» mais la constatation, qui vaudrait pour tous les pouvoirs, ne suffit pas à imprimer un caractère discrétionnaire aux prérogatives qui supposent' l'appréciation d'un tel intérêt. En effet, l'appréciation de l'opportunité de la mesure prise, faite «de bonne foi» par le titulaire du pouvoir, échappe en tout état de cause au contrôle de l'usage des pouvoirs, sans qu'il soit besoin pour en justifier de recourir à la notion contestable de pouvoir «discrétionnaire» ou absolu. 73
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Aussi peut-on estimer qu'à défaut de précision législative expresse en sens contraire, il n'existe aujourd'hui aucun pouvoir qui, par nature, soit insusceptible de tout contrôle . 237 - Cette précision étant acquise, il reste à se demander, comme on se le proposait, quel a été le sens de l'évolution de la technique consistant à subordonner l'utilisation d'une prérogative juridique au respect d'une finalité déterminée, avant d'étudier les cas où prérogatives finalisées et prérogatives non finalisées coexistent paisiblement. C'est dire que l'on examinera successivement l'évolution des droits subjectifs et des pouvoirs (§ 1) et la coexistence des droits subjectifs et des pouvoirs (§ 2). 78
§ 1. L'évolution des droits subjectifs et des pouvoirs 238 - Ce n'est pas sans une certaine appréhension que l'on aborde l'étude de l'évolution des pouvoirs, qui sont orientés vers un but, et des droits subjectifs, qui ne le sont pas. II est en effet extrêmement périlleux de prétendre retracer en quelques lignes l'histoire de ces notions à l'occasion d'une étude dont l'objet essentiel est de fixer la place de l'une d'elles en droit positif. A défaut de formation historique suffisante, on pourrait en effet être tenté de minimiser le rôle qu'elle aurait pu avoir dans l'histoire pour mieux en faire ressortir le caractère novateur ou, au contraire, d'en retrouver a posteriori les traces dans des institutions qui lui sont étrangères.
73. V. supra, n° 150 et 202 et s. 74. La question ne se pose plus aujourd'hui que pour la femme entre quinze et dix huit ans. 75. D'un point de vue purement procédural, on pourrait faire valoir que la loi n'autorise pas le juge à prononcer l'émancipation d'office ou à la requête du mineur (cf. Carbonnier, op. cit., n° 162, p. 535), mais, prise sous cet angle, la question n'a plus guère de rapport avec la nature discrétionnaire du droit. 76. J. Carbonnier, note précitée. 77. J. Carbonnier, note précitée. 78. Il est significatif de constater que ceux-là mêmes qui admettent la notion, éprouvent souvent le besoin de réserver le contrôle d'un éventuel détournement de pouvoir ! V. not. Dabin, op. cit., p. 254.
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La façon qu'ont eue certains auteurs de présenter l'évolution de la puissance paternelle est significative de ces difficultés. Deux exemples permettront d'en juger. Soucieux de montrer la transformation des droits «égoïstes» en «fonction sociales» qui résumerait à elle seule toute l'évolution du droit privé, Josserand s'attache à décrire, dans le style de l'épopée, l'histoire de la puissance paternelle qui, «depuis le très ancien droit romain jusqu'à nos jours», se confondrait «avec celle de la théorie de l'abus des droits», pour avoir transformé peu à peu la puissance absolue du paterfamilias en une prérogative «causée», subordonnée à l'intérêt de l'enfant . Ainsi se complait-on parfois à décrire l'absolutisme de la puissance paternelle romaine auquel on oppose volontiers la finalité de l'autorité parentale du droit m o d e r n e . Pourtant, quelques années plus tôt, un auteur tel que Renard n'hésitait pas à présenter les droits du paterfamilias comme une charge exercée dans un intérêt collectif pour en conclure que la théorie de la potestas romaine renfermait déjà «toute la substance de la théorie moderne de l'institution»... dont il était lui-même un fervent défenseur ! La conception du Code Civil ne fait pas davantage l'unanimité, certains auteurs insistant sur l'intention de ses rédacteurs de substituer l'idée de charge à l'absolutisme du droit romain, d'autres préférant souligner au contraire l'évolution ultérieure par contraste avec la fermeté du Code Napoléon . Cependant, s'il est délicat d'en fixer avec précision les étapes et d'en démêler les causes, la transformation peut être tenue pour acquise : initialement conçue comme un droit dans l'intérêt de son titulaire, la puissance paternelle, devenue autorité parentale, est aujourd'hui un pouvoir, au sens que l'on a donné à ce t e r m e . 239 - Pour s'en tenir à l'histoire récente, plus immédiatement accessible, on constate que depuis le début du siècle de nombreuses prérogatives ont connu une évolution comparable. On l'a observé à propos du droit de vote des actionnaires , des prérogatives du chef d'entreprise ou des pouvoirs des é p o u x notamment. 79
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79. Op. cit., n° 65. D e la m ê m e façon, l'autorité maritale, comme tous les autres droits, aurait subi, «au cours des siècles», une évolution qui se serait «régulièrement et harmonieusement poursuivie dans un sens altruiste» (op. cit., n° 78). 80. Comp. Ripert, Le régime démocratique et le droit civil moderne, n° 61. Pour une dénonciation des «légendes de despotisme familial» en droit romain, v. J. Carbonnier, Droit civil, t. 2, n° 166, p. 549. 81. G. Renard, Le droit, l'ordre et la raison, Sirey 1927, p. 399. E n ce sens, v. également David, thèse précitée, n° 47. 82. V . par ex. M. Donnier «L'intérêt de l'enfant» D., 1959, Chr. 179; R. Savatier, Le droit, l'amour et la liberté, 2 è m e éd. 1963, p. 77 et s. 83. Sur l'évolution de la puissance paternelle, v. surtout R. Le Balle, «La notion de puissance familiale dans la conception juridique française» Mél. Sugiyama, Tokyo 1940, p. 171 et s. 84. V . supra, n° 80 et s. 85. V . supra, n° 199 et s. 86. V . supra, n° 123 et s.
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On pourrait donc être tenté de voir dans cette mutation du droit subjectif en pouvoir le «sens de l'histoire» . En réalité, il ne faudrait pas exagérer cette tendance qui trouve sa limite dans l'idée que le but d'une prérogative ne se confond pas nécessairement avec celui que le législateur avait à l'esprit lorsqu'il lui a donné naissance . L'existence de pouvoirs n'affecte en rien la nature et la légitimité de la plupart des droits subjectifs qui demeurent des prérogatives abandonnées au libre arbitre de leur titulaire. 240 - Cette première ligne d'évolution qui tend à faire du contrôle de l'usage des droits un contrôle du respect de la finalité qui leur est assignée, se trouve également contrariée par un second mouvement qui tend à éliminer toute considération de but. Il arrive fréquemment en effet que le contrôle de la pureté des intentions du titulaire du pouvoir ne fasse qu'annoncer le contrôle du dépassement des limites objectives qui seront ultérieurement assignées à ce droit. Ce n'est pas là le fruit d'un hasard, le contentieux d'ordre subjectif ayant souligné la nécessité d'enfermer l'usage du droit dans des limites plus précises. L'idée est familière aux publicistes qui ont vu se multiplier les cas dans lesquels le développement des exigences de la légalité objective suffit aujourd'hui à justifier la nullité d'actes qui tombaient naguère sous le coup du contrôle du détournement de p o u v o i r . En droit privé, l'observation s'applique au contrôle judiciaire de la fraude qui précède souvent une modification du contenu de la règle tournée qui la rendra plus difficile à é l u d e r . Il en va de même des pouvoirs du droit privé qui sont parfois enfermés par la loi dans d'étroites limites afin de prévenir d'éventuels détournements. Ainsi, tous les commentateurs de la loi du 13 juillet 1965 ont-ils observé que la «fraude» de l'article 1421 al. 2 du Code Civil, que l'on a identifié comme un détournement de pouvoir , n'avait plus aujourd'hui qu'un domaine résiduel, compte tenu des limites objectives dans lesquelles se trouvent enserrés les pouvoirs des époux. Les techniques permettant de limiter les possibilités de détournement de pouvoir sont variées. Ici, comme en matière d'administration l é g a l e , la loi a prévu la co-gestion pour les actes graves . Ailleurs, elle s'efforce d'éviter 87
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87. Outre Josserand (op. cit., n° 313), v. en ce sens Dabin, «Droit subjectif et subjectivisme juridique», Article précité, p. 28, qui insiste sur la multiplication des pouvoirs. 88. Sur la distinction du but du droit et du but des droits, v. supra, n° 33. 89. V. les ex. cités par Auby et Drago, op. cit., t. 2, n° 1213. L e plus souvent, c'est le juge lui-même qui dégage ou précise la règle à l'occasion du litige qui lui est soumis. Cf. Bockel, «Contribution à l'étude du pouvoir discrétionnaire de l'administration», A.J.D.A., 1978, p . 363. 90. E n ce sens, v. Mouly, Thèse précitée, p. 469 et s., qui donne deux exemples: celui du statut des V . R . P . qui pouvait être éludé par la conclusion d'un contrat de mandat avant que la loi du 7 mars 1957 ne prive cette qualification de tout intérêt en s'en tenant à des critères objectifs; celui de la division de l'entreprise en unités juridiquement distinctes qui permettait de faire fraude aux règles applicables au-delà d'un minimum d'effectifs avant que la notion prétorienne d'unité économique et sociale ne la rende inefficace. 91. V . supra, n° 125. 92. Art. 389-5 C. Civ. Pour les actes les plus graves, l'autorisation du juge des tutelles est requise. 93. V . spec. art. 1424 du Code Civil.
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du
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pouvoir
que le titulaire du pouvoir ne puisse agir lorsque son intérêt personnel est en cause. Cette dualité de qualités constituant en effet un terrain par trop propice au détournement de p o u v o i r , c'est ce qui explique notamment la réglementation des conventions intervenant entre une société et l'un de ses administrateurs et la prohibition du contrat «avec s o i - m ê m e » . S'il cède alors aux progrès de la légalité objective, qui fait disparaître toute considération tirée du but de la prérogative, le pouvoir ne se transforme pas pour autant en droit subjectif, l'évolution ne jouant qu'à sens unique. Mais il arrive parfois que droits subjectifs et pouvoirs coexistent paisiblement. 94
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§ 2. La coexistence des droits subjectifs et des pouvoirs 241 - C'est à travers deux exemples, respectivement tirés du droit des régimes matrimoniaux et de celui de la copropriété, que l'on s'efforcera de montrer que droits subjectifs et pouvoirs peuvent coexister au sein d'une même institution.
A. L'exemple des régimes matrimoniaux 242 - Il n'est guère contestable que le pouvoir des époux de gérer la communauté conjugale dans un intérêt qui ne se confond pas entièrement avec celui de son titulaire constitue un véritable pouvoir au sens que nous avons donné à ce terme. Et l'on a pu constater que cette qualification suffisait à fonder un contrôle du détournement de pouvoir qui, du reste, a été consacré par l'article 1421 al. 2 dans sa rédaction du 13 juillet 1 9 6 5 . On peut hésiter davantage sur la qualification des prérogatives que chaque époux conserve sur ses biens propres. S'agit-il de véritables droits subjectifs ou de simples pouvoirs, dont la gestion paraît également subordonnée au respect des intérêts du ménage ? La distinction des droits subjectifs et des pouvoirs impose de prendre parti sur ce point qui commande le régime juridique applicable à chaque catégorie de droits. Sans aller jusqu'à affirmer avec Capitant qu'«il n'y a pas de place pour la notion de droit subjectif dans la réglementation juridique de la famille» , de nombreux auteurs observent que la gestion des propres ne constitue pas l'exercice d'un véritable droit subjectif analogue à un droit de propriété, mais qu'elle est elle-même ordonnée, quoique de façon moins immédiate, à la satisfaction de l'intérêt de la famille . 91
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94. V. par ex. l'art. 1596 du Code Civil en matière de vente. 95. V. not. à propos des sociétés par actions, les art. 101 et s., 148 et s. de la loi du 24 juillet 1966. 96. Sur la question, v. not. R. Rodière, Rêp. dr. civ. Dalloz, V° «Mandat», n° 181 et s. 97. Sur cette question, v. supra, n° 128. 98. H. Capitant «Sur l'abus des droits» R.T.D.C., 1928, p. 373. 99. En ce sens, v. surtout G. Cornu, Les régimes matrimoniaux, op. cit., p. 391 ; Ponsard, Régimes matrimoniaux, op. cit., n° 229.
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pouvoir
Une telle conception pourrait laisser entendre, dans la logique de la qualification de pouvoir qu'elle paraît impliquer, qu'un acte passé par un époux sur l'un de ses propres en considération exclusive de ses intérêts égoïstes serait susceptible de se voir appliquer le régime du contrôle des pouvoirs. Pourtant, une telle conséquence ne semble pas reçue en droit positif, pour lequel chaque époux «conserve la pleine propriété de ses p r o p r e s » . Il suffisait au législateur, pour préserver les droits de la communauté» d'admettre que les revenus des propres, comme les gains et salaires, constituent des biens communs, ce qui justifie la disposition de l'article 1429 du Code Civil selon laquelle l'époux peut être dessaisi de ses droits lorsqu'il laisse dépérir ses propres, dissipe ou détourne les revenus qu'il en retire. On ne saurait pour autant en déduire que les droits que les époux «conservent» sur leurs propres puissent être soumis au contrôle des véritables pouvoirs. Ce serait vider la notion de propre de son sens en alignant son régime sur celui des biens c o m m u n s . Du reste, si l'usage s'est établi de parler indifféremment de «droits» et de «pouvoirs» pour qualifier les prérogatives des époux sur leurs propres, on ne peut manquer d'être frappé par la précision technique des termes utilisés par l'article 1429 du Code Civil. Dans les cas déterminés par ce texte, indique l'alinéa premier, un époux peut être dessaisi «des droits d'administration et de jouissance qui lui sont reconnus par l'article précédent». Le cas échéant, son conjoint reçoit, aux termes de l'alinéa deux, «lepouvoir d'administrer les propres de l'époux dessaisi», mais il doit alors appliquer les fruits perçus aux charges du mariage et employer l'excédent au profit de la communauté. Enfin, l'alinéa quatre offre à l'époux dessaisi la faculté de «demander en justice à rentrer dans ses droits, s'il établit que les causes qui avaient justifié le dessaisissement n'existent plus». A la différence des «pouvoirs» de l'alinéa deux, qui doivent être exercés dans un intérêt déterminé, les prérogatives que chaque époux tient sur ses propres sont qualifiées de «droits» et cela ne paraît pas être le fruit du hasard. 100
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Même si toutes les dispositions du Code Civil ne font pas un usage aussi judicieux des termes de droit subjectif et de pouvoir, il n'est pas douteux que les époux sont bel et bien investis de deux catégories de prérogatives juridiques de nature différente, les «droits et pouvoirs», que vise distinctement l'article 216 du Code Civil depuis le 13 juillet 1965. Mais la distinction des droits subjectifs et des pouvoirs en fonction de la finalité des droits est plus nette encore en matière de copropriété. B. L'exemple de la copropriété 243 - Contrairement à ce qui s'est passé en droit des sociétés où la jurisprudence à fixé le critère de l'«abus de majorité» depuis plus de vingt a n s , la question de l'abus de droit ou de l'abus de majorité dans la 1
100. Art. 1403 C. Civ. 101. En ce sens, v. Langlade, thèse précitée, qui va, à tort selon nous, jusqu'à appliquer la qualification de droits subjectif («droit-pouvoir») à la gestion des revenus des propres (p. 98 et s.). 102. Sur la question, v. supra, n° 83.
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copropriété n'a pas été tranchée par la Cour de cassation de manière ferme et définitive. Les décisions habituellement citées émanent pour la plupart des juridictions inférieures qui confondent volontiers fraude, abus de droit, détournement de pouvoir et dépassement objectif des limites du d r o i t . En doctrine, les auteurs paraissent unanimes à admettre le principe de la transposition à la copropriété des solutions acquises en droit des s o c i é t é s . Pourtant, l'idée ne paraît rendre que très imparfaitement compte des conflits qui peuvent s'élever entre copropriétaires. Contrairement aux associés qui, ès qualités, poursuivent ensemble le même but et dont les intérêts sont en principe liés, les copropriétaires ne sont pas tous placés dans la même situation et n'ont pas tous les même intérêts. Les proprétaires des étages supérieurs ont intérêt à l'installation d'un ascenseur, ceux d'un rez-de-chaussée humide à l'accroissement des dépenses de chauffage... 244 - Seule une distinction claire et ferme des droits subjectifs que chacun des copropriétaires possède sur les parties privatives comprises dans son lot et des pouvoirs exercés collectivement par le syndicat permet d'ordonner quelque peu cette matière complexe. Ce n'est pas une différence de d e g r é mais bien une différence de nature qui sépare ces deux catégories de d r o i t s . On s'en convaincra en observant que la distinction commande le régime du contrôle de leur usage, dont il est essentiel de comprendre qu'il varie en fonction de la nature du conflit en cause. 245 - Dans cette classification, il convient de placer hors série les hypothèses de fraude à la loi au sens propre du t e r m e . C'est le cas notamment lorsqu'un copropriétaire dont la quote-part des parties communes est supérieures à la moitié cède à un complice un petit lot pour faire échec aux dispositions de l'article 22 alinéa 2 de la loi du Î O juillet 1965 qui limite le nombre de voix des copropriétaires. De façon très b a n a l e , la situation relève de la théorie de la fraude à la loi, qui devrait entraîner l'inopposabilité de la cession aux autres copropriétaires et l'application pure et simple de la règle t o u r n é e . 246" - Pour le reste, deux types de conflits peuvent se présenter, qui relèvent l'un du droit commun du contrôle du pouvoir, l'autre de la théorie classique de l'abus d'un droit subjectif. 247 - La première situation à laquelle on songe est celle dans laquelle l'assemblée générale des copropriétaires prend une décision dans l'intérêt particulier de certains d'entre eux, sans les astreindre à la moindre contrepar103
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103. Les exemples foisonnent, v. parmi d'autres, Trib. Civ. Seine, 13 mars 1952, Gaz. Pal., 1952.1.372; T.G.I. Brest, 8 avril 1970, Gaz. Pal., 1972.2.445; Rev. Loyers, 1970.513, note J. Viatte; T.G.I. Paris, 13 décembre 1974, Gaz. Pal, 1975.2.654, sans oublier la réponse ministérielle à la question écrite n° 19.646, J.O. Débats A . N . 25 juin 1975 p. 4705 qui répond abus de majorité à une question portant sur la fraude à la loi (J.C.P., 1975.IV.291)! 104. V . spec. Ponsard «Remarques sur le principe majoritaire dans les syndicats de copropriétaires d'appartements» Etudes Hamel, Dalloz 1961, p. 269 et s . ; Givord et Giverdon, La copropriété, 2ème éd. 1974, n° 465 et s. 105. Gastaud, thèse précitée, n° 278 et s. 106. Comp. Atias, Les biens, t. 2, Litec 1982, n° 80. 107. Cf. T.G.I. Paris, 21 avril 1977, A.J.P.I., 1978, p. 914; T.G.I. Grasse, 15 décembre 1978, J.C.P., 1979.11.19.246, obs. B.J. Guillot; R.T.D.C., 1980.382, obs. Giverdon. 108. Pour une hypothèse semblable en droit des sociétés, v. supra, n° 81. 109. Sur la définition et le régime de la fraude, v. supra, n° 166.
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L'élaboration
de la notion de
pouvoir
tie. Ce faisant, l'assemblée détourne des pouvoirs qui lui sont confiés dans l'intérêt de t o u s . Ainsi par exemple, la décision refusant dans un esprit de partialité de poursuivre un copropriétaire auteur d'infractions au règlement de copropriété pourrait-elle être annulée sur le fondement du détournement de p o u v o i r . Le conflit oppose alors les copropriétaires pris en tant que membres du syndicat et il importe peu que ce soit au profit de l'un des copropriétaires ou au profit d'un tiers que l'assemblée ait détourné ses pouvoirs. Ainsi le détournement serait-il consommé s'il était établi que la majorité ait refusé d'engager une action contre le constructeur de l'immeuble en préférant l'intérêt de ce dernier à celui de la copropriété . 248 - Mais cette situation n'est de loin pas la plus fréquente. Il arrive également qu'un litige s'élève entre l'un des copropriétaires qui sollicite l'autorisation d'accomplir certains travaux et le syndicat qui lui refuse son accord. C'est à tort, nous semble-t-il, que cette seconde hypothèse est généralement classée sous la rubrique d'abus de majorité, du moins si l'on prend l'expression dans le sens qu'elle revêt en droit des sociétés. Le conflit oppose alors l'un des copropriétaires, qui agit dans son intérêt personnel, en sa qualité de propriétaire d'un appartement déterminé et non en qualité de membre du syndicat, au syndicat dans son ensemble, qu'il accuse de méconnaître injustement son intérêt. Ce type de litige n'est pas différent de celui qui opposerait des propriétaires voisins. A ce titre, il relève purement et simplement de la théorie de l'abus des droits au sens le plus classique du terme. C'est bien en effet un droit subjectif qu'exerce le syndicat, il est vrai collectivement, dans ses relations avec les tiers. La conséquence de cette analyse est simple. Pour obtenir gain de cause, la copropriétaire demandeur doit établir que le refus qui lui est opposé procède, de la part du syndicat, de l'intention gratuite de lui nuire, ou à tout le moins, que le refus ne présente pour la copropriété aucun intérêt sérieux . Lorsque tel est le cas, les juges du fond apprécient souverainement les modalités de la réparation qui leur paraît adéquate et qui peut résider aussi bien dans l'octroi de dommages-intérêts que dans le prononcé de l'autorisation litigieuse . La jurisprudence tend à faire application de ces critères. Ainsi, le Tribunal de grande instance de la Seine a-t-il jugé, le 7 janvier 1965, qu'une copropriété avait commis un abus de droit en refusant à l'occupant d'un étage supérieur la prolongation à ses frais de la course de l'ascenseur «sans aucun 110
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110. Le principe paraîtra voir été admis par Civ. 1ère, 15 janvier 1963, Bull., I, n° 34, à propos d'une espèce où le détournement n'était pas caractérisé. V . également les formules de T.G.I. Seine, 9 juin 1962, Gaz. Pal., Tables 1961-1965, p. 479. 111. T.G.I. Seine, 6 novembre 1952, Gaz. Pal., 1953.1.108. 112. Lyon, 24 juin 1980, J.C.P., 1981.IV.228. V. déjà Lyon, 23 avril 1968, A.J.P.I., 1968-584 (litige né de l'exécution de travaux par un entrepreneur qui était également copropriétaire dans l'immeuble). 113. Sur l'équivalence de l'intérêt de nuire et du défaut d'utilité personnelle, v. supra, n° 50. 114. E n ce sens, v. Civ. 3 è m e , 17 janvier 1978, Syndicat des copropriétaires de l'immeuble Le Claridge, Bull., III, n ° 4 1 ; R.T.D.C., 1978.655, obs. Durry; R.T.D.C., 1978.896, obs. Giverdon; D., 1978. IR. 322, obs. Larroumet; D., 1978 IR. 434, obs. Giverdon.
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pouvoir
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motif légitime et dans le seul but (de lui) être désagréable» . Le jugement a été réformé par la Cour de Paris, pour des motifs de pur fait, celle-ci ayant estimé, au contraire des premiers juges, que le passage de l'ascenseur eût causé une gêne pour les autres copropriétaires . De la même façon, par arrêt du 17 février 1971, la Cour d'appel de Lyon a pu annuler «pour abus de majorité» la décision d'une copropriété refusant à l'un des copropriétaires l'autorisation de clore une loggia par des glaces en faisant montre d'un acharnement particulier à son encontre et sans examen préalable sérieux de la q u e s t i o n . La solution est rigoureusement identique lorsque le demandeur n'appartient pas à la copropriété, ainsi qu'en témoigne l'arrêt rendu par la Cour de cassation le 17 janvier 1 9 7 8 . On aurait tort de voir dans ces décisions les vestiges d'une conception révolue de l'abus de majorité, alors qu'elles traduisent la diversité des conflits qui peuvent s'élever au sein de la copropriété en raison de la double qualité de chacun des copropriétaires. 116
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* ** 249 - La coexistence dans le droit de la copropriété d'un contrôle de l'intention de nuire et d'un contrôle du détournement de pouvoir, souligne l'importance de la notion de but qui permet de discriminer l'exercice d'un droit subjectif de l'usage d'un pouvoir. Mais le fait que la copropriété apparaisse sous certains rapports comme titulaire de pouvoirs et sous d'autres comme organe de la mise en œuvre collective de véritables droits subjectifs, soulève de nouvelles interrogations et invite à s'interroger sur les rapports que la notion de pouvoir entretient avec celles de droit subjectif, de sujet de droit et de représentation que l'on devine étroitement liées. C'est l'objet d'une théorie du pouvoir que de mettre en lumière ces relations, qui permettront de conclure à l'autonomie de la notion de pouvoir.
115. T . G . I . Seine, 7 janvier 1965, Gaz. Pal., 1965.1.175. Comp. Paris, 14 janvier 1959, Gaz. Pal., 1959.2.70; R.T.D.C. 1959.758, obs. Solus. 116. Paris, 14 mai 1966, D., 1966.531 ; R.T.D.C, 1966.835, obs. Bredin. 117. Lyon, 17 février 1971, J.C.P., 1971.11.16.880, obs. R. Desiry. 118. Civ. 3 è m e , 17 janvier 1978, Le Claridge, précité. D a n s le droit de la copropriété stricto sensu, certains conflits pourraients sans doute être résolus par application de l'article 30 al. 4 de la loi du 10 juillet 1965, ce qui n'affecte en rien la valeur des principes exposés au texte.
TROISIEME
PARTIE
L'autonomie de la notion de pouvoir
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L'autonomie
de la notion de
pouvoir
250 - Une réflexion sur l'autonomie de la notion de pouvoir s'impose si l'on veut bien se souvenir que, de prime abord, la notion paraissait absorbée par d'autres constructions théoriques plus solidement implantées dans notre droit comme c'est le cas de la théorie de l'abus des droits ou de celle de la représentation . En réalité, la doctrine de l'abus des droits n'appellera pas de nouveaux commentaires puisque l'annexion qu'elle réalisait de la notion de pouvoir reposait uniquement sur la confusion des droits subjectifs et des pouvoirs que l'on a déjà eu l'occasion de dissiper . Il ne reste donc plus qu'à fixer les relations des notions de pouvoir et de représentation. Le pouvoir, objet de la présente étude, n'est-il pas tout simplement un pouvoir-de-représentation? La question est d'importance. Il ne suffirait pas, pour l'éluder, d'observer que si tel était le cas, les développements qui précèdent pourraient se voir qualifier de contribution à l'étude du droit de la représentation, ce qui ne serait sans doute pas de nature à en diminuer l'intérêt. On s'apercevra en effet du rôle fortement perturbateur du mécanisme de la représentation qui, pour avoir été délibérément refoulé jusqu'à ce stade de l'analyse, pourrait remettre en cause chacune des distinctions qui la sous-tendent. Droit subjectif et pouvoir. Capacité et pouvoir. Abus de droit et détournement de pouvoir. La symétrie est en effet trop parfaite pour ne pas appeler de réserves ni souffrir de nuances. Que l'on se place du point de vue de l'exercice de la prérogative ainsi qualifiée et la construction paraît parfaitement harmonieuse: s'agit-il de l'exercice d'un droit subjectif? Son titulaire, à le supposer capable, peut agir librement sous réserve du seul contrôle de l'intention de nuire; s'agit-il de l'exercice d'un pouvoir? Celui qui s'est vu confier la charge est tenu d'agir dans un intérêt déterminé sous peine d'encourir la sanction du détournement de pouvoir. Que l'on se place, au contraire, du point de vue du bénéficiaire de la prérogative ainsi mise en œuvre, voilà les lignes qui se brouillent et la symétrie ruinée: le tuteur, titulaire d'un pouvoir, ne met-il pas également en œuvre, par représentation, le droit subjectif du pupille? Cet exemple banal suffit à montrer que les notions de droit subjectif et de pouvoir ne sont pas aussi étrangères l'une à l'autre qu'on pouvait le penser mais qu'elles peuvent au contraire coexister. Faut-il en conclure que la définition du pouvoir, comme prérogative finalisée, par opposition au droit subjectif, prérogative abandonnée au libre arbitre de son titulaire, est ainsi définitivement condamnée? 251 - Les auteurs qui, au début du siècle, abordèrent la question sous l'angle du droit subjectif et du sujet de droit, ne semblent pas loin de le penser. Et l'on aura l'occasion de constater la fermeté avec laquelle ils condamnèrent la méthode «frustre et grossière» consistant à «mettre au premier plan les hommes qui exercent ou défendent le droit, en leur propre nom, au nom des incapables ou des personnes morales» pour «n'en voir que le côté extérieur sans pénétrer jusqu'à son essence intime» . 1
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1. V . supra, n° 4 et s. 2. V . supra, n° 29 et s. 3. Saleilles, De la personnalité juridique, 4. Michoud, La théorie de la personnalité 2, 1909, p. 509.
Paris 1910. morale et son application
au droit français,
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L'autonomie
de la notion de
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pouvoir
Il est vrai qu'en définissant la prérogative que l'individu capable est libre d'exercer dans son propre intérêt comme un droit subjectif et celle de prendre une décision qui s'impose à autrui, dans un but déterminé, comme un pouvoir, nous n'avons pas préjugé la question de savoir si ce pouvoir correspondait à un droit et si ce droit pouvait être lui-même qualifié de droit subjectif. Ayant centré nos explications sur la prérogative du tuteur, des représentants légaux des sociétés, du mari gérant de la communauté conjugale, nous n'avons en rien entamé la question de l'existence et de la nature du droit du mineur, de la société représentée par ses organes ou de la communauté gérée par le mari. Et nous admettrons volontiers qu'en adoptant cette «méthode photographique» nous n'ayons pas encore abordé 1'«essence intime» du droit subjectif. Cela ne suffit pas pour autant à condamner la démarche dont l'ambition était d'aller du plus simple au plus complexe ; cela incite en revanche à poursuivre l'étude en s'efforçant de préciser, compte tenu cette fois du mécanisme de la représentation, les rapports des notions de droit subjectif et de pouvoir. 252 - Or, en dépit des travaux importants qui lui ont été consacrés, la représentation demeure un phénomène mystérieux, inexplicable, une «monstruosité logique» . Comment justifier en effet qu'une personne apparaisse sur la scène juridique, passe un acte et que cet acte engage une autre personne exactement comme si elle avait elle-même participé à sa confection? Ce n'est pourtant pas le moindre paradoxe de la représentation que d'être la «monstruosité logique» la mieux partagée ou la plus communément admise. La notion n'a en effet nullement souffert de la critique radicale que lui a adressée D u g u i t et que l'on se contente généralement aujourd'hui d'en constater l'utilité , sans éprouver le besoin d'en justifier le mécanisme, comme s'il s'agissait du phénomène le plus naturel qui s o i t . Dans cette optique, purement descriptive, on constate que la représentation jette un pont entre les notions de droit subjectif et de pouvoir et permet de passer de l'une à l'autre par un curieux jeu de traduction. Ainsi, la proposition «le tuteur, titulaire du pouvoir, oblige le mineur par la décision prise dans son intérêt» devient «le mineur, sujet de droit, est représenté par le tuteur, qui exerce ses droits subjectifs en son nom et pour son compte». D e même, «le chef d'entreprise exerce ses pouvoirs dans l'intérêt de l'entreprise» deviendrait, si l'on en croit certains auteurs, «sujet de droit, l'entreprise est la personne au nom de qui le chef d'entreprise, son représentant, exerce des droits qui ne lui appartiennent pas en propre mais qui sont ceux de 5
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5. Décriée par Saleilles, op. cit., p. 484. 6. V . supra, n° 7. 7. Cf. Rieg, op. cit., n° 4. 8. Traité de droit constitutionnel, t. 1, La règle de droit, le problème de l'Etat, 3ème éd. 1927, p. 475 et s. ; Adde G. Madray, thèse précitée. 9. Planiol et Ripert, Traité de droit civil, t. 6 par Esmein, Obligations, 2ème éd. 1952, n° 5 4 ; R. Savatier, «L'écran de la représentation devant l'autonomie de la volonté de la personne», D., 1952, Chr., pp. 47-54. 10. On en veut pour preuve le fait que l'on refuse généralement de voir dans la représentation autre chose qu'une «exception apparente» à la règle de l'effet relatif des conventions. V . par ex. Rouast, cours précité, p. 5. L'opinion inverse est restée isolée. V . Kelsen, «La théorie juridique de la convention», art. précité, p. 66.
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L'autonomie de la notion de pouvoir
l'entreprise personnifiée». Le donné juridique dont on prétend rendre compte semble identique mais la perspective théorique est inverse. Toute la question est donc de savoir si ces deux présentations de la relation de pouvoir sont rigoureusement équivalentes ou si elles ne se recoupent que partiellement. Dans le premier cas seulement, la notion de pouvoir se verrait dénier toute autonomie. On comprend dès lors, compte tenu des tendances expansionnistes de toute systématisation, que l'autonomie de la notion de pouvoir soit menacée par la théorie du sujet de droit, titulaire du droit subjectif, alors qu'elle se trouverait au contraire renforcée par une théorie de l'agent juridique, titulaire du pouvoir. On s'efforcera d'apprécier la légitimité de chacune de ces présentations théoriques du pouvoir, qui n'emportent pas nécessairement les mêmes conséquences pratiques, dans deux chapitres successifs. Chapitre premier: L'autonomie de la notion de pouvoir menacée par la théorie du sujet de droit Chapitre second: L'autonomie de la notion de pouvoir renforcée par la théorie de l'agent juridique
CHAPITRE
PREMIER
L'AUTONOMIE DE LA NOTION DE POUVOIR MENACEE PAR LA THEORIE DU SUJET DE DROIT
253 - Si la doctrine privatiste n'a jamais accordé à la question du pouvoir, prise en tant que telle, une importance capitale, c'est que la matière lui paraissait relever de l'étude des notions de droit subjectif et de sujet de droit,elles-mêmes indissociablement liées. On ne peut manquer en effet d'être frappé par le contraste existant, dans les préoccupations des auteurs, entre la théorie du droit subjectif et du sujet de droit et celle du pouvoir qui, bien souvent, n'a été abordée que par le biais de l'étude du droit subjectif et du sujet de droit. Q u e ce soit pour en nier l'intérêt ou que ce soit, comme c'est le plus souvent le cas dans la doctrine privatiste, pour souligner «l'importance incontestable» de cette «base essentielle de la technique juridique» sur laquelle serait fondé tout le droit privé, les auteurs ont toujours montré un grand engouement pour la théorie du droit subjectif et du sujet de droit . Demogue lui-même n'a-t-il pas affirmé que la science juridique a construit tout son système de règles sur la base de la personnalité, tous les rapports sociaux étant analysés en droits et tous les droits rattachés à des personnes comme sujets ? Les plus farouches négateurs du droit subjectif lui ont consacré de longs développements, lui rendant ainsi hommage à la manière des athées du Moyen Age qui consacraient leur vie à la rédaction du traité destiné à 1
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1. V . surtout Duguit, loc. cit.; H . Kelsen, théorie pure du droit, 2ème é d . , trad, par Ch. Eisenmann, Paris 1962, et, dans une toute autre perspective, M. Villey, Seize essais de philosophie du droit, Dalloz 1969, p. 140 et s., p. 179 et s., p. 208 et s. 2. Pour un exemple de prosélytisme fervent, v. O. Ionescu, La notion de droit subjectif dans le droit privé, th. Paris 1931, 2 è m e éd. Bruxelles 1978. 3. V. surtout R. D e m o g u e , «La notion de sujet de droit. Caractères et conséq u e n c e s » , R.T.D.C., 1909, pp. 611-655.
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prouver l'inexistence du Dieu, et il n'est pas contestable que la notion de sujet de droit continue, même s'il s'agit aujourd'hui d'en faire la critique , à exercer sur la doctrine contemporaine un étrange pouvoir de fascination . L'hypertrophie de la théorie du droit subjectif et du sujet de droit a ainsi étouffé le développement de celle du pouvoir. Pourtant, cette désaffection doctrinale pour la théorie du pouvoir au profit exclusif de celle du sujet a de quoi surprendre. Le titulaire du pouvoir est en effet aussi aisément déterminable que le sujet est fuyant. Saisi en la personne du mandataire, du tuteur, de l'époux chargé de gérer la communauté ou de l'organe de la personne morale, le titulaire pouvoir constitue une réalité immédiate alors que, du moins dans le cas des groupements,la notion de sujet n'est qu'indirectement saisissable. Elle suppose au contraire acquise une construction juridique très élaborée qui, du reste, n'a été dégagée que tardivement . Aussi, les thèses qui ne voient dans la relation du pouvoir que le signe de l'existence d'un sujet de droit, exerçant, par représentant interposé, de véritables droits subjectifs, méritent-elles une analyse attentive. 254 - Les querelles terminologiques répandues en la matière imposent de préciser, avant de s'engager dans une telle étude, le sens des termes qui y seront utilisés, moins dans le dessein d'en consacrer l'usage que d'éviter tout risque de confusion. Ainsi admettra-t-on, suivant en cela la majorité des auteurs, la double équivalence des termes de personne, de sujet de droit et de titulaire éventuel de droits subjectifs. Chacune de ces équivalences a été contestée. On a en effet parfois prétendu distinguer personne et sujet de droit, d'une p a r t , sujet de droit et titulaire de droits subjectifs, d'autre p a r t , mais les nuances ainsi introduitent ne paraissent pas justifier l'alourdissement terminologique que leur expression suppose . Il paraît suffisant, 4
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4. V . par ex. B . Edelman, « L e sujet de droit chez H e g e l » , La pensée, 1973, n° 170; le droit saisi par la photographie, Maspero 1973; «Esquisse d'une théorie du sujet: l'homme et son image» D., 1970, Chr. 119; Géraud de la Pradelle, L'homme juridique, PUG. Maspero 1979, not. pp. 74-135. 5. Il est vrai que la plupart des ouvrages publiés sur ce sujet ont bien davantage contribué à nourrir la «querelle des droits subjectifs» en renouvelant ses termes qu'à l'apaiser. Sur Dabin, v. Roubier «les prérogatives juridiques» Archives de philosophie du droit, 1960, p. 65 s.et sur Roubier, v. Dabin, «Droit subjectif et prérogatives juridiques, examen des thèses de M. Paul Roubier», Mémoire de l'Académie Royale de Belgique, t. 54, fasc. 3 , 1960; adde le volume des Archives de Philosophie du droit: «Le droit subjectif en question», t. 9, Sirey 1964. 6. Selon J. Ray, Essai sur la structure logique du Code Civil français, F. Alcan 1926, p. 185 et s., le terme de personne n'aurait pas été utilisé dans un sens différent de celui d'individu avant une loi du 5 avril 1884. 7. M. Virally, La pensée juridique, LGDJ 1960, p. 119 et s. ; Géraud de la Pradelle, L'homme juridique, op. cit., p. 74 et s. Au-delà des nuances, l'un et l'autre considèrent le sujet comme la notion première à laquelle l'idée de personne ajoute une notation complémentaire : lien avec la notion de droit subjectif (Virally) ou adjonction de certains attributs contingents (Géraud de la Pradelle). ^ 8. Roguin, La science juridique pure, t. 1, n° 83 et 8 8 ; t. 2, n° 620 et 6 3 4 ; O. Ionescu, op. cit., n° 117, qui invoque l'existence d'un sujet passif. 9. D u moins, l'expression de l'idée ne justifie-t-elle pas nécessairement qu'on la traduise dans la terminologie usuelle. L'observation vaut pour la distinction parfois suggérée des personnes morales, notion sociologique, et des personnes juridiques, concept technique.
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pour permettre une analyse juridique satisfaisante, de distinguer l'individu ou le groupement de leur revêtement juridique qu'est la personnalité, ainsi que le sujet du droit objectif, destinataire d'une norme quelconque, du sujet de droit proprement dit, titulaire éventuel de droits subjectifs. 255 - C'est sous le bénéfice de cette observation que l'on s'efforcera d'apprécier, à partir de quelques exemples concrets, le sens des thèses personnificatrices qui lisent la relation de pouvoir en termes de droit subjectif et de sujet de droit avant d'en reconnaître les nécessaires limites. Section 1 : La tentation de la personnification. Section 2 : Les limites de la personnification.
SECTION
1
La tentation de la personnification 256 - Bien que leur inspiration soit toute différente, les thèses personnificatrices qui ont vu simultanément le jour dans le droit de la famille et dans celui de l'entreprise (§ 1) partagent le même fondement (§ 2).
§ 1. Les thèses personnificatrices 257 - On a souvent songé à rapprocher famille et entreprise. L'un et l'autre de ces groupements ont été qualifiés d'« institutions à forme patronale», dominés par l'inégalité de leurs membres soumis à l'autorité d'un chef et l'on a souligné l'identité de nature des droits du père, chef de famille, et du patron, tantôt pour affirmer l'absolutisme de ces droits subject i f s , tantôt pour marquer au contraire leur caractère fonctionnel . Aujourd'hui, deux grands courants doctrinaux rapprochent à nouveau famille et entreprise en leur appliquant le même type de raisonnement. Dans l'un et l'autre cas, il s'agit de montrer que ces groupements, auxquels le législateur n'a pas expressément conféré la personnalité juridique, n'en constituent pas moins des sujets de droit. Les controverses qui ont divisé la doctrine sur le point de savoir s'il convenait de reconnaître à l'entreprise, d'une part, et à la famille ou à la communauté conjugale, d'autre part, la qualité de personne morale, sont trop connues pour qu'il soit besoin d'y insister longuement. Notre propos n'est pas de reprendre ici l'intégralité de la controverse ni de 10
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10. A . Legal et J. Brethe de la Gressaye, Le pouvoir disciplinaire dans les institutions privées, op. cit., p. 62 et s. 11. A . Dumas « D e u x types d'organisation sociale, le patronat et la corporation» Revue générale de droit, 1928, p. 272 et s., et 1929, pp. 36 à 44. 12. Legal et Brethe de la Gressaye, loc. cit.
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discuter chacun des arguments avancés. On tentera seulement de montrer, en les mettant en regard, que ces thèses procèdent d'une démarche rigoureusement identique, bien qu'il s'agisse davantage de recherches parallèles que de travaux convergents. Tout au plus, les partisans de la personnification de l'entreprise ont-ils fait état, à titre d'argument d'analogie, des efforts déployés en faveur de la personnification de la famille tandis que la thèse de la personnification de l'entreprise était invoquée a fortiori au soutien de celle de la personnification de la communauté conjugale . L'identité des démarches doctrinales tendant à leur personnification nous impose d'en faire une étude conjointe sans que l'on puisse en déduire qu'il existe une quelconque analogie de fond entre ces différentes institutions, l'objet de ces développements étant simplement de montrer que, dans tous les cas, la personnification se fonde sur une structure de pouvoirs. 13
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A. La personnification de l'entreprise 258 - Dans l'histoire de la doctrine, la thèse de la personnification de l'entreprise a revêtu plusieurs formes successives. Jusqu'en 1945, alors que cette théorie battait son plein, on y voyait volontiers une institution, au sens qu'Hauriou avait donné à ce t e r m e . Par la suite, l'engouement pour l'institution a décliné et un a u t e u r , plus audacieux que ses prédécesseurs qui n'avaient fait que suggérer l'idée à titre d'image ou de comparaison, a affirmé qu'il s'agissait d'un véritable sujet de droit. C'est la thèse de l'entreprise, sujet de droit naissant. Enfin, celle-ci a elle-même fait place à une troisième conception, apparemment moins ambitieuse sur le plan juridique, qui voit dans l'entreprise une simple réalité économique que le juriste ne saurait méconnaître. Il importe de relever que ces trois formes successives de la doctrine de l'entreprise ne sont que des variantes d'un même thème, différenciées par l'adjonction d'éléments empruntés à d'autres disciplines que le droit. Ainsi, la sociologie, découverte par les juristes au début du siècle, a-telle donné naissance à la thèse de l'entreprise-institution , de la même façon 15
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13. V . Despax, L'entreprise et le droit, th. Paris 1957, n° 348 ; Lambert «Introduction à l'examen de la notion juridique d'entreprise» Etudes Kayser, Presses Universitaires d'AixMarseille 1979, t. 2, p. 77 et s. 14. J. Carbonnier «La communauté entre époux est-elle une personne morale?» Trav. Ass. Capitant t. 8, 1950, p. 286. 15. Sur la question, v. spéc. Hauriou, «La théorie de l'institution et
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que l'économie est aujourd'hui invoquée au soutien de la conception moderne de l'entreprise. Seule la thèse de M. Despax se veut libre de toute référence sociologique et philosophique . Elle ne sacrifie pas davantage à l'économisme . A ce titre, il s'agit d'une théorie pure au sens que Kelsen donnait à ce terme. On montrera la parenté de ces doctrines en examinant brièvement la thèse de l'entreprise ouvertement conçue comme sujet de droit (1) avant de la rapprocher de ses variantes sociologique (2) et économique (3). Chacune de ces thèses se fonde peu ou prou sur les relations de pouvoir que l'on observe au sein de l'entreprise. II conviendra de souligner ce lien chemin faisant. 19
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1) La théorie pure de M. Despax 259 - La conception de l'entreprise comme sujet de droit repose tout entière sur le «phénomène de dissociation» de l'entrepreneur et de l'entrep r i s e dont M. Despax fait l'axe de sa thèse et dont il analyse longuement les effets. Une telle dissociation se manifeste notamment, dans la pensée de l'auteur, par le conflit d'intérêts qui peut naître au sein de l'entreprise entre l'entrepreneur, autrefois conçu comme propriétaire jouissant de l'absolutisme attaché au droit de propriété, et l'entreprise elle-même qui tend à «s'évader de la personnalité de l'entrepreneur» . Le contrôle judiciaire de la politique d'auto-financement, de la constitution de réserves , le caractère fonctionnel du pouvoir réglementaire, du pouvoir de direction et du pouvoir disciplinaire du chef d'entreprise seraient autant de signes de cette dissociation . Aussi voit-il dans le «mouvement législatif et jurisprudentiel qui tend à distinguer et même à opposer intérêt de l'entreprise et l'intérêt de l'entrepreneur» le signe de la personnification de l'entreprise . 22
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On aura reconnu dans les exemples destinés à illustrer le conflit d'intérêts qui existerait entre l'entrepreneur et l'entreprise les principales manifestations du pouvoir dans l'entreprise. Ainsi, le lien entre la notion de pouvoir et la personnification de l'entreprise apparaît-elle clairement, le pouvoir servant de support à la personnification. Les emprunts à la sociologie et à l'économie qui se trouvent à l'origine des variantes de la thèse de la personnification de l'entreprise ne suffisent pas
19. La notion sociologique d'institution est impitoyablement rejetée du domaine du droit c o m m e «imprécise», «floue», «sans contours très arrêtés» et pour tout dire, «fuyante du point de vue juridique», thèse précitée, n° 338 et s. Le thème est aujourd'hui classique. 20. Il est significatif que l'auteur ait choisi de qualifier l'entreprise de sujet de droit et non de personne morale, comme on l'a fait pour la famille. Choisissant le vocable technique, il évite les résonnances philosophiques inhérentes au terme de personne. 21. A plusieurs reprises, M. Despax se dit à la recherche d'une qualification juridique. Il n'envisage la notion économique que comme point de départ de la réflexion. V . not. n° 6. 22. Despax, op. cit., n° 357 et s. La réserve du caractère naissant du sujet n'est que la marque de l'inachèvement du mouvement de dissociation (n° 392). 23. № 3 9 3 . 24. № 187 s. 25. № 200 s. 26. № 360, M. Despax en trouve d'autres preuves, notamment en droit fiscal. V . n° 71 s. 27. № 360.
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à dissimuler que la même relation existe entre la notion de pouvoir et les doctrines de l'entreprise institution ou entité économique. 2) La variante sociologique 260 - La doctrine de l'institution n'a pas manqué de voir dans l'entreprise l'une de ses illustrations les plus éclatantes en droit privé. Suggérée par les fondateurs de l'école , l'analyse de l'entreprise en une institution a ensuite fait l'objet de larges développements . Bien qu'elle aboutisse à une conclusion qui n'est pas à proprement parler la personnification de l'entreprise, cette thèse repose sur une démarche rigoureusement identique à la précédente. Exploitant la jurisprudence éparse et sans fermeté que M. David avait su systématiser en montrant qu'elle appliquait le critère du détournement de pouvoir , un auteur a vu dans le contrôle judiciaire naissant des résolutions d'assemblées générales d'actionnaires la consécration de la théorie institutionnelle . De la même façon, MM. Légal et Brethe de la Gressaye ont justifié le caractère fonctionnel du pouvoir disciplinaire, qui se manifeste notamment dans les sociétés, par l'idée d'institution . Que l'on voie dans le caractère fonctionnel de ces pouvoirs la conséquence de la nature institutionnelle du g r o u p e m e n t ou que l'on déclare ouvertement induire des solutions positives la «consécration» de la t h é o r i e , il est manifeste que l'institution est faite de pouvoirs. D e l'aveu même de ses partisans, «l'institution se caractérise essentiellement, au point de vue juridique, par l'existence d'un pouvoir qui est au service de l'idée commune et qui est tout différent des droits individuels ou subjectifs» . Renard n'affirmait-il pas, dans une formule restée célèbre, que «l'autorité est le critère de l'institutionnel, comme l'égalité est le critère du contractuel» ? Il n'est pas de meilleure illustration que la présentation que Paul Durand fait de l'entreprise en 1947 dans une brillante synthèse qui marque l'apogée de l'analyse institutionnelle de l'entreprise. Conçue sur le modèle de la société politique, celle-ci «est organisée au moyen d'un certain nombre de pouvoirs: un pouvoir législatif, manifesté par un règlement intérieur, un pouvoir exécutif, que traduit le droit de direction du chef d'entreprise, un 28
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28. V . Hauriou et Renard, op. cit. 29. V . not. Emile Gaillard, La société anonyme de demain. La théorie institutionnelle et le fonctionnement de la société anonyme, thèse Sirey 1932; A . Légal et J. Brethe de la Gressaye, Le pouvoir disciplinaire dans les institutions privées, op. cit.; Paul Durand «La notion juridique d'entreprise» Trav. Ass. Capitant, t. III, 1947, pp. 45-60. 30. R. David, La protection des minorités dans les sociétés par actions, thèse Sirey 1929. 31. Emile Gaillard, thèse précitée, p. 33 et s. 32. Op. cit., p. 21 et s. 33. E x . : Légal et Brethe de la Gressaye, op. cit., p. 3 5 : «L'autorité est inhérente à l'institution». 34. Ex. : Emile Gaillard, loc. cit. 35. A . Légal et J. Brethe de la Gressaye, op. cit., p. 39. 36. G. Renard, La théorie de l'institution, op. cit., p. 322.
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pouvoir disciplinaire, qui permet de réprimer les manquements aux lois internes de l'institution» . L'entreprise, comme institution, est une synthèse de p o u v o i r s ; le pouvoir est le support de l'institution, comme il l'est de la personnification. Cette constatation n'est pas faite pour surprendre si l'on considère que les théories de l'institution et de la réalité des personnes morales procèdent d'une même conception des groupements. Les partisans de l'analyse institutionnelle ont, du reste, clairement compris que leur thèse conduisait à la personnification de l'entreprise. Ainsi relèvent-ils que «la société est un sujet de droit parce qu'elle comporte un intérêt légitime distinct des intérêts des individus et une volonté pour défendre cet i n t é r ê t » ou que l'idée de personne ne fait que «traduire dans notre droit individualiste la réalité institutionnelle», dont elle est la forme la plus a c h e v é e . La rencontre des deux analyses n'est pas fortuite, ainsi que l'atteste le rapprochement des critères retenus de part et d'autre. Critères essentiels de l'institution, «l'idée d'oeuvre à réaliser» et l'organisation «mise au service de cette idée pour sa réalisation» évoquent irrésistiblement les deux conditions d'existence de la personnalité morale, posées par Michoud, que sont l'intérêt collectif et «l'organisation capable de dégager une volonté collective qui puisse représenter et défendre cet i n t é r ê t » . L'analyse des nuances que l'on rencontre au sein de chacun des systèmes ne dément pas leur étrange correspondance. Hauriou voyait dans «les manifestations de communion qui se produisent dans le groupe social au sujet de l'idée et de sa réalisation» le troisième élément de l'institution et les tenants de la réalité des personnes morales ont eux-même insisté sur «la conscience réelle, supposée ou imposée de l'intérêt collectif en jeu et du but réalisé ou à réaliser en fonction de cet intérêt» que comporterait, «de la part de ses membres ou bénéficiaires», la personnalité m o r a l e . Jusque dans leurs moindres nuances, les doctrines de l'institution et de la réalité des personnes morales apparaissent bien comme les deux manifestations parallèles d'une même conception des groupements . 37
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3) La variante économique 261 - D e même que la théorie de l'institution s'est désintéressée de la personnification de l'entreprise, qu'elle présentait sous une autre forme, la thèse, aujourd'hui dominante, qui voit dans l'entreprise une entité économique, a abandonné cette ultime étape du cheminement doctrinal. Elle n'en
37. Paul Durand « L a notion juridique d'entreprise» Trav. Ass. Capitant, t. 3, 147, p. 56. 38. Hauriou affirmait dans une formule générale: «l'équilibre de l'Institution est une synthèse pratique à base de pouvoirs», Principes de droit public, 1910, p. 134. 39. Emile Gaillard, thèse précitée, p. 38. 40. Renard, La théorie de l'institution, op. cit., p. 37. 41. Hauriou, article précité, p. 2 et s. 42. Michoud, op. cit., 1906, n° 53. 43. Article précité, p. 2. 44. Bonnecase, Introduction à l'étude du droit, op. cit., n° 45. 45. En ce sens, Coulombel, thèse précitée, p. 37 et s. ; comp. Bonnecase, Introduction précitée, n° 70 bis; supplément, t. IV, pp. 242-255; J. Carbonnier, Droit civil, t. 1, n° 86.
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relève pas moins d'une conception de l'entreprise analogue à celles qui l'ont précédées. Si l'on néglige les nuances propres à chaque auteur pour s'en tenir à l'essentiel, on peut déceler un large courant doctrinal qui se caractérise, dans son appréhension de l'entreprise, à la fois par la méthode suivie et par la conception générale de l'entreprise qui en d é c o u l e . La méthode consistant à rechercher une définition de l'entreprise dans les enseignements de la science économique est aujourd'hui largement répandue. Faute de définition juridique suffisamment ferme, le juriste se tourne vers l'économiste et lui emprunte un concept . La valeur d'une telle démarche a été récemment mise en c a u s e . Le droit ne saurait se contenter de constater et le modèle emprunté à l'économie ne peut se juger qu'au vu des conséquences juridiques qu'il prétend fonder ou conforter . Le recours à l'économie est le plus souvent invoqué au soutien d'une conception qui fait de l'entreprise une entité dotée d'une finalité propre. Les intérêts des apporteurs de capitaux, du personnel salarié et du chef d'entreprise se fondent dans l'intérêt de l'entreprise qui les transcende tous en une harmonieuse synthèse. Ainsi, l'entreprise se dégage-t-elle de ses fondements traditionnels, la propriété et le contrat, pour accéder à une vie propre. Elle justifie une protection spécifique destinée à assurer son intégrité et sa pérennité. Ses dirigeants sont investis de pouvoirs limités par l'intérêt social. L'intérêt de l'entreprise justifie le contrôle judiciaire de l'autofinancement . 46
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262 - Ce bref survol des conceptions doctrinales de l'entreprise, successivement conçue comme réalité sociologique, personne morale ou entité économique à l'usage des juristes, met en lumière leur profonde unité. L'entreprise y apparaît toujours comme une abstraction dont l'intérêt acquiert une large autonomie et prime celui de ses composantes, un centre d'intérêts autonomes, une entité dotée de fins p r o p r e s . Qu'elle le proclame ou qu'elle s'en désintéresse, cette doctrine tend à la personnification de 51
46. V . en particulier: J. Paillusseau, La société anonyme. Technique d'organisation de l'entreprise, th. Sirey 1967; R. Contin, Le contrôle de la gestion des sociétés anonymes, th. Librairies Techniques 1975, Adde Cl. Champaud, Le pouvoir de concentration de la société par actions, th. Sirey 1962, n° 378. 47. Ce qui ne va pas sans soulever un délicat problème de sélection en raison de la multiplicité des analyses économiques. Tantôt le choix se veut synthétique (ex. : Paillusseau, op. cit., p. 67), tantôt,,il s'avoue arbitraire (ex. : Despox, op. cit., n° 9). 48. G. Lyon-Caen et A . Lyon-Caen «La doctrine de l'entreprise», in Dix ans de droit de l'entreprise. 49. Comp. pour la critique de l'adaptation du droit à l'économie, B. Grêlon, Les entreprises de services, th. Economica 1978, n° 697 et plus généralement sur «le mythe de l'adaptation du droit au fait», Ch. Atias et D . Linotte, D., 1977, Chr. 251. V . également Ripert, Les forces créatrices de droit, LGDJ 1955, n° 25 et s. 50. R. Contin, op. cit., n° 463 et s. et n° 676 et s. 51. La formule de Durand, qui présentait l'entreprise comme un ensemble d'éléments humains et matériels ordonnés en vue d'une fin, op. cit., p. 49 et s., exprime clairement cette idée que ne dément ni la thèse du sujet de droit naissant, ni celle de l'entité économique. Cf. R. Contin, thèse précitée, n° 596 et s. : «l'entreprise sociale a un intérêt qui lui est propre et transcende tous les intérêts catégoriels pris isolément, réunis ou combinés».
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l'entreprise, dont elle isole l'intérêt . Hautes en couleur ou plus sobres, les dénominations d'institution, de sujet de droit naissant ou de réalité économique ne sont que les diverses parures d'une même notion qui a connu dans la doctrine française une remarquable stabilité. Aussi, les diverses thèses étudiées paraissent-elles bien justifier l'appellation générique de «doctrine de l'entreprise» . Un souci aigu du parallélisme des formes inciterait à en voir le pendant dans «la doctrine de la famille» qui procède du même désir de personnifier le groupement familial afin d'en mettre l'intérêt en valeur. 53
B. La personnification dans le droit de la famille 263 - En réalité, le courant doctrinal qui tend à la personnification de tout ou partie du groupement familial se distingue par plusieurs traits de la «doctrine de l'entreprise». Bien que solidement représentée, cette tendance s'est en effet toujours heurtée, sous chacune de ses formes, à l'hostilité de la doctrine dominante. Par ailleurs, la thèse, qui n'a jamais revêtu de formes détournées ou voilées, s'est peu modifiée dans le temps. En revanche, elle s'est d'emblée scindée en deux tendances distinctes, l'une soutenant la personnification de la famille en tant que telle, l'autre se limitant à la personnification de la communauté conjugale. La clarté du débat, plus encore que la célébrité de ces thèses, dispense d'en rappeler le contenu autrement que pour mémoire. On se bornera à marquer les rapports qu'elles entretiennent avec la notion de pouvoir. 1) La personnification de la famille 264 - La thèse de la personnification du groupement familial tout entier a elle-même connu deux variantes. La première fait expressément de la famille une personne morale. Elle a trouvé en la personne de M. René Savatier un défenseur a c h a r n é . 54
a) La thèse de M. Savatier 265 - Les arguments avancés au soutien de cette conception, qui se veut ancrée dans le droit positif, paraissent d'inégale valeur. Les souvenirs de famille ou les sépultures de famille peuvent faire l'objet d'une réglementation spécifique, notamment quant à leur dévolution successorale, sans que l'on doive nécessairement en déduire que les détenteurs des souvenirs ou les membres de la famille du fondateur de la sépulture ne sont que les organes
52. On sait que la personne morale a précisément été définie, dans une conception classique, comme centre d'intérêts, Michoud, op. cit., n° 51 et s. D è s lors que l'on conçoit le groupement comme porteur d'un intérêt propre, la seule référence à cette théorie suffit à le personnifier. Plus profondément encore que la conception de la personnalité, c'est la conception des intérêts du groupe qui fait l'unité de la doctrine étudiée. 53. V. sur cette qualification, G. Lyon-Caen et A . Lyon-Caen, article précité, p. 601 et s. 54. R. Savatier, « U n e personne morale méconnue: la famille en tant que sujet de droit», D.H., 1939, Chr. 49.
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assurant «la représentation du corps familial» . De même, si le nom patronymique marque incontestablement l'appartenance de la personne qui le porte à une famille, on ne saurait sans artifice en déduire que celle-ci en est le seul véritable titulaire . Ces manifestations de l'intérêt que le législateur porte à la famille ne suffisent pas à en faire un sujet de droit distinct de ses m e m b r e s . La thèse de la personnification du groupement familial se fonde essentiellement sur la finalité, réelle ou supposée, des prérogatives reconnues aux membres de la famille, c'est-à-dire sur l'existence de pouvoirs. L'affectation familiale de ces droits fait de leurs titulaires des organes au service du corps familial. Le caractère fonctionnel de l'ancienne puissance maritale et paternelle constitue, dans cette thèse, se signe le plus net de la personnalité de la famille. «Il semble difficile de nier», relève M. Savatier, «que ce soit au nom de la famille, conçue comme le ménage formé des époux et des enfants», que le «chef de famille» exerce sa fonction . Dans la famille comme dans l'entreprise, le pouvoir constitue le support de la personnification. Il en va de même dans la forme atténuée qu'en offre la thèse de l'institution. 56
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266 - La famille répond à tous les critères de l'institution, tels qu'ils ont été définis par les fondateurs de la théorie. Il est aisé d'y distinguer «l'idée d'oeuvre», «les manifestations de communion», chères à Hauriou, qui marquent la cohésion du groupement. Par ailleurs, la puissance paternelle et la puissance maritale, aujourd'hui l'autorité parentale et les pouvoirs de gestion des époux, illustrent à merveille l'autorité intrinsèque à l'institution sur laquelle insistait Renard. Aussi, la thèse a-t-elle connu un certain succès en doctrine entre les deux g u e r r e s . Elle poursuit aujourd'hui une existence paisible sans que l'on prétende en tirer de conséquences positives précises . On se bornera à souligner que, même lorsqu'elle ne tend pas à faire de la famille une personne morale, la portant ainsi au «dernier degré de l'existence institutionnelle», la thèse repose essentiellement, comme la variante personnificatrice, sur le caractère fonctionnel des pouvoirs dont la famille est le siège. Elle souligne et justifie que les pouvoirs du père et du mari doivent s'exercer dans l'intérêt de la famille et non dans l'intérêt de celui qui en est titulaire et soient soumis à un contrôle qui a pour but d'éviter leur détournement . 59
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55. V. les métamorphoses..., 3ème éd. 1964, n° 129 et 130. M. Savatier lui-même a, par ailleurs, s'agissant il est vrai de la personnification de l'entreprise, stigmatisé le «verbalisme de la représentation juridique», Métamorphoses, op. cit., n° 99. 56. Op. cit., n° 126. 57. E n ce sens, Travaux de la commission de réforme du Code Civil, année 1949-1951, p. 192. 58. R. Savatier, Le droit, l'amour et la liberté, 2 è m e éd., LGDJ 1963, p. 27. 59. V. Hauriou, Précis de droit constitutionnel, 2ème éd. 1929, p. 652; Renard, La théorie de l'institution, op. cit., not. p. 124; A . Legal et J. Brethe de la Gressaye, op. cit., p. 62 et s. ; P. Raynaud, la nature juridique de la dot. Essai de contribution à la théorie générale du patrimoine, th. Toulouse 1934, p. 245 et s. 60. Marty et Raynaud, Les personnes, 3ème éd. 1976, n° 61 et 822. 61. P. Raynaud, thèse précitée, pp. 246-247.
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2) La personnification du régime 267 - Si le débat qui oppose les auteurs, depuis que M. Carbonnier lui a consacré sa thèse de d o c t o r a t , sur la question de la personnalité morale de la communauté conjugale est aujourd'hui plus vif que le p r é c é d e n t , c'est sans doute qu'il paraît avoir davantage de conséquences positives. Ainsi, l'attention se polarise-t-elle aujourd'hui sur la distinction du passif propre et du passif c o m m u n et, spécialement, sur la question de la reconnaissance d'un droit de préférence sur les biens communs aux créanciers de la communauté par rapport aux créanciers des époux. Le caractère technique de la controverse tend à dissimuler les relations que la notion de pouvoir entretient, ainsi qu'on a déjà eu l'occasion de le constater, avec l'idée de personne. Pourtant, là encore, la personnification n'est que la traduction d'une certaine conception des intérêts collectifs en cause. Ainsi que le relevait M. Carbonnier, «la raison déterminante de la personnification de la communauté conjugale, c'est l'existence, sous ce régime matrimonial, comme sous les autres régimes, d'un intérêt collectif, l'intérêt du ménage, spécifiquement distinct des intérêts individuels des é p o u x » . Les adversaires de la thèse ne s'y sont pas trompés: ils ont fait porter leur critique sur la conception des intérêts collectifs qu'elle impliquait . On ne sera donc pas surpris de constater qu'en renforçant le rôle de la notion d'intérêt commun des époux qu'elle place au cœur de la c o m m u n a u t é , la loi du 13 juillet 1965 ait par là-même conforté la thèse personnificatrice. L'intérêt collectif appelle le concept de pouvoir. Ainsi, «la nécessité de manœuvrer vers un but commun» a paru inconciliable avec l'absence d'un sujet de droit concentrant sur sa tête, grâce à une organisation appropriée, les pouvoirs indispensables pour imprimer aux activités individuelles des directives d'ordre collectif . Le mari, gérant ordinaire de la communauté, comme la femme, dans l'exercice de ses pouvoirs domestiques, sont conçus comme des organes représentant la société conjugale personnifiée dans le m é n a g e . 62
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268 - L'idée se confirme que les thèses qui tendent à la personnification de l'entreprise ou de la famille font toujours du pouvoir la pierre angulaire de leur système. L'analyse de la démarche personnificatrice conforte cette observation et permet de mettre en relief la relation d'équivalence logique entre pouvoir et personne qu'elle postule.
62. J. Carbonnier, Le régime matrimonial. Sa nature juridique sous le rapport des notions de société et d'association, th. Bordeaux 1932. 63. En faveur de la personnalité de la communauté, outre la thèse de M. Carbonnier précitée, v. Bonnecase, Supplément, t. IV, 1928, pp. 530 et s. ; G. Cornu, Les régimes matrimoniaux, 2ème éd. Thémis 1977, pp. 244-249. 64. Cornu, Les régimes matrimoniaux, op. cit., pp. 248-249. 65. J. Carbonnier, thèse précitée, p. 343. 66. V. not. Boutard, Les pouvoirs ménagers de la femme mariée, th. Caen 1946, pp. 84-85. 67. G. Cornu, Les régimes matrimoniaux, op. cit., p. 247. 68. J. Bonnecase, Supplément, t. IV, p. 533. 69. J. Carbonnier, op. cit., pp. 112-113.
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§ 2. Le fondement des thèses personnificatrîces 269 - Toutes se réclament d'une certaine conception des personnes morales qui explique les rapports qu'entretiennent les concepts de pouvoir et de personne. La légitimité du glissement de la notion de pouvoir à celle de personne est donc étroitement dépendante de la valeur de ce fondement théorique obligé des thèses personnificatrices. Aussi conviendra-t-il de se prononcer sur la valeur de ce fondement (B) après avoir montré le rôle qu'il joue dans la personnification du pouvoir (A).
A. Analyse du fondement 1) La réalité des personnes morales, fondement avoué de la personnification 270 - Qu'il s'agisse de l'entreprise, de la famille ou de la communauté conjugale, la thèse de la personnification passe invariablement par l'adoption de la théorie de la réalité des personnes morales. Le très célèbre arrêt rendu par la Cour de cassation le 28 janvier 1954 dans l'affaire du Comité d'Etablissement de Saint-Chamond a paru consacrer un «droit naturel des groupements à la personnalité juridique» . Sa formulation triomphale, selon laquelle «la personnalité civile n'est pas une création de la loi (mais) appartient en principe à tout groupement pourvu d'une possibilité d'expression collective pour la défense d'intérêts licites, dignes, par suite, d'être juridiquement reconnus et protégés» a apporté un précieux renfort à toutes les thèses personnificatrices. On y a vu le signe de «l'éclosion de la personnalité juridique de l'entreprise» et la confirmation de celle de la famille . Avant même que la jurisprudence ne lui ait apporté une telle caution, la théorie de la réalité des personnes morales a été tout naturellement invoquée au soutien des thèses de la personnification de la maison de c o m m e r c e , puis du ménage . 70
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Inversement, la critique de ces thèses passe par l'appréciation de cette conception de la personnalité et de la portée de l'arrêt du 28 janvier 1954 . 76
70. Civ. 2 è m e , 28 janvier 1954, J.C.P., 1954.11.7978, avec les conclusions l'avocat général L e m o i n e ; D., 1954.217, note Levasseur; Droit social, 1954.161, Durand. 71. P. Durand, op. cit., p. 162; Despax, thèse précitée, p. 381. 72. Despax, thèse précitée, n° 362 et s. 73. R. Savatier, Les métamorphoses..., op. cit., p. 165. 74. Valéry, «Maison de commerce et fonds de commerce», Annales de droit cial, 1902, p. 209 et s. 75. V . J. Carbonnier, thèse précitée, p. 110 et s. 76. V. not. G. Lagarde «Propos de commercialiste sur la personnalité morale. ou réalisme?» Mélanges Jauffret, 1974, pp. 428-448.
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2) La réalité des personnes morales et la personnification du pouvoir 271 - La théorie de la réalité des personnes morales associe indivisiblement les concepts de pouvoir et de personne juridique. Dans son acceptation courante, formulée par M i c h o u d et accueillie par la Cour de cassation en 1954, la thèse de la réalité subordonne l'octroi de la qualité de personne juridique à deux conditions: l'existence d'un intérêt licite et d'un organe susceptible de l'exprimer. Il n'y a pas de pouvoir, au sens que nous avons donné à ce terme, sans que l'une et l'autre des conditions ne soient réunies. On sait que l'intérêt distinct de celui du titulaire du pouvoir est au cœur de la notion de pouvoir. Il en constitue à la fois le fondement et la limite. L'agent juridique, titulaire du pouvoir, répond, par ailleurs, exactement à l'exigence d'une «possibilité d'expression collective» qui constitue la seconde condition de la personnification. La notion de pouvoir porte en elle les deux conditions de la personnification. Ainsi, par la médiation de la théorie de la réalité des personnes morales, les notions de pouvoir et de personne se trouvent-elles indissociablement liées. Si l'on adopte cette conception de la personnalité, il ne saurait y avoir de pouvoir sans droit correspondant, ni d'agent sans sujet. Le pouvoir n'est plus alors que le signe de l'existence du sujet et les éléments de sa définition s'ordonnent autour de la notion de sujet. L'intérêt devient personne juridique. Ainsi s'éclaire le raccourci péremptoire de Michoud: tout «intérêt suppose un intéressé» . Corrélativement, l'agent, titulaire du pouvoir, n'est plus qu'un représentant. 77
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De la même façon, ce n'est pas par hasard que la doctrine institutionnelle se fonde sur le pouvoir . L'intérêt qui le fonde et oriente l'action de l'agent y devient l'idée d'œuvre, alors que l'agent juridique constitue la base de l'organisation minimale indispensable à la reconnaissance de l'institution. On a souligné la parenté des thèses de l'institution et de la réalité des personnes m o r a l e s . Il convenait de mettre en lumière les relations de chacune d'elles avec la théorie du pouvoir et de souligner qu'il y a là trois habillages conceptuels d'une même réalité juridique. Tel est, sous ses deux formes, le mécanisme de la personnification du pouvoir. L'importance théorique de cette démarche, qui nie l'autonomie de la notion de pouvoir, nous impose d'apprécier la valeur de la théorie de la réalité des personnes morales qui la fonde. 79
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B. Valeur du fondement 272 - Bien qu'ayant fait l'objet de nombreux travaux de grande valeur, la querelle de la réalité ou de la fictivité des personnes morales n'est pas close. A l'ambiguité de la controverse doctrinale (1) correspond l'incertitude des solutions positives (2). 77. Op. cit., t. 1, n° 53 et s. ; comp. Bonnecase, loc. cit. et surtout M. Waline, Traité élémentaire de droit administratif, 6ème éd. 1950, pp. 169 et s. 78. Op. cit., t. 1, p. 42. 79. V . supra, n° 260, pour l'entreprise, et n° 266, pour la famille. 80. V . supra, n° 260.
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1) L'ambiguïté de la controverse 273 - Il ne suffirait pas, pour prendre parti dans cette controverse, de se laisser guider par la position classique du problème. Le terme de fiction est, en lui-même, si ambigu et si empreint de la défaveur de la doctrine qu'il semble commander à lui seul l'adoption de la solution inverse. En évoquant le balancement du vrai et du faux, cette présentation appelle les foudres des auteurs sur ce procédé législatif « qui tourne délibérément le dos à la réalité». Aussi fustige-t-on, au nom de «la marche vers le réel», «l'altération de la réalité», «la déformation des phénomènes qui subissent l'empire de notre e n t e n d e m e n t » . Sous une forme plus sobre et plus convaincante, les meilleurs auteurs rattachent la question de la nature des personnes morales à l'observation du r é e l . Pourtant, ainsi conçue, la querelle séculaire de la réalité ou de la fictivité des personnes morales est aujourd'hui très souvent qualifiée d'artificielle, de stérile , de «faux problème» . La matière n'en reste pas moins figée dans la terminologie qui oppose la réalité à la fiction. Les formules de «réalité abstraite» ou de «réalité technique», sur laquelle un relatif accord semble s'être réalisé en doctrine, en sont le signe. Mais une alliance de mots ne fait pas nécessairement une synthèse et la double référence contradictoire à l'ordre de la réalité observable et à celui de la technique juridique, qui a pour vocation de saisir le réel en le qualifiant, n'est guère éclairante. L'hommage ainsi rendu à la formulation traditionnelle du débat par ceux-là même qui insistent sur l'idée que la personnalité est une qualification juridique peut donc paraître mal venu. 274 - Ces observations incitent à faire abstraction de l'habillage doctrinal traditionnel de la controverse pour ne se préoccuper que des intérêts pratiques que l'on prétend attacher à la nature des personnes morales. On se demande, en premier lieu, si un groupement dont l'intérêt collectif est suffisamment caractérisé constitue une personne morale, indépendamment de sa consécration expresse par le législateur. La personnalité morale est-elle le fruit d'une génération spontanée ou d'une reconnaissance législative? C'est la question de la spontanéité des personnes morales . Il importe de savoir, en second lieu, si les groupements, dont la personnalité n'est pas contestée, ont des droits de même nature que ceux dont 81
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81. G. Madray, Essai sur une théorie générale de la représentation en droit, pp. 108111. Comp. Saleilles, De la personnalité juridique, op. cit., pp. 623-624. 82. V . par ex. Batiffol et P. Lagarde, Droit international privé, 7ème éd., t. 1, n° 200. 83. R. David, Rapport général sur «La personnalité morale et ses limites», LGDJ 1960, p. 3 et s. 84. G. Lagarde, article précité, pp. 429-448. 85. H.L. et J. Mazeaud, t. 1, vol. 2, Les personnes, 5ème éd. 1972, par M. de Juglart, n° 593. 86. Elle s'est successivement posée à propos des sociétés civiles (v. Req. 23 février 1891, D.P., 1891.1.337; 5., 1892.1.73 note Meynial), des comités d'établissements (Civ. 28 janvier 1954, précité) et de la masse des créanciers de la faillite (com. 17 janvier 1956, D., 1956.265, note Houin).
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jouissent les personnes physiques: un nom, une nationalité, un domicile . C'est la question du particularisme des personnes morales . Enfin, on a prétendu attacher à la qualification de fiction un principe d'interprétation «restrictive» . Mais, on ne s'arrêtera pas à ce dernier élément, une fiction devant, au même titre que toute autre règle juridique, s'interpréter dans la mesure de sa raison d ' ê t r e . Bien que rationnellement distinctes, ces diverses questions sont rattachées dans la controverse classique à la nature des personnes morales. Chaque solution dépendrait de la réalité ou de la fictivité qu'on leur suppose. L'idée de fiction priverait de la personnalité les groupements auxquels la loi n'a pas attribué cette qualité. Elle justifierait la transparence de la personne morale et permettrait l'application du critère du contrôle à la détermination de la nationalité des sociétés . Inversement, la croyance en la réalité imposerait la reconnaissance de tout groupement revêtant «une individualité sociale suffisamment caractérisée» . Elle ferait du siège social le critère de la «nationalité des sociétés», justifierait une large reconnaissance en France des personnes morales «étrangères» ainsi que la permanence de la personne morale en cas de «changement de nationalité» . Seule la question de la spontanéité des personnes morales concerne l'objet de cette étude. On observera, néanmoins, que c'est beaucoup demander à la nature des personnes morales que de résoudre l'ensemble des interrogations que l'on prétend y rattacher. 88
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Il paraît donc préférable de procéder à l'étude rationnelle de chaque question en tenant compte de sa spécificité et des intérêts pratiques en cause. L'abus de systématisation a plongé la matière dans un grand trouble et la méthode analytique s'impose aujourd'hui, ne serait-ce qu'à titre d'étape du raisonnement. 275 - Ce bref rappel des intérêts pratiques montre que la terminologie en usage et les conceptions qu'elle traduit sont inadaptées. Sa parfaite réversibilité en est la preuve. Ainsi a-t-on parfois dénoncé la «fiction anthrop o m o r p h i q u e » de la thèse de la réalité, qui distingue nationalité et domicile des groupements personnifiés. De même, admettre avec les partisans de la thèse de la «réalité abstraite» que la norme est une réalité, conduit à dire que toute fiction, au sens technique de procédé de législation par référence, est une réalité puisque le législateur l'a voulu. Réciproquement, il n'est pas impossible de déceler le réalisme de la théorie de la fiction et l'on a pu souligner au contraire que «la théorie dite de la réalité des personnes morales est non une tendance réaliste, mais l'expression d'un courant doctrinal idéa94
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87. Voire une présence et une résidence. Pour la critique de telles nuances, v. Ph. Francescakis, note sous Civ. 1ère, 25 janvier 1966, R. 1966.257. 88. C o m p . Coulombel, thèse précitée. 89. V. not. Rouast, La représentation dans les actes juridiques, Cours précité, p. 91. 90. V. sur ce point, G. Cornu, Introduction précitée, n° 415 et s. 91. En ce sens, v. les motifs sans nuances de Civ. 25 juillet 1933, Société Rosendaël, S., 1935.1.41, note approb. Niboyet. 92. Bonnecase, Introduction précitée, n° 46. 93. Sur l'ensemble de la question, v. G. Lagarde, Article précité, p. 441 et s. 94. Ph. Francescakis, loc. cit. 95. V . not. David, Rapport précité, p. 14; G. Lagarde, Article précité.
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liste fondé sur la prééminence des personnes physiques et de leur volonté individuelle sur les aspirations collectives» . La clé du débat est donc manifestement ailleurs et l'on ne saurait se contenter de raisonner en termes de réalité et de fiction pour trancher la question de la spontanéité ou de la légalité des personnes morales. Mais on s'aperçoit alors que, même ainsi limitée, la controverse n'est pas clairement tranchée en droit positif. 96
2) L'incertitude des solutions positives 275 - Il serait sans doute excessif d'opposer systématiquement la jurisprudence et la loi en la matière. Il est pourtant arrivé à la jurisprudence de manifester sa faveur pour la «thèse de la réalité » des personnes morales et l'on trouve dans les lois récentes des arguments propres à conforter l'idée de «fiction». Il n'y a là rien que de très naturel si l'on songe que la thèse de la fiction tend à consacrer le monopole législatif de création des êtres juridiques. Bridée par le principe de séparation des pouvoirs et l'article 5 du Code Civil, la jurisprudence est plus encline à «constater» qu'à créer ouvertement et trouve son allié naturel dans les conceptions de la «réalité». Faisant écho à l'arrêt du 23 février 1 8 9 1 qui avait consacré, avant toute intervention législative, la personnalité des sociétés civiles, les décisions rendues par la Cour de cassation le 28 janvier 1954 et le 17 janvier 1956 , qui ont successivement affirmé la personnalité morale des comités d'établissement et de la masse des créanciers de la faillite, ont paru consacrer la thèse de la réalité des personnes morales. On a cependant fait observer à juste titre que, dans l'un et l'autre cas, on se trouvait en présence d'une affirmation théorique gratuite qui n'était pas indispensable à la solution du litige, tant parce que 1'«interprétation» des textes en vigueur suffisait à légitimer la personnification que, du moins dans le deuxième cas, parce que la personnification n'était pas indispensable à la solution r e t e n u e . On oppose volontiers à cette jurisprudence les dispositions légales qui ont successivement attribué aux sociétés commerciales puis aux sociétés civiles la personnalité morale à dater de leur immatriculation au registre de commerce. En subordonnant l'obtention de la personnalité à une telle formalité, ces textes marqueraient l'abjuration législative de la thèse de la r é a l i t é . L'ar97
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96. Cl. Champaud, Rapport à l'Association H. Capitant, sur «les groupements et organismes sans personnalité juridique en droit commercial français» Trav. Ass. Capitant, t. X X I , 1969, 1974, pp. 119-141, v. p. 119. 97. Req. 23 février 1891, S., 1892.1.73. Adde Req. 2 mars 1892, S., 1892.1.497. 98. Civ. 3 è m e , 28 janvier 1954, précité. 99. Corn. 17 janvier 1956, D., 1956.265, note R. Houin ; J.C.P., 1956.11.9601, note R. Granger. 100. J. Patarin, «Les groupements sans personnalité juridique en droit civil français», op. cit., p. 37. 101. Houin, loc. cit. 102. Loi du 24 janvier 1966, art. 5. 103. Loi du 4 janvier 1978, art. 1842 nouveau du Code Civil. Comp. art. 1871 nouveau. 104. G. Lagarde, art. précité, p. 433 et, depuis la loi du 4 janvier 1978, P. Catala, «L'indivision», Rép. Defrenois, 1979, 31874 n° 1.
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gument a été réfuté, au motif que l'immatriculation destinée à protéger les associés et les tiers n'est qu'un élément du contrôle de la «licéité» et de la «dignité» des intérêts personnifiés et qu'elle ne contredit pas directement la formule de l'arrêt du 28 janvier 1954 . Ce formalisme n'en est pas moins difficilement conciliable avec la croyance en la spontanéité de la personnalité morale des groupements. La tendance la plus profonde du droit contemporain en la matière confirme cette observation. 277 - Bon nombre d'auteurs s'accordent à relever la diversification du contenu de la notion de personne morale. On évoque la relativité de la notion, sa malléabilité, les degrés qu'elle est susceptible de connaître. En un mot, on a découvert la «personnalité juridique à contenu v a r i a b l e » . On connaissait la petite personnalité des associations déclarées et la grande personnalité des associations reconnues d'utilité p u b l i q u e . On trouve dans les conventions internationales l'idée d'une capacité minimale comportant le pouvoir d'ester en justice, de posséder des biens et de passer certains actes juridiques sans laquelle l'existence d'une personne morale ne saurait être reconnue . Née de la critique de l'anthropomorphisme aujourd'hui r é p a n d u e , la diversification du concept de personne morale n'est pas sans conséquence sur la question de sa source. La tendance a été invoquée au soutien de la thèse personnificatrice alors que «l'absolutisme de la pensée juridique qui ne peut concevoir la personnalité civile autrement que dans sa perfection» conduit à la négation de la personnalité «atténuée» de la c o m m u n a u t é et, pourrait-on ajouter, de la famille comme de l'entreprise. Là encore, l'argument peut être retourné. On voit mal en effet ce qui, sinon les textes, pourrait servir à déterminer le contenu par hypothèse variable de telle ou telle personnalité juridique. L'idée de relativité sape l'éventualité d'une induction judiciaire utile et s'oppose à ce que l'on puisse déduire de l'existence de la personnalité morale conçue sur un modèle uniforme, que l'on aurait reconnue à certains de ses traits, quelqu'autre conséquence qui n'aurait pas été expressément prévue par le législateur. La 106
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105. Hémard, Terré et Mabilat, Sociétés commerciales, t. 1, éd. 1972, n° 151-152; comp. depuis la loi du 4 janvier 1978; Ph. Malaurie, Droit civil. Personnes. Vie familiale. Régimes matrimoniaux, Les cours du droit 1978-1979, p. 156. 106. M. Jeantin, La filiale commune, th. Tours 1975, n° 663 et s. et les références citées. 107. Sur la «toute petite personnalité» des congrégations religieuses non autorisées, v. Ph. Malaurie, Cours d'introduction à l'étude du droit et au droit civil des obligations, 19761977, p. 29. 108. V. not. l'article 1er de la Convention de La Haye du 1er juin 1956 concernant la reconnaissance de la personnalité juridique des sociétés, associations et fondations étrangères et l'article 7 de la Convention C . E . E . du 29 février 1968 sur la reconnaissance mutuelle des sociétés et personnes morales, R.T.D.E., 1968.401 et s. avec le rapport de M. Goldman. 109. V. spéc. Coulombel, thèse précitée, p. 15 et s. et le vigoureux plaidoyer de R. Savatier contre le «mirage anthropomorphique» D., 1960.224 et s. 110. G. Cornu, Introduction précitée, n° 789.
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relativité a sa logique et celle ci se concilie mal avec la reconnaissance de la spontanéité des personnes morales. 278 - En conclusion, la double tendance contemporaine au renforcement du formalisme et à la diversification paraît avoir porté des coups trop durs à la théorie de la réalité des personnes morales pour que l'on puisse, comme au lendemain de l'arrêt du 28 janvier 1954, y voir un appui solide à la démarche personnificatrice.
SECTION
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Les limites de la personnification 279 - L'insuffisance de la thèse de la spontanéité des personnes morales, fondement avoué de la personnification, souligne la nécessité de déterminer avec précision les limites qu'il convient d'assigner à la personnification des groupements privés. L'extrême souplesse de cette théorie, comme la confusion qu'engendre sa contestation lorsque celle-ci ne s'accompagne pas de propositions positives, favorisent la personnification du moindre des intérêts. Tout intérêt suffisamment caractérisé pour être isolé devient sujet ou personne. Ainsi a-t-on personnifié la famille, le ménage, la maison de commerce et l'entreprise. Mais une réaction s'est fait jour et il s'est trouvé des auteurs pour affirmer la nécessité de fixer les limites à l'irrésistible ascension de la personnification qu'impliquait la thèse de la réalité. Cependant, plus encore qu'un parti pris théorique, c'est la découverte du véritable enjeu de la personnification (§ 1) qui commande les conditions auxquelles elle peut être admise (§ 2).
§ 1. Le véritable enjeu de la personnification 280 - L'analyse du fondement des thèses personnificatrices a montré que l'élaboration de la notion de personne se caractérise par le remploi des éléments constitutifs du pouvoir. L'intérêt qui oriente le pouvoir et l'agent qui l'exerce deviennent la substance même du s u j e t . Par ailleurs, on a pu constater la fragilité de la thèse de la réalité des personnes morales qui constitue le soutien théorique de la personnification . Privée de ce fondement, la personnification du pouvoir apparaît comme une simple redondance doctrinale. La notion de personne semble ne rien ajouter à celle de pou111
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111. V. supra, n° 271. 112. V. supra, n° 272.
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v o i r . Du moins, les mêmes phénomènes juridiques paraissent-ils susceptibles de deux lectures concurrentes, l'une en termes de droits subjectifs et de sujets ou de personnes, l'autre en termes de pouvoirs et d ' a g e n t s . Ainsi peut-on voir dans l'acte de l'époux gérant de la communauté ou du chef d'entreprise l'exercice par représentation du droit de la communauté ou de l'entreprise personnifiée aussi bien que l'accomplissement du pouvoir d'un agent juridique. Les deux analyses paraissent rendre compte indifféremment du phénomène observé. En réalité, un examen plus serré de la concurrence des notions de personne et de pouvoir (A) fait apparaître de façon résiduelle le sens de la personnification (B). 114
A. La concurrence des notions de personne et de pouvoir 281 - La concurrence des notions de pouvoir et de personne résulte de leur similitude (1) qui tend à les opposer en une alternative (2). 1) La similitude des notions de personne et de pouvoir 282 - On a déjà relevé que l'un et l'autre de ces concepts étaient construits autour de l'intérêt et de l'organe chargé de l'exprimer. La définition du pouvoir comme prérogative conférée à l'agent juridique, titulaire du pouvoir, dans un intérêt au moins partiellement distinct du sien, et celle de la personne morale comme «groupement pourvu d'une possibilité d'expression collective pour la défense d'intérêts licites » l'atteste. Cette constatation ne suffit pas à épuiser le parallélisme des notions de pouvoir et de personne qui se poursuit dans les caractères les plus marquants de chacune d'elles. Pouvoir et personne se posent ensemble en s'opposant à la notion d'intérêt. Chacun de ces concepts se présente comme le substitut technique de la notion d'intérêt, qui a toujours subi le feu nourri des critiques doctrinales. 115
a) Deux substituts juridiques à la notion d'intérêt 283 - Au même titre que le pouvoir, conféré dans un intérêt déterminé, la personne juridique est construite autour de la notion d'intérêt. Il est vrai que l'on définit traditionnellement le droit comme intérêt protégé et la personne comme titulaire de droits. Aussi n'est-il pas surprenant de voir la personne présentée comme «porteuse d ' i n t é r ê t s » . Les auteurs ne s'y sont pas trompés, qui relèvent les difficultés insoupçonnées qu'implique la défini116
113. La proposition pourrait être inversée. Néanmoins, abstraction faite de l'enthousiasme de chaque auteur pour son sujet qui le porte à éliminer tous les concepts autres que celui qui fait l'objet de son étude, force est de constater que la notion de pouvoir est immédiatement perceptible. Sur la question, v. supra, n° 7. 114. V . supra, n° 249. 115. Civ. 2 è m e , 28 janvier ^954, précité. 116. Gervais, « Q u e l q u e s réflexions à propos de la distinction des droits et des intérêts», Mélanges Roubier, t. 1, 1961, p. 241.
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tion même de l'intérêt, «pivot de toute la théorie» de la réalité des personnes m o r a l e s . Il est également révélateur que toute la querelle de la personnification ait tourné autour de la «recherche irritante d'un intérêt d i s t i n c t » . Prise en tant que telle, la notion d'intérêt a mauvaise p r e s s e . Elle paraît insaisissable, préjuridique, sinon ajuridique, voire impudique. Intégrant l'intérêt en leur sein, les notions de pouvoir et de personne ont l'une et l'autre vocation à donner à la notion d'intérêt la consistance juridique qui lui manque. 117
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« L'intérêt est vague, flou, insaisissable. Ce caractère justifie les réserves de la doctrine à l'égard de cette catégorie trop fuyante pour être unanimement p r i s é e . La notion d'intérêt est «un peu courte», relèvent MM. Marty et Raynaud pour l'opposer à celle d'idée d'oeuvre et d'institution . Aussi la notion de personne morale paraît-elle bien venue pour donner corps à l'intérêt collectif . Il est pourtant excessif d'affirmer qu'«on n'a encore rien trouvé de mieux que la personnalité morale pour concrétiser les intérêts collectifs» . En effet, la notion de pouvoir échappe de la même manière au grief d'imprécision adressé à l'intérêt. Enchâssé dans la norme attributive de pouvoir, comme il peut l'être dans la notion de personne, l'intérêt acquiert une rigueur suffisante pour accéder au domaine du droit. A ce titre, le pouvoir se place en bon rang parmi les moyens juridiques autres que la personnification par lesquels «les groupements et organismes sans personnalité réalisent une émergence d'intérêts collectifs hors de l'océan des intérêts individuels, une montée des intérêts collectifs vers une plus grande perfection j u r i d i q u e » . 120
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o Le second grief adressé à l'intérêt tient à son caractère «préjuridique» . A lui seul, l'intérêt relèverait de l'ordre de l'existence, du simple f a i t . En érigeant l'intérêt en droit du sujet ou en fondement du pouvoir, les concepts de personne et de pouvoir, dont on peut difficilement contester le caractère juridique, juridicisent l'un et l'autre la notion d'intérêt. 126
o Bien que cette critique soit moins répandue que les précédentes, dans lesquelles elle est en réalité tout entière contenue, il n'est pas impossible de déceler en la matière une certaine pudeur qui s'opposerait à ce que l'on raisonne crûment en termes d'intérêts. Préjuridique, l'intérêt paraît amoral. Le droit est en effet règlement de conflits d'intérêts et la simple constatation de ce conflit en termes d'intérêts paraît la négation de la fonction régulatrice
117. Carbonnier, Droit civil, t. 1, 13ème é d . , p. 401. 118. Carbonnier, op. cit., p. 376. 119. V . cep. A . Tribes, Le rôle de la notion d'intérêt en matière civile, th. dact. Paris II, 1975. 120. Sur la critique de la notion fuyante d'intérêt, v. spec. J. Carbonnier, note sous Paris 30 avril 1959, D., 1960.675. 121. Marty et Raynaud, Les personnes, op. cit., p. 770. 122. V . Carbonnier, thèse précitée, p. 809. 123. Carbonnier, loc. cit. 124. J. Patarin, «Les groupements sans personnalité juridique en droit civil français», rapport précité, p. 39. 125. J. Dabin, Le droit subjectif, op. cit., p. 71. 126. Ghestin et Goubeaux, traité précité, n° 180. Comp. Gervais, op. cit., p. 241.
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du droit, la démission du juriste. Le droit, dont le rôle est de classer, a horreur des intérêts nus, non qualifiés. Les notions de pouvoir et de sujet répondent également à l'objection. L'intérêt qui apparaît sous la forme de droits subjectifs attribués à une personne ou de pouvoirs confiés à un agent juridique par le droit objectif, a reçu la caution du droit. Ainsi, les concepts de personne et de pouvoir apportent-ils concurremment à la notion d'intérêt la profondeur et la technicité qui lui font défaut. Ils n'en sont pas moins eux-mêmes empreints d'une ambiguïté intrinsèque, qui ne fait que renforcer leur similitude. b) La commune ambiguïté des notions de personne et de pouvoir 284 - D e longue date, les théoriciens de la souveraineté ont tenté de percer le «mystère de l'obéissance civile», de la singulière subordination des individus aux chefs des groupements qu'ils composent, et, dans la société globale, du citoyen à l ' E t a t . Sans qu'il soit besoin de se prononcer sur cette question essentielle, qui met en cause les fondements mêmes de l'Etat, il n'est pas sans intérêt de constater l'insistance des auteurs sur «la dualité essentielle du pouvoir». Cette ambivalence tient au rôle de l'intérêt qui se trouve, ainsi qu'on a pu le vérifier, au cœur du pouvoir. L'intérêt distinct de celui de son titulaire, qui transforme le droit subjectif en pouvoir, en constitue tout à la fois la justification et la limite. Ainsi, l'intérêt général justifie-t-il la puissance des dirigeants en même temps qu'il oriente leur action. Réserve faite des nuances propres à chaque théorie et à chaque régime, cette dualité est un caractère essentiel du pouvoir, à la fois frein et alibi de la puissance de son titulaire. Montaigne avait déjà décelé ce trait de l'autorité «par essence confuse». Il n'est pas surprenant que la personnification du pouvoir des dirigeants, agissant au nom de l'Etat, qui n'est que le support métaphorique et l'habillage juridique du pouvoir, recèle la même ambiguïté. Agissant au nom de l'Etat, synthèse des intérêts particuliers qu'il transcende, les dirigeants tirent leur autorité de la limitation, réelle ou supposée, de leurs pouvoirs, subordonnés au respect de l'intérêt collectif. La même ambiguïté se retrouve dans les groupements privés. Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple particulièrement caractéristique, comment ne pas comprendre que la «fonctionnalisation» des prérogatives du chef d'entreprise, autrefois conçues comme dérivant de sa qualité de propriétaire, a d'une certaine manière renforcé son autorité. Agissant désormais au nom des intérêts collectifs transcendants de l'entreprise, le chef d'entreprise acquiert une nouvelle légitimité en même temps qu'il voit son autorité orientée vers un intérêt qui le dépasse. La thèse de la personnalité de l'entreprise, expression imagée de la fonctionnalisation des prérogatives de son chef, porte la même ambiguïté. Aussi, l'un des tenants de la thèse de la personnification de l'entreprise a-t-il pu faire observer qu'en définitive, «la condition juridique 127
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127. V. sur ces questions, en particulier B . de Jouvenel, Du pouvoir, op. cit. 128. Le terme est emprunté à J. Carbonnier, note sous T.G.I. Versailles, 24 septembre 1962, D., 1963.52.
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du salarié dans ses rapports avec son employeur n'a guère été améliorée par la théorie de l'entreprise» . La commune ambiguïté des notions de personne et de pouvoir, qui apparaissent comme les deux traductions d'un même phénomène juridique, accentue leur similitude et avive leur concurrence. Destinées à rendre compte de la même réalité juridique, les notions de pouvoir et de personne étaient trop semblables pour ne pas tendre à s'exclure mutuellement. 129
2) L'alternative des notions de personne et de pouvoir 285 - Les concepts de pouvoir et de personne apparaissent comme deux techniques concurrentes d'imputation des effets d'un acte juridique passé par un individu dans un intérêt distinct du sien. Les actes passés par le tuteur engagent le mineur, ceux de l'époux gérant la communauté engagent celle-ci dès lors qu'ils onté été passés dans les limites de ses pouvoirs de régime. Il n'est pas nécessaire de multiplier les exemples. L'analyse des doctrines met en présence deux explications théoriques qui ont été avancées en parallèle pour rendre compte de ce phénomène, chacune présentant l'autre comme fausse ou inutile. Les deux systèmes sont suffisamment élaborés pour décrire chacun selon son vocabulaire propre les mécanismes qui font l'objet de la présente étude. En termes de personnes ou sujet et de droits subjectifs, l'époux représente la communauté comme le tuteur son pupille. Le représentant exerce les droits du représenté, ce qui explique que lui soient imputés les effets de l'acte passé par le représentant. L'idée de représentation et la distinction des droits et de leur exercice constituent les clés de ce système. En termes de pouvoirs et d'agents, le tuteur, comme l'époux gérant de la communauté, sont envisagés en tant que tels, comme investis de la prérogative d'engager autrui par l'exercice de leur volonté. Chacune de ces conceptions a trouvé en doctrine de véhéments zélateurs au moins aussi empressés à démontrer l'inanité de la thèse adverse qu'à préciser la leur. On connaît l'acharnement de Duguit, qui raisonnait en termes de p o u v o i r , à extirper de notre droit jusqu'au mot de représentation, qui à lui seul résumait parfaitement la conception qu'il c o m b a t t a i t . De même, Renard, qui attachait une grande importance aux «droits fonctions», support de l'institution, niait la nécessité de «feindre un sujet pour servir de support» au pouvoir et en justifier les effets . Les tenants de la conception traditionnelle du droit privé ont manifesté le même empressement à combattre la thèse inspirée du droit public. De fait, les conceptions de Duguit n'ont eu qu'une très faible influence sur la doctrine privatiste . Elles étaient, il est vrai, obérées par l'ambition de l'auteur, qui voyait dans toute 130
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129. Despax, «L'entreprise en droit du travail», Annales de la faculté de Toulouse 1965, p. 141. 130. L'auteur utilisait plus volontiers le terme de compétence, jugé plus explicite. 131. V . not. Traité de droit constitutionnel, précité, t. 1, p. 474 et s. 132. «Qu'est-ce que l'autorité?» Article précité in Le Droit, l'Ordre et la Raison, not. p. 411. 133. V. cep. Madray, Essai d'une théorie générale de la représentation en droit privé français, thèse précitée. Encore, l'auteur croit-il devoir se défendre d'avoir subi l'influence pernicieuse de Duguit.
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prérogative une fonction et ne laissait, en conséquence, aucune place aux notions de droit subjectif et de sujet de droit. Le rapprochement avec les travaux de Josserand est très éclairant. Celui-ci a en effet cédé à la même tentation d'englober tous les droits dans la catégorie de droits-fonctions. Cela ne l'a pas empêché de connaître un très vif succès doctrinal. Le fait paraît révélateur de l'extrême réticence de la doctrine privatiste à abandonner le système personnificateur auquel Josserand n'avait pas porté atteinte. Ainsi, les notions de personne et de pouvoir se trouvent-elles dans une situation de vive concurrence. La doctrine a conscience de cette alternative t e c h n i q u e et les auteurs prennent très généralement parti, le clivage se faisant le plus souvent entre les publicistes et les privatistes. A elle seule, la ferveur avec laquelle les auteurs défendent l'un ou l'autre des deux systèmes de personne ou de pouvoir, qui paraissaient techniquement équivalents, constitue un indice propre à révéler le sens de la personnification du pouvoir. 134
B. Le sens de la personnification 286 - L'apparente équivalence technique des concepts de personne et de pouvoir comme support explicatif de l'imputation des effets de l'acte passé par l'agent juridique ou représentant fait contraste avec l'intérêt que les auteurs portent au choix de l'une de ces constructions théoriques. Un examen attentif du processus personnificateur révèle que des considérations d'ordre éthique priment l'équivalence technique et constituent les véritables fondements de la thèse personnificatrice. Il suffit, pour s'en convaincre, de se référer à la polémique qui s'est déroulée autour des travaux de Duguit. Sa violente critique de la «conception métaphysique surannée du sujet de d r o i t » montre, tant par la nature des arguments invoqués, que par la pertinence de l'analyse des thèses de ses adversaires, que le débat s'est déroulé sur le terrain exaltant de la morale, voire de la philosophie, bien plus que sur celui de la pure technique juridique. Aussi, le sens de la personnification^ paraît-il résider dans la valeur symbolique que revêt l'affirmation de la personnalité. L'hypothèse est suffisamment importante pour que l'on s'y arrête pour en vérifier le bien fondé (1) avant de tenter d'en mesurer la portée (2). 135
1) La valeur symbolique de la personnification 287 - D e nombreux auteurs ont clairement affirmé la valeur symbolique de la personnification. Ainsi, Saleilles, examinant les travaux de Duguit, déclarait arriver sensiblement aux mêmes conceptions que lui... tout en précisant qu'«il n'y a guère qu'un mot de plus à conserver mais (que) ce mot
134. V . not. Gény, Science et technique en droit privé positif, t. III, p. 2 2 6 ; Savatier, D., 1959, Chr. p. 54 et Duguit, op. cit., t. 1, p. 475 et s.; Ch. Eisenmànn, intervention précitée à l'Association Capitant, t. 4, pp. 144-147 ; M. Virally, La pensée juridique, op. cit. 135. Les transformations p. 9 et s. et p. 70 et s.
générales du droit privé depuis le Code Napoléon,
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renferme à lui seul tout un principe et (que) ce principe vaut un prog r a m m e » . On sait combien la doctrine privatiste est sensible à l'affirmation des droits subjectifs des incapables . La notion de personne répond à ce souci, alors que la froide constatation du pouvoir de l'agent juridique agissant dans l'intérêt de l'incapable paraît priver celui-ci de la dignité de sujet. Aussi cette dernière conception est-elle jugée c h o q u a n t e . M. Savatier ne s'exprime pas autrement lorsqu'il relève que «c'est en substituant consciemment une représentation à la puissance qui s'exerçait sur (sa personne) que le droit moderne rend à l'enfant, à l'aliéné, au malade une vie p r o p r e » . Un souci semblable anime les auteurs qui prétendent doter un groupement de la personnalité morale. On souligne volontiers aujourd'hui le contexte politique et religieux de la querelle de la réalité ou de la fictivité des personnes morales, qui éclaire le tour passionné du débat. Le véritable enjeu de la controverse était le sort des congrégations religieuses. La thèse de la réalité imposait leur reconnaissance en tant que fait, alors que la thèse de la fiction impliquait un large contrôle étatique . L'évolution de la question religieuse a émoussé cet intérêt, mais la personnification de la famille et de l'entreprise a conservé au débat tout son sel. Même s'ils n'en font état que parmi d'autres justifications d'ordre technique, les tenants de la thèse personnificatrice ne font pas mystère de leur préoccupation de magnifier la famille. De l'aveu même de ses auteurs, le projet de la Société d'Etudes Législatives de reconnaissance de la personnalité morale de la famille «avait la portée d'un manifeste» . Appliquée à l'entreprise, la thèse se fait il est vrai plus discrète. Le sens de la démarche n'a cependant pas échappé aux auteurs qui relèvent que, si la famille et l'entreprise n'ont pas, dans l'opinion la plus répandue, la personnalité mor a l e , «on peut se demander si l'on ne donnerait pas plus de force à ces communautés en le dotant de la personnalité» . Au même titre que la famille, l'entreprise apparaît, dans la thèse personnificatrice, comme un «organisme porteur de valeurs m o r a l e s » . Ainsi que l'a observé un auteur, la reconnaissance de la personnalité morale par la doctrine procède d'un jugement de valeur plus que d'un jugement d'existence: la personnalité morale ne se constate pas, elle s'affirme . En un mot, la personnification 136
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136. R. Saleilles, De la personnalité juridique, op. cit., p. 547. 137. Sur l'ensemble de la question, v. infra, n° 315. 138. V . par ex. Dabin, Le droit subjectif, op. cit., p. 88. 139. R. Savatier, D., 1959, Chr. 54. 140. V. surtout Coulombel, Le particularisme de la condition juridique des personnes morales de droit privé, thèse précitée, p. 29 et s. ; comp. Renard, Le droit, la logique et le bon sens, Sirey 1925, p. 166, qui a lui-même pris parti, avec une fougue qui n'excluait pas la lucidité, dans le débat. 141. R. Savatier, Les métamorphoses..., ouvrage précité, p. 173. 142. Trav. Ass. Capitant, 1950, Débats, p. 304. 143. Planiol et Ripert, traité précité, t. 1, par R. et J. Savatier, n° 73. Comp. Carbonnier, Droit civil, t. 2, l l è m e éd. 1979, n° 4 pour la famille. 144. A . Lyon-Caen, thèse précitée, p. 697. 145. Coulombel, thèse précitée, pp. 41-43. Ainsi, la personnification ne relève-t-elle pas de l'ontologie comme l'affirmait Renard (La théorie de l'institution, essai d'ontologie juridique, 1930) mais bien de Paxiologie. En ce sens, v. également Galgano, Trav. Ass. Capitant, t. X X I , 1969, p. 10.
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est destinée à «élever les intérêts à la dignité de droits subjectifs» et les centres d'intérêts à la dignité de sujets de d r o i t . Il importe de souligner que le fait de concevoir un groupement privé comme titulaire d'un intérêt spécifique transcendant les intérêts particuliers de ses membres joue exactement le même rôle. Cette conception, qui paraît correspondre à la phase la plus récente de la doctrine de l'entreprise dans sa variante é c o n o m i q u e , constitue, au regard de la théorie générale de la personnification, une personnification spéciale. Avec le déclin du prestige de la qualification générale de personne, la notion d'entreprise conçue de la même manière que l'entreprise personnifiée comme centre d'intérêts spécifiques, a pris le relais et assure aujourd'hui le même rôle dans cette branche particulière du droit. Tel nous paraît être le sens de la personnification du pouvoir. Il ne faudrait pas en déduire que la personnification n'est jamais qu'un artifice i d é o l o g i q u e . Demogue avait déjà clairement montré la coexistence de la fonction technique de la notion de personne, «procédé commode de centralisation de résultats souhaitables» et de la fonction symbolique de la personnification dont le caractère idéologique n'exclut pas qu'elle ait pu avoir une incidence en droit positif. 146
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2) La portée de la personnification symbolique 288 - Il serait irréaliste de nier l'importance des symboles. Seul l'usage que l'on en fait ou au contraire leur inefficacité, pourrait, le cas échéant, être contesté. En l'occurence, il semble que la personnification de certains intérêts ait pu avoir une influence en droit positif, même s'il est extrêmement difficile d'en mesurer avec précision la portée. Les partisans des thèses personnificatrices en sont eux-mêmes convaincus. L'idée se vérifie surtout à propos de la personnification du ménage et de l'entreprise, les incidences positives de la personnification de la famille étant plus faibles en raison des vives résistances qu'a toujours rencontré cette thèse ambitieuse. L'intérêt du ménage constitue à la fois le substrat et le but de la personnification du régime. Reposant sur la constatation de l'existence d'un intérêt du ménage distinct de celui de chacun des époux, la thèse personnifi-
146. Michoud, op. cit., t. 1, p. 103. 147. V. supra, n° 260. 148. Corap. les railleries de Vareilles-Sommières sur l'utilité d'ordre artistique ou pédagogique de la personnalité morale. Les personnes morales, Paris 1902, n° 320-321 ; 480499. 149. D e m o g u e , «La notion de sujet de droit. Caractères et conséquences», R.T.D.C., 1909, p. 637 ; Comp. Gény, Science et technique en droit privé positif, t. III, p. 212 et s. En cela, et en cela seulement, la notion de personne se trouve liée à celle de patrimoine, comme l'affirmaient Aubry et Rau, t. IX, § 573. Les thèses personnificatrices qui n'ont souvent en vue que l'aspect symbolique de la personnification se trouvent contraintes à affirmer que la personne prime le patrimoine (v. not. Carbonnier, thèse précitée, p. 108) pour échapper à l'objection tirée de la conception d'Aubry et Rau qui a, dans notre droit, valeur de dogme. 150. D e m o g u e , op. cit., not. p. 630: En personnifiant l'intérêt, « o n lui donne une sécurité, non seulement juridique, mais psychologique plus grande, le droit pénétrant en quelque sorte dans le sujet devenant la chose de l'homme o u de l'objet personnifié».
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catrice donne à cet intérêt une consistance juridique et permet d'organiser tout le fonctionnement de régime autour de celui-ci. Seule la notion de personne morale est, dans l'opinion de M. Carbonnier, apte à concrétiser et à mettre en œuvre cet i n t é r ê t . Ainsi institutionnalisé, l'intérêt du ménage est appelé à vivifier l'application des règles du régime. «La personnalité exige impérieusement l'affectation de l'actif social aux intérêts s o c i a u x » . On justifie ainsi le contrôle des actes passés par les é p o u x comme la sanction que constitue, le cas échéant, la modification de la répartition des pouvoirs destinée à entraver l'action de l'époux «insolvable et dilapidateur» . La personnification fonde le contrôle, lui-même pris comme signe de la personn a l i t é . Cette démarche n'est pas étrangère à la personnification de la famille, qui entend justifier le contrôle des prérogatives, qu'elle conçoit comme «fonctionnelles», de son chef . Dans sa variante institutionnelle ou sous sa forme ouverte, la personnification de l'entreprise a pu contribuer à la limitation des prérogatives du chef d'entreprise et à l'établissement d'un certain contrôle de ses pouvoirs, désormais tirés de la qualité de chef responsable du destin de l'entreprise et non de la seule qualité de propriétaire. Ainsi le pouvoir de réorganiser l'entreprise, de licencier, le pouvoir disciplinaire et le pouvoir réglementaire, qui se manifeste par l'élaboration du règlement intérieur, se trouveraient-ils limités par l'intérêt de l'entreprise. En dépit de l'ambiguïté du t h è m e , on s'est donc félicité de cet apport doctrinal auquel on attribue généralement le mérite d'avoir «conditionné et limité les pouvoirs fonctionnels» ainsi reconnus au chef d'entreprise ès-qualités, ce qui paraissait un progrès sur la théorie du c o n t r a t . C'est donc, semble-t-il, le souci d'asseoir le contrôle du pouvoir exercé au sein de ces groupements privés qui justifie la démarche personnifîcatrice. 289 - Mais la fonction symbolique de la personnification, destinée à promouvoir certains intérêts en les élevant au rang de droits, fait aussitôt surgir une question qui ne peut manquer d'apparaître d'emblée comme cruciale. Comment discriminer ceux des intérêts qui méritent une telle promotion? N'appartient-il pas au seul législateur d'en décider? N'est-ce pas faire œuvre législative que de reconnaître ou de nier la personnalité d'un intérêt déterminé? Certains auteurs en ont déduit qu'il n'y aurait jamais de critère doctrinal satisfaisant de l'existence de la personnalité morale et s'en sont tenus dès lors à une attitude strictement positiviste . Il ne paraît pourtant pas impossible de dépasser ce simple constat en s'efforçant de dégager les conditions auxquelles la personnification des groupements privés paraît acceptable. 151
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J. Carbonnier, thèse précitée, not. p. 343 et s. J. Carbonnier, op. cit., p. 125. J. Carbonnier, Travaux Capitant, 1950, v. débats p. 305. J. Carbonnier, thèse, p. 125. V. supra, n° 267. En ce sens, F. Galgano, op. cit., p. 13. V. supra, n° 284. G . H . Camerlynck, Traité de droit du travail, t. 1, Contrat de travail, 1968, p. 17. V. spéc. Coulombel, thèse précitée, p. 43 et s. ; Comp. M. Virally La pensée op. cit., p. 132.
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§ 2. Les conditions de la personnification 290 - Le symbolisme a ses vertus mais aussi ses dangers. La fonction symbolique de la personnification était en effet destinée à limiter les prérogatives de chacun des membres du groupement et, notamment, de ses chefs, dans l'intérêt de tous. Mais il n'est pas sûr que le résultat ne dépasse jamais le but poursuivi et que l'intérêt personnifié ne finisse par échapper à ses auteurs pour vivre d'une vie propre. On peut également imaginer que, détaché des intérêts particuliers qui le composent, l'intérêt collectif ne se fasse oppressif et n'exige de certaines des composantes du groupe de lourds sacrifices au nom du bien commun. Mieux, il n'est pas absurde de penser que d'autres composantes du groupement ne puissent trouver avantage à se retrancher derrière l'intérêt général pour satisfaire leurs intérêts propres. Ainsi a-t-on parfois dénoncé dans la personne «un écran apte à cacher la nature réelle des intérêts» en présence , un v o i l e ou même un m a s q u e , ce qui est une façon élégante d'en rappeler l'étymologie . La question s'est notamment posée à propos de l'entreprise. A l'optimisme de ceux qui pensent qu'«en l'absence d'un intérêt collectif officiellement personnalisé, chacun des intérêts particuliers groupés au sein de l'entreprise a tendance à croire que les sacrifices qui lui sont imposés le sont en réalité non dans l'intérêt de l'entreprise, mais dans l'intérêt du groupe rival, d'où d'incessants conflits qui ruinent dans l'entreprise l'esprit de collaboration qui devrait y régner» et qu'il est donc «souhaitable, pour départager les intérêts rivaux, d'ériger en une personne morale autonome l'intérêt de l'entreprise, qui, en s'interposant entre les divers intérêts particuliers, pourrait sinon supprimer, du moins atténuer l'âpreté des conflits qui peuvent s'élever au sein de l'entreprise» , répond l'interrogation de ceux qui se demandent si une telle construction ne risque pas au contraire de tourner au profit exclusif de l'un des groupes en présence en dissimulant, sans pour autant les faire disparaître, l'antagonisme des i n t é r ê t s . 161
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291 - A la vérité, ce débat dépasse de beaucoup celui de la réalité des personnes morales et l'on pourrait concevoir que la première opinion citée ne se maintienne, sous couvert de la notion de pouvoir, indépendamment de toute personnification. Il n'en demeure pas moins que la thèse personnificatrice a trouvé dans cette conception du groupement comme entité un support commode et qu'en retour, la personnification de certains groupements, tels que la famille ou l'entreprise, renforce l'idée de leur autonomie en leur donnant une assise juridique. Dans sa fonction symbolique, la personnification n'a pas d'autre ambition.
160. Galgano, rapport précité, p. 12. 161. Planiol, Traité élémentaire de droit civil, t. 1, 5ème éd. 1908, p. 989. 162. Galgano, o p . cit., p . 18. 163. L e terme latin de persona, d'origine étrusque, désignait le masque de théâtre, v. not. J. Dabin, Le droit subjectif, op. cit., p. 108. 164. Despax, L'entreprise et le droit, thèse précitée, p. 375. 165. E n ce sens, Galgano, loc. cit.; Waline, Droit administratif, 8ème éd. 1959, n° 4 0 3 ; David, rapport précité, « L a personnalité morale et ses limites», pp. 8-9, qui montre que la doctrine des pays socialistes exclut également toute idée d'antagonisme au sein de l'entreprise.
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Pour apprécier sa valeur, il est donc essentiel de prendre parti sur la question épineuse de la combinaison des intérêts qui, de façon explicite ou latente, se trouve au cœur de toute réflexion sur les groupements, personnifiés ou non. D e l'intérêt d'un individu isolé à l'intérêt général qui est l'intérêt collectif de la société globale, les intérêts humains s'agrègent les uns aux autres selon un processus essentiel pour le droit public puisqu'il fonde la théorie de l ' E t a t . Or, c'est précisément sur le modèle de l'Etat que la conception dominante des groupements privés paraît concevoir la fusion des intérêts de l'individuel au collectif: ainsi, l'intérêt d'un individu, actionnaire d'une société, se combinerait-il à celui de ses associés pour constituer l'intérêt des actionnaires. Joint à celui des obligataires, des salariés, voire des fournisseurs et des clients de la société, l'intérêt des actionnaires se fondrait lui-même dans l'intérêt de l'entreprise. De la même façon, l'intérêt du mari et celui de la femme se confondraient-ils dans l'intérêt du ménage, lui-même englobé dans l'intérêt de la famille, avec l'intérêt des enfants s'il en e x i s t e . 292 - Diverses classifications s'appliquent à préciser la notion d'intérêt. La plus courante oppose les intérêts individuels aux intérêts collectifs, mais on distingue également les intérêts particuliers des intérêts généraux en insistant sur le fait que cette classification ne recouvre pas exactement la précédente, l'intérêt collectif allant du particulier au général, selon qu'il s'agit de celui d'un groupe restreint ou de celui du groupe social tout ent i e r . Ces analyses laissent à penser que la summa divisio réside dans la distinction des intérêts individuels et des intérêts collectifs et que ceux-ci ne se distinguent entre eux qu'en fonction de leur degré de généralité. Ainsi, pour reprendre l'exemple cité, l'intérêt propre de chacun des actionnaires connaîtrait une transmutation en se fondant dans l'intérêt collectif des actionnaires mais l'intégration de celui-ci dans l'intérêt de l'entreprise, avec celui des porteurs de parts et des salariés notamment, n'en affecterait pas la nature. 166
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166. Toutes les conceptions de l'Etat reposent, sous une forme ou sous une autre, sur les rapports de l'intérêt de chacun des citoyens et de l'intérêt général que représente l'Etat. La relation est directe dans la conception révolutionnaire qui élimine les corps intermédiaires et fustige les «prétendus intérêts communs» (Loi Le Chapelier 14-17 juin 1791). Rousseau en avait fait la théorie. Elle s'accomode parfois d'intérêts intermédiaires. Ainsi la société de l'Ancien Régime a-t-elle institutionnalisé toute une pyramide d'intérêts. Sur ces questions, v. not. Burdeau, Traité de science politique, t. 2, L'Etat, 2 è m e éd. 1967. On observe aujourd'hui un déclin de la conception révolutionnaire, la sociologie politique contemporaine faisant volontiers observer que «le développement de l'intégration sociale passe par l'extension des solidarités partielles», Jacques Chevalier, Réflexions sur l'idéologie de l'intérêt général, P U F 1978, p. 17. 167. En ce sens, v. par ex. Patarin, «Les groupements sans personnalité juridique en droit civil français», op. cit., p. 4 0 ; Voirin, note sous Paris 10 juin 1958, £>., 1958.735. Sur la question, v. H . Batiffol, Aspects philosophiques du droit international privé, Dalloz 1956, p. 272 et s. 168. J.M. Verdier, note sous Crim. 7 octobre 1959, D., 1960, p. 294 et s. ; Ch. Eisenmann, «Droit public, droit privé (En marge d'un livre sur l'évolution du droit civil français du X I X e au X X e siècle)», R.D.P., 1952, p. 903 et s. spéc. p. 933 et s. Sur la notion d'intérêt collectif, v. également B . Oppetit, thèse précitée, p. 50 et s.
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Il y a là pourtant une distinction essentielle. La mise en commun d'intérêts convergents paraît en effet fondamentalement différente de la véritable synthèse d'intérêts par nature distincts. Le risque exprimé par certains auteurs de voir certains intérêts sacrifiés à d'autres au nom de prétendus intérêts supérieurs est en effet minime lorsque l'intérêt du groupement n'est que la projection dans le groupe d'intérêts individuels réellement convergents mais il s'accroît considérablement lorsque le groupement réunit en son sein diverses catégories d'intérêts hétérogènes. Aussi, l'homogénéité des intérêts mis en commun paraît-elle constituer une condition essentielle de la personnification des groupements (A) alors que la synthèse d'intérêts distincts se heurte très vite à la nécessité du respect de l'identité des intérêts catégoriels (B).
A. L'homogénéité des intérêts 293 - Cette condition a été mise en avant très clairement par certains auteurs avant de tomber dans l'oubli. Elle n'en apparaît pas moins fondamentale. 1) La condition oubliée a) La condition
d'homogénéité
294 - Dans son traité élémentaire de droit administratif qui contient l'une des plus puissantes synthèses qui aient été données en quelques pages de la théorie des personnes morales, M. Marcel Waline, ajoutant aux deux conditions dégagées par Michoud de l'existence d'intérêts dignes de protection sociale et de la possibilité d'expression de ces intérêts, avait insisté sur le lien qui doit exister entre ces intérêts et qui permet de les rattacher à un même sujet. L'auteur a montré que si ce lien était tout trouvé s'agissant des intérêts d'un individu, seul titulaire de ses droits subjectifs, il était plus difficile à cerner dans les groupements. Un véritable intérêt collectif n'existe alors que lorsque les intérêts des membres du groupement leur sont à la fois communs et spéciaux. Le goût de la musique ou le désir de lutter contre le braconnage unissent les membres d'une association en même temps qu'ils les distinguent des t i e r s . L'idée n'est pas étrangère à la pensée de Michoud qui, s'il n'en fait pas une condition distincte, ne manque pas de souligner qu'en dernière analyse, l'intérêt du groupe se ramène à l'intérêt de ses membres dont il n'offre qu'une sélection et qu'il ne saurait donc y avoir opposition entre l'intérêt collectif ainsi conçu et l'intérêt i n d i v i d u e l . C'était poser la condition de l'homogénéité des intérêts personnifiés . 169
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169. M. Waline, Traité élémentaire de droit administratif, 6ème éd. 1950, pp. 169-189. 170. L. Michoud, La théorie de la personnalité morale, op. cit., t. 1, n° 71 et s. 171. Comp. l'interprétation qu'en donne G. Levasseur, D., 1954, p. 219. Cette condition de l'homogénéité des intérêts apparaît dans la pensée de Bonnecase sous la forme de la conscience de l'intérêt collectif en jeu et du but à réaliser que suppose de la part de ses membres ou de ses bénéficiaires la personnalité morale. V. par ex. Introduction à l'étude du droit, op. cit., p. 63.
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On connaît la grande influence qu'a eu cette doctrine sur la jurisprudence. L'avocat général Lemoine lui a consacré de longs développements dans les conclusions prises dans l'affaire du Comité d'établissement de SaintC h a m o n d . Néamoins, l'arrêt du 28 janvier 1954 ne fait aucune mention de cette troisème condition, sans doute pour ne pas alourdir inutilement une formulation de principe qui se voulait p e r c u t a n t e . C'est qu'en effet, l'homogénéité des intérêts concernés ne faisait aucun doute en l'espèce. Chargé par la loi d'un certain nombre de fonctions, telles que amélioration des conditions collectives de travail, gestion des œuvres sociales..., le Comité d'établissement ne porte pas en son sein d'intérêts antagonistes. S'il peut se produire que la détermination concrète des intérêts dont le Comité a la charge soit difficile et controversée, ceux-ci n'en sont pas moins homogènes. Il en va évidemment de même des intérêts des créanciers du débiteur failli que la loi a regroupés dans la masse des créanciers, personnifiée par l'arrêt du 17 janvier 1 9 5 6 . Etant entendu qu'ils seront payés au marc le franc, tous les créanciers dans la masse ont, en tant que tels, un intérêt convergent à la liquidation du patrimoine du débiteur failli dans les meilleures conditions. 172
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Le fait que la jurisprudence n'ait pas cru devoir reproduire, à l'occasion de ces espèces, la troisième condition posée par M. Waline n'est donc guère significatif, la question de l'homogénéité des intérêts dont on envisage la personnification ne s'étant jamais réellement posée en jurisprudence. Aussi, ne saurait-on étendre mécaniquement le critère posé par la Cour de Cassation en 1954 sans s'interroger sur la condition de l'homogénéité des intérêts. t) La famille et l'entreprise à l'épreuve de la condition d'homogénéité 295 - Si la question de l'homogénéité des intérêts en cause ne se pose guère dans les cas du comité d'établissement et de la masse des créanciers, il n'en va pas de même lorsqu'il s'agit de personnifier l'entreprise ou la famille. Cette difficulté a été très clairement mise en lumière à propos de l'entreprise. Un a u t e u r a montré que l'on peut voir dans l'entreprise un lieu de travail, l'une des parties aux rapports collectifs du travail ou une pièce du droit des groupes de sociétés et que diverses règles positives peuvent se rattacher à ces divers a s p e c t s , mais qu'on ne saurait pour autant concevoir l'entreprise comme une comunauté sans méconnaître la réelle divergence des intérêts de ses composantes. L'intérêt des actionnaires reste la maximalisation du profit et la distribution de bénéfices importants. Celui des salariés qui tend au contraire à l'augmentation des salaires et la réduction du temps de travail, lui est rigoureusement inverse, alors que la satisfaction de celui des dirigeants peut passer par l'autofinancement et la croissance de l'entreprise qui augmentera corrélativement l'importance de leurs fonctions. L'antago175
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172. J.C.P.,
1954.11.7978.
173. £>., 1954.217. 174. D., 1956.265, note Houin, J.C.P., 1956.9601, note R. Granger. 175. G. Lyon-Caen, «L'entreprise en droit du travail. Etudes de droit contemporain», Travaux de l'Institut de droit comparé, t. X X X , pp. 323-337. 176. Sur lesquelles v. également A . Brun, Le lien d'entreprise, J.C.P.,
1962.1.1719.
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nisme n'est pas douteux . Force est donc de constater, pour le déplorer ou pour l'admettre comme un phénomène inéluctable, que dans l'entreprise contemporaine, «les oppositions d'intérêts sont beaucoup plus sensibles que les convergences» . Les divergences d'intérêts ne sont pas moins nettes dans la famille. Le droit de la famille se préoccupe fréquemment de façon distincte de l'intérêt de chacun de ses membres. L'intérêt de l'enfant, l'intérêt des époux y apparaissent comme tels à côté de l'intérêt de la famille toute entière. Il n'est pas exclu que ces intérêts ne deviennent antagonistes. Le contentieux né de l'application de l'article 1397 du Code Civil, qui permet aux époux de convenir, dans l'intérêt de la famille, de modifier leur régime matrimonial ou d'en changer, en est l'exemple. Les premiers commentateurs de ce texte n'ont pas manqué de souligner que «l'intérêt de la famille était en réalité l'intérêt de certains des membres de la famille, les époux et leurs enfants, et que ces intérêts pouvaient ne pas être c o n c o r d a n t s » . La jurisprudence illustre parfaitement la thèse. Ainsi, dans une affaire r e m a r q u é e , les époux, soumis au régime légal, sollicitaient l'homologation de la convention par laquelle ils adoptaient un régime de communauté universelle et stipulaient qu'en cas de dissolution par le prédécès du mari, la communauté serait intégralement attribuée à la femme, tandis qu'en cas de prédécès de la femme, le mari devait en obtenir la moitié en pleine propriété et la moitié en usufruit. Le changement envisagé était essentiellement destiné à assurer à la femme le maintien de son train de vie en cas de prédécès du mari. L'intérêt de la femme s'opposait ainsi clairement à celui de l'enfant du mariage qui risquait, en cas de prédécès du père, de se voir dépouillé de ce qui aurait pu lui échoir dans la succession en l'absence de modification . La personnification d'intérêts aussi clairement hétérogènes, susceptibles de devenir antagonistes au sein même du groupement, ne paraît donc pas aller sans risques. Du moins, la précision du critère de l'homogénéité des intérêts fait-elle ressortir le fait que la personnification de la famille et de l'entreprise ne relèvent pas de la simple mise en commun d'intérêts semblables mais suppose une véritable synthèse d'intérêts distincts qui ne va pas de soi. 178
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177. Comp. M. Trochu, «L'entreprise: antagonisme ou collaboration du capital et au travail?», R.T.D.C., 1969, pp. 681-717. 178. X . Blanc-Jouvan, Répertoire de droit du travail, V° «Entreprise», n° 55. On a parfois rattaché la constatation de l'antagonisme du capital et du travail à un courant de pensée marxiste sensible au postulat de la lutte des classes que viendrait démentir la convergence des intérêts dans l'entreprise. On pourrait y voir aussi bien une manifestation de l'individualisme qui s'opposerait ici, avec le marxisme, à une forme de solidarisme (cf. M. Waline, l'individualisme et le droit, 2 è m e éd. 1947). 179. V . Ponsard, D., 1976.254 et les références citées. 180. Civ. 1ère, 6 janvier 1976, D., 1976.253, note A . Ponsard; J.C.P., 1976.11.18461, obs. J. Patarin; R.T.D.C., 1976.537, obs. Nerson. 181. Plus généralement, v. la typologie des conflits d'intérêts ébauchée par R. Théry, op. cit., n° 19 et s.
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2) Le critère de l'homogénéité 296 - Il est traditionnel d'affirmer que l'intérêt collectif qui soutient la personnalité morale des groupements est par essence distinct des intérêts individuels de ses membres. En réalité, plus que sur une distinction des intérêts individuels et des intérêts collectifs, la personnification nous paraît reposer sur une sélection des intérêts individuels mis en c o m m u n . L'admission de l'idée suppose que soit précisée la notion d'intérêt. 182
a) La notion d'intérêt type 297 - Il serait évidemment absurde d'exiger que les intérêts concrets de chacun des membres d'un groupement coïncident avec précision pour que de leur assemblage puisse naître une personne morale. Il est naturel que les aspirations de chacun revêtent une spécificité qui sera, selon les circonstances, plus ou moins marquée. Il est légitime que dans leur diversité concrète, les intérêts individuels divergent. L'un verra dans l'achat d'actions un simple placement, l'autre le moyen de prendre le contrôle d'une société. Il n'est pas exclu qu'un associé ait intérêt à voir péricliter la société dont il est actionnaire s'il détient par ailleurs une participation importante dans une affaire concurrente. En ce sens, les intérêts ont la fluidité des motivations, le caractère insaisissable des mobiles. Seuls les intérêts envisagés abstraitement peuvent être utilement comparés. Ainsi conçus, les intérêts des individus composant le groupement peuvent théoriquement être déterminés avec précision, même si la tâche n'est pas toujours aisée. L'actionnaire a intérêt à voir son apport rémunéré par un dividende aussi élevé que possible, son capital augmenter et, en sa qualité de membre de la société, à exercer une fonction de participation et de contrôle de l'activité s o c i a l e . L'intérêt du membre d'une association de pêcheurs à la ligne réside dans les avantages matériels que lui procure cette appartenance au groupement et dans la défense collective des intérêts du pêcheur dans laquelle il se reconnaît. Les motivations individuelles concrètes sont indifférentes. Il importe peu, par exemple, que certains sociétaires voient dans leur appartenance à une association sportive davantage l'occasion de cultiver des relations mondaines que de pratiquer le sport c o n c e r n é . L'intérêt s'apprécie in abstracto. Plus précisément, il se déter183
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182. Les deux thèmes sont chez Michoud, op. cit., t. 1, n° 71. On se reportera avec intérêt à ce paragraphe d'une grande densité où l'auteur mêle l'idée de «synthèse» d'intérêts individuels en un intérêt collectif distinct de ceux-ci et celle de regroupement de «certains intérêts communs aux membres du groupe». Seul le premier thème a propéré en doctrine, les auteurs faisant plus volontiers état des intérêts «collectifs» du groupement que des intérêts «communs» de ses membres. V. cep. en droit positif l'article 1833 du Code Civil, qui peut être considéré comme posant un principe général du droit des groupements. 183. Sur les intérêts de l'actionnaire ainsi conçus, v. Recordon, La protection des actionnaires lors des fusions et scissions de sociétés en droit suisse et en droit français, Genève 1974, n° 82 et s. 184. On pourrait être tenté d'en déduire que, pris en ce sens, l'intérêt est toujours défini par les statuts du groupement concerné. Approchante dans le cas des associations qui font en principe ouvertement état des buts poursuivis dans leurs statuts, l'observation serait insuffisante à propos des sociétés. Leurs statuts définissent davantage l'activité par laquelle le but poursuivi sera réalisé que le but lui-même, qui tient essentiellement à la recherche collective du profit. Sur la distinction de l'intérêt social et de l'objet social, v. A . LyonCaen, thèse précitée, p. 737.
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mine par référence à un type abstrait, unique pour chaque groupement ou catégorie de groupements. Cette conception de l'intérêt type des membres du groupement ès-qualités s'oppose à celle qui prend en considération globalement l'intérêt du groupement. La distinction a été particulièrement creusée dans le droit des sociétés, où l'on oppose, pour définir le critère de l'«abus de majorité», la conception de «l'intérêt de l'actionnaire t y p i q u e » à celle de «l'intérêt social» apprécié globalement . Selon les auteurs, la décision entachée d'abus est celle qui est dictée par des considérations autres que l'intérêt des actionnaires apprécié par référence à l'un ou l'autre de ces s t a n d a r d s . On observera que la condition d'homogénéité des intérêts réconcilie ces deux conceptions et vide le débat. Il ne saurait en effet y avoir d'antagonisme entre l'intérêt collectif et l'intérêt du membre typique du groupement, dès lors que, par hypothèse, tous les membres possèdent un intérêt semblable dans le g r o u p e m e n t . En revanche, le conflit d'intérêts naît de la pluralité de qualités chez un même individu. L'associé, par ailleurs propriétaire d'une entreprise concurrente, n'en a pas moins intérêt, en sa qualité d'associé, à la prospérité de la société dont il détient des actions. La dualité de qualités, appréciées abstraitement, qui constitue une situation propice au détournement de pouvoir, traduit le conflit d'intérêts plus exactement que l'opposition de l'intérêt de la société et de l'intérêt personnel de l'actionnaire, pris dans sa réalité c o n c r è t e . Envisagé abstraitement, l'intérêt type n'est que la projection en chacun des membres du groupement de l'intérêt collectif; une autre façon de présenter un intérêt collectif qui ne soit pas fait d'éléments disparates. La possibilité d'une telle transposition de l'intérêt collectif en intérêt type constitue en elle-même un excellent critère de l'homogénéité des intérêts en présence. Si l'on ne parvient pas à faire coïncider un prétendu intérêt collectif avec l'intérêt type de chacun des membres du groupement, c'est sans doute que celui-ci rassemble plusieurs catégories distinctes de membres, qu'il serait artificiel de fondre au sein d'une même personne morale. 185
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Cette conception de l'intérêt type, qui prolonge le thème de la sélection des intérêts substitué à celui de la synthèse des i n t é r ê t s , n'est pas absente du droit de la famille. De façon très forte, M. Carbonnier a affirmé que «la famille n'est pas une entité distincte de ses membres, mais en chacun de ses membres, cette partie de la personnalité qui est familiarisée» . Ainsi apparaît la notion de catégorie d'intérêts qu'il n'est pas inutile de préciser en quelques mots. 190
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185. Systématisée en Suisse par Bar et en France par Schmidt, thèse précitée, n° 81 et s. Comp. Champaud, thèse précitée, n° 40 et déjà D u Garreau de la Méchenie, Les droits propres de l'actionnaire, thèse Paris 1937, n° 191. 186. D é v e l o p p é e en Suisse par Schluep et défendue en France notamment par Paillusseau, thèse précitée, spéc. p. 196 et s. 187. Sur la question, v. surtout en des sens différents Schmidt, loc. cit., et Recordon, op. cit., n° 94 et s. 188. Sur les conséquences pratiques d'une telle analyse, v. infra, n° 304. 189. Comp. Michoud, op. cit., t. 1, p. 171 et s. ; t. 2, p. 498. 190. V. supra, n° 296. 191. Flexible droit, éd. 1979, p. 164.
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b) La notion de catégorie 298 - Bien qu'elles ne soient guère utilisées par la doctrine contempor a i n e , les notions de catégorie d'intérêts et d'intérêts catégoriels paraissent constituer une pièce essentielle de l'analyse des groupements. On a insisté sur l'idée que la personnalité morale pouvait être conçue comme la mise en commun de certains des intérêts des membres du groupement, comme le regroupement d'intérêts semblables. Cette opinion peut s'autoriser d'une lecture de Michoud et de l'autorité de F e r r a r a . La notion de catégorie permet de saisir globalement ces intérêts dont l'homogénéité n'est pas douteuse. Purement descriptive, elle ne se confond pas avec celle de personne morale. Fondée sur le seul critère de l'homogénéité de l'intérêt en cause, elle permet de dépasser les distinctions des intérêts individuels et des intérêts collectifs. Elle recouvre aussi bien des intérêts individuels que des intérêts collectifs homogènes pour les opposer ensemble aux intérêts collectifs conçus comme réalisant la synthèse d'intérêts distincts. Il paraît essentiel de distinguer ainsi la mise en commun d'intérêts semblables de la synthèse d'intérêts spécifiques qui seule soulève la question du respect des intérêts catégoriels. 192
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B. Le respect des intérêts catégoriels 299 - Le plus souvent, les auteurs ne nient pas l'existence d'intérêts distincts au sein de l'organisme auquel ils entendent conférer la personnalité morale. Ils estiment néanmoins que l'intérêt collectif du groupement, distinct de la somme des intérêts de ses diverses composantes, transcende ceux-ci en les fondant dans l'intérêt supérieur du groupement tout entier. On peut au contraire penser qu'il n'est pas opportun de fondre ainsi des intérêts que l'on sait spécifiques dans une prétendue entité dont l'effet le plus clair sera de masquer la divergence des intérêts dont il convient d'assurer l'arbitrage. Ainsi s'oppose la thèse de l'intégration des intérêts à celle qui met en avant la nécessité de respecter l'identité des intérêts catégoriels. 1) L'intégration des intérêts 300 - La controverse qui s'est élevée au début du siècle entre Michoud et le célèbre civiliste italien Ferrara sur la notion même d'intérêt collectif a préparé les esprits à admettre que l'intérêt collectif du groupement se distingue des intérêts individuels de ses membres qu'il transcende. Plus nettement encore, Saleilles approuvait-il, dans son style vif et imagé, les conclusions du juriste allemand Binder en relevant que «la collectivité constitue un mécanisme construit avec des individualités mais distinct de la somme de ces individualités exactement comme une machine se distingue des rouages dont 194
192. p. 3 7 ; J. 193. 1, n ° 7 1 . 194. é d . , t. 2 ,
V . cep. R. Contin, Le contrôle de la gestion des sociétés anonymes, Litec 1975, Carbonnier, Droit civil, t. 1, 13ème éd. 1980, p. 391. Teoria delle persone giuridiche, 2ème é d . , Utet 1923. Comp. Michoud, op. cit., t. V. la discussion des idées de Ferrara par Michoud, op. cit., Appendice de la 1ère 1909, pp. 492-504.
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elle est f o r m é e » . Les thèses de la personnification de la famille et de l'entreprise se nourriront de cette conception de l'intégration des intérêts. Après avoir été conçu par Michoud et Saleilles, à rencontre de Ferrara, comme transcendant des intérêts individuels semblables, l'intérêt collectif allait être appelé à transcender des catégories entières d'intérêts en ellesmêmes homogènes mais dinstinctes les unes des autres. Le glissement est d'importance. Il n'avait rien d'inéluctable et ne paraît pas avoir été suffisamment souligné. La thèse, aujourd'hui largement répandue, qui fait de l'entreprise un organisme porteur de valeurs supérieures, personnifiées ou n o n , repose toute entière sur cette conception de l'intégration des intérêts. L'intérêt de l'entreprise permettrait de dépasser et de réconcilier les intérêts particuliers qu'il regroupe. Cet intérêt social ne pourrait «être confondu avec aucun des intérêts de l'une quelconque des catégories de personnes qui participent à sa v i e » . Il ne serait «ni leur somme», comme on le disait naïvement autrefois, «ni leur combinaison» . L'entreprise sociale aurait «un intérêt qui lui est propre et transcende tous les intérêts catégoriels pris isolément, réunis ou c o m b i n é s » . Et l'on affirme volontiers que cet intérêt «réside essentiellement dans la vie et la croissance de l'organisme économique», ce qui permet de soutenir que toutes les composantes de l'entreprise ont un même intérêt à son épanouissement dont elles sont chacune supposées tirer finalement les fruits, tout en concédant qu'en cas de conflit entre l'intérêt de l'entreprise et des intérêts de l'un des groupes particuliers qu'elle comprend, il sera peut être nécessaire de faire prévaloir l'intérêt de l'entreprise sur les intérêts particuliers . 1 9 6
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La question de l'intégration des intérêts catégoriels au sein de l'intérêt collectif s'est posée en des termes voisins à propos de la personnification de la famille. La notion d'intérêt de la communauté conjugale et plus encore celle d'intérêt de la famille suppose une conception des rapports des intérêts particuliers de chacun des époux et des enfants et de l'intérêt collectif qui est censé les absorber. Certains auteurs ont ainsi manifesté la crainte que la personnification de la famille, ou simplement de la communauté, n'introduise un germe de dissociation dans la cohésion familiale en soulignant que les intérêts communs peuvent être distincts des intérêts individuels des é p o u x . De fait, le souci d'éviter la désagrégation de la famille a été au cœur des débats sur la personnification de la c o m m u n a u t é . Le thème n'est pas exempt d'ambiguïté et l'on peut voir dans le refus de la personnification 201
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195. R. Saleilles, De la personnalité juridique, op. cit., Paris 1910, p. 508. V. également pp. 564-565. 196. V. supra, n° 257. 197. R. Contin, thèse précitée, n° 596. Adde J. Paillusseau, J.C.P., 1970.11.16197. 198. J. Paillusseau, thèse précitée, p. 196 et s. Comp. Champaud, thèse précitée, n° 378. A u total, on est loin de la conception de A . Amiaud pour qui «ce qu'on décore pompeusement sous le nom d'intérêt social n'est que la somme des intérêts particuliers». 199. R. Contin, loc. cit. ; Recordon, op. cit., n°96. 200. Paillusseau, op. cit., p. 200. 201. Colin et Capitant, cours précité, par L. Julliot de la Morandière, t. III, n° 176; Colomer, V° « C o m m u n a u t é » , précité, n° 41. 202. V. la discussion du rapport de M. Carbonnier à l'Association Capitant. Travaux, 1950, t. 8, p. 293 et s.
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aussi bien la négation de la diversité des intérêts, ce qui rend sans objet la question de leur combinaison, que le souci de respecter leur spécificité. La thèse personnificatrice qui prétend fondre, d'une façon que l'on peut juger artificielle, les intérêts individuels en un intérêt collectif, qui risque de n'être qu'une abstraction, invite néanmoins à une réflexion sur la conception de l'intégration des intérêts. Pour ancrée qu'elle soit dans nos esprits, l'idée que le Tout ne se réduit pas à la somme des parties qui le composent, qu'un groupement constitue une entité distincte, de ses membres, que l'intérêt de l'ensemble est supérieur à celui de chacune des parties qu'il absorbe et transcende, paraît sujette à caution, dès lors qu'il s'agit d'en tirer des conséquences de d r o i t . Une réaction a eu lieu contre ce processus d'intégration, qui fait disparaître la spécificité des composantes au nom de l'entité supérieure qui les absorbe. Elle tend à privilégier la méthode inverse de l'appréhension directe des intérêts catégoriels. 203
2) L'appréhension directe des intérêts catégoriels 301 - L'apparition de cette conception novatrice dans notre droit n'est pas sans incidence sur la question de la personnification des groupements. a) L'apparition d'une nouvelle conception de la combinaison des intérêts 302 - Cette technique nouvelle s'est manifestée très clairement en droit administratif où elle a trouvé son application la plus marquante dans la jurisprudence «Ville Nouvelle Est», ainsi désignée du nom du premier arrêt l'ayant expressément consacrée. Le 28 mai 1971, l'Assemblée du Conseil d'Etat a décidé «qu'une opération ne peut être légalement déclarée d'utilité publique qui si les atteintes à la propriété privée, le coût financier et éventuellement les inconvénients d'ordre social qu'elle comporte ne sont pas excessifs eu égard à l'intérêt qu'elle présente». Le juge administratif qui se contentait d'apprécier de façon abstraite et générale si une opération d'expropriation avait un objet d'utilité publique devra désormais procéder à la pesée des divers intérêts en p r é s e n c e . Ainsi ont été successivement annulés le projet de construction d'une bretelle de raccordement à une autoroute, au motif qu'il portait atteinte aux intérêts des malades d'un établissement psychiatrique et le projet de construction d'un aérodrome dont le coût aurait été «hors de proportion avec les ressources financières de la c o m m u n e » . La légalité des dérogations à un plan d'urbanisme est appréciée selon une méthode analogue . A cette occasion, le juge administratif cesse de raisonner en termes d'intérêt général pour tenir compte d'intérêts 204
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203. L'influence de la pensée hégélienne d'un Tout qui vit d'une vie propre et supérieure à celle des parties, latente à l'approche de la Révolution française, sur la conception moderne de l'Etat et de la Nation et les dangers qu'elle présente a été étudiée par B . de Jouvenel, Du pouvoir, op. cit., p. 85 et s. 204. G.A.J.A., 7ème éd. 1978, p. 561, obs. Long, Weil et Braibant et les réf. 205. C E . Ass. 20 octobre 1972, Société civile Sainte-Marie de l'Assomption, Rec, 657, concl. Morisot. 206. C E . 26 octobre 1973, Grassin, A.J.D.A., 1973.34, concl. A . Bernard, note J.K. 207. C E . Ass. 18 juillet 1973, ville de Limoges, A.J.D.A. 1973, p. 494.
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particuliers. La notion de hiérarchie, que suppose la conception classique de l'intégration des intérêts fait place au critère de proportionnalité , qui suppose la mise en balance des avantages et des inconvénients de toutes sortes de l'opération envisagée . Pour limitée que soit l'immixtion du juge administratif dans l'appréciation de l'opportunité d'une décision relevant du pouvoir discrétionaire de l'Administration , le changement d'optique qu'elle suppose n'en est pas moins essentiel . La conscience de l'existence d'intérêts collectifs catégoriels n'est pas propre au droit administratif. C'est néanmoins le Conseil d'Etat, désormais familier de l'idée, qui en a donné une nouvelle application en droit social. Lorsqu'il a eu à connaître de la portée du contrôle exercé par le juge administratif sur la décision de l'autorité administrative saisie d'une demande d'autorisation de licenciement d'un salarié exerçant des fonctions représentatives, le Conseil d'Etat, par arrêt du 5 mai 1976, a reconnu à l'Administration la faculté de refuser l'autorisation sollicitée, même si les fautes commises par l'intéressé sont de nature à justifier son licenciement, en retenant «des motifs d'intérêt général relevant de son pouvoir d'appréciation de l'opportunité sous réserve qu'une atteinte excessive ne soit pas portée à l'un ou l'autre des intérêts en p r é s e n c e » . Là encore, la méthode du bilan utilisée par la jurisprudence administrative marque une nouvelle conception de la combinaison des intérêts en cause. Bien que ce point soit moins fréquemment souligné, la méthode se retrouve dans le droit de l'entreprise et de la famille où elle fait pièce à le personnification qui repose sur une conception essentiellement différente de l'intégration des intérêts. 208
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208. G. Braibant, «Le principe de proportionnalité», Mélanges M. Waline, Paris 1974, t. II, pp. 297-306. 209. A . de Laubadère, « L e contrôle juridictionnel du pouvoir discrétionnaire dans la jurisprudence récente du Conseil d'Etat français», Mélanges M. Waline, 1974, t. II, pp. 531-549; J. Waline, « L e rôle du juge administratif dans la détermination de l'unité publique justifiant l'expropriation», Mélanges M. Waline, 1974, t. II, pp. 811-830. J. Lemasurier, «Vers un nouveau principe général du droit? Le principe «bilan-coût-avantages», Mélanges M. Waline, 1974, t. II, p. 511 et s. 210. En dépit des formules pudiques et contournées des promoteurs de cette jurisprudence (v. not. les conclusions des commissaires du Gouvernement Braibant, Morisot et Bernard sous C E . 28 mai 1971 ; 20 octobre 1972 et 26 octobre 1973, précités), il n'est pas douteux que le juge administratif se soit ainsi octroyé un certain pouvoir d'appréciation de l'opportunité des décisions contrôlées (en ce sens, v. not. de Laubadère ; J. Waline, travaux précités. Comp. les obs. nuancées de Long, Weil et Braibant, loc. cit.). 211. La terminologie utilisée est significative. Il n'est plus question de synthèse, mais de « s o m m e algébrique» d'avantages et d'inconvénients, de «balance d'intérêts», envisagés en eux-mêmes et non comme partie d'un tout; M. Waline, o b s . , R.D.P., 1972.454. Il n'est pas moins révélateur du changement de perspective que l'on ait cru pouvoir fonder une critique de la jurisprudence nouvelle sur le prétendu caractère indivisible de l'intérêt général. V. L.J. Chapuisat « L e droit administratif à l'épreuve de l'urbanisme dérogatoire», A.J.D.A., 1974, pp. 3-16, not. p. 9 ; J. Lemasurier, op. cit., p. 562. 212. C E . Ass. 5 mai 1976, S A F E R d'Auvergne et ministre de l'Agriculture c/Bernette, Rec, 2 3 2 ; G.A. Dr. travail, 2 è m e éd. Sirey 1980, n ° 7 1 , obs. G. Lyon-Caen et J. Pelissier et les réf.
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b) La résistance des intérêts catégoriels à la personnification 303 - La thèse personnificatrice conduit à formuler tout conflit d'intérêts en termes d'opposition des intérêts catégoriels et de l'intérêt général, par hypothèse supérieur, du groupement le plus vaste. L'intérêt des actionnaires de percevoir des dividendes élevés n'est-il pas contrarié par l'intérêt supérieur de l'entreprise de constituer des réserves et d'assurer sa croissance ? L'intérêt d'un époux d'accroître son indépendance n'est-il pas, de la même façon, contrarié par l'intérêt supérieur de la famille, qui tend à assurer sa cohérence ? Ainsi présenté, le conflit devrait nécessairement se résoudre en faveur de l'intérêt collectif supposé du groupement le plus large. Un examen attentif de notre droit montre qu'une telle présentation ne reflète pas toujours la réalité positive et que les tribunaux de l'ordre judiciaire ne sont pas insensibles au système de la pesée des intérêts. 304 - S'agissant de l'entreprise, il est vrai que les juridictions du fond ont parfois été séduites par la conception qui oppose les intérêts sociaux aux intérêts personnels de certains associés, pour fonder le contrôle des décisions prises par les organes sociaux . Les premiers commentateurs de ces décisions en ont conclu que la jurisprudence reconnaissait ainsi «à l'entreprise un intérêt propre supérieur à ceux des diverses catégories de personnel qui la c o m p o s e n t » . Pourtant, la Cour de Cassation a entendu donner un coup d'arrêt à cette conception : on sait qu'aux termes d'une jurisprudence constante, elle n'annule les résolutions litigieuses qu'à la double condition qu'elles aient été «prises contrairement à l'intérêt général de la société et dans l'unique dessein de favoriser les membres de la majorité au détriment des membres de la m i n o r i t é » . On a déjà eu l'occasion de constater la perplexité des auteurs devant la dualité de cette formule qui vise concurremment la méconnaissance de l'intérêt social et la rupture d'égalité alors qu'un seul de ces critères pourrait suffire à caractériser l'abus de m a j o r i t é . Aussi a-t-on pu se demander si la satisfaction de l'intérêt social pouvait, le cas échéant, légitimer une rupture d'égalité . En bonne logique, la condamnation de la thèse reconnaissant à l'entreprise un intérêt propre sublimant celui de ses diverses composantes, qui, en dernière analyse, constitue une forme larvée de personnification , emporte nécessairement une réponse négative à une telle interrogation. Il n'est pas concevable en effet que l'intérêt social puisse s'opposer à celui 1 3
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213. O n a pu voir dans cet antagonisme la preuve de l'existence d'un intérêt collectif spécifique. Carbonnier, op. cit., t. 1, p. 397. N e serait-il pas possible d'inverser l'ordre des facteurs et de se demander si ce n'est pas la croyance en l'existence d'un intérêt collectif supérieur qui incite à formuler ainsi l'opposition des intérêts? 214. Paris, 22 mai 1965, Affaire Fruehauf; Paris, 15 mars 1968, Affaire Cafés Biard; Rennes, 23 février 1968, Affaire Saupiquet-Cassegrain ; sur la portée réelle de cette jurisprudence, v. not. G. Farjat, Droit économique, 1ère éd. 1971, p. 105 et s. et les réf. 215. Contin, D., 1968.150; Pailluseau, J.C.P., 1970.11.16197. 216. Com. 18 avril 1961, Ets Piquard, précité. Pour une analyse de cette jurisprudence, v. supra, n° 83. 217. V . supra, n° 42. 218. V . supra, n° 86. 219. V. supra, n° 261.
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d'une partie des actionnaires s'il est lui-même constitué par la somme des intérêts de chacun des actionnaires, pris ès-qualités . En maintenant la double référence, la Cour de Cassation n'a sans doute pas poussé cette logique à son terme, de crainte de s'enfermer dans un système trop rigide. Mais, la jurisprudence rendue depuis 1961 ne dément pas cette analyse, aucun arrêt de la Cour de Cassation ne paraissant avoir justifié une rupture d'égalité par référence à l'intérêt social. 305 - Bien plus que le droit de l'entreprise dans lequel l'appréhension globale des intérêts est essentiellement le fait de la doctrine, le droit de la famille paraît avoir vocation à retenir une conception dialectique de l'intégration des intérêts. Bien plus que ceux des actionnaires, des salariés et des dirigeants sociaux, les intérêts de chacun des époux et ceux de leurs enfants paraissent converger et se fondre naturellement dans l'intérêt collectif de la famille toute entière. La notion d'intérêt de la famille, qui apparaît dans de nombreuses dispositions législatives a pris en effet une place importante dans notre d r o i t . L'idée de synthèse d'intérêts qu'elle suggère n'est pourtant pas exclusive d'une appréhension directe des intérêts catégoriels de chacun de ses membres. Le juge est souvent appelé à mettre en regard et à peser les intérêts en présence selon une méthode qui n'est pas sans évoquer celle du bilan telle que la pratique le juge administratif . Le législateur, qui prend souvent en considération de façon distincte les intérêts des membres de la famille, l'y invite parfois expressément. Ainsi, l'article 832 du Code Civil dispose-t-il qu'à défaut d'accord amiable entre les différents successibles qui peuvent la solliciter, la demande d'attribution préférentielle de l'exploitation agricole ou de l'entreprise familiale est portée devant le Tribunal qui se prononce «en fonction des intérêts en présence». Le juge est ainsi conduit, le cas échéant, après avoir fait application des conditions légales requises, à confronter directement les intérêts en présence pour les départag e r . Il est plus significatif encore de constater que la jurisprudence utilise spontanément une méthode comparable lorsqu'elle est invitée par le législateur à contrôler la conformité d'une décision à 1'«intérêt de la famille». Suivant en cela une doctrine u n a n i m e , les tribunaux saisis d'une demande d'homologation d'une décision de changement de régime matrimonial en application de l'article 1397 du Code Civil, s'appliquent à peser les divers intérêts en présence, dont on sait qu'ils ne concordent pas nécessairement , 220
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220. C'est ce que postulent les théoriciens de la personne morale eux-mêmes lorsqu'ils insistent sur l'idée que la personnalité morale n'aurait pas de sens si elle devait être invoquée contre l'intérêt des membres du groupement personnifié. Michoud, op. cit., n° 7 1 ; R. D a v i d , op. cit., p. 24. 221. V . not. les art. 217, 220-1, 1397, 1429, 2163 du Code Civil. 222. Sur la notion d'intérêt de la famille, v. A . Tribes, thèse précitée; R. Théry, «L'intérêt de la famille», J.C.P., 1972.1.2485; M. Henry «L'intérêt de la famille réduit à l'intérêt des époux» D., 1979, Chr. 179 et plus spécialement sur l'intérêt de la famille au sens de l'article 1391 du Code Civil, M. Gobert, «Mutabilité ou immutabilité des régimes matrimoniaux», J.C.P., 1969.1.2281. 223. V . supra, n° 302. 224. V . J. Patarin, «le pouvoir des juges de statuer en fonction des intérêts en présence dans les règlements de succession», Mélanges Voirin, LGDJ 1967, p. 618 et s. 225. Cf. Ponsard, note sous Civ. 6 janvier 1976, D., 1976, p. 254 et les auteurs cités. 226. V . supra, n° 295.
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pour apprécier si le changement de régime est ou non justifié. La Cour de Cassation a consacré cette méthode en décidant que l'existence et la légitimité de l'intérêt visé par l'article 1397 devait «faire l'objet d'une appréciation d'ensemble, le seul fait que l'un des membres de la famille risquerait de se trouver lésé n'interdisant pas nécessairement la modification ou le changement envisagé» pour censurer la décision qui avait estimé qu'une clause profitant exclusivement à l'épouse ne saurait être considérée comme justifiée par un intérêt familial . Dans cette perspective, la référence législative à l'intérêt de la famille apparaît moins comme la consécration d'une conception globale de l'intégration des intérêts que comme une directive intentionnellement vague destinée à conférer au juge un large pouvoir d'appréciation de la légitimité des divers intérêts en cause. Le procédé est conforme à l'esprit qui anime tout le nouveau droit français de la famille . Cependant, à la pesée concrète des intérêts en présence dans chaque cas d'espèce, succède bientôt une appréciation par types, elle-même indissociable de la reconstitution d'un système abstrait de valeurs. Ainsi qu'a pu le relever un auteur, la confrontation d'intérêts de nature différente, qui ne manquent pas de s'opposer, suppose la référence à un principe moral permettant d'accorder plus de valeur à l'un qu'à l'autre. Le juge est ainsi conduit à utiliser dans chaque espèce un système de valeurs permettant de préférer un intérêt à un autre. Sous le contrôle de la Cour de Cassation, la jurisprudence tend ainsi à reconstituer progressivement un système de règles abstraites que le législateur avait éliminé au profit d'un principe général d'appréciation au cas par cas. Même s'il emprunte parfois les voies détournées de la contradiction ou du défaut de motifs, le contrôle exercé par la Cour de Cassation est le signe de la renaissance de la règle abstraite spéciale. L'arrêt de censure du 6 janvier 1976, qui impose la prise en considération de l'intérêt de l'épouse au sein de l'intérêt de la famille, est très caractéristique de ce r e n o u v e a u . 227
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305 - La prise en considération immédiate des intérêts catégoriels que le juge est, dans des hypothèses de plus en plus nombreuses, tenu à mettre directement en balance sans passer par l'entremise d'un intérêt plus général qui est censé les sublimer pour mieux les départager, vient contrarier la tendance personnificatrice. Celle-ci repose toute entière sur la consécration d'un intérêt qu'elle entend mettre en valeur. L'apparition d'une pluralité de catégories d'intérêts, distinctes les unes des autres, ne pouvait manquer de lui donner un coup d'arrêt. L'observation vaut très certainement pour l'entreprise et la famille, dans lesquelles la diversité des intérêts est grande et leur antagonisme aisément cncevable. Il est permis d'hésiter davantage à propos du ménage. Le paral-
227. Civ. 1ère, 6 janvier 1976, précité. 228. V . G . Cornu, Droit civil. Introduction, op. cit., n° 177. 229. S'il a entendu briser cette jurisprudence en modifiant le premier alinéa de l'article 1397 du Code Civil, le projet de loi tendant à assurer l'égalité des époux dans les régimes matrimoniaux adopté par le Sénat le 4 avril 1979 n'adopte pas pour autant une conception globale de l'intérêt de la famille et se borne à exiger que le changement préserve suffisamment «les intérêts soit des enfants nés ou non du mariage, soir de l'un des é p o u x » , faisant ainsi apparaître clairement ces différentes catégories d'intérêts (J.O. A . N . Seconde session ordinaire 1978-1979 doc. n° 937). Comp. Nerson, obs., R.T.D.C., 1979.581, sur l'arrêt du 6 janvier 1976 et la conception des groupements qu'il suppose, v. Carbonnier, Droit civil, t. 2, l l è m e éd. 1979, n° 4 in fine.
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lèle éclairant mené par M. C a r b o n n i e r entre le ménage et la société prend ici tout son sens. Il donne une singulière force à l'idée que les époux, èsqualités, ont un intérêt identique à la prospérité du ménage. Autant l'intérêt des enfants, dans sa spécificité, peut aisément s'opposer à celui des parents et justifie qu'on l'envisage en tant que tel, autant l'intérêt des époux paraît converger, fournissant ainsi un support rationnel à la personnification. Le principe de l'égalité des époux, dont les progrès sont sensibles dans notre droit, ne fait que renforcer l'idée en plaçant chacun des époux dans une position interchangeable. Le ménage paraît donc satisfaire la condition d'homogénéité des intérêts sans laquelle la personnification risque de masquer la réalité des intérêts qu'elle est supposée traduire. La notion de pouvoir constitue cependant un instrument d'analyse beaucoup plus souple qui respecte la spécificité des intérêts catégoriels tout en conservant l'acquis des thèses personnificatrices. Cette souplesse passe nécessairement par la dissociation des notions de pouvoir et de représentation. Dans tous les cas où la personnification d'un groupement n'est pas réaliste compte tenu de la diversité des intérêts qui le composent, le titulaire du pouvoir, qui ne peut plus être conçu comme un simple représentant, prend une importance accrue, ce qui justifie qu'on le prenne en considération pour lui-même et non plus par simple référence à l'intérêt qu'il est censé représenter. C'est l'objet de la théorie de l'agent juridique qui, donnant au titulaire du pouvoir l'épaisseur que lui déniait le concept de représentation, permet de marquer l'autonomie de la notion de pouvoir.
230. Le régime matrimonial, thèse
prêctée.
CHAPITRE
SECOND
L'AUTONOMIE DE LA NOTION DE POUVOIR RENFORCEE PAR LA THEORIE DE L'AGENT JURIDIQUE
307 - La théorie de l'agent juridique qui, selon les cas, pourra ou non être considéré comme un représentant, apparaît comme la consécration technique de l'autonomie de la notion de pouvoir à l'égard de celle de représentation. Mais l'ébauche d'une théorie de l'agent juridique (section 1) n'aurait pas de sens si l'autonomie de la notion de pouvoir qu'elle prétend traduire n'avait elle-même d'importantes conséquences pratiques (section 2).
SECTION
1
L'ébauche d'une théorie de l'agent juridique 308 - Curieusement, toutes les théories qui se sont efforcées de concevoir le titulaire du pouvoir autrement que comme un simple représentant se sont toujours heurtées à de très vives résistances doctrinales. Il conviendra d'en examiner le sens et la valeur (§1) avant même de tenter de dégager les éléments d'une théorie de l'agent juridique (§2).
§ 1. Les résistances opposées à la théorie de l'agent juridique 309 - Depuis plus d'un siècle, les auteurs qui, en Allemagne, puis en France, ont tenté de définir les notions de droit subjectif et de sujet de droit,
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ont invariablement choisi l'exemple des incapables et des personnes morales pour illustrer leurs thèses. Ces situations présentent l'avantage de faire apparaître une dissociation entre l'individu qui manifeste sa volonté, en qualité de représentant ou d'organe, et celui ou ceux aux noms et dans l'intérêt desquels les actes sont passés, l'incapable ou la personne morale, et les auteurs ont toujours eu à cœur d'éprouver leurs définitions du droit subjectif sur ces cas complexes. Qu'elles conçoivent le droit comme un «pouvoir de volonté» , un intérêt juridiquement protégé , comme un «intérêt juridiquement protégé au moyen de la puissance reconnue à une volonté de le défendre» ou comme une «appartenance-maîtrise» , comme une prérogative à l'avantage de son bénéficiaire ou même comme une «situation juridique découlant de la n o r m e » , toutes les définitions du droit subjectif rendent parfaitement compte de la situation simple du propriétaire majeur et sain d'esprit qui exerce lui-même son droit, passe un contrat ou agit en justice dans son propre intérêt. Ce n'est que dans le cas où, pour des raisons diverses tenant au jeune âge, à l'insanité d'esprit du bénéficiaire du droit ou à l'impossibilité naturelle des groupements de se passer de représentants, le droit n'est pas exercé par son bénéficiaire, que l'on peut juger de la pertinence des définitions proposées. C'est ce qui explique que la querelle du droit subjectif se soit cristallisée sur l'exemple du pouvoir . 2
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310 - Placée sur ce terrain, elle s'est naturellement organisée autour des éléments caractéristiques de la notion de pouvoir. Le pouvoir repose en effet sur un intérêt distinct de celui de son titulaire, qui en constitue tout à la fois le fondement et la limite. Il suppose un titulaire investi de la faculté de prendre une décision contraignante pour autrui. Ses deux éléments essentiels sont donc l'intérêt, qui évoque le sujet de droit, et la volonté, qui rappelle le rôle de l'agent. Toute l'histoire de la définition du droit subjectif est celle d'une oscillation entre ces deux pôles. C'est la célèbre controverse opposant la théorie de la volonté et celle de l'intérêt, Willensdogma et Interessendogma, qui fit les beaux jours de la doctrine allemande du siècle dernier et de celle du début du siècle en France. La définition du droit subjectif comme intérêt protégé semble privilégier le premier aspect et faire pencher la balance du côté du bénéficiaire du droit ; celle qui insiste sur la volonté capable d'exercer le droit paraît, au contraire,
1. La doctrine cite plus précisément les cas de l'infans et de l'aliéné dans le dessein de cerner l'incidence de l'absence de volonté ferme et saine qu'on leur suppose sur la définition de leurs droits. L'exemple se veut évocateur. Il paraît juridiquement plus correct de s'en tenir à la notion d'incapacité qui pose le principe de l'absence d'une volonté juridiquement efficace sans qu'il soit besoin de faire référence à une situation de fait incertaine. 2. Savigny, Système, t. 1, § I V ; Windscheid, Pandektenrecht, t. 1, 8ème éd. par Kipp, Francfort 1900, § 37. 3. Ihering, L'esprit du droit romain, trad. O. de Meulenaere, t. III, 3 è m e éd. 1888, pp. 317-354. 4. Michoud, op. cit., t. 1, p. 105; Jellinek, System des subjectiven öffentlichen Recht, 1892, p. 4 2 ; Dabin, op. cit., p. 80 et s. 5. Roubier, op. cit., p. 73. 6. Duguit, Traité de droit constitutionnel, 3 è m e é d . , t. 1, 1927, § 2 et s. 7. Outre les auteurs précités, v. à titre d'exemple A . Gorovtseff, «La lutte autour de la notion de sujet de droit», R.T.D.C., 1926, pp. 881-972 et «Nouvelles recherches sur le problème du sujet de droit», R.T.D.C., 1927, pp. 5-135.
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mettre l'accent sur le titulaire du pouvoir, dans tous les cas où celui qui exerce le droit se distingue de son bénéficiaire. Les doctrines «mixtes», qui ont tenté de faire la part de la volonté et celle de l'intérêt selon des combinaisons variables mais qui, en définitive, n'ont guère réussi qu'à cumuler les critiques que les tenants des conceptions unitaires s'adressaient mutuellement , sont la marque la plus évidente de cette bipolarisation. Les conceptions les plus modernes du droit subjectif n'échappent pas davantage à cette double attraction . La thèse de M. Dabin, qui définit le droit subjectif, essentiellement par les deux éléments d'«appartenance» et de «maîtrise», en est l'exemple. L'«appartenance» n'est en effet, de l'aveu de l'auteur lui-même, qu'un affinement de l'idée d'intérêt que Ihering avait mise en avant: «le droit n'est pas un intérêt, même juridiquement protégé, mais l'appartenance d'un intérêt ou plus exactement d'une chose qui touche le sujet et l'intéresse, non en tant qu'il jouit ou est appelé à en jouir, mais en tant que cette chose lui appartient en p r o p r e » . Second élément du droit subjectif, la «maîtrise», marque que le sujet a une prérogative sur la chose, qu'il en est le maître, qu'il peut en disposer à son g r é . C'est, à peine transformé, le «pouvoir de volonté» que privilégiait Savigny. Là encore, rivalisent les deux éléments d'intérêt et d'aptitude à la décision, caractéristiques des hypothèses de pouvoirs. 311 - Cette démarche, consistant à construire la théorie du droit subjectif et du sujet de droit sur l'exemple du pouvoir, n'est sans doute pas étrangère à l'échec des rares tentatives doctrinales destinées à rendre compte du rôle de l'agent juridique (A), généralement sacrifié aux exigences de l'impossible définition du droit subjectif (B). 8
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A. L'échec des tentatives doctrinales destinées à rendre compte du rôle de l'agent 312 - Schématiquement, ces tentatives peuvent être classées en deux catégories, qui procèdent l'une et l'autre d'une réflexion originale sur la notion de sujet de droit. La première consiste à reconnaître la qualité de sujet de droit au titulaire du pouvoir lui-même et à lui seul. La seconde, plus subtile, distingue deux catégories de sujets et reconnaît cette qualité à la fois au titulaire du pouvoir et au bénéficiaire de la prérogative qu'il exerce. L'une faisait donc de l'agent un sujet à la place du sujet ( I / ) , l'autre, un sujet à côté du sujet (2°/), ce dernier étant entendu tel qu'on le concevait traditionnellement comme bénéficiaire du droit. L'une et l'autre o
8. Sur les doctrines «mixtes», v. Dabin, op. cit., pp. 72-80 et les références citées. 9. E n ce sens, Dabin, op. cit., p. 7 9 ; J. Derruppé, La nature juridique du droit du preneur à bail et la distinction des droits réels et des droits de créance, Dalloz 1952, n° 247; Marty et Raynaud, op. cit., n° 139; Ghestin, Traité de Droit Civil, t. 1, Introduction, par Ghestin et Goubeaux, n° 180, p. 126. 10. V. cep. Ghestin et Goubeaux, op. cit., n° 186-193. 11. Ibid, pp. 81 et 82. 12. Ibid, p. 87.
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ont été rejetées par la grande majorité de la doctrine française dans un même mouvement. 1) L'agent qualifié de sujet à la place du sujet 313 - La notion de sujet étant étroitement dépendante de la conception que l'on se fait du droit subjectif, on aurait pu penser que les auteurs qui définissaient le droit comme un «pouvoir de volonté» seraient tentés de reconnaître cette qualité au titulaire du pouvoir lui-même, investi de la faculté de décider pour autrui. Mais on s'aperçoit qu'en réalité, la doctrine a toujours marqué une grande réticence à reconnaître dans le titulaire du pouvoir un sujet de droit. Rares sont les auteurs qui, après avoir défini le droit comme un pouvoir actif impliquant une volonté, en déduisent logiquement que le tuteur, pour reprendre l'exemple favori de la doctrine, investi du pouvoir de disposition ou d'exercice constitutif du droit, en était le véritable sujet. Pour l'avoir admis, sans toutefois méconnaître le caractère fonctionnel d'une telle prérogative, des auteurs tels que H ô d l e r se sont vus qualifier d'« enfants terribles » du dogme de la volonté dont ils ont « impitoyablement déduit toutes les conséquences» . L'apport essentiel de cette thèse était de mettre en lumière le rôle du titulaire du pouvoir en acceptant de tirer de la définition du droit comme «pouvoir de volonté» la conséquence qui en découlait naturellement et qui conduisait à reconnaître la qualité de sujet au titulaire du pouvoir. 314 - C'est précisément cette conséquence qui a été obstinément rejetée dans leur grande majorité par ceux-là même qui en acceptaient les prémisses en définissant le droit subjectif comme «pouvoir de volonté». Ce rejet n'a pu se faire qu'au prix de curieux revirements, consistant le plus souvent à renier la thèse initiale. Ainsi, par exemple, après avoir affirmé que la volonté constituait un élément essentiel du droit, certains auteurs déclarent se satisfaire d'une volonté «externe» ou «potentielle» ! D'autres se contenteront de la volonté «de l'ordre juridique et non de la volonté du titulaire» du droit subjectif , ce qui, à l'évidence, consitue la négation pure et simple de la définition initialement retenue. En revanche, les outrances de ceux qui ont déduit de leur définition du droit subjectif comme puissance de volonté que les incapables étaient des «personnes demi-fictives» ou que l'homme qui dort n'a plus qu'une «personnalité en puissance» , appelaient la critique. Aussi, ceux qui voyaient dans le droit un intérêt protégé eurent beau jeu de démontrer, par l'absurde, l'incongruité de la conception du droit subjectif comme pouvoir de volonté! 13
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13. Holder, Natürliche und juristiche Personen, 1905. Ainsi, l'auteur pour qui le représentant était le véritable sujet de droit, présentait-il ce dernier comme étant à la tête d'un «patrimoine de fonction» correspondant à des «pouvoirs juridiques de fonction». V . l'étude qu'en font Michoud, op. cit., t. 2, Appendice III, pp. 504-509; et Sabeilles, op. cit., pp. 485-516. 14. Michoud, op. cit., pp. 508-509. 15. Cf. Bernatzik, cité par D e m o g u e , op. cit., p. 617. Pour une critique approfondie de cet argument, v. infra, n° 322. 16. Windscheid, cité par Dabin, op. cit., p. 60. 17. Bierling, cité par D e m o g u e , op. cit., p. 617. 18. Holder, cité par Michoud, op. cit., p. 506, note 3.
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Conduisant à dénier tout droit subjectif aux incapables et aux personnes morales ne pouvant agir que par l'intermédiaire de représentants, la thèse ne pouvait être acceptée. 375 - On a montré le tour négatif de la critique mais on ne soulignera jamais assez le caractère essentiellement philosophique et moral d'une telle réaction . Ainsi, par exemple, bien qu'il se soit défendu de confondre «personnalité au sens juridique et personnalité au sens éthique», Saleilles ne s'en est pas moins élevé avec une certaine véhémence contre les «audaces» «frustres et grossières» de «quelques dilettantes amateurs de curiosités» osant soutenir que les droits du pupille appartiennent au tuteur. Ce serait, nous dit l'auteur, revenir à «l'analyse un peu grossière des époques primitives», à la vraie théorie réaliste du «moyen âge primaire» qui confondait le droit et l'action, voyait le sujet de droit dans le titulaire de l'action; ce serait régresser «à l'arrière-plan du vieux droit féodal, à l'époque où le bailliste était propriétaire des biens du m i n e u r » . De même, M. Dabin a-t-il condamné dans les termes les plus vifs la «déviation» de Hôlder, qui «intronise (le tuteur) sujet de droit aux lieu et place du mineur». Repoussant la thèse comme «choquante» et manifestement «contraire au sens commun», l'auteur se demande «qui songerait à dénier au mineur, pour le reconnaître au tuteur, le titre de propriétaire des biens qui lui appartiennent sous le prétexte qu'il n'en a que la jouissance, alors que le tuteur en a l'exercice» L'argument est d'autant plus fort qu'il s'accompagne, dans la doctrine de cet auteur, d'une conception extrêmement compréhensive du droit subjectif, qui engloberait le droit à la vie, à l'intégrité physique, le droit de se mouvoir et de se promener... Il était exclu, dans ces conditions, que l'on puisse songer à dénier de tels «droits» aux incapables . 316 - Le cas des groupements à qui l'on refuserait la qualité de sujet pour le reconnaître à ses o r g a n e s suscite moins d'émotion. Aussi, est-ce toujours le cas du mineur ou de l'aliéné que l'on met en avant, quand bien même voudrait-on démontrer que le groupement est le véritable titulaire du 19
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19. Michoud, op. cit., t. I, p. 100; Duguit, op. cit., p. 4 7 9 ; Gorovtseff, R.T.D.C., 1927, p. 132. 20. A côté de cette objection présentée comme dirimante, le second grief adressé à la doctrine de la volonté semble fade et aisément refutable. Tiré du fait que l'on peut acquérir des droits à son insu sans que la volonté n'ait à intervenir (v. not. Dabin, op. cit., p. 6 0 ; Marty et Raynaud, Traité, op. cit., t. 1, n° 139), l'argument paraît reposer sur une confusion entre le mode d'acquisition des droits, indifférent à la définition du droit subjectif, et la nature de la prérogative ainsi acquise qui peut, sans contradiction, être un pouvoir de volonté accordé au sujet. Il est vrai que Windscheid lui-même a inutilement prêté le flanc à la critique en distinguant, dans les premières éditions de ses Pandectes, le pouvoir d'exiger (willensmacht) et le pouvoir de volonté de créer des droits (willensherrschaft). La critique qui lui est faite porte à faux en ce qu'elle s'adresse à la seconde catégorie, alors que la première, seule, répond véritablement à la question de la définition du droit subjectif. Sur ce point, v. Duguit, Traité, t. 1, § 2 5 ; Ionescu, op. cit., n° 66. 21. De la personnalité juridique, 1ère éd. 1910, pp. 532, 499 et 491. 22. Cf. Dabin, p. 4 9 1 ; comp. pp. 514-515 et p. 61. 23. C o m m e l'on fait aussi bien Binder que Hôlder, cf. Saleilles, op. cit., p. 511.
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droit subjectif . L'exemple du tuteur et du pupille est pris comme archétype et les conclusions, aussi liées soient-elles à la charge affective de la situation, sont transposées à toutes les hypothèses de pouvoir. En fait, la réaction procède essentiellement du sentiment qu'il y aurait quelque indécence à priver le mineur ou l'aliéné qui, incontestablement, sont des personnes au sens philosophique du terme, de la qualité de personne juridique . C'est là l'effet d'une pudeur terminologique si instinctive que ses conséquences paraissent relever de l'évidence. Aussi, très naturellement, la thèse se prévautelle du sens commun ou tout simplement du respect du droit positif et des valeurs universelles . 317 - La démarche étroitement alternative conduisant à priver le mineur ou la personne morale de la qualité de sujet de droit que l'on entendait reconnaître au tuteur ou à l'organe dans le but de rendre compte de leur qualité d'agent juridique encourrait donc le grief de «placer le point d'attache du droit subjectif ailleurs qu'il se trouve en r é a l i t é » . Abandonnant cette conception sans nuances, d'autres auteurs ont cherché à rendre compte cumulativement de la situation de la personne investie du pouvoir et de celle dans l'intérêt de laquelle il est concédé, en distinguant deux catégories de sujets. Cette seconde tentative n'a guère connu plus de succès que la précédente. 25
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2) L'agent qualifié de sujet à côté du sujet 318 - Dès 1873, la doctrine allemande distinguait la jouissance du droit et sa disposition et opposait corrélativement le sujet de jouissance au sujet de disposition . Par la suite, le thème a été développé en Allemagne par B i n d e r et repris en France par D e m o g u e . Son originalité était de rendre compte de façon distributive de la volonté et de l'intérêt en se gardant de prétendre associer à toute force deux éléments qui, dans l'hypothèse du pouvoir, paraissent concerner des individus distincts. On pouvait en attendre l'amorce d'une théorie de l'agent juridique, ici qualifié de sujet «de disposition» ou sujet «d'exercice» . En réalité, la doctrine française a peu approfondi la distinction et ne s'est guère souciée de définir la nature des prérogatives de chacune de ces catégories de sujets. Compréhensible de la part de ses adversaires , une 28
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24. V . par ex. Saleilles, op. cit., p. 513: «Prenons le tuteur et ce que je dirai du tuteur s'appliquera à tous les cas où il y a une dualité similaire de relations juridiques». 25. V . sur ce point Michoud, op. cit., t. 1, n° 2 qui, après avoir fait état de la distinction, relève l'influence indirecte de la notion de personnalité philosophique sur celle de personnalité juridique. 26. Ainsi, Saleilles, p. 532, y voyait l'une des «solutions les plus incontestées et les plus universelles de la tradition juridique de tous les temps». 27. Michoud, op. cit., t. 2, p. 509. 28. Bekker serait à l'origine de ce dédoublement, cf. Gorovtseff, R.T.D.C., 1926, p. 927. 29. O n en trouve l'analyse dans Michoud. Appendice de la première é d . , t. II, pp. 509-514. V . aussi Saleilles, op. cit., pp. 483-516. 30. R. D e m o g u e , R.T.D.C., 1909, pp. 611-655. 31. Le sujet de jouissance est parfois appelé sujet de destination du droit et le sujet de disposition, sujet d'exercice. V . Saleilles, op. cit., p. 507. 32. V . not. Michoud, loc. cit.
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telle attitude surprend chez ceux qui accueillent la thèse. Ainsi, dans l'article qu'il a consacré, en 1909, à la notion de sujet de droit, Demogue a fait une place importante à la distinction des sujets de jouissance et des sujets de disposition. Pourtant, il n'en tirera guère plus que l'idée que les sujets de jouissance «peuvent s'étendre, au-delà de l'humanité, à tout être capable de souffrir et notamment aux animaux» alors que les sujets de disposition se limitent à l'humanité raisonnable ou présumée t e l l e . Préoccupé de la seule question de l'étendue de la qualification de sujet de droit dont il se demandait, poursuivant ainsi une controverse classique chez les auteurs de langue allemande, si l'on peut reconnaître cette qualité aux groupements, aux fous, aux animaux ou aux choses, cet auteur n'a pas ressenti la nécessité d'analyser autrement qu'en les rattachant au «côté volonté» du droit subjectif, le rôle et la situation du «sujet de disposition». De façon plus carrée, Gény a condamné «comme obscure et vaine la distinction (...) des sujets de jouissance et des sujets de disposition à chacun desquels on attribuerait une sphère propre de développement». En y voyant un «raffinement d'analyse», qui tend, «en altérant la clarté ou la simplicité du concept du sujet de droit, à diminuer la fermeté qui en fait la v a l e u r » , l'éminent civiliste formulait la position qui sera celle de la doctrine française . Seule l'opposition, du reste contestée , des incapacités de jouissance et des incapacités d'exercice rappelle aujourd'hui la distinction des sujets. Il est symptomatique que, sous cette forme purement négative, elle ne concerne plus que le véritable sujet, pris dans son sens classique de bénéficiaire du droit. 319 - De manière plus profonde, les résistances opposées aux thèses qui prétendaient faire une place à l'agent juridique au sein même de la théorie du sujet pourraient tenir au caractère insoluble de la définition du droit subjectif à laquelle l'agent juridique a été sacrifié. 33
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B. L'impossible définition du droit subjectif 320 - L'examen de la controverse doctrinale séculaire sur la question du droit subjectif et du sujet de droit fait apparaître, au-delà de la multitude des thèses, quelques constantes et un paradoxe (1.) que les justifications doctrinales tirées de la notion de «maîtrise virtuelle» ou de la distinction du droit et de son exercice ne peuvent suffire à réduire (2.).
33. Op. cit., pp. 615 et 621. 34. Gény, Science et Technique, t. 3 , 1921, p. 227. 35. Comp. pour une condamnation semblable, Dabin, op. cit., p. 88. Il est vrai qu'en opposant les «sujets de jouissance proprement dits» et «les sujets de disposition-jouissance» pour montrer que le titulaire du pouvoir peut avoir un droit à exercer sa fonction et en tirer de grandes satisfactions (v. supra, n° 315), D e m o g u e n'a pas contribué à faire de sa thèse un modèle de simplicité et de clarté. 36. Cf. R. H o u i n , « L e s incapacités», op. cit., pp. 384-385. Comp. Saleilles, op. p. 489.
cit.,
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1) Le paradoxe du droit subjectif 321 - C'est à travers l'observation des constantes de la plupart des thèses examinées que l'on prend conscience du paradoxe de la définition du droit subjectif. Celui-ci tient à la place de la volonté dans la définition du droit. Le souci de reconnaître à l'infans et à l'aliéné la qualité de sujet de droit constitue en effet l'une des préoccupations constantes des auteurs, ainsi qu'on s'est efforcé de le montrer. Cette considération aurait dû conduire à expurger la notion de droit subjectif de toute référence à la volonté. En bonne logique, on ne saurait en effet admettre que l'infans et l'aliéné sont titulaires de droits subjectifs sans renoncer à définir le droit subjectif par la volonté, même combinée à d'autres éléments. Il y a là un choix inéluctable dont la doctrine contemporaine a une claire conscience . Pourtant, sous des dénominations diverses et en dépit de nombreux artifices de présentation, les auteurs classiques se sont rarement départis de l'idée que la volonté constituait un élément essentiel du droit subjectif . Aussi conscients soient-ils des dangers que son introduction dans la définition du droit présente au regard des postulats philosophiques et moraux qu'ils soutiennent avec force sur la personnalité des incapables, les auteurs y cèdent successivement selon une démarche dont la répétition ne peut manquer de surprendre. L'annonce du risque encouru, la dénonciation du paradoxe qu'ils décèlent chez les plus illustres de leurs prédécesseurs et la réitération des mêmes contradictions se succèdent avec une constance qui n'est pas sans évoquer le travail de Sisyphe. Quelques exemples choisis parmi les plus marquants suffiront à le montrer. 37
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En 1910, Saleilles, après avoir longuement insisté sur l'idée que les individus dépourvus de volonté n'en étaient pas moins des personnes juridiques, ne manquait pas de relever à l'occasion de l'examen des thèses de Ihering, Jellinek et Michoud, que «l'introduction de l'élément volonté (dans la définition du droit subjectif) était indispensable». Il lui paraissait essentiel de «mettre au premier plan cette notion de pouvoir qui est la caractéristique même du droit». La contradiction résultant de cette double prise de position antinomique lui paraissait pouvoir être levée par la réduction de la formule classique de «pouvoir de vouloir», trop marquée des excès de la Willensthéorie, à la simple idée de «pouvoir». L'exclusion de la volonté est toute symbolique, l'auteur reconnaissant lui-même qu'«il s'agit, comme c'est forcé, d'un pouvoir impliquant la mise en œuvre de la volonté». Aussi bien, la formule réapparaît-elle dans la définition du droit aussitôt présenté comme un «pouvoir mis au service d'intérêts de caractère social et exercé par une volonté autonome». Dans le système de Saleilles, la volonté est donc à la fois gênante et essentielle . L'ambiguïté s'est,perpétuée jusqu'à nos jours. 39
37. L'alternative est expressément formulée chez des auteurs aussi différents que Duguit, Traité précité, t. 1, p. 481, Dabin, op. cit., p. 61 et Ch. Eisenmann, op. cit., R.D.P., 1954, p. 763. 38. En ce sens, M. Villey, Seize essais..., op. cit., p. 213. Sur l'idée selon laquelle toutes les définitions du droit seraient, en réalité, des doctrines mixtes, mettant simplement l'accent sur l'intérêt ou sur la volonté, v. Dabin, op. cit., pp. 79-80. 39. Op. cit., pp. 539, 541 et 542.
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Près d'un demi siècle plus tard, M. Dabin a relevé avec une grande pertinence les efforts accomplis par Saleilles pour se débarrasser de l'élément volonté en le réduisant à la seule notion de pouvoir. Il condamne ensuite «l'erreur de Saleilles», consistant à «s'être désisté de son idée primitive et d'avoir essayé, par des artifices dialectiques, de réintroduire la volonté — que ce soit celle du titulaire du droit ou de son représentant — au centre de la définition du droit subjectif». Aussitôt dénoncée, l'«erreur» est reconduite par M. Dabin. Comme lui, cet auteur accorde une grande importance à l'élément de volonté. Il y voit «la cheville ouvrière» du droit subjectif, la «force motrice» destinée à lui « insuifer la vie», le «principe de son dynamisme et pratiquement de son efficacité» avant de relever, quelques lignes plus tard, qu'il ne constitue «ni l'élément essentiel, ni la condition d'existence » du droit subjectif ! Cette dernière affirmation à de quoi surprendre ; mais la contradiction apparaît au grand jour si l'on se souvient que M. Dabin définit le droit par la «maîtrise» et la maîtrise comme un pouvoir de décider, une liberté de choisir. La même ambiguïté se retrouve dans l'exposé que MM. Ghestin et Goubeaux font de la thèse qui définit le droit subjectif comme un pouvoir de v o l o n t é . Ces auteurs relèvent d'emblée que cette conception a le mérite d'insister sur un trait important du droit subjectif. Ils conviennent que le droit «implique une possibilité de choix», qu'il «laisse une part d'initiative à son titulaire», qu'il «postule la liberté de sujet». Puis, constatant que la définition à base de volonté conduirait à dénier aux incapables la qualité de sujet, ils la récusent à ce titre. Cette réaction, caractéristique de la double préoccupation contradictoire de la doctrine française, fait apparaître le paradoxe qu'elle engendre: perçue comme essentielle, la volonté est pourtant écartée de la définition du droit subjectif dans le souci philosophique et moral d'affirmer la personnalité juridique de l'infans et du fou. 4 0
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2) Le caractère irréductible du paradoxe 322 - Parfaitement conscients de la difficulté, les auteurs prétendent lever la contradiction en affirmant que la définition du droit peut se satisfaire d'une volonté potentielle ou embryonnaire , d'une «maîtrise virtuelle» . Ainsi, M. Dabin ne conçoit-il pas que la «maîtrise» puisse être dissociée de l'appartenance. Pour lui, c'est l'appartenance qui conditionne la maîtrise et l'on ne saurait donc envisager séparément l'un ou l'autre de ces deux éléments, même lorsque le titulaire de l'appartenance est un incapable ou une personne morale. Pour lui, la maîtrise serait indépendante de son exercice actuel et le sujet d'appartenance ne cesserait pas d'être sujet de maîtrise «et de la manière la plus complète, quand même, en fait, il se trouverait dans l'impossibilité matérielle d'exercer cette maîtrise — cas de l'infans —, quand même, en droit, par le jeu des incapacités dites d'exercice, l'exercice de cette maîtrise lui serait défendu — cas de l'interdit ou du mineur — » . 42
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40. 41. 42. 43. 44.
Dabin, Le droit subjectif, 1952, op. cit., pp. 76, 79 et 93. Ghestin et Goubeaux, traité précité, n° 179. V . supra, n° 314. Dabin, Le droit subjectif, op. cit., p. 498. Op. cit., p. 92.
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On ne peut s'empêcher de penser que ces développements, quelque peu embarrassés, par lesquels l'auteur affirme qu'une «maîtrise virtuelle» suffit à caractériser le droit, édùlcore singulièrement l'idée force qu'il avait initialement caressée, selon laquelle la liberté de décider, qui suppose une aptitude à vouloir, est une composante essentielle du droit subjectif. La reconnaissance de la liberté du sujet capable et maître de ses droits ne signifie plus rien si, par quelque artifice, on prétend que l'infans, plus généralement l'incapable ou la personne morale, est titulaire d'un même faculté. En effet, c'est bien le représentant ou l'organe, investi de la faculté de décider en exprimant l'intérêt de l'enfant ou du groupement, qui possède cette latitude par laquelle M. Dabin définit la maîtrise et qui «embrasse une somme de possibilités de beaucoup supérieure à une simple faculté d'agir, puisqu'elle permet (à son titulaire) non seulement d'agir, mais de choisir». L'idée de maîtrise virtuelle ne saurait donc suffire à écarter cette évidence, sur laquelle bute nombre de thèses, que le mineur, pas plus que la personne morale, n'est investi d'une véritable faculté de décision, caractéristique du pouvoir de leurs représentants. Au demeurant, l'idée de virtualité ne vaut guère que pour les mineurs, appelés à accéder au jour de leur majorité à la pleine maîtrise de leurs droits. Pour les incapables majeurs, elle n'est plus qu'un vœu de prompt rétablissement et elle ne signifie plus rien pour les personnes morales. Même ainsi cantonnée au domaine des incapacités, dans lequel elle paraît avoir un sens, cette notion, exclusivement tournée vers le sort ultérieur du droit, est inapte à définir sa nature actuelle, que l'on cherche précisément à saisir. 323 - Aussi, l'insuffisance de l'idée.de «maîtrise virtuelle» a-t-elle été plusieurs fois d é n o n c é e . Elle n'a pas échappé à M. Dabin lui-même qui, faisant l'analyse des conceptions de Saleilles, dont il s'inspirera ensuite, s'interroge: «Qu'est-ce que cette maîtrise virtuelle attribuée à celui qui a qualité pour se servir du pouvoir (inhérent au droit subjectif)? N'y a-t-il pas quelque ambiguïté dans l'idée de maîtrise virtuelle? Une maîtrise ne doit-elle pas être réelle? Le droit est pouvoir, force, dynamisme, nous dit Saleilles; n'est-ce pas le propre d'une force de s'actualiser sans cesse, bref de n'exister que dans et par son e x e r c i c e » ? . 323 - On se contente parfois de répliquer que le contrôle de l'action du titulaire du pouvoir, qui ne peut agir que dans un intérêt déterminé, est le signe de l'existence de la maîtrise virtuelle du bénéficiaire de l ' a c t e . On sait qu'en réalité un tel contrôle est inhérent à la notion même de pouvoir. Il se justifie amplement par le danger qu'il y aurait à confier à un individu le soin d'agir dans un intérêt qui n'est pas le sien, sans organiser parallèlement une possibilité de contrôle des mobiles de son action, sans qu'il soit besoin de rattacher artificiellement cette garantie à la prétendue maîtrise virtuelle de la personne ou du groupement dont les intérêts sont ainsi protégés. Il est donc permis de trouver la réponse moins convaincante que l'objection et de considérer qu'un «pouvoir de décider», une «liberté de choisir» n'en sont plus lorsqu'ils s'exercent par l'entremise de la volonté d ' a u t r u i . 45
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45. Ihering, Esprit du droit romain, trad. Meulenaere, t. IV, p. 319; Michoud, op. cit., t. 1, n° 46, p. 100; Duguit, op. cit.,ix. 1, pp. 478-479. 46. Dabin, op. cit., pp. 77-78. 47. V . surtout Saleilles, op. cit., pp. 498-499 et Dabin, op. cit., p. 89. 48. En ce sens, Ch. Eisenmann, op. cit., pp. 762-763.
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324 - Mais, ne serait-ce pas alors confondre le droit lui-même et son exercice? Pour certains, cette ^distinction expliquerait que l'on puisse sans contradiction reconnaître à l'incapable ou au groupement la qualité de titulaire du droit dont le représentant assure l'exercice . Le recours à ce mécanisme permet d'évacuer l'élément de volonté de la définition du droit subjectif et de le cantonner à une «fonction instrumentale» n'affectant que l'exercice du droit, sa «réalisation extérieure» , sa «mise en œ u v r e » . Pour répandue qu'elle soit, l'idée n'est pas aussi claire qu'il paraît à première vue. Il est manifeste que ce système ne saurait, sans artifice, se concilier avec une définition du droit faisant de la volonté ne fût-ce que l'un de ses éléments constitutifs. Il y a en effet quelque contradiction à «reléguer l'élément de volonté au rang des procédés de réalisation du droit», tout en le maintenant au cœur de sa définition, comme un complément «indispensable de toute conception du droit subjectif» . Dès le début du siècle, le civiliste italien Ferrara avait mis l'accent sur cette alternative, dont la logique implacable rejette impitoyablement la plupart des thèses mixtes dans le camp de Ihering et de la doctrine de l'intérêt. En définitive, si la plupart des auteurs n'ont pu donner une définition cohérente du droit subjectif, c'est qu'ils n'ont pu se résoudre ni à dénier la qualité de sujet de droit aux incapables et aux personnes morales ni à expurger le droit subjectif de toute référence à la volonté du sujet. 325 - Le caractère irréductible du paradoxe pourrait s'expliquer par le fait que les auteurs ont additionné des conclusions contradictoires entre elles, résultant de l'examen de deux situations différentes. Pensant à la prérogative exercée directement par son titulaire, pleinement capable et maître de ses droits, ils n'ont pas manqué d'observer que la volonté du sujet constituait un élément essentiel du droit. C'est là le but même poursuivi par le législateur, qui entend assurer la liberté du sujet en lui conférant une prérogative de décision, une marge d'autonomie. Puis, dans le souci de définir la nature des droits que l'on ne pouvait se résoudre à dénier à l'infans ou au dément, les auteurs ont été au contraire tentés d'exclure la volonté de la définition du droit. La méthode repose sur le postulat qu'il n'y a pas de différence de nature entre un droit subjectif exercé par son titulaire capable et maître de ses droits et ce que l'on considère généralement comme le même droit exercé par un représentant, comme c'est le cas pour les incapables et les personnes mo49
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49. Saleilles, op. cit., not. p. 5 4 3 ; Dabin, op. cit., not. pp. 63, 89, 92, 93 et 104. Dans le même esprit, on enseigne volontiers aujourd'hui que la définition du droit par la volonté repose sur la confusion entre le droit et son exercice. Ghestin et Goubeaux, op. cit., n° 179 ; comp. Marty et Raynaud, op. cit., n° 541, p. 262; R. Houin, «Les incapacités», R.T.D.C., 1949, pp. 383-404, not. p. 398. 50. Dabin, p. 76. 51. J. Derruppé, op. cit., n° 245. 52. Dabin, op. cit., p. 93. 53. Saleilles, op. cit., not. pp. 502, 543, 539. 54. Ferrara, Le persone giuridiche in Traité de droit civil italien de Pasquale Fiore. Partie II, vol. II, et la réponse de Michoud, op. cit., t. II, Appendices I et II, pp. 492-504. V . également Dabin, op. cit., p. 75, qui semble approuver l'idée p. 77. Comp. Jestaz, Rép. Dr. Civil, V° « D r o i t » , n° 3.
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r a i e s . Là encore, l'idée paraît aller de soi: qui songerait à soutenir que le droit de propriété n'a pas la même nature lorsqu'il a pour titulaire un mineur ou un majeur? L'accession à la majorité opère-t-elle transmutation du droit? Comment pourrait-on affirmer que la créance détenue par une société est essentiellement différente de celle dont bénéficie une personne physique? La réponse négative qui vient naturellement à l'esprit est confortée par la constatation que le droit peut se «transmettre» d'un incapable à une personne capable, d'un individu à une personne morale, sans que l'on songe un instant à déceler une mutation de la nature du droit. Au contraire, nul ne songe à nier que le propriétaire qui confie à autrui le pouvoir d'exercer certaines des prérogatives qu'il tient de son droit, telle que le pouvoir d'aliéner la chose objet du droit, n'affecte en aucune manière la nature de celui-ci, qu'il conserve plein et entier, seul l'exercice en étant partiellement confié à autrui. Pourtant, là encore, l'évidence n'est qu'apparente et l'on a pu constater que la distinction du droit et de son exercice ne résistait pas à l'examen, la gageure consistant à vouloir donner du droit subjectif une définition unique qui puisse rendre compte de situations aussi différentes que celles du droit exercé par un individu majeur et maître de ses droits et de ceux des incapables ou des personnes morales. 326 - Force est donc de distinguer le véritable droit subjectif, susceptible d'être exercé directement par son titulaire, du droit subjectif «anémié» des incapables ou des personnes morales, qui ne peut s'accomplir que par l'entremise d ' a u t r u i . Quoique voisine en apparence, cette présentation se distingue de manière radicale de celle des auteurs classiques, qui ne faisaient état de la notion de maîtrise «virtuelle» que pour justifier l'identité de nature de tous les droits subjectifs, en reléguant la distinction au rang subalterne et contingent de l'exercice des droits, ce qui, en définitive, n'était qu'une façon de s'en débarrasser à bon c o m p t e . U n e distinction plus nette des droits subjectifs «pléniers» et des droits subjectifs «anémiés» fait au contraire apparaître l'importance du rôle de l'agent juridique, titulaire du pouvoir, qui, dans cette seconde hypothèse, peut dès lors se voir reconnaître à la tête d'une véritable prérogative juridique. L'analyse a son importance puisqu'elle donne, avec la notion d'agent juridique, une assise juridique à la discrimination des hypothèses dans lesquelles l'agent juridique est un simple représentant agissant au nom d'un véritable sujet de droit de celles dans lesquelles il ne peut se voir attribuer une telle qualité, les conditions de la personnification n'étant pas r é u n i e s . Il n'est donc pas indifférent de dégager les éléments d'une théorie de l'agent juridique. 56
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55. V . par exemple H o u i n , R.T.D.C., 1949, not. p. 397: «Si le représentant a le pouvoir d'agir sur le patrimoine d'autrui, c'est parce que ce pouvoir lui a été transmis et que, par conséquent, il préexistait en la personne du représenté». 56. En ce sens, Rigaux, Introduction à la science du droit, op. cit., p. 26. 57. V. supra, n° 322. 58. V . supra, n° 290 et s.
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§ 2. Les éléments d'une théorie de l'agent juridique 327 - L'élaboration d'une théorie qui rende compte de façon complète et autonome du rôle de l'agent juridique, titulaire du pouvoir, suppose, d'une part, que l'on se dégage de la terminologie de la représentation (A) et, d'autre part, que l'on justifie au fond la nécessité d'isoler le concept d'agent juridique (B).
A. Le terme d'agent juridique 328 - On a déjà utilisé les termes de titulaire du pouvoir et d'agent juridique comme équivalents. Il convient à présent de justifier ce parti pris. Pour peu répandue qu'elle soit, la terminologie qui fait état d'agent juridique pour désigner le titulaire du pouvoir n'est pas entièrement nouvelle et rend compte de façon très exacte du rôle de ce dernier. Dans son ouvrage d'Introduction à la science du droit, M. Rigaux consacre un chapitre à l'agent juridique, qu'il définit, il est vrai, exclusivement par référence à l'acte juridique . En ce sens générique, l'agent juridique serait toute personne qui tient de la loi la faculté de passer un acte juridique que ce soit pour son compte ou pour le compte d'un tiers, dans son intérêt propre ou dans un intérêt distinct du sien. Une telle conception paraît trop large pour fonder une qualification utile. L'étude du pouvoir nous a en effet montré que l'on pouvait légitimement distinguer entre deux catégories de prérogatives, les unes, pour lesquelles nous avons conservé la qualification de droits subjectifs, étant accordées à leurs titulaires dans leur intérêt propre, et les autres, que nous avons qualifiées de pouvoirs, ne leur étant attribuées que dans un intérêt déterminé, au moins partiellement distinct de celui de leur titulaire, ce qui justifie le contrôle judiciaire de leur exercice. Les uns et les autres sont susceptibles de passer des actes juridiques. A ce titre, ils pourraient être qualifiés d'agents. Il paraît néanmoins préférable de réserver cette appellation au titulaire du pouvoir. Le vocable d'agent juridique n'est en effet susceptible de constituer une qualification permettant de discriminer les deux situations, que nous tenons pour essentiellement distinctes, de l'exercice d'un droit subjectif et de l'exercice d'un véritable pouvoir que si l'on réserve le terme à l'une ou l'autre de ces hypothèses. Il n'est pas douteux, par ailleurs, que le titulaire d'un droit subjectif apte à l'exercer lui-même bénéficie de la qualité de sujet de droit. A l'exception de ceux qui, comme Duguit, prétendaient rejeter le concept de façon systématique, tout le monde s'accorde sur ce point et une telle situation ne justifie guère une qualification nouvelle. En revanche, l'exclusion de la terminologie de la représentation laissait le titulaire du pouvoir, habituellement conçu comme un représentant, sans qualification spécifique. Il était tentant de qualifier le titulaire du pouvoir d'agent juridique pour l'opposer au sujet de droit, titulaire du droit subjectif et de prolonger ainsi la distinction qui se trouve au cœur de cette étude entre le pouvoir et le droit subjectif. Une telle
59. Op. cit., chapitre 5, pp. 16-18 et p. 21.
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terminologie n'a rien de révolutionnaire. La première édition du Vocabulaire juridique C a p i t a n t nous indique en effet que le mot agent, qui a également un sens particulier en droit public et en droit pénal, signifie «dans un sens très large, mandataire ou préposé» et l'on sait que, «dans un sens très large», l'idée du mandat n'est autre que celle de pouvoir, dont elle a longtemps été le modèle. De même, trouve-t'on sous la plume de MM. Hébraud et Verdot, qui examinent, dans l'article qu'ils ont consacré à l'acte juridique, le cas des «actes de fonction» passés dans un intérêt autre que celui de l'agent investi de la compétence ou du pouvoir de le faire, l'utilisation du terme d'agent au sens de titulaire de p o u v o i r . Sans qu'il soit besoin de multiplier les exemples, on s'aperçoit que cette terminologie, qui n'est pas sans échos en droit public, est parfois utilisée par la doctrine de droit privé et que le terme correspond très précisément à la situation qu'il prétend qualifier. On a vu en effet que la spécificité de la fonction du titulaire du pouvoir tenait à son aptitude à passer des actes juridiques susceptibles d'affecter la sphère juridique d'autrui. Défini comme un «décideur», l'individu investi d'un pouvoir dont la vocation essentielle est de faire des choix qui se traduiront par autant d'actes juridiques, mérite plus que tout autre la qualificatif d'agent. On retrouve ainsi la terminologie du droit anglais, qui conçoit sous le terme générique d'«agency» toutes les relations juridiques existant entre un «principal» et un «agent» chargé de traiter avec les tiers au nom du «principal», indépendamment de la source conventionnelle ou légale de ces hypothèses qui correspondent grossièrement à notre droit de la représentation . On objectera sans doute à cette conception étroite de l'agent juridique appliquée au seul titulaire d'un pouvoir que tout individu capable est investi de la même aptitude à passer des actes juridiques, même s'il le fait pour son propre compte, ce qui constitue l'hypothèse de droit commun. En réalité, il paraît suffisant de savoir que cette faculté de passer pour son compte des actes juridiques qui lui feront acquérir des droits et des obligations est reconnue au sujet ; qu'elle est, en principe, incluse dans sa qualité de sujet de droit, sans qu'une nouvelle qualification paraisse nécessaire. En outre, seul le sujet capable est investi d'une telle faculté, ce qui souligne le fait que l'aptitude à passer des actes juridiques n'est pas de l'essence du sujet. On sait qu'au contraire, le titulaire du pouvoir est, par définition, apte à passer des actes engageant autrui, le pouvoir s'opposant à la fois au droit subjectif et à la capacité . C'est pourquoi il nous paraît préférable de réserver le terme d'agent au titulaire du pouvoir, pour l'opposer au sujet. Au demeurant, si le besoin se faisait sentir de marquer l'aptitude du sujet capable à passer des actes juridiques, il serait toujours possible de parler comme Kelsen de «sujet agissant» . Plus conforme à notre tradition juridique et grammaticalement plus p u r e , la qualification de sujet capable paraît en réalité suffire à exprimer sans ambiguïté la même idée. 60
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60. 61. 62. 63. 64. 65.
P U F 1930 Rép. Civ. Dalloz, V° « A c t e » 1970. Sur PAgency, v. R. David, Les contrats en droit anglais, L G D J 1973. V . supra, n° 20 et s. D a n s la traduction de Ch. Eisenmann, Théorie pure du droit, Dalloz 1962, p. 234. La forme progressive marquant généralement l'action en train de se faire.
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Si le titulaire du pouvoir paraît justifier la qualification propre d'agent juridique, encore faut-il que sa situation juridique mérite, quant au fond, une telle spécification. B. Le concept d'agent juridique 329 - Seule une réflexion sur la méthode suivie par les auteurs qui se sont attachés à donner une définition du droit subjectif et du sujet de droit permet de prendre conscience de l'intérêt qu'il y a à isoler une notion spécifique d'agent juridique. Sans s'expliquer expressément sur l'objet et la méthode de leurs investigations, nombre d'entre eux relèvent que si les deux éléments de volonté et d'intérêt apparaissent dans l'analyse de la structure des hypothèses de pouv o i r , c'est l'intérêt et non la volonté que la loi a entendu protéger. Ils en déduisent que l'intérêt est au centre de la notion de droit subjectif . La définition célèbre que Ihering donne du droit subjectif procède de la même démarche, qui repose essentiellement sur la recherche du but poursuivi par le législateur. C'est là la conception «finaliste» du droit subjectif ou plus exactement de la méthode de recherche du critère du droit, dont Saleilles craignait l'abandon . Poussée à l'extrême, cette vision des choses justifierait, sur un plan politique et non plus seulement technique, comme c'était le cas de l'évocation de la distinction du droit et de son exercice , que l'on n'attache guère d'importance à l'agent juridique qui, selon la volonté même du législateur, n'est que l'instrument de la protection des intérêts pris en considération par la loi. Une telle conception, qui privilégie le but poursuivi par le législateur, paraît, à la réflexion, insuffisante. On peut soutenir en effet, sans paradoxe, que toute règle de droit établit un arbitrage entre divers intérêts que le législateur a voulu privilégier. Par son fondement, toute règle de droit est protectrice d'intérêts. On ne saurait en déduire pour autant que toute règle est créatrice de droits subjectifs, sous peine de vider la notion de son s e n s . La protection d'un intérêt n'a donc rien de spécifique à la règle attributive d'un droit subjectif ou d'un pouvoir. On a m o n t r é qu'au contraire, la particularité de ces règles tenait au fait que, dans les deux cas, le législateur a délégué aux particuliers la faculté d'aménager, par l'exercice de leur volonté, les rapports juridiques qui les régissent, comme dans l'hypothèse de droit commun du droit subjectif, ou qui régissent autrui, comme dans le cas du pouvoir. 66
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66. V . supra, n° 309. 67. V . not. les développements caractéristiques de Saleilles, op. cit., pp. 501-503; comp. Michoud, op. cit., t. 1, n° 47. 68. Saleilles, pp. 514-515. 69. V . supra, n° 324. 70. Les thèses qui ne voient dans le droit privé qu'un assemblage de droits subjectifs sont aujourd'hui abandonnées. Leur corollaire, selon lequel le bénéfice de l'application de toute règle fait naître indirectement un droit, qualifié à la suite de la doctrine allemande de droit réflexe ou droit reflet, est lui-même très artificiel cf. Michoud, op. cit., t. 1, n° 48 et les références citées, comp. D e m o g u e , R.T.D.C., 1909, not. p. 641 et s. 71. V . supra, n° 33.
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C'est donc moins la finalité poursuivie par le législateur que le mode de réalisation de ce but qui caractérise ce type de règles et les oppose à toutes les autres normes juridiques. Par voie de conséquence, il paraît légitime de chercher à les distinguer entre elles en examinant non pas ce que la loi protège, mais la prérogative qu'elle accorde. Au demeurant, cette perspective paraît largement répandue dans la doctrine contemporaine, unanime à voir, du moins en première approximationm, dans le droit subjectif la prérogative du s u j e t . D e ce point de vue, on peut difficilement nier que l'agent juridique ne soit personnellement investi de la faculté de prendre une décision et qu'il puisse être envisagé en tant que tel comme titulaire d'une prérogative spécifique, le pouvoir. 330 - Le statut de l'agent juridique découle naturellement de l'analyse du pouvoir, à laquelle nous avons procédé. Titulaire d'un pouvoir, l'agent est investi de l'aptitude à définir un intérêt qui n'est pas le sien par l'exercice de sa volonté et, ce faisant, à édicter une norme individuelle qui affecte la sphère juridique de l'individu ou du groupement à qui elle s'impose. Il n'est pas davantage besoin d'insister sur le contrôle de la décision de l'agent. Le contrôle est de l'essence du pouvoir . De même que le sujet de droit se définit par référence à la notion de droit subjectif, dont il est titulaire, l'agent juridique, titulaire du pouvoir, voit son statut commandé par la notion de pouvoir. Il suffit d'y renvoyer pour caractériser son rôle. 331 - Il reste alors à dégager les conséquences de l'autonomie de la notion de pouvoir ainsi renforcée par l'introduction de la notion d'agent juridique qui fait du titulaire du pouvoir autre chose qu'un simple représentant. 72
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SECTION
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Les conséquences de l'autonomie de la notion de pouvoir 332 - Les limites que l'on s'est efforcé d'assigner à la personnification appellent une mise au point sur les rapports des notions de pouvoir et de représentation. La technique de la représentation, loin d'être une donnée juridique immédiate, participe d'une construction extrêmement élaborée. Elle constitue une pièce essentielle de la théorie du sujet. On a insisté sur le fait qu'elle ne permet pas à elle seule de justifier l'existence du sujet. La représentation n'est au contraire que la traduction juridique de la reconnaissance du sujet. Celle-ci précède et justifie la technique de la représentation.
72. Dabin, op. cit., pp. 2 et 3 ; Roubier, op. cit., n° 1; Ghestin et Goubeaux, op. n° 161. 73. V . supra, Hème partie.
cit.,
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On a ainsi souligné les postulats philosophiques et moraux de cette démarche personnificatrice. Assigner des limites à celle-ci dans certaines hypothèses de pouvoir a pour corollaire nécessaire la dissociation des notions de pouvoir et de représentation. L'affirmation peut paraître hérétique. On tient en effet généralement les deux concepts pour intimement liés. Traditionnellement, le pouvoir apparaît comme une condition de la représentation s'ajoutant à la nécessité, pour le représentant, de déclarer sa propre volonté, ce qui le distingue du nuntius, et à la contemplatio domini que doivent avoir le représentant et le tiers contractant. On connaît certes des cas de représentation sans pouvoirs. Une personne peut agir pour le compte d'autrui sans avoir reçu mandat pour le faire et sans en avoir été chargée par la loi. C'est l'hypothèse de la gestion d'affaires. En revanche, on n'a pas coutume de concevoir de pouvoirs indépendamment de la représentation. La représentation est la finalité du pouvoir . L'inventaire des hypothèses de pouvoir et les réserves que soulèvent les thèses personnificatrices conduisent pourtant à faire du pouvoir un concept plus compréhensif à certains égards que celui de représentation. Admettre, comme le fait une partie importante de la doctrine, tant à propos de la famille que de l'entreprise, que certains pouvoirs ne sont pas exercés au nom d'un sujet, tout en reconnaissant que les pouvoirs que l'on y observe sont orientés vers un intérêt autre que celui de l'agent qui les exerce, revient à dire qu'il existe des pouvoirs sans représentation. C'est le cas des pouvoirs des époux exercés dans l'intérêt de la communauté, si l'on n'admet pas la personnification de celle-ci. C'est, plus sûrement encore, le cas des pouvoirs des délégués syndicaux ou des représentants du personnel qui ont reçu mission d'agir dans l'intérêt des salariés de l'entreprise ou de la profession, sans que l'on puisse pour autant voir dans les salariés de l'entreprise, pas plus que dans l'ensemble des salariés ou de la profession, un sujet de droit. Que l'on doive agir dans l'intérêt des salariés n'implique pas que soit personnifiée la classe ouvrière ! 74
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Si l'on fait alors état de représentation ou de représentants, il n'y a plus là qu'une image, un vestige de l'évolution du concept de pouvoir qui, par un processus d'abstraction croissante, s'est progressivement dégagé de la représentation comme celle-ci l'a fait du mandat. De même, le fait que le chef d'entreprise doive agir dans l'intérêt de celle-ci, ainsi qu'en témoigne le contrôle judiciaire de son pouvoir disciplinaire et de son pouvoir d'organisation n'implique pas nécessairement que l'on puisse faire de l'entreprise un sujet de droit, au prix de la déformation d'autres règles juridiques et au risque de méconnaître la réalité de la structure des intérêts dans l ' e n t r e p r i s e . La notion de représentation apparaît donc bien comme le genre d'une espèce plus vaste qu'est le pouvoir . 74. V . en dernier lieu, pour une critique de la notion de mandat sans représentation, M. Storck, thèse précitée, n° 320 et les nombreuses références citées. 75. Comp. B. Edelman, La légalisation de la classe ouvrière, ouvrage précité. 76. V . supra, n° 295. 77. En ce sens, Rouast, La représentation dans les actes juridiques. Cours de Droit Civil approfondi, 1947-1948, Les Cours du droit, p. 5 9 : « L a notion de pouvoir dépasse le domaine de la représentation».
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L'analyse n'est pas dépourvue d'intérêts pratiques. Libérée de la pesante machinerie de la représentation, la qualification de pouvoir permet en effet de saisir un certain nombre d'institutions dont la notion de pouvoir-dereprésentation ne pourrait rendre compte que de façon très approximative (§ 1). Mais son plus grand mérite est sans doute de permettre de parfaire le contrôle judiciaire de l'usage des pouvoirs (§ 2).
§ 1. L'essor de la qualification de pouvoir 333 - Sans qu'il faille voir dans ces exemples une liste exhaustive, la qualification de pouvoir, dégagée de celle de représentation, intéresse des matières aussi diverses que le droit du travail, le droit comparé et le droit international privé.
A. La nature de la convention collective de travail 334 - La controverse sur la nature juridique contractuelle ou réglementaire de la convention collective de travail qui a été vive durant la première moitié du siècle semblait s'être apaisée. La plupart des solutions positives paraissaient acquises et les auteurs se bornaient depuis lors à constater le caractère «mixte», la «double nature» de l'institution pour ranger ces solutions sous l'une ou l'autre de ces bannières. Cependant, l'idée de représentation a donné récemment un regain d'intérêt à la thèse contractuelle . 335 - L'analyse qui a été faite des notions de pouvoir et de représentation en impose la réfutation. Abstraction faite des questions que la loi ou la jurisprudence ont mises hors débat en leur apportant des solutions fermes, on pouvait, jusqu'à ces dernières années, trouver à la controverse deux intérêts pratiques. L'analyse contractuelle conduit à dénier à la Cour de cassation le pouvoir de contrôler l'interprétation donnée à la convention collective. S'agissant d'un contrat, seule la dénaturation d'une clause claire et précise pouvait constituer une ouverture à cassation . L'analyse réglementaire permet au contraire à la Cour de cassation d'exercer son contrôle sur l'interprétation qu'en donnent les juges du fond et d'en assurer ainsi, conformément à sa vocation, une application uniforme . La thèse contractuelle aboutit, par ailleurs, à l'incorporation de la convention collective au rapport individuel de travail, ce qui 78
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78. Ph. Langlois, «Contrat individuel de travail et convention collective: un nouveau cas de représentation», Droit Social, 1975.283. Sur l'ensemble de la question v. N. Aliprantis, La place de la convention collective dans la hiérarchie des normes, th. L G D J 1980, préf. H. Sinay. 79. Langlois, op. cit., n° 17. 80. Le fait que cet inconvénient de la thèse contractuelle se retrouve pour les contrats types et les contrats d'adhésion (Langlois, op. cit., n° 17) ne l'atténue en rien. On sait que la Cour de Cassation s'efforce d'y porter remède. L'exemple de Civ. 14 janvier 1931 (Ville de T o k y o , D., 1931.1.5, conci. Matter, note Savatier) est célèbre.
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permettrait à ses dispositions de survivre à la convention, mais entraînerait, notamment en cas de cession de l'entreprise, la reconnaissance au sein d'une même entreprise d'une pluralité de statuts individuels . Elle fonde une critique de la jurisprudence qui se borne à reconnaître à la convention collective un effet automatique et substitue ses dispositions aux clauses du contrat de travail qui lui sont incompatibles tout en laissant subsister tel quel le contrat de travail lorsque la convention collective vient à cesser de le régir. Le système est au contraire en pleine harmonie avec l'analyse réglementaire qui fait de la convention collective une norme négociée supérieure et distincte des contrats individuels. La thèse contractuelle invoque la loi du 13 juillet 1971. En restreignant aux syndicats les plus représentatifs l'habilitation à conclure une convention ordinaire, le législateur aurait renouvelé les termes du débat. La thèse est simple : seuls admis à la négociation collective, les syndicats «représentatifs», que la loi considère comme les porte-parole autorisés de la profession, en sont les véritables représentants, au sens technique du terme. Les adhérents des organisations signataires sont parties à la convention par un simple mécanisme de représentation conventionnelle. L'extension d'une convention collective qui la rend obligatoire à tous les employeurs, qu'ils soient ou non membres des organisations signataires, relèverait au contraire de la représentation légale, la loi ayant fait des syndicats les représentants des travailleurs et des organisations patronales les représentants des employeurs. Ainsi expliquerait-on que toute convention s'intègre aux contrats individuels de travail . 81
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336 - Il serait superficiel de voir dans cette opinion un simple jeu de mots sur le terme de représentation. Un syndicat «représentatif» n'est certes pas nécessairement le représentant de la profession au sens que le droit privé donne habituellement à ce terme, les deux notions n'ayant de commun que le m o t . Il est plus important de relever que l'analyse repose sur une conception des rapports du pouvoir et de la représentation qui tient les deux notions pour équivalentes. Il n'est pas douteux que le législateur ait investi les syndicats représentatifs et les organisations patronales du pouvoir de négocier les conventions collectives de travail et, par là-même, d'affecter directement, ou indirectement pour les conventions étendues, la situation juridique des employeurs et des salariés qui y seront soumis. Il était séduisant d'y voir un effet de la représentation légale qui permettait de réduire l'institution à des mécanismes connus du droit p r i v é . La relative autonomie des notions de pouvoir et de représentation que l'on a précédemment observée incite à une plus grande circonspection. 83
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81. Langlois, op. cit., n° 20 et s. 82. Langlois, op. cit., n° 6 et s. 83. Le glissement d'un concept à l'autre a été condamné de façon péremptoire par P. Rodière, La Convention internationale de travail en droit international, Th. Paris I 1977; v. également R. de Quenaudon «Les protocoles de fin de conflit dans le secteur privé», Droit Social, 1981, p. 401 et s. ; spec. n° 22. 84. Langlois, op. cit., n° 29.
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De fait, il n'est aucun des traits de l'institution que l'on prétend rattacher à la thèse contractuelle qui ne puisse s'expliquer indépendamment de l'idée de représentation . En revanche, sur les deux points essentiels qui se sont trouvés récemment au centre de la controverse, l'analyse contractuelle a été clairement condamnée. En dépit des critiques d'une partie de la doctrine, le système de l'effet automatique de la convention collective, exclusif de l'idée d'incorporation de la convention collective au contrat individuel de travail qu'implique au contraire la technique de la représentation, demeure acquis en jurisprud e n c e . Plus récemment, l'assemblée plénière de la Cour de cassation a admis sans équivoque que l'interprétation d'une convention collective constituait une question de droit sur laquelle elle exerce son c o n t r ô l e . La thèse contractuelle est ainsi repoussée. Les organisations syndicales les plus représentatives sont investies de pouvoirs de négocier les conventions collectives sans être pour autant, au sens technique du terme, les représentants de la profession. 85
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B. La qualification du trust anglo-américain 337 - En droit comparé, la distinction du pouvoir et de la représentation permet une meilleure compréhension de certaines institutions étrangères. On a déjà évoqué le cas du trust anglo-américain. On sait que le trust désigne la situation qui résulte d'un acte par lequel une personne, le settlor ou constituant, transmet un bien à une autre, le trustée, à charge pour celle-ci d'en faire bénéficier une tierce personne, appelée cestuy que trust ou bénéficiaire . On a souvent souligné les difficultés que soulève la qualification d'une institution marquée d'une aussi forte spécificité. Le mécanisme repose tout entier sur la distinction de la common law et de Yequity, inconnue des droits continentaux, ce qui marque l'institution d'un particularisme irréductible. Les analogies qu'elle présente avec certaines institutions du droit français comme la donation avec charges, la stipulation pour autrui et le mandat ne permettent pas de saisir l'institution de façon satisfaisante . Le défaut d'équivalence n'est pas sans conséquences. Le principe de qualification lege fori impose en effet son classement dans les institutions françaises, préalable nécessaire à la détermination de la loi applicable . Par ailleurs, on a conclu à 88
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85. A la vérité, l'exercice consistant à rattacher telle ou telle solution positive à la thèse contractuelle ou à la thèse réglementaire est stérile. Il est clair que les solutions retenues par la loi ou par la jurisprudence reposent sur des considérations moins théoriques. L'idée que la convention collective constitue un progrès social anime la jurisprudence plus sûrement que la recherche de la nature juridique de l'institution. 86. Soc. 21 juin 1967, Droit Social, 1968.177, note J. Savatier. 87. Ass. Plén. 6 février 1976, J.C.P., 1976.11.18481, obs. H. Groutel. 88. Sur le trust, v. surtout les pages lumineuses que lui consacre R. David, Le droit anglais, coll. « Q u e sais-je?» 3ème éd. 1969, pp. 108-115 et en dernier lieu, C. Witz, thèse précitée. Adde D . A . Dreyer, Le trust en droit suisse, Ed. Georg 1981. 89. G. Droz, R., 1971.526. 90. Loussouarn, J., 1973.214.
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«l'impossibilité juridique de créer un trust sous l'empire de la loi française pour l'unique mais péremptoire raison que celle-ci ne connaît pas de catégorie dans laquelle une telle institution pourrait être intégrée sans perdre ses caractéristiques essentielles » . Pourtant, le trust paraît tout-à-fait caractéristique d'un pouvoir sans représentation. At law, le trustée est le véritable propriétaire du bien. Il possède le «légal title». Il peut non seulement l'administrer, mais en disposer. Uequity ne lui impose pas moins de respecter le but du trust et sanctionne toute infraction à l'acte constitutif qui constituerait un «breach of trust». Les fonctions du trust sont extrêmement variées. Il peut être légal ou volontaire, intervenir à cause de mort ou inter vivos, servir à réaliser une libéralité ou une opération à titre onéreux. Agissant en sa qualité de propriétaire, at law, le trustée n'engage pas le bénéficiaire. En droit anglais, le tuteur (guardian) n'engage pas le pupille (ward); les actes qu'il passe ne produisent leurs effets qu'à l'égard de son propre patrimoine . Il n'y a pas de représentation. Pourtant, le trustée est tenu d'agir dans l'intérêt du bénéficiaire, ce qui caractérise le pouvoir. Dans sa généralité, la qualification de pouvoir paraît donc la seule qui rende compte de l'institution du trust sans la dénaturer. Ce n'est pas le cas ni de celle de m a n d a t , ni de celle de représentation. Aussi, à juste titre, les auteurs répugnent-ils à désigner le trustée «que nous serions (pourtant) tentés de qualifier de représentant» par ce terme peu approprié . Le trustée est un agent juridique sans être un représentant. De fait, le trust substitue sa technique à celle de la représentation pour assurer la protection des intérêts pécuniaires des incapables ou de la femme mariée. II permet également, dans nombre de cas, de se passer de l'idée de personne morale, que l'on sait ellemême très dépendante de la notion de représentation . 9 1
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De façon spécifique, le trust confère un pouvoir sans représentation. La qualification de l'institution dans les termes du droit français milite dans le sens d'une large reconnaissance en France des effets du trust et de la possibilité de constituer un trust sous l'empire de la loi française. Le trust n'est pas insaisissable des qualifications françaises. Plus qu'en un démembrement inconnu du droit de propriété qui soulève la délicate question du numerus clausus des droits r é e l s , la constitution d'un trust s'analyse en un transfert de droit réel assorti de la collation d'un pouvoir sans représentation, ce qui paraît parfaitement licite au regard du seul principe de l'autonomie de 96
91. H . Motulsky, « D e l'impossibilité juridique de constituer un trust anglo-saxon sous l'empire de la loi française», R., 1948.455. En ce sens, Y. Flour, thèse précitée, n° 129 et s. Contra, A . F . Schnitzer « L e trust et la fondation dans les conflits de lois» R., 1965.479; B. Oppetit, R., 1973.1. 92. On observera, cependant, que la «trust property» est affectée d'une certaine autonomie au sein du patrimoine du trustée et qu'en particulier, elle ne tombe pas dans la masse de la faillite du trustée. Cf. H. Motulsky, R., 1948.461. 93. En dépit d'une tendance des juridictions continentales en ce sens, v. par ex. Crim. 4 juin 1941, S., 1944.1.133, note H. Batiffol; D.C., 1942.J.4, note N a s t ; J.C.P., 1942.11.2017, obs. Maury. Trib. d'arr. Luxembourg, 20 janvier 1971, R., 1971.51. 94. H . Batiffol, S., 1942.1.129. 95. Sur ces différents points, v. David, op. cit., p. 110. 96. J. Derruppé, thèse précitée, p. 296 ; Y. Flour, op. cit., n° 129 note 2 et les réf. citées. V. également Witz, op. cit., n° 246 et s.
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la volonté, dès lors que l'opération ne Pour exceptionnelle qu'elle puisse pouvoir et de la représentation permet trust sous l'empire de la loi française
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heurte aucune disposition impérative. être en droit français, la distinction du de conclure à la possibilité de créer un .
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C. La loi applicable au pouvoir 338 - Si le droit international privé est étroitement dépendant des constructions du droit interne, c'est sans doute qu'il ne se contente pas d'y puiser des qualifications, mais qu'il dégage des conceptions qui y ont cours les facteurs de rattachement qui lui paraissent les plus à même de fonder le choix de la loi applicable. 339 - En matière de pouvoirs, l'incidence de la conception que l'on peut se faire de la notion sur la détermination de la loi applicable n'est pas immédiatement perceptible en raison de la multiplicité des hypothèses saisies. Il est en effet généralement admis qu'il n'y a pas de règle unique permettant de déterminer la loi applicable à la représentation ou au pouvoir. C'est la loi de l'institution ou de l'acte juridique qui a conféré à l'agent ses pouvoirs qui en détermine l'étendue et les effets . Les pouvoirs des époux dépendent de la loi applicable au régime matrimonial sous réserve des lois de police, généralement d'application territoriale, qui peuvent se rencontrer en la m a t i è r e . Les pouvoirs des dirigeants sociaux dépendent de la loi du siège social réel de la société qui, de façon générale, régit la constitution et le fonctionnement de la s o c i é t é . Ceux de l'exécuteur testamentaire relèvent de la loi successorale. Ainsi, selon qu'un trust sera de source conventionnelle ou institué par testament, les pouvoirs du trustée seront régis par la loi d'autonomie ou par la loi successorale . La loi personnelle de l'incapable régit les pouvoirs du tuteur. La solution vaut pour les incapables m a j e u r s 99
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97. Appréhendé sous la qualification, il est vrai extrêmement comprehensive, de pouvoir, un trust constitué selon la loi française ne serait pas nul en tant que tel. Le bénéficiaire aurait un recours pour faire sanctionner tout détournement de pouvoir du trustee. Mais on ne saurait en conclure trop vite qu'une telle opération serait susceptible d'offrir tous les avantages que les parties pourraient en attendre. Les mutations successives de propriété qu'impose le système seraient en effet frappées par le droit fiscal et les biens soumis au trust ne pourraient, en l'absence d'un système de publicité organisée, échapper au gage général des créanciers personnels du trustee, ce qui n'est pas le cas en droit anglais ou américain (Motulsky, op. cit., p. 461). S'ils ne remettent pas en cause la licéité de sa constitution, ces inconvénients majeurs font du trust une institution peu attrayante dans les pays qui n'en ont pas expressément réglementé le régime. 98. H . Batiffol, Les conflits de lois en matière de contrats. Etude de droit international privé comparé,. 1938, n° 3 9 1 ; Dayant, Rêp. Dr. int., V° «Représentation». Sur l'ensemble de la question v. Y . Flour, L'effet des contrats à l'égard des tiers en droit international privé. Th. Paris II 1977, et R. de Quénaudon, thèse précitée. 99. Sur la question, I. Fadlallah, La famille légitime en droit international privé, th. Dalloz 1977, n° 137 et s. ; Y . Flour, thèse précitée n° 167e t s. 100. Loussouarn et Bredin, Droit du commerce international, n°372 et s. 101. Crim. 4 juin 1941, S., 1942.1.129, note H . Batiffol. 102. V. Y . Lequette, Protection familiale et protection étatique des incapables, th. Dalloz 1976, n° 49 et s.
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comme pour les m i n e u r s . Les exemples pourraient être multipliés à l'infini. Mais s'il est parfaitement naturel qu'en raison de son extrême généralité, la notion de pouvoir ne soit pas susceptible de fonder l'existence d'une catégorie de rattachement unique, il n'est pas cependant exclu que la théorie du pouvoir, substituée à la conception aujourd'hui dominante qui réduit toutes les formes de pouvoir au modèle de la représentation, ne puisse avoir quelque incidence sur la détermination de la loi applicable. La conception traditionnelle qui efface l'agent pour faire apparaître le sujet met en effet naturellement l'accent sur la personne du représenté. La théorie du pouvoir souligne au contraire la spécificité du rôle de l'agent juridique, qui ne se laisse pas éclipser aussi facilement. La substitution de la seconde théorie à la première devrait donc se traduire par un déplacement du centre de gravité du litige de la personne, souvent incertaine, du sujet, à celle, bien réelle, de l'agent juridique, titulaire du pouvoir. 340 - Un tel mouvement se constate d'ores et déjà en droit positif. Il est vrai qu'en droit commun français, l'évolution, très réelle, a emprunté des voies détournées. Si la doctrine dominante continue à déterminer la loi applicable aux pouvoirs selon des critères variables selon les matières et au demeurant passablement controversés, tous les auteurs s'accordent aujourd'hui pour corriger, le cas échéant, les conséquences de l'application normale de cette loi par le jeu de la théorie de l'apparence . Quel que soit le pouvoir en cause, la croyance légitime du tiers dans l'existence des pouvoirs apparents de l'agent juridique suffirait à fonder sa protection par application de la loi l o c a l e . Transposée du droit de la capacité à celui du pouvoir, la théorie de l'apparence permet ainsi de prendre en compte l'intervention de l'agent juridique dans la détermination de la loi applicable, et de restituer par làmême à la catégorie de pouvoir sa véritable cohérence en droit international privé. 104
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La convention de La Haye du 16 juin 1977 sur la loi applicable aux contrats d'intermédiaires et à la représentation traduit également, mais cette fois de manière directe, l'importance de la place de l'agent juridique dans la détermination de la loi applicable au pouvoir. La convention fait en effet une large place aux rattachements dépendant de l'agent, tant pour déterminer la loi applicable à la «relation i n t e r n e » que celle qui dira si l'intermédiaire a 106
103. Civ. 7 novembre 1972, R., 1973.301, note P. Lagarde; Lequette, op. cit., n° 123 et s. 104. V. spéc. H . Batiffol, Les contrats en droit international privé comparé, Cours à l'Université Mac Gill, spec. p. 106 et 110. Sur l'ensemble de la question, v. M. N. JobardBachelier, L'apparence en droit international privé, th. LGDJ 1984. 105. E x e m p l e : Trib. Civ. Seine 12 juin 1963, J., 1964.285, note A . Ponsard, R., 1964.689 note H. B . 106. A défaut de choix des parties, la convention a retenu en première ligne le pays dans lequel est situé l'établissement professionnel ou la résidence habituelle de l'intermédiaire au moment de la formation du rapport de représentation pour régir les relations du représenté et de l'agent : Article 6 alinéa 1er. Le lieu d'exercice de l'activité de l'intermédiaire est également utilisé lorsque la situation présente d'autres points de contact avec ce lieu. V . article 6 alinéa 2.
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pu et dans quelles limites engager le représenté envers le tiers, notamment dans l'hypothèse où il aurait dépassé ou abusé de ses p o u v o i r s . 341 - L'émancipation du pouvoir à l'égard de la représentation est donc loin d'être indifférente au droit international privé. Mais la principale vertu de l'autonomie de la notion de pouvoir à l'égard du droit de la représentation réside dans raffinement du contrôle judiciaire du pouvoir qu'elle concourt à parfaire. 107
§ 2. La perfection du contrôle du pouvoir 342 - L'étude des thèses personnificatrices s'est achevée sur l'idée que la personnification de l'intérêt qui fonde et oriente l'exercice d'un pouvoir n'était véritablement légitime qu'autant qu'elle s'applique à des intérêts parfaitement homogènes. Dans le cas contraire, on s'est aperçu que la personnification risquait de masquer l'antagonisme des intérêts au profit exclusif de ceux qui auraient l'habileté de faire prévaloir leur intérêt personnel sous couleur d'intérêt collectif, supposé coïncider pour les besoins de la cause avec le l e u r . L'observation ne relève pas de la simple sociologie des groupements mais emporte, au contraire, des conséquences précises en droit positif. Elle souligne en effet que la notion de pouvoir, ici dégagée de toute idée de représentation et donc de personnification, constitue l'instrument d'une analyse originale des groupements privés, qui, tout en conservant l'acquis incontestable des thèses personnificatrices, n'encourt pas les mêmes griefs. C'est l'idée que l'on se propose de reprendre ici de manière synthétique en montrant que la distinction des notions de pouvoir et de représentation constitue un progrès réel dans la conception des groupements privés et marque, par voie de conséquence, un nouveau progrès du contrôle judiciaire du pouvoir. 343 - Historiquement, la personnification a constitué, tant dans le droit de la famille que dans le droit de l'entreprise, une étape essentielle dont il ne faudrait pas minimiser l'importance. Mettant l'accent sur l'intérêt collectif du groupement conçu comme une entité personnifiée, la thèse a permis de fonder le contrôle de pouvoirs désormais conçus comme devant être exercés par de simples représentants au nom et pour le compte de groupements personnifiés. Portées par la force de l'image, la théorie faisait pièce à la conception ancienne qui, voyant dans l'entreprise la chose de l'entrepreneur ou dans la communauté conjugale la propriété du mari, excluait le principe même d'un contrôle judiciaire . Il n'est guère douteux que cette présentation théorique ait contribué à imposer en droit positif l'idée d'un contrôle des 108
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107. L'opposabilité au tiers des limitations des pouvoirs de l'intermédiaire est principalement régie par «la loi interne de l'Etat dans lequel l'intermédiaire avait son établissement professionnel au moment où il a agi». Article 11 alinéa 1er. V . R . , 1977.639 et le commentaire de P. Lagarde, p. 31. 108. V . supra, n° 290. 109. Sur la réserve d'une hypothétique intention de nuire ou de ses équipollents, v. supra, n° 47 et s.
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prérogatives du chef d'entreprise et du mari, notamment. C'est là une construction prétorienne importante qui, affectant le droit de propriété de l'employeur et la conception traditionnelle du rôle du mari, nécessitait des fondements convaincants. Les théories de l'institution et du sujet de droit ont pu jouer ce rôle, tant il est vrai que l'esprit «n'accueille une idée qu'en lui donnant un c o r p s » . Le législateur lui-même est intervenu dans ce sens en réglementant le droit de licencier et en subordonnant expressément au respect de l'intérêt de la famille l'usage des pouvoirs des parents et des m époux . Désormais, le principe du contrôle est acquis et la personnification moins nécessaire. 344 - Il n'y aurait pas lieu d'insister sur ce point si la personnification ne venait aujourd'hui entraver l'exercice du contrôle qu'elle avait initialement contribué à fonder. La personnification a sa logique propre qui tend à enfermer le contrôle dans d'étroites limites. On observe en effet que la personnification tend toujours à s'opérer à hauteur du groupement le plus large. Au rebours, la personnification d'intérêts catégoriels conduirait à un enchevêtrement inextricable d'êtres moraux se confondant partiellement, ce qui à n'en point douter, ruinerait inévitablement la charge symbolique qui constitue sa raison d'être. On personnifie l'entreprise plus volontiers que l'intérêt du personnel qui la compose, celui des apporteurs de capitaux ou celui des «managers». Ainsi, Paul Durand concluait-il tout naturellement à la personnification de l'entreprise toute entière après avoir constaté la pluralité d'«organes» chargés de la défense d'intérêts distincts en son s e i n . De même, M. Carbonnier, pressé par un interlocuteur de choisir entre la personnification du régime et celle de la famille, s'est-il trouvé conduit à présenter la communauté comme «une personne morale pour la représentation des intérêts de la f a m i l l e » , ce qui n'est pas très éloigné d'une véritable personnification de la famille tout entière. Par nature, la personnification tend, on le voit, à réaliser la synthèse la plus compréhensive des intérêts susceptibles de lui servir de support. Par ailleurs, si dans un premier temps l'image de la personne accrédite l'idée que celui qui devient son représentant n'agit pas dans son propre intérêt et que son activité se trouve donc susceptible d'un certain contrôle judiciaire, on s'aperçoit très vite que, dans un deuxième temps, la métaphore tend au contraire à écarter ou à restreindre un tel contrôle. En effet, dès lors qu'il s'exprime par la voix de ses organes naturels, l'être moral, élevé à la dignité de sujet de droit au même titre que toute autre personne physique ou morale, se trouve par là même investi du droit de décider de son propre intérêt. Quoique par l'entremise de représentants, il est censé exercer ses propres droits subjectifs et, de ce fait, n'appelle pas un contrôle plus poussé que celui qu'exerce ordinairement le juge sur l'usage de tels droits. 110
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110. Jules Renard, Journal, 4 décembre 1887. 111. V . supra, n° 198 et s. ; 122 et s. 112. Sur cette notion, v. supra, n° 298. 113. V . par e x . : Durand, «La notion juridique d'entreprise», Capitani, op. cit., p. 58. 114. Discussion du rapport présenté à l'Association Capitant en 1950 sur le thème « L a communauté entre époux est-elle une personne morale?» op. cit., p. 299.
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Traduisant le pouvoir en termes de droits subjectifs et de sujets de droits, la représentation efface, avec l'agent juridique, toute idée de décision prise dans l'intérêt d'autrui et fait oublier la nécessité d'un contrôle judiciaire. D e façon très cohérente, l'autonomie de la volonté reprend alors ses droits : le droit privé ignore la contrainte et rejette ainsi le pouvoir hors de ses frontières pour se contenter d'une théorie de l'abus des droits, tout entière contruite autour de la prohibition de l'intention de n u i r e . Prolongement naturel de la personnification, la notion d ' o r g a n e traduit parfaitement le passage du pouvoir au droit subjectif, de l'hétéronomie à l'autonomie, du contrôle du détournement de pouvoir à celui de l'abus des droits. C'est par ces voies, dont on aurait tort de penser qu'elles relèvent de la seule technique juridique, que la personnification, qui pouvait passer pour un luxe inutile devient, dans certaines hypothèses, une véritable entrave au contrôle qu'elle avait contribué à fonder. 345 - Bien au contraire, parce qu'elle permet de concevoir la famille comme un «entrelacs de relations de personne à p e r s o n n e » et non comme un « c o r p s » , l'entreprise comme une structure de pouvoirs et non comme une entité réalisant la synthèse de ses diverses composantes, la notion de pouvoir, libérée de celle de représentation, appelle un véritable contrôle de la décision prise par l'agent j u r i d i q u e . On y retrouve, dans sa pureté, l'idée que l'agent exerce une activité juridique dans un intérêt distinct du sien. Cela empêche d'oublier qu'elle est susceptible de faire l'objet d'un contrôle judiciaire et l'on n'a plus aucun scrupule à concevoir ce contrôle de façon plus rigoureuse que celui qui s'applique à de simples droits subjectifs. Plus fondamentalement, la théorie du pouvoir, substituée à celle de personne, paraît de nature à donner au juge les moyens d'apprécier clairement la réalité des intérêts en présence au sein des groupements privés. Elle fait apparaître, le cas échéant, leur diversité au lieu de les fondre d'une manière qui peut s'avérer artificielle au sein d'un hypothétique «intérêt collectif». A l'occasion, elle souligne la pluralité des centres de décision ainsi que la spécialité des buts susceptibles de leur être assignés. Là où les thèses personnificatrices voyaient des corps qu'ils appréhendaient nécessairement de manière uniforme, elle ne perçoit qu'une structure de pouvoirs et met en lumière le fait que tous les groupements privés ne sont pas construits sur le même m o d è l e . Tel nous paraît être, au-delà de la perfection du contrôle du pouvoir qu'elle permet d'assurer, l'apport essentiel de la théorie du pouvoir à la compréhension du droit des groupements privés. 115
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115. V . supra, n° 47 et s. 116. Sur la notion d'organe, qui a eu son heure de gloire mais qui paraît aujourd'hui ne rien ajouter à celle de représentant. V . spéc. Rouast, Rapport sur «la représentation dans les actes juridiques» Trav. Ass. Capitant,i. IV, 1948, p. 115, et en dernier lieu, de Quénaudon, thèse précitée, pp. 13-14. 117. Comp. Patarin, « L e s groupements sans personnalité juridique en droit civil français», Rapport précité, p. 38. 118. Théry, «Trois conceptions de la famille dans notre droit» Chr. précitée, £>., 1953, p. 48. 119. R. Savatier, Les métamorphoses..., op. cit., p. 154. 120. Sur les modalités et l'étendue de ce contrôle, v. supra, n" 144. 121. Pour une illustration, parmi d'autres, de l'idée, v. supra, n° 119.
CONCLUSION
La présente étude a permis de dégager un certain nombre de conclusions qui constituent les opinions défendues dans cette thèse. Ce sont ces opinions que l'on se propose de rappeler, en guise de conclusion, sous la forme résumée de propositions de thèse.
PROPOSITIONS DE THESE 1) Le droit positif connaît deux catégories de prérogatives juridiques par essence distinctes: les droits subjectifs abandonnés au libre arbitre de leur titulaire, le sujet de droit, sous la seule réserve du contrôle de l'intention de nuire et de ses équipollents ; les pouvoirs conférés à leur titulaire, l'agent juridique , dans un intérêt au moins partiellement distinct du sien, et susceptibles, à ce titre, d'un contrôle judiciaire du détournement de pouvoir . 2) Les notions de droit subjectif et de pouvoir sont incompatibles: les «droits mixtes» n'existent p a s . 3) La capacité est l'aptitude à exercer un droit sujectif, le pouvoir l'aptitude à exercer un pouvoir . 4) Le pouvoir est la prérogative qui permet à son titulaire d'exprimer un intérêt au moins partiellement distinct du sien par l'émission d'actes juridiques unilatéraux contraignants pour autrui . 5) A elle seule, la qualification de pouvoir suffit à fonder le contrôle judiciaire de l'usage de la prérogative ainsi qualifiée . Les pouvoirs «discrétionnaires» ou non contrôlés n'existent p a s . 1
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les équipollents de l'intention de nuire, v. supra, a" 47 et s. la justification de la qualification d'agent juridique, v. supra, n° 327 et s. la distinction des droits subjectifs et des pouvoirs, v. supra, n° 21 et s. le rejet de la notion de droit mixte, v. supra, n° 35 et s. la distinction de la capacité et du pouvoir, v. supra, n° 64 et s. la définition du pouvoir, v. supra, n° 213 et s. l'intérêt de la qualification de pouvoir, v. supra, n° 144 et s. la condamnation de l'idée de pouvoir non contrôlé, v. supra, n° 236 et s.
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Conclusion
6) En droit privé, le contrôle minimum du pouvoir est celui du détournement de pouvoir, distinct du contrôle de l'abus de droit, de celui de la fraude et de celui de la cause illicite . 7) Le contrôle du détournement de pouvoir porte sur l'adéquation du mobile déterminant de l'agent au but fixé par la norme-attributive de p o u v o i r . Il n'entame pas l'appréciation de l'opportunité de la mesure litigieuse, dont l'agent juridique est seul j u g e . 8) Un contrôle de l'inadéquation grossière des moyens utilisés au but poursuivi pourrait cependant être envisagé par transposition de l'adage culpa lata dolo aequiparatur et du contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation pratiqué par le juge administratif . 9) La sanction de l'usage illégitime d'un pouvoir réside dans la nullité relative de l'acte irrégulièrement passé par l'agent . 10) La représentation est le mécanisme qui transforme l'usage d'un pouvoir en l'exercice — par représentant interposé — d'un droit subjectif . Pour les thèses personnificatrices, ce mécanisme serait d'application générale : tout pouvoir serait un pouvoir-de-représentation ; tout intérêt qui fonde le pouvoir, un droit subjectif; tout agent juridique, un représentant agissant au nom d'un sujet de d r o i t . 11) Pouvoir et représentation apparaissent ainsi comme deux techniques concurrentes d'imputation des effets d'un acte passé par un individu dans un intérêt au moins partiellement distinct du s i e n . 12) Lorsque l'intérêt qui fonde le pouvoir est celui d'un individu isolé, l'assimilation du pouvoir et de la représentation repose sur l'affirmation de la personne philosophique et morale de cet individu . Techniquement, l'assimilation est indifférente . 13) Lorsque l'intérêt qui fonde le pouvoir est celui d'un groupement, la thèse de la réalité des personnes morales assimile également pouvoir et représentation puisqu'elle subordonne la personnification à deux conditions («possibilité d'expression collective»; «intérêt digne d'être protégé») qui se retrouvent dans la définition même du pouvoir (titulaire du pouvoir ; intérêt qui fonde le p o u v o i r ) . 9
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9. Sur la spécificité du contrôle du détournement de pouvoir, v. supra, n° 147 et s. 10. Sur l'hypothèse de la pluralité de mobiles, v. supra, n° 191 et s. 11. Sur la détermination du but fixé par la norme attributive de pouvoir, v. supra, n° 235. 12. Sur la définition du contrôle du détournement de pouvoir, v. supra, n° 146 et s. et sur sa portée effective, v. n° 197 et s. 13. Sur l'extension du contrôle du pouvoir amorcée par la droit positif, v. supra, n° 207 et s. 14. Sur la sanction de l'usage illégitime du pouvoir, v. supra, n° 172 et s. 15. Sur les relations des notions de pouvoir et de représentation, v. supra, n° 5-7; 250 et s. 16. Sur les thèses personnificatrices, v. supra, n° 256 et s. 17. Sur la concurrence des notions de personne et de pouvoir, v. supra, n° 281 et s. 18. Sur la valeur philosophique et morale de l'affirmation du sujet, v. supra, n° 315 et s.'et sur l'échec corrélatif des théories de l'agent juridique, n° 309 et s. 19. V . proposition n° 11. 20. Sur la théorie de la réalité des personnes morales et la «personnification du pouvoir», v. supra, n° 271 et s.
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14) La thèse de la réalité des personnes morales n'est pas reçue en droit positif . 15) La personnification d'un groupement n'est légitime qu'autant qu'elle porte sur des intérêts h o m o g è n e s . La personnification d'intérêts hétérogènes masquerait la diversité des intérêts au sein du groupement et interdirait au juge d'exercer utilement son contrôle . 16) Plus généralement, il existe deux façons de concevoir la combinaison des intérêts au sein d'un groupement. La première voit dans l'intérêt collectif la somme des intérêts individuels mis en commun par ses membres. La seconde y voit la synthèse des intérêts particuliers de ses membres. Seule la première permet au juge d'exercer utilement son contrôle . 17) La famille et l'entreprise sont composées d'intérêts hétérogènes. Leur personnification ne nous paraît donc pas légitime . 18) Dès lors, la notion de pouvoir ne se confond pas avec celle de représentation, pas plus que celle d'agent juridique avec celle de représentant . Cette dernière proposition marque l'autonomie du concept de pouvoir, signe de l'achèvement de la notion. Elle vérifie l'hypothèse initiale de la distinction des droits subjectifs et des pouvoirs et justifie a posteriori les efforts déployés pour tenter d'en faire une véritable catégorie juridique. i l
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21. Sur le sort réservé par le droit positif à la thèse de la réalité des personnes morales, v. supra, n° 276 et s. 22. Sur la notion d'homogénéité des intérêts, v. supra, n° 283 et s. 23. Sur les dangers de la personnification, v. supra, n° 290 et s. 24. Sur les deux conceptions des groupements privés, v. supra, n° 296 et s. 25. Sur la valeur de la personnification de la famille et de l'entreprise, v. supra, n° 295 ; comp. sur la personnification de la communauté conjugale, supra, n° 306. 26. Sur l'ébauche d'une théorie de l'agent juridique, v. supra, n° 308,et s.
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T R U C H E T Didier, Les fonctions de la notion d'intérêt général dans la jurisprudence du Conseil d'Etat, th. LGDJ 1977, Préf. J. B O U L O U I S . V I D A L José, Essai d'une théorie générale de la fraude en droit français — Le principe fraus omnia corrumpit, Dalloz 1957. W E L T E R , Le contrôle juridictionnel 1929.
de la moralité administrative,
th. Nancy
INDEX ALPHABETIQUE (les chiffres renvoient aux numéros des paragraphes)
Abus de droit contrôle de la Cour de Cassation: 27; 48 critère droit positif : 47 et s JOSSERAND : 8 H.L.J. M A Z E A U D : 24 — et détournement de pouvoir: 154 et s, spéc. 164 — et responsabilité délictuelle: 23 et s preuve : 50 et s sanction: 24 Abus de majorité sociétés critère du détournement de pouvoir: 84 critère de la rupture d'égalité : 84 «droit-mixte» (non): 40 et s évolution historique : 80 et s rupture d'égalité légitimée par l'intérêt social?: 86, 297 et 304 sanction: 88 copropriété : 241-242 et s Abus de minorité : 227 Abus de voies de droit: 51 Abus du droit d'émanciper : 77 Abus du droit de (ne pas) contracter: 53 Acte de gouvernement privé: 255256
Acte unilatéral conception publiciste: 221 conception privatiste : 222 transposition du régime contrats: 182 Actionnaire — majoritaire, définition: 228 nature des droits de 1'— : 40 et s — typique : 297 Adages coutumiers: 51 Agent juridique concept: 329 terme: 328 théorie de 1'—: 307 et s — et sujet de droit : 318 et s — ou sujet de droit: 313 et s Analogie: 85 Apparence critère (croyance légitime) : 184 gestion des biens communs : 139 mandat: 169 Associations — en général exclusion: 106 monopole: 98 pouvoir disciplinaire : 94 et s — sportives compétence administrative ou diciaire : 98 et s pouvoir disciplinaire : 98
240 Ambiguïté du pouvoir : 284 Anthropomorphisme: 277 Autonomie/hétéronomie : 216 Autonomie de la notion de pouvoir principes : 250 et s intérêts pratiques : 332 et s
Index
alphabétique
Chef d'entreprise pouvoir disciplinaire : 89-94 et s Communauté conjugale «fraude» (art. 1421, al.2. C.Civ.): 123 et s personnification de la — (thèse) : 267 personnification de la — (appréciation critique de la thèse) : 306 Comité d'entreprise, membres, désiB gnation, contrôle judiciaire: 116 et s Bases essentielles du contrat : 81 Contrôle Biens communs, gestion, contrôle — judiciaire du pouvoir: 144 et s judiciaire : 123 et s — minimum du pouvoir : 196 et s Biens propres, gestion, contrôle junotion de — : 145 diciaire: 242 perfection du — du pouvoir : 342 et s Biens réservés, gestion, contrôle juContrat « avec soi-même » : 240 diciaire: 132 Convention collective de travail, naBilan coût-avantages : 302 ture : 334 et s But — des droits, détermination: 235 et Convention entre la société et ses administrateurs: 240 s Coopérative «de castors»: 108 — du Droit et but des droits : 33 Copropriété — et mobile : 151 abus de droit : 248 Boycottage : 230 détournement de pouvoir : 247 fraude: 245 Culpa lata dolo aecquiparatur : 5 1 ; C 210 Capacité — et pouvoir D controverse : 63-65 et s intérêts pratiques : 68 et s Décisions, «décideur»: 215 conception retenue : 73 et s Défaut d'utilité personnelle : 50 — de la femme mariée : 69 ; 74 Délégué du personnel, désignation loi applicable : 70 contrôle judiciaire: 116 et s C A R B O N N I E R : 267 Délégués syndicaux, désignation Catégorie juridique : 142 contrôle judiciaire: 116 et s Catégorie d'intérêts : v. intérêts Dépassement de pouvoir, sanction: Cause réelle et sérieuse de licencie181 ment cause et motifs : 197-203 Détournement de pouvoir : 146 et s contrôle judiciaire : 201 et s déclin?: 196 définition : 147 et s Cause illicite — et abus de droit : 164 conception objective : 153 conception subjective (droit positif) : — et cause illicite : 165 154 — et en fraude : 166 — et détournement de pouvoir: 155 efficacité: 199 preuve : 185 et s et s ; spéc. 165
Index
241
alphabétique
sanction : 172 et s Discipline: v. pouvoir disciplinaire Discrimination: 110 Doctrine, rôle: 19 «Doctrine de l'entreprise»: 257-258 et s Droit commun et statuts spéciaux: 14; 198 et s Droit de correction manuelle : 226 Droit de grève, nature: 226 Droit de propriété, nature: 36 et s Droit de vote des actionnaires, nature : 40 et s «Droit discrétionnaire»: 236 «Droit égoïste»: 33 «Droit-fonction (pouvoir): 60 «Droit mixte»: 34 et s «Droit-pouvoir» (droit subjectif): 57 Droit subjetif définition : 2 ; 300 et s distinction des — et des pouvoirs : 20 et s — et sujet de droit : 254 «essence» du — : 251 évolution : 238 et s D U G U I T : 253
E Emancipation, contrôle judiciaire: 77 Employeur seul juge: 198 et s Entreprise thèses personnificatrices entité économique : 261 institution: 260 sujet de droit naissant : 257-258 et s valeur de la personnification de 1' — : 295 Equipollents de l'intention de nuire : 47 et s Erreur manifeste d'appréciation : 196 et s
Evolution des droits et des pouvoirs : 238 et s Exclusion par un groupement d'un de ses membres clause: 104; 106 droits de la défense : 105 urgence: 106
F Famille thèse personnificatrice institution: 266 sujet de droit : 262-263 et s valeur de la personnification de la — : 295 Femme mariée, capacité: 69; 74 Fiction: v. réalité Fiducie: v. trust Fonction droit à exercer une — : 215 — «égoïste»: 33 notions : 3 ; 58 Fraude communauté — v. ce mot copropriété: 245 conception objective : 153 conception subjective (droit positif) : 154 émancipation: 77 — et abus de droit : 154 et s — et cause illicite : 154 et s — et évolution du contrôle : 240 — et détournement de pouvoir : 155 et s ; spéc. 166 G Gains et salaires : 133 Gardien: 1 Génération spontanée des personnes morales: 274 Gestion malheureuse : 150 ; 202 Grève: v. droit de grève Groupements structure des — : 99 ; 345 personnification des — : 256 et s
242
Index
H Hétéronomie: 216 Homogénéité des intérêts : 293 et s
I Incapacité : v. capacité Induction généralités: 14 — de J O S S E R A N D : 30 et s — fautive: 31 Intention de nuire équipollents : 47 et s preuve : 50 et s Institution analyse institutionnelle du pouvoir disciplinaire : 88 et s entreprise: 260 famille: 266 — et personne morale : 260 Intérêts combinaison des — au sein des groupements: 291 catégorie d'—: 248 — catégoriels: 298 — collectif: 242 — communs: 288 — de la famille: 305 — définition du droit subjectif: 310 — général: 242 — homogènes/hétérogènes : 243 et s — type: 296-297-298 — social: 296-297 notion, généralités: 282 et s sélection des — : 295-296
J JOSSERAND audience des thèses de — en doctrine : 8 ; 10 en droit positif: 54 et s double induction de — : 30 et s
alphabétique
L Légèreté blâmable : 52 Libre salaire de la femme mariée : 74 Licenciement contrôle judiciaire du — : 198-199 et s — économie : 204-209 — extra-disciplinaire : 221 ; 220-221 Loi applicable capacité et pouvoir: 70 pouvoir: 338 M «Maîtrise virtuelle»: 322 Mandat contrôle du détournement de pouvoir: 169 — apparent: 169 Marxisme (conception marxiste de l'entreprise) : 295 Mauvaise foi : 53 Mise à l'index: 230 Mise à pied disciplinaire : 212 Mobiles : (147 et s) — et but : 151 — et motifs : 187 et s pluralité de — : 191 et s Monopole: 98 Motifs — «déterminants»: 192 — et mobiles : 187 et s obligation de motiver : 187 et s
N Notion — concept et théorie : 16 Nullité : 181 et s Nuntius : 217
O Objectivisme : 154
Index
243
alphabétique
Opportunité : 150 ; 202 et s Organe: 344
P Passage à tabac : 226 «Personnalité juridique à contenu variable»: 277 Personne — éthymologie: 290 — et pouvoir: 281 et s — et sujet de droit: 254 Personnification conditions : 290 et s enjeux : 280 et s entrave au contrôle : 344 fondement : 269 et s — de la communauté conjugale: 267 ; 306 — de la famille : 262-263 et s — de l'entreprise : 258 et s — et étendue du contrôle judiciaire: 343 et s. Pouvoir ambiguïté: 284 — et capacité : 64 et s — et droits subjectifs : 20 et s ; 224 — et personnes : 281 et s — et représentation : 250 et s Pouvoir des époux nature, évolution: 239-240-241 v. communauté Pouvoir «discrétionnaire» (non contrôlé) : 236 Pouvoir disciplinaire analyse institutionnelle du — : 89 et s association: 108 chef d'entreprise : 109 droit positif : 102 et s reconnaissance: 103 contrôle : 107 et s faute disciplinaire, contrôle judiciaire: 113 sanctions disciplinaires non prévues par un contrat : 103 et s Prescription de l'action en détournement de pouvoir : 183 Prérogative : 2 ; 214
Preuve abus de droit : 50 et s détournement de pouvoir : 185 et s Principe majoritaire copropriété: 243 sociétés: 40 Privilège du préalable : 103 et s Procuratio in rem suam : 3 Propriété (droit de), nature: 36 et s «Publicisation» du droit privé: 9
R Raisonnement a contrario/par analogie: 85 Réalité des personnes morales — et personnification des groupements : 270 et s — en droit positif: 279 et s Régimes matrimoniaux v. biens communs v. biens propres v. biens réservés v. gains et salaires Représentants du personnel, désignation contrôle judiciaire: 116 et s Représentation — de la volonté et — des intérêts: 217 — et pouvoir : 5 à 7 ; 62 ; 250 et s R O U A S T : 2 ; 35 S SAVATIER R e n é : 265 Sociétés en général v. abus de majorité v. exclusion Sociétés à capital variable : 104 Structure des groupements groupements à structure égalitaire/hiérarchique : 99 — et contrôle judiciaire : 345 Subjectivisme : 154 Sujet de droit: 253 et s
244
Index
sujet de «jouissance» et sujet de «disposition»: 318 terminologie : 254 — et droit subjectif: 254 — et personne morale : 254 Symboles rôle des — : 288 valeur symbolique de la personnification des groupements : 287 et s valeur symbolique de la personnification des individus: 313 et s Syndicats exclusion, conditions: 106 et s pouvoir disciplinaire : 94 et s Synthèse des intérêts : 300
alphabétique
langage courant : 1 disciplines extra-juridiques: 6 doctrine: 2 droit positif: 3 sens retenu : 57 et s sujet de droit : 254 Théorie générale gestation: 160 utilité: 14 Trust: 337 Tutelle: 316
U Urgence: 106
T V Terminologie agent juridique: 328 pouvoir
Volonté (et définition du droit subjectif) : 310 ; 321 et s
TABLE DES MATIERES
Introduction I. Les sens du terme pouvoir 1. endoctrine 2. en droit positif II. L'absorption de la notion de pouvoir par les théories de la représentation et de l'abus des droits 1. La représentation 2. L'abus des droits III. Intérêt de l'étude du pouvoir 1. L'apport des droits spéciaux 2. L'intérêt d'une théorie générale IV. Plan ;
7 7 7 9 10 10 12 14 14 15
Première partie : L'EXISTENCE DE LA NOTION DE POUVOIR
19
Chapitre premier: L'affirmation de la notion de pouvoir
21
Section 1 : Le principe de la distinction des droits subjectifs et des pouvoirs
....
22
Sous-section 1 : Les obstacles théoriques à la distinction des droits subjectifs et des pouvoirs §1 — L'assimilation de l'abus des droits à la responsabilité délictuelle A. Une fausse unanimité B. Valeur de l'assimilation §2 — La conception téléogique des droits A. La double induction de Josserand B. But du droit et but des droits
24 24 26 27 28 29
Sous-section 2 : La portée de la distinction des droits subjectifs et des pouvoirs
31
24
246
Table des
matières
§1 — Le rejet de la notion de droit mixte A. Droit mixte ou droit subjectif: l'exemple du droit de propriété B. Droit mixte ou pouvoir: l'exemple du droit de vote des actionnaires §2 — L'admission des équipollents de l'intention de nuire A. Le défaut d'utilité personnelle B. Les autres équipollents de l'intention de nuire
35 39 40 42
Section 2 : L'expression de la distinction des droits subjectifs et des pouvoirs §1 — Droits subjectifs et pouvoirs §2 — Capacité et pouvoir A. L'existence d'une controverse B. La recherche des intérêts pratiques C. La conception retenue
45 45 48 48 49 51
...
Chapitre second: Les manifestations de la notion de pouvoir Section 1 : Les manifestations prétoriennes de la notion de pouvoir §1 — Deux manifestations classiques de la notion de pouvoir A. L'abus de majorité dans les sociétés 1. L'évolution des idées a) L'intuition initiale de la doctrine b) L'évolution de la jurisprudence c) la revendication d'autonomie 2. La recherche des constantes a) La permanence du critère du détournement de pouvoir b) Application du critère et sanction B. Le pouvoir disciplinaire dans les groupements privés 1. La conception dominante du pouvoir disciplinaire a) Les postulats de la conception dominante b) L'insuffisance de la conception dominante 2. Le pouvoir disciplinaire en droit positif a) La reconnaissance du pouvoir disciplinaire b) Le contrôle du pouvoir disciplinaire §2 — Une manifestation nouvelle: le contrôle judiciaire de la désignation des représentants du personnel A. Charge de la preuve B. Moyens de preuve Section 2 : Une manifestation légale de la notion de pouvoir: le contrôle de la fraude dans la gestion de la communauté conjugale §1 — La nature du contrôle de la fraude dans la gestion de la communauté conjugale A. La théorie de l'action paulienne B. La théorie du détournement de pouvoir
32 32
54 55 56 56 56 57 57 58 59 59 61 62 64 64 66 69 69 73 76 78 79
80 80 81 82
Table des matières
247
§2 — Le régime du contrôle de la fraude dans la gestion de la communauté conjugale A. Objet du contrôle B. Domaine du contrôle C. Sanction du contrôle
83 84 85 87
Deuxième partie: L'ELABORATION DE LA NOTION DE POUVOIR
93
Chapitre premier: L'intérêt de la qualification : le contrôle judiciaire du pouvoir
95
Section 1 : Le contrôle du détournement de pouvoir
96
Sous-section 1 : La spécificité du contrôle du détournement de pouvoir §1 — Le détournement de pouvoir, technique de contrôle des mobiles A. Le détournement de pouvoir B. Les autres techniques de contrôle des mobiles §2 — Le détournement de pouvoir, technique autonome de contrôle des mobiles A. La confusion historique B. Les distinctions rationnelles 1. Détournement de pouvoir, abus de droit et cause illicite 2. Détournement de pouvoir et fraude
104 104
Sous-section 2 : La mise en œuvre du contrôle du détournement de pouvoir §1 — La sanction du détournement de pouvoir A. Nullité ou responsabilité B. Nullité ou inopposabilité C. Nullité relative ou nullité absolue §2 — La preuve du détournement de pouvoir A. Motifs et mobiles B. L'hypothèse de la pluralité de mobiles
109 109 109 113 114 116 117 120
Section 2 : L'étendue du contrôle du pouvoir §1 — Les limites du contrôle du détournement de pouvoir A. La réelle utilité du contrôle du détournement de pouvoir B. L'insuffisance du contrôle subjectif du détournement de pouvoir §2 — La nécessité d'un contrôle élémentaire de l'appréciation de l'opportunité faite par l'agent juridique
97 97 97 99 101 102 104
125 126 127 128 133
248
Table des
A. Les fondements théoriques d'un contrôle minimal de l'opportunité B. Les premières manifestations d'un contrôle minimal de l'opportunité en droit privé 1. Licenciement extra-disciplinaire 2. Mesures disciplinaires autres que le licenciement
Chapitre second: Le critère de qualification : essai de définition du pouvoir
matières
133 134 134 136
137
Section 1 : Le pouvoir, prérogative juridique §1 — Analyse théorique: le contenu de la prérogative conférée au titulaire du pouvoir A. Le droit d'exprimer un intérêt B. Le droit d'édicter une norme §2 — Conséquence pratique: les limites de la qualification de pouvoir A. L'abus de minorité B. La mise à l'index
143 145 146
Section 2 : Le pouvoir, prérogative finalisée §1 — L'évolution des droits subjectifs et des pouvoirs §2 — La coexistence des droits subjectifs et des pouvoirs A. L'exemple des régimes matrimoniaux B. L'exemple de la copropriété
150 152 155 155 156
Troisième partie: L'AUTONOMIE DE LA NOTION DE POUVOIR
161
Chapitre premier: L'autonomie de la notion de pouvoir menacée par la théorie du sujet de droit
165
Section 1 : La tentation de la personnification §1 — Les thèses personnificatrices A. La personnification de l'entreprise 1. La théorie pure de M. Despax 2. La variante sociologique 3. La variante économique B. La personnification dans le droit de la famille 1. La personnification de la famille a) La thèse de M. Savatier b) Le diminutif institutionnel 2. La personnification du régime
167 167 168 169 170 171 173 173 173 174 175
137 138 139 140
Table des matières
249
§2 — Le fondement des thèses personnificatrices A. Analyse du fondement 1. La réalité des personnes morales, fondement avoué de la personnification 2. La réalité des personnes morales et la personnification du pouvoir B. Valeur du fondement 1. L'ambiguïté de la controverse 2. L'incertitude des solutions positives
176 176
Section 2 : Les limites de la personnification §1 — Le véritable enjeu de la personnification A. La concurrence des notions de personne et de pouvoir . . . . 1. La similitude des notions de personne et de pouvoir . . . . a) Deux substituts juridiques à la notion d'intérêt b) La commune ambiguïté des notions de personne et de pouvoir 2. L'alternative des notions de personne et de pouvoir . . . . B. Le sens de la personnification 1. La valeur symbolique de la personnification 2. La portée de la personnification symbolique §2 — Les conditions de la personnification A. L'homogénéité des intérêts 1. La condition oubliée a) La condition d'homogénéité b) La famille et l'entreprise à l'épreuve de la condition d'homogénéité 2. Le critère de l'homogénéité a) La notion d'intérêt type b) La notion de catégorie B. Le respect des intérêts catégoriels 1. L'intégration des intérêts 2. L'appréhension directe des intérêts catégoriels a) L'apparition d'une nouvelle conception de la combinaison des intérêts b) La résistance des intérêts catégoriels à la personnification
Chapitre second: L'autonomie de la notion de pouvoir renforcée par la théorie de l'agent juridique Section 1 : L'ébauche d'une théorie de l'agent juridique §1 — Les résistances opposées à la théorie de l'agent juridique A. L'échec des tentatives doctrinales destinées à rendre compte du rôle de l'agent 1. L'agent qualifié de sujet à la place du sujet 2. L'agent qualifié de sujet à côté du sujet
176 177 177 178 180 182 182 183 183 183 185 186 187 187 189 191 193 193 193 194 196 196 198 198 198 200 200 202
206 206 206 206 209 211
250
Table des
B. L'impossible définition du droit subjectif 1. Le paradoxe du droit subjectif 2. Le caractère irréductible du paradoxe §2 — Les éléments d'une théorie de l'agent juridique A. Le terme d'agent juridique B. Le concept d'agent juridique Section 2 : Les conséquences de l'autonomie de la notion de pouvoir §1 — L'essor de la qualification de pouvoir A. La nature de la convention collective de travail B. La qualification du trust anglo-américain C. La loi applicable au pouvoir §2 — La perfection du contrôle du pouvoir
matières
212 213 214 218 218 220 L
221 223 223 225 227 229
Conclusion : propositions de thèse
232
Bibliographie spécifique
235
Index alphabétique
239
Composé par Economica, 49, rue Héricart, 75015 PARIS Imprimé en France. - JOUVE, 18, rue Saint-Denis, 75001 PARIS № 13873. Dépôt légal : Février 1985