Analyse schenkérienne en Sorbonne Luciane Beduschi et Nicolas Meeùs1
Depuis plus de quinze ans, un cours optionnel d’analyse schenkérienne a été offert aux étudiants de troisième année à l’UFR de Musique et Musicologie en Sorbonne. Il s’agissait d’une introduction d’un semestre, proposée comme option dans une liste d’une douzaine de choix, comprenant d’autres disciplines telles que la paléographie, le jeu de la basse continue, l’informatique musicale, la didactique, la sociologie de la musique, la musique rock et pop, etc. À partir de l’automne 2010, cependant, il a été décidé qu’une partie du cours d’analyse schenkérienne deviendrait obligatoire pour tous les étudiants de troisième année. Pour plusieurs raisons, la mise en place de ce cours est un défi. Les opinions de nos collègues concernant l’analyse schenkérienne demeurent mélangées. Parmi ceux dont l’avis demeure négatif, certains considèrent qu’elle n’ajoute pas grand-chose aux méthodes françaises usuelles d’analyse musicale, tandis que d’autres disent que la technique schenkérienne est trop difficile pour des étudiants de premier cycle. Mais une autre raison de la méfiance pourrait bien être que Schenker demeure trop peu connu, même parmi les enseignants. Il sera par conséquent de notre responsabilité de démontrer que l’analyse schenkérienne, aussi difficile qu’elle puisse être, est à la portée de nos étudiants et qu’elle a sa place à côté d’autres méthodes plus courantes. Le but de l’article ci-dessous est d’expliquer la situation actuelle en Sorbonne et de discuter certaines de nos idées pour ce nouveau cours. Notre intention n’est pas de décrire les étapes du cours lui-même, mais plutôt de discuter son but par rapport aux techniques plus traditionnelles de nos classes d’analyse. À partir d’un examen de ce qui peut être attendu de nos étudiants à la fin de leur deuxième année, nous examinerons les intentions d’un cours d’analyse schenkérienne de troisième année. À titre d’illustration, nous discuterons la Marcia funebre de la Sonate op. 26 de Beethoven, qui avait été donnée il y a quelques années comme sujet d’examen en analyse de la musique du XIXe siècle : nous comparerons ce qui avait été attendu de nos étudiants de deuxième année avec les résultats d’une approche schenkérienne, nous discuterons les difficultés de cette approche et nous tenterons de montrer comment elle peut prolonger et compléter l’approche traditionnelle. Nous ne prétendons pas que la pièce en question puisse former un bon point de départ pour le cours en question : elle est trop difficile pour cela. Mais elle nous permettra d’illustrer quelques uns des points que nous voudrions défendre.
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Ce texte est l’adaptation française d’un article publié sous le titre « Schenkerian Analysis at the Sorbonne » dans The Journal of Music Theory Pedagogy 24 (2010), p. 159-173. Il est publié ici en version française avec l’aimable autorisation de la revue et de son éditeur, Steven Laitz, que nous tenons à remercier pour son aide à toutes les étapes de la rédaction et de la publication américaine de cet article. L’article est rédigé pour s’adresser à un lectorat américain, pour lequel certains aspects de la situation française sont probablement mystérieux. Sa publication en français vise notamment, dans notre esprit, à faire prendre conscience à certains de nos collègues de particularités inconscientes de leurs procédures analytiques.
1. Analyse musicale au premier cycle L’éducation musicale universitaire en France se distingue de celle des États-Unis en ce que nous ne formons pas d’interprètes : l’interprétation musicale est le domaine des Conservatoires. Les universités enseignent la musicologie , un mélange de « musicologie » au sens américain du terme et de théorie musicale. Un effort considérable a été fait, depuis la création de notre Faculté de Musique par Jacques Chailley au début des années 1970, pour maintenir un équilibre entre l’histoire de la musique et la technique musicale. L’analyse a toujours constitué un élément important du programme des études et, au milieu des années 1990, sous l’impulsion de JeanPierre Bartoli et Nicolas Meeùs, un curriculum complet a été organisé, couvrant la « Théorie et évolution du langage musical », conçu comme parallèle aux cours d’histoire de la musique. Cet ensemble comprend le commentaire et l’analyse d’œuvres musicales, ainsi que des cours d’histoire des théories musicales, couvrant les périodes baroque et classique (deux semestres), le Romantisme (un semestre), le Moyen Âge et la Renaissance (un semestre), et la fin du XIXe et le e XX siècle (deux semestres). Cette succession de périodes, suivie en parallèle dans les cours d’histoire et de théorie, et ne correspondant manifestement pas à une chronologie historique, est supposée refléter une difficulté croissante des répertoires étudiés2. Le but de cet article n’est pas de discuter de ces choix, mais il faut reconnaître qu’ils laissent a priori peu de place à l’analyse schenkérienne qui, à un niveau élémentaire du moins, ne manifeste pas un point de vue particulièrement historique. C’est dans ce contexte, néanmoins, que cette introduction à l’analyse schenkérienne avait été créée, enseignée d’abord par Nicolas Meeùs, puis reprise par Luciane Beduschi en 2007. Dès le début, le cours avait été rendu obligatoire pour nos étudiants à distance3, une décision qui avait rendu nécessaire la rédaction quelque peu précipitée d’un manuel par Nicolas Meeùs, disponible sur Internet4. L’UFR de Musique et Musicologie de la Sorbonne est confrontée à des flux énormes d’étudiants, en conséquence de la conception française démocratique de l’accès à l’université (un point que nous ne discuterons pas ici) : environ 200 étudiants en première année, quelque 150 en deuxième année et plus de 100 en troisième année. Ils sont répartis en groupes d’un nombre théorique d’environ 25 étudiants, de telle sorte que de nombreux cours, parmi lesquels ceux d’analyse, sont donnés huit fois en première année, six fois en deuxième année, et trois ou quatre fois en troisième année5. Ces divers groupes se rassemblent au moment des examens écrits de fin de semestre et on attend d’eux qu’ils soient capables de répondre aux mêmes questions : le contenu des cours faits à chaque groupe doit donc être cadré, d’autant plus que nous comptons
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D’autres classes de théorie musicale, qui ne sont pas soumises à la même chronologie, comprennent notamment la formation de l’oreille, l’harmonie écrite et l’harmonie au clavier. 3 Environ un tiers de nos étudiants de premier cycle étudient par l’intermédiaire du CNED, le Centre National d’Enseignement à Distance (http://www.cned.fr). Ils ne bénéficient pas du même choix d’options que les étudiants présentiels. 4 http://nicolas.meeus.free.fr/Licence.html. Une traduction portugaise de ce cours a été préparée par Luciane Beduschi et ses étudiants pendant un cours d’été à l’Université Unicamp à Campinas (Brésil) ; elle est disponible à la même adresse. Nicolas Meeùs propose aussi aux étudiants de première année de Master une introduction optionnelle à la théorie schenkérienne (par opposition à sa pratique analytique), traitant de questions plus abstraites telles que sa théorie de la tonalité. Voir http://nicolas.meeus.free. http://nicolas.meeus.free.fr/Master.hm fr/Master.hml.l. 5 Pour ce premier cours d’analyse schenkérienne obligatoire de cette année, une centaine d’étudiants ont été répartis en trois groupes, dont une cinquantaine dans un seul groupe. Les enseignements étaient assurés par les deux signataires de cet article. Ces conditions sont évidemment défavorables à un enseignement de qualité.
1. Analyse musicale au premier cycle L’éducation musicale universitaire en France se distingue de celle des États-Unis en ce que nous ne formons pas d’interprètes : l’interprétation musicale est le domaine des Conservatoires. Les universités enseignent la musicologie , un mélange de « musicologie » au sens américain du terme et de théorie musicale. Un effort considérable a été fait, depuis la création de notre Faculté de Musique par Jacques Chailley au début des années 1970, pour maintenir un équilibre entre l’histoire de la musique et la technique musicale. L’analyse a toujours constitué un élément important du programme des études et, au milieu des années 1990, sous l’impulsion de JeanPierre Bartoli et Nicolas Meeùs, un curriculum complet a été organisé, couvrant la « Théorie et évolution du langage musical », conçu comme parallèle aux cours d’histoire de la musique. Cet ensemble comprend le commentaire et l’analyse d’œuvres musicales, ainsi que des cours d’histoire des théories musicales, couvrant les périodes baroque et classique (deux semestres), le Romantisme (un semestre), le Moyen Âge et la Renaissance (un semestre), et la fin du XIXe et le e XX siècle (deux semestres). Cette succession de périodes, suivie en parallèle dans les cours d’histoire et de théorie, et ne correspondant manifestement pas à une chronologie historique, est supposée refléter une difficulté croissante des répertoires étudiés2. Le but de cet article n’est pas de discuter de ces choix, mais il faut reconnaître qu’ils laissent a priori peu de place à l’analyse schenkérienne qui, à un niveau élémentaire du moins, ne manifeste pas un point de vue particulièrement historique. C’est dans ce contexte, néanmoins, que cette introduction à l’analyse schenkérienne avait été créée, enseignée d’abord par Nicolas Meeùs, puis reprise par Luciane Beduschi en 2007. Dès le début, le cours avait été rendu obligatoire pour nos étudiants à distance3, une décision qui avait rendu nécessaire la rédaction quelque peu précipitée d’un manuel par Nicolas Meeùs, disponible sur Internet4. L’UFR de Musique et Musicologie de la Sorbonne est confrontée à des flux énormes d’étudiants, en conséquence de la conception française démocratique de l’accès à l’université (un point que nous ne discuterons pas ici) : environ 200 étudiants en première année, quelque 150 en deuxième année et plus de 100 en troisième année. Ils sont répartis en groupes d’un nombre théorique d’environ 25 étudiants, de telle sorte que de nombreux cours, parmi lesquels ceux d’analyse, sont donnés huit fois en première année, six fois en deuxième année, et trois ou quatre fois en troisième année5. Ces divers groupes se rassemblent au moment des examens écrits de fin de semestre et on attend d’eux qu’ils soient capables de répondre aux mêmes questions : le contenu des cours faits à chaque groupe doit donc être cadré, d’autant plus que nous comptons
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D’autres classes de théorie musicale, qui ne sont pas soumises à la même chronologie, comprennent notamment la formation de l’oreille, l’harmonie écrite et l’harmonie au clavier. 3 Environ un tiers de nos étudiants de premier cycle étudient par l’intermédiaire du CNED, le Centre National d’Enseignement à Distance (http://www.cned.fr). Ils ne bénéficient pas du même choix d’options que les étudiants présentiels. 4 http://nicolas.meeus.free.fr/Licence.html. Une traduction portugaise de ce cours a été préparée par Luciane Beduschi et ses étudiants pendant un cours d’été à l’Université Unicamp à Campinas (Brésil) ; elle est disponible à la même adresse. Nicolas Meeùs propose aussi aux étudiants de première année de Master une introduction optionnelle à la théorie schenkérienne (par opposition à sa pratique analytique), traitant de questions plus abstraites telles que sa théorie de la tonalité. Voir http://nicolas.meeus.free. http://nicolas.meeus.free.fr/Master.hm fr/Master.hml.l. 5 Pour ce premier cours d’analyse schenkérienne obligatoire de cette année, une centaine d’étudiants ont été répartis en trois groupes, dont une cinquantaine dans un seul groupe. Les enseignements étaient assurés par les deux signataires de cet article. Ces conditions sont évidemment défavorables à un enseignement de qualité.
une douzaine de professeurs d’analyse sur les trois années de Licence, chacun avec sa propre sensibilité et ses propres compétences techniques. Tant que l’analyse schenkérienne était demeurée optionnelle, son enseignement ne concernait qu’un seul groupe d’étudiants et cette difficulté était évitée. Dans le nouveau programme, par contre, le cours obligatoire (16 heures) sera donné trois fois au premier semestre, pour trois groupes différents. Un cours optionnel (26 heures) sera proposé pour un seul groupe au deuxième semestre. Bien que les auteurs du présent article espèrent demeurer en charge du cours pour l’année universitaire à venir, il est clair que la situation finira par changer, que d’autres enseignants devront s’impliquer dans le projet, dont un cadrage plus strict deviendra donc nécessaire. Ce dont nous avons besoin, c’est d’un manuel qui établisse pour un temps le cadre de la pédagogie schenkérienne en Sorbonne. Nous aurions pu envisager de traduire l’un des textes américains existants ; il nous a semblé cependant que la situation parisienne n’est pas entièrement comparable à celle des États-Unis, notamment en raison de l’enseignement que nos étudiants ont reçu durant les deux premières années de Licence (sans parler des enseignements que nombre d’entre eux suivent en même temps au Conservatoire). Nous avons donc décidé de rédiger un nouveau manuel, une version profondément remaniée et augmentée de celui mentionné plus haut. Cette nouvelle version sera testée durant la prochaine année universitaire et sa publication pourrait suivre à l’automne 20116.
2. Techniques analytiques courantes Pour mettre en scène la problématique, considérons la première partie (mes. 1-30) de la Marcia funebre sulla morte d’un Eroe de Beethoven, le troisième mouvement de sa Sonate op. 26, telle qu’elle a été donnée aux étudiants du semestre de deuxième année consacré au Romantisme, comme sujet de l’examen final de l’année universitaire 2005-2006. Les questions posées à propos de cette œuvre étaient les questions habituelles : 1) Effectuez
sur la partition elle-même un chiffrage en chiffres romains de ces 30 mesures. La figure 1 ci-dessous montre ce qui était attendu, mais qui ne fut pas nécessairement obtenu : nombre des étudiants ont été troublés par l’armure inhabituelle et par l’enharmonie, alors que l’harmonie elle-même demeure relativement simple.
2) Proposez
un schéma formel de ce passage, indiquant le plan tonal et les cadences. Le résultat attendu devait se présenter plus ou moins comme la figure 2: Mes. 1-4 5-8 9-12 13-16 17-20 21-24 25-30 Forme A1 A2 A’1 A’2 B A1 C Plan tonal la min. la min do maj. si min. si min. ré maj. la min. la min. la min. Cadences DC CP DC CP DC DC CP
e
Figure 2: Beethoven, Sonate op. 26, 3
mvt., Marcia funebre sulla morte d’un Eroe , mes. 1-30,
schéma formel (DC = demi cadence; CP = cadence parfaite)
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Maintenant que le premier semestre de cours a été fait, il est apparu que le Manuel demandait encore d’importants aménagements, aménagements, qui retarderont sa publication.
Figure 1: Beethoven, Sonate op. 26, 3 e mvt., Marcia funebre sulla morte d’un Eroe, chiffrage harmonique des mes.
1-30.
[L’indication des tonalités, dans cette figure, est notée en anglais, comme dans l’article original du Journal of Music Theory Pedagogy]
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Commentaire stylistique : indiquez par quels éléments stylistiques ce mouvement vous paraît annoncer le langage des compositeurs qui ont suivi 7. Les avis ne sont pas unanimes, parmi les enseignants, concernant ce qui est réellement attendu de cet exercice : le « commentaire stylistique » peut varier considérablement et constituer un discours littéraire sur l’œuvre, un étalage de culture musicale individuelle, ou une discussion plus technique de la pièce. Chacune de ces options correspond à une définition particulière du « style ». Voici quelques-uns des points que les étudiants auraient pu commenter : 1. Le titre programmatique de la pièce et son expression par des procédés spécifiques : registre grave ; rythme obstiné ; accords compacts, souvent en position fondamentale et souvent sans dissonance. 2. La tonalité inhabituelle de la bémol mineur, le plan tonal inusité, les modulations vers do bémol majeur (la « médiante majeure baissée » dans la terminologie de Schoenberg8). 3. L’enharmonie. 4. L’accord mineur de dominante (le « cinq mineur » de Schoenberg) à la mes. 5. 5. L’accord « napolitain » en position fondamentale à la mes. 27. Sans lancer ici un débat sur la définition du « style », il faut souligner la différence méthodologique essentielle entre les deux premières questions et la troisième. L’analyse en chiffres romains et le schéma formel sont des procédures reproductibles, dont les étapes peuvent être enseignées dans le détail ; le commentaire, au contraire, demeure assez individuel et imprévisible, même s’il est possible de faire des recommandations à son sujet. Dans tous les cas, il s’avère relativement difficile de relier le commentaire aux résultats des procédures antérieures, ou de déduire le commentaire de ces résultats, à moins de s’en tenir à un nombre limité de points 3)
Commentaire stylistique : indiquez par quels éléments stylistiques ce mouvement vous paraît annoncer le langage des compositeurs qui ont suivi 7. Les avis ne sont pas unanimes, parmi les enseignants, concernant ce qui est réellement attendu de cet exercice : le « commentaire stylistique » peut varier considérablement et constituer un discours littéraire sur l’œuvre, un étalage de culture musicale individuelle, ou une discussion plus technique de la pièce. Chacune de ces options correspond à une définition particulière du « style ». Voici quelques-uns des points que les étudiants auraient pu commenter : 1. Le titre programmatique de la pièce et son expression par des procédés spécifiques : registre grave ; rythme obstiné ; accords compacts, souvent en position fondamentale et souvent sans dissonance. 2. La tonalité inhabituelle de la bémol mineur, le plan tonal inusité, les modulations vers do bémol majeur (la « médiante majeure baissée » dans la terminologie de Schoenberg8). 3. L’enharmonie. 4. L’accord mineur de dominante (le « cinq mineur » de Schoenberg) à la mes. 5. 5. L’accord « napolitain » en position fondamentale à la mes. 27. Sans lancer ici un débat sur la définition du « style », il faut souligner la différence méthodologique essentielle entre les deux premières questions et la troisième. L’analyse en chiffres romains et le schéma formel sont des procédures reproductibles, dont les étapes peuvent être enseignées dans le détail ; le commentaire, au contraire, demeure assez individuel et imprévisible, même s’il est possible de faire des recommandations à son sujet. Dans tous les cas, il s’avère relativement difficile de relier le commentaire aux résultats des procédures antérieures, ou de déduire le commentaire de ces résultats, à moins de s’en tenir à un nombre limité de points comme ceux de la liste ci-dessus. Les réponses aux deux premières questions sont de l’ordre de l’inventaire et de la nomenclature : les parties de l’œuvre et ses phrases ont été identifiées, le plan tonal a été décrit, les accords ont été étiquetés. Mais cette nomenclature ne mène pas sans difficulté à une discussion de la logique ou du « style » de l’ensemble : on ne sait pas pourquoi les tonalités, les phrases ou les harmonies se suivent dans cet ordre, ni comment elles se coordonnent pour former ensemble une trajectoire tonale unifiée. C’est ici, bien entendu, que l’analyse schenkérienne fera la preuve de son utilité, non pas comme alternative aux méthodes habituelles, mais comme clarification et comme justification de leurs buts. L’analyse schenkérienne, même si elle semble se concentrer sur la structure musicale, ouvre la voie de commentaires stylistiques par l’attention qu’elle porte à l’intention compositionnelle, aux effets musicaux et à leur perception, au « contenu » musical et à la signification de la musique. 3)
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Cette question faisait référence aux « compositeurs qui ont suivi » parce que l’examen venait à la fin du cours sur la musique romantique, et qu’on aurait pu argumenter que la sonate de Beethoven n’appartenait pas vraiment à cette période. 8 Peu d’entre nous fondent leur enseignement sur les Structural Functions de Schoenberg, dont la terminologie n’est utilisée ici que pour faciliter la description. 5/12
3. Analyse schenkérienne De la Marcia funebre de l’op. 26, Schenker a publié le graphe ci-dessous (Figure 3), qui semblerait certainement mystérieux aux étudiants (et aux enseignants) dont les compétences se limitent aux méthodes qui viennent d’être décrites.
Figure 3: Heinrich
Schenker, L’Écriture libre, exemple 40.6.
L’enjeu est double : d’abord, montrer que ce graphe concerne bien la même œuvre que celle qui a été analysée ci-dessus ; ensuite, expliquer comment un tel graphe peut apporter un complément aux résultats d’une analyse plus traditionnelle et les amplifier. Mais, avant cela, il nous faudra réfuter quelques idées reçues à propos des graphes schenkériens : 1. Les graphes schenkériens ne proposent pas une notation alternative de l’œuvre et ne peuvent remplacer la partition elle-même. La partition, au contraire, demeure le seul point de référence, auquel l’analyse doit constamment être rattachée. Le graphe schenkérien n’a d’autre but que d’expliquer certains aspects de la partition et ne peut pas être lu sans la partition en main. Il ne représente que ce qui demande explication : si des éléments de la partition ne sont pas représentés, ce n’est pas parce qu’ils sont considérés sans importance, mais seulement qu’ils ne requièrent pas d’explication pour des lecteurs compétents. 2. Même si l’analyse procède parfois en pointant vers des notes dans la partition, le graphe ne peut pas être considéré comme une simple réduction, comme le résultat d’un processus d’élimination de notes considérées moins importantes. Le graphe n’est pas fait de ces notes qui ont résisté à un processus d’élagage et il serait illusoire de chercher à quelle note spécifique de la partition correspond chaque note du graphe9. Celui-ci propose une représentation abstraite des fonctions d’éléments mélodiques, harmoniques et contrapuntiques dans l’œuvre ; la concordance entre le graphe et la partition est évidemment assez élevé, mais le premier n’est pas une image pointilliste de la seconde. 3. Les valeurs de durées (blanches, noires, croches, noires sans hampe) indiquent une hiérarchie par rapport à ce que le graphe cherche à démontrer, mais aucune conclusion immédiate ne peut en être tirée concernant la hiérarchie de ces notes d’autres poins de vue, ou de points de vue plus généraux. Schenker, d’ailleurs, a souvent souligné que des notes moins importantes du point de vue structurel sont les plus importantes du point de vue de la signification musicale. L’exemple 40.6 de L’Écriture libre (Figure 3 ci-dessus) ne représente qu’un stade intermédiaire d’un processus analytique dont Schenker n’a pas fait connaître les autres étapes. Le 9
La technique schenkérienne a été présentée dans des textes modernes comme réductionniste – et, plus grave encore, comme fondée sur des hiérarchies binaires strictes. Nous considérons cela comme le résultat d’une lecture malheureusement très fautive des th éories de Schenker, résultant de cette idéologie scientiste que Robert Snarrenberg a légitimement dénoncée ( Schenker’s Interpretative Practice, Cambridge UP, 1997, p. xvii-xviii). 6/12
graphe, en outre, a pour but de souligner un point très spécifique, l’arpégiation qui relie do4 à la mes. 17 à la1 à la mes. 1, comme l’indique la ligne oblique entre ces notes. Nous reviendrons cidessous sur ce point particulier, qui soulève une question importante et qui se situe au cœur d’une intelligence complète de la pièce. Pour le moment, cependant, il faut noter que le graphe comprend des indications qui appartiennent à une analyse plus générale et qui ne peuvent être négligées : la lecture d’un graphe schenkérien requiert beaucoup d’attention et l’une de nos premières tâches sera d’aider les étudiants de ce point de vue. Plusieurs détails du graphe concernent la forme du passage : en bas, A1 – B – A2 dénote la forme tripartite, dont B est le trio (le mot « mixture » se réfère au fait que le trio est en la bémol majeur). La partie A1 est divisée en deux sections, a1 et a2, séparées par le signe || qui indique une interruption (une demi cadence)10 à la fin de a1. Des virgules entre les numéros de mesures de la ligne supérieure (« m. 8, 9 16, 17 18 ») indiquent que a1 commence par deux groupes de huit mesures chacun (mes. 1-8 et 9-16) ; ce que Schenker donne comme mes. 17-18 représente en réalité les mes. 17-20 : il considère inutile de reproduire de simples répétitions. Le fait qu’aucun numéro de mesure ne soit donné après l’interruption confirme que Schenker était intéressé principalement par la première section ; la raison pour laquelle il a néanmoins fourni un graphe sommaire du reste de la pièce est probablement qu’il avait entrepris une analyse plus complète, dont il voulait donner une idée. Pour des débutants en analyse schenkérienne, les étapes qui mènent à un tel graphe doivent être rendues plus explicites. Nous proposerons donc un ou plusieurs graphes, plus proches de la partition elle-même, qui montrent comment Schenker est arrivé à son exemple 40.6. Concentrons la discussion sur les mes. 1-30, pour lesquelles un graphe intermédiaire est donné à la Figure 4 au-dessus de la partition elle-même, de manière à rendre le lien de l’une à l’autre plus évident (mais au risque de souligner un caractère de « réduction » que nous réfutons : voir la note 9). Après une vérification détaillée du lien entre la partition et ce graphe, les étudiants devront comparer ce dernier avec celui de Schenker, pour établir la relation entre l’exemple 40.6 et la partition. Cette comparaison mènera aux conclusions que voici : • Schenker ne représente pas les mes. 1-6 ; son graphe semble débuter à la mes. 7. La raison en est que les accords du Ve degré des mesures 2, 3, 4 et 6 ne sont que des accords de prolongation, pour deux raisons que les chiffres romains de la Figure 1 ci-dessus ne pouvaient pas montrer complètement : (1) tous les mouvements mélodiques qui produisent ces harmonies sont des broderies ou des notes de passage ; mi à la basse aux mes. 2, 4, et 6 appartient à l’arpège de l’accord de la bémol mineur 11.
10
Schenker lui-même repousse l’expression « demi cadence » dans un cas comme celui-ci où, dit-il, l’accord du Ve degré n’est pas vraiment une dominante et où il n’y a pas de cadence (pas de clôture) à proprement parler. Voir aussi la note 11. 11 Schenker appelle « diviseurs à la quinte » les accords formés de broderies ou de notes de passage aux voix supérieures, rendues consonantes par une arpégiation passant par la quinte de l’accord prolongé. Ceci est aussi le cas du V e degré à l’interruption. On notera que dans son exemple 40.6, Schenker trace une ligature continue à la basse, depuis I du début, passant par V de l’interruption et se prolongeant jusqu’à l’accord I final ; nous avons retenu cet usage à la Figure 5 ci-dessous. (Pour d’autres exemples de ligatures ininterrompues à la basse, voir L’Écriture libre, exemples 24-27, etc. Nous n’avons trouvé aucun exemple ou Schenker interrompt la ligature de la basse, sauf ceux où la continuation après l’interruption n’est pas représentée.) La littérature américaine moderne manifeste une certaine confusion sur ces points. 7/12
Beethoven, Sonate op. 26, 3 e mvt., Marcia funebre sulla morte d’un Eroe, mes. 1-30, graphe intermédiaire entre la partition et l’exemple 40.6 de Schenker
Figure 4 :
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(2) ces accords du Ve degré apparaissent dans des mouvements « pendulaires » I–V–I ; il n’y a pas d’accord « pré-dominant ». Schenker considère que ces mesures prolongent l’accord de la bémol : celui qu’il montre au début de son graphe représente en réalité les mes. 1-7. Nous discuterons comment, dans la Figure 4, la ligature qui part de mi3 à la mes. 1 et qui se prolonge vers mi3 – ré3 – do3 aux mes. 7-8 indique à la fois la prolongation et le mouvement mélodique que Schenker retient dans son graphe. Le concept schenkérien de prolongation manque de façon dramatique dans nos techniques d’analyse usuelles, qui ne parviennent pas à établir des hiérarchies claires entre les accords et leurs progressions. À la Figure 1 ci-dessus, l’harmonie est lue accord par accord presque sans aucune gradation : quelques chiffres romains ont été mis entre parenthèses, lorsqu’il s’agit manifestement d’accords de broderie, mais cette analyse demeure insuffisante. Le concept de prolongation et son corollaire, la notion des niveaux, sont essentiels pour toute pratique véritable de l’analyse. • Le deuxième groupe, mes. 9-13 (que Schenker écrit en do bémol plutôt qu’en si) commence de même par une prolongation, dénotée à la Figure 4 entre autres par la ligature de fa3 à la mes. 9 jusqu’à fa3 – mi3 – ré3 aux mes. 15-16 ; mais le graphe de Schenker (Figure 3) développe complètement les mes. 13-16 en raison de la broderie sol au dessus de IV à la mes. 14. La cadence finale de ce deuxième groupe de huit mesures s’étend sur les mes. 13-16, alors que celle du premier groupe ne couvrait que les mes. 7-8. • Pour ces deux prolongations, des liaisons pointillées dans la Figure 4 soulignent le maintien de la note supérieure, mi puis fa, mais elles articulent la prolongation à la quatrième mesure de chaque groupe, pour indiquer la demi cadence à cet endroit. La lecture de ceci implique une comparaison avec la Figure 2 ci-dessus. Une fois de plus, le problème est celui de la hiérarchie.
(2) ces accords du Ve degré apparaissent dans des mouvements « pendulaires » I–V–I ; il n’y a pas d’accord « pré-dominant ». Schenker considère que ces mesures prolongent l’accord de la bémol : celui qu’il montre au début de son graphe représente en réalité les mes. 1-7. Nous discuterons comment, dans la Figure 4, la ligature qui part de mi3 à la mes. 1 et qui se prolonge vers mi3 – ré3 – do3 aux mes. 7-8 indique à la fois la prolongation et le mouvement mélodique que Schenker retient dans son graphe. Le concept schenkérien de prolongation manque de façon dramatique dans nos techniques d’analyse usuelles, qui ne parviennent pas à établir des hiérarchies claires entre les accords et leurs progressions. À la Figure 1 ci-dessus, l’harmonie est lue accord par accord presque sans aucune gradation : quelques chiffres romains ont été mis entre parenthèses, lorsqu’il s’agit manifestement d’accords de broderie, mais cette analyse demeure insuffisante. Le concept de prolongation et son corollaire, la notion des niveaux, sont essentiels pour toute pratique véritable de l’analyse. • Le deuxième groupe, mes. 9-13 (que Schenker écrit en do bémol plutôt qu’en si) commence de même par une prolongation, dénotée à la Figure 4 entre autres par la ligature de fa3 à la mes. 9 jusqu’à fa3 – mi3 – ré3 aux mes. 15-16 ; mais le graphe de Schenker (Figure 3) développe complètement les mes. 13-16 en raison de la broderie sol au dessus de IV à la mes. 14. La cadence finale de ce deuxième groupe de huit mesures s’étend sur les mes. 13-16, alors que celle du premier groupe ne couvrait que les mes. 7-8. • Pour ces deux prolongations, des liaisons pointillées dans la Figure 4 soulignent le maintien de la note supérieure, mi puis fa, mais elles articulent la prolongation à la quatrième mesure de chaque groupe, pour indiquer la demi cadence à cet endroit. La lecture de ceci implique une comparaison avec la Figure 2 ci-dessus. Une fois de plus, le problème est celui de la hiérarchie. La figure 2 nomme implicitement les deux groupes de huit mesures A et A’, qu’elle subdivise en A1 A2 et A’1 A’2 respectivement, mais de considérer cela en termes d’articulation, de césures faibles ou fortes, permet une description plus fine. La cadence finale de chacun des deux groupes de huit mesures, réalisant chaque fois la modulation au relatif majeur, est caractérisée par un accord de pré-dominante, marqué dans le graphe par les doubles courbes,12 . Ceci est vrai aussi de la demi cadence qui termine la première section, mes. 17-20, où la dominante est préparée par l’accord V et ou le I final manque ; et c’est vrai aussi, bien entendu, de la cadence finale du passage, mes. 29-30. Autre chose qui manque dans nos techniques analytiques usuelles, c’est une méthodologie explicite d’analyse mélodique. La Figure 4 montre que les cadences supportent chaque fois une ligne descendante à la voix supérieure, du 3e degré au 1er de la gamme de la tonalité locale – interrompue au 2e degré à la demi cadence des mes. 17-18 (les répétitions de cette demi cadence aux mes. 18-19 et 19-20 ne sont pas représentées). Il n’est pas encore nécessaire à ce stade d’entreprendre une discussion de la théorie de la ligne fondamentale (sinon pour expliquer les chiffres surmontés d’accents circonflexes) ; il peut être plus intéressant, au contraire, de souligner
12
L’utilisation de ces arcs de liaison à la figure 4 n’est pas entièrement orthodoxe parce que les progressions cadentielles ne commencent pas par un accord de tonique : la modulation se fait sur l’accord de pré-dominante qui est chaque fois IV dans la tonalité mineure qui précède et II dans la nouvelle tonalité majeure. Les doubles courbes schenkériennes, qu’il a proposées pour la première fois dans Das Meisterwerk in der Musik II, 1926, p. 21-22, ont probablement été inspirées par un signe similaire dans Alfred L ORENZ, Das Geheimnis der Form, vol. I, 1924, p. 16, une courbe sinusoïdale dénotant l’oscillation tonique – sous-dominante – dominante – tonique. 9/12
le caractère motivique de la ligne descendante à chacune des cadences parfaites13, mi – ré – do aux mes. 7-8, fa – mi – ré aux mes. 15-16 et do – si – la aux mes. 29-30. Le graphe de la Figure 4 explique aussi la construction de la deuxième section, mes. 21-30 : elle commence par une répétition presque exacte des mes. 1-4, mais le groupe conclusif qui suit compte six mesures au lieu de quatre ; ceci invite à considérer qu’il a en quelque sorte été étendu. L’exemple 40.6 de Schenker (Figure 3) explique ceci de manière un peu difficile : une liaison pointillée de la1 à la1 à la basse indique que les mes. 25-28 forment une prolongation de l’accord du Ier degré ; les hampes attachées aux notes la1 – sol 1 – la1 marquent ce passage comme un mouvement de broderie. La Figure 4 explique comment cette expansion du groupe de quatre mesures est effectuée par un dispositif spécifique de la conduite des voix, une « surmarche », où chaque voix à son tour effectue un mouvement descendant tandis qu’une autre, prenant son origine à la main gauche, se superpose à la précédente, comme indiqué par les courbes pointillées14. La basse suit la ligne supérieure à une tierce de distance aux mes. 26-29. Les indications de la Figure 4 ne sont pas fondamentalement différentes de celles des Figures 1 et 2 mais, parce qu’elles prennent en compte la conduite des voix, elles mettent en lumière la stratégie de chacune des phrases. Ce qui demande encore à être éclairé, cependant, et ce que même l’exemple 40.6 de Schenker ne montre pas complètement, c’est la stratégie du fragment dans son ensemble. Pour cela, il faudra un autre graphe encore, venant après celui de l’exemple 40.6 et résumant encore tout ce qui a été montré jusqu’ici. Il faut souligner une fois encore que ce graphe final ne pourra pas être lu sans la partition et il faudra répéter aux étudiants que de le mettre en rapport avec la partition impliquera une relecture et une réévaluation de chacun des graphes intermédiaires. La Figure 5 ci-dessous propose un graphe final dont on apercevra bientôt qu’il fait bien plus qu’un simple résumé, qu’il présente une image concise d’une progression tonale et mélodique complexe. Schenker lui-même avait décrit cette progression comme une arpégiation, reliant la1 de la mes. 1 à do4 de la mes. 17, mais sans expliquer la nature de l’arpégiation. La stratégie de Beethoven est de préparer l’accord de septième diminuée de la mes. 17, ré – fa – la – do. Ce qui demande préparation, dans cet accord, c’est peut-être plus ré que do. Ce dernier, en effet, est la note commune de la mes. 1 à la mes. 17, comme l’indiquent les liaisons pointillées de la Figure 5 : il est la tierce mineure dans l’accord de la bémol, puis la fondamentale de l’accord de do bémol / si bécarre. La plupart des mouvements mélodiques à la main droite, jusqu’à la mes. 16, sont des mouvements de broderie autour de do/ si, en dessous de mi comme « note de couverture ». Ré est obtenu par la double modulation à la tierce mineure, de la à do aux mes. 18, puis de si à ré aux mes. 9-16. À l’arrivée à ré (IV), au moment où il semblerait impossible de retenir encore do, le geste génial de Beethoven est de réintroduire cette dernière note comme note supérieure de la septième diminuée15, le climax émotionnel de la pièce, qui peut donner lieu 13
Ceci, en outre, correspond à la conception ancienne de l’ Urlinie, que Schenker a souvent associée à une discussion des motifs. 14 La présentation que fait Schenker de la surmarche dans l’exemple 40.6 est quelque peu inhabituelle, utilisant des signes qui servent plus souvent à décrire les déploiements. 15 Charles SMITH, « Musical Form and Fundamental Structure: An Investigation of Schenker’s Formenlehre », Music Analysis 15/2-3 (1966), p. 211, tourne l’analyse de Schenker en dérision et écrit que « retarder l’arrivée de la note de tête jusqu’à la mes. 17 […] semble excentrique ». Il propose de lire la forme générale en trois sections, mes. 1-8, 9-20 et 21-30, au lieu de deux sections avec la division principale à la mes. 20. La ligne fondamentale aurait alors pour note de tête le degré 5, descendant les degrés 5– 4– 3 (mi – ré – do) aux mes. 1-8, avec une « interruption » sur do bémol majeur ( III), puis les degrés 5– 1 aux mes. 21-30 (voir l’exemple 12b de Smith, ibid., 10/12
à diverses interprétations herméneutiques16. Do est retrouvé, à nouveau par un geste complexe, au début de la deuxième section (mes. 21-29), pendant la prolongation du Ier degré, pour la cadence complète aux mes. 29-30 : la note de tête do a ainsi dominé le passage pendant 29 de ses 30 mesures mais comme dans un kaléidoscope, avec une fonction et une signification toujours changeantes. D’abord simple élément de l’accord de la bémol mineur, il devient la dissonance cruciale à la mes. 17, celle dont le mouvement tire l’essentiel de sa signification. Il peut être utile de souligner qu’il n’y a aucun moyen d’éviter l’enharmonie dans la première section, que ce soit de do bémol à si bécarre ou, comme dans la notation ci-dessous, de mi double bémol à ré bécarre : Schenker lui-même a noté que ceci est un cas de véritable modulation par enharmonie17.
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mvt., Marcia funebre sulla morte d’un Eroe , mes. 1-30, graphe final
Figure 5: Beethoven, Sonate op. 26, 3
4. Projets pour un cours d’analyse schenkérienne La Marcia funebre de Beethoven est un cas très difficile, bien trop difficile pour une initiation à l’analyse schenkérienne. Ce seul fait illustre un problème auquel nous devrons faire face : une pièce comme celle-ci peut être traitée par les méthodes d’analyse enseignées d’ordinaire à la Sorbonne, comme on l’a vu au §2 ci-dessus, mais elle devient trop difficile pour une analyse schenkérienne. Si nos collègues enseignants peuvent comprendre qu’analyser une œuvre en profondeur soulève des problèmes qu’une approche plus superficielle ne fait pas apparaître, les étudiants par contre pourraient avoir le sentiment que l’analyse schenkérienne représente une régression par rapport à ce qu’ils connaissent déjà. Nous tenterons de répondre à ce problème par un équilibre entre l’enseignement de techniques élémentaires et l’analyse d’œuvres complètes choisies de manière à soulever le plus petit nombre de problèmes spécifiques en une fois.
p. 214). Le fait est qu’en raison de la modulation à do bémol / si majeur, il ne peut y avoir de degré 4 (ré) satisfaisant entre la mes. 7 et l’interruption sur V aux mes. 17-20. Ceci force Smith à minimiser l’interruption sur V et à considérer que les mes. 9-20 forment une section ininterrompue. La solution de Schenker, pour qui les mes. 1-20 forment une section unique mais à trois sous-sections (mes. 1-8, 9-16 et 17-20) est bien plus élégante et, après peutêtre un premier étonnement, bien plus convaincante. 16 Voir Jeffrey P ERRY, « Beethoven and the Romantic Unique Subject: The Dialectic of Affect and Form in the ‘Marcia funebre sulla morte d’un eroe’, op. 26, III », Indiana Theory Review 18/2 (1997), p. 47-73. 17 « Nous voyons que la tonalité de do bémol, atteinte à la mes. 8, est suivie par si mineur à la mes. 9. Bien qu’à première vue on pourrait attribuer ce changement à un désir de simplification – parce qu’à la longue la notation de do bémol majeur deviendrait inconfortable – nous nous trouvons surpris peu après par la conséquence complète et indépendante de cette nouvelle tonalité de si mineur, sous la forme de la tonalité de ré majeur vers laquelle si mineur module aux mes. 13-16. Il s’ensuit donc que nous avons à faire ici à une véritable modulation par enharmonie, même si la première motivation de ce changement peut avoir été un principe de notation, donc une considération très extérieure ». Heinrich S CHENKER , Harmony, traduction anglaise par E. M. Borghese, O. Jonas éd., The University of Chicago Press, 1954, p. 334. 11/12
Nous pensons que la doctrine de L’Écriture libre pourrait ne pas constituer le meilleur état de la théorie pour un premier apprentissage. Notre point de départ sera plutôt la théorie de l’« espace tonal », telle qu’elle est décrite par Schenker dans les deux derniers volumes de Der Tonwille et les deux premiers de Das Meisterwerk in der Musik , dans un texte intitulé Erläuterungen ( Éclaircissements )18. Les prolongations y sont décrites comme le remplissage de la triade de tonique par des broderies et des notes de passage – et ceci constituera aussi la première étape de notre cours. Nous développerons ensuite, d’une part, l’étude de lignes de remplissage étendues (depuis ou vers une voix intérieure, ou surmarches, avec ou sans transfert de registre, etc.) et, d’autre part, les rencontres consonantes de voix dissonantes à l’intérieur d’un espace tonal, créant de nouveaux espaces inclus de niveau inférieur, ouverts à de nouvelles prolongations. Nous espérons pouvoir proposer, à plusieurs étapes de ces discussions, des analyses d’œuvres complètes construites principalement sur les dispositifs de prolongation que nous aurons décrits. Notre but est double : • D’abord, apprendre à nos étudiants à lire les graphes schenkériens. Certaines des analyses d’œuvres complètes que nous avons l’intention de leur proposer comporteront des graphes complets de Schenker lui-même – comme c’est le cas de l’analyse de Beethoven proposée ici. L’exégèse détaillée de graphes schenkériens est souvent un exercice très éclairant. • Ensuite, leur apprendre à créer leurs propres graphes. Ceci est souvent considéré comme la difficulté majeure de l’analyse schenkérienne, et c’est bien le cas. Notre manuel proposera des exercices de représentation graphique de prolongations élémentaires, que les étudiants jugeront peut-être d’abord excessivement faciles et naïves, mais par lesquels nous espérons pouvoir les mener progressivement à une capacité de produire des analyses graphiques de cas plus difficiles, peut-être aussi difficiles que celui de la Marcia funebre de Beethoven. *
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Tout ce projet est fascinant et enthousiasmant. La rédaction de cette présentation pour le Journal of Music Theory Pedagogy s’est révélée particulièrement fructueuse pour nous, parce qu’elle nous a contraints à clarifier nos idées et à les partager. Notre espoir aujourd’hui est de pouvoir faire rapport de résultats significatifs dans un an.
[PS. La présente traduction française a été faite après l’achèvement du premier semestre de cours. Ce que les signataires de ce texte peuvent dire aujourd’hui, c’est que si ce semestre a été particulièrement enrichissant pour tous les deux, il a montré qu’un long chemin reste à faire pour arriver à un cours et un manuel répondant pleinement à nos attentes ; nous y travaillons. Il faut certainement remercier tous les étudiants qui ont participé à cette première expérience : leur patience, leur intérêt et la pertinence de leurs questions et de leurs remarques ont été pour nous le meilleur encouragement à poursuivre.]
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Der Tonwille8-9 (1924), p. 49-51 ; 10 (1924), p. 40-42; Das Meisterwerk in der Musik I (1925), p. 201-205; II (1926), p. 193-197. Le texte est le même dans ces quatre publications. 12/12
Analyse schenkérienne Nicolas Meeùs
Introduction
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EINRICH SCHENKER (Lemberg
[Lvov], 1868 – Vienne, 1935) est reconnu aujourd’hui comme l’un des fondateurs de la musicologie analytique moderne. Pourtant, sa situation au regard de la pratique de l’analyse est paradoxale. Il a lui-même fortement critiqué l’approche analytique de la musique, dans laquelle il ne voyait qu’une décomposition nuisible de l’œuvre en ses paramètres (mélodie, harmonie, rythme, forme) envisagés chacun séparément, mais qui, selon lui, doivent toujours être pris en compte simultanément. D’autre part, alors que c’est à lui, indirectement, qu’est due une bonne part du développement moderne de l’analyse musicale même en France, les professeurs d’analyse musicale de nos conservatoires et de nos universités manifestent encore une grande méfiance à l’égard de ses idées. Pour comprendre cette situation, il faut considérer brièvement la biographie de Schenker et l’histoire de ses théories1. Après des études générales et musicales dans sa ville natale (Lemberg, aujourd’hui Lvov, en Ukraine), Schenker étudie le droit à l’Université de Vienne de 1884 à 1889 ; il suit durant ces mêmes années des cours d’harmonie, de contrepoint et de piano au Conservatoire de Vienne. Pendant les dix années qui suivent, jusqu’à la fin du XIX e siècle, il est pianiste accompagnateur, il compose un peu et fait de la critique musicale. Dès le tournant du XX e siècle, cependant, il abandonne toutes ces professions pour se consacrer à deux activités : d’une part l’édition critique de partitions, notamment pour les Éditions Universal ; d’autre part la publication de ses textes théoriques. Schenker, qui juge (non sans d’assez bonne raison d’ailleurs) avoir pénétré les secrets de l’écriture tonale, se fait un devoir de la défendre au moment où ses contemporains viennois, Schoenberg en particulier, menacent la tonalité. Il considère que la composition tonale a sa source à la fois dans l’harmonie et dans le contrepoint et qu’elle consiste en une application libre de ces disciplines rigoureuses. Cette conception dessine le plan de son ouvrage le plus important, Nouvelles théories et fantaisies musicales , en trois parties : Traité d’Harmonie (1906), Contrepoint (deux volumes, 1910 et 1922) et L’Écriture libre (1935)2. Ces ouvrages sont très critiques envers les théories traditionnelles de l’harmonie, du contrepoint et de la composition. Schenker reproche notamment à ses prédécesseurs et à ses contemporains de 1
Pour plus de détails à ce propos, voir N. M EEÙS, Heinrich Schenker : Une introduction , Liège, Mardaga, 1993. 2 Neue musikalische Theorien und Phantasien, vol. I, Harmonielehre , Berlin, Stuttgart, Cotta, 1906 ; vol. II.1, Kontrapunkt I : Cantus firmus und zweistimmige Satz , Berlin, Stuttgart, Cotta, 1919 ; vol. II.2, Kontrapunkt II : Drei- und mehrstimmiger Satz , Vienne, Universal, 1922 ; vol. III, Der freie Satz , Vienne, Universal, 1935, 2 e édition 1956. De cet ensemble, seul le dernier volume est traduit en français : L’Écriture libre , traduction de N. Meeùs, Liège, Mardaga, 1993. Schenker a par ailleurs publié notamment deux périodiques, Der Tonwille (9 volumes, 1921-1924) et Das Meisterwerk in der Musik (3 volumes, 1925-1930), entièrement rédigés de sa main, qui contiennent de nombreuses analyses ainsi que des éléments de L’Écriture libre , dont l’édition de 1935 est posthume. Tous les écrits de Schenker (à l’exception peut-être de certaines de ses critiques musicales de la fin du XIX e siècle) existent aujourd’hui en traduction anglaise.
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n’avoir que des visions trop partielles. À celles-ci, il oppose une conception globale : il prend position contre l’« analyse » musicale, qu’il ne comprend que comme fragmentation et comme décomposition ; mais ses écrits contiennent de très nombreuses analyses au sens moderne du terme et, plus encore, jettent les bases d’une méthode d’analyse, celle à laquelle le présent texte est consacré. Schenker était juif, comme un grand nombre de ses disciples. À sa mort en 1935, la situation à Vienne est dramatique : plusieurs de ses élèves fuient vers les États-Unis, emportant avec eux une importante documentation. C’est donc aux États-Unis que se développe l’enseignement de l’analyse schenkérienne, au départ du Mannes College of Music de New York, principalement sous l’impulsion de Felix Salzer. Cet enseignement s’impose progressivement dans un grand nombre de facultés de musique américaines, où il constitue, au jourd’hui encore, l’un des éléments essentiels des classes de théorie. Ce qui caractérise ce mouvement, c’est l’importance accordée à l’analyse dans l’enseignement de l’harmonie et du contrepoint. C’est ainsi que Schenker, malgré les critiques qu’il avait formulées lui-même à l’encontre de la pratique de l’analyse musicale, s’est trouvé à l’origine de son développement considérable dans la seconde moitié du XX e siècle. En France également, l’intérêt pour l’analyse musicale s’est accru, notamment en écho à son développement aux États-Unis, mais sur base d’autres modèles : le cours d’Olivier Messiaen au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, ainsi que l'enseignement et les publications de Jacques Chailley à l'Université de Paris. Mais ni la création de la Société française d’Analyse musicale en 1988, ni le Premier Congrès européen d’Analyse musicale en 1989, ni ma traduction de L’Écriture libre en 1993 n’ont pu y susciter un intérêt véritable pour les théories schenkériennes, qui restent presque inconnues en France. Plus de soixante-dix ans après la mort de son auteur, la théorie schenkérienne demeure aujourd’hui très active, en particulier aux États-Unis : elle continue d’y inspirer la réflexion théorique et analytique dans des domaines qui dépassent largement les intentions de son auteur. Il s’agit d’une théorie d’une grande richesse et d’une grande complexité. La présentation qui en sera faite dans les pages qui suivent est plus modeste : elle ne concerne que le champ de la musique tonale, le seul envisagé par Schenker lui-même, et dans une conception souvent plus proche des formulations allemandes originales que ce qu’on peut lire dans certains écrits américains récents. Il faut souligner, cependant, que l’analyse schenkérienne demeure aujourd’hui un champ de recherche musicologique parmi les plus intéressants. *
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La difficulté de la théorie schenkérienne ne provient ni de son vocabulaire — moins alambiqué qu’on le dit parfois — ni de notions complexes ou peu intelligibles, mais bien de l’extrême concentration qu’elle requiert de ceux qui la pratiquent, de la lecture musicale extrêmement attentive à laquelle elle invite. Une analyse schenkérienne bien menée ne doit laisser aucune note dans l’ombre, elle doit montrer comment chacune participe à un projet général, celui de l’affirmation tonale. La théorie schenkérienne, en effet, est d’abord une théorie de la tonalité. Visant à montrer comment s’instaure l’unité tonale, elle ne convient donc pas, en principe, à des œuvres dans lesquelles la question de la cohérence tonale ne serait pas un enjeu essentiel. On s’est efforcé, depuis un demi-siècle, d’exporter certains principes méthodologiques schenkériens vers d’autres répertoires : musique pré-tonale, musique post-tonale, jazz, etc. Ces tentatives sont très souvent intéressantes, mais leur succès reste mitigé. Il n’en sera pas question ici.
INTRODUCTION
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Schenker voit dans la composition tonale une application libre des principes rigoureux de l’apprentissage théorique de l’écriture, tel que les musiciens du passé ont pu le pratiquer lors de leurs études de contrepoint et d’harmonie. Il pense que, formés à l’écriture polyphonique, au contrepoint d’espèce et à l’harmonie à quatre voix, les compositeurs ont continué de mettre en œuvre ces techniques strictes dans leurs oeuvres. L’analyse schenkérienne consiste donc, pour une large part, à rechercher derrière l’apparence superficielle des œuvres une structure harmonique et polyphonique construite à la façon d’exercices pédagogiques rigoureux. On a dit souvent qu’il s’agissait plus précisément de retrouver le contrepoint sous-jacent à l’harmonie. Mais ce point de vue est trop simple et ne se justifie que par rapport à l’importance excessive accordée à l’harmonie dans nos techniques analytiques traditionnelles : il est vrai que Schenker réhabilite le contrepoint, mais on ne peut en déduire pour autant qu’il néglige l’harmonie. Le contrepoint mis en lumière par l’analyse schenkérienne s’appuie toujours sur une harmonie ; celle-ci, à son tour, est toujours menée selon les règles de la conduite contrapuntique des voix. L’analyse schenkérienne met en œuvre une relation dialectique entre contrepoint et harmonie, qu’elle explique l’un par rapport à l’autre. Le principe fondamental de la théorie schenkérienne est celui de la prolongation : l’œuvre tonale est essentiellement une prolongation de l’accord de tonique, c’est-à-dire une inscription de cet accord dans la durée. On pourrait résumer la conception schenkérienne de la composition de la façon suivante : — La résonance naturelle de la tonique fournit, dans la série des harmoniques, le modèle de l’accord parfait, qui constitue le point de départ de toute tonalité. — L’accord parfait est une imitation « artistique » (donc artificielle) du donné naturel : en particulier, l’accord est ramené à une tessiture plus réduite que celle de la série des harmoniques, pour convenir aux voix humaines. — Mais le simple énoncé de l’accord de tonique ne constitue pas une composition. Il faut en outre inscrire celle-ci dans la durée par divers procédés, notamment l’arpégiation ou l’ajout de notes d’ornement. — Le procédé essentiel de l’ornementation est la note de passage, qui relie les unes aux autres les notes de l’accord de tonique initial. C’est la note de passage qui crée la mélodie dans l’harmonie. — La rencontre des notes de passage et des broderies engendre de nouveaux accords, différents de celui de tonique, qui peuvent donner lieu à leur tour à des prolongations par ornementation. On voit ici comment fonctionne la dialectique contrepoint / harmonie : le donné initial est une harmonie, un accord, fourni par la résonance ou imité d’elle. Cet accord initial est prolongé par des notes de passage, phénomènes contrapuntiques. La conduite des voix de ce contrepoint engendre de nouvelles harmonies. Celles-ci donnent lieu à de nouveaux phénomènes contrapuntiques, qui engendreront de nouvelles harmonies, etc. ; l’harmonie naît de la conduite des voix, la conduite des voix naît de l’harmonie. L’analyse opère en sens inverse : elle montre comment les accords, identifiés par le chiffrage traditionnel en chiffres romains, résultent en réalité d’une conduite contrapuntique à l’intérieur d’harmonies de niveau supérieur ; celles-ci à leur tour, une fois identifiées par un nouveau chiffrage, apparaissent résulter elles-mêmes d’une conduite des voix à un niveau supérieur encore ; etc. De proche en proche, l’œuvre se réduit à un squelette de plus en plus dépouillé. Une idée forte de la théorie schenkérienne est que le squelette totalement nu, la structure fondamentale , est toujours construit sur le même modèle, qui résume la dialectique contrepoint / harmonie qui vient d’être décrite : deux formes de l’accord de tonique, l’une au début
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A NALYSE SCHENKÉRIENNE
et l’autre à la fin de la pièce, sont reliées par des notes d’ornement qui forment passagèrement un accord différent, celui de la dominante. Harmoniquement, donc, la structure fondamentale se réduit nécessairement à un enchaînement I–V–I, que Schenker appelle « arpégiation de la basse » (Baßbrechung ). Mélodiquement, elle descend d’une note quelconque de l’accord de tonique vers la tonique elle-même ; Schenker appelle cette descente la « ligne fondamentale » (Urlinie ). Avant l’aboutissement sur la tonique, la rencontre de l’avantdernière note de la descente mélodique avec le Ve degré de l’harmonie forme l’accord de dominante pour la cadence parfaite finale. La théorie de la structure fondamentale a engendré les plus grandes confusions. On a fait reproche à Schenker de réduire toutes les œuvres du répertoire à un dénominateur commun arbitraire et sans intérêt. On a blâmé l’analyse schenkérienne pour son incapacité à décrire les œuvres dans leur individualité et leur originalité. Mais le but de Schenker n’était pas (ou pas seulement) de montrer que toutes les œuvres peuvent se ramener à une même structure tonale : il voulait aussi montrer comment chacune réalisait cette structure de façon absolument unique. Il en avait fait sa devise : « toujours la même chose, mais jamais de la même manière », semper idem, sed non eodem modo. La structure fondamentale n’est qu’un squelette, auquel il faut donner la vie par tout ce qui l’enrobe, par ce qui, en musique, en fait l’ornement. C’est ce que s’efforceront de montrer les pages qui suivent. *
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Plusieurs manuels pédagogiques d’analyse schenkérienne ont été publiés aux États-Unis. Certains sont excellents mais aucun, à ce jour, ne s’est avéré entièrement satisfaisant. C’est que l’apprentissage de la méthode schenkérienne est de toute manière difficile et qu’il requiert une attention et une concentration toutes particulières. On conçoit dès lors la situation exceptionnelle du présent cours, le premier et le seul texte de ce type en langue française, qui voudrait non seulement proposer une initiation à la méthode, mais aussi faire tomber des réticences encore trop vives à son égard. Il s’agit, en bref, de présenter de manière simple des idées complexes et de montrer que ces idées, malgré leur complexité, méritent l’intérêt. Ce cours s’adresse à des étudiants dont on suppose qu’ils ont déjà des notions satisfaisantes d’analyse musicale, en particulier du chiffrage harmonique en chiffres romains, au jourd’hui classique en France. Ils auront probablement pratiqué déjà des cours d’harmonie à quatre voix. On présume en outre que, même s’ils n’ont pas suivi de classes de contrepoint, ils ont à tout le moins quelques notions de cette discipline. Ils trouveront dans l’analyse schenkérienne l’occasion de mettre ces connaissances en œuvre : Schenker, en effet, reste très partisan des enseignements traditionnels, même s’il en fait un usage assez original. Si le texte qui suit est assez développé, ce qui est attendu des étudiants de troisième année de licence est par contre relativement simple et circonscrit : ils devraient être à même de proposer et de commenter des analyses graphiques du type de celles qui seront présentées au chapitre IV, donc d’analyser à la manière schenkérienne un thème formant une phrase musicale complète. Une attention particulière doit être accordée à la réalisation du graphe schenkérien, qui constitue l'un des éléments essentiels de la méthode. Le graphe doit donner une idée complète du fragment analysé : il doit pouvoir être lu à la manière d'une partition et permettre au lecteur de se remémorer l'œuvre. On trouvera en particulier aux chapitres III et IV des indications concernant la réalisation des graphes.