unps linguistiques
1'/'/"',,'
Collection dirigee par Marc Wilmet(Universite Librede Bruxelles) et Dominique Willems(Universiteit Gent)
. /.11
n.unuivit«
II , .
I,ll1"";IW,lilion. EJade semantique et pragmatique
,,11,,'111 (;" I,'npression de l'hypothese en francais. Entre hypotaxe et parataxe H., L.lrucrrogutiveenchassee ( I"~ l'rugtnaticalisation et marqueurs discursifs. Analyse semantique et traitcmcnt Ic'xil'llgml,hi'/II"
1(''1
A" I.'illlillilit'dil de narration K" Jonassen K., Noren C, ON. Pronom afacettes ('. (I"d, L la place du sajet en francais cortemporain rwn N" Grammaire de la predication seconde. Forme, sens et contraintcs Iwa N., l'our une semantique des constructions grammaticales. Theme rt thrnuuicit« ill I .., Scmantique de la temporalite en francais. Un modele calculatoirr rt I'lIgniti!dll tl'llll'l ,'1 dt' /"I.II"'cI ill I.., Temporalite et modalite II" I,'identification des topiques dans II'sdialogues nann 1'" E'lade morphosyntaxique du mot Oi; M., le possess(t'enfmnqais. Aspects semantiques et pragmatiqucs I, M" 1",.1' gallicismes rilo-Nizia Ch., Grammaticalisation et changement linguistique. .I. M" Modalites d'apprentissage d'une langue seconde II'" (etudes rassemblees par), Richesses du francais et geographic linguistique. Volume i 1.., I,,' dismal'S rapporte. Histoire, theories,pmtiques sslll'c' I .., Temps et pertinence. Elements de pragmatique cognitive du temps Ill' Sdllledeeker, De I' un a l'autreet reciproquement. ..Aspectssemantiques, discursifs et cognitifs despronomsunapl« ,ri'I'Ii'S correles
Inl
Francoise REVAZ
II
Introduction ala narratologie Action et narration
rl« . ('nlllaill.l., Klein .I., Swiggers P., Bibliographie selective de linguistique francaise et romane. edition IS M., lntrodnction ala pragmatique. Les theories fondatrices : actes de langage, pragmatique cognitive, pragmatiqur int,;gree I I., I'tIl'c'h C., Fondationsde la linguistique. Etudes d'histoire et d'epistemologie I I ,I'III'l'll C., lc langage et ses disciplines. X])( ,Xx" siecles 'I Ill' N (1'.c1.1, l.inguistique cognitive. Comprendre comment fonctionne le langage ...11 A . lntnuluction Ii la phonetique historique du francais I '" . SOliOll'l'lI/illologie. Une approche sociolinguistique de la terminologie I; . 1'I:lll1h M" lnfinalite. Fondements conceptuels et genese linguistique e 111",,),.1 M. D,:» langues romanes. Introduction aux etudes de linguistique romane. 2 edition
t
1111111 \ ,I,' 11/('1 «dr». Domaines preposiiionnels et domaines quantificationnels II I) . IIII,I/ms,· romplexe. Les subordinations II-. I A. ( 'la, II., l'olguere A., lntroduction. ala lexicologie explicative et eombinatoire. ,11'.1'111111 11111'''1 ,FUREF. Collection Universites francophones II-. I.. I'IIlg"l'rl' II" Lexique actifdu francais. L'apprentissage du vocabulaire fonde sal' 20 000 derivations 1/1/""1,'1 collocations dujrancais 1",., introduction " la narratologie. Action et narration
ii,,'
\ ( '., I,,'[nuuais de Madagascar. Contribution a un inventaire des particularites lexicaII's. 11'.111 ill" 11111'. S,'rie Actualites linguistiques francophones I If.. 'l'hoirou I'. ((,ds), Les dictionnaires bilingues. Coedition AUPELF,UREF.Collection Universites francophones ,0111' 10'., (iaadi n., Queffelec A., Le francais aa Maroc. Lexique et contacts de lungues. ,,;dilioll IIUF St'rie Actualites linguistiques francophones ani 1I.. l.vmrd I.. Vocaj E., Representation du sens linguistique. Actes du colloque international de Montreal III 1'.. awc' lu collaboration de : Francoise Vandooren, Lyne Da Sylva, Laurence Jacqrnin, Sabine Lehmann, Graham Russell et «-lym- Viegas, Truitcmcnt automutiqur des langues l/atarelles.Coedition AUPELF,UREF. Collection Universites francophones , l laillct 1',-1'.. Mcllct S., Nolke H., Rosier L., Dialogismes et polyphonies II K" Mariani .I., Masson N., Nccl E, (sous la coordination de), Ressources et evaluation en ingenierie des langues. ,,'I!ilion 11111'1'.1 ,!',lIREI'. Scric Actualitc scicnufique I sup,'ril'ur de la langue franl;aisl' cr Service de la langue trancaisc de la Cornrnunaute francaise de Belgique (Eds), Langue 1I11'I/isl' ,'t di\'l'rsit,' lil/glli"ti'III". 1I.'It's
n 9 u
C ham p s I
_
1_
I
_ _L
_~&-
s t
que s I_.L
WI nmt
Pam tranc iritwllU'l1m""", ni nrc Jon(l:; ertes n(}!n'CrlUI,," uam \'Otr'l' dQJl,,unc
,,,,,,,,,,"h·'1,.,,,"
''''l''
'" ",''', I '",', ' "" 1<,.' ,k, \·1'""",., ."'.
" ",,, 111'."'11, ..
r\,,,, """" ".,,,.,, I"'."'"'' ('"'' " ,,~ "",.,,,;<. .,,,,, """'''' r','·,""".- d
,~'" ", ,'"m,.,,,, 'e ",.~"",;,., W'\"-m,," f" .,1,,· ,~"rk' O'.tI;,r ,In",' """"'~' '.'" ","c",', 'hoc "IU-' '"",." '-' ,"""i." ",," .,"., '"''L''"''' ,., ""h1;, ."", ",..I",,, """",," ",'",.,.",,,,. " "",'"'' ,., ,',,~, , "" ,,,',"""'"'' "','"'".,,,
'''''' "'" '" """ ',I",'
("'\'<'1 ~"\'
",,,,,,,,,,,,,, """'"'' "",. "1"""°",°"" "" ,'.. ,,, ..,
,,,,,,,,,,,,..
-'''·,~h·",.-m
PREFACE
Personne ne doute que le recit represente des actions. Mais qu'est-ce qu'une action, qu'est-ce qu'un recit et dans quelle mesure la representation d'actions est-elle caracteristique ou definitoire de ce dernier? Ce sont ces questions et beau coup d'autres que pose Francoise Revaz. Questions auxquelles elle repond en se referant a des textes aussi nombreux que varies (contes, romans, faits divers, albums illustres, textes proceduraux ou scientifiques, narrations scolaires) et en s'appuyant sur la philosophie analytique anglo-saxonne pour ce qui touche au domaine de I' action et sur la narratologie pour ce qui touche a la narrativite, D 'une part, Revaz explore les differences entre I' action et I' evenement, les motifs et les causes, l'intentionnel et ce qui ne l'est pas, afin d'elaborer une semantique de I' agir. D' autre part, elle examine les bases du narratif, ses categories textuelles fondamentales et les rapports qu' il entretient avec le monde actionnel. Nous devions a Revaz une belle etude sur Les Textes d' action ou elle tracait la route qui mene de la description d'etats synchrones a la structure d'intriguc des recits dits canoniques en passant par le tableau d'evenements simultanes, la chronique d' evenements successifs et non relies par des rapports de causalite ct la relation d'evenements asynchrones formant un tout. Dans son nouvel ouvrage, elle reprend ses distinctions entre chronique, relation et recit, les affine, les assortit de riches et vigoureuses considerations sur le recit minimal, les notions de « nouement» et de « denouement», le problerne de la narrabilite, de ce qui vaut la peine d'etre raconte, tout en adoptant des positions de narratologue post-classique. Outre qu' elle se tourne vers la philosophie analytique et non plus seulement vers la linguistique structurale (ou la linguistique tout court, puisqu'elle ne croit guere que la narrativite soit linguistiquement attestable), elle critique, en effet, les stricts binarismes, les dichotomies sommaires, la logique du «tout ou rien » sou vent associes ala narratologie structuraliste. Elle prefere mettre en relief Ie continuum qui va de I'evenement a I'action ou de l'inconscient au con scient 7
l'l rill' l~l:lhlil l'cxisicuc« de dl'gres de causulitc, d'al'tiollllalil~, dagcntivitc,
de nurnuivitc. Ik plus, die u'oublic pas ic role du rcccpicur dans lemploi des tcxtcs, leur constitution, leur narrativisation. Ce qui nc veut nullement dire que la nature d'un tcxtc depcndc uniquernenr (au meme avant tout) du contexte de reception et qu'il n'y ait pas de regularites textuelles permettant de distinguer Ie narratif du non-narratif. S' il est possible de lire Ie bottin comme un roman avec beaucoup de personnages et bien peu dactions, il est sans do ute plus difficile de faire I'inverse. Pour tester I' efficience des categories developpees et des distinctions proposees dans son examen de l'action et de la narrativite, Revaz etudie de facon circonstancice ce que l'on a pu decrire comme un retour du roman contemporain au rccit ct elle explore egalernent les histoires serialisees de la presse quotidienne. I ':Ik montre que, dans Ie cas de I'ceuvre romanesque de Jean-Philippe Toussaint, l' 'l'slil-dirc d'un ecrivain representatif de toute une production postmoderne, la u.ur.nivixution dont il s'agit exploite des intrigues minimall's, une organisation IH'liolllll'lIc qui favorise la contingence plus que la causalite et des personnages illc!{olcrlllillcs ou sons-determines. Plus generalement, elle montre parcetexemple quc lu n.nrutologie - classique ou post-classique - continue aetre un remarquable lustrumcm de description et d'analyse textuelles. ('\'sl Il' dcruicr chapitre de son etude, consacre au feuilleton mediatique dans la
Que va-t-il se passer lors de la Coupe de l' America? », «Commcnt ct puurquoi Ic drame de la Jungfrau est-il arrive ?») qui illustre sans doute lc 111 icu X I' il pport de Revaz notre connaissance du narratif. Elle y caracterise un type til' Il;l..'il Ires repandu aujourd'hui. Dans Ie feuilleton rnediatique, le resultat des cvcncmcnts est incertain (comme parfois leur nature), l'intrigue est elaborce journcllcmcnt, la fragmentation supplante la continuite, Ie fecit se fait prospcctil' uutunt l'I plus que retrospectif, le provisoire et le possible remplacent le delinitif l't lincontcstable. La mise en evidence de ces traits peut susciter son tour unc xeric de questions sur le recit en general. Sur Ia cloture narrative, par exemplc.ct lex rccits qui nont pas de fin, ceux qui en ont une jamais revelee au receptcur, ccux dont la fin est non seulement tue mais connue du seul auteur, enfin, ccux ou cllc est connue de celui-ci avant Ie debut, au milieu ou plus tard. Par-dessus tout. en prccisant les traits d 'un genre narratif relativement nouveau et peu etudic, Rcvaz dcrnontre que Ie recit raconte ce quil aurait pu etre ou pourrait etrc, quil est «tout devant » autant que «tout derriere», qu'il danse la samba, avancant pour reculer, reculant pour mieux avancer, et que sa dynamique reflete et provoquc lcs desirs et Ies craintes du recepteur, ses clans comme ses resistances, son gout de I'attente et son besoin de detente, sa soif d'inconnu et sa volonte de rnaitrise. pl'l'SSl' (;l'l'ill' (<<
a
a
Gerald Prince University of Pennsylvania, Philadelphia 8
SOMMAIRE
Avant-propos Premiere partie THEORIES DE L' ACTION Chapitre I
L'evenement et l'action
Chapitre 2
Les frontieres de I' evenernent
I'
4'
Deuxieme partie NARRATOLOGIE
6'
Chapitre 3
La narrativite
6
Chapitre 4
Les categories textuelles de Ia narrativite
10
Troisierne partie " PROBLEMES NARRATOLOGIQUES ACTUELS: ETUDES DE CAS
13
Chapitre 5
Le roman postmoderne: Ie retour du recit ?
14
Chapitre 6
Le feuilleton mediatique : un recit en devenir
Conclusion
19
Bibliographie
19
Index des noms propres
20
Index des notions
20
Liste des tableaux et schemas
21
Table des matieres
21
AVANT-PROPOS
Durant ces vingt dernieres annees, la narratologie classique, d'inspiration structuraliste, a progressivement fait place aune narratologie dite «post-classique »1. Loin de rompre totalement avec l'approche structuraliste, ce nouveau courant d'etude de la narrativite tente plutot d'en elargir 1'horizon : La narratologie post-classique pose les questions que posait la narratologie classique: qu'est-ce qu'un recit (au contraire d'un non-recit) ? En quoi consiste la narrativite ? Et aussi qu' est-ce qui I' accroit ou la diminue, qu'est-ce qui en influence la nature et Ie degre ou meme qu'est-ce qui fait qu'un recit soit racontable? Mais elle pose egalement d'autres questions: sur Ie rapport entre structure narrative et forme semiotique, sur leur interaction avec l'encyclopedie (Ia connaissance du monde), sur la fonction et non pas seulement Ie fonctionnement du recit. sur cc que tel ou tel recit signifie et non pas seulement sur la facon dont tout rccit signilie, sur la dynamique de la narration, Ie recit comme processus ou production et non pas seulement comme produit, sur I'influence du contexte et des moycns d'cxpression, sur Ie role du recepteur, sur I'histoire du recit autant que son systcmc, les recits dans leur diachronie autant que dans leur synchronie, et ainsi de suite. (Prince, 2006: 2)
A la lecture de ce long inventaire de questions, on mesure aque1point la narratologie actuelle est dynamique et riche de nouveaux objets de reflexion. Cette situation nouvelle implique le recours, non plus seulement a l'analyse structurale, mais egalement a d'autres approches theoriques: les sciences cognitives ou la philosophie analytique, pour ne citer que deux ressources majeures dans
1.
Pour une presentation detaillee de I' opposition entre narratologie «classique» et «postclassique », voir Herman (1997), Fludernik (2005) et Prince (2006).
11
cc domaine. Attcntifaux avancccs thcoriqucs des narralologics post-classiqucs-, I'ouvrage qui suit a pour but de reprcndre la question centrale de Ia definition de la narrativite et de ses categories textuelles parallelement it une theorisation de Ia notion d'action. Cette double entree theorique se justifie par les rapports etroits qu'entreticnnent recit et action. Tout d'abord, en tant que pratique discursive, Ie recit est ccrtcs un art de dire, mais aussi un « art de faire »3, dans Ia mesure ou il est susceptible de produire un effet sur son recepteur, voire de le pousser it agir. D'autrc part, au niveau du contenu, le recit propose un vaste repertoire d'actions. S'il est conuuunernent admis que Ie recit est «representation d'actions », le type de rapport qui cxiste entre le monde de l'action et la narration ne cesse d'etre un l objet de lIl;hal . On peut distinguer it ce propos trois positions theoriques. Une prcmicn- position est de considerer que l'action ne peut etre pensee et theorisee qu'il travers sa mise en recit (Todorov 1969, Bremond 1973,2007). Pour ces deux auteurs. lex actions «en elles-rnemes » sont inaccessibIes it I' analyse et ne IWllv!'1I1 III lilt' pas etre theorisees de facon independante. Vne deuxieme position, isslI!' lIl' 101 ph ilosophie analytique anglo-saxonne (Anscombe 1957, Danto 1965, 1>11 vit lxun 1%3, von Wright 1971) defend, au contraire, que les actions peuvent (1111' pl'IIS1;I'S en dehors du recit qui les articule. Le postulat est que l'action 1111111111111' sigllilic par elle-meme et qu'une semantique de I'action est possible, 11I1I1I11l'1l'1I11'1l1 il une theorie du recit, Revisitant I' ensemble des travaux de I' ecole uuulytiquc-, Ricccur (1983-1985) developpe dans les trois volumes de Temps et ,,',.;, 1111 modele theorique qui distingue resolument le stade de «1' experience Plllt111" 1' » ct sa rnediatisation par le recit (ou «mise en intrigue»): 1111 itcr ou rcpresenter I' action, c' est d' abord pre-cornprendre ce qu' il en est de I'agir luuuain : de sa sernantique, de sa syrnbolique, de sa ternporalite, C'est sur cette precomprehension, commune au poete et it son lecteur, que s'enleve la mise en illirigue ct, avec eUe, la mimetique textuelle et litteraire. (Riceeur, 1983: 100)
~L'fon ccttc conception, il existe un hiatus entre Ie monde de I' action (I' agir
1I111lai n) ct sa narration (Ia mise en intrigue) et ce hiatus rend necessaire Ie re'ours it dcs theories specifiques: theories de I'action vs theories du recit. Ricreur 19X5h) justifie comme suit la difference entre Ie niveau actionnel (<< la vie») et L' nivcau narratif (<< I'histoire»):
1
('e 4U i me faitdire, moi aussi, que I'histoire n' est pas la vie, c' est plutot la difference que je vois entre une theorie de I'action et une theorie de I'histoire: une tMorie II l'sl dl'Vl'lIl1 diflicile de parler d'une narratologie au singulier face a la multiplication des approchl's ces dernicres annees (voir Pier, 2006). J'l'lllprllllll'il Michel de Certeau (1990) l'expression «art de faire» pour designer Ie recit. Voir, par eXl'lllple, Ie debat entre Paul Ricceur et Claude Bremond sur les rapports entre lhcl)ril' narrative et theorie de I'action in Bouchindhomme et Rochlitz (1990) ou la discussion l'nlre David Carr et Paul Ricceur sur le rapport entre l'art et la vie in Carr, Taylor et Ricceur
( II)X.'i).
de I'uction pcut are buscc sur 1'1 reconstruction des morits. des calculs d~ l'ag~lIt, tcls que cclui-ci lcs a compris dans sa s.ituatil~lI. Mais ra~oll,ter unc h.l~tOlre, c est rapportcr ccs actions il leurs ends 11011 intentionnels, vorre a I~u:s effets ~~rver~. I.·.1 «Faire histoire », c'est construire une suite incluant des ele~e~ts h,eterogencs, it savoir les effets non voulus, et, en outre, tous les facteurs heterogene~ q~: constituent les circonstances non comprises, Iesquelles n'apparaissent avoir ~te des circonstances de I'action que retrospectivement. L'histoire sarrache it la vie; elle se constitue dans une activite de comprehension qui est I'activite meme de configuration. (Ricreur 1985b: 317) Ricoeur (1983) opere une distinction importante entre ce qu'il appelle, Ie ni:eau de la «pre-comprehension» du monde de I'action, redevable d'~ne semantique de I' action, et Ie niveau de la «mise en intrigue », redevable des regle.s textuelles de composition narrative. Il postule ainsi un rapport de transformation entre Ie niveau actionnel et le niveau narratif: Le recit ne se borne pas it faire usage de notre familiarite avec Ie reseau .concept~el de l'action. II y ajoute les traits discursifs qui le distinguent d'une Simple suite de phrases d'action. Ces traits n'appartiennent plus au reseau con~eptuel d~ la semantique de l'action. Ce sont des traits syntaxiques, dont la fonctl~n est d ~n gendrer la composition des modalites de discours dignes ~'etre appeles narratifs, qu'il s'agisse de recit historique ou de recit de fiction. (Ricceur, 1983: 90) Gervais (1990) considere egalement deux niveaux d' analyse: I' ~< endo-narratif » qui rend compte des actions «avant leur integration 11 une narration » (~. 17) et Ie «narratif » qui decrit la structure textuelle du recit. Cette facon d' envlsa~er Ies rapports entre action et narration s' accompagne de I' idee actu~lleme~tdorninante que, du cote de la vie et de I'action, tout n'est que chaos et lIlc(~hercncc et que seul le recit est apte 11 proposer un lien logique et done de la coherence entre lex actions disparates de la vie: Raconter une histoire, celie de sa vie, c'est mettre en ordre les per~pet.ies qui parsement un parcours biographique et leur donner un sen~, c:est-a-dlre, lllll' direction et une signification. Dne direction, parce qu'une hlstolre a un dehut, un milieu et une fin, parce qu'elle est une suite ordonnee de differents episodes. Dne signification, parce que la narration d'une histoire repose sur ~n~ recher~h~ - ou un souci - de coherence et de cohesion. La narrativite se dlstlllgue alllSI nettement du flux de I'activite quotidienne qui se donne it voir et it vivre ~ous des aspects fragmentes, discordants et imprevisibles : elle y introduit un certalll ordre. (Guillaume, 1996: 59-60) Dans Ie domaine du recit historiographique, Ie meme hiatus entre Ie monde de I' action et Ie recit est postule. White (1973) distingue ainsi, d 'une part Ie champ historique (<< historical field»), constitue d' evenements epars, d' ~utre part la mise en intrigue (<< emplotment») qui organise ces evenements epars en ~~e totalite intelligible. Dans l'avant-propos du premier tome de Temps et reczt, 13
Ricecur insiste cgalernent sur lc role unilicateur du rccit, qui pcrmct de rcndrc
concordants et cornprehensibles «les evenements multiples et disperses» de la vie: «Je vois dans les intrigues que nous inventons Ie moyen privilegie par Iequel nous re-configurons notre experience temporelle confuse, informe et, a la limite, muette» (Ricceur, 1983: 13). Certains philosophes phenomenologues refusent cependant ce postulat d'un hiatus entre le monde de l'action et Ie recit et defendent une troisierne position ou action et narration sont envisagees comme indissociables. Ils considerent ainsi que la narration« n'existe pas independamment d'une action qui la precede mais constitue precisernent l'action» (Carr, 1991 : 210). Pour ces philosophes, l'existence est deja caracterisee par sa narrativite. Scheffel (2009) soutient egalement que «l'homme vit des histoires avant de Ies raconter»:
hies. Ainxi, Oil propose.. ra, dnnx la premiere partie, unc scmantiquc de laction dans la dcuxicmc, unc Iht"olll' dl' la narrativitc. Quant a la troisierne partie, die a pour objcctif de mcurc il lcprcuvc les outils theoriques en abordant de front deux problernes narrutologiqucs actuels: Ie retour du recit dans le roman postmoderne et la construction progressive d'un recit dans la serialisation de I' information mediatique. cI.
Les structures narratives, on ne les trouve pas seulement dans la narration mais aussi dans le monde de l'action humaine [... ]. Si I'on concede que des structures narratives forment done une partie constitutive de nos actions, le rapport entre Ie monde de l'action et la narration se presente d'une autre maniere. Au lieu d'un hiatus insurmontable, que 1'0n trouve dans la conception de Hayden White qui postule d'un cote un soi-disant champ historique plus ou moins chaotique et de l'autre des histoires structurees [... J, on constate l'aptitude de la forme narrative de s' approprier a la realite humaine. (Scheffel, 2009: 10)
On peut encore citer Schapp (1976), qui considere que l'humain est toujours «cmpetre » ou «intrique » (« verstrickt») dans des histoires et que Ie monde ne peut done exister independamment d'elles' ou Carr (1986) qui affirme que «Ia forme narrative n'est pas un costume qui vient recouvrir quelque chose d'autre, mais la structure merne de l'experience humaine et de I'action» (p. 61, rna traduction). Pour resumer, I'idee cle de cette troisieme posture est qu 'il existe une relation reciproque et dynamique entre le monde de l' action et la narration: II faut done renoncer a la representation commode, qu'avant de «figurer» dans une histoire, les choses auraient deja une signification independante, objective et autonome, sur laquelle viendrait simplement se grefferune signification subjective, du fait de leur lien avec une histoire. (Greisch, 1990: 51)
Le but de cet ouvrage est moins de prendre definitivernent position sur Ie type de rapport entre I'action et la narration postule par I'un ou l'autre courant que d'offrir au lecteur une matiere a reflexion, des pistes de lecture ainsi que les outils theoriques necessaires pour comprendre Ies differentes postures possi5.
14
Dans Temps et recit I, attentif au concept d'« ernpetrement s de Schapp (1976), Ricceur admet qu 'unc . histoire» puisse arriver aquelqu 'un avant que quiconque la raconte, mais il considere ccttc situation com me un cas particulier, qui ne vient modifier en rien son modele. Tout au plus accepte-t-il de parler, dans ce cas, de structure «pre-narrative» de I' experience (Ricceur II)Xl: 111).
15
I)REMIERE PARTIE
Theories de I'action
Chapitre 1
L'EVENEMENT ET L'ACTION
I 2 I 4
L'agir humain: entre causalite et motivation Intention et responsabilite Explication et comprehension Normes et valeurs de I'action
philosophie, les notions d' «evenement» et d' « action» sont deli nics de facon distincte: I'll
Un gouffre logique separe le statut d'evenement (que a arrive) et le stutut cl'action (que a soit fait par m). Bayard meurt: c'est un evenement ; tuer Bayard: c 'ext unc action. (Ricceur, 1977: 29)
retient de cette definition que I'evenement advient simplement alors que I'action apparait comme prise en charge parquelqu'un dote d'une intention. Ccttc distinction semble malheureusement s'arreter aux frontieres de la philosophic. Dans les grammaires, par exemple, pour definir la categoric verbale seule la notion d'« action» apparait:
()11
Tout verbe exprime une action faite ou subie. (Souche, 1936: 129) On dit que le verbe exprime une action faite ou subie ou qu'il exprime l'existence ou un etat. (Goosse et Grevisse, 2000: 1118)
Dans ces definitions semantiques du verbe, nulle distinction ri'est posee entre unc predication d'action comme «Antoine frappe son frere » (quelqu'un realise
19
uuc illll'lIlioll) cl unc 1)1'; I' .. I' f'" I I Il.l H)1l l CVCIll'Il1l'Il1 l'l)IIIIII' II Ill' puuc I ' " IIlC In,),)' , I.. Iex carrcaux » (quclque chose advicnt), ' c
~<~?S Ie,S ou~ragcs de narratologic ou dans les manucl-, de redaction, si I'evenernenj action sont tous deux mentionnes, la distinction n ' est pas problematisee:
a des act'IOns ou des e , es evenements, (Genette, 1969: 59) La narration propreme t dit r , n nc r , " conslste a representer des actions ou d . ' La narration s'attache
J'
"
nements, (Eterstem et Lesot, 1986: 125)
, es eve-
L'idee d'action ou d'eve f J (Combe, 1990: 165) nement .. , reste au centre de cette definition [du recit].
d' ahl ird de ccrucr lc sIal lit pllll 1I'II11l'1' dc I' eVl'IlCIl1l'IlI I , l.c tcrmc d ' « eveIu-uunt » COil Vicnt pour desiglll'l' ks plu-ru IIl1l'llCS physiques qu i sc produ iscnt dans 1;1 nature. l ln oragc, II lie eruption vulr.uuquc. lc lac qui gclc en hivcr ou la chute dl'S leu ilies ell automnc, cc so1l1 dcs cvcncmcnts. LJ nc caractcristique generale p('ul ctrc dcgagcc : un cvcncmcnt est 1111 phcnomcnc dynamique non controle, ,"'slil-dire advenant sans I' intervention d 'unc entire volontaire et responsable qui en assurcrait lc contrail'. En cffct, lcs cvenernents de la nature ne peuvent pas ctrc imputes ades agents rationnels. En revanche, tous les evenements sont dl'S clfcts de causes qui elles-mernes sont des effets d'autres causes, les chaines
a
lei, le recours indifferencie aux termes d'« action» et d ' , , , «evenement» renvoie , .semble - t -1'1 a u seu If' alt que d '" .h: ' " ans un recit, 11 se passe quelque chose et que des c angements se produisenr. On constate done ue ces ter ' dans unc acception large fondee sur les similit de M' mes sont employes 1 1 U es. ais au-dela de I t ' vonununs. qu'csr-ce qui oppose fonda -t I I'." eurs raits ]1 men a ement action a I'e ' ? L hilI Ill' cc ehapilre est de mettre en evidence les trait "fi venement. e 1101ions en rccourant aux apports incontournables d~ ~ sP~~11 qu~. de ces ~eux til' /'(/C't;(III. ('ependant, on ne retiendra de cette approch~fh: o~op te analytlque l'(IIIl'l'pls cles, sans cntrer dans les debats t " ,eonque que que~ques sIK;cialisles, entre autres sur fa question de rles pOIlllt~s, qUI opposent parfois les , , . a causa ite,
1 L'agir humain: entre causalite et motivation La t?eorie philosophique de I'action s'est developpee ces cinquante d " annees autour du ble d I errneres nelle) de I'action, i~ d;:~ e I~ na~ure de I'~xplication (causale ou intention' a sur action, mene dans les annees 1955-1960 I "III fl uence de WIttg t' d' A ' sous langage» differents,~?~ne~~~~les e~~~~::e~ond~it au postulat de ?eux «jeux de ouvrage Intention publie en 1957 E Ansc t~ I ,au~re pour les aC~IOns. Dans son Ricceur commente comme suit:" om e Illslste sur cette dIchotomie, que
~~es~~::a~~el~~iu,ment[est] Ie sUiva~t: ce n'est pas dans Ie meme jeu de langage
a
a
I>u cote de I'action, en revanche, il existe toujours un lien logique intrinseque entre I'action d'un agent et ce qui l'a pousse agir, savoir son motif ou ses raisons d'agir:
a
des hommes Car ;~:;;:r~~ ~~ Fr~dUIsant dans la nature ou d'actions faites par , , ' evenements, on entre dans un jeu de lang fe~~::: d;: InotlOns teUe.s que c~use, loi, fait, explication, etc. II ne faut p~e;~~; angage, mms les separer. C'est done dans un autre 'eu d I ~ans un a~t~e reseau conceptuel que I' on parlera de I' action hu~aine ecang~ge et commence a parle t d" ' ar, Sl on a d'intcntions, de m~~~se~~~:iSo::I~~;g~~ ~~ntinutera aparl~ren termes de projets, , , , agen s, etc, (RlCa:ur, 1986: 169)
a
II existe des formes de motifs qui sont bien pres [des] causes tout exterieures : c' est ainsi que nous demandons tres naturellement: qu' est-ce qui I' a incite afaire ceci? qu'est-ce qui l'a amene a faire cela? Tous les motifs inconscients de type freudien reievent en grande partie d'une interpretation en termes economiques, tres proches de la causalite-contrainte, (Rica:ur, 1986: 171)
I,
On restera ici dans une conception «classique» de la notion d'evenement, sachant qu'en dynamique les physiciens actuels developpent une autre notion de l'evenement physique liee au constat que tout n'est pas determine dans I'univers et qu'il y a de la place pour l'evenement inattendu,
20 21
La prise I.:Il compte de motifs prochcs de la causalitc conduir Ricn-ur il rclativiscr la pretcnduc hetcrogcncitc des deux jeux de langagc wiugcnstciniens: On a plutot affaire a une echelle ou l'on aurait a l'une des extremites une causalite sans motivation et a l'autre une motivation sans causalite, La causalite sans motivation correspondrait aux experiences ordinaires de contrainte (Iorsque nous rendons compte d'un trouble fonctionnel, nous l' expliquons non par une intention, mais parune cause perturbante) [... ]. A I'autre extremite, on trouverait des formes plus rares de motivation purement rationnelle, ou les motifs seraient des raisons, comme dans Ie cas des jeux intellectuels (Ie jeu d'echecs par exemple) ou dans celui des modeles strategiques. (Ricoeur, 1986: 170-171) Le fait divers ci-dessous, tire de la rubrique Nouvelles en trois lignes du journaliste Felix Feneon (1906) illustre parfaitement ce que peut etre une causalite sans motivation chez l'etre humain: (I)
.lu public ct lc hausscmcnt d'tpllull's Ill'
c
a
(3)
ramenait de Pervencheres (Orne), expira. (Le Matin, 1906)
(2)
Quand le procureur s'est rassis, il y a eu un moment de silence assez long. Moi, j'etais etourdi de chaleur et d' etonnement. Le president a tousse un peu et sur un ton tres bas, il m'a demande si je n'avais rien aajouter. Je me suis leve et comme j'avais envie de parler, j'ai dit, un peu au hasard d'ailleurs, que je navais pas eu I'intention de tuer I' Arabe. Le president a repondu que c'etait une affirmation, que jusqu'ici il saisissait mal mon systeme de defense et qu'il serait heureux, avant d'entendre mon avocat, de me faire preciser les motifs qui avaient inspire mon acte. J' ai dit rapidement, en melant un peu les mots et en me rendant compte de mon ridicule, que c' etait a cause du soleil, 11 y a eu des rires dans la salle. Mon avocat a hausse les epaules et tout de suite apres, on lui a donne la parole. (Camus, 1957: 150-151)
Alors que Ie president demande des motifs, I'accuse repond en termes de causalite (r: 'etait a cause du soleil). La reponse est irrecevable: Ie solei! ne peut raisonnablement pas constituer le motif - la raison d'agir - du crime. Les rires 22
sllllllglll'1l1 h- caractcrc iucongru
I'rcnons Ull aurrc cxcmplc non Iiucruirc lTI1l' Iois l'affuirc tragique du mcurtre d' Alo"is Estcrmann, commandant de la Garde ponti (icalc, et de sa femme par k caporal Cedric Tornay, ainsi que du suicide de ce dernier, Ie 4 mai 1998, au Vatican. Au lendemain de l'annoncc des deces, les titres des journaux posent II HIS la question du motif du meurtre: «Vatican: pourquoi Ie garde suisse a tue \\ in chef» (Tribune de Geneve, 6 mai 1998). Plusieurs explications vont etre Ill"\ iposees dans les jours qui suivent Ie drame. La premiere reaction, au Vatican, cst de postuler une« explosion de folie ». Le porte-parole du Saint-Siege, Joaquin Navarro Valls, cite plusieurs elements I'appui de cette these:
Apeine humee sa prise, A. Chervel eternua et, tombant du char de foin quil
Dans cette sequence evenementielle, seuls les faits de humer une prise et de ramener un char de foin peuvent etre consideres comme des actions motivees. Quant it «etemuer », «tomber» et «expirer», il s 'agit bien d 'actions involontaires, strictement explicables par une cause. L'agir humain se situe done dans un «entre-deux» entre causalite et motivation. Par exemple, si a priori « tuer Bayard, c' est une action», les debats juridiques autour du mobile des crimes montrent que la realite est effectivement plus complexe. Ainsi, lorsque quelqu'un attente it la vie d'un autre, la premiere tache de lajustice est-elle de determiner son degre de motivation et la nature de ses motifs. Prenons quelques exemples. Le premier le proces de Meursault it la suite du meurtre d 'un Arabe dans L'Etranger - pose Ie probleme du motif et de la cause:
l'IlVlIl'1I1
de la rcponsc,
• Les motivations du geste fou: I'obsession de n'etre pas assez considere. Cedric Tomay, 23 ans, entre en decembre 1994 dans les Gardes suisses, s'etait plaint amerement de sa situation a plusieurs reprises. • 11 avait recu Ie 12 fevrier une lettre davertissement d'Alois Estermann, «courtoise mais tres ferme », pour avoir passe une nuit hors de la caseme. • 11 n' avait pas ete insere dans la liste des distinctions conferees norrnalement le 6 mai, a I' occasion de la ceremonie de serrnent des nouvelles recrues, et s' en etait plaint. Selon d' autres sources aussi, il aurait ete trouve plusieurs fois en etat d' ebriete, et aurait ete reprimande aplusieurs reprises par Alois Estermann. (Tribune de Geneve, 06.05.98)
Iians ce premier compte rendu, immediatement apres le crime, le meurtrier l'st dccrit comme un homme blesse et humilie. Reprimande et peu valorise, il uurait done tue par depit ou par jalousie. «L'annonce faite Ie jour merne de la promotion d' Alois Estermann a-t-elle provoque dans la tete de Cedric Tornay Ie dcclic fatal?» poursuit Navarro Valls dans le meme article. Tout en maintenant l'hypothese de la jalousie comme mobile, cette question introduit egalement unc cause, Ie «declic fatal », ce qui tend it accrediter la these de 1'« explosion de folic », c'est-a-dire d'un acte non controle, declenche subitement. Le lendemain, It- Vatican confirme sa premiere explication: «les causes du drame: le caporal ('l'drie Tornay a eu un moment de faiblesse qui l'a conduit it un geste de folie» (1.1' Temps, 07.05.98). Cette fois, il n'est plus du tout question d'une eventuelle iusatisfaction qui aurait pousse au crime. Du motif d'agir on glisse franchement WI'S quelque chose qui releve plutot de la causalite : (4)
Le Vatican en reste ainsi a sa premiere explication. Pas de grand mystere dans I'assassinat d' Alois Esterrnann et de sa femme, Gladys Meza Romero, et du suicide du jeune vice-caporal, si ce n' est cette «fragilite humaine ». Hier, Joaquin Navarro Valls, porte-parole du Saint-Siege, a cherche une fois de plus a demonter la these du «giallo» et a accrediter la version du coup de folie. Cedric Tomay a ete victime de lui-rneme, a explique Ie por-
23
tc-parolc : «Certaines formes de sllil'idl'S n'll-wlll de lurrucs patholngiqucs de depression qui alicncnt 1'1 libcrtc luunairu-. ~'a doit ctrc Ic cas ici ». (/~e
(h)
(5)
La justice confirme I'hypothese du geste de folie dans Ie meurtre du commandant Estermann VATICAN·
Le garde suisse etait atteint d'une tumeur au cerveau Drogue, stresse, atteint d'une broncho-pneumonie et d'une tumeur au cerveau. C'est cette situation psychologique et physiologique difficile qui aurait pousse Ie caporal des gardes suisses, Cedric Tornay, a assassiner, Ie 4 mai dernier, de plusieurs coups de revolver son nouveau commandant Alois Estermann et sa femme Gladys, avant de retourner I'arme contre lui. Hier, Ie Vatican a finalement publie une partie de I'instruction qui, au bout de neuf mois d' enquete confirme la version «du geste de folie» presentee des Ie lendemain du drame par Ie porte-parole du VaticanJoaquin Navarro Valls. [... ] Selon Ie rapport d'instruction, il n'existerait pas un seul mobile du crime mais un ensemble de causes relatives ala personnalite et a la sante de Cedric Tomay. (Le Temps, 09.02.99) lei, on est passe resolument du mobile initial postule (Ie depit, la jalousie) a « un ensemble de causes» quasi mecaniques (Ie caporal aurait ete «pousse a assassiner»). La drogue, Ie stress, une broncho-pneumonie et une tumeur au cerveau, autant de causes pour expliquer le meurtre. Ce qui n' explique toutefois pas pourquoi le «geste de folie» a ete tourne contre Alois Estermann et sa femme et non vers quelqu'un d'autre! Le jour merne de la publication par le Vatican des resultats definitifs de I' enquete judiciaire, un ecrivain italien, Massimo Lucchei, presente une version toute personnelle des faits, ce qui fait rebondir I'affaire:
24
Sclou un ccnvum, II'
Un crlme passionnel
Temps,07.05.9X)
Les raisons invoquees par Ie Vatican sont la «fragilite humaine» et une forme d' « alienation». En ce sens, Ie crime apparait moins comme une action intentionnelle voulue par un agent que comme un «evenement» provoque par un mecanisme pathologique : le meurtrier est «victime de lui-meme ». La procedure judiciaire se poursuit et, neuf mois plus tard, le dossier est classe. Toutes traces de motivation sont effacees, un rapport ayant conclu a des «troubles du comportement qui pourraient trouver leur cause dans une lesion du cerveau ». Une autopsie aurait en effet revele la presence «dans le crane de Tomay d'un kyste de la grandeur d'un ceuf de pigeon, mais aussi de traces de cannabis dans les urines» (Le Temps, 09.02.99). Du haschich ayant ete par ailleurs retrouve dans ses tiroirs, Ie juge d'instruction en a tire la conclusion que Tomay pouvait avoir etc un usager chronique de drogue ce qui, a ses yeux, «permettrait d'expliquer ultcricurernent le comportement du caporal» (ibid.). Dans le compte rendu des journaux, on insiste sur ces liens de causalite :
VATH'AN.
dU'l.
,'ollllilandaill
l'[
son
cuporal ctaicut
umauts
It·s (;ardcs suisses '!
1".1 'lundi» que pour lc,ill!',l', Iecaporal cn proic ~I «un gcste de folie» serait l'uutcur du dramc, Massimo lucchci affirrnc dans un livre intitule Verbum tie; ct verbum gay que lc jcunc solJat aurait en fait agi par passion amoureuse, « Je Ics ai connus avec UCS amis et ils nous ont raconte leur histoire U' amour,soutient I'ecrivain qui affirmeque les deux hommesauraient merne passe une journee de vacances a Amsterdam en se baladant attaches I'un a l'autre avec des menottes aux poignets. Le caporal aurait finalement tue son superieur qui, en quete de respectabilite, aurait decide de se marier. (Le Temps, 10.02.99)
:\ II liS que des liens de causalite semblaient enfin avoir pu etre mis en evidence, Massimo Lucchei serne Ie doute en dot ant a nouveau le meurtrier d'une raison t I' i I girct d' un mobile: la passion amoureuse, cette fois. En conclusion, on retiendra Ill' cclle affaire judiciaire que le comportement humain est loin d' etre transparent l'l que son interpretation peut osciller entre la causalite et la motivation. l{eVCllons maintenant a notre tentative de definir Ie statut particulier de l'action. ilia difference de l'evenement, strictement explicable par des causes, I'action l'sl justifiable par des motifs ou des raisons d'agir, son critere distinctif est donc .l' .ibord sa possible imputation a un agent. ,"II,
s' accorde generalernent aconsiderer comme agent tout indi vidu (au sens large) Ilil lout organisme anime capable de conduire et de controler son intervention dalls le monde. Ceci implique tout d'abord que I'agent possede une capacite n-llcxive, c'est-a-dire qu'il se sait agent et qu'il est con scient de ce qu'il fait. 1111 dcuxierne trait de I'agent est sa rationalite, a savoir sa capacite a agir par c.rlcul : I'agent examine ses differentes possibilites d'agir dans la situation ou II se trouve, puis il les compare en tenant compte de ses croyances quant aux l'I 111 sequences possibles, ainsi que des valeurs qu' il assigne a chaque possibilite cnvisagee, L'agent opere ce calcul en fonction des buts et du projet qu'il s'est 11\0. Une autre caracteristique de l'agent est sa capacite de contr6le. Une fois luction engagee, il peut a tout moment en modifier le cours, voire le suspendre ou linterrompre definitivernent. Enfin, I'agent peut etre tenu pour responsable Ill' certaines consequences de ses actions dans la mesure ou il est suppose s'inicrroger sur la qualite de ses intentions.
( )11
Avant de reprendre dans plus de details les notions d'intentionnalite et de responsabilite, je ferai une derniere remarque apropos de la notion d'agent. Si, dans le monde objectif reel, Ie trait dagentivite conceme les seuls etres humains, dans lcs mondes fictifs, il peut exister d' autres types d' agents. On sait par exemple que, dans les fables et les contes de fees, les animaux ont la propriete de park r et d'agir comme les humains. Dans les exercices de redaction scolaire, on
25
dcmundc purlois i\ l'clcve dimagincr un mondc duns Il-qlldll's objets s01l1 doles - Au moment de la Ionte des neiges, un torrent
(;CUIIlCIIX, lin du volume de ses eaux, regarde d'un ceil dedaigneux la rivicre de la plaine, qui coule paisible. Vous raconterez comment une conversation s'cngage entre eux et vous rapporterez leur dialogue. - Un sapin regrette de n'avoir pas ete transforme en mat de navire pour courir le monde, tandis qu'un autre sapin qui, lui, est devenu grand mat, est fatigue des longues traversees et se plaint de ne pas etre teste dans son pays natal. Racontez la conversation entre I' arbre voyageur et I' arbre sedentaire, - Un vieux rouet raconte son histoire. (Des Granges et Maguelonne, 1948: 165)
lei, les objets sont anthropomorphises grace a l'attribution de predicats reserves d' ordinaire la sphere humaine (<< fier », «dedaigneux », «fatigue »). De plus, ils sont dotes de la parole (<
a
Dans L' Ecume des jours de Boris Vian, par exemple, certains objets ont une fond ion d ' agent au merne titre que les acteurs humains. On voit ainsi un rendezvous arnourcux bcneficier de I'aide d'un nuage plein de sollicitude: (H)
Vous etes content de me voir? dit Chloe. - Oui ... dit Colin. lis marchaient, suivant le premier trottoir venu. Un petit nuage rose descendait de l'air et s'approcha d'eux. - J'y vais? proposa-t-il. - Vas-y ! dit Colin, et le nuage les enveloppa. A I'interieur, il faisait chaud et ca sentait le sucre ala cannelle. - On ne nous voit plus! dit Colin ... (Vian, (1947) 1998: 76-77) -
Le nuage ne se comporte pas ici comme un nuage normal puisqu' il «descend de I' air», «s' approche» du couple et lui adresse la parole. Par le biais de ce comportement humanise, Ie nuage manifeste une intention: envelopper Ie couple d'amoureux dans Ie but de leur procurer confort et inti mite.
a
La publicite recourt egalement souvent des agents non humains. Ainsi, dans un spot televise, la maison Schweppes donne a voir un bar tres branche dans lequelles consommateurs sont tous des animaux: des hyenes, quelques singes, un leopard, une gazelle et un elephant. Ces acteurs anthropomorphes s' adonnent aux activites types de ce genre de lieu (commander une boisson, trinquer entre amis, draguer, etc.) et assument des lors une fonction d'agent dote d'intentions. Une journaliste commentant ce spot TV releve tous les cas (Ies mondes) ou une telle representation «humanisee » des animaux est possible:
26
l lne question vicnt
illlllll',lillll"llIl'1l1
a lcxprit : mais duns qucl univcrs est
'! Dans unc adaptuuou h.un dl' gammc dun lilm de science-fiction '! Dans unc table de La l-ontuinc rcvisitcc par lcs ends spcciaux '! Dans lc monde imaginairc de nos livrcxdcnlunts '! Dans une satire de 1'anthropomorphisme mievre a la Disney'! Ou dans un tableau des signes astrologiques qui lient ~l tout jamais hommes et animaux? (Magazine Tele'Iemps, 03-09.06.2000)
Oil
de Iacultcs ({ priori humaiucs : (7)
(II)
l inus lc domaine de I'agir humain, la notion d'agentivite est fondamentale 11I11~qu\:lIe permet de distinguer un simple deplacement, mouvement ou coml'' II u-mcnt, d'une action. En effet, l'action comme intervention dans Ie monde 11I1~sl'de it la fois une dimension physique (comportement observable, mouveIlll'llls corporels, modifications physiques) et une dimension psychique (inten11011, volonte, motif, but). Or, aucune caracteristique du phenomene physique "I',iI IlC pcrmet de decider s'il s'agit d'une action deliberee et done imputable a 1111 agcnt. Prenons I'exemple d'un accident de velo, que Max Weber commente ~olllllle suit: LJ necollision entre deux cyclistes, par exemple, est un simple evenement comme un phenomene naturel. Mais leur tentative pour s'eviter l'un l'autre serait une action sociale, ainsi que l'echange d'injures qui s'ensuivrait, Ia bagarre ou I'explication pacifique. (Weber, 1947: 11)
Si it' phenomene physique «collision» est interprete comme un simple eveuvmcnt par Weber, c'est qu'il fait l'hypothese qu'il n'est desire par aucun des .k-ux protagonistes. Mais on pourrait imaginer une situation dans Ie monde ILIItS laquelle un cycliste desire et planifie une collision". Un meme mouvement l'lliVorel peut done correspondre aune action ou pas. Ce qui permet de trancher, \' 'est de savoir si ce mouvement est dirige par la personne et sous son contr6le 1111 non. Or, en l'absence de confirmation ou d'infirmation de la part de l'acteur luunain, un observateur exterieur ne peut qu'interpreter les faits. I .cxcmple qui suit commente precisement Ie cas delicat d'un fait observe lors cl'un match de football - le contact avere entre la main d' un joueur et le ballon el son interpretation par I' arbitre : (10) M. Bouchardeau a eu tort de siffler penalty, jeudi dernier, pour I,Italie contre le Chili. II etait pourtant fort bien place - atrois ou quatre metres de I' action. Et le ballon a bel et bien heurte la main du defenseur chilien. Mais la regie et les directives sont categoriques : s'il n'y a pas d'« intention », autrement dit si c'est le ballon qui va a la main (et non la main ou Ie bras qui vont au ballon), il n'y a pas de faute. M, Bouchardeau s'est accorde une trop grande marge d' interpretation. Pour preuve ce recent fait divers qui relatait une collision «volontaire» : une femme trompee ayant surpris son mari au volant dc sa voiture accompagne de sa maitre sse Ie poursuit et emboutit sa voiture it un carrefour.
27
I" ,I lixcr est
101
101 linutc qui SL;parl' lc gL'slL' iUIL'l'lIl1 Ill' "lIll1dl"lll IU)II punissablc ulchc parlois mctaphyxiquc du « rL'l'L'I'L'L' " (hOlllllll' de Irkl'!'IIL'L"), i l«:
'J('lIIfJS.
17.06.lJX)
A partir d 'un fait observable (« Ie ballon a bel et bien hcurtc la main du dcfcnseur chilien ») l' interprete, asavoir I' arbitre, doit trancher entre deux cas: « I' incident non punissable », c 'est-a-dire un evenement contingent, ou
2 Intention et responsabilite Dans Ie langage ordinaire, on ernploie sou vent indifferernment Ies termes intention et motif. Cependant, pour Ia clarte du propos, il semble utile de poser une distinction theorique entre ces deux concepts. A Ia suite d' Anscombe (1990), on dira que «I'intention d'un homme est ce qu'il vise ou ce qu'il choisit; son 28
1I10lilest CL' qui determine son hili Oil SOli choix » (p, 2() I). LL' motif est cc qui 1I\l'1I1 I'agent, lclcmcnt dcclcnchunt I'll quclquc sortc. Situc cn amont de I'uc11011, il est lcquivalcnt, dans lc cluu lip de lactionncl, de la cause dans Ie champ Ill' I'cvcncmcnticl. En revanche, I' intention a une dimension pro-active dans Ia nusurc Oll elle implique une projection, une planification, un but, l'agent ayant II ilL' representation des effets de son action. L'intention est des Iors orientee vcrx I' uvcnir, Cette dimension temporelle est soulignee a plusieurs reprises par RIL'll'Ur:
Pour ce qui concerne Iecaractere d' anticipation de I'intention, c' est I' intention-de, et non sa forme adverbiale, qui constitue l'usage de base du concept d'intention. Dans Ie cas de I' action accomplie intentionnellernent, la dimension temporelle tic I'intention est seulement attenuee et comme recouverte par l'execution quasi sirnultanee. Mais, des que I'on considere des actions qui, comme on dit, prennent du temps, l'anticipation opere en quelque sOfte tout au long de l'action. Est-il un geste un peu prolonge que je puisse accomplir sans anticiper quelque peu sa continuation, son achevernent, son interruption? (Ricceur, 1990: 102-103) 1'1HI r dcfinir I' action humaine, Ia notion d' intention (<< souhait» au sens d' Aristote 1111 «vouloir actif » au sens de Pharo (1990)) semble etre un element central: -xcst I'intention qui constitue Ie critere distinctif de I'action parmi tous Ies ""I res evenements » (Ricoeur, 1990: 94). Est-ce a dire que l'mtentionnalite est l'I lc-merne une propriete de I' action? En d' autres termes, n' y a-t-il que des actions nucntionnelles ? Sachant que l'on peut faire quelque chose sans l'avoir voulu, il v.uu la peine de sarreter quelques instants sur cette question,
I .vxperience quotidienne montre que les comportements humains ne sont pas ioujours parfaitement conscients ou volontaires et qu'il existe une difference quulitative entre I'acte volontaire puret 1'« accident». En sernantique de l'action, 111I s' accorde generalernent pour distinguer I' action intentionnelle et I' action 1/(/1/
intentionnelle: L'idee essentieJle est qu'il y a une difference de nature entre ce dont I'agent a I'initiative (ce qu'il fait arriver parce qu'il cherche a le provoquer) et cc qui simplement arrive ou se produit sans que cela soit recherche (ce qui arrive par accident, par inadvertance, par erreur, ou ce qui est fait sous la contrainte, sous une impulsion aveugle, malgre soi, etc.). (Quere, 1990: 87)
Poser une distinction entre l' action intentionnelle et I' action non intentionnelle L" est admettre que si l' intention implique l' action, I' inverse n' est pas vrai. Pourquoi alms, pourrait-on objecter, ne pas considerer les actions «non intentionnelles» cornme de simples «evenements» ? A ce stade de notre reflexion, il semble que I'on a interet a ne pas confondre Ia categoric des evenements qui comprend les phenomenes physiques (« il pleut») ou Ies faits qui simplement adviennent (<< X meurt») sous l' effet de causes avec la categorie des actions qui, intentionnelles
29
ou pas, impliquent de louie Iacou des agents humuius. Agir par ruadvcrtuucc ou par crreur c'cst cncorc agir, En revanche, la difference quulitruivc entre l'uction intentionnelle et Faction non intentionnelle trouve toutc sa pertinence lorsqu'il s'agit d'imputer une responsabilite a I'agent. En effet, I'expression de I'intention est le signe le plus manifeste de la prise en responsabilite de l'action par un agent. Des notions comme celie d' «homicide involontaire» ou d' « imprudence» montrent que le degre de responsabilite est cvalue proportionnellement au degre dintentionnalite: Les criteres du plein gre et plus encore ceux du choix preferentiel sont d' emblee des criteres d' imputation morale et juridique. La contrainte et I' ignorance ont valeur expresse d'excuse, de decharge de responsabilite. Si le plein gre merite louange et blame, le contre-gre appelle pardon et pitie. (Ricoeur, 1990: 121) Agir de plein gre, c'est-a-dire volontairement, est considere comme Ie signe d'une possible imputation morale et juridique: il faut que l'action puisse etre evaluee comme intentionnelle pour tomber sous Ie blame ou la Iouange. A ce propos, on notera que la dichotomie stricte entre intentionnel et non intentionnel doit etre relati visee. II semble plutot qu' il existe un continuum entre I' action non intentionnelle pure (par exemple, quand, lors d'une reception, I'un des convives, qui tient un couteau a la main, est bouscule, tombe sur un autre convive et, de cc fail, lc poignardc involontairement) et I'action intentionnelle, consciente, volontairc ct rnotivce (un homme tue son voisin parce que la fumee de son barhccuc lincommode). Entre ces deux cas de figure, il existe d'autres situations dans lcsqucllcs Ie degre d' intentionnalite, respectivement de responsabilite, varie considerablcment.
Non: il Iaut \I Irc lex al'll',s du l'tIlIPllhk nu-nt de de nature il provoqucr lc dramc avcc unc ccrtninc probubiliu-, IIII'Y a pas de rcsponsahilitc pour lex comcidcnccs, Il'S hasards, lex cas Iortuits, Sl uurlluurcux soicnt-ils, (l.t' Nouveau Quotidien, 04,09,97 ) II' CIS de l'hornicidc involontairc est interessant. II montre que I'on peut etre \ oupublc de la mort de quelqu'un sans pour autant I'avoir voulu. Dans I'affaire dl' III mort de Diana, I'intention des paparazzi n'etait certes pas de provoquer I' .ucidcnt rnortel, mais de voler quelques photos. La poursuite a-t-elle provoque h: dr.unc 'l Le degre de probabilite n'a pas ete juge suffisant et 1'inculpation a ete lvvcc. l.'hornicide involontaire, en tant qu'action non intentionneIle, represente ,'II quclque sorte le degre minimal de responsabilite et de culpabilite, le degre maximal etant Ie meurtre premedite, Entre les deux, il yale meurtre «passion111'1", Pre nons-en un exemple. II s'agitd'un fait divers tragique: un homme, decrit pourtunt comme un «citoyen ordinaire », decharge sur sa femme six balles de pistolct. Voici Ies faits tels qu'ils ont ete rapportes dans Ies journaux:
( 12) Le 10 mars 1997, un citoyen ordinaire et employe modele abat sa femme de six balles de pistolet. Plus agee que lui et partiellement impotente, elle avait pris I'habitude de le houspiller pour un oui ou pour un non, Ce soirla, elle avait eu un mot de trap, le faisant disjoncter, Le detonateur de ce drame familial, c'est.i. Jacques Chirac. lndirectement, bien sur. Madame tient a ecouter l' allocution televisee du president francais, Monsieur n' en a aucune envie. Mais elle lui impose sa volonte. Pour la derniere fois. II se donne« du courage» en avalant une grosse lampee de cognac, puis fait taire les recriminations dont elle I'accable en vidant son 7,65 sur elle. Depuis hier, Ie meurtrier est juge devant la Cour d'assises de Geneve. (Le Matin, 05.05.98)
a
Prenons quelques exemples. Tout d'abord, un cas de mort accidentelle propos de Iaquelle Ia justice a do statuer: la mort de Ia princesse Diana'. Quelques jours apres l' accident du pont de I' Alma, Ies six photographes qui ont poursuivi la voiture sont inculpes d'homicide involontaire par Iajustice francaise. La presse s'interroge alors sur ce grief: «Les paparazzi accuses de la mort de Diana: mais qu' est-ce que la responsabilite ? » lit-on dans Ies journaux. Dans un des articles, la notion d 'homicide involontaire est expliquee et comrnentee : (II) Pour accuser quelqu'un d'homicide involontaire, il faut etablir un lien
particulier de causalite, expliquent Ies juristes, entre le comportement du coupable et la mort de la victime. Mais il ne suffit pas de n'irnporte quel enchainement de circonstances, Sinon, vous vous retrouveriez coupable d'avoir lance un coup de fil aun ami, Ie retardant ainsi de quelques minutes, ce qui I' aurait force ase precipiter hors de chez lui pour attraper un train et l'aurait finalement pousse sous les roues d'une voiture.
3,
30
Diana, princesse de Galles et epouse du prince Charles, est decedee d'un accident de voiture it Paris, Ie 31 aout 1997,
( ,l'
rneurtrier K. n' ayant pas conteste avoir tue sa femme, la justice a do evaluer
III nature de son action: «meurtre premedite» ou «meurtre passionnel»? La
question etait en gros de savoir si K. avait tue de sang froid avec premeditation IlU irnpulsivement sous le coup d'une emotion. Le jury de la Cour d'assises a optc pour le deuxieme cas et a inculpe le meurtrier de meurtre passionnel: (13) Le jury a ainsi admis que K. avait agi sous Ie coup d'une emotion violente, submerge par un ras-le-bol devenu colere, A cela se sont ajoutes les effets de I' aleool. L'emotion etait excusable en raison de son etat depressif et des incessants reproches de son epouse. La responsabi lite restreinte a ete admise, (Tribune de Geneve, 06,05.98) l.cs justifications rnentionnees (emotion violente, colere, alcooI, etat depressif, rcproches de I' epouse) constituent autant de faeteurs causaux declenchants. Le dcgre d'intentionnalite de l'agent est evaluc ici en fonction de la nature de ce qui II provoque I'acte meurtrier, L'intention cI Ie motif apparaissent indissociables.
31
Si la rcsponsabilitc rcxtrcintc a ele admisc, ccst que lujusticc u rcuu comptc du fail que Ie rncurtricr avait etc mQ par des forces cxtcricurcs,
canton de Herne uvuicut plonolln; lin rctruit de pcrmis de conduirc pour
Prenons rapidement deux derniers exemples. Le premier conccrnc la debacle, en Suisse, de la Banque Vaudoise de Credit, suite a I'incompetence de son directeur general, Hubert Reymond. D'abord accuse de faux renseignernents, I' ancien patron de la banque est finalement acquitte : «responsable, mais pas coupable penalement» telle est la conclusion du president du tribunal". Le cas est interessant. Si Hubert Reymond est declare «responsable » c' est qu 'une gestion fautive peut lui etre imputee. En ignorant les signes de deterioration financiere et en fournissant des informations lacunaires, il a bien concouru ala deconfiture de la banque. En revanche, il n' est pas coupable, au sens penal, parce qu'il a simplement agi par negligence et incompetence (en toute bonne foi, en somme !). Les conclusions du tribunal sont explicites: ( 14) Le tribunal a juge qu' il avait objectivement enfreint le code penal en diffusant des informations incompletes, passant sous silence la situation reelle de la banque a un moment ou les risques de credits explosaient. Mais rien n'indique que I' accuse ait eu conscience de delivrer des renseignements errones, tant il etait persuade que la banque allait s'en sortir. [... ] Hubert Reymond n' a done pas commis intentionnellement le delit qui lui est reproche, me me pas sous la forme attenuee du dol eventuel, I' accuse etant «denue d' esprit de calcul ». Quant a la negligence, elle n'est en I'occurrence pas punissable. « L'incornpetence et l'echec ne relevent pas de la loi penale », souligne Ie president. (Le Temps, 03.12.99)
Les circonstances attenuantes sont l'absence de conscience de la portee de ses actes, I'absence d'esprit de calcul et I'absence d'intentionnalite de l'accuse. «L'incompetence n' est pas penale, merne si la betise tend ainsi a servir un peu facilement de brevet d' innocence» ironisera un journaliste a I' annonce de I' acquittement. Si dans Ie cas relate ici la negligence est declaree non punissable, elle peut I'etre dans d'autres. C'est ce qu'a decide, par exemple, Ie Tribunal federal a propos de I' endormissement au volant:
(15) S'endormir au volant est une faute grave Qui s'endort au volant I'a bien cherche. Telle est en substance I'analyse du Tribunal federal dans un arret pub lie vendredi. Les juges etaient saisis du cas d'un conducteur qui s' etait brievernentendormi au volant alars qu'il circulait a 120 kmlh a 5 h 45 du matin sur I'autoroute et avait cause un accident entrainant des degats materiels. Les autorites du
4.
:12
Lors du proccs du sang contamine qui a eu lieu en fevrier 99 devant la Com de Justice de la Republique francaise, Paul Ricoeur a ete appele it ternoigner it propos d'un enonce similaire, la famcuse phrase de I'ancienne ministre Georgina Dufoix: « responsable mais non coupable» (voir l'articlc dans Le Monde des Debats (avril 1999) qui reproduit I'essentiel de I'intervention du philosophe).
1111
mois. Sur recours, Il' '1'1' cunlinuc lc point de vue de l'Ollice federal des routcx : ccst trop pell, Statuant en Il)l) I sur un cas scmblable, les juges avaient admis que piquer du ncz quand on conduit pouvait constituer une faute legere, susceptible d'un simple avertissement. lis reviennent sur cette appreciation ala lumiere de travaux medico-legaux qui demontrent que I'endormissement au volant est toujours precede, chez une personne saine, de signes avant-coureurs. Paupieres lourdes, bouche seche, perte de tonus musculaire, absences ... autant de signes parmi d'autres qu'il est irnperatif de s'arreter, Au vu de ces travaux, estiment les juges, c'est de deux choses l'une. Soit le conducteur a pris le volant dans un etat de fatigue deja avance, ce qui constitue une negligence grave. Soit il etait, au debut de son voyage, en etat de conduire mais a ensuite plonge dans la somnolence a cause de la duree de l'etape, de la monotonie de la route ou pour toute autre raison. Dans ce cas, il est tout aussi fautif car les symptornes evoques plus haut auraient du I'amener a faire une pause. (Le Temps, 20.05.00)
l-ort des rapports medicaux, le Tribunal federal, appuye par I'Office federal des routes, a decide que le sommeil au volant constitue une faute «aussi grave que la conduite en etat divresse et entre dans la categoric ou I'autorite doit prononcer lin retrait de permis quelles que soient les circonstances du cas d'espece », Le postulat est que celui qui s'endort au volant a commis volontairement une imprudence. En effet, conscient de son etat (cf. les «signes avant-coureurs » cites dans les travaux medico-legaux), I'automobiliste peut se representer les effets de son action. Sa responsabilite est done totale. I.csdeux cas de negligence-imprudence relates ci-dessus, I'un sanctionne, I'autre pas, montrent que l'interpreration des actions est sans cesse sujette a discussion. l.'interpretation de I'agir humain a souleve de nombreuses controverses, doni notamment Ie debat entre I' «explication» et la «comprehension».
3 Explication et comprehension Nous expliquons les choses, mais nous comprenons les hommes » affirrnait lc philosophe Wilhelm Dilthey. La distinction explication-comprehension est issue de la philosophic allemande du Xl.X" siecle. Elle etablit une difference entre lc savoir explicatif des sciences de la nature, qui recherche les causes et veri fie des lois, et Ie savoir comprehensif des sciences de I'esprit qui vise a apprehcndel' Ie sens des conduites humaines et recherche plutot les motifs et les raisons d'agir, C'est en fait une reponse theorique au probleme que pose le statut des sciences humaines a cette epoque. La question est alors de savoir si les sciences de I'hornme forment avec les sciences de la nature un ensemble homogene et continu ou si les conduites humaincs, de par leur nature intentionnelle, reclament «
33
a beau s'en volcr, la real itc a toujours son mot it di rc » (Schu i tzcr, 11)1) I : 227) - lc conte, en sa qualitc de rccit Iictionncl, explore Ie reel avec unc lihcrtc maximale. Ainsi, on ne s'etonne pas d 'y rencontrerdes animaux qui partent ou des princesses qui dorment cent ans. Ces ecarts par rapport au quotidien ne concernent pas que l'agir, ils peuvent egalement affecter les evenements qui, parfois, s'aventurent hors de leur categoric ontologique, voire sont carrement anthropomorphises. Prenons un evenement naturel quelconque, par exemple I 'ORAGE:
I)alls cc contc, lc scul dcculugc pili rapporl all mondc red ext lim' I'cvcucmcnl lIu i par ai Ileurs gardl' II Hill'S ks pnlpril;leS d ' un orugc ordinairc, est sous Ie controlc dun agelltl'xlcril'ur (.. l' 'dail lv diahlc qui avait fait arrivcr l'orage »), agcllt dote dunc intention (.. pour pas lc laisscr sortir »)",
(IRAl i1:.,
( 'onte n° 2 : la legende de Monsieur Mars (2a) Un jour, il y a tres, tres longtemps, les bergers se sont reunis pour decider ensemble de ce qu'ils devraient faire. En effet, la serra -la chaine de montagnes - etait belle, la nature bonne, les paturages abondants... Il n'y avait qu' une ombre acela: c' etait monsieur Mars! [... J Une fois, assembles, ils discutent. Le plus vieux de tous dit: _ Je pense que nous devons aller voir monsieur Mars et lui demander d'etre notre ami et de ne plus nous faire de mal. Car monsieur Mars a un pouvoir absolu. Quand il est de bonne humeur, il se montre doux et il nous envoie un beau soleil, de la chaleur, et toute la montagne devient verte, tellement l'herbe y pousse dru. Mais lorsqu'il est de mechante humeur, il nous envoie de la pluie, Ie gel, l' orage, rien ne pousse plus dans la montagne et les betes meurent de faim, quand elles ne sont pas frappees par la foudre, ou noyees par les pluies torrentielles. C'est ce qui s'est passe les dernieres annees... (Bloch, 1995)
Nous tenons en general ce phenomene physique pour un simple evenement meteorologique resultant d'un conflit entre forces electriques opposees. Dans le passe toutefois, on a pu interpreter ce meme phenomene comme I'expression de la colere divine. En ce cas, on n' avait plus affaire aun simple evenement meteorologique, mais bien a l' action de Zeus. L'evenement devenait action. (Vernant, 1997: 146) Entre I' evenernent du monde reel cause par «un conftit entre forces electriques opposees» et «l'action de Zeus» teUe que la raconte Ie my the, on peut observer dans lcs centes un eventail de textualisations et d'interpretations de ce merne phcnomcnc naturel.
Alin d'illustrer I'cclatement de la dichotomie evenement vs action au profit d'un cont iIIU urn, nous allons observer quatre contes presentant chacun un statut et une mise en scene diffcrcnts de l'evenement naturel ORAGE.
Conte n° 1 : Ie diable trensiorme en deux etrengere« Ce conte rapporte I'aventure d'unjeune homme qui souhaite rejoindre sa fiancee retenue par son travail dans un chalet dalpage. Lorsqu'il arrive au «mayen »1, ce sont deux jeunes femmes, deux «etrangeres », qui l'accueillent. Elles lui annoncent que sa fiancee est allee avec son betail dans un autre chalet. Au moment ou il fait mine de repartir, un enorme orage eclate qui I' empeche de ressortir. Les jeunes femmes lui proposent alors de rester et de passer la nuit avec elles. C'est a ce moment qu'il remarque qu'elles ont des griffes et des pieds fourchus. Le conte se termine sur ces lignes : (1)
1.
48
Il a compris que c' etait le diable qui etait la, que c' etait le diable qui avait fait arriver l'orage, pour pas le laisser sortir. Comme il connaissait la formule, il a fait un grand signe de croix, ca a ete l'obscurite complete et la pluie a arrete de tombel'. Il est reste tout seul dans le chalet, le diable etait loin. (Detraz et Grand, 1982)
Tcrmc utilise cn Suisse romande pour designer un paturage de moyenne altitude avec un bfuimcnt, Illi Ic betail sejourne au printemps et en automne.
lorts du constat des pouvoirs de M. Mars, Ies bergers decident de conclure un marche avec lui: ils lui donneront chacun un mouton sil se montre clement. M. Mars accepte. Le mois de mars touche a sa fin. II a ete doux, mais les bergers Ill' tiennent pas leur promesse, sauf le plus vieux. Alors M. Mars se venge. II dcmande a M. Avril de lui preter un jour et, du 30 mars au 1er avril, il envoie un mage d'une telle violence que tous Ies moutons sont tues. Seul un troupeau est sauve, celui du vieux berger! Tout comme dans le conte precedent, I'evenernent llRM,E est sous Ie controle d'un agent exterieur (<
On notera egalernent Ie pouvoir rnagique du jeune homme qui peut faire disparaitre le diable et ses manifestations d'un simple signc tic croix.
49
rnaintcnant, dans Ic monde reel, lc mois de mars pcut etrc changcant ct pourquoi il peut y avoir de violents orages acette periode de I' annee, Lc conte se tcrrnine dailleurs comme suit:
(2b) La legende dit encore que monsieur Mars a regrette sa vengeance. II a bien encore des accesde mauvaise humeur,mais ils nedurentqu 'une derni-joumee, C' est pour cela que les gens disent dans cette region: «Mars, gros Mars, le matin c'est l'hiver, et l'apres-midi ... on verra!» (ibid.)
.lppalait doll; dunc intcntion (.. pour Sl' S;IIIWI»). Dans lc parugruphc qui suit, lc 1IIIIlllilagl' des tronticrcs cntrc l'cvcncurcruicl cr lactionncl xc conlinnc, loragc '.I'llIlIlant lui uussi ctrc dote diutcutions (voir ci-dcssous «I'orage nc put lui 1 Illlecdn ccuc petite gucritc »): (k)
Conte n° 3: l'orege deplace les enseignes Ce conte se situe dans un «hors temps» qui n ' est pas vraiment le hors temps canonique du Il etait une fois. II s'agit du temps de I'enfance du Grand-perc du narrateur: (3a) Dans les bans vieux jours, quand Grand-Perc etait un tout petit garcon qui portait un pantalon rouge, une veste rouge, une echarpe autour de la taille et une plume ala casquette, car c'est ainsi que, dans son enfance, les petits garcons etaient habilles lorsqu'ils etaient dans leurs plus beaux atours, les choses etaient bien differentes de maintenant. (Andersen, (1865) 1992: 913)
Dcvant la rnaisondu brave vicux capitaine des pompiers qui arrivait toujours avec la derniere pompc, il y avait une guerite. Carage ne put lui conceder ccttc petite guerite, elle fut arrachee de ses fixations et deroula dans la rue. Et, bien curieusement, elle se redressa et resta devant la maison qu'habitait Ie pauvre apprenti charpentier qui avait sauve trois vies humaines lors du dernier incendie, Mais la guerite n'avait pas eu d'intentions particulieres, ce faisant. (ibid.: 915)
I" .uu i nons plus attentivement ce court episode de la guerite et, plus precisement, acet objet:
Ie., prcdicats qui sont affectes
1"loposition 1 : elle fut arrachee de ses fixations l'roposition 2: (elle) deroula dans la rue l'roposition 3: elle se redressa l'roposition 4: (elle) resta devant la maison
l.c narrateur explique qu'a cette epoque avaient souvent lieu des «parades», lors du changement de siege d'une corporation. A cette occasion, une fete etait organisee et I' enseigne de ladite corporation etait deplacee en cortege jusqu' au nouveau siege. Apres une longue description de ces festivites, Ie narrateur raconte un fait etrange dont son grand-pere a ete temoin, enfant: un jour, Ie vent de I' orage a deplace toutes les enseignes de la ville. (3b) La premiere nuit qu'il fut arrive a la grande ville, il fit le temps Ie plus effroyable dont on ait jamais parle dans les journaux. Un arage comme on n'en connaissait pas de memoire d'homme. II y avait plein de tuiles volant en l'air. De vieilles palissades se renversaient. II y eut meme une brouette qui remonta la rue toute seule uniquement pour se sauver. L'air etait plein de sifflements, de hurlements, de secousses, tellement la tempete etait epouvantable. L'eau des canaux passait par-dessus les parapets, elle ne savait plus sa place. L'orage deferlait sur la ville et emportait les cheminees. Plus d'un fier vieux clocher dut s'incliner et ne s'est jamais redresse, (ibid.: 915) Dans ce paragraphe, l' orage est decrit comme un evenement meteorologique, certes d'une violence exceptionnelle (« Ie temps le plus effroyable dont on ait jamais parle dans les journaux» et «un orage comme on n' en connaissait pas de memoire d'homme »), mais neanmoins normal du point de vue ontologique. Un evenement bizarre vient cependant constituer un premier indice d'etrangete : la brouette qui remonte la rue toute seule. Non seulement I'objet sanime, mais il
50
forme passive
}
forme active
I )alls la premiere proposition, la forme passive« fut arrachee » marque Ie fait que
III gucrite a subi la force du vent. Dans les propositions suivantes, en revanche, la lormc active pourrait laisser entendre que, par la suite, la guerite a agi de facon Ill'! ibcree. Or, il n' en est rien. Le narrateur le souligne: «Mais la guerite n' avait IIllS CU d' intention particuliere ce faisant», L' action ici est non intentionnelle. La lin du texte decrit les divers deplacernents d'enseignes qui ont eu lieu: (3d) L'enseigne du barbier, le grand plat de cuivre, fut arrachee et transportee jusque dans l'enfoncement de la fenetre du conseiller ala Cour supreme ct c'etaitpresque de la mechancete, dirent tous les voisins, careux et les amics les plus intimes de sa femme I'appelaient «Ie rasoir »]"]. Elle etait tellement intelligente, elle en savait plus long sur les gens que les gens eux-rncmcs. Une enseigne portant le dessin d' une morue sechee s' envola jusqu' au-dessus de la porte au habitait un homme qui ecrivait dans un journal. C'etait une lourde plaisanterie de la part du vent d' arage :il ne se rappelait probablement pas qu'il ne faut absolument pas plaisanter avec un journaliste: il est roi de son propre journal et de ses opinions. Le coq de girauette vola sur Ie toit du voisin d'en face, et il y resta, c'etait la plus noire des mechancetes, dirent les voisins. Le fut du tonnelier fut accroche au-dessous de Parures pour dames, \.
Dans la langue originale, Ie danois, Ie jeu de mots n' a pas la rneme signification, «rasoir » s'appliquant a une personne qui a rnauvaisc langue.
51
I~e men~ du restaurant accrochc ala porte dans un grand cadre lut pose par I orage ~us~e au-dessus de l'entree du theatre ou les gens n'allaient jamais, Cel~ f azsazt. une affiche ridicule: Potage au raifort et tete de chou farci. Mais alors, II vint du monde ! La peau de renard du fourreur, qui est son honnete enseigne, alla s' accrocher au cor~on de ~onnette du jeune homme qui allait toujours au service religieux du matm, avan I'air d'un parapluie retourne, s'efforcait d'atteindre la verite et etait «un exemple », disait sa tante. L'in~cription Etablissemeru d'education superieure fut transportee au club de billard, et I' etablissernent recut, pour sa part, I' enseigne: lei, on allaite les en/ants a~ biberon. 9a n'avait absolument rien de spirituel, c'etait seulement desobligeant; mais c'etait l'orage qui avait fait cela et il n'y a pas moyen de Ie gouverner. Ce fut une nUi~ epouvantable. Et Ie lendemain matin, pensez done, presque ~outes ~es enseIgnes de la ville avaient ete deplacees. [... ] (Andersen: 916, Je souligne les commentaires sur les intentions de I'orage) Dans cette derniere partie, I'orage est clairement dote d'intentions. II s'efforce ?e corrige,r une realite irnparfaite ou injuste. En affectant la « bonne» enseigne a chacun II remet en quelque sorte de I' ordre dans Ie monde". On constate en outre une certaine connivence entre I'orage «justicier» et les enseignes dont quel~ues-unes.sernblent participer activement au projet de I'orage. En effet, si certaines enseignes subissent simplernent I' action de I' orage (voir les formes vcrbales passives suivantes):
§ I: L'enseigne du barbier, le grand plat de cuivre, fut arrachee et transportee [ ... ]
§ 4: Le fflt du tonnelier fut accroche [... ] § 5: Le menu du restaurant aceroche par l' orage [ ... ]
a la porte dans un grand cadre fut
pose
§ 7: L'inscription Etablissement d'education superieure fut transportee [... ] les d~ux enseignes figurant des animaux s'animent et semblent se deplacer volontairement (VOIr les formes verbales actives):
§ 2: Une enseigne portant Ie dessin d'une morue sechee s'envola [... ] § 6: La peau de renard du fourreur, qui est Son honnete enseigne, alia s'accro-
cher [... ]
4.
52
~ans I'albu~ pour enfants de Tomi Ungerer (2000), unnuage decide lui aussi de corriger Ie r:el e? se la,.ssant pleuvoir it verse pour cmpecher que les humains ne s'entretuent et pour retablir la paix entre les peuples.
n' moudc cl'objcts qui s'uuimcnr. II- l'0ll dl' III glnllll't1e upparuit mcmc doll; til' toux lcs attnluus 1I'1I1l1'Oq VIVlIlIl; " 1111 volu Sill' IL' toil du voisin d I'll lan', l'I il Y restu ». Cc qui vonluuu- 1'1l111'rpl\;lalioll de Cl'S dcplaccmcnts tl"'II"'I'''~1I1'S cn tcrmcs dactions illll'llliollllelles,l·'csl quil y a ~I chaque fois une "\llIlIaIIOIl morale de la part des habitant» de la ville (voir Ics parties mises en \' \ I' II 'lin' dans lc lex Ie). « Mechancctc », « plaisantcric » ou «desobligeance », les ", 1111110., dl' I' oragc sont, ironiquernent sans doutc, evaluees negativement. Dans \ \' \lIIItC d' Andersen, les frontieres entre I 'evenernent et I'action sont totalement 111111111 lees, S ii' cvenernent natureI «orage » apparait comme une intervention voIOllllllll' ct controlee, s'il ala propriete d'avoir des intentions, il n'est cependant I'll', rk-crit comrne un etre anthropomorphise. Aucune faculte humaine ne lui est 11111 dllll;l'. Par exernple, il ne parle pas. 111111\
I
1111 II Ill'
( 11/1/('
n° 4: la bataille des nuages
III, I'cvcncrnent lui-meme est completement anthropomorphise. Les nuages dccrits comme des agents dotes de proprietes humaines, s'adonnant a des
~Illli
lhll VIll;s
humaines: se promener, bavarder, jouer, se quereller, etc. Le conte ainsi:
I III III 1Il'IICe
(4a)
Le vent emmenait un groupe de petits nuages en promenade. Les uns bavardaient, les autres jouaient au gendarme et au voleur, et en bas, sur la terre, tout Ie monde les regardait passer en disant: - Qu'ils sont mignons, ces petits nuages tout ronds ! Soudain, un eclat de voix retentit dans Ie ciel: c' etait Ie petit nuage gris et Ie petit nuage rose qui se querellaient. - Tu es pris, disait Ie petit nuage gris qui faisait Ie gendarme. - Pas du tout, repondait Ie petit nuage rose qui faisait Ie voleur, - Si, si ! Non, non! - Voyons, voyons, disait Ie vent. Les autres nuages sarreterent pour ecouter. Et subitement il y eut bataille. Le petit nuage gris se lanca sur Ie petit rose en criant: - Tiens, voila pour toi, tricheur ! Le choc fit des etincelles, Un grand eclair apparut dans Ie ciel. D'autres nuages accoururent et formerent Ie cercle autour des cornbattants, en se pressant les uns contre les autres a tel point que bient6t Ie ciel devint tout gris et que Ie soleil disparut. Sur la terre, les gens Ieverent Ie nez, tendirent la main et dirent en hochant la tete: - Tiens, voila I'orage, il faut rentrer! [... 1(Bichonnier, 1983: 65-67)
I .orage eclate et toutes les phases du phenorncne metcorologique sont decrites conune les phases d'une bataille entre agents dotes dintcntions. Tous les ele53
mcnis naturcls sc montrcnt actits : lex nuagcs sc battcm tuudis que lc vent rente
de « ramcner lc calrnc ct de disperser lcs combattants » ct. ilia lin, quand lc calrne est revenu, Ie soleil «se depeche de briller pour reparcr lcs dcgflts ». En somme, dans ce conte, I'evenernent ORAGE a priori explicable par des causes (un conflit entre forces electriques opposees) devient une action justifiable par des raisons d'agir (un conflit entre des nuages totalement anthropomorphises). Enfin, tout comme le texte (2) - Monsieur Mars - ce conte est un recit etiologique qui explique un phenomene naturel de facon mythique. La difference entre les deux textes tient au fait que dans La bataille des nuages le monde reel apparait au sein merne du recit fictionnel. Deux mondes se cotoient: Ie monde fictionnel figure par ce qui se passe dans Ie ciel et le monde reel figure par ce qui se passe sur la terre. En effet, Ie recit de la bataille entre les nuages est ponctue par les evaluations des gens qui, sur terre, suivent l' evolution de I'orage avec inquietude (<< Sur la terre, les gens leverent Ie nez, tendirent la main et dirent en hochant la tete: - Tiens, voila I'orage, il faut rentrer ! »). En ce sens, les deux mondes sont en contact. Notons encore que sur la terre, non seulement on observe ce qui se passe «Ia-haut », mais on tente de controler l' evenement: (4b) Sur la terre, les gens etaient tres inquiets. Ils disaient: - Tiens, voila I' orage, il va falloir tirer des fusees pour disperser les nuages de grele, En effet, de gros nuages jaunatres apparaissaient dans Ie lointain: attires par Ie bruit, ils voulaient se meler aux autres nuages. [... J C' est a ce moment que la premiere fusee eclata dans Ie ciel. Les nuages sursauterent, Une deuxieme fusee arriva. Les nuages cornmencerent a se separer et a fuir de tous cotes. - L' orage s' eloigne, disaient les gens sur la terre, les fusees ont disperse la grele, (ibid.: 67-69)
lei encore ce n'est pas la loi physique qui explique la dispersion des nuages (I'effet mecanique des fusees), mais une raison psychologique: les nuages ont ete effrayes par Ie bruit. Au terme de l'analyse de ces quatre contes", on constate que si le monde reel et le monde fictionnel ont effectivement un fonds commun de references, le conte, en tant que recit fictionnel, se permet quelques libertes avec la stricte dichotomie ontologique evenement vs action.
5.
54
L'analyse de quatre contes seulement ne pretend pas couvrirtous les cas de figure possibles, elle permet seulement de montrer qu'il y a bel et bien lin continuum entre les statuts d'evenement et d'action.
'1. Les
phenomenes naturels: dt, l'explication scientifi-
que a la comprehension mythiquc
I)alls lc rnondc reel, il semble qu'jl II'Y ail pas de confusion possible entre lcvcncmcnt ct I'action. De route cv idcncc, lcs phenomenes naturels (la pluie, lorage, la course des astrcs, lexeruptions volcuniques, les tremblements de terre, I'll'.) sont passibles d'une explication scicntilique, verifiable en termes de lois et .utucllernent, dans nos societes industrialisees pronant I'objectivite et la raison, II Ill' nous viendrait plus a I'jdee d'attribuer l'origine d'un evenement meteorolo)'Iquea une instance divine ou surnaturelle. Toutefois, face a certains evenements niarquants - soit par leur rarete, soit par l'ampleur de leurs effets -la rationalite l.usse parfois place a des reactions etranges. C'est ce que releve le chroniqueur 1':1 icnne Barilier a propos de la fameuse eclipse totale du 11 aofrt 1999: (5) Applaudir I'eclipse Nous avons tous eu envie d'applaudir I'eclipse. Et beaucoup I'ont fait. Ils ont battu des mains devant la nuit brusquement surgie, la fraicheur saisissante, Ie silence des oiseaux, Ie drape noir des nuages. Comportement bizarre, tout de meme : applaudir une eclipse, c' est -a-dire I' effet necessaire et mecanique d'uneconjonctiond' astres, I' alignement ineluctable de deux boules de matiere, ri'est-ce pas faire du Solei! et de la Lune des dieux bienveillants, leur rendre graces comme s' ils avaient voulu se donner en spectacle, comme s' ils etaient animes par la volonte precise et singuliere de nous emerveiller ? N'est-ce pas etre aussi naif que nos ancetres presumes primitifs, qui voyaient dans les eclipses l'effet de la volonte divine, et dans les astres, des personnes? Pourtant les sociologues s'accordent a dire que l'explication scientifique du phenomene, dans l'esprit de la majorite des gens, a decidement gagne, et que Newton et Einstein ont vaincu Nostradamus. Mais alors comment expliquer ces applaudissements? (Chronique d'Etienne Barilier, ecrivain, L'Hebdo,19.08.99)
I':n s' etonnant que certains aient applaudi I'eclipse, Barilier met en concurrence deux attitudes possibles, l'une, rationnelle et moderne, qui est dinterpreter le phcnomene selon I'explication scientifique de «I' effet necessaire et mecanique dune conjonction d'astres» et d'un «alignement ineluctable de deux boules de matiere», I' autre, naive et archaique, qui est de lire la realite comme un mythe ou le soleil et la lune seraient «des dieux bienveillants (... ) animes par la volonte precise et singuliere de nous emerveiller ». Cette deuxieme attitude cst bien evidemment jugee bizarre dans une societe ou la rationalite semble I'avoir definitivement emporte sur les interpretations surnaturelles. Comment done expliquer ces applaudissements ? Dans La mythologie programmee, Perrot, Rist et Sabelli (1992) emettent l'hypothese d'unc survivance de la pensee myIhique: «Et si les mythologies, que la pensec ordinairc rcduit a un ensemble de fables antiques ou exotiques, continuaient dinforrncr lc quotidien des societes 55
modcrncs '! » sc dcmandcnt-ils, On pcut supposcr en did que la reference ~I I'explication mythique, bien qu' actuellement massivement niee, reste neanmoins sous-jacente, Face aI' exceptionneI d' une eclipse ou aI' inattendu d' une catastrophe naturelle, peut -etre avons-nous besoin, au-dela des explications scientifiques, d'une interpretation plus magique. L'hypothese peut sembler audacieuse, mais l'examen attentif des commentaires journalistiques a propos de phenomenes meteorologiques spectaculaires et inhabituels met en evidence les nombreuses references au divin, au surnaturel ou a une interpretation anthropomorphisante des evenements, Prenons deux exemples, le premier concernant I' ouragan Lothar, le second le cyclone Mitch. Les 26 et 27 decembre 1999, un ouragan particulierement violent a devaste une partie de l'Europe. De nombreux articles ont relate et explique le phenomene. Dans l'article qui suit, Ie journaliste brosse le portrait d'un ouragan tres anthropomorphise:
(6) «Lothar» a fait valser les eoliennes Partout ou ses bourrasques ont deferle le 26 decembre, «Lothar » a seme la desolation. II a falIu treize jours de travail acharne pour retablir, vendredi, le trafic des Chemins de fer du lura entre La Chaux-de-Fonds et Glovelier. Deux cents arbres entravaient la voie. L' affreux «Lothar » s' est pourtant mue en prince charmant au-dessus de Saint-Imier. Son tourbillon a entraine dans une valse folIe les eoliennes du Mont-Crosin. Si les vieux arbres ont cede, les helices des quatre toupies geantes, perchees au sommet de leurs mats de 45 metres, ont virevolte, parfaitement al' aise dans des vents soufftant a 180 kilometres heure. ElIes ont approche la puissance ideale de 2440 kilowatts. «Sur le coup de I heure du matin, le 26 decembre, nous avons depasse 2300 kilowatts, un record», se rejouit Martin Pfisterer, directeur de Invent SA qui exploite Ie site du Mont-Crosin. [oo.J Juvent, qui alimente 1300 clients, ne se plaindrait pas de voir deferler les petits freres de «Lothar » pour faire valser les princesses du Mont-Crosin, dont le nombre pourrait passer acinq, voire six, pour autant que la demande d'electricite d'origine eolienne continue de grimper. (Le Temps, 11.01.2000)
La personnification de l'ouragan et des eoliennes plonge le lecteur dans un veritable conte de fees. L' « affreux » Lothar, qui ad' abord serne la desolation sur son passage, se mue en« prince charmant» au-dessus du Jura suisse, faisant« valser» les eoliennes. De simples «toupies geantes », celles-ci se transforment alors en «princesses» pretes a accueillir
( I)
I,t, « Funlfnm'» "',·"l ('\lunulIl dUllS ln Iller des ( 'uru'llll'S Lex vaisscaux fanl(\nll',s. u 1'( 1II II III' ncrr par lc t lollandais 1'1I/1I1/!. ccumcnt lcs legelldcs marines. I )IIIIS IT l'OIlll'xll' luncstc, lc Fant/nnc avail Ull 110m ires
IOUI'd
:1 porter,
l.c quatrc-rnats de In Illl'lres de longueur, construit en 1927 pour Ie due de Westminster, rehabilitc en II)In, ctait un beau voilier de croisiere. Le 25 octobrc dernier, il a quiuc Ornoa, au Honduras, pour un voyage de sixjours. L'arri vee du cyclone Mi /ch a i nterrompu la croisiere. Les 97 pas sagers, ainsi que dix membres d'equipage, sont descendus a Belize. Le proprietaire du voilier, une societe de Miami, a ordonne a I'equipage restant de se rendre au plus vite en pleine mer, afin que le navire ne se drosse pas a Ia cote. Le capitaine britannique, age de 32 ans, et ses 30 marins carafbes ont obei. Les previsions laissaient entrevoir une echappatoire : descendre au sud-est, puis s'abriter derriere I'ile de Roatan, a 40 km des cotes honduriennes. Les previsions disaient que Mitch resterait au nord et que I'Ile reduirait sa force. Le Fantome est arrive sur place le 27 octobre a cinq heures du matin. Le vent soufftait a 100 km/h. Aune heure de l'apres-midi, Mitch a soudain toume au sud-ouest. Un quart d'heure plus tard, le capitaine March a decide de fuir al'est, vers une passe proche de I'Ile de Guanaja. Mitch etait alors a 70 km du Fantome. Le vent soufftait a 115 kmlh. A quatre heures de I' apres-midi, sa vitesse etait de 160 kmlh. Le cyclone et le navire ont commence as'aligner sur la meme longitude, 85,4 degres ouest. Voiles carguees, Ie Fantome a presente sa poupe au monstre. En desespoir de cause. A quatre heures trente, les liaisons radio ont ete interrompues. Pendant les 30 heures suivantes, Mitch s' est dechaine, avec des pointes de vent a290 kmlh. Le calme revenu, les secours ont juste retrouve deux petits bateaux de sauvetage et sept gilets. A terre, les experts maritimes restent confondus par ce qui est arrive. Tout s'est passe comme si Mitch avait litteralernent traque le Fantome dans Ie dedale des recifs. (Le Temps, 17.11.98)
I)'l'ntrce, la realite et la fiction se melent avec l'allusion au mondc des « lcgcndl's ». Apres une description factuelle des incidents du 25 octobrc, la journcc du 27 est relatee comme une veritable poursuite entre Ie cyclone ct lc navire. Iksignes I'un et I'autre par un nom qui les anthropomorphise, ils scmblcut sc livrcr a une partie de cache-cache. Le Fantome tente desespererncnt de luir alors qlll' Mitch, presente comme un «monstre », semble changer volontuircmcnt de "lip pour Ie rattraper. L'avis des experts a cet egard est troublant. Aflinncr que ,,10111 s'est passe comme si Mitch avait litteralement traque le Fantome dans Ie d(;tlale des recifs», c'est bien exprimer un doute quant a la non intentionnulitc till cyclone. l'lus rccemment,enjanvier2009, lenavigateur Bernard Stamm repondait ceci aun jOllrnaliste qui I'interrogeait sur les tempetes lars de courses transatlantiques:
57
(X)
critique duns lc l luut Vnllll' IlIlsqll\' Il'S rourants d'ultitudc xc sout oricntcx all slid vxl , car lex pIllS hnllin 1IIIIIIIal',lIl'S de la region xc situcnt au nord-est de la regioll, ulors que Il'S 1IIIIIIIal'.lIl'S sonl moins clcvccs au sud-est, cc qui crcc unc cage sur lc l luut Vnluix, 011 lcs nuagcs ct lex pluics scngouffrent
On nc pcut jamais bien connuitrc lex tcmpercs. II s'agit Iii de phenomenes d'unc puissance qu'on nc pcut imagincr si l'on u'cxt pas dcdans, Pour rcussir a naviguer dans de telles conditions, il faut savoir etudier ces phenomenes et preparer Ie bateau en consequence. De ce fait, quand on entre dans une tempete, on n' est pas surpris, On est pret. On se sent pret, La nature est de toute maniere plus forte, done si elle decide que ca ne passera pas, et bien ca ne passera pas. Tout se joue dans la preparation physique, psychologique et technique pour pouvoir se maitriser. Le reste, c'est la nature qui decide. (Interview accordee au journal ECA infos, janvier 2009)
ct rcstcnt stutionnaircx.
L'arrivee d'air doux ell altitude. En meme temps, la temperature s'est rcchauffee. La limite des chutes de neige est montee de 1500 metres, mardi, metres samedi. La neige tombee en debut de semaine a done fondu rapidement et s' est ajoutee aux fortes pluies, provoquant la crue des rivieres, L'air plus chaud contenant de la vapeur d'eau, les precipitations sont aussi plus abondantes.
a 3000
Une fois de plus, un phenomene naturel (1'evenement «tempete ») est percu comme etant finalement dote d'un pouvoir de decision (<
En somme, Ie precede rneme d' objectivation de I'explication scientifique rendrait cette derniere plus intolerable encore que les phenomenes incrimines. Poursuivons la reflex ion en examinant quelques commentaires journalistiques autour des inondations meurtrieres de l'automne 2000 dans les Alpes suisses. Les 16 et 17 octobre 2000, des pluies diluviennes s'abattent sur le canton du Valais provoquant un peu partout des coulees de boue, des eboulements de pierres et, surtout, le debordement du Rhone. Diverses explications scientifiques sont avancees. Tout d' abord un concours de circonstances exceptionnel :
(9) Une conjonction meteorologique exceptionnelle est it I'origine des perturbations L'effet de barrage. Une depression centree sur la Mediterranee a domine tout au long de la semaine. Par effet de barrage, les nuages et la pluie se sont accroches sur les vcrsants sud des Alpes. La situation est devenue
58
Perturbation stationnaire. La perturbation arrivee mercredi sur la Suisse est restee stationnaire pendant quatre jours. Elle est restee parallele au fort vent d'altitude (jet-stream): Ia Suisse a done pris la perturbation dans le sens de la longueur. (Le Temps, 16.10.2000)
article a une visee explicative manifeste. II repond a la question que tout le moudc s'est pose durant ces jours de fortes intemperies: «Pourquoi ces perturluuions 'l», La cause apparait dans le titre deja: «une conjonction meteoroloVIlI"C exceptionnelle ». Trois evenements meteorologiques concourent a cette vuuation exceptionnelle: l'effet de barrage, l'arrivee d'air doux en altitude et III stabilisation de la perturbation durant quatre jours. Dans ce texte explicatif rxcmplaire, chaque cause est decrite minutieusement et la nature rationnelle Ill' I'explication est soulignee, soit par un connecteur argumentatif - CAR, DONC , soit par un syntagme verbal indiquant une relation de causalite : «est a I'origiliC de», «ce qui cree », «provoquant». Outre cette situation meteorologique pnrticuliere dans les Alpes valaisannes, les scientifiques mettent egalement en ruusc Ie rechauffement de la planete, lui-meme du a la propagation des gaz a did de serre, dans Ie phenornene des pluies diluviennes. Des climatologues Ill' Ilambourg rendent compte a ce propos d'un modele qu'ils ont etabli et qui lklllontre un lien de causalite «incontestable» entre Ie rechauffement climatique l'l ks precipitations. Un chercheur de l'Institut de recherche en climatologie de l'Iicole poly technique de Zurich affirme la me me chose et predit rnerne - selon b regions - entre 20 et 40% d'augmentation des pluies intensives d'ici la fin 1111 XXIe siecle, sous l'effet de I'elevation des temperatures. Dans les journaux, l'l' lien de causalite est abondamment discute :
( 'l'1
(10) Les pluies diluviennes resultent-elles de I'effet de serre? Un chaud
debat La hausse de la temperature pourrait expliquer les recentes catastrophes. Apres une annee marquee par les intemperies (ouraganLothar), une decennie marquee par les inondations (Brigue), certains mettent en accusation I' effet
CLIMAT.
59
de xcrrc. i\illsi lcs cvcncmcnts de ccx demu-rs juurs dilicauons mctcornlop iques mondialcs. 1,.. 1
SI'1II11'1I1 III'S
a dcs
1110-
1,1',\
plui:» diluvirnnrs n'slIlh'lIl
1,1\ 1I1\llSSI- 1>1- 11\ Tl'Ml'l'lll\lllll1
Les pluies en hausse Peut-on faire Ie lien entre les recentes precipitations et Ie rcchauffernent de l'atmosphere ? Martin Beniston, directeur de l'Institut de geographic a I' Universite de Fribourg, Ie pense. «La chaleur favorise les pluies », explique Ie professeur. «Or, dans Ie Haut- Valais et Ie sud des Alpes, on observe justement depuis vingt avingt-cinq ans une augmentation des precipitations.» Curieusement, il semble meme que Ie rechauffement soit plus prononce en altitude qu'en plaine. «Dans la region des 3000 metres, la temperature a merne augmente de deux degres en un siecle, contre un degre en moyenne dans Ie monde», lance-t-il. Cela semble peu, mais c' est enorme : une variation de la temperature de 5 degres entraine Ie passage d'une ere interglaciaire a une periode glaciaire. D'autre part, les consequences de ces modifications sont considerables dans les regions de haute montagne, Elles entrainent notamment «Ie degel des sols jusqu' ici geles en permanence et par consequent des chutes de pierres et des eboulernents », ecrit l'Office federal de I' environnement dans un texte consacre aux repercussions des changements climatiques en Suisse. Un thermometre variable Cette fameuse augmentation de la temperature terrestre pourrait-elle etre naturelle? Apres tout, les variations de temperature sont la norme, II y a cinq mille ans par exemple, I' Arctique etait plus chaud de trois degres ljU 'aujourd'hui. En outre, Ie xx e siecle a ete inegal: les quarante premieres annees ont ete chaudes, les trente suivantes froides, les trente dernieres a nouveau chaudes. Or, ces variations naturelles sont liees ades modifications de I' orbite terrestre ou aI' augmentation des gaz aeffet de serre. Mais depuis Ie XIX e siecle, on sait bien que la revolution industrielle et I' exploitation des carburants fossiles ont contribue aproduire ces gaz en quantite. (Tribune de Geneve, 17.10.2000)
Tout comme I'exemple (9), cet article a une visee explicative. Adoptant ici un point de vue plus global, le joumaliste tente d' expliquer les recentes catastrophes naturelles en se faisant le porte-parole de plusieurs sources: «certains »,« Martin Beniston, directeur de l'Institut de geographic a l'Universite de Fribourg» et «I'Office federal de I' environnement ». Le but etant de faire connaitre la cause des internperies, le texte comporte une grande quantite d'unites linguistiques marquant une relation de causalite : les termes «consequences», «repercussions », «par consequent» et les syntagmes verbaux suivants: «resulter de », «expliquer», «rnettre en accusation», «etre lie a», «faire Ie lien entre», «favoriser », «entrainer », «contribuer a », Dans les deux premiers paragraphes, toutes les structures predicatives ont pour fonction de mettre en relation des causes (notees ci-dessous en petites capitales) et leurs effets (en italiques):
60
l'llt- ...
til'l
"'1'1'1'11 II' SI'I
'!
pOllllaill',\pliqut:r II',\' rcccntcs catastrophes.
i\ pres unc anncc marq Ul'l' par !I',\' i II/t '1I1/II;ril',\' ( ouragan Lothar}, une decennie marquee par II',\' inondations (nriguI' i. certains mettent en accusation L'EFFET 1>1- SI':RRE.
Ainsi II'S evenements de res dcrniers jours seraient lies a
DES MODIFICATIONS
M(rr(,OROLOGIQUES MONDIALES.
l'cut-on faire le lien entre
iI'S
recentes precipitations et
LE RECHAUFFEMENT
III' L' ATMOSPHERE?
LI\ CHALEUR favorise
II'S
pluies.
que le joumaliste ne prend pas personnellement part au debat. II adopte uuc posture objective en proposant des informations qu'il cite explicitement ;.( >111 me des propos rapportes (« explique le professeur» ou « ecrit I'Office federal til' I'cnvironnement ») ou qu'il exprime au conditionnel (<
( )11 notera
I)ans Ies trois premiers paragraphes, c'est Ie rechauffement de l'atmosphere qui upparait comme cause des internperies, Ce n'est que dans le demier paragraphe que se pose la question de la cause de cette variation de temperature (« Cette larneuse augmentation de la temperature terrestre pourrait-elle etre naturelle ?»), I':n remontant la chaine causale, on arri ve a deux causes naturelles possibles: une modification de I'orbite terrestre et l'augmentation des gaz a effet de serre. Si lon remonte encore d'un cran la chaine, on aboutit en fin de compte aux activiIl:s humaines avec l'utilisation par I'homme des combustibles fossiles. On peut schcmatiser comme suit la chaine causale des catastrophes naturelles : Cause non naturelle
Cause naturelle ¢=
Cause naturelle
1'1(liES DILUVIENNES
REUiAUFFFMENT DE
MODIFICATION ORBITE TERRESTRE
UTILISATION
IN I FMPERIES
L'ATMOSPHERE
AUGMENTATION GAZ A EFFET DE SERRE
DE COMBUSTIBLES
ffct
¢=
INUNDATIONS, FTC.
¢=
FOSSILES
La recherche systematique des causes montre qu' en fin de compte la cause dcclenchante n'est pas un phenomene naturel mais I'intervention de I'homme. ( 'clui-ci seraitdonc Ieprincipal responsablc des catastrophes naturelles. Cette idee cvoquee a plusieurs reprises dans les journaux aprcs Ics intcmperies d' octobre« L'homme est en grande partie responsable du rcchauffcmcnt climatique » titre 61
a beau s'en volcr, la real itc a toujours son mot it di rc » (Schu i tzcr, 11)1) I : 227) - lc conte, en sa qualitc de rccit Iictionncl, explore Ie reel avec unc lihcrtc maximale. Ainsi, on ne s'etonne pas d 'y rencontrerdes animaux qui partent ou des princesses qui dorment cent ans. Ces ecarts par rapport au quotidien ne concernent pas que l'agir, ils peuvent egalement affecter les evenements qui, parfois, s'aventurent hors de leur categoric ontologique, voire sont carrement anthropomorphises. Prenons un evenement naturel quelconque, par exemple I 'ORAGE:
I)alls cc contc, lc scul dcculugc pili rapporl all mondc red ext lim' I'cvcucmcnl lIu i par ai Ileurs gardl' II Hill'S ks pnlpril;leS d ' un orugc ordinairc, est sous Ie controlc dun agelltl'xlcril'ur (.. l' 'dail lv diahlc qui avait fait arrivcr l'orage »), agcllt dote dunc intention (.. pour pas lc laisscr sortir »)",
(IRAl i1:.,
( 'onte n° 2 : la legende de Monsieur Mars (2a) Un jour, il y a tres, tres longtemps, les bergers se sont reunis pour decider ensemble de ce qu'ils devraient faire. En effet, la serra -la chaine de montagnes - etait belle, la nature bonne, les paturages abondants... Il n'y avait qu' une ombre acela: c' etait monsieur Mars! [... J Une fois, assembles, ils discutent. Le plus vieux de tous dit: _ Je pense que nous devons aller voir monsieur Mars et lui demander d'etre notre ami et de ne plus nous faire de mal. Car monsieur Mars a un pouvoir absolu. Quand il est de bonne humeur, il se montre doux et il nous envoie un beau soleil, de la chaleur, et toute la montagne devient verte, tellement l'herbe y pousse dru. Mais lorsqu'il est de mechante humeur, il nous envoie de la pluie, Ie gel, l' orage, rien ne pousse plus dans la montagne et les betes meurent de faim, quand elles ne sont pas frappees par la foudre, ou noyees par les pluies torrentielles. C'est ce qui s'est passe les dernieres annees... (Bloch, 1995)
Nous tenons en general ce phenomene physique pour un simple evenement meteorologique resultant d'un conflit entre forces electriques opposees. Dans le passe toutefois, on a pu interpreter ce meme phenomene comme I'expression de la colere divine. En ce cas, on n' avait plus affaire aun simple evenement meteorologique, mais bien a l' action de Zeus. L'evenement devenait action. (Vernant, 1997: 146) Entre I' evenernent du monde reel cause par «un conftit entre forces electriques opposees» et «l'action de Zeus» teUe que la raconte Ie my the, on peut observer dans lcs centes un eventail de textualisations et d'interpretations de ce merne phcnomcnc naturel.
Alin d'illustrer I'cclatement de la dichotomie evenement vs action au profit d'un cont iIIU urn, nous allons observer quatre contes presentant chacun un statut et une mise en scene diffcrcnts de l'evenement naturel ORAGE.
Conte n° 1 : Ie diable trensiorme en deux etrengere« Ce conte rapporte I'aventure d'unjeune homme qui souhaite rejoindre sa fiancee retenue par son travail dans un chalet dalpage. Lorsqu'il arrive au «mayen »1, ce sont deux jeunes femmes, deux «etrangeres », qui l'accueillent. Elles lui annoncent que sa fiancee est allee avec son betail dans un autre chalet. Au moment ou il fait mine de repartir, un enorme orage eclate qui I' empeche de ressortir. Les jeunes femmes lui proposent alors de rester et de passer la nuit avec elles. C'est a ce moment qu'il remarque qu'elles ont des griffes et des pieds fourchus. Le conte se termine sur ces lignes : (1)
1.
48
Il a compris que c' etait le diable qui etait la, que c' etait le diable qui avait fait arriver l'orage, pour pas le laisser sortir. Comme il connaissait la formule, il a fait un grand signe de croix, ca a ete l'obscurite complete et la pluie a arrete de tombel'. Il est reste tout seul dans le chalet, le diable etait loin. (Detraz et Grand, 1982)
Tcrmc utilise cn Suisse romande pour designer un paturage de moyenne altitude avec un bfuimcnt, Illi Ic betail sejourne au printemps et en automne.
lorts du constat des pouvoirs de M. Mars, Ies bergers decident de conclure un marche avec lui: ils lui donneront chacun un mouton sil se montre clement. M. Mars accepte. Le mois de mars touche a sa fin. II a ete doux, mais les bergers Ill' tiennent pas leur promesse, sauf le plus vieux. Alors M. Mars se venge. II dcmande a M. Avril de lui preter un jour et, du 30 mars au 1er avril, il envoie un mage d'une telle violence que tous Ies moutons sont tues. Seul un troupeau est sauve, celui du vieux berger! Tout comme dans le conte precedent, I'evenernent llRM,E est sous Ie controle d'un agent exterieur (<
On notera egalernent Ie pouvoir rnagique du jeune homme qui peut faire disparaitre le diable et ses manifestations d'un simple signc tic croix.
49
rnaintcnant, dans Ic monde reel, lc mois de mars pcut etrc changcant ct pourquoi il peut y avoir de violents orages acette periode de I' annee, Lc conte se tcrrnine dailleurs comme suit:
(2b) La legende dit encore que monsieur Mars a regrette sa vengeance. II a bien encore des accesde mauvaise humeur,mais ils nedurentqu 'une derni-joumee, C' est pour cela que les gens disent dans cette region: «Mars, gros Mars, le matin c'est l'hiver, et l'apres-midi ... on verra!» (ibid.)
.lppalait doll; dunc intcntion (.. pour Sl' S;IIIWI»). Dans lc parugruphc qui suit, lc 1IIIIlllilagl' des tronticrcs cntrc l'cvcncurcruicl cr lactionncl xc conlinnc, loragc '.I'llIlIlant lui uussi ctrc dote diutcutions (voir ci-dcssous «I'orage nc put lui 1 Illlecdn ccuc petite gucritc »): (k)
Conte n° 3: l'orege deplace les enseignes Ce conte se situe dans un «hors temps» qui n ' est pas vraiment le hors temps canonique du Il etait une fois. II s'agit du temps de I'enfance du Grand-perc du narrateur: (3a) Dans les bans vieux jours, quand Grand-Perc etait un tout petit garcon qui portait un pantalon rouge, une veste rouge, une echarpe autour de la taille et une plume ala casquette, car c'est ainsi que, dans son enfance, les petits garcons etaient habilles lorsqu'ils etaient dans leurs plus beaux atours, les choses etaient bien differentes de maintenant. (Andersen, (1865) 1992: 913)
Dcvant la rnaisondu brave vicux capitaine des pompiers qui arrivait toujours avec la derniere pompc, il y avait une guerite. Carage ne put lui conceder ccttc petite guerite, elle fut arrachee de ses fixations et deroula dans la rue. Et, bien curieusement, elle se redressa et resta devant la maison qu'habitait Ie pauvre apprenti charpentier qui avait sauve trois vies humaines lors du dernier incendie, Mais la guerite n'avait pas eu d'intentions particulieres, ce faisant. (ibid.: 915)
I" .uu i nons plus attentivement ce court episode de la guerite et, plus precisement, acet objet:
Ie., prcdicats qui sont affectes
1"loposition 1 : elle fut arrachee de ses fixations l'roposition 2: (elle) deroula dans la rue l'roposition 3: elle se redressa l'roposition 4: (elle) resta devant la maison
l.c narrateur explique qu'a cette epoque avaient souvent lieu des «parades», lors du changement de siege d'une corporation. A cette occasion, une fete etait organisee et I' enseigne de ladite corporation etait deplacee en cortege jusqu' au nouveau siege. Apres une longue description de ces festivites, Ie narrateur raconte un fait etrange dont son grand-pere a ete temoin, enfant: un jour, Ie vent de I' orage a deplace toutes les enseignes de la ville. (3b) La premiere nuit qu'il fut arrive a la grande ville, il fit le temps Ie plus effroyable dont on ait jamais parle dans les journaux. Un arage comme on n'en connaissait pas de memoire d'homme. II y avait plein de tuiles volant en l'air. De vieilles palissades se renversaient. II y eut meme une brouette qui remonta la rue toute seule uniquement pour se sauver. L'air etait plein de sifflements, de hurlements, de secousses, tellement la tempete etait epouvantable. L'eau des canaux passait par-dessus les parapets, elle ne savait plus sa place. L'orage deferlait sur la ville et emportait les cheminees. Plus d'un fier vieux clocher dut s'incliner et ne s'est jamais redresse, (ibid.: 915) Dans ce paragraphe, l' orage est decrit comme un evenement meteorologique, certes d'une violence exceptionnelle (« Ie temps le plus effroyable dont on ait jamais parle dans les journaux» et «un orage comme on n' en connaissait pas de memoire d'homme »), mais neanmoins normal du point de vue ontologique. Un evenement bizarre vient cependant constituer un premier indice d'etrangete : la brouette qui remonte la rue toute seule. Non seulement I'objet sanime, mais il
50
forme passive
}
forme active
I )alls la premiere proposition, la forme passive« fut arrachee » marque Ie fait que
III gucrite a subi la force du vent. Dans les propositions suivantes, en revanche, la lormc active pourrait laisser entendre que, par la suite, la guerite a agi de facon Ill'! ibcree. Or, il n' en est rien. Le narrateur le souligne: «Mais la guerite n' avait IIllS CU d' intention particuliere ce faisant», L' action ici est non intentionnelle. La lin du texte decrit les divers deplacernents d'enseignes qui ont eu lieu: (3d) L'enseigne du barbier, le grand plat de cuivre, fut arrachee et transportee jusque dans l'enfoncement de la fenetre du conseiller ala Cour supreme ct c'etaitpresque de la mechancete, dirent tous les voisins, careux et les amics les plus intimes de sa femme I'appelaient «Ie rasoir »]"]. Elle etait tellement intelligente, elle en savait plus long sur les gens que les gens eux-rncmcs. Une enseigne portant le dessin d' une morue sechee s' envola jusqu' au-dessus de la porte au habitait un homme qui ecrivait dans un journal. C'etait une lourde plaisanterie de la part du vent d' arage :il ne se rappelait probablement pas qu'il ne faut absolument pas plaisanter avec un journaliste: il est roi de son propre journal et de ses opinions. Le coq de girauette vola sur Ie toit du voisin d'en face, et il y resta, c'etait la plus noire des mechancetes, dirent les voisins. Le fut du tonnelier fut accroche au-dessous de Parures pour dames, \.
Dans la langue originale, Ie danois, Ie jeu de mots n' a pas la rneme signification, «rasoir » s'appliquant a une personne qui a rnauvaisc langue.
51
I~e men~ du restaurant accrochc ala porte dans un grand cadre lut pose par I orage ~us~e au-dessus de l'entree du theatre ou les gens n'allaient jamais, Cel~ f azsazt. une affiche ridicule: Potage au raifort et tete de chou farci. Mais alors, II vint du monde ! La peau de renard du fourreur, qui est son honnete enseigne, alla s' accrocher au cor~on de ~onnette du jeune homme qui allait toujours au service religieux du matm, avan I'air d'un parapluie retourne, s'efforcait d'atteindre la verite et etait «un exemple », disait sa tante. L'in~cription Etablissemeru d'education superieure fut transportee au club de billard, et I' etablissernent recut, pour sa part, I' enseigne: lei, on allaite les en/ants a~ biberon. 9a n'avait absolument rien de spirituel, c'etait seulement desobligeant; mais c'etait l'orage qui avait fait cela et il n'y a pas moyen de Ie gouverner. Ce fut une nUi~ epouvantable. Et Ie lendemain matin, pensez done, presque ~outes ~es enseIgnes de la ville avaient ete deplacees. [... ] (Andersen: 916, Je souligne les commentaires sur les intentions de I'orage) Dans cette derniere partie, I'orage est clairement dote d'intentions. II s'efforce ?e corrige,r une realite irnparfaite ou injuste. En affectant la « bonne» enseigne a chacun II remet en quelque sorte de I' ordre dans Ie monde". On constate en outre une certaine connivence entre I'orage «justicier» et les enseignes dont quel~ues-unes.sernblent participer activement au projet de I'orage. En effet, si certaines enseignes subissent simplernent I' action de I' orage (voir les formes vcrbales passives suivantes):
§ I: L'enseigne du barbier, le grand plat de cuivre, fut arrachee et transportee [ ... ]
§ 4: Le fflt du tonnelier fut accroche [... ] § 5: Le menu du restaurant aceroche par l' orage [ ... ]
a la porte dans un grand cadre fut
pose
§ 7: L'inscription Etablissement d'education superieure fut transportee [... ] les d~ux enseignes figurant des animaux s'animent et semblent se deplacer volontairement (VOIr les formes verbales actives):
§ 2: Une enseigne portant Ie dessin d'une morue sechee s'envola [... ] § 6: La peau de renard du fourreur, qui est Son honnete enseigne, alia s'accro-
cher [... ]
4.
52
~ans I'albu~ pour enfants de Tomi Ungerer (2000), unnuage decide lui aussi de corriger Ie r:el e? se la,.ssant pleuvoir it verse pour cmpecher que les humains ne s'entretuent et pour retablir la paix entre les peuples.
n' moudc cl'objcts qui s'uuimcnr. II- l'0ll dl' III glnllll't1e upparuit mcmc doll; til' toux lcs attnluus 1I'1I1l1'Oq VIVlIlIl; " 1111 volu Sill' IL' toil du voisin d I'll lan', l'I il Y restu ». Cc qui vonluuu- 1'1l111'rpl\;lalioll de Cl'S dcplaccmcnts tl"'II"'I'''~1I1'S cn tcrmcs dactions illll'llliollllelles,l·'csl quil y a ~I chaque fois une "\llIlIaIIOIl morale de la part des habitant» de la ville (voir Ics parties mises en \' \ I' II 'lin' dans lc lex Ie). « Mechancctc », « plaisantcric » ou «desobligeance », les ", 1111110., dl' I' oragc sont, ironiquernent sans doutc, evaluees negativement. Dans \ \' \lIIItC d' Andersen, les frontieres entre I 'evenernent et I'action sont totalement 111111111 lees, S ii' cvenernent natureI «orage » apparait comme une intervention voIOllllllll' ct controlee, s'il ala propriete d'avoir des intentions, il n'est cependant I'll', rk-crit comrne un etre anthropomorphise. Aucune faculte humaine ne lui est 11111 dllll;l'. Par exernple, il ne parle pas. 111111\
I
1111 II Ill'
( 11/1/('
n° 4: la bataille des nuages
III, I'cvcncrnent lui-meme est completement anthropomorphise. Les nuages dccrits comme des agents dotes de proprietes humaines, s'adonnant a des
~Illli
lhll VIll;s
humaines: se promener, bavarder, jouer, se quereller, etc. Le conte ainsi:
I III III 1Il'IICe
(4a)
Le vent emmenait un groupe de petits nuages en promenade. Les uns bavardaient, les autres jouaient au gendarme et au voleur, et en bas, sur la terre, tout Ie monde les regardait passer en disant: - Qu'ils sont mignons, ces petits nuages tout ronds ! Soudain, un eclat de voix retentit dans Ie ciel: c' etait Ie petit nuage gris et Ie petit nuage rose qui se querellaient. - Tu es pris, disait Ie petit nuage gris qui faisait Ie gendarme. - Pas du tout, repondait Ie petit nuage rose qui faisait Ie voleur, - Si, si ! Non, non! - Voyons, voyons, disait Ie vent. Les autres nuages sarreterent pour ecouter. Et subitement il y eut bataille. Le petit nuage gris se lanca sur Ie petit rose en criant: - Tiens, voila pour toi, tricheur ! Le choc fit des etincelles, Un grand eclair apparut dans Ie ciel. D'autres nuages accoururent et formerent Ie cercle autour des cornbattants, en se pressant les uns contre les autres a tel point que bient6t Ie ciel devint tout gris et que Ie soleil disparut. Sur la terre, les gens Ieverent Ie nez, tendirent la main et dirent en hochant la tete: - Tiens, voila I'orage, il faut rentrer! [... 1(Bichonnier, 1983: 65-67)
I .orage eclate et toutes les phases du phenorncne metcorologique sont decrites conune les phases d'une bataille entre agents dotes dintcntions. Tous les ele53
mcnis naturcls sc montrcnt actits : lex nuagcs sc battcm tuudis que lc vent rente
de « ramcner lc calrnc ct de disperser lcs combattants » ct. ilia lin, quand lc calrne est revenu, Ie soleil «se depeche de briller pour reparcr lcs dcgflts ». En somme, dans ce conte, I'evenernent ORAGE a priori explicable par des causes (un conflit entre forces electriques opposees) devient une action justifiable par des raisons d'agir (un conflit entre des nuages totalement anthropomorphises). Enfin, tout comme le texte (2) - Monsieur Mars - ce conte est un recit etiologique qui explique un phenomene naturel de facon mythique. La difference entre les deux textes tient au fait que dans La bataille des nuages le monde reel apparait au sein merne du recit fictionnel. Deux mondes se cotoient: Ie monde fictionnel figure par ce qui se passe dans Ie ciel et le monde reel figure par ce qui se passe sur la terre. En effet, Ie recit de la bataille entre les nuages est ponctue par les evaluations des gens qui, sur terre, suivent l' evolution de I'orage avec inquietude (<< Sur la terre, les gens leverent Ie nez, tendirent la main et dirent en hochant la tete: - Tiens, voila I'orage, il faut rentrer ! »). En ce sens, les deux mondes sont en contact. Notons encore que sur la terre, non seulement on observe ce qui se passe «Ia-haut », mais on tente de controler l' evenement: (4b) Sur la terre, les gens etaient tres inquiets. Ils disaient: - Tiens, voila I' orage, il va falloir tirer des fusees pour disperser les nuages de grele, En effet, de gros nuages jaunatres apparaissaient dans Ie lointain: attires par Ie bruit, ils voulaient se meler aux autres nuages. [... J C' est a ce moment que la premiere fusee eclata dans Ie ciel. Les nuages sursauterent, Une deuxieme fusee arriva. Les nuages cornmencerent a se separer et a fuir de tous cotes. - L' orage s' eloigne, disaient les gens sur la terre, les fusees ont disperse la grele, (ibid.: 67-69)
lei encore ce n'est pas la loi physique qui explique la dispersion des nuages (I'effet mecanique des fusees), mais une raison psychologique: les nuages ont ete effrayes par Ie bruit. Au terme de l'analyse de ces quatre contes", on constate que si le monde reel et le monde fictionnel ont effectivement un fonds commun de references, le conte, en tant que recit fictionnel, se permet quelques libertes avec la stricte dichotomie ontologique evenement vs action.
5.
54
L'analyse de quatre contes seulement ne pretend pas couvrirtous les cas de figure possibles, elle permet seulement de montrer qu'il y a bel et bien lin continuum entre les statuts d'evenement et d'action.
'1. Les
phenomenes naturels: dt, l'explication scientifi-
que a la comprehension mythiquc
I)alls lc rnondc reel, il semble qu'jl II'Y ail pas de confusion possible entre lcvcncmcnt ct I'action. De route cv idcncc, lcs phenomenes naturels (la pluie, lorage, la course des astrcs, lexeruptions volcuniques, les tremblements de terre, I'll'.) sont passibles d'une explication scicntilique, verifiable en termes de lois et .utucllernent, dans nos societes industrialisees pronant I'objectivite et la raison, II Ill' nous viendrait plus a I'jdee d'attribuer l'origine d'un evenement meteorolo)'Iquea une instance divine ou surnaturelle. Toutefois, face a certains evenements niarquants - soit par leur rarete, soit par l'ampleur de leurs effets -la rationalite l.usse parfois place a des reactions etranges. C'est ce que releve le chroniqueur 1':1 icnne Barilier a propos de la fameuse eclipse totale du 11 aofrt 1999: (5) Applaudir I'eclipse Nous avons tous eu envie d'applaudir I'eclipse. Et beaucoup I'ont fait. Ils ont battu des mains devant la nuit brusquement surgie, la fraicheur saisissante, Ie silence des oiseaux, Ie drape noir des nuages. Comportement bizarre, tout de meme : applaudir une eclipse, c' est -a-dire I' effet necessaire et mecanique d'uneconjonctiond' astres, I' alignement ineluctable de deux boules de matiere, ri'est-ce pas faire du Solei! et de la Lune des dieux bienveillants, leur rendre graces comme s' ils avaient voulu se donner en spectacle, comme s' ils etaient animes par la volonte precise et singuliere de nous emerveiller ? N'est-ce pas etre aussi naif que nos ancetres presumes primitifs, qui voyaient dans les eclipses l'effet de la volonte divine, et dans les astres, des personnes? Pourtant les sociologues s'accordent a dire que l'explication scientifique du phenomene, dans l'esprit de la majorite des gens, a decidement gagne, et que Newton et Einstein ont vaincu Nostradamus. Mais alors comment expliquer ces applaudissements? (Chronique d'Etienne Barilier, ecrivain, L'Hebdo,19.08.99)
I':n s' etonnant que certains aient applaudi I'eclipse, Barilier met en concurrence deux attitudes possibles, l'une, rationnelle et moderne, qui est dinterpreter le phcnomene selon I'explication scientifique de «I' effet necessaire et mecanique dune conjonction d'astres» et d'un «alignement ineluctable de deux boules de matiere», I' autre, naive et archaique, qui est de lire la realite comme un mythe ou le soleil et la lune seraient «des dieux bienveillants (... ) animes par la volonte precise et singuliere de nous emerveiller ». Cette deuxieme attitude cst bien evidemment jugee bizarre dans une societe ou la rationalite semble I'avoir definitivement emporte sur les interpretations surnaturelles. Comment done expliquer ces applaudissements ? Dans La mythologie programmee, Perrot, Rist et Sabelli (1992) emettent l'hypothese d'unc survivance de la pensee myIhique: «Et si les mythologies, que la pensec ordinairc rcduit a un ensemble de fables antiques ou exotiques, continuaient dinforrncr lc quotidien des societes 55
modcrncs '! » sc dcmandcnt-ils, On pcut supposcr en did que la reference ~I I'explication mythique, bien qu' actuellement massivement niee, reste neanmoins sous-jacente, Face aI' exceptionneI d' une eclipse ou aI' inattendu d' une catastrophe naturelle, peut -etre avons-nous besoin, au-dela des explications scientifiques, d'une interpretation plus magique. L'hypothese peut sembler audacieuse, mais l'examen attentif des commentaires journalistiques a propos de phenomenes meteorologiques spectaculaires et inhabituels met en evidence les nombreuses references au divin, au surnaturel ou a une interpretation anthropomorphisante des evenements, Prenons deux exemples, le premier concernant I' ouragan Lothar, le second le cyclone Mitch. Les 26 et 27 decembre 1999, un ouragan particulierement violent a devaste une partie de l'Europe. De nombreux articles ont relate et explique le phenomene. Dans l'article qui suit, Ie journaliste brosse le portrait d'un ouragan tres anthropomorphise:
(6) «Lothar» a fait valser les eoliennes Partout ou ses bourrasques ont deferle le 26 decembre, «Lothar » a seme la desolation. II a falIu treize jours de travail acharne pour retablir, vendredi, le trafic des Chemins de fer du lura entre La Chaux-de-Fonds et Glovelier. Deux cents arbres entravaient la voie. L' affreux «Lothar » s' est pourtant mue en prince charmant au-dessus de Saint-Imier. Son tourbillon a entraine dans une valse folIe les eoliennes du Mont-Crosin. Si les vieux arbres ont cede, les helices des quatre toupies geantes, perchees au sommet de leurs mats de 45 metres, ont virevolte, parfaitement al' aise dans des vents soufftant a 180 kilometres heure. ElIes ont approche la puissance ideale de 2440 kilowatts. «Sur le coup de I heure du matin, le 26 decembre, nous avons depasse 2300 kilowatts, un record», se rejouit Martin Pfisterer, directeur de Invent SA qui exploite Ie site du Mont-Crosin. [oo.J Juvent, qui alimente 1300 clients, ne se plaindrait pas de voir deferler les petits freres de «Lothar » pour faire valser les princesses du Mont-Crosin, dont le nombre pourrait passer acinq, voire six, pour autant que la demande d'electricite d'origine eolienne continue de grimper. (Le Temps, 11.01.2000)
La personnification de l'ouragan et des eoliennes plonge le lecteur dans un veritable conte de fees. L' « affreux » Lothar, qui ad' abord serne la desolation sur son passage, se mue en« prince charmant» au-dessus du Jura suisse, faisant« valser» les eoliennes. De simples «toupies geantes », celles-ci se transforment alors en «princesses» pretes a accueillir
( I)
I,t, « Funlfnm'» "',·"l ('\lunulIl dUllS ln Iller des ( 'uru'llll'S Lex vaisscaux fanl(\nll',s. u 1'( 1II II III' ncrr par lc t lollandais 1'1I/1I1/!. ccumcnt lcs legelldcs marines. I )IIIIS IT l'OIlll'xll' luncstc, lc Fant/nnc avail Ull 110m ires
IOUI'd
:1 porter,
l.c quatrc-rnats de In Illl'lres de longueur, construit en 1927 pour Ie due de Westminster, rehabilitc en II)In, ctait un beau voilier de croisiere. Le 25 octobrc dernier, il a quiuc Ornoa, au Honduras, pour un voyage de sixjours. L'arri vee du cyclone Mi /ch a i nterrompu la croisiere. Les 97 pas sagers, ainsi que dix membres d'equipage, sont descendus a Belize. Le proprietaire du voilier, une societe de Miami, a ordonne a I'equipage restant de se rendre au plus vite en pleine mer, afin que le navire ne se drosse pas a Ia cote. Le capitaine britannique, age de 32 ans, et ses 30 marins carafbes ont obei. Les previsions laissaient entrevoir une echappatoire : descendre au sud-est, puis s'abriter derriere I'ile de Roatan, a 40 km des cotes honduriennes. Les previsions disaient que Mitch resterait au nord et que I'Ile reduirait sa force. Le Fantome est arrive sur place le 27 octobre a cinq heures du matin. Le vent soufftait a 100 km/h. Aune heure de l'apres-midi, Mitch a soudain toume au sud-ouest. Un quart d'heure plus tard, le capitaine March a decide de fuir al'est, vers une passe proche de I'Ile de Guanaja. Mitch etait alors a 70 km du Fantome. Le vent soufftait a 115 kmlh. A quatre heures de I' apres-midi, sa vitesse etait de 160 kmlh. Le cyclone et le navire ont commence as'aligner sur la meme longitude, 85,4 degres ouest. Voiles carguees, Ie Fantome a presente sa poupe au monstre. En desespoir de cause. A quatre heures trente, les liaisons radio ont ete interrompues. Pendant les 30 heures suivantes, Mitch s' est dechaine, avec des pointes de vent a290 kmlh. Le calme revenu, les secours ont juste retrouve deux petits bateaux de sauvetage et sept gilets. A terre, les experts maritimes restent confondus par ce qui est arrive. Tout s'est passe comme si Mitch avait litteralernent traque le Fantome dans Ie dedale des recifs. (Le Temps, 17.11.98)
I)'l'ntrce, la realite et la fiction se melent avec l'allusion au mondc des « lcgcndl's ». Apres une description factuelle des incidents du 25 octobrc, la journcc du 27 est relatee comme une veritable poursuite entre Ie cyclone ct lc navire. Iksignes I'un et I'autre par un nom qui les anthropomorphise, ils scmblcut sc livrcr a une partie de cache-cache. Le Fantome tente desespererncnt de luir alors qlll' Mitch, presente comme un «monstre », semble changer volontuircmcnt de "lip pour Ie rattraper. L'avis des experts a cet egard est troublant. Aflinncr que ,,10111 s'est passe comme si Mitch avait litteralement traque le Fantome dans Ie d(;tlale des recifs», c'est bien exprimer un doute quant a la non intentionnulitc till cyclone. l'lus rccemment,enjanvier2009, lenavigateur Bernard Stamm repondait ceci aun jOllrnaliste qui I'interrogeait sur les tempetes lars de courses transatlantiques:
57
(X)
critique duns lc l luut Vnllll' IlIlsqll\' Il'S rourants d'ultitudc xc sout oricntcx all slid vxl , car lex pIllS hnllin 1IIIIIIIal',lIl'S de la region xc situcnt au nord-est de la regioll, ulors que Il'S 1IIIIIIIal'.lIl'S sonl moins clcvccs au sud-est, cc qui crcc unc cage sur lc l luut Vnluix, 011 lcs nuagcs ct lex pluics scngouffrent
On nc pcut jamais bien connuitrc lex tcmpercs. II s'agit Iii de phenomenes d'unc puissance qu'on nc pcut imagincr si l'on u'cxt pas dcdans, Pour rcussir a naviguer dans de telles conditions, il faut savoir etudier ces phenomenes et preparer Ie bateau en consequence. De ce fait, quand on entre dans une tempete, on n' est pas surpris, On est pret. On se sent pret, La nature est de toute maniere plus forte, done si elle decide que ca ne passera pas, et bien ca ne passera pas. Tout se joue dans la preparation physique, psychologique et technique pour pouvoir se maitriser. Le reste, c'est la nature qui decide. (Interview accordee au journal ECA infos, janvier 2009)
ct rcstcnt stutionnaircx.
L'arrivee d'air doux ell altitude. En meme temps, la temperature s'est rcchauffee. La limite des chutes de neige est montee de 1500 metres, mardi, metres samedi. La neige tombee en debut de semaine a done fondu rapidement et s' est ajoutee aux fortes pluies, provoquant la crue des rivieres, L'air plus chaud contenant de la vapeur d'eau, les precipitations sont aussi plus abondantes.
a 3000
Une fois de plus, un phenomene naturel (1'evenement «tempete ») est percu comme etant finalement dote d'un pouvoir de decision (<
En somme, Ie precede rneme d' objectivation de I'explication scientifique rendrait cette derniere plus intolerable encore que les phenomenes incrimines. Poursuivons la reflex ion en examinant quelques commentaires journalistiques autour des inondations meurtrieres de l'automne 2000 dans les Alpes suisses. Les 16 et 17 octobre 2000, des pluies diluviennes s'abattent sur le canton du Valais provoquant un peu partout des coulees de boue, des eboulements de pierres et, surtout, le debordement du Rhone. Diverses explications scientifiques sont avancees. Tout d' abord un concours de circonstances exceptionnel :
(9) Une conjonction meteorologique exceptionnelle est it I'origine des perturbations L'effet de barrage. Une depression centree sur la Mediterranee a domine tout au long de la semaine. Par effet de barrage, les nuages et la pluie se sont accroches sur les vcrsants sud des Alpes. La situation est devenue
58
Perturbation stationnaire. La perturbation arrivee mercredi sur la Suisse est restee stationnaire pendant quatre jours. Elle est restee parallele au fort vent d'altitude (jet-stream): Ia Suisse a done pris la perturbation dans le sens de la longueur. (Le Temps, 16.10.2000)
article a une visee explicative manifeste. II repond a la question que tout le moudc s'est pose durant ces jours de fortes intemperies: «Pourquoi ces perturluuions 'l», La cause apparait dans le titre deja: «une conjonction meteoroloVIlI"C exceptionnelle ». Trois evenements meteorologiques concourent a cette vuuation exceptionnelle: l'effet de barrage, l'arrivee d'air doux en altitude et III stabilisation de la perturbation durant quatre jours. Dans ce texte explicatif rxcmplaire, chaque cause est decrite minutieusement et la nature rationnelle Ill' I'explication est soulignee, soit par un connecteur argumentatif - CAR, DONC , soit par un syntagme verbal indiquant une relation de causalite : «est a I'origiliC de», «ce qui cree », «provoquant». Outre cette situation meteorologique pnrticuliere dans les Alpes valaisannes, les scientifiques mettent egalement en ruusc Ie rechauffement de la planete, lui-meme du a la propagation des gaz a did de serre, dans Ie phenornene des pluies diluviennes. Des climatologues Ill' Ilambourg rendent compte a ce propos d'un modele qu'ils ont etabli et qui lklllontre un lien de causalite «incontestable» entre Ie rechauffement climatique l'l ks precipitations. Un chercheur de l'Institut de recherche en climatologie de l'Iicole poly technique de Zurich affirme la me me chose et predit rnerne - selon b regions - entre 20 et 40% d'augmentation des pluies intensives d'ici la fin 1111 XXIe siecle, sous l'effet de I'elevation des temperatures. Dans les journaux, l'l' lien de causalite est abondamment discute :
( 'l'1
(10) Les pluies diluviennes resultent-elles de I'effet de serre? Un chaud
debat La hausse de la temperature pourrait expliquer les recentes catastrophes. Apres une annee marquee par les intemperies (ouraganLothar), une decennie marquee par les inondations (Brigue), certains mettent en accusation I' effet
CLIMAT.
59
de xcrrc. i\illsi lcs cvcncmcnts de ccx demu-rs juurs dilicauons mctcornlop iques mondialcs. 1,.. 1
SI'1II11'1I1 III'S
a dcs
1110-
1,1',\
plui:» diluvirnnrs n'slIlh'lIl
1,1\ 1I1\llSSI- 1>1- 11\ Tl'Ml'l'lll\lllll1
Les pluies en hausse Peut-on faire Ie lien entre les recentes precipitations et Ie rcchauffernent de l'atmosphere ? Martin Beniston, directeur de l'Institut de geographic a I' Universite de Fribourg, Ie pense. «La chaleur favorise les pluies », explique Ie professeur. «Or, dans Ie Haut- Valais et Ie sud des Alpes, on observe justement depuis vingt avingt-cinq ans une augmentation des precipitations.» Curieusement, il semble meme que Ie rechauffement soit plus prononce en altitude qu'en plaine. «Dans la region des 3000 metres, la temperature a merne augmente de deux degres en un siecle, contre un degre en moyenne dans Ie monde», lance-t-il. Cela semble peu, mais c' est enorme : une variation de la temperature de 5 degres entraine Ie passage d'une ere interglaciaire a une periode glaciaire. D'autre part, les consequences de ces modifications sont considerables dans les regions de haute montagne, Elles entrainent notamment «Ie degel des sols jusqu' ici geles en permanence et par consequent des chutes de pierres et des eboulernents », ecrit l'Office federal de I' environnement dans un texte consacre aux repercussions des changements climatiques en Suisse. Un thermometre variable Cette fameuse augmentation de la temperature terrestre pourrait-elle etre naturelle? Apres tout, les variations de temperature sont la norme, II y a cinq mille ans par exemple, I' Arctique etait plus chaud de trois degres ljU 'aujourd'hui. En outre, Ie xx e siecle a ete inegal: les quarante premieres annees ont ete chaudes, les trente suivantes froides, les trente dernieres a nouveau chaudes. Or, ces variations naturelles sont liees ades modifications de I' orbite terrestre ou aI' augmentation des gaz aeffet de serre. Mais depuis Ie XIX e siecle, on sait bien que la revolution industrielle et I' exploitation des carburants fossiles ont contribue aproduire ces gaz en quantite. (Tribune de Geneve, 17.10.2000)
Tout comme I'exemple (9), cet article a une visee explicative. Adoptant ici un point de vue plus global, le joumaliste tente d' expliquer les recentes catastrophes naturelles en se faisant le porte-parole de plusieurs sources: «certains »,« Martin Beniston, directeur de l'Institut de geographic a l'Universite de Fribourg» et «I'Office federal de I' environnement ». Le but etant de faire connaitre la cause des internperies, le texte comporte une grande quantite d'unites linguistiques marquant une relation de causalite : les termes «consequences», «repercussions », «par consequent» et les syntagmes verbaux suivants: «resulter de », «expliquer», «rnettre en accusation», «etre lie a», «faire Ie lien entre», «favoriser », «entrainer », «contribuer a », Dans les deux premiers paragraphes, toutes les structures predicatives ont pour fonction de mettre en relation des causes (notees ci-dessous en petites capitales) et leurs effets (en italiques):
60
l'llt- ...
til'l
"'1'1'1'11 II' SI'I
'!
pOllllaill',\pliqut:r II',\' rcccntcs catastrophes.
i\ pres unc anncc marq Ul'l' par !I',\' i II/t '1I1/II;ril',\' ( ouragan Lothar}, une decennie marquee par II',\' inondations (nriguI' i. certains mettent en accusation L'EFFET 1>1- SI':RRE.
Ainsi II'S evenements de res dcrniers jours seraient lies a
DES MODIFICATIONS
M(rr(,OROLOGIQUES MONDIALES.
l'cut-on faire le lien entre
iI'S
recentes precipitations et
LE RECHAUFFEMENT
III' L' ATMOSPHERE?
LI\ CHALEUR favorise
II'S
pluies.
que le joumaliste ne prend pas personnellement part au debat. II adopte uuc posture objective en proposant des informations qu'il cite explicitement ;.( >111 me des propos rapportes (« explique le professeur» ou « ecrit I'Office federal til' I'cnvironnement ») ou qu'il exprime au conditionnel (<
( )11 notera
I)ans Ies trois premiers paragraphes, c'est Ie rechauffement de l'atmosphere qui upparait comme cause des internperies, Ce n'est que dans le demier paragraphe que se pose la question de la cause de cette variation de temperature (« Cette larneuse augmentation de la temperature terrestre pourrait-elle etre naturelle ?»), I':n remontant la chaine causale, on arri ve a deux causes naturelles possibles: une modification de I'orbite terrestre et l'augmentation des gaz a effet de serre. Si lon remonte encore d'un cran la chaine, on aboutit en fin de compte aux activiIl:s humaines avec l'utilisation par I'homme des combustibles fossiles. On peut schcmatiser comme suit la chaine causale des catastrophes naturelles : Cause non naturelle
Cause naturelle ¢=
Cause naturelle
1'1(liES DILUVIENNES
REUiAUFFFMENT DE
MODIFICATION ORBITE TERRESTRE
UTILISATION
IN I FMPERIES
L'ATMOSPHERE
AUGMENTATION GAZ A EFFET DE SERRE
DE COMBUSTIBLES
ffct
¢=
INUNDATIONS, FTC.
¢=
FOSSILES
La recherche systematique des causes montre qu' en fin de compte la cause dcclenchante n'est pas un phenomene naturel mais I'intervention de I'homme. ( 'clui-ci seraitdonc Ieprincipal responsablc des catastrophes naturelles. Cette idee cvoquee a plusieurs reprises dans les journaux aprcs Ics intcmperies d' octobre« L'homme est en grande partie responsable du rcchauffcmcnt climatique » titre 61
lc journal Cooperation du 25 octubrc 2()O() va xc voir dctiuiuvcmcnt coulinucc quelques mois plus turd dans lex nombrcux articles l'onsancs all rcchaulfcmcnt de la planete :
(11) En 1995, les experts des Nations unies concluaicnt que les activites humai-
nes influencaient Ie climat et risquaient de provoquer, scion les scenarios de developpement de la societe, un rechauffernent des temperatures moyennes a la surface de la Terre entre 1,5 et 3,5 degres d'ici a 2100. [... ] La question de la responsabilite humaine, discutee entre toutes, recoit done une reponse nette. Pour les scientifiques, il est de plus en plus improbable que I'hornme soit etranger aux changements actuels. (Le Temps, 17.01.01) On fera l'hypothese suivante. Si I'homme est effectivement responsable des modifications climatiques, done des catastrophes ecologiques qui en decoulent (pluies, internperies, inondations, avalanches), il parait assez naturel qu'il percoive ces dernieres non plus comme un simple effet mecanique, mais comme une reaction anthropomorphe, une vengeance en quelque sorte. Ce d' autant plus qu 'il est egalernent responsable de certaines constructions - barrages et endiguements, par exemple - qui sou vent viennent encore aggraver la situation. En somme, la nature punirait I'homme des dommages quil Iui fait subir. Ce sentiment que la nature se venge ou se fache, tout irrationnel qu'il paraisse, ressurgit systematiqucrncnt a chaque catastrophe naturelle. Voyons quelques exemples tires de la prcssc romande a propos de differentes catastrophes ou l'on voit a quel point la nature cst personnifiee :
• • •
• • • •
Cette annee, la nature nous fait un nouveau caprice. (L'Hebdo, 25.02.99) La montagne est mechante, Ramuz Ie savait. (F. Reusser, cineaste, L' Hebdo, 25.02.99) II faut s'incliner devant la nature. Elle est intelligente et nous ne l'ecoutons pas assez. (Le Temps, 18.01.2000) Qu'avons-nous fait a la nature pour qu'elle se venge ainsi? (Le Temps, 16.10.2000) La montagne a frappe en traitre, par-derriere. (Le Temps, 16.10.2000) La montagne est une figure blessee, qui se venge et qui ecrase, (L'Hebdo, 19.10.2000) La montagne se fache sou vent, mais au fond, elle est bonne fille. (Le Temps, 4.08.01)
Capricieuse, mechante, intelligente ou traitre, la nature est assimilee a une personne. Dotee de telles « qualites » humaines, elle ne peut reagir que comme un agent humain: «La nature, on ne peut pas la bloquer. C' est rassurant de savoir que c' est elle qui decide et pas I'homme» affirme par exemple un agriculteur sicilien a propos de l'eruption de l'Etna en aout 2001. Parallelernent a cette agentivisation de la nature, on observe que la responsabilite des catastrophes 62
n.uurcllcs est auxxi souvcul impllh'\' fl 1)1\'11 (\. 1111 II' I'IIS lOIS dcx inondations dans les Alpes valaisunncs. AiIlSI,I) 1111111110 on u pu cuu-udrc : «Dicu s'cn prend ;IIIX Valaisans, ulors qu'uu sail i\ q1l1'11'011l1 lis s01l1 atlal'lll;s ilia religion ». Dans {,I' Temp» du 1Xoctobrc 2000, k ,'111'1' dl' deux villages sinistrcs alfirme que « perxonnc n'est revolte contre Dicu », l'(' qui esl encore un signe que Dieu pourrait 1"11'1.' considcrc comme rcspousuhlc. I ,ors des avalanches rneurtrieres de fevrier 1)1), toujours en Valais, de nombrcux habitants ont reellernent envisage que Dieu II' ctait pas etranger a la catastrophe:
(12) Pour les habitants de la vallee, tout eela n' a pas pu arriver par hasard. «C' est
surnaturel,c' est surnaturel» repete inlassablement unjeune Evolenard attable au bar, les yeux mi-clos, devant son enieme verre de biere, «Vous verrez, dimanche, l'eglise sera pleine ; chacun croit maintenant voir un signe dans Ie drame qui vient de se derouler, comme une mise en garde divine», dit une dame avoix basse, non loin de lui. tL'Illustre, 3.03.99)
1\ la suite des intemperies des 16 et 17 oetobre 2000, la redactrice en chef de l .'Hebda cite dans son editorial les propos de ceux qui ont mis la responsabilite lie Dieu en cause: (13) La faute a Dieu, carrement. C'est lui qui a gicle I'eau, erode les montagnes,
provoque deluges et eboulements, Les journaux zurichois Ie disent, comrne une verite banale, comme un fait etabli, comme on annonce une chute boursiere : «Dieu a abandonne Ie Valais». Dont acte. (L'Hebdo, 19.10.2000) Si Ie ton est certes ironique, il n'en reste pas moins que de nombreux commcntaires ont evoque la vengeance de Dieu ou de la montagne. La journaliste l'cxplique comme suit:
aevoquer Dieu, il faut qu'elle projettedavantage la-dessus : qu' elle quete un sens. Qu' 1.'111.' essaie de combier tout ce qui manque aun urbanisme monte trop vite en graine. La mythologie, Ie sens de I'histoire, et I'imprevisibilite de la mort. (L'Hebdo, 19.10.2000)
(14) Pour [que la nation] en vienne si facilement
" Mythologie », le mot est lache. La remotivation des evenements naturels a priori depourvus de toute intention a bien a voir avec Ie my the. Si, en principc, .(partout ou la science projette sa lumiere, le my the cede le pas I' explication rationnelle des phenomenes» (Dictionnaire historique, thematique et technique des litteratures, p. 782), force est de constater la resurgence de croyances ancestrales. Comment I'expliquer?
a
I.cs ethnologues nous rappellent que dans les regions de montagne, par exempic, la catastrophe hante la memoire et l'imaginaire populaires: «On en trouve des echos dans la religion et dans les traditions: il existe par exemple de nomhrcux mythes sur les eboulements ou les torrents de boue. La montagne ellemerne serait nee d'une telle catastrophe» (interview de l'ethnologue Bernard ( 'rettaz : 21 oct. 2000). Une autre ethnologue, Yvonne Preiswerk, va dans le merne
63
S~IIS:
«Jusqu' au dcluu du sicc lc, la montagne elail Pl'I\,Ul' IIVl'(' unc n-l igiositc paicnnc : 011 la craignait, avec toutc unc mythologic de Il'lTl'UI'. ( 'cln a loujours ete I' habitat de tous les diablcs, de toutes les vouivrcs, de lous lex malins ... La catastrophe, c'etait la vengeance des dieux » (interview du 25 fevrier 1999). Ainsi, il n'y a pas si Iongtemps, personne ne doutait que les montagnes puissent avoir des reactions proprement humaines. Notons que cette idee n'etait pas le fait de populations primitives et animistes. Des chretiens cultives ont pu parler des montagnes comme des etres humains. Partout ou il y a des montagnes, les humains les ont peuplees de creatures mythiques : (15) Les phenomenes naturels qui paraissaient etranges ou sinistres aux habitants des montagnes etaient attribues a Belzebuth. En cas de grele ou de tempete, lorsque le betail tombait malade, que le fromage se gatait ou que tout autre malheur frappait, les bergers en faisaient porter la responsabilite au diable. (Schnieper, 2000: 14)
En Suisse, au Moyen Age, Ie Pilate - massif montagneux situe au centre du pays - passait pour etre la residence d'un dragon dont les sautes d'humeur declenchaient orages, ternpetes, avalanches ou grele. C'est pourquoi jusqu'en 1585, date a laquelle un pretre mit fin a la superstition en se rendant lui-meme sur les licux, il etait strictement interdit, sous peine de graves chatiments, de monter sur Ie Pilate sans autorisation du Conseil. Plus pres de nous, on a pu observer des manifestations de ces peurs ancestrales, par exemple, chez «ces vieux qui marrnonnaient, au sortir de la guerre, que le jour au les routes atteindraient le sommet des montagnes, ce serait le debut de la fin du monde» (L' Hebda, 19 oct. 2000). En somme, a chaque fois qu'une catastrophe naturelle advient en montagne, il y a des voix pour affirmer que la montagne se rappelle a nous en reagissant aux torts qu' on lui fait subir: (16) Routes, tunnels, barrages, stations, superstations: le Valais changeait de visage, il scintillait de tous ses equipements et defiait ouvertement la nature. Les Alpes etaient conquises, presque pacifiees, Et puis, depuis quelques annees, voila que tout s' accelere : Loeche engloutie par les eaux en 96, Evolene et Arolla coupees par les avalanches trois ans plus tard, et maintenant des eboulernents qui ravagent la moitie du pays, des pluies torrentielles qui menacent une plaine que l'on croyait plus ou moins preservee. La montagne se rappelle au souvenir des vivants. (L'Hebdo,
II est cornrnunernent admis qu'un ('v('nl'llll'nl est un phonornene dynamique qui simplement advient, sans qu'on puiss« lui imputer ni motif, ni intention. Dans Iemondefictionnel des contes, I'evenernent peutcependant 5' aventurer hors de sa categorie ontologiqueetse voir dotedevolonteetd'intentions.C' estainsique,sous la plumed'Andersen, un orage deplace volontairement des enseignes afin deremettre de I'ordre dans un monde juge imparfait. Parfois merne, l'evenernent est anthropornorphise, II est alors decrit comme un etre pourvu de facultes humaines (la parole par exemple) et s'adonnant it des activites reservees d'ordinaire aux humains. Le plus etrange est de constater que, meme dans notre monde reel et rationnel, certains phenomenes naturels marquants sont « expliques» non pas seulement de rnaniere scientifique, mais en recourant parfois une pensee mythique. Face un evenernent naturel rare (une eclipse) au inattendu (un ouragan), on constate ainsi que lesexplications rationnelles peuvent etre accompagnees de croyances irrationnelles, voire surnaturelles. {( La nature se venge» entend-on souvent la suite d'une catastrophe naturelle.
a
a
a
Dettwiler, A. etKarakash, C.(eds), Mythe& Science, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2003. Schnitzer, L., « Le "merveilleux" du conte et Ie quotidien », Le Renouveau du conte, Calame-Griaule, Paris, CNRS, 1991, pp.227-229. Perrot, M.-D., Rist, G. et Sabelli, F., La Mythologie progremmee, Paris, PUF, 1992.
19.10.2000)
Si l'on ne peut pas totalement renoncer a I'interpretation mythique, c'est peutetre parce qu' en fin de compte le my the n' a rien perdu de sa fonction liberatrice. En justifiant les catastrophes, il dissout provisoirement - de facon fictive certes -l'angoisse existentielle de l'hornme,
64
65
fJEUXIEME PARTIE
Narratologie
Chapitre 3
,
LA NARRATIVITE
1 2 3 4
Diversite des approches Une definition ... quand meme i Le recit minimal L'ampl ification narrative: Ie cas du recit pictural
S i l' intrigue litteraire n' a cesse d' etre theorisee, d' Aristote anos jours, le concept mcme de narrativite n'a vraiment emerge en tant qu'objet de recherche autonome qu'a partir des annees 1960, avec le structuralisme francais. C'est dans ce cadre theorique que I'on a commence a s'interesser aux recits non litteraires et non fictionnels, ce qui a debouche sur Ie constat de I'infinie variete des formes narratives: C'est d'abord une variete prodigieuse de genres, eux-rnemes distribues entre des substances differentes, comme si toute matiere etait bonne a l'homme pour lui confier ses recits : Ie recit peut etre supporte par le langage articule, oral ou ecrit, par I'image, fixe ou mobile, par le geste et par Ie melange ordonne de toutes ces substances; il est present dans le mythe, la legende, la fable, Ie conte, la nouvelle, I'epopee, l'histoire, la tragedie, Ie drarne, la comedic, la pantomime, Ie tableau peint (que I'on pense ala Sainte-Ursule de Carpaccio), Ie vitrail, Ie cinema, les comics, le fait divers, la conversation. (Barthes, (1966) 1981 : 7)
l.c narratif est omnipresent dans toutes les cultures et les formes semiotiques qu'il peut prendre sont nombreuses (tcxtc, pcinturc, bandc dcssinee, cinema, theatre). Merrie lorsqu'on se limite au strict mode scmiotiquc verbal, on constate 69
que sont dcsigncl's commc cc narrativcx » ou conuuc textuellcs trcs contrastccs :
«
1"(;l'Ils" Ill'S
mnuilcxtutiuns
Le discours magique est une sous-espece du discours narrarit, la lormulc magique est un micro-recit. [... ] un autre exemple de « recit imperatif» nous est donne par les recettes de cuisine. (Todorov, 1978: 252-253) Les ouvrages historiques ressemblent aux romans dans la mesure ou ils sont tous les deux des recits. (Rigney, 1988: 267) Rares sont les genre de discours qui [n']exigent pas [le recit], La parole quotidienne, tout particulierement, implique constamment Ie recit: evoquer des souvenirs, rediger un compte rendu ou un rapport, c'est raconter. (Combe, 1989: 21) La relation de voyage authentique propose, des Ie milieu du XVIIe siecle, une description methodique de I' ailleurs, seul et unique objectifqui justifie pleinement I'utilite de raconter Ie recit d'un voyage. (Linon, 1990: 185) Dans Iejournal, il n'y a pas que l'histoire fictive du feuilleton a etre redigee comme un recit, en suivant les normes d'une certaine dramaturgie. Dans chaque numero d'un organe de presse, tout - ou presque - repond aux memes lois narratives. De la meteo aux necrologies en passant par les petites annonces et, evidernment, l'cnscrnble du «redactionnel » c1assique. (Antoine et al., 1996: 19) En dcpit de leurs differences manifestes, formules magiques, recettes de cuisine, ouvragcs historiques, romans, comptes rendus, rapports, relations de voyage, bulletins meteo, necrologies ou petites annonces sont spontanernent categorises comme narratifs. Designer ces diverses formes comme des « recits », c' est postuler qu'elles appartiennent une merne famille de textes, done qu'elles possedent un certain nombre de proprietes communes: «ou bien Ie recit est un simple radotage d'evenements ( ... ), ou bien il possede en commun avec d'autres recits une structure accessible I'analyse» (Barthes, 1966: 8). Or, s'il existe probablement une competence discursive generale permettant chacun de distinguer intuitivement - et tres globalement - un recit d'un non-recit, les recherches en narratologie montrent qu'il n'y a pas, aI'heure actuelle, de definition univoque des concepts de narrativite ou de recit. Dans un recent article, David Rudrum va merne jusqu'a affirmer I'impossibilite de definir la narrativite :
a
a
a
We all know what a narrative is: we all recognise one when we see one. But when we try to commit our knowledge to paper, it inevitably turns out that for every generalisation there is an exception, for every taxonomy there is a misfit, and for every definition there is always room for further definition, as extraneous elements creep into our classifications. (Rudrum, 2006: 197)
70
lucc i\ cc constat, lobjcctif Ill' 1'1' 1'11111'111'1' 1".1 1111'h' TIIlII cl'ubonl, il s'agira de tracer 1111 brei' historiquc dlll'olll'I'1'1 1I1l'1I11' d(' " 1'('1'11 "I, dl' ( icncttc if la narratologic anglo-suxonnc actuclk-. I':IlslIlll', Oil 1('IIII'ra dl' proposer unc definition de 101 narrativitc en sclcctiounaut 1'1 1'01111111'1110111\ quclqucs-uncs de ses regularites scmantiqucs generales. l-utin.nn Ill-haltra de quelques questions narratologiques majcures: Ie problcmc de l'unitc minimalc du rccit, Ie cas du recit pictural et la question de l'existencc de marques linguistiques propres a la narrativite.
1 Diversite des approches
a
I"adifficulte proposer une description homogene et rigoureuse, en merne temps qu'exhaustive, des possibles narratifs tient principalement au fait que, selon les auteurs, les etiquettes «recit », «narratif », «narration» ou « narrativite » renvoient il des parametres de la textualite ou de la discursivite differents. Un bref regard historique montre que l'on s'est generalement fonde sur I'un des deux criteres suivants pour definir Ie narratif: Ie mode d'enonciation ou le contenu. La prise en consideration du mode d' enonciation remonte I' Antiquite, ou il etait d'usage de distinguer deux modes de representations de I' action: le narratif - propre a l'epopee - dans lequel l'action est rapportee par un narrateur et Ie dramatique - propre la tragedie et la comedie - dans lequel l' action est montree par des acteurs parIant et agissant. Cette distinction est reprise par certains narratologues contemporains. Genette, par exemple, affirme que « la seule specificite du narratif reside dans son mode, et non dans son contenu» :
a
a
a
En fait il n'y a pas de « contenus narratifs»: il y a des enchainements d'actions ou d' evenernents susceptibles de n' importe quel mode de representation [.,,] aussi plaiderais-je volontiers (quoique sans illusions) pour un emploi strict, c'est-a-dire refere au mode, non seulement du terme (technique) narratologie, mais aussi des mots recit ou narratif, dont I'usage courant etait jusqu'ici plutot raisonnable, et qui se voient depuis quelque temps menaces d'inflation. (Genette, 1983: 12-13) Different est le point de vue de Ricceur qui choisit de se situer en amont de cette distinction entre mode narratif et mode dramatique pour n'envisager que 1'« objet» (ou contenu) :
I. Dans ce chapitre ou il est fait reference a differentes theories narratologiques, on utilisera Ie terme de «recit» dans son sens Ie plus large, englobant tout ce qui a trait au narratifou a la narrativite, Selonles epoques et lestheories, eneffet,lcsouvrages de litterature, de rhetorique, de poetique, de linguistique ou d'analyse des discours dclinisscnt des categories indifferemment nornmees: Narration, Genre narrati]. Discours narrati]. Tcxt« narratif ou Recit. Par la suite, au chapitre 4, on reservera Ie terme «rccit » pour designer un mode de composition narratifspecifique (voir aussi Revaz 1997).
71
[Ccuc distinction] va il l'cncontrc de noire dcsscin dl' ('ollslIkrl'l 1(' rccit cornmc le genre commun ct l'cpopcc cnmrnc unc cspcce narrative. I,L' /-'.L'llre, ici, ccst I'imitation au la representation de I'action dont le rccit ct lc dramc sonl des cspeccs coordonnees. Quelle contrainte exige de les opposer? II est d' abord rernarquable que ce n'est pas une contrainte qui partage les objets, le «quoi » de la representation, mais son «comment», son mode. [... ] Voila done une distinction prise de I'attitude du poete a I'egard de ses personnages (c'est en eela qu'elle constitue un «mode» de representation) ; ou bien le poete parle directement: alors il raconte ce que ses personnages font; ou bien illeur donne la parole et parle indirectement a travers eux: alors ce sont eux qui «font Ie drame» [... ]. La distinction nous interdit-elle de reunir epopee et drame sous Ie titre de recit ? Nullement. D' abord, nous ne caracteriserons pas Ie recit par le «mode», c' esta-dire I' altitude de I' auteur, mais par I' «objet», puisque nous appelons recit tres exactement ce qu'Aristote appelle muthos, c 'est-a-dire I'agencement des faits. (Ricoeur, 1983: 61-62)
par cxcrnplc visualiser !l's dlllllll'S ll'sl'('l'Ids quc rccouvrc l 'cuqucttc I{L('IT pour ( icucttc ct R icu-ur: Tableau :1,1 : 1.1 notion de recit chez Genette ModI' Representation d'actions ou d'evenernents
Representation d'etats
On constate que Ricceur situe la narrativite a un niveau plus englobant que Genette. Pour lui, Ie recit comprend toute manifestation textuelle representant des actions, quel que soit son mode de representation. En ce sens, «recit» devient Ie terme federateur, L'attention portee au contenu a donne lieu ad'autres definitions. Elle a permis d'abord de fonder I'opposition, desormais classique, entre la narration' et la description: Tout recit comporte en effet, quoique intimement melees et en proportions tres variables, d'une part des representations d'actions et d'evenements, qui constituent la narration proprement dite, et d'autre part des representations d'objets ou de personnages, qui sont le fait de ce qu'on nomme aujourd'hui la description. (Genette, 1969: 56)
Cette distinction thematique entre deux types de representation ne remet pas en cause la definition modale du recit de Genette. Pour lui, il ne s'agit que d'une sons-categorisation interne: La description ne se distingue pas assez nettement de la narration, ni par l'autonomie de ses fins, ni par l'originalite de ses moyens, pour qu'il soit necessaire de rompre l'unite narrativo-descriptive (a dominante narrative) que Platon et Aristote ont nommee recit. Si la description marque une frontiere du recit, c'est bien une frontiere interieure, et somme toute assez indecise: on englobera done sans dommage, dans la notion de recit, toutes les formes de la representation [.. ,]. (Genelte, 1969: 60-61)
En croisant les criteres mode d'enonciation et contenu, on peut rendre compte des differentes positions narratologiques. Dans les tableaux ci-dessous, on peut 2.
72
Si, en IYX3, Genette distingue la« narration» en tant qu'acte de production du discours narratif et lc « recit » en tant que produit, ces deux termes sont souvent utilises pour designer, indiffcrcmmcnt, Ie seul « produit».
dramatique
Contenu
Tableau 3.2: la notion de recit chez Ricreur Mode
narratif
dramatique
lr'autres travaux, attentifs au contenu, ont egalement contribue aux developpements modernes de la narratologie et ont donne lieu ad'autres definitions. C'est Ie cas de I' etude du conte merveilleux menee par Propp dans les annees 1920 et qui porte sur I' histoire' independamment de la facon dont celle-ci est racontee. I)' un conte a I' autre, des constantes sont observees dans les personnages ainsi que dans leurs actions. Merne si Propp ne visait qu'a decrire la morphologie d' un genre particulier (Ie conte merveilleux russe), son modele - une grammaire tormelle du conte qui regroupe sept grands types de personnages et trente et une fonctions - a ete repris et affine par Bremond, Todorov et Greimas, qui ont generalise sa portee a l' ensemble des genres narratifs. Dans Nouveau discours du recit, Genette (1983) conelut des differentes approches existantes qu'il y a « place pour deux narratologies»: «I'une thernatique, au sens large (analyse de l'histoire ou des contenus narratifs), I'autre formelle, ou plutot modale: analyse du recit comme mode de «representation» des histoires, oppose aux modes non narratifs comme Ie dramatiquc, et sans doute quelques autres hors-litterature » (p.12). .1,
II s'agit de l'«histoire» au sens de Genette, c'cst-a-dirc du "sil!,nilil' ou contcnu narratif».
73
Avec lex dcveloppcmcnts rcccuts de la sociolinguisliqul'l'l dl' la praglllatiqllc est rcvcnu en force lin autre point de vue, qui considerc lc rl;cil cl'uhord COIllIllC« un acte (de parole) doni Ic fonctionnerncnt ct la function sont fuconncs par l'interlocution du narrateur et du narrataire» (Bres, 1994: 5), Le discours narratif est ainsi replace dans une strategic de communication, Une approche pragmatique recente-Iapraxematique- tente de decrire la narrativite, en tenant compte, certes, du «produit» recit, mais surtout de l' acte narratif proprement dit. L' ambition de Jacques Bres dans son ouvrage La Narrativite est precisernent de developper des hypotheses sur la production du narratif afin de montrer que « la narration [est] un acte par lequel Ie sujet construit et confirme son identite » (Bres, 1994: 6), Actuellement, certains theoriciens anglo-saxons se distancient resolument des tentatives d' attribuerdes proprietes intrinseques au texte narratifpour soutenirque la narrativite se situe a l'exterieur du texte: «any utterance must be considered a narrative, not because of some inherent quality, but because of the conditions that supports it; specifically, the communicative status of utterances» (Scharfe, 2004: 12). De rneme, Rudrum considere qu' il n' existe pas de proprietes textuelles propres au narratif et que la narrativite n'est qu'une affaire d' emploi: If a text is commonly used as a narrative, then we can safely call it a narrative. Narrative, in other words, is more a contextual than a textual property. [... ] a text is a narrative if it is commonly used as a narrative. (Rudrum, 2006: 198) Cette conception se rattache explicitement a la theorie des jeux de langage developpee par Wittgenstein dans laquelle Ie sens des mots (par exemple : «recit » ou «narration») depend avant tout de leur valeur d 'usage: «Le mot "jeu de langage" doit faire ressortir ici que Ie parler du langage fait partie d'une activite ou d'une forme de vie» (1961: 125). Dans Ie meme ordre didees, les theories narratologiques actuelles accordent de plus en plus d'importance au role du lecteur pour deceler du narratif, non pas dans les proprietes des textes, mais dans les strategies de lecture et les projections interpretatives : Narrativity, according to my model, is not a quality adhering to a text, but rather an attribute imposed on the text by the reader who interprets the text as narrative, thus narrativizing the text. (Fludernik, 2003: 244) La narrativite ne reside certainement pas uniquement dans I' emploi des textes, dans I'intention des locuteurs ou dans des normes sociodiscursives ou des «jeux de langage ». Je postule ainsi que, derriere la diversite des manifestations narratives, il existe des regularites semantiques et des traits structurels objectivables (c'est-a-dire reconstructibles a partir d'une analyse des textes) qui permettent de distinguer Ie narratif du non-narratif. Je vais done proposer une definition de la narrativite en selectionnant de facon critique parmi les criteres les plus sou vent cites par les narratologues ceux qui me sernblent etre des constituants essentiels.
74
2 Une definition ... quand meme I (,eneralclllcnile rccit CSICllllsHkn'l'ulllIIlC lc mode privilegie de representation de l'action 0/1 de /'/;"/;,,/'/11/,,,/: On definira sans dilficultc lc rccit comme la representation d'un evenement ou d'une suite d'cvcncmcnts. reels ou fictifs, par Ie moyen du langage. (Genette, 1969: 49). L'idee d'action ou d'evenement [... ] reste au centre de cette definition [du recit]. (Combe, 1990: 165) Lc terme «evenement», on le sait, peut avoir Ie sens large de «ce q~i ~rrive » et cnglober par consequent aussi bien Ies actions intentionnelles que Ies e~enements rcposant uniquement sur une causalite non ~ai~ris,e~ p~r ~n age~t. ,Mats, comme on I' a vu plus haut (chapitre 1), on peut aVOIr interet a s en ternr a un sens plus , rcstreint du terme et distinguer I' evenement de l' action dan~ Ie but de ce;ne~ ~Ius precisement Ia matiere dont sont faits Ies recits. Qu'en est-il dans Ies definitions des narratologues ? Pour la plupart d'entre eux, Ie recit a effecti:ement a voir dabord avec I'action humaine": «Le recit n~ peut .etre ~u'hu~am» (':od~rov, 1969: 28); «Le recit est Ie lieu de Ia representation discursive de I a~tlOn» (Gervais, 1990: 20); «Le recit [oo.] c'est Ia mise en scene de I'homme f~Isan~ >: (Bres, 1994: 115). Marie-Laure Ryan (2006) insiste egalement ~ur Ia ~ecessIte d'avoir, parmi les evenements (events) d'un recit, des acti~ns .mtentIonnelles (purposeful actions) engagees par des agents dotes de ~otIvatIon: «Some of the events must be purposeful actions by these agents, I.e. the agents m~st be motivated by conflicts and their deeds must be aimed toward the solving of problems. » (p. 194). Dans Temps et recit (1983), Ricceur Vise, a de~ontrer que la composition de I'intrigue est enracinee dans une pre-comprehenSI?n du ~onde de I'action et qu'il y a une «quasi-identification» entre la repr~s~nt~tlon de l'action (mimesis) et l'agencement des faits (muthosi'. Cette q.uasl-equlv'~lc~cc entre representation de I'action et recit est un des postulats majeurs des theories
,I.
I:"l'lilll:
Quelques theoriciens ont toutefois defendu l'idee qu'u~ rccit pouvuit CVll(:l/~'~' l'l 'e'nements naturels advenant sans , d es ev mettre en scene ' ' I mtcrvcnuon volontuirc d, un ngcnt. ' C' est Ie cas de Bremond (1973), d' Eco (1985) et surtout de Grci mas ( II)X.\) duns I l' ~ Il'IISlllll du champ dapplication de la semiotique narrative du sujct i\ lobjct. I'llIII' 1111 l'lllllllll'lIll1hl' critique de ces approches, voir Revaz 1997, pp. 83-1)5. , Dans Ie second chapitre de Temps et recit I, consacrc i\ la lecture Ill' III "orlllt"". II Al'tNI..,,,. Ricoeur redefinit les concepts aristoteliciens de mimesis ct de 111111"11.1 ct 1I\,,"II'~ leur • 411 • si-identification»: «[Le chapitre VI de la Poet/que! nous impusc de pcnser cIIN~ll\bl" "I d. definir l'une par I'autre I'imitation ou la representation de l'ucriou CII'IIj,t~I,'l'~llIl1l1ll1'N r.IlN, Est d' abord exclue par cette equivalence toute interpretat ion de I.u "'/III1'.V/,\' d Al'tNllII',,\ 'I"", de copie, de replique a!'identique. L'imitation ou la reprcscntuuon CSIIlIlC IIl,t1vlt6 Inlm"I"," en tant qu'elle produit quelque chose, a savoir precisement !'agenl'l'll\enl dcs fllltN p.rII mi. en intrigue.» (Ricreur, 1983: 59).
,.
du rccit. Ccla a mcmc conduit certains thcoricicns ~ soutcuir (jill' l'uction lie peut etre penscc qu'a travers sa mise en recit. Ainsi, 'lodorov (1969) dans la Grammaire du Decameron et Bremond (1973) dans Logique du rccit : Les actions «en elles-memes» ne peuvent pas constituer notre objet; il serait vain de chercher leur structure au-dela de celie que leur donne I' articulation discursive. Notre objet est constitue par les actions telles que les organise un certain discours, appele Ie recit, C' est en cela que cette etude reste proche des analyses litteraires, et naura rien d'une theorie des actions, asupposer qu'une telle theorie puisse exister aun niveau autre que celui du recit des actions. (Todorov, 1969: 10) Nous concederons done bien volontiers que les actions «en elles-rnemes » ne nous sont pas moins inaccessibles que les choses en soi de Ia metaphysique ancienne ; qu'il appartient aun certain type de discours, appele le recit, de les mettre en forme pour les rendre intelligibles, (Bremond, 1973: 128) La prise en compte, depuis quelques dizaines dannees, des theories de l'action proposees par la philosophie et les sciences humaines devrait permettre maintenant d'examiner, d'une part, les actions telles qu'elles peuvent etre pensees en dehors des recits qui les articulent entre elles, d'autre part, la narrativite en tant que mise en forme de l'agir humain dans differents genres de textes. Ace propos, on peut citer le travail de theorisation de Bertrand Gervais dans son ouvrage Recits et actions (1990). Proche des travaux de Riceeur sur la «precomprehension» de I' action, Gervais pose une relation entre recit et action dans la perspective d'une theorie de la lecture. II part du postulat que « si lire un recit, c' est bel et bien comprendre les actions qui y sont representees, la description de cctte activite passe d'abord par la definition de la competence prealable qu'elle requiert » (p.16). Convoquant la semiotique, la logique de l'action et les sciences cognitives, il tente done de definir les traits structuraux du reseau conceptuel de I'action avant sa mise en texte narrative. En ce sens, son travail ne porte pas vraiment sur le narratif, mais sur ce qu'il appelle 1'« endo-narratif» et qu' il definit comme suit: L'endo-narratif, c'est l'en deca narratif, cette frange theorique etroite qui rend compte des processus de saisie et d' identification des actions representees discursivement, avant leur integration aune narration. Ce qui est vise par la n'est pas la comprehension des recits et de leurs structures modelisantes mais celie des actions et de leur deroulement, Ainsi, avant de comprendre que le combat gagne par un heros est une epreuve decisive, il faut au lecteur comprendre d'abord qu'il s'agit bien d'un combat, que les actions qui sont representees et qu'il a identifiees sont bien celles d'un corps a corps. Comprendre la place du combat dans Ie recit est de I'ordre narratif, tandis qu'identifier le combat en tant que tel est de I'ordre de I'endo-narratif, (Gervais, 1990: 17) Si Ie recit est representation d'actions, il est egalement deroulement dans le temps. C'est ce qu'illustrent en particulier les travaux de Ricceur sur Ie recit, indissociables d'une reflexion sur la ternporalite :
76
I,L' mondc d{-ploy(; pur 101111' II'UVII' nnrruuvc L'st toujourx IIll IIUlIUIc IL'IllPorL'!.
I" ,11L' IL'lllps devicnt 11'1111',111111111111 dalls 101 mcsurc oil il est articulc de manicrc narr.uivc : I'll retour II' n'rlll',1 '1/'.I1IIII'atif dans 101 mcsurc ou il dessine lcs traits de l'cxpcricncc tcmpon-lh-. (1
" Hnchainement temporel», «juxtaposition chronologique» ou «evenernents asynchrones », autant de facons de souligner la dimension resol ument temporelle du recit, A ce propos, Ricceur (1983) insiste sur Ie fait que «Ie recit fait paruitrc en un ordre syntagmatique toutes les composantes susceptible» de figurer dans lc tableau paradigmatique etabli par la sernantique de l'action » (I" IOJ). Celli signifie que si le recit s'ancre certes dans notre competence i\ utiliscr lc rCNl'lIu conceptuel de l'action (ce que Ricceur appelle la «competence prutiquc » It il sc manifeste neanmoins avec des traits discursifs et syntaxiqucs diuchrouiqucv: On peut rendre compte de la relation entre Ie reseau conccptucl de l'uetlon el leN regles de composition narrative en recourant a la distinction, fumilierc on N~ll1lo tique, entre ordre paradigmatique et ordre syntagmatiquc. En tlll1t 411c relevant de I'ordre paradigmatique, tous les termes relatifs a l'uction sont synchroniqucs, en ce sens que les relations d'intersignification qui existent entre tins, moyeus, agents, circonstances et Iereste, sont parfaitement revcrsiblcs, I\n revanche, I'ordre
77
xyntagmatiquc du discourx impliquc lc caracterc irrcduruhlcnu-ut uiachroniquc de toutc histuirc racontcc. (I{ ic.cur, 19X3: YO)
Le passage du paradigrnatique, propre au reseau conccptucl tic la sernantique tie I' action, au syntagmatique, «propre a I' enchainement sequentiel que l'intrigue confere aux agents, a leur faire et a leur souffrir » (1983 : 91) est un element cle de Ia theorie de Ricoeur, Cela Ie conduit a discuter le statut «narratif'» des differentes tentatives de logiciser et dechronologiser le recit proposees par Propp (1928), Bremond (1964) ou Greimas (1966). A propos de ces «Iogiques du recit» fondees sur des modeles theoriques achroniques, il affirme ainsi qu' elles ne relevent pas d'une logique narrative, mais d'une simple logique de l'action dans la mesure ou elles font I' economie du caractere «dynamique » de la mise en intrigue". La presence d'une transformation semble constituer un autre critere narratif possible. Chez Aristote, par exemple, le choix des bornes initiale et finale d'une «histoire » est sous la dependance du parametre «renversement » : Pour fixer grossierement une limite, disons que l'etendue qui permet Ie renverdu malheur au bonheur ou du bonheur au malheur par une serie d' evenernents enchaines selon Ie vraisemblable ou Ie necessaire fournit une delimitation satisfaisante de la longueur, (Aristote, Poetique: 5la 6)
sernent
La contraintc du renversement entre I' etat initial et l'etat final d 'un recit semble ctrc consideree depuis comme un critere narratif majeur. «Toute histoire racontee n'a-t-elle pas finalement affaire a des revers de fortune, en mieux comme en pire ?» ecrit Ricoeur (1983: 73). De meme, Todorov (1971) releve, dans toute sequence narrative, l'existence de deux situations distinctes entre lesquelles il existe obligatoirement un rapport de transformation, aussi minime soit-iI. La notion de transformation constitue la pierre d'angle de la semiotique narrative. Le recit y apparait effectivement comme une « transformation de contenus » : Ie propre du narratif est percu comme I' accomplissement d 'un parcours, le passage d'un contenu X a un contenu Y, inversion du premier. Partant de la dimension temporelle constitutive de tout recit, done de I'existence d'un «avant» et d'un «apres », Greimas construit sa theorie narratologique sur la notion de transformation/inversion: En tant que succession, Ie recit possede une dimension tempore lIe : les comportements qui y sont etales entretiennent entre eux des relations d'anteriorite et de
la narr.uivirc SlII' cc critcrc d'illversioll/ I rails formal ion : ()allio ( PU,"! I, I ,1111 V a IIk ( lIn 4), Sulci man ( 1977), Fayol ( 19X5), II' (Iucrn (19X7), Adam ( II)t).)) Oil encore, il propos du rccit journalistique, Mouillaud ct 'I'ctu (11)XlJ): Nomhrc de thcoricivnx
1IIIull'II1 IIIISSI
l.c rccit est un ensemble clos, Isa fonction] est d'organiser, entre la situation par laqucllc il souvrc ct cello qui I'acheve, une procedure d'inversion ou de transformation des contcnus. C' est precisement en cela que Ie recit est fondamentalement
different des actions, ou des suites d'actions de la vie quotidienne, different de la realite dont n' importe quellecteur a l' experience, (Mouillaud et Tetu, 1989: 173)
Notons cependant que I'on n'observe pas toujours d'inversion des contenus car, II11 me Ie releve Todorov (1971), « il existe aussi des recits a transformation zero : n'ux ou I' effort pour modifier Ia situation precedente echoue » (131
1'(
r.
.Un autre critere de narrativite souvent mentionne dans les theories du recit est 101 nccessite de liens de causalite : «Narrative is a representation of a causally related series of events» (Richardson, 2000: 2); «The sequence of events must IOrIn a unified causal chain» (Ryan, 2006: 194). Dans Critiques litteraires, Sartre ( 1947) insiste deja sur Ie fait qu'il ne saurait y avoir de recit sans enchainernent causal : «Le recit explique et coordonne en meme temps qu'il retrace, il substitue I'ordre causal a I' enchainement chronologique » (p. 147). Dans son ouvrage The Content ofthe Form (1987) ou iI discute en detail le concept de recit, l'historien Ilayden White distingue clairement Ie simple expose chronologique (sequential account'] d'une serie d'evenements et l'expose narratif (narrative account) de cette merne serie. II explique la difference entre ces deux types de formes comme suit: I' expose strictement chronologique (que I' on retrouve par exemple dans les Chroniques et les Annales des historiens) se contente d'enregistrer unc succession d'evenements pour s'interrompre a un moment donne en laissant lcs faits inexpliques, alors que I' expose narratif (Ie recit) etablit des liens logiqucs entre les evenernents en expliquant pourquoi ils se sont deroules de telle manierc l'l en explicitant quelles en ont ete les consequences. De plus, la fin d'un rccit ext toujours signifiante dans la mesure ou elle clot logiquement un ensemble de faits consideres comme formant un tout. White en concIut que le recit est unc combinaison de deux dimensions, l'une chronologique (episodique), l'autrc non-chronologique (configurationnelle):
posteriorite. [...]
A cet avant vs apres discursif correspond un «renversernent de la situation» qui, sur Ie plan de la structure implicite, n'est rien d'autre qu'une inversion des signes du contenu, (Greimas, 1970: 187) 6.
78
Pour une discussion critique, voir Ricceur 1984 (chapitre 2) ainsi que Bouchindhomme et Rochlilz 1990 (pp. 57-71).
7. X.
Voir ace propos, dans Revaz 1997 (pp. 185-187), l' analyse detaillee d'un recit dont la situation initiale est dysphorique et la situation finale egalement. La traduction fran,, «expose (de la situation»>, «compte rendu (dans un journal) ». Je ehoisis pour rna part Ie tcrme «expose », qui me semble Ie plus neutre dans Ie cas present.
79
Every narrative combines I wo dimensions in various pI'( lpt III Ions,one chronological and the other nonchronological. The first may be culled the episodic dimension, which characterizes the story made out of events. The second is the configurational dimension, according to which the plot construes significant wholes out of scattered events. (White, 1987: 51)
Dans les travaux de Ricceur on retrouve aussi cette idee que le recit se caracterise par une intrigue (plot) qui transforme une suite d'evenements disperses (scattered events) en un tout coherent et signifiant (significant whole), c'est-a-dire une configuration: [L'intrigue] «prend ensemble» et integre dans une histoire entiere et complete les evenernents multiples et disperses et ainsi schematise la signification intelligible qui s' attache au recit pris comme un tout. (Ricceur, 1983: 12)9
En somme, les evenements d'un recit ne doivent pas seulement etre agences les uns apres les autres mais egalement les uns en consequence des autres: « une histoire ( ... ) doit etre plus qu 'une enumeration d' evenements dans un ordre seriel, elle doit les organiser dans une totalite intelligible» (Ricoeur, 1983: 102). Une autre contrainte narrative souvent evoquee par les narratologues est que le recit doit representer un developpement imprevisible ou inhabituel de l'action. Par exemple, Ryan (2006) releve dans son inventaire des conditions de narrativite que certains evenements doivent etre « non-habituels ». Le postulat est que l'on ne raconte pas ce qui releve du cours normal des choses. Cela pose un probleme de fond quant au statut narratif des scripts. Pour Barthes (1966), par exemple, un script semble etre deja une forme de recit, En effet, il definit l'unite de base du recit - la « sequence» - comme suit: Une sequence est une suite logique de noyaux, unis entre eux par une relation de solidarite : la sequence s'ouvre lorsque l'un de ses tennes n'a point d'antecedent solidaire et elle se ferme lorsqu'un autre de ses termes n'a plus de consequent. Pour prendre un exemple volontairement futile, commander une consommation, la recevoir, la consommer, la payer, ces differentes fonctions constituent une sequence evidernment close, car il n'est pas possible de faire preceder la commande ou de faire suivre le paiement sans sortir de l'ensemble hornogene «Consommation ». (Barthes, 1966:19-20)
L' exemple «narratif» propose, a savoir le script «Consornmation » montre que Barthes peut fonder la narrativite deja sur la seule presence d'une suite chronologique d' actions s'impliquant l'une l' autre. En revanche, Prince (2007) considere que Ie seul rapport d'implication ne suffit pas pour considerer qu'un texte est narratif. Quand, dans sa definition des conditions minimales de narrativite, il 9.
80
On verra plus loin (chapitre 4) que la notion de «tout» attachee au recit est ernpruntee par Ricrcur ilia Poetique d'Aristote.
uuutiouuc lu IIl;cessitl; d'uvoir uu uuuus dl'IIX cvcucmcnts uxynchroncx «qui Ill' ',t' prcxupposcnt pas Oil Ill' s'illlphqlll'nl pas 1'1111 l'autrc » (p, 2), il insistc bien "111'
la ncccssitc dun dcvcloppcuwut nun prcvisiblc. Hco (1\)71)) semble aller
d.urx lc mcmc scns quand il nllirnu-, a propos du texte (23) cite au chapitre I, 'Ill' i I nc pcut pas ctrc considerc couunc lin rccit, parce que les faits relates ne ',llIlt
pas « inattendus ».
divergences d'opinion quant au statut potcntiellement narratif du previsible uu till routinier montrent qu'il est difficile de definir la narrativite sans recourir :t 1111 autre concept, plus pragmatique, celui de la «riarrabilite »10. La question .k-vicnt alors : Qu'est-ce qui vaut la peine d'etre raconte ? Pour Labov (1978), It' qui vaut la peine d'etre raconte do it posseder un caractere remarquable, done ',orl i I' de I' ordinaire. II a ainsi montre, dans le cadre de I' analyse de recits oraux d'ex periences personnelles, que les precedes evaluatifs utilises par les narrateurs scrvcnt toujours a souligner que ce qu'ils racontent sort du banal:
( 't's
Des lors qu'un evenement devient plus ou moins commun, qu'il cesse de violer une regle de comportement etablie, il perd son caractere memorable. C'est pourquoi le narrateur, soumis qu'il est a la pression sociale, se sent toujours contraint de bien montrer que les evenements vecus par lui etaient vraiment dangereux et inhabituels, ou que la personne dont il parle a reellement enfreint les regles d'une facon grave et digne d'etre rapportee. Bref, ce que disent les precedes evaluatifs, c' est: c' etait terrifiant, perilleux, mysterieux, extravagant, insense ; ou bien drole, hilarant, merveiIIeux ; ou bien encore, plus generalement, etrange, peu commun, extraordinaire - en un mot, mernorables, C'etait tout le contraire du banal, du quotidien, de I' ordinaire. (Labov, 1978: 307-308)
( 'cite necessite du non routinier est aussi soulignee par van Dijk (1977) : II existe une exigence sernantique/pragmatique selon laquelle les actions ou evenements d'une COMPLICATION doivent etre «importants » ou «interessants». Ainsi, le fait que j'ouvre la porte de rna maison ne constituera pas en general une COMPLICATION possible d'un recit [... ]. (Van Dijk, (1977) 1984: 66)
l'our Fayol, c'est le caractere imprevisible des evenements qui les rend racontables:
Lorsqu'un evenement inattendu survient ou qu'un obstacle surgit, Ie deroulernent des faits ne suit pas un decours habitue!' Cette situation devient un objet potentiel de narration. (Fayol, 2000: 195-196)
l.c caractere inhabituel ou imprevisible des actions ou des evenements semble constituer une contrainte qui n'a pas le meme poids selon la categoric narrative cnvisagee. En distinguant, dans le prochain chapitre, des categories narratives
10. Pour une reflexion sur la question de la narrabilitc, lire Prince 200?
81
prcscntant des dcgr~s til: nurrutivitc dilfcrcnts, noux uuronx "on':lsiun til: rcvcnir en detail sur cc dcrnicr critcrc. Au terme de ce bref parcours, on constate que, malgrc I' absence de consensus autour d'une definition univoque du recit, il existe neanmoins un relatif accord sur ce qui peut apparaitre comme les «ingredients» majeurs de la narrativite : une representation d' actions ou d' evenements, un deroulement chronologique, une transformation, des liens de causalite, un developpement inhabituel ou imprevisible de l' action. Avant de reprendre certains des criteres mentionnes cidessus afin de proposer une classification des differents modes de textualisation narratifs (la Chronique, la Relation et Ie Recit), il convient de s'arreter encore a la. question de l'empan textuel minimal de la narrativite, ce qu'on appelle habituellement la question du «recit minimal »,
3 Le recit
minimal
La que.stion ~e I'unite minimale du recit est regulierement debattue, Si pour Francois Rastier, par exemple, la question n' est pas pertinente: [II n'y a] pas de recit minimal, mais des textes narratifs brefs qui dependent de genres comme l'aphorisme, I'histoire drole, Ie resume au Ie quatrieme de couverture. Le recit n:inimal est un artefact d'une narratologie positiviste qui pose qu'un texte est une simple combinaison d'unites, (Rastier, 2004 11)
Pour Gerard Genette, en revanche: L~ notion de «recit minimal» est bien d' ordre narratologique, puisque cette disci-
pline, comme on Ie sait au mains depuis Propp, doit s'appliquer atoutes les sortes de recits, y compris les plus elementaires, et s'interesser aussi bien ala maniere dont un recit de cette sorte (« Le chat mange la souris») peut s'etoffer par expansions, catalyses, contributions, etc., qu'au fait inverse de «resume» (<
II semble cependant que la notion de recit minimal vaut la peine d'etre discutee et nous allons done nous arreter un instant sur quelques definitions qui ont fait date dans l'histoire de la narratologie contemporaine. Pour certains narratologues, le recit minimal comporte obligatoirement plus d'une proposition: Le recit Ie plus simple doit comporter au mains quatre enonces correspondants a une exposition, un debut, un developpement et une fin pour pouvoir etre considere comme un recit. (Mandler et Johnson, 1977: 193) II. Re~onsc do~nee par courrier electronique dans Ie cadre d' une consultation menee par Andre Pctitat aupres de nombreux chercheurs a propos de leur definition du recit minimal. 12. Extrait d'un entretien mene par John Pier en 2005 et retranscrit sur Ie site vox-poetica.com.
82
ISl'IOIl Prillcc ( I'}/.\ l], h- 1'('1'11
1111111111111 ,'Ill II p.ut l' l'illq clements <0 syntaxiqucs »: unc description dun l'Illl 111111111 (1'111 rxcrupk-. «Jean ciait trixtc »}; 1111 counceIClII" icmporcl (<0 puis ..) ~ 1111 ,'VVII,'IIII'1l1 ( .. Jcuu rcucontrc Rita »); un conncctcur causal (<0 alors, CII cOllsl;qU\'lIn' ").1'1 1111 lolat final «
I 9XO: 2XO) Nous nomrnerons «rccit minimal» louie suite de deux propositions temporellemcnt ordonnees, si bien que I' inversion de cet ordre entraine une modification de I'enchainernent des faits reconstitue au plan de l'interpretation semantique. Autrement dit, les deux propositions sont unies (et separees) par une jonction tcrnporelle, et Ie recit minimal est celui qui ne contient qu'une seule jonction. (Labov, 1978:296)
Sl'Ion les theories sous-jacentes et les parametres narratifs retenus - temps et/ou unnsforrnation - les definitions du recit minimal citees ci-dessus imposent un nombre variable de propositions, mais au moins deux. D'autres narratologues cuvisagent la possibilite de definir le recit au niveau de la proposition isolee. I'ou I' eux la forme minimale du recit est assimilable a une simple proposition vcrbale : Puisque tout recit- fut-il aussi etendu et aussi complexe que laRecherche du temps perdu - est une production linguistique assumant la relation d'un au plusieurs evenemenus), il est peut-etre legitime de Ie traiter comme Ie developpement, aussi monstrueux qu'on voudra, donne a une forme verbale, au sens grammatical du terme: l'expansion d'un verbe. Je marche, Pierre est venu, sont pour moi des formes minimales de recit, et inversement I' Odyssee ou laRecherche ne font d'une certaine maniere qu'amplifier (au sens rhetorique) des enonces tels qu' Ulysse rentre a Ithaque au Marcel devient ecrivain. (Genette, 1972: 75) ( icnette estime que dans la mesure ou le recit se caracterise par Ie fait qu'« il s 'y passe quelque chose», par extrapolation, toute proposition dans laquelle un cvcnement advient peut etre consideree comme un recit. C' est pourquoi il se sent uutorise, dit-il, «a organiser, ou du moins a formuler les problernes d'analyse du discours narratif selon des categories empruntees ala grammaire du verbc » ( 1\)72: 75). De fait, des les annees 1960, l'analyse narratologique repose sur Ie postulat d'une identite de structure entre Ie niveau phrastique-propositionnel et Ie niveau textue!' Par exemple Barthes, dans sa celebre «Introduction a I'analyse structurale des recits », suggere de transposer les principes structuraux de la linguistique phrastique a l'analyse des recits, au nom, precisernent, de 1'« hyp\ithese homologique» : Le recit est une grande phrase, comme toute phrase constative est, d'une certaine maniere, l'ebauche d'un petit recit. Bien qu'elles y disposent de signifiants originaux (souvent fort complexes), on retrouve en effet dans Ie recit, agrandies et transformees a sa mesure, Ics principales categories du verbe: les temps, les
83
aspects, lex modes, lex pcrsonncs : de plus, lex « sujcts .. cux-rucmcs opposes aux predicats verbaux, ne laisscnt pas de se soumcttre au modele phrastiquc I... /. (Barthes, 1966: 10) Barthes renvoie, a ce propos, au modele narratif actantiel de Greimas qui «retrouve dans la multitude des personnages du recit les fonctions elementaires de I'analyse grammaticale» (1966: 10). Considerant le recit minimal comme un simple «acte », Greimas compare Ie «spectacle» donne par le recit au «spectacle» donne par la proposition: Si I'on se rappelle que lesfonctions, selon la syntaxe traditionnelle, ne sont que des roles joues par des mots -Ie sujet y est «quelqu'un qui fait I' action» ; I'objet, « quelqu' un qui subit I' action», etc. - la proposition, dans une telle conception, n'est en effet qu'un spectacle que se donne alui-meme l'homo loquens. Le spectacle a cependant ceci de particulier, c' est qu' il est permanent: le contenu des actions change tout le temps, les acteurs varient, mais l'enonce-spectacle reste toujours le meme, car sa permanence est garantie par la distribution unique des roles, (Greimas, 1966: 173) On retrouve I'idee d'une isomorphie entre la structure d'une proposition et Ia structure d' un recit chez Ie linguiste L. Tesniere (1969) qui, dans ses Elements de syntaxe structurale, considere que chaque proposition verbale constitue en quclque sorte un «drame » : Le noeud verbal, que I' on trouve au centre de la plupartde nos langues europeennes, exprime tout un petit drame. Comme un drame, en effet, il comporte obligatoirement un proces, et Ie plus souvent des acteurs et des circonstances. Transpose du plan de la realite dramatique sur celui de la syntaxe structurale, le proces, les acteurs et les circonstances deviennent respectivement le verbe, les actants, et les circonstants. (Tesniere, 1969: 103) Ce constat incite les semioticiens a analyser Ie discours «narratif » en empruntant aux categories syntaxiques traditionnelles : L'idee que nous retenons pour I'instant des propositions syntaxiques de L. Tesniere est que la phrase verbale simple a pour noyau le verbe [... J et que celui-ci est formellement definissable comme une relation entre actants. [...J Prenant la definition de la phrase simple en syntaxe, nous nous proposons de I'appliquer maintenant au discours [... j. En semiotique narrative, I'enonce elementaire se definira comme la relationfonction (= F) entre actants (= A), ceux-ci etant entendus au sens merne de L. Tesniere[13J. (Courtes 1991: 76) 13. Tesniere definit les «actants» comme suit: « Les actants sont les etres ou les choses qui, it un titre quelconque et de quelque facon que ce soit, merne au titre de simples figurants et de la facon la plus passive, participent au proces. Ainsi, dans la phrase fro Alfred donne Ie livre aCharles, Charles, et meme Ie livre, bien que n'agissant pas par eux-memes, n'en sont pas moins des actants au meme titre qu' AI/in!» ( 1969: 102, cite par Courtes 1991 : 76).
84
IIII"IIHIIHI, dans lc chapirrc de I.og/(/II(' till 11'111 qll'tll'lllISIH'n' 11 des observations la (;I'I/I/II/II/il'l' till /)(:('I/I/I(i/'ll1l dl' '1CIIIllIOV, Ilt'dan' a SOil tour que «lunitc ''vIII axiq Ill' de hase - la pmposilioll dllllS III gllllllilla i rl' de cc dcrn icr -- correspond 111111 cnoncc narratif mininnuu, du typl' slIil'l prcdicat » (I In?: 1(3). C'est sur 111 hase de cc postulat quil declare. 1111 pcu plus loin, que «Dieu crea le ciel et 11/ fare est un recit minimum, maix 1111 rccit complct » (1973: 112). De rneme, I itlks Therien (1985) aftirmc que: ',III
l.a forme la plus simple en francais Ide recit minimal], c'est la phrase du type Il L'espace est cree, Ie temps de lecture et Ie temps referentiel du discours C( incordent. Le sujet cosmologique est implicite et la transformation s' opere entre un etat anterieur sans pluie et la constatation actuelle, il pleut. Le recit peut devenir plus complexe et exiger une succession de phrases simples, il n' en reste pas moins qu'un premier etat de choses est donne et que d'autres etats sont deployes apartir de celui-la. (Therien, 1985: 71)
plcut.
1)11 pcut encore citer le philosophe Danto (1965) qui affirme qu'une phrase
uurrative doit referer a au moins deux evenements distincts et separes dans le en decrivant le premier des evenements auquel il est fait reference .(1965 : I ".~). L'exemple-type sur leque I il fonde son analyse est la phrase suivante : .. 1':11 1713 naquit I'auteur du Neveu de Rameau», OU, comme Ie souligne Laj.'lll'lIX «Ia naissance d'un enfant en 1713 est decrite, par la personne qui narre I'l'l cvcnement, ala lumiere d'un autre evenernent survenu beaucoup plus tard, ~lIil la redaction d'un ouvrage par I'ecrivain que cet enfant etait alors devenu » (1,agucux, 1998: 70-71). h'IIlPS
I ,a possibilite de doter une proposition (ou une phrase) isolee d'un sens n~~atif iuuucdiat ne cesse de preoccuper les theoriciens du recit. En 1990, Dominique ( 'limbe ecrit un article dans lequel il s'efforce de «regrammaticaliser» la notion Ill' rccit: La question aposer semble bien la suivante: est-il legitime d'envisager le recit au niveau de la phrase, et dans ce cas quelles sont les conditions grammaticales sine qua non de son existence? Quelle est I'unite minimale du recit ? Quand une phrase devient-elle narrative (etant bien entendu que I'expansion de la phrase en discours est, elle aussi narrative) ?Car, de merne que tout discours n' est pas narratif - malgre certaines extrapolations illegitimes des semioticiens qui interpretent tout en termes de narrativite -, toute phrase ne constitue pas un recit. (Combe, 1990: 156) Par Ie biais de toute une sene de manipulations - commutations et transforIllations - de la phrase «La marquise sortit a cinq heures », Combe met en evideuce quelques facteurs linguistiques qu'il considere comme specifiques de la nurrativite : modalite assertive, exclusion des formes negatives et modalisantes, structure dirematique : theme + predicat. Combe reconnait neanrnoins tres vite Ill!'il est impossible de s' en tenir aux seuls criteres linguistiques. II constate, par 85
cxcmplc, que si lcnoncc « La marquise porte unc mill' dl' velours rouge» ncst pas un recit, c'est puree qu'il nc possede pas lc signili0 d'(/('/;of!. II en conclut qu'« il semble done absolument impossible de ne pas rccourir a des categories semantiques pour definir Ie recit, meme du point de vue de la phrase» (1990: 161). Ce qui le mene donner une premiere definition de I' enonce narratif centree exclusivement sur I'aspect semantique :
a
Dans I'enonce narratif de base, le theme devra etre une personne, un etre anime, ou une chose definie anthropomorphiquement grace a une figure de rhetorique (metaphore, personnification, allegorisation ... ). Quant au predicat, il signifiera l'idee d'action [... ], de changement d'etat, de transformation, ou plus generalement, d' evenement, conforrnement aux criteres retenus par Levi-Strauss, Greimas, Barthes et Bremond. (Combe, 1990: 160) La prise en compte, dans un premier temps, de criteres semantiques ri'empeche pas Combe de poursuivre son projet de definir «grammaticalement» le recit, au niveau phrastique. Contestant « l'idee selon laquelle il n'est de recit qu'a partir de deux actions ou deux evenements» (1990: 163) - «Qu' est-ce qui empeche de lire La marquise sortit cinq heures, qui ne compte qu'une seule proposition, comme un recit ?» (1990: 164) -, il termine son article en reaffirmant la possibilite de foumir une definition «Iinguistique» du recit :
a
De [mes] analyses, dont on reconnaitra volontiers Ie caractere hypothetique, en ' raison du postulat qui les fonde (mais dont les termes ne sont finalement pas plus arbitraires que ceux que la narratologie engage sans les reconnaitre), il semble' possible de degager une esquisse de definition linguistique du recit: Enonce superieur ou egal a la proposition dans une phrase, simple ou complexe, remplissant de maniere dominante la fonction referentielle grace a la modalite assertive, signifiant I'idee d'action ou d'evenement chronologique et logique par I' intermediaire d' un predicat ou I'idee de temps est impliquee, attribue a un theme, dont Ie signifie est par la-meme anthropomorphe. (Combe, 1990: 165) Conscient toutefois que sa definition est loin d' etre purement «grammaticale» et que les criteres d'ordre semantique y sont essentiels, il ajoute cette remarque censee justifier le caractere soi-disant «Iinguistique» de son entreprise: Cette tentative de definition appelle plusieurs remarques : I'idee d' action ou d' evenement, malgre qu' on en ait, reste au centre de cette definition, rendant impossible une definition purement formelle, ce qui confirme en fait les resultats de definitions au niveau du discours, qui aboutissent toujours a une semantique generale d'inspiration referentielle ; les termes de cette definition ne sont pas fondamentalement differents des postulats de Barthes, de Greimas, de Bremond ... Simplement, et c'est la l'important, ces termes sont appliques a un niveau d'analyse inferieur: la phrase au lieu du discours, attestant qu'une definition linguistique, dans son sens Ie plus strict, parait possible. (Combe, 1990: 165)
86
l\lkl'll'l" a priori IIlIC valeur uurruuvc II unr proposition isolcc sous prctcxtc 'III'\'I1e conticnt I'illcl' d'uction 011 dr-vcm-rucnt paruit indclcndablc. Deux IIII'IIllll'nls scmblcnt pouvoir l'ln' avann;s. 'lout dabord un prcdicat actionncl II'" pas ncccssuircmcnt une l"onl'lionnalilc de l'ordre iusfaire, II pout, selon le , I uucx tc, arc indicicl ct ctrc employe non pourraconter mais pour decrire un etat, 1'.11 cxcrnplc, il partir de I'cnoncc «Jean vole de I' argent» propose par Todorov , unuuc cxcmple de recit minimal on pcut tout afait deriver du predicat actionnel lilli' simple propriete de l'acteur Jean, a savoir Ie fait d'etre un valeur. En outre, 111'11 Ill' pcrrnet d'affirmer qu'une proposition est par essence, narrative, dans la uu-surc ou l'on peut toujours imaginer son insertion dans un co-texte non-nar111111 : description, argumentation, etc. Ce n'est qu'au moment ou, par exernple, lllll' structure d'intrigue est averee que l'on peut retroactivernent considerer ses I'lIlpositions comme narratives. Dans Lectures 2, Ricceur va exactement dans II' xcux quand, a propos d'enonces tels que «X fait A» au «X veut faire A», il ",I\lingue fort pertinemment enonce d'action et enonce narratif:
I.a consideration du faire et plus encore celIe du vouloir faire [... ] nous rapprochent sans aucun doute de facon decisive de I'ordre du recit, Toutefois,je n' appellerai pas narratifs des enonces de ces deux types. Ce qu'illeur manque pour etre narratifs, c' est d' etre articules dans une suite d' enonces de meme sorte composant ensemble une intrigue, avec un debut, un milieu et une fin. J' appellerai enonce d' action plutot qu'enonce narratif de tels enonces simples. (Ricceur, (1980) 1992: 405-406) ( 'umment expliquer cette confusion entre l'actionnel et Ie narratif? Outre Iidee "'line homologie entre l'enonce d'action et le recit, les interpretations narrativivnntcs s'appuient Ie plus souvent sur Ie postulat que tout enonce d'action isole runt icnt une virtualite d'intrigue : En ecrivant: «Je marche, Pierre est venu sont pour moi des formes minimales de recit »,j' ai opte deliberement pourune definition large, etje m'y tiens. Pour moi, des quil y a acte ou evenement, fut-il unique, il y a histoire, car il y a transformation, passage d'un etat anterieur a un etat ulterieur et resultant.
bl affirmant que I'enonce
h partir d'un instantane. II retablit interpretativement un co-texte afin de combler ks vides. En d'autres termes, il imagine une amplification narrative. Si, comme on vient de Ie voir, un enonce isole (une «phrase d'action») ne peut en aucune l"lIC\on etre consideree comme un recit, il vaut toutefois la peine de se pencher sur k mecanisme de I'amplification, Ie but etant de comprendre comment et dans 'Iuclles conditions on peut retrouvcr I' intertexte narratif a partir de la represen1111 ion d' une action isolee.
87
4 L'amplification narrative: Ie cas du recit pictural Dans les pages qui suivent, nous allons nous intcrcsscr cxclusivcmcnt au mode semiotique iconique pour examiner un cas particuliercrncnt intcrcssant d' amplification: I'interpretation narrative d'une image fixe. Dans Discours, recit, image, Kibedi Varga (1989) s'interroge, comme nous l'avons fait plus haut a propos de la proposition verba1e, sur le possible passage de la representation visuelle d'une action aun recit: Une image fixe peut fort bien representerune action mais il est douteux qu'elle puisse embrasser I'ensemble des elements constitutifs minima d'un recit. [00'] Comment passer de I'action au recit ? Pent-on suggerer un recit tout en ne representant qu'une action? Voici le probleme central de toute narratologie visuelle, (Kibedi Varga, 1989: 97)
De prime abord, il peut sembler paradoxal de parler de la narrativite d'une image dans la mesure ou celle-ci fige Ie temps en instantane, alors qu' a I'evidence la notion merne de narrativite implique une successivite, une temporalite. En ce sens, la peinture semble bien incapable de representer un recit. Dans ses Reflexions critiques sur la poesie et sur la peinture (1719), I'abbe Du Bos insiste cffectivement sur la difference de traitement de la temporalite dans ces deux arts: «Le Peintre qui fait un tableau du sacrifice d'Iphigenie, ne nous represente sur la toile qu'un instant de l'action. La Tragedie de Racine met sous nos yeux plusieurs instants de cette action ». Cette apparente incapacite de la peinture a raconter a ete longuement theorisee au XVIIIe siecle par Lessing dans son fameux Laocoon: La peinture, en raison des caracteresou des moyens d'imitation qui lui sont propres et qu'elle ne peut combinerque dans l'espace, doit cornpletement renoneer au temps; les actions progressives, en tant que telles, ne peuvent done donner matiere it peinture, et celle-ci doit se contenter d'aetions simultanees. (Lessing, 1766: 109)
La theorie de Lessing est la suivante. Les signes (verbaux ou iconiques) doivent entretenir une relation naturelle avec ce qu' ils sont censes representer, Par consequent, les signes «successifs» de la poesie!', a savoir les mots qui se succedent dans la linearite de la langue, ne peuvent exprimer que des objets suceessifs (Ie narratif) et les signes «juxtaposes» de la peinture, a savoir «des formes et des couleurs etendues sur un espace », des objets juxtaposes (Ie descriptif): «Le contenu de la fable doit etre une suite d'evenements. [oo.] Et c'est pour moi un signe certain qu'une fable est mauvaise, ou qu'elle ne merite meme pas le nom de fable, si sa pretendue action peut etre integralement representee en peinture» (Lessing, 1759: 25). En tracant une frontiere nette entre les deux arts, Lessing
dl'llolln' la dol'lrinc dc I'II( "/1'(111'1/1'0/'1(1, empruntcc ~ /,/\,.( /)01;(/1/111' dIloracc. qlll will q uc la pocsic ct la pci litII n' SOII'III It lilies deux unc « imitat ion » de I' ad ion luuuainc ct que la pocsic soil unc .. pvintur« purlantc » ct la pcinturc un «poerne
IIIIWI », II taut savoir que lc parullclixnu- entre la peinture ct la poesie, erige en IIIlHkle idcologique dominant de la Renaissance jusqu'a la fin du XVl ll'' siecle u ruuduit Ies critiques d'art de lcpoquc a analyser un tableau comme on lit un Inll, en decomposant Ie debut, Ie milieu et la fin de l'action (<
a
1,01 premiere strategic consiste faire figurer les moments successifs d'une action
I' i nterieur du cadre clos du tableau. Dans ce cas, il y a completude de 1'image. II suffit de retrouver le fil conducteur -Ia linea serpentinata - pour decouvrir l'un ite actionnelle dans la fragmentation spatiale. Au Moyen Age, par exemple, il l'sl frequent de jouer sur l' axe gauche-droite pour rendre compte du deroulement tcmporel. Ainsi, Duccio (XIIIe siecle) peint-ille miracle de Jesus rendant la vue a 111I aveugle en dessinantjuxtaposcs sur la toile: agauche, Jesus entoure des douze upotres touch ant les yeux du mend iant avcugle ; adroite, Ie mendiant s' etant lave I) la piscine de Siloe et recouvrant la vue. Si la presence du merne personnage I)
14, Le tcrme est it prendre ici au sens de « litterature ».
88
89
en deux licux dilfcrcnts du tableau upparait cornmc co-presence au nivcuu de Ia perception visuelle immediate, elle produit un cffct de «double-scene »I~ ~ la lecture, done un effet narratif. On notera bien sur que seule la connaissancCl du recit biblique et de la symbolique religieuse permet, d'une part, de nommer precisement les personnages et les lieux, d'autre part, de rendre explicites les liens de causalite et de raconter dans Ie detail Ie deroulement evenernennel. Dans certains tableaux de la Renaissance, c' est la multiplici te des plans qui permet de donner une dimension temporelle. On citera titre d'exemple ce commentaire d'une Annonciation de Fra Angelico, dans laquelle «Ia perspective est utilisee comme moyen de figurer la successivite de deux temps du recit, ainsi que la relation logique qui les lie» :
a
proccsxux de nnmuivixnuuu (11'11Il'la ciuuion de l ru Bos;1 propos de la 1'I'IIIIIIIe du sanilin' d'lphigl'lIil'). I )lI11S ses III'/I.~I;I'S I~I;'(((//(;I:s SIIf'/1I ~}(:"~/1If:1:: Illlh-1ll1 (17(1l)) part du conxtul qlle la pl'llIlurL' n a qu un rnstunt «indivisible 1'"111 nuanccr aussitot commc suit:
1111'110111
J'ui dit que l'urtistc u'avait qu'un instant; mais cet instant peu.t su?sis.ter avec
traces de I'instant qui la precede, ct des annonces d~ c~IUI. qui suivra. On lI'egorgc pas encore Iphigcnic ; mais jc vois ap~rocher I.e vI:tl~alr~ avec Ie large bassin qui doit recevoir son sang, ct cct accessoire me fait fremir. (Diderot, (1769)
dl'S
11)76: 776)
I 'lIkl' que I'instant unique peut comporter des traces de
l'ava~t ~t de,l'apres interessante. A nouveau, il faut envisager aUSSI bien I. acte de 11'1 rurc que I'acte de production. Le peintre peut postuler ?es connmss.ances ,Ill'/ linterprete. Le moment qu'il choisit de fixer sur la toile peut .susclter la 1"I'ollllaissance d'un fait historique, d'un mythe ou d'une fable, ou simplernent u-uvoycr a une scene appartenant aux savoirs communs, Repren~ns Ie cas, du ~Illlilice d 'Iphigenie cite par Diderot. Un spectateur pourra reconnmt.re une sc~ne Ill' la iragedie (connaissance de l'intertexte) la ou un spe~tateur ~oms averti ~e \'11 rcconnaitre qu'une scene type (connaissance du scnpt «sacnfic~»)~ MaI~, 1I111ls lcs deux cas, ils seront capables d'imaginer un avant et un apres a pa~lf ,II- I' i nstantane. Outre les connaissances intertextuelles et ~ulturelles postul,ees ,Ill'! l'interprete, Ie choix adequat du moment a fixer est.lmportan~. Face, ~ la ll'I"'L;scntation d'une action isolee, le lecteur ressent toujours une nnpression
1",1 «xtrcmement
On distingue nettement deux episodes de Ia scene, l'un se passant ici, au premier plan, I' autre ayant lieu la-bas, dans le fond. Entre les deux faits representes _ i l'Annonciation d'une part, Adam et Eve chasses du Paradis, d'autre part _ le peintre theologien voit un rapport Iogique : le peche originel est la cause d' oil. decoule Ia redemption par la reincarnation du Christ. [... ] Ce qui se manifeste la, il est vrai de facon tres marquee, tres systematisee, c'est le potentiel permanent de reversibilite entre figuration spatiale et figuration temporelle. La reserve d'espace (ou plut6t I' espace comme reserve) qu ' instaure la profondeur de champ [... ] est toujours plus ou moins percue comme reserve temporelle, reserve narrative, (Bergala, 1975: 18) Dans le tableau La decollation de saintlean-Baptiste de Memling (XV siecle), la composition spatiale permet de figurer trois moments dis tincts : au premier plan, Salome recoit la tete de saint Jean-Baptiste; en arriere-plan, a gauche, dans une tour ouverte, un banquet se deroule avec la merne Salome (identifiable grace a une couleur de robe identique celle du premier plan); en arriere-plan, a droite, saint Jean-Baptiste en gloire dans le ciel. A partir de l'instant fixe au premier plan, I'interprete peut retablir Ie deroulement chronologique exact. L'espace se fait temps. La lecture doit commencer a gauche (scene du banquet au terme duquel Salome reclarne a Herode la tete de saint Jean-Baptiste), se poursuivre en bas (scene ou Salome recoit la tete sur un plateau d'argent), pour se terminer en haut a droite (scene de la resurrection de saint Jean-Baptiste). lei encore, seule la connaissance du recit biblique permet de raconter toutes les circonstances et de combler les nombreux trous (par exemple, le fait que Salome est autorisee reclamer la tete de saint Jean-Baptiste parce qu'elle a seduit Herode en dansant devant lui).
a
a
Passons a 1'autre cas de figure, celui ou n'est represente qu'un moment isole de l'action. On a vu plus haut que la peinture d'un instant unique semblait empe-
15. J'emprunte la notion de «double scene» Ii la semiologie du reciten images (lire Bergala 1975, pp.21-22).
90
,I'II/I'llmplerude :
Dans Ia mesure ou notre attente de I' image est culturellement reglee parune ideologic de I' equilibre, du fini, du sature, tous les elements form~ls qui :ien.nent ~ru~trer "" suspendre cette attente suscitent chez Ie lecteur la repre.sen~atlon Im~.gmaIre (~U1 n'est souvent que l'anticipation) d'un prolongem~n~s~tlsfals,ant.~eI Image, ~ ~~ hors champ qui viendrait restaurer, comme en pointille, son equilibre, sa stabilite ct sa plenitude. (Bergala, 1975: 27) I.e hors champ -Ie prolongement imagine par I' interprete - c' est ~'avant~t I' ap.r~s 1111 moment fixe sur la toile. Lorsqu 'il compose son tableau, Ie peI~t~e d~It Cho,lslr k moment le plus fecond pour declencher un processus de narratIVISa~IOn. ~ e~t "l' qu'on appelle la doctrine du punctum temporis. ~e moment rep~esente doit (lirc Ie point culminant du recit, Ie moment de la cnse, ce que Lessm~ ~omme k « moment paroxystique ». Notons toutefois que tous l,e~ genres ~u recit ne se prctcnt pas de la merne facon acette exigence. Seul un re~It dramatI,que, comme III I ragedie par exemple, comportant une intrig.ue -= une .cr~s~ et un denouementpellt foumir un potentiel narratif a une image Isolee. Klbedl Varga (1989) p~end l'l'Xemple d'un tableau de Remhrandt pour montre~ I'appli~ati~n de cette regie qui exige de reduire Ie recit a un seul instant cruCIal, celUl «au Ie personnage
91
principal sc rl'IHI hrusqucmcnt compte du changcmcut Ill' SOli ctut, Oll SOli visage rcllctc par consequent des elliot ions violcntcs cr con: rat!ictoircs » :
.'i Narrativite et marques linguistiqaes '1'Ilaillcs murqucx sOllt Spolltllll\'IIII'1I1 n-xscntics COIIIIIIC plus narratives que t1' '1I111l's. I .c passe si IIIp!c,par cxcmplc .vxt assc! unani rncmcnt jugc cornmc temps rruhlvmutiquc de la narrativitc. (alii par lc lcctcur tout vcnant que par Ie narra"1111~',lIl'. Barthes nc Ic considcruit i I pas commc la «pierre d' angle du recit », Ie '01 ,'Ila Ide I'art romancsque '! Forts de cc constat, les chercheurs ont regulierement I",',ay\; de fonder Ie caractere narrati f d' un texte sur des criteres linguistiques. Par rwruplc. Weinrich (1979) soutient lidee que la syntaxe «dispose des moyens Ilii/'liisl iqucs fondamentaux pour attribuer a un texte un caractere narratif ou non 111111 al if» (p, 339). II precise a ce propos que:
I
I .c tableau de Rembrandt, Le festin de Balthasar en est un excellent excmplc 1... 1: lc roi effraye incarne la peripetie et embrasse par consequent I'ensemble du recit dont il est le centre, ce qui precede aussi bien que ce qui suit. (Kibedi Varga, 1989: 105)
Une fois encore, on soulignera que Ie recit complet ne peut surgir que si Ie spectateur Ie connait" : Pour Ie spectateur qui ignore Ie recit auquelle tableau renvoie, celui-ci represente non plus un recit mais une simple action: non plus Balthasar puni par Dieu mais un homme riche qui prend peur. (Kibedi Varga, 1989: 108)
Pour conclure sur la possibilite (ou non) de recreer un contexte narratif autour d ' unc action isolee, comparons deux tableaux, tous deux intitules La mort de Murat. I'un de Jacques Louis David (Musee du Louvre a Paris), I'autre de Gontcharov (Galerie Tretiakov a Moscou). Le tableau de David represente Marat mort. Tout dans la composition tend a la description de cet etat resultant. Marat CS( mort (suicide? assassine ? seule la connaissance du fait historique permet de rcpondre). Sa baignoire a les allures d'un tombeau. La signature du peintre upparait comme sculptee sur du marbre. Tout est statique. Marat ne bouge plus: la lcttre qu'il tient a la main est tout a fait lisible. Dans Ie tableau peint par Gontcharov, au contraire, tout est mouvement. Le rideau semble encore bouger. La mcurtriere enfonce son poignard dans la poitrine de Marat encore vivant, celuici leve les bras et les feuilles de papier s'envolent. Merrie pour un spectateur ignorant I'evenement historique, une narrativisation est possible parce qu'il voit I'action fixee au moment Ie plus intense dramatiquement. Sous un meme titre, renvoyant au meme evenement, deux modes de composition differents creent done des effets differents'". Si, comme on vient de Ie voir, il existe des moyens picturaux pour declencher une lecture narrative, qu' en est -il au ni veau textuel ? Existe-t-il des marques de surface - temps verbaux, adverbes temporels ou pronoms - specifiques au genre narratif? En d'autres termes, la narrativite est-elle linguistiquement attestable?
1".1 les informations les plus fondamentales que la syntaxe peut nous offrir sur
I'opposition entre le non-narratif et Ie narratif sont conte nul'S dans Ie paradigme dcs temps verbaux, organises en deux registres que j' ai appeles, il y a quelques annees.Ies temps du monde commente (besprochene Welt) et les temps du monde raconte terzdhlte Welt). (Weinrich, 1979: 339)
I'l III r Weinrich, I' imparfait, Ie passe simple, Ie plus-que-parJait et Ie conditionnel upparl icnnent clairement au registre narratif. h,lIl1inons quelques tentatives plus recentes de fournir une definition strictelinguistique du recit. Nous avons deja vu plus haut les essais de Combe ( II)()l)) pour mettre en evidence les «conditions grammaticales sine qua non» de lcxistence du recit, Ie but etant de definir celui-ci sans devoir se referer au llllltl'nu semantique. Constatanttres vite I'impossibilite d 'une definition purement Iouucllc au niveau du discours, Combe reduit son analyse aux dimensions de la phrase. Postulant une competence de tout lecteur (ou auditeur) a reconnaitre un cuoncc narratif avant merne d'avoir une connaissance notionnelle de celui-ci, ( 'ombc entreprend une demarche empirique: «partant d' enonces percus intuitivemcnt comme narratifs, on recherchera quels sont les facteurs linguistiques tudispensables a leur narrativite en faisant varier paradigmatiquement leurs ,'killents, par substitutions successives» (1990: 156-157). A la suite d 'une ~('ric de manipulations de la phrase «La marquise sortit a cinq heures », Combe l'IIlIl'IUt que les marques linguistiques de la narrativite sont: la modalite assertivc, Ia presence d'un verbe d'action, Ie passe simple, Ie present historique ou dl' narration et Ie passe compose. II ajoute a cette liste l' exclusion des formes 1111'111
negatives et modalisantes. 16. On peut faire la meme remarque a propos de la photo de presse. Dans Ie cas des attentats du II septembre 200 I, par exemple, chaque image proposee par les journaux au lendemain de la catastrophe pouvait se lire comme un moment d'une linearite narrative parce que les lecteurs connaissaient deja Ie deroulcmcnt evcnementiel pour l'avoir vu a la television ou entendu raconter a la radio. 17. Dans I' ouvrage de Kibedi Varga (1989), on peut voir une reproduction de ces deux tableaux qu'il qualifie, le premier de «pathetiquc », lc second de « narratif »,
92
I 'ill' autre tentative de definir « grammaticalement » Ie recit est faite par Bres ( 11)1)4). Convaincu que la question de la dimension proprement linguistique du nurratif'reste toujours irresolue, it propose une analyse centree sur les programmes phrastiques, d'une part, et sur la representation du temps, d'autre part. II observe d'ubord sous quelle(s) forme(s) phrastiquets) Ie recit peut se realiser, Partant du constat que Ie recit est un phcnomcnc dactantialite - «c'est la mise en scene 93
de l'honunc Iaisnnt »
Hrcx ultirmc que lcs modal ill'S phrastiqucs narratives
sont les rnodalitcs du fairc". S'uppuyant, tout COIllIllC Combe, sur l'homologic phrase ~ recit, il considere cornme narratifs les enonccs dans Iesquels Ie verbe represente I'actantialite, comme: je joue, Pierre mange une pomme, Cesar construit un pont. Pas de recit sans faire, pas de recit sans actant. En ce sens, la representation d'un etat ou d'un evenement ne peut etre consideree comme narrative. Bres exclut done les deux modalites phrastiques suivantes du cadre de la narrativite: (1) Pierre est ; (2) Il pleut. II commente ces deux enonces comme suit: «En (1), la pure presence de I'etre au monde u'est pas suffisante pour que sinstaure, sur elle, une instance narrative. En (2), le recit, qui est un phenornene dactantialite, ne peut investir ce modele phrastique qui ne degage pas I' actant de I' acte» (Bres, 1994: 114-115). Outre la dimension actionnelle du recit, Bres prend egalement en compte sa dimension temporelle. Dans la mesure ou la narrativite est une «mise en ascendance'? du temps», Bres s'applique a inventorier les temps verbaux qui font avancer Ie recit et qui done peuvent etre consideres comme temps de base. II propose la liste suivante: Ie passe simple - «temps par excellence du recit » -, Ie present narratif et Ie passe compose". II ajoute I'imparjait dont il admet que, s'il fonctionne le plus souvent comme temps darriere-plan, il peut occasionnellement etre «Ie vecteur principal d'un recit » (1994: 141). Parallelement aces tentatives de definition linguistique du recit, limitees au niveau phrastique, il existe des tentatives interessantes au niveau transphrastique. Dans Le Fonctionnement des discours (1985), par exemple, Jean-Paul Bronckart et ses collaborateurs postulent aussi des unites linguistiques specifiques a la narration. L'hypothese sous-jacente est qu 'il existe une relation intrinseque entre les unites de surface d'un texte et Ie genre auquel il appartient:
rcrmc de l'uualysc d(;llIilll','
;\11
18. Bres ri'exclut pas la possibilite de modalites de I'etre dans un recit cornplexe, il insiste seulement sur Ie fait que: «Ie moteur du recit est Ie faire: c'est lui seul qui peut introduire la dynamique qui construit Ie recit comme un enchainernentx (1994: 114). 19. Le concept d'ascendance est ernprunte it Guillaume qui l'introduit dans son analyse de la representation du temps cosmique par Ie verbe. 20. Dans un article plus recent consacre it la« textualite narrative orale », Bres definit des grands genres narratifs oraux et precise que leurs propositions narratives« s'actualisent principalement au passe compose [... J et/ou au present» ( 1()()(): lOR).
94
corplls de cinquantc cxuuits de tcxtcs
Ilarralifs.'l, il s'uvcrc que scull's lj 11111 II' uuucx linguistiqucs appuruisscnt commc "pl'l'iliqucs lie 1'1 narration (dunt 1111", car;ll'krisliquc par son absence). II s 'agit d,'s organisatcurs tcutporels udvcrlx:s. dates, etc. -, de I' imparfait et du passe 1I1/1!I!e. LJne marque sc singulurisc par son absence: Ie futuro Dans une phase ulrcricurc de 1'1 recherche, Bronckurt ( 1996) affine sa typologie pour definir deux modes narratifs distincts: un modc « rcaliste » et un mode « fictif », rcspectivement 1'llIluetcs cornme «Recit interactif» et «Narration». II maintient en revanche tlrypothese de I'existence de configurations d'unites specifiques susceptibles dl' constituer un critere objectif pour identifier et classer les differents types de .lrxcours. Les resultats de I'analyse sont les suivants. Le Recit interactif semble ',1' caracteriser dabord par la presence exclusive de phrases declaratives. Ses unites linguistiques les plus frequentes sont: Ie passe compose et Y imparfait, qlll constituent Ies deux temps verbaux de base, les organisateurs temporels, ks !Jronoms et adjectifs de premiere et deuxieme personne du singulier et du !;!I/ricl ainsi qu'une forte densite d' anaphores pronominales et nominales. La Narration se caracterise egalement par la presence exclusive de phrases declara/11'1',1. Son sous-systerne verbal est constitue principalement par le passe simple 1'1 I'ill/parfait. Comme dans le Recit interactif, les organisateurs temporels ainsi qlll' les anaphores pronominales et nominales sont nombreux. Enfin, on releve
I' absence de pronoms et adjectifs de premiere et deuxieme personne du singulier du pluriel. On peut resumer les resultats des differentes recherches citees cidl'SSUS dans un tableau general.
,'I
Tableau 3.3: les marques linguistiques de la narrativite" (()MIlE
Nous partons de l'hypothese qu'a des conditions de production differentes, suffisamment contrastees, devraient correspondre des types de textes differents et qu'idealement les caracteristiques des conditions de production devraient permettre de prevoir les caracteristiques morphosyntaxiques du texte. [... J Par ailleurs, l'existence d'une telle correlation signifierait aussi, inversement, que la presence d'une certaine configuration d'unites linguistiques plus ou moins specifiques permettrait dattribuer un texte, avec un faible risque d'erreur, aun certain type, sans se referer a son contenu semantique. (Bronckart, 1985: 67)
11'1111
(1990)
Recit
Mlld,llite assertive v, 'I hl' d'action 1'",<,<', simple 1',1"<" compose l'Il',,'nt hist/narr,
I ill/ill'S negative I"
m()dalisante
BRES (1994)
BRoNcKART (1985)
Narrativite
Narration
Modalite du faire Passe simple Passe compose Present narratif Imparfait
BRONCKART (1996) Recit interactif
Narration
Phrase declarative
Phrase declarative Passe simple
Passe simple Passe compose Imparfait Organisateur tps
Futur
Imparfait Organisateur tps Pr./adj, 1'/2' pers, Anaphores
Imparfait Organisateur tps Anaphores Pr./adj, /"/2' pets.
.' I, Pour une description des procedures de choix ct d'analyse des extraits, voir Bronckart et al. I I
1985. I~cs marques reputees «abscntcs» sonl Illcntionnees en fin de tableau et en italiques.
95
Que lc point de vue soit phraxt iquc, conunc chez Comhl'l' I Hrcs, ou tcxtucl. commc chez Bronckart, ne semble pas avoir unc grande incidence sur l'invcntairc des unites linguistiques narratives, adeux exceptions pres toutefois. En dcfinissant le recit au niveau phrastique, Combe et Bres sont contraints de citer les verbes d'action ou les modalites du faire comme unites discriminantes, dans la mesure ou le recit est d' abord representation d' action. Dans I' approche transphrastique de Bronckart, en revanche, apparait une autre unite linguistique caracteristique, la categoric des organisateurs temporels, unites qui ne fonctionnent aI' evidence qu'au niveau textue!. Ces deux categories d'unites constituent en somme la trace linguistique des deux criteres majeurs de la narrativite mis en evidence plus haut: une action et un deroulement tempore!. Les autres marques linguistiques relevees par les differents chercheurs se reduisent principalement a la modalite assertive (phrase declarative) et aun sous-systeme verbal limite : passe simple, passe compose, imparfait et present historique (ou narratify. Concernant les temps verbaux, on constate qu'il y a unanimite autour des deux temps pivots generalement utilises pour raconter: Ie passe simple et le passe compose. Si I'on s'arrete a I'analyse la plus detaillee, celie de Bronckart (1996), on constate que les deux couples de temps releves - passe compose et imparfait vs passe simple et imparfait - caracterisent deux modes enonciatifs pour raconter. En cela Bronckart est tres proche des observations faites par Benveniste (1966) ou Weinrich (1964, 1979) concernant les unites linguistiques propres aux plans d' enonciation du « discours » ou de I' « histoire ». La Narration correspond au mode «historique» de Benveniste (ou monde «raconte » de Weinrich), quant au Recit interactif, il renvoie a une prise de parole narrative dans un contexte enonciatif de «discours» (ou monde «commente » de Weinrich), d' ou la presence massive de pronoms et adjectifs de 1re et 2e personne. Ce constat signifie-r-il pour autant que le passe simple et Ie passe compose sont specifiques a Ia narrativite ? II ne semble pas. On peut en effet rencontrer ces deux temps verbaux dans des enonces non narratifs, tels « II a plu toute la nuit» ou Ie fameux «Ce fut bon» prononce a la fin d'un repas, qui ne racontent rien, mais decrivent plutot un etat resultant.
ensemble cl'unitcx il rcstc que kill'
1l'll'Vl' ~'lIdlllPPl' 1IIIIIl'
dillicultc majeure, lc
lait qu'unc mcmc forme lill~lIisliqlll' pcut nvunrk-x vuk-urs dcmplois diffcrcntcs. Pill' cxcrnplc, lcs passes composes Il'P('I('S dilllS 1111 tcxtc xont-ils tous narratifs '? ('ntains Ill' sont-ilx pas de simph-s .. ill'l'llillplis de present» 'l Dans la merne idee, 1111 rclcvc strictcmcnt quantitatif dc lOllS lex presents nc peut conduire qu'a une uupassc. En cffct, dans un scul tcxtc, on pcut observer jusqu'a quatre emplois dilfcrcnts de ce temps grammatical". On en conclura qu'il ri'existe pas de temps vcrbaux specifiques a la narrativite. I)cux points meritent encore d'etre discutes apartir du tableau 3.3. Le premier, l' 'est I 'idee que la narrativite a a voir exclusivement avec I'assertion et interdit ks formes negative et modalisante (conditionnel et phrases hypothetiques). ;\ cc propos, Genette (1972) est categorique : Puisque la fonction du recit n'est pas de donner un ordre, de formuler un souhait, d'enoncer une condition, etc. mais simplement de raconter une histoire, done de «rapporter » des faits (reels ou fictifs), son mode unique, ou du moins caracteristique, ne peut etre en toute rigueur que I' indicatif, et des lors tout est dit sur ce sujet, amoins de tirer un peu plus qu'il ne convient sur la metaphore linguistique. (Genette, 1972: 183)
Ryan (2006) affirme egalement que I'assertion est Ie seul mode grammatical de la narrativite, excluant resolument tout acte de langage qui impliquerait une possibilite. Prince (2007) souligne lui aussi Ie caractere globalement certain et positif des evenements racontes, dans un article ou il revient sur les facteurs rcxtuels permettant didentifier un texte comme narratif: Un de ces facteurs textuels qualitatifs serait Ie caractere positif des evenements depeints puisque les narratifs sont des representations d' evenernents et non de leur simple possibilite au de leur negation. Les narratifs vivent de certitude: ceci est arrive et puis cela ; ceci est arrive a cause de eela ; ceci est arrive et est associe a cela. Bien qu'ils ne proscrivent ni les hesitations ni les suppositions ni les negations - on sait qu' elles peuvent creer du suspense ou fonctionner comme marques d'objectivite ou souligner les qualites de ce qui est effectivement arrive - et bien que, du moins dans leurs occurrences linguistiques, ils accueillent volontiers I'interrogatif, Ie negatif ou Ie conjectural, les narratifs peuvent mourir a force d'indecision et d'ignorance. (Prince, 2007: 10)
De fait, des que I' on se penche sur des textes realises, on observe que, selon le genre ou la visee, chaque unite linguistique est susceptible d'etre employee hors de sa soi-disant zone d'attribution. Cela signifie que, de merne qu 'une proposition ne peut etre categorisee comme narrative independamment de son insertion dans un cotexte narratif, une marque linguistique isolee ne peut etre definie a priori comme trace univoque de narrativite, Certes, comme Ie fait remarquer Bronckart, il s' agit de reperer des configurations de marques, c'est -a-dire «des ensembles d'unites qui sont co-occurrentes dans un merne type de discours» (1996: 168) et non pas des unites isolees". Mais merne en prenant en compte un
Sii' on peut admettre avec Prince que, sou vent, « les narratifs vivent de certitude», i I faut cependant reconnaitre qu' iI ex iste des genres narratifs qui fonctionnent differernment. Par exemple, Ie feuilleton mediatique, dont il sera question au chapitre 6, constitue un cas de figure discursif extrernement interessant, Construit au jour Ie jour dans I'incertitude de ce qui va advenir, ce type de narration comporte
23. Weinrich (1979)reJeveacepropos1'« affinite » syntaxiquequi existeentrela . narrativissime» troisieme personne et Ie passe simple.
24. Pour une illustration de cc constat, voir Rcvaz 1998,
96
97
cffccti vcrncnt de nombrcuscs formes Ii nguistiqucs nun assnl ivex (condi tionncl, tournures hypothctiques, questions, etc.). L'autre point problematique du tableau 3.3 concerne la lisle des temps verbaux reputes « narratifs » (imparfait, passe simple, passe compose, present de narration) et la mention de I'absence du futuro Ce releve laisse entendre que les temps de la narrativite seraient exclusivement des temps du «passe». Postuler ceci c'est privilegier le cas, certes le plus frequent, de la narration retrospective (ou «ulterieure », au sens de Genette 1972), ou I'on raconte ce qui s' est passe (reellement ou fictivement, peu importe) et non ce qui se passera ou ce qui pourrait se passer, Prince (1982) affirme lui aussi que c'est dans une serie d'assertions a propos d'evenements passes qu'il yale plus de narrativite : With regard to narrativity, the (emphatic) past is preferable to the (possible) future, the conditional or the present: «It did happen» is more narrative than «It may happen », «It will happen », or «It would happen ». (Prince, 1982: 150)
Cela pose cependant la question du statut de la narration prospective. Peut-on «raconter » l'avenir ? Dans Figures Ill, Genette (1972) prend en compte la possibilite d'une narration anterieure a I'evenement, citant quelques cas de recits «predictifs» litteraires ecrits au futuro Mais il montre aussitot que ce type de narration se situe a un niveau «second », c' est-a-dire qu'il s' agit d'une anticipation de I'avenir par rapport a l'instance narrative «immediate», mais non par rapport a I' instance narrative «derniere », a savoir I' auteur irnplicite". Cela signifie que les narrations soit disant « anterieures » sont en fait des predictions «apres-coup ». Prince (2009) depasse tout de rneme I' a priori que la narration ne peut etre que posterieure a ce qu' elle raconte en postulant que « le recit canonique [rapporte] non seulement ce qui est arrive mais ce qui n' est pas arrive et ce qui aurait pu arriver » (pA). 11 elargit ainsi la reflexion sur la temporalite narrative en admettant que les recits peuvent etre caracterises non seulement dans leur completude, mais aussi dans leur progression: En fait, pour comprendre n'importe quel recit (ou presque) et pour en apprecier Ie faconnement du temps, il faut savoir distinguer ce qui va arriver de ce qui a eu lieu, ce qui ne fait que commencer de ce qui est sur Ie point de finir, ce qui s'est effectivement passe de ce qui restera toujours virtuel. (Prince, 2009: 4)
1."t'Xl'mplc l'i dcxxous illuxtn- 1'111111111'1111'111 la possihilill- l'voqlll-l' par l'rincc de rucontcr non sculcuu-nt 1'(' qlll a l'U lieu, mais aussi cc qui va arrivcr, voirc cc qui nc sera Ill'Ult'tll' jumuis ('hll,jlll'.
(2()()l))
Au prochaln top.
Il'S VOll'lII'S
c!t' numtrcs courront toujours...
C;J<:N~:VJ<:, Le
camhrlolage c111 Mllsce de haute horlogerie qui a eulieujeudi it la Chaux-de-Fonds fait penser it un casse similaire qui s'est deroule au Musee de l'horlogerie de Geneve et dont les coupables n'ontjamais ete identifies. Situe sur la route de Malagnou - un axe qui mene directement en France - le Musee genevois a ete cambriole adeux reprises. Une premiere fois, le 31 aout 2001. Vers 22h30, les malfrats escaladent la facade du musee, brisent une vitre au 1er etage, puis volent 44 montres presentees dans une exposition temporaire. Butin, 2 millions de francs. Dans leur fuite, les voleurs se sont «offerts» le luxe de laisser tomber dans les rosiers une montre evaluee a 200 000 francs. Le 23 novembre 2002, le musee est a nouveau victime d'un cambriolage. Cette fois, un camion utilise comme voiture-belier pulverise la porte d'entree, Avec des barres a mine, les malfrats brisent des vitrines et empochent 174 montres dont des pieces uniques. Lorsque la police arrive, elle a juste le temps d' apercevoir les voleurs fuir dans une VW Golf. Butin: 10 millions de francs! A ce jour, l'enquete n'a rien donne. Une montre a ete recuperee chez un antiquaire aLondres, une autre a ete reperee a Hongkong et une troisieme en Italie. Mais impossible de remonter le fil car soit l'un des intermediaires est mort, soit il a disparu. Seule constance: les pistes convergent vers l'Italie. (Le Matin Bleu, 09.07.07)
Presentee dans une rubrique intitulee «Dossier non elucide », cette affaire de cambriolages en serie est racontee dans le detail. On peut lire effectivement lous les faits qui ont eu lieu en 2001 et en 2002. Mais on peut lire aussi une ouverture sur I'avenir, d'une part dans le titre «Au prochain top, les voleurs de montres courront toujours», dont le futur et les points de suspension signalent que l'affaire n'est pas terminee, d'autre part dans la mention, dans la derniere phrase, de pistes possibles «des pistes convergent vers l'Italie »). En outre, la rcmarque, en fin d'article, qu'c a ce jour, I'enquete na rien donne» souligne la part dincertain, d'irresolu, et des lors la possibilite que Ie denouement de I'affaire reste toujours virtuel.
Cette description de la temporalite narrative montre que les formes linguistiques prospectives, dont Ie futur est le temps emblematique, peuvent etre considerees comme relevant de plein droit de la narrativite. 25. On peut comprendre l'instance narrative «immediate» au sens de narrateur homodiegetique et I' instance narrative « dernierex au sens de narrateur hetcrodiegetique. Voir Genette (1972) pp.251-265.
98
99
Si Ie «riarratif» est omnipresent, sa theorisation ne fait l'objetd'aucun consensus. Selon lespoints de vue, Ierecit est considere tant6tcomme un mode d'enonciation un agencement de faits, une structure textuelle, un acte de parole, volre Ie resultat d'une strategie de lecture relativement independante des proprietes textuelles proprement dites. On peut neanrnoins relever un ensemble de proprietes semantiques communes: - Unerepresentation d'actions - Un deroulernent chronologique - Unetransformation (renversernent) entre l'etat initial et l'etat final - Un enchainernent causal - Un developpement inhabituel au non previsible de l'action En revanche, dans sa materlallte linguistique, Ie recit presents des caracteristiques semble impossible de fonder son caractere narratif sur Ie seu! releve de marques linguistiques qui lui seraient propres. En d'autres termes, il n'existe pas de marques linguistiques specifiques ala narrativite,
Chapitre 4
LES CATEGORIES TEXTUELLES DE LA NARRATIVITE
tellernent varieesqu'il
1 2 3
4
Barthes, R., «Introduction Paris, le Seuil, 1966.
a I'analyse structurale des recits », Communications, n° 8,
Bremond, c., Logique du tecit, Paris, Le Seuil, 1973. Bres, J., La Narrativite, Louvain-Ia-Neuve (Belgiquel, Duculot, 1994. Combe, D., «-"la marquise sortit acinq heures..." - Essai de definition linguistique du recit», Le Franr;ais moderne, n° 3-4, 1990, pp. 155-166. Genette G., Nouveau discours du recti, Paris, le Seuil, 1983. Gervais, B., Recit« et actions, Quebec, le Preambule, 1990. Kibedi Varga, A., Discours, recit, image, liege-Bruxelles, Mardaga, 1989. Molin?,J. et lafhail-Molino, R., Homo (abu/ator. Theorieetana/ysedu recit,Montreal, Lerneac/Actes Sud, 2003. Pier, J. et Garcia landa, J.A. (eds), Theorizing Narrativity, Berlin, De Gruyter Narratologia Series, 2008. Ricceur, P., Temps et recit, tome I, Paris, le Seuil, 1983. Rudrum, D., «On theVery Idea of a Definition of Narrative: A Reply to Marie-Laure Ryan», Narrative, Vol. 14, N° 2, The Ohio State University, 2006. Ryan, M.-l., «Semantics, Pragmatics, and Narrativity: AResponse to David Rudrum », Narrative, Vol. 14, N° 2, The Ohio State University, 2006, pp. 188-196. 100
Du « tout au rien La Chronique la Relation le
»
narratif aux degres de narrativite
I)ans le chapitre precedent, on a releve les divergences de point de vue concernant tant la nature de la narrativite que son empan minimal, ses traits semantiques au ses marques linguistiques. 11 s'ensuit, au plan textuel, une absence de
definition univoque et, des lars, des emplois parfois tres differents des termes cc recit », «narration» au «texte narratif ». Pourtant, depuis Ie moment ou, dans lcs annees 1960, le courant structuraliste s'est donne pour tache de trouver la structure commune a l'ensemble des recits, le desir de mettre en evidence une « forme» narrative prototypique n'a pas faibli: L'espoir qui inspire l'analyse du recit (I 'hypothese qui guide ses demarches), c'est qu' un jour, grace aux outils raffines de la science la «galaxie des signifiants» revelera sa «forme fixe». (De Meijer, 1981: 180)
Pour faire emerger cette «forme fixe », les theoriciens sont partis de I'idee que I'on devait d' abord opposer globalement le recit aux autres formes de discours. En 1971, par exemple, Rastier affirme qu'« un des moyens (de definir) le recit consistera aetablir une typologie des manifestations, narratives et non narratives» (p. 68). Le but semble done de fixer cette fameuse «frontiere » a partir de laquelle le recit «bascule » dans autre chose: 101
Aqucl mumcnt lc Recit basculc-t-il horx dc lui-memo VLTS unc forme non naruuivc '! Ou encore, pour donner une autre extension a lheureusc et dorenavant classiquc formule de Gerard Genette, quelles sont «Ies frontieres du recit» ? Quelles sont ces frontieres au-dela desquelles le recit, comme entite «texte », ne peut plus pretendre s r existence? (Demers, 1978: 4) Le but de ce chapitre est de sortir de cette Iogique du «tout ou rien» narratif pour proposer une approche theorique de Ia narrativite plus soupIe, prenant en compte l' existence de «degres » de narrativite. Seront ainsi presentees et illustrees trois categories textuelles narratives contrastees : Ia Chronique, Ia Relation et Ie Recit'.
1 Du« tout
OU
Tableau 4.1 : 1\(" )I(;s('nl.11 ion ----"---
La narration s' attache a des actions ou des evenernents consideres comme purs proces, et par la meme elle met I' accent sur I'aspect temporel et dramatique du recit ; la description au contraire, parce qu' elle s' attarde sur des objets et des etres consideres dans leur simultaneite, et qu' elle envisage les proces eux-memes comme des spectacles, semble suspendre le cours du temps et contribue aetaler le recit dans I'espace. (Genette, 1969: 59) Description et narration correspondent ades realites differentes : la description a des etres - objets et personnes -, la narration a des evenements et ades actions. En restant dans cette perspective ontologique, on precisera que les etres se situent dans I'espace tandis que les actions s'inscrivent dans le temps [... J. (Molino, 1992: 363)
(IAI S
1\(
Ilf IN', ( 1\' I VI NI MI N I S
----
I< -mporal j({.
SIMIIl IANIIII
« IN,I( Illl()N
t,ll(;gorie textuelle
mSlRIPII()N
NARRATION
( 'c modele dichotomique a pour defaut majeur de Iaisser croire qu 'un texte est (HI 11' est pas narratif. Or, les faits de narrativite sont beaucoup plus complexes et nccessitent une approche plus nuancee, C' est Ie sens de cette mise en garde de lrancois (1988) contre les dangers de Ia « simplification structuraliste» :
rien » narratif aux degres de narrativite
Le postulat d'une frontiere entre narratif et non narratif aboutit a un modele dichotomique s' appuyant sur I' opposition, courante en litterature, entre «narration» et «description »2. Cette dichotomie se fonde sur les deux criteres de narrativite suivants: la representation d' actions ou d' evenements et un deroulement temporel:
I., c1hhlllwnh' ch'urlJllllllI / lI.m.llillll
Les «theoriciens dominants» qu' il s' agisse de ceux qui ont voulu poser des «macrostructures textuelles» ou, plus generalement de ceux qui ont voulu pratiquer «I' analyse structurale du recit» sont partis de l' axiome, qui me semble relever d'une epistemologie un peu simple: « comprendre, c'est retrouver partout du meme ». (Francois, 1988: 220) II parait effectivement illusoire de penser qu'il existe une structure unique, une merne forme fixe, qui serait le seul modele de la production narrative. II existe certes des schernas de recit prototypiques, mais ils ne representent de loin pas la totalite des faits de narrativite, II faut plutot admettre que la narrativite releve d ' une logique floue et que les textes etiquetes comme «narratifs» le sont a des degres divers. Pour rendre compte de cette diversite, il faut certainement renoncer a l'idee du « tout ou rien» narratif. A ce propos, dans Nouveau discours du recit, Genette (1983) mentionne deja I' existence de « degres de complexite d'histoire» correspondant manifestement a des formes narratives differentes" :
II faut done, me semble-t-il, distinguer des degres de complexite d'histoire, avec ou sans noeud, peripetie, reconnaissance et denouement, et laisser leur choix aux genres, aux epoques, aux auteurs et aux publics, comme faisaient a peu pres Aristote ou E.M. Forster avec sa celebre distinction de I'histoire (story: «The king died and then the queen died») et de l'intrigue (plot: « ... of grief»). (Genette, 1983: 14-15)
On peut formaliser comme suit cette opposition desormais classique entre description et narration:
Actuellement, les theoriciens semblent renoncer progressivement aux definitions binaires et adopter une approche plus flexible du concept de narrativite. lIs admettent ainsi volontiers I'existence de degres de narrativite. Par exemple, Marie-Laure Ryan (2006) defend resolurnent une «conception graduelle» de la 1.
Dans ce chapitre consacre aux modes de textualisation narratifs, on se centrera sur Ie seul mode semiotique verbal.
2.
Les ouvrages de stylistique et les manuels scolaircs contemporains encore fondes sur les categories rhetoriques et litteraires du XIX' siecle caracterisent toujours Ie recit en I' opposant a la description. Pour un expose detaille, voir Rcvaz 1997: chapitrc 1.
3.
Dans Nouveau discoursdu rccit, Genette sllggere de considerer un troisieme niveau d' analyse, entre Ie thematique et Ie modal, consacre il « la forme du contenu ». C'est a ce niveau qu'il situe la difference entre «histoirc cpisodiquc » et «intrigue nouee », c ' est-a-dire entre des degres de complexite narrative dilfcrcuts.
102 103
narrativitc (<< scalar conccption »). l-Ilc considere que lcs lextes narratifs composent un ensemble flou comportant en son centre les textes les plus prototypiqucs et, a mesure que I' on s' eloigne du centre, des textes plus marginaux : In a scalar conception of narrative, definition becomes a series of concentric circles that spell increasingly narrow conditions, as we move from the outer to the inner circles, and from the marginal cases to the prototypes. (Ryan, 2006: 193)
Refusant aussi bien une definition trop stricte de la narrativite qui exclurait
de~ t~xt.es marginau~ qu 'une defini~ion trop large qui risquerait de gommer ce qUI distingue, malgre tout, le narratif du non narratif, Ryan (2005) montre que
l'hY'poth~s/e d'un «ensemble flou x (« fuzzy-set ») permet de prendre en compte
la diversite des genres narratifs:
The fuzzy-set hypothesis will account for the fact that certain texts will be unanimously recognised as narrative, such as fairy tales or conversational stories about personal experience, while others will encounter limited acceptance: postmodems novels, computer games, or historical studies of cultural issues, such as Michel Foucault's History of Sexuality. (Ryan, 2005: 2)
I )alls cc tableau, on pcut ohscrvr-r 11111' gtadalion de la uarrativitc en tonction du nomhrc de critcrcx presents: a )!,alll'h,,, lu Chroniquc, SOI"tc de degn~ zero dl' la nurrativitc. nc cornportc que It's deux premiers critcrcs (representation d 'uctions ou dcvcncmcnts + consccution"): au centre, la Relation en comporte tu ux (representation dactions ou dcvcncmcnts + consecution + consequence); rnlin, tout a droitc, Ie Recit, dcgrc Ie plus haut de narrativite, presente tous les \'ri teres (representation d' actions ou d' evenements + consecution + consequence I mise en intrigue). Une definition precise de chaque categoric devrait permetIre dcviter la confusion des etiquettes, si frequente lorsqu'il s'agit de designer ,'Iobalement un roman, un article de presse, un recit historique ou tout autre "l'nre possiblement narratif. A titre d'exemple de cette confusion, je citerai deux commentaires de textes narratifs, une critique du roman Aubeterre par une lournaliste et la presentation d'un extrait d'une chanson de geste du XIIIe siecle par l'historien Georges Duby: Chronique qui soudain troue Ie silence d'une famille paysanne vaudoise. Aubeterre aurait pu etre vitriol pur, depecage feroce des mceurs campagnardes et reglement de comptes personnels. Le nouveau roman de Corinne Desarzens se revele acere mais tout impregne de tendresse. Le recit entraine son lecteur par lentes approches dans le tissu complique de la famille Bauer qui regne sur un superbe domaine de la Cote. [... J Privilegiant I' evocation, I' allusion et I'image, [Corinne Desarzens Jcree des tableaux raffines ou son ceil vif, son regard amoureux de l'etrange et du baroque, savent croquer sans Iacerer, (Journal Le Temps, vendredi 24 fevrier 1995, je souligne)
Prince (2007) soutient egalement I'existence de degres de narrativite : Certains objets sont des narratifs ; certains sont presque des narratifs (sont des quasi-.narratifs~; et certains ~e sont pas de~ narratifs. Certains narratifs sont plus narratifs que d autres; certams non-narratifs sont plus narratifs que d'autres; et certains sont meme plus narratifs que des narratifs. (Prince, 2007: 9)
Sans entrer dans les details des distinctions de Prince, fondees sur des facteurs tant qualitatifs que quantitatifs, on retiendra lidee cle d'une gradualite possible de la ~arrati:it~. Pour rna part, je propose de distinguer au moins trois categories n~n:atIves dlffere.ntes -la Chronique, la Relation et le Recir' - apartir de quatre cnteres ayant trait au contenu represente, a la temporalite, a la causalite et a la forme compositionnelle : Tableau 4.2: res categories de la narrativite 1. Representation
ACTIONS
2. Ternporalite 3. Causalite
ou
EVENEMENTS
CONSECUTION
-
4. Composition
I
CONSEQUENCE
-
MISE EN INTRIGUE:
Je livre le recit tel qu'il est, ou presque, afin que Ie lecteur juge de la qualite de la relation, ou plutot - pourquoi refuser le terme - du reportage, pour qu'il se rejouisse de cette admirable aisance du poeme it rendre Ie mouvement, la vie, bien que les mots fussent encore trop peu nombreux et malgre les contraintes de la versification. La description commence avec Ie vacarme, en une suite de vers courts. (Duby, 1984: 126, je souligne)
Dans les deux commentaires ci-dessus, on constate une plethore de termes pour designer le merne objet textuel: chronique, roman, recit, tableau, chez la journaliste; recit, relation, reportage, description, chez l'historien. L'usage courant de ces termes est assez flou et il semble qu'ils soient souvent utilises comme synonyrnes. Une conceptualisation plus precise devrait permettre de cerner des phenomenes differents avec plus de finesse, la question etant de savoir aquelles formes de textualisation narrative correspondent ces etiquettes.
NCfUD - DENOUEMENT
Categorie textuelle 4.
CHRONIQUE
1
RELATION
REcIT
5,
Chacune de ces categories est brievement presentee ct illustree dans les pages qui suivent. Pour un expose detaille, voir Revaz (1997).
104
Une representation d'actions sans consecution appartient ala categoric descriptive du Tableau au les actions (au evenerncnts) sont prcsentes dans leur simultaneite (voir Revaz, 1997,
pp.128-139).
105
2 La Chronique
l x: rcxtc suivant cst tin: L1l' ('II/"I/Itll/I' ti,' 1',1/1/1,:,' 1997. II l;Vl;lll'lllt'nls lit' 101 troisicmc xcmainc :
Ill'
s'agit que cl'un
r xtrai! concernant lcs
La Chronique est une representation dactions ou cl'cvcncmcnts organises scion un ordre chronologique (critere de consecution). Ce qui la distingue des autres categories narratives -la Relation et le Recit - c'est l'agencement strictement chronologique des faits, aucun lien causal ne venant s'ajouter a la succession temporelle. Todorov (1968) insiste sur ce point: «L'ordre chronologique pur, depourvu de toute causalite, est dominant dans la chronique, les annales, Ie journal intime ou «de bord»» (p.69). On peut ajouter a cette liste certaines formes de notices biographiques ou necrologiques, ou encore Ie «recit » de voyage dont Debray Genette (1988) dit que c' est « une description temporalisee [dans laquelle] la consecution n' entraine pas la consequence» (p. 238). Dans Ie «recit» de voyage, effectivement, les divers episodes sont simplement juxtaposes, relies par le seul fil conducteur du deplacement spatio-temporel. En somme, qu'il s'agisse du compte rendu des evenements d 'un ou plusieurs jours (journal intime ou «recit » de voyage), d'une annee (annales) ou d'une vie (biographie ou necrologic), la propriete commune est bien la stricte consecution temporelle''. Prenons deux exemples. Le premier est extrait du Journal d'un Bourgeois.
Annee /430: (I)
6.
535. Item, en cette annee, Ie 12e et [Ie] 13e jour de rnai, gelerent avec toutes les vignes, qui etaient les plus belles par apparence de foison de grappes [et grosses] qu'homme eut vues puis trente ans devant. [... 1. 536. Item, Ie 23e jour de mai, fut prise devant Compiegne dame Jeanne, la Pucelle aux Armagnacs, par messire Jean de Luxembourg et ses gens, et [par] bien mille Anglais qui venaient aParis, et furent bien quatre cents des hommes a la Pucelle tant tues que noyes. Apres ce, Ie dimanche ensuivant vinrent les mille Anglais aParis et allerent assieger les Armagnacs [... ]. 537. Item, en celui temps, la livre de beurre sale valait 3 sols parisis de tres forte monnaie, et la pinte d'huile de noix, 6 sols parisis. Et pour certain, aussitot que les Armagnacs furent departis, les Anglais, bon gre ou mal gre de leurs capitaines, pillerent toute l'abbaye et la vil1e [... ]. 540. Item, Ie 17e jour de juillet, aun lundi, vigile Saint-Arnoul, fut la cloche de Notre-Dame fondue et nommee Jacqueline, et fut faite par un fondeur nomme Guillaume Sifflet, et pesait quinze mil1e livres ou environ. 541. Item, Ie sire de Ros, un chevalier anglais, vint aParis Ie mercredi 16e jour d'aout I'an 1430, Ie plus pompeusement qu'on vit oncques chevalier [... ] (Tuetey, 1881: 276-277)
White (1987) propose dedistinguer chroniques etannales, considerant avecd' autreshistoriens queleschroniques presentent undegrede narrativite pluseleve quelesannales dO aunsurplus de coherence. En effet,alorsque les annales ne mettent en scenequ'une suitechronologique devenements sans liens, les chroniques s'organisent autour d'un theme central (vie d'un individu, d'une villeau d'une region, au encore evenernent historique, comme par exemple uneguerre au une croisade).
106
(2)
1997 Paris, hmdi 14, I,L' president dt' la Rcpubliquc fait sa premiere intervention tclcviscc dcpuis la victoirc de la gauche 'lUX Iegislatives, Favorable a la cohabitation, i1nc menage pas ses critiques envers Ie gouvernement de Lionel Jospin. La Haye, lundi 14. Lc Tribunal penal international condamne Dusan Tadic, un Serbe de Bosnie, activiste de l'epuration ethnique, a20 ans de prison. France, mardi 15. Le taux de reussite au baccalaureat est de 77,1 %, soit 467000 bacheliers. Washington, jeudi 17. Bill Clinton designe le nouveau chef d'etat-major des armees. II s'agit de Hugh Shelton, ancien chef des berets verts. Le Cap, vendredi 18. La France est championne du monde de fleuret par equipe. El1e a battu Cuba en finale. Washington, vendredi 18. Felix Rohatyn est nommee ambassadeur des Btats-Vnis en France. II remplace a ce poste Pamela Harriman. Paris, samedi 19. Le rapport annuel de l'OCDE sur le ch6mage et I'immigration montre qu'il ri'existe aucune correlation entre les deux donnees. [oo.] (Chronique de l'annee 1997: 64)
.11111.1.1<:'1'
I)ans les deux textes ci-dessus, malgre la distance temporelle qui les separe (1430 l'I 1997), on observe exactement les memes caracteristiques compositionnelles.
I .cs deux extraits se presentent sous la forme d'une liste datee de faits successifs, sans aucun lien de causalite. Seule la chronologie dicte l'ordre dapparition des dements. Un certain nombre d'evenements sont cites, des actions diverses sont uccomplies, par des acteurs divers, dans des lieux divers, mais sans qu'aucun cnchainement logique ne vienne relier ces faits. On passe sans transition du gel des vignes au prix du beurre ou au pillage d'une abbaye dans Ie Journal d'un Bourgeois. On cite, dans la meme liste, des evenernents aussi divers qu'une intervention politique, un resultat sportif ou un rapport sur l'emploi dans la
Chronique de l'annee 1997. Dans la Poetique, Aristote insistait deja sur la contingence des evenernents rapportes dans une chronique: [Les chroniques] sont necessairernent l'expose, non d'une action une, mais d'une periode unique avec tous les evenements qui se sont produits dans son cours, affectant un seul ou plusieurs hommes et entretenant les uns avec les autres des relations contingentes; car c' est dans la meme periode qu' eurent lieu la bataille navale de Salamine et la bataille des Carthaginois en Sicile, qui ne tendaient en rien vers le meme terme ; et iIsc peut de merne que dans des periodes consecutives se produisent l'un apres I'autre deux evenements qui n'aboutissent en rien aun terme un. (Aristote, Poctiquc : 59a 21)
107
Mcmc lorsqu' il s'agit des cvcucmcnts d 'unc vie, I'unicirc dl' I'actcur lie xu nil pas a garantir 1'« unite de I' action », comprise cornrnc uniu' Oil lexactions xc trouvcnt dans des rapports non seulement de consecution, mais aussi de consequence: L'unite de l'histoire ne vient pas, comme certains Ie croient, de ce qu'elle a un heros unique. Car il se produit dans la vie d'un individu unique un nombre eleve, voire infini, d'evenements dont certains ne forment en rien une unite; et de meme un individu unique accomplit un grand nombre d'actions qui ne forment en rien une action une. (Aristote, Poetique : 5la 16)
Le texte suivant dans lequel on peut lire le compte rendu des evenernents d'une journee, vecus par un acteur unique, ilIustre bien la citation d' Aristote: (3)
Je continue majournee d'aujourd'hui. De retour aGeneve, alliance au doigt, je vous ai achete une tres belle robe de charnbre, la plus grande taille qu'ils avaient, et je I' ai emportee tout de suite pour pouvoir I' etaler sur man lit. Puis j' ai achete douze disques de Mozart, emportes tout de suite malgre leur poids. Puis je suis allee me peser dans une pharmacie. [... ] Rentree a Cologny a cinq heures et dernie, apres avail' ote I' alliance pour eviter des questions, Mariette sachant bien que je n'en porte pas. Lu Hegel en essayant de comprendre. Ensuite me suis recompensee par la lecture honteuse d' un hebdomadaire feminin :courrier du cceurpuis page de I'horoscope pour savoir ce qui va m'arriver cette semaine, sans y croire, bien entendu. Ensuite, ai essaye de dessiner votre visage. Resultat affreux. Ensuite, ai regarde votre nom dans l'annuaire des organisations internationales. Ensuite, comme j'ai votre photo en plusieurs exemplaires, j'ai decoupe votre tete et je I' ai collee sur une carte postale representant I'Appollon du Belvedere, a la place du type. Horrible. Puis me suis demandee ce que je pourrais bien faire pour vous. Tricoter? Non, vulgaire. (Cohen, 1968: 472)
Dans cet extrait d'une lettre adressee par Ariane, l'herome de Belle du seigneur, a son amant, on peut lire un emploi du temps detaille. Sorti de son contexte, cet extrait pourrait apparaitre comme une chronique ordinaire. Dans l'economie du roman cependant, ce qui semble etre une liste dactions disparates (faire des achats, se peser, lire Hegel, puis un hebdomadaire feminin, dessiner, etc.) se revele presenter une certaine coherence. Chaque action, individuellement, est motivee par I' obsession amoureuse (« me suis demandee ce que je pourrais bien faire pour vous»). Ariane se pese pour verifier qu'elle a toujours Ie poids ideal, elle lit Hegel pour paraitre cultivee, elle consulte l'annuaire pour y trouver le nom de son amant, etc. Cette unite motivationnelle suffit-elle a transformer Ie texte en une relation (voir la definition de la Relation plus loin)? Je ne Ie pense pas, dans la mesure ou les actions d' Ariane restent juxtaposees et ne naissent pas les unes des autres. Mais iI s' agit certainement d' un texte limite, moins prototypique que (I) ou (2), par exemple, et des lors moins facile a dassel'.
108
de III pn'ssl', Vii pl'l'lIll'ttrl' de montrcr lex liens qui ex is11'111 entre lc pia II chronolouiquc dl' Iii Chrouiquc ct lc plan spatial dcjil cvoquc 1'l'roPOS du « rccit » de voyage. I ,OIS dl' lclcction de Micheline Calmy-Rey a la 1'1 ,''''II k-nee de la Confederation suissl', dl' nombrcux articles de presse ont fait un I «mprc rcndu de la journec d' « introuixat ion », retracant I'emploi du temps de la 1I1111Vl'IIe presidcntc entre son depart entrain a 13h15 de Berne jusqu'a la cloture tI" la ccrcmonie officielle en fin de journee au Batiment des Forces motrices a I i,·lll'vc. Dans Ie corps des articles, les balises temporelles sont nombreuses (";1 12h59», «13hI2», «il est 14h55», etc.). Mais on observe egalement de lie uuhrcux organisateurs spatiaux. Par exemple, dans Le Temps, Ia seule suite til'''' sous-titres de I'un des articles montre que le texte est egalement structure ,,1'11111 un plan spatial: 'III .k-rnicr cxcmplc. lin:
(4)
Sur les rails de la presidence Festivites De Berne aGeneve, la nouvelle presidente de la Confederation a ete acclamee, saluee pour son courage et sa determination
• • • • •
Berne, Ie depart. [... ]. Premier arret: Fribourg. [ ]. Quai bonde it Lausanne. [ ]. Versoix, puis Geneve, l... J. Discours aux Forces motrices. [... ]. (Le Temps, 15 decernbre 2006)
ln spatialisation est thernatisee deja dans le titre, les «rails de la presidence » rvnvoyant tres clairement au trajet effectuee par la presidente, Ensuite, Ies repl.-res spatiaux (« Berne », «Fribourg », «Lausanne », «Versoix », «Geneve ») vicnnent souligner Ie deroulement chronologique. Dans ce cas, la formule de Ikbray Genette a propos du «recit» de voyage de Flaubert et Du Camp, Par les champs et par les greves, semble particulierernent pertinente: Bien qu'apparemment primordial dans un recit de voyage, Ie discours narratif y est de faible portee. lei la consecution n'entraine pas la consequence, le recit ne transforme rien, il juxtapose. L'espace lui tient lieu de temporalite. (Debray Genette, 1988: 238)
I.a remarque de Debray Genette concernant l' espace est importante. En effet, dans Ie genre du «recit » de voyage, on constate que la mention successive des divers lieux visites l'emporte souvent, ou du moins se superpose volontiers au plan de texte temporel. De fait, I'ecoulernent du temps decoule du deplacement gcographique. On relevera enfin, outre la distinction entre consecution et consequence deja mentionnee plus haut, la possibilite qu'entrevoit Debray Genette qu 'un recit presente un degre moindre de narrativite (<< Ie discours narratify est de Iaible portee »), ce qui conforte Ie postulat d'une gradualite de la narrativite,
109
Chronique et roman Si I'on attend generalernent d'un roman qu 'il nous raconte une histoire, il arrive parfois que la forme adoptee ne comble pas cette attcnte. Prenons un exemplc concreto Dans Treize Histoires, Faulkner se contente de restituer la somme des actions de ses personnages, sans essayer de creer des liens de causalite. La totalite des actions des personnages est donnee, sans aucune volonte de selection, ni de reconstruction. Faulkner se pose en spectateur impartial de la vie et on peut dire de ses personnages qu'« il se contente de les regarder vivre, de les regarder de I' exterieur, de saisir ce qu' il peut de ces « sommes» que sont leurs gestes ou leurs paroles, dans la succession apparente ou illes percoit, sans ajouter, retrancher, choisir ni classer» (R.N. Raimbault, preface aux Treize Histoires (1939) 1991: 16). Raimbault explique ainsi la deception du lecteur: [Le lecteur] demande qu' on lui explique tout; et la peinture de la vie toute nue, toute simple, sans unite ni continuite, sans lien logique entre les evenements, et, partant, depourvue de cette succession specieusement ordonnee qu'il nous plait d' appeler I' action, lui apparait comme une indechiffrable enigme. [... ] En somme, par suite d'une longue habitude, devenue une seconde nature, le leeteur moyen s'attend imperativement a trouver, dans toute ceuvre qui pretend lui restituer l'aspect de la vie, un drame coherent. De ce fait, ce qu'il requiert d'un roman, c'est beaucoup moins une restitution qu'une explication. (Raimbault (1939) 1991: 15) La simple «restitution» de la somme des actions des personnages constitue amon sens un «roman-chronique ». Dans Ie merne ordre didee, Sartre (1947) affirme apropos de Dos Passos qu' il a invente un nouvel art de conter: «raeonter, pour Dos Passos, c'est faire une addition ». 11 fait allusion ici a la trame purement chronologique de ses romans: Pas un instant l'ordre des causes ne se laisse surprendre sous I'ordre des dates. Ce n'est point recit: c'est le devidage balbutiant d'une memoire brute [... ]. Chaque evenement est une chose rutilante et solitaire, qui ne decoule d'aucune autre, surgit tout acoup et s'ajoute ad'autres choses [. 00]' (Sartre, 1947: 21-22) De meme, Tomachevski (1925) considere que les romans sans lien de causalite, c'est-a-dire pour lui «sans intrigue», versent dans la categoric de la Chronique: Moins [Ie] lien causal est fort, plus Ie lien temporel prend d'importance. Affaiblir I'intrigue transforme le roman a sujet en une chronique, une description dans le temps. (Tomachevski (1925) 1965: 267-268)
11 definit ainsi deux types d' oeuvres, selon Ie mode de composition des faits: d'un cote, les ceuvres « a sujet » caracterisees par la presence d'une causalite et d'une intrigue, de I' autre, Ies ceuvres «sans sujct » - descriptives - dans Iesquelles «Ia 110
""II"l'ssiOIl ( ... ) uc ticut comptv d'lllll'III11"'llll.,llllll' 11111'11I" .. ( 11)().1: 2(l7). De fail, h II "'qlle it's romuncicrs. de Jilalllwrllll{ohlll' ( ,IIIkl. dt'" uk-ut d 'l; Iinu ncr I' i ntriguc d'"I'" k-urs romans, ils proposcnt k plux souvcut dl' simples sequences lineaires d:llliolls ct dcvcncmcnts. Aillsi lluulx-rt ntfinnc-t-il it propos de Madame 1/''I'tlI"I' que «ce livre est UIlC hiogruphic plutor qu'unc peripetie developpee » 1'1 qll" « lc drarnc y a pcu de part» (cite ill Raimond, 1989: 104). Merne constat 1111111
lex Ircrcs Goncourt :
lis vculcnt ecrire un « roman sans peripeties, sans intrigue, sans bas amusement» (preface a Cherie). «T'ai tout fait pour tuer Ie romanesque, pour en faire des sortcs d'autobiographies, de memoires de gens qui n'ont pas d'histoires », ecrit I~t1mond de Goncourt en 1891 en reponse aI'enquete de Huret sur Ie roman, [... ] (Bourneuf et Ouellet, 1989: 40) ()lIalld on lit Ie resume d' Un cceur simple que fait Flaubert aMme des Genettes, pressent que Ie texte est depouille de toute intrigue:
,1111
(5)
Elle [Felicite] aime successivernent un homme, les enfants de sa maitresse, un neveu, un vieillard qu' elle soigne, puis son perroquet; quand Ieperroquet est mort, elle Ie fail empailler, et, en mourant a son tour, elle confond Ie perroquet avec Ie Saint-Esprit. (lettre du 19 juin 1876 adressee aMme des Genettes)
111/ caur simple ri'est manifestement que la chronique d'une vie banale et son mode de composition est entierernent fonde sur une structure repetitive: des nllcctions successives de plus en plus denaturees. Derriere la chronologie d'une VIC, on devine Ia repetition obstinee d'une merne experience. Bien qu'il s'agisse de l'histoire d'une vie, Un cceur simple n'est donc pas un «conte-recit», Dans 1111 recit canonique, Ia suite des evenements forme une chaine logico-causale explicative. Or, dans Ie texte de Flaubert, seul Ie hasard semble pre sider aux cvcnernents: Le lien entre Ies episodes est efface, le sens echappe non seulement au heros, mais au lecteur; le temps semble ne rien produire, ne pas «faire avancer » (ni le heros, ni le recit), mais ballotter Ie personnage de hasard en hasard. (Debray Genette, 1988: 269) Dans un fameux debat avec Paul Bourget, Thibaudet (1938) s'en prend a la conception classique du roman qui exige une intrigue bien nouee, ce qu' il appelle line composition «dramatique». II juge ce type de composition trop rigoureux. II prone au contraire Ie droit pour un roman de presenter une composition «desscrree ». 11 distingue ainsi trois formes de roman: «Ie roman brut, qui peint une cpoque, Ie roman passif qui deroulc une vie, Ie roman actif qui isole une crise » (p. 18). En gros, Ie roman brut et Ie roman passif ne presentent pas de composition particuliere, leur princi pc d' organ isation etant conditionne «du dehors» par 111
l ln tnul. 1"\'SII'1' qUI
Ic dcroulcmcnt dunc cpoquc ou d'unc vic. Ccs deux types de roman onl pour particularite de pouvoir sctcndrc indefiniment suns pcrdrc leur unite ct ainsi de pouvoir contenir toutes sortes de digressions:
I'sll"~' qui
Le roman actif est le roman dans lequel l'ordre n'est pas donne du dehors par l'unite d'une epoque ou celle d'une existence humaine, mais est cree par une libre disposition du romancier. II isole et deroule un episode significatif. II est cette oeuvre de composition methodique qui parait a M. Bourget la forme superieure ' du roman. (ibid.: 20). La distinction qu'opere Thibaudet pour Ie roman correspond, semble-t-iI, aux trois categories suivantes: Ie roman brut (qui peint une epoque) s'apparente au Tableau7 , Ie roman pass if (qui deroule une vie) a la Chronique et Ie roman act(l(qui isole une crise) au Recit. On peut conclure des quelques remarques ci-dessus que Ie roman, en tant que genre litteraire, peut emprunter des formes 0' organisation textuelle diverses : Tableau, Chronique, Relation ou Recit".
3 La Relation Dans I' echelle de narrativite, Ia Relation se situe entre la Chronique et Ie Recit: plus narrative que Ia Chronique, mais moins que Ie Recit. Si Ia Chronique presente des faits relies par Ie seullien chronologique, Ia Relation presente un critere supplernentaire, a savoir des liens de causalite. Les actions et les evenernents relates sont lies non seulement dans un enchainernent chronologique (ils adviennent Ies uns APRES Ies autres), mais egalement dans un enchainement causal (ils adviennent Ies uns EN CONSEQUENCE des autres). La chaine ainsi constituee forme ce qu' Aristote appelle une« action une et qui forme un tout» (Poetique : 51 a 30). La notion de «tout» est fondamentale. Aristote Ia definit comme suit:
7.
8.
Cette categoric correspond a un mode de composition ou les evenements et les actions sont rcpresentes dans leur sirnultaneite, sans qu'il y ait de lien chronologique. Dans la maison les histoires se defont de Paul Nizon (1992), iIlustre parfaitement ce que peut etre un «romantableau », par exemple (voir Revaz, 1997: pp. 135-139). Avec cette categorisation, on se situe a un niveau global d'analyse de chaque sous-genre romanesque. Cela signifie par exemple qu' un roman «brut» (organise globalement comme un tableau) peut tout a fait comporter des intrigues a un niveau local.
112
a 1IlII'OIIlIlII'lll'I'IIWIII,IIIIIIIIIII'UI'IIIlIl'1l1l
suit pas IIcn'sslIlIl'lIll'lIl lIulll'
vicnt il sc prlllluirl'lIalurdll'lIll'lIllllllll'
dlllSI',
dlllM'
IIIIIIS
111Il"tIlIlIIll'1I1'I'IIIl'1I1
111'11'.\
quoi
xc
trouvc ou
I IJll'lllllllll"Olilrairc est cc qui vicnt
n.uurcllcmcnt apri» autre dlOSI',I'1I WI'IIi SOil 111'101 1I1'l'l'ssitl; soit de 101 probabilite, maix apri:» quoi 111.' xc trouvc ricn. milicu vst cc qui vicnt apres autre chose et 111 m ' S quoi il vicnt autre chose. Aiusi lcs histoircs bien constituees ne doivent ni
I'"
L'immense majorite des grands romans europeens, de ceux qui font partie de notre vie comme notre histoire meme, individuelle ou nationale, ne sont pas des «compositions» [... ] dramatiques, mais de la vie qui se cree elle-meme atravers une succession depisodes. (Thibaudet, 1938: 184).
A I'oppose:
Ill'
commencer au hasard, ni sachcvcr au hasard, mais satisfaire aux formes que j'ai cnoncccs. (Aristotc, Poetique: SOh 26, jc souligne) ( 't'111' definition ne semble decrire a priori que
Ia simple succession chronologique Ics cinq occurrences de «apres» mises en evidence) des trois «moments» lit' tout proces: Ie «commencement », Ie «milieu» et Ia «fin ». Or, en depit des IIpparences, ce qui regle effectivement Ia succession des parties, c'est autant lilli' contrainte Iogique qu 'un ordre chronologique. En affirmant qu'« un com1III'IIl'Cment est ce qui ne suit pas necessairement autre chose, mais apres quoi ~I' rrouve ou vient a se produire naturellement autre chose», Aristote souligne k lien logique qui unit Ie commencement et Ie milieu. Le commencement peut llln' dcfini comme tel, non pas parce que rien ne s'est passe avant, mais parce 'IIII.' cc qui s'est passe avant n'est pas dans un rapport de causalite? avec ce qui ..1111. De meme, ce qui unit Ia fin au milieu est un lien Iogique de necessite ou III' probabilite. Quand Aristote affirme qu'apres Ia fin il ne se trouve rien, a 111111 vcau, ce n' est pas de succession chronologique qu' il s' agit, mais de suite l0l'ique: des evenements ou des actions peuvent fort bien succeder aIa fin, mais lis nc sont en aucun cas entraines par celle-ci. Au-dela de Ia simple succession chmnologique, Aristote met en evidence I'indispensable lien de causalite entre ks laits car, dit-iI, «il est tres different de dire «ceci se produit a cause de cela » 1'1 ceci se produit apres cela»» tPoetique : 52a 12).
I voir
II
I) 'un autre cote, ce qui distingue Ia Relation du Recit, c' est son mode de compo..ilion lineaire, En effet, les evenements ou Ies actions representes dans un ordre rhronologique forment un tout, au sens d' Aristote, qu'aucun fait inattendu ne vient pcrturber. En d'autres termes, elle ne presente pas cette tension entre une phase de nouement et une phase de denouement propre atoute mise en intrigue. ()II peut relater aussi bien des phenomenes naturels (ternpete, orage, incendie, lever de soleil, division cellulaire, pourrissement, erosion) que des activites humaines (fete, guerre, travail, loisir, sport), mais dans tous Ies cas, les faits doivent presenter une unite et un enchainement Iogique. Examinons un premier cxcmple, Ia relation litteraire d'un phenornene natureI, Ia chute de Ia neige, par 'I'hcophile Gautier: (6) De blancs flocons de ncigc commencent avoltiger et atourbillonner comme le duvet de cygnes qu'on plumerait la-haut, Bientot, ils deviennent plus II.
La notion de causalite recouvrc ici tous Ics cas de figure evoques dans la premiere partie: les causes, certes, mais egalcmcnt lcs motifs Oil raisons d' agir.
113
I'lapl's sLlccessives: cl'uhurd la cristullisalion dl'" l'lId\l'~, l'lI~lIltl' la cOllstilLltill1l Ii,' 101 croutc l'l du noyau, cutin l'uppnruiou dl'S n vu-n-x. dl'S lOll'S 1'1 des oceans, e )11 passe d'L11l clat initial inlonnc. cc ILlll' maSSl' ck- LIlalil'I,!' en fusion », a un ctat lillaicollsiituc, la terre avec scs roches l't son cuu. la cncorc. au-dcla du plan de Inll' chronologiquc (voir lcs orgunisarcurs tcmporcls « i, l'origine », « il y a 4 II II II ianls dannecs », «upres la formation de la croutc »), tous les faits sont lies ',"'Ill I unc logique causalc : lcs roches cristalliscnt para que la terre refroidit; h-., meraux en fusion s'cnfoncent para qu'ils sont lourds; etc. Tout se tient, le 1'IIIIciped'« unite» au sens d' Aristote est respecte etles evenements s'enchainent Ii ,,·iqLlement.
nomhrcux , pills prcxxcs : 1IIIl' lcgcrc couclu- Ill' blunclu-ur, pan-ilk- il cctte poussicrc de SULTe dont on saupoudrc les gilll'allx, s'ctcnd sur lc sol. Une
peluche argcntcc sauache aux branches des .uhrcx. ct 1'011 dirait que lcs toits ont mis des chemises blanches. II neige. La couche s' epaissit, et deja, sous un Iinceul uniforme, les inegalites du terrain ont disparu. Peu a peu les chemins s' effacent, les silhouettes des objets sur Iesquels glisse la neige se decoupent en noir ou en gris sombre. A l'horizon, la lisiere du bois forme une zone roussatre rehaussee de points de gouache. Et la neige tombe toujours, lentement, silencieusement, car Ie vent s' est apaise ; les bras des sapins ploient sous Ie faix, et quelquefois, secouant leur charge, se relevent brusquernent ; des paquets de neige glissent et vont s'ecraser avec un son mat sur le tapis blanc. (Theophile Gautier, La nature chez elle, 1870) Dans ce texte, on observe un deroulement progressif (voir les marqueurs de progression «bientot» et «peu a peu » ainsi que les verbes inchoatifs «devenir» et « s'epaissir» ). Le debut du processus est signale par le verbe «commencer a» et par un etat initial de legerete (les flocons de neige sont compares a un «duvet de cygnes »). Progressivement le processus s' accelere (les flocons deviennent «plus nombreux» et «plus presses »). Les flocons d'abord epars forment une couche plus epaisse et plus lourde: «une legere couche» ~ «Ia couche s'epaissit». L'aspect du paysage se modifie sous l'effet de la neige et la relation se termine sur un etat de pesanteur (<
A I'origine, la Terre n' etait qu' une masse de matiere en fusion, sans atmosphere. Peu a peu eUe commenca a se refroidir et des roches cristalliserent a partir du magma brulant. II y a 4 milliards d'annees, la Terre setait suffisamment refroidie pour se recouvrir par endroits d'une croflte rocheuse noire. Les metaux en fusion, plus lourds, s' enfoncerent petit a petit vers le centre, formant ainsi un noyau tres dense. Meme apres la formation de la croute, les volcans, toujours en activite, continuerent a cracher depuis les profondeurs une lave en fusion qui s'insinua parmi les roches de la croilte terrestre. Ces eruptions permanentes emettaient des masses de gaz carbonique et de vapeur d' eau dans I'atmosphere encore pauvre en oxygene. Cette vapeur d' eau retombait sur Terre sous forme de pluie, qui forma des rivieres, des lacs et des oceans. (Encyclopedie L'aventure humaine)
De meme qu'en (6), on assiste au deroulement progressif d'un processus. On retrouve les memes marques linguistiques pour signaler la gradation: les marqueurs de progression «peu a peu» et «petit a petit» ainsi que des verbes inchoatifs comme «se refroidir» et «continuer a». Le debut est egalement marque par Ie verbe «commencer a ». La transformation du paysage se fait par 114
relation des phenomenes naturels ne semble pas avoir beaucoup retenu l'atdes theoriciens. Quand, par hasard, elle est evoquee, elle est consideree I 1lIIIJlle une variante descriptive, une «description dans le temps»:
1;1
[rnl ion
f
Telle est Ia description d'un orage, d'une inondation, d'un incendie. Dans une description de ce genre les details ne sont plus ranges les uns a cote des autres, comme les traits d'un dessin, mais les uns a la suite des autres, comme dans un defile; ce n' est plus unejuxtaposition, c' estune succession; la description n' est plus concentree en un point du temps, eUe se developpe en profondeur, elle embrasse un certain laps de temps, en un mot, elle dure. (Vessiot, 1899: 190-191) ( 'ctte definition d'un manuel d'enseignement de la redaction entre en contradic11I1Il avec la perspective classique qui oppose la description et la narration. Une .k-scriprion qui dure apparait resolument comme un cas particulier. Vessiot, que l'un sent mal a I' aise, s'empresse d' ailleurs de mentionnerque si I'humain apparait dalls ce type de description, « alors on ne decrit plus seulement, on raconte» : Si I'homme y figure comme acteur, c'est-a-dire, si on l'y voit agir, lutter, souffrir, alors I'interet se deplace, et passe du phenomene Iui-merne a I'homme qui est aux prises avec lui; dans ce cas, sans cesser d'etre en partie descriptive, la composition toume au recit ; car tout recit se compose d'une serie d'actes ou d'actions, (Vessiot, 1899: 197) I.\:xplication de Vessiot n'est pas satisfaisante. Comment «sans cesser d'etre l'll partie descriptive» la composition peut-elle «tourner au recit» ? Description l'l rccit a la fois, la «description dans Ie temps» fait manifestement eclater la Iraditionnelle dichotomie evoquee pIus haut. C' cst la que I' on voit I' interet d 'une l'l Inception graduelle de la narrativite qui permet de donner un statut a part entiere ilia «description dans Ie temps », Cclle-ci correspond soit a la categorie de la ( 'hronique, soit a celle de la Rclation, scIon que le deroulement chronologique Sl' double d'un deroulement logique. Quant a la presence de l'humain citee par Vessiot comme Ie signe que la description «tourne au recit», on considerera que IT n' est pas pertinent. En effct la presence d' un acteur humain, donc de I' action, dalls une suite evenementiellc ne deoouche pas obligatoirement sur une forme de recit. Prenons-en un cxcmplc : 115
(Re)l1c1iof/: la suite du deuxicme paragraphe dccri: lc «plongcon dans le
vide ». Dans ce paragraphe on assiste a quelquc chose qui relcve plus de I'evenementiel que de l'actionnel-intentionnel: le heros, deja decrit dans le premier paragraphe comme «emporte par des elements dechaines », se trouve pris dans une embarcation «rudement ebranlee par la violence des flots ». La forme passive montre que le heros subit la situation plus qu'il ne la maitrise> ;
Denouement: la fin du plongeon et Ie retablissernent quasiment miraculeux (<
Situation finale (troisieme paragraphe): dans cette partie, Ie heros semble s' effacer derriere son chronographe qui devient lui, le vrai heros de 1'histoire (ou peut-etre l'objet magique qui a permis l'issue heureuse): «Au poignet de Shaun Baker un chronographe de haute precision: Ie Sector ADV 4500 Chrono ». Lafocalisation sur lamontre, ades fins publicitaires bien sur, devient un pretexte a la description des proprietes (magiques?) d'une montre choisie par Ie heros «pour sa resistance dans les conditions les plus extremes». En somme, Ie denouement heureux de I'intrigue constitue I'argument de vente de la publicite.
I (lin deconsiderer apriori qu'un h'xle « est » ou « n'est pas :> narratif, on observe pl~t6t que les faits de narrativite se distribuent le long d'un continuum, selon des « d;gres» de narrativite divers. On peutdistinguer ainsi au moins trois categories narratives en fonction de la presence ou non des criteres suivants: u~e repre~entati?n ~'actions ou d'evenernents, une chronologie, des liens de causalite, une mise en mtngue. •
La Chronique represente des actions ou des evenernents organises selon Ie seul principe de la chronologie.
•
La Relation, manifeste un degre de narrativite plus eleve que la C~ronique. ~:s actions ou les evenements sontpresentes dans un ordre chronologique et relies entre euxpar des liensde causalite.
•
Le Redt, pris ici dans son sens strict, presente Ie plus haut degre de narrativite. Lui seul, en effet, manifeste une structure d'intrigue, c'est-a-dire un mode de composition comportant un nceud et un denouement.
Chute: «Sector et Shaun Baker: ensemble au-dela des limites ». Cette phrase semble fonctionner comme la morale de 1'histoire. Adam, j.-M., Les textes: types et prototypes, Paris, Nathan-Universite, 1992. Aristote, Poetique, trad. de Dupont-Roc, R. et Lallot, j., Paris, LeSeuil, 1980. Bourneuf, R. et Ouellet, R., L'univers du roman, Paris, PUF, (1972) 1989. Greimas, A.j., DuSens lt, Paris, LeSeuil, 1983. Revaz, E, Les Textes d'action, Publ icationdu Centre d'Etudes Linguistiques des Textes et des Discours, Universite de Metz, Paris, Klincksieck, 1997. Ricceur, P., Dutexte
a"action, Essais d'hermeneutique, II, Paris, Le Seuil, 1986.
Tomachevski, B., «Thematique », Theotie de fa fitterature, textes des Formalistes russes reunis, presentes et traduits par Tzvetan Todorov, Paris, Le Seuil, (1925) 1965, pp.263-307.
24. En marge du texte, il y a la photo d'un canoe dans une chute d'eau vertigineuse surmonte de la Iegende suivante: «Shaun Baker. Dans la fureur des flots ». Elle illustre cette phase de tension maximale au I'on ne sait pas encore que] va ctre Ie denouement.
136
137
TROISIEME PARTIE
Problemes narratologiques actuels: etudes de cas
Chapitre 5
lE ROMAN POSTMODERNE: lE RETOUR DU RECIT?
1 2 3
L'eclipse du recit
Des personnages non determines Le hasard cornme principe d'organisation
4
Depuis le debut des annees 1980, la production romanesque d'avant-garde, la litterature dite «postmoderne» 1, est decrite comme renouant enfin avec le recit: «Ce qui caracterise le plus profondernent peut-etre la nouvelle litterature postmoderne, c'est la renarrativisation du texte, c'est l'effort de construire de nouveau des recits » (Kibedi Varga, 1990: 16). Cette renarrativisation s'opere Ie plus souvent sur un mode minimaliste: minimalisme formel (textes courts, morceles en de nombreux paragraphes ou fragments; brievete des paragraphes ct des phrases), minimalisme stylistique (demantelement du vocabulaire, de la syntaxe et de larhetorique), minimalisme enonciatif(mise adistance de l' emotion) ct, entin, minimalisme narratif (personnages indetermines et intrigues epurees, voire inachevees). C'est precisernent ce dernier aspect que nous allons aborder dans les pages qui suivent en nous appuyant sur I'analyse de l'ceuvre romanesque
I.
La« nouvelle litterature postmodcrnc » dcsigne les romanciers que la critique litteraire nomme indifferemment les «jcuncs auteurs de Minuit », les «nouveaux nouveaux romanciers », les romanciers «irnpassiblcs » ou encore lcs romancicrs «minimalistes».
141
ccntuinc de uuulluus. II ~"
1l'1lU111l1l' lois cucurc a son travail menu. appuyc au bord de lu chcvilk-, 11111111111 dl' pl.uu-hcttc que lc troucmcnt de scs mains avail poli. II plOY11I1 III nuull« a III piucc, la serrait dun c6tc, lintroduisait dans la muillc supericun- dl'JlI I'll place, la rouvrait a l'uide d'une pointe; ccla avec 1II\l: rl;gularile couriuuc, lcs mailles succedant aux mailles, si viverncnt, que lu chainc sullongcait peu a peu sous les yeux de Gervaise, sans lui perrncurc de suivre et de bien comprendre. «C' est Ia colonne, dit Coupeau. II yale jaseron, le forcat, la gourmette, la corde. Mais ca, c' est la colonne, Lorilleux ne fait que la colonne.» (Zola,
Si par cxcmplc l lomcrc vcut nous montrcr lc chur de Juuon, il fuut qu'Hchc lc construisc piece par piece sous nos ycux. Nous voyonx lex 1'01il'S, l'cssicu, lc siege, Ie timon, les courroics et les cordes, non pas assembles mais sasscmblant sous les mains d'Hebe. (Lessing (1766) 1964: 112)
Au lieu de donner une image statique de I' objet fini, Homere relate les etapes successives de sa fabrication. Ce type de «description» est en fait une Relation, mais sa particularite est d' attirer I' attention du lecteur non sur I' action proprement dite, mais sur I' objet qui se construit: (15) [oo.] il est un secret dans la structure de ce lit: je l' ai bati tout seu\. Dans la cour s'elevait un rejet d'olivier feuillu dru, verdoyant, aussi epais qu'une colonne. Je batis notre chambre autour de lui, de pierres denses, je la couvris d'un bon toit, la fermai d'une porte aux vantaux bien rejoints. Ensuite, je coupai la couronne de I' olivier et, en taillant Ie tronc a la racine, avec le glaive je le planai savamment et I'equarris au cordeau pour faire un pied de lit; je Ie percai a la tariere, Apres cela, pour I' achever, je polis Ie reste du lit en I'incrustant d'argent, divoire et d'or ; je tendis les sangles de cuir teintes de pourpre. Voila Ie secret dontje te parlais; [... ] (Homere, L'Odyssee : chant 188-202)
I.a relation proprement dite commence avec «II enroulait Ie fil. .. ». Ce qui precede permet de justifier I' insertion descriptive. Le chainiste Lorilleux annonce k- type d'objet qu'il realise: «Moi, je fais la colonne », puis Gervaise est invitee par Coupeau a regarder le travail de I' ouvrier bijoutier (voir Ie discours indirect libre : «Elle pouvait bien s'approcher, elle verrait»). Est ensuite decrite la suecession des gestes techniques - enrouler le fil, donner un coup de scie, souder, 1'\C. -par le biais desquels les composants de la« colonne» sont presentes. Enfin, lc commentaire de Coupeau, vient clore la description en renommant I' objet fini ct en le distinguant parmi d' autres possibles: «C' est la colonne, dit Coupeau. II y a Ie jaseron, le forcat, la gourmette, la corde. Mais ca, c' est la colonne. Lorilleux nc fait que la colonne ». XXIII,
vers
Dans cette sequence, Ulysse se fait reconnaitre par Penelope en lui relatant la fabrication de leur lit qu'elle et sa servante sont seules a connaitre. C'est bien a travers une succession d 'actions que le lit est progressivement decrit, mais l'attention se porte moins sur les actions proprement dites que sur l'objet relie metonyrniquement au personnage qui agit. Dans I' exemple qui suit, Zola recourt au rnerne precede pour decrire la «colonne », un type de chaine en or: (16) Cependant, Lorilleux, pris d'un acces de toux, se pliait sur son tabouret. Au milieu de la quinte, il parla, il dit d'une voix suffoquee, toujours sans regarder Gervaise, comme s' il eut constate la chose uniquement pour lui: «Moi, je fais la colonne, » Coupeau forca Gervaise a se lever. Elle pouvait bien s' approcher, elle verrait. Le chainiste consentit d'un grognement. II enroulait Ie fil prepare par sa femme autour d'un mandrin, une baguette d'acier tres mince. Puis, il donna un leger coup de scic, qui tout Ie long du mandrin coupa le fil, dont chaque tour forma un maillon. Ensuite, il souda. Les maillons etaient poses sur un gros morceau de charbon de bois. Illes mouillait d'une goutte de borax, prise dans Ie cul d'un verre casse, a cote de lui; et, rapidement, illes rougissait a la lampe, sous la flamme horizon tale du chalumeau. Alors, quand il eut une 122
L'Assommoir)
4 Le Recit I.es narratologues contemporains ne prennent generalement pas en compte la categoric de la Relation, considerant qu'un texte qui presente un enchainement chronologique et causal - une action «une » au sens d' Aristote - est deja un
rccit: Un recit fournit une unite synthetique des evenements qu'il contient. [oo.] Une intrigue (plot) est une structure de relations qui permetque les evenements contenus dans le recit soient dotes d'une signification parce qu'ils sont percus comme des parties appartenant a un tout integre. (White, 1987: 9) Pour qu'il y ait recit, il faut que Ie temps ne soit plus recu comme un facteur de desintegration, mais soit tenu pour I'instrument d'une elaboration. A Ia juxtaposition des notes dans un carnet, succede une mise en perspective, qui constitue Ie recit. (Roudaut, 1992: 967) La presence d'une unite logique - Ie «tout integre » de White ou la «mise en perspective» de Roudaut - suffi rait done pour basculer de la Chronique au Recit, II existerait ainsi deux categories narratives seulement, ce que M. Spranzi-Zuber nomme les «bons » et les «rnauvais » recits:
123
Tableau 4,:1: 1,-. furllll'_ dc'
I.L'S hOlls rccitx sL'raiL'II1 CL'UX qui IIIL'Hell1 L'II (;vldl'IIIT In l'Olllll'xiollS causalcN
l'illlri~lIl'
solon Arisllllc'
cxistunt cnt 1'1' deux cvcncmcnts quclconqucs du r(;l'Il. llllllhs quI' II's mauvais r~L'iIN
rcsscmblcnt plutot il des chroniqucs, dans 1'1 I1IL'SUrL' oil i1s s01l1 conxtitucs par line. serie d'evenements ordonncs chronologiqucrncnt ct non pas arranges selon un schema conceptuel particulier, (Spranzi-Zubcr, 199X: 52)
Pour Ricoeur egalernent, il y a recit des qu 'un tout de sens est constitue. Ce qu' it nomme «mise-en-intrigue », par exemple, n 'est rien d'autre que Ie muthos aristotelicien, c'est-a-dire l'agencement logico-causal des faits en histoire: La mise-en-intrigue consiste principalement dans la selection et dans I' arrangement des evenements et des actions racontes, qui font de la fable une histoire « complete et entiere » (1450b 25), ayant commencement, milieu et fin. (Ricceur, 1986: 13)
Si tout recit presente certes une action «une », cela ne semble pas etre un critere suffisant. Je propose pour rna part de reserver la denomination «recit » aux textes qui presentent un critere formel supplementaire : une mise en intrigue, c'est-adire un mode de composition specifique comprenant un N
Aristote distingue, d' une part, les «evenements exterieurs» - relates dans le prologue - qui constituent les antecedents de l'action tragique, d'autre part, les «evenements interieurs» qui appartiennent al'histoire proprement dite. Si habituellement le nouement est compris au moins en partie dans l'histoire, Aristote signale que parfois, le nouement est forme des seuls evenements exterieurs, l'histoire etant alors uniquement l'histoire d'un renversement, ce qui donne ces deux formes possibles de la tragedie :
Nl II1I
I vcncments extcricurs
~11
I
NI
:1 l'histoin:
(antecedentsde I'aclion) Prologue
Evenements interieurs
IlfN()lIIM~Nl
al'histoire
ACTION TRAG1QUE OU EPtQUE
Debut de I'histoire
I
Renversement
), forme
NOUEMENT
a I'histoire (antecedentsde I'action)
lvenernents exterieurs
Prologue
( 'cs deux formes de composition seront I' objet d' interpretations variees. Ricceur, par exemple, refuse categoriquement de prendre en compte la distinction entre " nouernent » et « denouement» : Le seul fait qu' Aristote inclut dans la phase de nouement des evenernents «exterieurs » aI'intrigue donne apenser qu'il ne faut pas placer cette distinction sur Ie rnerne plan que Ies autres traits de I'intrigue cornplexe, ni merne la tenir pour un trait pertinent de I'intrigue, dont tous les criteres sont «internes». (Ricceur, 1983: (note 4) 75-76)
1':11 niant la pertinence du couple «nouernent» et «denouement» pour definir I' intrigue, Ricceur semble plutot s' appuyer sur la deuxierne possibilite de mise I'll forme, celle ou l'action est tout entiere dans le denouement. A l'Inverse, les commentateurs de I'epoque classique semblent s'etre inspires de la premiere possibilite, la plus frequente si I'on en croitAristote. Ainsi, la plupart des traites rhetoriques et litteraires du XVIIe siecle definissent l' intrigue en se reappropriant lcs concepts d'Aristote, L'Abbe Batteux, par exemple, s'appuyant sur lidee cl'action «une », renomme les trois parties du tout aristotelicien en «prologue» ou «exposition du sujet », «noeud » ct «denouement» : Toute action est un mouverncnt : par consequent elle suppose un point d'ou I'on part, un autre ou l'on veut arrivcr, et une route pour y arriver : deux extremes et un milieu: trois parties, qui pcuvcnt donner a un poerne une juste etendue, selon son genre, pour exercer asscz I'esprit. ct ne pas I'exercer trop.
14, Dans La Poetique, Aristote commentc surtout la forme tragique, considcrant que les parties '
qui la constituent sont identiques dans l'cpopcc,
124
125
1,01 prcm icrc partie Ill' suppose ricn avant; maix I'll\' ('X1/'.(' quvlquc l'iHlSL' aprcs : c 'est cc qu' Aristotc appcllc lc commencement. 1.01 SeL'llnde SIIPPOSl' quclquc chose avant ellc, cr cxige quclquc chose aprcs : ccst lc milieu, 1.01 iroisicmc suppose quelque chose auparavant, et ne demande rien apres : c' est 101 Iin. U ne entrcprisc, des obstacles, Ie succes malgre les obstacles, Voila les trois parties d'une action interessante par elle-meme. Voila la raison d'un prologue, ou exposition du sujet, d'un noeud, et d'un denouement. (Batteux, (1775) 1967: 53) L'epoque classique opere done un elargissement de l'action aristotelicienne en ajoutant Ie prologue (ou exposition) l'histoire proprement dite:
a
Tableau 4,4: la forme de J'intrigue c1assique
faites sur I\'dil nl'l pilI' III 11'1111111' du II I llllp('tlc all mil icu de I'cspluuadc ; 101 purlic qui court du premier ('mllllrqIH'II\l'1I1 d('s savantasscs dans leur dispute .iu~qU'il lcndroit ou lcs doctcurs gll~',I\l'II'llt pour hnir 101 haute mer hOI'S de 101 vue des Strasbourgeois, lex luissuut en ('amlL' Sill 101 rive, ahandonncs i\ leurs affrcs, constitue 101 Catastasis. division oil murisxcnr lex incidents et les passions qui eclateront au cinquicrnc actc. 1,01 dernierc di vision dchutc avec 101 sortie des Strasbourgeois sur Ia route de Franc[ort, pour s'achever, Ie iii du labyrinthe enfin tire, Iorsque Ie heros est arrache a 'son etat d'agitation (comme Ie nomme Aristote) pour etre transporte dans un etat de repos et de paix. . .. Celle-ci, dit Goguenoten Grosscacadius, constitue Ia catastrophe ou peripertia de man conte - et c'est elle que je m'en vais maintenant vous relater. (Sterne, ( 1760-1767) 2004: 394-395)
Dans Ie recit parodique 15 Tristram Shandy (1760-1767), Ie narrateur s'interrompt avant Ie denouement pour commenter I'avancement de son recit. Se referant, de maniere ironique certes, aux regles de la dispositio et de ses divisions conventionnelles, il expose une veritable theorie de la mise en intrigue: Mais hatons-nous d'arriver a la catastrophe de ce conte - je dis bien Catastrophe, (x'ecrie Grosscacadius), attendu qu'un conte compose selon Ie meilleur ordre par 101 dispositio qui en distribue les parties, non seulementjouit (gaudet) de la Catastrophe ou Peripeitia du DRAME, mais jouit en outre de toutes les parties essentielles, intcgrantcs ou constituantes dudit drame - puisqu'il possede, tout comme lui, sa Protasis, son Epitasis, sa Catastasis, et, pour finir, sa Catastrophe ou Peripeitia, toutes divisions, dont chacune, generee par la semence de la precedente, y decoule necessairement d'elle, et qui, ainsi, se succedent l'une a l'autre selon l'ordre ou Aristote, Ie premier, les planta [... ]. - La division qui court du premier parlementage de l'etranger avec la senti nelle, jusqu'a I'endroit ou il quitte Ia cite de Strasbourg apres avoir ote ses braies de satin cramoisi, est la Protasis ou ouverture de la piece comprenant les premieres entrees en scene - division ou les caracteres des Persona' Dramatis sont a peine esquisses, et ou le sujet n'est introduit qu'avec discretion. L' Epitasis, ou l' action se developpe et se noue, augmentant en tension et intensite jusqu' ace qu' elle atteigne a son plus haut sommet nomrne Catastasis, et qui constitue la division occupant ordinairement Ies deuxierne et troisieme actes, est comprise dans cette peri ode mouvementee de mon histoire qui s'etend de la premiere agitation nocturne provoquee par Ie nez, jusqu'a la fin des conferences 1'1. I,L' rccit parodique est un recit qui privilegie les dispositifs metatextuels (roman du roman, presence manipulatrice du narrateur) et intertextuels (personnages «programmes» par l'intcrtcxte, parodisation, pastiches). A ce sujet, voir Sangsue (1987).
12b
( 'cue explicitation du procede narratif emprunte sa termino~o.gie au. lexi~ue IIIL-atral employe par Ies Anciens". De fait, c'est Ie grammamen 1atm iEhus 1)(matus, plus connu sous Ie nom de Donat, qui proposa, au IV' siecle,.l~s .termes dc «protase ». «epitase » et «catastase » pour designer les gran~e.s ~l:lslOns de I;t dramaturgic antique. Les termes de «catastrophe» et de «penpetie » seront ujoutes plus tard, respectivement au XVIe puis au XVIIe siecle. Quoi q~:il en soit, cette terminologie trouve son equivalent dans les parties «exposmon », " n.eud» et «denouement» reprises par les Modernes:
Tableau 4.5: les parties principales du drame'? Terminologie des Anciens
Terminologie des Modernes EXPOSITION
PROTASE EPITASE
NOEUD
CATASTASE CATASTROPHE OU PERI PETIE
a
DENOUEMENT
I.a protase correspond laclassique scene d' exposition. C' est la que sont presentes Irs personnages principaux ainsi que les evenements anterieurs l'action d~ama Iique proprement dite. L' epitase, sou vent confondue av.ec la ~atastase: constttu: ~a phase de nouement de I'intrigue. C'est dans cette partie qu une tension est creel'
a
Ill. AuXVIIe siecle, la Querelle des Anciens et Lies Modernes a oppose les milieux litteraires aut.our de laquestion de la superioritc de la culture greco-latine par rapport ala culture contemporame. Du cote des Anciens: Boileau, La Fontaine. La Bruyere et Fenelon; du cote des Modernes: Perrault, Fontenelle et Houdar de la Motte, pour nc citer que les plus connus. . 17. Le« drarne x designe ici tout genre dnunnt iquc destine aetre represente sur scene, done aUSSI bien la comedic, la farce, la tragi-coml'dic que la tragedie.
127
pour montcr vcrs unc situation paroxysiiquc. l.orsquc ccttc montcc est ralcntic, on peut parler alors de catastase (du grec cathistanai : x' arrcter). C' est la phase «dans laquelle les intrigues nouees dans I'Epitase se soutiennent, continucnt, augmentent jusqu'a ce qu'elles se trouvent preparees pour Ie denouement qui doit arriver dans la Catastrophe» (Dictionnaire dramatique, 1776: 221-222). La catastrophe, ou denouement, met fin au recit, Elle resout I'intrigue et regie le sort des personnes qui y etaient impliquees. On retiendra de ces rnodeles d'intrigue Ies deux versants fondamentaux que constituent le noeud et le denouement's. Dans Ie Dictionnaire International des Termes Litteraires, on trouve la definition du nceud la plus eclairante : Le terme designe un moment de I'intrigue, situe apres I'exposition. C'est celui ou les situations se compliquent de maniere a laisser Ie spectateur ou Ie Iecteur dans l'incertitude sur I'issue de l'action, d'exciter sa curiosite et son anxiete, C' est I' endroit de la piece ou, les forces du conflit se rencontrant et paraissant se balancer, il devient impossible de prevoir I' issue finale. On peut considerer que le : nceud correspond al'ensemble des obstacles que Ie heros doit vaincre pour venir about de son entreprise. (DITL, rubrique «noeud ») Cette definition du nceud est a comprendre dans le cadre d'un recit theatral OU I' action est jouee devant Ie spectateur. Dans ce cas de figure particulier ou le , deroulement du discours se fait parallelement au deroulernent de l'action, on comprend mieux I' ernploi de termes comme «conflit» ou «obstacles» qui renvoient manifestement plus aune logique actionnelle qu'a une logique discursive. Ell revanche, ce qui semble pouvoir s' appliquer toutes les formes de mise en intrigue (theatrales ou pas) c'est Ie fait que le nceud est ce moment-de ou le spectateur ou Ie lecteur est dans « l'incertitude sur I' issue de I' action». On reviendra en detail sur cet aspect dans Ie chapitre 6 consacre aux intrigues «ouvertes ».
a
Composer un recit, e' est done nouer et denouer une intrigue. Pour de nombreux rornanciers, cela revient organiser la matiere romanesque de facon ce que Ie texte fasse la «pyramide » (voir cette reflexion de Haubert dans une lettre qu'il ecrit a Mme des Genettes en octobre 1879: «Toute ceuvre d' art doit avoir un " pivot, un sommet, faire la pyramide »). La contrainte d 'un mode de composition presentant un point culminant suivi d'un denouement semble si pregnante que lorsque les romanciers decident d'eliminer I'intrigue, ils ne proposent plus que \ de simples sequences lineaires dactions ou d'evenements : des chroniques ou des relations. Mais poursuivons notre bref parcours histarique des modeles d'intrigue. Si avec Ie declin de la rhetorique Ies regles de composition de l'intrigue l disparaissent completement des traites de litterature, un regain dinteret pour Ia structure des recits se manifeste au xx e siecle, d'abord chez Ies formalistes
a
a
18. Si la notion de denouement a suscite de nombreux debats en Europe aux XVII' et XVIII'
siecles etaeteattentivement etudiee parlesthcoriciens dutheatre, la notion de nreud a souvent echappe a I 'analyse. A ce propos. voir Scherer 1950. 128
ruxxcs (Propp ct 'Iomuchcvski. pur cxcrupk-) puis, d~s Ies unuccs Il)()(), chezlex structuralistcs francais (Hnrthcs. Hn-ruoud. Grcimas ct Tmlorov). l.aixsons de celte lex modclcs nunutifs qui lie tiennent pas compte de l'element de tension que constituc lc couple na-ud : denouement pour observer brievement I rois rnodcles d' intrigue intcrcssants. Lc premier est celui de Tomachevski (1925). ( 'c dernier propose un modele de I' intrigue en quatre phases: Nous observons une situation equilibree au debut de la fable [19] (du type «Les heros vivaient paisiblement, Tout d'un coup, il est arrive, etc.»). Pour mettre en route la fable, on introduit des motifs dynamiques qui detruisent l'equilibre de la situation initiale, L'ensemble des motifs qui violent l'immobilite de la situation initiale et qui entament l'action s'appelle le noeud. Habituellement Ie nceud determine tout le deroulement de la fable et l'intrigue se reduit aux variations des motifs principaux introduits par le noeud. Ces variations s' appellent des peripeties (Ie passage d'une situation aune autre). Plus les conflits qui caracterisent la situation sont complexes et plus Ies interets des personnages opposes, plus la situation est tendue. La tension dramatique s'accroit au fur et a mesure que le renversement de la situation approche. Cette tension est obtenue habituellement par la preparation de ce renversement. [... ] La tension arrive ason point culminant avant Ie denouement. (Tomachevski, (1925) 1965: 274)
Situation initiale ~ Nceud ~ Peripeties" ~ Denouement, on retrouve I'image de la «pyramide », avec un accroissement de la tension dramatique jusqu'a un point culminant suivi immediatement du denouement qui permet Ie retour a une situation equilibree. Quand, dans son« Explication deL'Etranger », Sartre (1947) montre comment Camus aurait dil proceder pour faire de son texte non pas une simple relation (« Meursault enterre sa mere, prend une maitresse, commet un crime», p.134), mais un «roman these», c'est-a-dire un recit qui explique, il propose un scenario qui obeit manifestement aux memes lois de composition que celles decrites par Tomachevski:
a
Si M. Camus avait voulu ecrire un roman a these, il ne lui eut pas ete difficile de montrer un fonctionnaire tronant au sein de sa famille, puis saisi tout acoup par l'intuition de l'absurde, se debattant un moment et se resolvant enfin a vivre l'absurdite fondamentale de sa condition. Le lecteur eut ete convaincu en mernc temps que Ie personnage et par les memes raisons. (Sartre, 1947: 129)
a «sujet ». La «fable» designc la succession logique et chronologique desevcncmcnts racontcs tandis queIe « sujet», est la manifestation textuelle de la « fable ». Parcxcmplc, Ie c sujet» peut bouleverser I' ordre chronologique des evenernents de la « fable ». 20. Si la periperie designe, au XVII" siccle, 1'1 derniere partie d'un drame, celie ou intervient Ie denouement, parla suite, parextension. Ie lennepasse dansI'usagecourant pourdesigner tout evenement imprevu survenant dans Ie dcroulement d'une action: « peripeties» d'un proces, d'un match, d'un voyage, etc. ("l'sl hkn dans ce sens plus moderne qu'il faut comprendre les « peripeties» de Tomachevsk i. 19. En narratologie, Ie terrne «fable» est oppose
129
Lc resume de cc qui aurait pu conxt itucr un « roman il tl1l'Sl' » prcscntc cxactcmcnt la structure d' intrigue prance par Tornachcvski :
Situation initiale equilibree : «un fonctionnaire tronant au sein de sa famille» ;
Naud (destruction de l'equilibre initial): «saisi tout de I' absurde » ;
a coup par I' intuition
Peripities (Ia tension s'accroit): «se debattant un moment»; Denouement (renversement et retour a une situation d'equilibre): «se resolvant enfin a vivre I'absurdite fondamentale de sa condition». Dans un article consacre a«L' analyse (morpho)logique du recit », Larivaille (1974) propose un autre «modele elernentaire du recit ». Tentant d'abord d'appliquer le schema canonique de Propp a un petit corpus de contes, il constate, au fil de I' experience, que ce modele presente des carences et surtout que la liste des 31 fonctions mises en evidence par Propp peut etre reduite acinq «sequences» de structure identique. II propose done un nouveau schema du conte dont la sequence elementaire se presente comme suit:
Etat initial (fin d'une action precedente et base d'une nouvelle action possible) ;
Provocation (mise
a I'epreuve du heros);
(Retaction du heros; Sanction; Etat final (fin du recit ou base d'une nouvelle action possible). (Larivaille, 1974: 376) Larivaille postule que cette structure quinaire est commune a tous les recits et il propose d'analyser tous les genres comportant une intrigue a la lumiere de ce schema. Tentons de le faire avec ce court texte de Julien Gracq: (17) Du role jaw! dans man enfance par les objets etranges. - J'avais sept au huit ans quand un de mes camarades de l'ecole communale y apporta un jour une boite de fer ronde et plate - un peu plus grande qu'une montre. Le couvercle enleve, une petite cIoison de metal en forme de spirale dessinait aI' interieur comme un minuscule labyrinthe, dont I' entree sur Ie cote de la boite pouvait se refenner grace a une petite tirette de metal. Je va is encore cette boite - d'un usage problcmatiquo - qu'il avait dO trouverdans quelque tiroir oublie. Je ne sais d'ou lui vint I'idee saugrenue de nous la presenter comme un piege amouches, d'une conception ancienne : on placait quelques grains de sucre dans la chambre centrale - on refermait Ie couvercle _ on ouvrait la tirette: il ne restait plus qu'a guetter I'entree de I'insecte appate pour la refermer prestement. Ce mode d'emploi plus qu'a moitie imbecile du bizarre instrument s'ernpara de mon imagination avec une vigueur telle
130
que .il' lI'l'US de l'l'SSl' d'IIVOII III bOlh' 1'lIll1l1pOSM"SIlIII. bsalll sur Ilia figurc rna luricusc cnvic, Il' pnssl'ssl'lIl nllill de 1111' III vcudrc a 1111 pnx cxtruvagallt. J'uvuis 1IIIl' tin-lin- nil 1111111 ~'.IIUIlI pen' .h-puis des annccs ~'.issait.une piece de mounaic lc diuuunlu-, apn's 101 punic de dominos tamiliale : .Ie la cassai, ['uchctui la boiu-. puis, uy.uu alllOl'l'C avec lin pcu de sucre en poulire, jc conuncncui ma luction. J'uttcndis longlem.ps ... Mais l'echec ne ~e dccouragcait pas, c'ctail mcmc presque lc contraire ; Ie. ch~rme de la boite mystcricusc eta it bien au-dcla de I' cfficacite : elle ne quittait pas ~a poche,; a peine aI' ecole, jc la posais devant moi sur la table; je la re~ardaIs, comble. Le surlendernain, I' instituteur, qui avait eu vent de la transactIon fr.au~ule~~e, vint trouver mes parents: je Ie vis entrer, I'air ferme. Je compns, je pahs, je cornparus, reellement plus mort que vif: j'en fus quitte a,peu pr~s pour la plus belle paire de gifies que j'aie jamais recue de rna mere, qui ne les prodiguait pas. (1. Gracq, 1967: Lettrines) I III pcut decouper cette anecdote comme suit:
hat initial: description minimale du heros (un enfant de sept a huit ans); Provocation: description euphorique de la boite qui est presentee com~e un objet de valeur et perturbation de I' equilibre initial a cause de la «furieuse cnvie » de posseder cet objet (un manque est pose); (Retaction: succession chronologique d'actions dans Ie but de combler le manque (<< je la regardais cornble ») ;
Sanction: denonciation de linstituteur et gifle des parents. Notons que I'Etatfinal n'est pas explicite et ~u'il ri'est p~s,non plus ~e~uctible du denouement. L' enfant a-t-il dQrendre la boite ? A-t-elle ete confisquee . ~ucun indice ne permet de le dire. Dans ce recit on peut observer une construction en pyramide avec, sur le premier versant, l'envie irrepressible d'un.enfant de posseder un objet quasi magique et, sur Ie second versant, la sanction cruelle des parents qui vient briser la magie. Adam (1984, 1985, 1992) reprend et adapte Ie schema de Larivaille pour arriver au modele suivant: Schema 4.1 : la sequence narrative selon Adam (1992)
Sequence narrative
Situation initiale (orientation)
-1-
Complication declenchcur I
Action ou evaluation
Resolution declencheur 2
Situation finale
131
Dans lex structures qu inaircs de Lari vailie ct d ' Adam, lexl'tapl's 2 ct 4, nommccs respectivcrncnt « provocation» et « sanction» ou « cumplicat il HI» ct « resolution»
Srhclm.1
s~mble?t relever ~Ius d 'une logique actionnelle-evenclllentielie que d'une logiquc dlscurs~ve-narratlve. C'est pourquoi, tout en reprenant Ie schema d' Adam, j'ai propose dans Revaz (1997) de renommer ces moments des de la mise en intrigue « nceud » et « denouement ». On ajoutera que toute mise en intrigue presente une necessaire tension interne entre Ie nceud et Ie denouement. Baroni (2007) decrit tres clairement « le destin de Ia tension narrative» et ses effets sur Ie lecteur qui decouvre le recit pas pas:
4,~:
111 ml,,' I'll IlIlrlKlIl'
Tension narrative
a
1.
2.
3.
Le nceud produit un questionnement qui agit comme un declencheur de la tension. Que ce questionnement soit lie a un pronostic ou a un diagnostic concernant la situation narrative, I'jnterprete est amene a identifier une incompletude provisoire du discours qui peut etre verbalisee sous la forme d'interrogations diverses du type «Que va-t-il arriver ?», «Que se passe-til ?» ou «Qu'est-il arrive ?», Le retard (designe parfois par les expressions «difference», «traiternent dilatoire », «reticence textuelle », «catalyse » ou «tmese ») configure la phase d'attente pendant laquelle Yincertuude s'accompagne de I'anticipation du denouement attendu. [... ]. C'est la dialectique de I' incertitude et de I'anticipation qui fonde la tension narrative dont la fonction essentielle est de structurer I'intrigue, de «rythmer» Ie recit, de maintenir I'adhesion de l'rnterprete et de relever I'interet du discours en produisant un affect juge agreable, Enfin, Ie denouement fait survenir la reponse que donne Ie texte au questionnement de I' interprete, ce qui vient resoudre la tension: I' anticipation (sous forme de pronostic ou de diagnostic) est alors soit confirrnee, soit infirmee et, dans ce dernier cas, une surprise peut amener une reevaluation complete de la sequence. Confirmation ou surprise, la phase de la reponse permet egalement d'evaluer la completude du recit, qui forme ainsi une totalite realisee apres avoir ete (longtemps) attendue. (Baroni, 2007: 122-123)
On retrou~e dans cette citation l'idee cle de la dramaturgie classique a propos de la fonction du nceud, Le noeud pose une « incornpletude » qui laisse Ie lecteur dans I'incertitude sur I'issue ou les raisons de I'action, ce qui cree une tension. L' avantage du modele de Baroni est de montrer que la structuration de I'intrigue ne ~epose pas necessairement sur Ie developpement chronologique d'une action, mars peut se construire egalernent sur un mystere ou une enigme, comme c'est Ie cas, par exemple, dans Ie roman policier, Pourvisualiser Ie principe compositionnel de la mise en intrigue en tenant compte de sa tension interne, on peut imaginer Ie schema suivant" : 21. Dans Baroni (2007), p. 131, on trouve un schema de «Ia courbe de la tension narrative» beaucoup plus detaille,
132
NCEUD Si Illation initiale
DENOUEMENT
I
Situation .finale
, Plus la tension est grande, plus la «declivite » representee par I'arc de cercle sera importante. Moins rigide que Ie schema quinaire habitue!, Ie schema cidcssus permet de tenir compte de degres de tension differents, entre un texte a tension maximale qui fait Ia pyramide et un texte a tension minimale tendant a la platitude. Dans L' Univers du roman, Bourneuf et Ouellet (1972) parlent ace propos de «courbes dramatiques» variables: L'intensite et la force [de la tension] varieront selon les objectifs esthetiques du romancier, depuis la tension a peine sensible dans une intrigue qui servira seulement de fil conducteur jusqu'a une crise toujours imminente qui monte vers son paroxysme. Si l'on situe sur un graphique les points du recit OU la tension s' accroit [... ] et les moments ou cette tension se relache [... ], la «courbe dramatique » obtenue presentera un profil fort variable: ligne tendant aI'horizontal avec de legers renflements ou bien ligne brisee ou alternent creux et sommets tres accentues. Dans un cas, Claire de Jacques Chardonne, la Condition humaine de Malraux, dans l'autre. [... ] Claire se presente comme une chronique tenue par Jean, Ie narrateur, alors que la Condition humaine se rapproche par sa construction dramatique de la tragedie aux temps forts bien marques, aux actes et scenes decoupes avec nettete. Le roman, de facon generale, et tout comme Ie cinema, se trouve sollicite par ces deux formes du recit souple, ouvert [... ] ou, dautre part, du recit organise avec rigueur comme une piece de Racine, dont tous les episodes simposent par leur necessite, qui progresse selon une ligne tendue vers Ie denouement. (Bourneuf et Ouellet, 1972: 43-44)
Bourncuf et Ouellet distingucnt deux formes de recit opposees : l'une dont la «courbe dramatique» tend ;\ l' horizontal et l' autre qui fait alterner «creux et sornmets ». La comparaison de ccs deux formes de recit a une « chronique », respectivernent a une «trugcdic », conforte Ie postulat de degres de narrativite differents. 133
Au tcrrnc de la thcorixation de la categoric du Rccit, Oil comprcnd micux pourquoi ce texte mentionne par Eco cornrne un «recit » (voir cxtrait II): « H icr soil' j'etais mort de faim,je suis alle diner.jai mange un steak and lobster, et apres jc me suis senti satisfait ») ne peut en aucun cas etre considere comme tel. Aucune intrigue narrative n'est nouee. Un etat initial (<
Entnie-prejace
22 :
partie introductive qui situe Ie decor et Ies circonstances
de I' anecdote;
(I
Dcnouemcnt : const ituc cl'unc pal'l par l« sanction (<< on s 'est vraiment fait gronder par lc rnonitcur cl on a dO allcr rcpcchcr les ~ateaux»).' mais e~ale~
ment par la reussitc concernant la recher~he - .la creme (~< mars o,n a r~ussl i, avoir la creme solaire ») ; le suspense disparait et la tension se resout,
Chute'>: «finalement euh mais apres on n 'a pas pu faire plus de voiI~ parce que les moniteurs ne nous ont plus Ia laisse faire », consequence ultime et, en quelque sorte, morale de I'histoire. I .c second recit est emprunte au discours publicitaire :
(19) Le torrent explose en une gerbe d'ecume. Seul, emporte ~ar des el,emen~s dechaines, Shaun Baker lutte a bras-Ie-corps avec les rapides. II s appuie sur la force du courant pour conserver son cap. Soudain devant lui Ie torrent se derobe. De l'abime monte - comme une ultime recommandation - un assourdissant vacarme. Mais Shaun n'en a cure. II est venu pour ~a, pour ce plongeon dans Ie vide. La frele embarcation est rudement ebranlee par la violence des flats, elle heurte les flancs du rocher. .. Sur une colonne d'eau glacee, secoue, balance, Shaun Baker devale un toboggan de plus de 30 metres et se receptionne dans mains d'un metre d'eau. Au poignet de Shaun Baker un chronographe de haute precision: Ie ~e.ctor ADV 4500 Chrono. Shaun l'a choisi pour sa resistance dans les conditions les plus extremes. Ses caracteristiques : boitier en acier inoxydable, etanche jusqu'a 100 metres (10 atm.), lunette tournante unidirectionnelle, mesure des temps partiels et totaux au 1/50 seconde. Sector et Shaun Baker: ensemble au-dela des limites. Cette publicite pour Ia montre Sector presente une mise en intrigue exemplaire:
Situation initiale Ie (premier paragraphe) : Ie heros est presente deja en pleine Situation initiale : «on etait dans les bateaux et euh on se passait on se jetait Ia creme solaire entre Ies bateaux» ;
Nceud: Ie jeu se trouve soudainement perturbe par Ia chute inattendue de Ia creme dans I'eau. La tension est creee; il y a incertitude quant a la suite des evenements, Ia question etant: «Vont-ils pouvoir recuperer Ie tube de
creme ?» ;
22. Frequcnte dans Ie recit oral, cette partie joue Ie rncme role que Ie prologue au theatre. Elle constitue en outre I'ouverture du tour de parole.
action. Si I' action apparait certes dangereuse, Ia tension est reellement creee au paragraphe suivant;
Naud (premiere phrase du deuxierne paragraphe): s.urgissement ~'un evenement imprevu, soulignc par la presence de «soudain » : «Soud~I?, devant lui Ie torrent se derobe ». La tension apparait et une attente est creee: «Que ., . ? va-t-il se passer ?», « Shaun Baker va-t-il s en sortir ?»
23. Egalernent propre au rccit oral, la chute permet de marquer la cloture du tour de parole. Souvent elle consiste cn unc cvuluuuon morale de l'histoire.
134
135
(Re)l1c1iof/: la suite du deuxicme paragraphe dccri: lc «plongcon dans le
vide ». Dans ce paragraphe on assiste a quelquc chose qui relcve plus de I'evenementiel que de l'actionnel-intentionnel: le heros, deja decrit dans le premier paragraphe comme «emporte par des elements dechaines », se trouve pris dans une embarcation «rudement ebranlee par la violence des flots ». La forme passive montre que le heros subit la situation plus qu'il ne la maitrise> ;
Denouement: la fin du plongeon et Ie retablissernent quasiment miraculeux (<
Situation finale (troisieme paragraphe): dans cette partie, Ie heros semble s' effacer derriere son chronographe qui devient lui, le vrai heros de 1'histoire (ou peut-etre l'objet magique qui a permis l'issue heureuse): «Au poignet de Shaun Baker un chronographe de haute precision: Ie Sector ADV 4500 Chrono ». Lafocalisation sur lamontre, ades fins publicitaires bien sur, devient un pretexte a la description des proprietes (magiques?) d'une montre choisie par Ie heros «pour sa resistance dans les conditions les plus extremes». En somme, Ie denouement heureux de I'intrigue constitue I'argument de vente de la publicite.
I (lin deconsiderer apriori qu'un h'xle « est » ou « n'est pas :> narratif, on observe pl~t6t que les faits de narrativite se distribuent le long d'un continuum, selon des « d;gres» de narrativite divers. On peutdistinguer ainsi au moins trois categories narratives en fonction de la presence ou non des criteres suivants: u~e repre~entati?n ~'actions ou d'evenernents, une chronologie, des liens de causalite, une mise en mtngue. •
La Chronique represente des actions ou des evenernents organises selon Ie seul principe de la chronologie.
•
La Relation, manifeste un degre de narrativite plus eleve que la C~ronique. ~:s actions ou les evenements sontpresentes dans un ordre chronologique et relies entre euxpar des liensde causalite.
•
Le Redt, pris ici dans son sens strict, presente Ie plus haut degre de narrativite. Lui seul, en effet, manifeste une structure d'intrigue, c'est-a-dire un mode de composition comportant un nceud et un denouement.
Chute: «Sector et Shaun Baker: ensemble au-dela des limites ». Cette phrase semble fonctionner comme la morale de 1'histoire. Adam, j.-M., Les textes: types et prototypes, Paris, Nathan-Universite, 1992. Aristote, Poetique, trad. de Dupont-Roc, R. et Lallot, j., Paris, LeSeuil, 1980. Bourneuf, R. et Ouellet, R., L'univers du roman, Paris, PUF, (1972) 1989. Greimas, A.j., DuSens lt, Paris, LeSeuil, 1983. Revaz, E, Les Textes d'action, Publ icationdu Centre d'Etudes Linguistiques des Textes et des Discours, Universite de Metz, Paris, Klincksieck, 1997. Ricceur, P., Dutexte
a"action, Essais d'hermeneutique, II, Paris, Le Seuil, 1986.
Tomachevski, B., «Thematique », Theotie de fa fitterature, textes des Formalistes russes reunis, presentes et traduits par Tzvetan Todorov, Paris, Le Seuil, (1925) 1965, pp.263-307.
24. En marge du texte, il y a la photo d'un canoe dans une chute d'eau vertigineuse surmonte de la Iegende suivante: «Shaun Baker. Dans la fureur des flots ». Elle illustre cette phase de tension maximale au I'on ne sait pas encore que] va ctre Ie denouement.
136
137
TROISIEME PARTIE
Problemes narratologiques actuels: etudes de cas
Chapitre 5
lE ROMAN POSTMODERNE: lE RETOUR DU RECIT?
1 2 3
L'eclipse du recit
Des personnages non determines Le hasard cornme principe d'organisation
4
Depuis le debut des annees 1980, la production romanesque d'avant-garde, la litterature dite «postmoderne» 1, est decrite comme renouant enfin avec le recit: «Ce qui caracterise le plus profondernent peut-etre la nouvelle litterature postmoderne, c'est la renarrativisation du texte, c'est l'effort de construire de nouveau des recits » (Kibedi Varga, 1990: 16). Cette renarrativisation s'opere Ie plus souvent sur un mode minimaliste: minimalisme formel (textes courts, morceles en de nombreux paragraphes ou fragments; brievete des paragraphes ct des phrases), minimalisme stylistique (demantelement du vocabulaire, de la syntaxe et de larhetorique), minimalisme enonciatif(mise adistance de l' emotion) ct, entin, minimalisme narratif (personnages indetermines et intrigues epurees, voire inachevees). C'est precisernent ce dernier aspect que nous allons aborder dans les pages qui suivent en nous appuyant sur I'analyse de l'ceuvre romanesque
I.
La« nouvelle litterature postmodcrnc » dcsigne les romanciers que la critique litteraire nomme indifferemment les «jcuncs auteurs de Minuit », les «nouveaux nouveaux romanciers », les romanciers «irnpassiblcs » ou encore lcs romancicrs «minimalistes».
141
l'un ccrivain "minimal isle»: Jean-Philippe Toussaint' AUII'11I lIl' sept romans iarux entre II)X5 ct 2005 ', cc romancicr beige, public en I 'rann' nux editions de Minuit , propose des tcxtcx varies qui permettent de Sl' poser Irl.-s concrctcmcnt la .jucstion de la rcnarrativisation. Par exemple, si Bcssard-Banquy (2003) parle a «in propos de «joie de la narration retrouvee » (p. 2.1), dans une interview donnee lc 19janvier 1998, Toussaint declare pour sa part: «D'une faston generale, c'est vrai que je n' ai jamais eu le desir ou I' envie de raconter une histoire. Ce n' est pas cc qui m' interesse dans Ie fait d'ecrire. C'est plutot quelque chose qui m'ennuie Lin peu ». «Joie de la narration» contre «ennui» de raconter, manifestement la nature du «recit » postmoderne merite une clarification.
1 l/eclipse du recit Annonccr Ie retour du recit dans la litterature postmoderne, c'est prendre en compte son eclipse dans les decennies anterieures, En effet, a partir des annees 11)50, Ie modele d'intrigue romanesque traditionnel (realiste a la Balzac ou n.uurnlistc ;\ la Zola) se voit contester par une constellation d'ecrivains dont les ouvragl's sont baptises par le critique Emile Henriot «nouveaux romans »4. Les ingn;dienls narratifs habituels (une intrigue bien nouee, un personnage central IYPl; dum lex actions apparaissent motivees et explicables par son caractere, un ik-rouk-mcnt chronologique dans un univers stable et coherent, une representalion du reel) sont consideres par les Nouveaux Romanciers comme des notions lIelinilivement «perimees »5. Ne croyant plus aux vertus de l'analyse psycholog iquc des personnages et moins encore ace qu'il appelle «I' illusion realiste »6,
3.
4.
5. fl.
L'unalyse des romans de Toussaint a fait l'objet d'un de mes seminaires au semestre d'hiver 2005-2006 it l'universite de Fribourg (CH). Les pages qui suivent sont redevables aux discussions et aux travaux que les etudiants m'ont rendus ainsi qu'au mernoire de licence de Camille Bissegger. Je les remercie tous ici de leur participation et de leurs recherches minutieuses. La Salle de bains (1985), Monsieur (1986), L'Appareil photo (1988), La Reticence (1991), la Television (1997), Faire l'amour (2002) et Fuir (2005). Lc Nouveau Roman a dabord cte une appellation venue de l'extericur rvoir I'article d'Henriot, lc 22 mai 1957, dans le journal le Monde) pour designer la production romanesque dauteurs qui n'avaient pas choisi d'cmblce de se regrouper. D'ailleurs l'appartenance au Nouveau Roman a pose des problemes it des auteurs aussi differents que Michel Butor, Claude Oilier, Robert Pinget, Jean Ricardou, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute et Claude Simon, pour nc citer que les participants au fameux colloque de Cerisy-la-Salle, en juillet 1971, consacre au Nouveau Roman. Pour plus de details, lire Ricardou (1978). Lire it ce propos Sarraute (1956) et «Sur quelques notions perimees» de Robbe-Grillet ( 1%3). Robbe-Grillet prone un «rcalisme nouveau» oppose it ce qu'il appelle le «verisme »: «Le petit detail qui« fait vrai» ne retient plus I'attention du romancier, dans Ie spectacle du monde ni en litterature; ce qui Ie frappe - et que I'on retrouve apres bien des avatars dans ee qu'il ccrit -, ee serait d'avantage, au eontraire, Ie petit detail qui faitfaux» (1963: 140).
142
I
Des histoires qui se dissolvent, une chronologie bouleversee, des evenements qui se contestent, ce sont Ies fondements merne de I'intrigue classique qui sont rcmis en question. Les Nouveaux Romanciers vont plus loin encore dans la dcsagregation du recit: «ils cherchent a contourner Ies obstacles de la linearite discursive et narrative en inventant de nouvelles formes romanesques qui font place a la repetition, a la fragmentation, ala simultaneite, a l'analogie et recusent it la fois la chronologie, la logique causale, la claire distinction des temps et des licux » (Viart, 1993: 112), «Recit abyme », «recit degenere », «recit avarie », « recit transmute», «recit enlise », ces titres de chapitres dans I' ouvrage theorique de Ricardou (1978) sur le Nouveau Roman montrent a quel point la presence du rccit est remise en question. Au-dela de la diversite des ecritures, le but commun est de renverser I'habituel primat de I' intrigue au profit de la description. Comme il ne s'agit plus de raconter une aventure humaine, Ie sujet, au sens psychologique, disparait totalement. En outre, chaque nouveau roman devient le pretexte ct Ie lieu d'une experimentation sur l'ecriture, d'ou cette formule de Ricardou, devenue celebre, definissant I' entreprise romanesque « moins comme l' ecriture d'une aventure que comme l'aventure d'une ecriture ». l.e statut du recit dans le Nouveau Roman etant brievernent decrit, nous pouvons maintenant nous poser la question de son statut dans Ie roman postmoderne. Quels ingredients narratifs sont repris et sous quelle forme?
2 Des personnages non determines I.a renarrativisation dans Ie roman postmodeme passe sans conteste par un retour du sujet. Mais il ne s'agit pas pour
Un pcrsonnugc, lout lc mondc sail cc que lc mot Si~llIlll'. Cc ncst pas 1111 il quclconquc, anonyme et translucidc, simple sujet de l'uctiou cxprimcc par Ie vcrbc, Un personnage doit avoir un nom propre, double si possible: nom tic famille et prenom. 11 doit avoir des parents, une heredite. II doit avoir une profession. S' il a des biens, cela n'en vaudra que mieux. Enfin il doit posseder un «caractere », un visage qui le reflete, un passe qui a modele celui-ci et celui-la. Son caractere dicte ses actions, le fait reagir de facon determinee a chaque evenement. Son caracterc permet au lecteur de le juger, de I' aimer, de le hall'. C' est grace ace caractere qu' il leguera un jour son nom a un type humain, qui attendait, dirait -on, la consecration de ce bapteme. (Robbe-Grillet, 1963: 27) Si Balzac dote d'emblee ses personnages des attributs cites ci-dessus (nom propre, heredite, profession): (1)
Au mois de septembre 1835, une des plus riches heritieres du faubourg Saint-Germain, MIle du Rouvre, fille unique du marquis du Rouvre, epousa le comte Adam Mitgislas Laginski, jeune Polonais proscrit. (Balzac, incipit de La Fausse Maftresse)
(2)
En 1828, vel's une heure du matin, deux personnes sortaient d'un hotel situe dans la rue du Faubourg-Saint-Honore, pres de l'Elysee-Bourbon : l'une etait un medecin celebre, Horace Bianchon ; I' autre un des hommes les plus elegants de Paris, le baron de Rastignac, tous deux amis depuis longtemps. (Balzac, incipit de L'Interdiction)
Chcz Toussaint, les personnages apparaissent non determines: (3)
Le jour ou, voici trois ans, Monsieur entra dans ses nouvelles fonctions, on lui attribua un bureau personnel, jusqu' a present c' etait parfait, au seizieme etage, tour Leonard-de-Vinci. (Toussaint, incipit de Monsieur, 1986)
(4)
J'ai arrete de regarder la television. (Toussaint, incipit de La Television, 1997)
(5)
Serait-ce jamais fini avec Marie? (Toussaint, incipit de Fuir, 2005)
Outre la non-determination des personnages, ces trois incipits de Toussaint introduisent au «rnonde » du texte en empruntant des strategies communicatives differentes de celles de Balzac. Dans les deux incipits balzaciens, I' existence des personnages est «posee », L' emploi des determinants indefinis (« une des plus riches heritieres du faubourg Saint-Germain », «un rnedecin », «un des hommes les plus elegants de Paris ») permet d' extraire des individus de la classe alaquelle renvoie Ie substantif et de les introduire dans la memoire discursive. Pour Gollut et Zufferey (2000), cette strategie « instaure un nouvel etat de connaissance qui convient naturellement ala situation d' entree en matiere» (p. 30). De plus, elle garantit la lisibilite. AI' inverse, dans les incipits de Toussaint, l' existence des ' personnages est presupposee. L'emploi du deictique JE ou des noms propres (« Monsieur» et «Marie ») presuppose effectivement l' existence du referent et 144
tlonnc limprcssion que l'ucuon t'st dl'lfll'Il~Il~l'l' .. l'lIll~'V(ll'lllion cl'un individu tlont l'idcutitc est SUPPOSl'C couuur. I'ouvcruuc nuunucsquc chcrchc i' inscrcr II' Il;l'il dans lc continuum du mOlllll' d'l'xpl'l'll'lIlT l'l il masqucr son caractere 1II:1llgural» (Gollut ct Zullcrcy, 2000: .\0). la demarche est plus destabilisante.
lccicur a l'imprcssion dcntrcr dans 1111 mondc lkji, en marche. En fait, les pl'lsonnages toussaintiens sont introduits comme si Ie lecteur les connaissait
II'
til' Jil.
I' Ill'( lU rs de roman, les personnages ne font jamais I' objet de notations descriptives. lis scmblent evoluer sans ancrage social et aucun renseignement n'est foumi a II'('PI IS de leurs attributs physiques ou psychiques. Quand exceptionnellement il v :I caracterisation, c'est sur le mode ludique. On apprend ainsi que le narrateur dl' 1,(/ Salle de bain a «vingt-sept ans, bientot vingt-neuf» (p.lS). Parfois, les noms eux-rnernes brouillent la lisibilite, comme «Delon » et «Edmondsson », uoms androgynes dont on ne comprend pas tout de suite qu'ils designent des II' III Illes. Cette absence generalisee de determination des personnages (l' absence IiI' «qualite ») semble signalee dans le choix de nommer l'un des personnages til' 1,(/ Salle de bain «Eigenschaften », choix dont on peut penser qu'il renvoie til' lacon ludique au roman de Musil, comme le suggere Bertho (1994): Le clin d'ceil de Toussaint au roman de Musil, Der Mann ohne Eigenschaften, a travers le nom d'Eigenschaften dont il dote dans La salle de bain l'ambassadeur d' Autriche, personnage qui represente dans le recit l'espace du dehars, l'espace social, invite a contrario a designer les heros de Toussaint comme essentiellement des hommes sans qualite. (Bertho, 1994: 18) l.c silence des noms propres qui maintient les personnages dans l'anonymat rontraste avec leur emploi totalement signifiant dans cet echange entre deux locuteurs qui ne parlent pas la meme langue, le narrateur belge de La Salle de bain et Ie barman italien de son hotel: (6)
Peu a peu, je commencais a syrnpathiser avec Ie barman. Nous echangions des inclinations de tete chaque fois que nous nous croisions dans les escaliers. Lorsque j'allais prendre mon cafe, en fin d'apres-rnidi, il nous arrivait de converser. Nous parlions de football, de courses automobiles. L'absence d'une langue commune ne nous decourageait pas; sur le cyclisme, par exemple, nous etions intarissables. Moser, disait-il. Merckx, faisais-je remarquer au bout d'un petit moment. Coppi, disait-il, Fausto Coppi. Je tournais rna cuillere dans Ie cafe, approuvant de la tete, pensif. Bruyere, murmurais-je. Bruyere? disait-il. Qui, oui, Bruyere. 11 ne semblait pas convaincu. Je pensais que la conversation s'en tiendrait la, mais, alars que je me disposais a quitter le comptoir, me retenant par le bras, il m' a dit Gimondi. Van Springel, repondis-je. Planckacrt, ajoutai-je, Dierrieckx, Willems, Van Impe, Van Looy, de Vlaeminck, Roger tie Vlaeminck et son frere, Eric. Que pouvaiton repondre a ccla ? II n' insista pas. Je payai le cafe et remontai dans rna chambre. (Toussaint, 19X5, La Salle de bain: 61-62) 145
Lcs patronymcs que x'cchangcut lcs intcrlocutcurs IIC sont pas uuodins puisque Ie Beige cite des courcurs belges et l'Italicn des coureurs italicns. Alors qu'habituellement le nom propre est non motive 1.'1 ne signitie ricn, dans cet echange il renvoie au sentiment patriotique de chacun et permet un sirnulacre de conversation. Outre Ie fait que les personnages sont non determines, c'est-a-dire non caracterises, ce qui frappe d'emblee chez Ie heros toussaintien c'est egalernent son manque de determination dans I'action". En effet, meme lorsqu'il semble avoir un projet general (« apprendre aconduire» dans L'Appareil photo, «rendre visite aux ~iaggi» dans ~~ Reticence, «arreter de regarder la television» et «rediger une etude sur le Titien » dans La Television, «rompre» dans Faire l' amour, «remplir une mission» dans Fuir), il hesite aussit6t entre agir et ne rien faire, Le «mol achamement» qui caracterise Monsieur semble se retrouver chez tous les heros de Toussaint. On peut relever au moins trois facons de ne pas vraiment agir: soit le heros differe le passage a I'acte, soit il agit sans savoir pourquoi soit encore il subit. '
Dliierer Ie passage a l'ecte
2.1
"IIIl'lIdrc que lex choxcs uvuuccut : " ,'lIvals dei:11a photocopic dc mon passcport "\ cnvixagcais dans lex hcurcs :1 Willi dl' voir cc quil y avail lieu de Iairc pour 1:1 lrchc dctat civil» (p. l)), « lIIis II pari lcs cnvcloppcs timbrecs, mc sernblait-il, II Ill' manquait que les photos P0lll' que Ie dossier put etre enregistre » (p. 10). ()lIand, lassee, I'employee de I'ecole de conduite lui confie qu'a ce rythme-la il II'.urivcra jamais aconstituer son dossier, il a cette reponse etonnante : (X)
(, 'c qui peut apparaitre comme de la procrastination est presente par le narrateur comrne un «jeu d'approche» necessaire, A la moitie du roman, le dossier n'est 11 .ujours pas cornplet, mais le narrateur persiste acroire en sa capacite a « fatiguer \a rcalite » et (9)
Dans la plupart des cas, le narrateur toussaintien a un projet. Ill' annonce d' emblee et Ie lecteur s' attend logiquement ce qu' il mette tout en ceuvre pour reussir son entreprise. Seulement I'attente est toujours decue. Voyons quelques exemples, Dans L'Appareil photo, le narrateur decide d' apprendre conduire:
a
a
(7)
Ainsi, un matin, me suis-je presente aux bureaux d'une ecole de conduite, [,,,] La jeune femme qui me recut me presenta la liste des documents que j'avais afournir pour I'inscription, me renseigna sur les prix, sur le nombre de Iecons qu'il me faudrait prendre, une dizaine tout au plus pour Ie code, et une vingtaine pour la conduite, si tout se passait bien, Puis, ouvrant un tiroir, elle me tendit un formulaire, que je repoussai sans merne y jeter un coup d'oeil, lui expliquant que, rien ne pressant, je preferais le remplir plus tard, si c' etait possible, quand je reviendrais avec les documents par exempie, ca me paraissait beaucoup plus simple, (Toussaint, 1988, L'Appareil photo: 8)
On peut etre surpris de constater qu'a peine I'action engagee, le narrateur affirme
deja ason propos que« rien ne presse ». Le passage aI'acte semble problematique
a
a
et I'on voit le narrateur revenir plusieurs reprises l'ecole de conduite pour , amener I'une apres I' autre chaque piece pour son dossier, mais laissant cependant
7,
Mis It p~rt Ie roman Monsieur dans lequel ce qui arrive au heros «Monsieur» est rapporte It la troisieme personne, les autres romans mettent en scene un narrateur-heros qui fait partde ses aventures It la premiere personne.
146
PersonneUement,je n' en etais pas aussi sur. Elle se rneprenait en effet sur rna methode, amon avis, ne comprenant pas que tout monjeu d'approche, assez obscur en apparence, avait en quelque sorte pour effet de fatiguer la realite a laquelle je me heurtais, comme on peut fatiguer une olive par exemple, avant de la piquer avec succes dans sa fourchette, et que rna propension a ne jamais rien brusquer, bien loin de m'etre nefaste, me preparait en verite un terrain favorable ou, quand les choses me paraitraient mitres, je pourrais cartonner. (Toussaint, 1988, L' Appareil photo: 14)
a agir:
Je sentais confusement que la realite alaquelle je me heurtais commencait peu a peu a manifester quelques signes de lassitude; elle comrnencait a fatiguer et a mollir oui, et je ne doutais pas que mes assauts repctes, dans leur tranquille tenacite, finiraient peu apeu par epuiser la realite, comrnc on peut epuiser une olive avec une fourchette, si vous voulez, en appuyant trcs legerement de temps aautre, et que lorsque, extenuee, la rcalitc noffrirait enfin plus de resistance, je savais que plus rien ne pourrait alms arrctcr 1110n elan, I'elan furieux que je savais en moi depuis toujours, fort de tous Ics accomplissements, Mais, pour l'heure.j'avais tout mon temps I., '\ (Tollssaint, 1988, L'Appareil photo: 50)
1':11 fait, «I' elan furieux» n' aura pas lieu et le narrateur ne prendra jamais unc scule lecon de conduite. On observe cette merne tendance a differer le passage a l'acte dans La Reticence. Le narrateur entreprend un voyage pour rendre visitc il des amis: les Biaggi. Or, des son arrivee, il ne cesse de repousser Ie moment d'aller les trouver. Au bout de quelques jours, il constate qu'il est plus cornpliquc pour lui qu'il ne I'imaginait de se resoudre a aller voir ses amis: (10) C' etait pourtant en quelque sorte pour les voir que je m' etais rendu aSasuelo,
mais, depuis que j' avais eprouve cette reticence initiale aaller les trouver.je pouvais tres bien imaginer maintenant que mon sejour aSasuelo, pourtant initialement prevu pour allervoir les Biaggi, ne finisse en realite par s' achever sans que je me sois jamais decide aleur faire le moindre signe. (Toussaint, 1991, La Reticence: 25)
147
l.c narratcur Ill' rcncontrcra jamais lcs Biaggi. l lnc luis Ill' plus, l'intcmion initiale d'unc action ncst pas poursuivic. Dans /A/ 'l'd/;,';s;oll encore, lc narratcur decide de passer tout un ete Berlin pour se consacrcr ilia redaction d'une etude sur Titien Vecellio. II amenage son bureau avec soin, dispose tout Ie materiel necessaire pour ecrire et met chaque soil' son reveil sept heures moins Ie quart. s' appretant chaque fois commencer son etude. Mais au bout de quelques semaines «Ies mille promesses de travail encore intactes» que recele son bureau sont toujours I'etat de potentialite. En fait, Ie moindre pretexte est bon pour ne pas se mettre au travail:
a
a
a
a
(II) Cela faisait trois semaines maintenant que j'essayais vainement de me mettre au travail. Des le debut, en verite, des le premier jour, quand je m'etais presente pour la premiere fois dans mon bureau dans la magnifique lumiere tamisee du lever du soleil et que j'avais mis mon ordinateur sous tension, je m'etais heurte a une petite question passablement complexe, que, plutot que de resoudre dans l'heure avec la sfirete instinctive des decisions prises dans la chaleur du commencement, j' avais prefere soupeser et examiner longuement sous differents aspects, au point de me trouver assez vite completement bloque et incapable, ni de commencer, ni, aplus forte raison, de continuer. [... ] La petite question epineuse qui m' occupait ainsi I' esprit etait tout simplement comment appeler Ie peintre dont j'allais parler, comment Ie nommer, Titien.Ie Titien, Vecelli, Vecellio, Tiziano Vecellio, Titien Veccelli, Titien Vecellio? Certes, une telle question pouvait peut -etre paraitre futile au regard de la vaste etude que je me proposais de faire sur les relations entre les arts et Ie pouvoir politique au XVIe siecle en Italie, mais il m' apparais- ' sait aussi, sans entrer dans des considerations trop abstruses, qu'il ri'etait peut-etre pas completement indifferent d'attacher quelque importance a la ; maniere de nommer, si I' on voulait ecrire, (Toussaint, 1997, La Television: 48-49)
a' a
La recherche de la bonne denomination apparait bien derisoire par rapport l'ampleur du travail prevu, mais d'autres pretextes infirnes, une invitation dejeuner ou la chaleur de I'ete berlinois, permettent toujours au narrateur de se derober son travail. II en vient ainsi constater que I'eventualite de I'action vaut largement le passage I' acte, justifiant par la les longues journees d' oisivete qu'il passera la piscine jusqu'a la fin de son sejour Berlin:
a
a
a
a
a
(12) II en allait toujours ainsi, d' ailleurs, moins I' obligation s' en faisait sentir, plus certaine, meme, devenait I'impossibilite dans laquelle j'allais me trouver de pouvoir travailler, plus j'en avais l'envie et m'en sentais capable, comme si, Ia perspective du travail s'eloignant, celui-ci se depouillait soudain de toutes ses potentialites de souffrances et se parait simultanement de toutes les promesses d' accomplissement a venir, [... ] je continuais apenser ainsi a mon travail comme aune eventualite delicieuse et lointaine, un peu vague et abstraite, rassurante, que seules les circonstances, malheureusement, ru'empechaient de mener abien pour l'instant. (Toussaint, 1997, La Television: 192-193)
148
I k la,oll assn hypocrite, lc 11IIITIlIl'11l l'llllSlllt'rl' que scull'S des circonstanccs nll'ril'url's l'cmpcchcnt de xc 1Ill'IIn' all travail. I .oin dcntrcr cnlin en action, il jllI,>Sl' de plus CII plus de tl'IlIPS;) Ill(;dill'r Sill'SOil travail dccriturc qu'il envisage It muuc unc potential itc lointuiuc t" lcs promcsscs d' accomplissement venir »), Itlilt comrnc Ie narratcur de La Salle de bain qui ne prendra jamais de lecon d,' conduite, il ne se mcttru pas au travail. En somme, les heros toussaintiens '."1I1hknt plus a I'aise dans I'univcrs des possibles que dans le monde concret
a
dl' I' action immediate.
'1.'1. Agir sans raison t iutrc les grands projets avortes, il arrive cependant que le heros toussaintien
Ill'\Ssc. Mais, la encore, I'attente du lecteur est decue. Si, comme I'affirme Gervais (1990), «comprendre un recit, c'est comprendre minimalement pourquoi st'S personnages agissent de Ia facon dont ils le font, ce qui do it s'effectuer par I'idcntification de leurs buts et motivations» (p.275), Ie moins que l'on puisse dire c'est que dans les romans de Toussaint iI n'y a rien comprendre au niveau purcment actionnel. En effet, les actions semblent depourvues de mobile et le uarrateur Iui-merne est Ie plus souvent tout simplement incapable d'expliquer
a
SI'S raisons d' agir:
(13) [Edmondsson] ne comprenait pas pourquoi je ne rentrais pas a Paris. Lorsqu' elle me posait la question, je me contentais de repeter avoix haute: Pourquoi je ne rentre pas aParis? Mais oui, disait-elle, pourquoi? Y avaitil une raison? Une seule raison que j'eusse pu avancer? Non. (Toussaint, 1985, La Salle de bain: 67-68) I .cxemple suivant pose egalement la question des raisons d' agir (« pour quelles rnisons j'uvais fini par arreter de regarder la television »), Le seul problerne reside dans Ie fait que Ie narrateur se pose cette question precisement assis devant son poste de television en train de regarder un match de football: (14) Et je me demandais alors pour quelles raisons, dans le fond, j' avais fini pal' arreter de regarder la television. Toujours assis la devant I'ecran (dix-huit il quatorze, a present, beau but du Bayer Leverkussen qui repassait au ralenti), je songeais que, si Delon m'avait pose la question cet apres-rnidi, ou John, ce soil', au restaurant, j'aurais sans doute ere bien incapable de repondrc. C' est un faisceau de raisons, sans doute, qui etait aI' origine de rna decision d'arreter de regarder la television, toutes etant necessaires, aucune n'etant suffisante, et il serait vain, je crois, de chercher une raison unique susceptible de pouvoir expliquer mon passage aI' acte. (Toussaint, 1997, La Television: 162-163) On pourrait multiplier les exemples pour illustrer l'rncapacite qu' ont les personnages de Toussaint motiver leurs actions. La plupart du temps cette incapacite
a
149
ticnt it unc ccrtainc nonchalance face uux cvcncmcnts de la vic, commc le rnontre I'exernple suivant: (15) Monsieur, it vrai dire, aurait ete bien incapable de dire pourquoi sa fiancee et lui avaient rompu. II avait assez mal suivi I'affaire, en fait, se souvenant seulement que Ie nombre de choses qui lui avaient ete reprochees lui avait paru considerable. (Toussaint, 1986, Monsieur: 30)
Si Monsieur ne sait pas expliquer pourquoi il a rompu, c'est qu'en fait, comme ill'avoue lui-rneme, il a «mal suivi l'affaire», ce qui montre bien son detachement, voire une certaine passivite. Cette attitude passive, assez courante chez les heros toussaintiens, semble etre une autre strategic pour ne pas avoir as' engager dans l' action.
2.3 Subir Le desinvestissement est une attitude vel's laquelle tendent systematiquement les ' heros de Toussaint. Ils laissent aux autres Ie soin de decider et se sentent ainsi decha~~es de toute responsabilite. Par exemple, la rupture amoureuse qui dans la tradition romanesque peut constituer une action centrale et motivee, est traitee par Toussaint comme un evenement subi. On l'a vu plus haut dans Monsieur. on Ie constate egalement dans Faire l'amour. Alors que Ie narrateur semble s'etre rendu a Tokyo pour rompre, il s'interroge: «Qu 'avais-je a faire ces jours-ci a ~o,ky.o? Ri:n. Ro~pre. Mais rompre, je cornmencais a m'en rendre compte, c etait plutot un etat qu'une action» (p.129). Considerer que rompre est un «etat» montre a quel point Ie narrateur se laisse porter par les evenements et les su~p~rte plus qu'il ne les controle. Quand il voyage, par exemple, Ie heros toussaintien apparait egalement «desinvesti », sans preference et sans but: (16) J'avais consuite un plan de metro avant de partir, et plusieurs possibilites s'offraie~t it moi, je pouvais soit prendre la ligne Yamanote du J.R., qui descendait vel's Ie sud puis remontait pour faire un tour complet de la ville soit Ie metro, la ligne Marunouchi, que symbolisait un fin ruban carmin. J~ n' avais pas de preferences et me laissais guider au hasard par les detours des couloirs et les mouvements de la foule en guettant les inscriptions sur les panneaux. (Toussaint, 2002, Faire l' amour: 132)
La destination n'ayant aucune importance, cela evite au narrateur de s'investir dans un choix motive. Prenons un autre exemple. Dans Fuir; le narrateur est charge d'une mission par s~ com~agne. Marie. Il doit aller a Shanghai remettre une enveloppe contenant vmgt-cinq mille dollars aun certain Zhang Xiangzhi. Une fois cette mission accomplie, des son arri vee aI' aeroport, Ie narrateur qui a pourtant prevu de profiter de son deplacement en Chine pour faire un sejour dagrement se voit pris en 150
dlargc par son hlltl' chinois l'l n'lhllh'('III('1I VI\l' a pn'lIdrl' uuc quclconquc iuitiaIIVl': «jc laissais luirc, jc xuivnix II- uuurvrnu-ut ell xilcucc » (p, ()4). II xc trouvc .unxi cntrainc dans unc folic COllISl' poursuitc il motu it travers la ville de Pekin (PP. IOR-122) dont il nc counaitru jumais lex tenants ni lcs aboutissants, Cette placidite face aux evcncrncntx sc truduit par unc volonte de ne rien savoir de ce qui se passe: «Je ne savais pas Oll nous allions, je ne savais pas ce qui allait se passer» (p. 62). Aueune curiosite non plus pour comprendre les motivations des ,-ens qui I'entrainent dans leurs actions: «Nous laissames la gare derriere nous l'\ nous mimes a courir (je ne cherchais plus a comprendre ce qui se passait, tant de chases me paraissaient obscures depuis que j'etais arrive en Chine)» (p. 26). I':n somme, ce qui semble caracteriser Ie heros toussaintien c' est l' impassibilite l'\ la reticence a agir.
2.4 louer: la seule iscon d'agir?
iIYa cependant une situation dans laquelle les personnages ont une attitude active,
est lorsqu' ils jouent. On rappellera a ce propos la reflexion de Riceeur (1986) concernant Ie jeu dans lequel il voit une forme rare de «motivation purement rationnelle ». Or le jeu occupe une place importante dans les romans de Toussaint. On y joue au monopoly, au bowling, aux flechettes, au tennis, au ping-pong, au football, aux echecs et, a chaque fois, les protagonistes sont tellement engages dans l'action que le jeu prend les allures d'un combat meurtrier. Dans La Television, le narrateur assiste a une partie de ping -pong «acharnee » : l"
(17)
AI'ombre d'un grand chene, devant nous, sur une table de pierre it laquelle un filet metallique inamovible etait fixe, un couple etait en train de jouer au ping-pong sous Ie feuillage des arbres. Mis it part leurs chaussures et leurs chaussettes, ils ne portaient pas Ie moindre vetement sur eux, ni tee-shirt ni survetement, ce qui ne les empechait pas, leur raquette it la main et un bracelet en eponge autour du poignet, de se livrer it une partie de ping-pong acharnee, se disputant chaque point avec une energie rare, reculant, Ie haut du corps pris de vitesse et rabattu en arriere, pour renvoyer la balle d'un ultime coup desespere, et se jeter ensuite en avant it la moindre ouverture, pour smasher de toutes leurs forces en se jetant vel's la table tout en accompagnant leurs coups de raquette barbares de grands ahanements d' effort ct de plaisir meles. (Toussaint, 1997, La Television: 63-64)
Les personnages sont totalement investis dans leur jeu [« partie acharnee », «energie rare », «coup desespere », «coups de raquette barbares»). Dans Fuir, Ie narrateur dont on a vu plus haut qu'il se laisse habituellement ballotter d'un cvenement a l'autre accepte de jouer une partie de bowling avec son accompagnateurZhang Xiangzhi. On Ie voit soudain entierement present dans la situation et totalement determine:
151
(I Xl .I'dais. xcul sur 101 pistc, ilia boule il III 11111111, h' II'VII II 1 11M' sur l'uniquc oh.ll'clll du mOl1lcnt, cc xcul cndroit du 11101111\, l't l'(' SI'III Ilisiant du temps qUI .colllptalc~lI pour moi desormai«, il I'CXdll.sioli II\- 1\Hit autre. passe ou iI vernr, ccttc ciblc stylisce que j'avais SOLIS It's YCIIX I... 1. (Toussain! 2005
Fuir : 1(0)
,
•
Out~e une presence exacerbee, la motivation du narrateur devient telle que la partie se transforme en un veritable combat: (19) Mais, si, jusqu'alors, j:avais joue comme si la partie n'avait aucun enjeu, av:c une ~oncentratlOn intense qui m' avait fait m' abstraire du monde pour en c~eer ,un. a m~ ~e~ure .dans le reconfort des lignes et la quietude des angles, c ~n etal~ tim,. je JOUaIS pour gagner apresent, je jouais pour battre Zhang Xlan~z~1 - et .Ie Ie battrais, je le sentais aux battements de mon sang, [... J Et c~ n'etal~ pas.u~ ?as~d s'il faiblissait precisement depuis que je lui tenais tete, que.Ie lUI resistais, car la partie avait pris une allure de duel maintenant [...J. (Toussaint, 2005, Fuir : 105-106) , On peut relever Ie lexique de I' affrontement: «battre », «tenir tete», « resister», «duel ». Dans La Salle de bain, Ie narrateur declare, apres une partie de monopoly avec des amis : <~ J' allai ~e ,~oucher apres les avoir ecrases » (p. 44), ce qui montre avec quelle VIOlence 11 s investit dans le jeu. De meme dans Monsieur. on peut lire la relation d'une autre partie de ping-pong dans laquelle, une fois de plus, Ie narrateur se lance «furieusement» dans I' action pour battre son adversaire Hugo:
:I le hasard comme prinrlpc d'organisation l.orsquc I'on parlc de rcnurrut ivisution i\ propos du roman postrnodcrne, on Imagine un retour i\ l'orgunisation logiquc romanesque ou les evenernents .ulvicnnent les uns en consequence des autres. Or, chez Toussaint, la plupart du temps, il n' en est ricn : lex choscs peuvent se suivre sans s'enchainer, En ce scns, les attentes romanesques du lecteur sont decues et I'impression finale peut ctre que la matiere me me du roman se defait au fur et a mesure que la narration .ivance. En effet, Ie narrateur commence par raconter un evenement mais Ie laisse en suspens, pose un probleme sans le resoudre, entreprend des actions mais sans but. Bessard-Banquy (2003) parle a ce propos d'une «indifference a line rigoureuse pertinence narrative» (p. 176). II faut cependant reconnaitre que l'reuvre romanesque de Toussaint a evolue en vingt ans et que l'on ne saurait I'analyser en bloc sans prendre en compte cette evolutions. On peut ainsi distinguer deux types de romans. Les trois premiers (La Salle de bain, Monsieur, 1."Appareilphoto) et Ie cinquieme (La Television) sont composes plutot comme des chroniques alors que le quatrieme (La Reticence) et les deux derniers (Faire l'amour et Fuir) presentent des degres d'intrigue differents. I)ans ses premiers romans, Toussaint n' essaie pas de raconter une aventure, c'esta-dire une destinee humaine obeissant a une logique. Les heros se retrouvent plutot dans des situations sans rapport les unes avec les autres, ce qui semble correspondre a ce que Schoots (1994) dit de l'esthetique postmoderne et de I'ecriture «minimaliste» :
(20) De fait, la partie fut assez disputee, Monsieur avait rernonte ses manches et ote ses chaussures. Pieds nus, hargneux, completement en sueur (mais vous ~ev,riez arret~r de jouer, s' ecria Mme Pons-Romanov, vous etes tout rouge), II s accrochaI~ po~r teni~ tete. Hugo jouait d'une maniere tres technique, souple et mobile, liftant, liftant, smashant - imparable. Furieux s' acharnant Monsieur, un autre homme, le regard epouvantable, releva l~s jambes d~ son pan~alon, puis enleva sa montre pour reprendre son souffle un instant. (Toussaint, 1986, Monsieur: 64)
Pas plus que les elements de la phrase, les differents evenements de ces romans ne sont lies entre eux selon un rapport de cause a effet. L'ordre y est avant tout consecutif : les evenernents se suivent sans que leurs rapports soient expliques. L'intrigue ne conduit pas aun denouement raisonne qui pourrait doter, apres coup, tous les episodes narres d'un sens. Sans debut et sans tin bien precis, les histoires proliferent, s'engagent dans des chemins detournes, se dissolvent en peripeties et rebondissements, souvent sans retourner au point de depart. (Schoots, 1994: 134)
Alors .que Ie jeu de son adversaire est decrit du point de vue technique, celui de Monsieur ~st vu sous I'angle du comportement. Monsieur apparait absolument hors de lui (« un autre homme, Ie regard epouvantable ») et semble s'investir dan~ le jeu. comme si ~a vie en dependait. Dans sa volonte de gagner, son caractere habituellement Impassible se transforme totalement et Monsieur devient «hargneux » et «furieux ». Dans tous les exemples ci-dessus, on constate que le ~arrateur est capable d'agir et de se battre pour un enjeu qui le motive. Ce qm est surprenant c'est que cela n'arrive precisement que dans des situations ou I' enjeu apparait bien derisoire et ou Ie resultat de I' action n' a manifestement aucune in~idence dans sa vie de tous les jours. En fin de compte, les personnages de Toussamt ne semblent vraiment actifs que lorsque I' action est gratuite et sans retombee dans Ie reel. 152
I
( 'hez Toussaint effectivement, nul lien de causalite : le hasard semble presider a la destinee des personnages. Dans I'incipit de L'Appareil photo, par exemple, Ie narrateur annonce d'emblee Ie caractere aleatoire des evenements de sa vie: (21)
K.
C'est apeu pres ala meme epoque de rna vie, vie calme ou d'ordinaire rien n' advenait, que dans mon horizon immediat coinciderent deux evenements qui, pris separement,ne presentaientguered' interet,et qui, consideresensem-
Dans un entretien accorde a Michelc Ammouche-Kremers en 1994, Toussaint revendique d'aiJleurs Ie droit au changement: «Ainsi, ceux qui etudiaient mes trois premiers livres sont deranges par La Reticence. Et c 'cst tres bien comme cela; en tant qu 'ecrivain, je suis la pour bousculer les chases et nc pas cntrcr dans lin moule» (Ammouche-Kremers, 1994: 27)
153
hie, u'uvaicnt malhcurcuscmcnt aucun rapporl ('nln' ('UX, k vcnuis en ctfet de prendre la decision dapprcndrc il couduire.vt ['uvnis a pcinc commence de m'habitucr it cette idee qu'une nouvelle me parvint par courricr : un ami perdu de vue, dans une lettre tapee it la machine, unc asse/, vicille machine. me faisait part de son mariage. (Toussaint, 19HH, L 'Apparcil photo: 7) Ce debut de roman est pour le moins deceptif. Les deux evenements cites sont presentes comme n'ayant aucun rapport entre eux et ne presentant aucun interet. De plus, par la suite, il ne sera plus jamais question de l'ami perdu de vue et la decision d'apprendre a conduire, comme on l'a vu plus haut, sera toujours ajournee. Dans ce roman, aucun enchainement logique ne peut etre decele entre la premiere visite a I' ecole de conduite, un bref deplacement a Milan, un weekend a Londres avec l'employee de l'auto-ecole et le vol d'un appareil photo. En outre, quelle est la necessite, dans la logique du deroulement de 1'histoire, de mentionner sur environ cinquante pages la quete d'une bouteille de gaz pour le chauffage de I'auto-ecole ? Independants les uns des autres, les evenements se suivent au hasard, le seul element unifiant etant la presence recurrente du narrateur. Bien loin d'etre un cas isole, ce roman ne fait que continuer une strategic organisationnelle deja bien etablie dans les deux romans precedents, La Salle de bain et Monsieur. Dans le premier, si le texte fait preuve d'une certaine logique thernatique, plusieurs evenements etant focalises autour de l'enfermement du narrateur dans sa salle de bain, d' autres evenements adviennent sans qu 'une explication logique ne puisse les relier (la renovation de la peinture de la cuisine par deux artistes polonais, une invitation a l'ambassade d'Autriche alors que le narrateur affirme ne connaitre ni Autrichiens, ni diplomates, la visite d'amis d' enfance, le brusque depart pour une destination inconnue, etc.) : « nous assistons a une succession d'evenements en eux-rnernes minimes, sortes de micro-eve.' nements du quotidien, qu'aucune finalite ne semble orienter et qui se clot par la meme ou elle avait commence: l' enfermement du narrateur dans la salle de bain» (Lemesle, 1998: 117). Comme dans L'Appareil photo, le lecteur a droit durant de nombreuses pages au compte rendu detaille d'un evenement anodin et apparemment peu necessaire dans le deroulement de la narration: la preparatio de poulpes par les deux artistes polonais dans la cuisine du narrateur et de so amie Edmondsson : - page 23 : « Et s' apercevant que de I'eau s' ecoulait de son sac, mouillant Ie tapis e ses chaussures, il s' excusa du regard et tendit avec precaution Ie sachet ruisselan it Edmondsson. Des poulpes, dit-il, cadeau. [00']»; - page 27: «Penche de profil, la chemise blanche sous les bretelles grises, Ka-' browinski tentait de glisser la pointe d'un couteau dans la chair gluante d'u tentacule du poulpe repandu sur la planche en bois. [... ]»;
154
pagl' 32:« I .cx ycux hllll'll('S Vl'rs 11I1I11l~M' 1111111111(' dUI'('phlllopodc qui rccouvrait 101 plunche en bois, Kahl'llwills)"II'IIIIlIIl,1I11 ,111'1 III III plllllie dl' SOli coutcau pour equarrir quclquc pl'llluh(;nllll'(' I I" , page 34: « l.c corps l{-gt'I'l'llIl'lIl uulin«. Kuhrowinsk i faisait glisscr avec amour, la planchc pcnchcc, lk- Ii ncx rOII(k-lIl'S dl' poulpc dans un recipient. [oo.J» ; - page 45: « Kovalskuzinski Jcun Marie coniinuait de maintenir la tete d'un mollusque sur la planchc en bois. l- ,[» ; - page 46: «Le visage tendu, il alluma une cigarette et, moitie en francais moitie en polonais, reprocha it Kabrowinski de ne pas avoir demande au poissonnier de depouiller lui-meme les poulpes de leur peau. D'autant, disait-il, qu'il en reste encore quatre, intacts, dans I'evier, [... ]». Sur plus de vingt pages, le lecteur va suivre la relation de la preparation du poulpe. Si localement il y a certes des moments de causalite narrative, dans I'economie generale du roman, le principe organisateur reste l' arbitraire et Ie hasard. Dans Monsieur egalement, les divers evenements de la vie du heros (sa nomination a 'lIn nouveau poste, sa foulure du poignet, son depart inopine pour Cannes, sa separation, etc.) apparaissent simplementjuxtaposes. Seule la presence recurrente de Monsieur permet de tisser un lien entre les evenements. En revanche, localcment, le texte fourmille d'anecdotes. Meme les personnages se racontent des anecdotes, d'autant plus volontiers d'ailleurs qu'elles sont anodines. Monsieur qui est decrit comme «un puits d'anecdotes» echange ainsi de petites histoires hanales avec Anna Bruckhardt, une jeune femme qu'il vient de rencontrer a une reception, plutot que de tenter de faire sa connaissance : (22) [00'] Anna Bruckhardt et Monsieur, continuant tranquillement it parler de choses et d'autres, sans se poser de questions naturellement, par discretion, de sorte que, de toute la soiree, ils n'avaient pas echange la moindre information se concernant. Non, ils se racontaient des anecdotes, plutot, it chacun leur tour, qui, it mesure qu'ils les accumulaient, devenaient de plus en plus insignifiantes, se rapportant it des gens que I' autre ne connaissait pas et que, eux, ils connaissaient it peine. [. 00] Ainsi, loin des bruits de la fete et des rythmes bresiliens, Anna Bruckhardt et Monsieur, devenus complices, par Ie regard du moins, rien n'echappait aux yeux baisses de Monsieur, ne se lassaient pas de se raconter des anecdotes, se faisant part, les coudes sur la table, de petits faits compliques qui ne les concernaient pas. Anna Bruckhardt etait, du reste, en train d'emporter Monsieur dans une anecdote particulierement peu edifiante qui les mettait en joie quand ils furent rejoints dans la cuisine par un groupe d'invites [... ]. Anna Bruckhardt et Monsieur, au bout d'un moment, finirent par se resoudre it se lever, et quitterent Ia cuisine. Ils resterent un instant dans Ie couloir, echangeant une derniere anecdote dans Ie noir, et puis ils sc turent. (Toussaint, 1986, Monsieur: 94-95) l.c caractere gratuit et anodin des anecdotes (« insignifiantes », «qui ne les roncemaient pas », «peu cdiliantc ») est frappant. Merrie les recits echanges par Il's personnages semblcnt cchoucr it cxpliquer, a donner du sens au monde.
155
La '/i:/c:\'isio/l apparait commc turc lc resume cornmc suit :
Ull
tcxtc plus complcxc, ln qunuicruc de couver-
4 Parodie d'intrigue et d~n()llt'rnt'nt suspendu vicnt de voir dans Ics pl\'lllil'ls nuuuux dl' 'l ousxauu lahscncc de ncccssitc l(lgiquect I' impossihi Iill; de lin' uuc iIltrigul'. / ,i1 N(;,iccncc ( IYY I ), Faire l' amour (.1()()2) ct Fuir (2005) som COlllP(lS(;S dilfcrcuuncnt. On peut y deceler a des dl'gres divers un scmblant d' intriguc, ioujours parodique, parfois incomplete. Au plan parodique, Ie premier tcxtc cmprunte au roman policier, le second au roman d'amour et le troisierne au roman d'amour et d'aventure. Dans les trois, \' incipit est intriguant:
()Il
Le livre racontc rete it Berlin d'un historien d'art qui Sl' prepare il ccrirc un essui sur Titien Vecellio et, dans Ie meme temps, decide darrctcr de rcgarder la television. C'est ala fois une description de son travail au quotidien (petits dejeuncrs studieux, piscines berlinoises, promenades dans les pares), et une etude de son etat d'esprit depuis quil a arrete de regarder la television.
Caracteriser ce roman comme une «description» du travail du narrateur «au quotidien » laisse attendre une relation d' actions s' enchainant chronologiqu~ment et logiquement. Or, si effectivement il est regulierement question du «travail» du ' narrateur ou plutot, comme on I' a vu plus haut, de I'impossibilite de se mettre au , travail, une multitude d' autres evenements (une baignade dans le lac, un remplacement chez un psychiatre, un tour en avion au-dessus de Berlin, une visite au , musee) vienncnt s' inserer dans le roman, ce qui le fragmente en une juxtaposition chronologique de scenes se rapportant au narrateur et ad' autres personnages. Par exemple, Ie narrateur se voit contier la tache d' arroser les plantes de ses voisins', de palier partis en vacances. Cette mission apparemment bien anodine prend des proportions enormes, pretcxte a de longs passages descriptifs delirants et des anecdotes cocasses. Le roman se trouve ainsi envahi par l'anecdotique et morcele en une succession de moments disparates qui s'empilent sans qu'on ail' I'impression que le temps structure quoi que ce soil. De plus, la succession des actions ne sintegre jamais dans le projet global du narrateur. Rien ne vient les Iier logiquement. Chaque deplacement, chaque action entreprise apparait comme] surgie par hasard: «La semaine suivante, je decidai de faire une visite au museede Dahlem» (p. 221); «Au retour du musee, je decidai d'aller nager» (p. 238), i Le Iecteur, qui comprend tres vite que le narrateur ne se mettra jamais au travail, ri'est done guere intrigue par le destin de ce dernier, Ce sont plutot les situations cocasses et Ies trouvailles stylistiques de l'auteur qu'il attend avec impatience, La Television apparait done comme des lambeaux de scenes que I' on n' est merne pas tente de reconstituer en une histoire logique et coherente.
a
En somme, on peut dire de ces premiers romans de Toussaint qu'ils sont de simples chroniques dans lesquelles, pour reprendre les termes de Debray Genette deja cites au chapitre precedent,« la consecution n' entraine pas la consequence », En effet, on ne parvient pas a donner un sens au temps qui s'ecoule, puisqu'on] passe d'un evenement a un autre de facon aleatoire et non predictible. Le seul principe uniticateur est thematique, c'est la centration sur le heros. Nul autre til conducteur done que de suivre les mille et un details anecdotiques de sa vie.
(23) Ce matin, il y avait un chat mort dans le port, un chat nair qui flottait a la surface de I'eau, il etait droit et raide, et il derivait lentement Ie long d'une barque. (La Reticence) (24) J'avais fait remplir un flacon d'acide chlorhydrique, et je Ie gardais sur moi en permanence, avec I'idee de Ie jeter un jour a la gueule de quelqu'un. (Faire I 'amour)
(25) Serait-ce jamais fini avec Marie? (Fuir)
( 'cs trois incipits peuvent etre Ius comme des nceuds d'une intrigue a venir, dans la mesure ou ils creent une attente et suscitent des questions chez le lecteur (Pourquoi et comment Ie chat est-il mort? Le narrateur va-t-il utiliser son acide et, si (lui, sur qui va-t-ille jeter?). Quant a l'incipit (25), c'est le narrateur lui-meme qui pose la question. Sachant que la tension dramatique est toujours fondee sur une incertitude, tout donne a penser qu'une intrigue va se developper, On peut .listinguer dans ces incipits deux types de nceuds, En (23), un fait est etabli (la IIl00t du chat), mais le caractere mysterieux de cet evenernent va declencher la curiosite du lecteur (et du narrateur) quant aux circonstances qui I' ont provoquee. Iinns ce cas, le denouement attendu devrait apporter un eclairage retrospectif sur ce qui s'est passe. En revanche, en (24) et (25), une potentialite est ouverte (jcter de l'acide sur quelqu'un, rompre avec Marie) qui cree du suspense", lei, I~' denouement doit fournir une issue logique a l'action. Le problerne est que les deux questions, celle suscitee en (23) et celIe posee en (25), semblent tres vite trouver une reponse dans la suite du paragraphe: (23') Ce matin, iI y avait un chat mort dans le port, un chat nair qui flottait a la surface de I'eau, il etait droit et raide, et il derivait lentement le long d'une barque. HoI'S de sa gueule pendait une tete de poisson decomposee de laquelle depassait un fil de peche casse d'une longueur de trois au quatre centimetres. Sur Ie moment, j'avais simplement imagine que cette tete de poisson etait ce qui restait d'un appal de ligne morte, Ie chat avait dtt se pencher dans l'eau pour attraper Ie poisson, et, au moment de s'en saisir, l'hamecon accroche dans la gueule, il avait perdu I'equilibre et etait tombe. (La Reticence)
II,
156
J'emprunte cette distinction entre curiosit!! ct suspense
aBaroni 2007. 157
(25') Scrait·n' jamais Ii IIi awl' Marie'! L'ck pr('n',h'lIl 11011\' M'paral ion, j'uvuis passe quelques scmaincs il Shunghai. l'C 1I'('IlIil pll.S vr.unu-n! 1111 dcplacc-
rncnt profcssionncl, plutot UII voyage d'agr(;IIIl'III,
Illl'IIlC
si Marie rnavait
confie une sorte de mission (mais je n 'ui pas cnvic d 'cntrcr dans lcs details), (Fuir)
En (23 '), Ie narrateur fait une hypothese sur Ies circonstances de Ia mort du chat, qui serait accidentelle, mais la mention «sur Ie moment» laisse entendre qu'i1 a change d'avis et que l'affaire est plus compliquee qu'il n'y parait, En (25'), la deuxieme phrase semble repondre a la question initiale en signalant qu'il y a eu separation apres le voyage a Shanghai. En meme temps, elle amene un autre fait intrigant: la mission confiee par Marie. Laissons pour I' instant ces enigmes ouvertes et examinons chaque intrigue dans son deroulement,
4.1
La Reticence (1991)
Ce roman est compose sous Ia forme d'une intrigue. La trame evenementielle est la suivante. Le narrateur se rend sur l'Ile de Sasuelo pour rendre visite a des amis, les Biaggi. Une fois sur place, il differe d'abord le moment de Ies voir, erre dans Sasuelo, au bout du quatrieme jour, decouvre un chat mort dans Ie port et, finalement, ne parvient pas a rencontrer Ies Biaggi alors qu'il est aile jusqu'a s'introduire c1andestinement dans leur maison. Au fil de Ia semaine, le narrateur fait des hypotheses de plus en plus delirantes a propos, d'une part de la dissimulation soit disant volontaire des Biaggi, d'autre part de la mort du chat. Du point de vue de la textualisation, c' est la decouverte du chat mort qui occupe les premieres lignes du roman. On I'a vu plus haut, merne si le narrateur pense ] d'abord a une mort accidentelle, une autre hypothese lui vient assez vite: (26) Et c'est precisernent Ia presence de ce fragment de til de peehe dans sa gueule qui me tit penser, un peu plus tard dans Ia soiree - sur Ie moment, je I'avais simplement examine distraitement, ce fragment de til de peche s-, que Ie chat avait ete assassine, (p.37) La mort inexpliquee du chat constitue done bien Ie nceud de lintrigue. D' ailleurs Ie narrateur se pose toutes sortes de questions sur les circonstances de cet assassinat, all ant jusqu'a soupconner son ami Biaggi : (27) Comment en effet expliquer Ia presence de ce fragment de til de peche dans' sa gueule? Comment expliquer qu'un til de peehe aussi dur et resistant ait pu etre rompu par I'animal lui-rnerne ? Comment meme, a supposer qu'il y soit parvenu, expliquer Ia presence d'unc Iigne morte dans Ie port aquelques metres du bord de la jetee alors qu'elle aurait dfi reposer au large par dix ou vingt metres de fond? Pourquoi, surtout, I'extrernite du til etait-elle coupee aussi proprement, comme sectionnee net par une lame, si ce n'est parce qu 'une fois Ie chat pris au picge que Biaggi lui avait tendu Ia nuit derniere 158
cur Biaggi Sl' IrollvlIll dllll~ h· vllIlIPI', 1','lIl1VlIIS lu convicf ion mauucnant 1... 1 il nvuit tuuu-hc 111'1 I,' III IIvr« 1IIIIII'IIIl'IlIIIl'ali I ... 1. (pp, 37-3X)
( 'ommc dans louie cnquctc policicn-, l'cnqucrcur (ici, lc narrateur) lente de donner un scns aux cvcncmcnrs 1'lIlkgagcalll des liens de causalite et en faisant lieS hypotheses, Mais, a lu difference de I'cnqucteur traditionnel qui s'appuie sur des preuves tangibles, Ie narratcur nc suit que son intuition, qui tourne rapide-
IIIL'nt a la conviction paranoiaque. Jusqu'a la fin du roman, le lecteur peut suivre
ainxi une parodie d'enquete policiere, dans un c1imat de tension dramatique. Le narrateur imagine toutes sortes de scenarios: Biaggi a ass as sine Ie chat, Biaggi a de assassine, Biaggi se cache et l'observe. Chaque fait banal est sujet a dramatisation, Dans I'extrait suivant, par exemple, le narrateur est dans sa chambre II' hotel et entend frapper a la porte: (28) II Yavait quelqu'un derriere la porte, il y avait maintenant quelqu'un dans le couloir de l'hotel derriere Ia porte de rna chambre, La porte n'ctait pas fennel' acle.je savais tres bien qu'elle ri'etait pas fermee acle car je n'avais pas pris soin de la verrouiller en rentrant, et je me tenais la debout dans la chambre aregarder cette porte immobile qui n'allait plus tarder a s'ouvrir. On frappa de nouveau, et je ne bougeais pas, J' entendis alors un bruit de clef dans Ia serrure. Mais pourquoi cette clef tournait-elle, pourquoi cette clef tournait-elle puisque Ia porte n'etait pas verrouillee ? Quelqu'un voulait-il m'enfenner?Quelqu'un voulait-il m'enfennerdans l'hotel pourrn'empecher de fuir? Lorsque la porte eut ainsi ete verrouillee de I'exterieur - j' etais enferme maintenant - je vis la poignee s' abaisser avec force et une pression s'exerca sur Ia porte pour I'ouvrir, mais la porte resista, et, aussitot, la clef tourna dans I'autre sens dans la serrure et Ia porte s'ouvrit. Le patron etait la devant moi dans I' ombre du couloir, une main encore posee sur Ia poignee et un seau et un balai a ses pieds, et, s'apercevant que j'etais toujours dans Ia chambre, il referma Ia porte aussitot en s'excusant et me dit qu'il reviendrait faire Ie menage un peu plus tard. (pp. 138-139) line action aussi banale que vouloir faire le menage dans une chambre d'hotel est racontee sous Ia forme d'une mini-intrigue. Comme dans un film de suspense, Ie lecteur est plonge dans l'incertitude de ce qui va advenir et Ia tension dramatique croit jusqu'au denouement, ici les excuses du patron qui constate que son client est encore dans la chambre. Lemesle (1998) fait l'hypothese ace propos que le delire parano'iaque du narrateur est «une sorte de reflet pathologique du travail d'imagination et de composition du romancier» (p.ll). Alors qu'en fin de compte on ne saura rien de plus sur les Biaggi, on assiste, a la fin de I' ouvrage, au denouement du mystere de Ia mort du chat. On peut lire une rcecriture de la traditionnelle scene de reconstitution du roman pol icier OU, dans lcs dernieres pages, tout s'explique enfin. C'est un pecheur du port qui delivre Ia cle de l' enigme :
159
(21)) I<:lje SIIS odors, par I' hI1I1l1lll' III i 1lI1'IlIC qui lilt' I't' xpllll'la l'lI lklai I, comment lc chat crait mort il y a quelques jours, ('OIlIlIll'1I1 II' dial dait mort accidentcllcmcnt il y a quelques jours. La vcillc 1111 jour ou lc dial ctait mort, en effet, l'hornme avait prepare des palangrcs il l'uvuncc commc cc soil' pour aller ala peche Ie lendemain et il avait Iaissc xes palangres pendant In nuit sur Ie bateau. Le lendemain matin, quand il etait arrive sur la jetee, il faisait encore nuit dans Ie port et il avait ete suivi par deux chats noirs sur le quai, qui, comrne il s'appretait a monter sur son bateau, I'avaient precede et avaient bondi sous ses yeux dans la barque pour s'attaquer aux appats de ses palangres, et, comme l'homme les rejoignait aussit6t pour les chasser, Ies chats s'etaient enfuis imrnediatement, mais l'un d'eux, s'etant accroche un hamecon dans la gueule, etait reste prisonnier des \ignes de peche et avait commence alors a se debattre furieusement en emmelant tous les fils des palangres au fond du bateau, et, se voyant dans I'impossibilite de le rnaitriser, I'homme s'etait alors empare d'un petit couteau et avait coupe net le fil pour liberer Ie chat, qui, pris de panique et toumant dans tous les sens dans la barque l'hamecon accroche dans la gueule, avait fini par sauter par-dessus bord pour s'enfuir et s'etait noye en tres peu de temps sous ses yeux. (pp.156-157)
Un nceud (Ia mort mysterieuse du chat), une enquete et un denouement (Ia resolution de I'enigrne), tous les ingredients de I'intrigue sont presents. Le titre meme du roman, La Reticence, qui peut sembler d'abord renvoyer a la reticence du narrateur a alIer voir les Biaggi peut egalement evoquer ce ressort narratif qui permet au denouement d'etre retarde au maximum pour preserver Ie suspense'". On conclura sur ce roman en notant que, s'il y a bien une forme de mise en intrigue, Ie denouement est deceptif puisqu' il n' apprend rien au lecteur sur ce qui lui importe Ie plus en fin de compte, Ie sort des Biaggi. En outre, la mort d'un chat parait etre un evenement bien derisoire pour declencher une enquete quasi policiere.
4.2 faire /'amour (2002) Ce roman est presente en quatrieme de couverture comme «l'histoire d'une rupture amoureuse». Cette rupture dont on ne connaitra jamais Ie motif est censee se passer lors d'un bref sejour a Tokyo ou Marie, l'amie du narrateur et styliste de profession, doit presenter sa nouvelle collection de vetements, Durant tout Ie roman, on assiste a une succession de scenes dans lesquelIes les deux . protagonistes s'eloignent et se rapprochent, toujours douloureusement. Alors :
10. Le mot «reticence» designe «I 'action de taire it dcssein ce que l' on pourrait, que l' on devrait dire, designant specialernent, comme en latin, une figure de rhetorique consistant it ne pas terminer un enonce dont Ie contenu restc pourtant clair» (Dictionnaire historique de la langue francoise, p. 1790).
160
qUL' ccuc phrase du nurnucur I'll dl'hlll Ik rouuut (( 1I0US 1I0US scparions ulorx pour toujours », p. 12) Sl'lIlhll' \'llllslltlll'r II' nu-ud ct crcc l'aucntc d'unc rupture definitive, Ie tcxtc Ill' prl-Sl'IIII' 11111'1111 progression dans la destruction du couple. Au milieu du roman, par cxcmplc, Marie dcrnandc au narrateur de differer Ie moment de la rupture: (30) Apres un long moment, cllc se tourna vel's moi et me dit avec difficulte, d'une voix quelque peu etranglee, qu'elle etait d'accard pour qu'on se separe. Je ne repondis rien. [... J Mais, maintenant, je ne peux pas, me dit-elle, maintenant c' est trap duro Pas maintenant, me dit-elle, pas maintenant, et elle me saisit le bras avec force, laissa la main parcourir et pincer la laine de mon manteau, faire pression ardemment sur mon bras pour me convaincre. Sa voix etait ferme, presque dure. Pas maintenant, me dit-elle, pas ces jours-ci. Ces jours-ci, j' ai besoin de toi. (pp, 116-117)
Plus loin (p. ]44), si Ie narrateur declare connaitre «l'issue dechirante » de leur , relation, une vingtaine de pages plus loin, il fait cet aveu : (31) Je tentais de resister a la violence des sentiments qui me portaient vel's Marie, mais il etait trap tard evidernment, son charme avait de nouveau opere, et je sentais que j'allais encare une fois me laisser entrainer dans la spirale, si ce n' est des dechirements et des drames, de la passion, (p. 167)
Les protagonistes vont ainsi evoluer de rapprochements en detachernents. En fin de roman, Ie narrateur vient voir Marie au musee ou elle expose ses oeuvres. II l'apercoit de loin puis ressort sans merne tenter de l'aborder. En fin de compte, on n' en saura pas plus sur I'etat de leur relation. Ont-ils finalement rompu? Comment? Le mystere demeure entier. En ce sens, on peut dire qu'il n'y a pas vraiment eu une «histoire » de rupture. D' ailleurs un journaliste fait ce commentaire a propos du roman: «Ies scenes ainsi se succedent, non pas selon Ie principe d'une montee dramatique, mais comme une juxtaposition de tableaux aux ambiances glaciales» tL'Humanite, ]7 octobre 2002). Si, ace niveau, I'intrigue est deceptive parce que Ie denouement reste en suspens, il existe neanmoins un autre fil conducteur qui propose une intrigue complete. Le nceud se situe dans I'incipit deja cite dans l'extrait (24): «J'avais fait remplir un flacon dacidc chlorhydrique, et je Ie gardais sur moi en permanence, avec l'idee de Ie jctcr un jour a la gueule de quelqu'un ». Cette action mysterieuse va creer un climat de tension et de violence. Tout au long du texte, la menace de voir Ie narrateur cxecuter son projet est presente et Ie lecteur attend avec impatience et inquietude de voir sur qui il va jeter I' aeide chlorhydrique. Regulierement d' ailIeurs I' attente est ravivee par Ie narrateur: - page 23: «[ ... J je songeais de nouveau au flacon d'acide chlorhydrique qui se trauvait dans ma trousse de toilette» ; - page 38: «Debout dans l'obscurite de la salle de bain, j'etais nu en face de moimerne, un flacon dacide chlorhydrique a la main»; 161
pour It's ohxcqucs du pl'I"l' dt' MUIIl' ('olllllle 011 lu dt;jil VII pills luuu, lincipi: pose dcmblcc 1II1e question (<< Snllil l'l' jnmuis lini awl' Maric ?») qui semble aussitot trouvcr unc rl'pollsl' dunx la .k-uxicrnc phrase ou il est mcntiounc quil y a eu separation :1 la suite du voyage du narratcur a Shanghai. Cc debut de roman localise done l'uucntion sur UII cvcncmcnt dont on attend de savoir comment il va se derouler, En cc scns, 011 pcut lc considerer comme Ie nceud de I' intrigue. Or, I' episode chinois ne contribuc aucunement adenouer cette intrigue. En effet, il constitue un morceau relativement autonome dans lequel on suit Ie narrateur, seul, dans une aventure rocambolesque remplie de mysteres et de dangers. Ainsi les deux premiers tiers du roman racontent une autre intrigue dont Ie nceud apparait dans la deuxieme phrase du roman, ou il est question d'une «sorte de mission» confiee par Marie. D'entree de jeu le lecteur se trouve avec deux evenernents generant du mystere : la separation et la mission. L'intrigue qui se noue autour de la mission emprunte au roman noir.
pagt' 41: «J'etais assis ilt'()le d'cllc, it' llucon d'lIndl' l'hllllhvdnqllc ouvcrt ilia mai II» ; - page 42: « 1, .. 1 moi encore, plus calmc ct bcaucoup pills iuquictant. Ie flacon dacide chlorhydrique a la main, rcgardant lc corps denude de Marie ctcndue sur Ie lit l ...] » ; - page 116-117: « Je la regardais, je mis les mains dans les poches de mon manteau et je sentis en tressaillant Ie contact du flacon d'acide chlorhydrique sous mes doigts» ; - page 167:
Le narrateur, des son arrivee a Shanghai, remet une enveloppe contenant vingtcinq mille dollars en liquide aZhang Xiangzhi, un Chinois en relation d'affaire avec Marie. Si Ie narrateur ne connait pas les raisons de cette tractation, il sait neanmoins que Zhang Xiangzhi mene des operations immobilieres pour Ie compte de Marie, operations qu' il soupconne etre «douteuses et illicites, [... ] vraisemblablement entachees de corruption et de commissions occultes »(pp. 1314). Le narrateur laisse entendre que son interlocuteur chinois est lie au crime organise, ce qui cree un c1imat de tension regulierement entretenu d'ailleurs par la mention de faits tragiques mysterieux : une vitre brisee dans Ie train de nuit ralliant Shanghai a Pekin avec des traces de sang ou un jeune Chinois inconnu avec un mouchoir ensanglante sur le visage et sa chemise couverte de sang seche. On observe Ie maximum de tension dramatique dans une scene etonnante : une folle course-poursuite, dans les rues de Pekin, entre la police et la moto sur laquelle se serrent le narrateur, Xiangzhi et une jeune femme chinoise. Fuir est Ie mot d'ordre. Mais fuir qui? Pourquoi? Le lecteur ri'en saura rien. L'episode chinois se termine effectivement par une sorte de suspension, puisque le narrateur se trouve soudainement debarque de la moto par ses compagnons chinois qu'il voit definitivernent disparaitre de son horizon.
Apres que le leeteur s' est dernande tour atour si le narrateur allait jeter I' aeide sur lui-meme, sur Marie, sur un gardien de musee, le denouement est pour le moins deceptif : (32) Je ne bougeais plus. II y avait la pres de moi, dans I'ombre, fragile, minuscule, une toute petite fleur isolee dans la terre. Je la regardais, la lumiere de la lune l'eclairait doucement et faisait luire ses petales blancs et mauves de reflets pales et delicats. Je ne savais pas ce que c' etait comme fleur, une fleur sauvage, une violette, une pensee, et, sans faire un pas de plus, las, brise, epuise, pour en finir, je vidai Ie flacon d'acide chlorhydrique sur la fleur, qui se contracta d'un coup, se retracta, se recroquevilla dans un nuage de fumee et une odeur epouvantable. line restait plus rien, qu'un cratere qui fumait dans la faible lumiere du clair de lune, et Ie sentiment d'avoir ete a I' origine de ce desastre infinitesimal. (p. 179)
C'est done sur ce denouement surprenant que se clot le roman. L' ox ymore« desastre infinitesimal» est-ille signe que Ie drame annonce (la rupture) pourrait ne jamais aboutir? Quoi qu' il en soit, du point de vue de la structure compositionnelle, on peut lire deux intrigues en parallele, l'intrigue de la rupture au denouement suspendu et l'intrigue du flacon d'acide au denouement inattendu.
4.3
fuir (2005)
Ce roman comporte trois parties. Les deux premieres ont pour cadre la Chine au Ie narrateur va remplir une mission confiee par sa compagne Marie. La troisierne partie se deroule sur I'ile d'Elbe ou Ie narrateur se rend, directement de la Chine, 162
!
Si l'intrigue de la mysterieuse mission ri'est pas denouee, qu'en est-il de la separation? Dans le dernier tiers du roman, Ie narrateur se rend a l'ile d'Elbe pour retrouver Marie et assister aux obseques de son pere, Alors que Ie debut du roman a cree un horizon d'attente (la rupture), la relation entre Ie narrateur ct Marie s'avere pour Ie moins ambigue : (33) Mon amour pour elle n'avait fait que croitre tout au long de ce voyage, et, alors que je croyais que Ie deuil nous rapprocherait, nous unirait dans la douleur, je me rendais compte qu'il etait en train de nous dechirer et de nous eloigner I'un de I'autre et que nos souffrances, au lieu de se neutraliser, s' aiguisaient rnutuellement. (p. 169)
163
I,a rupture semble inuuincutc. I':st-l'e done liui awl' MlIlll' '! du roman, ires longue, napportc pas de rcponsc nunchcc :
1,01
dcruicrc phrase
(34) Et, elle qui navait pas plcurc jusqu'a present, l'Ik' qui nl' sctait jamais departie de cette attitude de froideur, de force ct de distance, de ccttc douleur contenue, glaciale, butee et comme foncieremcnt cxaspcree depuis qu'elle avait appris la nouvelle de la mort de son pere, elle qui n' avait pas pleure pendant I' enterrement ni quand nous nous etions retrouves, elle attendit le dernier metre, elle attendit d'arriver a rna hauteur et de poser la main sur mon epaule pour fondre en larmes, m' embrassant et me frappant tout a la fois, se serrant dans mes bras et m' insultant dans la nuit, secouee de sanglots que la mer digerait immediaternent en les brassant asa propre eau salee dans des bouillonnements d'ecume qui clapotaient autour de nous, Marie, sans force apresent, immobile dans mes bras, qui ne bougeait plus, qui ne nageait plus, qui ftottait simplement, dans mes bras, et moi lui caressant le visage, son corps froid mouille contre le mien, ses jambes enroulees autour de rna taille, Marie pleurant doucement dans mes bras, j'essuyais ses larmes avec la main en I' embrassant, lui passant la main sur les cheveux et sur les joues, essuyant ses Iarmes avec la langue et l'ernbrassant, elle se laissait faire, je I' embrassais, je recueillais ses larmes avec les levres, je sentais I'eau salee sur rna langue, j'avais de I' eau de mer dans les yeux, et Marie pleurait dans mes bras, dans mes baisers, elle pleurait dans Ia mer. (pp. 185-186)
POUl'
com-lure
Sill'
h- rmunn
I'USIIlIUlkllll" dUlIl
nous uvuns ell lin cchantillon
avec Toussaint, on dim que l'illlk;ll'I"ulillation des pcrsounagcs, la contingence des cvcncmcnts ral'ontl's uinsi qlll' lv minimalismc des intrigues, voire leur absence, arnenc ccrtui ncmcut lc lcctcur i, x' intcresser plus a I'ecriture proprement dite. En effct, tout conuuc dans lc Nouveau Roman, on y observe une «mise a nu du travail rncmc de la narration a I' interieur du recit » (van Rossum-Guyon, 1972: 220-221). Toussaint, dans une interview accordee a Laurent Hanson en 1998, reconnait d'ailleurs, a propos de ses cinq premiers romans, la primaute de l'ecriture sur l'histoire: J'accorde evidemment une tres grande importance ala maniere d'ecrire puisque, comme il n'y a pas d'histoire, il ne reste que l'ecriture, Des lors qu'il y a une histoire, elle fait passer I'ecriture au second plan comme un moyen. S'il y a une histoire forte, fortement charpentee, qui avance et puis tout ca ... I' ecriture n' est qu'un moyen plus ou moins efficace qui fait suivre cette histoire et le lecteur est entraine dans l'histoire. Si on enleve cet element, il ne reste que l'ecriture, et c'est I'ecriture elle-meme qui va faire avancer. L' interet viendra de I' ecriture, (Interview de Jean-Philippe Toussaint, 19 janvier 1998)
L'aventure d'une ecriture plutot que l'ecriture d'une aventure ... l'influence du Nouveau Roman est encore palpable.
Cette scene a toutes les caracteristiques d'une scene de retrouvailles. S'agit-il d'une reconciliation ou d'un etat transitoire vers une separation qu 'il ne sera pas donne au lecteur de lire dans le cadre de Fuir? lei encore, Ie denouement est suspendu. Deux debuts d'intrigue, deux denouements suspendus, Ie moins que I' on puisse dire c' est que Fuir n' est pas un roman classique : Jean-Philippe Toussaint a ecrit un endiable roman d'amour et d'aventures. Sauf ' que ... Sauf que l'on n'est pas du tout dans un recit classique, avec explications, justifications, et tout le saint-frusquin de l'analyse psychologique, On embarque avec enigmes, on debarque avec d'autres. (Le Journal du dimanche, II septembre 2005)
Ce qui frappe dans les trois romans analyses ci-dessus, c'est qu'il y a a chaque fois deux intrigues qui se superposent ou s' entrelacent a propos d' evenements mysterieux : la mort du chat et la visite aux Biaggi dans La Reticence, le flacon d' acide et la rupture dans Faire l' amour, la mission et la rupture dans F uir. Dans les deux premiers, I'un des deux nceuds trouve un denouement et constitue une intrigue complete, mais ce denouement est deceptif dans la mesure OU il n'a pas trait a une destinee humaine. Dans Ie dernier roman, aucun nceud n'aboutit a un denouement. Le mystere subsiste quant aux actions des personnages, a leur motivation et a I'issue des evenernents. S'il y a bien renarrativisation, c'est sous la forme d'intrigues minimall'S ou incompletes. 164
165
La critique affirme que depuis les annees 1980 la litterature d'avant-garde renoue avec lesformes de la narrativite. L'examen attentif de l'eeuvre romanesque de lean-Philippe Toussaint, auteur emblematique de la litterature postmoderne, montre que Ie soi-disant « retourdu recit» ne signifie pas pour autant un retour au modele romanesque balzacien. 5'i1 y a certes retour du sujet, retourdu reel et retour d'une certaine forme d'intrigue, ces elements sontreintroduits Ie plus souvent de maniere parodique, ludique ou ironique.
Chapitre 6 LE FEUILLETON MEDIATIQUE: UN RECIT EN DEVENIR
Les personnages sont« non-determines» :on neconnait riendeJeurs attributs physiques ou psychiques et i1s manquent Ie plus souvent de determination dans leurs actions.
a
La construction romanesque n'obeit pas une logique de deroulernent ou les evenements adviendraient les uns en consequence des autres. 5eul Ie hasard semble presider la destinee des personnages.
a
Enfin, quand il y a intrigue, il s'agit plutot d'une reecriture «detournee du roman policier, du roman d'aventures ou du roman d'amour.
Bertho, 5., «lean-Philippe Toussaint et la rnetaphysique », jeunes Auteurs de Minuit, Ammouche-Kremers, M. et Hillenaar, H. (eds), Amsterdam - Atlanta, Rodopi B.V., 1994, pp.15-26. Bessard-Banquy, 0., Le Roman ludique: jean Echenoz, jean-Philippe Toussaint, Eric Chevillard, Villeneuve d'Ascq, Le5eptentrion, 2003. Kibedi Varga, A., «Le recit postrnoderne », Litterature, n°77, 1990, pp.3-22. Robbe-Grillet, A., Pour un Nouveau roman, Paris, Minuit, 1963. Sarraute, N., L'ere du soupcon, Paris, Gallimard, (1950) 1956. Schoots, F., « l'ecriture minirnaliste », }eunes auteurs de Minuit, Ammouche-Kremers, M. et Hillenaar, H. (eds), Amsterdam, Rodopi BV, 1994, pp.127-144. Viart, D., « "Nouveau roman"ou renouvellement du roman? », La litterzture fran~aise contemporaine. Questions et perspectives, Baert, F. et Viart, D. (eds), Presses Universitaires de Louvain, 1993.
Entre cloture provisoire et anticipation d'un denouement l.'incornpletude: un moteur narratif puissant Incertitude et attente: que va-t-i I se passer? Rupture dans I'ordre des chases: que S' est-iI passe?
5
Une
Le discours mediatique est repute presenter un caractere ephemere. Dans la presse ecrite, par exemple', chaque livraison quotidienne amene son lot d'actualite et les «nouvelles» du jour releguent inevitablement les «nouvelles» de la veille dans l'oubli. Mais il arrive aussi qu'un evenement fasse l'objet d'un suivi sur plusieurs jours, voire sur plusieurs mois. Le lecteur est alors invite a suivre les developpements d'un conflit politique, d'un processus electoral, d'une affaire people au d'une catastrophe naturelle, developpernents qui vont etre racontes en plusieurs episodes. Cette serialisation narrative de 1'information constitue ce qu' on appelle maintenant couramment dans le jargon journalistique un «feuilleton » : • • •
Viart, D. etVercier, B., La Litiemture fran~aise au present. Heritage, modemite, mutations, Paris, Bordas, 2005. 1.
166
1 2 3 4
Le feuilleton du prix du lait rebondit. (Le Temps, 17.09.08) Nouvel episode dans le feuilleton rocambolesque de l'affaire H. (Le Temps, 20.01.09) Cet esclandre nocturne constitue un episode de plus dans un feuilleton qui a connu de nombreux rebondissements. (Le Temps, 16.03.09) Dans Ie cadre de ce chapitre, nous nous centrerons exclusivement sur la presse ecrite quotidienne, objet dunc recherche que j'ai dirigce grace au financement du Fonds national suisse de la recherche scientifique (projet n° 100012-109950), et menee avec la collaboration de Stephanie Pahud ct de Raphael Baroni.
167
Philippe Marion. spccialistc du discours mcdiutiquc, dl'lI1111 II' lvuilk-ton suit:
COIl1Il1l:
C'est un recit qui accepte d'etre morcele en « temps reel », ell lonction d'un critere temporel qui, theoriquement, lui echappe. C' est un recit qui dcmandc aare morcele pour que Ies evenements et peripeties qu' il presente achaque episode s' integrent dans le rythme quotidien du temps vecu. A chaque jour suffit son episode. Telle est la dynamique du feuilleton. (Marion, 1993: 94) La specificite du feuilleton-recit- apparait d' emblee : c' est un recit qui se construit progressivement, par bribes, selon un rythme temporel impose de I' exterieur par Ie developpement effectif des evenements de I' actualite. Si Marion peut affirmer que Ie critere temporel «lui echappe » c'est parce que Ie narrateur-journaliste n'a guere de prise sur la tournure des evenements qu'il raconte. II ne maitrise ni leur ampleur, ni leur duree, ni leur issue. Tant que Ie denouement n'a pas eu lieu, nul ne sait effectivement ce qui va advenir ulterieurement, La contrainte de raconter en «temps reel» et son correlat, Ie morcellement du recit, peuvent apparaitre comme une menace pour I'unite narrative. S'appuyant sur les travaux de Ricceur et sur la notion de configuration narrative, Lits (2008a) constate a ce propos que I' acceleration du temps mediatique empeche la prise de distance necessaire pour organiser la matiere narrative et construire du sens: On ne peut faire un travail de mise en intrigue qu'avec un minimum de distance, car, normalement, le recit vient apres I'evenement, Or, actuellement, pour la plupart des journalistes, le sommet de l'information consiste acouvrir I'evenernent pendant qu'il se produit, parfois avant meme qu'il ne se produise, comme ce fut le cas dans les longues heures de direct sans contenu proposees par I' ensemble des televisions du monde dans les jours qui precederent le deces de Jean-Paul II. [... ] L'important n' est pas de raconter I' evenement, de le mettre en recit, de I' expliquer, mais bien de dire: «on est dessus, on est dedans », (Lits, 2008a: 2) D'autres chercheurs se joignent a lui pour conclure que Ie recit mediatique est actuellement menace et que les conditions minimales de narrativite (1acoherence et la cloture) ne sont plus garanties. Le feuilleton mediatique pose done un probleme narratologique complexe: peuton encore parler a son propos de «recit», de «mise en intrigue» et d'« unite de I'histoire»? Dans les pages qui suivent, nous allons tenter de voir, sur la base d' exemples concrets, comment theoriser ces recits serialises dans lesquels le morcellement, Ie provisoire et Ie possible I' emportent sur la coherence, la cloture et Ie definitif. 2.
La mise en feuilleton peut se concretiser sous la forme de feuilleton-chronique, de feuilleton-relation au de feuilleton-recit. Nous nous interesserons ici au cas Ie plus frequent: Ie feuilleton-recit. Pour plus de details sur Ics autres categories, voir Revaz, Pahud et Baroni (2007a).
168
1 Entre cloture provisoire d'un denouement
l't
anticipation
Dans le mecanisme de scriulixariou proprc all Icuilleton, chaque article successif se doit de stabiliser linformarion du jour et de proposer une image la plus complete et la plus cohcrcntc possible au lecteur. Parce que la concurrence est Iii et qu'il faut essayer dannoncer plus vite que Ies autres journaux pour rester credible, il est impossible de faire de la retention d'information. Le journaliste est ainsi tenu de rendre compte de tout ce qu'il sait dans Ie present de I'ecriture. En ce sens, la nouvelle du jour presente un caractere relativement autonome puisqu'elle do it toujours pouvoir se lire comme un texte compIet. Mais cette completude construite par Ie discours quotidien apparait sans cesse menacee par la marche des evenements en cours: L'information ne cesse de decouper, dans le continuum de I' experience, des « histoires» dont elle fabrique, pour un jour, une totalite. Cela pose des questions sur le «debut», sur la «fin», et sur la forme de l'intrigue. La fin d'abord, puisque c'est
elle qui decide de l'histoire. La «fin» de l'histoire, dans I'actualite, est toujours une fin-en-suspens donnee comme la de momentanee de comprehension d'une histoire en mouvement. (Tetu, 2000: 92) Cette reflexion generale sur «Ia temporalite des recits d' information» apparait particulierement adaptee aux feuilletons mediatiques. Tant que dure un feuilleton, la fin de chaque article ri'est effectivement qu'une «fin-en-suspens », le journaliste ne cessant de clore provisoirement et, en meme temps, d'anticiper le denouement. Labrosse (2000) montre par exemple comment l'avenement de la presse periodique au XVIIIe siecle a impose une temporalite particuliere au Ie «present» de la gazette se trouve toujours a la lisiere entre «un passe tres recent fait d' annonces, de premiers temoignages au de recits immediats et un futur tout proche fait de possibles, riche de tout ce qui va arriver» (p. 120). II explique ce regime temporel comme suit: Par prudence naturelle, par souci deontologique et parce que c' est la que se trouve le «rnateriau » produit par I' evenement, les journalistes s' attachent au passe recent (quete de la relation exacte, diversite des ternoignages, correctifs, dementis ... ). Mais la partie vivante et active du temps est faite de ce qui va venir du futur le plus proche, de ce qui se profile a l'horizon. Sans cette constante ouverture sur La suite une gazette ri'aurait sans doute guere de raison d'etre. La projection sur l'avenir de I'enchainement programme des livraisons fait comme une structure d'accueil pour I'attente et pour la curiosite, qui ainsi «rnediatisees » par anticipation, deviennent une modalite du temps. (Labrosse, 2000: 120) Labrosse montre la continuelle tension entre l'obligation pour Ie journaliste de raconter ce qui s'est passe et la necessite de proposer au lecteur des suites possibles. Dans Ie feuilleton rnediatique, on observe ainsi un recit qui se construit par 169
hribcs, altcrnant unc pcrspcct ivc rei rospcct i vc dcst i 1I(;t' II pnxluiu: 11I1l' ex pi icat ion (une comprehension) ct unc perspective prospective ouvcrtc sur linccrtitudc de ce qui va advenir. Marion insistc lui aussi sur ccuc inccrrirudc dynamique constitutive de tout feuilleton : Au plan de la gestion du recit, la dynamique en temps reel propre au feuilleton est pleine de ressources. Chaque fois qu'une affaire pointe Ie bout d'un de ses episodes dans les medias, elle est porteuse d'hesitations entre au moins deux possibilites a venir, deux developpernents futurs. Lorsqu'elle emerge, chaque portion du grand recit apporte certes son contenu particulier, mais elle apporte surtout, en liaison avec ce qui precede, son attrayant potentiel de developpements previsibles. Elle doit avoir la capacite de laisser germer des esquisses de scenarios possibles dans I'esprit d'un lecteur pris au jeu. (Marion, 1993: 94)
diuloruuuion ct sllscill' dl' III ""1111\111". I )alls It- premier cas d'incolllpktudl', lcvcncmcnt (ou l'uctiun) pOS\{'dl'IIIII'l'.Xll'lIsiolllcmporcllt- intrinscquc.I! s'agit gcncralcmcnt de PI'lll'l'SSIlS l'Olllllll' IlIll' l; lcct ion, unc compel i I ion sport i vc ou un contlit. Tctu (2000) y voit qllanl il lui Ie matcriau privilegie de toutc infor-
mation: L' information privi Icgic systcmatiquement les categories de I' action qui component une dimension ternporclle (x s'engage a, y a l'intention de, z a prornis que, etc.) A cet egard, 1'« aveu » de Clinton aux telespectateurs, au soil' de sa deposition, constitue un modele du caractere temporel de I' action: «Cet apres- midi, dans cette piece, sur cette chaine, j' ai repondu » (present du passe),
A titre
d'exernple, dans le feuilleton de la course a l'investiture pour la presidentielle francaise, en automne 2006, on a pu relever a de nombreuses reprises l' evocation de ces «scenarios possibles» : (1)
Non, Ie scenario de la presidentielle francaise n'est pas encore totalement ecrit. Ill' est d' autant moins qu' on ne sait pas encore si Segolene Royal saura autant convaincre en vraie candidate qu'en outsider et si Nicolas Sarkozy, surtout, ne finira pas par exploser en vol aforce de braquer les projecteurs sur lui toutes les trois heures comme si, loin d'eux, il risquait de s'etioler et de mourir a I'instant meme. D'ici au printemps, bien des coups de theatre peuvent se produire dans cette grande bataille francaise [... J. (Le Temps, 30.09.06)
En affirmant que «Ie scenario de la presidentielle francaise n' est pas encore totalement ecrit» et que «d'ici au printemps, bien des coups de theatre peuvent se produire» Ie journaliste fait miroiter au lecteur des rebondissements possibles, de I'imprevu, de l'inattendu. En outre, il souligne la part d'incertitude quant au developpernent des evenernents (« on ne sait pas encore si... »). L'interrogation indirecte en «si » et les futurs «saura convaincre» et «ne finira pas par exploser» renvoient a un savoir en suspenso On cons tate ainsi que, dans Ie feuilleton mediatique, Ie travail de mise en intrigue est en grande partie un travail d'anticipation.
2 l/incompletude: un moteur narratif puissant Si Ie feuilleton est Ie lieu ideal ou peuvent etre textualisees I'incertitude et la potentialite, il faut noter que toute information n' est pas «feuilletonnable» au merne degre, Le potentiel narratif tient a un facteur essentiel au depart: I' incompletude. Incompletude d'un evenernent (ou d'une action) inacheve generant un certain suspense et done Ie desir du lecteur de connaitre la suite ou incompletude d'un evenement (ou d'une action) qui, bien qu'acheve, necessite un complement 170
En signalant l' attente d' « un autre bulletin» ou d' « un autre journal », on voit que Tetu ne renvoie pas a une information ponctuelle, mais bien a une information serialisee, done au feuilleton. Concernant ces processus propices a constituer des feuilletons, il faut noter qu'ils ont a voir, la plupart du temps, avec une situation de conftit (voir a ce propos Baroni, Pahud et Revaz 2006). Dans Ie domaine de la fiction, Tomachevski (1925) avait deja signale les liens naturels entre une situation conftictuelle et Ie processus de mise en intrigue: La situation de conflit suscite un mouvement dramatique parce qu'une coexistence prolongee de deux principes opposes ri'est pas possible et que l'un des deux devra I' emporter. Au contraire, la situation de «reconciliation» n' entraine pas un nouveau mouvement, n'eveille pas l'attente du lecteur; c'est pourquoi une telle situation apparait dans Ie final et elle s'appelle denouement. (Tomachevski, (1925) 1965: 273-274)
II faut ajouter que le potentiel narratif ou dramatique des situations de conftit tient au fait qu' elles engendrent une incertitude sur le denouement, la question etant: qui va gagner l'election, Ie match, la guerre? Des lors que l'issue ne suscite plus de suspense, la possibilite meme de raconter s' effondre. C' est ce que I'on peut constater a propos de la longue invincibilite du joueur de tennis Roger Federer', A force de gagner, il avait supprime l'incertitude et done une possible dramaturgie. En ce sens, Ie match final, en juillet 2007 a Wimbledon, ou il s' est trouve pousse a bout par Rafael Nadal et ou il a gagne peniblement apres trois heures et demi de lutte acharnee, est devenu une excellente occasion de raviver l'interet du public en reintroduisant une surprise et, des lors, la possibilite de raconter a nouveau: 3. 4.
Dans Ies deux cas, Ie journaliste partage ce desir et cette curiosite avec son lecteur puisqu 'il se trouve dans la merne ignorance que lui quant au denouement effectif de l'intrigue. II a occupe la premiere place du classernent ATP du 2 fevrier 2004 au 17 aout 2008.
171
(2)
En gagnanl partout, avec unc virtuositc ('111('1'('(', !'I·lInn a cnchuntc lex amateurs d'art, mais brixc lc principal rcssurt de III dnuuuuuuic sportive, lincertitude. Pour lui, Nadal est unc chance, ccllc dctalouucr LII1 ralcnt hors normes et, si ce talent resiste aux assauts, d'ajoutcr iLia di mcnsion hcroiquc de son oeuvre. Une logique de combat vient eprouvcr une elegance racee qui, en s'exprimant dans Ie monologue, s'exposait fatalement ala banalisation. [... ] Ala lumiere des deux dernieres finales, la probabilite est reelle que, a court terme, Federer gagne Roland-Garros et Nadal triomphe a Wimbledon. 11 y a tout lieu de penser egalement que, d' ici peu, la meme incertitude planera sur la premiere place mondiale. (Le Temps, 9.7.2007)
En soulignant la banalisation d'un combat ou I'issue est connue d'avance, le journaliste montre a quel point l'intrigue ne peut se construire que dans I'ignorance du denouement. En effet, c' est dans I'incertitude de ce qui va advenir que le lecteur d'un feuilleton trouve un interet. Comme le reieve Tetu, ce qui passionne Ie spectateur d'un match, par exemple, c'est l'attente de l'inattendu: Je ne peux pas regarder, a la television, un match de tennis ou de football, par exemple, sans eprouver quelque chose comme une passion du coup qui viendra: j'attends, passivement, de subir l'emotion du coup attendu ou inattendu. Si le coup est attendu (i. e. correspond au schema narratif prevu), je puis eprouver la joie du supporter, mais aucun trouble ne me guette. Je n'eprouve que le plaisir d'une repetition: Ie spectacle vient me fournir le double de ce que j'avais preconcu. Ce qui me «passionne » vraiment, en revanche, c' est l' attente de ce qui, n' etant pas preconcu, va bientot faire causer (et que, en tant que supporter, je puis aussi bien esperer que redouter), bref, ce qui, dans le programme, peut echapper au programme. Done, j'attends. J'anticipe, je scenarise, je pre-recite autant que la regie, sur fond des images produites par la regie, mais j'attends confusement quelque chose. (Tetu, 2000: 105)
Lorsqu'un evenernent d'une certaine extension temporelle feuilletonne dans la presse, c'est bien l'attente d'un denouement imprevisible qui tient le lecteur en haleine. Le second cas dincompletude, l'incompletude d'information a propos d'un evenement (ou d'une action) acheve, s'observe lorsqu'un fait inattendu (sortant du cours normal des choses) advient. Ce peut etre un evenernent independant de la volonte humaine, comme une inondation, un raz de maree ou une eruption volcanique, ou bien une action, comme un meurtre, un enlevement ou un attentat. Dans tous les cas, le lecteur est place devant quelque chose dont le sens lui echappe, Le denouement de I'intrigue consiste alors a repondre aux nombreuses questions declenchees par une situation hors normes. A partir d'un evenement certes acheve (la montagne s' est effondree, Ie crime a eu lieu, la ville est devastee par Ie tsunami), Ie lecteur d'un quotidien va lire la mise en intrigue d'une enquete destinee a eclairer ce qui s'est passe (Qui a tue? Pourquoi? Qu'est-ce 172
qui a deckllchl' Ia l'alasll'oplll' 'I) 1)11 Iltlll'la que ccuc tcnuuivc de rcconsritution du passe, bien qll';\ viscc n"trw.pl'l'IlVl', pl'lIl allssi cvoqucr dcx sl'l:llal'ios possi hies, puisquc rant que 1\'IHIIII"II' Il'('st pas dose, toutcs lex pistcs vrniscmblublcs sont cxplorccs,
Si I' incornpletudc posscdc llll potent icl narratif indeniablc, il fuut notcr ccpcndant lin autre cas de figure susceptible d 'cngendrer un feuilleton. II pent arrivcr qu ' un cvenement complet et acheve, dont on sait exactement comment ct dans quclles circonstances il s'est deroule, declenche cependant l'attente d'unc suite. Le plus souvent, cet evenement est dramatique. Par exemple, en aout 2006, la morsure d'un enfant par un pitbull dans un parce public de Geneve a declenche une forte attente du public (pour que ce genre de drame n'arrive plus) ainsi qu 'une reaction politique demesuree (l' obligation de porter une museliere pour tous les chiens, quelle que soit leur race), ce qui a nourri une polemique qui a feuilletonne durant plusieurs semaines dans la presse quotidienne (lire a ce propos Revaz, Pahud -ct Baroni 2007b).
3 Incertitude et attente: que va-t-il se passer? On a vu plus haut que tout evenement possedant une certaine extension temporelle est susceptible d'etre mis en intrigue sous forme de feuilleton. Encore faut-il que cet evenement presente une imprevisibilite dans son deroulernent et une incertitude quant a son denouement. La Coupe de I' America, manifestation sportive qui s'est deroulee en ete 2007, a donne lieu a un feuilleton mediatique exemplaire dans lequelle suspense a ete present jusqu' au bout. Nous allons tenter, dans les pages qui suivent, de montrer comment I'intrigue s'est constituee au fil des jours, avec son lot de surprises et de rebondissements, dans trois quotidiens de Suisse romande: Le Temps, Le Matin et 24 Heures. Les matchs de la 32e Coupe de I' America, qui se sont deroules a Valence entre le samedi 23 juin et Ie mardi 3 juillet 2007, ont vu s' affronter deux equipes : une equipe neo-zelandaise sur le bateau «Emirates Team New Zealand» et une equipe suisse sur Ie bateau «Alinghi ». L' equipe d' Alinghi, gagnante (5-0) contre les Neo-Zelandais en 2003, joue le role de «Defender». Elle a pour objectif de defendre son titre et de conserver son trophee, la celebre aiguiere d'argent. L'equipe des «Kiwis» joue Ie role de «Challenger» et vise a ramener la Coupe en Nouvelle-Zelande, Outre ces objectifs, I'enjeu de la course est important puisque Ie reglement de la Coupe stipule que le vainqueur peut organiser I' edition suivante ou il veut, quand il veut, et avec la liberte d'instaurer ses propres regles du jeu. L'engouement deja manifeste en 2003, lorsque la Coupe s'est deroulee en Nouvelle-Zelande et qu' Alinghi a gagne, laisse supposer que la 32e edition va enftammer a nouveau les supporters suisses. Toutes les conditions sont done requises pour que les lecteurs suivent cette competition avec passion. 173
3.1
Ouverture du feuilleton
C'est I'agenda sportif de la Coupe de lAmcrica qui dctcrnunc louvcrturc du feuilleton. C'est effectiverncnt dans un cadre tempore! preligure ct codific que I'intrigue va se nouer: (3)
LE PROGRAMME DES REGATES
Samedi 23 juin: match 1 (15h): dimanche 24: match 2 (I5h); lundi 25 : repos ; mardi 26: match 3 (I5h); mercredi 27: match 4 (I5h) ; jeudi 28 : repos ; vendredi 29: match 5 (I5h); samedi 30: eventuel match 6 (I5h); dimanche 1er juillet: ev. match 7 (15h) ; lundi 2: repos ; mardi 3: ev. match 8 (I5h); mercredi 4: ev. match 9 (I5h); jeudi 5, vendredi 6 et samedi 7: jours de reserve. (24 Heures, 2324.06.07)
Le coup d'envoi de la premiere regate doit avoir lieu le 23 juin et I'extension temporelle est deja fixee. De fait, neufregates sont prevues, mais le premier bateau qui totalise cinq victoires est declare vainqueur. Cela signifie que la competition peut deja s' arreter le 29 juin. Dans I' agenda sont egalernent prevus quelques jours supplernentaires en cas de problemes meteo empechant le deroulement normal d 'une course. L' ouverture du feuilleton se fait le 23 juin dans les trois quotidiens, alors meme que la premiere manche n'a pas encore debute et qu'il n'y a encore aucun resultat a rapporter. Ce qui est mentionne d' emblee c' est I' impatience des equipes d'en decoudre apres quatre ans d'attente: (4)
Quatre ans apres, les Neo-Zelandais affrontent anouveau Alinghi (Le Temps, 23-24.06.07, sous-titre en Une)
(5)
Apres quatre ans d'attente et de supputations, apres quatre ans de rumeurs et de polemique, Alinghi, detenteur de la Coupe de I' America depuis 2003, va enfin pouvoir defendre son titre et tenter de garder Ie precieux trophee dans un bras de fer au meilleur de neuf matches face aEmirates Team New Zealand. (Le Temps, 23-24.06.07)
(6)
Quatre ans apres la victoire sur Ie plan d'eau neo-zelandais, Alinghi a la lourde tache de preserver Ie trophee, La Suisse defie une nouvelle fois les Kiwis, assoiffes de revanche (24 Heures, 23-24.06.07, sous-titre en Une)
Dans chaque journal, les articles inauguraux resituent la competition qui va demarrer dans I'histoire globale de I' America's Cup et, plus localement, la rae174
crochcnt u l'cdition prel·(;dl'llll'. !'.II n' ,ellS, Ie lcuillctou qui commence appurait COIllIllC un nouvel l;pisodl' unrruul (voir daux lex cxtraits 4 ct () lcs expressions « il nouveau- ct « unc nouvelk- lois .. l. lc renvoi il cct arnonl cvcncmcmicl est marque par I'organisatcur Il'lIlplll'CI « quatrc ans aprcs ». Rappclcr ainsi I'edition precedente perrnet de prcciscr I'cnjcu des matchs pour Ie Defender suisse: «tenter de garder Ie precicux trophcc ». Dans 24 Heures, les enjeux des deux parties en presence sont mentionnes : « ramener la Coupe de I' America en Nouvelle-Zelande, ou tout un pays retient son souffle» pour les Kiwis et «gagner pour que la Coupe rcste en Europe» pour Alinghi (23-24.06.07). Ces enjeux opposes montrent que I'on est dans une situation de conflit et de revanche propre a susciter Ie suspense (voir I'allusion a la Nouvelle-Zelande qui «retient son souffle »), La semantique du conflit peut etre relevee, non seulement dans les extraits ci-dessus ou il est question d'«affronter», de «defier», de «bras de fer» et de «revanche», mais egalement dans d'autres extraits ou I'on parle de «duel» ou de «face a face». Cette situation conflictuelle, ou les Kiwis sont decrits comme «assoiffes de revanche », engendre un climat de tension: • Revanche dans un climat de haute tension (Le Temps, 23-24.06.07) • La tension est forte entre les defis suisse et neo-zelandais (Le Temps, 2324.06.07) • La tension est montee d'un cran aValence depuis que Team New Zealand s'est arroge Ie droit de defier Alinghi (Le Temps, 23-24.06.07) • Jour J. L'heure H approche. Tension. (Le Matin, 23.06.07)
Deux equipes sportives qui s'affrontent et un climat de haute tension: les ingredients majeurs pour une mise en intrigue sont presents. Le defi que se lancent les deux bateaux constitue un evenement createur d'incertitude, done un nceud. Un denouement est attendu (une des deux equipes va gagner), mais le deroulement evenementiel est marque par I' ignorance de son issue: Qui va gagner? Dans quelles circonstances ? A ce propos, dans son premier article, le quotidien 24 Heures pose cette question a ses lecteurs, dans sa rubrique «La question du jour» : «Pensez-vous qu' Alinghi peut conserver la Coupe de I' America ?». Les paris sont ouverts et laissent place a Ia projection de scenarios possibles. II faut souligner que ces pronostics sont alimentes, des Ie premier jour du feuilleton, par certaines rumeurs sur d' eventuelles dissensions entre Ie barreur Ed Baird, choisi par le vice-president d' Alinghi, Butterworth, et le reste de I'equipage, voire, au sein meme du team, entre les «Anglo-Saxons» et les «Latins », dissensions qui pourraient etre nefastes a l'equipe suisse: (7)
[00'] Car il se dit dans les coulisses que la garde rapprochee de Brad Butterworth n'a guere d'estime pour les qualites d'Ed Baird dans la subtile phase de pre-depart d'une regate de Coupe de I' America. [00'] La scission entre les Anglo-Saxons et les Latins s'est renforcee. Est-ce lie au depart de Russell Coutts, l'ancien skipper et barreur? Toujours est-it que la rumeur
175
cl'un dcpurt, 1111:'11I1.' 1.'11 cas de victoirc, d(' BllId 111I1h'1\VllI'lh ct des autrcx Nco-Zclunduis 1.'11111.' de jour 1.'11 jour. Des hnllis IlllSlllll t'lal de dilfcrcnds entre Erncsto Bcrtarclli elks Kiwis trunspircnr. Est-ce que ces dissidences pourraient constitucr II.' talon d ' Achille d' Alin-
;,('alalld 0111 ulfcrt 1111 Npt'lllllh' dl' rrvr awl.' deux premiers 1IH1lchs disputes ct cuptivuntx, HI 1'0111 III 1'11'1111('11' lOIS dcpuis 1l)l)2,la Coup« de l'Amcrica Ill' sc soldcru pas pur 1111') 1111. il « Ii '111/1.1, 25.0().07)
ghi? II semble qu'elles n'entarnent pas la volontc ct la motivation de tous de I'emporter. Mais ne pourraient-elles pas commencer a porter prejudice si les choses se passent moins bien que prevu sur I'eau? (Le Temps, 2324.06.07)
Non sculcmcnt il s'uvcrc certain que la <. 'oupc nc va pas se terminer sur le score . . () des trois dernicrcs editions, mais lcs experts pronostiquent un duel serre :
Des bruits courent egalement sur un systeme de quille innovant, reste secret jusqu'alors et qui pourrait donner un avantage technique a l'equipe suisse:
(8) Le SUI 100 cache-t-il UDe arme secrete? Alinghi utilise Ie dernier-ne de ses voiliers. Que dissimule-t-il? II se murmure que c'est une fusee. Suffisamment veloce pour ne laisser aucune chance a Emirates Team New Zealand aussi bons soient-ils? Une source, neutre, fiable et ayant participe aux entrainements internes du Defender, affirme que SUI 100 est rapide, plus rapide que SUI 91. [... ] Mais avant Ie coup de canon, aujourd'hui a 15h, avant que SUI 100 ne s'aligne pour la premiere fois face a NZL 92, on ne saura pas si ces bruits de pontons ont raison d'etre. (Le Temps, 23-24.06.07) Rumeurs, bruits de pontons ou murmures dans les coulisses, tout concourt a exacerber I' attente du lecteur et aattiser Ie suspense. Le lecteur, intrigue, est pret a suivre le feuilleton. En outre, certaines questions forrnulees au conditionnel (voir dans l'extrait 7 «Est-ce que ces dissidences pourraient constituer Ie talon d' Achille d' Alinghi ? », «ne pourraient-elles pas commencer a porter prejudice si les choses se pas sent moins bien que prevu sur I' eau ?») laissent presager d'eventuelles complications, ce qui ne peut qu'accroitre la curiosite du lecteur.
3.2 Suspense et rebondissements Les deux premiers matchs se deroulent un week-end, Ie premier gagne parAlinghi, Ie second par Team New Zealand. Dans l' edition du lundi, les journaux rendent compte des resultats en soulignant le suspense genere par I' egalisation des deux equipes, «Deux defis, deux regates, et vogue Ie suspense» titre en Une Le Temps du 25 juin. D'entree de jeu, Ie deroulernent des evenements apparait inattendu, les experts ayant ete nombreux a predire Ie succes d' Alinghi par 5-0. Les journaux s'unissent pour qualifier ce debut de competition comme «historique» : (9)
176
Cette journee du 24 juin est d'ores et deja entree dans I'histoire. Quelle que soit I'issue de cette 32e Coupe de I' America, ce premier week-end aura permis de ciseler un nouveau visage a un evenement qui, depuis quelques annees, souffrait d'un manque de suspense [... ]. Pour les premiers pas de la Coupe de I'America dans les eaux europeennes, Alinghi et Team New
I
(10) «Cette deuxiernc regale prouve que cela se joue a peu de choses et que la moindre erreur peut tout faire basculer.» (Loick Peyron, marin, Le Temps, 25.06.07) (\ 1) «Nous voyons que cela s' annonce tres serre. II va falloir continuer a bien regater,On constate que la vitesse du bateau n' est pas suffisante pour gagner dans des conditions legeres et changeantes. Les Kiwis ont preuve dans cette deuxieme manchequ'ils n' etaient pas mauvaisnonplus. »(Emesto Bertarelli, marin et patron d' Alinghi, 24 Heures, 25.06.07) l'cgalisation inattendue et son correlat, l'incertitude quant a I'issue des regales, permettent de preserver le ressort de la dramaturgie sportive evoque plus haut a propos des matchs de tennis. Comme le titre 24 Heures, le 25 juin: «[en cgalisant] Les Kiwis sauvent la finale de l'ennui ». On constate ici que c'est la lournure meme des evenements qui permet a I'intrigue de progresser selon une courbe dramatique dont la tension va grandissant. On assiste a un nouveau rebondissement lors du troisieme match, qui voit les Neo-Zelandais gagner anouveau (2-1) a l' issue d'un duel qualifie dans tous les tirres de «haletant», d'«hallucinant» ou d'«incroyable». En effet, dans des conditions de vent tres instables, chacun des deux bateaux a pris I'avantage sur I'autre a plusieurs reprises, laissant chaque fois croire que la course etait jouee. l.cs joumaux parlent a ce propos d'un «show truffe de suspense» (Le Matin, 27.06.07), d'une «course a rebondissements» (Le Temps, 27.06.07) ou d'un «duel d'anthologie» (24 Heures, 27.06.07). Tous sont unanimes pour qualifier cctte troisieme manche de «regate la plus folle» : (12) Quelle regate ! Les milliers de spectateurs qui se trouvaient sur I'eau, hier en fin d'apres-midi, ont vecu un scenario incroyable, presque surrealiste ' Au bout de ce suspense haletant un beau vainqueur: Team New Zealand, qui decroche undeuxiernesuccesconsecutif aprescelui de dimanche. Desormais, les Kiwis menent 2-1 dans la serie contre Alinghi. (24 Heures, 27.06.07) « Scenario incroyable», « suspense haletant», l' intrigue progresse et la tension augmente. Le quatrieme match est gagne par Alinghi, ce qui amene une nouvelle egalisation (2-2) et Ie maintien du suspense. Le lendemain, les joumaux applaudissent la performance, mais un rebondissement inattendu vient temir la victoire. Une maneeuvre suspecte d' Alinghi a pousse les Neo-Zelandais adeposer un protet. En fonction de Ia decision du Jury de la Coupe, la course pourrait done
177
'_I'
ctrc rccouruc. Mali" fail ct.u de cct cvcncmcut duns SOli titre en lJlIC [« HI si cettc regale dcvait eire rccouruc ?», 2X.06.(7) uinxi que dans lc titre de la page «Sports» (<
a
a
(13) Le bateau suisse mene desormais 3-2. Mais les Neo-Zelandais n'ont pas encore abdique. (24 Heures, 30 juin-l er juillet 2007) (14) Decidement, les jours se suivent et ne se ressemblent pas dans cette 32" edition qui nourrit toutes les promesses d'un evenement a marquer d'une pierre blanche. L'issue du duel est toujours aussi incertaine a I'issue du cinquieme match. Meme si Alinghi rnene par 3 a 2. (Le Temps, 30 juin-l or juillet 2007) Du fait de Ia coupure du week-end, Ie sixieme match, gagne par Alinghi (4-2) Ie samedi, ne fait pas Ies gros titres des journaux. Ce qui est mis en avant dans Ies editions du Iundi c'est I'annulation, Ie dimanche, de Ia T" regate, regate decisive qui pourrait voir Ia victoire definitive d' Alinghi. Le Temps rapporte cette annulation pour cause de vent instable dans ce titre: «Eole maintient Ie suspense », 02.07.07). On arrive ainsi au sommet de Ia tension dramatique. Sachant qu'une regate en Coupe de I' America se joue sur des details et que quelques secondes peuvent boule verser Ie cours des choses, Ie suspense est son comble. L'attente du denouement, maintenant tout proche, est Iisible dans Ies titres de I' edition du 3 juillet 2007, jour J de Ia septieme et, peut-etre, derniere regate :
a
• A une victoire du bain de champagne (Le Temps, 03.07.07) • lIs regateront aujourrl'hui ! (Le Malin, 03.07.07) • Alinghi peut esperer gagner Ie trophee aujourd'hui (24 Heures, 03.07.07)
3.3 Denouement Le mardi 3 juillet, au terme d'une manche extremement disputee, Ie bateau suisse gagne avec une seconde d' ecart seulement. Le suspense aura done ete maintenu jusqu'au bout. Le 4 juillet, Ies trois quotidiens annoncent en Une Ie denouement du feuilleton:
I )alls
ks
dilfcrcuts articles.
011 nll'l'0lll' I'Olllllll'nl,
sur place,
il
Valence,
Ics
sup-
pI irtcrs 0111 vccu lc dcuoin-nu-nt l'lI dlll'l'l :
( 15) l.c temps uvnit cuuuuv SlIspl'lIdli SIIIl vol. Lcs cu.urs 0111 ccssc de baurc. Lcs dcrnicrs inxtnuts de n' qui s'apprctail;\ dcvcnir I'ultimc regale de cctte 32" Coupe de I' America rcstcrout graves dans les rnemoircs. Cornme un film au ralenti pour cc qui a pris Ie visage d'un sprint de 100m. Epoustouftant. Qui l'eut cru ? Qui aurait pu ecrire que cette edition, qui a vu la victoire d' Alinghi par 5 a 2 face a Emirates Team New Zealand, se jouerait a une seconde? Dujamais vu. (Le Temps, 04.07.07)
(16) Cardiaques s' abstenir ! Les gorges sont nouees. Plus personne n' ose parler. 16h 23. Devant I'ecran geant principal du port de la Coupe de l' America, la stupeur l'emporte le temps d'un final haletant. Et voila qu' Alinghi franchit la ligne d'arrivee ... une seconde seulement devant Team New Zealand! II conserve ainsi I'aiguiere d'argent rapportee d' Auckland en 2003. La joie est a la mesure du suspense. Explosion. (Le Malin, 04.07.07) I '~n Iisant Ies extraits ci-dessus, on comprend que Ie denouement du feuilleton a cu lieu dans un climat de tension extreme, Ie public etant decrit comme litteralcment «tetanise » (« les cceurs ont cesse de battre », «Ies gorges sont nouees », « plus personne n' ose parler»). Dans I' extrait 16, on peut relever que le choix de rapporter le denouement au present accentue I'impression pour le lecteur d' assister en direct au «final haletant ». Ce feuilleton qui a tenu le public en haleine quotidiennement pendant 12 jours i11ustre parfaitement le critere de «riarrabilite » cite au chapitre 3. En effet, si lc narrable (ce qui vaut la peine d'etre raconte) est ce qui possede un caractere rcmarquable et/ou imprevisible (on ne raconte pas ce qui releve du deroulernent normal des evenements), avec la Coupe de I' America, Ia narrabilite a atteint son plus haut degre, Dans I'extrait 15, on souligne d'ailleurs quel poin~ I'e.venement est memorable et hors du commun (<< resteront graves dans les memoi res», « epoustouflant », «du jamais vu »).
a
Ce qui frappe enfin, au terme de ce feuilleton, c'est de constater que les j~)ur nalistes, en tant que narrateurs d'une intrigue en train de se derouler en direct sous leurs yeux, n'en ont jamais su beaucoup plus que leurs lecteurs. Ce sont les evenements qui ont faconne la courbe de I'intrigue et jusqu'au denouement I'incertitude a prevalu (voir dans I' extrait 15: «Qui l' eOt cru T», «Qui aurait pu ecrire [... ] ?»). On reviendra plus loin sur les implications narratologiques d'une narration en temps reel, type de narration qui semble contradictoire avec I'exigence d'une distance temporelIe entre I'evenement et sa narration, toute histoire etant censee etre «passee ».
• Une seconde pour l'eternite (Le Temps) • Bravo, Ernesto ! (Le Malin) • Alinghi, une seconde pour l'ctcrnitc (24 Heures). 178
179
4 Rupture dans I'ordre des choses: que s'est-il passe? Pour qu'il y ait Icuillcton mcdiatiquc, on I'a vu plus haul, il Iaut, la plupart du temps, une incornpletude. Incornpletude d'un evenernent posscdant une certaine extension ternporelle, comme on vient de Ie constater avec la Coupe de I' America, ou incompletude de l'information lors du surgissement d'un evenernent inattendu ou mysterieux. C'est a ce second cas de figure que nous allons nous interesser maintenant. Lorsqu'un evenernent inopine advient, il vient troubler I'ordre des choses et semer Ie desordre. Arquembourg-Moreau (2003) decrit Ie processus qui s' enclenche a partir de la : Ce desordre suscite une demande de sens. L'occurrence generatrice de trouble exige d' abord d' etre identifiee, categorisee, nornmee, puis decrite, enfin, racontee, Le recit est une maniere d'emousser le tranchant de l'evenernent, de Ie reinserer dans un textus, le tissu narratif qui relie des acteurs, des causes, des motifs et des buts. (Arquembourg-Moreau, 2003: 28)
Revenir sur ce qui s' est passe en tissant Ie reseau des causes et des motifs, necessite parfois une longue enquete. C'est precisement la difficulte de faire la lumiere sur les faits qui empeche Ie «tranchant » de I' evenement de s' emousser trop vite et qui permet au recit de durer. C'est pourquoi lorsqu'un fait inattendu et incomprehensible fait la Une des quotidiens, il declenche souvent un traitement mediatique sous forme de feuilleton. Son extension temporelle est alors liee au processus meme de I'enquete, qui vise a apporter reponses et explications a I'enigrne que constitue I'irruption inopinee de I' evenement. Pour illustrer ce type de feuilleton, nous allons nous interesser a une affaire recente, designee par les medias suisses sous l'etiquette «drame de la Jungfrau ». Cela commence par un fait divers tragique: Ie 12 juillet 2007, deux cordees de soldats en exercice sur un glacier des Alpes suisses font une chute dans Ie vide et sont retrouvees sans vie 1000 metres plus bas.
4.1
Ouverture du feui/leton
Le Iendemain du drame, Ie 13 juillet, les quotidiens mettent I'evenement en Une et fournissent un premier recit de ce qui s' est passe: (17) La montagne tue six militaires romands La rupture d'une corniche de neige fraiche a declenche une avalanche meurtriere pour cinq militaires romands et un alemanique encordes sur une crete enneigee, hier matin a 10 heures. Un Haut- Valaisan, trois Bas-Valaisans, un Vaudois et un Fribourgeois escaladaient Ie versant sud de laJungfrau lorsque la coulee les a emportes dans un couloir abrupt. Encadre par des guides, un detachement de 14 montagnards de l'Ecole de recrues de specialistes de montagne d' Andermatt (UR) effectuait une instruction a la conduite de groupes. (Le Matin, 13Jn.(7)
180
( IX)
Alplnisnw Six IIIl11tnll'l·s. cinq ...-crues l.'t 1111 sl.·r~l.'nt. out etc l.'1II-
portes pur uue uvnlanch« lis ctaicnt partis vcrs 'lit IlIl'IllIillill./\ IOIt, il3XOO metres, ccst lc drumc : unc corniche til' lIl'igc Imidll' Sl' dctuchc ct cmporte deux cordees de trois militaircs, quatrc Valnisans, 1111 Vaudois ct un Fribourgeois dans une chute de plusicurs ccntuincs de metres, sous les yeux de leurs camarades. Les victirnes, qui cffcctuaicnt leur \7" semaine d'instruction sur 21, et~ient toutes des montagnards aguerris. Elles faisaient partie d'une elite, l'Ecole specialisee d' Andermatt. (Le Temps, 13.07.07) (19)
Mort de 6 soldats apres une chute de 1000 metres a la Jungfrau Sixjeunes militaires, alpinistes experimentes, formant deux cordees de trois, ont perdu la vie hier a la Jungfrau dans l'accident dii a la neige Ie plus grave depuis huit ans. [... ] Le detachement effectuait une instruction ala condu,ite de groupe et etait encadre par des guides de montagne. Les deux cordees se trouvaient sur la voie normale menant au sommet de la Jungfrau, a une altitude de quelque 3800 metres, lorsqu'une plaque de neige s'est detachee et les a emportees dans une chute de pres de 1000 metres vers le glacier du Rottal, dans le versant ouest de I'arete. (24 Heures, 13.07.07)
( 'cs premiers recits etablissent de maniere categorique un lie? de ca~sal~te ent~e la rupture d'une corniche de neige et la chute des deux cordees. Mats d ~mblee cct evenement qui pourrait rester au stade d'un fait divers ponctuel va feuilletonncr, car il suscite l'mcomprehension. Des Ie premier jour, en effet, les journaux rclevent deux questions majeures que souleve cet accident militaire: • Six morts a la Jungfrau: pourquoi sont-ils partis dans d'aussi mauvaises conditions? (titre du Temps, 13.07.07) • Pourquoi les guides n'etaient-ils pas en tete? (titre du Matin, 13.07.07)
toncernant la premiere question, Ies avis sont partages. Certaines voix d'exports s'elevent pour signaler que I'ascension s'est deroulee dans des conditions mcteorologiques difficiles, voire dangereuses : (20) Pour Hans Mohl, gardien de la cabane Rottal cite par I' ATS, il etait «incomprehensible de tenter I'ascension de la Jungfrau dans ces conditions ». [... ] Le guide de haute montagne bernois Germain Paratte considere que I'itineraire choisi par les militaires n' est pas dangereux. «C' est la voie classique, empruntee par de nombreuses cordees qui rejoignent Ie sommet de la Jungfrau. Mais, avec autant de neige fraiche, il y a des risques ». [ ... ] Le nivologue Robert Bolognesi, directeur de Meteorisk, reconnait lui aussi que les conditions ri'etaient pas optimales: «Outre la neige,.~bondant~, il y a eu du vent de secteur ouest, modere a fort. Dans ces conditions, Ie risque d'avalanche est reel». (Le Temps, 13.07.07)
Du cote de l'autorite militaire, en revanche, on estime qu'il n'y avait aucune raison de renoncer a I'ascension de la Jungfrau: 181
(21) «La voic cmpruntcc ~st de dilficultc 1II0Yl'llIIl', II S'IIVIS,S;1I1 d'un cxcrcicc lou I il fail adaptc aux compctcnccs des xoldulx, nllunu- lc porte-parole du Dcpartcment federal de la defense. lis u'ctuicnt pas dl'S rouristcs ell balade, mais bien des alpinistes chevronnes, tous rncmbrcs de clubs alpins et ayant effectue des cours dans Ie cadre de la formation jeunesse et sport. Quant aux instructeurs, I'un appartient aI' armee, I' autre est un guide professionnel civil.» (24 Heures, 13.07.07)
Certains experts expriment un avis partage, comme ce porte-parole de I' Association des guides de montagne de la Suisse qui commente comme suit les conditions meteorologiques du jour du drame: (22) «Le risque d' avalanche actuellement est incontestable, comme toujours lorsque Ie soleil revient apres une longue periode de perturbations et de vent. La surface etait tres dure et lisse. II a beaucoup neige la-dessus. La situation est done critique durant deux ou trois jours. » Par ailleurs, Ie rayonnement solaire est tres fort Ie matin, en plein ete, sur les versants sud. Mais Ie guide relativise: «Je suis sorti en montagne hier et je sortirai demain. Nous ne sommes absolument pas dans des conditions de danger extreme. »(24 Heures, 13.07.07)
On constate que, dans les premieres heures qui suivent Ie drame, les voix des' specialistes s' elevent dans la cacophonie. L'hypothese circule cependant dans Ie public et les medias que l'accident aurait pu etre evite si la hierarchic militaire avait pris Ia decision qui s'imposait: ne pas entreprendre I'ascension de, la J ungfrau. Outre Ia prise de risque, I' absence de guide en tete de cordee est consideree par certains comme Ie signe de I'incompetence des instructeurs de I' armee. D' autres voix, au contraire, soutiennent que les guides etaient ala bonne place, parce qu'une instruction ne se fait pas en tete de cordee, et que done la competence des instructeurs n' est pas a remettre en cause. De fait, une enquete militaire est irnrnediatement ouverte pour faire la lumiere sur les circonstances exactes du drame. Le chef du Departement de Ia defense annonce qu' « une en. quete est en cours, qui va nous montrer si la nature est seule responsable de ce drame ou si une erreur humaine a pu etre a I'origine du deces des ces alpinistes experimentes» (Le Temps, 13.07.07).
4.2 Questions et rebondissement Aux deuxierne et troisieme jours du feuilleton, les journaux reviennent massivement sur les questions qui se posent apropos du drame de la J ungfrau. L'accident est juge «absurde » et les circonstances peu claires. En outre, I'emotion que la mort dramatique des six jeunes gens a suscitee aupres du public demande que soit explique precisement ce qui s' est passe Ie 12 juillet:
182
(2,~)
QlIl'stiuns sur une h'UN(\dl,' I" .l Pourquoi
onl ils dl'vllll' dl' partir') l'ourquoi lex guides onl i1s auiorisc l'cxpcditiou ? lcs soldllis vouluicut ils rcaliscr UII «400(!», unc course qui aurait couronnc leur l'l'oll' dl' rccrucs '! i l «: 'n'IIl!!S, 14-15.07.(7)
(24)
A la Jungfrau, un accident absurde [... 1Quel milituirc a mis la course a I'agenda? Les deux guides accompagnateurs ont-ils pu librement donner leur feu vert a cette course devenue tres delicate? (Le Temps, 14-15.07.07)
(25) Une decision «incomprehensible» Comment un tel drame a-t-il pu se produire? Au lendemain de I'accident qui a coute la vie a six soldats en train de gravir la Jungfrau, les questions se bousculent. Les conditions meteorologiques avaient ete execrables avant Ie depart. Pourquoi les deux guides de montagne ont-ils neanmoins decide de partir? Quel etait Ie niveau technique des alpinistes? Ont-ils commis une faute? (Le Temps, 14-15.07.07)
(26) Le deuil peut commencer mais les questions demeurent Questions en suspens Que s'est-il passe ce jeudi matin a 3800 metres au-dessous du Rottalsattel, pour que les deux cordees de trois soldats devissent ? Et surtout, qui en porte la responsabilite ? (Le Matin, 14.07.07)
t " est sur ce fonds de questions ouvertes que I' affaire rebondit les 16 et 17
juillet dans les differents quotidiens. Selon certains temoignages, les six soldats n'auraient pas ete emportes par une avalanche: (27) Pas de lien entre la coulee et la chute Un membre de la cordee aurait perdu I'equilibre apres que la corniche se soit ecroulee. II n'y aurait ainsi pas de rapport direct entre I'avalanche et Ie passage des soldats. (Le Matin, 16.07.07)
(28) L'avalanche aurait eu lieu avant l'accident Rebondissement dans la tragique affaire de la Jungfrau. Les six victimes pourraient ne pas avoir ete emportees par une avalanche. Selon des temoins, la corniche neigeuse de la selle du Rottal aurait cede avant que les soldats ne chutent dans Ie vide. (Le Temps, 17.07.07)
(29) L'armee avance un nouveau scenario du drame de la Jungfrau REBONDISSEMENT- La justice militaire remet en
question Ie fait que la coulee de neige soit la cause directe de I' accident qui a fauche la vie de six recrues. [... ] En se bas ant notamment sur des temoignages, lajustice militaire a remis en question Ie fait que I'avalanche soit a l'origine de I'accident. Selon des temoins, les six recrues auraient ainsi devisse, Mais seulement apres la descente d'une coulee de neige. Selon cette these, un soldat aurait glisse et aurait entrainc scs compagnons dans sa chute. (24 Heures, 16.07.07)
183
de la rroisienu- l'onl~I' 1'1 SllIldlllll h' (':11 1111 radl' IkVlI1I1 moi nr'vst hllllhl; dcxxux, puixj'ui mull' .. II l'si l'lIllT,miqlll', il u'u pas vu davalauchc. Alms, qucllc scrait la CllllS!' dl' 1'1'111' IIlI/!.l'die'l Alain Pcrussct lignorc ct sc refuse ~I cvoqucr toutc hypotlu-s«, lalll qllc la justice militairc u'aura pas tcrmine
Ccuc Iois. lc recit u'cst pills catl-glll'iqlll',colllllll' duns Il'S l'dllions du 13 juillct, au lcndcrnain du dramc, Lex faits sont rapportcs all condit iunncl [.« aurait perdu l'equilibrc », «pourraicnt ne pas avoir ete emportcs », « uuruicnt dcvissc », etc.), Les journalistes ne prennent plus en charge Ie recit avec certitude. lis proposent un scenario possible, mais non encore confirrne. En outre, durant ces premiers jours, on peut observer deux perspectives temporelles distinctes: d'une part, un regard retrospectif qui tente de revenir sur ce qui s'est vraisemblablement passe en proposant des scenarios possibles, d'autre part, une visee prospective qui se projette dans 1'« a-venir» de l'affaire, asavoir l'enquete et les ceremonies funeraires :
SOli
lc 19 juillet, les quotidicns sont unanimes concernant les causes du drame :
I
(31) Ceremonie officielle Selon l' ATS, des messes auront lieu ce lundi pour trois des quatre victimes valaisannes. Deux ceremonies seront celebrees, l'une au Chable le matin, et l'autre a l'abbaye de Saint-Maurice, dans I'apres-rnidi. La famille de la recrue fribourgeoise prendra conge de celui-ci le merne jour en I'eglise de Bellegarde. La ceremonie funeraire officielle en mernoire des six soldats qui ont peri dans l' avalanche est prevue mardi a 14 heures, aAndermatt. Leurs proches devraient y participer, al'instar du conseiller federal Samuel Schmid, ainsi que des representants des gouvernements valaisan, vaudois et fribourgeois. ' (Le Temps, 16.07.07)
Dans les deux extraits ci-dessus, la visee prospective est tres clairement marquee par les futurs (« sera menee », «auront lieu», etc.) ainsi que par Ie semantisme de la forme verbale «est prevue». A la suite du rebondissement de l' affaire, les joumaux relaient encore pendant deux jours la polemique qui enfte autour des circonstances exactes de l'accident. Si, selon certaines sources, une avalanche a bel et bien eu lieu avant la chute fatale, l'un des rescapes ajoute ala confusion en donnant un temoignage tardif qui vient contredire cette version des faits: (32) Jeune homme elance de 20 ans, Alain Perusset est un survivant. Jeudi dernier, ce Neuchatelois etait l'un des douze soldats partis a I'ascension de la Jungfrau. Hier, quelques minutes apres la ceremonie d'adieu ases six camarades disparus, il a decide de parler. [... 1Avec emotion, mais aussi determination, le Neuchatelois, qui vient d' obtenir sa maturite raconte: «1' etais Ie troisieme
184
a reveler le desaccord des experts
(33) Drame de la Jungfrau: des avis divergents
(30) L'enquete La justice militaire mene l'enquete. Elle n 'a pas trouve d'indice concernant une erreur d'appreciation, L'instruction sera menee en etroite collaboration avec la police cantonale bernoise, la police militaire et l'ENA, promet Martin Immenhauser, porte-parole de la justice militaire. Le juge militaire aura recours ades experts civils pour tenter de comprendre ce qui s' est passe. En principe, il n'y aura pas de reconstitution des faits, car« les conditions alpines changent tres vite », note Martin Immenhauser. (Le Temps, 14.07.07)
cnquetc. (24 lit 'lin ',I , I X.07,(7)
Berne Les experts en desaccord sur la mort des six militaires Une semaine apres le drame de la Jungfrau, l'avis des experts diverge sur les causes de I' accident. Le president de la Commission d' enquete sur les accidents de montagne privilegie la version d'une plaque de neige ayant emporte les victimes. «Envisager une autre cause de I' accident est inutile. Sans coulee de neige, celui-ci est pratiquement impossible aexpliquer », a indique Armin Oehrli mercredi. [... ] De son cote, Georg Flepp, president de l' Association suisse des guides de montagne, exprime son desaccord avec ce point de vue. « Selon les temoignages, les soldats etaient encore debout lorsque la plaque de neige s'est detachee.» (Le Temps, 19.07.07)
Apres une premiere semaine de suivi quotidien, le feuilleton s'interrompt pour rcprendre une semaine plus tard avec l'annonce d'un premier bilan de I'enquete. A ce stade, une seule information est confirmee, le fait qu 'une coulee de neige a eu lieu Ie jour du drame. Cela ne suffit cependant pas prouver qu ' elle est I' origine de la chute des six soldats, ce que relevent les titres suivants:
a
a
• II manque encore la cause du drame (titre du Matin, 26.07.07) • Une avalanche, oui, mais pas d'autres infos (titre de 24 Heures, 26.07J17)
C' est surces revelations pour Ie moins deceptives que s 'interrompt une deuxicmc lois le feuilleton. L' enquete suit son cours et le public n' en saura pas plus jusqu' au :) octobre 2007, date a laquelle Ie drame de la Jungfrau est remis en Une des quotidiens, Le deroulement de I' accident est annonce comme definiti vement clarifie. Une avalanche est bien a I'origine de la chute des six soldats. La cause ctant connue, une enquete penale est aussit6t ouverte contre les deux guides de montagne qui accompagnaient les victimes le 12 juillet dans Ie but de determiner leur degre de culpabilite :
(34) Jungfrau: guides sous enquete L'expertise de l'Institut federal pour l'etude de la neige et des avalanches de Davos est claire: les six jeunes militaires, iiges de 20 a 23 ans, morts le 12 juillet sur les pentes de la Jungfrau ont ete emportes par une avalanche qu'ils ont eux-rnemes declenchee. Des lors, compte tenu de la pente, des risques
185
d ' avalanche ct de la situation, la jusl ice miliuun- 1I'lIll" l'lI question lc choix des guides de fain: 1'1 course ct ouvre unc cuqucte PL'lIl1lL' pour « multiples homicides par negl igence » contre les deux guides. (/ ./' /t'/IIIIS, 5.10.(7)
Tableau b,' : It'N ~,.Ilu·, du r.·ulllc·11I1I e1,' 1.1 IUIlJ;frau 1)<1IL'S
!'h<1SL'S
4.3 L'atlente d'un denouement Al'heure ou nous mettons sous presse, Ie feuilleton n'a pas encore trouve son epilogue. Le 6 octobre 2007, les medias signalent que l'armee attend Ies conclusions de l'instruction avant de prendre d'eventuelles mesures de securite lors de la prochaine ecole de recrues de specialistes de montagne: • Pas de mesures avant la fin de I'instrnction (titre de 24 Heures, 6.10.07) • Drame de la J ungfrau: «no comment» militaire Suisse Le commandant des Forces terrestres dit attendre les conclusions de l'instruction (titre et chapeau du Temps, 6,10.07)
Une annee apres Ie drame, le 13 juillet 2008, les journaux rapportent qu'une ceremonie du souvenir a ete celebree. IIs rappellent brievement les circonstances du drame et surtout les questions qui se sont ensuivies, restees sans reponse ace jour. Le 18 juillet 2008, les suites possibles de I'affaire sont evoquees: (35)
Si aucune demande de complement de preuve n' est demandee par les avocats des deux guides inculpes, Ie juge remettra son enquete al'auditeur (en droit militaire, c'est le procureur). Ensuite, trois scenarios possibles: non-lieu; ordonnance de condamnation; ou renvoi devant un tribunal militaire. Me Moreillon estime que le drame de la Jungfrau devrait etre juge ~ l'horizon 2009. (24 Heures, 18.07.08)
SUITE -
Le tableau qui suit met en evidence les principales etapes du feuilleton. Dans: ce tableau, il y a de nombreux points d'interrogation, ce qui montre que I'incertitude domine. Mis a part le premier recit de l'accident donne comme vrai Ie 13 juillet 2007, il faut attendre Ie 5 octobre 2007 pour obtenir une version stabilisee des faits, presentee comme conforrne a la realite. Encore ne s'agit-il que d'une reconstitution probable sur la base d'un faisceau d'indices, de temoignages et d'expertises. A partir de ce bilan «definitif », Ie feuilleton se poursuit et Ies questions se centrent cette fois sur le degre de culpabilite des guides et sur I'eventuelle culpabilite de la hierarchic militaire. L'intrigue du feuilleton n' est pas encore denouee, mais le denouement est prefigure. II consistera en hI sentence prononcee par les juges en 2009 seulement.
11.07.07
14-15.07.07 1(,-17.07.07
(compte rcndu categoriquo) Questions REBONDISSEMENT
(scenario possible)
( ,111',1' I'IiYSllJllt'
( ,IIISI' hum.iin«
Ruptured'une corniche de neige
-
? -
KL'sp()ns,lliiliI0
Arrnee?
?
?
Chute d'un soldat?
Le soldat?
18-19.07.07
Avis divergents
Avalanche?
Chute?
?
26-27.07.07
Bilan provisoire (etablissernent des faits)
?
?
?
05.10.07
Bilan definitit (etablissernent des faits) DEBUT DE DENOUEMENT
Les guides
Avalanche
-
(enquete penale)
18.07.08
DENOUEMENT PREFIGURE
Hierarchic militaire?
Trois scenarios possibles: • non-lieu • ordonnance de condamnation • renvoi devant un tribunal militaire
5 Une intrigue fragmentee et ouverte On a vu, au chapitre 3, que le propre d'une intrigue est d'organiser une suite d' evenements ou d' actions dans l' unite d' une histoire coherente et complete (une « configuration»). Le feuilleton mediatique remeten question cette conception de I'intrigue. En effet, soumis aux contraintes de I'actualite, Iefeuilleton se construit au jour Iejour, de facon episodique, Cette situation narrative particuliere aboutit il une forme de mise en intrigue progressant par bribes ou «fragments », ce qui pcut sembIer menacer sa dimension configurationnelle: «La construction au fil du temps fragmente et disperse done la coherence qu' aurait eu un recit compose d'une piece et fragilise la configuration» (Dubied, 2004: 207). Tctu (2000) est plus alarmiste encore. II considere que «dans le recit ~I episodes (une chose apres l'autre, comme les enquetes sur le financemenl des partis politiques), Ie lien temporel et le lien causal sont souvent disjoints» et que, par consequent, « l'unite de l'ensemble n'est pas identifiable a chaquc episode, Elk nc I'cst qu'apres-coup.» (pp.93-94). La structure narrative d'un feuilleton peut certes sembler fragiliscc par la fragmentation, mais son unite napparait pas qu'apres-coup, Ellc sc construit progressivement et, d' entree de jeu, il y a volonte du joumalistc-nurrutcur d 'uni tier
186
107
lex Irugmcnt« upparcmmcnt disjoints cu intcgrant lu nouvelh- du jourdaus lc rccit en construction. Par cxcmplc, dcx qu'un lcuillcton dCIlHlITl', Oil pcut obscrvcr In
presence de marques contribuant ~I assurer la cohcrcnc« ct Ia continuitc du rccit (tournures anaphoriqucs, continuatives ou rccapitulativcs, idcntiliants, logos, etc."), Ces traces de liage entre les episodes permcttcnt de poser l'hypothese que le feuilleton constitue legitimement un «texte », c'est-a-dire «un dispositif a la fois dynamique et mobile (progression de sens) et relativement stable (continuiterepetition, rappel d' elements places dans la memoire)» (Adam, 2005: 27). Plus precisement, le feuilleton peut eire considere comme un «macro-texte» dans la mesure ou il est compose d'une suite d'articles (textes) qui presentent a la fois une relative autonomie (I'article lu isolement parait se suffire a lui-merne) et des rapports de dependance avec les autres articles (l'article lu isolement apparait comme un episode d'une structure qui l'englobe). Le liage entre les episodes d'un feuilleton peut s'observer deja au niveau de la titraille. On constate ainsi que les titres des articles successifs s' articulent entre eux, au-dela de la frontiere du numero quotidien, pour former la structure d'un recit en devenir. Prenons un exemple: le feuilleton des mesaventures d'une baleine retrouvee echouee dans la Tamise, en plein cceur de Londres, le matin du 20 janvier 2006 et morte le lendemain soir malgre les tentatives de sauvetage: • Une baleine dans la Tamise (Le Matin, 21.01.06) • La baleine de la Tamise ne retrouvera jamais la mer (Le Matin Dimanche, 22.01.06)
• La baleine de la Tamise autopsiee (Le Matin, 23.01.06) • «Wally» va finir au musee (Le Matin, 24.01.06) • «Wally» n'a pas supporte l'eau douce (Le Matin, 26.01.06) Le feuilleton dernarre avec I' annonce d'une nouvelle edifiante : la presence d'une baleine dans la Tamise. On notera a ce propos que le determinant indefini «une» permet de poser I' existence d 'un nouveau referent". Dans les deux ierne et troisiemel titres, le lexeme «baleine» est repris, mais avec un determinant defini cette fois' (« la» baleine). Parler de « la baleine de la Tamise», c'est signaler resolument UD. rapport de dependance avec un referent pose ailleurs, en I' occurrence, dans I' edition de la veille. Les quatrierne et cinquieme titres sont interessants dans la mesure ou ils reprennent Ie merne referent avec un nom propre cette fois (« Wally»), ce qui coneourt a particulariser encore plus l'animal, qui est devenu, le temps du week-end, un animal «familier ». Notons que la brievete du feuilleton et l'engouement du public pour ce fait divers extraordinaire facilitent certainement la
5. 6.
Pour une analyse detaillee de ces differentes marques, lire Baroni, Pahud, Revaz 2006 et Revaz 2008. On peut distinguer deux fa,
188
rccupcnuion de l'illfol'lllalilllll'lllIll'I'Olllllll~~lIl1n' d'U11 IIlCIIlI' Il;krl'lIl derriere n's trois desigllaliolls: «IIlK' bulcun- «, " III hnk-uu- ", " Wally» I. I.a possibi litc de dccrirc lexd itTl-rcnls lypl'S lit' reprises unaphoriqucs qui viennent risxcr un lien entre les titrcx rk- plusieur« vditionx cl'un journal ne garantit pas
que cc lien ne ticnnc qu'uu xcul jouruul conccrnc. En cffct, lorsque I'on passe II' « une » baleine a « la » balcinc dans lex deux titrcs consecutifs du Matin, il ne laut pas oublier que I'animal s'cst cchouc dans la Tamise Ie vendredi 20 janvier, que la nouvelle a ete annonccc Ie samedi 21 et que durant toute eette journee lcvenement a ete suivi en direct par les Londoniens et relaye par de nombreux medias (journaux, TV, radios, blogs, etc.). Par consequent, quand Ie lendemain 1.(' Matin Dimanche titre « La baleine de la Tamise ne retrouverajamais la mer», l'anaphore definie ne renvoie certainement pas seulement au titre du 21 janvier .. Une baleine dans la Tamise », mais aussi a un referent mentionne ailleurs. Cela signifie que le lien apparent entre les episodes d'un feuilleton est, en partie du moins, le resultat d'une intertextualite. Ce mecanisme intertextuel a pour consequence narratologique majeure que le feuilleton ernane le plus souvent, non pas d'un narrateur unique et omniscient, mais d'une pluralite de voix narratives (journalistes, temoins, lecteurs) qui se relaient pour contribuer a la progression de I' intrigue. Outre sa fragmentation, I' intrigue du feuilleton se deroule sans que I' on sache quelle va en etre Iissue. Des lors, le travail de mise en intrigue est en grande partie un travail d' anticipation, On voit ainsi une intrigue proliferer en explorant plusieurs voies possibles, consecutivement, voire simultanernent. Cette propensian a rebondir, voire a ne pas se conclure, remet en question I'idee merne de « logique retrospective» reputee propre a toute configuration narrative, En effet, si Ie recit retrospectif traditionnel de I'Histoire ou de la fiction permet de selecI ionner apres-coup, a partir du denouement connu ou prevu, un enchainement de faits permettant de composer un recit coherent et concordant, dans Ie cas du Ieuilleton mediatique, I'intrigue obeit plutot a une logique prospective qui creuse la ternporalite dans I'attente du denouement. Peut-on encore parler de mise en intrigue dans ce cas? Non, bien sur, si I'on s'en tient strictement a la definition de I'intrigue, heritee des regles de la Poetique d' Aristote: Sous la surveillance de ces regles, figees dans une didactique sourcilleuse, J'intrigue ne pouvait etre concue que comme une forme aisement lisible, ferrnee sur elle-merne, symetriquement disposee de part et dautre d'un point culminant, reposant sur une liaison causale facile aidentifierentre Ie nceud et le denouement, bref comme une forme OU les episodes seraient clairement tenus en respect par la configuration. (Ricceur, 1984: 19) 7.
Si Ie mecanisme anaphorique est generalernent defini dans l'cspacc restreint d'un texte (<< une expression est anaphorique si son interpretation referentiellc depend dune autre expression qui figure dans Ie texte », Riegel et al. 1996, p. 610), dans Ie cadre d'L11l fcuilleton,les reprises anaphoriques operent bien sur au-dela de la frontiere d'un article.
189
H(', (;., "\'I"ri(hnJlli"IH'~ ('1 1t·1l11J1J1,dilt·· fl.lrr.lliv(· », A ( 0"/1.1//11. .'110'1, :, p.n.iiln-.
1~lq:I'I, M., \'('11.11,
pp, v., M()rl()I()~ii.l sk'l/ki, (oil. «Voprosv poetiki II, n'' I.', 11·llllIf',I.ld, (;osud.lrslvpflflyi inslitu: islorii iskusstv», I ll2/!.
I~igfl('y, A., «Du n;( il hisioriqlll' ».
st. A., f)()ui'e lccons surl'his/oirc, Paris, Le Seuil, 19%.
(-n'o, L., "Agir dans l'espace public», Les Formes de I'ectiot: Pharo, Ph. et Quere, L. (dir.) I',lris, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1990, pp.85-112.
inlilien, Institution oratoire, t. III, livres IV et V, Paris, Les Belles Lettres, (1 er s.) 1976.
mbault, R.N., « Preface 1991.
.lUX
Treize histoires de W. Faulkner, Paris, Gallimard, (1939)
mond, M., Le Roman, Paris, Armand Colin, 1989. tier, F., « Situation du recit dans une typologie des discours », L'Homme, t. XI, 1971, pp.68-82.
'JZ,
F., « Du descriptif au narratif et
a I'injonctif», Pratiques, n° 56, 1987, pp.18-38.
-az, F., Les Textes d'ection, Publication du Centre d'Etudes Linguistiques desTextes et des Discours, Universite de Metz, Paris, Klincksieck, 1997.
-az, F., «Varietes du present dans Ie discours des historiens », Pratiques n° 100, Metz, 1998, pp.43-61.
.az, F., « Analyse (trans)textuelle d'un objet discursif complexe: Ie feuilleton journalistique », Congres mondial de linguistique fraf](;aise (Durand, [., Habert, B. et Laks, B. eds), CD-ROM des actes, Paris, EOI' Sciences, 2008, pp.1417-1428.
.az, F., Pahud, S. et Baroni, R., « Classer les recits rnediatiques. Entre narrations ponctuelles et narrations serielles, Classer les recits. Theories et pratiques, Paris, L'Harmattan, 2007.1, pp.59-82.
.az, F., Pahud S. et Baroni, R., « Museler les toutous? Le feuilleton d'une polernique rnordante », 2007b, http://etc.dal.ca/belphegor/Limoges2006/pdf/20071 0/g2/RevazPahud Baron i_g2_usl. pdf.
l~ohh(,-C;rill('l, A.,
I. ( .1'1 I{ioull{., 1)0(11' (Ill
(",1/11'","'" 'II,.,,,,,tllI//II· tI" /','''~.Ii~, 1',11 is, l'Ul, 1'1%.
1''''''11/''1', II'!\ 1'11111, pp..'(,/27/!, Nouvc.u, 'O"l.Ifl, 1',lIi~, Minuil, 1'1(11.
koudaut, J., « En qU{'lp du nxit
»,
Critiuuc, I. XlVIII, n'' 'i47, 1992, pp. 967-974.
kudrurn, D., « On theVery Ideaof .i Dcfinition of Narrative: A Replyto Marie-LaureRyan»,
Narrative, vol. 14, n°2, The Ohio State University, 2006, pp. 197-204. Ryan, M.-L., « Narrative», Routledge Encyclopedia of Narrative Theory, Herman, D., jahn, M. et M.-L. Ryan (eds), London, Routledge, 2005, pp.344-348. I~yan, M.-L., « Semantics, Pragmatics, and Narrativity: A Response to David Rudrum »,
Nar-
rative, vol. 14, n°2, The Ohio State University, 2006, pp. 188-196. Salanskis, j.-M., Modeles et pensee de l'eciion, Paris, L'Harmattan, 2000. Sangsue, D., Le Recit excentrique, Paris, Corti, 1987. Sarraute, N., i'ere du soupcon, Paris, Gallimard, (1950) 1956. Sartre, j.-P., Critiques litteraires, Situations, I, Paris, Gallimard, 1947. Schapp, w., In Geschichten verstrickt. Zum Sein von Mensch und Ding, Wiesbaden, B. Heymann, 1976. Scharfe, H., CANA. A study in Computer Aided Narrative Analysis, these de doctorat non publiee, Department of Communication, Aalborg University, 2004.
a
Scheffel, M., « Narration fictionnelle et narration historiographique? Reflexions partir ~e quelques theses de Hayden White et de Paul Ricceur», tapuscrit paraitre dans Ecritures de l'histoire, ecritutes de 1.1 fiction, Pier, l.. Roussin, Ph. et Schaeffer, J.M. (eds), Paris, 2009.
a
Scherer, [., La dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, (1950) 2001. Schnieper,
c., Montagnes sacrees. Un tour du monde, Vevey, Mondo, 2000.
ardou, l., Le Nouveau roman, Paris, Le Seuil, 1978.
Schnitzer, L., « Le "merveilleux" du conte et Ie quotidien », Le Renouveau du come, Cal.ime-Griaule, G., Paris, CNRS, 1991, pp.227-229.
hardson, B., « Recent Concepts of Narrative and the Narratives of Narrative Theory», article non publie, 2000, http://www.highbeam.com/library/doefree.
Schoots, F., « l'ecriture minimaliste» Jeunes auteurs de Minuit, Ammouche-Kremers, M. pI Hillenaar, H. (eds), Amsterdam, Rodopi B.v., 1994, pp.127-144.
ceur, 1'., « La grammaire narrativede Greirnas ». Lectures 2, Paris, LeSeuil, (1980) 1992, pp.387-419.
Simiand, F., « Methode historique et science sociale ». Revuede synthese historique, repris par les Annales ESC, 1953, 1903, pp.83-119.
ceur, 1'., Temps et recit, tome I, Paris, Le Seuil, 1983.
Souche, A., La Grammaire nouvelle et Ie franc;ais, Paris, Nathan,1936.
ceur, 1'., Temps et recit, tome II, La configuration du tempsdans Ie recit de fiction, Paris, Le Seuil, 1984.
Spranzi-Zuber, M., « Le recit comme forme d'explication: science et histoire », Littereuue n° 109, Paris, Larousse, 1998.
ceur, 1'., Temps et recit, tome III, Letemps teconte, Paris, Le Seuil, 1985.1.
Suleiman, S., « Le recit exemplaire », Poetioue, n° 32, Paris, Le Seuil, 1977, pp.468-489.
ceur, 1'., Repoose, in Carr, Tayloret Ricceur 1985, 1985b, pp.301-322.
Tesniere, L., Elements de syntaxe structurale, Paris, Klincksieck, 1969.
a
ceur, 1'., Du texte l'ection, Essais d'tiermeneutique, II, Paris, Le Seuil, 1986. ceur, 1'., Soi-metne comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990. ceur, P. et Ie Centre de phenornenologie, La Semetnioue de l'ection, Paris, CNRS, 1977.
o
Tetu, j.-F., « La ternporalite des recits d'intorrnation », Medias, temporalites et democretie, Vitalis et .II. (dir.), Rennes, Apogee, 2000, pp. 91-1 07. Therien, G., Semiologies, Montreal, Cahiers du departernent d'etudes litteraires, n°4, 1985.
201
lhibaudet, A., U('Ilt'xi()m~lIr II' 1011/.111, Paris, Gallim.ml, III III.
( .unus, A., I '(tr,lIIgt'l; Paris, Callim.ird, 1957, coil. Le Livre de Poche.
Todorov,l, Qu'est-ccquc k:structuralisme? 2. Poetiquc, Paris, L(' Scuil, 1968.
I t 11H'I1,
Todorov,l, Grammaire du Decemeron, The Hague-Paris, Mouton, 1969.
I )l'ir.ll,
Todorov, T., Poetique de la prose, Paris, Le Seuil, 1971, 1978. Tomachevski, B., « Thematique », Theoriede la litterature, textes desFormalistes russes reunis, presentes et traduits par Tzvetan Todorov, Paris, Le Seuil, (1925) 1965, pp.263-307. Van Dijk, lA., « Macrostructures sernantiques et cadres de connaissances dans la comprehension du discours », II etait une fois ... comprehension et souvenir de recits, textes traduits et presentes par Denhiere, G., Presses universitaires de l.ille, 1984 (1977), pp.49-84.
A., Helle du seigneur, Paris, Gallimard, 1968, coil. Le Livre de Poche.
c:. et Grand, Ph., Ces histoires qui meurent: conteset Jegendes du Valais. Recherches de la Television suisse romande et du Musee d'ethnographie de Geneve, Sierre,
Monographic; Lausanne, Editions d'En bas, 1982. M,lIshak, S. et Rosenthal, M., Le grand nigaud de Portobello, Paris, Autrement, (1928) 1999. Michaux, H., « Nouvelles de l'etranger ». Face aux verrous, Paris, Gallimard, (1967) 1992. S,IITaute, N., LeMensonge, Paris, Gallimard, (1967) 2005. "I('rne, L., La vie et les opinions de Tristram Shandy, Tristram, (1760-1767) 2004.
Van Rossum-Guyon, F., « Lenouveauroman comme critique du roman», Nouveau Roman: Hier, Aujourd'hui, Ricardou, l- et Van Rossum-Guyon, F., (dir.), tome 1, Paris, Union Cenerale d'Edition, 1972.
loussaint, ).-1'.,
a I'action, Paris, PUF, 1997. Vessiot, A., De l'Enseignement a l'Ecole, 3 ed., Paris, Bibliotheque d'Education, 1899.
loussaint, ).-1'., L'Appareil photo, Paris, Minuit, 1988.
Vernant, D., Du discours
e
Viart, D., « "Nouveau roman" ou renouvellement du rornan i », La Litiereture fran(:aise contemporaine. Questions et perspectives, Baert, F. et Viart, D. (eds), Presses Universitaires de Louvain, 1993. Viart, D. et Vercier, B., La Littereture Paris, Bordas, 2005.
Irenceise au present. Heritage, modernite, mutations,
Villeneuve, [., Lesens de I'intrigue, Canada, Presses de l'Universite Laval, 2003.
La Salle de bains, Paris, Minuit, 1985.
loussaint, ).-1'., Monsieur, Paris, Minuit, 1986.
loussaint, ).-1'., La Reticence, Paris, Minuit, 1991. loussaint, ).-1'., La Television, Paris, Minuit, 1997.
Ioussaint, ).-1'., Faire I'amour, Paris, Minuit, 2002. loussaint, ).-1'., Fuir, Paris, Minuit, 2005. ruetey, A. (ed.), journal d'un Bourgeois de Paris, 1405-1449, Paris, Champion, 1881. Ungerer, T., Le Nuage bleu, Paris, l'Ecole des loisirs, 2000. Vian, B., L'Ecume des jours, Paris, Pauvert, (1947) 1998, coil. Le Livre de Porhr.
Von Wright, G. H., Explanation and Understanding, London, Routledge et Kegan Paul, 1971. Weber, M,. Wirtschaft und Gesellschaft, Tubingen, Mohr, 1947. Weinrich, H., Tempus, Stuttgart, Verlag W. Kohlhammer GmbH, 1964. Weinrich, H., ({ Les temps et II'S personnes}), Poetioue, n° 39, 1979, pp.338-352. White, H., Metahistory. The Historical Imagination in the Nineteenth Century, Baltimore/ London, John Hopkins University Press, 1973. White, H., « The value of narrativity in the representation of reality», The Content of the Form, Baltimore, Johns Hopkins Univ. Press, 1987, pp. 1-23. Wittgenstein, L., Tractatus logicophilosophicus. Investigations philosophiques, Paris, Gallimard,1961.
Sources des textes analyses Andersen, H. c., « L'orage deplace II'S enseignes», (Euvres I, Paris, Gallimard, (1865) 1992, coil. La Pleiade. Bichonnier, H., lolies petites histoires
Organes de presse cites Cooperation L'Hebdo L'Humanite L'lIlustre Le Matin Le Matin oimanche LeMonde Le Nouveau Quotidien LeTemps Tribune de Geneve 24 Heures
a raconter aux toutpetits, Paris, Nathan, 1983.
Bloch, M., 365 contespour taus les ages, Paris, Gallimard, 1995.
202
203
INDEX DES NOMS PROPRES
noms en italiques signalent des auteurs (ecrivains, journalistes, peintres, ctc.) dont les oeuvres sont citees et/ou analysees. 1,l:S
A
Adam: 79, 90,131,132,137,144,188 Arnmouche-Kremers : 153, 166 Andersen: 50, 52, 53, 65 Anscombe : 12,20,28,46 Aristote : 29,69,72,75,78,80, 103, 107, 108,112,113,115,123,124,125,126, 127,137,189,191 Aron : 34, 35 Arquembourg-Moreau : 180, 192 Austin: 20
Bessard-Banquy : 142, 153, 166 Bichonnier : 53 Black: 40, 83 Bloch: 49
n
Borel: 61 Bouchindhomme : 12, 78 Bourget: 111, 112 Bourneuf : Ill, 133, 137 Bower: 40, 83 Bremond: 12, 73, 75, 76, 77, 7R, R5, R6, 100, 129 Bres:74, 75,93,94,95,96,100 Bronckart : 94, 95, 96
Balzac : 142, 144
Butor: 142
Barilier : 55,58 Baroni: 132, 157, 167, 168, 171, 173, 188,192 Barthes : 69, 70, 80, 83, 84, 86, 93, 100, 129 Batteux: 125, 126 Beckett: 143
Benveniste: 96 Bergala : 90, 91 Bertho: 145, 166
C Camus: 22, 129
Carr: 12, 14 Cohen: 108 Combe: 20, 70, 75, 85, 86, 93, 94, 95, 96, 100 Courtes : 84, 119 Crettaz.: 63
205
11110: II 'it!
12, 7
~.'i
: 1)2
ividson : 12, 2~, 46 : ( 'crtcau : 12
111I!ll'IIIIIIS
.'~
11i111101l. 1.'0 l lcnuult : II l lcnriot : 142 Herman : I I,
chruy Gcncttc : 106,109,111,156 .mers : 102 /sarzcns : 105
Homere : 122 Horace: 89, 144 Hume: 21
0: 42, 43, 75, 81,118,134 .rstcin : 20
ulkner : 110,143 yol :79,81
neon: 22 tubert : 109, 111, 128 idernik : 11,74 1 Angelico: 90 mcois : 103 edrieh : 28, 46
nette: 20,71,72,73,75,82,83,87,97, )8, 100, 102, 103 rvais: 13,75,76,100,149 Hut: 144,188 ntcharov : 92 osse : 19 :ICq : 130, 131 eimas : 73, 75, 78, 84, 86, 119, 129, 137 eisch : 14 -visse : 19 ce : 42 illaume : 13,94
Q
T
Quere : 29,46
Taylor: 12 Tesniere : 84 Tetu: 79,169,171,172,187,192 Therien: 85 Thibaudet : 111, 112 Todorov: 12,70,73,75,76,78,79,85,87, 106, 129, 137 Tomachevski: 110, 129, 130, 137, 171 Toussaint:8,142, 144, 145, 146,147,148, 149,150,151,152,153,154,155,156, 157, 164, 165, 166 Tuetey: 106
PL'litat : ~2 l'huro : 29,46 Pier: 12, ~2, 100, 192 I'il/gel: 142
: Meijer: 101
derot:91 Ithey: 33 mat: 127 IS Passos : 110 I Bos : 88,91 t Camp : 109 ihicd : 187 ihy : 105
l'laton : 72 Prciswerk : 63 l'rince : 11,77, 80, 81, 83, 97, 98, 99, 104,192 I'ropp : 73, 78, 82, 129, 130 Prost: 34, 35, 36, 77
Schdkl: 14 SdK;rL'r: 12~ Schnicpcr : 64 Schnitzer: 48,65 Schoots : 153, 166 Simiand: 36 Simon: 142 Souche : 19 Spranzi-Zuber : 77, 123, 124 Sterne: 127 Suleiman : 79
l'crrot : )), (,)
II 1) ,
11)2
K Kibedi Varga: 88,91,92,100,141,166 L Labov: 77, 81, 83 Labrosse: 169, 192 Labrousse: 34, 36, 37, 38 Lagueux: 85 Larivaille: 79, 130, 131, 132 Le Guern : 79 Lesot: 20 Lessing: 88,91, 122 Levi-Strauss: 86 Linon: 70 Lits: 168,192
M Mandler: 82 Marion: 168, 170, 192 Marrou : 34, 35 Marshak: 41 Memling : 90 Michaux: 43 Molino: 100, 102 Mouillaud: 79 Musil: 145 N Nizon : 112
o Ollier: 142 Ouellet: 111, 133, 137 p
Pahud: 167,168,171,173,188,192
Quintilien : 43 R Raimbault : 110 Raimond : III Rastier : 82, 101
Rembrandt: 91, 92 Revaz : 7, 8, 41, 47, 71, 75, 79, 97, 102, 104,105,112,121,132,137,168,171, 173,188,192,193 Ricardou : 142, 143 Richardson: 79 Ricceur: 12,13,14,19,20,21,22,29,30, 32,34,36,39,44,46,71,72,73,75,76, 77,78,80,87,100,124,125,137,151, 168,189,190,191 Riegel: 189 Rigney: 70 Robbe-Grillet: 111,142,143,144,166 Rochlitz: 12,78 Rosenthal: 41 Roudaut: 123 Rudrum : 70, 74, 100 Ryan: 75,79,80,97, 100, 103, 104, 192
S Salanskis : 46 Sangsue: 126 Sarraute : 40, 142, 166 Sartre : 79, 110, 129 Schapp: 14 Scharfe : 74, 77
V Van Dijk: 41, 81 Van Rossurn-Guyon : 165 Vernant : 48 Vessiot : 115 Vian : 26 Viart: 143,166 Villeneuve: 121,166,190,192 Von Wright: 12 W Weber: 27, 35 Weinrich: 93, 96 White: 13, 14,79,80, 106, 123 Wittgenstein: 20,74
Z Zola: 122, 123, 142 Zufferey : 144, 188
207
INDEX DES NOTIONS
Cet index ne vise pas a l' exhaustivite, mais pointe les lieux ou les notions principales sont definies, commentees ou simplement illustrees.
comprehension; voir explication: 13, 19, A 33,34,35,39,45,47,55,75,76 actant/actantialite: 84, 93, 94 concordance/concordant: 14, 189, 190, action une: 107, 108, 112 191 agent/agentivite : 8,13,20,21,24,25,26, 27,28,29,30,31,39,43,44,45,47,49, conditionnel (= temps verbal): 61, 93, 97, 98,176,184 53,62,75,77,78,120,193 configuration: 13, 80, 94, 95, 96, 168, amplification (narrative): 69,87,88,193 187,189 anaphore/anaphorique: 95, 188, 189 continuum: 7, 30, 48, 54, 137, 193 annales : 47, 79, 106 anthropomorphe/anthropomorphiser: 26, D 45,48,49,53,54,56,57,62,65,86 anticipation: 29,91,98, 132, 167, 169, degre (dagentivite, de causalite, de narrativite): 8, 11, 22, 30, 31, 41, 44, 170,189 45, 82, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 109,133,137,153,157,179,185,186, C 193, 194 catastase: 127, 128 7,91,99, 103, 104, 113, 116, denouement: causalite: 7, 8,19,20,21,22,23,24,25, 124,125,126,127,128,129,130,131, 30,59,60,75,79,82,90,104,106,107, 132,133,134,135,136,137,141,153, 110,111,112,113,114,116,118,119, 157,159,160,161,162,164,167,168, 137,153,155,159,181,193 169,171,172,173,175,178,179,186, chronique: 7,47,79,82,101,102,104, 187,189,190,191,194 105,106,107,108,109,110, Ill, 112, 115,116,121,123,124,128,133,137, discordance/discordant: 13,190,191 153,156,168,194 209
E endo-narratif: 13, 76 epitase : 127, 128 etiologique (recit): 49, 54 explication; voir comprehension: 19, 20, 21,33,34,35,36,37,38,39,47,55,56, 58,59,63,65,117,154 exposition; voir prologue: 82, 125, 126, 127, 128 F fable (vs sujet): 88, 124, 129 feuilleton (rnediatique) ; voir serialise: 8, 70,97,167,168,169,170,171,172,173, 174,175,176,178,179,180,182,185, 186,187,188,189,190,191,194 futur (= temps verbal): 95,98,99,170,184 I imparfait (= temps verbal): 93, 94, 95, 96,98 incertitude: 97, 128, 132, 134, 157, 159, 167,170,171,172,173,175,177,178, 179,186 incompletude: 91,132,167,170,171,172, 173, 180 intention/intentionnalite: 19,20,22,25,26, 27,28,29,30,31,32,35,36,39,43,44, 45,47,49,51,52,53,56,57,58,63,65, 148,171,193 intertexte/intertextualite : 87, 89, 91, 126, 189
J jeu de langage: 20,22, 74 L linea serpentinata: 89 M
mimesis: 75 mise en intrigue: 12, 13, 75, 78, 104, 105, 113,117,119,124,126,128,132,133, 210
13:" 11'/, IW, I(,X, 170, 171, 172, I 187, lIN, IIJI monde com mente tbesprochcnc Wi'll): monde raconte terzdhlte Welt): 93 motif; voir raison d' agir: 7, 13, 20. 21, 23,25,27,28,29,31,33,35,36,3~,
65,113,160,180 motivation: 19,20, 22, 23, 24, 25. 43, 75,116,149,151,152,164,193 muthos: 72, 75, 124 mythe/mythologie: 48, 49, 55, 63. 64, 89,91 N narrabilite : 7, 81, 179 nceud/nouement: 7, 103, 104, 113. 1 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 1 133,134,135,137,157,158,160,1 163,164,175,187,189 norme: 19,39,41,43,44,45,47,49 nouveau roman: 142, 143, 165
d'agir: voir motif: 22. 25, 4'i Ii'hllllliissement: 153, 167, 170, 173, 176, In, 182. 183, 184, 187 II'II-ttc; voir procedure: 70, 118, 119, I'(), 121 II" It minimal: 7, 69, 82, 83, 84, 85, 87 1.. 1:11 ion (= categoric narrative): 7, 70, 79, X.', 101,102,104,105,106,108,112, 113,114,115,116,117,118,119,121, 1 ' 2, 123, 128, 129, 137, 152, 155, 156, IIll', 194 u-n.nrativisation: 141,142,143,153,164 n-uvcrsement ; voir transformation :78,100, 1.~4, 125, 129, 130 II'~ponsabilite: 19, 25, 28, 30, 31, 32, 33, .1'\,62,63,64,150,183, 187 1I'llcence: 132, 151, 160 1I'llOspectif: 8, 98, 157, 170, 173, 184, IX9,191
1,11',,'11
S script: 40,41.42,43, 80,91, 117 scmiotique : 11, 69, 75, 76, 77, 78, 84, 88, 102, 119 serialise(recit)/serialisation; voirfeuilleton: 8,15,167,168,169,171,190,194 suspense:97,135,157,159,160,170,171, 173, 175, 176, 177, 178, 179
T tableau (= categoric narrative): 7, 105, 112,121 tension narrative/tension dramatique: 113, 118,126,127,129,130,132,133,134, 135,136,157,159,161,163,175,177, 178,179 transformation; voirrenversement: 78,79, 82,83,85,86,87,100,114,119,193 U ut pictura poesis : 89
o organisateur (spatial ou temporel): 95, 109,115,116,118,175 p
passe compose: 93, 94, 95, 96, 98 passe simple: 93, 94, 95, 96, 98 peripetie : 92, 103, 111, 127, 129, 130, 1 153, 191 post-classique (narratologie): 7, 8, 11.! 191, 192 postmoderne (roman, Iitterature): 8, 141,142,143,153,165,166,194 present historique/present narratif/pre de narration: 93, 94, 95, 96, 98, 17 procedure; voir recette: 118, 119 prologue; voir exposition: 124, 125, 134 prospectif: 8,98,170,184,189,191, protase: 127 punctum temporis: 91 211
LlSTE DES TABLEAUX ET SCHEMAS
1 Tableaux Tableau 3.1: la notion de recit chez Genette
73
Tableau 3.2 : la notion de recit chez Ricoeur
73
Tableau 3.3: les marques linguistiques de la narrativite
95
Tableau 4.1 : la dichotomie description / narration
103
Tableau 4.2: les categories de la narrativite
104
Tableau 4.3 : les formes de I' intrigue selon Aristote
125
Tableau 4.4: la forme de l'intrigue classique
126
Tableau 4.5 : les parties principales du drame
127
Tableau 6.1 : les etapes du feuilleton de la Jungfrau
187
2 Schemas Schema 4.1 : la sequence narrative selon Adam (1992)
131
Schema 4.2: la mise en intrigue
133
213
TABLE DES MATIERES
Preface
7
Sommaire
9
Avant-propos
11
Premiere partie THEORIES DE L'ACTION
17
Chapitre 1 L'evenement et l'action 1 L' agir humain: entre causalite et motivation 2 Intention et responsabilite 3 Explication et comprehension 4 Normes et valeurs de I'action
19 20 28 33 39
En resume
45
References essentielles
46
Chapitre 2 Les frontieres de I'evenement 1 Quand I' evenement devient action: I' exemple du conte Conte n° 1 : le diable transforme en deux etrangeres Conte n° 2: la legende de Monsieur Mars Conte n° 3: l'orage deplace les enseignes Conte n° 4: la bataille des nuages 2 Les phenomenes naturels: de l'explication scientifique ala comprehension mythiquc
47 47
En resume
65
References essentielles
65
48
49 50
53 55
215
Dcuxicmc partie NARRATOLOGIE
Chapitre 3 La narrativite 1 Diversite des approches 2 Une definition ... quand merne ? 3 Le recit minimal 4 L'amplification narrative: Ie cas du recit pictural 5 Narrativite et marques linguistiques
En resume References essentielles Chapitre 4 Les categories textuelles de la narratlvite 1 Du «tout ou rien » narratif aux degres de narrativite 2 La Chronique Chronique et roman 3 La Relation 3.1 Recettes et procedures 3.2 La Description homerique 4 Le Recit
En resume References essentielles Troisieme partie
PROBLEMES NARRATOLOGIQUES ACTUELS: ETUDES DE CAS Chapitre 5 Le roman postmoderne: Ie retour du recit ? 1 L' eclipse du recit 2 Des personnages non determines 2.1 Differer le passage it I' acte 2.2 Agir sans raison 2.3 Subir 2.4 Jouer: la seule facon d' agir? 3 Le hasard comme principe d'organisation 4 Parodie d'intrigue et denouement suspendu 4.1 La Reticence (1991) 4.2 Faire l'amour (2002) 4.3 Fuir (2005)
I
I
'h.ipitrc (, Le feulllcton mediatique : un recit en devenir lntrc cloture provisoirc ct anticipation d'un denouement 1" incomplctudc: un moteur narratif puissant Incertitude et attente : que va-t-il se passer? 1.1 Ouverture du feuilleton
Suspense et rebondissements Denouement Rupture dans l'ordre des chases: que s'est-il passe? ,1.1 Ouverture du feuilleton '~.2 Questions et rebondissement ,U L'attente d'un denouement l lne intrigue fragmentee et ouverte 1.2
I.J
,I
167
169 170 173 174 176 178
180 180 182 186 187
191 /I',.!,;,.('nces essentielles
192
C'ouclusion
193
IlIhliographie ~IIIII'CCS scientifiques, rapports, ouvragcs critiques ~l1l11'ces des textes analyses lit ,'anes de presse cites IlIlll'X
des noms propres
)(1'\
[mlex des notions 1.I.~le des
tableaux et schemas
'III hie des matieres
En resume References essentielles
216
217