LA GUERRE -
LES RÉCITS DES TÉMOINS
CORRESPONDA..~T
DE GUERRE DU
(1
JOtJR..'"'iAL »
L'ÉQQpée Serbe --L'AGONIE D'UN PEUPLE
AVEC 20 ILLUSTRATIONS HORS TEXTE ET 1 C.1RTE
LIBRAIRIE MILITAIRE BERGER-LEVRA UL T PARIS
5-7,
NANCY
RUE DES BEAUX-ARTS
RUE
1916
DES
GLACIS,
18
la
Ji a été tiré de cet ouvrage, exemplaires, numérotés de 1 à sur papier du Japon.
la,
Tous droits de traductÎon ct dc reproductÎon réservés pour tous pays.
L'EXODE DOULOUREUX D'UN PEUPLE DE HÉROS RACONTÉ PAR UN TÉMOIN
2027098
M. IIE~R Y BARBY A SO~ ARRIVÉE A SCUTARI
L'EXODE DOULOUREUX D'UN PEUPLE DE HÉROS RACONTÉ PAR UN TÉMOIN
M. Henry Barby a vécu en Serbie les trois dermers mOlS de l'année 1915, ces trois mois tragiques où l'héroïque nation succomba sous les coups de trois. adversaires coalisés. Envoyé spécial du Journal au grand quartier serbe, il assista, d'abord, sur le front du Danube, à l'Invasion de l'armée allemande: armée plus que médiocre par la qualité de ses soldats: des enfants ou des vieillards, mais appuyée d'un prodigieux matériel de guerre et d'une formidable artillerie lourde, grâce à quoi la résistance désespérée des intrépides troupes dll roi Pierre fut écrasée sous un ouragan cfacier. M. Henry Barby suivit à cheval la retraite de l'arméejusqu'àPrisuend, retraite où vint sejoindre et se confondre toute une population éperdue, lamentable, de femmes, de Vl'eillards, d'enfants, arrivant de toutes les directions, fuyant en débâcle devant les trois armées de barbares qui encerclaient la Serbie.
VIII
L'AGONIE DE LA SERBIE
Puis~
au milieu de ce flot humain, c'est, de Priszrend à rAdriatique, la traversée~ en hiver, des montagnes sauvages et désertes d'Albanie j l'effroyable exode dans la neige, la glace et la boue~ dans la misère et la souffrance, sans vivres ni abris, tantôt à cheval~ tantôt à pied~ frôlant à chaque pas la mort~ le long d'une route inconnue oil les seuls jalons sont des cadavres ou des moribonds. C'est enfin l'arrivée à Scutari, avec les missions françaises rassemblées,' puis un nouveau calvaire jusqu'à Durazro; enfin l'embarquement pour l'Italie et deux attaqlles de sOlis-marins contre le transp'ort. Ces jours d' horreur~ de détresse et d'indéfectible vaillance de la tragique épopée serbe ~ 111. Henry Barby ~ qui en a partagé toutes les soujjrances et noté tous les héroïsmes, les évoque ICI en un récit détaillé~ pathétique et vécu. LES ÉDITEURS.
COMMENT FUT ÉCRASÉE LA SERBIE
AGONIE DK LA SSRniE
COMMENT FUT ÉCRASÉE LA SERBIE
De
la
Serbie
toire qui
ne
il
soit
ne reste pas un pouce de
aux mains de l'envahisseur. De
l'armée serbe, c'est à peine
échappant à
la
terri-
mort
si la
moitié des soldats,
ont réussi à
et à l'ennemi,
atteindre la côte adriatique. J'ai
vécu, depuis la première heure, toutes les
journées de l'atroce agonie de cette vaillante petite nation frappée en pleine vie, en plein essor. J'ai
parcouru avec son peuple
et
son armée intrépides
toutes les douloureuses étapes de leur effroyable calvaire.
Devant leur
sort immérité, le
monde
entier s'in-
cline avec respect, et, si les Alliés reconnaissent
maintenant n'est pas
les fautes qu'ils
ont commises, l'heure
sonnée encore de départir
les
responsabi-
lités.
Je n'entreprends donc ici que le récit vécu de la mémorable tragédie qui s'acheva par l'écrasement
complet de
la Serbie.
Cependant, avant de commencer
de mes notes, prises au jour
le
jour,
la
publication
il
convient, je
crois,
de
faire ressortir
nettement l'impressionnante
leçon qu'on peut tirer des événements qui se sont déroulés en Serbie pendant les quelques semaines
que dura
la
marche victorieuse de l'ennemi.
Il
importe, avant tout, de mettre en pleine lumière le principe de l'offensive austro-allemande, qui atteignit son but avec
un minimum de troupes.
En économisant un raréfie le
matériel humain,
qui se
de plus en plus en Allemagne et en Autriche,
maréchal Mackensen a obtenu tous
qu'il souhaitait,
les résultats
grâce à un matériel industriel for-
midable, grâce à ses gros canons, grâce à une artillerie
innombrable qui se
livra à
une véritable
orgie de munitions. C'est cela qu'il fallait avant tout faire ressortir et proclamer. Ainsi que
prédit tant de fois
l'a dit et
M. Charles Humbert, au cours
de son admirable et célèbre campagne patriotique
Des canons
!
Des munitions
n'est pas
! il
de poitrines humaines dont une
artillerie
de
:
mur
puissante
ne se rende maîtresse.
Les grandes lignes du drame sont connues. Je ne reviendrai donc ni sur
la félonie
ni sur l'aveuglement prolongé dont
leur égard la Quadruple Entente.
des Bulgares fît
preuve à
COMMENT FUT
ÉCRASiéE LA SERBIE
5
La mobilisation bulgare coïncidant avec le groupement des forces austro-allemandes aux frontières de Touest
et surtout
commandement arriver.
Il
du nord de
la
Serbie,
le
haut
serbe vit clairement ce qui allait
proposa d'abord à son Gouvernement de
ne laisser en face des Austro-Allemands que de
modestes troupes de couverture ses forces contre les Bulgares
et
de jeter toutes
pour empêcher leur
mobilisation et leur concentration.
On
reviendrait
ensuite contre les Austro-Allemands.
Mais ce plan impliquait en lui-même un élément
Le Gouvernement serbe dut en demander
politique.
l'approbation aux Alliés. Elle fut refusée.
D'après
les
renseignements de son quartier gé-
néral, l'armée serbe
rond
—
200.000
allait
— 260.000 hommes en
chiffre
avoir à combattre, d'un côté environ
Austro-Allemands,
et
jusqu'à
35o.ooo
Bulgares de l'autre côté.
La tâche quand
les
était
Grecs,
difficile
;
sous de
refusèrent d'exécuter
le
elle
devint écrasante
singuliers
prétextes,
traité d'alliance qui,
in-
contestablement, les obligeait à se porter au secours
de
la
Serbie avec toutes leurs forces armées.
Pour défendre le
le
pays
et faire face à ses
ennemis,
haut commandement s'efforça de parer au plus
urgent.
L AGONIE DE LA SERBIE
Les plus grandes forces, naturellement, furent portées face aux Bulgares. Défendre toute la frontière
serbo-bulgare était cependant
Dans ces conditions,
et
comme on
irréalisable.
prévoyait que
le
but des ennemis
était d'opérer leur jonction aussitôt
que possible en
se frayant
un passage sur
le sol
de
l'Ancienne Serbie, on se préoccupa de garantir la frontière entre l'Ancienne Serbie
et la Bulgarie,
tandis qu'on ne laissait en Nouvelle Serbie (vallée
du Vardar) que de
faibles forces
combinées avec
des troupes de réserve.
Avec
celte disposition, le quartier général serbe
se croyait certain de pouvoir contenir la poussée
ennemie jusqu'à lui
étaient
l'arrivée des troupes alliées qui
promises. Le rôle de celles-ci devait
consister à protéger la frontière
de
la
nouvelle
Serbie contre l'invasion bulgare.
Le quartier général serbe recevoir plus tard
s'attendait du reste à un secours plus important, qui
devait lui permettre, après avoir contenu l'ennemi,
de
le
chasser hors des frontières et de
le
vaincre
définitivement.
Tel fut
le
plan primitif du voïvode Putnik.
prêtait à la critique, car
Uskub
— Salonique
laissait la ligne ferrée
presque sans protection de
part de l'armée serbe. les secours
il
Il
la
Gomme, malheureusement,
des Alliés vinrent en retard, cela permit
{Photo Henry liarby)
LE VOÏVODE PUTNIK,
fiEN Éf\ALISSIME
DES AU.MKES SEUHES
COMMENT FUT ÉCRASéE LA SERBIE
aux Bulgares, dès
les
premiers jours des opérations,
de couper cette ligne ferrée, pouvait ravitailler
seule par quoi on
la
la Serbie.
Cependant, tandis que
les Bulgares,
malgré de
grands sacrifices d'hommes, ne réussissaient pas à avancer en Serbie, du côté de l'ancienne frontière serbo-bulgare, les Austro- Allemands progressaient,
soutenus par leurs canons qui leur frayaient
la route.
Grâce à l'énorme supériorité numérique de leur artillerie
de campagne
et
de montagne, grâce sur-
tout à la grosse artillerie allemande, les troupes du
maréchal Mackensen obligèrent en jour, à céder
infanteries serbe et
austro-
au début des
allemande
était,
les chiffres
mêmes du
I
de jour
le terrain.
La proportion des
de
les Serbes,
fantassin serbe
haut
pour
hostilités, d'après
commandement i,5
serbe,
fantassin austro-
allemand. Cette légère infériorité numérique n'empêcha pas,
dans
les rares
rencontres où les infanteries adverses
purent se mesurer, que l'avantage, chaque resta
aux Serbes.
Il fallait
de
fois,
la race
voir,
en
effet,
quels tristes échantillons
germanique étaient
des prisonniers allemands
la
grande majorité
I
Recrues de dix-huit ans à peine, ou territoriaux de quarante-cinq à cinquante ans, pour
la
plupart
10
ils
semblaient avoir été prélevés (et l'avaient certai-
nement
été)
parmi des ajournés
et
des réformés.
Je puis affirmer n'avoir pas vu, parmi eux tous, un seul
homme
Mais
le
vigoureux.
maréchal Mackensen avait à sa disposition
cinq batteries d'artillerie là où les généraux serbes
pouvaient à peine
en opposer une, mais ses
lui
soldats faibles et maladifs
marchaient précédés
d'une nappe de feu et d'acier à laquelle rien ne pouvait résister.
Quand
ils
arrivaient sur les posi-
un oura-
tions serbes, labourées et retournées par
gan de
mitraille, leur rôle,
fisant, consistait
peu glorieux, mais
simplement à occuper
suf-
le terrain
abandonné. Et, tandis
mées,
les
que
les
troupes serbes étaient déci-
pertes des
austro-allemandes
troupes
restèrent minimes, sauf pendant les premiers jours
des opérations, lorsqu'il leur
Save
et le
fallut
traverser
la
Danube.
Les troupes serbes,
officiers et soldats, étaient
navrées et exaspérées. Combien de
fois,
quand
ils
voyaient défiler devant eux ces rebuts de la race
germanique qu'étaient pas entendus maudire
les prisonniers, l'artillerie
ne
les ai-je
formidable qui les
obligeait à -reculer, chaque jour, devant des enne-
mis dont
ils
constataient avec rage l'infériorité,
tant physique que morale
!
COMMENT FUT ECRASEE LA SERBIE
Jusqu'au dernier jour,
II
troupes serbes, qui
les
luttaient contre les Bulgares, gardèrent leur énergie et leur vaillance,
mais celles qui faisaient face aux
Austro-Allemands furent gagnées peu à peu par
le
désespoir. «
Ce qui démoralise nos hommes, plus que notre
retraite incessante,
me
confièrent à plusieurs re-
prises les officiers, c'est que les Austro-Allemands
ne nous battent pas par leur qualité, ni leur nombre, mais par
même
une supériorité de matériel
formidable et par leur organisation supérieure.
nous battent parce que, toujours, ner, là
où
il
le faut 6t
d'artillerie et triple,
par
quand
il
ils
Ils
peuvent ame-
le faut,
un matériel
une quantité de munitions toujours
quadruple
et
même
nous pouvons leur opposer
quintuple de ce que »
!
Le haut commandement serbe à replier ses armées vers
le
réussit cependant
centre du pays, en les
conservant presque intactes.
Les troupes connaissaient
l'effort
que
les
Fran-
çais accomplissaient. Elles tournaient leurs regards
d'angoisse vers les Russes et vers les Anglais, dont elles attendaient le secours.
Jusqu'au dernier moment,
Jusqu'au dernier moment,
elles espérèrent elles
!
crurent que les
Alliés sauraient les dégager en envoyant des renforts suffisants, qui,
en prenant l'offensive dans la
L*AGONIE DE LA SERBIE
Î2
direction de Velès, auraient gravement la situation
compromis
de l'armée bulgare, très aventurée en
Nouvelle Serbie. Cet espoir ne se réalisa pas,
ennemies
et,
les
en plus,
se resserrant de plus
tenailles
les
armées
serbes durent se retirer dans ce qui restait de la
Nouvelle Serbie, puis, de C'était la
héroïque
Tout
suprême
là,
la
de
la
lutte
Serbie, après
deux
î
fin
!
était
envahi
!
Toute
mois de guerre sanglante taille
en Albanie.
retraite
décisive
conquise.
eût
été
la
et
sans qu'aucune ba-
livrée,
était
écrasée
et
DE LA CONFIANCE AU DÉSESPOIR
DE LA CONFIANCE AU DÉSESPOIR
Dès le i4 octobre, les communications, tant par chemin de fer que par télégraphe, entre la Serbie et Salonique, étaient brusquement coupées par les Bulgares. Quelques jours plus tard, les relations
avec
la
Roumanie
étaient à leur tour interrompues.
La Serbie alors se trouva totalement isolée du reste du monde, ce pendant que la pression de Tarmée austro-allemande, au nord, et que celle de Tarmée bulgare, à Test, se faisaient de plus en plus violentes.
Dès
aucun de mes télégrammes, aucune de
lors,
ne parvinrent plus au Journal,
mes
lettres
que
je vivais avec
Tarmée
et,
tandis
peuple serbes leur
et le
dramatique odyssée, tandis que
la
Serbie agonisait
sous la triple étreinte qui Tenserrait, un seul de
mes
articles, daté
de Priszrend, parvint par
des airs au Journal.
Il
parut dans
3o novembre 19 15, sous gique
», et
Hélas qu'il n'a
I
le titre
portait Tindication
le
:
(A
le «
la voie
numéro du
L'Exode
tra-
suivre).
Journal n'a jamais publié cette suite,
jamais reçue.
i6
Cependant,
du
le calvaire
peuple serbe
vaillant
continuait, de plus en plus terrible.
Sans révolte ni défaillance, tous, non seulement les saldats,
lards, les
jusqu'à
Tous,
femmes
et
et
même
comme
beaucoup, hélas
eux, les
vieil-
les tout petits, luttèrent
dernière heure contre
la
et
mais encore,
!
le
destin fatal.
jusqu'à la mort, em-
ployèrent leurs dernières forces à essayer de conjurer,
de reculer au moins, Tinévitable catastrophe
I
* *
Vers
le
20 octobre, je
*
me
trouvais au front nord
avec les troupes serbes opposées aux forces du
maréchal Mackensen.
Déjà toutes la
les routes étaient défoncées,
nature se montrait hostile,
si la
mais,
marche dans
si
les
terres détrempées était pénible, les soldats avaient
gardé, dans la retraite, leur entrain et leur gaieté. Culottés de boue, ruisselants d'eau, surmontant toutes les épreuves,
ils
restaient plus forts
que
le
sort adverse. Quelle énergie se Usait alors sur leurs
rudes visages, dans leurs regards assurés belle confiance
eux-mêmes Ils
et
ils
en leurs
reculaient,
I
Quelle
conservaient en leurs chefs, en alliés
mais quand
!
même
ils
affirmaient
:
DE LA GONFUNCE AU DESESPOIR
«
Nous battrons
les
Allemands
comme nous
avons
battu les Schvabas (Autrichiens). Devrions-nous reculer aussi loin qu'en décembre dernier devant
armées du feld-maréchal Potiorek,
les
plus loin encore,
nous bie
I
même
et
nous reviendrons,
finalement
vaincrons, nous les chasserons de Ser-
les »
Hélas
les jours et les
I
semaines passèrent
:
les
secours promis n'arrivèrent pas, ou vinrent trop insuffisants.
Abandonnée à elle-même dans
sa lutte inégale, la
Serbie, rapidement, se trouva terriblement éprouvée.
Sa situation ne tarda pas à devenir tragique.
Toute
la
contrée du nord, depuis la Drina jus-
qu'à la frontière bulgare, avait déjà été évacuée,
sous la pression de l'invasion austro-allemande.
Toutes les régions de
l'est,
pareillement^ avaient été
abandonnées par leurs habitants devant
la
menace
bulgare.
L'une après
l'autre, les villes les plus
importantes
du pays tombaient aux mains des ennemis. Nisch, puis Kragouiévatz, pourtant au cœur de la Serbie, furent,
dès la dernière semaine d'octobre,
évacuées à leur tour.
A
cette
époque
comparaison n'est plus possible entre Serbie et la
le sort,
déjà,
aucune
le sort
de
la
pourtant effroyable, qui fut celui de
Belgique. Le peuple serbe n'avait plus d'issue AGOrtlE
DE LA SERBIE
2
i8
pour
s'échapper,
tailler
pour se
porte
ravi-
!
A Touest, sud
plus de
est
au nord, à Test, rennemi
î
La route du
définitivement coupée. Personne ne sait
déjà plus vers quel refuge diriger sa fuite...
Du nord et de Test, vers le comme un double flot, une
centre
du pays,
reflue,
foule épouvantée.
Le
centre, à son tour, s'affole et bientôt le peuple serbe
presque tout entier quitte ses demeures, ses biens son pays pour commencer Teffroyable calvaire.
et
Le Gouvernement, pas plus que ne
sait
la population,
où chercher un refuge. Son premier
projet,
qui consistait à se transporter partiellement à nastir et la
à Prichtina, —
Serbie n*a plus de
abriter son
car,
ville
Mo-
en dehors de Nisch,
assez importante pour
Gouvernement en
entier,
— n'a pu
être
réalisé. Il
du centre, Morava occiden-
faut se diriger vers les petites villes
échelonnées dans la vallée de la tale,
sur la ligne ferrée secondaire de Stalatch,
Krouchevatz, Trestenik, Kraliévo, Tchatchak, Ou-
Le corps diplomatique va en partie à Kraliévo à Tchatchak. Le Gouvernement se scinde égale-
gitsé. et
ment
et s'arrête à
Krouchevatz
Cet exode a commencé
le
et
à Trestenik.
i8 octobre. Depuis ce
jour, tous errent de villes en bourgs et de bourgs en villages.
DE LA CONFIANCE AU DESESPOIR
IQ
Brusquement, du 26 au 29 octobre, Ougitsé, puis Tchatchak, cuées sous
du sud-ouest, doivent être évamenace enveloppante des Austro- Alle-
villes
la
mands par Fouest. Simultanément ral recule le
le
quartier géné-
de Kragouiévatz à Krouchevatz. Enfin,
I" novembre. Gouvernement, corps diploma-
tique et quartier général convergent vers la petite ville
de Kraliévo, située au confluent de
la
En même temps
occidentale et de Tlbar.
Morava qu'eux,
toute la Serbie y déferle pour s'engoufTrer dans
un refuge l'armée, dans Tépais massif montagneux
Tétroite vallée de cette rivière et chercher
derrière qui,
au sud de l'Ancienne Serbie,
la
sépare du sand-
jak de Novi-Bazar et de la plaine de Kossovo. J'avais déjà vécu des heures bien douloureuses
dans ce malheureux pays, au cours de
phase de
la guerre,
la
première
mais rien n^approche des spec-
tacles d'horreur et d'épouvante, de détresse et
mort auxquels Sur toutes
cauchemar
:
de
j'allais assister.
les routes se
pressent des cortèges de
infortunés meurtris, transis, affamés,
errant sans feu, sans abris et sans vivres, sous la pluie,
dans
la
boue, où
faibles s'abattent
les trop
pour ne plus
vieux
et les trop
se relever.
Partout, les villes, de plus en plus pauvres et petites à
mesure qu'on approche des montagnes du
centre, regorgent de réfugiés. Partout,
on voit des
20
campements en plein vent avec le bétail, les troupeaux et les chars où sont empilés, au hasard, quelques hardes et quelques meubles.
Cependant,
les
faiblir à faire face Ils
troupes serbes continuent sans
aux ennemis
coalisés.
maintiennent encore Tarmée bulgare clouée à
la frontière.
Quatre
Kniagevatz,
ils
fois,
sur la ligne Zaïetschar
Font repoussée en
d'énormes pertes.
Si,
sur
le front
devant l'enveloppement, devant
la
lanche de mitraille que vomissent
infligeant
lui
nord,
ils
reculent
formidable ava-
les
innombrables
canons des Austro-Allemands, ceux-ci, au moins, ne
les
débordent pas.
Mais bientôt l'armée en
retraite et la population
en (Jéroute se mêlent. Les troupes reculent au milieu des
gémissements des
vieillards, des plaintes
désespérées des femmes et des enfants, qui ploient
sous
la
charge trop lourde des épaves qu'ils ont
voulu arracher à
la
ruine de leurs foyers, qui pous-
sent devant eux, accroissant la confusion,
un
bétail
effaré et mugissant.
Tous
les aspects
la faiblesse,
de
lamentables de
la souffrance
sous les yeux de l'armée.
la détresse,
humaines
Gomment
de
se déroulent resterait-elle
impassible? Il
n'y a plus de pain pour personne
défaillantes, n'ont plus
de
lait
;
les
mères,
pour leurs nourris-
DE LA CONFIANCE AU DESESPOIR
sons
;
une affreuse lassitude accable
21
la foule infor-
tunée, et pourtant, afin de frayer passage à Tartillerie et
aux multiples
trains des équipages,
ter des routes cette
C'est alors
serbes
j'ai
cohue implorante
que dans
les
vu des larmes,
d'impuissance, de rage
!
il
et
faut écar-
éperdue.
yeux des rudes soldats
—
des larmes de
pitié,
L'EXODE
COMMENCE
L'EXODE COMMENCE
Comme nement,
le
quartier général,
comme
les fugitifs, je
comme le Gouverme dirige vers Kra-
liévo.
Aux abords de à Stalatch,
toutes les gares, on s'écrase, mais
embranchement de
la ligne
secondaire
qui va de Krouchevatz à Ougitsé, en passant par Kraliévo, Tencombrement est encore plus inouï que
partout ailleurs.
Tout
le
matériel de chemin de
riel militaire,
fer,
tout le maté-
tous les vivres et munitions qu'on a
pu sauver de Belgrade, de Sméderévo, de Valiévo, de Nisch, de Kragouiévatz, sont entassés
au fur
reflue encore
et
là, et
il
en
à mesure du recul des
armées.
Sur
les voies
de garage et sur
les quais, tout est
pêle-mêle, jeté au petit bonheur, en plein vent,
sous la pluie.
On manque
de vivres, on n'a plus de pain
marche sur des sacs de
farine éventrés
on
I
Les troupes en retraite et celles que
commandement roque d'un
et
le
haut
front à l'autre, dans cet
20
encombrement,
se bousculent avec la
masse sans
cesse grandissante des fugitifs affolés, des prison-
allemands
autrichiens,
niers
et
sans
bulgares,
aux
escorte, autant dire, et des blessés blêmes,
pansements maculés, qui arrivent du nord Test à la
Cette cohue
où
vit,
mange
et
couche dans
la gare,
dont
la
boue,
autour
valises, caisses et ballots s'enlisent
dans
de
et
fois.
les salles d'attente, pleines
brouillard irrespirable,
de fumée et de
fait
la
et
d'un
buée
qui sort des uniformes trempés, sont encombrées
par des soldats épuisés, qui dorment en
Les
tas.
trains, archi-bondés, sont pris d'assaut
par
une foule hurlante, qui s'accroche partout, jusques après les locomotives. d'attente, je peux, le
Après une demi-journée 3o octobre, au
soir,
me
hisser dans
trains partant vers Kraliévo.
pluie,
sur
sommes de
la
plate-forme
entassés, rester
trois heures,
pour
un des derniers
Nous devons, sous
la
où nous
découverte
immobiles pendant plus
laisser passer les convois
de
blessés qui se succèdent.
Enfin, nous partons dans la nuit noire. * *
Le
train serpente
dans
*
la vallée
de
la
Morava
L EXODE COMMENCE
occidentale. Sa longue
27
de wagons à marchan-
file
dises et de plates-formes découvertes avance lente-
ment. Je suis brisé de fatigue
me
pourtant,
et,
le
sommeil
fuit.
Derrière
dans
nous,
sombre
le
lointain,
les
canons grondent.
L'armée résiste;
elle tient
bon;
a toujours
elle
confiance.
—
nous tenons encore quinze jours, nous
Si
sommes sauvés
I
m'a
dit tout à l'heure le général
Jivkovitch. Les Alliés seront arrivés.
..
Sur notre plate-forme, nous sommes une cinquantaine,
accroupis et entassés
:
soldats
qui
ignorent où on les dirige, blessés dont les oreilles
bourdonnent encore de l'écho puissant de dont
taille et
les
la
ba-
yeux, grands ouverts dans des
visages creusés, restent fixes
comme
des yeux de
moribonds...
Et
il
vieilles
y a aussi des paysans âgés
femmes qui
de fraîches jeunes
et débiles,
de
toussotent, de jeunes femmes,
filles et
des enfants..., des en-
fants!... Et tous, sous la pluie glaciale, se tiennent
recroquevillés,
serrés les uns contre les autres,
pour occuper moins de place
et
pour avoir plus
chaud.
Parmi
le
vacarme du
train, la plainte
monotone
28
d'un blessé arrive à
mon
oreille...
Au
bout du
wagon, une voix chante une mélodie lente et triste... A ma droite chuchote un murmure continu. une
C'est
petite vieille, dont les
mains sont crispées
sur les maigres genoux et qui, les yeux clos, prie...
— Mère, où vas-tu?... — Hier, enterré mon j'ai
dû
fuir...
Hélas je n'ai I
verser le vin sur son tombeau
A
et aujourd'hui j'ai
fils
même
pas eu
temps de
le
!...
côté d'elle, une autre vieille soutient, sur ses
genoux,
le
sommeil d'une
fillette
à ses pieds sont
;
accroupis deux bambins de cinq ans à peine, aux
yeux grands ouverts.
Des conversations se sont engagées, qui cessent quand la pluie tombe trop violente et qui recommencent aux accalmies. Un soldat décrit un combat; un autre raconte que, depuis Belgrade,
il
a vu mourir, de faim et de froid, plus de vingt enfants...
Mais, tout à coup, la locomotive
siffle
:
c'est
une
station.
Devant leur cahute de bois vieux de
la
«
et
dernière défense
de »
paille,
quelques
se tiennent là,
baïonnette au canon. Le quai est comble de soldats.
Le
train stoppe.
— Maman, faible voix.
j'ai
faim
!
murmure soudain une
29
La mère, une paysanne,
Un
de ne pas entendre.
feint
instant, j'entrevois, à la lueur d'une lanterne
son visage que
fugitive,
la
douleur crispe
plus de pain; elle n'a pas
le
courage de
petit être qui souffre, la cruelle (Il
n'y a pas
Mais
retire «
effort
»
de soldat
— Ouzmi!.., daï enfants
:
au
Néma!
qui gémit, interrompt sa plainte.
immense,
il
se dresse sur le coude,
son sac de dessous sa
boule
faire,
!)
le blessé,
Avec un
réponse
elle n'a
;
tendant
et,
detsi I
!...) souffle-t-il
. . .
en sort un reste de
tête,
le
pain à
la
mère
;
(Prends!... donne aux
d'une voix épuisée.
On
repart.
Un
train croise le nôtre,
un
train
bondé de
sol-
dats et sur les plates-formes duquel on distingue
des espèces de pyramides.
Des voix questionnent
;
— Qu'est-ce? — Des canons Tout
le
monde
Le blessé
!...
Frantzousi!,,, (des Français
se soulève
pour suivre
les pièces
regard; ses yeux se sont ranimés. La dormait^
— Des Ils «
du qui
:
canons
!
petite
maman
!...
ne savent pas au juste ce que
canons
fillette,
redresse. Les enfants, oubliant leur
se
faim, crient
!)
tressaille.
»,
mais
ils
Des canons c'est
!
que des
prononcent ces mots avec
l'agonie de la SERBIE
30
respect, avec piété... Et la vieille, près de moi, se signe, pendant qu'au bout de la plate-forme
un
chant s'élève. ((
ma mère
Oï Serbio, maïko mila.., (0 Serbie,
bien-aimée...). * ;
Dans
gare de Kraliévo, c'est
la
brement que dans
la
le
même encom-
gare de Stalatch
farine et sacs de maïs, les quais,
*
ici
:
sacs de
aussi, pourrissent sur
sous les averses, à côté d'amas de muni-
tions.
Des hangars, réduits en cendre, fument encore. Ils
servaient de dépôt à des milliers de bidons
d'essence. Hier, une
main criminelle
les a incen-
diés.
Dans tible,
la petite ville, c'est
une cohue indescrip-
boueuse, pouilleuse, loqueteuse, au milieu
de laquelle circulent des autos, de lourds camions militaires et les longues files de chars à
bœufs du
train des équipages.
En quelques habitants
—
réfugiés, qui,
jours, la population
s'est
une
envahies, se sont
jusque sur
les
— cinq
mille
accrue d'au moins cent mille fois les
maisons
entassés sur
chaussées.
les
et les
cours
trottoirs
et
';w'
A.?^
3i
Par
grand pont de Tlbar, un interminable
le
convoi de prisonniers arrive et augmente, sible,
Tencombrement. La grande place
au centre de fumier
la ville, n'est plus
si
pos-
circulaire,
qu'un cloaque de
de fange, où, harassés de fatigue, des
et
soldats, des blessés, des prisonniers, des réfugiés,
campent
vautrent au milieu des troupeaux de
et se
moutons, des chevaux, des bœufs, des voitures
et
des chariots.
Sur
place,
cette
nom
méritant ce
l'Hôtel
de Paris, seul hôtel
à Kraliévo, présente un spectacle
inoubliable.
Pour y
entrer,
térieur, le
suffocante. Il
il
vacarme
On
faut se battre à la porte.
A
l'in-
est assourdissant, l'atmosphère
ne jetterait pas une épingle à terre.
y a des gens jusque sous les tables. Les vivres, bien entendu, font défaut à peu près
totalement.
La vague nourriture que
l'on peut à
grand'peine se procurer est innommable.
Par contre, bonnes
les fausses
nouvelles abondent, tantôt
— trop bonnes — tantôt
à croire que l'agence Wolff a
pour achever
terrifiantes. C'est
ici
une succursale
d'affoler les troupes et la population.
LA DÉROUTE DANS LA NUIT FROIDE ET LA BOUE
AGONIE DE LA SERBIE
LA DÉROUTE DANS LA NUIT FROIDE ET LA BOUE
Kraliévo fut
le
premier point de concentration.
Là, en quelques heures, sous la poussée des événe-
ments, se trouvèrent réunis
les
le
Gouvernement
serbe,
de toutes
les fonctionnaires arrivant
les députés,
régions envahies ou menacées, et la population
de ces régions. Les diverses légations personnel s'y joignirent.
Puis,
avec
le
et
leur
quartier
général, les missions militaires et sanitaires étrangères,
notamment
tion, des
les
missions françaises d'avia-
mécaniciens automobilistes, de T. S. F.,
de médecins
et
d'infirmières,
à l'exception
des
médecins en service aux ambulances régimentaires ou aux hôpitaux de campagne, qui devaient rester à leur poste, avec les troupes, jusqu'au
dernier
jour.
Pour
tous, la situation est la
réfugiés,
ils
dorment sur
le
même. Comme
les
plancher des auberges,
dans les écuries, n'importe où, et principalement à la belle étoile,
ou plus exactement sous
Non seulement
c'est
la pluie.
dans Kraliévo un entasse-
36
l'agonie de la Serbie
ment inimaginable, mais en outre champs,
les prairies, les
qui entourent la ville, sont
les collines
transformés en immenses bivouacs. Bien entendu, tous les vivres sont épuisés. se paie déjà dix et
La
même
Une boule de pain noir
vingt dinars (francs).
foule, sans trêve, continue d'affluer. Voici la
colonie française des mines de Bor, une centaine
d'hommes, de femmes trois
devenue, depuis
et d'enfants,
semaines, une véritable tribu nomade. Et tous
sont à peine arrivés qu'il leur faut fuir encore, fuir plus loin.
Le
3
novembre, on
se bat à
moins de 20
mètres au nord de Kraliévo. Dans troupes de
première armée, en
la
mencent à entrer avec presque aux portes, Nuit la
et jour,
vallée
de
un
les blessés.
l'Ibar,
ville,
les
com-
retraite,
Le canon tonne
panique.
et c'est la
fleuve
la
kilo-
humain s'engouffre dans
unique voie libre
Rachka, permet de s'éloigner vers
le
qui,
sud,
par de
gagner, à travers les montagnes, les contrées qui
ne sont pas encore menacées
:
Novi-Bazar, Mitro-
vitsa, Prichtina.
L'exode
devient
indescriptible.
encombrée au point ruban mouvant. Sans
qu'elle
La route
apparaît
est
comme un
arrêt, sans relâche,
le
flot
LA DÉROUTE DANS LA NUIT FROIDE ET LA BOUE 87
roule des piétons et des véhicules qui se pressent se coudoient, se heurtent
dans
la
confusion. Voici, au milieu d'une
plus hétéroclite
immense
file
de
chars à bœufs, les voitures de la Cour, lamentables,
aux ors
ternis sous
coude à coude avec des fonctionnaires
une couche de boue. Voici, les réfugiés,
des ministres
seuls trouvé place dans des automobiles
camions gitifs,
de
livrés à
quatre cents,
eux-mêmes, sous
les blessés,
;
par groupes
avancent, à peu près
la
garde d'un seul soldat ».
dont personne ne s'occupe plus,
traînent jusqu'à la
fin
Voici et qui
de leurs forces pour
échapper à l'ennemi. Et, étrange épisode de guerre moderne, voici là-haut, au
cohue lamentable, retraite
eux
les
fu-
ils
dernière défense
((
ou des
masse des
la
des prisonniers autrichiens
serbe, un vieux de la
se
parmi
militaires. Voici,
trois à
et
— quelques rares privilégiés ont
ciel,
la
survolant la
aéroplanes qui battent en
aussi, qui vont vers le sud,
tout ce qui existe, semble-t-il.
Ils
comme
passent et
s'éloi-
gnent au-dessus des cimes escarpées qui bordent l'étroit
couloir où l'Ibar, parallèlement à la route,
précipite ses flots torrentueux.
* *
*
Pour donner une idée de ce que
fut la
déroute
38
dès ce moment, voici en quelques lignes Todyssée
d'un groupe de médecins de la mission sanitaire française.
une vingtaine
étaient
Ils
les autres
en chemin de
fer,
qui, les
uns à cheval,
après vingt-quatre ou
quarante-huit heures de voyage sur des plates-
formes ou dans des wagons à marchandises, avaient
Mais
rallié Kraliévo. D"^
là, le
chef de la mission,
le
Jobert, ne pouvant, dans le désarroi général,
un moyen de transport quelconque,
leur procurer
dut leur dire
:
«
Débrouillez-vous
Deux médecins
Gandart, neuf majors, Treille,
»
les
D'^ Collet et
D" Loisel, Volters,
Cotte,
Delamare, Pierrot, Servières, Clerc, Tro-
teski; six aides-majors, les
Cotte,
!
principaux, les
Lecq
et Espelet,
se
D"
Blanc, Sicart, Piot,
groupèrent avec sept
infirmières et réussirent, à prix d'or, à acheter
cinq chars à bœufs pour sauver au moins les ba-
gages indispensables. Ils
quittent Kraliévo le 3 novembre, à une heure
de l'après-midi
.
Pas de provisions (on ne trouve
plus rien à acheter dans la ville), quelques biscuits
seulement dans un sac et aucun ustensile pour faire la cuisine
en route.
Tous, à pied, se frayant un passage avec grandes
difficultés,
les
plus
au milieu de l'encombrement
des véhicules et des piétons, avancent.
LA DÉROUTE DANS LA NUIT FROIDE ET LA BOUE Sq
A la
nuit,
ils
n'ont pas encore rencontré
village et se décident à faire halte
un
seul
au centre d'un
cirque majestueux de montagnes d'aspect désolé.
Sur
opposée de
la rive
les ruines
l'Ibar, sur
une cime élevée,
d'un vaste château indiquent que jadis
ces contrées furent prospères.
château Maglitch,
a
le
Ce sont
les ruines
château des brouillards
du »,
datant d'Etienne Némaïa, qui régna sur l'empire
Moyen Age. Cependant nos compatriotes cherchent à s'installer de leur mieux. Dans un champ, ils coupent serbe au
des tiges de maïs et s'en font une
litière.
Ils
ont,
sur la route, rencontré par bonheur un troupeau de
moutons
et ils ont acheté
un de
animaux
ces
;
ils
l'embrochent tout entier sur une branche d'arbre, le
font rôtir,
découpent
Pour
et,
à la
lueur
d'une
bougie,
le
et apaisent leur faim.
la nuit, sur la litière
de maïs
ils
s'étendent
tous, serrés les uns contre les autres, car le froid est vif.
Le
mais
vent se lève; vers minuit, la pluie com-
le
d'abord, est étincelant d'étoiles,
ciel,
mence; bientôt
elle
jour ruisselle sur
tombe en déluge
les infortunés
et
jusqu'au
qui, faute d'abri,
restent étendus sur leur paille inondée.
A
six heures, départ.
Le groupe,
glacé, trempé
jusqu'aux os, s'éloigne dans une boue épaisse et
marche sans relâche.
4o
A la nuit, ils
épuisés,
n'ont rien
champ de
mangé
maïs,
terre détrempée,
ils
où
comme
et,
n'ont, ils
De
s'arrêtent.
ils
pour
il
tout le jour
n'y a plus de
se coucher,
que
la
mon-
s'étendent à flanc de
tagne.
Cependant, auprès d'eux, des prisonniers autrichiens viennent camper, et ces derniers réussissent
à allumer de petits feux maigres.
La
nuit
l'exode
brumeuse
est
s'arrête
pas.
ne
glaciale.
Sur
la
route,
Des convois passent,
précédés de torches. Autour des feux, nos compatriotes se pressent côte à côte
prisonniers, des blessés.
du thé (sans
On
avec des
fugitifs,
des
parvient enfin à faire
sucre), et ainsi la nuit passe.
Aux
premières lueurs de l'aube, tous se remettent en route. Il
fallut trois jours,
au groupe affamé
pour arriver à Rachka. Là, s'abriter
deux
ils
et épuisé,
trouvèrent pour
tentes, avec de la paille mouillée,
au milieu d'une prairie.
LES ETAPES
LES ÉTAPES
La malheureuse
Serbie, dans son calvaire, a eu
pour haltes successives chacun des lieux historiques qui furent, depuis des siècles, les témoins
de sa destinée.
Après
Belgrade,
actuelle;
capitale
la
après
Nisch, la cité chrétienne de Joupan Némaïa, où s'arrêtèrent les les croisés
capitale la
armées de Frédéric Barberousse
français
;
après Kragouiévatz, qui fut
aux premières années de
Serbie,
Belgrade
alors
que
les
Moyen Age, du
dence, au
empereurs,
la résurrection
le tsar
Lazar
monastère de Gitcha, jadis, et sont encore
le
de
Turcs tenaient encore
Nisch; après Krouchevatz,
et
et
;
«
la
rési-
dernier de ses grands
après Kraliévo, où, au R^eims
»
serbe, furent,
de nos jours sacrés ses sou-
verains; après toutes ces étapes de son histoire,
devenues
les étapes actuelles
de son exode tra-
gique, la Serbie passa devant
Stoudénitsa,
dont
les
le
monastère de
murs de marbre blanc,
l'agonie de la SERBIE
44
dressés en pleine montagne, abritent la sépulture
de ses anciens rois Cette petite
;
puis elle s'arrêta à Rachka.
ville, véritable
aux roches bordant
nid d'aigles accroché
l'étroit couloir
de FIbar,
et
qui ne compte guère qu'un millier d'habitants, devint, à son tour, pendant
à la
fois,
du Gouvernement
Cependant, tous
les
une semaine, et
le siège,
du quartier général.
comestibles,
quels qu'ils
soient, ayant été enlevés en quelques heures par
premiers arrivants,
les
la
cohue des exilés affamés
qui s'est abattue sur la ville et qui, autour, déborde sur
des montagnes, doit continuer à
le flanc
fuir,
pour ne pas mourir de faim sur place.
Rachka
(qui s'appelait alors Ratsia) fut
le
ber-
nation serbe aux temps de son arrivée
ceau de
la
dans
péninsule balkanique. Elle est située sur
la
l'ancienne frontière serbo-turque
;
Gouver-
aussi, le
nement, ne pouvant se décider à quitter
le sol
de
la patrie (car plus loin ce sont les nouvelles contrées
reconquises, voici trois ans à peine), resta à
Rachka
jusqu'à la dernière heure.
—
C'est ici
que nous sommes
M. Pachitch que,
le soir
même
de
nés...,
mon
me
dit
arrivée, je
trouvai, solitaire et triste, sur le pont de l'Ibar.
Ses lèvres remuèrent en silence,
une prière;
il
comme pour
mit sa main devant ses yeux d'où
roulaient, sur sa barbe blanche, des larmes qu'il
LES ÉTAPES
ne pouvait retenir, et
une intense émotion
le vieil
45
homme d'État,
qu'avec
je voyais ainsi pleurer sur les
malheurs de son pays, ajouta d'une voix brisée «
Que Dieu tombeau
notre
Mais
fasse
que Rachka ne devienne pas
»
I
Austro-Allemands débordaient vers
les
l'ouest; les
armées serbes se repliaient dans
montagnes,
et,
ment
:
chassé par
fut contraint
le
canon,
le
les
Gouverne-
de suivre l'exode général.
Les uns partirent pour Novi-Bazar,
les autres
pour Mitrovitsa. Les mots
me manquent pour
continuer à décrire
cette retraite tragique des troupes, cette déroute
éperdue de
de plus en plus décou-
la population,
ragées, de plus en plus affamées et épuisées.
Ce sont
mêmes
les
mêmes
tableaux
déchirants,
les
scènes de détresse, de désespoir et d'hor-
reur qui se succèdent sans relâche, qui se renouvellent
constamment, plus na^Tantes, plus nom-
breuses à mesure que les jours
s'ajoutent
aux
jours.
*
Cependant
l'escadrille
*
d'aviation
continue
à
assurer, en pleine retraite, le service des recon-
l'agonie de la SERBIE
46
naissances, mais quel service, soit qu'il s'agisse d'aller affronter le feu
pour survoler vers
l'est
au-dessus des lignes bulgares
Chaque
un
vol est
Pour s'évader de les
de l'ennemi vers
nord
le
armées austro-allemandes,
les
véritable défi à la mort l'étroite
!
cuvette où, à Rachka,
avions nichent au milieu des montagnes,
le ciel
au milieu de
il
faut voler au
litté-
la traîtrise
coups de vent qui soufflent entre aller et retour,
faut
il
d'abord décrire une spirale étroite, se vriller
ralement dans
soit
!
des
les pics. Puis,
moins i5o kilomètres
par-dessus un épais massif montagneux où n'existe
aucun terrain d'atterrissage, où lance
du moteur,
la
panne
traduirait presque à
la
moindre
défail-
la plus insignifiante, se
coup sûr par
la
chute
et la
mort, la mort inévitable, car pilotes et observateurs savent que,
s'ils
ne s'écrasent pas avec leur
appareil dans ce chaos de rochers déserts, périront de faim avant qu'on ait
Néanmoins, journellement
ils
pu
et
depuis deux mois sans
de le
toile
y
les retrouver.
exécutent ces vols
émouvants. Leurs avions pourtant
morceaux de bois
ils
—
quelques
assemblés
moindre hangar
— et
sont
expo-
sés nuit et jour à toutes les dégradations de la pluie et
du
vent.
En
outre, dans l'affolement et le désar-
roi qui ont bouleversé tous les services il
faut faire
en retraite,
tout par soi-même, tout prévoir et sup-
LES ÉTAPES
pléer à tout.
ment
Il
faut sauver et
les dernières réserves
4?
ménager précieuse-
d'essence et d'huile,
ainsi
que
de rechange indispensables.
Il
faut,
au milieu de Texode général, du désordre
et
les pièces
l'encombrement,
de
organiser
ravitaillement
le
avec les faibles moyens de fortune dont on dispose. observateurs, mécaniciens et chauffeurs
Pilotes,
sont sur les dents.
Or, voici qu'un ordre du quartier général prescrit d'aller reconnaître le front bulgare
C'est est
un
du côté d'Uskub.
vol de 3oo à 35o kilomètres.
Une
escale
donc indispensable. Une automobile légère part,
emmenant un mécanicien et quelques bidons et d'essence
pour
l'installer à Mitrovitsa. Je profite
de l'occasion pour gagner cette
La
d'huile
ville.
route, taillée sur la rive droite de l'Ibar, dans
même de la montagne, est à moitié ruinée, même parfois complètement écroulée sur plu-
le flanc
et
sieurs dizaines de mètres.
Des équipes de prison-
niers autrichiens, à l'aspect famélique, la réparent
manquent,
tant bien que mal. Les outils leur
pour
la plupart c'est avec leurs
mains
qu'ils
et
posent
les pierres et tassent la terre.
Jamais d'autres véhicules que
ou
les
petites
voitures
les
rustiques
chars à bœufs
des indigènes
n'ont passé par ici; c'est dire à quel point sont
nombreux
les accidents
pour
les voitures, tracteurs
48
et
camions automobiles qui tentent aujourd'hui de
parcourir cette route.
Deux des de matériel
tracteurs de notre escadrille, chargés
d'hommes, entraînent
et
et roulent
sous leur poids
la
chaussée
dans Tlbar. L'un d'eux
culbute trois fois sur lui-même pendant cette chute d'au moins trente mètres. projetés dans
tué ni
même
Quatre rivières,
le
vide.
Hommes
et
bagages sont
Par miracle personne
n'est
grièvement blessé.
fois
il
nous faut traverser à gué des
grossies par les pluies et où l'eau nous
monte jusqu'à mi-cuisse. Ensuite, à
la
pelle et à la
pioche, nous devons creuser dans la berge une issue
pour permettre à notre voiture de remonter sur
la
route.
Un
pont de bois s'effondre pendant notre pas-
sage. Grâce à la présence d'esprit de notre chauffeur,
nous évitons
la catastrophe, et,
avec l'aide
d'un groupe de prisonniers, nous sortons de ce
mauvais pas. Partout, des voitures brisées gisent au fond des précipices
ou dans
l'Ibar
que
la
route surplombe
continûment.
tombée maintenant. La prudence la plus élémentaire nous commande de nous arrêter; mais^ si nous nous arrêtons, notre avion, demain
La
nuit est
matin, ne trouvera pas de quoi se ravitailler.
LES ÉTAPES
Mes compagnons ('),
éreintés,
se relaient à tour de rôle
coûte
ils
49
tombant de
fatigue,
au volant. Goûte que
veulent arriver ce soir à Mitrovitsa, et dans
Tobscurité profonde nous continuons.
Tout à coup,
Un
arrière de droite.
du
libre au-dessus
par
la
chute de
sol
le
manque sous
notre roue
miracle nous laisse en équi-
gouffre.
la voiture,
Au
risque d'être écrasés
mes compagnons
instal-
lent des crics et réussissent à la replacer sur la
route. Plus loin,
même accident.
Cette fois c'est une
de nos roues de devant qui reste suspendue dans le vide.
Nous nous en
tirons encore...
Enfin, à dix heures de la nuit, après avoir, à
toutes les minutes, échappé à la mort sans cesse côtoyée, nous entrons à Mitrovitsa.
Comme
réfugiés, et là, le
pain,
(1)
comme
partout, les vivres,
même
commencent à manquer sérieusement.
Les caporaux James de Rothschild, engagé
conducteur d'auto, l'industrie
regorge de
les autres villes, Mitrovitsa
et
automobile
militaire,
simple
Lestradet, jeune inventeur bien connu dans et ici
AGONIE DE LA SERBIE
mécanicien de Paulhan.
UNE PLAINTE EFFROYABLE
MONTAIT DE LA VALLÉE DE KOSSOVO
UNE PLAINTE EFFROYABLE MONTAIT DE LA VALLÉE DE KOSSOVO
A
Mitrovitsa,
Gouvernement
le
général ne purent prendre Il
fallut
continuer à
le
le
quartier
temps de
respirer.
et
fuir.
C'est dans la nuit
du
novembre que
i5 au i6
l'alarme est donnée.
Dans
la
région qui s'étend à l'ouest de la ligne
ferrée Nisch
—Uskub — Salonique,
il
y a de nom-
breux villages albanais. Les uns sont pour
les
Bulgares, les autres pour les Serbes, et en général ils
sont tous pour les Bulgares ou les
Serbes,
suivant que ce sont les premiers ou les seconds
qui prennent l'avantage.
Cependant,
les
Bulgares, qui se servent sans
scrupule de cette duplicité, avaient réussi, grâce à leur concours, à s'emparer
Sous
la
du
défilé
de Katchanik.
conduite de quelques Albanais, qui la
guida dans
les sentiers à
travers les montagnes,
une colonne bulgare tourna contre lesquelles
les
les positions serbes,
attaques se brisaient. Elle
54
apparut soudain derrière Tétat-major serbe, cercla et
Deux
faillit le faire
l'en-
prisonnier.
cents gendarmes
:
défense de cet état-major! Mais
la
était
telle
faible
résistèrent si
ils
bien qu'ils permirent aux troupes d'accourir et de
repousser
Tennemi.
faire, elles
avaient
que
les
pour ce
Malheureusement,
dû abandonner
leurs positions,
Bulgares occupèrent aussitôt. Les Serbes ne
tenaient plus que les dernières hauteurs situées à la sortie
du
défilé
cependant,
;
depuis un mois, quand,
le
ils s'y
maintenaient
i4 novembre,
ils
réus-
sirent enfin à rejeter l'ennemi et à s'avancer jus-
qu'à la station du station avant
«
général lankovitch
)),
deuxième
l'embranchement de Skopljé (Uskub)
avec la ligne de Salonique.
La journée du
i5 se passa sans
amener de ce
côté de transformation importante. Déjà
on se
re-
prenait à espérer. Les efforts combinés des troupes
serbes et des forces françaises, qui se trouvaient
au sud d'Uskub, ville, c'est-à-dire
allaient peut-être
débloquer cette
rouvrir la porte de la prison où
nous étouffions de plus en plus.
Or,
le
ment en
i6 novembre, quel n'est pas constatant, à sept heures
mon
étonne-
du matin, que
le
«
;>
UNE PLAINTE MONTAIT DE LA VALLEE DE KOSSOYO 55
Gouvernement serbe
et les légations étrangères,
qui s'entassaient depuis quelques jours à Mitroont quitté précipitamment la ville
vitsa,
l'aube,
que
ainsi
arrivé la veille seulement de
Dans
la
de
nuit,
avant
quartier général des armées,
le
Rachka. mauvaises
très
nouvelles
sont parvenues, précisément du côté de Katchanik.
Une colonne
bulgare, forte d'un régiment d'in-
fanterie, avec plusieurs batteries d'artillerie et
cavalerie, s'est faufilée
(sur le front Vrania la vallée
étaient
de
la
du
village et de
— Koumanovo)
de Jegliovatz
et se
PrechevO
en traversant
Vinachka-Morava, où
peu nombreux. Elle a
de
les
Serbes
atteint les hauteurs
trouve ainsi à la
fois entre et
derrière les forces serbes de Ghilané et celles de
Katchanik.
La
tenaille
austro-allemande-bulgare,
charnière est Nisch, dont
la
descend du nord au sud, dont progresse de
l'est
à l'ouest,
dont
la
pince austro-allemande la
pince bulgare
menace de
se refermer
sur les armées serbes.
L'unique route permettant d'échapper à son étreinte, celle de Priszrend, suit d'abord la ligne
ferrée
d'Uskub, par Voutchitrn
qu'au village de Lipliane. Là,
et Prichtina, jusil
faut bifurquer à
angle droit, pour rejoindre la grande chaussée qui
va de Ferizovitch à Priszrend.
l'agonie de la serbie
56
Or, de
Jegliovatz,
les
Bulgares dominent ce
point de bifurcation, distant d'à peine vingt kilo-
mètres
et qu'ils
assaillir,
en
peuvent, d'une heure à l'autre,
même temps
ferrée entre les
stations
qu'ils
couperaient
la ligne
de Lipliane et d'Ouro-
chevatz. C'est
donc non
continuer
la
seulement
résistance
à
de
l'impossibilité
Katchanik,
d'où
les
troupes ne peuvent plus espérer de salut que dans
une
retraite précipitée,
mais
c'est aussi la route
du dernier refuge, de Priszrend, frontière
ville située
à la
menace im-
albanaise, tenue sous une
médiate.
Aussi l'affolement à Mitrovitsa, au matin du i6 novembre, est-il à son comble.
A
la suite
autorités, quiconque a encore à sa disposition
moyen quelconque de locomotion y
jette
des
un
en hâte
quelques vêtements, quelques vivres et s'empresse de quitter
la ville.
A la gare, plus Il
de dix mille
n'y a plus de trains.
fugitifs sont entassés.
Le dernier est parti, empordu quartier général.
tant les bagages et les archives
Après une matinée de recherches fiévreuses, la
bonne fortune
d'être
accepté dans
le
j'ai
camion
UNE PLAINTE MONTAIT DE LA VALLÉE DE KOSSOVO 67
automobile avec lequel
phones
et
chef du service des télé-
le
télégraphes militaires cherche à sauver
quelques pièces importantes de son matériel.
Ce camion
est
déjà bondé, mais je n'ai plus
aucun bagage. Avec il
me
ne
reste
le
vêtement que
qu'un sac de
ramassé, au mois d'août 19 14? sur bataille, lors Il
de
la victoire
du Tser
contient quelques biscuits,
toilette,
sur
j'ai
dos,
le
soldat autrichien,
et
mon
le
champ de
du
ladar.
nécessaire de
une paire de souliers de rechange
et
une
couverture. Je vous détaille
ma
misère, mais je suis encore
un privilégié dans l'épouvantable débâcle. Le dénuement des soldats et du peuple serbes est complet. La plupart, vêtus de haillons, marchant pieds nus, ne vivent que de choux et de maïs crus !
Mais, toutes les misères, toutes les souffrances
dont
j'ai
été
témoin jusqu'ici ne sont rien à côté
des effroyables choses auxquelles
j'ai assisté
après
avoir quitté Mitrovitsa...
A vons et
cinq kilomètres à peine de la
la ville,
nous trou-
route barrée par une trentaine de camions
d'automobiles embourbés.
Des
soldats
et
des
groupes
de
prisonniers
s'efforcent de les tirer de la fondrière.
Seuls, les piétons et les cavaliers réussissent à
passer et Lipliane est encore à une cinquantaine de
58
kilomètres Je désespère de pouvoir y arriver avant !
Bulgares.
les
A
après quatre heures passées en efforts
la nuit,
infructueux pour débarrasser pied.
me
Il
faut
le
passage, je pars à
deux heures de marche, sous une
pluie battante, pour gagner Voutchitrn.
* *
Le
17
désolé.
novembre,
La
le
jour se lève sur un paysage
qui n'a pas cessé, tombe en
pluie,
averses redoublées;
le
froid devient plus
vif,
et
bientôt ce sont des rafales de neige qui couvrent la ville,
l'immense plaine de Kossovo
et les
montagnes
qui l'encadrent. Seule, la route est sombre, car elle est couverte
sous les
la
par les
tourmente
uns derrière
fugitifs,
et qui
qui ont passé la nuit
marchent, en trébuchant,
les autres, tête basse, ahuris
de
fatigue, de souffrance et de désespoir.
Je garderai toujours le souvenir de cette horrible
journée, pendant laquelle je traversai, de Voutchitrn à Prichtina, la plaine de Kossovo, qui, déjà,
par elle-même, est bien
le
paysage
le
plus lugubre
qui se puisse voir.
Tous
les
malheureux
épuisés; surpris par pête de neige,
ils
qui
le froid,
m'entourent
par
la
sont
soudaine tem-
tombent en grand nombre sur
la
^^^^^M
i'>1
i -H
UNE PLAINTE MONTAIT DE LA VALLÉE DE KOSSOVO 69
route que jalonnent les camions enlisés, les voitures et les chars renversés
ou
brisés, le bétail et les che-
vaux morts.
Aucun des tableaux
qui évoquent la retraite de
Russie ne donne une idée de TefTarant spectacle qui, dans sa réalité tragique, se déroule à perte de
un peuple entier, avec les vieillards, les femmes et les enfants, se traîne dans la boue
vue
:
gluante, sous la tempête de neige.
Tout à coup,
je bute contre
cadavre d'un vieillard. route
et
le
un obstacle
le
traîne
:
c'est le
hors de
la
abandonné. Voici une femme
reste
il
étendue sur
On
marchepied d'un camion embourbé
;
contre sa poitrine un bébé de deux ans,
elle serre
tout raidi. Elle meurt, elle aussi, de froid et de
faim.
Une
fillette
(huit ans au plus), grelottant sous
un chàle en loques, cherche à lée
soudain par
elle éclate
la relever, puis, affo-
silence effrayant de sa mère,
le
en sanglots et se laisse tomber à genoux.
Plus loin, un petit garçon est accroupi sur
le
rebord du fossé. Des larmes coulent sur ses joues
blêmes Il
et ses
dents s'entrechoquent. Je l'interroge.
a perdu les siens,
jours;
il
donne ce qui me m'éloigne, larmes.
il
n'a pas
mangé depuis deux
ne peut plus marcher. Que faire? Je
le
reste de
cœur
mon
lui
pain de maïs et je
serré, incapable de retenir
mes
6o
Toute êtres
celle affreuse journée, j^ai
humains comme crèvent
vu mourir des
les bêles.
Je les ai vus s'affaisser, se relever, retomber, se relever encore, pour retomber définitivement.
La première de
ces effroyables agonies
me donna
rimpression que celui qui mourait sous mes yeux était ivre.
debout, ses
il
Après un suprême balança
mouvements
Et
la
et les
effort
pour se remettre
la tête et agita les
jambes, puis
faiblirent et cessèrent. C'était fini
!
neige tombait toujours, recouvrant les morts
moribonds
résistaient encore.
et cinglant
au visage ceux qui
LES SUPRÊMES EFFORTS
POUR SAUVER LA PATRIE
LES SUPRÊMES EFFORTS
POUR SAUVER LA PATRIE
L'histoire dis,
recommence
tragiquement
!
!
Aujourd'hui évoque ja-
Cette vallée de Kossovo,
où
succomba, au Moyen Age, l'Empire serbe,
est
tenant, pour la seconde fois, devenue le
tombeau
de
la
Serbie
!
L'armée, jusque-là, avait tenu Suivant I
donné par
main-
les Alliés, elle avait reculé
en cherchant, dans
la
le
conseil
pas à pas,
mesure du possible, à garder
ses forces intactes, en vue d'une coopération ulté-
rieure avec eux.
Mais après un mois
et
promise n'est pas arrivée
demi de résistance, !
Par contre,
Allemands ont reçu des renforts,
les
l'aide
Austro-
grâce à ces
et,
renforts (prélevés principalement sur leurs troupes
du
front italien),
enveloppant sur
pour
ils
ont pu exécuter un
l'aile
mouvement
gauche des Serbes. Ceux-ci,
éviter l'encerclement définitif, ont
piter la retraite des forces qui résistaient,
montagnes, au sud de dentale.
la vallée
de
la
dû
préci-
dans
Morava
les
occi-
l'agonie de la SERBIE
64
Les forces qui luttaient à Test, contre
la
poussée
mouvement
bulgare, ont été obligées de suivre ce
de recul. C'est l'heure de la catastrophe rer,
Tarmée serbe
Pour la conjuun secours
!
n'a plus d'espoir en
quelconque.
De
recul en recul, elle a
abandonné
à l'ennemi
toutes les villes et tous les villages. Tous, soldats et officiers,
famille,
et,
y ont tout pour eux,
laissé
:
leurs biens et leur
la patrie est
perdue tout
entière. *
*
*
Épuisés, démoralisés, les voici dans l'immense plaine. Là, leurs ancêtres, avant-garde héroïque
monde une
gigantesque contre l'armée turque du sul-
lutte
tan Mourad, cette armée qui
(^
comptait autant de
guerriers que la forêt a de feuilles
Et sante
du
chrétien, succombèrent glorieusement, après
les
»
descendants des héros, vaincus par l'écra-
puissance
de
l'adversaire,
maintenant se
traînent dans une boue épaisse et glacée, au milieu
des bêtes crevées, qui pourrissent dans les champs et sur la route, la route de l'exil jalonnée par les
corps des
fugitifs, qui,
plus se relever.
un à un, y tombent pour ne
LES SUPRÊMES EFFORTS POUR SAUVER LA PATRIE 65
Abattus ils
courbés par
et
suivent leur calvaire.
Ils
beau du sultan Mourad héros qui Je les
le
ai
frappa
;
les souffrances affreuses,
et
passent devant
devant
vus passer, troupeau lamentable, devant
si fort
«
le
«
que Ton combattait dans
qu'aux genoux Et
tom-
Miloch Obilitch.
Gazi-Meslan, où la légende veut que
coula
le
tombeau du
le
le
sang versé
sang jus-
n
officiers et soldats répétaient
:
Kossovo!,», ladno Kossovo/,..
»
(Pauvre Kos-
sovol)
Tous concevaient se rendaient
la
grandeur du désastre. Tous
compte que tout
effort était vain, qu'il
— trop tard pour rien tenter d'u— trop tard pour sauver Serbie.
était trop tard, tile,
la
Un morne
désespoir les écrasait.
d'une rivière, gonflée par les pluies il
leur fallut, à
Au
passage
et la neige,
où
un gué, entrer dans l'eau glacée j'ai vu plusieurs d'entre eux tom-
jusqu'à mi-corps,
ber
et se laisser entraîner
par
le flot,
sans avoir
la
force de se relever, sans en avoir le courage, surtout.
L'armée serbe, en quittant laissé
son âme.
* AGOKIE DK LA BIRBIB
*
le sol
de
la patrie,
ya
eé"
Mais Pierre
I", le
et farouche, est
vieux roi intrépide, taciturne
encore au milieu des troupes. C'est
dans un chariot, traîné par deux bœufs, que,
le
i8 novembre, je
Il
le vis
arriver à Prichtina
(').
dû abandonner dans les montagnes son automobile. Son équipage de misère était conduit par avait
un vieux paysan, qui n'arrivait pas à lui frayer un chemin au travers de la cohue lamentable des réfugiés, de la débâcle des régiments pêle-mêle.
Si
((
Tarmée
pas vivant
»
Fennemi ne m'aura
doit capituler,
a déclaré
le
vieux souverain, quand
ce spectacle lamentable.
vit
il
!
Alors, pour sauver leur roi, pour permettre aux vieillards,
aux femmes
et
aux enfants de passer en-
core et d'échapper aux Bulgares, officiers et soldats se ressaisirent et tentèrent
(i)
A
retrouve
de
effort.
Prichtina, ville à moitié turque et à moitié albanaise, je même entassement effroyable de réfugiés, de soldats et
le
blessés
souffler
un suprême
qu'à
Mitrovitsa,
un peu, l'armée
qu'à Kraliévo, que partout où, ont fait halte.
pour
et les fugitifs
le premier, L'exode de la Serbie a eu trois courants principaux avec le quartier général et le Gouvernement, a remonté la vallée de la Morava occidentale puis est descendu jusqu'à Mitrovitsa par le couloir de l'Ibar et a continué à fuir vers Priszrend en traversant la plaine de Kossovo. Le deuxième courant de fugitifs est descendu de Nisch par Pro:
kouplié et Merdaré à travers les montagnes qui formaient l'ancienne frontière serbo-turque.
Le la
troisième courant s'est précipité d'Uskub et de tout l'Est devant
marche de l'armée bulgare. C'est à Prichtina que ces trois flots de
et
confondus.
malheureux se sont
rejoints
LES SUPRÊMES EFFORTS POUR SAUVER LA PATRIE 67
Ce qui
restait
de l'armée du Timok bondit de
Prichtina sur la ligne Lipliane
—Ferizovitch,
et,
sans
canons, se jeta à la baïonnette sur les Bulgares, qu'elle repoussa à dix kilomètres en arrière.
Le passage
était
dégagé. Le Roi put passer, et
put
des fugitifs
flot
continuer
à
le
s'écouler vers
Priszrend.
Et ce fut Là,
la bataille
j'ai assisté
de Katchanik.
à la mort de l'armée serbe, im-
puissante à achever, à elle seule, la percée libératrice
La
vers Uskub.
lutte
dura six jours. Les
troupes, épuisées, se battirent en désespérées. Ce fut
une hécatombe.
Tous,
comprenant que leurs
officiers
n'avait de
un
seul régiment
bientôt les munitions s'épui-
vivres;
que
soldats,
efforts étaient inutiles, cher-
chaient la mort des héros. Pas
sèrent, tandis
et
les
Bulgares, ravitaillés par les
Allemands, en avaient à profusion. Alors, l'une après l'autre, les divisions, ou plutôt leurs débris, se replièrent vers Priszrend, vers
comme comme il
l'Albanie et le Monténégro. Et, pour manger, il
n'y avait plus rien dans le pays ravagé,
n'y avait plus
une boule de pain dans toute l'armée
qui mourait de faim, on dépeça les chevaux et les
bœufs, morts Et puis, manger...
il
le
long des routes.
n'y eut
même
plus de bêtes crevées à
68
A
kilomètres de
trente
Priszrend, je
arrêté, avec les soldats, auprès d^un
«
berge albanaise), afin de laisser passer
m'étais
han
»
(au-
Tartillerie,
que Ton tentait encore de sauver en attelant quatre
ou
six
bœufs à chaque pièce.
Depuis une quinzaine de jours, des milliers des milliers de fugitifs s'étaient arrêtés
mourant de faim,
soldats, et la
fouillaient
dans
et
là,
et les
le
fumier
boue, pour y chercher quelques détritus négli-
gés par leurs devanciers.
L'un d'eux trouva un gros de
l'ivoire
;
il
s'accroupit à
os, sec et net
mon
comme
côté et tenta de le
ronger; ses dents grinçaient en vain sur la surface polie, sans parvenir à l'entamer; mais, acharné,
il
rongeait toujours... affolé par la faim.
* *
Le 23 novembre,
je
*
où
suis à Priszrend,
les
troupes et les fugitifs se sont accumulés pendant les jours
La
précédents.
veille, le quartier général, arrivé
depuis
le 17
J'apprends que
Rachka
et
dans
la ville
novembre, a brûlé ses archives. les
Austro-Allemands ont occupé
Novi-Bazar,
le 19,
presque sur mes
lons. Ils sont déjà à Mitrovitsa.
ta-
LES SUPRÊMES EFFORTS POUR SAUVER LA PATRIE 69
Le canon tonne, tout proche, au nord
et à Test,
eux aussi, avancent rapidement.
et les Bulgares,
Je monte à la citadelle, dont les fortes murailles
sont les derniers vestiges du château, élevé
Tan 1200, par Tempereur Douchan,
le
en
ici,
Gharlemagne
serbe.
Au-dessous de moi coule tueuse
à
;
l'est,
la Bistritsa torren-
dans un couloir creusé entre des ro-
chers abrupts, culminent les cimes de la chaîne
du
Char, toute couverte de neige et qui élève sa haute barrière
entre nous et les Bulgares, installés
à
Tétovo.
Sur
la
gauche,
ration turque et
dont
le
le
cin-
clocher d'une église orthodoxe.
se cache
une chapelle catholique,
prêtre est subventionné par l'Autriche.
C'est la dernière étape. force
agglomé-
albanaise, d'où émerge, parmi
quante minarets,
Dans un coin
la ville apparaît, vaste
Tous ceux qui ont eu
d'échapper à l'ennemi sont entassés
la
dans
Priszrend.
Le a5 novembre, Prichtina.
Le
les
même
Austro-Allemands sont à
jour, les Bulgares occupent
Lipliane avec deux divisions les
premiers,
ils
rejoignant avec
enferment dans un encerclement
complet tout ce qui Ils
et, se
est
demeuré en Serbie.
ne sont plus qu'à dix heures de marche de
Priszrend.
La route du Monténégro
est coupée.
70
Celle de Dibra, vers Monastir, Test également les
Bulgares sont à Prilep
et
;
car
descendent vers cette
ville.
L'exode suprême va s'achever par l'effroyable traversée de l'Albanie, à laquelle le
serbe
et
acculés!...
ce qui
reste
Gouvernement
des armées
se
trouvent
A TRAVERS L'ALBANIE
VERS LES ALPES D'ALBANIE
VERS LES ALPES D'ALBANIE
Le 24 novembre, la situation désespérée. Le flot précipité qui mois a
laissé,
dans
à
Priszrend est
fuit
depuis deux
la ville, cent à cent
cinquante
mille pauvres gens atFolés, affamés, épuisés.
draient,
eux
mar
ne I^peuvent plus.
Il
:
ils
aussi, fuir encore, s'évader
vou-
n'y a plus de service sanitaire; les blessés,
livides et silencieux, couverts
au milieu de les
Ils
du cauche-
la foule
de sang
et
de boue,
désespérée qui se presse par
rues, errent au hasard jusqu'à l'épuisement^
Il y a des spectacles navrants, des Ton ose à peine évoquer. Affolées d'horreur, des mères, pour essayer de sauver un enfant, en ont abandonné un autre. Des petits
jusqu'à l'agonie. scènes que
êtres,
çà et
là, s'affaissent et
meurent
peine; on ne s'en préoccupe pas.
;
Un
on
les voit à
accablement
général, une torpeur d'angoisse et d'indifférence
pèse sur tous les cœurs et nulle souffrance ne trouve plus personne pour la prendre en pitié.
Nous ne pouvons plus
tenter d'échapper à l'en-
76
nemi que par une unique
issue, celle de Priszrend
à Scutari, à travers cette Albanie
du nord, aux
montagnes désolées, couvertes de neige,
et
que
peuplent à peine quelques tribus, toutes hostiles, d'ailleurs. Il
faut détruire les dernières automobiles, toutes
les voitures, tout le train des équipages.
terrer Il
ou
faire sauter les
faut anéantir tout le
canons
Il
faut en-
et les munitions.
matériel,
pour
qu'il
ne
tombe pas aux mains de Tennemi.
On
ne peut plus songer qu'à sauver des vies
humaines
!
Dans un épais massif de cimes gorges profondes, xante-dix d'étroits
va
il
kilomètres,
çscarpées,
falloir franchir
sans
autres chemins
à peine tracés, par où
sentiers
aux
cent soi-
il
que est
impossible d'espérer évacuer autre chose que des
hommes, un à un. Les femmes et
les enfants,
qui ont réussi, au
prix de quels efforts, à se traîner jusqu'ici, ne
pourront plus nous suivre
prême Les !
terribles
dans
cet
exode su-
Alpes albanaises sont réputées
si
infranchissables qu'au cours des cinq siècles de
la
domination turque jamais l'armée ottomane n'a
osé s'y aventurer
I
Et un morne désespoir pèse sur détresse des réfugiés.
la
masae en
1
/ /i.
\
77
* *
Au
*
milieu de la panique générale,
colonel
le
Fournier, notre attaché militaire, a réussi à rallier toutes les missions françaises qui se trouvaient en Serbie.
Seule, notre mission sanitaire a eu le temps de partir
En
pour
le
Monténégro, via Diakovitsa-Ipek.
hâte, le colonel Fournier réunit et groupe les
autres missions
sans
Il
fil,
comme Tarmée
contraintes, matériel.
—
en forme
niers jours
mécaniciens automo-
aviation,
:
bilistes, télégraphie
qui, toutes, ont été
serbe, de détruire leur
c'est Taffaire
des trois der-
que nous passons à Priszrend
—
un
unique détachement.
Une
partie de la mission d'aviation
l'appel.
Au
départ de
camions automobiles, atelier
de
Rachka, en
trois tracteurs et le
l'escadrille sont restés
tombés dans
manque effet,
les précipices
à
deux
camion-
en panne ou sont
qui bordaient la route
de Mitrovitsa.
On
avait décidé
chines-outils
du
de sauver au moins
les
ma-
camion-atelier et de les trans-
porter sur des chariots, tirés par des bœufs,
Priszrend, mais les
hommes
à
chargés de ce sauve-
tage furent surpris par la marche rapide de l'en-
l'agonie de la SERBIE
78
nemi
que
et n'eurent
de
inutilisable et
le
le
temps de rendre
le
matériel
noyer dans Tlbar.
La tempête de neige
les a
empêchés de gagner
Priszrend avant l'encerclement, mais on a pu encore télégraphier à leur chef,
le
capitaine observa-
teur Tulasne, de les rassembler et de s'échapper
avec eux, par
Monténégro, d'où
le
ils
devront
nous rejoindre à Scutari. Cependant^ est
détachement français s'organise.
le
curieusement hétérogène
:
Il
3 marins, 94 méca-
niciens automobilistes, i25 officiers et
hommes de
l'escadrille d'aviation, 5 télégraphistes
de T. S. F.
Le personnel
est,
de ses aptitudes.
chevaux de bât
bien entendu, utilisé au mieux
Une commission pour est
formée avec deux
capitaine de hussards lerie
Mavet
l'achat de
officiers
:
le
et le capitaine d'artil-
Mortureux, tous deux observateurs de
l'esca-
drille d'aviation.
Étant donnés
les circonstances
et
l'affolement
général, tout doit être fait en dehors des Serbes,
qui ne sont pas en état d'apporter un concours cace.
Tous
les officiers
effi-
ont réuni leurs ressources
pécuniaires pour cet achat de chevaux et pour l'achat des vivres et de l'avoine.
On
rassemble ainsi
18.000 francs.
Dans l'entassement de Priszrend, où
la
foule
affamée des réfugiés cherche à acheter n'importe
79
quoi à n'importe quel prix, ce ravitaillement est
une tâche à peu près impossible. Enfin, on réussit
un peu
à trouver
Tok
suivra
d'avoine, que l'on paie
un franc
25o), et dix moutons, dont le troupeau
(i''8
détachement
le
et lui fournira la
viande sur
pied.
Gomment à bras ?
évacuer
les
malades? Les transporter
n'y faut pas songer. Cependant, personne
Il
ne peut admettre
l'idée
encore six aéroplanes voler, bien
!
de
les
abandonner.
Il
reste
Six aéroplanes capables de
que, depuis deux mois et demi,
ils
soient restés, nuit et jour, sous la pluie et la neige
Le colonel Fournier décide de
s'en servir
!
pour
transporter, par la voie aérienne, les malades les
moins
valides, à Scutari... Ainsi fut fait, et,
première
fois, je
crois,
tâche des services sanitaires
Un
et
où
le
s'est
approché
la ville,
où
il
et le
sème
la
désespoir augmente.
un revolver, qu'il a pour un morceau de galette de
blessé cherche à troquer
trouvé sur la route,
maïs
la la
!
Pendant ce temps, l'ennemi canon tonne aux portes de panique
pour
des avions assumèrent
:
«
Une
belle acquisition
pour qui veut se
l'agonie de la SERBIE
80
suicider proprement!
dit-il
»
pour
valoir
faire
Tobjet.
Le Gouvernement doit le suivre
est parti.
Le quartier général
demain 26 novembre.
Après une revue en tenue de campagne, arrimés sur les chevaux, passée par cadrille, le
commandant
chement français
le
les bâts
chef de Tes-
aviateur Vitrât, le déta-
est, lui aussi, prêt
à se mettre
en route. Prêt est une façon de parler. Personne, en n'est entraîné à la
effet,
marche à pied. Nous n'avons pas
de tente ni aucun moyen de campement, devrons franchir, dans
la neige,
et
nous
des cols à mille
mètres d'altitude.
Pas un homme, parmi nous, qui
ait
l'habitude
des montagnes, et ce que nous allons tenter est autre chose qu'un raid de chasseurs alpins et n'a
jamais été réalisé par aucune troupe. Tous, enfin, officiers et soldats, sont
dans
le
plus grand dénue-
ment et, déjà, dans un état de fatigue extrême. Néanmoins, nous espérons que « ça marchera quand même », car nous avons tous la ferme volonté de nous tirer de là et d'éviter la catastrophe, c'est-à-dire d'être faits prisonniers.
Cinq infirmières françaises attardées, qui n'ont
pu
partir par le
Monténégro avec
taire et qui préfèrent risquer la
la
mission sani-
mort plutôt que de
VERS LES ALPES D^ALBANIE
8l
tomber aux mains de l'ennemi, ont demandé à partager nos dangers et nos fatigues, et elles y ont été autorisées.
A la pointe
du jour, part
le
convoi des chevaux
:
soixante-dix pauvres bêtes peu solides, épuisées
déjà par près de deux mois de retraite continuelle.
Nous
le
rattraperons demain, 26 novembre, avec
les derniers autos et tracteurs qui
nous transporte-
ront par la route encore praticable jusqu'à
Lioum-
Koula. Là, nous détruirons ces véhicules,
et alors
il
nous faudra tenter d'effectuer à pied
la traversée
redoutable de l'épais bourrelet de chaînes, réputées inaccessibles, qui nous sépare de la côte de l'Adriatique.
AGONIE DE LA SERBIE
LE CALVAIRE DES EXILÉS
LE CALVAIRE DES EXILÉS
De Priszrend
Nous
à Brouti, 26
voici en Albanie
!
novembre
igiS.
Le'pays, dès les premiers
kilomètres, apparaît sauvage, inhospitalier, désolé,
lui-même
et le ciel
Dans un jour
est hostile
triste
et
!
gris,
nous avons quitté
Priszrend, à six heures du matin, par la vallée de la Bistritsa. les
mêmes
A
peine hors de
la ville, j'ai
sinistres spectacles
retrouvé
de misère, de mort,
de désespoir, qui hantent mes regards depuis bientôt
deux mois que
j'erre le
long des chemins de la
douloureuse retraite Voici, de nouveau, des cadavres sans sépulture,
abandonnés au hasard de le sol, le bétail et les
la route. Voici,
tures brisées, des chariots
renversés.
Dans
jonchant
chevaux morts, voici des voi-
du
le froid glacial,
train des équipages
rôde une effroyable
odeur, fade, écœurante...
Les
a
koulé
»
(fermes albanaises) se font bientôt
de plus en plus rares. Sans fenêtres,
elles
ne pren-
nent jour que par d'étroites meurtrières percées
86
à plus de
deux mètres du
forteresses,
sol, et
sont de véritables
aux portes bardées de
fer et d'aspect
menaçant. Soudain,
la
route a atteint la vallée du
Drim
nous changeons de région,
neige
Blanc.
Comme
nous a
pris. Elle
nant, que
tombe sans
le filet brouillé
trêve,
si
drue mainte-
des flocons nous empêche
de voir à trente pas devant nous; sur de
noie,
sa
blancheur frissonnante,
épaves macabres de
la
le sol, elle
toutes
les
la guerre...
* *
Cependant, voici
le
*
pont de Lioum-Koula, très
curieux à voir, avec sa cambrure abrupte au-dessus
du le
torrent qui vient se jeter dans
point terminus de la route
et,
le
Drim. C'est
là
en conséquence,
de notre voyage en auto.
Dans tit la
le
couloir resserré, où, à cet endroit, abou-
route, entre la
montagne
et la rivière,
nous
retrouvons notre convoi de chevaux, qui, au complet,
nous attendait, sous
Une
la
tourmente de neige.
division serbe, la division combinée, s*est
arrêtée au m.ême endroit. Elle aussi, pour échapper à l'ennemi, va chercher
un refuge dans
l'inextri-
cable massif des Alpes albanaises.
Notre détachement
—
les
missions françaises
—
1^
LE CALVAIRE DES EXILES
87
s*organise définitivement, mais non sans difficulté,
Tencombrement des troupes, qui
au milieu de
obstruent presque entièrement
dant qu'on procède au
l'étroit défilé,
pen-
devoir de détruire les
triste
autos et les tracteurs, en les culbutant dans
le
Drim. L'un après Tautre,
les véhicules
hauteur de dix mètres
achève d'anéantir sous
les
flots.
opaque fumée
et
se
les débris
tombent d'une
brisent. L'incendie
qui n'ont pas disparu
dans une
Les flammes brillent noire, les explosions des
pneuma-
tiques et des réservoirs d'essence se succèdent... Et
nous nous mettons en route, à pied, sous
la neige,
qui tombe toujours à gros flocons...
Homme le
par
homme, maintenant, nous
suivons,
long de la rive gauche du Drim, un étroit sentier
escarpé en montagnes russes. C'est, paraît-il,
le
dernier vestige de la via ^Egnatia, l'antique route
de pénétration romaine qui, avec celle de Durazzo,
par Elbassan, servait jadis de voie de pénétration
de
la côte
Et voici merveilles
de l'Adriatique vers le
de
la
Macédoine.
premier des deux ponts des Vizirs, l'architecture
turque
des
temps
passés. Bien peu d'Européens les ont traversés. effet, d'il
En
nul voyageur étranger, avant la victoire serbe
y a deux ans, n'avait jamais abordé et de Mirditie.
tagnes de Liouma
les
mon-
88
Figurez- vous un
haut que
est plus
W renversé;
un des jambages
mais
l'autre,
forment tous
ils
deux des angles presque droits, et atteint rivière.
pas
la
le
plus élevé
une soixantaine de mètres au-dessus de
la
L'admirable légèreté de l'ensemble n^exclut
Depuis combien de
solidité.
siècles,
en
ces vestiges d'une opulente civilisation dis-
effet,
parue sont-ils abandonnés
sans aucun entre-
ainsi,
tien?
Cependant,
la traversée est
lade, et fort périlleuse.
nous aveugle
et
nous
Un
Il
;
dissimule de
elle
cheval et deux
fois,
hommes,
queue de
la bride et l'autre la
mal, se hasardent seuls, à la et la
une véritable esca-
voie est étroite, la neige
fait glisser
nombreuses crevasses. dont l'un tient
La
l'ani-
dans l'ascension
descente de chacun des arceaux.
nous faut plus de deux heures pour franchir
Nous nous en tirons enfin sans mais non sans incidents, car nous
ce passage difficile.
accidents graves,
manquons d'expérience, principalement pour arrimer avec solidité les bagages sur les bâts des chevaux.
Au
milieu d'un paysage
nous suivons ensuite
A une teur
affreusement désolé,
la rive droite
heure après-midi, nous parvenons à
du confluent où, réuni avec
forme
du Drim Blanc.
le
grand Drim, dont
le
les flots
Drim
la
hau-
Noir,
il
tumultueux se
LE CALVAIRE DES EXILÉS
précipitent, après
89
une large boucle au nord, vers
Scutari.
Quarante kilomètres ont été franchis depuis
le
matin, grâce au parcours effectué d'abord en automobile. Pour aujourd'hui, nous nous en tenons
Nous sommes trempés des pieds la
là.
à la tête, tant
tempête de neige, qui n'a pas cessé une minute,
est violente.
Il
nous faut bivouaquer dans
la
couche
blanche, épaisse de plus de trente centimètres, qui
couvre
le
champ où nous nous
arrêtons.
* *
*
Derrière nous,
Lioum-Koula,
le
le
quartier général est passé à
voïvode Putnik, malade, étant
transporté à bras, dans une chaise à porteurs fabri-
quée par ses soldats avec une caisse de voiture.
Une heure au
même
que deux
plus tard,
point.
le roi
Pierre
Le vieux souverain
officiers
d'ordonnance.
coupé une branche d'arbre
et,
— dans
le
même
le sentier
de
sentier l'exil.
* *
*
est arrivé
Un
soldat lui a
sans escorte, aidant
de ce bâton sa marche chancelante, à pied, dans
P"^
n'avait avec lui
il
s'est
engagé,
que nous avons
suivi,
l'agonie de la SERBIE
90
Cependant,
transis, grelottants, les doigts para-
lysés par le froid,
Les
feuilles
nous tentons d'allumer des feux.
mortes
et le bois sont
trempés de
neige fondue. Pendant trois heures, en vain nous
nous époumonons à
souffler,
de toutes nos forces,
dans une fumée suffocante, avec l'espoir de jaillir la
faire
flamme.
Enfin, les feux prennent et piquent l'obscurité de
lueurs mouvantes. Le
camp s'anime comme une
fourmilière, et chacun travaille.
On
soigne les chevaux,
quent à
l'appel.
dont trois déjà man-
L'un d'eux, malheureusement un
de ceux qui portaient
les vivres, est
tombé dans
le
Drim. On organise des popotes de fortune. Puis, assis
sur des tas de paille de maïs jetés sur la
neige, nous formons cercle autour de chaque foyer,
qui nous enfume mais qui nous réchauffe et nous
sèche un peu.
Vers
la nuit, la neige,
heureusement, a cessé de
tomber. Alors, nous avons pu apercevoir, à une centaine de mètres, le village albanais de Brouti,
misérable, aux trois quarts ruiné, et dont, jours, les habitants ont, paraît-il,
y a six massacré quail
Nous faisons bonne garde. D'ailleurs, bien peu d'entre nous espèrent pouvoir dormir. Ainsi que moi, mes compagnons ne
rante-cinq Serbes.
possèdent plus que des équipements bien incom-
LE CALVAIRE DES EXILES
plets.
La plupart n'ont pas de
même
pas de couvertures.
Ça
On
ira!...
d'un feu.
tente et
beaucoup
tout à coup, une chanson s'élève
Pourtant, ((
QI
les
aura
/... »,
:
chante-t-on auprès
Et un autre ténor, à l'autre bout du
bivouac, répond qu'
connaît une blon...de
il
((
»...
Ce sont nos chansons, des chansons de France,
du moment, toute
et toute fatigue, toute souffrance
appréhension des lendemains
redoutables s'éva-
nouissent pour faire place à la gaieté et à l'espoir...
*
;
«
Pourvu,
me
soudain
dit
le
colonel Fournier,
que nous ne soyons pas bloqués par les
la
montagnes, dont nous n'aborderons
traversée que
demain
La question des l'inquiète.
Ils
biscuits
la terrible
»
vivres, plus
sont
exemple, en chiffres
!
neige dans
que toute autre,
Nous n'avons, par que deux cents kilos de ronds, rares.
pour deux cent cinquante hommes... Et
cette traversée redoutable, d'après les estimations les plus optimistes, doit
durer au moins cinq jours
Or, elle dura huit jours
!
!
SUR LA ROUTE DE L'ÉPOUVANTE
SUR LA ROUTE DE L'ÉPOUVANTE
De
Après
la
Brouti à Spach, 27 novembre.
première étape, relativement
facile,
nos
épreuves vont croître sans mesure.
La pour
nuit glaciale et
humide a
la majorité d'entre
privilégiés qui ont
nous
été et,
une nuit blanche
pour
quelques
les
pu dormir un peu sous
la
demi-
douzaine de tentes constituant tout notre campe-
ment,
a sonné à quatre heures.
le réveil
Il fait
Le branle-bas commence. En
nuit noire.
même temps
la
neige maudite reprend et multi-
plie les difficultés.
Le chargement des chevaux
sur-
tout est particulièrement pénible. Enfin, à six heures et demie,
blafard
commence
départ s'effectue en
La
quand un
petit jour
à hésiter dans la tourmente, le file
neige a nivelé
le
indienne. sentier, Tavant-garde
de
colonne y enfonce jusqu'aux genoux, et nous n'avançons qu'avec une peine infinie... et avec notre
quelle lenteur
I
Après deux heures de cette marche fatigante, nous apercevons
le
second pont des Vizirs. Celui-ci a
96
trois arches à pic.
Sa traversée, plus périlleuse
encore que celle du premier pont, ne s'effectue pas sans de nombreuses chutes. Pourtant, un cheval
seulement tombe dans s'il
le
Drim, mais
n'a pas entraîné avec lui les
s'efforçaient de le débâter et Il
de
c'est miracle
deux hommes qui le relever.
disparaît dans la rivière qui, entre les berges
blanches, semble rouler des flots d'encre. Avec lui
nous perdons cent kilos de pommes de
une catastrophe
Le pont
terre. C'est
!
passé, toujours dans la tourmente de
neige qui nous cingle au visage et nous aveugle,
nous suivons une nouvelle
Drim, dont sentier
le
lit
fois la rive
se resserre
gauche du
de plus en plus. Le
grimpe en pleine roche. Dans l'escalade
et
surtout dans la descente glissante de ses lacets abrupts, les pertes de chevaux se multiplient, soit qu'ils roulent
dans
les ravins
qu'ils s'abattent, épuisés,
avec leur charge, soit
pour mourir sur place.
Nous n'avançons plus qu'à
tout petits pas et
notre colonne s'allonge démesurément. Autour de
nous, aucun être humain, aucun symptôme de vie ne se montre, et cette solitude elle n'est
qu'à tout
nous angoisse... Mais
Nous sommes épiés. Voici moment, comme un signal, quelque coup
qu'apparente.
de feu éclate que répercute l'écho des grands rochers déserts.
SUR LA ROUTE DE l'ÉPOUVANTE
97
Cependant nous atteignons sans incident, vers heures et demie de Taprès-midi,
trois
de Spach,
murs
et
aux
le petit
hameau
maisons, trois cahutes plutôt, aux
trois
toits lézardés, bâties
au bord du Drim.
Depuis neuf heures nous marchons sans avoir rien
mangé
et
nous sommes harassés. Hélas
impossible de faire halte, car est attendu là.
Nous devons
le
!
il
est
quartier général
continuer.
* *
*
Le Drim s'enfonce dans une ravine de rochers qui Tenserrent
si
même pour un
étroitement qu^il n'y a plus place
sentier de chèvres, et nous nous
engageons en pleine montagne. Cette fois on grimpe dur, pour arriver enfin, à la nuit tombante, près de la lisière d'un bois, sur petit plateau situé
un
au milieu d'un cirque de hau-
teurs escarpées.
Nous camperons
là,
dans
la
accumulée depuis deux jours,
neige encore, qui,
atteint
une épaisseur
de près d'un demi-mètre. L'étape a été extrêmement pénible. sont les et
hommes qui n'ont
Nombreux
déjà plus de chaussures,
tous ne sont pas arrivés jusqu'ici. L'arrière-
garde, avec
le
capitaine Mortureux, les rassemble;
mais, surprise par la nuit, elle reste à Spach, où AGONIE DE LA SERBIE
7
le
l'agonie de LA SERBIE
g8
quartier général ne parviendra pas ce soir.
nous rejoindra demain, avant
Le quartier général
le
Elle
départ.
avait prévu des étapes
sem-
blables aux nôtres, mais, dans la tempête déneige, il
a ralenti sa
marche
Nous ne pouvons car nos vivres, je
et
nous
pas, en
l'ai dit,
le
semons
((
ferme.
»
perdre de temps,
effet,
sont insuffisants.
Il
nous
marcher quand même, passer coûte que coûte, sinon ce sera la mort horrible par la faim qui nous
faut
guette dans les montagnes où nous
sommes
à peine
engagés.
Gomme
hier,
pour allumer est
nous éprouvons
les pires difficultés
les feux, et la nuit
depuis longtemps
profonde quand nous réussissons enfin à obte-
nir,
au milieu de beaucoup de fumée, quelques
flammes.
Pas d'eau au bivouac. Pour boire^ fondre
la
neige
I
Le
que, malgré notre fatigue effroyable^
défendu de dormir. Pourtant, nous nués,
mes yeux se ferment malgré
la nuit
faut faire
il
froid est terrible^ si terrible
nous resterons
il
nous
sommes
est
exté-
moi... Mais toute
éveillés, blottis
autour des
flammes vacillantes que nous ravivons sans relâche, pour attendre
le
jour comme une délivrance,
où nous reprendrons notre route peu
le
étreint
froid mortel
nos épaules
1
et
le
jour
secouerons un
qui raidit nos
membres
et
LE RAVIN DE LA MORT
LE RAVIN DE LA MORT
De Spach Réveil
(?) et
à Fléti, 28 novembre.
départ aux
mêmes
heures que
la
veille.
Nous
voici en pleine
montagne. La neige, qui a
cessé de tomber, est durcie par la gelée
couche de verglas, plus dangereuse que
même, la recouvre. De plus, en pleine
route, au sortir
:
une
la glace
du plateau où
nous avons campé, nous devons suivre une arête éboulée
par place. Des
tranchante
et
glissent et
tombent dans
le ravin.
chevaux
Nous piétinons
sur place pendant plus d'une heure.
Ce dangereux passage
franchi, la rude ascension,
par des lacets sans nombre, commence vers
mier
A
le
pre-
col.
midi, au
sommet du
col qui aboutit à
un vaste
plateau boisé de chênes nains, nous faisons halte
pour permettre à Tarrière-garde de
A perte
rallier.
de vue, une multitude de cimes plantent
dans Tazur du
ciel
Sous
qui Tinonde, resplendit à nos yeux
le soleil
leurs rudes pointes étincelantes.
L AGONIE DE LA SERBIE
102
le
formidable chaos de neige qu'il va nous
traverser...
Les ouvertures des précipices
falloir
et
des
abîmes sans fond y mettent seules leurs taches sombres.
Quelques fermes misérables s'étagent à portée de
sur les pentes les plus proches
fusil
mes au hameau de
—
les
nous som-
premiers êtres humains que nous rencon-
trons
— nous entourent. Quelle
leur
et quelle
!
:
Sakati, dont les rares habitants,
Sous
pauvreté
vie solitaire est la
!
la bise glaciale qui bleuit leurs visages, ils
sont à moitié nus,
chacun a un
mais
fusil
des cartouches. Avec autant de curiosité que
nous étions une race
d'êtres inconnus,
ils
minent, pleins de malveillance. Seule notre colonne leur impose
aux
isolés
le
respect
;
et si
nous exa-
la force
de
mais malheur
I
Nous réussissons pourtant, après de longues palabres, à leur acheter un peu de foin pour les chevaux. *
Nous
repartons.
Nous descendons maintenant
par des couloirs de neige glissante. Puis, faut
remonter
moins,
le
le lit
d'un torrent
et,
il
nous
vingt fois au
traverser, d'une rive à l'autre, dans l'eau
glacée jusqu'au-dessus des genoux,
et,
chaque
fois,
LE RAVIN DE LA
MORT
nous chaussent
la bise et le froid
et
I03
nous culottent
immédiatement de glace. Déjà, hier après-midi, nous avions rencontré des
cadavres raidis par
le froid et
drapés de neige ; mais
dans ce ravin, quels spectacles d'épouvante!...
Sur
deux
les
cadavres
et,
rives,
Les cadavres
!
pitié,
mais ces agonisants
En «
un
voici
opantsi
peu à peu,
ses pieds
:
s'est
fin...
émous-
1
sont gelés
dans ses
qui ne sont plus qu'un bloc de glace.
»
Ses mains gonflées sont énormes. Résigné, la
!
nous en avons tant vu depuis tant
de jours, que notre sée,
des cadavres, encore des
chose plus affreuse, des moribonds
Seuls, ses
il
attend
yeux vivent dans sa face déjà
morte, ses yeux qui nous regardent pendant que
nous passons... Voici, plus
une
toile
de tente sur
pieds de glace.
Il
loin,
un pauvre vieux,
les épaules. Il
me montre
ses
me parle. Je ne le comprends pas. mon geste inutile, je lui tends
Bien que je sache
un
Ce
biscuit.
n'est pas cela qu'il veut.
avec une peine infinie
,
se
lève
Sa main,
lentement
,
son
doigt tendu m'indique ce qu'il désire. Je regai'de et
comprends Il
ver
!
me demande de
l'achever d'une balle de revol-
!
Je passe en hâte. Voici d'autres morts, d'autres agonisants... en voici d'autres encore...
io4
homme,
Près du cadavre d'un tout jeune ans à peine, qui,
coudes, est mort face au
que ses yeux restés
ciel
béants semblent encore implorer traîne. les
Il
— un
soldat se
est incapable de se tenir debout, mais sur
genoux
avancer.
vingt
buste raidi et soulevé sur les
le
mains,
et les
essaie de continuer à
il
n'a plus de chaussures et les plantes de
Il
ses pieds, décollées,
pendent
comme
des semelles
arrachées...
Que
faire
pour ces malheureux qui meurent de
faim ou de froid dans cette solitude glacée ?
Pendant deux heures, tout
le
long du ravin, de
ce terrible ravin de la mort, l'épouvante et l'horreur
nous accompagnent
et,
à chaque tournant, derrière
chaque rocher, nous guettent.
*
Enfin la nuit tombe.
lagement, car affreuses, et
elle
*
Nous
l'accueillons avec sou-
nous cache toutes ces visions
nous arrivons au
On nous annonce que
ce
ce
han
en
han
»
de
Fléti.
est réservé
pour
le
une demi-heure
prince héritier.
Il
après nous.
nous apparaît amaigri, mortelle-
ment
triste
davantage il
!
la
Il
arrive,
Chaque
jour,
il
effet,
a vu sa patrie devenir
proie des envahisseurs.
est contraint
de
fuir
devant eux.
Gomme
nous,
LE RAVIN DE LA MORT
même que
Notre situation ce soir est la précédents.
Il
va nous
105
les
jours
après cette pénible et
falloir,
longue étape, passer une troisième nuit sans abris. Il
gèle à i5° et
un vent
glacial souffle en
tempête
dans l'espèce de couloir où nous campons.
Les quatre médecins nier,
Dumas
et Biscos
—
docteurs Petit, Gar-
les
— qui font
détachement, déclarent que
c'est la
pour certains d'entre nous,
partie de ]notre
mort inévitable
les plus faibles
plus épuisés. Le colonel Fournier
démarche auprès du prince nos malades à coucher dans
Pour
ou
fait alors
les
une
héritier, qui autorise le
han, près de
lui.
moi, je passe encore une nuit blanche près
d'un feu de bois, dont
la
fumée, que
le
dans toutes les directions, m'aveugle. chaussures,
mes chaussettes
vent chasse
Dans mes
collées ne sont plus
qu'un bloc de glace. Les vivres, l'eau dans dons, tout est gelé.
les bi-
SUR LA MER GLACEE DES CIMES NEIGEUSES
SUR LA MER GLACÉE DES CIMES NEIGEUSES
De
Fléti à Arci,
29 novembre.
Rien ne peut donner une idée de
monotonie
la
désolée et angoissante du massif albanais, véritable
mer
glacée de cimes neigeuses, dont la traversée,
dans
les conditions efTroyables
où nous reffectuons,
exige de chacun de nous une force de résistance
physique
morale réellement surhumaine.
et
Les rares autochtones qui Taffrontent^
— encore
ne la tentent-ils jamais, ainsi que nous y contraints,
aux approches de
l'hiver,
sommes
— ont
des
paroles significatives pour se saluer lorsqu'ils se
rencontrent. «
A. Kéni mujt?
»
(L'avez-vous pu?) est
la
ques-
tion. «
Po, Kadal, Kadal
tement, lentement
»
»,
Au
:
«
Oui, len-
est la réponse.
Chacune de nos étapes précédente.
c'est-à-dire
est plus pénible
que
la
cours de cette journée nous traver-
IIO
l'agonie de la SERBIE
du
sons,
dure de ce désert
reste, la partie la plus
de montagnes.
Dès
le
réveil,
qui sonne à Theure habituelle,
nous constatons qu'une trentaine d'hommes du détachement ont
comme
les
pieds
gelés.
souffrent
Ils
des damnés. Beaucoup aussi ont les mains
couvertes d'ampoules produites par les brûlures du froid.
Le prince
héritier
Alexandre sort du
— —
cavaliers de la
dans
les
ne
le
».
il
s'éloigne, à pied,
premières lueurs du jour levant.
Deux de dehors,
Garde royale,
han
«
une douzaine de
Suivi de sa misérable escorte,
ses soldats, qui ont
comme
dû passer
nous, faute de place dans
suivront pas.
Ils
sont
la nuit
han
le «
»,
à vingt mètres à
là,
peine de notre bivouac. Étendus devant les cendres
de leur feu
éteint,
on pourrait
dorment encore, mais,
qu'ils
vêtements durcis par
croire,
raidis
la gelée, ils
de
loin,
dans leurs
sont immobiles à
jamais. Les malheureux, harassés de fatigue, tous
deux
seuls devant leur feu, n'ont pas eu la force de
veiller,
comme nous
Le sommeil
l'avons
fait,
les a saisis et puis,
cette nuit encore.
sans
même
qu'ils
s'en s'aperçussent, la mort.
Nous nous mettons en route
à notre tour, mais
pour stopper presque aussitôt devant un précipice, sur lequel
un pont suspendu
—
deux
troncs
SUR LA MER GLACEE DES CIMES NEIGEUSES
d'arbres branlants
—
est jeté.
La
III
traversée est im-
possible, une épaisse couche de glace recouvre
troncs. Trente mètres au-dessous, dans
les
un amas de
roches éboulées, bouillonne un torrent impétueux.
A
un passage, un escala pente verticale du
la pelle et à la pioche,
lier plutôt,
dans
est creusé
pour frayer un chemin aux chevaux qui,
ravin,
dans Teau glaciale où on
dé-
les force à entrer, se
bâtent et se cabrent.
Le colonel Fournier, toujours en traîné par le
remous
nous
les
Enfin,
tête,
commandant
est en-
Vitrât s'é-
bute dans les roches
et dispa-
Pendant quelques instants
d'effroi,
lance à son secours, raît, lui aussi...
le
;
il
croyons perdus... s'agrippant
aux arêtes des roches,
ils
réussissent à atteindre, mais déchirés et meurtris, la rive
opposée.
J'ai réussi,
cependant, à traverser
l'étreignant des bras et des
jambes
et
le
pont en
en
me
traî-
nant lentement.
Tandis que l'on continue à
vaux dans
le torrent, le reste
mon exemple
et,
faire
passer les che-
du détachement
sans encombre, franchit,
suit
comme
moi, cet endroit périlleux.
Nous attaquons
ensuite l'ascension du col de
Tchafa-Malit (945 mètres). Le temps est froid
extrêmement
vif,
âpre et coupant.
clair, le
Comme
I 1
l'agonie de la SERBIE
2
les jours
précédents, des cadavres, dans leurs vête-
ments de glace, bordent notre chemin.
On monte, on monte ment Téquipe de tailler,
ciels.
A
dans
la
A
sans arrêt.
chaque mo-
pour pouvoir avancer,
tête doit,
couche glacée, des degrés superfi-
sa suite, nous passons.
une attention soutenue
A
d'esprit continuelle.
Il
nous faut avoir
une tension
et qui exige la
moindre distraction,
le
pied glisse... et nous côtoyons, sans relâche, des précipices
La
!
lente ascension
nous semble interminable.
Mais enfin, dans l'après-midi, nous atteignons
sommet du col dangereuse
et
nous commençons
et plus
Notre but est
han
le «
la
descente plus
pénible encore que la montée.
aucun renseignement sur nous marchons à
la
d'Arci.
»
Nous n'avons
la direction
boussole,
et,
à suivre
que nous demandons,
fois,
en
avec inquiétude,
si
nous ne nous égarons pas, quelqu'un en crie
:
«
Un
cadavre!
»
;
cependant, nous
ne risquons pas de nous perdre. Chaque effet,
le
tête s'é-
Ce sont ces jalons qui nous
sommes dans la bonne route Nous rencontrons deux larges torrents, qu'il
indiquent que nous
nous faut traverser à gué. Les chutes
I
s'y
produi-
sent nombreuses, car, en dépit de la marche, la fatigue et le froid terrible engourdissent nos
bres épuisés.
mem-
SUR LA MER GLACEE DES CLMES NEIGEUSES
Mes
me
bottes gelées
blessent, et
Il3
mes jambières
sont elles-mêmes des glaçons. Enfin, la tête de la colonne avec laquelle je mar-
che
comme
arrive,
nuit tombe,
la
au
«
han
»
d'Arci.
Pour la première lois, nous logerons sous un Pour la première fois, nous pourrons dormir
toit. Il
l
temps
était
si
:
une nuit blanche à
nous avions encore dû passer
la belle étoile, la
nous n'auraient jamais revu
manquent
à l'appel.
A
la
la
plupart d'entre
France. Beaucoup
queue de
la colonne, les
traînards n'en peuvent plus.
Nous apprenons que quinze chevaux aujourd'hui sont morts ou sont tombés dans les précipices.
Leurs convoyeurs, qui tentent de sauver^ au moins partiellement, leurs chargements, en transportant à dos
d'homme bagages
forces. Surpris
par
et vivres,
les ténèbres, ils
sont à bout de
demandent du
secours.
Le capitaine aviateur de Larenty, dont ments, de
les vête-
aux brodequins, sont une
la ceinture
cuirasse glacée, dans la nuit, repart,
muni d'une
lanterne, à la recherche des retardataires. Quelques
hommes Dans
de bonne volonté l'accompagnent. le «
tant bien
han
»
,
cependant, nous nous installons
que mal.
Les Albanais qui, en cas de non-paiement, nous AGONIE DE LA SERBIE
.
8
l'agonie de la SERBIE
Il4
ont menacés d'une attaque à main armée la nuit
même, ont léons,
—
exigé du colonel Fournier douze napo-
240 francs en
nous y abriter
Gomme
or,
—
pour nous
laisser
!
toutes ces auberges albanaises, ce n'est
pourtant qu'une vaste grange où Ton ne connaît ni bancs, ni tables, ni
lits. Il
même
n'y a
minée. La fumée des feux s'échappe, peut, par les crevasses des
murs
et
du
pas de che-
comme
elle
La
ver-
toit.
mine, par exemple, y abonde.
Néanmoins, nous nous y trouvons bien, quoique nous sommes enfumés comme des harengs.
Nous nous y trouvons même si bien que, après l'arrivée, à neuf heures, du capitaine de Larenty et des attardés qu'il amène,
ment
!
ils
— dans
quel état d'épuise-
sont en route depuis quinze heures
peu à peu notre garde
se relâche.
I
—
Bientôt, tous,
nous dormons, nous dormons d'un sommeil de plomb... Mais les Albanais, eux, veillent et rôdent, silencieux, invisibles... Et, au jour, je ne re-
trouve, de
Deux
mon
cheval,
que
le licol
tranché net.
autres chevaux, plusieurs harnachements,
des sacs et des caisses de vivres ont également disparu.
AUX SOUFFRANCES DU FROID S'AJOUTENT CELLES DE LA FAIM
AUX SOUFFRANCES DU FROID S'AJOUTENT CELLES DE LA FAIM
D*Arci à Pouka, 3o novembre.
Au
petit jour, je quitte le
«
han
»
d'Arci avec la
colonne.
Mes chaussures, que
j'ai
eu Fimprudence
de
mettre à sécher, cette nuit, près du feu, sont, ce
matin racornies
et
dures
comme du
bois. Je clopine
et souffre horriblement.
me volant mon cheval, m'ont même temps mes derniers bagages et mes
Les Albanais, en volé en
dernières provisions. Je n'ai plus rien.
Les vivres du détachement commencent à manquer! Il n'y a plus de biscuits que pour un jour... Et nous ne
sommes guère
traversée des
Scutari
qu'à la moitié de la
montagnes qui nous séparent de
!
Presque tous déchirés,
les
hommes
arrachés,
en
ont leurs équipements
loques.
Beaucoup sont
partis de Priszrend sans linge ni vêtements
de re-
change. Le lieutenant aviateur Maire, entre autres,
Il8
qui
l'agonie de la SERBIE
fait la
route vêtu seulement d'un pantalon et
d'une veste d'été, et qui n'a ni couverture ni manteau!
*
Et nos infirmières
!
*
Pauvres femmes
!
Affublées
des défroques militaires les plus invraisemblables, elles font
peine à voir, tant leur fatigue est extrême.
Cependant, avec une énergie surhumaine,
elles
même
elles
supportent nos terribles épreuves et les
supportent mieux que nombre d'entre nous.
Chaque
soir, à l'arrivée à l'étape,
s'en trouve toujours au
parmi
elles,
il
moins une qui puise encore
dans son admirable dévouement féminin
le
cou-
rage et la force de panser les plaies les plus douloureuses,
de donner quelques
soins
aux plus
malades, aux plus épuisés.
Ce matin,
le ciel est gris.
dégel qui nous permettrait
moins lentement tant,
La est
Serait-ce le dégel?
Le
peut-être d'avancer
et sans être obligés, à tout ins-
de frayer notre route dans
la glace ?
neige, en effet, s'est amollie, mais elle n'en
pas pour cela moins glissante.
Après avoir franchi un premier
torrent,
nous
abordons l'ascension pénible du col de Ani-Raps (889 mètres),
ttc/i.
(L,oaimuiiiquBe par Vltlunratiun)
LE CALVAIRE DES EXILES Derrière nous, le quartier général passe à Lioum-Koula. Le voîvode Putnik, malade, était transporté à bras dans une chaise à porteurs, fabriquée par ses soldats avec une caisse de voiture...
AUX SOUFFRANCES DU FROID...
IIQ
Le sentier escalade la pente avec parfois une 3o pour cent. Quelques chevaux
inclinaison de
tombent encore
et crèvent sur place.
Puis, à peine redescendus,
mencer
à
il
nous faut recom-
monter pour franchir un second
plus haut, celui de
col, le
Kar (964 mètres).
Officiers et soldats sont harassés. Ils ont tous les
pieds dans
un
état
affreux.
Le détachement
se
traîne. La colonne s'allonge démesurément et bientôt se trouve essaimée sur un parcours d'au moins
dix kilomètres.
De nouveaux chevaux
s'abattent. Les pauvres
bêtes sont, elles aussi, exténuées par la fatigue et
par l'insuffisance de leur nourriture.
Il
faut alléger
colonne. Les derniers biscuits sont portés à dos
la
d'homme. La grosse préoccupation est de sauver le peu de vivres que nous avons encore et nos couvertures.
Le
reste des bagages, cantines et valises
s'en vont dans les ravins...
Au sommet du dans son ensemble, tueux de toute les
dernier col, la vue embrasse, le
panorama féerique
la chaîne... Et, là-bas,
cimes blanches peu à peu se
*
et
majes-
nous voyons
coiffer
de nuages.
L AGONIE DE LA SERBIE
120
ensuite
C/est
descente
la
travers
à
d'étroits
défilés, pleins d'un verglas terrible, venu avec
soir et qui épuise
ne tient plus debout
tombe peux avec
le
et à tout instant
quelqu'un
dans l'infernal toboggan... Je n'en
et roule
plus. Je
le
nos dernières forces. Personne
me
à l'arrière-garde,
suis attardé,
commandant de Rochefort, une infirmière, et dix hommes. La nuit descend et
un docteur
nous enveloppe
!
Et, tout à coup, plus de piste
Dans
les ténèbres,
cherchons
nous tâtonnons
les cadavres,
les
A
portait,
mais
la
main, on ils
la neige.
Nous
macabres jalons qui
nous marquent notre direction encore.
!
1
Un
cheval s'abat
fait glisser les
se perdent dans
nous entendions sans l'apercevoir
un et
bagages
qu'il
torrent,
que
où nous tom-
bons presque tous.
Trempés, puis habillés de glace des pieds à tête,
nous traînons plutôt, au hasard, dans Je
la
pendant trois heures nous marchons, nous
me demande
l'énergie
—
encore
morale
—
la nuit noire...
comment nous avons eu de surmonter nos
souf-
frances, notre lassitude effroyable, de continuer à
avancer...
Enfin, au lointain, des feux! forces,
Avec nos dernières
nous piquons droit dessus, en désespérés,
à travers verglas, rochers, torrents
!
AUX SOUFFRANCES DU
FROID...
121
*
Nous
arrivons ainsi à Pouka, assez gros village,
mais très pauvre. Le
a
han
»
est déjà
encombré de
Serbes, et notre campement, une fois de plus, doit être installé
La scène
en plein vent. la plus
inattendue
s'offre alors à
nos
yeux. Officiers et soldats, à demi dévêtus et grelottant de froid, tendent leurs chemises et leurs cale-
çons aux Albanais qui nous entourent.
Bien vite
je
comprends. L'or ne tente pas ces
autochtones. Qu'en feraient-ils
et
ici,
où
ils
vivent
en pleines montagnes, loin de toute route
isolés,
de toute civilisation? Par contre,
les
malheureux
sont à peu près nus et convoitent nos pauvres haillons
!
Pour obtenir d'eux du
peuvent nous vendre,
qu'ils
galettes de maïs, presque
leur
avec
immangeables,
quelques
— nous
abandonnons nos dernières chemises
derniers caleçons
fort usagée,
!
nos
Vitrât, qui fait offre d'une che-
mais ornée de broderies rouges,
obtient en échange, pour ses fagots
et
1
Le commandant mise
bois, seule chose
—
hommes, de superbes
VERS SCUTARI TERRE PROMISE
VERS SCUTARI TERRE PROMISE
De Pouka Épuisés par riture,
la fatigue et
i^r
par
manque de nour-
le
— pour ménager nos vivres nous ne faisons quel repas — abrutis par
qu'un repas par jour, le
décembre.
à Skut,
de
défaut
et
î
sommeil succédant à des
étapes
effroyables de dix à quinze heures, où, avec d'intolérables souffrances,
nous nous traînons,
meurtris, où nous glissons à tout
pieds
les
moment
sur la
glace et dans la neige traîtresse, où, à la moindre inattention,
nous risquons
la
chute affreuse, au
fond de Tabtme sans cesse côtoyé,
—
ainsi
nous
continuons notre route avec une énergie machinale et
désespérée, en plein cauchemar.
Mais j'abrège.
Il
me
faudrait,
recommencer à évoquer
les
pour chaque étape,
mêmes images
d'hor-
reur, de douleur et de mort.
Cependant, plus nous avançons, plus nos souffrances deviennent insupportables.
semblent
s'être coalisés
cultés de notre marche,
Les éléments
pour multiplier
les diffi-
pour briser nos dernières
forces, en élevant devant
nous barrière sur bar-
ia6
dans
rière,
sans exemple de cette
la désolation
Albanie hostile
!
Ecrasé par la fatigue, hier, à peine arrivé au
me
bivouac, je
dans un sommeil
suis anéanti
profond que je n'ai pas senti tomber
venue au cours de au
réveil, je
de boue
me
la pluie, sur-
en sorte que, ce matin,
suis retrouvé
trempé
et
la nuit,
si
comme une
étendu dans un lac soupe.
C'est le dégel, c'est la preuve que nous attei-
gnons
le
versant adriatique, et cette constatation
a ranimé nos courages. *
Les plus hautes montagnes sont passées maintenant, et nous pensons avoir achevé la partie la plus
rude de notre calvaire. Illusion
!
Lentement, sous
la pluie,
nous nous traînons.
Physiquement, nous sommes à bout de forces.
Il
a
au départ, abandonner presque tous
les der-
niers bagages (amenés pourtant jusque-là
au prix
fallu,
de quelles
difficultés et
pour hisser sur les
les
de combien de peines
!)
chevaux ceux d'entre nous dont
pieds sont gelés et ne peuvent plus les porter.
Et nous recommençons à grimper. La rampe, très dure,
nous semble interminable. Des brumes
VERS SCUTARI TERRE PROMISE
circulent
grises
maintenant
autour des
flottent à mi-pente, se nichent sités et
I27
dans
cimes,
les anfractuo-
nous enveloppent d'une humidité
glaciale,
plus pénible que la bise et le froid des jours précédents.
Le
terrain devient entièrement volcanique et
ne présente plus
la
moindre trace de végétation.
Autour de nous, ce sont des roches magnifiques, bleues, vertes, rouges, qui, par endroits, brillent d^éclats métalliques.
Ainsi, pendant des heures, nous allons au milieu
d'un prodigieux amoncellement de minerais et de
marbre; mais nous sommes de nous
suit,
si
harassés que chacun
en silence, celui qui
que nous n'avons plus de froideur désolée
et
la force
en
le
précède
d*admirer
même temps
le
et
décor
de féerique
richesse qui nous entoure.
Nos regards n'ont qu'une Nous n'avons qu'une idée plus vite possible
et,
direction
:
l'Adriatique
!
y arriver, y arriver le pour aujourd'hui, notre seul :
désir est d'atteindre, avant la nuit, le village de
Gomsitch, où,
monastère
paraît-il, les
italien,
moines hospitaliers d'un
perdu dans ces montagnes, nous
hébergeront... * *
Hélas
!
si la
montée a
*
été épuisante, la descente
l'agonie de la SERBIE
I!X8
est terrible
!
La pente
est couverte, tantôt
de gros
galets ronds, qui roulent sous nos pieds meurtris,
tantôt de pierres coupantes qui arrachent ce qui reste de nos chaussures et
nous blessent cruelle-
ment.
Hommes et chevaux tombent Nous
à qui mieux mieux. un kilomètre à Theure. L'un nous nous abandonnons sur les
faisons à peine
après
l'autre,
roches, n'en pouvant plus. Et, à la chute du jour, la tête
rière,
de
la
colonne doit faire halte dans une
Personne de nous n'a plus
petits sapins.
d'avancer. Pourtant, dans la nuit
ment,
la force
tout le détache-
,
homme par homme, rallie le bivouac.
véritable miracle d'énergie, car
rejoindre, ont
dû
genoux, à travers
Parmi s'est fait
défaille
il
en
se traîner sur les le
une entorse
C'est
est qui,
mains
un
pour
et les
chaos des roches.
les derniers arrivés est le
et qui,
blanc
D' Dumas, qui
comme un
linge,
dans mes bras.
Après une nuit pendant laquelle
tombée sans froid,
clai-
au fond d'une cuvette entourée d'un bois de
répit, mais,
la
pluie est
moins redoutable que
le
ne nous a pas privés de repos, nous repartons
avec l'espoir d'arriver enfin à cette terre promise Scutari.
:
ENLISÉS DANS LA BOUE
AGONIE DE LA SERBIE
ENLISÉS DANS LA BOUE
De Skut
à Scutari, 2 et 3 décembre.
Or, nous ne devions pas encore, ce jour-là, arriver à Scutari.
Au de la
départ, nous retrouvons les atroces cailloux veille,
mais, bien que les blessés et malades
forment maintenant
chement^
au moins du déta-
la moitié
le
moral, auquel, d'ailleurs, nous devons
uniquement
d'être tous arrivés jusqu'ici, est resté
ferme.
Nous savons que nous n'avons plus
à passer
que
des cols peu importants.
Pour
la dernière
étape
notre conviction
—
déployé,
nos
été
pour
la
et
première
fois
le
—
c'est alors
du moins
fanion bleu-blanc-rouge a
trois
couleurs,
qui
flottent
sans doute en Albanie, nous
entraînent à une allure plus vive, dès que
le sol
devient un peu moins pénible.
D'abord, nous suivons, à flanc de montagne, vallée d'une rivière torrentueuse, la
nous franchissons deux
fois
la
Gomsitché que
sur de vieux ponts
l'agonie de la SERBIE
l32
turcs, indices
que nous approchons enfin de lieux
moins déserts. Mais, plus loin, quelques centaines de mètres à peine, après avoir dépassé le couvent de Gomsitch,
que nous n'avons pas pu atteindre
hier,
nous
il
faut traverser la rivière à gué.
Sans hésiter, car nous espérons tous en avoir fini
ensuite avec les gués et les passages difficiles,
nous entrons dans
le
courant jusqu'à
la poitrine.
Bien entendu, des chevaux tombent. péril,
au milieu de la rivière,
pour
et,
Ils
sont en
les sauver,
il
faut se jeter à l'eau complètement.
Ensuite,
le sentier s'élargit.
C'est déjà presque
une route. Le paysage change d'aspect, devient
moins sauvage. Enfin, Et, soudain,
voici des habitants, de la vie
nous débouchons dans
Drim, que nous avons quittée couper droit à travers
les
le
du
la vallée
27 novembre, pour
montagnes,
et
nous
vons au village de Vaoudegns, un vrai village a des maisons qui ne sont plus des huttes
des maisons en pierre
!
!
arri!
Il
Il
y ya
1
Nous y trouvons des officiers monténégrins. En apercevant les couleurs françaises, leur accueil est chaleureux, enthousiaste
bac sur
le
ici
Ils
ont installé un
Drim, qui coule entre deux
montagnes, dont C'est
même.
un
il
falaises
de
lèche les roches à pic.
large fleuve, au courant violent. Sur
ENLISÉS DANS LA BOUE
le
bac,
hommes, chevaux
reste trois
moutons
— car
rimmense
une lumière
en demi-teintes, estompées par
Nous nous crovons sauvés
!
nous comptons
dure
I
nous
le tra-
grise et transpa-
dentelées se profilent, grises, sur
Hélas
33
plaine de Scutari apparaît à nos
yeux, bordée de monts lointains, dont
l'inondation
il
—
moutons, notre ultime réserve
versent. Alors, dans rente,
et
1
les arêtes
le gris
la
brume
la
pluie
du
ciel,
légère.
I
sans
et
sans
Cette étape devient bientôt la plus
et la plus pénible
de toutes nos étapes
!
Peu à peu, à mesure que nous descendons vers la plaine, la boue augmente, et bientôt nous trouvons les routes transformées en fleuve de boue où nous enfonçons jusqu'aux genoux. Soudain, en avant, un cheval disparaît jusqu'au poitrail. Seule, sa tête
émerge encore.
Nous tentons de prendre sur notre gauche, puis sur notre droite. Plus de vingt fois nous traversons
des rivières devenues des lacs, des ruisseaux qui sont des rivières, toujours nous retrouvons la boue.
Un homme
s'enlise.
A
grand'peine nous
le
sau-
vons, mais ses bottes restent dans le tombeau de
fange où lentement
il
s'enfonçait.
l'agonie de la SERBIE
l34
Nous n'avançons
plus,
la
nuit
descend, une
Nous sommes perdus au immense mer de vase, dans laquelle
pluie battante tombe.
milieu d'une
disparaissent nos trois derniers moutons. Les che-
vaux, bâtés depuis plus de douze heures, se couchent.
Il
nous
abandonner
faut
nos
derniers
bagages...
D'après
la
carte,
nous ne sommes plus qu'à
quatre kilomètres de Scutari.
La
ville est là,
l'atteindre
tout près, et nous ne pouvons
! . .
C'est en vain
que nous voudrions marcher, nos
pieds, collés au sol, englués dans la fange, n'obéis-
sent plus à notre volonté.
La boue nous tient et ne veut pas nous lâcher. Nos suprêmes forces s'épuisent... Dans la lourde nuit qui pèse sur nos épaules, une affreuse angoisse
nous suffoque. Et lorsque, à bout de souffle, nous stoppons,
la
boue, lentement, nous conquiert. Elle atteint nos chevilles, puis
monte aux genoux...
Allolis-nous mourir
là, enlisés
dans cette tombe
immonde, maintenant que nous touchons au but? Des cris de détresse s'élèvent dans l'obscurité. Des voix appellent au secours, faiblement... Les uns s'égarent,
Un
les autres
cri s'élève, lointain
:
tombent...
ENLISÉS DANS LA BOUE
— A moi!... La caisse La
de comptabilité se noie
caisse de comptabilité
Oui
!
un marin, un brave
C'est le
l35
!
!
gars, auquel, depuis
début de notre exode, ont été confiés
les rap-
ports et les papiers de Tescadrille d'aviation, qui appelle ainsi.
On
arrive près de lui...
Il
porte la caisse sur sa
défend en désespéré contre
tête, la
le flot
de fange!
Les heures passent, efTroyables... Enfin,
alors
que nous désespérons tous, une
lumière tremblote à quelque cent mètres. Je m'y traîne
à
devine un village qui
grand'peine. Je
émerge du limon,
c'est
Koutchi.
Il
onze heures
est
la nuit. Nous marchons depuis dix-sept heures. Dans une ferme albanaise, où nous trouvons l'hospitalité, la tête de la colonne, du moins,
de
—
car toute notre arrière-garde
nous nous
manger
les
manque
à l'appel,
—
affalons, harassés, sans avoir la force de
quelques aliments que l'on nous offre
du fromage, des poireaux crus
et
de
la galette
:
de
maïs...
*
Le lendemain, avoir encore passé
3
*
décembre, seulement, après
un
fleuve, le Kiri,
dans l'eau
jusqu'à mi-corps, nous achevions enfin l'effroyable
l'agonie de la Serbie
i36
traversée de l'Albanie
du nord
et
nous entrions à
Scutari.
Notre arrivée lamentable, nos loques de vagabonds, d'où la boue dégoutte sur nos talons, nos visages d'affamés, envahis par le poil et creusés par les privations et la fatigue, notre aspect
hirsute, plongent
sordide et
ceux qui nous voient passer dans
une stupéfaction profonde, malgré l'habitude
qu'ils
ont de spectacles de ce genre.
Nos jambes nous titubons à
flageolantes ne nous portent plus,
comme
chaque pas contre
des gens ivres les pierres
;
nous butons
ou dans
les trous
des ruelles défoncées. La traversée des faubourgs
nous paraît interminable. Enfin, voici des rues et des trottoirs
quartier européen
:
une vraie
ville,
I
Voici
avec de vrais
magasins où l'on vend de quoi manger
1
Et nous entrons dans l'immense caserne, que
Turcs avaient
fait
le
les
construire en plein centre de
Scutari et où, à notre grand étonnement, mais avec
un soulagement profond, nous retrouvons notre arrière-garde.
Plus heureuse que nous,
elle
est
un guide albaun assez long détour, la fit passer à
arrivée hier, dans la nuit, grâce à nais, qui, après
flanc de coteaux et lui évita ainsi l'enlisement épou-
vantable dans la plaine de boue où, en pleine obscurité,
nous avons
failli
trouver une mort affreuse.
ENLISÉS DANS LA BOUE
Le commandant Dangelzer sont
là. Ils
heure et
et
iSy
et ses officiers pilotes
n'ont mis, eux, sur leurs aéros, qu'une
demie pour franchir
le ciel
lourd de neige
de mort de cette Albanie de malheur, où nous
nous traînons depuis huit jours Ils
nous
étreignent,
nous
!
embrassent,
nous
disent leur angoisse en ne nous voyant pas arriver.
Par leurs soins, une soupe fumante nous attend.
Gomme
des loups affamés, nous nous précipitons
sur tout ce qui se mange. Puis, c'est la réaction,
nos nerfs trop tendus qui se brisent... C'est drement!...
l'effon-
A SCUTARI
A SCUTARI
4 déoembre.
Scutari, Skadar
pour
(elle
en a
boueux
le
d'une
ville
turque
cachet et les tares), avec son bazar
et ses places
immenses, qui sont d'anciens
cimetières abandonnés ses maisons bâties
bles
Chkodra pour
les Serbes,
les Albanais, participe à la fois
;
d'une
comme
ville albanaise,
avec
des blockhaus et capa-
de soutenir un siège,
et
d'une
ville
euro-
péenne, où l'occupation internationale d'avant la guerre a laissé
comme
principales traces les appel-
lations des rues qui, suivant qu'elles avoisinent les
diverses légations, éparpillées les quartiers,
ont des
italiens, anglais
ou
un peu dans tous
noms allemands,
Sa population, 35.ooo habitants, albanaise
majorité, l'Italie et
orthodoxe
autrichiens,
français.
et
est,
musulmane
l'Autriche catholiques et le s'y partagent,
:
en grande
cependant
Monténégro
ou plus exactement
s'y
disputent, une influence instable et précaire. Jadis,
comme
tant d'autres villes de la péninsule
balkanique, tin fin
DE LA SERBIE
L* AGONIE
l42
elle
a été une capitale serbe
Bodine, dont
du onzième
la souveraineté
siècle et
:
Constan-
s^étendait, à
la
au commencement du dou-
zième^ de la Morava à l'Adriatique et de la Save au
Drim, y avait établi sa résidence. C'est là qu'il reçut et hébergea le prince sicilien Tancred, avec toute son armée, lorsque celui-ci se rendit à la pre-
mière croisade. Et
par
le
frises
la vieille forteresse,
temps, et dont
les murailles,
démantelée
semblables
de théâtre, dominent encore
à
des
une
la ville, est
antique forteresse serbe.
Aujourd'hui, après tant de siècles écoulés, après tant de victoires et de gloires anciennes Scutari, berceau d'une des ères
puissance de la Serbie, abrite
l'exil
ou récentes,
de plus grande
de cette nation
de héros. C'est à Scutari qu'est venue mourir la Serbie
!
* *
Ceci n'est pas seulement un
Lorsque
je
repris
un sommeil léthargique, heures
(certains
mot
et
conscience, en
—
d'entre
effet,
après
qui dura vingt-quatre
nous dormirent deux
jours et deux nuits sans se réveiller) revins à moi, après la fin
une image.
— lorsque
je
du cauchemar qu'avait
été notre voyage, Scutari, dans la grisaille
d'un
l43
A SCUTARI
ciel
brumeux
m'apparut peuplée d'ombres
et sale,
comme évoquées
qui semblaient,
cauchemar, surgir de
l'autre
par un nouveau
monde.
Ces ombres, ces épaves humaines, qui vaguaient par
les
rues principales, c'étaient les rescapés du
de femmes, de vieillards et
flot
avaient,
en masse, abandonné
pour
devant
et
fuir
les trois
d'enfants
villes
et
qui
villages
armées austro-allemandes
bulgare; c'étaient aussi les débris de la vaillante
armée serbe
!
Pauvres soldats
et
pauvres exilés aux faces
creuses et parcheminées, aux guenilles lamentables
Combien, parmi ceux qui
!
s'étaient
mis en
route, en était-il resté le long des chemins, sans
plus avoir de force pour continuer leur calvaire ?
Combien ont disparu dans les ravins, dans la neige, boue ? Combien sont morts de misère
la glace et la et
de faim ?
Les femmes
et les enfants surtout, si
naguère, ne sont plus
ment,
je
ici
nombreux
qu'en minorité. Pareille-
ne rencontre presque plus de blessés, ces
blessés qui, avec leurs dernières forces, tentaient,
au début, de suivre des
fugitifs...
Et
la retraite
les
récits
de l'armée, l'exode
qui expliquent leur
absence reculent encore pour moi les limites de l'horreur.
Pour
la plupart, tous ces réfugiés sont
passés
L*AGONIB DE LA SERBIE
l44
par
Monténégro, par
le
effroyable,
sans
route d'Ipek, moins
la
que
doute,
les
pistes
à
peine
tracées dans les montagnes de la farouche Albanie,
bien terrible fallu
monter à 2.000 mètres pour traverser
glaces
de
encore pourtant, puisqu'il leur a
du Tchakor
fugitifs
et
les
que quelques milliers à peine
ont réussi à arriver jusqu'ici, sur les
centaines de mille qui étaient partis...
Dans
leur foule
morne
et abattue,
où toutes
les
classes sociales se confondent, rivalisant de souf-
frances, de misère et de désespoir, des gens que,
naguère,
j'ai
connu
de quoi louer un
riches, n'ont plus aujourd'hui
logis, si
humble
soit-il,
et sont
couverts d'innommables guenilles.
Voici un député, tchina.
Il
membre
influent de la
appuie sa marche chancelante sur un long
bâton coupé
le
long de la route, et sur ses épaules
maigres une couverture boueuse tient lieu de
gardent
et effilochée lui
manteau.
Tous, dans leurs yeux atones rés,
Skoup-
la
même
et
comme
décolo-
expression de stupeur pro-
morne effarement. Tous pleurent la mort de parents ou d'amis... Tous sont en proie à la même pensée obsédante, qui domine leur désespoir fonde, de
et
déchire leur
cœur
:
le
perdue. * *
souvenir de la patrie
A SGUTARI
Parmi
celte foule à
,
bout de forces
et qui, avec ses haillons indigents,
mascarade de détresse des Français
:
voici le
de courage,
semble quelque rencontre
et d'horreur, je
D""
Lépinay qui, depuis
comme moi-même,
ans, a,
et
l45
trois
aux campagnes
assisté
serbo-turque, serbo-bulgare, et enfin à cette épou-
vantable et dernière guerre. Tous deux, face à face,
nous hésitons à nous reconnaître, car je suis pareil
aux autres
:
une épave humaine
En quelques
mots,
ment lamentable, des sèrent par
le
il
me
I
décrit cet exode, égale-
civils et
des soldats qui pas-
Monténégro. (Ce fut vers
époque où j'arrivais à Priszrend.)
Il
me
même
la
décrit son
entrée avec les ministres étrangers et la mission sanitaire française à Ipek,
par
la file
où
la ville,
interminable des convois de
(train des équipages), était envahie et toute
une multitude de
Rien à manger.
loger.
fugitifs.
Gomme
encombrée
la «
par
komora
les
»
troupes
Plus d'hôtel où
toujours et
comme
partout, la misère et la famine.
Gomme
Lioum-Koula, Ipek (Petch en serbe) a
bûcher de l'armée serbe, car après Ipek
été le
les
routes manquaient.
Ordre
fut
donc donné de brûler des milliers de
voitures et de chars, des
ments
et
de
monceaux d'approvisionne-
faire sauter la
plupart des canons avec
leurs munitions, puis de se retirer dans les AGONIE DE LA SERBIE
10
mon-
l'agonie de la SERBIE
l46
lagnes albanaises sans chercher davantage à combattre, puisqu'il ne restait plus
vaincre.
on
fit
En
aucune chance de
novembre,
cette matinée désespérée de
jouer les musiques militaires sur
place pour remonter
le
la
grande
moral des soldats. Tandis
nationaux et les marches ranimaient un
que
les airs
peu
la triste
bourgade
et laissaient croire
aux Al-
banais que les Serbes redevenaient victorieux, les explosions et les crépitements d'incendies se succédaient, pareils à des refrains, et marquaient la fin
de
la lutte.
Le lendemain,
le
ministre de France et les autola
montagne,
En même temps
arrivent les
monténégrines s'engagent dans
rités
car l'ennemi approche.
familles françaises de la colonie de Bor, dont j'ai
déjà parlé^ cent vingt personnes, qui, depuis
mois, se traînent sur toutes les routes de
deux
la retraite.
C'est alors dans Ipek, au milieu de l'encombre-
ment
fou,
du désordre
et
du vacarme,
l'achat, à
n'importe quel prix, d'ânes et de chevaux.
*
La neige tombe en tempête, et, dans les défilés qui montent au Tchakor, les hommes, dit-on, meurent
comme des mouches. Cependant
il
faut fuir
:
les
l47
A SCUTARI
Austro-Allemands
et les
quelques heures de
Bulgares ne sont plus qu'à
la ville.
Les hommes encore valides se décident à tenter le
passage. Les plus faibles, ainsi que la plupart
des femmes et des enfants, restent,
cœur, sous
la
le
désespoir au
Kerim bey, notable
protection de
Albanais, que les autorités monténégrines ont, en partant,
Mais
nommé toute
la
éclairent Ipek...
nay
se
gouverneur de nuit
les
la ville.
met en route avec
sa
bulgares
projecteurs
Le lendemain, comme
femme
le D'^
et ses
Lépi-
deux en-
deux prisonniers autridames de la colonie de Bor se
fants (que portent à bras
chiens), plusieurs
joignent à eux. Elles ne peuvent se résigner à
tomber aux mains des Bulgares mort avec leurs enfants.
ter la
La
et préfèrent affron-
petite colonne,
composée
ainsi de vingt-deux
personnes, se mit en route. Hélas! vite,
malgré
officiers et
elle fondit
bien
secours qu'elle trouva auprès des
les
des soldats serbes, pourtant privés de
tout eux-mêmes, et qui hébergèrent les les enfants, leur
femmes
et
donnèrent leurs derniers vivres
avec une abnégation admirable et sans jamais vouloir
accepter la moindre rémunération.
Le
D*"
Lépinay
deuil. C'est le
me
cite
des
M™^ Lhéridon, que
noms de l'on dut
la liste
de
abandonner
premier jour aux soins des soldats d'une
«
ko-
i48
mora et
».
que
M""^
C'est
l'on
M.
Richard, qui s'attardèrent
et M"*^
ne revit plus. C'est,
Lépine
:
ils
eux-mêmes maintenant enfin
le
lendemain, M.
et
ont enterré un enfant à Andriévitsa;
M. Ricard
restent en chemin.
qui, à
C'est
bout de forces, tombe à
Bérané. Et ceux qui trouvèrent l'énergie de conti-
nuer jusqu'à Scutari furent en proie à une famine de plus en plus menaçante. ((
Nous n'avions plus peur
d'être faits prison-
niers; nous n'avions plus peur des balles ni des
bombes, me
dit
un autre rescapé, nous ne craignions
plus rien que de mourir de faim
*
!
»
*
Les soldats continuent à arriver à Scutari. Certains d'entre
même
eux n'ont plus d'armes.
qui sont presque en chemise.
Ils
11
en est
ont com-
mencé par donner leurs armes pour avoir du puis ils ont donné leurs bottes, enfin leurs ments.
même
Ils
ont
tous
l'air
épuisés,
expression se retrouve sur
le
pain,
vête-
résignés.
La
visage des pri-
sonniers autrichiens qui passent dans leurs capotes
bleues en loques et chaussés de chiffons retenus
par des
ficelles.
Personne, depuis des semaines, ne s'occupe plus
A SCUTARI
l49
de ces derniers. Abandonnés à eux-mêmes, auraient Ils
pu
fuir,
attendre l'armée austro-allemande.
ont préféré vivre
avec l'armée et
ils
le
cauchemar de
peuple serbes.
le
accroupis sur les trottoirs ou sur faisant la chasse à la
Ici,
le
vermine qui
la retraite
on
les'
voit
pas des portes, les
dévore ou
bien se nourrissant de choses innommables.
*
Les Albanais,
qu'ils soient
de
la ville
ou
qu'ils
descendent des montagnes, n'ont guère de pitié
pour
l'affreuse
misère des exilés;
la
plupart les
regardent avec une dure indifférence et ne leur offrent
aucun secours,
Mais
voici, escortée
(ce sont les
si faible soit-il.
par des
«
askers
»
à cheval
gendarmes d'Essad pacha), une voiture
qui traverse cette foule au grand trot. C'est
major V..., dont
rude poigne représente
la
le
ici le
Monténégro.
Commandant de otage
la place
les plus riches
albanais.
Il
ne
les
il
a pris en
et les
notables
de Scutari,
commerçants
a molestés en rien, mais
ordonné leur
transfert à Cettigné
répondent de
la tranquillité
de
où leurs
il
a
têtes lui
la ville.
Et partout des postes ou des patrouilles de sol-
l50
l'agonie de la SERBIE
dats monténégrins veillent nuit et jour, baïonnette
au canon, sur
la foule
Albanie farouche, le pillage et le
des réfugiés. Dans cette
la révolte,
avec ses corollaires,
massacre, est toujours à Tétat latent,
toujours à craindre
!
L'OBSTINATION SERBE
L'OBSTINATION SERBE
Scutari, lo décembre.
Scutari, but de tant d'efforts, Scutari vers quoi allaient tous
nos espoirs au cours de notre effroyable
voyage, nous apparaissait
comme une
mise où finiraient nos souffrances,
terre pro-
nous étions
et
persuadés que notre dernière étape serait l'étape de la délivrance
C'était
une
!
illusion, hélas
!
et,
dès notre arrivée,
nous nous en apercevons cruellement.
Nous sommes
épuisés,
trempés,
boue; notre plus grand désir
est
couverts
de
nous ré-
de
chauffer, de nous sécher.
C'est impossible
!
Sur
la ville
pèse une brume
malsaine, qui vient de la plaine de fange et qui ajoute à l'humidité de nos bardes.
Or,
Scutari
ignore les poêles et les cheminées. Le seul
mode de
chauffage qu'on y connaisse est
le
«
mangal
»,
simple réchaud dans lequel quelques braises de
charbon de bois se consument lentement parmi un tas de cendres.
Les Albanais s'en contentent; pen-
l'agonie de la SERBIE
l54
dant
les rares
journées de froid,
ils
s'accroupissent
autour de ces maigres foyers, qu'ils attisent de leur souffle, tout
en fumant leur éternelle cigarette.
Mais cela même, nous ne pouvons l'obtenir! n'y a plus
comme
de charbon de bois. La
guerre,
Il
ici
a tout dévasté, tout absorbé...
partout,
Nous devons nous passer de feu, et c'est une amère souffrance. Nous en aurions tant besoin! Nous sommes arrivés dans un état si lamentable De notre détachement, la moitié des hommes, épuisés !
par
la fatigue et
alités
par les privations, doivent rester
durant une semaine, et
il
a fallu en trans-
porter à l'hôpital italien une quarantaine d'autres
plus gravement éprouvés, ceux, par exemple, qui
ont eu les pieds ou les mains gelés.
*
*
Cependant, notre exode
si terrible,
à travers le
massif albanais, aurait pu être plus tragique encore.
Nous n'avons pas suivaient,
été,
comme
attaqués, en route,
les
Serbes qui nous
par
les
Albanais,
avides de pillage.
Ces sauvages montagnards, qu'aucune autorité,
aucune vie
loi n'a
— surtout
jamais pu soumettre, estiment celle d'autrui
la
— sans valeur. Entre
l'obstination serbe
i55
eux, de tribu à tribu, c'est une perpétuelle vendetta,
une haine constante
et féroce,
une
suite ininter-
rompue de meurtres. Si deux montagnards albanais, inconnus Tun à l'autre, se rencontrent et s'ils
Nga tséis yé?
ajoutent au salut la question
:
quelle
souvent,
tribu
réponse
es-tu ?)
très
faite, les pistolets
deux coups de feu
«
à
>)
peine
(de la
sortent des ceintures,
se croisent simultanés et
deux
corps roulent par terre, mortellement atteints.
Que peut compter, pour la vie
ces bandes farouches,
de l'étranger qui traverse leurs montagnes
désolées et qui ne leur apparaît que
comme une
proie bonne à attendre, à Tabri des rochers inaccessibles,
pour
l'assaillir et la
dévaliser?
C'est à notre misère, à nos guenilles, à notre
bagage réduit à presque
rien,
que nous sommes
redevables d'être passés indemnes au milieu d'eux. Ils
nous ont dédaignés, sachant avoir mieux à
attendre derrière nous.
Le quartier général serbe qui, en effet, s'avançait avec un équipage autrement important que le nôtre, fut accueilli, tout le long
de sa route, à coups de
fusil.
Avant
même
d'être entré en pleine
c'est-à-dire avant l'étape
de Spach,
par une bande de pillards. jusqu'après
Pouka
(soit
A
il
montagne, fut attaqué
partir de ce point
pendant un peu plus de
l'agonie de la serbie
i56
trois
de nos étapes), tantôt sa tête de colonne,
tantôt,
plus fréquemment, son arrière-garde,
et
durent li\Ter de véritables combats pour traverser les cols,
dont
les défilés étaient
propices aux guets-
apens.
Un
millier de soldats, tout ce qui restait d'une
des meilleures divisions serbes, la division de
Morava, servait d'escorte
et
la
de défense au quartier
général. Les Albanais blessèrent, tuèrent ou capturèrent
—
car
ils
relâchèrent ensuite,
des prisonniers,
moyennant rançon
hommes et
cent cinquante trois cent
firent
vingt officiers
;
qu'ils
— ils
deux
prirent
cinquante chevaux ou bœufs avec leurs
bagages. *
Dès son arrivée à
Scutari, cependant, le quartier
général ébauche un essai d'organisation.
L'armée serbe, ayant héroïquement accompli son devoir jusqu'à les
la
montagnes,
la direction
dernière heure, s'est engagée dans
les débris
de chaque unité suivant
qui avait été indiquée, sans s'occuper
de ce que devenait l'unité voisine. C'est vraiment une chose admirable que de voir l'énergie
général.
déployée par ces
A
demi morts de
officiers
fatigue
du quartier
eux-mêmes, sans
i57
prendre une heure de repos,
ils
s'occupent déjà de
réunir et de reformer tout ce qui reste de troupes faire face à l'ennemi,
pour continuer à
pour
battre encore,
pour com-
lutter jusqu'au bout,
non seu-
lement contre l'envahisseur^ mais aussi contre misère et la mort
la
!
L'âme du quartier général,
c'est le colonel Jivko
Pavlovitch, un colosse énergique et infatigable, chef
du voïvode Putnik.
d'état-major
Pour
comme pour
lui,
continue. Jusqu'au dernier s'est refusé à
admettre
la terre d'exil,
prépare déjà
son
chef,
moment
la défaite.
il
la
bataille
a résisté,
Aujourd'hui, sur
sans prendre une heure de repos,
la
il
il
revanche.
Son influence se fait sentir. Les bivouacs, accrochés à flanc de montagne derrière Scutari, deviennent de plus en plus nombreux. Et, en même temps que l'ordre
On ne
renaît, le
moral des troupes se relève.
voit plus, dans les rues, errer à l'aventure
des soldats désemparés.
Les unités qui sont passées par ont,
le
Monténégro
par un prodigieux tour de force, réussi à
sauver, en les tirant à bras, quelques batteries de
canons de campagne
et
de montagne.
Les autres troupes, qui ont essayé, par l'Albanie, de gagner Monastir, pour se joindre aux Alliés, n'ont pas eu
le
temps d'atteindre
cette ville avant
L*AGONIE DE LA SERBIE
l58
Bulgares, contre lesquels elles se sont butées.
les
En quarante-huit heures,
le
colonel Jivko Pavlovitch
a réussi à reprendre contact avec elles et
il
les
concentre autour de Kavaïa, de Tirana et d'El-
Bassan.
Le vieux
roi Pierre,
nation farouche
le
que
pour
Scutari, est en route
je pensais voir arriver à les rejoindre.
soutient;
il
Une
obsti-
ne peut se résigner
à quitter l'armée. Lui non plus ne s'avoue pas
vaincu
!
*
Malheureusement, tier
il
est
un
service que le quar-
malgré toute son énergie, se voit
général,
bientôt incapable d'assurer. C'est celui
du
ravitail-
lement, dans ce pays où les montagnes glacées sont inaccessibles,
où
les
A
où
les plaines
sont des lacs de boue,
chemins sont des torrents fangeux.
Scutari
même,
les provisions s'épuisent.
Plus
de farine, plus de pain. Les magasins ont un aspect lamentable avec leurs rayons trois quarts vides. Pourtant,
pressent encore
et,
et leurs vitrines
aux
une foule d'affamés s'y
à prix d'or, se disputent et
s'arrachent les dernières denrées.
Un
jour,
d'espoir.
cependant,
on
avait
Des navires chargés de
Saint-Jean-de-Médua.
eu une lueur
vivres entrèrent à
I
I
i59
Mais une lointaine
et
puissante canonnade se
même temps
entendre presque en
chienne coulait, dans
port
le
ments tant attendus. Depuis
:
la flotte autri-
même, lors, à
fit
ces ravitaille-
mesure que
les
jours passent, la famine devient de plus en plus
menaçante. *
A
*
FHôtel de TEurope où, avec
teurs, j'ai trouvé
sentable au début
M. Pachitch serbe...
et
les officiers avia-
une table peu copieuse, mais pré-
du moins, prennent ce
qui
reste
aussi pension
du Gouvernement
Pauvre Gouvernement errant, qui abrite
aujourd'hui son exil cruel dans les bureaux de l'Hôtel de Ville de Scutari!...
Cependant, ni M.
Pachitch ni
ses
ministres
n'ont perdu courage, pas plus, au reste, que le
prince héritier, qui, avec sa maison militaire, est le
pensionnaire d'un autre restaurant. Ils
Ils
dominent
gardent
la
la destinée
de toute leur énergie.
conviction que, grâce aux Alliés,
ils
verront leur patrie, affranchie du joug de l'ennemi
abhorré, surgir de l'horreur des jours de deuil, plus
grande, plus belle, plus vivante que jamais
Mais
ment
la situation
n'est
!
devient critique. Le Gouverne-
pas plus favorisé que
la
masse des réfu-
6o
un beau jour, il n'y a pas plus de pain sur sa table que sur la nôtre. Il faut quitter Scutari. Il faut recommencer encore
giés, et,
la vie errante
leuses.
Il
et péril-
faut descendre le long de la côte où,
le savons, c'est
atteindre
par des routes incertaines
encore l'inondation et
un port
:
la
nous
boue, pour
Saint-Jean-de-Médua ou Du-
ou bien même, plus loin encore, Valona. Là, nous attendrons le navire sauveur qui nous emportera enfin loin de l'enfer dans lequel nous
razzo,
nous débattons depuis deux mois
!
VERS DURAZZO
Aaoms DE LA
8BRBII
11
VERS DURAZZO
Du
i3
au i6 décembre.
...Avoir fui, pendant ces deux mois d'atroce cauchemar devant l'ennemi, que précédait sa terrible alliée, la
faim
;
avoir surmonté à force d'énergie
toutes les difficultés que la nature et les éléments
nous opposaient
;
avoir triomphé des
montagnes
sauvages, des précipices et des inondations, de la pluie, de la neige et de la glace,
travers le feu
—
il
n'y a qu'à
que nous ne soyons pas passés
!
—
avoir réussi miraculeusement à échapper à la mort,
embusquée sans cesse
et
partout
;
avoir autant
souffert en quelques semaines
que pendant toute
une
!...
existence... et arriver enfin
pour, à Scutari,
retrouver encore, au lieu du repos, la famine et ses horreurs, n'y avait-il pas là de quoi abattre
courages
les
les
mieux trempés
?
Et voici que viennent s'ajouter aux angoisses de la
faim de nouvelles épreuves, de nouveaux périls.
Un jour, dans
la
à l'horizon, apparaît
lumière du pâle
soleil,
un
aéro.
Il
monte
qui a enfin dissipé
l'agonie de la SERBIE
l64
brouillard.
le
l'espace.
Il
Le ronflement de son
avance sur
hélice emplit
Albanais se
la ville, et les
mêlent aux réfugiés pour suivre dans
le ciel le
vol
de l'oiseau, qu'ils croient être l'un des nôtres. Soudain, une explosion retentit.
Des
cris,
.,
puis d'autres..
des gémissements leur succèdent.
gisent des est
.
femmes
ennemi.
Il
est
venu semer
la
mort et
la
panique.
Les pauvres aéroplanes français, hélas n'en avons plus que quatre, aussi, et
dans quel
que, sans hangars,
état, il
et
!
nous
des rescapés, eux
depuis deux mois
et
demi
reçoivent la pluie et la neige
Maintenant, toujours sans abri, pourrir,
A terre
albanaises, des enfants... L'avion
il
!
achèvent de se
sans mitrailleuses, avec leurs vieux
moteurs poussifs,
ils
ne peuvent rien tenter pour
éloigner l'oiseau de proie.
Et
les
Albanais, détrompés, furieux, se mettent
à accabler les Serbes, qui, par leur présence, sont
cause de cette nouvelle calamité. Désormais,
les
cloches de la ville ne sonnent plus que pour annoncer l'arrivée des sinistres oiseaux, qui viennent,
quelquefois
trois
ou quatre ensemble,
jeter la
terreur dans la foule et y faire de nouvelles victimes. Et, sur Scutari, dans l'atmosphère lourde
d'angoises et de deuils, c'est continuel... * *
*
un
glas lugubre et
{PIkAo Mariioroiitch. Communiqu.-e
jiar \'Iiliistra!io/i)
PIERRE DE SERBIE, ROI DE LECIENDE Ai'Jiinl d"uii hàloii sa
-comme ses
marche chancelante,
le roi
Pierre,
soldais, a traversé à [lied l'Albanie glacée et désolée.
VERS DURAZZO
l65
Alors Texode recommence, se poursuit plutôt, tant le répit fut bref.
montagnes, dans
Ce
n'est plus, à travers les
neige, que l'on fuit
le froid et la
maintenant. C'est
le
long de
la côte
adriatique,
dans la plaine inondée qui n'est plus qu'une immense fondrière,
où l'enlisement sournois guette
les
voya-
geurs, où les ruisseaux sont des fleuves impétueux, qu'il faut franchir à la
nage, où
sont des
les rivières
bras de mer. *
Le
i3 décembre, je quitte Scutari,
de gagner Durazzo à cheval.
Il
pour tenter
est 7 heures
La pluie menace. La route car il y a une
du
matin.
— route, de Scutari — passe entre l'embarcadère du
Alessio
lac et le
pied de
la
forteresse
vieille
dresse là-haut, au
Tout
démantelée
sommet d'une
falaise
est désordre et confusion, et je
blement un passage parmi
comme
à
la foule
me
des
qui se
de rochers. fraie pénifugitifs
qui
moi, s'éloignent de Scutari.
Je vais seul, maintenant, sur la route plate, avec le
gendarme que
le
quartier général m'a donné
pour escorte jusqu'à Durazzo, ou jusqu'à Valona, si je
suis contraint
de descendre jusque-là.
*
*
66
J'ai laissé à Scutari tous mes amis, tous mes compagnons d'épreuve et de misère ceux dont j'ai cité les noms et les autres le capitaine
—
—
Garbonnier,
:
lieutenant
le
infatigables
Carlier,
seconds du colonel Fournier, notre attaché militaire
l'adjudant de coloniale
;
Rivron, à qui je
tombé aux mains des Austro-
dois de ne pas être
Boches à Kraliévo, un dur à cuire qui en avait déjà
vu de toutes et
qui,
aux
les couleurs
sous toutes les latitudes
moments de notre
pires
voyage, se contentait de répéter
passé par aussi dur. Et
les intrépides
«
Jamais je
adjudants pilotes Sérès
aux avions ennemis,
n'ai
»
qui livrèrent des combats
et la
:
effroyable
et
mémorables
et Peté,
et victorieux
dont je partageai
la tente
popote à Rachka.
Et Joly^
le sous-officier
qui suivit toute la retraite
avec trois côtes cassées, après s'être enfui de l'hôpital,
Et
pour ne pas le petit
être fait prisonnier
caporal James de Rothschild, engagé
volontaire, qui, dans les et les
par l'ennemi.
moments
les plus pénibles
plus critiques, garda toujours son sourire de
vaillance et de la route
bonne humeur,
de Mitrovitsa,
comme
même
lorsque, sur
je l'ai raconté plus
haut, nous faillîmes à deux reprises, en pleine nuit,
trouver ensemble une mort affreuse au fond d'un précipice.
VERS DURAZZO
Et Largeau,
Et
impayable qui
boute-en-train
le
aux heures de détresse
trouvait toujours,
découragement,
167
moyen de nous
le
et
de
faire sourire.
chauffeur Raton, toujours la chanson aux
le
lèvres, toujours prêt
au plus dur
travail, et qui,
ayant les pieds et les mains gelés, se contenta de s'exclamer
me
traite
sur
la...
Ah
«
:
!
maintenant,
jamais quelqu'un
si
d'embusqué, qu'est-ce que je
figure
lui
mettrai
î
I
mécano de Pantruche, qui m'aida comme un frère, dans les montagnes albanaises. ceux de la tribu du Et tous les autres, enfin Et Daubert,
le
Méchoui
qui avaient encore quelques boîtes
:
((
de singe de
la
»,
moi,
qu'ils partagèrent avec
tribu rivale, qui ne
reuse, la tribu
du
«
lait
fut
—
et
ceux
pas moins géné-
concentré
»
!
Car, au milieu
des pires épreuves, tous ces vaillants trouvaient
encore la force de plaisanter
surnoms imprévus escouades
A raît
—
maintenant
au bord du
cocasses chacune de leurs
et
qui,
dans l'éloignement, m'appa-
comme une grande épave échouée
lac,
—
tous sont restés, y attendant
(avec quelle impatience
pour
avaient baptisé de
!
Scutari,
à eux
et
aussi,
!)
l'ordre qui leur permettra,
de gagner
la côte,
la France... * *
*
de s'embarquer
i68
Ma
première journée
de route se passe sans
autres incidents que quelques coups de fusil tirés c(
pour
par
le plaisir »
chargés d'assurer
tombante, je franchis bois lancé
askers
les «
de
la police le
d'Essad pacha,
»
la contrée.
Drim sur
le
A
la nuit
grand pont de
près de son embouchure, à l'entrée
d'Alessio.
La
une trentaine de maisons habi-
petite ville,
tables,
regorge
de
troupes
—
grâce à une lettre
serbes.
Néanmoins,
—
hiéroglyphique pour moi
que m'a donnée un Albanais influent de Scutari, trouve asile dans la maison la
municipalité,
une pièce de sa Mais,
le
je
président de
un Albanais musulman, qui met propre demeure à ma disposition.
après cette première
voyage, dès
ment
même du
lendemain,
allait
et
facile
étape,
le
redevenir terrible-
pénible.
Pendant quelques kilomètres, après Alessio,
la
route existe encore, mais ce n'est plus qu'une ruine
de route, où
les trous sont aussi
nombreux que
les
pavés, et qui disparaît à chaque instant, coupée
par les ruisseaux débordés. Sous la nappe d'eau,
chevaux
et piétons
trébuchent et ont grand'peine à
passer sans accidents. Puis, brusquement, ce vestige de route se perd
en pleine boue. peine tracée...
Il
n'existe
plus qu'une piste à
VERS DURAZZO
En même temps, ua
169
véritable cyclone m'enve-
Les orages se succèdent, se chevauchent
loppe.
sous la poussée du vent qui souffle de
la
mer. Je
connais, pour avoir été pris dans leur tourmente, les
tornades du Sénégal et du Soudan. Jamais de
ma
vie je ne
me
suis trouvé
au milieu d'une tem-
pête comparable à celle-ci.
De Radoïé, mon gendarme
me
cheval,
plus que
par
le
la fente
suit
comme mon ombre,
bout du nez de
qui, courbé sur son
la toile
et
un œil qui
de tente dont
je n'aperçois
se il
montrent
s'est
enve-
loppé.
La
pluie tombe, torrentielle
;
les éclairs inces-
sants qui zèbrent les nues nous enveloppent d'une véritable
nappe de
feu.
Nous pataugeons en au milieu de
fugitifs,
pleine eau et pleine boue,
de soldats, de prisonniers
pêle-mêle qui s'aident mutuellement, et se portent secours. race.
Il
Il
n'y a plus d'ennemis ni de haine
n'y a plus
que des infortunés qui unissent
leurs dernières forces
clysme
et
de
sauver leur
pour
lutter contre le cata-
vie.
Pendant plus de deux heures, en plein cyclone, nous longeons
la rivière Mati, à la
moyen de passage,
recherche d'un
car son courant impétueux,
gonflé par les pluies, n'est plus guéable. Enfin, en face d'un
hameau
misérable, des Alba-
170
nais ont installé
un
va-et-vient avec
deux pirogues
— de véritables pirogues de sauvages, dans des troncs d'arbre — après de
accouplées creusées
et,
longs pourparlers,
ques
ils
acceptent,
pièces blanches,
moyennant quel-
de nous transborder sur
l'autre rive.
Dans
hameau dont
ce
le
nom
est Gourzi, je
trouve abri dans une cahute de bois et de paille
d'un
((
tchaoutch
(caporal d'askers d'Essad pacha)
»
ma qualité de Français et de me prend en amitié, car il est lui-même catholique. Il m'offre raki sur raki pour me
qui, en apprenant
catholique,
réchauffer, tandis que la tempête continue à faire
rage au dehors, et que, devant un maigre feu de brindilles humides, je tente, sans y parvenir, de
me
sécher et de sécher les deux musettes qui
forment tout
mon
bagage.
Le i5 décembre, pénible, dans la pluie
le
voyage se poursuit, aussi
boue de l'inondation. Pourtant,
a cessé, mais
il
faut encore
la
traverser une
lagune, puis la rivière Imchi, sur les
mêmes bacs
:
deux pirogues accouplées. Mon cheval
manque des
pieds de devant, tombe à l'eau et passe
de fortune
VÈAS DURAZZO
la rivière à la
nage.
171
De nouveau, mes deux musettes
contenu deviennent des éponges.
et leur
du jour,
Enfin, à la chute
l'escalade d'une petite
chaîne rocheuse de faible hauteur, qui coupe la plaine et s'avance jusqu'à la mer, nous permet de sortir
Un
de
boue.
la
dans
village est accroché
trouvons
l'hospitalité,
moi
et
les roches.
Nous y
quelques
Serbes
devenus mes compagnons de voyage.
Nous recevons Parmi eux,
il
la visite
d'Albanais du village.
y a un vieux qui lit l'avenir dans la que aubaine inespérée
carcasse du poulet
notre hôte nous a
—
—
fait rôtir.
Nos
visiteurs sont assez
inquiétants de prime abord, car tout ce que nous
possédons
Mais ces Alba-
les intéresse et les tente.
nais de la plaine sont de braves gens, quoique bien
encore;
incultes
pour
la
plupart,
hommes intelligents et travailleurs, comme mentalité des insociables et
ce
sont
des
et fort éloignés
farouches habi-
tants des montagnes.
Tout offrent
se
passe
même du
dons sur
le
mieux du monde.
tabac, et,
les nattes
*
*
nous
quand nous nous éten-
pour dormir,
nous laissent en repos.
Ils
ils
s'en vont et
172
J'espérais, en quittant Alessio, atteindre
en trois jours. Hélas
!
Durazzo
cette dernière journée fut la
plus pénible de ce dernier voyage.
Pendant le
la nuit, la pluie a repris et
16 décembre,
il
nous faut
hauteurs où,
faibles
départ,
la traversée
des
long de dangereux préci-
le
détrempée
Le panorama
le
réaliser de véritables
prodiges d'équilibre pour achever
pices, l'argile
dès
glisse sous
nos pas.
est merveilleux. Derrière, vers le
nord, la vue embrasse la vaste baie de Saint-Jean-
de-Médua
et l'on distingue,
agglomération blanche
l'embouchure de
au
lointain, la petite
d' Alessio, puis,
la rivière
plus près,
Mati et toute la plaine
marécageuse traversée hier avec tant de peine. Enfin, au pied des hauteurs, la rivière Imchi.
Vers
l'est, les
cimes du massif albanais s'étagent
sur des plans successifs et ferment l'horizon qui s'étend à l'ouest jusqu'à ses confins sur l'Adriatique,
comme un
calme aujourd'hui
lac...
Là-bas, derrière cet horizon^ c'est
l'Italie,
c'est
l'espoir.
Nous retrouvons fusillade
à la
nous
plaine, mais
un poste
là
d'
une vraie ?
askers
d,
physionomie peu rassurante, qui salue notre
approche ques
la
accueille. C'est
et
dont
le
chef
«
billets serbes contre
ciaire...
désire
»
échanger quel-
une monnaie moins
fidu-
VERS DURAZZO
Nous nous en
178
une poignée de pièces
tirons avec
d'argent. Quelques minutes de trot dans la plaine
inondée nous éloignent de ces vigilants gendarmes, et
nous entrons dans un
taillis
de chênes nains qui
nous cachent à leurs yeux. Soudain, nouveaux coups de poste d' trop bien viser
«
askers
même,
».
La contrée
est bien gardée,
la
piste
la
boue à une centaine
que nous suivons. Pour
montrer sans doute leur adresse,
pendant notre passage,
tirer
à nos oreilles
Encore un
à notre gré. Ceux-ci s'amusent à
un but qui émerge de
de mètres de
fusil.
comme un
ils
continuent à
et leurs balles sifflent
essaim de guêpes mena-
çantes.
Ensuite, à perte de vue, la plaine n'est plus qu'un lac,
dont
min,
la
nappe d'eau cache à notre vue
les trous, les fossés et
mes compagnons rôle des
et
même
moi-même
pleines eaux
aussi
le
che-
les rivières...
Et
faisons à tour de
dangereuses qu'ino-
pinées.
Trempés des pieds à vaux harassés de
un passage Enfin,
nous
et
rilleuse
la tête,
fatigue,
et la nuit
poussant nos che-
nous cherchons en vain
approche.
un jeune bûcheron albanais a
pitié
de
consent à nous tirer de notre situation pé;
mais
il
nous faut
faire
un long détour
jusqu'aux montagnes qui s'élèvent à
l'est
de
la
l'agonie de la SERBIE
174
côte, et c'est encore,
pendant une heure
et
demie,
une marche affreusement pénible, d'abord dans l'eau, puis
mon
dans une boue
si
épaisse,
que deux
cheval s'embourbe et tombe,
fois
m'entraînant
dans sa chute. Finalement, mais couverts de fange des pieds à la tête,
nous atteignons, grâce à notre guide,
la
route empierrée et construite à flanc de coteau qui va de Tirana à Durazzo.
Nous sommes sauvés
!
Pourtant, nous ne pouvons plus compter arriver à Durazzo.
La
Il fait
nuit noire.
route, très bonne, nous permet
néanmoins
de pousser, malgré l'obscurité, jusqu'à ville
la petite
de Chiac, où nous couchons dans un
Durazzo marche.
n'est plus qu'à
une heure
et
«
han
».
demie de
CHEZ ESSAD PACHA
CHEZ ESSAD PACHA
Nous sommes
le 17
déjà depuis que
j'ai
décembre. Voici cinq jours
quitté Scutari, cinq jours de
voyage épuisant à travers
l'eau, la
boue
et les
ma-
récages, sous des orages furieux.
Mais
matin, est splendide. Les lourds
le ciel, ce
nuages de pluie
comme
j'atteins
se sont évanouis, le
sommet d'une
m'apparaît aussi bleue que
semblant
sortir
de
la
sous
étroite le
bande de
grand
mer même,
la
mer
et étagée à flanc
reliée à la côte
par
Durazzo, toute blanche
soleil.
Depuis Chiac,
ments
terre,
côte,
le ciel, et voici là-bas,
de coteau sur une presqu'île
une
soudain,
et
installés
j'ai
dans
rencontré de pauvres campeles
champs. On
les
prendrait
pour des haltes de bohémiens, si ce n'étaient les mitrailleuses et les faisceaux de fusils alignés.
Ce
sont des bivouacs serbes... Pauvre vaillante armée!
Ses soldats, maintenant, avec leurs équipements indigents, ont des aspects de gueux!
Au sommet
de
la dernière côte,
sentinelles, baïonnette AGOms 0£ LA SERBIE
l'une de leurs
au canon, nous arrête.
Il
l'agonie de la SERBIE
178
montrer ses papiers,
faut ici
pour passer,
et,
il
faut
laisser ses armes.
Puis, la route descend et forme digue entre la
mer
marécages. C'est
et les
j'entre,
à
enfin,
la
dernière étape, et
Durazzo, capitale
résidence
et
d'Essad pacha.
Dans
la
se presse
grande rue
et
dans
les ruelles adjacentes
une foule bariolée, composée en majorité
de Serbes,
officiers,
soldats et civils.
Seuls les
askers, chargés de la police, sont en armes. ville,
malgré son animation
La
insolite, est tranquille.
Pourtant l'heure est critique. C'est du moins ce
que j'apprends au cours des premières je fais.
visites
Le ministre de Serbie considère
comme
désespérée;
représentant de
le
que
la situation l'Italie
est
aussi pessimiste, bien qu'avec plus de calme.
Les Bulgares avancent, en
effet.
portes d'El-Bassan, où les Serbes
de l'armée du Timok
'•
—
Ils
sont aux
— ce qui
ne peuvent
reste
les arrêter,
n'ayant que des canons sans munitions. Or, El-
Bassan n'est qu'à deux jours de marche de Durazzo.
*
Mais pays
—
*
— et ceci semble un anachronisme dans ce voici
une automobile qui gravit en haie-
(Photo Betsitch. CLimmuniquée par V Illustration)
SUR LE PASSAGE DU ROI PIERRE DE SERBIE à dix-sept ans, sans armes, caisson attelé de bœufs qui porte le souverain.
De jeunes recrues de quinze entourent
le
tant l'ancien
CHEZ ESSAD PACHA
I79
chemin de ronde de
la vieille forte-
resse turque, dont
il
ne subsiste que
les
énormes
murs de briques. C'est
Essad pacha qui se
conduire à
fait
tranquillement assis dans la voiture, calme riant,
il
léga-
la
d'où je sors. Coiffé du fez rouge,
tion italienne
répond de
la
main aux
saints
et
sou-
que provoque
son passage.
homme
C'est à cet çais,
que nous tous
:
Anglais, Russes et neutres,
missions militaires ou membres de
la
Serbes, Fran-
membres des Croix-Rouge,
nous sommes redevables de pouvoir échapper aux Austro-Allemands et à lui seul
et
et
aux Bulgares. C'est à
lui
—
— que nous sommes redevables, nous
des milliers de prisonniers désarmés, d'avoir pu
traverser, dans
une paix
relative, l'Albanie sau-
vage, l'Albanie inaccessible et hostile aux étrangers
depuis
la suite
des
siècles.
Par quel sortilège faire
est-il arrivé, lui le
premier, à
régner l'ordre parmi ces tribus farouches, hier
encore indomptables? Par quel miracle
a-t-il réussi,
en quelques mois, à discipliner cette race inculte, à
imposer
le
respect de la propriété d' autrui à ces
pillards qui n'ont jamais
rendu
«
ni à
Dieu ce qui
est à Dieu, ni à l'empereur ce qui est à l'empe», et
chez lesquels
considéré
comme une
reur
le vol,
droit inné, n'est pas
faute?
Comment,
enfin,
l'aGQNIE de
l80
a-t-il
pu courber sous
nie, jusqu'alors
le
la.
SERBIE
joug de sa volonté l'Alba-
en rébellion ouverte
constante
et
contre toute autorité d'où qu'elle vînt?
* *
Dès
me où
le
lendemain de
mon
arrivée à Durazzo, je
présente au palais du gouvernement, ce palais le
prince de Wied, pendant son règne éphémère
et falot, avait établi sa résidence.
Comme C'est
je
dépasse
la sentinelle qui veille à la
une cacophonie de sons
grille,
une
douzaine
d'askers
stridents (la
éclate.
musique
du
pacha), qui s'époumonent à qui mieux mieux dans
des instruments de cuivre. C'est à hurler
Malgré
la
!
double haie de gardes armés jusqu'aux
dents, j'entre sans difficulté, et
sence d'un petit
homme,
me
voici en pré-
tout rond, tout remuant,
qui n'est que paroles et amabilité, et coiffé, lui aussi, la
S.
du
carte
Exe.
fez rouge. C'est
de le
visite
porte
M. Stavro Stavrou, dont :
Premier drogman de
Président d'Albanie.
Quelques minutes plus tard, je suis introduit auprès du pacha lui-même, qui m'accueille
la
main
tendue. Jusqu'alors, tout l'entourage
du pacha m'a paru
CHEZ ESSAD PACHA
burlesque.
Mon
l8l
impression se modifie immédiate-
ment dès que je
suis en sa présence.
Essad pacha, vêtu à l'européenne d'un simple complet de chasse, m'apparaît de haute buste puissant.
Une
taille et
de
a à peine dépassé la quarantaine.
Il
courte moustache barre d'un trait d'encre son
visage énergique et coloré. Ses yeux ont un regard droit, assuré, pénétrant.
Tout en
lui respire la force
et l'intelligence. Il
me
un salon du plus pur
reçoit dans
pire..., fabrication viennoise,
car
le
style
président d'A.1-
Wied, a
banie, dans l'ancien palais du prince de
trouvé toute
simple, m'offre autre, et,
abandonnée par
l'installation
Essad,
dérisoire.
altesse
un
d'un
fauteuil.
Il
Em-
geste
cette
cordial
dans un
s'assied
pendant tout notre entretien,
et
il
jouera
avec un lorgnon qu'il met et enlève fréquemment.
Tout d'abord,
mon
interlocuteur, qui parle à
peine français, s'en excuse à l'aide des quelques
mots
qu'il connaît
de notre langue.
j'aime beaucoup la France, leurs,
par tout
Dieu de alliés.
lui
le
monde,
«
Car,
— nation aimée,
— et chaque
accorder la victoire, à
dit-il,
d'ail-
jour je prie
elle
et
à ses
))
Je ne peux m'empêcher de lui exprimer
étonnement,
et aussi
quillité qu'il a
su
faire
mon
mon
admiration, pour la tran-
régner en Albanie au
moment
l'agonie de la SERBIE
l82
même où tôt
il
tâche «
toute l'Europe est à feu et à sang. Aussi-
s'anime et difficile
me
raconte un épisode de cette
:
Le gouverneur de Kroïa, un de mes parents,
m'informa un beau matin mois de cela
—
((
ma mort
et s'apprê-
marcher sur Durazzo.
C'était grave
Kroïa, et
!
là, j'ai si
s'est levé et
ces
trois
— que 5.ooo rebelles qui se sont réu-
nis dans sa ville ont décrété
tent à
que
n'y a guère
il
Sans hésiter, je suis parti pour bien parlé,
me mime
crié, gesticulé
la scène)
ennemis sont devenus mes
alliés. Ils étaient si
bien armés et équipés, que c'aurait été
de ne pas les utiliser; aussi
(Essad
que, finalement,
les ai-je
dommage
envoyés im-
médiatement combattre pour moi contre d'autres rebelles.
Un «
»
rire éclaire
C'est ainsi
étaient
son visage
que
la
et
il
termine
plupart de ceux qui, hier,
mes ennemis sont aujourd'hui mesaskers.
Sans souci d'une étiquette que néglige lité
:
»
la cordia-
du pacha, nous continuons à causer familière-
ment. Je
lui dis quelle
reconnaissance les Serbes
et tous les Alliés lui doivent,
pour
d'un pays toujours troublé,
et
cette pacification
surtout pour
le
CHEZ ESSAD PACHA
l83
refuge inespéré que, grâce à son autorité, la popu-
Tarmée
lation serbe,
tous les étrangers ont trouvé
et
en Albanie.
Le visage expressif d'Essad pacha sérieux. prète,
Il
me
répond,
et,
M. Spendjopoulo,
le
est
redevenu
mon
pendant que
inter-
drogman de notre
délé-
gation à Durazzo, l'écoute, je puis l'observer plus à loisir. Il est
h
hors de doute que,
si
cet
homme
à
voix nette et rapide, au geste bref, aux yeux
èiergiques, est parfois forcé d'user de ruse et d'halileté
pour atteindre son but, ce ne peut
([u'avec
répugnance
et à
être
son corps défendant.
Mais voici qu'à plusieurs reprises je l'entends prononcer
le
nom
de notre généralissime. Essad
oacha parle de Joffre. Et
mon
interprète
me
répète ce qu'il
dit.
Après avoir tout d'abord exprimé l'admiration
que
lui inspire notre généralissime et
son œuvre,
après avoir évoqué la victoire de la Marne, qu'il appelle ajouté ((
((
la
grande victoire
des Alliés
»,
il
a
:
Joffre
commande
l'armée d'un pays où règne
l'union et la fraternité; moi, je
me
suis trouvé en
présence d'un pays divisé, dont une moitié tient
pour l'Autriche Je
me
et l'autre moitié
pour
la
Turquie.
suis trouvé seul, avec des idées et des inten-
tions qui étaient tout à fait différentes.
l'agonie de la SERBIE
l84
«
eu beaucoup de peine à
J'ai
par toute TAlbanie
Une nuance
et,
pourtant,
les faire accepter
j'ai réussi... »
d'orgueil a passé dans la voix du
pacha. Son autorité, en
effet,
sur presque toute l'Albanie,
s'étend aujourd'hui
depuis Scutari, au
nord, jusqu'à Valona, au sud. Dans l'intérieur du
même,
pays, dans les montagnes
il
a su plier sous
sa volonté la plupart des tribus.
La
Mirditie lui obéit. Toutes les grandes villes
,
Kroïa, Tirana, El-Bassan, Bérat, sont gouvernées
par des
mater Il
a
hommes
à sa dévotion. Sa
tous les rebelles.
fait
Il
main de
fer a su
leur a pris leurs armes.
pendre leurs chefs. Les canons dont
troupes sont aujourd'hui munies sont ces
canons qui, naguère, assiégèrent et l'obligèrent à
un croiseur
le
ses
mêmes
prince de
Wied
chercher piteusement refuge sur
italien.
i
*
Et pourtant,
les forces
sont restreintes
:
*
dont dispose Essad pacha
quatre à cinq mille
hommes,
disent les uns; huit mille, prétendent les autres.
Le nombre, Essad,
s'il le
ici,
n'est qu'une
veut et
si
question d'argent.
ses finances le lui permettent,
en aura demain trente mille.
Pour
la plupart, ses askers sont
des Albanais de
CHEZ ESSAD PACHA
rinlérieur, à l'aspect
Guerriers
l'avouer. tireurs,
peu rassurant,
dans
l'âme
il
faut bien
très
et
adroits
un mépris absolu de
ont, en outre,
ils
l85
la
mort. Aussi, cette milice où, dans une majorité de fantassins, se voient à peine elle
quelques cavaliers, n'est-
pas une force à dédaigner.
De
plus, le
président d'Albanie
«
d'être le chef de la
a le prestige
»
grande famille des Toptan, une
des plus anciennes lignées de la féodalité foncière, qui a toujours dominé l'Albanie.
homme
Il
est surtout
un
intelligent, actif et fort, qui sait bien ce
qu'il veut.
*
Je me moment
lève il
me
*
pour prendre congé de saisit
lui,
mais à ce
familièrement par l'épaule et
m'entraîne vers la fenêtre du salon qui donne sur la
mer.
le
port quatre voiliers albanais dont seuls les mâts
((
Voyez
!
me
dit-il,
émergent encore des
—
et sa
flots,
main m'indique dans
— voyez
!
c'est la flotte
autrichienne qui est venue les couler
ques jours I... Et
les
y a queltroupes bulgares, en ce moil
ment même, marchent sur El-Bassan! Ces
actes
l'agonie de la Serbie
i86
d'hostilité
part
(^)
Une
!
ne peuvent rester sans réponse de
dernière fois, nous nous serrons la main, et
Essad pacha conclut par ces mots ((
ma
»
Quoi
qu'il
:
ad^^enne, je resterai fidèle à la
Quadruple Entente.
»
(i) Le lendemain de notre entrevue,
le
19 décembre, sesaskers arrê-
taient le chargé d'affaires d'Autriche et le représentant de la Bulgarie
demeurés jusqu'alors à Durazzo. Ils furent embarqués sur un bateau un voilier américain qui se trouvait dans le port. Et, le 21 décembre, Essad pacha, président d'Albanie, se rangeait définitivement aux côtés de la Quadruple Entente, en déclarant la
neutre,
guerre à l'Autriche et à
la
Bulgarie.
DERNIÈRES ÉPREUVES
DERNIÈRES ÉPREUVES
18 décembre.
Durazzo
I
Est-ce enfin
terme de nos souf-
le
frances ?
La mer qui sépare de
s'étend sous nos yeux, seule nous
de
l'Italie,
accueillante et amie,
l'Italie
peu d'heures,
vers laquelle, en
le
moindre vapeur
pourrait nous transporter.
Hélas et le
!
depuis
la visite
de commerce ne razzo.
s'est
L'ennemi,
bien qu'invisible et,
de
la flotte
autrichienne
bombardement, aucun bâtiment de guerre ou plus aventuré jusqu'à
paraît-il,
:
est
Du-
toujours présent,
des sous-marins sont embusqués
à l'entrée de la baie, montent la garde nuit et
jour.
Le ministre
d'Italie,
de quitter, tout
le
Essad pacha que je viens
monde
ici
me
conseille de ne
pas m'arrêter et de partir pour Valona, de partir sans retard. D'un jour à l'autre, en
effet, les
Bul-
gares peuvent descendre d'El-Bassan et couper
communications entre ce port
et
Durazzo.
les
IQO
A ver
Valona seulement j^aurai
la certitude
un bateau pour passer en
d'être torpillé sont
C'est encore
Italie,
de trou-
car les risques
moindres qu'en partant
d'ici.
une perspective de quatre jours de
voyage dans l'eau
et
dans
boue
la
I
Mais je suis
résolu à tout affronter pour m'évader de l'enfer où je
me
débats depuis des semaines, et je prends la
décision de partir dès
Déjà ture
j'ai
—
le
lendemain à l'aube.
trouvé un guide
mon
une nouvelle mon-
et
cheval épuisé de fatigue est mort
nuit dernière
—
la
lorsque au consulat italien on
m'annonce qu'un vapeur
est attendu.
Bientôt, en effet, vers deux heures après-midi,
où
je le vois entrer dans la baie
il
jette Tancre.
Il
repartira dès qu'il aura déchargé ses marchandises.
* *
*
Cependant, dans Durazzo,
les
Albanais
et
les
Turcs, Grecs, Italiens, Maltais, qui composent la
population
comme blement
hétérogène
de
la
ville,
s'entendent
larrons en foire pour rançonner impitoyales
malheureux Serbes.
réussi à déprécier les banknotes et
Ils
ont
si
même la monnaie Du
d'argent qu'un repas coûte vingt dinars (francs) restC;,
personne n'a plus
la force
bien
!
d'opposer aucune
DERNIERES EPREUVES
IQI
résistance à leur odieuse cupidité, et ces misérables
exploiteurs achèvent sans difficulté de nous dépouiller.
Notre aspect à tous est lamentable d'ailleurs. Le long des impossibles routes, qu'au milieu de tant d'épreuves
il
nous a
fallu
parcourir, nous avons
laissé peu à peu nos ultimes bagages
;
nos bardes
usées n'ont pu naturellement être remplacées, et
maintenant nous avons l'apparence de vagabonds invraisemblables. Cette espèce de mendiant, coiffé d'une casquette
crasseuse, vêtu de haillons dépareillés soldat et pantalon de
civil,
:
veste de
déchirés, troués, brûlés,
d'Uskub, M. Stevan
c'est le plus riche propriétaire
Mladenovitch, qui possède dans cette
une
ville
vingtaine d'immeubles.
Ce loqueteux hirsute, à guenille de chapeau
à qui on donnerait
mou
la face
hâve sous une
sans forme ni couleur, et
deux sous
volontiers, était, hier
encore, professeur à l'Université de Belgrade.
Et
les autres n'ont rien à leur envier.
est égale, sinon pire
Leur misère
!
*
Parmi
cette foule
qu'une idée
fixe
:
qui n'a plus qu'un but
et
atteindre coûte que coûte la côte
italienne, je rencontre Radoïé,
mon gendarme
!
192
Le pauvre bougre gence.
manger lui
une
m'avoue
Il
et
est
qu'il a
la
plus cruelle indi-
dû vendre sa montre pour
pour pouvoir acheter à plus pauvre que de bottes. Des siennes
vieille paire
que
subsistait
dans
les tiges, les
ne
il
semelles étaient restées
boue entre Alessio
et
Je lui annonce que, devant m'embarquer sur
le
là-bas,
quelque part dans
la
Durazzo.
vapeur providentiel qui vient d'entrer dans je lui rends sa liberté. Gela le navre, les peines
du monde
menue monnaie.
Il
la baie,
mais j'ai toutes
à lui faire accepter quelque
repartira
demain pour Scu-
tari.
19 décembre.
Afin de m'enquérir de l'heure exacte du départ
du cargo, hauteur,
je
monte au consulat
un peu en dehors de
italien, situé
sur la
la ville.
Soudain, un coup de canon autre encore!... Et maintenant
I...
les
un autre! un détonations se
succèdent, angoissantes... Je
me
cache
la
hâte d'achever la montée de la côte qui
mer. J'arrive au sommet
800 mètres à peine du rivage, sous-marin,
qui,
en
surface,
le
me
et j'aperçois, à
dos brun d'un
examine
le
port.
DERNIÈRES EPREUVES
Le cargo Ta vu Près de moi, la
les
et c'est lui
igS
qui tire sur rerinemi.
canonniers d'Essad pacha activent
mise en position d'une de leurs pièces sur une
petite plate-forme, et bientôt,
eux
aussi, ouvrent le
feu.
Le sous-marin semble
se
moquer parfaitement
des projectiles qui, d'ailleurs, tombent assez loin
de
lui.
Tranquillement
examen. Je tremble à
il
se déplace et continue son
pensée
la
va certaine-
qu'il
torpille à mon cargo... Dieu même moment, un des obus, mieux
ment envoyer une merci,
au
dirigé,
l'atteint
sion
—
et
—
j'en
ai
du moins
en quelques secondes
il
l'impres-
s'enfonce sous les
flots.
A-t-il
vraiment été touché ou
s'est-il
immergé
volontairement? je l'ignore, mais toujours qu'il
est-il
ne reparaît plus.
* *
Le départ du cargo alerte,
pour
bâtiment de
la nuit
le
reste fixé,
même.
C'est le
la Société italienne
vapeur Puglia.
comme
*
Il
est
armé contre
malgré cette
Daûno, un vieux de Navigation à les sous-marins,
sont aujourd'hui tous les bateaux de
commerce, de deux AGONIE DE LA SERBIE
petits canons. 13
l'agonie de la SERBIE
194
A
quatre heures trente de raprès-midi, je monte
à son bord, où sont déjà entassés trois à quatre
cents Serbes.
Lentement
la
d'espérance
nuit tombe.
Tous
appareillons.
les
A
sept heures nous
cœurs débordent de
demain matin nous
:
achevé notre calvaire
Une brume
que
légère, et
comme ceux
calmes
enfin
l
la lune
sement lumineuse, nous enveloppe flots
joie et
aurons
d'un
rend vaporeu-
et traîne sur les
lac,
où
le
vieux
bateau se balance mollement.
La douceur de
l'heure, après tant de tortures et
de tragédies, berce loin de
la terre
mais qui reste
la
détresse des infortunés qui,
maintenant maudite vont
la patrie sacrée,
que de leurs groupes entassés sur nocturne
vers le
ciel
tristesse
en est
infinie.
le
et souillée,
fuir...
Et voici
pont montent
de lentes mélopées... La
Le cœur
serré par
cible émotion, je crois entendre l'âme
une
même
indi-
de
la
Serbie suppliciée se plaindre et sangloter dans ces «
pesmées
»
mélancoliques, dans ces chants déses-
pérés où vibre toute la douleur déchirante de ces
malheureux qui ont tout perdu eux que
l'exil
Les heures
et n'ont plus
devant
inconnu... ainsi
lentement s'écoulent... Soudain
je suis repris par la réalité, par l'inquiétude... car
nous ne sommes pas
partis...
nous ne partons pas...
DERNIÈRES ÉPREUVES
196
4e
;
20 décembre.
Les contre-torpilleurs qui devaient nous convoyer ne sont pas venus nous prendre, se levant,
nous montre
le
même
et le jour,
en
horizon que nous
voyions hier.
Soudain un
cri s'élève
Dans le pçtit jour
—
il
:
a
Un
n'est
sous-marin
I
»
que cinq heures vingt
— j'aperçois l'odieux adversaire, cette
fois
encore en
surface et qui, sans doute tapi à la sortie de la baie, a pu, grâce à la lune, nous guetter toute la nuit.
Nos
petits
canons tonnent aussitôt et lancent
leurs obus, des bijoux d'acier, pointus aiguilles.
Au
septième
projectile
le
comme
des
sous-marin
disparaît.
Pour
la
seconde
peu de fond de qui lui
interdit
fois,
la baie
c'est
grâce seulement au
où nous sommes ancrés
et
de nous approcher en plongée,
que nous devons d'avoir échappé à sa
torpille.
Mais l'émotion des passagers subsiste longtemps encore. Après tant d'épreuves, après tant de dangers, ces pauvres
leurs nerfs.
gens ne sont plus maîtres de
l'agonie de la Serbie
igô
Il
semble
d'ailleurs
qu'une
fatalité
s'acharne à
nous poursuivre.
Le vent
se lève, la
mer
devient houleuse.
De
l'horizon accourent de lourds nuages noirs et sur
nous éclate une tempête d'une violence extrême, qui dure toute l'après-midi et achève d'abattre les derniers courages.
Et
la
apporter
nuit vient sans
nous ne partons toujours
le
calme... Et
pas...
21 décembre.
Il
était dit
qu'au bout
que nous devions mourir de faim jus-
!
Personne n'a emporté de provisions, car nous
embarquant avant-hier,
étions persuadés, en nous
que nous serions Maintenant, une
La mer
lendemain matin à Brindisi.
le
fois
de plus,
est trop grosse
c'est la
famine
pour permettre
terre chercher des vivres.
Au
reste,
!
d'aller à
comment en
trouverait-on en quantité suffisante pour nourrir les trois à
quatre cents affamés que nous sommes?...
Mais enfin cette épreuve devait
Dans
la nuit,
en
effet,
torpilleur italien surgit
être la dernière.
brusquement un contrede
la
brume
à
quelques
DERNIERES EPREUVES
ig-J
mètres de nous, glissant sans bruit, tous feux éteints, sur la
suivent.
mer calme. Trois
autres, à la
file, le
Ce sont nos convoyeurs.
Vers minuit
Daûno
le
lève Tancre et s'éloigne...
*
*
22 décembre.
Pendant toute
cette nuit,
nous avons longé
sommes
où personne n'a dormi,
la côte albanaise.
Au
jour, nous
à la hauteur de Valona. Alors, d'un brus-
que coup de barre, nous prenons franchement
la
direction de l'ouest.
Deux
des contre-torpilleurs,
autour de nous,
S
afin
filons
que
décrivent, l'un suivant l'autre, d'immenses
de rester à notre hauteur, car nous ne sept
nœuds
à l'heure...
Enfin... enfin... voici là-bas la côte italienne!
A
deux heures après-midi,
petit torpilleur français, qui est
en vue du port,
ment
le sillage
et
pilotés par
un tout
venu nous prendre
dont nous suivons scrupuleuse-
pour
éviter les torpilles
dormantes,
nous entrons à Brindisi. C'est la fin
du voyage.
C'est la fin
Ahuri, je retrouve la vie
du cauchemar.
civilisée...
igS
l'agonie de là Serbie
*
pour moi les immense agonie d'un
C'est ainsi que se sont déroulées
tragiques heures de cette
peuple qui a tout perdu, sauf son honneur, son
héroïsme
et sa foi
dans
l'avenir.
LA CONFIANCE SERBE
POUR PRÉPARER LA REVANCHE
POUR PRÉPARER LA REVANCHE
vécu avec Tarmée serbe ses
J*ai
Turquie,
trois
grandes
guerre de 19 12 contre la où l'enthousiasme des troupes qui se
guerres successives
:
la
battaient pour la délivrance de leurs frères oppri-
més
et
toires la
des contrées jadis serbes les porta de vic-
en victoires
:
Koumanovo,
Prilep, Monastir;
guerre de 191 3, où, navrée, Tarmée serbe dut
se retourner contre ses alliés de la veille, les Bul-
gares, traîtres maintenant à la cause et ce fut la la
mémorable
commune,
—
victoire de la Brégalnitsa
;
guerre actuelle, enfin, où les troupes serbes,
leur héroïsme suppléant à leur infériorité
numé-
rique et à leur pénurie d'armement, par deux fois
eurent raison des forces austro-hongroises, beau-
coup plus nombreuses
et
Elles les rejetèrent hors
supérieurement équipées.
du
sol national,
en août
du Tser et du ladar, en décembre 19 14? par l'éclatante victoire de la Koloubara, qui émerveilla le monde entier. 1914, par leur brillant succès
et
J'ai assisté
toires. J'ai
à toutes ces luttes et à toutes ces vic-
vécu avec l'armée
et la nation serbes ces
journées de gloire inoubliables... Puis, hélas
!
j'ai
L*AGONIE DE LA SERBIE
204
récrasement de ce peuple de héros
assisté à
et à
son agonie douloureuse.
La
critique des fautes de ses alliés, qui permirent
son anéantissement, qui refusèrent d'entendre sa voix qui leur criait de ne pas se
fier
à la Bulgarie
perfide, est déjà faite.
Les Alliés, pendant neuf mois, de janvier à octobre
1916,
restèrent sourds
aux projets de
Serbie, qui demandait à être secondée
la
pour entre-
prendre, contre TAutriche, une vigoureuse ofTensive
dans
la plaine hongroise. Cette offensive,
pen-
dant ces neuf mois, n'aurait guère rencontré de résistance jusqu'à Budapest la et
;
elle
aurait permis
jonction des troupes alliées avec celles de Fltalie
de
la Russie, elle aurait
Roumanie, pires
du
sûrement entraîné
réalisé l'encerclement
centre,
—
complet des em-
elle aurait, enfin,
tainement décidé du sort de la guerre
Les
Alliés,
au contraire, ont permis
du plan allemand
:
la jonction
la
presque cer!
la réalisation
austro-allemande
avec les Bulgares et les Turcs, dont la moindre
conséquence
est
un nouveau prolongement de
la
guerre. *
*
*
Et, malgré tout, la Serbie est restée jusqu'au
POUR PRÉPARER LA REVANCHE
dernier
moment
205
Talliée loyale et fidèle. Elle a rejeté
avec dédain toute avance
par l'ennemi pour la
faite
conclusion d'une paix séparée. Qu'il
me
permis de dévoiler un
soit
fait
qu'igno-
rent certainement encore les gouvernements de la
Quadruple Entente.
Devant
le péril
imminent où
se trouvait la Serbie,
voyant qu'en dépit de ses appels
la
Quadruple En-
tente, au lieu de voler à son secours, perdait
temps précieux
Sofia, le prince héritier et régent
Alexandre adressa
au roi Constantin un télégramme privé, tout tié et
de confiance, pour
compter sur la
Grèce
lui, si la
et sur
lui
demander
le roi
s'il
d* ami-
pouvait
Serbie pouvait compter sur
son armée, en vertu^ d'ailleurs, du
traité d'alliance existant entre les
Et
un
berner à
et continuait à se laisser
Constantin
deux pays.
au prince Alexandre
fit
la
réponse suivante, dont je garantis, sinon l'exactitude de tous fidélité «
les
termes, du moins formellement la
absolue du sens
Cest à cause
:
même du
caractère amical de
ton télégramme que je te réponds également en toute amitié et confiance intérêt,
quune
paix avec r Allemagne garantir
que
la Serbie n'a
ligne de conduite à suivre et
que l'Allemagne
danimosité contre
:
quun
faire la
l'Autriche, Je puis te
na
aucun sentiment
la Serbie. Elle ne lui
demande
206
que
la liberté de passage. J'ajoute
posé à servir de vernements
et
que je
trait d* union entre vos
que je
sais
suis dis-
deux gou-
que rAllemagne, dans ce
casj fera la pression qu'il faudra auprès de l'Au-
triche
pour que
de la Dalmatie
.
cède à la Serbie une partie
celle-ci »
(Cet échange de télégrammes privés a eu lieu fin
septembre, commencement d'octobre 19 15.)
En même temps, gramme parvenait au là,
télé-
prince héritier, signé, celui-
par M. Zaïmis. C'était en quelque sorte une
seconde réponse du cielle, et
de
un second
d'ailleurs,
roi
de Grèce, mais,
celle-ci, offi-
dans laquelle, contrairement aux conseils
traîtrise
envers les
nait sa première
de
alliés
dépêche,
la Serbie,
substance dire au prince Alexandre étaient trop troubles
que conte-
Constantin a
que
faisait
les
en
heures
pour permettre au Gouverne-
ment grec de lui répondre d'une façon catégorique, mais que
la Serbie
pouvait et pourrait toujours
compter sur l'appui de au
la
Grèce
traité d'alliance qui liait les
En
et sur sa fidélité
deux pays
».
dépit des conseils de traîtrise qui lui étaient
donnés, en dépit de l'attitude de
Entente à son égard,
la
Quadruple
la Serbie, je l'ai dit, est restée
loyale et fidèle. Elle a lutté jusqu'au dernier instant. Elle a préféré territoire
abandonner à l'ennemi tout son
que d'abandonner ses
alliés.
POUR PREPARER LA REVANCHE
207
*
*
*
moment où Tennemi
Et encore aujourd'hui, au
occupe tout son
sol, le
peuple serbe supporte en
silence toutes les souffrances. il
ne crie pas;
Il
ne récrimine pas;
attend et espère.
il
Il
garde
la
confiance que la France, la Russie et l'Angleterre Itc.^^
ne Tabandonneront pas, puisque ces puissances luttent
pour
le
principe de la liberté et de l'indépen-
dance des États et des nations devoir moral et
un
;
puisqu'elles ont
intérêt direct à reconstituer
un
une
Serbie grande et forte, une Serbie toujours loyale et fidèle, qui leur
gardera une reconnaissance éter-
une
nelle, qui restera
germanique vers J'ai dit
efficace entrave à la
comment, grâce à
frappa dans
le
la
Bulgarie qui la
dos, la Serbie fut écrasée par ses
ennemis coalisés ainsi contre de sa merveilleuse
vitalité,
elle.
Pour avoir raison
de son courage indomp-
table, l'Autriche et l'Allemagne réunirent
hommes
poussée
l'Orient.
et la Bulgarie
260.000
en mobilisa 35o.ooo.
L'armée serbe comptait
alors,
en chiffres ronds,
260.000 hommes.
Tant que battre,
il
le soldat
montra une
lui valut le
respect
serbe eut
un but pour com-
intrépidité extraordinaire qui
même
de ses ennemis. Lorsque
208
l'agonie de la SERBIE
son idéal
manqua,
lui
de résignation
s'abandonna à une sorte
il
fataliste, et c'est
dans une prostra-
tion presque complète qu'il attendit la fin dernière
de ses souffrances. *
Mais ces troupes, décimées, épuisées, affamées, qui ne constituaient plus une armée combative,
mais une masse inerte de soldats à bout de force physique
et
morale, ces troupes, depuis lors, se
sont reprises.
Grâce à des chefs d'une rare valeur,
comme
le
colonel Jivko Pavlovitch, le chef d'État-major général,
dont
j'ai
déjà parlé; grâce à l'énergie de son
nouveau généralissime,
voïvode
le
Michitch,
le
glorieux vainqueur de la Koloubara, l'armée serbe s'est réorganisée.
dans tés.
les
Les soldats égarés ou attardés
montagnes albanaises ont rejoint
Chaque jour leur nombre
comptant fensive
les recrues
s'est
appelées au
austro-allemande
et
leurs uni-
augmenté. En
moment de
l'of-
qui quittaient alors
leurs villages en chantant, pressées de prendre le fusil
contre l'envahisseur,
serbes
actuellement
145.000 hommes, et
le
réunis
nombre de en Albanie
soldats est
de
qui ont avec eux 87.000 chevaux
7.000 bœufs. L'artillerie a réussi, véritable tour
POUR PREPARER LA REVANCHE
de
force, à sauver
à bras
85 canons en
d'hommes dans
la
SOQ
les transportant
neige et
glace des
la
montagnes. C'est
donc une force considérable encore
hommes
en outre s'augmente des
et
qui
actuellement à
Salonique avec l'armée française. C'est une force sur laquelle j'étais les Alliés
moi-même
loin d'espérer
que
pourraient encore compter, lorsque je
vivais avec l'armée serbe son effroyable retraite.
Mais ces soldats sont exténués
pour
et,
les
sauver de
un refuge autre que fuge où
ils
la
et
en guenilles,
mort certaine
l'Albanie.
Il
il
leur faut
leur faut
un
re-
pourront se reposer, être nourris, réé-
quipés, reformés en une armée nouvelle qui sera redoutable, étant composée des meilleurs éléments
de l'ancienne armée serbe.
On fert
Si
peut être assuré que lès soldats qui ont soufun martyre inimaginable ne « lâcheront » jamais. cette armée les Alliés veulent les sauver,
—
sera d'un secours précieux dans les actions futures,
—
ils
doivent au plus vite leur trouver un station-
nement qui
soit assez loin
du théâtre de
la
guerre
j)Our qu'ils puissent se refaire, et qui en soit assez
près pour qu'ils puissent y revenir rapidement, car tous n'ont qu'un désir au
pour
la
cœur
:
combattre encore
délivrance de leur pays. Janvier 1916.
AGONIE DE
r.A
SERBIE
14
PIERRE DE SERBIE, ROI DE
LÉGENDE
D'UN PEUPLE DE
HÉROS
PIERRE DE SERBIE, ROI DE LÉGENDE D'UN PEUPLE DE HÉROS
Incarnation
même
de sa patrie suppliciée et en-
comme un
vahie, dominant son peuple de héros
symbole d'héroïsme, au-dessus des revers tragiques de
la
guerre, au-dessus de la souffrance, de la mi-
sère et de Texil, s'élève plus grande, à
grandit l'infortune, la
du
figure
mesure que
roi
Pierre
de
Serbie. Il
du
n'y a pas une goutte de sang dans les veines
roi Pierre
mère,
comme
qui ne soit de pur sang serbe. Sa
son père,
furent Serbes, et sa vie
même
de
la
comme
mouvementée
paysan, Georges
le
raïas
»
(esclaves)
était un simple surnommé par les
sait,
Pétrovitch,
Turcs Kara-Georges (Georges a
est l'histoire
Nouvelle Serbie.
Son grand-père, on
frères,
tous ses aïeux,
le Noir), et
comme
lui,
que ses
mirent à
leur tête, lors de l'insurrection de i8o4, pour la
grande
lutte contre la tyrannie
L'insurrection,
écrasée
ottomane.
enfin,
après
neuf ans
2l4
L* AGONIE
DE LA SERBIE
d'une lutte inégale, Kara-Georges dut se réfugier en Russie. Son
Alexandre, père du roi actuel,
fils
connut, lui aussi,
la
douleur de
pendant
l'exil
règne de Miloch Obrénovitch, prince de
le
la dynastie
concurrente.
Le jeune Pierre Karageorgevitch a en France.
Il
entre à Saint-Cyr,
dans nos rangs sous décoré de fait
la
le
nom
suivi
son père
combat en 1870
de lieutenant Kara, est
Légion d'honneur à Villersexel, puis,
prisonnier, s'échappe en traversant, en plein
hiver, la Loire à la nage,
recommence à
se battre
et est blessé.
Après quarante ans dans sa patrie. Serbie lui
offre,
En montant il
pose
en 1908,
d'exil,
le
sur
le
il
rentre
trône que
la
principe de son règne
Apprendre au peuple la liberté dans Son premier acte est de substituer à
la liberté,
((
:
»
la politique
austrophile des Obrénovitch la politique d'appui
sur
la
Russie, la France et l'Angleterre.
*
La Serbie régénérée, agrandie par
les
guerres
victorieuses de 191 2 et 1918, est en plein essor
lorsque se produit l'agression autrichienne qui dé-
chaînera la guerre européenne.
PIERRE DE SERBIE, ROI DE LÉGENDE
A
moment, Pierre
ce
21
de plus de
I", vieillard
soixante-dix ans, perclus de rhumatismes, affaibli
par Tâge, a remis estime-t-il, le
pouvoir, trop lourd pour
le
aux mains plus vigoureuses de son
lui, fils,
prince héritier Alexandre.
On
comment, au commencement
sait
de
la
guerre, après quatre mois de luttes victorieuses,
l'armée serbe, à bout de munitions et épuisée de
—
fatigue,
car c'est la troisième guerre qu'elle
—
soutient en deux ans, forces
austro-hongroises
(i^^-3o
novembre
Il
menace
Il
naquit
l'aïeul, le
Takovo,
est
Il
les
occupe déjà un
le
grand Kara-Georges ;
la patrie
tiers
deux berceaux de
aux portes de Topola,
serbe.
renouvelées
1914)'
L'ennemi avance. Serbie.
doit reculer devant les
sans cesse
il
de
la
la liberté
village
où
est devant
des Obrénovitch.
C'est alors que, soudain, en face de l'envahis-
seur victorieux,
le roi
Pierre se dresse. C'est alors
qu'on voit ce spectacle sublime d'une âme forte
domptant
la faiblesse
d'un corps épuisé, d'un
vieil-
lard débile et impotent, galvanisé par le péril de
pour voler à sa défense,
la patrie et retrouvant,
sinon la force de
siasme
et
la
jeunesse, au moins son enthou-
son énergie.
*
*
2l6
A Vrania-1 es-Bains, où depuis qu'arrivaient
et
comme
accablé.
3o novembre, à l'heure du dîner,
le
souriant.
Son entourage étonné
Tout à coup,
aux yeux
—
le
Un
il
soir,
apparaît
n'ose l'interroger.
vieux Roi relève la tête, une flamme
:
Nous
allons aller les voir, ces
chiens d'Austerlitz et de Solférino C'est
I*',
mauvaises nouvelles, res-
les
sombre, taciturne
tait
s'était retiré, Pierre
il
fameux Autri-
I
une stupeur. Son médecin intervient
:
— Majesté... Mais Pierre l'interrompt
:
— La parole n'est plus au médecin, mais au
sol-
dat! part le lendemain,
Il
ses il
fils,
et,
du Gouvernement
malgré l'opposition de et
du quartier général,
accourt à l'armée.
La
situation est désespérée. Les troupes enne-
mies continuent leur poussée victorieuse. Les aéroplanes autrichiens, survolant les lignes serbes, y ont lancé un appel à la désertion, plein de pro-
messes pour
les lâches, et qui
achève de jeter
le
trouble dans les rangs.
Mais voici Pierre I" au milieu d'eux.
Le vent porte au
—
Il
paraît
loin ses paroles
que vous êtes
Que vous préférez
las
:
de vous battre...
rentrer dans vos villages,
comme
PIERRE DE SERBIE, ROI DE LEGENDE
VOUS y invite rennemi... Eh bien veulent partir, partent!
Dans
la
rumeur qui
vieux Roi continue ((
Ils
que ceux qui
I
sont libres...
accueille
ses
paroles,
patrie... Je
vous
sang à
me
en ce qui
délie,
...
le
:
Vous avez juré de défendre votre
votre serment!
217
roi et votre
concerne, de
Mais tous, nous devons tout notre Moi, je reste!... Que ceux qui
la Serbie...
veulent vaincre ou mourir aux côtés de leur vieux roi restent avec
La
moi
»
! . . .
foule des soldats, électrisée par sa présence
et sa parole, n'a
qu'un
cri
:
— Nous
ne sommes fatigués que de reculer!... Nous sommes heureux de ta présence, car c'est le signal de roffensive
— Tako le
! . .
ié (c'est ainsi)
!
répond solennellement
vieux Roi, Et, joignant l'acte
aux paroles,
il
chées de première ligne et ramasse
va aux tranle fusil
d'un
mort.
— Donnez-moi cinquante cartouches t-il
demande-
simplement.
Il
était
jadis
un merveilleux
nant, pour une heure, et
!
de coup d'œil de
fait le
Un
coup de obus
la
il
tireur.
Mainte-
retrouve la sûreté de main
jeunesse
et,
sous
la mitraille,
feu.
éclate, tue
AeomE DE LA SERBIE
un
soldat à sa gauche, en *
2l8
blesse
un autre à sa droite;
vieux monarque,
le
impassible, continue à tirer...
Comme
une traînée de poudre,
nouvelle se
la
propage de compagnie à compagnie, de régiment à régiment, d'armée à armée
tranchée
! . . .
:
Le Roi
«
dans
est
la
»
C'est le cri d'espérance que tous, soldats, sous-
généraux, répètent dans l'en-
officiers, officiers et
thousiasme fou qui la
les
soulève
:
Le Roi
«
est
dans
tranchée !»
Et
le
miracle se produit.
Après un mois de recul continuel, brusque de
la retraite.
commandement
sur leurs positions, et lorsque le éclate:
Sokoli!.,.
«
avant!...) c'est
une
c'est l'arrêt
Les régiments s'arc-boutent
NapredI
»
(Faucons!... en
irrésistible ruée
de toutes
troupes serbes. C'est l'éclatante victoire de loubara,
qui
stupéfia
monde.
le
C'est
la
les
Ko-
l'armée
austro-hongroise du feld-maréchal Potiorek balayée et laissant
aux mains des vainqueurs 4o.ooo
pri-
sonniers. C'est Belgrade et toute la Serbie recon-
quises en moins de dix jours
*
*
!
PIERRE DE SERBIE, ROI DE LEGENDE
Dans
la
219
marche foudroyante vers Belgrade,
Pierre I", dans son automobile, avance avec les
premières lignes de Tarmée.
— Plus
Plus vite!... ordonne-t-il à son
vite!...
chauffeur. 11
dépasse toutes
est à Belgrade,
où
les
une cinquantaine de
faible avant-garde,
Fa précédé. Dans les,
il
troupes malgré leur élan.
la bataille fait rage.
entre en pleine fournaise.
—A
la cathédrale
Mais
la porte
qu'un gamin,
de
la
sorti
il
:
!
cathédrale est fermée.
on ne
bras par une fenêtre dans
le
Il
faut
soit hissé à
sait d'où,
monument. De
l'inté-
réussit à ouvrir.
Le Roi
entre, et, dans le chœur,
Cependant, au bruit de
tombe à genoux.
l'auto, les habitants
Belgrade sont sortis des caves où giés.
cavaliers,
sous les obus et les bal-
la ville,
Pierre I" se penche vers son chauffeur
rieur
Il
Seule une
La
ils
nouvelle s'est répandue en
bout à l'autre de
la ville.
Le Roi
.
de
s'étaient réfu-
un
instant d'un
est là!... et,
au
milieu du bombardement, la foule est accourue elle
;
emplit la vaste nef, où Pierre I" est toujours
prosterné sur les dalles.
Le prince Georges,
le
prince héritier Alexandre
arrivent à leur tour.
Le Roi
enfin se relève.
Il
voit ses
fils,
ses offî-
L AGONIE DE LA SERBIE
220
ciers.
Tous Tentourent,
lui baisent les mains...
Il
éclate en sanglots...
Mais à
Au
l'autel est
monté un aumônier
militaire.
milieu des sanglots qui, de toute part, s'élè-
vent sous les voûtes, au milieu du vacarme de bataille environnante, c'est alors
la
dans cette cathé-
cœur même de la patrie un Te Deum d'une grandeur plus tragique,
drale où bat maintenant le serbe,
plus émouvante, qu'il n'en fut jamais célébré
aux heures pathétiques
et glorieuses
même
du passé.
* * *
Neuf mois Puis
la
se passent.
nouvelle attaque se produit formidable.
Trois ennemis, cette
fois,
sont coalisés. L'armée
serbe, s'attachant à son sol, offre d'abord une résis-
tance désespérée, mais une tempête de mitraille l'écrase, le flot
des assaillants
la
submerge,
elle doit
reculer.
Pierre I*% dès la première heure,
au
milieu de ses soldats. Bientôt,
peuple,
que le
comme
toutes les troupes,
cette fois l'héroïsme
est
comme il
revenu tout le
comprend
ne pourra plus vaincre
nombre...
De nouveau,
le voici
parcourant
les tranchées.
Il
PIERRE DE SERBIE, ROI DE LEGENDE
est plus vieux et plus triste seulement.
d'armes.
mais ce
Il
se courbe sur son bâton
Il
de
221
n'a pas
vieillard,
malgré sa lassitude, malgré ses
vieillard,
souffrances, partage le sort de ses soldats qui sont ses frères et ses enfants, le sort de son peuple
qui
il
Timage
est
que tous
il
endure
autre,
il
le froid et la
faim.
comme un paysan
gage simple,
pour
sacrée delà patrie accablée. Ainsi
Dans un
lan-
qui parlerait à un
console et réconforte les désespérés.
Il
sait
encore galvaniser les courages défaillants. Pour aller
jusqu'au bout du calvaire effroyable,
il
trouve
des forces dans la grandeur de son rôle. Durant toute la retraite tragique qu'il suit dans
bœufs ou
même
souvent à pied,
il
un char
donne à tous
à le
plus admirable exemple d'énergie indéfectible.
Et quand tout est perdu, sauf l'honneur, quand il
ne reste plus d'espérance
miracle,
même
même
en un impossible
alors l'âme héroïque
narque ne veut pas
plier.
Pour
lui,
qu'elle soit, serait la honte. Et, à
soutenus par cette plus forte que se refusent à
foi
le sort,
du vieux mo-
une paix, quelle son exemple,
sublime, par cette volonté l'armée et
le
peuple serbes
tomber aux mains de l'envahisseur,
refusent à mourir.
*
*
*
se
22a
Et c'est TAlbanie, que, sous Pierre
l^^
le ciel
lourd d'hiver,
traverse sans escorte, aussi pauvre, aussi
dénué de tout que
le
Quelles
ses soldats.
dernier de ses paysans, de
pensées l'accompagnent
le
long de ces chemins de désolation? Après treize
ans d'un règne d'incomparable gloire, au cours
desquels
il
a vu son pays grandir chaque jour da-
vantage, maintenant toute l'œuvre s'effondre.
Il
assiste, pantelant d'horreur, à l'écrasement
la
Serbie.
Il
doit reprendre,
la
route de
il
s'y obstine,
l'exil...
si
vieux,
de
si las, si faible,
Mais sa volonté n'est pas brisée,
muet, taciturne, farouche.
encore à la revanche et à la victoire.
Il
Il
pense
reste avec
son armée. D'Alessio,
il
va à Tirana, puis à Durazzo. J'as-
son départ, sur un torpilleur
siste à
nuit, vient le prendre. Italie.
Et
Non là,
pas.
Il
On annonce
d'hôtel
une
qu'il passe
en
se fait conduire à Valona.
ce roi-héros, ce roi indompté, qui n'a
plus de patrie, arrive dans un n'a plus
italien qui,
d'or
dénuement qu'il pour payer sa modeste chambre tel
1
C'est là
que
la
France
lui
envoie
la
Croix de
guerre.
Alors, lorsque le général de Mondesir eut accroché cette croix des braves sur sa poitrine, déjà rougie
par
la
Légion d'honneur,
qu'il est le seul
souverain
PIERRE DE SERBIE, ROI DE LÉGENDE
à avoir payée de son sang, Pierre
I'""
223
part pour Sa-
lonique. Il
sait qu'il
y retrouvera des soldats serbes, une
partie de ses troupes, et, avec eux, les soldais français, fils
de ceux
Les uns
et les autres lui sont
les sait frères
Il
commandait,
qu'il
jadis, en 1870.
également chers.
en courage et frères dans cette
guerre inouïe, où sont
alliés les
peuples qui préfé-
reraient mourir plutôt que de vivre dans
où
la liberté serait
Et Pierre
I",
un monde
morte.
à ces soldats, est venu dire son
espoir et sa confiance
;
l'espoir et la confiance qui,
dans son vieux cœur, survivent à toutes
les souf-
frances, à tous les
désastres, à toutes les infor-
tunes
de mourir,
:
voir, avant
grâce à eux
!
la
Serbie libérée
TABLE DES GRAVURES
Frontispice M. Henry Barby à son arrivée à Scutari 6 Le voïvode Putnik, généralissime des armées serbes Itinéraire de l'auteur et position des armées au moment .
.
.
.
de
l'offensive
austro-germano-bulgare
contre
la
Serbie
8-9
Les premiers jours de
la retraite à
Nisch
10
L'exode. Une colonne de fugitifs pendant la retraite
Les premiers jours de
Morava La déroute La retraite de l'armée
la retraite
dans
la vallée
de
.
3o
54 serbe, à travers la plaine tra-
gique de Kossovo
Dans
la plaine
58
tragique de Kossovo
68
L'armée serbe fait des prodiges pour sauver ses canons. Cinq infirmières ayant accompli à pied la traversée de l'Albanie avec le détachement des missions fran-
76
80
çaises
86
Vers les Alpes d'Albanie Le pont des Vizirs, sur le Drim Sur la route de l'épouvante
90
96
Le calvaire des exilés. Le ravin de la mort En Albanie. Sur la mer glacée des cimes neigeuses Aidant d'un bâton sa marche chancelante, le roi .
Pierre,
18
la
comme
118
i46 i58
ses soldats, a traversé à pied l'Alba-
nie glacée et désolée
164
l'agonie de la SERBIE
226
Pages
Scutari est
Nos
là,
tout près, et nous ne pouvons l'atteindre.
pieds, englués dans la fange, n'obéissent plus à
notre volonté
Sur
le
172
passage du roi Pierre.
quinze
à dix-sept ans,
De jeunes
recrues de
sans armes, entourent
caisson attelé de bœufs qui porte le souverain
Durazzo
et
son port
le
...
1
78
igo
TABLE DES MATIÈRES Pages
L'exode douloureux d'un peuple de héros raconté par
un témoin
v
Comment fut écrasée la Serbie De la confiance au désespoir. L'exode commence La déroute dans
i
i3
28
la nuit froide et la
boue
33
Les étapes
Une
^i
plainte effroyable montait de la vallée de Kossovo.
Les suprêmes
efforts
A
pour sauver
Oi
TRAVERS L'ALBANIE
Vers les Alpes d'Albanie Le calvaire des exilés. Sur la route de l'épouvante Le Ravin de la Mort Sur la mer glacée des cimes neigeuses Aux souffrances du froid s'ajoutent celles de Vers Scutari, terre promise Enlisés dans la boue
A
5
la patrie
78 83
98 99 107 la
faim
.
11
i23 129
Scutari
189
L'obstination serbe
.,.....,.,
1
5
Vers Durazzo Chez Essad pacha
170
Dernières épreuves
187
iGi
LA CONFIANCE SERBE
Pour préparer
la
revanche
Pierre de Serbie, roi de légende d'un peuple de héros
Table des gravures.
aoi .
.
211
2a5
;ANCY, IMPHIMERIF, BEBUER-LEVRAULT
JMHRIMK APRÈS LE
b^
BOMBARDEMENT
— l>R
MARS I.A
I916
VII.IE
^
^^yj^
.
\\i
(p'
'
j