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HISTOIRE DES IDEES ET DES COURANTS EDUCATIFS Unité d’enseignements 5 de la majeure A Intitulé : Histoire des idées et des courants éducatifs Enseignant : Alain KERLAN Période : semestre 1 (septembre à janvier)
Problématique : La pédagogie a une histoire. La pédagogie est dans l’histoire. Mais si elle a toujours une figure historique, la tâche d’éduquer ne s’y réduit pas tout entière. L’étude des idées et des courants éducatifs sera conduite selon deux principes : 1) en privilégiant les périodes d’effervescence pédagogique ; 2) en partant des questions que nous nous posons aujourd’hui sur l’école et l’éducation. La perspective proposée dans ce cours privilégie une question centrale pour l’éducation moderne : la question de l’enfance, de sa nature et de son sens.
Architecture du cours et contenus : Introduction :L'éducation et la question de l'enfance 1. Aux carrefours de la pédagogie : Jean Itard et l’enfant sauvage de l‘Aveyron. 2. Les sources de la modernité éducative : l’œuvre pédagogique de Jean-Jacques Rousseau 3. Un mouvement éducatif dans le siècle : l’éducation nouvelle, thèmes et figures 4. Une autre école pour changer l’école : Célestin Freinet. 5. L’éducation comme service de l’enfance : Maria Montessori. Conclusion : L’enfant dans le monde contemporain
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Compétences évaluées : 1) Mener une réflexion sur une question pédagogique en prenant appui sur l’histoire des idées et des courants ; 2) Connaître les principaux courants de l’histoire pédagogique ; 3) Situer un auteur dans l’histoire des idées et identifier les principes et les problématiques principales.
Quatre ouvrage(s) essentiel(s ): Jean-Jacques Rousseau,, Emile ou de l’éducation, éditions Garnier, Flammarion. Maria Montessori, L’enfant, éditions Desclée deBrouwer. Célestin Freinet, L’éducation du travail, éditions Delachaux et Niestlé. Alain Renaut, La libération des enfants, éditions Fayard, 2002
Sources Internet : http://perso.wanadoo.fr/alain.kerlan/
BIBLIOGRAPHIE SPECIALISEE DE BASE
ARENDT Hannah, La crise de l’éducation, dans La crise de la culture (1961), trad. Paris, Folio Essais, 1972
3 ARIES Philippe, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Seuil, col. Points, 1973.
COUSINET Roger, L’éducation nouvelle, Neuchatel , Delachaux et Niestlé, 1968
FREINET Célestin, L’éducation du travail, Neuchatel, Delachaux et Niestlé, 1968
ITARD Jean, Mémoire sur les premiers développements de Victor de l’Aveyron (1801), dans MALSON Lucien, Les enfants sauvages, Paris, 10/18, 1964
LOCKE John, Quelques pensées sur l'éducation (1695), traduction G. Compayré, Paris, Vrin, 1992.
MONTESSORI Maria L’enfant (1936) Gonthier Denoël
PIAGET Jean, Psychologie et pédagogie (1935, 1965), Gonthier Denoël, 1969
RENAUT Alain La libération des enfants. Contribution philosophique à une histoire de l'enfance, Paris, Bayard Calmann Lévy, 2002.
ROUSSEAU Jean-Jacques, Emile ou de l’éducation (1762), Garnier-Flammarion
SNYDERS Georges, La pédagogie en France aux XVIIè et XVIIIè siècles, Paris, PUF, 1965.
OUVRAGES GENERAUX COMPLEMENTAIRES
4 GAUTHIER Clermont et TARDIF Maurice, La pédagogie, théories et pratiques de l’Antiquité à nos jours, Gaétan Morin, 1997
HAMELINE D. et col, L'éducation nouvelle et les enjeux de son histoire, Bern, Peter Lang, 1995
HAMELINE Daniel, Courants et Contre-courants dans la pédagogie contemporaine, Paris, ESF, 2000.
HOUSSAYE Jean (sous la direction de), Quinze pédagogues, leur influence aujourd’hui, Paris A. Colin , 1994, et Quinze pédagogues, textes choisis, Paris, A. Colin, 1995.
KERLAN Alain, L’école à venir, Paris, ESF, 1998
REBOUL Olivier, La philosophie de l’éducation, Paris, PUF, Que sais-je ?, 1989
SOETARD Michel, Qu'est-ce que la pédagogie ?, Le pédagogue au risque de la philosophie, Paris, ESF, 2001.
SNYDERS Georges, Pédagogie progressiste, Paris, PUF, 1987
Université Lumière Lyon 2
Institut des Sciences et des Pratiques d'Education et de Formation
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LICENCE SCIENCES DES SOCIETES ET DE LEUR ENVIRONNEMENT MENTION SCIENCES DE L’EDUCATION
HISTOIRE DES IDEES ET DES COURANTS EDUCATIFS
Cours de Monsieur KERLAN
(Année universitaire 2006/2007)
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INTRODUCTION
L'HISTOIRE DE L'EDUCATION ET LA QUESTION DE L'ENFANCE
PREAMBULE. UTILITE ET NECESSITE D'UNE HISTOIRE DES IDEES ET DOCTRINES PEDAGOGIQUES
L’importance proclamée des choses de l’éducation peut aisément se constater. Il suffit de rappeler l'ampleur des débats qu'elle suscite pour s'en convaincre. Plus d'un ministre y a perdu
6 son poste. Il faut donc que les choses de l'éducation soient bien essentielles pour que nos sociétés lui accordent cette attention… Mais la pédagogie, comme réflexion sur les idées les courants et les pratiques d'éducation demeure méconnue voire méprisée ! Il faut aussitôt tempérer son enthousiasme : la "pédagogie" ne jouit guère d'un grand prestige dans l'échelle des savoirs universitaires : négligée, ignorée, voire même méprisée par certains, particulièrement en France ; renvoyée au "primaire" ! Ce n'est pas d'aujourd'hui. Le constat d’Emile DURKHEIM : L’évolution pédagogique en France, ch. I , pp. 10-12 : " Il y a tout d'abord un vieux préjugé français qui frappe d'une sorte de discrédit la pédagogie d'une manière générale. Elle apparaît comme un mode très inférieur de spéculation. Par suite de je ne sais quelle contradiction, alors que les systèmes politiques nous intéressent, que nous les discutons avec passion, les systèmes d'éducation nous laissent assez indifférents, ou même nous inspirent un éloignement instinctif. Il y a là une bizarrerie de notre humeur nationale que je ne me charge pas d'expliquer. Je me borne à la constater. Je ne m'arrêterai pas davantage à montrer combien cette espèce d'indifférence et de défiance est injustifiée. Il y a des vérités sur lesquelles on ne saurait indéfiniment revenir. La pédagogie n’est autre chose que la réflexion appliquée aussi méthodiquement que possible aux choses de l'éducation. Comment donc est-il possible qu'il y ait un mode quelconque d’activité humaine qui puisse se passer de réflexion ? Aujourd'hui, il n'y a pas de sphère de l'action où la science, la théorie, c'est-à-dire la réflexion ne vienne de plus en plus pénétrer la pratique et l'éclairer. Pourquoi l'activité de l'éducation ferait-elle exception ? Sans doute, on peut critiquer l'emploi téméraire que plus d'un pédagogues fait de sa raison; on peut trouver que les systèmes sont souvent bien abstraits et bien pauvres au regard de la réalité ; on peut penser que, dans l'état où se trouve la science de l'homme, la spéculation pédagogique ne saurait être trop prudente. Mais de ce qu’elle a été faussée par la manière dont elle a été entendue, il ne s'ensuit pas qu’elle soit impossible. De ce qu'elle est tenue à être modeste et circonspecte, il ne résulte pas qu’elle n'ait pas de raison d'être. " Et c'est encore d'aujourd'hui ! Qu'on se reporte aux écrits qui prolifèrent à présent à chaque rentrée… Etudier les doctrines et les idées pédagogiques (éducatives) pour retrouver le sens des principaux problèmes et des principales interrogations qui sont le lot de quiconque fait profession ou projet d'éduquer et d'instruire : quels savoirs faut-il enseigner ? Quelles valeurs et quelles fins ? Qu'est-ce que l'autorité ? Qu'est-ce qu'un maître ? Faut-il contraindre ou fautil attendre ? (On notera en passant le lien de l'histoire des doctrines à la philosophie de l'éducation). Ces questions toutefois "ne tombent pas du ciel" éternel de la pédagogie… Elles se posent dans un contexte social, culturel, historique précis. C'est pourquoi on plaidera pour une approche historique des doctrines pédagogiques, des idées et des courants éducatifs. Prendre en compte l’historicité même de la pédagogie. Un bon moyen selon moi de (re)donner à la culture pédagogique méconnue sa place. Les idées et les pratiques pédagogiques sont parmi les idées et les pratiques sociales les plus liées au contexte historique. Exemples : Pour la lecture, le Livre, la Bible sont des paradigmes encore agissant ! Les idées éducatives de Montaigne : le temps de Montaigne fut celui des
7 guerres de religion ; on ne peut l'ignorer. La conception rousseauiste de l'autorité : on ne peut pleinement en comprendre le sens, ni même examiner en quoi elle peut éclairer l'éducateur d'aujourd'hui, dans une société où les rapports d'autorité ont été profondément modifiés, sans commencer par la situer dans le contexte de la fin du 18ème siècle, de la philosophie des Lumières. On y réfléchira sur l'exemple du "retour à l'autorité" et à la sanction qui paraît marquer les rapports de la société contemporaine à sa jeunesse... En premier lieu, une histoire des idées et des courants éducatifs doit donc répondre à quelques questions : Quelle histoire, et pour quoi faire ? Et même : A quoi peut bien servir, au pédagogue et à la pédagogie, à l'éducateur, l’histoire des doctrines pédagogiques, des courants et idées ? On examinera donc ces questions avant d'entrer dans l'études des courants éducatifs. Mais il convient tout autant de renverser l'interrogation, ou plutôt le point de vue. L'éducation plonge très profondément dans la vie et l'histoire des sociétés. Ses idées, ses valeurs, ses interrogations, ses problématiques ne sont nullement coupées de la vie générale des idées. Comme l'écrit Nanine Charbonnel, qui en appelle à une " histoire conceptuelle du pédagogique ": "Il faut étudier ensemble, croyons-nous, dans un même tout structural, les thèses religieuses, politiques, littéraires, esthétiques, … astrologiques bien souvent, de nos théoriciens en Pédagogie. Ces ont aux mêmes historiens à étudier Montessori catholique, théosophe et "pédagogue scientifique", Adolphe Ferrière astrologue, sociologue et zélateur de "l'Ere Nouvelle", Rousseau théoricien de l'esthétique, de la nature et de l'enfance, etc." (Nanine Charbonnel, Pour une critique de la raison éducative, Peter Lang, 1988, p. 142/143.). Une histoire des idées éducatives et des courants éducatifs participe d'une histoire générale des idées ; elle est même un moyen original et assez mal connu de l'éclairer. Ce cours donnera plus d'une occasion de le vérifier. Il aura pour axe une question centrale pour l'éducation moderne : la question de l'enfance, de sa nature et de son sens. Comme on pourra le comprendre, la valeur que le monde moderne accorde à l'enfance est l'un des traits les plus singuliers du monde moderne et des valeurs qui le constituent.
1. L'EDUCATION DU MONDE MODERNE : UNE EDUCATION EN CRISE
1.1. Le temps des incertitudes Examinons la conjoncture éducative, pédagogique, aujourd'hui. En ce début de siècle. Qu'estce qui la caractérise : l’incertitude contemporaine, le sentiment d'un système en crise, mal assuré de ses fondements, de ses repères, de ses projets, de la légitimité de ses pratiques, et tout autant de ses finalités et de ses objectifs. Nous nous demandons : comment éduquer nos enfants, aujourd'hui, demain ? Quelle "école à venir" (Alain Kerlan, L'école à venir, Paris, ESF, 1998) ?
8 L'organisation d'un grand "débat" national sur l'école est on le sait à l'ordre du jour. Après avoir (sans succès ?) demandé aux "experts" en pédagogie de mettre fin à nos incertitudes, voilà qu'on en appelle au bon sens . Mais cela suffit-il ? Une incertitude qui concerne aussi l’histoire des doctrines pédagogiques ; croyons-nous encore en nos idées et nos pratiques pédagogiques ? Nous ne sommes plus du tout certains que le idées éducatives héritées soient à la mesure des problèmes, de nos problèmes. Est-ce donc la fin de l’illusion pédagogique ? C'est ce que suggérait voici 20 ans le philosophe allemand Peter Sloterdijk : "Une quantité innombrable de gens ne sont plus disposés à croire que l'on doit d'abord "apprendre quelque chose" pour être mieux un jour par la suite… L'inversion de la relation entre le vivre et l'apprendre est dans l'air : la fin de la croyance à l'éducation, la fin de la scolastique européenne." (Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, 1983). L'illusion pédagogique (c'est-à-dire la croyance à l'éducation comme force de progrès et d'humanisation) s'éteindrait avec ce que Jean-François Lyotard appelle "l'extinction des grands récits": le Progrès, la Science, L'Histoire, L'Humanité, La Vérité… Comme le domaine de l'éducation demeure à peu près le seul où cette croyance "tient", du coup la société demande aux éducateurs, aux enseignants, d'éduquer aux valeurs auxquelles elle-même semble renoncer.
1.2. La crise de l'éducation comme crise de l'autorité La crise de l'éducation possède de multiples visages. On l'associe néanmoins le plus généralement à une crise de l'autorité, en d'autres termes à une crise de la relation entre l'adulte et l'enfant. En choisissant pour fil rouge de ce cours, la question de l'enfance, nous serons bien au coeur de la question éducative, et l'histoire des courants éducatifs conçue comme une histoire des conceptions de l'enfance cherchera à l'éclairer. Pour donner une première idée de cette problématique de l'enfance, on l'abordera sous un angle historique : l'enfance en effet a une histoire et cette histoire est au coeur de nos conceptions éducatives . On sez reportera pour une première approche de cette histoire à la revue Les collections de l'histoire, juillet/septembre 2006, n° 32, "L'enfant et la famille".
1.3. L'exigence de lucidité Une approche historique des questions éducatives voudrait être une école de lucidité. A cet égard, la crise de l'éducation engendre deux tentations contraires, deux attitudes opposées et peut-être complices, en tout cas également illusoires (on le vérifie aisément sur la question de l'autorité) :
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Magnifier et idéaliser le passé. La "bonne école" serait derrière nous. La redécouverte de l'Ecole Républicaine au cours des 15 dernières années souffre de cette tentation… La restauration de l'autorité traditionnelle et du pouvoir de l'adulte sur l'enfant , la réhabilitation des savoirs négligés au profit de l'épanouissement, etc., pourraient mettre fin à la "crise"...
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La fuite en avant du volontarisme de l’innovation. Faire table rase du passé. Point de salut en dehors de l'innovation permanente. L'idéologie du nouveau et du changement tenant lieu de pensée éducative (par exemple dans un certain discours sur les technologies à l'école… , lequel, remarquons-le en passant, voudrait que l'enfant ait dans ce domaine des "pouvoirs" naturels d'apprentissage et une faculté d'adaptation sans faille opposée à la "résistance" de l'adulte). Le problème de l'autorité n'existerait pas autrement que comme symptôme d'une "mauvaise" pédagogie...
Le recours à l'histoire est,en face de ces impasses, plus que jamais nécessaire. L’histoire de la pédagogie et des idées pédagogiques, parce que nous avons besoin de lucidité. Pour tenir compte de la complexité, de l'épaisseur d'une histoire que "nous" fait autant qu'elle nous la faisons. L'histoire comme expérience de lucidité. Bien nécessaire quand dominent les polémiques réductrices. La crédibilité des "sciences de l'éducation" est ici bel et bien engagée. Quel est leur rôle ? D'une façon générale, le souci de lucidité conduit à se défier tout autant d'une vision "panthéoniste" de l'histoire des doctrines pédagogiques que du relativisme radical.
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La vision "panthéoniste" cultive le goût du passé pour le passé. Elle voit l'histoire des doctrines comme la visite guidée du "patrimoine", du Panthéon des " grands pédagogues ". Son modèle : Gabriel COMPAYRÉ, Histoire critique des doctrines de l’éducation en France depuis le XVIème siècle (1879). Selon Compayré, la pédagogie, entre le 16ème et le 18ème siècle, sortirait des brumes de l'enfance pour accéder à la lumière de l'âge adulte. Idée générale : il y a une Vérité au ciel des Idées. Les penseurs au cours de l'histoire l'ont approchée. A nous de l'entendre, à l'historien des idées de nous en approcher. On reconnaîtra là une certaine conception académique de l'histoire de la philosophie.Traduction dans le domaine des doctrines pédagogiques : il y a une Vérité pédagogique. Les Grands Pédagogues sont des moments progressifs de sa découverte. Cette conception inspirait l'histoire de la pédagogie telle qu'elle était enseigné dans les Ecoles Normales au-delà des années 60. N'est-elle pas encore présente, sous une forme progressiste, dans bien des manuels contemporains ? Qu'on examine à cet égard les ouvrages sous la direction de Jean Houssaye, Quinze pédagogues, leur influence aujourd’hui, Paris A. Colin , 1994, et Quinze pédagogues, textes choisis, Paris, A. Colin, 1995. De Rousseau à Carl Rogers, on semble bien tourner autour de la vérité moderne et de sa progression en pédagogie. Mais est-on bien sûr de saisir le sens de cette histoire dans cette perspective là ? L'aplatissement patrimonial aboutit paradoxalement à tout mettre sur le même plan. Là aussi, au bout du compte, dé-historisation. C'est cette pseudo-histoire que fustigeait Nietzsche dans la seconde de ses Considérations inactuelles, "De l'utilité et des inconvénients de
10 l'histoire pour la vie"(1873), et qui le conduisait à dénoncer la "maladie historique" de l'homme moderne. Songeons aux journées du Patrimoine ! (Le cadre conceptuel de COMPAYRÉ est bien analysé par Nanine CHARBONNEL, dans Pour une critique de la raison éducative, Bern, Peter Lang, 1988, pp. 129 sq. : évolutionnisme, " histoire immobile à grand pas ", éclectisme. Les doctines pédagogiques ne sont pas saisies comme des touts, mais comme des agrégats de "traits", des morceaux de vérités, hors du temps et applicables aujourd'hui encore… A l'un on emprunte sa conception de l'autorité, à l'autre celle de l'enfance, et tant pis si trois siècles les séparent ! Résultats : "des pans entiers de doctrines, coupés de toute référence à leur vision d'ensemble, comme a fortiori aux autres éléments de la culture de leur temps" (Nanine Charbonnel). Et finalement, déhistorisation !)
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Le relativisme historique. Cet écueil est comme l'opposé du précédent. Mais l'histoire disparaît tout autant. Idée générale : Puisque toutes les pédagogies sont des produits et des expressions de leur temps, elles ne "valent" que pour ce temps, elles n'ont rien à nous dire, ou plus exactement, il n'y a de vérité en pédagogie que relative. Si toutes sont "vraies" d'une certaine façon, aucune n'est "vraie" absolument. Nous sommes là dans des difficultés comparables aux difficultés du relativisme culturel. Aucune culture ou pratique culturelle n'est criticable, ni inférieure ni supérieure à une autre, dès lors qu'on l'a comprise comme un fait culturel. Toutes "respectables". Le fait exclut la valeur, le discours sur les valeurs : toutes les pratiques éducatives se "valent". Mais le relativisme est-il tenable en éducation ?
1.4. Du bon usage de la crise Il y a peut-être un bon usage possible de la crise : c'était l'avis de Hannah Arendt , qui y voyait l'occasion et même l'injonction de revenir aux questions essentielles :
"En dehors de ces raisons d'ordre général qui sembleraient conseiller à l'homme de la rue de s'intéresser aux problèmes qui se posent dans des domaines dont, du point de vue du spécialiste, il ignore tout (et ceci est bien sûr mon cas quand je parle de la crise de l'éducation, puisque je ne suis pas éducatrice de profession), s'ajoute une autre raison beaucoup plus péremptoire pour obliger l'homme de la rue à s'intéresser à une crise qui ne le concerne pas directement : c'est l'occasion, fournie par le fait même de la crise – qui fait tomber les masques et efface les préjugés – d'explorer et de s'interroger sur tout ce qui a été dévoilé de l'essence du problème, et l'essence du problème est la natalité, le fait que des êtres humains naissent dans le monde. La disparition des préjugés signifie tout simplement que nous avons perdu les réponses sur lesquelles nous nous appuyons généralement, sans même nous rendre compte qu'elles étaient à l'origine réponses à des questions. Une crise nous force à revenir aux questions elles-mêmes, et requiert de nous des réponses, nouvelles et anciennes, mais en tout cas des jugements directs. Une crise ne devient catastrophique que si nous y répondons par des idées toutes faites, c'est-à-dire par des préjugés. Non seulement une telle attitude rend la crise plus aiguë mais encore elle nous fait passer à côté de cette expérience de la réalité et de cette occasion de réfléchir qu'elle fournit." Hannah ARENDT, "La crise de
11 l'éducation" (1958), in La crise de la culture, Paris, Folio/Essais, Gallimard, 1972 (traduction française) . Notons-le d'emblée, nous aurons souvent à y revenir : selon Hannah Arendt, "l'essence du problème (de l'éducation) est la natalité, le fait que des êtres humains naissent dans le monde", en d'autres termes la question de l'enfance, de la relation adulte/enfant.
2. LA TÂCHE HUMAINE D’ÉDUQUER. LES FINS ET LES VALEURS
2.1 Une tâche à la fois historique et universelle Entrer dans l'histoire des courants éducatifs, c'est finalement s'intéresser aux manières dont l'humanité dans son histoire a pensé la tâche d'éduquer. Une tâche inscrite dans l'histoire, mais aussi trans-historique. Dans l'histoire : On s'inspirera du point de vue de la pédagogie humaniste allemande (DILTHEY, H. NOHL, E. WENIGER), étudié par Cristoph Wulf dans son Introduction aux sciences de l’éducation Armand Colin, 1995 (traduction) : " Une connaissance intemporelle qui ne tient pas compte de sa propre historicité est impossible. Le sens et le but de l’éducation ne peuvent être définis que de façon historique, en liaison avec une situation historico-sociale définie. " (p. 24) " L'analyse historique de la réalité éducative offre une aide à la résolution des questions pédagogiques, en mettant à jour les origines des questions et des problèmes actuels ". (p.26/27) Mais aussi trans-historique : Il faudra conclure fermement là-dessus. La pensée et la pratique éducative - la pédagogie sont bien parmi les pratiques sociales les plus tributaires de leur temps et de la culture de leur temps ; mais en elles affleurent aussi un dimension de l'humanité de l'homme, une tâche humanisante qui transcende d'une certaine façon le temps et le lieu, en tout cas qui ne s'y absorbe pas ou ne s'y réduit pas tout entière. Que je sois kanak, pygmée ou informaticien américain, indien d'Amérique ou villageois africain, col blanc de la fin du 20ème siècle ou ouvrier des débuts de l'ère industrielle, la tâche, la responsabilité qui m'incombe face à l'enfant, à l'autre éducable, est toujours d'une certaine façon éternellement la même, et me hisse toujours un peu du côté des valeurs, par-delà les faits. Contre la réduction historiciste, maintenir l’interrogation philosophique. Dans l'exigence d'éduquer, qu'ont les hommes en partage, par-delà les époques ? On peut reprendre ici la comparaison de la pédagogie et de la médecine - ou de la politique. On voit bien sur ces terrains ce qui est tributaire de l'époque : les savoirs du corps, de la pharmacopée, ses valeurs et ses représentations collectives, voire même ses conceptions du bien. On voit aussi ce qui relève d'invariants : la souffrance, la vie et la mort, la quête du mieux vivre…
12 Quels sont les invariants de la tâche d'éduquer ? La relation à l'enfance et le sens accordé à l'enfance touchent bien à l'un de ces invariants.
2.2. Une tâche tournée vers l'à-venir. Education et pédagogie Dans le parler courant, on emploie tantôt le terme "pédagogie", tantôt le terme "éducation", comme s'ils étaient équivalents. Il faut pourtant en toute rigueur les distinguer. Educere, ducere. Conduire vers. Guider. Ce n'est peut-être pas l'étymologie avérée, bien qu'elle soit assez bien évocatrice des connotations du terme. Aussi : Educare, nourrir, élever (des animaux), prendre soin. Paedagogus (latin), paidagôgos (grec). Esclave chargé de conduire les enfants à l’école. De pais, paidos, "enfant", et agôgos "qui conduit", de agein, "conduire, "mener". Pédagogie : une volonté, un projet d’éduquer qui s’en donne les moyens, les moyens ajustés à ses fins. Pour éduquer il faut une réflexion orientée vers l'action et un savoir-faire pédagogique. D'où ce genre de définition des dictionnaires : éduquer signifie "diriger la formation de quelqu'un, par l'instruction et la pédagogie". Champ commun aux deux termes : l'idée de conduire, de mener vers. Mais le second insiste sur l'action, les moyens, voire la contrainte, la volonté d'un autre. Au coeur de l'un et de l'autre, comme on pourrait le dire à la façon de Hannah Arendt, le fait que des êtres humains naissent dans le monde ; l'enfant comme "nouveau venu" qu'il faut introduire et guider dans un monde déjà là, et la responsabilité de l'adulte à l'égard de l'enfant comme à l'égard du monde qu'il s'agit de perpétrer et de renouveller. Pour préciser le sens de cette notion si générale de "pédagogie", on peut se tourner vers Emile DURKHEIM, lequel prend d'abord soin de distinguer "éducation " et "pédagogie" : " On a souvent confondu les deux mots d’éducation et de pédagogie, qui demandent pourtant à être soigneusement distingués. L’éducation, c’est l’action exercée sur les enfants par les parents et par les maîtres. Cette action est de tous les instants, et elle est générale. Il en est tout autrement de la pédagogie. La pédagogie consiste, non en actions mais en théories. Ces théories sont des manières de concevoir l’éducation, non des manières de la pratiquer… L’éducation n’est donc que la matière de la pédagogie. Celle-ci consiste dans une certaine manière de réfléchir aux choses de l’éducation. C’est ce qui fait que la pédagogie, au moins dans le passé, est intermittente, tandis que l’éducation est continue ". (Emile DURKHEIM, Article "Pédagogie", dans Ferdinand BUISSON, Nouveau dictionnaire de pédagogie, 1911. Reproduit dans Education et sociologie sous le titre : "Nature et méthode de la pédagogie"). Puis le sociologue précise en ces termes la caractéristique majeure de toutes les doctrines pédagogiques : elles ne disent pas ce qui est mais ce qui doit être : " Leur objectif n’est pas de décrire ce qui est ou ce qui a été, mais de déterminer ce qui doit être. Elles ne sont pas orientées vers le présent, ni vers le passé, mais vers l’avenir ". (Idem)
13 La pédagogie, au sens où l'on parle de "doctrines pédagogiques", de "courants pédagogiques" (la pédagogie de Maria Montessori, le courant de l'éducation nouvelle), ce n'est donc ni simplement de la pratique, ni purement de la théorie ou de la science. La pédagogie, dit Durkheim, est une "théorie pratique" : " Mais entre l'art ainsi défini et la science proprement dite, il y a place pour une attitude mentale intermédiaire. Au lieu d'agir sur les choses ou sur les êtres suivant des modes déterminés, on réfléchit sur les procédés d'action qui sont ainsi employés, en vue non de les connaître et de les expliquer, mais d'apprécier ce qu'ils valent, s'ils sont ce qu'ils doivent être, s'il n'est pas utile de les modifier et de quelle manière, voire même de les remplacer totalement par des procédés nouveaux. Ces réflexions prennent la forme de théories ; ce sont des combinaisons d'idées, non des combinaisons d'actes, et, par là, elles se rapprochent de la science. Mais les idées qui sont ainsi combinées ont pour objet, non d'exprimer la nature des choses données, mais de diriger l'action. Elles ne sont pas des mouvements, mais sont toutes proches du mouvement, quelles ont pour fonction d'orienter. Si ce ne sont pas des actions, ce sont, du moins, des programmes d'action, et, par là, elles se rapprochent de l'art. Telles sont les théories médicales, politiques, stratégiques, etc. Pour exprimer le caractère mixte de ces sortes de spéculations, nous proposons de les appeler des théories pratiques. La pédagogie est une théorie pratique de ce genre. Elle n'étudie pas scientifiquement les systèmes d'éducation, mais elle y réfléchit en vue de fournir à l’activité de l’éducateur des idées qui le dirigent. " (Idem) (On notera l'analogie centrale dans le raisonnement de Durkheim : théories pédagogiques = théories médicales.)
2.3. Pas d'éducation sans valeurs En prolongeant les analyses de Durkheim sur la pédagogie comme souci de ce qui doit être, tout comme en reprenant les réflexions engagées plus haut sur le relativisme (est-il tenable en éducation ?), on voit que l'histoire des doctrines pédagogiques rencontre nécessairement la question des valeurs en éducation, de l'éducation. L'éducation est souci du mieux. Or, " qui dit " mieux " dit valeur ", comme le montre clairement Olivier REBOUL : " Il n’y a pas d’éducation sans valeur. Même si l’on réduit l’éducation à l’enseignement scolaire, on apprend à l'école. Or, qu’est-ce qu’apprendre, sinon passer d’un état à un autre, plus souhaitable ? Apprendre, c’est se délivrer d’une ignorance, d’une incertitude, d’une maladresse, d’une incompétence, d’un aveuglement : c’est parvenir à mieux faire, à mieux comprendre, à mieux être. Or, qui dit " mieux " dit valeur."(Olivier REBOUL, Les valeurs de l’éducation, Paris, PUF, 1992, p. 3.) Y a-t-il encore éducation et pédagogie sans valeurs, sans choix de valeurs : non ! Quand même je serais réduit aux conditions les plus précaires, préoccupé de ma survie, rivé à l'urgence et à l'immédiat des faits, je me hausserais aux valeurs dès lors que surgirait devant moi celui qui a besoin de moi pour accéder à la pleine humanité : l'enfant, l'infans, celui qui ne parle pas encore. L'adulte en tant qu'éducateur est responsable du monde dans lequel il introduit ceux qui viennent, dit Hannah Arendt.
14 L'apologue de Robinson pédagogue : aussitôt qu’apparaît Vendredi, la question des valeurs à transmettre est posée : " Robinson Crusoë n’échappe à la barbarie que parce qu’il doit éduquer Vendredi. Et nous autres, bien souvent, nous ne nous donnons des valeurs que parce que la présence de nos enfants nous y contraint. Sans eux, nous lâcherions les rênes. C'est là le "" devoir " à l’égard du futur ", ce " principe de responsabilité " dont parle le philosophe Hans Jonas ". (Philippe Meirieu, Lettres à quelques amis politiques sur la République et l’état de son école, Paris, Plon, 1999, p. 44). On notera la conjonction, dans l'idée éducative, de l'enfance et de la valeur. Nous verrons comment l'éducation nouvelle aura été au cours de son histoire traversé par la tentation de faire de l'enfance la plus haute de toutes les valeurs. Pour conclure sur ce point, on soulignera cette idée essentielle : La pédagogie s’inscrit dans la tension entre " ce qui est " et " ce qui doit être ". C'est pourquoi l'histoire des doctrines et des idées éducatives n'est pas séparable de la réflexion philosophique en éducation. L'histoire des doctrines et des idées éducatives, pour accompagner et nourrir la réflexion et la responsabilité éducative. C'est ce qu'exprime Christoph Wulf ci-dessous : " Education et formation sont des processus internes qui accomplissent un mouvement d’émancipation et qui aident l’homme à transgresser les limites imposées par son destin. La formation est le futur du présent. Elle suit l’histoire en préparant les virtualités de l’homme, mais elle se réalise d’une manière où l’homme futur est déjà là. La dimension utopique de l’éducation protège l’historicité de l’homme et le rend visible et reconnaissable dans sa propre historicité". (Christoph WULF, Idem, p. 140.)
3. NOTRE PROGRAMME DU SEMESTRE. PRESENTATION, JUSTIFICATION
3.1. Comment construire notre histoire ? Quel "programme" ? Quelles doctrines allonsnous retenir ? La première difficulté tient au côté assez éclectique de ce que l'on range sous l'appellation "doctrines pédagogiques", "doctrines éducatives", "courants éducatifs". En quoi l'Emile est-il donc l'exposé d'une doctrine pédagogique ? Il faut prendre acte de cet éclectisme, il fait partie de l'objet lui-même. Cependant, pour mettre un peu d'ordre, on peut distinguer trois types de composantes dans l'histoire des doctrines, trois axes quelquefois entremêlés : Les philosophies de l’éducation (L'éducation dans les systèmes de Platon, de Rousseau…)
15 Les pensées et les utopies sociales, politiques, religieuses. Il faut le souligner au passage, les doctrines éducatives sont bien l'une des formes que prend la pensée sociale et politique. Voir Makarenko, Paolo Ferrer, C. Freinet… Et "l'invention" de la pédagogie au 18ème siècle n'estelle pas, comme chez Rousseau et Pestalozzi, ce passage de la réforme politique et sociale à la réforme éducative ? Il y a bien une continuité entre les utopies éducatives du 19ème siècle, le socialisme, la pédagogie institutionnelle, et l'autogestion des années 70 au 20ème siècle, la pédagogie critique allemande autour de l'Ecole de Franckfort… Les pédagogies effectives, pensées et outils de la pratique. Elles ne sont cependant jamais tout entière de l'ordre du "faire". Chez Freinet, chez Montessori, l'attention à l'outil n'est pas dissociable de la pensée sociale et politique, voire religieuse.
3.2. Quelques principes de choix et de mise en ordre 1. Partir de nos propres préoccupations éducatives. Partir des préoccupations qui recoupent les nôtres. Ce sont inéluctablement nos problèmes qui guident nos choix. Qu'on le sache clairement ou non. Mais attention aux anachronismes ! Exemple : le grand retour de l'intérêt pour Condorcet s'est fait à partir du débat contemporain autour des savoirs, de la citoyenneté, du diptyque "éduquer et/ou instruire. Ou encore : l'intérêt que nous portons, à partir des difficultés du lien social dans l'école et la société contemporaines, aux pédagogies très préoccupées de socialisation, d'éducation civique et morale : Durkheim, Freinet… En choisissant ici de nous centrer sur la question de l'enfance, la relation adulte/enfant, c'est bien aux questions que nous pose notre présent que nous sommes attentifs. 2. Repérer les grands paradigmes et les principaux courants. Parce que c'est nécessaire pour comprendre une doctrine dans toute son épaisseur historique et sociale. L'opposition "éducation traditionnelle/éducation nouvelle", on le verra ne peut suffire. D'autres découpages sont nécessaires. On pourrait par exemple distinguer l'âge des systèmes, le temps des utopies, l'heure des sciences. Christoph Wulf pour sa part distingue dans l'histoire récente de la pédagogie en Allemagne, celle qui a vu le développement des sciences de l'éducation, trois paradigmes : la période humaniste, les sciences de l'éducation empiriques, la science de l'éducation critique. 3. S'intéresser aux "périodes d'effervescence pédagogique". On suivra en cela la pensée et la démarche de Durkheim. La pédagogie passe par des périodes vives, où les pédagogues sont nombreux : la Renaissance, le 18ème siècle, la fin du 19ème et le début du 20ème siècle. Pourquoi ? L'exemple de la Renaissance selon Durkheim l'explique assez bien : voir "Nature et méthode de la pédagogie", in Education et sociologie, pp. 70, 83/84, PUF, col. Quadrige. Et comment situer notre époque à cet égard ? Notre parcours sera centré sur l'éducation moderne. Nous commencerons avec Rousseau pour aller jusqu'à notre époque. Il s'agira donc de tenter d'éclairer ce qu'on appelle la "modernité". Pourquoi ? Par souci de l'historicité. Pas seulement
16 parce que tout ne peut être abordé ! Mais parce que l'éducation est aujourd'hui en recomposition.
3.3. Trois bonnes raisons de recourir à l'histoire des idées et des doctrines pédagogiques
Pour faire face aux défis éducatifs de notre temps. Les nôtres sont liés à la place, à la valeur et au statut de l'enfance dans le monde contemporain Toute histoire est nécessairement rétrospective. Elle relit le passé à la lumière des valeurs et des interrogations du présent. Exemples. Nous n'étudierons pas "en apesanteur" les doctrines : mais en partant des questions majeures que nous nous posons aujourd'hui sur l'école et l'éducation. En nous inscrivant dans les débats et les interrogations sur l'école d'aujourd'hui, sur "l'école qui vient".
Pour développer, restaurer, ranimer la réflexion éducative contre l’instrumentalisme. Dans, mais "contre" une époque d'instrumentation, d'utilitarisme, de consumérisme, d'absence d'horizon. Ne pas se suffire du consensus d'un retour à l'éthique et à la philosophie comme "supplément d'âme.
Pour ressaisir cette part essentielle et méconnue de la pensée et de la culture que recouvre la pédagogie. Eduquer : une tâche à laquelle nul individu, nulle société, ne peut prétendre se soustraire. Quand il s'agit de penser l'art, la politique, la mort, la morale, le savoir, etc., la philosophie va de soi. Il devrait en être de même pour l'éducation. Pourquoi "l'oubli" de cette dimension ? Nous essayerons de ressaisir dans les doctrines éducatives et pédagogiques les tentatives pour penser et agir cette obligation inhérente à notre humaine condition : éduquer et instruire.
JEAN ITARD, EDUCATEUR DU MONDE MODERNE ET MEDECIN DES LUMIERES AUX CARREFOURS DE L’EDUCATION ET DE L'ENFANCE
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I. PRESENTATION : UNE ŒUVRE PEDAGOGIQUE EMBLEMATIQUE Une figure singulière de la pédagogie moderne, au tournant du 18ème siècle : le docteur Jean-Marc Gaspard ITARD. Une entreprise éducative devenue emblématique : l’éducation de Victor, l’enfant sauvage de l’Aveyron. Une expérience fondatrice. Une tâche quasi-anthropologique : former un homme. L'art de tous le plus utile, avait dit Rousseau. Deux textes importants pour l’histoire de la pédagogie : Mémoire sur les premiers développements de Victor de l’Aveyron (1801) Rapport sur les nouveaux développements de Victor de l’Aveyron (1806, imprimé en 1807). Trois bonnes raisons de commencer notre approche de l’histoire éducative moderne par l’œuvre et la figure du Docteur Itard : 1) Début d’un courant majeur : l’éducation de l’enfance inadaptée, déficiente, qui irriguera toute la réflexion éducative. En témoigne l’œuvre de Maria Montessori, qui écrira, en 1926 : " Il faut bien convenir que les descriptions minutieuses d'Itard furent les premiers essais de pédagogie expérimentale... J'ai accompli pour ma part mes expériences à Rome, sur les déficients, durant deux années, selon le livre de Séguin et faisant mon trésor des admirables tentatives d'Itard. Guidée par ses tests, je conçus et pu construire un abondant matériel... Dans les Mémoires d'Itard on voit que des moyens très proches de ceux sollicités par les initiatives de la psychologie scientifique ont réussi à transformer un individu, extra-social au point de paraître à la fois sourd-muet et idiot, en un homme qui entend et comprend le langage... Après que le temps eut ancré ma confiance en ces méthodes je quittai une activité consacrée aux handicapés pour me remettre à l'étude des oeuvres de Séguin et de celles d'Itard. J'éprouvai le besoin de les méditer : je recopiais, en italien, leurs écrits, tout comme l’aurait fait, jadis, un Bénédictin. " 2) Une œuvre développée dans une époque charnière, entre la belle assurance du rationalisme des Lumières, et le règne à venir de la Science triomphante ; entre Condillac et Auguste Comte. Itard, ou la pédagogie entre sciences et philosophie.: • • •
Une volonté indéfectible d’éduquer : la conviction de l’éducabilité. L’esprit scientifique et expérimental au service de l’éducation. Une imagination pédagogique infatigable.
A l'arrière-plan, l'humanisme éducatif, qui se développe de la Renaissance (Pic de le Mirandole, Sur la dignité de l'homme, 1486 ; Erasme, De pueris (De l'éducation des enfants), 1529) à Kant (Réflexions sur l'éducation, 1804), et vient jusqu'à nous : "Ce que l'homme est, il le devient non par nature, mais par un processus de culture" (Alain Renaut, Op. Cit. p. 157). Comme l'écrit Kant dans ses Réflexions : "L'homme ne peut devenir homme que par l'éducation", "il n'est que ce que l'éducation fait de lui".
18 A l'horizon, l'ambition d'une éducation expérimentale et scientifique, les sciences pour servir l'ambition éducative
3) Mais aussi une œuvre qui connaît quelquefois le doute et s’interroge sur sa légitimité, un travail et une pensée qui mettent à nu les problématiques les plus vives de l’entreprise éducative : " Jusqu’où peut aller la volonté d’éduquer ? " " Quelles limites ne doit-elle pas franchir ? " " Je reportais le bandeau sur les yeux, et les éclats de rire recommencèrent. Je m'attachai alors à l'intimider par mes manières, puisque je ne pouvais pas le contenir par mes regards. Je m'armai d'une des baguettes de tambour qui servait à nos expériences, et lui en donnai de petits coups sur les doigts lorsqu’il se trompa. Il prit cette correction pour une plaisanterie , et sa joie n'en fut que plus bruyante. Je crus devoir, pour le détromper, rendre la correction un peu plus sensible. Je fus compris, et ce ne fut pas sans un mélange de peine et de plaisir que je vis dans la physionomie assombrie de ce jeune homme combien le sentiment de l'injure l'emportait sur la douleur du coup. Des pleurs sortirent de dessous son bandeau ; je me hâtai de l'enlever ; mais, soit embarras ou crainte, soit préoccupation profonde des sens intérieurs, quoique débarrassé de ce bandeau, il persista à tenir les yeux fermés. Je ne puis rendre l’expression douloureuse que donnaient à sa physionomie ses deux paupières ainsi rapprochées, à travers lesquelles s’échappaient de temps en temps quelques larmes. Oh! combien dans ce moment, comme dans beaucoup d'autres, prêt à renoncer à la tâche que je m’étais imposée, et regardant comme perdu le temps que j’y donnais, ai-je regretté d'avoir connu cet enfant, et condamné hautement la stérile et inhumaine curiosité des hommes qui, les premiers, l'arrachèrent à une vie innocente et heureuse ! " Jean Itard, Rapport sur les nouveaux développements de Victor de l’Aveyron, dans Lucien Malson, Les enfants sauvages, pp. 198/199
D'où vient ici le doute ? Relisons bien le propos de J. Itard. On y trouvera l'expression d'une conscience partagée entre la certitude du bon droit de l'éducation (l'enfant doit être éququé pour accéder à la pleine humanité), et le sentiment de l'enfance comme innocence soumise à l'arbitraire éducatif. Ce paradoxe ne fait encore qu'effleurer. La certitude du bon droit et de la nécessité anthropologique de l'éducation l'emportent largement dans la conception de Itard. Mais cette ambivalence ne cessera de croître dans l'éducation moderne.
La lecture d'Alain Renaut La libération des enfants nous éclaire sur cette ambivalence : 1
19 "Chez les Modernes, l'incapacité qui différencie l'enfant est ce qui fait encore obstacle à son intégration promise dans le mondes des égaux. Prendre en charge et assurer par tous les moyens son accès à l'autonomie apparaît donc comme une tâche relevant de la responsabilité collective qui est celle de la communauté des citoyens. En ce sens, il n'y a rien d'étonnant, dans son principe, à ce que l'éducation des Modernes se soit d'abord traduite, à certains égards, par un renforcement de tutelle et de mise sous contrôle, dans le cadre d'une prise en charge devenue une affaire publique, voire une affaire d'Etat". Alain Renaut La libération des enfants, p. 15.
2 "Ce processus moderne d'éducation à l'autonomie et à l'identité commune s'est en tous cas complexifié et opacifié à l'âge contemporain, pour diverses raisons touchant à ce qui caractérise la phase la plus récente de la dynamique démocratique... La bonne conscience inscrite au fondement du processus moderne d'éducation s'est trouvée peu à peu fragilisée. En vertu de cette bonne conscience, la communauté des citoyens s'était donné le droit et les moyens, sans vrais états d'âme, d'intégrer à cette communauté celui qui en faisait déjà partie virtuellement sans être capable d'y accéder par lui-même de façon effective. Ce dispositif caractéristique des sociétés démocratiques s'est en fait trouvé fragilisé, non sans paradoxe, par la dynamique d'égalisation elle-même". Alain Renaut La libération des enfants, p. 15/16.
L'oeuvre de Itard est emblématique de cette conscience moderne de l'éducation comme droit et devoir d'intégrer à la communauté humaine celui - l'enfant - qui est fait déjà virtuellement partie : l'enfant sauvage, aussi loin paraisse-t-il de la communauté des hommes doit pouvoir la rejoindre grâce à l'entreprise éducative. L'oeuvre de Itard n'en est pas moins, pour nous, une œuvre où la responsabilité éducative et l’éthique s’inquiètent parfois de la rationalité pédagogique. Une rationalité guettée par le doute, malgré sa belle assurance ; marquée de cette " tension entre l’instrumentation didactique et l’interpellation éthique " que Philippe Meirieu après d'autres décèle au cœur de la pédagogie. Une inquiétude qui passe notamment par la relation à l'enfance.
II. LA VIE, L’OEUVRE DE JEAN ITARD ET L’HERITAGE DE VICTOR (Source : Lucien MALSON, Présentation du Mémoire et rapport sur Victor de l’Aveyron par Jean Itard, dans Les enfants sauvages, Paris, UGE 10/18, 1964, pp. 119 et suivantes) Naissance le 24 avril 1774. Il a donc 20 ans en 1794 ! 15 ans en 1789 !
20 Les circonstances historiques – la guerre révolutionnaire – révèlent en lui une passion pour la médecine. Chirurgien au Val de Grâce en 1796. Un médecin qui a une vue scientifique et philosophique de la médecine. Devient médecin-chef de l’Institution impériale des sourds-muets en 1800. Son destin se noue là : un enfant sauvage, capturé dans une forêt de l’Aveyron, est remis à l’Institution. Itard entreprend aussitôt de l’éduquer. Le Mémoire de 1801 relate cette tentative. Il faut pour prendre la mesure du travail d'Itard : •
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Commencer par décrire l'état dans lequel se trouve l'enfant quand il est capturé , d'apparence si éloigné des caractéristiques humaines : locomotion, sensibilité, émotions, langage.. Evoquer l'opinion dominante sur son état et son éducabilité. Tous en doutent, même Pinel. Pas Itard. Trois hypothèses : Pinel, Itard, Bettelheim Point capital : cette entreprise est un choix, un " pari " pédagogique et philosophique, contre l’opinion scientifique alors avérée. Chez Itard, la pédagogie est démonstration in vivo d’une philosophie, d’une anthropologie : c’est par la culture et l’éducation que l’homme devient homme. Philosophie prométhéenne : il n'y a pas de nature humaine, l'homme tout entier est culture. Le Mémoire et le Rapport, comme le film qu'en a tiré François Truffault, en donnent de multiples exemples. La conviction philosophique et pédagogique de l’éducabilité du " sauvage " s’enracine dans le travail d’Itard auprès des enfants sourds-muets : la recherche obstinée d’une éducation méthodique pour sortir la déficience de la fatalité de la nature. Itard, l’affirmation sans faille d’un principe absolu d’éducabilité. Un modèle pour tous ceux qui se préoccuperont de l’inadaptation et de l’éducation spécialisée. Répétons-le, ce principe n'est autre que le principe même de l'humanisme éducatif. Le propos de Kant qu'on peut répéter : "L'homme n epeut devenir homme que par l'éducation", "il n'est que ce que l'éducation fait de lui" fait écho à la définition chez Rousseau, autre "père" de l'éducation moderne, de l'homme comme un être indéfiniment perfectible. L'éducabilité n'est au fond que la conséquence pédagogique d'un principe anthropologique de perfectibilité Un héritage qui nourrit également le courant de l’éducation nouvelle. Il faut toutefois y regarder de plus près : la philosophie éducative qui soutient l'oeuvre de Itard, à certains égards, est fort différente (voire même l'opposée !) de la philosophie éducative de l'éducation nouvelle. Pourquoi ? On peut commencer à y réfléchir en comparant la "nature" chez des auteurs et pédagogues comme ontessori, Freinet, Rousseau, Itard...
Itard meurt le 5 juillet 1838. " Avec lui s’efface de la terre l’un des grands hommes de la médecine, de la pédagogie et de la psychologie ", écrit Lucien Malson (p. 125). N.B. Ces traits seront ceux de plusieurs figures dominantes de l’éducation moderne : pédagogue et médecin, pédagogue et psychologue (Seguin, M. Montessori, H. Wallon, J. Piaget).
21 III. L’ENFAN T SAUVAGE ET LA QUESTION DE LA NATURE HUMAINE Le thème des enfants sauvages fascinent chacun d’entre nous ? Pourquoi ? Pas seulement l'attrait du spectaculaire, du sensationnel. La fascination porte sur la frontière homme/animal, et donc sur notre identité. L'exhibition des "monstres" jouent là-dessus. Elles existent encore au XIXème siècle, au début du XXème. Voir le film de Ken Loach, Elephant Man... Et d’abord : mythe ou réalité ? Derrière la notion, un ensemble de faits réels, et convergents. Des récits, des observations qui commencent au moins au XIVème siècle (découverte de l’enfant-loup de la Hesse en 1344), et se multiplient surtout depuis le milieu du XVIIème siècle. (Cf Lucien Malson, Les enfants sauvages, chapitre III : Les trois espèces d’homines feri et leurs plus célèbres exemples, et le répertoire des cas pp. 72-75). Les marins de Christophe Colomb affirmaient avoir vu des sirènes au large des côtes des Indes américaines ! Il faut ajouter à cela que l'abandon d'enfants a été jusqu'au XVIIIème siècle une pratique répandue. (Cf. J. Boswell, Au bon coeur des inconnus. Les enfants abandonnés de l'Antiquité à la Renaissance, Paris, Gallimard, 1993). Et ce depuis la plus haute Antiquité : Alain Renaut estime ainsi que la place des enfants abandonnés dans l'histoire et la mythologie antiques témoigne de ce que la pratique de l'abandon était courante : Moïse, Oedipe abandonné sur ordre de son père en raison d'une prophétie, Jupiter, et bien sûr Rémus et Romulus, jumeaux fondateurs de Rome selon la légende, abandonnés sur le Tibre et recueillis par la fameuse Louve... L’enfant sauvage, une figure légendaire dans notre culture ( Mowgli, Tarzan…). Mais aussi, le thème tel qu'il passionne le XVIIIème siècle, c'est une nouvelle conception philosophique de l’homme : l’homme est une histoire, l’humanité advient en se faisant, l’éducation est une anthropogenèse. Croyance en l'éducation : l'éducation peut tout, même faire danser un ours ! En fin de compte, la figure de l’enfant sauvage, c’est l’homme en quête de son identité, aux confins de la culture, là où elle bascule dans la nature. Et du coup une forte allégorie de l’éducation conçue comme anthropogenèse. Et de l'enfance comme paradigme de l'humanité se faisant. Trois figures légendaires fascinent et hantent notre culture : le primitif, le fou, l’enfant sauvage. •
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le primitif : fascination de l’autre qui est le même. D’un commencement anthropologique commun aux cultures humaines. (Cf Claude Levi-Strauss, Tristes Tropiques) . le fou : l’envers de la raison, son autre (Cf Michel Foucault Histoire de la folie à l’âge classique). Et pourtant, la folie, c'est encore moi-même comme un autre... l’enfant sauvage : une figure que le mythe fait basculer hors culture. Une humanité retenue dans le cercle de la nature. On peut toutefois s'interroger : l'état "sauvage" ne vient-il pas redoubler une étrangeté inhérente à l'enfance, l'étrangeté d'un être que la conscience moderne reconnaît comme un alter ego marqué néanmoins d'une énigmatique altérité ?
22 IV. LE PEDAGOGUE ET L’ENFANT SAUVAGE : GRANDEUR ET LIMITES DE L'EDUCATION Au centre des trois figures légendaires évoquées ci-dessus, la relation du même et de l'autre, de l'identité et de l'altérité. Or, c'est bien cette relation qui est au coeur de l'enfance. Alain Renaut le montre très clairement : "Selon le régime des Anciens aussi bien que selon celui des Modernes, l'enfance a donc constitué un paradoxe. Sous le régime ancien de l'altérité, parce que l'enfant est un "autre" tout de même identique. Sous le régime moderne de l'identité, parce qu'il est un "même" néanmoins différent". Alain Renaut, La libération des enfants, p. 13.
L’entreprise éducative de Jean Itard et les réflexions qui accompagnent les progrès, les difficultés, les échecs de l’éducation de Victor offrent autant d’occasions de méditer sur la nature et le pouvoir de la pédagogie moderne dans sa relation à l'enfant :
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Une ambition philosophique et anthropologique. L'éducation comme entrée dans la culture. Le fameux " triangle pédagogique " théorisé par Jean Houssaye – l’élève, le maître, le savoir – y prend une signification anthropogénétique : la nature, le pédagogue, la culture. La nature de " passeur " et de démiurge du pédagogue s’y révèle : non pas transmettre la culture, mais aménager rationnellement des situations pour que le passage s’accomplisse. Eduquer n'est pas seulement instruire. L'éducation en quelque sorte travaille "sous" l'instruction. De même apprendre et enseigner diffèrent. Le travail du pédagogue suppose à la fois de ruser avec les résistances de la nature et de prendre appui sur l'activité et les besoins de l'éduqué.
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Car la " nature " résiste à l’éducateur. Itard le découvre. L'enfance, ici c'est la nature qui résiste à la culture. Et Itard pour la contourner par exemple se résout à augmenter le temps de jeu et de promenade. Le Mémoire offre de nombreux exemples de cet ordre. Le film de François Truffaut y insiste :Victor agenouillé au clair de lune sous la pluie, les longues chevauchées...
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Découverte des exigences relationnelles et affectives. Tout dans l’éducation n’est pas méthodique et rationnel. A la statue de Condillac on opposera le mythe de Pygmalion.
On peut donc lire les Mémoires d’Itard, et plus encore sans doute le film qu’en a tiré François Truffaut, comme un hommage lucide au pédagogue, à ses grandeurs et ses contradictions, entre le " domestiquer " et " l’affranchir ". Une réflexion sur la responsabilité éducative suffisamment profonde et honnête pour ne pas asséner de leçons. Sans emphase philosophique ni triomphe méthodologique. Et aussi, indissolublement,
23 comme une méditation sur la découverte de l'enfance au sein même de la relation éducative. Dans le film de Truffaut, l’hommage s’adresse autant à son action qu’à sa présence. Le pédagogue a selon le cinéaste ce privilège : d’être le témoin, le spectateur de l’inouï : " Chaque chose que fait Victor , note Itard, il le fait pour la première fois ". L’enfant sauvage est alors une allégorie de tout enfant qui apprend (qui veut, ne veut pas, se soumet, refuse, se révolte, résiste, échappe...), et tout enfant une image et un symbole de la (ré)invention, de la (re)découverte du monde.
V. DE L’EDUCATION SENSORIELLE ET INTELLECTUELLE A L’EDUCATION MORALE : LES MOYENS ET LES FINS Itard a le génie de l’invention, du bricolage pédagogique : il ne cesse d’inventer les outils concrets et les situations au service de son entreprise éducative et de sa passion pédagogique. Mais la fin justifie-t-elle toujours les moyens ? Jusqu’où peut aller l’ambition d’éduquer ? Quelles limites lui assigner ? En Itard, on découvre aussi un pionnier de l’éducation scientifique et expérimentale, et l’occasion de méditer sur les contradictions de la volonté de science dans le champ éducatif. Les méthodes d’apprentissage mises au point par le docteur Itard se fondent sur les œuvres de LOCKE (1632 - 1704) et de CONDILLAC (1714-1780), sur la philosophie empiriste et sensualiste et sa conception de la connaissance et de son origine : Rien n’est dans l’esprit qui ne soit d’abord passé dans les sens. L'ambition éducative de Itard s'appuie sur l'idée dun continuité sens intelligence morale " I. - On doit aux travaux de Locke et de Condillac, d'avoir apprécié l'influence puissante qu'a sur la formation et le développement de nos idées, l’action isolée et simultanée de nos sens. L'abus qu'on a fait de cette découverte n’en détruit ni la vérité ni les applications pratiques qu'on peut en faire à un système d'éducation médicale. C'est d'après ces principes que lorsque j'eus rempli les vues principales que je m'étais d'abord proposées, et que j'ai exposées dans mon premier ouvrage, je mis tous mes soins à exercer et à développer séparément les organes des sens du jeune Victor. II. - Comme de tous nos sens l’ouïe est celui qui concourt le plus particulièrement au développement de nos facultés intellectuelles, je mis en jeu toutes les ressources imaginables Pour tirer de leur long engourdissement les oreilles de notre sauvage. Je me persuadai que pour faire l'éducation de ce sens, il fallait en quelque sorte 1’isoler, et que n'ayant à ma disposition, dans tout le système de son organisation, qu'une dose modique de sensibilité, je devais la concentrer sur le sens que je voulais mettre en jeu, en paralysant artificiellement celui de la vue par lequel se dépense la plus partie de cette sensibilité. En conséquence, je couvris d'un bandeau épais les yeux de Victor, et je fis retentir à ses oreilles les sons les plus forts et les plus dissemblables. Mon dessein n'était pas seulement de les lui faire entendre, mais encore de les lui faire écouter. " Jean Itard, Rapport sur les nouveaux développements de Victor de l’Aveyron,dans Lucien Malson, Les enfants sauvages, p. 194-195
24 Ce principes fixe la démarche : remonter méthodiquement de l’homme sensitif à l’homme moral, un peu à la façon de la statue de Condillac. En découlent les inventions de la méthode : - séparation, isolement des organes des sens séparés - gradation, progression des exercices - comparaison Itard met bdonc en place une éducation rationnelle et systématique, qu'il veut être fondée scientifiquement. Un modèle normatif, progressif, réglé, où méthode et discipline sont liées. Mais il faut compter avec ce que Itard, chemin faisant, doit mettre en place pour faire face aux aléas et aux difficultés de l’éducation, et qui dérange le bel agencement rationnel : - le besoin de jeu et le plaisir - l’intimidation - les pressions physiques et les menaces - les " ruses " pédagogiques Ces " expédients " sèment le trouble et parfois un début de doute dans la détermination éducative du Docteur Itard.
Dans ce travail pédagogique d'Itard, c'est à la naissance de "l'enfant du psychologue" que l'on assiste. Mais Car l’entreprise rencontrent des difficultés et des échecs de deux ordres : •
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Echecs et difficultés dus à la nature même de la capacité qu’il s’agit d’éduquer, et qui marquent les limites des thèses et des conceptions dont s’inspire Itard. Exemple : parler, lire – écrire. Du signal au signe linguistique, de l’ouïe à la parole, du déchiffrage à l’accès au sens, il y a comme un saut. Echecs et difficultés inhérentes à l’entreprise éducative, surgis au sein même de l’acte éducatif. Du côté de l'enfant, de l’élève, de son comportement ; mais aussi du côté du maître, de ses attitudes, et peut-être même de ses objectifs !
Ces difficultés éclairent le risque inhérent à l’éducation : celui du dressage. Eviter que l’éducation ne tourne au dressage, cela l’éducateur doit l’obtenir contre lui-même (les habitudes, les apparences), mais aussi contre son élève. - Contre lui-même : " dresser " plutôt qu’éduquer sous prétexte d’efficacité.
25 - Contre l’élève : il n’est pas facile d’être libre et autonome. Il y a du confort dans le conformisme. Et pourtant, l’éducation cesse là où commence le dressage. Pourquoi ? Parce que le postulat de la liberté est à la fois le fondement et la fin d’une authentique éducation. Difficulté centrale : la liberté de l’enfant est une liberté en devenir, un processus d’émancipation. D’où la tentation du dressage au nom de la liberté à venir. On poursuivra cette réflexion en analysant la façon dont Itard tente de s’assurer que Victor a bien acquis, grâce à l’entreprise éducative, l’un des sentiments humains les plus élevés : celui de la justice. (Cf. Jean Itard, Rapport sur les nouveaux développements de Victor de l’Aveyron, dans Lucien Malson, Les enfants sauvages, p. 239-241.) Que penser de la "méthode" dont use Itard ? Peut-on accéder au sentiment de la justice sans connaître l'injustice ? On comparera à ce qu'écrit Albert Camus de la genèse du droit dans la révolte (Albert Camus, L'Homme révolté).
Texte A : Jean Itard
"Les changements opérés par la dans l'âme du jeune homme ne se sont pas borner à éveiller en elle des affections et des jouissances inconnues, ils y ont fait naître aussi quelques-uns de ces sentiments qui constituaient ce que nous avons appelé la droiture du coeur : tel est le sentiment intérieur de la justice. Notre Sauvage en était si peu susceptible, au sortir de ses forêts, que longtemps après encore, il fallait user de beaucoup de surveillance pour 'empêcher de se livrer à son insatiable rapacité. On devine bien cependant que, n'éprouvant alors qu'un unique besoin, celui de la faim, le but de toutes ses rapines renfermé dans le petit nombre d'objets alimentaires qui étaient de son goût. Dans les commencements, il les prenait plutôt qu'il ne les dérobait ; et c'était avec un naturel, une aisance, une simplicité qui avaient quelque chose de touchant et retraçaient à l'âme le rêve de ces temps primitifs, où l'idée de la propriété était encore à poindre dans le cerveau de l'homme. Pour réprimer ce penchant naturel au vol, j'usai de quelques châtiments appliqués en flagrant délit. J'en obtins ce que la société obtient ordinairement de l'appareil effrayant de ses peines afflictives, une modification du vice, plutôt qu'une véritable correction ; aussi Victor déroba avec subtilité ce que jusque-là il s'était contenté de voler ouvertement. Je crus devoir essayer d'un autre moyen de correction ; et pour lui faire sentir plus vivement l'inconvenance de ses rapines, nous usâmes envers lui droit de représailles. Ainsi, tantôt victime de la loi du plus fort, il voyait arracher de ses mains et manger devant ses yeux un fruit longtemps convoité, et qui n'avait été que la juste récompense de sa docilité ; tantôt dépouillé d'une manière plus subtile que violente, il retrouvait ses poches vides des petites provisions qu'il y avait mises en réserve un instant auparavant. Ces derniers moyens de répression eurent le succès que j'en avais attendu, et mirent un terme à la rapacité de mon élève. Cette correction ne s'offrit pas cependant à mon esprit comme la preuve certaine que j'avais inspiré à mon élève le sentiment intérieur de la justice. Je sentis
26 parfaitement que, malgré le soin que pris de donner à nos procédés toutes les formes d'un vol injuste et manifeste, il n'était pas sûr que Victor y eût vu quelque chose de plus que la punition de ses propres méfaits; et dès lors il se trouvait corrigé par crainte de quelques nouvelles privations, et non par le sentiment désintéressé de l'ordre moral. Pour éclairer ce doute, et avoir un résultat moins équivoque, je crus devoir mettre le coeur de mon élève à l'épreuve d'une autre espèce d'injustice qui, n'ayant aucun rapport avec la nature de la faute, ne parût pas en être le châtiment mérité, et fût par là aussi odieuse que révoltante. Je choisis, pour cette expérience vraiment pénible, un jour où, tenant depuis plus de deux heures Victor occupé à nos procédés d'instruction et, satisfait de sa docilité et de son intelligence, je n'avais que des éloges et des récompenses à lui prodiguer. Il s'y attendais sans doute, à en juger par l'air qui se peignait sur tous ses traits, comme dans toutes les attitudes de son corps. Mais quel ne fut pas son étonnement de voir qu'au lieu des récompenses accoutumées, qu'au lieu de ces manières auxquelles il avait tant de droit de s'attendre, et qu'il ne recevait jamais sans les plus vives démonstrations de joie, prenant tout à coup une figure sévère et menaçante, effaçant, avec tous les signes extérieurs du mécontentement, ce que je venais de louer et d'applaudir, dispersant dans tous les coins de sa chambre ses cahiers et ses cartons, et le saisissant enfin lui-même par le bras, je 1'entraînais avec violence vers un cabinet noir qui, dans les commencements de son séjour à Paris lui avait quelquefois servi de prison. Il se laissa conduire avec résignation jusque près du seuil de la porte. Là, sortant tout à coup de son obéissance accoutumée, s'arc-boutant par les pieds et par les mains contre les montants de la porte, il mopposa une résistance des plus vigoureuses et qui me flatta d'autant plus qu'elle était toute nouvelle pour lui, et que jamais, prêt à subir une pareille punition alors qu'elle était méritée, il n'avait démenti un seul instant sa soumission par l'hésitation la plus légère. J'insistai néanmoins pour voir jusqu'à quel point il porterait sa résistance, et faisant usage de toutes mes forces, je voulus l'enlever de terre pour l'entraîner dans le cabinet. Cette dernière tentative excita toute sa fureur. Outré d'indignation, rouge de colère, il se débattait dans mes bras avec une violence qui rendit pendant quelques minutes mes efforts infructueux; mais enfin, se sentant prêt à ployer sous la loi du plus fort, il eut recours à la dernière ressource du faible ; il se jeta sur ma main, et y laissa la trace profonde de ses dents. Qu'il m'eût été doux en ce moment, de pouvoir me faire entendre de mon élève, et de lui dire jusqu'à quel point la douleur même de sa morsure me remplissait mon âme de satisfaction et me dédommageait de toutes mes peines ! Pouvais-je m'en réjouir faiblement ? C'était un acte de vengeance bien légitime ; c'était une preuve incontestable que le sentiment du juste et de l'injuste, cette base éternelle de l'ordre social, n'était plus étranger au cœur de mon élève. En lui donnant ce sentiment, ou plutôt en en provoquant le développement, je venais d'élever l'homme sauvage à toute la hauteur de l'homme moral par le plus tranché de ses caractères et la plus noble de ses attributions." J. ITARD, Rapport sur Victor de l'Aveyron, p. 238 - 241.
Texte B: Albert Camus
"Qu'est-ce qu'un homme révolté? Un homme qui dit non. Mais s'il refuse, il ne renonce pas : c'est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. Un esclave, qui a reçu des ordres toute sa vie, juge soudain inacceptable un nouveau commandement. Quel est le contenu de ce " non "?
27 Il signifie, par exemple, " les choses ont trop duré ", " jusque-là oui, au-delà non ", " vous allez trop loin ", et encore, " il y a une limite que vous ne dépasserez pas ". En somme, ce non affirme l'existence d'une frontière. On retrouve la même idée de limite dans ce sentiment du révolté que - l'autre " exagère ", qu'il étend son droit au-delà d'une frontière à partir de laquelle un autre droit lui fait face et le limite. Ainsi, le mouvement de révolte s'appuie, en même temps, sur le refus catégorique d'une intrusion jugée intolérable et sur la certitude conquise d'un bon droit, plus exactement l'impression, chez le révolté, qu'il est " en droit de... ". La révolte ne va pas sans le sentiment d'avoir soi-même, en quelque façon, et quelque part, raison. C'est en cela que l'esclave révolté dit à la fois oui et non. Il affirme, en même temps que la frontière, tout ce qu'il soupçonne et veut préserver en deçà de la frontière. Il démontre, avec entêtement, qu'il y a en lui quelque chose qui " vaut la peine de... ", qui demande qu'on y prenne garde. D'une certaine manière, il oppose à l'ordre qui l'opprime une sorte de droit à ne pas être opprimé au-delà de ce qu'il peut admettre. En même temps que la répulsion à l'égard de l'intrus, il y a dans toute révolte une adhésion entière et instantanée de l'homme à une certaine part de lui-même. Il fait donc intervenir implicitement un jugement de valeur, et si peu gratuit, qu'il le maintient au milieu des périls. Jusque-là, il se taisait au moins, abandonné à ce désespoir où une condition, même si on la juge injuste, est acceptée. Se taire, c'est laisser croire qu'on ne juge et ne désire rien, et, dans certains cas, c'est ne désirer rien en effet. Le désespoir, comme l'absurde, juge et désire tout, en général, et rien, en particulier. Le silence le traduit bien. Mais à partir du moment où il parle, même en disant non, il désire et juge. Le révolté, au sens étymologique, fait volte-face. Il marchait sous le fouet du maître. Le voilà qui fait face. Il oppose ce qui est préférable à ce qui ne l'est pas. Toute valeur n'entraîne pas la révolte, mais tout mouvement de révolte invoque tacitement une valeur. S'agit-il au moins d'une valeur ? Si confusément que ce soit, une prise de conscience naît du mouvement de révolte : la perception, soudain éclatante, qu'il y a dans l'homme quelque chose à quoi l'homme peut s'identifier, fût-ce pour un temps. Cette identification jusqu'ici n'était pas sentie réellement. Toutes les exactions antérieures au mouvement d'insurrection, l'esclave les souffrait. Souvent même, il avait reçu sans réagir des ordres plus révoltants que celui qui déclenche son refus. Il y apportait de la patience, les rejetant peut-être en lui-même, mais, puisqu'il se taisait, plus soucieux de son intérêt immédiat que conscient encore de son droit. Avec la perte de la patience, avec l'impatience, commence au contraire un mouvement qui peut s'étendre à tout ce qui, auparavant, était accepté. Cet élan est presque toujours rétroactif. L'esclave, à l'instant où il rejette l'ordre humiliant de son supérieur, rejette en même temps l'état d'esclave lui-même. Le mouvement de révolte le porte plus loin qu'il n'était dans le simple refus. Il dépasse même la limite qu'il fixait à son adversaire, demandant maintenant à être traité en gal. Ce qui était d'abord une résistance irréductible de l'homme devient l'homme tout entier qui s'identifie à elle et s'y résume. Cette part de lui-même qu'il voulait faire respecter, il la met alors au-dessus du reste et la proclame préférable à tout, même à la vie. Elle devient pour lui le bien suprême. Installé auparavant dans un compromis, l'esclave se jette d'un coup (" puisque c'est ainsi... ") dans le Tout ou Rien. La conscience vient au jour avec la révolte. Mais on voit qu'elle est conscience, en même temps, d'un tout, encore assez obscur, et d'un " rien " qui annonce la possibilité de sacrifice de l'homme à ce tout. Le révolté veut être tout, s'identifier totalement à ce bien dont il a soudain pris conscience et dont il veut qu'il soit, dans sa personne, reconnu et salué - ou rien, c'est-à-dire se trouver définitivement déchu par la force qui le domine. A la limite, il accepte la déchéance dernière qui est la mort, s'il doit
28 être privé de cette consécration exclusive qu'il appellera, par exemple, sa liberté. Plutôt mourir debout que de vivre à genoux. La valeur, selon les bons auteurs, " représente le plus souvent un passage du fait au droit, du désiré au désirable (en général par l'intermédiaire du communément désiré ". Le passage au droit est manifeste, nous l'avons vu, dans la révolte. De même le passage du " il faudrait que cela fût ", au " je veux que cela soit ". Mais plus encore, peut-être, cette notion du dépassement de l'individu dans un bien désormais commun". Albert CAMUS, L'homme révolté, Paris, Gallimard, 1951 (col. Folio/essais, pp. 27-30.)
VI. CONCLUSION : SENS ET TENSIONS DE L’ENTREPRISE EDUCATIVE 1. Affirmation de grands principes qui sont au fondement de l’entreprise éducative et de la responsabilité du pédagogue : - Reconnaissance et respect de l’enfant, de l’autre comme enfant, comme conviction d’une éducabilité toujours ouverte, et d’une singularité irréductible. Cette "foi" est nécessaire à l'éducateur. - Goût pour l’énigme de l’apprentissage, conscience émerveillée de ce qui sépare l’enfant naissant de l’adulte le plus ordinaire, comme l'éprouvait Rousseau. - Passion de l’invention, du " bricolage " didactique (pourvu que le moyen soit bien connu pour ce qu’il est !)
2. Affirmation de l’éducation et de l’apprentissage comme anthropogenèse. " L’homme est la seule créature qui doive être éduquée ", écrivait avant ITARD Emmanuel KANT dans son cours de pédagogie (Réflexions sur l’éducation, Vrin, p. 69). Dans l'éducation moderne, dans la pensée pédagogique, comme l'écrit Michel Soetard, "la nature de l'enfant devient le paradigme d'une humanité essentiellement en devenir" (Qu'est-ce que la pédagogie, Paris, ESF, 2001, p. 22). D’où le goût pour cette " énigme de l’apprentissage " si vif chez les pédagogues : Comment apprend-on ? Comment devient-on homme ?
3. Mise en lumière des exigences, mais aussi des tensions, des contradictions au cœur de toute pédagogie, Il arrive que ITARD doute et s’interroge, et que nous nous interrogions avec lui sur le sens et les limites de sa volonté et de son entreprise : Jusqu’où peut aller la volonté d’éduquer ? Quelles limites ne doit-elle pas franchir ?
29 Les moyens d’éduquer sont-ils toujours conformes aux fins ? La volonté d’éduquer est-elle toujours pleinement fondée ? Une pédagogie doit-elle se vouloir " scientifique " ? " Expérimentale " ? D’une façon générale, ces interrogations soulignent qu’une inévitable tension est inscrite au cœur même de la pédagogie et de la relation éducative, entre les fins et les moyens, entre " l’instrumentation didactique " qui veut les moyens de la réussite, et " l’interpellation éthique " rappelant à l’éducateur sa responsabilité à l’égard de la seule fin qui vaille pleinement : la liberté. On notera que cette tension passe par la considération, la reconnaissance de la figure désormais paradoxale de l'enfance, et par la conscience de la situation éducative comme une situation complexe, "où il fautbien reconnaître dans l'autre moi-même qu'est l'enfantune dimension d'altérité ou de dissemblance", comme l'écrit Alain Renaut (Op. Cit. p. 28). Le philosophe et pédagogue allemand Herman NOHL (1879-1960) formulait cette idée en des termes qui évoquent bien la figure de Jean Itard, et par-delà la tension qui habite la pédagogie : " Le rapport de l’éducateur à l’enfant est toujours double : de l’amour pour lui dans sa réalité, et de l’amour pour son but, l’idéal de l’enfant, les deux étant non séparés mais unis ; faire un enfant à partir de ce qui est faisable en lui, attiser en lui la vie supérieure, le mener aux performances qui y sont liées, non pas à cause de la performance, mais parce que la vie de l’homme s’accomplit en elle " Herman NHOL, cité par Christof WULF, Introduction aux sciences de l’éducation, Paris, A. Colin, 1995, p. 39)
Le dernier plan du film de Truffaut en donne une image particulièrement forte : "Cet aprèsmidi, nous continuerons la leçon". La caméra saisit alors l'enfant au milieu d'un escalier qu'il devra continuer de grimper, comme une métaphore de l'ascension humaine, de "l'élévation" de l'homme par l'éducation, mais aussi commeune tâche avec laquelle on en aura jamais fini.
JEAN-JACQUES ROUSSEAU, "DECOUVREUR" ET PENSEUR DE L'ENFANCE (1) INTRODUCTION 1) Rousseau, père de l'éducation moderne, découvreur de l'enfance, ancêtre revendiqué de l'éducation nouvelle, des méthodes nouvelles. Certes, et non sans de nombreuses ambiguïtés, comme on le verra. Il faudra essayé de comprendre comment cela est lié et indissociable : la modernité éducative, l'enfance reconnue.
30 2) Une clé, un principe central : la liberté, le principe de la liberté. Avec Rousseau se clôt un monde dans lequel l'éducation (ses moyens et ses fins), pouvait se déduire d'un système (philosophique, religieux, politique) disant ce que l'homme est (sa nature). Il n'y a pas une essence, une "nature" de l'homme donnée. Ce qui revient à refuser de faire dépendre l'éducation d'un quelconque dogme qui prétendrait la commander de l'extérieur : qu'il soit religieux, moral, politique, philosophique. Voilà pourquoi le déchaînement des autorités contre l'Emile, condamné à Paris, à Genève. Voilà pourquoi le déchaînement de tous les pouvoirs constitués, voilà pourquoi "la ligue des pouvoirs, tant politiques que religieux, protestants aussi bien que catholiques, qui, à travers l'Europe, ont condamné et fait brûler l'ouvrage en place publique" ( Michel Soëtard, Qu'est-ce que la pédagogie ?, Paris, ESF, 2001, p. 39). L'homme est indéfiniment "perfectible". Plus de fondement qui justifierait d'avance le sens de l'éducation et les moyens ou les règles d'une pédagogie. L'éducation n'a pas d'autre fondement que la liberté. Comme l'écrit bien Michel Soëtard : "Cette liberté qui est au coeur de la nature humaine, chacun, du haut au bas de l'échelle, l'a désormais entre les mains : elle est ce qu'il en fera" (Qu'est-ce que la pédagogie ?, Paris, ESF, 2001, p. 21). Il faudra comprendre ce que cela implique pour la conception de l'enfant et de l'enfance. Dans l'Emile, il n'est question que de cela, que de cette responsabilité au coeur de l'éducation. Comment éduquer, conduire les apprentissages afin que l'enfant accède à la "liberté bien réglée" ?
3) Mais aussi, on l'ignore trop quand on croit célébrer en lui le chantre de l'éducation naturelle, Rousseau, une pensée de l'éducation qui a pris la mesure des paradoxes, des difficultés, des contradictions de l'éducation. On peut déjà le presentir : ces difficultés procèdent toutes de cette enigmatique et nécessaire liberté qui appartient à tout enfant comme être humain, homme à part entière. Si l'Emile nous éclaire encore aujourd'hui, nous qui sommes aux prises avec les difficultés de l'éducation et de la pédagogie modernes, c'est aussi pour cela. "L'intérêt de l'œuvre pédagogique de Rousseau nous semble consister en ce qu'il a développé et magnifié mieux que personne certaines découvertes de la pédagogie nouvelle : charme de l'enfance, négation du péché originel, attachement à ce monde-ci – et en même temps il s'est efforcé de réagir contre certaines illusions, certaines facilités auxquelles beaucoup se laissaient aller, qui soutenaient que la vertu se confond avec le bonheur, conduit comme d'elle-même à sa récompense, que les intérêts particuliers se confondent avec l'intérêt général, que le progrès se développe d'un mouvement continu et irrésistible et qu'il suffit de se confier à lui – et l'on voulait dire du même coup que l'enfant s'éduque presque seul, par sa spontanéité propre, au prix seulement de quelques légères incitations, comme le bébé apprend naturellement à marcher. Il suffirait à l'enfant de se laisser porter par l'élan de sa croissance naturelle".
31 Georges SNYDERS, La pédagogie en France aux XVIIè et XVIIIè siècles, Paris, PUF, 1965, pp. 418/419 On en jugera en méditant ce passage de l'Emile :
"Savez-vous quel est le plus sûr moyen de rendre votre enfant misérable ? C'est de l'accoutumer à tout obtenir ; car ses désirs croissant incessamment par la facilité de les satisfaire, tôt ou tard l'impuissance vous forcera malgré vous d'en venir au refus ; et ce refus inaccoutumé lui donnera plus de tourment que la privation même de ce qu'il désire. D'abord il voudra la canne que vous tenez ; bientôt il voudra votre montre ; ensuite il voudra l'oiseau qui vole ; il voudra l'étoile qu'il voit briller ; il voudra tout ce qu'il verra : à moins d'être Dieu, comment le contenterez-vous ?" Emile ou de l'éducation, Livre II., p. 103 (édition G.F.)
I. UN MAITRE SANS ELEVE ? UN ENFANT IMAGINAIRE ?
Les problèmes éducatifs commencent lorsque l’enfant paraît, lorsque l’enfant est là. L’enfant ? Mieux, tel enfant, singulier. Mais Emile n’est qu’un élève imaginaire ! " J'ai donc pris le parti de me donner un élève imaginaire, de me supposer l'âge, la santé, les connaissances et tous les talents convenables pour travailler à son éducation, de la conduire depuis le moment de sa naissance jusqu'à celui où, devenu homme fait, il n'aura plus besoin d'autre guide que lui-même. Cette méthode me paraît utile pour empêcher un auteur qui se défie de lui de s'égarer dans des visions; car, dès qu’il s'écarte de la pratique ordinaire, il n'a qu’à faire l'épreuve de la sienne sur son élève, il sentira bientôt, ou le lecteur sentira pour lui, s'il suit le progrès de l'enfance et la marche naturelle au coeur humain. " Livre I, p. 54. Un élève imaginaire, qu’est-ce que cela signifie ? Spéculation gratuite ? L’expression possède au moins trois significations :
•
L’élève imaginaire, c’est pour Rousseau le moyen de ne pas s’en tenir à des principes ou des propos généraux, mais d’essayer d’imaginer leur application pratique, concrète :
32 " Hors d'état de remplir la tâche la plus utile, j'oserai du moins essayer de la plus aisée : à l'exemple de tant d'autres, je ne mettrai point la main à l'œuvre, mais à la plume; et au lieu de faire ce qu'il faut, je m'efforcerai de le dire. Je sais que, dans les entreprises pareilles à celle-ci, l'auteur, toujours à son aise dans des systèmes qu'il est dispensé de mettre en pratique, donne sans peine beaucoup de beaux préceptes impossibles à suivre, et que, faute de détails et d'exemples, ce qu'il dit même de praticable reste sans usage quand il n'en a pas montré l'application ". Emile, c’est la possibilité de l’expérience imaginaire en pédagogie. Emile, c’est n’importe quel enfant, ou plutôt la nature commune à tous les enfants, telle qu’elle se manifeste dans n’importe quel enfant. Rousseau déclare qu’il " suit le progrès de l’enfance, et la marche naturelle au cœur humain ".
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Second sens : l’élève imaginaire, c’est le fils de l’homme, et non celui de tel ou tel membre d’une famille, d’une classe ou d’une caste sociale. Pas le fils d’un prince confié à un précepteur, ou le rejeton d’un bourgeois. Il faut avoir présent à l’esprit que jusqu’à Rousseau, les traités d’éducation s’occupaient de l’éducation d’un élève singulier, dont la singularité et le caractère exceptionnel, la " valeur " sociale, justifiaient qu’on s’y consacrât : princes, grands de ce monde !
Même John LOCKE (1632-1704), qui appartient déjà à notre monde moderne, consacrait ses Quelques pensées sur l’éducation (1693) à l’éducation d’un fils de la bourgeoisie : " Elles étaient destinées au fils d’un gentleman de mes amis, que je considérais, à raison de son jeune âge, comme une page blanche ou comme un morceau de cire que je pouvais façonner et mouler à mon gré " (p. 278, édition Vrin). Rousseau s’en démarque avec ironie au début du livre V de l’Emile : " Pour moi, qui n’ai pas l’honneur d’élever un gentilhomme, je me garderai d’imiter Locke en cela ".
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On touche ici au troisième sens : imaginaire ici équivaut à universel. Avec Emile, enfant imaginaire, Rousseau pose l’universalité humaine, l’universalité de l’homme en deçà des différences de fortune et de culture, l’universalité humaine présente en chaque enfant.
On comprend alors que l’éducation est au fondement de la démocratie.
II. UN MAITRE QUI N’ENSEIGNE PAS ? LA RELATION EDUCATIVE EN QUESTION
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Voilà encore un paradoxe déroutant : le père de la modernité éducative est un maître qui se refuse à donner la moindre leçon. Pire encore : qui relègue à l’âge de 12 ans l’usage des livres et l’instruction méthodique !
C’est le thème fameux de l’éducation négative, de la "méthode inactive", comme l'appelle Rousseau. Rousseau refuse pendant longtemps une éducation morale, religieuse, et même proprement intellectuelle, prématurée selon lui par rapport au développement de la raison en l'enfant : Oserais-je exposer ici la plus grande, la plus importante, la plus utile règle de toute l'éducation ? Ce n'est pas de gagner du temps, c'est d'en perdre. Lecteurs vulgaires, pardonnez-moi mes paradoxes: il en faut faire quand on réfléchit; et, quoi que vous puissiez dire, j'aime mieux être homme à paradoxes qu'homme à préjugés. Le plus dangereux intervalle de la vie humaine est celui de la naissance à l'âge de douze ans. C'est le temps où germent les erreurs et les vices, sans qu'on ait encore aucun instrument pour les détruire; et quand l'instrument vient, les racines sont si profondes, qu'il n'est plus temps de les arracher. Si les enfants sautaient tout d'un coup de la mamelle à l'âge de raison, l'éducation qu'on leur donne pourrait leur convenir; mais, selon le progrès naturel, il leur en faut une toute contraire. Il faudrait qu'ils ne fissent rien de leur âme jusqu'à ce qu'elle eût toutes ses facultés; car il est impossible qu'elle aperçoive le flambeau que vous lui présentez tandis qu'elle est aveugle, et qu'elle suive, dans l'immense plaine des idées, une route que la raison trace encore si légèrement pour les meilleurs yeux. La première éducation doit donc être purement négative. Elle consiste, non point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le coeur du vice et l'esprit de l'erreur. Si vous pouviez ne rien faire et ne rien laisser faire; si vous pouviez amener votre élève sain et robuste à l'âge de douze ans, sans qu'il sût distinguer sa main droite de sa main gauche, dès vos premières leçons les yeux de son entendement s'ouvriraient à la raison; sans préjugés, sans habitudes, il n'aurait rien en lui qui pût contrarier l'effet de vos soins. Bientôt il deviendrait entre vos mains le plus sage des hommes; et en commençant par ne rien faire, vous auriez fait un prodige d'éducation. " Emile, Livre II., p. 112/113
La question de la lecture résume assez bien cette thèse essentielle dans la pédagogie de Rousseau. Emile vivra jusqu’à 12 ans sans bureau, sans livre et sans bibliothèque ! Les livres sont même dénoncés comme le " fléau " de l’enfance. Emile doit vivre à la campagne, dans une liberté qui ne passe ni par la lecture, ni par les savoirs. Même après 12 ans l’éducation refusera d’être livresque, verbale, intellectuelle, et préférera toujours la leçon de choses.
34 C’est bien clair : l’éducation selon Rousseau s’oppose à l’éducation selon la philosophie des Lumières, et l’importance que celle-ci accorde à l’instruction : l’émancipation humaine ne passe pas tout droit par les savoirs, leur diffusion, leur publicité, bref, l’instruction par les " lumières ".
Il faudra revenir sur ce thème centrale de l'éducation négative : le sens complexe de la pédagogie rousseauiste s'y trouve pleinement engagé. L'idée que se fait Rousseau de l'humanité de l'homme diffère sensiblement de l'idée que s'en font les philosophes des Lumières. On peut se demander quelle part y a la considération de l'enfance de l'homme.
III. UNE ŒUVRE ET UNE VIE MARQUEES PAR LE THEME DE L'ENFANCE
Rousseau est-il bien un pédagogue ? Oui, si on en juge sur l’importance de l’éducation dans sa vie et dans son œuvre, et sur l’héritage de l’Emile. Non si on entend par là réduire l’Emile à un manuel de pédagogie. Il est capital de bien mettre la pensée éducative de Rousseau en relation avec l’ensemble de la pensée et de l’œuvre de l’auteur de l’Emile. Celles-ci, chez Rousseau en particulier, sont indissociables de la biographie. Rousseau, ne l’oublions pas, est l’auteur des Confessions : sa modernité est tout autant dans cette parole du " Je ". • •
Né en 1712. Sa mère meurt en couche. 1722. Première rencontre avec l’instruction de l’époque : " Nous fûmes (mon cousin et moi) mis ensemble à Bossey, en pension chez le ministre Lambercier, pour y apprendre avec le latin tout le menu fatras dont on l’accompagne sous le nom d’éducation ".
Le premier livre des Confessions éclaire de façon très vive l'enfance de Jean-Jacques. Plusieurs scènes décisives y sont relatées où toute la personnalité et le regard que JeanJacques portera sur le monde semble se former. La scène de la fessée et des premiers émois sexuels est bien connue. Jean Starobinsky (Jean-Jacques Rousseau, La transparence et l'obstacle, Paris, Gallimard, 1971, chapitre 1) insiste sur le rôle d'un souvenir qui a une valeur d'archétype. Il s'agit de la rencontre avec l'injustice, ou plus exactement l'accusation injustifiée (on comparera avec l'ducation à la justice chez Itard...):
"J'étudiais un jour seul ma leçon dans la chambre contiguë à la cuisine. La servante avait mis sécher à la plaque les peignes de Mlle Lambercier. Quand elle revint les prendre, il s'en 'trouva un dont tout un côté de dents était brisé. A qui s'en prendre de ce dégât ? personne autre que moi n'était entré dans la chambre. On m'interroge je nie d'avoir touché le peigne. M. et Mlle Lambercier se réunissent, m'exhortent, me pressent, me menacent; je persiste avec
35 opiniâtreté; mais la conviction était trop forte, elle l'emporta sur toutes mes protestations, quoique ce fût pour la première fois qu'on m'eût trouvé tant d'audace à mentir. La chose fut prise au sérieux; elle méritait de l'être. La méchanceté, le mensonge, l'obstination, parurent également dignes de punition; mais pour le coup ce ne fut pas par Mlle Lambercier qu'elle me fut infligée. On écrivit à mon oncle Bernard; il vint. Mon pauvre cousin était chargé d'un autre délit non moins grave; nous fûmes enveloppés dans la même exécution. Elle fut terrible. Quand, cherchant le remède dans le mal même, on eût voulu pour jamais amortir mes sens dépravés, on n'aurait pu mieux s'y prendre. Aussi me laissèrent-ils en repos pour longtemps. On ne put m'arracher l'aveu qu'on exigeait. Repris à plusieurs fois et mis dans l'état le plus affreux, je fus inébranlable. J'aurais souffert la mort, et j'y étais résolu. Il fallut que la force même cédât au diabolique entêtement d'un enfant, car on n'appela pas autrement ma constance. Enfin je sortis de cette cruelle épreuve en pièces, mais triomphant. Il y a maintenant près de cinquante ans de cette aventure, et je n'ai pas peur d'être aujourd'hui puni derechef pour le même fait; eh bien ! je déclare à la face du ciel que j'en étais innocent, que je n'avais ni cassé, ni touché le peigne, que je n'avais pas approché de la plaque et que je n'y avais pas même songé. Qu'on ne me demande pas comment ce dégât se fit: je l'ignore et ne puis le comprendre; ce que je sais très certainement, c'est que j'en étais innocent. Qu'on se figure un caractère timide et docile dans la vie ordinaire, mais ardent, fier, indomptable dans les passions, un enfant toujours gouverné par la voix de la raison, toujours traité avec douceur, équité, complaisance, qui n'avait pas même l'idée de l'injustice, et qui, pour la première fois, en éprouve une si terrible de la part précisément des gens qu'il chérit et qu'il respecte le plus quel renversement d'idées ! quel désordre de sentiments quel bouleversement dans son coeur, dans sa cervelle, dans tout son petit être intelligent et moral ? Je dis qu'on s'imagine tout cela, s'il est possible, car pour moi, je ne me sens pas capable de démêler, de suivre la moindre trace de ce qui se passait alors en moi. Je n'avais pas encore assez de raison pour sentir combien les apparences me condamnaient, et pour me mettre à la place des autres. je me tenais à la mienne, et tout ce que je sentais, c'était la rigueur d'un châtiment effroyable pour un crime que je n avais pas commis. La douleur du corps, quoique vive, m'était peu sensible; je ne sentais que l'indignation, la rage, le désespoir. Mon cousin, dans un cas à peu près semblable, et qu'on avait puni d'une faute involontaire comme d'un acte prémédité, se mettait en fureur à mon exemple, et se montait, pour ainsi dire, à mon unisson. Tous deux dans le même lit nous nous embrassions avec des transports convulsifs, nous étouffions, et quand nos jeunes coeurs un peu soulagés pouvaient exhaler leur colère, nous nous levions sur notre séant, et nous nous mettions tous deux à crier cent fois de toute notre force : " Carnifex ! carnifex ! carnifex " je sens en écrivant ceci que mon pouls s'élève encore; Ces moments me seront toujours présents quand je vivrais cent mille ans. Ce premier sentiment de la violence et de l'injustice est resté si profondément gravé dans mon âme, que toutes les idées qui s'y rapportent me rendent ma première émotion, et ce sentiment, relatif à moi dans son origine, a pris une telle consistance en lui-même, et s'est tellement détaché de tout intérêt personnel, que mon coeur s'enflamme au spectacle ou au récit de toute action injuste, quel qu'en soit l'objet et en quelque lieu qu'elle se commette, comme si l'effet en retombait sur moi. Quand je lis les cruautés d'un tyran féroce, les subtiles noirceurs d'un fourbe de prêtre, je partirais volontiers pour aller poignarder ces misérables, dussé-je cent fois y périr. je me suis souvent mis en nage à poursuivre à la course ou à coups de pierre un coq, une vache, un chien, un animal que je voyais en tourmenter un autre,
36 uniquement parce qu'il se sentait le plus fort. Ce mouvement peut m'être naturel, et je crois qu'il l'est; mais le souvenir profond de la première injustice que j'ai soufferte y fut trop longtemps et trop fortement lié pour ne l'avoir pas beaucoup renforcé. Là fut le terme de la sérénité de ma vie enfantine. Dès ce moment je cessai de jouir d'un bonheur pur, et je sens aujourd'hui même que le souvenir des charmes de mon enfance s'arrête là. Nous restâmes encore à Bossey quelques mois. Nous y fûmes comme on nous représente le premier homme encore dans le paradis terrestre, mais ayant cessé d'en jouir: c'était en apparence la même situation, et en effet une tout autre manière d'être. L'attachement, le respect, l'intimité, la confiance, ne liaient plus les élèves à leurs guides; nous ne les regardions plus comme des dieux qui lisaient dans nos cceurs : nous étions moins honteux de mal faire et plus craintifs d'être accusés : nous commencions à nous cacher, à nous mutiner, à mentir. Tous les vices de notre âge corrompaient notre innocence et enlaidissaient nos jeux. La campagne même perdit à nos yeux cet attrait de douceur et de simplicité qui va au coeur - elle nous semblait déserte et sombre; elle s'était comme couverte d'un voile qui nous en cachait les beautés. Nous cessâmes de cultiver nos petits jardins, nos herbes, nos fleurs. Nous n'allions plus gratter légèrement la terre, et crier de joie en découvrant le germe du grain que nous avions semé. Nous nous dégoûtâmes de cette vie; on se dégoûta de nous; mon oncle nous retira, et nous nous séparâmes de M. et Mlle Lambercier, rassasiés les uns des autres, et regrettant peu de nous quitter." Les Confessions, Livre I. Ce souvenir, c'est celui de la perte de l'innocence. Rousseau "vient d'apprendre que l'intime certitude de l'innocence est impuissante contre les preuves apparente de la faute ; il vient d'apprendre que les consciences sont séparées et qu'il est impossible de communiquer l'évidence immédiate que l'on éprouve en soi-même. Dès lors, le paradis est perdu". (Jean Starobinsky, p. 19)
Ce qui dès lors prend fin, c'est l'unité heureuse du monde enfantin. L'enfance devient ce modèle à jamais perdu. Toute la place de l'enfance dans la pensée de Rousseau, comme l'hypothèse d'un état de nature, procèdent de cette découverte de la perte. "Rousseau est le premier des écrivains (il faudrait dire poètes) qui aient repris le mythe platonicien de l'exil et du retour pour l'orienter vers l'état d'enfance, et non plus vers une patrie céleste" (p. 22). Que faire alors ? Quelle action possible ? L'éducation de l'individu (Emile) et la formation politique de la collectivité (Le Contrat social).
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1724. Apprentissage chez un graveur. (Au livre III, Emile sera menuisier). 1728-1729. Rousseau fuit Genève. Se réfugie chez Madame de Warens, à Annecy. Se convertit au catholicisme. 1730-1731. Chanteur à la maîtrise de la cathédrale d’Annecy, puis maître de musique. Ebauche de Narcisse, comédie. 1740. Précepteur des enfants de Madame de Mably, à Lyon. Il rédige un Projet pour l’éducation de Monsieur de Sainte-Marie.
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1743-1744. Se noue d’amitié avec DIDEROT. Publie sa Dissertation sur la musique moderne. 1745. Se met en ménage avec Thérèse Levasseur. Ecrit l’opéra des Muses galantes. 1747-1748. Naissance des deux premiers enfants… déposés par la sage femme au bureau des enfants trouvés. Fait partie de l’équipe de l’Encyclopédie, pour laquelle il rédige les articles sur la musique. 1749-1750. Discours sur les sciences et les arts. Prix de l’Académie de Dijon. Succès teinté de scandale. Contre l’idée et l’esprit des Lumières, Rousseau y avance qu’il n’est pas avéré que le développement des sciences et des techniques génère le bonheur des l’homme. 1753-1754. Lettre sur la musique française. Rédaction du Discours sur l’inégalité. 1755. Publication du Discours sur l’inégalité. (La société est bâtie sur la peur des violences déchaînées par la civilisation, l’inégalité. Comment dès lors vivre la liberté dans l'égalité ?). Article Economie politique pour L’Encyclopédie. 1758. Lettre à d’Alembert sur les spectacles. La Nouvelle Héloïse (contenant une ébauche du livre V de L’Emile) . Commence la rédaction de Emile ou de l’éducation. 1760. Travaille au Contrat social, rédige deux autres versions de l’Emile, publie La Nouvelle Héloïse. 1762. Publication du Contrat social et de l’Emile. Le Contrat est interdit en France. L’Emile condamné en Sorbonne. Le Parlement le condamne à être brûlé, et l’auteur est sous la menace d’une arrestation. Fuite en Suisse. Mais les deux livres sont condamnés à Genève. On soulignera la condamnation conjointe du texte politique et du texte pédagogique. Outre l’extrême sensibilité de la question éducative, cette conjonction montre que les deux textes sont inséparables ; ils ont été volontairement écrits et publiés simultanément.
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1763. Publication de la Lettre à Beaumont, défense de l’Emile. 1764. Publication des Lettres écrites de la Montagne, nouvelle défense de l’Emile. Début de la rédaction des Confessions, après que Voltaire ait révélé publiquement l’abandon des enfants de Rousseau. 1765-1769. Condamnation des Lettres de la Montagne. Expulsé du territoire bernois. Passeport provisoire pour la France. Séjour en Angleterre. Rousseau se croit victime d’un " complot universel ". 1770-1771. Rentre à Paris, et achève les Confessions. Ecrit les Considérations sur le gouvernement de Pologne, dont le chapitre IV est consacré à l’éducation. 1772-1775. Vit de son travail de copiste de musique. Commence ses Dialogues. Le troisième revient sur Emile : " un traité de la bonté originelle de l’homme, destiné à montrer comment le vice et l’erreur, étranger à sa constitution, s’y introduisent du dehors et l’altèrent insensiblement ". 1776. Achève les Dialogues. Commence les Rêveries du promeneur solitaire. 1778. Rédaction de la neuvième Promenade des Rêveries (où Rousseau revient sur l’abandon de ses enfants, et les problèmes d’éducation). Rousseau meurt sans avoir achevé la dixième Promenade.
On retiendra :
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le champ des intérêts de Rousseau : musique, littérature, philosophie politique, économie, pédagogie… la place et la préoccupation centrale de l’éducation et de l'enfance. le lien indéfectible entre l’Emile et le Contrat social, l’éducation et la philosophie politique. L’éducation a à voir avec la liberté et l’affirmation de ce que qu’on nommera bientôt les droits de l’homme. " Les visées politiques sont inséparables de visées philosophiques, politiques ", voire même " religieuses et morales ", comme le dit Jean Chateau (Jean Jacques Rousseau où la pédagogie de la vocation, dans Les grands pédagogues, PUF, p. 170).
" Rousseau voyait dans l’éducation, en tant que pratique sociale spécifique et autonome, comme un complément nécessaire aux droits de l’homme ", écrit Christof Wulf (Introduction aux sciences de l’éducation, Paris, A. Colin, 1995).
IV. NOTE SUR UNE PAGE SOMBRE DE LA BIOGRAPHIE DE ROUSSEAU. L'ENFANCE ABANDONNEE Chacun l’apprend vite : Rousseau est ce pédagogue qui aura confié à l’assistance publique les cinq enfants qu’il eut de sa compagne , Thérèse Levasseur ! " Et comment un tel homme oset-il se poser en éducateur ", ajoute aussitôt notre indignation. Le fait biographique est avéré. Rousseau lui-même l’avoue dans les Confessions. Que répondre à cela ?
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D’abord – ce qui n’est nullement annuler le fait et la culpabilité – ne pas renverser la chronologie. Rousseau n’écrit pas d’abord Emile ou de l’éducation, la Bible de l’éducation moderne, pour ensuite de faire tout le contraire en s’empressant d’abandonner ses enfant ! L’ordre est inverse.
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La contradiction entre les idées et les réalités demeure sans doute. Mais cela conduit à lire autrement un propos comme celui-ci, au cœur de l’Emile :
" Comme la véritable nourrice est la mère, le véritable précepteur est le père. Qu'ils s'accordent dans l'ordre de leurs fonctions ainsi que dans leur système; que des mains de l'une l'enfant passe dans celles de l'autre. Il sera mieux élevé par un père judicieux et borné que par le plus habile maître du monde; car le zèle suppléera mieux au talent que le talent au zèle.
39 Mais les affaires, les fonctions, les devoirs... Ah! les devoirs, sans doute le dernier est celui du père ! Ne nous étonnons pas qu'un homme dont la femme a dédaigné de nourrir le fruit de leur union, dédaigne de l'élever. Il n'y a point de tableau plus charmant que celui de la famille; mais un seul trait manqué défigure tous les autres. Si la mère a trop peu de santé pour être nourrice, le père aura trop d'affaires pour être précepteur. Les enfants, éloignés, dispersés dans des pensions, dans des couvents, dans des collèges, porteront ailleurs l'amour de la maison paternelle, ou, pour mieux dire, ils y rapporteront l'habitude de n'être attachés à rien. Les frères et les soeurs se connaîtront à peine. Quand tous seront rassemblés en cérémonie, ils pourront être fort polis entre eux; ils se traiteront en étrangers. Sitôt qu'il n'y a plus d'intimité entre les parents, sitôt que la société de la famille ne fait plus la douceur de la vie, il faut bien recourir aux mauvaises moeurs pour y suppléer. Où est l'homme assez stupide pour ne pas voir la chaîne de tout cela ? Un père, quand il engendre et nourrit des enfants, ne fait en cela que le tiers de sa tâche. Il doit des hommes à son espèce, il doit à la société des hommes sociables; il doit des citoyens à l'Etat. Tout homme qui peut payer cette triple dette et ne le fait pas est coupable, et plus coupable peut-être quand il la paye à demi. Celui qui ne peut remplir les devoirs de père n'a point le droit de le devenir. Il n'y a ni pauvreté, ni travaux, ni respect humain, qui le dispensent de nourrir ses enfants et de les élever lui-même. Lecteurs, vous pouvez m'en croire. Je prédis a quiconque a des entrailles et néglige de si saints devoirs, qu'il versera longtemps sur sa faute des larmes amères, et n'en sera jamais consolé ". Emile, Livre I, pp.51-52, édition Garnier-Flammarion
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Ne faut-il pas entendre ici une expression du remords et de la faute ineffaçable ? Jusqu’à la fin de sa vie Rousseau cherche des " excuses ", des semblants d’excuses. Elles ne peuvent le satisfaire, et c’est aussi le fardeau de la faute qui le décide et le conduit à écrire l’Emile entre 1757 et 1762, à commencer les Confessions en 1765. Son poids et son ombre passeront encore dans les Rêveries du promeneur solitaire, lorsque la mort de Rousseau en interrompt la rédaction en 1778.
On peut selon moi se ranger à l’avis de Michel Launay, dans son Introduction à l’édition Garnier-Flammarion de l’Emile : " Pour prétendre que le livre n'a rien à nous apprendre parce que son auteur ne l'a pas mis en pratique, il faudrait donc renverser la chronologie, interdire à Rousseau - et à soi-même toute chance de repentir sincère, et rester sourd à l'appel qui, du fond de la nuit, témoigne e la possibilité de se racheter, et de tirer du mal un bien : " Je n'écris pas pour excuser mes fautes, mais pour empêcher mes lecteurs de les imiter. " En vérité, L’Emile est, encore aujourd'hui, un excellent moyen de progresser dans l'amour des enfants, " et comme il faut aimer, très intelligemment ". (p. 12)
Généralisons : la biographie de Rousseau ne porte-t-elle pas jusqu’au paroxysme les contradictions qui opposent en chacun le parent et l’éducateur ?
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Ces réflexions éthiques et philosophiques doivent être doublées d'une considération historique : si le constat n'excuse pas l'homme Rousseau, le jugement qu'on portera sur sa conduite et bien au-delà sur la condition enfantine dans l'histoire doit en tenir compte : la pratique de l'abandon d'enfant demeure au XVIIIème siècle une pratique très répandue. Pour une étude détaillée du phénomène de l'abandon dans l'histoire douloureuse de l'enfance, on pourra se reporter au maître livre de John BOSWELL : Au bon coeur des inconnus. Les enfants abandonnés de l''Antiquité à la Renaissance, Paris, Gallimard, 1993 (traduction française). Alain Renaut (La libération des enfants) bâtit toute son étude sur cet ouvrage : "Le dossier constitué par Boswell est à vrai dire stupéfiant, en ce qu'il montre comment l'abandon, qui pouvait aboutir à la mort de l'enfant, a été pendant longtemps un usage ordinaire, non criminalisé, et parfaitement accepté de la vie en société. Les données sont ici, en première apparence, accablantes, particulièrement quand, à partir du XVIIIème siècle et de l'apparition d'archives, elles deviennent précises : au siècle des Lumières encore, dans la population urbaine, 10 à 40 % des enfants étaient abandonnés. Même si l'on sait aujourd'hui que le taux d'abandon s'est alors multiplié par rapport aux siècles antérieurs, tout indique cependant que, dans les sociétés antiques et médiévales, cette pratiques, pour le moins, était également très répandue, avec des conséquences d'autant plus redoutables qu'il fallut attendre le XIVème siècle pour qu'il y eût des hospices, en nombre non négligeable, auxquels les enfants abandonnés furent majoritairement destinés". Alain Renaut, Op. Cit., p. 91/92 Quelques faits, quelques rappels : •
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Cette pratique est inscrite profondément dans la mémoire de nos cultures, comme en témoignent de nombreux mythes récits et légendes. Qu'on songe par exemple à notre petit Poucet..., ou au Kid de Chaplin... Le droit romain ne pénalisait ni l'abandon ni même l'infanticide : le père de famille à Rome jouiissait d'une autorité absolue, étendue au droit de vie et de mort sur ses enfants Moins d'un siècle avant la naissance du Christ, le pater familias conserve ce droit de vie et de mort Au cours des trois premiers siècles de notre ère, les modifications de la jurisprudence sur l'abandon ne visent à invalider que la seule vente des enfants libres (non esclaves) A aucun moment le droit pour les parents d'abandonner leurs enfants ne fut abrogé ou contesté (Alain Renaut rappelle même qu'il fallut attendre le XIVème siècle pour qu'il y eût des hospices destinés aux enfants trouvés, "sans doute parce que les abandonnés commençaient à interpeller la concience collective" (p. 94) . A l'époque médiéval, l'abandon se pratique sous la forme de l'oblation (oblatio) : offrande de l'enfant à un monastère, une institution religieuse, de façon définitive. Au XVIIIème siècle, les abandons d'enfants demeurent nombreux, et même leur nombre connaît une considérable augmentation. A Paris, on dénombre 1738 enfants abandonnés en 1700, 3789 en 1750, 7676 en 1772.
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Vers 1850 encore, selon Carlo A.. Corsini ("Enfance et famille au XIXème siècle", in Histoire de l'enfance en Occident, sous la direction de E. Becchi et D. Julia, tome 2, Paris, Le Seuil, 1998), 50 % des enfants recueillis après abandon meurent avant d'atteindre l'âge de 1 an, 80 % meurent avant 10 ans . Comment rendre compte de ces faits ? Que signifient-ils, du point de vue du sentiment de l'enfance ? Pour Boswell, on aurait tort d'y voir la preuve d'une insensibilité au sort de l'enfance. Voici comment Alain Renaut résume l'hypothèse de Boswell : "Ne se pourrait-il pas, après tout, à considérer le sort des enfants abandonnés dans ces sociétés, que leur abandon eût ouvert souvent la possibilité d'un destin plus enviable que leur maintien dans une famille qui ne pouvait les accueillir ? L'une des preuves les plus frappantes que donne Boswell pour étayer cette hypothèse est que très souvent les parents laissaient une marque, un signe ou un symbole (une bague, un ruban, un habit, un objet), pour le reconnaître ensuite s'il devait à nouveau le rencontrer et pour éviter quez quelqu'un d'autre pût revendiquer l'enfant abandonné si eux-mêmes devaient revenir sur leur décision : comment ne pas identifier cette pratique à un signe d'attachement affectif ? En ce sens, l'usage de l'abandon ne prouverait pas par lui-même que les parents de l'Antiquité entretenaient avec leurs enfants des relations affectives foncièrement différentes de celles des parents modernes. Dans des sociétés qui n'étaient pas des sociétés d'abondance, ils abandonnaient leurs enfants, tout particulièrement dans les couches pauvres de la population, dand ils n'avaient plus le choix, et en considérant qu'après tout, dans une société àù l'on valorisait le fait de recueillir les abandonnés, l'abandon était préférable à la mort... Par conséquent Boswell n'a pas tort de conclure que, pendant environ deux millénaires, les parents abandonnèrent leurs enfants, certes, quelquefois par intérêt (pour protéger un héritage), mais aussi, beaucoup plus souvent, par un mélange de désespoir et d'espoir : par désespoir de parvenir à les nourrir, du fait de leur pauvreté ou de telle ou telle catastrophe de l'existence (en l'absence de tout ce que nous appelons aujourd'hui l'assistance sociale), et par espoir qu'une personne plus fortunée ou qu'une institution plus puissante pût les élever dans de meilleures conditions". Alain Renaut, Op. Cit., pp. 98 et 102 Reste néanmoins à expliquer l'accroissement des abandons au cours du XVIIIème siècle. Ce siècle est réputé comme celui d'une authentique découverte de l'enfance, dont Rousseau est l'un des artisans majeurs. On ne peut donc évoquer une indifférence à l'enfance ! Les historiens y voient même un argument opposé : l'importance de l'abandon d'enfant au XVIIIème siècle témoignerait paradoxalement d'un sentiment grandissant de l'enfant , dans la mesure où la réputation de l'Hôpital parisien laissait espérer les meilleurs soins pour l'enfant ...
IV. L’ENFANCE RECONNUE
Rousseau, la découverte et la reconnaissance de l’enfant.
42 " On ne connaît point l'enfance : sur les fausses idées qu'on en a, plus on va, plus on s'égare. Les plus sages s'attachent à ce qu'il importe aux hommes de savoir, sans considérer ce que les enfants sont en état d'apprendre. Ils cherchent toujours l'homme dans l'enfant sans penser à ce qu'il est avant que d'être homme. Voilà l'étude à laquelle je me suis le plus appliqué, afin que, quand toute ma méthode serait chimérique et fausse, on pût toujours profiter de mes observations. Je puis avoir très mal vu ce qu'il faut faire; mais je crois avoir bien vu le sujet sur lequel on doit opérer. Commencez donc par mieux étudier vos élèves; car très assurément vous ne les connaissez point; or, si vous lisez ce livre dans cette vue je ne le crois pas sans utilité pour vous. " (Préface, p. 32)
Cette découverte a des effets très concrets. Rousseau est de ceux qui demandent par exemple qu’on libère le nourrisson des langes qui le momifient (Livre premier, p. 67).
"La nature veut que les enfants soient enfants avant que d'être hommes. Si nous voulons pervertir cet ordre, nous produirons des fruits précoces, qui n'auront ni maturité ni saveur, et ne tarderons pas à se corrompre ; nous aurons de jeunes docteurs et de vieux enfants. Lenfance a des manières de voir, de penser, de sentir, qui lui sont propres ; rien n'est moins censé que d'y vouloir substituer les nôtres ; et j'aimerais autant exiger q'un enfant eût cinq pieds de haut, que du jugement à dix ans..." L'Emile, Livre Second.
"Nous ne savons jamais nous mettre à la place des enfants ; nous n'entrons pas dans leurs idées, nous leur prêtons les nôtres ; et suivant toujours nos propres raisonnements, avec des chaînes de vérité nous n'entassons qu'extravagances et qu'eereurs dans leur tête". L'Emile, Livre troisième Cette découverte de l’enfance, du sentiment de l’enfance et de la famille, doit être replacée dans son contexte historique et culturel. Elle est une caractéristique du 18ème siècle bien étudiée par l’historien Philippe Ariès (L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Le Seuil, col. Points, 1973). La thèse de Philippe Ariès : petite histoire du sentiment de l'enfance On rappellera brièvement la thèse de Philippe Ariès, et ses principales articulations. Dans les sociétés trditionnelles, la durée de ce que nouis appelons "enfance" se trouvait réduite à sa période la plus fragile, quand le peit homme ne parvenait pas à se suffire. Ensuite, commençait la période d'apprentissage, qui mêlait l'enfant aux adultes, à leurs travaux comme à leurs jeux. C'est pourquoi les sociétés traditionnelles n'avaient qu'un sentiment superficiel de l'enfance sans véritable attachement ;
43 Les témoignages de l'iconographie sont ici précieux : les peintres et les sculpteurs représentent l'enfant sous les traits non pas d'une enfance saisie dans sa nature et son expression propres, mais sous les traits d'adultes miniatures. Le mêmeconstat s'impose s'agissant de la manière d'habillet et costumer l'enfant. La très forte mortalité enfantine selon Ariès doit également être prise en considération ; Montaigne lui-même ne se montre-t-il pas incroyablement évasif qaunt aux nombres de ces enfants ? Que faut-il en conclure ? Selon Philippe Ariès, que ce que nous appelons aujourd'hui "enfance" à proprement parler "n'existe pas" encore, n'est pas perçue et cultivée comme nous le faisons, puisque on ne sait pas le voir sous ses traits propres. L'enfance, le sentiment de l'enfance, serait donc une réalité historique et culturelle... La fin du XVIIème siècle marquerait un tournant. En effet, l'Ecole se subsitue à l'apprentissage comme moyen d'éducation : l'enfant désormais sera séparé du monde des adultes, maintenu à l'écart dans l'abri clôs de l'école, avant d'être "lâché" dans le monde. En même temps croissent le sentiment de la famille et l'espace privé familial , le recentrement de l'éthique familiale sur la responsabilité et l'obligation d'éduquer ; l'enfant y touve à la fois protection, intérêt et sentiment pour lui-même. Ainsi trois données doivent être prises ensemble : 1) développement de la scolarisation et de la clôture scolaire comme mode de socialisation, et même selon Ariès vaste entreprise de moralisation, 2) naissance et développement du sentiment de la famille autour de l'enfant, la famille devenant un lieu d'affection nécessaire entrre les époux,entre les parents et les enfants, 3) apparition du sentiment moderne de l'enfance. Philippe Ariès souligne un paradoxe que développera Michel Foucault, mais qui est l'objet de vives contestations : la "libération" de l'enfant, l'avènement du sentiment moderne de l'enfance, seraient indissociables du grand renfermement scolaire. Michel Foucault voit même dans l'école et dans l'éducation des enfants une manifestation des formes générales de domination et d'assujettissement que met en place le monde moderne, une rationalisation se traduisant dans l'assujettissement disciplinaires des corps et des esprits...
Nature et valeur de l'enfance selon Rousseau Ces thèses, répétons-le, sont discutées et discutables. Elles éclairent néanmoins utilement le contexte historique dans lequel se développe chez Rousseau la "découverte" et la pensée de l'enfance, et soulignent cà leur façon ombien est complexe la nouvelle représentation de l'enfance à laquelle la philosophie éducative de Rousseau donne toute sa portée : la représentation de l'enfance comme liberté. Nous nous y arrêterons dans un prochain chapitre. Mais il y a autre chose chez Rousseau, qu'il faut tout de suite prendre en compte : un plaidoyer pour l’enfance : reconnaissance de l’humanité de l’enfant, de l’humanité en l’enfance ; et peut être plus encore : l’enfance conçue comme une dimension pleine de l’humanité. • •
Idée de maturité enfantine. Conviction qu’il faut avoir été pleinement enfant pour être un homme accompli.
44 La conception rousseauiste de l’enfance est bien résumée dans le livre second de l’Emile (pp. 91/93) : " Hommes, soyez humains, c'est votre premier devoir; soyez-le pour tous les états, pour tous les âges, pour tout ce qui n'est pas étranger à l'homme. Quelle sagesse y a-t-il pour vous hors de l'humanité ? Aimez l'enfance; favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct. Qui de vous n'a pas regretté quelquefois cet âge où le rire est toujours sur les lèvres, et où l'âme est toujours en paix ? Pourquoi voulez-vous ôter à ces petits innocents la jouissance d'un temps si court qui leur échappe, et d'un bien si précieux dont ils ne sauraient abuser ? Pourquoi voulez-vous remplir d'amertume et de douleurs ces premiers ans si rapides, qui ne reviendront pas plus pour eux qu'ils ne peuvent revenir pour vous ? Pères, savez-vous le moment où la mort attend vos enfants ? Ne vous préparez pas des regrets en leur ôtant le peu d'instants que la nature leur donne : aussitôt qu'ils peuvent sentir le plaisir d'être, faites qu'ils en jouissent; faites qu'à quelque heure que Dieu les appelle, ils ne meurent point sans avoir goûté la vie. " (p. 92).
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Georges Snyders en donne une lecture très pertinente (La pédagogie en France au 17ème et au 18ème siècle, Paris, PUF , 1965, pp. 284/290). En s’en inspirant on peut dégager les principaux axes de la valorisation de l’enfance : o Il y a une perfection propre à l’enfance : une raison propre à l’enfance (la raison sensitive), un équilibre propre à l’enfance, une unité, une harmonie. o Cette perfection est source du bonheur de l’instant. Le bonheur de l’enfance, c’est le plaisir simple d’exister : ce sentiment pur de l’existence dont Rousseau fera un modèle de perfection et de sagesse. Le pur plaisir d’être et de sentir. L’éthique et l’esthétique confondues. C’est le pur plaisir de l’instant du pur présent qui ignore le temps et le devenir. L’enfant est tout entier dans ce qu’il vit quand il le vit. Il est en coïncidence avec chaque moment de lui-même. L’adulte lui-même trouve une nouvelle jeunesse et une leçon de vie au spectacle de l’enfance. o L’état d’enfance est finalement une négation en acte du péché originel : un état d’innocence préservée. La preuve de la bonté de la nature en l’homme, une confiance dans le monde comme don de chaque instant. L’éducation nouvelle sera particulièrement sensible à ce thème de l'enfance et de sa valeur. Toute l’éducation moderne s'inscrit dans cette conception de l'enfant devenu comme le paradigme d'une humanité "ouverte", essentiellement en devenir.
Jean-Jacques ROUSSEAU, "DECOUVREUR" ET PENSEUR DE L'ENFANCE (2)
45 I . ENFANCE EDUCATION ET LIBERTE (On s'efforcera dans ce premier chapitre de tirer un premier bilan de la première partie du cours consacré à Rousseau)
1. Repartir de "l'affaire de l'abandon" des enfants de Rousseau : à quoi tient notre profonde réprobation ? - Un devoir de père dénié ? - Une protection au faible refusée (insensibilité, cruauté) ? - Une liberté bafouée ? On dégagera bien à partir de cette réflexion ce qu'il y a de spécifique au fond de notre sentiment : "La représentation de l'enfant comme une liberté appelant la reconnaissance de droits" (Alain Renaut, Op. Cit., p. 120), une représentation dont l'avènement fut une rupture et une découverte, celle de l'enfance comme liberté. Sous-jacente, on noera l'émergence de la question des droits respectifs des parents et des enfants.
2. Ce thème, l'enfant comme être libre, comme liberté humaine, peut aussi être introduit à partir d'une étude du vocabulaire de l'enfance, longtemps superposé à celui de la servitude. Cf. Alain Renaut, Op. Cit., pp. 117/118.
3. Une autre entrée dans cette thématique que privilégie Alain Renaut : l'affaire GOTTSCHALK, comme problématisation de l'abandon (l'oblation) comme référence à une liberté comprise comme condition humaine (Cf pp. 130/139) •
"L'histoire de l'enfance doit être relue comme une histoire de la liberté" Alain Renaut, Op. Cit., p. 140.
4. La nouvelle conception de l'enfance bouleverse nécessairement la problématique éducative. "La nouvelle problématisation de l'enfance : qu'est-ce qu'un être destiné à la liberté et qui ne peut encore être libre ?" (Alain Renaut, Op. Cit., p. 141), pose inéluctablement "l'épineuse" question au coeur de la pédagogie moderne, et par rapport à laquelle il faut mesurer l'originalité de Rousseau : La liberté est-elle un élément du processus éducatif, ou bien seulement une finalité ? Et que signifie pratiquement et théoriquement la réponse : "les deux à la fois ?" (Cf. Alain Renaut, Op. Cit., p. 146).
46 5. Il faut aussi souligner un autre point essentiel. La signification politique de l'Emile l'inscrit clairement dans l'idéal des Lumières ("profonde remise en question du système éducatif considéré comme ne permettant pas à l'individu d'atteindre la "majorité" morale par le libre usage de son entendement" ( Alain Renaut, Op. Cit., p. 150), mais la réflexion pédagogique de Rousseau constitue aussi un ferment critique du culte du savoir au coeur de cet idéal.
II. L’EDUCATION NEGATIVE ET LES RUSES DU PEDAGOGUE
Les considérations précédentes doivent être bien présentes à l'esprit pour comprendre le sens et la portée de la fameuse éducation négative. Rappelons ce dont il s'agit, en relisant la présentation qu'en fait Rousseau : La première éducation doit donc être purement négative. Elle consiste, non point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le coeur du vice et l'esprit de l'erreur. Si vous pouviez ne rien faire et ne rien laisser faire; si vous pouviez amener votre élève sain et robuste à l'âge de douze ans, sans qu'il sût distinguer sa main droite de sa main gauche, dès vos premières leçons les yeux de son entendement s'ouvriraient à la raison; sans préjugés, sans habitudes, il n'aurait rien en lui qui pût contrarier l'effet de vos soins. Bientôt il deviendrait entre vos mains le plus sage des hommes; et en commençant par ne rien faire, vous auriez fait un prodige d'éducation. " ( Emile, Livre II., p.113).
1) La relation adulte enfant et l'éducation à la liberté Pour comprendre le sens de cette éducation paradoxale, le mieux est de partir du tout premier exemple, le tout début de la relation éducative : le premier rapport qui se crée entre l'adulte et le bébé qui pleure. Deux passages de l'Emile pour y réfléchir :
1 "En naissant, un enfant crie; sa première enfance se passe à pleurer. Tantôt on l'agite, on le flatte pour l'apaiser; tantôt on le menace, on le bat pour le faire taire. Ou nous faisons ce qu'il lui plaît, ou nous en exigeons ce qu'il nous plaît; ou nous nous soumettons à ses fantaisies ou nous le soumettons aux nôtres : point de milieu, il faut qu'il donne des ordres ou qu'il en reçoive. Ainsi ses premières idées sont celles d'empire et de servitude. Avant de savoir parler il commande, avant de pouvoir agir il obéit; et quelquefois on le châtie avant qu'il puisse connaître ses fautes, ou plutôt en commettre. C'est ainsi qu'on verse de bonne heure dans son jeune coeur les passions qu'on impute ensuite à la nature, et qu'après avoir pris peine à le rendre méchant, on se plaint de le trouver tel. Un enfant passe six ou sept ans de cette manière entre les mains des femmes, victime de leur caprice et du sien; et après lui avoir fait apprendre ceci et cela, c'est-à-dire après avoir chargé sa mémoire ou de mots qu'il ne peut entendre, ou de choses qui ne lui sont bonnes à rien; après avoir étouffé le naturel par les passions qu'on a fait naître, on remet cet être factice entre les mains d'un précepteur, lequel achève de développer les germes artificiels qu'il trouve déjà tout formés, et lui apprend tout, hors à se connaître, hors à tirer parti de lui-même,
47 hors à savoir vivre et se rendre heureux. Enfin, quand cet enfant, esclave et tyran, plein de science et dépourvu de sens. également débile de corps et d'âme, est jeté dans le monde en y montrant son ineptie, son orgueil et tous ses vices, il fait déplorer la misère et la perversité humaines. On se trompe; c'est là l'homme de nos fantaisies celui de la nature estfait autrement. Voulez-vous donc qu'il garde sa forme originelle, conservez-la dès l'instant qu'il vient au monde. Sitôt qu'il naît, emparez-vous de lui, et ne le quittez plus qu'il ne soit homme : vous ne réussirez Jamais sans cela".
Emile, Livre I, pp. 50/51. 2
Un bébé "n'a qu'un langage, parce qu'il n'a, pour ainsi dire, qu'une sorte de mal-être: dans l'imperfection de ses organes, il ne distingue point leurs impressions diverses; tous les maux ne forment pour lui qu'une sensation de douleur. De ces pleurs, qu'on croirait si peu dignes d'attention, naît le premier r apport de l'homme à tout ce qui l'environne : ici se forge le premier anneau de cette longue chaîne dont l'ordre social est formé. Quand l'enfant pleure, il est mal à son aise, il a quelque besoin, qu'il ne saurait satisfaire : on examine, on cherche ce besoin, on le trouve, on y pourvoit. Quand on ne le trouve pas ou quand on n'y peut pourvoir, les pleurs continuent, on en est importuné: on flatte l'enfant pour le faire taire, on le berce, on lui chante pour l'endormir : s'il s'opiniâtre, on s'impatiente, on le menace: des nourrices brutales le frappent quelquefois. Voilà d'étranges., leçons pour son entrée à la vie. Je n'oublierai jamais d'avoir vu un de ces incommodes pleureurs ainsi frappé par sa nourrice. Il se tut sur le champ : je le crus intimidé. Je me disais : ce sera une âme servile dont on n'obtiendra rien que par la rigueur. Je me trompais : le malheureux suffoquait de colère, il avait perdu la respiration; je le vis devenir violet. Un moment après vinrent les cris aigus; tous les signes du ressentiment, de la fureur, du désespoir de cet âge, étaient dans ses accents. Je craignis qu'il n'expirât dans cette agitation. Quand j'aurais douté que le sentiment du juste et de l'injuste fût inné dans le coeur de l'homme, cet exemple seul m'aurait convaincu. Je suis sûr qu'un tison ardent tombé par hasard sur la main de cet enfant lui eût été moins sensible que ce coup assez léger, mais donné dans l'intention manifeste de l'offenser. Cette disposition des enfants à l'emportement, au dépit, à la . colère, demande des ménagements excessifs. Boerhaave pense que leurs maladies sont pour la plupart de la classe des convulsives, parce que la tête étant proportionnellement plus grosse et le système des nerfs plus étendu que dans les adultes, le genre nerveux est plus susceptible d'irritation. Eloignez d'eux avec le plus grand soin les domestiques qui les agacent, les irritent, les impatientent : ils leur sont cent fois plus dangereux, plus funestes que les injures de l'air et des saisons. Tant que les enfants ne trouveront de résistance que dans les choses et jamais dans les volontés, ils ne devien dront ni mutins ni colères, et se conserveront mieux en santé. C'est ici une des raisons pourquoi les enfants du peuple, plus libres, plus indépendants, sont généralement moins infirmes, moins délicats, plus robustes que ceux qu'on prétend mieux élever en les contrariant sans cesse; mais il faut songer toujours qu'il v a bien de la différence entre leur obéir et ne pas 1es contrarier. Les premiers pleurs des enfants sont des prières : si l'on n'y prend garde, ils deviennent bientôt des ordres; ils commencent par se faire assister, ils finissent par se faire servir. Ainsi de leur propre faiblesse, d'où vient d'abord le sentiment de leur dépendance, naît ensuite l'idée de l'empire et de la domination; mais cette idée étant moins excitée par leurs besoins que par nos services, ici commencent à se faire apercevoir les effets moraux dont la cause immédiate n'est pas dans la nature et l'on voit déjà pourquoi, dès ce premier âge, il importe de démêler l'intention secrète qui dicte le geste ou le cri. Quand l'enfant tend la main avec effort sans rien dire, il croit atteindre à l'objet parce qu'il n'en estime pas la distance; il est dans l'erreur; mais quand il se plaint et crie en tendant la main, alors il ne s'abuse plus sur la
48 distance, il commande à l'objet de s'approcher, ou à vous de le lui apporter. Dans le premier cas, portez le à l'objet lentement et à petits pas; dans le second, ne faites pas seulement semblant de l'entendre: plus il criera, moins vous devez l'écouter. Il importe de l'accoutumer de bonne heure à ne commander ni aux hommes, car il n'est pas leur maître, ni aux choses ,car elles ne l'entendent point. Ainsi quand un enfant désire quelque chose qu'il voit et qu'on veut lui donner, il vaut mieux porter l'enfant à l'objet, que d'apporter l'objet à l'enfant : il tire de cette pratique une conclusion qui est de son âge, et il n'y a point d'autre moyen de la lui suggérer. Emile, Livre I, pp. 75/76 (édition GF)
L'enjeu de ces deux textes ne laissent aucun doute : tout est perdu pour l'éducation si les pleurs se transforment en ordres, en d'autres termes si l'éducation quitte le terrain de la loi des choses pour entrer sur celui de la dépendance des volontés. L'enfant sera bientôt perverti, la nature en lui étouffée, il sera bientôt un petit tyran, lui-même dominé et déchiré par ses colères et ses désirs insatiables.
Que faire, donc ? Ne rien faire qui ne tourne le dos à "l'ordre naturel". Georges Snyders souligne que ce terme a une double signification :
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L'ordre naturel, c'est le refus les entraves, les contraintes artificielles qui aggravent le besoin. Y recourir, c'est laisser librement se développer le besoin naturel de remuer, de jouer, de prendre possession de son corps. Trop d'interdits ne reflètent que la crainte où le préjugé de l'adulte.
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Mais l'ordre naturel, c'est une loi de nature qui a fait le bébé faible et qu'il faut que le bébé reconnaisse : il y a mille objets hors de sa portée, mille actions qu'il ne peut accomplir. Nulle humiliation, nul abaissement dans cette soumission à l'ordre des choses
L'éducation négative ne vise que la négativité des volontés mais s'en remet à la positivité des choses.
2) La loi des choses Il faut que l'enfant se mesure directement avec le monde, personnellement : qu'il apprenne ainsi à lire les lois du réel, la résistance des choses, les limites qu'elles imposent, les points d'appui qu'elles nous offrent : cette activité est activité libre. Là est le rôle du gouverneur, et le sens de sa paradoxale présence continuelle : mettre l'enfant devant le réel, faire en sorte comme dit Snyders que "la confrontation entre le monde
49 et l'enfant ne soit pas esquivée" (p. 427), faire en sorte que l'enfant soit placé devant la conséquence de ses actes, bref, exprimer "la leçon des choses". Cette "direction" est donc cadre pour la liberté de l'enfant. "L'adulte n'a plus à humilier, à abaisser l'enfant, puisque ce n'est pas lui qui doit prescrire ; l'enfant est pourtant transformer et pris en main" (Snyders, Idem). L'exemple du carreau brisé : Parce que Emile a cassé les vitres, le gouverneur le laisse au vent ; comme il récidive : "Dites lui sèchement mais sans colère : les fenêtres sont à moi ; elles ont été mises là par mes soins ; je veux les garantir. . Puis vous l'enfermer à l'obscurité, dans un lieu sans fenêtre" (Livre II). Donc pas de discours moralisateur, seulement la leçon des choses. La soumission à l'égard des choses s'opposent à l'obéissance vis-à-vis des hommes Le gouverneur est là pour conduire jusqu'à la loi des choses, il ne doit pas apparaître comme une autorité, une volonté. Sa rigueur, son inflexibilité prolonge la force des choses.
On réfléchira à la façon dont Rousseau pose et déplace le difficile problème de l'autorité éducative. Sa thèsene peut être confondue avec celle de la non-directivité.
3) La valeur du sensible L'enfant doit d'abord vivre dans le monde sensible, le monde de la sensation, cultiver son acuité sensorielle, avant d'entrer dans celui des signes. L'enfant n'est pas encore mûr pour le monde des mots. Rousseau affirme même la dimension intellectuelle et morale de la sensation : elle constitue une sorte de pensée immédiate, propre à l'enfance, une "raison sensitive" ; elle est donc pleinement éducative.
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L'éducation négative est du coup le choix de ne pas introduire trop tôt l'enfant dans le monde de l'adulte, de préserver un monde de l'enfance.
"L'enfant peut et doit agir et se développer dans son monde à lui, par des mobiles qui lui sont propres et des idées adaptées à sa situation", écrit Snyders (p. 426) ; son monde n'est pas le monde adulte en réduction. On connaît la fortune de cette découverte dans l'éducation moderne.
4) La "ruse pédagogique" Etre éducateur, pédagogue, c’est donc du même coup entrer dans les arcanes et les paradoxes de la " ruse pédagogique ".
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L’Emile est célèbre pour toutes les ruses du gouverneur, mises en scène pédagogiques, stratagèmes didactiques par lesquels Emile est secrètement dirigé, non par l’action directe du maître, mais par les choses qu’il a ordonnées à selon ses fins. Manipulations ? Beaucoup d’artifices, assurément, au nom d’une éducation selon l’ordre naturel ! o Jean-Jacques s’assurant la complicité du jardinier Robert pour saccager le potager qu’Emile protège depuis plusieurs mois… à seule fin de lui faire découvrir seul le sentiment de propriété (Livre second, p. 119 et suivantes). o Jean-Jacques feignant de perdre Emile en forêt de Montmorency pour une leçon " vivante d’astronomie (Livre trois, p. 233 et suivantes).
De la leçon en chambre à la leçon en plein air. Analyse du procédé. (pp.233-235). En s’inspirant de l’analyse de Michel Fabre (Penser la formation, Paris , PUF, 1994, p. 164 et suivantes), on retiendra quatre idées :
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Le sens du savoir apparaît dans l’explication par les choses mêmes. C’est la fameuse leçon de choses.
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L’étude doit se borner à l’utile, à ce qui fait sens pour l’enfant, et correspond à un vrai besoin, par opposition à une vaine curiosité.
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L’opposition se situe entre l’explication verbale et l’expérience sensible. Entre les mots et les choses.
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Dans la "situation-problème" crée par le gouverneur, l’élève se confronte à la réalité, aux choses et non au maître, à sa volonté et à son savoir. L’éducation négative appelle la pédagogie active.
La situation-problème est bien une ruse : elle est un problème réel pour l’enfant, mais un artifice pour le maître, qui garde l’œil sur le savoir ! Michel Fabre y décèle même " la duplicité constitutive de la relation formatrice " (p. 169). Ruse du maître pour éduquer l’enfant sans compromettre sa liberté fondamentale : " mettre son double "en tiers", afin de placer l’enfant " sous la seule dépendance des choses ", et donc en situation de se passer progressivement du père " (Michel Fabre, p. 170).
51 Ce dédoublement du pédagogue, cette mise en tiers du double (avec l'enfant, mais devant l'enfant), n’est-ce pas la solution du paradoxe de la liberté en éducation ?
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L’éducation négative n’est donc pas renoncement au savoir.
Le maître selon Rousseau n’ignore pas que la dissymétrie adulte/enfant : supériorité de force, de savoir. Mais il ne faut pas que cette supériorité soit le fondement d’un pouvoir de type politique, d’une dépendance de l’homme. Le maître est une médiation. Si le but de l’éducation est la liberté, l’accès aux savoirs, l’enseignement, doivent en participer. Le but de l’éducation est d’apprendre à s’orienter par soi-même. C’est passer des chose muettes aux signes qui leur donnent sens . La leçon d’astronomie est de ce point de vue une métaphore de l’éducation tout entière. Eduquer, c’est aider à recourir aux signes qui permettront à chacun de s’orienter par lui-même. Pas d’éducation sans enseignement (enseigner, insignare = mettre une marque, faire signe), en ce sens là.
III. EDUQUER SELON LA NATURE
1) Eduquer selon la nature. Un slogan "piégé" "Suivre la nature". Voilà un mot d'ordre lourd de beaucoup de difficultés, et qui se prête à plusieurs interprétations. De quelle nature s'agit-il ? Que désigne le mot ? L'immédiat ? La spontanéité ? L'origine ? Un fonds primitif ? L'ordre biologique inscrit en nous ? Une valeur ? Une visée ? Une bonne part des difficultés de l'éducation nouvelle tient au sens de ce mot.
Rappelons que l'éducation selon la nature n'est pas le laisser faire. Le laisser faire est même tout le contraire de l’ordre selon la nature. Il expose la nature à toutes les violences du monde et de la société, et la mutile profondément. "Dans notre société, il serait chimérique de vouloir confier un enfant à sa spontanéité, car ce qui s'exprimerait en lui, ce ne serait jamais la nature, mais l'ensemble des influences non critiquées, non redressées qui viennent la recouvrir" (G. Snyders, p. 424). Rappelons aussi que "l'éducation selon la nature" de Rousseau n'est pas une"robinsonnade" ! L'homme naturel "n'existe pas" ; il s'agit d'une construction, d'un concept et d'une norme, un "concept régulatif", permettant de "juger de notre état présent" (Eric Weil) Comme le dit encore G. Snyders, l'éducation selon la nature ne peut être qu'une dialectique complexe : "L'éducation ne doit ni prendre le contre-pied de la nature,
52 puisqu'elle est bonne, ni suivre les impulsions de l'enfant, car aujourd'hui la bonté naturelle a disparu sous l'effet des habitudes sociales"(Idem).
Pestalozzi (1746 - 1827), le premier "pédagogue" qui voulut mettre en pratique les principes de Rousseau, quand il résume et salue l'apport décisif du genevois, dit l'essentiel : cette oeuvre "rendit l'enfant à lui-même, et l'éducation à l'enfant et à la nature humaine". Et plus encore quand il définit ainsi le but de l'éducation : "faire oeuvre de soi-même".
2) Les trois sortes d'éducation Un texte capital (il fait immédiatement suite au texte étudié supra dans le chapitre précédent) éclaire ce thème en distinguant trois sortes d’éducation :
" On façonne les plantes par la culture, et les hommes par l'éducation. Si l'homme naissait grand et fort, sa taille et sa force lui seraient inutiles jusqu'à ce qu'il eût appris à s'en servir; elles lui seraient préjudiciables, en empêchant les autres de songer à l'assister ; et, abandonné à lui-même, il mourrait de misère avant d'avoir connu ses besoins. On se plaint de l'état de l’enfance; on ne voit pas que la race humaine eût péri, si l'homme n'eût commencé par être enfant. Nous naissons faibles, nous avons besoin de force; nous naissons dépourvus de tout, nous avons besoin d'assistance; nous naissons stupides, nous avons besoin de jugement. Tout ce que nous n'avons pas à notre naissance et dont nous avons besoin étant grands, nous est donné par l'éducation. Cette éducation nous vient de la nature, ou des hommes ou des choses. Le développement interne de nos facultés et de nos organes est l'éducation de la nature ; l'usage qu'on nous apprend à faire de ce développement est l'éducation des hommes; et l'acquis de notre propre expérience sur les objets qui nous affectent est l'éducation des choses. Chacun de nous est donc formé par trois sortes de maîtres. Le disciple dans lequel leurs diverses leçons se contrarient est mal élevé, et ne sera jamais d'accord avec lui-même; celui dans lequel elles tombent toutes sur les mêmes points, et tendent aux mêmes fins, va seul à son but et vit conséquemment. Celui-là seul est bien élevé. Or, de ces trois éducations différentes, celle de la nature ne dépend point de nous; celle des choses n'en dépend qu'à certains égards. Celle des hommes est la seule dont nous soyons vraiment les maîtres; encore ne le sommes-nous que par supposition; car qui est-ce qui peut espérer de diriger entièrement les discours et les actions de tous ceux qui environnent un enfant ? Sitôt donc que l'éducation est un art, il est presque impossible qu'elle réussisse puisque le concours nécessaire à son succès ne dépend de personne. Tout ce qu'on peut faire à force de soins est d'approcher plus ou moins du but, mais il faut du bonheur pour l'atteindre.
53 Quel est ce but ? c'est celui même de la nature; cela vient d'être prouvé. Puisque le concours des trois éducations est nécessaire à leur perfection, c'est sur celle à laquelle nous ne pouvons rien qu'il faut diriger les deux autres " Emile, Livre I, pp. 36-37.
"Celle à laquelle nous ne pouvons rien". Comment comprendre cette formule ? Nous ne pouvons rien = non entamé par la violence du monde et des sociétés. Le mal dans le monde vient de l'histoire, pas de la nature humaine. La "bonté originelle de l'homme" signifie le refus de mettre le mal dans le cœur de l'homme. Kant dira quelque chose de proche : "On ne trouve pas les principes qui conduisent au mal dans les dispositions naturelles de l'homme. L'unique cause du mal, c'est que la nature n'est pas soumise à des règles. Il n'y a dans l'homme de germe que pour le bien." Emmanuel KANT, Réflexions sur l'éducation, pp. 80, édition Vrin.
3) Saisir la chance de la liberté On a déjà dit la reconnaissance, chez Rousseau, de l'enfant, des lois de son développement, de ses traits spécifiques, et de l'importance que cette reconnaissance a en pédagogie. Toute la psychologie de l'enfant y est sans doute préfigurée. Les tenants d e l'éducation nouvelle le souligneront abondamment. On y reviendra. Mais il faut se garder de réduire le thème rousseausiste de "l'éducation selon la nature" à une psychologie de l'enfant. Il s'agit bien de philosophie éducative et de philosophie politique, indissociablement.
Les hommes sont définitivement entrés dans l'histoire et la civilisation. Seule la conquête de l'autonomie leur permettra de demeurer maître de leur destin. "Voilà précisément la tâche de l'éducation... former par le début la liberté en l'homme de telle façon qu'il s'assure la maîtrise de son développement" (M. Soëtard, Op. Cit., p. 41). Une éducation selon la nature mettra tout en place pour préserver la chance de la liberté en chacun, pour conserver " l’homme de la nature " et ne pas le laisser dégénérer dans " l’homme de l’homme ". La norme de la nature est la seule chance et source de régénération. Elle met l'enfant, le temps de l'éducation, à l'abri du mal qui ne peut venir que de la société des hommes et de leurs actions.
54 "Faire une éducation selon la nature, c'est, dans un monde dénaturé, faire en sorte que l'homme, à travers ceux qui n'ont pas encore été trop touchés par la dénaturation, à savoir les enfants, se forme une autre nature, une nature humaine qui saisisse la chance de la liberté", c'est "soutenir la volonté d'humanité au milieu du délire de la civilisation" (M. Soëtard, Op. Cit., p. 42). La grande modernité critique de Rousseau nous apparaît peut-être plus clairement aujourd'hui.
IV. CONCLUSION : LA PEDAGOGIE, GESTION DES PARADOXES ?
1) Education et liberté Il suffit de lire ensemble la première phrase de l’Emile et celle du Contrat social pour saisir l’essentiel ; elles sont comme " un sommaire " de la philosophie de Rousseau : " Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme " Emile, livre I, p. 35. " L’homme est né libre, et partout il est dans les fers " Contrat social, chapitre 1, p. 41 (édition GF).
C’est dans les deux cas la même démarche : opposer aux faits la nature, comme principe, origine et norme. C'est autre chose qu'un fait. Rousseau sait bien que l'état de nature - s'il a jamais existé - est à jamais derrière nous. L'état de nature est un principe, une norme à partir de laquelle il est possible de juger l'histoire, l'histoire comme liberté et responsabilité humaine, et de ne pas la subir comme une fatalité.
L’entreprise éducative butte d’emblée sur un paradoxe constitutif. C'est le paradoxe même de la liberté. Il faut former un homme libre. Pour cela, un seul moyen : le traiter en homme libre ! Mais l’enfance, n’est-ce pas, par définition et nécessité, le temps des contraintes et de la dépendance ? Ce paradoxe est exposé dans un passage capital du livre second de l’Emile (édition GF, pp. 99/106) •
La liberté ne s’octroie pas, elle est là déjà dans l’enfance, mais il s’agit d’une liberté bornée par la faiblesse, et que menace la dépendance où met cette faiblesse :
" J'ai dit la raison de cet état de faiblesse. La nature y pourvoit par l'attachement des pères et des mères : mais cet attachement peut avoir son excès, son défaut, ses abus. Des parents qui
55 vivent dans l'état civil y transportent leur enfant avant l'âge. En lui donnant plus de besoins qu'il n'en a, ils ne soulagent pas sa faiblesse, ils l'augmentent. Ils l'augmentent encore en exigeant de lui ce que la nature n'exigeait pas, en soumettant à leurs volontés le peu de forces qu'il a pour servir les siennes, en changeant de part ou d'autre en esclavage la dépendance réciproque où le tient sa faiblesse et où les tient leur attachement. " (p. 99) •
Cette faiblesse engage la responsabilité de l’éducateur :
" L'homme sage sait rester à sa place; mais l'enfant, qui ne connaît pas la sienne, ne saurait s'y maintenir. Il a parmi nous mille issues pour en sortir; c'est à ceux qui le gouvernent à l'y retenir, et cette tâche n'est pas facile. Il ne doit être ni bête ni homme, mais enfant; il faut qu'il sente sa faiblesse et non qu'il en souffre; il faut qu'il dépende et non qu'il obéisse; il faut qu'il demande et non qu'il commande. Il n'est soumis aux autres qu'à cause de ses besoins, et parce qu'ils voient mieux que lui ce qui lui est utile, ce qui peut contribuer ou nuire à sa conservation. Nul n'a droit, pas même le père, de commander à l'enfant ce qui ne lui est bon à rien. " (p. 100) •
L’enfant ne doit pas dépendre des volontés de l’éducateur. La dépendance des choses préserve la liberté ; celle des hommes la corrompt :
" Ces considérations sont importantes, et servent à résoudre toutes les contradictions du système social. Il y a deux sortes de dépendances : celle des choses, qui est de la nature; celle des hommes, qui est de la société. La dépendance des choses, n'ayant aucune moralité, ne nuit point à la liberté, et n'engendre point de vices ; la dépendance des hommes étant désordonnée les engendre tous, et c'est par elle que le maître et l'esclave se dépravent mutuellement. Maintenez l'enfant dans la seule dépendance des choses, vous aurez suivi l'ordre de la nature dans le progrès de son éducation. N'offrez jamais à ses volontés indiscrètes que des obstacles physiques ou des punitions qui naissent des actions mêmes, et qu'il se rappelle dans l'occasion; sans lui défendre de mal faire, il suffit de l'en empêcher. L'expérience ou l'impuissance doivent seules lui tenir lieu de loi. N'accordez rien à ses désirs parce qu’il le demande, mais parce qu'il en a besoin. Qu'il ne sache ce que c'est qu'obéissance quand il agit, ni ce que c'est qu'empire quand on agit pour lui. Qu'il sente, également sa liberté dans ses actions et dans les vôtres. Suppléez à la force qui lui manque, autant précisément qu'il en a besoin pour être libre et non pas impérieux; qu'en recevant vos services avec une sorte d'humiliation, il aspire au moment où il pourra s'en passer, et où il aura l'honneur de se servir lui-même. " (pp. 100/101)
On doit prendre garde au contresens le plus grave qu’on fait sur ce thème du respect des besoins naturels de l’enfant. Il ne signifie nullement satisfaction des désirs et des caprices. Tout au contraire : céder à toutes les demandes de l’enfant, c’est corrompre sa liberté, nourrir en lui un tyran qui l’asservira à ses caprices et à ses passions ; c’est le faire esclave, car " l’impulsion du seul appétit est esclavage "
56 " Savez-vous quel est le plus sûr moyen de rendre votre enfant misérable ? c'est de l'accoutumer à tout obtenir; car ses désirs croissant incessamment par la facilité de les satisfaire, tôt ou tard l'impuissance vous forcera malgré vous d'en venir au refus; et ce refus inaccoutumé lui donnera plus de tourment que la privation même de ce qu'il désire. D'abord il voudra la canne que vous tenez; bientôt il voudra votre montre; ensuite il voudra l'oiseau qui vole; il voudra l'étoile qu'il voit briller; il voudra tout ce qu'il verra : à moins d'être Dieu, comment le contenterez-vous ? " (p. 103)
Il faut donc toujours en revenir au paradoxe central de l’éducation : la liberté est le principe, le but, le seul moyen de l’éducation. On ne peut former un être libre qu’en le traitant en être libre, en respectant la liberté de l’enfant, en l’enfant. Comment faire ? Quoi faire ? La notion d’éducation négative est la réponse paradoxale à ce défi paradoxal ; la réponse théorique et pratique à cette question en forme de défi. " Qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente ". L’éducation négative signifie notamment : • • • •
Qu’il faut que l’apprentissage vienne de l’expérience des choses. Qu’il faut substituer au monde des mots un monde purement physique. Que l’éducateur doit être comme un rempart, protégeant l’élève de la société corruptrice, des préjugés, de la culture faussée. Qu'il convient de permettre à l’enfance d’être pleinement enfance.
2) La liberté, fondement, but et moyen de l'éducation Toute la philosophie de l’éducation et la doctrine éducative de Rousseau, y compris dans ses aspects les plus concrets, procèdent d’un principe unique : le but ultime de l’éducation est de formé un homme libre. Dès lors se formule le paradoxe qui exprime l’une des problématiques essentielles de l’éducation, si on en comprend bien les enjeux : L’homme ne peut devenir libre qu’à la condition d’être traité comme un être libre. Sinon, l’éducation sera apprentissage de l’esclavage et des inégalités ! Ce risque est là dès que l'enfant doit apprendre et la société transmettre. Pour Rousseau, la liberté ne s’apprend pas "de l'extérieur", elle est inscrite dans l’humanité de l’homme, elle doit s’éprouver et se déployer. Le paradoxe pose dès lors une question de fond : Comment concilier le but et le contenu de l’éducation – la liberté – et les dépendances et contraintes où jettent nécessairement l’enfance ? La question vaut bien sûr pour l'éducation morale,mais se trouve pleinement posée dans l'éducation intellectuelle.
Emile est-il bien au bout du compte un traité de pédagogie ? Pas un traité dogmatique, assurément. Un livre " exemplaire ", selon Rousseau. Fait pour
57 donner à penser. Il ne pose qu’un but : " former un homme libre ", et un moyen : " suivre la marche de la nature ".
Rousseau le tout premier le sait bien : des principes de l’éducation aux éducations effectives, de ce qui est à ce qui doit être, une foule de facteurs et de circonstances interviennent, " l’exécution dépend de mille circonstances ". Il faut se garder du dogmatisme et du sectarisme en pédagogie.
Toute doctrine éducative 1) pose une idée de l’homme accompli ; 2) recherche les moyens de parvenir à cette fin. Faire de cette fin et de ses moyens indissolublement un absolu appartiendrait à une entreprise totalitariste.
La dimension utopique en éducation est nécessaire : l’utopie, comme le dit Paul Ricoeur, " mesure l’écart entre l’espérance et la tradition ".
Laissons le dernier mot au préfacier de l’Emile dans l’édition GF : " Rien n’est plus ridicule et plus sinistre que le caprice de la reine de Suède qui, du vivant de Rousseau, importa à la Cour de Stockholm un petit nègre pour le faire élever selon les principes de Rousseau : le malheureux devint un jouet des intrigues des courtisans, corrompu parmi les corrompus " (p. 19).
EN RÉSUMÉ COMMENT GOUVERNER EMILE SANS COMPROMETTRE SA LIBERTÉ FONDAMENTALE ? Toute la philosophie de l’éducation et la doctrine éducative de ROUSSEAU, y compris dans leurs dimensions les plus concrètes, dans la pratique même, découlent d’un même principe : le but ultime de l’éducation est de former un homme libre, capable de s’élever contre toutes les entraves, et d’obéir à la loi qu’il s’est prescrite. Et aussitôt il faut énoncer le paradoxe qui ouvre l’une des problématiques essentielles de l’éducation, dont il faut bien comprendre les enjeux : L’homme ne peut devenir libre qu’à la condition d’être traité en être libre. Sinon, l’éducation court le risque de dégénérer en apprentissage de l’esclavage et des inégalités ! Pour ROUSSEAU, à proprement parler, la liberté ne " s’apprend pas ", il faut qu’elle soit toujours déjà là, inscrite dans l’humanité de l’homme : elle doit s’éprouver et se déployer. Le premier danger que court la liberté est d’être corrompue, étouffée. Nul éducateur ne peut dès lors éviter la question :
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COMMENT CONCILIER LE BUT ET LE CONTENU DE L’ÉDUCATION – LA LIBERTÉ – ET LES DÉPENDANCES ET CONTRAINTES OÙ MET NÉCESSAIREMENT L’ÉTAT D’ENFANCE ?
On ne le perdra pas de vue : l’éducation est une affaire politique. " Emile " est le pendant du " Contrat social ", l’éducation doit inscrire dans le cœur de chaque citoyen une liberté que l’institution ne peut seule préserver. L’éducation est "affaire de responsabilité humaine au regard de la liberté ", écrit Michel Soetard (J.J. Rousseau, in Jean Houssaye, Quinze pédagogues, A . COLIN, 1994, p.29) .
L’ÉDUCATION NÉGATIVE tente de répondre. Pour ne pas compromettre l’accès de l’enfant à l’autonomie, l’apprentissage doit venir de l’expérience des choses et non des injonctions d’un maître. Il faut substituer au monde des mots, des leçons, des préceptes, un monde purement physique. La dépendance des choses ne nuit pas à la liberté, au contraire de celle des hommes : " c’est par elle que le maître et l’esclave se dépravent mutuellement " (Emile, Livre second, p. 101, éd. Garnier Flammarion). L’éducateur selon ROUSSEAU doit d’abord protéger l’enfant d’une société corruptrice, où règnent l’inégalité et les préjugés, pour préserver les chances de la liberté. "Oserais-je ici exposer la plus utile des règles de l’éducation ? Ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre… La première éducation doit être purement négative. Elle consiste non point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le cœur du vice et l’esprit de l’erreur " (Emile, Livre second, p.112-113). L’éducation négative, l’éducation " selon la nature " en ce sens est tout le contraire du laisser faire. Laisser faire, c’est abandonner l’enfant à toutes les corruptions, aux préjugés, aux inégalités, aux lois d’une " jungle " sociale : l’enfant " y serait comme un arbrisseau que le hasard fait naître au milieu d’un chemin, et que les passants font bientôt périr, en le heurtant de toutes parts et le pliant dans tous les sens ".
*** Bibliographie complémentaire
CHATEAU J. JJ Rousseau ou la pédagogie de la vocation, dans Les grands pédagogues, PUF, 1954. FABRE M., Penser la formation, Paris , PUF, 1994. KAHN P., Emile et les Lumières, dans L’éducation, approches philosophiques, PUF, 1990.
59 PHILONENKO A., JJ Rousseau et la pensée du malheur, t. 1 : Traité du mal, t. 3 : L’apothéose du désespoir, Vrin, 1984. Georges SNYDERS, La pédagogie en France aux XVIIè et XVIIIè siècles, Paris, PUF, 1965. SOETARD M., J.J. Rousseau, dans Houssaye J., Quinze pédagogues, A . Colin , 1994 . SOETARD M., Qu'est-ce que la pédagogie ? La pédagogie au risque de la philosophie, Paris, ESF, 2001. STAROBINSKY J., JJ Rousseau, la transparence et l’obstacle, Gallimard, " Tel " , 1971.
dem, Livre premier, p.35).
PHILOSOPHIE DE L'EDUCATION
Philosophie de l'éducation Master Sciences des sociétés et de leur environnement première année Mention sciences de l'éducation Enseignant : Alain KERLAN Période : Semestre 1
PRESENTATION GENERALE DU COURS On ne commencezra pas par définir la philosophie. Ni par justifier la place de la philosophie en éducation. Cela, tout le cours y contribuera. Il faut néanmoins s'entendre sur un minimum pour commencer. Je proposerai donc en ouverture une triple distinction qui circonscrit le champ de la philosophie en éducation tel du moins que je l'envisage :
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Philosophie de l'éducation : l'éducation et la formation, comme la politique, le savoir, l'art, sont des propres de l'homme, des structures d'existence, qui doivent être pensés. Mais aussi philosophie pour l'éducation : toute réflexion éducative et toute pratique pédagogique engagent ou recoupent une interrogation philosophique. Et finalement philosophie tout court : au pédagogue, au formateur, et finalement à chacun comme personne, individu, cet enseignement proposera l'accompagnement, le compagnonnage des philosophes et de la philosophie. On peut aussi circonscrire le champ de la philosophie de l'éducation selon les grands domaines de l'éducation et de la formation qu'elle est nécessairement et classiquement conduite à interroger : – la formation intellectuelle, l'éducation morale et éthique, l'éducation corporelle, l'éducation artistique, l'éducation politique et la formation du citoyen, les fonctions sociales et les missions politiques de l'éducation... Et ajouter qu'en empruntant cette voie, on est nécessairement conduits à aborder quelques-uns des principaux thèmes philosophiques qu'engage toute pensée conséquente de l'éducation et de la formation : le savoir, la culture, l'art, les valeurs et le sens, la politique et la citoyenneté… En résumer, il s'agit ici de privilégier la réflexion et la démarche philosophiques dans l'étude des problèmes et des débats en éducation et en formation.
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Problématiques proposées : Au cours de ce semestre, nous engagerons la réflexion dans trois directions, à partir de trois faits qui me semblent mériter qu'on s'y arrête : 1) le premier concerne la place de plus en plus grande que prend la philosophie elle-même dans notre culture et nos pratiques sociales : pour le dire vite : de l'école maternelle aux cafés de philosophie ! Pourquoi ? Comment ? Quel sens donné à ce mouvement ? 2) Le second concerne la "crise de l'éducation". L'éducation n'en finit pas d'être en crise. Que signifie cette crise ? Quels en sont les raisons, les enjeux ? 3) Le troisième fait que je vous propose d'interroger n'est sans doute pas sans rapport avec le prcédent : il s'agit de l'importance prise par les notions d'art et de culture dans l'école. On assiste à un recentrage d'une pédagogie des objectifs à une pédagogie de la culture, à un mouvement en faveur du dévelioppement des activités artistiques et des disciplines de la sensibilité. Pourquoi? Quel sens ? Quels enjeux?
Ces trois directions structureront le cours et définissent ses trois volets.
Architecture du cours et contenus :
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le plan général du cours est donc le suivant :
1. Philosophie, éducation, société. Sur l'utilité et la nécessité de la philosophie (de l'éducation)
2. la crise de l'éducation : une crise de quoi ?
3. Education et culture. Le "tournant" de l'art et de la culture en éducation et en formation . Modalités pédagogiques Pour chacun de ces trois volets, on essaiera de travailler en trois temps : - 1 ou 2 séances de cours destinées à présenter, construire et explorer la problématique - 2 ou 3 séances de travaux de groupe ou personnels - 1 séances de synthèse
Compétences évaluées :
L'évaluation s'attachera plus particulièrement aux compétences suivantes :
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•
Construire une réflexion problématisée et argumentée, dans l’esprit de la démarche philosophique ; Prendre en compte les concepts impliqués dans une réflexion ; Articuler des références philosophiques et pédagogiques pertinentes.
Elle prendra la forme d'une dissertation dans le cadre du contrôle terminal, à partir d'une question de synthèse. les notes et travaux de cours seront autorisés. Ouvrages de base suggérés : ARENDT.
H., "La crise de l'éducation" in La crise de la culture, Paris, Gallimard, col. Folio/essais. HOUSSAYE J. (dir.) Education et philosophie, Paris, ESF, 1999. KERLAN A., Philosophie pour l’éducation, Paris, ESF, 2003. GAUCHET M., BLAIS M.C., OTTAVI D., Pour une philosophie politique de l’éducation, Paris, Bayard, 2002. REBOUL.R., Les valeurs de l'éducation, PUF, 1989.
N.B. : Aux étudiants qui n'ont pas suivi le cours de Licence, il est conseillé la lecture préalable de : REBOUL (O.), La philosophie de l'éducation, PUF, Col. Que sais-je ?
Référence Internet : http://perso.wanadoo.fr/alain.kerlan/
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Nota bene : Les domaines de la philosophie de l'éducation et de la formation constituent un très vaste programme, qu'on n'épuisera pas ! Certains points seront plus approfondis, certains thèmes seront à peine abordés, au détour d'une autre question. A vrai dire, il ne faut pas considérer le plan proposé comme l'énoncé d'un "programme" obligé. Il s'agit plutôt de quelques portes ou fenêtres qu'on se propose d'ouvrir comme autant de points de vue sur l'édifice… L'important est d'en avoir ouvert suffisamment quelques-unes. En règle générale, le programme proposé, dans les thèmes retenus et les démarches de réflexion mises en œuvre, s'efforce de prendre en charge les principales interrogations et les principaux débats dont l'éducation et la formation sont aujourd'hui l'objet.
IV. BIBLIOGRAPHIE GENERALE Hannah ARENDT, La crise de la culture, Paris, Gallimard, col « Folio-Essais, 1972. Marie-Claude BLAIS, Marcel GAUCHET, Dominique OTTAVI, Pour une philosophie politique de l'éducation, Paris, Bayard éditions, 2002. Jean-François DORTIER (coor), Philosophie de notre temps, Editions Sciences Humaines, 2000. Michel FABRE, Penser la formation, Paris, PUF, 1994. Anne-Marie HANS-DROUIN, L'éducation, une question philosophique, Paris, Anthopos, 1998 Jean HOUSSAYE (dir.) Education et philosophie, Paris, ESF, 1999. Pierre KAHN, A. OUZOULIAS, Patrick THIERRY, (coor.), L'éducation, approches philosophiques, Paris, PUF, 1990. Emmanuel KANT, Réflexion sur l'éducation, Paris, traduction Philonenko, édition Vrin, 1984.
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Alain KERLAN, L’école à venir, Paris, ESF, 1998. Alain KERLAN, "A quoi pensent les pédagogues ? La pensée pédagogique au miroir du philosophe", Revue Française de Pédagogie, n° 137, octobre novembre décembre 2001, Paris, INRP. Alain KERLAN, Philosophie pour l'éducation. Le compagnonnage philosophique en éducation et en formation, Paris, ESF, col. "Pratiques et enjeux pédagogiques", à paraître mars 2003. Jean-Pierre LE GOFF, La barbarie douce. La modernisation aveugle des entreprises et de l’école, Paris, La découverte, 1999. Franc MORANDI, Philosophie de l 'éducation, ¨Paris, Nathan Université, 2000. O. REBOUL , La philosophie de l’éducation, Paris, PUF, col Que sais-je ?, 1989. J.-J. ROUSSEAU, Emile ou de l’éducation (1762), disponible en poche GarnierFlammarion. Michel SOËTARD, Qu'est-ce que la pédagogie ? Le pédagogue au risque de la philosophie, Paris, ESF, 2001.
V. BIBLIOGRAPHIE COMPLEMENTAIRE Alain BADIOU, L’éthique, Paris, Hatier, col. Optiques, 1993. CAMUS, L’homme révolté, Paris, Gallimard, col « Folio-Essais », 1951. Marcel CONCHE, Orientation philosophique, Paris, PUF, 1990. Jean-François DORTIER (coor), Philosophie de notre temps, Editions Sciences Humaines, 2000. Alain FINKIELKRAUT, La sagesse de l’amour, Paris, Gallimard, 1984. Alain KERLAN, La science n'éduquera pas. comte, Durkheim, le modèle introuvable, Bern, peter Lang, 1998. Michel FOUCAULT, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975. Robert LEGROS, L'idée d'humanité, Paris, Grasset, 1990
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Jean-François LYOTARD, Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Le livre de poche Biblio/Essais, Paris, 1988. Jacques RANCIERE, La nuit des prolétaires, Paris, Fayard, 1981. Alain RENAUD, L’individu, Paris, Hatier, col. Optiques, 1995. Paul RICOEUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, col « Points », 1990. Paul RICOEUR, lectures 1, Paris, Seuil, 1991 (édition poche Points/Seuil) Paul RICOEUR, La critique et la conviction, Entretien avec F. Azouvi et M. de Launay, Paris, Calmann-Lévy, 1995 Charles TAYLOR, Le malaise de la modernité, Paris, Editions du Cerf, 1994. Gianni VATTIMO, La fin de la modernité. Nihilisme et herméneutique dans la culture post-moderne, Paris, Le Seuil, 1987 (trad. franç.)
INTRODUCTION : SUR L'UTILITE ET LA NECESSITE DE LA PHILOSOPHIE DE L'EDUCATION Un constat qui mérite qu'on s'y arrête : le "retour" de la philosophie sur la scène culturelle et médiatique. Quelques exemples, des "Cafés de l'éducation" à la philosophie pour enfants (Michel Tozzi (coord.), Diversifier les formes d'écriture philosophique. Ateliers d'écriture et pratiques de classe, CRDP Languedoc Roussillon, et L'éveil de la pensée réflexive chez l'enfant. Discuter philosophiquement à l'école primaire ?, CNDP-Hachette, 2000), en passant par quelques figures et best-sellers. D'une certaine façon, un peu tardive, à la remorque - on peut d'ailleurs se demander pourquoi ce retard sur la société… - , une demande comparable sur le terrain de l'éducation et de la formation. Alors que les dernières décennies ont été marquées
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par un recul sinon un abandon sans précédent de la philosophie sur ce terrain. Qu'on regarde la place qui revient à la philosophie (de l'éducation) dans la formation des maîtres. La première réflexion proposée dans ce cours interrogera ce retour en grâce : pourquoi ce retour, cette demande de philosophie, à la fin du second millénaire et à l'aube du troisième, dans la société en général et dans le domaine de l'éducation et de la formation en particulier ? On élargira le propos en proposant un aperçu sur la place et le sens de la philosophie, son rôle, sa nature, ses méthodes
I. LA DEMANDE DE PHILOSOPHIE, AUJOURD'HUI 1. Pourquoi ? Que faut-il en attendre ? •
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Le retour de la philosophie après la vague des sciences humaines Les tirages Les succès de librairie inattendus La "popularité" de certains philosophes Les "Cafés de philosophie", etc. Le recours à la philosophie dans les grandes écoles de commerce et d'ingénieurs. HEC. Polytechnique et sa chaire "d'Humanités". La philosophie d'entreprise… Etonnant ! Pourquoi ? Le retour à la philosophie pratique :la philosophie comme art de vivre ? (Cf. Sciences humaines, n° 122, décembre 2001, dossier : "Le changement personnel. Comment conduire sa vie ?")
2. Eléments de réponse et de débat
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La perte des repères et du sens (La thèse de Charles Taylor, Le malaise de la modernité, Paris, éditions du Cerf, 1994 (pour la traduction), chapitre 1.) On lira cidessous des extraits d'un entretien de la revue Sciences Humaines avec Charles Taylor où la thèse est résumée (Cf. Jean-François DORTIER (coor), Philosophie de notre temps, éditions Sciences Humaines, 2000, p. 122 sq.) : La fin des grands récits ? La difficulté à entrer dans l'âge postmoderne ? (Les thèses de J.-F. Lyotard, La condition postmoderne, Paris, éditions de minuit, 1979, particulièrement p. 54-68) La nostalgie du religieux ? Revenir aux thèses de Taylor et Lyotard pour en discuter. Quoi encore ? Et si la question de l'éducation, de la formation était une des clés de cette demande ? (Re)découverte que toute activité de formation et d'éducation touche à des questions des idées des problèmes des valeurs qui regardent ce que nous sommes, notre existence et son sens, notre humanité et notre historicité : éducation et formation, deux des "structures d'existence", des "propres de l'homme".
3. Deux textes pour prolonger l'analyse et nourrir le débat : Emmanuel KANT : "Puisque le développement des dispositions naturelles en l'homme ne s'effectue pas spontanément, toute éducation est un art. La nature n'a mis en l'homme aucun instinct qui la concerne. L'origine, aussi bien que le progrès de cet art, est ou bien mécanique, ordonnée sans plan
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d'après des circonstances données, ou bien raisonnée.
mécaniquement lorsqu'il résulte simplement des circonstances en lesquelles nous apprenons par l'expérience si quelque chose est nuisible ou utile à l'homme. Tout art éducatif qui se constitue mécaniquement seulement doit comprendre beaucoup d'erreurs et de lacunes, parce qu'il ne possède aucun plan à son principe. L'art de l'éducation, ou la pédagogie, doit donc devenir raisonné, s'il doit développer la nature humaine de telle sorte que celle-ci atteigne sa destination. Des parents, qui eux-mêmes ont été éduqués, sont déjà des exemples, d'après lesquels les enfants se forment, et d'après lesquels ils se guident. Mais si ces enfants doivent devenir meilleurs, il faut que la pédagogie devienne une étude ; car autrement il n'en faut rien attendre et un homme que son éducation a gâté sera le maître d'un autre. Il faut dans l'art de l'éducation transformer le mécanisme en science, sinon elle ne sera jamais un effort cohérent, et une génération pourrait bien renverser ce qu'une autre aurait déjà construit. Voici un principe de l'art de l'éducation que particulièrement les hommes qui font des plans d'éducation devraient avoir sous i les yeux : on ne doit pas seulement éduquer des enfants d'après l'état présent de l'espèce humaine, mais d'après son état futur possible et meilleur, c'est-à-dire conformément à l'Idée de l'humanité et à sa destination totale. Ce principe est de grande importance. Ordinairement les parents élèvent leurs enfants seulement en vue de les adapter au monde actuel, si corrompu soit-il. Ils devraient bien plutôt leur donner une éducation meilleure, afin qu'un meilleur état pût en sortir dans l'avenir. Toutefois deux obstacles se
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présentent ici : 1) Ordinairement les parents ne se soucient que d'une chose : que leurs enfants réussissent bien dans le monde, et 2) les princes ne considèrent leurs sujets que comme des instruments pour leurs desseins. Les parents songent à la maison, les princes songent à l'Etat. Les uns et les autres n'ont pas pour but ultime le bien universel et la perfection à laquelle l'humanité est destinée, et pour laquelle elle possède aussi des dispositions. Cependant la conception d'un plan d'éducation doit recevoir une cosmopolitique. Et alors le bien universel est-il une Idée qui puisse nuire à notre bien particulier ? En aucun cas ! car même s'il semble qu'il faille lui sacrifier quelque chose, on n'en travaille que mieux, grâce à cette Idée, au bien de son état présent. Et aussi que de magnifiques conséquences l'accompagnent ! La bonne éducation est précisément la source dont jaillit tout bien en ce monde. Les germes, qui sont en l'homme, doivent seulement être toujours davantage développés. Car on ne trouve pas les principes qui conduisent au mal dans les dispositions naturelles de l'homme. L'unique cause du mal, c'est que la nature n'est pas soumise à des règles. Il n'y a dans l'homme de germe que pour le bien." Emmanuel KANT, Réflexions sur l'éducation, pp. 79/80, édition Vrin (Texte écrit entre 1776 et 1787).
•
Marcel GAUCHET :
"Pourquoi éduquer ? En vue de quoi ? Il n'est pas absurde de soutenir que la crise des systèmes éducatifs contemporains tient au brouillage des objectifs qu'ils poursuivent, sous l'effet
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de leur multiplication incontrôlée et de leurs contradictions cachées. En se développant, ils ont perdu de vue leurs raisons d'être. Il s'agit de ramener celles-ci dans la lumière en mettant à nu sans complaisance, par la même occasion, les déchirements qui les travaillent. Une telle démarche, on l'appelait. classiquement philosophie, avant que la philosophie ne devienne la science spéciale de ce que les philosophes ont dit. Une acception d'origine qu'elle garde, du reste, fort péjorativement, dans la bouche des gardiens du temple scientifique, désireux d'expulser de leur science de l'esprit ou de leur science de la société tout ce qui pourrait ressembler à une spéculation stérile. C'est à cette signification première qu'on voudrait revenir, en dépit des interdits des antiquaires et contre la superstition des zélotes des prétendus savoirs positifs. On s'efforcera de mobiliser le type de réflexion qu'on a généralement nommé "philosophie" en regard du problème béant que l'éducation est devenue pour nos sociétés, parce qu'il est le seul à pouvoir y répondre de manière appropriée, à nous permettre de le penser véritablement comme problème, à nous permettre de nous orienter dans le dédale de problèmes en lesquels il se décompose. Pour donner tout de suite un peu de chair à une démarche dont le bien-fondé ne se prouve qu'en marchant, il me semble qu'on pourrait caractériser le besoin de réflexion que la situation induit comme un retour à la philosophie au-delà et, dans une certaine mesure, de l'intérieur des discours spécialisés qui avaient prétendu la supplanter, en fonction de leur échec… C'est ici que revient la philosophie, comme exigence d'une réflexivité supplémentaire par rapport à cette réflexivité première - la substitution d'une pratique de part en part justifiée à une pratique plus ou moins spontanée, ou plus ou
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moins définie a priori, selon des présupposés non questionnés ou non vérifiés. Car aucune de ces disciplines, en dépit de la pertinence des résultats qu'elles ont pu obtenir, n'est parvenue à asseoir le fonctionnement de l'institution sur des fondements sûrs et à le rendre transparent à ses principes. C'est le contraire: jamais l'opacité n'a été plus grande quant à ce qui se joue vraiment dans le processus éducatif à l'échelle d'une société, jamais le désarroi quant aux buts et aux moyens n'a été aussi sensible, jamais l'incertitude sur ce qu'il convient de faire n'a été aussi grande. La preuve est faite : ces savoirs ne suffisent pas. Même s'ils attrapent un partie de la réalité, ils ne permettent pas d'y faire face complètement. Ils demandent à être questionnés à leur tour relativement à leurs présupposés cachés, à leur part aveugle et à ce qu'ils laissent échapper. C'est dans ce rôle que la philosophie reprend du service comme entreprise critique, non pas seulement au sens négatif, mais aussi et surtout au sens constructif de la notion. Elle n'est pas là simplement pour démasquer les postulats infondés, dénoncer les illusions ou débusquer les contradictions inavouées. La nécessité à laquelle elle répond est celle d'accroître la conscience sur laquelle repose l'action collective dans le domaine; elle est de procurer à celle-ci une réflexivité supérieure. Cela veut dire essayer d'éclairer rétrospectivement le parcours qui nous a conduits là où nous sommes, de reconstituer les chemins qui nous ont menés dans les impasses et les tensions d'aujourd'hui. Cela veut dire tâcher de s'élever à une vue d'ensemble de la situation, reliant ses différentes lignes de front et pondérant ses multiples facteurs. Cela veut dire s'efforcer de dégager les conditions d'une réponse globale à cette situation, sur la base d'une mesure des limites et des impossibilités sur lesquelles l'entreprise éducative est vouée à buter".
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Marcel GAUCHET, in Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet, Dominique Ottavi, Pour une philosophie politique de l'éducation, Paris, Bayard, 2002, pp. 14/17
II. SUR LE "POURQUOI" D'UNE PHILOSOPHIE DE L'EDUCATION ET DE LA FORMATION 1. La philosophie et la formation On s'interrogera d'abord - volontairement - sur la formation, plutôt que sur l'éducation : en effet, si le domaine de l'éducation est traditionnellement un domaine de l'interrogation philosophique, le "terrain" de la formation est celui sur lequel la demande de philosophie c'est beaucoup manifestée, notamment en direction de l'éthique. Pourquoi cette demande, ce besoin ? On esquissera et discutera quelques pistes.
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Toute activité de formation concerne la personne. Avoir la fonction de "changer l'autre" - la formation vise bien en effet à "changer" - est bien une responsabilité éthique.
Toute activité de formation, d'éducation, d'insertion, etc., touche à des questions à des idées, des notions, des valeurs qui relèvent de la pensée philosophique. Ainsi de ce qui est en jeu dans la formation, pour l'adulte qui s'y engage : le sens qu'on donne à sa vie, le travail, la culture, la démocratie, la justice, le bien individuel et le bien commun…
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La gestion du complexe. La qualité. La philosophie comme sens du complexe.
Le monde pluriel. Le multiculturalisme. La mondialisation. La philosophie - L'histoire de la philosophie - comme école de souplesse mentale, capacité à passer d'un système de pensée à un autre, de Aristote à Spinoza, etc.
(Le recours à la philosophie dans les grandes écoles de commerce et d'ingénieurs - HEC. Polytechnique et sa chaire "d'Humanités", etc., - peut en partie s'expliquer à partir de là !)
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La nature même du discours de la formation, "l'idéologie de la formation", et ses concepts dominants, appellent des clarifications philosophiques : employabilité, changement, ingénierie, évaluation, compétences, etc. Qu'y a-t-il sous les mots ? Quelles idées ? Ne pas se payer de mots. Ne pas laisser les mots penser pour nous. Refuser de reprendre ce discours là sans analyse ni mise en perspective de ses enjeux, notamment de pouvoir..
On plaidera donc pour un devoir, une exigence de pensée. Le propos peut être élargi : sous la question de la formation, celles de la technocratie, de la démocratie, qui en appellent à la "lucidité" philosophique C'est au fond rappeler l'origine socratique de la philosophie. Le personnage de Socrate. Imaginez Socrate au pays de la formation ! c'est le mérite du livre de Jean-Pierre Le Goff - La
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barbarie douce, La découverte, 1999 - de tenter les clarifications nécessaires. 2. Education et philosophie. On peut sans peine élargir ces réflexions à l'éducation : nous sommes entrés dans un monde où sous le nom de "formation", l'éducation est devenue un besoin permanent. La société éducative est notre lot, et l'éducation au sens traditionnelle prend place dans un processus de formation "tout au long de la vie". En résumé, la philosophie est particulièrement requise parce que nous ne pouvons plus éviter la question du sens et de la nature de l'entreprise éducative. Nous ne le pouvons plus, parce que, comme l'a bien montré Hannah ARENDT, la crise de l'éducation nous enjoint, enjoint à chacun, à tous les citoyens, de la poser. Il y a , écrit Hannah ARENDT, une raison "péremptoire pour obliger l'homme de la rue à s'intéresser à une crise qui ne le concerne pas directement : c'est l'occasion, fournie par le fait même de la crise, - qui fait tomber les masques et efface les préjugés - d'explorer et de s'interroger sur tout ce qui a été dévoilé de l'essence du problème, et l'essence de l'éducation est la natalité, le fait que des êtres humains naissent dans le monde. La disparition des préjugés signifie tout simplement que nous avons perdu les réponses sur lesquelles nous nous appuyons généralement, sans même nous rendre compte qu'elles étaient à l'origine réponses à des questions. Une crise nous force à revenir aux questions elles-mêmes et requiert de nous des réponses, nouvelles ou anciennes, mais en tout cas des jugements directs. Une crise ne devient catastrophique que si nous y répondons par des idées toutes faites, c'est-àdire des préjugés. Non seulement une telle attitude rend la
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crise plus aiguë mais encore elle nous fait passer à côté de cette expérience de la réalité et de cette occasion de réfléchir qu'elle nous fournit". Hannah ARENDT, "La crise de l'éducation" (1960), in La crise de la culture, éd. Gallimard, col. Folio/essais, 1972 pour la traduction française. La "réponse" et la "question" sur lesquelles reposait notre conception de l'éducation étaient intrinsèquement liées à "l'humanisme", dont KANT a fourni l'expression la plus achevée. Cette réponse est-elle toujours possible ? Suffisante ? Et sinon, pouvons-nous néanmoins nous en passer ? On y réfléchira en lisant le texte suivant (ainsi que le précédent) de Kant en contrepoint du texte de H. Arendt. Cet "humanisme" est en effet la formule même d'un de ces "grands récits" dont le postmodernisme nous dit qu'ils sont devenus obsolètes et se sont effondrés… (On peut lire aujourd'hui une version très provocatrice de cette thèse postmoderne sous la plume du philosophe Peter SLOTERDIJK, dans un texte prononcé au cours d'une conférence en 1999 : "Règles pour le parc humain.. Réponse à la lettre sur l'humanisme").
"Il est possible que l'éducation devienne toujours meilleure et que chaque génération, à son tour, fasse un pas de plus vers le perfectionnement de l'humanité ; car c'est au fond de l'éducation que gît le grand secret de la perfection de la nature humaine. Dès maintenant on peut marcher en cette voie. Car ce n'est qu'actuellement que l'on commence à juger correctement et à saisir clairement ce qui est véritablement nécessaire à une bonne éducation. C'est une chose enthousiasmante de penser que la nature humaine sera toujours mieux
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développée par l'éducation et que l'on peut parvenir à donner à cette dernière une forme qui convienne à l'humanité. Ceci nous ouvre une perspective sur une future espèce humaine plus heureuse. C'est un noble idéal que le projet d'une théorie de l'éducation et quand bien même nous ne serions pas en état de le réaliser, il ne saurait être nuisible. On ne doit pas tenir l'Idée pour chimérique et la rejeter comme un beau rêve, même si des obstacles s'opposent à sa réalisation. Une Idée n'est rien d'autre que le concept d'une perfection, qui ne s'est pas encore rencontrée dans l'expérience. Par exemple l'Idée d'une ré publique parfaite, gouvernée d'après les règles de la justice ! Estelle pour cela impossible ? Il suffit d'abord que notre Idée soit correcte pour qu'ensuite elle ne soit pas du tout impossible, en dépit de tous les obstacles qui s'opposent encore à sa réalisation. Si par exemple tout le monde mentait, la franchise serait pour cela une simple chimère? Et l'Idée d'une éducation, qui développe toutes les dispositions naturelles en l'homme, est certes véridique. Dans l'éducation actuelle l'homme n'atteint pas entièrement le but de son existence. Car - comme les hommes vivent différemment ! Il ne peut y avoir d'uniformité entre eux que s'ils agissent seulement d'après des principes identiques et que ces principes deviennent pour eux une autre nature. Mais nous pouvons travailler au plan d'une éducation conforme au but de l'homme et léguer à la postérité des instructions qu'elle pourra réaliser peu à peu."
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E. KANT, Réflexions sur l'éducation, pp. 74-76 (édition Vrin) Ainsi, tout se passe aujourd'hui comme si la philosophie de l'éducation était tout à la fois plus que jamais nécessaire (l'éducation comme problème), et comme impossible (l'éducation comme réponse)… Reste que l'éducation demeure bel et bien, et pour cela même, un problème philosophique majeur, comme le rappelle bien Franc Morandi dans le textesci-dessous : "S'il est une pratique universelle, c'est bien celle de l'éducation : aucune société ne peut faire l'économie de porter de nouvelles générations à l'état adulte. Des dispositifs naturels aux dispositifs sociaux et éthiques, se construit le principe de notre personnalité et de toute humanité. La philosophie s'efforce d'interroger le sens d'une telle entreprise, d'en assurer la conscience. Car on n'éduque pas seulement pour éduquer mais aussi pour réaliser une fin : perfectionner, accorder l'homme au monde ou à sa liberté, accomplir une nature, construire le progrès collectif, inventer... Le " faire " de l'éducation repose sur la poursuite du principe de l'humain, ce " propre de l'homme" qu'Aristote recherchait. Le lien fondateur qui légitime l'oeuvre de l'éducation, fonde la naissance du sujet à l'essence et à l'existence : tel est ici l'objet de l'enquête philosophique. Notre monde, à l'échelle d'une conscience des " droits de l'homme " et de son universalité, des évolutions technologiques et scientifiques (qui modifient notre rapport au monde mais aussi à nous-mêmes, enjeu d'une écologie de l'humain), est le théâtre d'une conscience nouvelle du principe d'humanité et de la part de l'éducation dans la garantie de son exercice. Ces transformations suscitent la nécessité de trouver
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une " origine ", un point qui permette de s'orienter. Philosopher, c'est d'abord interroger, poser les questions qui donnent prise au sens et aux valeurs attachées à la transformation individuelle et collective de l'humanité, sens de son devenir, responsabilité pour le futur (Jonas). C'est également interroger nos réponses, celles que nous apportons dans le jeu des représentations, ces indispensables " philosophies d'ombre " qui, nous dit Foucault, " ont formé la philosophie spontanée de ceux qui ne philosophaient pas ", autant que les propositions des philosophes qui ont constitué la conscience éducative". Franc MORANDI, Philosophie de l'éducation, Nathan, 2000, pp. 6-7
CONCLUSION 1) Pourquoi donc la nécessité de la philosophie de l'éducation ? On aura vu que la philosophie de l'éducation est indissociable de la philosophie "tout court" ! Dans nos réflexions il s'agira donc :
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De philosophie de l'éducation, proprement dite : l'éducation et la formation, comme la politique, le savoir, l'art, sont des "pratiques universelles", et mieux, des "propres" de l'homme, des structures d'existence, une dimension essentielle de la condition de l'homme (post)moderne, qui doivent être pensées.
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« L’exigence philosophique en éducation est sans doute l’exigence d’une philosophie de l’éducation : la tâche d’éduquer et de former, comme la politique, le savoir, l'art, sont des pratiques humaines universelles, et mieux, des « propres » de l'homme, des structures d'existence, et la philosophie éducative devrait figurer aux côtés de la philosophie politique ou de la philosophie esthétique, et au même titre » (Alain Kerlan, Philosophie pour l’éducation, le compagnonnage philosophique en éducation et en formation, Paris, ESF, 2003, p. 9). "L'homme existe en formation, la formation est une structure d'existence" (Michel FABRE, "Qu'est-ce que la philosophie de l'éducation ?", in Jean HOUSSAYE (dir.) Education et philosophie, Paris, ESF, 1999, p. 273. "Penser la formation, c'est élucider toutes les significations de ce fait premier que l'homme existe en formation" (Idem, p. 294)
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Mais aussi de philosophie pour l'éducation : toute réflexion éducative et toute pratique pédagogique engagent ou recoupent une interrogation philosophique.
« Mais elle est aussi, et peut-être plus encore, exigence d’une philosophie pour l’éducation : toute réflexion éducative et toute pratique pédagogique, toute responsabilité d’éduquer, dès qu’elle se réfléchit, touchent à des interrogations qu’on peut qualifier de « philosophiques » en ce sens qu’elles font écho aux interrogations que la philosophie ne cesse de reprendre. Est-il possible d’instruire et d’éduquer sans manifester un intérêt pour le savoir ? Des questions de ce genre : Quelle est la nature et quel est le sens des
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mathématiques ? Qu'est-ce que la poésie ? Qu'est-ce qu'une langue ? Qu'est-ce que le plaisir esthétique ? ne sont-elles pas enveloppées dans la responsabilité d'instruire ? Est-il possible d’avoir tâche d’éduquer sans manifester un intérêt pour la Cité ? Les valeurs de la Cité sont engagées dans la quotidienneté et les finalités de l’école. Est-il au total concevable d’éduquer sans préserver en soi la faculté de questionner et de s’étonner ? L’éducateur n’a-t-il pas besoin par profession de se tenir autant que faire se peut dans les commencements du savoir, à raviver, ranimer l'énigme de la connaissance ? Si l'éducation a besoin de la philosophie, il arrive aussi que grâce à l'éducation, la philosophie soit rappelée à elle-même, par exemple lorsqu’elle fait un devoir au maître de maintenir en lui-même la capacité de s'étonner – l'étonnement, « sentiment philosophique par excellence », comme le dit Aristote – afin d'accueillir et de faire vivre l’étonnement de l'élève » (Alain Kerlan, Philosophie pour l’éducation, le compagnonnage philosophique en éducation et en formation, Paris, ESF, 2003, p9/10).
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Et finalement de philosophie tout court : l'éducateur, le formateur, l'éducation et la formation même ont tout à gagner à l'accompagnement, au "compagnonnage" des philosophes et de la philosophie. L'éducation est problème philosophique par excellence
« Reste qu’il n’y a guère d’autre façon d’apprendre la philosophie que d’y entrer, et qu’il n’y a pas de philosophie de l’éducation sans philosophie tout court, sans entrée dans la culture philosophique et les pensées où elle s’élabore, et les textes où elle se dépose. La philosophie a la réputation d’être abstraite et difficile, et présente néanmoins ce paradoxe de se
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dire accessible à tous. C’est qu’il y a sans doute deux manières de concevoir la philosophie. Dans la première, elle est envisagée comme une activité de construction théorique ; dans la seconde, elle est une démarche de vie et de pensée que chacun peut entreprendre pour soi. Cela ne signifie pas qu’il faille les opposer. La philosophie n’est-elle pas toujours au bout du compte une expérience personnelle de pensée. Toutes sortes d’événements et de rencontres peuvent y conduire : le souci d’éduquer en propose de nombreux, et non des moindres… Philosophie de l’éducation, philosophie pour l’éducation, et finalement philosophie tout court, philosophie tout simplement : tel est l’accompagnement, le compagnonnage des philosophes et de la philosophie que s’efforcent donc de proposer les pages qui suivent » (Alain Kerlan, Idem).
2) La philosophie, entre élucidation de ce qui est et interrogation sur "ce qui vient" Une autre façon de conclure peut s'appuyer sur une distinction des différentes fonctions de la philosophie (Michel Fabre, "Qu'est-ce que la philosophie de l'éducation ?", in Jean Houssaye, Education et philosophie). La fonction élucidatrice. Elle « revient à scruter les dispositifs, les démarches, les systèmes, pour en discerner les implications, les enjeux, bref les significations » (p. 277). La fonction élucidatrice, c'est donc : - Un questionnement des réalités éducatives (discours, pratiques, systèmes, fonctionnements)
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- cherchant à dégager leurs conditions de possibilité, leur sens philosophique, les valeurs qu'elles attestent, promeuvent ou refusent : la « figure d'humanité » qu'elles impliquent ; cherchant à comprendre ce qu’éduquer pour une société donnée veut dire, selon les figures qu’elle lui donne - Une « élucidation anthropologique », et donc un dévoilement des "figures de l'imaginaire fondamental" qui nous constitue, "les mythes par lesquels le sens advient aux humbles réalités éducatives". Il s’agit donc essentiellement d’une démarche herméneutique : cohérence d'un questionnement faisant apparaître, à travers la multitude des signes convergents, la signification d'un même phénomène. Exigence de totalité, de transversalité : travailler sur toute l'épaisseur anthropologique des phénomènes, interroger le réseau des relations, rassembler des faisceaux cohérents trde signes, reconstituer "le texte" (Un exemple pionnier, le déchiffrage par Nietzsche de l'actualité éducative allemande : Cf. « Sur l'avenir de nos établissements d'enseignement ». De quoi s’agit-il ? D’identifier les figures de l'identité culturelle qui s'y font jour (en commençant par les dégager par un travail d'interprétation à partir de l'analyse des discours, des pratiques ou des dispositifs) ; d’en dégager les implications, le système sousjacent de valeurs ; de mener ce travail en fonction d'une lecture globale de la civilisation occidentale (celle que développe « La naissance de la tragédie »). C’est dans ces perspectives que Nietzsche est conduit à interpréter ce réseau de signes : l'encyclopédisme, la spécialisation étroite de l'enseignement universitaire, le culte de l'érudition, l'attention à la conjoncture, à l'éphémère – convergeant selon lui vers
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deux pôles antithétiques tous deux éloignés de la culture véritable : l'érudition et le journalisme). (Pour ma part, travaillant sur l’art et la culture, ou plutôt sur la place de plus en plus grande qu’occupent l’art et la culture dans le domaine de l’éducation et de la formation, au point de nourrir l’espérance d’un « modèle esthétique de l’éducation », je tente de me situer dans cette perspective d’élucidation, j’essaie de comprendre le sens de cette montée du modèle éducatif des arts dans la société et la culture contemporaines)
La fonction axiologique. On passe cette fois de l’analyse à la proposition. De descriptif au prescriptif. La fonction axiologique « participe à la réflexion sur les finalités à promouvoir, les principes à diffuser » (Michel Fabre, p. 277).
La fonction axiologique est voisine de l’utopie. La pensée de l’éducation peut-elle s’en passer ? Citant Paul Ricœur : « L’utopie, c’est ce qui mesure l’écart entre l’espérance et la tradition » (Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, vol II, Paris, Seuil, 1986), Michel Fabre estime qu’ « aucune société ne peut respirer sans se projeter dans des alternatives plus ou moins radicales » (p. 288). L’esprit des Lumières a été ainsi longtemps le sol de notre espérance éducative. Est-ce encore vrai ? La crise de l’éducation, on le sait, est prise dans la crise de l’idéal moderne. L’interrogation critique des utopies fondatrices est sans doute aujourd’hui l’un des objets majeurs de la philosophie de l’éducation sous sa forme la plus radicale.
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Quoi qu’il en soit, aucune recherche en éducation ne peut se passer d’une grande référence axiologique, d’une utopie fondatrice. Au nom de quoi et pourquoi chercher, sinon ?
LA CRISE DE L'EDUCATION : CRISE DU SENS ? Introduction. Ce qui est en question "L'école est en crise". "L'éducation traverse une crise sans précédent". Les formulations ne manquent pas. Autant de formules qui traduisent des constats, des opinions à peu près partagés par tous, lecteurs, usagers, partenaires, observateurs de l'école et de l'éducation.. Trois questions doivent d'abord être posées : La question de la nature de cette crise proclamée : sur quoi porte-t-elle ? Que metelle en jeu, en question ? Bref, quand nous disons :"l'école, l'éducation sont en crise", quels contenus désignons-nous, quels symptômes visons-nous ? La question des causes et des effets. On remarquera ici que l'assignation des causes et des effets interfère dans le constat lui-même, et que cette interférence trouble l'analyse. Ainsi de la "crise de l'autorité" : cause ou effet de la crise de l'éducation ? De même pour ce qui concerne la "crise de la culture". La question du sens. On réfléchira bien à la distinction du sens et des causalités. La question du sens n'est pas celle des causes. Un exemple : la "massification". La notion même de sens est l'une des plus complexes qui soit. Que dit-on au juste quand on dit qu'il faut (re)donner du sens à l'école ? Il faut comprendre le mot "sens" en au moins trois "sens" qu'il ne faut pas confondre :
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Chercher le sens, c'est chercher une signification, interpréter. On n'est pas très éloigné ici de l'idée de "portée", de "valeur". Le dictionnaire Lalande retient cette définition : "Ce que "veulent dire", ce que communique à l'esprit un mot, une phrase, ou tout autre signe jouant un rôle semblable. Primitivement, idée ou intention de celui qui parle." Le sens est donc ici "un contenu psychique très complexe". Chercher le sens, c'est aussi chercher une orientation, une direction. S'interroger sur le sens, c'est donc aussi s'interroger sur l'évolution, le devenir.
Ces deux premiers "sens" du mot sens doivent être pris ensemble. On le voit bien quand on examine quelques-unes des thèses sur la crise de l'éducation. Le célèbre article de Hannah ARENDT (La crise de l'éducation, 1961) interprète la crise de l'éducation comme crise et devenir du monde moderne. J'y vois pour ma part l'ébranlement du "paradigme éducatif", de l'idée éducative, débordé de l'intérieur même par un monde qu'elle ne peut plus contenir, le monde issu des sciences et des techniques (Alain KERLAN, La science n'éduquera pas, 1998). On s'interrogera sur le sens que donnent les "néo-républicains" à la crise de l'école. Et les "pédagogues" ? •
L'idée de sens est également liée à l'idée d'ordre, par opposition à ce qui est éclaté, sans lien, disparate. L'image du puzzle, et celle du cosmos des Grecs. Pour Charles TAYLOR, la question du sens (de la perte du sens) dans le monde moderne est celle de la perte du cosmos, de l'ordre qui m'inclut, de l'horizon qui me définit (entendre ce terme littéralement : dé-finit). Auguste COMTE s'était élevé contre la tendance à la dispersion et à la spécialisation des sciences, de l'encyclopédie, dès lors incapable d'éduquer, de former l'homme. L'analyse de la notion de sens demande donc une analyse critique de la notion d'ordre et d'harmonie, du "besoin" d'unité.
1. La crise de l'éducation. Etat des lieux De quoi parle-t-on quand nous parlons de la crise de l'école, de l'éducation? Quels symptômes ?Quelles dénotations? On amorcera ici un inventaire des manifestations et des "motifs" présumés de la crise. 1.1. Des dysfonctionnements du système éducatif lui-même. Qui s'accompagnent de désarrois, d'interrogations, de doutes, d'incertitudes. Trois principaux griefs : • • •
Echec dans la transmission des connaissances Echec dans la préparation à la vie professionnelle Echec dans la formation de citoyens libres et responsables
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1.2. Une crise qui interroge la démocratisation. Démocratisation ou "massification" ? Le diplôme perd de sa valeur d'échange quand beaucoup y accèdent… Une crise qui touche l'idée d'école elle-même : son projet, les valeurs qui s'y incarnent. Une école qu'on perçoit en pleine mutation, qu'on sent "bouger", la certitude diffuse que "rien" ne sera plus comme avant…sans savoir où "ça" va… •
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Incertitudes des missions. L'école d'aujourd'hui est "brouillée" par la multiplicité même des fonctions qu'on voudrait lui assigner : une pluralité éclatée de fonctions, de missions sans hiérarchie ; une multiplicité de demandes venues de la société. Toutes les "demandes" de la société doiventelles être rabattues sur l'école ? Non… Incertitudes sur le sens de l'ouverture. L'école doit s'ouvrir, certes. Mais précisément, elle est traversée par l'extériorité ! Bien des enseignants "ouverts" à l'ouverture sont perplexes devant la prolifération des propositions qui frappent à la porte de l'école. Si le refus de l'ouverture conduit à l'implosion, l'extériorisation généralisée menacerait l'école de dissolution. L'important est peut-être aujourd'hui de redonner sens et contenu à a clôture scolaire. Incertitudes sur "ce qu'il faut enseigner". Les programmes, les savoirs scolaires et le sens du corpus sont en question. La culture scolaire n'est elle pas "culture en miettes" (Suzanne Citron, 1971) ? Que vaut le corpus scolaire institué, comme réponses aux problèmes que doivent vivre et maîtriser les hommes et les femmes d'aujourd'hui ? Le corpus scolaire a besoin d'un unité, d'une vision d'ensemble, d'une philosophie de la culture. "Les savoirs scolaires ont besoin d'unité et d'unification, mais celle que leur conférait le corpus traditionnel, une organisation rationnelle et hiérarchique des disciplines, ne peut plus satisfaire aux savoirs contemporains, qui la débordent de toute part" (A. K., L'école à venir, p. 33)
1.3. Une crise paradoxalement contemporaine d'un formidable besoin d'école. Jamais l'école n'a été à ce point au cœur de la condition sociale et culturelle de l'humanité. Et pourtant : •
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L'école est en crise, sa forme même est peut-être en question, au moment même ou sa nécessité, le besoin d'une école de haut niveau pour tous, sont patents. De plus l'école est en crise au moment même où elle est devenue une nécessité imposée, une obligation quasi-anthropologique, et vécue comme une sorte de moderne fatum.
1.4. Une crise qui en fin de compte interroge la culture et le monde moderne, "postmoderne". On peut en souligner quelques aspects, où sont lisibles les exigences contradictoires de l'individualisme moderne :
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Des savoirs désormais instrumentés ? N'est-ce pas ce que manifestent souvent la relation des élèves aux connaissances, leurs rapports aux savoirs ? Entre le subjectivisme, le consumérisme et l'utilitarisme, le risque de la perte du sens émancipateur. Le savoir n'a peut-être plus à leurs yeux la verticalité qui donnait sens à l'idée d'émancipation et d'élévation par la culture et la connaissance. L'autorité en question. Fin des connivences autorisée par une culture partagée. Exigence faite à chaque enseignant d'une institution subjective et personnelle de la relation. De l'autorité affirmée à l'autorité négociée. Les "modèles" en question. La crise de l'éducation dans l'école est aussi crise du "métier" et de ses modèles. C'est quoi, être enseignant ? Expert en apprentissages, animateur, psychologue, assistant social ? Que penser du "modèle gestionnaire" ? Du "modèle éthique" qui paraît lui succéder ? Le maître-ingénieur : forme paroxystique de la crise du métier ?
Bref : l'école n'est elle pas comme "rongée" de l'intérieur par des valeurs, un devenir, une modernité qui contredit son ordre traditionnel ?
2. Lectures de la crise 2.1. L'école de la République et la crise On examinera ici l'interprétation, l'explication que donnent de la crise les "néorépublicains", ceux que Daniel HAMELINE désigne aussi comme "instructionnistes". On s'appuiera plus particulièrement sur la lecture du livre de Henri PENA-RUIZ : L'école, Paris, Flammarion, col. Dominos, 1999. Un auteur dont les thèses sont bien représentatives de ce courant. L'Avant propos de l'ouvrage donne le ton (p. 7/9) Au-delà de la polémique, quelle analyse de la crise ? Pourquoi l'école est-elle en crise ? Parce que les tensions, les contradictions entre l'idéal de l'école et la tendance de la société (sur le plan socio-économique, sur le plan culturel) se sont profondément aggravées. Parce que cet idéal n'est plus porté par une volonté politique explicite. (Pour un aspect de ces arguments, voir les pages 27, 23, 74/78, 92…) Cette conception repose en premier lieu sur une définition philosophique de l'école, sur l'école comme idée (l'idée d'école). Cf. p. 10/12.
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L'école ne peut naître et se développer comme projet que dans la mise à distance de la société. L'école perd son sens si cette mise à distance s'efface, si l'école devient le relais de la société ou tend à se confondre avec elle. Aussi l'école est essentiellement une institution, une volonté politique explicite. "L'école est une conquête", elle procède d'une "décision d'une société sur elle-même" (p. 16). Elle est "un idéal critique" qui nécessairement "entre en tension avec la tendance de toute société à se reproduire à l'identique" (p. 22). Dès lors, quand le politique s'efface devant la société… 2.2. Crise ou "inadaptation" ? Le discours de la modernisation nécessaire Pour d'autres, la crise de l'école serait l'effet de son inadaptation aux exigences d'une société en mouvement, en transformation : sur le plan économique et social, notamment. La modernisation seule permettra de surmonter la crise. Que faut-il penser de cette conception ? 2.3. La crise de l'école est-elle une crise pédagogique ? On réfléchira ici aux arguments et aux limites de cette thèse "pédagogique" sur la crise. (Qu'est-ce que la pédagogie, comme conscience aiguë (Durkheim) de l'éducation, de l'idée éducative, expression du "paradigme éducatif" ? Le souci du tout de l'unité, de l'intériorité, de la totalité.) 2.4. Sous la crise, la question des valeurs et du sens ? Faut-il interpréter la crise de l'école comme une crise des valeurs ? Pourquoi ? De quelles valeurs ? De la valeur éducative elle-même, de la croyance en l'éducation (l'Humanité, le Progrès, l'Histoire. "L’inversion de la relation entre le vivre et l’apprendre est dans l’air : la fin de la croyance à l’éducation, la fin de la scolastique européenne", écrit Peter SLOTERDIJK (Kritik der zynischen Vernunf, 1983). La crise de l'école serait alors la crise des valeurs sur lesquelles repose l'idée même de l'école, l'ambition éducative. Mais c'est alors plus que la crise de l'école : c'est la crise du monde moderne lui-même, la crise de l'humanisme moderne. En quel "sens" la crise de l'école est-elle une crise du sens ? De quel sens ? Du sens de l'école ? Quels liens entre "valeurs" et "sens" ? Comment comprendre une formule aujourd'hui fort répandue : "donner du sens à l'école" ? (Reprendre ici l'analyse de la notion de sens). Au total, donner du sens ce serait "reprendre" tous les aspects de la crise. Et au fond, de quoi avons-nous besoin quand nous disons que nous avons besoin de donner du sens ? Le besoin de sens, c'est quoi ? Que recouvre-t-il ?
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Quelques textes repères pour la réflexion : 1 Sur le sens de la vie "Il n'y a qu'une seule et unique pensée, celle du "sens de la vie", et par un tel sens il ne faut pas entendre quelque chose d'autre que la vie elle-même (un ingrédient qui en ferait le sel, le jugement dernier dans l'espace duquel elle trouverait son orientation), mais bien la constitution formelle a priori du vivre dans sa nudité. Car cette formalité existentielle est construite, si l'on ose dire, en forme de réponse : elle fait de l'homme cet étrange vivant qui, quoi qu'il fasse ou ne fasse pas, éprouve ou non, dise ou taise, répond au monde et répond du monde". Gérard GRANEL, "Le monde et son expression", La part de l'œil, Bruxelles, 1992
2 Sur le sens du monde "Il y a peu de temps encore, on pouvait parler de " crise du sens " (ce fut une expression de Jan Patocka, et il est arrivé à Vaclav Havel de la reprendre) : une crise s'analyse, se surmonte. On pouvait retrouver le sens, ou du moins, indiquer en gros une direction. Ou bien, on pouvait encore jouer avec les éclats, les bulles d'un sens à la dérive. Aujourd'hui, nous sommes plus loin : tout le sens est à l'abandon. Cela nous fait défaillir, et pourtant, nous sentons (nous avons ce sens-là) que c'est de cela même que nous vivons, d'être exposés à cet abandon du sens. Il y a, chez les femmes et chez les hommes de ce temps, une manière plutôt souveraine de perdre pied sans angoisse, et de marcher sur les eaux de la noyade du sens. Une manière de savoir, précisément, que la souveraineté n'est rien, qu'elle est ce rien dans lequel le sens, toujours, s'excède. Ce qui résiste à tout, et peut-être toujours, à toute époque, ce n'est pas un médiocre instinct d'espèce ou de survie, c'est ce sens-là. Il y a dans ce temps, le nôtre, d'un côté tous les risques de l'attente de sens, de la demande de sens (comme cette banderole à Berlin, sur un théâtre, en 1993, " Wir brauchen Leitbilder " : " nous avons besoin d'images directrices "), avec les pièges redoutables que peut tendre une telle demande (sécurité, identité, certitude, philosophie comme distributrice de valeurs, de visions du monde, et, pourquoi pas, de croyances ou de mythes), et d'un autre côté toute la chance de se savoir, déjà au-delà de l'attente et de la demande, déjà au monde en un sens inoui, c'est-à-dire, peut-être, rien que l'inoui qui revient éternellement se faire entendre du même sens,
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d'un sens qui précède tous les sens, et qui nous précède, prévenant et surprenant à la fois. Faire place à cet excès du sens sur tout sens appropriable, et se déprendre, une bonne fois, de ce que Lévi-Strauss appelait "la quête épuisante d'un sens derrière le sens qui n'est jamais le bon" (Claude Lévi-Strauss, Didier Eribon, De près et de loin, Paris, Odile Jacob, 1988, p. 225), voilà l'enjeu - et il n'a rien de sceptique ni de résigné, il est l'enjeu même du sens, à entendre au-delà de tout sens, mais venu d'aucun " au-delà " du monde. Ceux qui cèdent à la demande de sens (qui par elle-rnême, déjà, semble faire sens et rassurer... ) demandent au monde de se signifier comme séjour, abri, habitation, sauvegarde, intimité, communauté, subjectivité : signifiant d'un signifié propre et présent, signifiant du propre et du présent comme tels. (Ceux qui signifient encore le monde comme sens d'une quête infinie, ou d'un passage vers un autre monde ne changent rien de fondamental : le signifié dernier reste de même essence.) Pour eux, la mondialisation du monde, qui est notre élément et notre événement, le " cosmopolitisme ", la télétechnique désapproprient, désignifient le sens, le mettent en lambeaux. On ne leur opposera pas ici un non-sens nihiliste, ni un " insensé " qui oscillerait entre débauche et mystique. Mais on leur objectera que le sens a toute sa chance et tout son sens seulement en deçà ou au-delà de l'appropriation des signifiés et de la présentation des signifiants, dans l'ouverture même de son abandon comme l'ouverture du monde. Mais l'"ouvert" n'est pas la qualité vague d'une béance indéterminée ni d'un halo de générosité sentimentale. Il fait, serré, tressé, étroitement articulé, la structure du sens en tant que sens du monde." Jean-Luc NANCY, Le sens du monde, Paris, Galilée, 1993
3 Sur la responsabilité du sens "Le contenu du désenchantement consiste-t-il exactement et seulement dans ce que dessine la phrase de Karl Löwith (qui au demeurant se réclame de Marx), selon laquelle l'homme moderne est désenchanté dans la mesure où il sait que le monde n'a pas de sens " objectif ", et que c'est à lui qu'il revient de " créer le sens objectif et la connexion de sens, la relation avec la réalité, parce que sa relation consiste à créer théoriquement et pratiquement le sens " ? Compris de cette manière, le projet moderne que caractérise le désenchantement semble se définir en termes de pratique ou, pourrait-on dire avec Heidegger, en termes d'" humanisme ". Non
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seulement le monde n'est plus peuplé de dieux (et il peut donc se concevoir comme la grande machine dans laquelle s'installent la technoscience et la rationalisation capitaliste), mais on ne peut plus le saisir comme un ordre objectif et donné. Quelles que soient les différences entre la " nécessité " objectivement contraignante du müssen " naturel " et l'autonomie de la sphère morale, il est bien clair en tout cas que le monde humain, l'éthique et la politique ne peuvent être renvoyés à des lois " données ", mais seulement à ce que l'homme, être libre, fait de lui-même. [Une] autre citation de Löwith renvoie la responsabilité de créer et de décider à l'individu. Le désenchantement du monde est à la fois reconnaissance de la responsabilité humaine (exclusive) dans la création du sens, et du fait que cette responsabilité est un droit et un devoir qui concernent l'individu." Gianni VATTIMO, Ethique de l'interprétation, Paris, La découverte, 1991, p. 152/153
4 Sur la question du sens dans l'école (1) "Résumera-t-on opportunément les réflexions qu'appellent les diverses facettes de la crise de l'école en mettant en avant le constat d'une crise du sens, propre à notre temps, et touchant l'éducation au plus vif de son entreprise ? Bien des dimensions et des expressions de la crise le laissent à penser. Perte du sens du savoir et des apprentissages chez les élèves, interrogations sur les finalités et les valeurs éducatives emportées dans le consumérisme scolaire un peu partout, perplexité, pour le moins, s'agissant du sens même du métier d'enseignant et même, plus largement, de ce qu'il en est d'éduquer, quand cela engage la relation entre les générations. Crise des valeurs dans ce domaine, précisément, qui semblait jusque-là se définir d'un horizon de valeurs dont la poursuite et la mise en oeuvre orientaient toute l'entreprise. Mérite le titre de valeur, rappelait Olivier Reboul (1989, 1992) ce qui vaut, et vaut la peine qu'on peut lui consentir. Et c'est pourquoi " il n'y a pas d'éducation sans valeur. " Apprendre, c'est toujours " parvenir à mieux faire, à mieux comprendre, à mieux être. Or, qui dit "mieux" dit valeur". Faut-il dès lors conclure que l'école qui vient dépendra de notre aptitude à refaire du sens, à retrouver le sens, à redonner du sens ? Méfions-nous ici de ne pas chausser les lunettes du passé pour lire le présent et choisir notre avenir. La question du sens et des valeurs est d'autant plus redoutable qu'elle revêt une évidence d'apparence indiscutable. Qui pourrait en effet prétendre qu'on puisse vivre et éduquer sans désigner un chemin, faire signe vers un mieux ? Et pourtant, sait-on bien ce qu'on demande quand on en appelle en éducation au sens et aux valeurs ? N'écartons pas trop vite l'idée que l'obscurité du sens soit inhérente à l'école qui vient, ni que ce soit précisément la tâche d'une éducation qu'on appellera, faute de mieux, et pour souligner la rupture qu'elle révèle, " postmodeme
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", que de savoir y faire face et la maîtriser en tant que telle. L'obscurité du sens et la crise des valeurs de l'éducation sont peut-être les formes que prennent la conscience et la conviction que nous avons à présent de l'ambiguïté fondamentale et définitive de l'entreprise d'éduquer: un savoir aiguisé et lucide de l'extrême importance de l'éducation, mais tout autant de ses coûts, des difficultés, des incertitudes constitutives qui la grèvent. L'obscurité du sens, alors, témoigne d'une lucidité nouvelle et offre une chance qu'on gâcherait en l'engageant dans la quête nostalgique d'un sens perdu… Prenons donc bien garde que l'impatience du sens ne dissimule les ruptures qui donnent la mesure de l'école à venir. Voici sans doute venu le temps où la question du sens qui nous hante encore, nous autres éducateurs, bascule et peut-être s'efface. Nous regardons encore l'éducation en marche avec notre culture et nos yeux d'hier, désenchantés, certes, mais encore tout bruissants et emplis de l'écho des grands récits, en proie à la nostalgie éloquente. Pour d'autres cependant, éducateurs de demain, qui sont déjà un peu délivrés de notre histoire, " le travail du deuil a été accompli ". Mieux, ou pire, il nous appartient dès aujourd'hui de donner " sens " et " valeur " à cela, ce temps nouveau où " la nostalgie du récit perdu est elle-même perdue pour la plupart des gens ", selon la belle formule de Jean-François Lyotard (1979). Rien de nécessairement tragique dans cette perspective, laquelle sans doute se construit et se donne des moyens au quotidien, dans le travail journalier souvent silencieux et anonyme des enseignants. Il ne suffit pas non plus, me semble-t-il, de dire la crise inépuisable. Certes, ce qui vient et s'installe durablement dans l'école, nous le voyons bien ainsi : une crise permanente comme définitivement installée dans les défis qu'elle ne cesse de lancer. Mais l'idée de crise laisse toujours entendre et attendre l'analyse et la possibilité du surmontement. Outre que ce jugement sur la crise était déjà prononcé à l'aube du siècle, nous y reviendrons, il a le défaut de postuler une continuité qui empêche de regarder comme tels les secousses, le basculement, le retrait, et peut-être, au bout du compte, l'émergence et l'oeuvre d'un autre paradigme. J'ai entendu voici quelques années un éducateur éminent, fort estimé et estimable, et qui avait de l'École l'idée la plus haute et la plus exigeante qui fût, déclarer, à quelques-uns qui le pressaient de questions sur le métier: " Messieurs, dans une classe, il ne s'agit pas de considérer des élèves, mais des esprits dont on a charge. " Je ne nommerai pas l'auteur, je sais trop bien que son propos scandalise pour longtemps les nouveaux pédagogues. Mais c'est à proprement parler qu'ils ne peuvent plus l'entendre. Il est tout entier pris dans ce que j'appelle, me conformant à un usage philosophique, l'idée éducative, et dans ce grand récit de l'Ecole de la République qui a commencé de s'effacer. L'universalisme en était l'un des piliers. L'École de la République et la société française tout entière avec elle ont cru en l'existence d'un homme universel, défini et éduque par la raison partagée ; elles ne pouvaient que refuser d'accorder quelque primauté à la singularité et à la subjectivité des individus en tant que tels.
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Avec la fin des " grands récits " de la modernité : " le salut chrétien, la totalité hégélienne, la croyance au progrès indéfini de la science et de la technique, la foi en la survenance d'une histoire pacifiée " (J.-F. Lyotard, 1979), avec " le deuil de la positivité illusoire " qu'ils entretenaient, c'est bien le projet éducatif tel que notre culture l'avait jusque là considéré, c'est bien l'idée éducative elle-même qui se trouvent ébranlés dans leurs assises. Si la " crise " de l'école exprime bien un ébranlement de l'idée éducative elle-même, la lecture qu'on peut en donner change de sens : il s'agit alors d'une affaire de refondation." Alain KERLAN, L'école à venir, Paris, ESF, 1998, p. 39/41
Sur la question du sens dans l'école (2) "Il n'est plus question aujourd'hui que de "donner du sens" aux apprentissages, à l'école, au tableau, à l'évaluation, à la vie du lycéen, à son cartable, à son stylo... Et un sens, cela va de soi, "citoyen"... Comme c'est souvent le cas lorsque des mots et des formules rejoignent les demandes profondes de la société, ils tendent à l'inflation et ne tardent pas à balayer toutes les distinctions qu'impose pourtant le bon... sens. Ils finissent par jouer une fonction d'écran idéologique et tenir lieu d'action sur une réalité que l'on ne "voit". même. plus. Pourquoi tout à coup ce désir de sens dans un monde qui - on peut l'espérer - n'a pas été insensé jusque-là ? Une explication pourrait en être, après des décennies d'idéalisme objectif, marquée par l'emprise des sciences humaines sur la pédagogie, un retour de balancier vers cet idéalisme subjectif qui prétendrait organiser toute la réalité scolaire autour du sujet et du sens qu'il veut bien donner à celle-ci, et un appel au philosophe, spécialiste du "sens", comme chacun sait.
On mesure les limites d'une telle prétention. Le slogan, puisé à cette même source de "l'enfant au centre" comme l'appel à ce qu'il soit " acteur " et " créateur " ne séduisent que les naïfs, ceux qui n'ont pas conscience du poids des déterminations qui pèsent sur lui : l'enfant n'est pas au centre du système scolaire, dès l'instant où il ne l'a pas demandé, et il ne pourra jamais l'être pour autant que le système existait avant qu'il y entre et qu'il existera après qu'il en sera sorti. Système et sujet restent incompatibles. Là comme ailleurs, l'appel au sujet créateur de sens n'a … de sens que dans un monde où, de fait, "les circonstances font l'homme", où il y a, de fait, du sens déjà constitué et institué. Si cette situation éveille à un moment un désir de sens chez le "sujet", c'est que celui-ci ne supporte plus l'objectivation qui prétendait le satisfaire, qu'il est à la recherche d une nouvelle objectivation qui fasse sens pour lui. Mais ce monde reste et restera le monde des déterminations, au coeur duquel le
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sujet dresse sa liberté et à l'intérieur duquel il devra immanquablement la reconstruire.
On peut alors laisser le jeune se prendre au filet de cette contradiction, attendre qu'il prenne la mesure douloureuse des réalités et " rentre dans le rang ". C'est l'espoir secret des " conservateurs ", avec le risque d'une explosion d'autant plus forte que la liberté aura été longtemps étouffée, et qu'elle supporte de moins en moins de l'être. Mais l'on peu, au foyer de la rencontre entre la liberté et ce qui la conditionne, capter cette force qu'évoque Pestalozzi, celle qui va permettre à l'intéressé de faire du sens en se réappropriant les apprentissages, le règlement scolaire, l'évaluation, et en les incurvant le cas échéant dans le sens de ce qu'il juge le meilleur. Ni en les subissant tête baissée, ni en prétendant les recréer front haut, mais en s'en faisant " une oeuvre de soi-même ", pour reprendre le leitmotiv des Recherches. Ce qui réclame, à l'intérieur même de ces déterminations, l'aménagement, à tous les niveaux, d'espaces de liberté qui permettent la réappropriation, mais dans le même temps une fermeté institutionnelle qui en marque les limites. Et une action conséquente de pilotage de ce désir de sens : une pédagogie du sens". Michel SOETARD, Qu'est-ce que la pédagogie ? Le pédagogue au risque de la philosophie, Paris, ESF, 2001, pp. 33/34
3. Crise de l'éducation et crise du monde moderne. Hannah Arendt 3.1. La crise de l'éducation, crise de la modernité même Les réflexions précédentes conduisent à cette interrogation : la crise de l'éducation n'est elle pas d'abord crise du monde moderne ? Crise de la modernité ? C'était bien aussi ce que laissait entendre le propos déjà cité de Winfried BÖHM sur le "succès" de la pédagogie Montessori : " La pensée pédagogique oscille toujours au cours de l’histoire entre deux pôles : l’un subjectif, l’autre objectif. De tout temps, lorsqu’une civilisation croit en sa tradition et a une haute opinion de ses valeurs, l’éducation met l’accent sur le pôle objectif et initie les enfants aux valeurs et au patrimoine de la civilisation et de la société. Mais quand une civilisation doute d’elle-même et que le progrès sur le
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plan culturel vient à être mis en question, le balancier repart vers le pôle subjectif et l’enfant se retrouve à la source de l’éducation. Qu’y a-t-il d’étonnant alors à ce que , à une époque où la critique de la civilisation est à la mode et où les néoromantismes viennent troubler la pensée éclairée, la pédagogie de Maria Montessori soit considérée et promulguée comme une sorte de remède pédagogique ? ". Winfried BÖHM, Maria Montessori, in Jean HOUSSAYE, Quinze pédagogues, leur influence aujourd’hui,Paris, Armand Colin, 1994, p. 165.
Le propos laisse toutefois entendre qu'une nouvelle assurance serait possible ; qu'un monde sûr de lui-même pourrait venir à nouveau ; qu'un sens fixé et des valeurs assurées pourraient mettre fin à l'incertitude. On peut au contraire si l'incertitude, l'ouverture ne sont pas des traits constitutifs et définitifs de notre monde…
3.2. Crise, critique et modernité La pensée de l'école et de l'éducation est traversée depuis le début du siècle (et sans doute avant : Rousseau, Pestalozzi… ) d'un mouvement interne de critique : l'éducation nouvelle. Quel sens, quelle portée, lui donner ? Il faut l'intégrer au mouvement de la société et des idées, ne pas l'enfermer dans le seul cadre de la pédagogie. Philippe RAYNAUD invite à mettre le mouvement de l'éducation nouvelle en relation avec "le principe critique à l'œuvre dans la modernité" (P. RAYNAUD et P. THIBAUD, La fin de l'école républicaine, Paris, Calmann-Lévy, 1990, p. 43), à savoir la montée, la libération de l'individu, inhérente à la démocratie. "La pédagogie moderne est d'abord une des traductions les plus visibles de la logique de la démocratie moderne ; elle est centrée sur les besoins de l'individu" (P. RAYNAUD, L'école de la démocratie, le Débat, n° 64, mars/avril 1991, p. 43). En effet : "La pédagogie moderne, telle qu'elle se développe de Pestalozzi à Piaget, repose sur ce qu'on peut appeler un "renversement copernicien" dans la définition des tâches de l'école : au lieu de partir des exigences abstraites ou externes de la société ou de l'école pour définir l'enseignement que l'on doit donner aux individus, on part des "besoins" de ces derniers pour créer un milieu éducatif où ils pourront réussir les " apprentissages" nécessaires à leur "développement".
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Philippe RAYNAUD et Paul THIBAUD, La fin de l'école républicaine, p.58.
Le développement de l'individualisme démocratique va de paire avec le développement des sciences et des techniques. La crise de l'éducation, "l'ébranlement de l'idée éducative" est donc bien liée à ce qui est au cœur de la modernité : la science et l'individualisme démocratique Comme si le paradigme éducatif, hérité d'un autre monde, ne parvenait pas à digérer ces deux forces de la modernité, vecteurs de valeurs et de rapports au monde en contradiction avec sa structure fondatrice. Comme si le développement de l'individualisme démocratique et de la civilisation des sciences et des techniques "minait" de l'intérieur l'idée éducative. Telle est peut-être la question clé : comment éduquer au temps des sciences ? (Cf. Alain KERLAN, La science n'éduquera pas. Comte, Durkheim, le modèle introuvable, Bern, Peter Lang, 1998). A l'arrière-plan de la plupart des lectures de la crise comme crise du monde moderne, les thèses de Hannah ARENDT.
3.3. L'analyse de Hannah Arendt "La crise de l'éducation" est un article publié en 1958. Il est devenu aujourd'hui un classique de la littérature consacrée à l'éducation et à l'école. Il faut le lire en relation avec les autres articles recueillis dans La crise de la culture pour en prendre la pleine mesure.. (Cité ici dans l'édition Folio/Essais Gallimard) On pourra lire également un autre texte sur l'éducation : Réflexions sur Little Rock, recueilli dans Penser l'événement, 1957, dans lequel Arendt s'interroge sur la lutte contre le racisme et la discrimination sociale dans et par l'école aux USA. D'une façon générale, ne pas perdre de vue que ses réflexions sont profondément liées à la culture et à la société américaine, même si elles peuvent trouver ici en Europe un profond écho. On essayera ci-dessous d'en résumer quelques articulations. a) La crise de l'éducation est un aspect de la "crise générale qui s'est abattue sur le monde moderne" Il faut donc l'analyser en tant que telle pour en mesurer le sens et l'importance. (pp. 223-225).
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b) Le rôle politique que joue éminemment l'éducation dans un "pays neuf" comme les USA explique pourquoi la crise y revêt une telle importance et touche à l'essence même du processus éducatif (pp. 225- 229) c) La crise de l'éducation aux USA – du moins son ampleur – est indissociable du rôle que joue dans ce pays la notion d'égalité (pp. 229-232). C'est bel et bien une façon de dire que la crise de l'éducation est le problème de la démocratie. La crise de l'éducation, aux USA, est perçue comme la faillite des méthodes modernes, et donc la faillite des réponses que la pédagogie a tenté d'apporter aux défis de la démocratie. Mais cette faillite laisse entier le problème : "La crise de l'éducation en Amérique annonce d'une part la faillite des méthodes modernes d'éducation et d'autre part pose un problème extrêmement difficile car cette crise a surgi au sein d'une société de masse et en réponse à ses exigences" (p. 230). On notera que Arendt ne dit nullement que la solution se trouverait dans un retour à la tradition. La crise de l'éducation n'a pas sa solution derrière elle. A-t-elle d'ailleurs une solution ? d) Il y a bien en effet un lien entre la crise de l'éducation et les théories et méthodes modernes en éducation, Ces théories et pratiques témoignent en effet d'une rupture de la relation adulteenfant, d'une autonomie du monde de l'enfant, d'une absolutisation du monde de l'enfant touchant au cœur même de la responsabilité éducative, à la nature et à l'essence même de l'éducation. Mais prenons garde : ces théories et méthodes ne sont pas des lubies de pédagogues. Elles sont elles-mêmes profondément inscrites dans le mouvement de la modernité. Elles s'articulent autour de trois principales idées : 1) Il existe un monde de l'enfant, une société enfantine (pp. 232-233). La conséquence de cette conception, c'est que les relations réelles et normales ont été coupées entre enfants et adultes ; que "les ont été pour ainsi dire banni du monde des adultes". 2) La pédagogie est devenue un art et une science du faire indépendants des contenus d'enseignement (234-235).La conséquence ne pouvait en être que le tarissement de l'autorité de l'enseignant.
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L'autorité repose nécessairement sur la connaissance et la transmission. Non pas parce que les savoirs, la culture seraient sacrés, mais parce que l'adulte est responsable du monde qu'il transmet à l'enfant. La responsabilité par rapport au monde est le fondement de l'autorité des adultes : "Quoiqu'il n'y ait pas d'autorité sans une certaine compétence, celle-ci, si élevée soit elle, ne saurait jamais engendrer d'elle-même l'autorité. La compétence du professeur consiste à pouvoir transmettre cette connaissance aux autres, mais son autorité se fonde sur son rôle de responsable du monde. Vis-à-vis de l'enfant, c'est un peu comme si il était un représentant de tous les adultes, qui lui signalerait les choses en disant : "Voici notre monde"" (p. 243) Ici, on perçoit comment la crise de l'éducation révèle clairement l'essence de l'éducation comme responsabilité de l'éducateur à l'égard de l'enfant, mais aussi à l'égard de la continuité du monde.
3) La pédagogie moderne a substitué le "faire" à l'apprendre : on ne comprend que ce que l'on a fait soi-même. Conséquence : l'effacement de la différence entre le jeu et le travail, et du coup l'enfermement de l'enfant dans le monde de l'enfance (On se rappellera que Freinet avait refusé l'utilisation pédagogique du jeu…). On identifie sans peine ici un caractère central de la pédagogie moderne, de Rousseau à Piaget, et le triomphe pédagogique du pragmatisme philosophique. Mais on insistera sur l'idée que cette conception de la pensée et de la raison est au cœur de la pensée moderne, la pensée rationnelle au fondement des sciences, du rationalisme moderne que fondent Galilée et Descartes (Cf Philippe Forey, "H. Arendt, l'éducation et la question du monde", Revue du CRE de Saint Etienne, n° 17, décembre 1999, p. 48). En définitive, c'est à la "passion de l'égalité" qu'il faut rapporter la tendance du monde moderne à considérer les enfants comme les égaux des adultes, et à se défaire du modèle de l'autorité dans les relations avec les enfants. La pédagogie moderne touche bien au cœur du monde moderne. e) Alors que faire ? Quelle solution, quelle réponse à la crise ? •
Pas de restauration, de retour en arrière !
Ne tenter "rien d'autre qu'une restauration" (p. 237) ne règle rien de ce qui est "révélé" par la crise. La crise de l'éducation ne se résoudra pas en regardant dans le rétroviseur, par le simple refus des idées nouvelles et la restauration des méthodes traditionnelles. Parce que la crise de l'éducation est "le reflet d'une crise beaucoup
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plus grave et de l'instabilité des sociétés modernes" (p. 238). Les théories pédagogiques participent de cette société. Elles sont même une réponse essayée aux problèmes des temps modernes (aux problèmes du temps des sciences et des techniques, de l'individualisme démocratique) : "Les idées nouvelles sur l'éducation ont une raison d'être ; elles viennent remplir un vide créé par les temps modernes", écrit Philippe Forey (Op. Cit. , p. 66). Bref, la question de l'éducation n'est pas une question autonome. •
La "réforme" est-elle possible ?
S'il faut entendre par là une solution qui fermerait la crise ("la" bonne solution pédagogique), le pessimisme d'Arendt ne doit pas être dissimulé : "la situation de l'éducation correspond à une crise historique dans laquelle l'action humaine a peu de prise", conclut Philippe Forey (Op. Cit. , p. 65). L'éducation serait donc désormais le problème majeur de notre temps, parce qu'elle est devenue un problème extrêmement difficile, la chose la plus difficile. A la fois nécessaire et presque impossible. Eduquer est en effet dans le monde moderne une tâche profondément contradictoire. Pas d'éducation sans transmission (tradition) ; mais la modernité est précisément rupture, rejet, refus du passé ! (pp. 247-250). "La crise de l'autorité dans l'éducation est étroitement liée à la crise de la tradition, c'est-à-dire à la crise de notre attitude envers tout ce qui touche au passé". •
Demeure la responsabilité d'éduquer
Alors encore une fois que faire ? Saisir l'opportunité offerte par l'actualité de cette crise qui n'en finit pas, pour mettre à nu, mettre à jour, débarrassé des idéologies éducatives, le problème de l'éducation, dans toute sa complexité contradictoire. Se servir de la crise pour se saisir de l'essence de l'éducation telle que la crise la révèle, et tâcher d'assumer lucidement les responsabilités qui nous incombent.
f) La crise de l'éducation comme mise à jour de la tâche d'éduquer Qu'est-ce que la responsabilité d'éduquer ? La réponse complexe d'Hannah Arendt se trouve dans 12 dernières pages de l'article, qu'il faut lire avec la plus grande attention : pp. 238 / 252. L'essence de l'éducation réside dans une double responsabilité de l'éducateur : à l'égard de l'enfant, mais aussi à l'égard du monde, de la continuité du monde. Les parents, affirme H. A., "avec la conception et la naissance, n'ont pas seulement
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donné la vie à leurs enfants ; ils les ont en même temps introduits dans un monde. En les éduquant, ils assument la responsabilité de la vie et du développmeent de l'enfant, mais aussi celle de la continuité du monde" (p. 238). Or, ces deux tâches d'une part ne sont pas (plus) comprises dans leur sens profond : protéger d'abord l'enfant contre le monde ("assurer l'abri sûr où ils peuvent grandir"), cf p. 239/241, et aussi protéger le monde lui-même, et d'autre part "ne coïncident aucunement et peuvent même entrer en conflit" (p. 238).
Une bonne part du problème contemporain de l'éducation, selon ARENDT, réside dans le refus des adultes d'assurer la responsabilité du monde qu'ils ont charge de transmettre aux enfants. Pourquoi ? "C'est comme si chaque jour, les parents disaient : "En ce monde, même nous ne sommes pas en sécurité chez nous ; comment s'y mouvoir, que savoir, quel bagage acquérir sont pour nous aussi des mystères. Vous devez essayer de faire de votre mieux pour vous en tirer ; de toute façon vous n'avez pas de compte à nous demander. Nous sommes innocents, nous nous lavons les mains de votre sort"". (p. 245) Le fond du problème selon H. A. tient à la modernité même comme rupture avec le passé. La crise de l'éducation comme crise de l'autorité - rappelons que "autorité" est à rapprocher de "auteur" - "est étroitement liée à la crise de la tradition, c'est-à-dire à la crise de notre attitude envers tout ce qui topuche au passé" (p. 247). Les pages 250 et 251 expriment et résument la thèse et ses conséquences : "Dans le monde moderne, le problème de l'éducation tient au fait que par sa nature même, l'éducation ne peut ni faire fi de l'autorité, ni de la tardition, et qu'elle doit cependant s'exercer dans un monde qui n'est pas structuré par l'autiorité ni retenu par la tradition". p. 250 g) Quelles "conséquences" pour l'éducation ? Quelle "pédagogie" ? "En pratique, il en résulte que premièrement, il faudra bien comprendre que le rôle de l'école est d'apprendre aux enfants ce qu'est le monde, et non de leur apprendre l'art de vivre... " (p. 250) L'éducateur devrait assumer un "conservatisme" en éducation en prenant la responsabilité de la transmission. Selon Arendt, seul ce conservatisme en éducation préserve l'avenir, parce qu'il laisse aux enfants la possibilité de la critique qu'on leur refuse quand on esquive ses responsabilités à l'égard du monde.
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On devra donc bien distinguer le conservatisme pédagogique du conservatisme politique. On commentera pour terminer le dernier paragraphe du texte : "Ce qui nous concerne tous et que nous ne pouvons esquiver sous prétexte de le confier à une science spécialisée – la pédagogie – c'est la relation entre enfants et adultes en général, ou pour le dire en termes encore plus généraux et plus exacts, notre attitude envers le fait de la natalité : le fait que c'est par la naissance que nous sommes tous entrés dans le monde, et que ce monde est constamment renouvelé par la natalité. L'éducation est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assurer la responsabilité, et de plus, le sauver de cette ruine inévitable sans ce renouvellement et sans cette arrivée de jeunes et de nouveaux venus. C'est également avec l'éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à euxmêmes, ni leur enlever leur chance d'entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n'avions pas prévu, mais les préparer d'avance à la tâche de renouveler le monde commun" (p. 251/252).
Conclusion Dans l'esprit de Hannah Arendt, on cherchera dans la crise de l'éducation une voie pour renouveler peut-être, en tout cas reprendre, la question des fins et des valeurs de l'éducation, de la responsabilité d'éduquer et d'instruire, dépouillée de sa gloire pédagogique. L’éducation, par essence, paraît bien exclure tout renoncement à la notion de valeur, et ne devrait-il subsister qu’un domaine où elle demeurerait, ce serait bien celui-là. Et pourtant, jamais certitude, jamais nécessité n’auront semblé aussi fragiles. A peine s’en est-on un peu éloigné que leur lumière faiblit et bientôt s’efface. Comme si elle nous parvenait d’un monde dont l’assurance n’est guère à la mesure des composantes du nôtre, et des lignes d’incertitude qui le traversent. On rejoindra sur ce point ce qu’écrit Jean Houssaye dans le chapitre consacré aux valeurs dans l’ouvrage collectif Education et philosophie (Jean Houssaye, 1999) : le discours des valeurs en éducation renvoie trop vite à la certitude d’un absolu ; ce monde-là est révolu, nous sommes entrés dans un monde relatif et pluriel, l’incertitude est désormais notre lot " et la question des valeurs en éducation se doit d’être posée autrement ". Voilà la difficulté majeure sur laquelle vient butter aujourd’hui toute tentative de penser l’école et l’éducation en termes de valeurs : l’injonction axiologique, en dépit de la nécessité avec laquelle elle s’impose à l’éducateur – tu voudras le "
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mieux " –, butte sur un monde qu’elle ne parvient plus à éclairer. Solidaire d’un monde ébranlé dans ses fondations mêmes, un monde où les notions de culture, de progrès, de morale, de savoir faisaient sens et consensus, elle vacille avec lui. Voilà l’éducation contemporaine et ses pédagogues pris dans un cercle : impossible de renoncer à l’injonction axiologique sans renoncer à éduquer ; mais comment y répondre et assumer la tâche d’éduquer quand se dérobe ce qui jusqu’alors semblait la fonder ? Comment penser les valeurs de l’éducation, l’éducation comme valeur, dans un monde marqué par le retrait des grands récits fondateurs (Jean-François Lyotard), un monde " désenchanté " (Paul Thibaud), un monde entré dans l’âge d’une laïcisation radicale ? Deux erreurs symétriques empêchent de poser dans toute sa dimension le problème de la valeur en éducation, tel qu’il se pose à nous, à notre société. La première s’en tient à l’affirmation non critique de l’éducation comme affaire de valeurs. La seconde est la réduction au constat d’un basculement dans la positivité qui effacerait tout horizon de valeur. A s’en tenir à l’un ou à l’autre de ces points de vue, on s’interdit aussitôt de poser le problème dans toute son ampleur contradictoire : s’il y a bien pour nous, dans le monde qui est désormais le notre et notre lot, une interrogation vive à propos de la valeur en éducation, n’est-ce pas précisément parce nous avons cessé d’y croire spontanément, d’une part, et que d’autre part, et un même temps, nous ne pouvons concevoir ce que c’est qu’éduquer autrement qu’en réaffirmant la différence entre ce qui est et ce qui doit être ? Une réflexion contemporaine sur la valeur en éducation doit partir de ce paradoxe, de cette contradiction. L’éducation est désormais à l’épreuve du monde postmoderne. La fin de la croyance spontanée en l’éducation, l’effondrement des grands récits de l’ordre et du progrès, le désenchantement de la société contemporaine, voilà donc l’arrière-plan d’une interrogation sur la valeur de l’éducation aujourd’hui. La crise du monde moderne voit vaciller et peut-être s’effacer les valeurs et les modèles philosophiques qui fondaient l’entreprise éducative. Que, dans le monde postmoderne, la crise de l’éducation trouve sa plus forte interrogation sur la question de la valeur de l’éducation, des valeurs en éducation, peut constituer paradoxalement une chance : celle d’en repenser l’exigence et la nécessité dans une démarche " phénoménologique ", au plus près du réel et de notre enracinement axiologique, social et éthique ; sans l’assurance que donnait l’inscription des valeurs dans les grands systèmes et les récits fondateurs ; dans " l’utopie " de tenter de " repenser à neuf ", sans se contenter de reconduire le discours des valeurs constituées la tâche nue d’éduquer.
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La responsabilité éducative met alors au premier plan l'éducation contre l’indifférence. Eduquer, c’est bien d’abord refuser le règne de l’indifférence, dont s’accommode aisément la réduction à la gestion technocratique des ressources et du développement. Reboul l’avait d’ailleurs souligné de façon vive : la valeur, c’est le contraire de l’indifférence. ANNEXE1 Le "malaise du monde moderne", selon Charles Taylor
SH : La laïcité, la désacralisation, le " désenchantement du monde " a, selon vous, changé le sens que l'individu donne à sa vie. C.T. : Nos ancêtres pensaient faire partie d'un ordre qui les dépassait. Il s'agissait parfois d'un ordre cosmique, d'une "grande chaîne des êtres" qui assignait à chacun une place dans la société. Un ordre divin assignait et justifiait aussi la place de chacun dans la société : son rôle, son statut, et le sens qu'il doit donner à sa vie (la recherche du salut dans l'au-delà, par exemple). La liberté moderne a fini par discréditer ces hiérarchies. Ce qui m'intéresse, c'est d'examiner les conséquences que la désacralisation a entraînées pour la vie humaine et pour son sens. L'individu contemporain s'est coupé des vastes horizons sociaux et cosmiques qui régentaient son existence. Pour l'éthique guerrière du cavalier ou l'éthique contemplative platonicienne, la vie ordinaire est vile et méprisable. L'affirmation de la vie ordinaire a impliqué, pour certains, la perte de toute dimension supérieure dans l'existence, la valorisation des " petits et vulgaires plaisirs", comme le disait Tocqueville. SH : Mais vous ne partagez pas le point de vue de ceux qui voient dans l'affirmation du sujet moderne un repli vers le narcissisme, l'égocentrisme? C.T. : L'existence humaine n'a effectivement pas de sens hors de son caractère dialogique fondamental, c'est-à-dire hors du lien qui unit le sujet à autrui. Nous devenons des agents humains à part entière, capables de nous comprendre, et donc de définir une identité, par l'intermédiaire d'une relation à autrui. En effet, nous nous définissons toujours dans un dialogue, parfois par opposition, parfois par identité, avec "les autres qtà comptent". Et même quand nous survivons à certains d'entre eux - nos parents, par exemple -, la conversation que nous entretenons avec eux se poursuit en nous, bien après leur disparition, aussi longtemps que nous vivons. Si certaines des choses auxquelles j'accorde le plus de valeur ne me sont accessibles qu'en relation avec la personne que j'aime, cette personne devient un élément de mon identité intérieure. De ce point de vue, les discours à la mode, qui prônent l'authenticité et l'épanouissement de soi indépendamment de nos liens aux autres, sont improductifs et détruisent les conditions mêmes de l'authenticité. SH : Vous menez donc une double critique : contre le relativisme postmoderne qui nie l'existence de valeurs supérieures, et contre les théories plus conservatrices d'auteurs qui remettent en cause toute forme de culture de l'authenticité. C.T. : L'idéal de l'authenticité affirme que l'existence humaine ne trouve son sens que dans l'affirmation de soi, de sa nature propre, de son autonomie. Certains aspects de cette
105 philosophie de l'existence contribuent à sa propre dégradation. Je viens d'évoquer un premier dérapage de la culture populaire actuelle vers les modalités égocentriques de l'idéal de l'épanouissement de soi. Une seconde dérive est celle du nihilisme, qui sévit depuis un siècle et demi. Sa figure principale est Nietzsche. Plusieurs traits de ce nihilisme ont trouvé leur expression dans diverses tendances de la modernité, qui a resurgi chez les philosophes que l'on qualifie souvent aujourd'hui de " postmodernes ", comme Jacques Derrida ou Michel Foucault. Or, la recherche de la liberté et celle de l'authenticité ne vont pas ensemble. Pour beaucoup de jeunes, cette philosophie de la vie propose un scénario captivant dans lequel on peut essayer d'écrire sa vie. Il y a un certain penchant vers la rupture, contre la famille, le système, le capitalisme... "J'ai raison, puisque je m'évade. " C'est de là que naissent beaucoup de ces illusions autour de l'authenticité. C'est un discours très séducteur qui touche beaucoup de gens. Ce n'est rien d'autre qu'une recherche de loisirs, une aspiration que l'on a lorsqu'on est étudiant, placé entre l'enfance, d'une part, et la "vraie vie", d'autre part; d'où l'extraordinaire popularité de ces auteurs. Dans un monde aplati, dont les horizons de signification reculent, l'idéal de liberté autodéterminée en vient à exercer une attraction de plus en plus forte. Par ailleurs, d'autres penseurs adoptent un ton méprisant à l'égard de la culture qu'ils décrivent. Par exemple, Alan Bloom ne semble pas reconnaître l'idéal moderne d'authenticité, si dégradée et si travestie qu'en soit l'expression. La critique d'A. Bloom néglige la force morale de l'idéal de l'authenticité. Contrairement aux détracteurs de la culture contemporaine, je pense qu'on devrait considérer l'authenticité comme un véritable idéal moral. SH : Dans Le Malaise de la modernité, vous observez la face sombre de la modernité : perte de sens, éclipse des fins, et perte de la liberté. Vous associez cela à trois causes : l'individualisme comme repli sur soi; le progrès de le raison instrumentale, de la technique comme primauté des moyens sur les fins humaines; la crise de la citoyenneté et de la participation Politique. ment articulez-vous ces malaises de la modernité? C.T. : je crois que ces causes ont des sources différentes mais quelles se combinent de façon dangereuse. Commençons par la troisième : dans toutes les démocraties, des gens disent que la politique ne mène à rien, que la démocratie n'est pas véritable. Quiconque dit qu'il n'est plus intéressé par la politique parce que les politiciens sont tous des corrompus n'exprime pas seulement un dégoût personnel, mais aussi un acte de délégitimation de l'Etat. Par exemple, l'importance extraordinaire que prend dans notre civilisation la raison instrumentale technologie, gestion, recherche de l'efficacité - veut dire que beaucoup de problèmes sont conçus nécessairement comme des problèmes techniques, avec des solutions trouvées par des experts ou par des systèmes dont on va garantir qu'ils vont donner les meilleurs rendements, comme le marché. Et on ne semble plus trouver le moyen d'en sortir. Et cela crée le cynisme et le sentiment d'impuissance. Tel est le défi contemporain comment réimprimer des buts humains sur ces mécanismes qui gèrent notre vie. SH : Si vous vous inquiétez du poids de la "raison instrumentale ", de la technologie dans nos sociétés, vous contestez cependant l'image de la "cage de fer" d'une humanité enfermée par la technologie ou la raison économique. C.T. : S'il était vrai que la société technologique nous enfermait dans une cage de fer, toute mon entreprise se réduirait à un aimable bavardage. je crois qu'il y a une sorte de vérité dans cette image de la cage de fer, mais je crois que la vision de la société technologique comme
106 une sorte de fatalité ne tient pas : elle oublie l'essentiel. Sans chercher à l'exagérer, je crois que notre marge de liberté existe, elle n'est pas nulle. Cela implique que comprendre les sources morales de notre civilisation peut contribuer à une nouvelle prise de conscience collective. J'ai analysé certaines des sources qui expliquent la force d'un idéal de liberté autodéterminée dans notre culture. Nous sommes libres quand nous pouvons redéfinir les conditions de notre propre existence, quand nous pouvons maîtriser ce qui nous domine. Nous pouvons comprendre ce qu'impliquerait une réflexion de ce genre en examinant l'exemple important des soins médicaux. La mise en oeuvre abusive de la raison instrumentale, comme ces pratiques médicales qui oublient que le patient est une personne, ne tient aucun compte, dans l'administration des soins, de son histoire, et donc de ses motifs d'espérer ou de désespérer, néglige le rapport essentiel entre le pourvoyeur de soins et le patient qui les reçoit, etc. Si nous parvenions d'abord à comprendre pourquoi la technologie est importante, alors nous saurions lui assigner des limites et l'encadrer dans une éthique de soins. Dans ce contexte, il importe de comprendre nos sources morales. C'est pourquoi un travail de ressourcement vaut d'être tenté. Mais il est également vrai que ce combat d'idées est inextricablement fié à des luttes politiques concernant les modes d'organisation sociale. En d'autres termes, la seule force qui peut faire reculer l'hégémonie galopante de la raison instrumentale est un vaste mouvement démocratique. Le danger ne réside pas tant dans un contrôle despotique que dans la fragmentation, c'est-à-dire dans l'inaptitude de plus en plus grande des gens à former un projet commun et à le mettre à exécution. Une société fragmentée est celle dont les membres éprouvent de plus en plus de mal à s'identifier à leur collectivité politique en tant que communauté. Des obstacles qui paraissent incontournables à un moment donné peuvent, par une lente éducation publique, devenir surmontables. Actuellement, il y a une certaine perte de moral , voire de désespoir chez certains mouvements de gauche, parce que la marche vers la mondialisation, la pénétration des marchés partout au niveau supranational, semble avoir rendu caduques toutes les mesures qui avaient été prises dans le passé. Les mouvements de gauche sont divisés entre ceux qui veulent revenir aux bonnes vieilles mesures d'antan, et qui n'ont pas de réel programme de rechange à proposer, et ceux qui prônent une reconstitution de mouvements de solidarité nécessairement plus larges, supranationaux. S'il n'y a pas eu préalablement une implication de la société civile dans des associations, dans les ONG, qui suscitent l'intérêt médiatique qui lui-même a un effet à rebours, les initiatives politiques ne sont pas possibles. A cet égard, l'arrestation de Pinochet représente un progrès possible de l'humanité.
Propos recueillis par Serge LE LOUCHE Sciences Humaines ° 97, août/septembre 1999
HISTOIRE DES IDEES ET DES COURANTS PEDAGOGIQUES MASTER 1. SCIENCES DES SOCIETES ET DE LEUR ENVIRONNEMENT Mention Sciences de l’éducation
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HISTOIRE DES IDEES ET DES COURANTS PEDAGOGIQUES Sur quelques thèses pédagogiques marquantes au XXème siècle Alain Kerlan, André Robert
I. PRESENTATION GENERALE DU COURS Problématique du cours : L'histoire des idées et des courants pédagogiques est l'histoire des pensées et des pratiques de l'éducation. Le principe de ce cours propose un approfondissement de cette histoire, en se consacrant à une étude détaillée – idées et pratiques – de quelques perspectives ou moments choisis en fonction de leur importance dans la constitution du paysage pédagogique. Cette année, deux perspectives seront au programme : celle qui passe par le travail et la pensée pédagogique de Célestin Freinet ; celle qui examine des thèses pédagogiques, au moins aussi marquantes que celle du précédent au cours du XX° siècle, mais différentes (aussi bien de lui qu’entre elles), et nées dans d’autres contextes.
Architecture du cours : A. Sur quelques thèses pédagogiques diverses, radicales et marquantes au XX° siècle : Autour de 1. John Dewey (1859-1952) 2. H. Arendt (1906-1975) 3. I. Illich (1926-2002) 4. Un auteur de la post-modernité. B. La pensée et l'oeuvre pédagogique de Célestin Freinet : 1. Freinet et la critique de l'école. 2. Situation de Freinet dans l'histoire des idées et des courants pédagogiques. 3. Outils et méthodes. Le matérialisme pédagogique.
108 4. De l'éducation du travail à la créativité enfantine. 5. Regards d'aujourd'hui sur la pédagogie Freinet (pédagogie institutionnelle, pédagogie nondirective, psychanalyse, pédagogie de l'émancipation).
Compétences évaluées : Mener une réflexion éducative en appui sur l'histoire des idées et des pratiques pédagogiques. Saisir le sens et la portée d'une oeuvre pédagogique en la rapportant à la problématique de son temps, aux grandes idées de son auteur et aux débats contemporains.
Ouvrages essentiels : J. Dewey, Démocratie et éducation, A. Colin, 1975. I. Illich, Une société sans école, Seuil, 1971. C. Freinet, Essai de psychologie sensible appliquée à l’éducation, Editions Delachaux Niestlé. C. Freinet, L'éducation du travail, Editions Delachaux Niestlé.
II. SUR L'HISTOIRE DES IDEES ET DES COURANTS PEDAGOGIQUES. UTILITE ET NECESSITE
Un intitulé courant de chaire universitaire : “Philosophie de l'éducation et histoire des idées éducatives”. Une préoccupation présente dès la naissance des sciences de l'éducation, ou plutôt de la science de l'éducation, dans le dernier quart de XIX siècle. Un exemple fameux : Gabriel COMPAYRÉ, Histoire critique des doctrines de l’éducation en France depuis le XVIème siècle (1879). Quelques remarques : 1. Cette association donne déjà une indication significative : l'histoire des idées et courants pédagogiques ne se réduit pas à une simple “curiosité “historienne”. C'est au moins une curiosité intéressée : elle a l'ambition d'être utile au pédagogue et à la pédagogie, à l'éducateur, à la réflexion éducative. A cet égard elle s'enracine dans le présent et même dans le souci de l'avenir. Un exemple fameux : Durkheim, L'évolution pédagogique en France.
109 2. L'histoire des idées pédagogiques ne doit pas être coupée de l'histoire des sociétés. L'éducation plonge très profondément dans la vie et l'histoire des sociétés. Ses idées, ses valeurs, ses interrogations, ses problématiques ne sont nullement coupées de la vie générale des idées. Comme l'écrit Nanine Charbonnel, qui en appelle à une " histoire conceptuelle du pédagogique ": "Il faut étudier ensemble, croyons-nous, dans un même tout structural, les thèses religieuses, politiques, littéraires, esthétiques, … astrologiques bien souvent, de nos théoriciens en Pédagogie. Ce sont aux mêmes historiens à étudier Montessori catholique, théosophe et "pédagogue scientifique", Adolphe Ferrière astrologue, sociologue et zélateur de "l'Ere Nouvelle", Rousseau théoricien de l'esthétique, de la nature et de l'enfance, etc." (Nanine Charbonnel, Pour une critique de la raison éducative, Peter Lang, 1988, p. 142/143.).
3. Cette troisième remarque amplifie la précédente. Une histoire des idées éducatives et des courants pédagogiques participe d'une histoire générale des idées ; elle est même un moyen original et assez mal connu de l'éclairer. Ce cours donnera plus d'une occasion de le vérifier. L'exemple de la “pensée Freinet"et de sa sensibilité au pragmatisme.
4. Entrer dans l'histoire des courants éducatifs, c'est finalement s'intéresser aux manières dont l'humanité dans son histoire a pensé et pratiqué la tâche d'éduquer. Une tâche inscrite dans l'histoire, mais aussi trans-historique. Dans l'histoire : On s'inspirera du point de vue de la pédagogie humaniste allemande (DILTHEY, H. NOHL, E. WENIGER), étudié par Cristoph Wulf dans son Introduction aux sciences de l’éducation Armand Colin, 1995 (traduction) : " Une connaissance intemporelle qui ne tient pas compte de sa propre historicité est impossible. Le sens et le but de l’éducation ne peuvent être définis que de façon historique, en liaison avec une situation historico-sociale définie. " (p. 24) " L'analyse historique de la réalité éducative offre une aide à la résolution des questions pédagogiques, en mettant à jour les origines des questions et des problèmes actuels ". (p.26/27) Mais aussi trans-historique : Il faudra conclure fermement là-dessus. La pensée et la pratique éducative - la pédagogie sont bien parmi les pratiques sociales les plus tributaires de leur temps et de la culture de leur temps ; mais en elles affleurent aussi un dimension de l'humanité de l'homme, une tâche humanisante qui transcende d'une certaine façon le temps et le lieu, en tout cas qui ne s'y absorbe pas ou ne s'y réduit pas tout entière. Dans l'exigence d'éduquer, qu'ont les hommes en partage, par-delà les époques ? On peut reprendre ici la comparaison de la pédagogie et de la médecine - ou de la politique. On voit
110 bien sur ces terrains ce qui est tributaire de l'époque : les savoirs du corps, de la pharmacopée, ses valeurs et ses représentations collectives, voire même ses conceptions du bien. On voit aussi ce qui relève d'invariants : la souffrance, la vie et la mort, la quête du mieux vivre… Quels sont les invariants de la tâche d'éduquer ?
5. La notion de "doctrine pédagogique", "doctrine éducative", "courant pédagogique" recouvre des objets en fin de compte assez divers. En quoi l'Emile est-il donc l'exposé d'une doctrine pédagogique ? Il faut prendre acte de cet éclectisme, il fait partie de l'objet lui-même. Cependant, pour mettre un peu d'ordre, on peut distinguer trois types de composantes dans l'histoire des doctrines, trois axes quelquefois entremêlés : - Les philosophies de l’éducation (L'éducation dans les systèmes de Platon, de Rousseau…) - Les pensées et les utopies sociales, politiques, religieuses. Il faut le souligner au passage, les doctrines éducatives sont bien l'une des formes que prend la pensée sociale et politique. Voir Makarenko, Paolo Ferrer, C. Freinet… Et "l'invention" de la pédagogie au 18ème siècle n'estelle pas, comme chez Rousseau et Pestalozzi, ce passage de la réforme politique et sociale à la réforme éducative ? Il y a bien une continuité entre les utopies éducatives du 19ème siècle, le socialisme, la pédagogie institutionnelle, et l'autogestion des années 70 au 20ème siècle, la pédagogie critique allemande autour de l'Ecole de Franckfort… - Les pédagogies effectives, pensées et outils de la pratique. Elles ne sont cependant jamais tout entière de l'ordre du "faire". Chez Freinet, chez Montessori, l'attention à l'outil n'est pas dissociable de la pensée sociale et politique, voire religieuse.
Remarque épistémologique et méthodologique : la diversité des “objets” à déchiffrer, du traité de philosophie à l'outil pédagogique de base, en passant par des décrets, des essais, des congrès, etc...
6. La pédagogie, les courants pédagogiques, c'est à la fois des idées et des pratiques. Il faut donc être attentif aux unee et aux autres.
En résumé Pourquoi l'histoire des doctrines pédagogiques et des idées éducatives ?
1. Pour accompagner et nourrir la réflexion et la responsabilité éducatives.
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2. Pour faire face aux défis éducatifs de notre temps. Toute histoire est nécessairement rétrospective. Elle relit le passé à la lumière des valeurs et des interrogations du présent.
3. Pour ressaisir cette part essentielle et méconnue de la pensée et de la culture que recouvre la pédagogie. Ressaisir dans les doctrines éducatives et pédagogiques les tentatives pour penser et agir cette obligation inhérente à notre humaine condition : éduquer et instruire.
4. Pour que l'histoire de la pensée pédagogique participe à l'histoire des idées et lui apporte ses éclairages originaux. De l'histoire des idées éducatives à l'histoire des idées tout court et réciproquement Répétons le : une histoire des idées en éducation participe de l'histoire culturelle.
III. LE PROGRAMME DE L'ANNEE. NOS CHOIX D'AUTEURS
La perspective qui guide nos choix : proposer des approfondissements (le cours de licence était plus général) de l'histoire des courants pédagogiques, en se consacrant à l'étude plus détaillée de quelques conceptions choisies en fonction de leur importance dans notre paysage pédagogique
André Robert : John Dewey (1859-1952), Hannah Arendt (1906-1975), Yvan Illich (19062002), et un auteur de la post-modernité
Alain Kerlan : Célestin Freinet (1996-1966) et ses héritages.
Pourquoi Célestin Freinet ? - Place de Freinet et de la pédagogie Freinet dans la pédagogie du 20ème siècle en France et même dans le monde.
112 http://www.freinet.org/pef/bibliopf.htm - Richesse potentielle de la pensée éducative de C. Freinet. Une pensée qui reste encore à découvrir. Une pensée “entre deux mondes” - Actualité de la pédagogie Freinet En lisant Luc Boltanski et Le nouvel esprit du capitalisme En répondant à une “commande” portugaise : Freire Freinet Habermas, les voies d'une pédagogie de l'émancipation
Architecture du cours consacré à Freinet (tous les 15 jours, en alternance) 1. Freinet et la critique de l'école 2. Situation de Freinet dans l'histoire des idées éducatives 3. Outils et méthodes. Le matérialisme pédagogiques 5. De l'éducation du travail à la créativité enfantine 5. Regards d'aujourd'hui sur la pédagogie Freinet (pédagogie institutionnelle, pédagogie nondirective, psychanalyse, pédagogie de l'émancipation)
Modalités d'évaluation Elles seront définitivement arrêtées dans la quinzaine. Principe : l'évaluation portera sur la totalité du cours.
Eléments de bibliographie http://www.freinet.org/pef/bibliopf.htm
1. FREINET ET LA CRITIQUE DE L'ECOLE
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1. Freinet, une autre idée de l'école. Eléments d'introduction NB. Cette introduction vise à donner une idée générale de l'oeuvre et de la pensée de Freinet. Elle s'adresse plus particulièrement à ceux qui ne les connaîtraient pas, ou n'ont pas suivi le cours de licence. Pour une présentation d'ensemble plus développée : http://perso.wanadoo.fr/alain.kerlan
1.1. Quelques éléments significatifs de la “constellation” Freinet :
Freinet est un instituteur. Son combat est un combat dans l'école. Freinet et le mouvement Freinet ont partagé les grands engagements révolutionnaires et réformateurs du début du siècle. Il est indispensable de comprendre ce que pouvaient être les luttes sociales dans les années 20. Cet engagement aura aussi épousé son siècle ( la Libération, les impacts des années 60/70 sur le mouvement). La réputation de "l'école Freinet" déborde largement du cercle des pédagogues avertis et des spécialistes de l'éducation. Elle a une dimension internationale. Une réputation de "révolutionnaire" : l'école Freinet, c'est une autre idée de l'école, en rupture avec l'école comme elle va et qu'elle dénonce.. Une influence paradoxale "dans" l'école : "L'influence qui procède de Freinet est contradictoirement marginale et étendue, faible et tenace", écrit Henri PEYRONIE ("Célestin Freinet", in Jean HOUSSAYE, Quinze pédagogues, leur influence aujourd'hui, Paris, A. Colin, 1994, p. 225). Quelques milliers d'enseignants seulement appartiennent au "groupe Freinet", mais ils constituent un "groupe de référence" exemplaire.
Une conception et un mouvement qui engagent le combat contre l'école instituée, mais dont l'influence diffuse dans cette école même et pénètre jusqu'aux textes officiels ! Une pédagogie qu'on assimile d'abord aux outils, aux techniques pédagogiques inventées et propulsées par Freinet et le mouvement Freinet. A juste titre : Freinet a toujours mis en avant ce qu'il appelait son "matérialisme pédagogique" : pour changer l'école, affirmait-il, il faut d'abord changer les outils de l'école. Mais il faut ajouter qu'il en va ainsi parce qu'un outil, c'est toujours de la "théorie incarnée".
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1.2. Eléments biographiques
Un instituteur issu du peuple Naissance dans un petit village (Gars) des Alpes Maritimes en 1896. (On notera que Freinet restera toujours profondément attaché à la culture, aux valeurs, aux modes de vie traditionnels de l'arrière-pays méditerranéen. Du coup, à côté (en contradiction ?) du prolétariat, un arrière-plan paysan, une nostalgie de ce monde "harmonieux", une aspiration écologique. Voir dans L'éducation du travail (Delachaux et Niestlé, 1946) le personnage du paysan poète philosophe, Mathieu). Enfant du peuple, bon élève, il prépare et réussit en 1912 le concours d'entrée à l'Ecole Normale d'Instituteurs de Nice. La guerre ne lui laisse pas le temps d'achever sa formation. Il doit remplacer un instituteur mobilisé, puis partir lui-même au front 6 mois plus tard. Grièvement blessé à la poitrine au Chemin des Dames en octobre 1917. Reconnu mutilé de guerre à 70%, il reprendra son métier en 1920, contre l'avis des médecins. Nommé en 1920 à Bar-sur-Loup.
Un combat politique et pédagogique Dès lors, la dénonciation de la guerre et le refus de l'ordre établi vont de pair. Se lie d'amitié avec Henri BARBUSSE ( Le Feu, 1916), à la tête d'un mouvement d'anciens combattants républicains, et fondateur de la revue "Clarté", qui accueillera les écrits de Freinet en 1923/1924. Freinet sera membre du parti communiste français à partir de 1927 jusqu'à la rupture au début des années 50. Dès son retour de guerre, Freinet avait engagé une réflexion en faveur d'une pédagogie nouvelle populaire, sur le rôle de l'école dans le processus d'une révolution sociale. Au lendemain de la première guerre mondiale, les espoirs progressistes sont tournés vers la jeune révolution russe. Il fait, comme il le dit, du "militantisme pédagogique". Il combat la société dans laquelle il vit et à laquelle appartient l'école dans laquelle il enseigne. "C'est au nom de cette lutte plus large qu'il entreprend de rénover l'école", écrit Liliane Maury (Freinet et la pédagogie, PUF, 1988, p. 116). (C'est dans cette perspective que Freinet s'informe des expériences étrangères d'éducation nouvelle et d epédagogie populaire, visite en 1922 les écoles libertaires de Hambourg, se rend en URSS. Ce qu'il cherche , c'est bien des pratiques de classe nouvelles.)
"L'invention" de l'imprimerie à l'école
115 C'est donc autour d'une technique, d'un outil, l'imprimerie, que s'élabore l'œuvre pédagogique de Freinet. Le premier texte qu'il lui consacre date de 1925. En 1927, il crée sa propre revue "L'imprimerie à l'école", qui deviendra en 1931 "L'éducateur prolétarien". C'est bien l'idée fondatrice. Un réseau se coordonne autour de la revue. Freinet est nommé en 1928 à Saint Paul de Vence, où il poursuit sa rénovation pédagogique.
"L'affaire Freinet" Cette forte dynamique va être cassée l'année scolaire 1932/1933. A l'origine de "l'affaire Freinet", un simple texte libre qui cristallise et déchaîne les oppositions "J'ai rêvé que toute la classe s'était révoltée contre le maire de Saint Paul qui ne voulait pas nous donner les fournitures gratuites… Je m'élance, les autres ont peur. Monsieur le Maire sort son couteau et m'en donne un coup sur la cuisse. De rage, je sors mon couteau et je le tue. Monsieur Freinet a été le maire… Je suis allé à l'hôpital. A ma sortie on m'a donné mille francs". Les parents, puis l'administration, vont contraindre Freinet au déplacement d'office. Freinet organise des discussions avec les parents, cherche et trouve des appuis prestigieux, l'affaire prend une ampleur nationale. Rien n'y fait. Freinet reçoit son "déplacement d'office". Il le refuse, décide de créer sa propre école.
L'école Freinet En 1935, il ouvre près de Saint Paul de Vence son école "libre" : "Ce ne sera pas une école aristocratique, mais une école ouvrière et paysanne". L'école accueille des enfants proches, des enfants en difficulté sociale de la région parisienne, des enfants orphelins réfugiés de la guerre d'Espagne, un peu plus tard. Elle sera reconnue en 1936 par le Front Populaire. C'est là que seront inventées de nouvelles techniques : plan de travail, conseil de coopérative, journal mural, fichiers autocorrectifs, méthode naturelle de lecture. Le mouvement trouve un second souffle, de nouveaux adhérents (peu avait soutenu la création de l'école libre…).
L'après-guerre Au début de la seconde guerre mondiale, Freinet est arrêté, interné, placé en résidence surveillée.
116 C'est là qu'il écrit ses principales œuvres théoriques, qui paraîtront après guerre : L'éducation du travail L'essai de psychologie sensible Les dits de Mathieu
A la Libération, Freinet reprend ses activités, anime le mouvement pédagogique qui porte son nom, et existe encore de nos jours. Il rompt avec le PCF au début des années 50, dans le contexte d'une polémique d'intellectuels du PC contre le mouvement Freinet, à propos de "l'école unique". Le rayonnement du mouvement se développe à l'étranger.
Freinet disparaît en 1966.
2. La critique pédagogique et psychologique de l'école 2.1. La scolastique dénoncée
Une opposition organique "Il y a entre les Méthodes traditionnelles et nos Méthodes naturelles une différence fondamentale de principe, sans la compréhension de laquelle toutes appréciations seraient toujours injustes et erronées : les méthodes traditionnelles sont spécifiquement scolaires, créées, expérimentées et plus ou moins mises au point pour un milieu scolaire qui a ses buts, ses modes de vie et de travail, sa morale et ses lois, différents des buts, des modes de vie et de travail du milieu non scolaire et que nous appellerons milieu vivant. C'est l'existence même de ce milieu scolaire tel qu'il est que nous jugeons irrationnel, retardataire, dangereusement décalé par rapport au milieu social et vivant contemporain et impuissant, de ce fait, à faciliter et à préparer l'éducation bien comprise qui formera en l'enfant l'homme de demain, conscient de ses droits, mais capable aussi de remplir ses devoirs dans le monde qu'il doit construire et dominer… première partie de notre travail.".
117 "Méthodes naturelles et méthodes traditionnelles (1947)", in La méthode naturelle. L’apprentissage de la langue, Editions Marabout, 1968, p. 28/29. et Oeuvres complètes, volume 2, Seuil, 1994, p. 227/228. Que faut-il retenir de cette lecture ? - Sous la critique des méthodes taditionnelles, non seulement une critique et un rejet de l'école réelle, mais une critique de la forme scolaire elle-même, au sens précis que Guy Vincent a donné à ce terme. - Une opposition systématique, point à point, pied à pied (qui ne saurait s'accommoder de quelque "réforme") - Un propos certes "révolutionnaire", mais soucieux de construire une école en accord avec les vrais besoins de la société et de la démocratie modernes.
Qu’est-ce que la scolastique ?
Texte : "Que valent les règles de la scolastique ?" "Méthodes naturelles et méthodes traditionnelles (1947)", in La méthode naturelle. L’apprentissage de la langue, Editions Marabout, 1968, p. 33/35. et Oeuvres complètes, volume 2, Seuil, 1994, p. 231/235.
2.2. L'idée de méthode naturelle. Une idée simple… assez complexe Comment comprendre cette idée d'allure paradoxale de "méthode naturelle" ? En quoi une "méthode" peut-elle être "naturelle" ? La nature contre la « scolastique » , contre l'artifice ? C'est ce que suggère l'éditeur (Madeleine Freinet) du volume 2 des Oeuvres complètes, dans sa présentation : "Un des fondements de la pédagogie Freinet est qu'un certain nombre de connaissances "scolaires" peuvent être acquises suivant le même processus "naturel" que les mécanismes vitaux. En d'autres termes, il pensait qu'on peut apprendre, à lire, à écrire, à compter comme on apprend à se tenir debout, à marcher, à courir, à parler" Madeleine Freinet, in C. Freinet, Oeuvres, volume 2, Seuil, p. 207. Sous cette forme, la thèse échappe difficilement à la critique du naturalisme. Les considérations sur la NATURE supplantent ici celles sur la SOCIETE et l'HISTOIRE. La nature devient le référent ultime, la norme, le principe explicatif. N'y a-t-il pas assimilation
118 abusive d'une processus culturel (l'éducation) à un processus naturel ? La comparaison apprentissage de la marche/apprentrissage de l'écriture est-elle tenable ? L’apprentissage comme « élan vital » ? La thèse va un peu plus loin que la formulation précédente, dans la même direction. Elle s'adosse alors à une philosophie de la vie comme créativité, création, qui n'est pas sans évoquer le Bergson de l'élan créateur... C'est à peu près ce qu'on trouve sous la plume d'Elise Freinet : "Il lui apparaissait comme une nécessité et un devoir de pousser toujours plus loin les puissances créatrices de l'expérience et de la connaissance, dans la ligne où, si résolument et si fermement, il s'était engagé ; d'en démontrer aussi les démarches familières dans une éclairante simplicité, celle de la vie, phénomène grandiose, mais le plus banal et le plus universel". Elise Freinet, in C. Freinet, La méthode naturelle. L'apprentissage de la langue, Avertissement, Paris, Marabout, 1968.
Une démarche psychologiquement et épistémologiquement fondée ? C'est tout le sens de l'Introduction à la Méthode naturelle. Freinet l'adosse à son Essai de psychologie sensible, et à la notion qu'il veut scientifique de tâtonnement expérimental. Texte : "Le progrès scientifique se fait par tâtonnement expérimental", in La méthode naturelle. L'apprentissage de la langue,, Paris, Marabout, 1968, p. 8/9 et sq. et Oeuvres 2, Paris, Seuil, p. 211. Qu'est-ce donc au bout du compte que la méthode naturelle selon Freinet ? La définition de Freinet. Il faut donc lire de près ce qu'en dit Freinet lui-même, sans prétendre réduire l'ambivalence, la polysémie, si ce n'est l'ambiguité du terme... Texte : "Qu'est-ce qu'une méthode naturelle ?", in La méthode naturelle. L'apprentissage de la langue,, Paris, Marabout, 1968, pp. 29/32, et Oeuvres Volume 2 pp. 228/231.
2.3. Le tâtonnement expérimental La difficulté pour comprendre ce fondement psychologique de l'école nouvelle selon Freinet qu'est le "tâtonnement expérimental", c'est peut-être que la référence scientifique (psychologique) se double et même se triple constamment d'un appel au "bon sens", à l"l'expérience", et à une forme de vitalisme. On le vérifiera en lisant et commentant la suite du texte de l'Introduction à la Méthode naturelle :
119 Texte : "Le progrès scientifique se fait par tâtonnement expérimental", in La méthode naturelle. L'apprentissage de la langue,, Paris, Marabout, 1968, p. 9 et sq. et Oeuvres 2, Paris, Seuil, p. 212 et sq.
3. La critique sociale et politique de l'école La critique de l'école chez Freinet, on l'aura compris, ne saurait être réduite à une critique "pédagogique", et encore moins "didactique" de l'école. Elle est indissociable d'une conception de l'école et de ses missions : bref, d'une philosophie politique et sociale de l'école.
3.1. La scolastique, un système social et politique La notion de "scolastique" elle-même doit être entendue en ce sens politique. Elle n'est pas (seulement) une erreur pédagogique, mais recouvre aux yeux de Freinet une fonction sociale et politique délibérée. "La décadence et la mort de l'école sont le résultat du développement formidable du capitalisme ; c'est pour aboutir à cette impasse que "l'école gratuite et obligatoire" a, pendant un demi-siècle, instruit les travailleurs. Devant cette faillite, on comprend enfin le danger d'une instruction qui va à l'encontre du progrès humain ; on voit qu'il ne suffit plus de développer, d'améliorer, de "réformer" l'enseignement. Il faut la "transformer", selon le mot de M. Ferrière - qui n'est cependant pas communiste - il faut le révolutionner".
Célestin Freinet, "La dernière étape de l'école capitaliste", 1924, Revue "Clarté" (Cf. Liliane Maury, Freinet et la pédagogie, p. 31)
3.2. L’imprimerie à l’école au service de l’école du peuple Le sens de l'outil "vedette" de la pédagogie Freinet, l'imprimerie, doit être saisi dans la persepctive de cette critique politique de la "scolastique". Il s'agit dans l'esprit du pédagogue d'un choix pédagogique qui bouleverse de proche en proche toute l'organisation pédagogique traditionnelle. On touche là à un point capital : l'imprimerie est chez Freinet l'aboutissement d'une réflexion critique sur l'école et sur ses pratiques. C'est bien clair dès le premier article que publie Freinet en 1925 dans la revue "Clarté" : Vers l'école du prolétariat. Contre un enseignement livresque. L'imprimerie à l'école. (Texte reproduit dans Liliane MAURY, Freinet et la pédagogie, Paris, PUF, 1988, pp. 9/16. Extraits ci-dessous annexe A.) On doit bien se garder d'une lecture réductrice, purement "pédagogique" : l'imprimerie serait le moyen d'intéresser, de motiver les apprentissages. C'est tout à fait insuffisant. L'imprimerie veut bien plus : transformer l'école, substituer à l'école telle qu'elle est une autre école, l'école du prolétariat.
120 Deux choses à retenir : a) Le recours à l'imprimerie est indissociable d'une critique politique de l'école, dans ses fins, ses formes et ses contenus. Les formes traditionnelles de l'apprentissage dans l'école ne sont pas au service de l'instruction et du progrès ; et même elles leur sont nuisibles. Le divorce entre l'école et la vie n'est pas un "défaut" pédagogique : c'est le cœur même du dispositif d'exclusion. - C'est bien la même dénonciation qui conduit Freinet à opposer, en termes plus mesurés, les "méthodes naturelles" de l'école moderne aux méthodes traditionnelles ; sous l'opposition de méthodes, une autre école, la critique d'un système : "Il y a entre les Méthodes traditionnelles et nos Méthodes naturelles une différence fondamentale de principe, sans la compréhension de laquelle toutes appréciations seraient toujours injustes et erronées : les méthodes traditionnelles sont spécifiquement scolaires, créées, expérimentées et plus ou moins mises au point pour un milieu scolaire qui a ses buts, ses modes de vie et de travail, sa morale et ses lois, différents des buts, des modes de vie et de travail du milieu non scolaire et que nous appellerons milieu vivant. C'est l'existence même de ce milieu scolaire tel qu'il est que nous jugeons irrationnel, retardataire, dangereusement décalé par rapport au milieu social et vivant contemporain et impuissant, de ce fait, à faciliter et à préparer l'éducation bien comprise qui formera en l'enfant l'homme de demain, conscient de ses droits, mais capable aussi de remplir ses devoirs dans le monde qu'il doit construire et dominer". "Méthodes naturelles et méthodes traditionnelles", in La méthode Naturelle, Editions Marabout, p. 28. - En 1926, Freinet, s'insurgeant contre l'enseignement livresque, disait la même chose : " Les manuels sont un moyen d'abrutissement. Ils servent, bassement parfois, les programmes officiels. Quelques-uns les aggravent même, par je ne sais quelle folie de bourrage à outrance… "Même les manuels seraient-ils bons, il y aurait tout intérêt à en réduire le plus possible l'emploi. Car le manuel, surtout employé dès l'enfance, contribue à l'idolâtrie de l'écriture imprimée. Le livre est bientôt un monde à part, quelque chose d'un peu divin, dont on hésite toujours à contester les assertions… " Le manuel tue le sens critique ; et c'est probablement à eux que nous devons ces générations de demi- illettrés, qui croient, mot pour mot, ce que contient leur journal. Et s'il en est ainsi, la guerre aux manuels est vraiment nécessaire" (Cité par L. Maury, Op. Cit., pp. 41/42.)
On peut entendre dans ces propos un écho du Troisième Mémoire (1791) de CONDORCET : "Le premier mouvement des hommes est de prendre littéralement et de croire tout ce qu'ils lisent comme tout ce qu'ils entendent. Plus celui qui n'a pas appris à se défendre de ce mouvement lira de livres, plus il deviendra ignorant…" (Troisième Mémoire, édition Edilig, p. 169).
b) Le recours à l'imprimerie est solidaire de l'engagement en faveur de l'école du peuple :
•
combat pour la démocratisation réelle de l'école
•
refus de l'organisation élitiste de la forme scolaire
121
•
refus de la "scolastique", et action en faveur de situations scolaires porteuses de sens pour tous
•
des pratiques scolaires visant des savoir-faire autant que des savoirs
•
place faite aux milieux de vie des élèves
•
volonté d'une éducation du travail
•
accueil de la "culture populaire" dans l'école
4. La critique philosophique et culturelle de l'école La philosophie profonde de Célestin Freinet, la philosophie "ultime", est sans doute inscrite dans les deux ouvrages que rédige le pédagogue pendant la guerre, tandis qu'il est assigné à résidence : L'éducation du travail, et L'essai de psychologie sensible. A quoi on peut ajouter le recueil des chroniques que publia Freinet entre 1946 et 1954 sous le titre : Les dits de Mathieu. Mathieu, porte-parole de Freinet, déjà mis en scène dans L'éducation du travail. Ce livre appartient au genre du dialogue philosophique. Deux personnages y discutent du monde, de la culture, de l'école et de l'éducation. Monsieur Long est un instituteur qui se veut "moderne". Mathieu est un berger. La lecture des titres des différents chapitres composant l'ouvrage donne le ton : - "Les dangers de la scolastique" (p. 81, Oeuvres pédagogiques, Volume 1, Seuil) - "La culture profonde" (p. 87) - "Le progrès technique est-il forcément un progrès humain ?" (p. 93) - "L'instruction ne rend pas toujours l'homme meilleur" (p. 99)
122 On lira et étudiera le premier de ces quatre chapitres consécutifs, afin de donner à la critique de la scolastique déjà engagée ci-dessus toute sa portée philosophique. En particulier, on s'attachera à dégager les thèmes et les images clés du propos de Freinet. On prolongera cette étude par la lecture de l'un ou l'autre des trois chapitres suivants, en s'attachant plus particulièrement à caractériser la conception que se fait Freinet de la culture et du progrès.
ANNEXE A : L'IMPRIMERIE POUR CHANGER L'ECOLE Freinet, Vers l'école du prolétariat. Contre un enseignement livresque. L'imprimerie à l'école, Revue "Clarté", 1925.
"Mais qui donc cataloguera, qui aura la prétention d'immobiliser dans un livre une vie aussi mobile et aussi diverse selon les régions que celle de nos petits écoliers? On installe aujourd'hui le poêle dans la classe; et tout le jour les élèves ont devant les yeux ce meuble nouveau qui s'ajoute ainsi aux choses familières. Ils s'intéressent au feu, à la flamme, à la fumée. Ils veulent s'approcher, sentir la chaleur. Il faut nécessairement parier du poêle' et du chauffage. Mais votre système de centres d'intérêt n'a pas prévu cette leçon pour ce jour-là! Laisserez-vous passer une occasion unique d'enseigner sur ce sujet quelque chose qui se grave dans l'esprit de l'enfant, parce qu'attendue et désirée. Une chauve-souris est tombée dans la cour. Il n'y a pas à hésiter : il faut en parler, d'abord parce que c'est une excellente occasion, mais aussi parce que vous entraîneriez bien difficilement les enfants fascinés à un autre travail - qui serait d'ailleurs fait sans entrain ni plaisir. Il a fait un violent orage cette nuit. Les enfants ont entendu le tonnerre gronder; ils se sont caché la tête sous le drap pour essayer de ne plus voir l'éclair. Ils en sont encore tout émus en arrivant en classe. Canalisons, exploitons cette émotion; et voilà une leçon qui se termine par une lecture du plus haut intérêt. Si c'est un livre ou une répartition impeccable qui donnent le ton à la classe, qui lui indiquent le matin quel sera l'intérêt de la journée, nous perdons le bénéfice de l'intérêt véritable. A quelques rares exceptions près, nous serons amenés à susciter à l'école un intérêt spécifiquement scolaire, en rapports factices avec la vie. La vie de l'école se juxtaposera une fois de plus à la vie de l'élève. L'école ne sera pas, comme nous le voudrions, une manifestation plus riche et plus intense de la vie.
La Vie
Quittons donc le manuel et laissons vivre nos élèves. Ils arrivent, ce lundi matin, l'esprit et les yeux tout pleins encore de l'orage qui, hier, a, en quelques instants, blanchi la campagne de petits grêlons. Allons-nous parler de la vie des plantes comme nous en avions l'intention? Laissons dire, demandons une précision, là, donnons-la ailleurs, tâchons de pousser plus avant l'observation enfantine nécessairement superficielle et composons : " La grêle. - Les giboulées de mars ont commencé. Hier, à trois heures, il est tombé beaucoup de grêle. Les grêlons, gros comme de petites billes, tombaient droit et tambourinaient sur les tuiles et sur les vitres. En quelques instants, la campagne était toute blanche. Nous étions contents et nous faisions des pelotes mais nos parents se disaient : notre pauvre campagne".
123 On lit - avec enthousiasme - et un enthousiasme que je n'ai jamais vu en défaut - ce texte vivant. Trois ou quatre élèves le composent; c'est l'affaire de quinze à vingt minutes. Et même ceux qui ne lisent qu'en syllabant composent assez rapidement. Durant ce travail, pour lequel le maître n'a nullement à intervenir, les autres élèves continuent leur besogne : lecture individuelle, copie ou exercice se rapportant au sujet d'étude, devoirs de calculs, selon des méthodes plus individualisées et tendant à l'autoéducation. La composition terminée, on imprime. Avec une presse à main pourtant rudimentaire, 100 imprimés sortent en cinq ou dix minutes : Un exemplaire que chacun collera à son livre de vie; quelques exemplaires supplémentaires pour les absents. Et parfois, le soir, un petit dévoué porte les leçons du jour à son camarade malade qui se tient ainsi au courant de la vie de sa classe. Trente-cinq imprimés sont destinés à nos camarades de l'école de J ... ; quarante à ceux de l'école de F... Et tantôt un grand expédiera à leurs adresses ces fragments de vie. Il est vrai qu'à dix heures aussi, le facteur apparaîtra, apportant deux envois des écoles de J... et de F... Et vous pouvez juger de l'entrain avec lequel nos élèves vont dévorer ces autres fragments de camarades qui habitent bien loin, dans des régions dont ils ne peuvent pas encore se figurer la place, mais dont ils apprennent ainsi la principale vie qui les intéresse : celle des autres enfants. Quelle richesse de lectures! ne croyez-vous pas? Et non plus des lectures d'un intérêt factice, rapporté. C'est la vie elle-même qui enseigne nos petits écoliers. Méthode possible seulement dans les écoles peu nombreuses, dira-t-on encore. Telle que nous venons de l'exposer, elle est singulièrement souple, s'adaptant aussi bien aux classes chargées des villes qu'à celles à plusieurs divisions de nos villages. Mais elle demande certainement une vie nouvelle de la classe, toute basée sur la coopération entre les élèves d'une part, et aussi entre maîtres et élèves. C'est la condamnation de la routine qui fera place à un incessant intérêt. Cette technique renouvelée est toute à découvrir. Mais ce sera le triomphe de l'école active et sur mesure dont la réalisation dans les classes primaires a semblé si longtemps utopique. Mais cette vie, pourra-t-on encore objecter, est-elle susceptible de donner à l'enfant les connaissances qu'on attend de l'école? Et si la vie - la vie totale, s'entend, et non la vie limitée et fermée de l'école actuelle - si la vie ne peut pas donner l'éducation et l'instruction, par quels procédés sophistiqués peut-on raisonnablement les obtenir ? Un fait m'a frappé d'ailleurs. Lorsque je parcours la série des titres de 200 pages de notre Livre de vie (deux premiers trimestres), je constate que la répartition des sujets est à peu près celle que préconisent les partisans des centres d'intérêt.
Je ne dirai pas prétentieusement que, par cette technique de l'imprimerie, j'ai rejoint le Dr Decroly. C'est lui qui, par un long détour, a ramené la science pédagogique à son point de départ : le bon sens et la vie. Mais ces systèmes que nous allons comme à plaisir chercher si loin, ils sont là, dans les yeux vifs et dans les petites têtes de nos enfants. Mais seule l'imprimerie a rendu possible la réalisation de cette vie. Et je voudrais bien que ceux qui liront ces lignes parviennent à vivre un jour, intensément, comme je vis depuis six mois dans ma classe renouvelée."
C. FREINET, Vers l'école du prolétariat, 1925, Clarté
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N.-B. - Je me ferai un plaisir de répondre plus longuement et de donner tous les renseignements utiles à ceux qui voudront bien m'en faire la demande.
SITUATION DE FREINET DANS L'HISTOIRE DES IDEES ET DES COURANTS PEDAGOGIQUES
1. CELESTIN FEINET ET L'EDUCATION NOUVELLE 1. L'éducation nouvelle, une triple dimension Fin 19ème, début 20ème siècle : un important mouvement éducatif européen, occidental, qui met profondément en cause la pensée et la pratique pédagogiques établies. Un mouvement nouveau, qui traversera le siècle, et aura provoqué des transformations majeures dans les idées et les pratiques pédagogiques. (Savoir s'il a "réussi" ou "échoué", c'est une autre affaire…). Un mouvement dont les propos et les objectifs illustrent exemplairement la nature critique de toute doctrine pédagogique, comme l'avait bien vu Durkheim : Leur objectif n’est pas de décrire ou d’expliquer ce qui est ou ce qui a été, mais de déterminer ce qui doit être. Elles ne sont pas orientées vers le présent, ni vers le passé, mais vers l’avenir. Elles ne se proposent pas d’expliquer fidèlement des réalités données, mais d’édicter des préceptes de conduite. Elles ne nous disent pas : voilà ce qui existe et quel en est le pourquoi, mais voilà ce qu’il faut faire. (…) Presque tous les grand pédagogues, Rabelais, Montaigne, Rousseau, Pestalozzi, sont des esprits révolutionnaires, insurgés contre les usages de leurs contemporains. "Nature et méthode de la pédagogie"(1911), in Education et sociologie (pp. 85/86 édition Alcan)
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Aux sources de cette "révolution", une triple racine :
a) La place désormais prépondérante de la science, et notamment de la science de l'éducation naissante. Autour de 1880, s'affirme chez plusieurs auteurs la nécessité de dépasser la tradition, qualifiée d'empirique et de routinière, et de fonder la pédagogie sur la science. On trouve une formulation significative de cette idée dans l'article "Pédagogie" du Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire (1888), sous la plume de Henri Marion. La psychologie devient alors la science toute désignée pour fonder rationnellement la pédagogie. La pédagogie doit être une pédagogie appliquée. Cf. Edouard CLAPAREDE "Pourquoi les sciences de l'éducation ?" (article de 1912).
b) Seconde source, de nature politique : le projet de réforme de la société par l'éducation.
Cette dimension est particulièrement visible dans la seconde vague du mouvement de l'éducation nouvelle, après la Première Guerre Mondiale. Après l'effroyable hécatombe, sous la bannière de l'éducation nouvelle s'exprime la volonté de réformer l'éducation pour assurer le salut de l'humanité. Espérance d'un nouveau type d'homme, d'une éducation capable de supprimer dans leurs racines sociales et humaines les causes de la guerre. (On ne s'étonnera pas que ces éducateurs aient cru trouver en Rousseau leur maître).
c) Une troisième source ne doit pas être négligée : le mouvement est aussi traversé d'une inspiration spiritualiste et religieuse.
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C'est bien Maria MONTESSORI qui écrit : "Lorsque l'on découvre les lois du développement de l'enfant, l'on découvre l'esprit et la sagesse de Dieu qui agit dans l'enfant". Et aussi : "Les problèmes de l'éducation doivent trouver leur solution en raison de l'existence des lois de l'ordre cosmique". Et c'est bien Adolphe FERRIERE qui voit à l'œuvre dans toute éducation une ascension vers l'Esprit. Pour ne rien dire de la pédagogie expressément théosophique de Rudolph STEINER ! Il faut donc prendre en considération ces trois sources pour étudier les principaux thèmes de la pédagogie nouvelle. Elles en expliquent souvent le caractère.
- Ainsi du thème de l'enfance, et de la fameuse révolution copernicienne, comme on peut en juger à la lecture de ce texte de COUSINET : L’éducation nouvelle " consiste vraiment en une attitude nouvelle vis-à-vis de l’enfant. Attitude faite de compréhension, d’amour (comme aussi bien fut celle d’un Pestalozzi), mais surtout attitude de respect. Attitude d’attente, de patience, attitude de la main délicate qui n’ose ni ouvrir un bouton de fleur ni déranger le bébé au cours de ses premières expériences, ni aussi bien l’écolier au cours de ses premiers travaux. Attitude d’acceptation de l’enfance comme une période nécessaire dans le développement de l’homme. Indulgence, plus qu’indulgence, admission des erreurs de l’enfant, de ses faux pas, de ses hésitations, de ses lenteurs. Désir souvent passionné de satisfaire ses besoins propres, même si la société doit attendre quelque peu pour que soient satisfaits les siens ". L’éducation nouvelle, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1968 (2ème édition), p.22-23.
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2. Et Freinet ? Quelle place dans le courant de l'éducation nouvelle ? •
Sur l'inspiration scientifique : entre modernité et désenchantement
Texte 1 : La méthode naturelle 1, l'apprentissage de la langue, éditions Marabout, 1975, pp. 20/21 : Une revendication de scientificité, mais des réserves nombreuses... Texte 2 : L'éducation du travail, chapitre 17 " la culture profonde " et chapitre 18 " Le progrès technique est-il toujours un progrès humain ? " •
Sur l'inspiration politique : entre révolution et modernisation
On se rappellera que la volonté de modernisation est très présente dans tout un aspect de l'éducation nouvelle, et dès le début. En témoigne le livre de E. DEMOLINS A quoi tient la supériorité des anglo-saxons ? On trouve bien cette volonté chez Freinet. Relire de ce point de vue le texte dans lequel il oppose termes à termes éducation traditionnelle et éducation nouvelle : La méthode naturelle 1, l'apprentissage de la langue, éditions Marabout, 1975, pp. 28. Cette conjonction révolution/modernité est particulièrement présente dans le premier chapitre de Pour l'école du peuple, ouvrage que Freinet avait rédigé pour être un " guide pratique pour l'organisation matérielle, technique et pédagogique de l'école populaire ", selon son sous-titre. Texte : Pour l'école du peuple, éditions Maspéro, 1969, pp. 17/23; •
Sur l'inspiration spiritualiste : entre matérialisme et vitalisme
Nous avons déjà et à plusieurs reprises souligné le vitalisme qui imprègne la conception éducative de Freinet. Dans quelle mesure est-il en opposition au matérialisme dialectique dont se réclame par ailleurs le Freinet membre du parti communiste et engagé dans l'école populaire ? Pour y réfléchir, on pourra lire et comparer deux textes : Texte 1 : " Une technique nouvelle de travail scolaire " (1929), article reproduit dans Elise Freinet, Naissance d'une pédagogie populaire, Petite collection Maspéro, p. 83, et dans Liliane Maury, Freinet et la pédagogie, PUF, pp.37/40.
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Texte 2 : L'éducation du travail, chapitre 9 " retrouver les lignes de vie ".
1.3. Freinet et l'idée de nature
Voilà un thème central dans l'éducation nouvelle. Qu'en est-il chez Freinet ? • •
L'idée de nature chez Rousseau. Quelques rappels (On pourra ici se reporterau cours de licence, disponible en ligne) De la nature selon Freinet. Retour sur la méthode naturelle : qu'estce qu'une " technique de vie naturelle " ? Revenons aux textes :
Technique de vie et acte réussi : La méthode naturelle 1, l'apprentissage de la langue, éditions Marabout, 1975, pp. 11/12. Tâtonnement expérimental, perméabilité à l'expérience, acte réussi, technique de vie : La méthode naturelle 1, l'apprentissage de la langue, éditions Marabout, 1975, pp. 22/23. •
Freinet critique de Montessori. Texte : Pour l'école du peuple, éditions Maspéro, 1969, pp. 30/31.
2. METHODE OU PROGRAMMATION ? LA PEDAGOGIE FREINET FACE AU BEHAVIORISME Freinet a toujours fait preuve d'un souci de modernité et de technicité scientificité dans le domaine des apprentissages. En témoigne par exemple aujourd'hui la place que prend aisément et comme naturellement l'utilisation des nouvelles technologies de l'information et de la communication dans les classes Freinet… 2.1. Des outils pour apprendre : les fichiers autocorrectifs On examinera ici rapidement le principe même du fichier autocorrectif comme un exemple d'enseignement programmé, de "machine à enseigner". Est-il seulement cela ?
2.2. Freinet et la critique du behaviorisme
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Cependant, Freinet lui-même a pris soin de dire ce qui le distingue du behaviorisme, en quoi il voit néanmoins "une rupture spectaculaire avec toutes les théories intellectualistes". On étudiera son analyse en lisant et commentant la dernière partie de l'Introduction à la Méthode naturelle de lecture. Alors, méthode … ou nature ? Il n'est pas assuré que l'ambiguïté soit levée…
3. SOCIALISATION ET EDUCATION DU CITOYEN 3.1. Ce qu'il en est de la socialisation dans la classe Freinet : Description du fonctionnement de la classe coopérative. On se reportera ici à la présentation "matérielle et technique" que donne Freinet de la classe coopérative et de ses outils dans L'école moderne française, sous-titré "Guide pratique pour l'organisation matérielle, technique et pédagogique de l'école populaire" (cf. Œuvres, 2, pp. 11 sq. Egalement sous le titre Pour l'école du peuple aux éditions Maspéro)
3.2. Un outil, une institution : la coopérative scolaire "Attention", prévient Freinet "il ne s'agit pas de fonder, comme cela s'est pratiqué parfois, un groupement formel en vue de l'achat d'un matériel par le versement d'une cotisation mensuelle, mais d'une vraie société d'enfants capable d'administrer la presque intégralité de la vie scolaire" (L'école moderne française, in Œuvres 2, p. 95). On le vérifiera en lisant et commentant la partie de l'EMF intitulée "Aperçu initial sur la vie communautaire de l'école" (L'école moderne française, in Œuvres 2, p. 58)
3.3. Deux influences notables : John Dewey, Makarenko Selon l'auteur de The school and Society (1900), John Dewey, les activités sociales de l'élève sont la véritable base, le fil conducteur du curriculum. Le curriculum inclut une nécessaire perspective sociale, parce que l'élève
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participe et est appelé à participer au développement de la société démocratique. L'influence de Dewey sur la pédagogie Freinet est à cet égard patente, comme on le vérifiera à la lecture des quelques pages de The school and Society (en traduction française) que propose Yves Bertrand dans Quinze pédagogues, textes choisis, pp. 120/121, dir. Jean Houssaye, A. Colin 1995. A cette influence démocratique et "libérale", il faut joindre l'influence marxiste en la personne de A. S. Makarenko et de la colonie Gorki : une interprétation pédagogique du marxisme et de la thèse du travail comme valeur éducative. Le thème de l'école prolétarienne chez Freinet lui fait bel et bien écho, dans les années 20 du moins. On le vérifiera à la lecture de quelques passages du Poème pédagogique de Makarenko proposés par Octavi Fullat I Genis dans Quinze pédagogues, textes choisis, pp. 162/163, 168/171, dir. Jean Houssaye, A. Colin 1995.
THEMES ET FIGURES DE L'EDUCATION NOUVELLE
I. ORIGINES ET FONDEMENTS 1) Fin 19ème, début 20ème siècle : un important mouvement éducatif européen, occidental, qui met profondément en cause la pensée et la pratique pédagogiques établies. Un mouvement nouveau, qui traversera le siècle, et aura provoqué des transformations majeures dans les idées et les pratiques pédagogiques.
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Un mouvement dont les propos et les objectifs illustrent exemplairement la nature critique de toute doctrine pédagogique, comme l'avait bien vu Durkheim : " Leur objectif n’est pas de décrire ou d’expliquer ce qui est ou ce qui a été, mais de déterminer ce qui doit être. Elles ne sont pas orientées vers le présent, ni vers le passé, mais vers l’avenir. Elles ne se proposent pas d’expliquer fidèlement des réalités données, mais d’édicter des préceptes de conduite. Elles ne nous disent pas : voilà ce qui existe et quel en est le pourquoi, mais voilà ce qu’il faut faire. (…) Presque tous les grand pédagogues, Rabelais, Montaigne, Rousseau, Pestalozzi, sont des esprits révolutionnaires, insurgés contre les usages de leurs contemporains ". "Nature et méthode de la pédagogie"(1911), in Education et sociologie (pp. 85/86 édition Alcan)
2) Aux sources de cette "révolution", une triple racine : - a) La place désormais prépondérante de la science, et notamment de la science de l'éducation naissante. La psychologie devient alors la science toute désignée pour fonder rationnellement la pédagogie. La pédagogie doit être une pédagogie appliquée. - b) Seconde source, de nature politique : le projet de réforme de la société par l'éducation. Sous la bannière de l'éducation nouvelle s'exprime la volonté de réformer l'éducation pour assurer le salut de
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l'humanité. Espérance d'un nouveau type d'homme, d'une éducation capable de supprimer dans leurs racines sociales et humaines les causes de la guerre.
- c) Une troisième source ne doit pas être négligée : le mouvement est aussi traversé d'une inspiration spiritualiste et religieuse. C'est bien Maria MONTESSORI qui écrit : "Lorsque l'on découvre les lois du développement de l'enfant, l'on découvre l'esprit et la sagesse de Dieu qui agit dans l'enfant". Et aussi : "Les problèmes de l'éducation doivent trouver leur solution en raison de l'existence des lois de l'ordre cosmique". Et c'est bien Adolphe FERRIERE qui voit à l'œuvre dans toute éducation une ascension vers l'Esprit. Pour ne rien dire de la pédagogie expressément théosophique de Rudolph STEINER ! Donc prendre en considération ces trois sources pour étudier les principaux thèmes de la pédagogie nouvelle. - Ainsi du thème de l'enfance, et de la fameuse révolution copernicienne, comme on peut en juger à la lecture de ce texte :
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L’éducation nouvelle " consiste vraiment en une attitude nouvelle vis-à-vis de l’enfant. Attitude faite de compréhension, d’amour (comme aussi bien fut celle d’un Pestalozzi), mais surtout attitude de respect. Attitude d’attente, de patience, attitude de la main délicate qui n’ose ni ouvrir un bouton de fleur ni déranger le bébé au cours de ses premières expériences, ni aussi bien l’écolier au cours de ses premiers travaux. Attitude d’acceptation de l’enfance comme une période nécessaire dans le développement de l’homme. Indulgence, plus qu’indulgence, admission des erreurs de l’enfant, de ses faux pas, de ses hésitations, de ses lenteurs. Désir souvent passionné de satisfaire ses besoins propres, même si la société doit attendre quelque peu pour que soient satisfaits les siens ". Roger COUSINET, L'éducation nouvelle, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1968 (2ème édition), p.22-23.
3) L'éducation nouvelle, c'est aussi une constellation de pédagogues assez divers : John DEWEY (USA) 1859/1952 Maria MONTESSORI (Italie) 1870/1952 Ovide DECROLY (Belgique) 1871/1932 Edouiard CLAPAREDE (France) 1873/1940 Adolphe FERRIERE (Suisse) 1879-1960 Roger COUSINET (France) 1881/1973 Célestin FREINET (France) 1896/1966
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Etc. Des pédagogues, et des philosophes, mais aussi (surtout ?) des psychologues, des médecins… Un "grand ancêtre" est revendiqué : Jean-Jacques ROUSSEAU. La filiation passe par Henri PESTALOZZI (1746 - 1827). Le mouvement d'éducation nouvelle présente deux ou trois principales strates. La première vague, se situe à la charnière des 19ème/20ème siècle : L'expression "école nouvelle" semble apparaître en Angleterre ("New School"), vers 1899, après la création par le pasteur Cédric REDDIE de l'école de ABBOTHSOLME. Elle inspirera la création de l'école des Roches en octobre 1799 par Edmond DESMOLINS, après la publication et le succès de son ouvrage A quoi tient la supériorité des anglo-saxons ? En 1894, John DEWEY avait créé l'école élémentaire expérimentale de l'Université de Chicago (Laboratory School). La même année, KERSCHENSTEINER expérimente à Munich les premières écoles du travail (Arbeitsschule). Adolphe FERRIERE fonde en 1899 le Bureau International des Ecoles nouvelles. En 1900, Maria MONTESSORI ouvre à Rome la première Casa dei Bambini (Maison des enfants). En 1907, Ovide DECROLY fonde à Bruxelles l'école de l'Hermitage et met en oeuvre une nouvelle méthode de lecture globale.
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La seconde vague, au lendemain de la première guerre mondiale : Fondation des Communautés libres de Hambourg. En 1921, réation de l'Association pour l'éducation nouvelle et organisation du premire Congrès international d'éducation nouvelle. La même année, en Angleterre, NEILL crée la célèbre école de SUMMERHILL En 1922, aux USA, PARKHURST et le Plan Dalton (prônant la méthode du travail individualisé) La même année, WASHBURNE dirige l'école de Winnetka (méthode nouvelle en sciences et mathématiques). La revue Pour l'ère nouvelle est fondée en 1923. Jean PIAGET publie ses premiers ouvrages de psychologie de l'enfant. En 1925, Roger COUSINET publie sa Méthode de travail libre par groupes Célestin FREINET invente l'imprimerie à l'école dans la même période. Peut-on parler d'une troisième vague, autour des années 70 ?
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4) L'éducation nouvelle a été en effet aussi un mouvement "organisé", lié à la fois au développement de la psychologie de l'enfant et à l'histoire de la société. Il a son bureau international, ses congrès, aujourd'hui ses archives.
5) Le point commun : la volonté de rompre avec la pratique et l'esprit de l'éducation traditionnelle. C'est le point de rencontre de conceptions en fin de compte assez diverses. Il est systématiquement exprimé dans ce texte de FREINET : "Il y a entre les Méthodes traditionnelles et nos Méthodes naturelles une différence fondamentale de principe, sans la compréhension de laquelle toutes appréciations seraient toujours injustes et erronées : les méthodes traditionnelles sont spécifiquement scolaires, créées, expérimentées et plus ou moins mises au point pour un milieu scolaire qui a ses buts, ses modes de vie et de travail, sa morale et ses lois, différents des buts, des modes de vie et de travail du milieu non scolaire et que nous appellerons milieu vivant. C'est l'existence même de ce milieu scolaire tel qu'il est que nous jugeons irrationnel, retardataire, dangereusement décalé par rapport au milieu social et vivant contemporain et impuissant, de ce fait, à faciliter et à préparer l'éducation bien comprise qui formera en l'enfant l'homme de demain, conscient de ses droits, mais capable aussi de remplir ses devoirs dans le monde qu'il doit construire et dominer".
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"Méthodes naturelles et méthodes traditionnelles", in La méthode Naturelle, Editions Marabout, p. 28.
Ou encore dans cet extrait de Expérience et éducation de J. DEWEY : "Si l’on essaie de dégager la philosophie impliquée dans les pratiques de l’éducation nouvelle, on peut, me semble-t-il, discerner certains principes communs à toutes les écoles progressives existantes, en dépit de leur diversité. A ce qui s’impose du dehors, on oppose l’expression de la culture de la personnalité ; à la discipline externe, l’activité libre ; à l’enseignement qui procède des manuels et des livres, celui de l’expérience ; à l’acquisition d’aptitudes particulières obtenues par dressage, celles qui permettent l’accomplissement de fins liées aux tendances profondes ; à la préparation d’un avenir plus ou moins éloigné, la saisie intégrale des possibilités qu’offre le présent ; aux buts et à la manière statiques des programmes, le commerce avec le monde en perpétuel changement". Expérience et éducation (1939) Armand Colin, Paris, 1968, p. 60.
Ce texte est fondé sur une série d'oppositions systématiques, un système d'oppositions construit dans une visée polémique, stratégique :
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EDUCATION TRADITIONNELLE
EDUCATION NOUVELLE
Culture imposée du dehors
Expression du dedans (personnalité)
Discipline externe Activité libre Manuels Expérience Dressage Accomplissement A-venir Présent Programmes statiques Monde réel et mouvant
6) Les doctrines de l'éducation nouvelle se rencontrent en trois points de basculement de la pédagogie : - La conception de l'enfance et des buts de l'éducation - La conception de l'école (l'institution scolaire) - La conception du rôle de l'éducateur
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II. LA DECOUVERTE DE L'ENFANCE
1. L'enfance est un état réel et authentique Et non pas une simple voie d'accès à l'état adulte, une condition subalterne dont il faudrait se débarasser. Sortir du pessimisme de la pensée classique. Une découverte dont l'éducation nouvelle accorde la paternité à Rousseau : Rousseau "affirme que l'enfance n'est pas du tout une voie d'accès, une préparation, mais qu'elle a une valeur en soi, une valeur positive, et qu'on doit non maintenir les yeux de l'enfant fixés sur l'issue de cette voie et le guider pour qu'il en sorte le plus tôt possible, mais au contraire lui permettre d'y séjourner le plus longtemps possible. Voilà la nouveauté pédagogique à laquelle Claparède a pu donner sans exagération le nom de " révolution copernicienne ". Voilà l'idée maîtresse qui domine toute la pédagogie nouvelle, qui la distingue radicalement de toute l'ancienne. Jusqu'à Rousseau l'éducation consiste à préparer l'enfant à devenir adulte; avec Rousseau l'éducation consiste à l'empêcher de devenir (trop tôt) un adulte. Il faut que l'enfance, du premier âge à la puberté au moins, s'accomplisse, parvienne à sa maturité, parce qu'il y a " une maturité de l'enfance"; il faut que, puisque nous considérons comme l'adulte idéal l'homme fait, nous admettions que l'enfant idéal est "l'enfant fait". Quand nous lui aurons permis de se faire, d'être fait en tant qu'enfant, alors, mais alors seulement, nous pourrons examiner le
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problème de son passage à un stade ultérieur, et de la meilleure manière dont peut s'effectuer ce passage". Roger COUSINET, L'éducation nouvelle, Neuchâtel, Delachaux et Nietslé, 1968, pp.27/28
Après Rousseau, l'éducation nouvelle découvre la valeur fonctionnelle de l'enfance. "J.-J. Rousseau est certainement le premier qu'ait préoccupé la question du pourquoi de l'enfance, et il en a même donné une réponse si satisfaisante que celles que l'on propose aujourd'hui ne font guère que développer, préciser, grâce aux lumières nouvelles de la science contemporaine, l'esquisse que, dans une extraordinaire intuition de génie, il avait tracée d'une main si sûre. " On se plaint de l'état de l'enfance; on ne voit pas que la race eût péri si l'homme n'eût commencé par être enfant ", déclaret-il tout d'abord. Et cette déclaration, notons-le bien, n'est pas une simple remarque lancée incidemment; elle figure à la première page de l'Emile. C'est sur elle et sur d'autres analogues que va reposer tout son système éducatif. Rousseau a fort bien compris que prendre une attitude à l'égard de l'enfance, s'enquérir de la valeur de l'enfance, est le premier devoir d'un éducateur soucieux. Tout le sens que l'on va donner à l'éducation ne dépend-il pas de la signification positive ou négative que l'on attribue à l'enfance ? Or Rousseau prend immédiatement position; il en tient pour la solution positive : sans l'état d'enfance, la race eût péri. Cette simple remarque, d'apparence bien pacifique, est grosse pourtant de toute la révolution que l'Émile va déchaîner dans le monde de la pédagogie. Car elle suscite immédiatement une
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question que l'éducateur ne pourra plus ne pas se poser, et qui va le conduire fort loin. Si la race eût péri sans l'état d'enfance, c'est que l'enfance est utile. En quoi alors est-elle utile ? L'enfance n'est donc pas cet état d'imperfection qu'il faut s'efforcer de corriger au plus tôt ? L'enfance serait donc un bien et non un mal nécessaire ?" Edouard CLAPAREDE, "Jean-Jacques Rousseau et la conception fonctionnelle de l'enfance", in L'éducation fonctionnelle, Neuchâtel, Delachaux et Nietslé, 1968, pp. 79/80.
IL y a bien en effet chez Rousseau une valeur propre de l'enfance : • • • • •
une raison propre à l'enfant un équilibre propre à l'enfant une "maturité" enfantine un bonheur de l'enfance une négation du péché originel.
(Là-dessus, voir Georges SNYDERS, La pédagogie aux 17ème et 18ème siècles, Paris, PUF) L'enfance est donc pour l'humanité à la fois une dimension… et un modèle.
2. Une "révolution copernicienne" La formule appartient à Claparède : ce ne sera plus l'élève qui tournera autour du programme, mais le programme qui sera centré sur l'enfant.
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"L'enfant est le point de départ, le centre, le but" (John Dewey). "L'intérêt pour le gribouillage doit être mis en œuvre tout de suite, et il faut en tirer tout le bien possible sans tarder, sans s'occuper du fait que dans dix ans l'enfant aura à tenir des livres" (John Dewey). Chez Roger Cousinet, la révolution conduit jusqu'à une sorte d'inversion de la relation éducative : "L'éducation nouvelle n'est pas conditionnée par une plus juste connaissance de la psychologie de l'enfant et des travaux des psychologues, ni par le compte que la pédagogie doit tenir de ces travaux. Elle consiste vraiment en une attitude nouvelle vis-à-vis de l'enfant. Attitude faite de compréhension, d'amour (comme aussi bien fut celle d'un Pestalozzi), mais surtout attitude de respect. Attitude d'attente, de patience, attitude de la main délicate qui n'ose ni ouvrir un bouton de fleur ni déranger le bébé au cours de ses premières expériences, ni aussi bien l'écolier au cours de ses premiers travaux. Attitude d'acceptation de l'enfance en tant que telle, reconnaissance de la valeur de l'enfance comme une période nécessaire dans le développement de l'homme. Indulgence, plus qu'indulgence, admission des erreurs de l'enfant, de ses faux pas, de ses hésitations, de ses lenteurs. Désir souvent passionné de satisfaire ses besoins propres, même si la société doit attendre quelque peu pour que soient satisfaits les siens. Conviction que plus l'enfant est pleinement, longuement enfant, plus et mieux il deviendra un bon adulte. Affirmation que l'enfant vit de bonheur et dans le bonheur, qu'il doit être heureux, et que l'éducateur doit d'abord veiller à ce qu'il soit heureux, même si c'est aux dépens des fins éducatives qu'il vise; que nous,
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adultes, avons tout à gagner à laisser le plus longtemps possible l'enfant dans cet âge d'innocence première, et à nous baigner nous-mêmes aux sources de cette innocence, au lieu de vouloir à tout prix le former à notre image, qui ne mérite pas de servir de modèle. Conviction que l'enfant a en soi tout ce qui permet une vraie éducation, et en particulier une activité incessante, incessamment renouvelée, dans laquelle toute sa personne est engagée, l'activité d'un être en croissance, en développement continu, auquel, précisément pour cette raison, notre aide peut être utile, mais notre direction n'est pas nécessaire." L'éducation nouvelle, pp. 22/23.
La conception de l'enfance - et la dignité qu'elle lui reconnaît - commande la conception de l'éducation. L'éducateur doit respecter la dignité de l'enfance, prendre l'enfance au sérieux. L'éducateur doit prendre en charge la réalité présente de l'enfance, ses besoins et ses désirs actuels. Il doit établir un rapport profond entre les motivations de l'enfant et les tâches scolaires. •
•
Relation directe entre le monde de l'école et celui de l'enfant
Greffe du savoir sur les besoins de l'enfant :
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Claparède parle de "l'appétit" : l'enfant doit aller vers les connaissances comme vers des aliments capables d'assouvir ses besoins.
John Dewey du véritable "intérêt" : Il y a intérêt authentique "lorsque le moi s'identifie avec une idée ou un objet…L'intérêt annihile la distance qui sépare une conscience des objets de son activité". L'effort au contraire établit une coupure entre le moi et la tâche à accomplir. Cf. John Dewey, "L'intérêt et l'effort" (1912), in L'école et l'enfant, Delachaux et Niestlé.
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Célestin Freinet avance la notion de "travail-jeu" : "Une activité que l'on sent si intimement liée à l'être qu'elle en devient comme une fonction dont l'exercice est par lui-même sa propre satisfaction".
Cousinet affirme que les besoins de l'enfant doivent commander le curriculum : "Le traditionaliste construit artificiellement le milieu (le programme) et s'efforce d'y adapter l'enfant. l'éducation nouvelle prend les besoins de l'enfant comme données et organise le milieu de manière
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que ces besoins puissent y être satisfaits, adapte le milieu à l'enfant" (L'éducation nouvelle, p. 107).
On peut toutefois se demander si la notion de besoin, centrale dans l'éducation nouvelle, ne doit pas faire l'objet d'une nécessaire analyse critique. Ne confond-elle pas ce qui est de l'ordre de la nature et ce qui est de l'ordre de la culture ? Ne conduit-elle pas à "biologiser" les apprentissages ? On peut s'interroger sur le sens et la portée de la valeur suprême accordée à l'enfance, "contre" l'adulte, comme chez Cousinet, affirmant "que nous, adultes, avons tout à gagner à laisser le plus longtemps possible l'enfant dans cet âge d'innocence première, et à nous baigner nous-mêmes aux sources de cette innocence, au lieu de vouloir à tout prix le former à notre image, qui ne mérite pas de servir de modèle". N'est-il pas nécessaire, comme le pensait Hannah Arendt que les adultes assument la responsabilité du monde, pour permettre aux enfants, à l'enfant futur citoyen, de le critiquer ?
3. L'initiative : activité et liberté L'éducation nouvelle s'identifie largement à "l'Ecole active". A la base, l'idée que l'activité vraie exige l'exercice de l'autonomie :
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travail non imposé, mais contracté
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dont l'élève se sent et est responsable dans toutes ses dimensions (texte libre, correspondance scolaire, journal, débat, enquête…)
qui l'affronte à des difficultés réelles, éducatives qui développe la confiance en soi
Initiative, liberté, responsabilité sont des termes clés. Dans l'école active "tout, jusqu'au programme lui-même, doit émaner de l'initiative spontanée des élèves - initiative suggérée, orientée, précisée par le maître, cela va de soi" (Adolphe FERRIERE) On distinguera, deux conceptions de l'enfant actif :
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Sous le signe de la volonté. Agir c'est vouloir. Apprentissage du gouvernement de soi-même, de l'action volontaire.
Sous le signe de la mobilité de l'enfance, âge du plaisir de l'activité variée, du mouvement libre, des intérêts mouvants, du présent renouvelé, du désir, de "l'essor sans contrainte".
L'éducation nouvelle hésite entre ces deux conceptions qui sont deux anthropologies différentes.
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On notera enfin comment la thématique des besoins de l'enfant recouvre une conception de l'enfance partagée entre une vision "scientifique" de l'enfance ("l'enfant-machine", explicable selon des lois de fonctionnement et de développement) et une vision "axiologique" (l'enfant valeur, l'enfant créateur). III. L'ECOLE OUVERTE
La notion "d'école ouverte" est également associée étroitement à l'éducation nouvelle. La révolution copernicienne rompt la clôture instituée de l'école. 1. Pour réconcilier la culture (l'école) et la vie
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Une école où l'enfant vive des événements qui soient des moments de sa vie d'enfant.
Un langage de mots vrais, pour une communication authentique.
Du savoir qui soit "savoir d'expérience" (Ferrière).
Des tâches scolaires qui touchent au réel (par exemple le jardinage chez FREINET)
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2. Pour une socialisation au service de la démocratie
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Le travail de groupe, la gestion, l'autogestion, la vie de classe, comme apprentissage de la vie sociale réelle
Le groupe comme communauté : diversification des rôles, enrichissement mutuel, solidarité.
Il faut s'interroger ici sur la légitimité d'assimiler communauté d'enfants et société réelle.
IV. LA FIGURE DU MAITRE L'éducation nouvelle entend substituer l'apprentissage de l'écolier à l'enseignement du maître. L'action de l'éducateur ne doit donc pas s'exercer sur l'enfant, mais sur le milieu. L'éducateur aménage le milieu en sorte que les intérêts de l'enfant puissent s'exprimer et enclencher les apprentissages actifs et motivés. La démarche suppose le respect de la spontanéité de l'enfant. Il faut organiser le milieu en sorte que l'enfant progresse par son propre élan.
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Le maître, la fonction magistrale ont-ils "disparu" ? Ou bien ne se sont-ils pas déplacés, "dissimulés" dans le milieu et le matériel pédagogique ? C'est la thèse que développe Georges SNYDERS dans La pédagogie progressiste (Paris, PUF, 1971).
La pédagogie développée par Maria MONTESSORI est bien l'exemple d'un transfert des pouvoirs magistraux au matériel pédagogique : "Le matériel n'est pas une aide pour faire comprendre ce qu'explique le maître, le matériel est vraiment une substitution au maître enseignant" (Maria Montessori, Les étapes de l'éducation).
V. EDUCATION TRADITIONNELLE / EDUCATION NOUVELLE : UNE VRAIE/FAUSSE SYMETRIE La pédagogie traditionnelle contre laquelle s'est construit l'éducation nouvelle ne constitue pas une école, un mouvement pédagogique réfléchi et organisé, une doctrine vivante. Cette pédagogie a tous les traits d'une tradition : sédimentation -conservation des gestes antérieurs ; adaptation progressive à de nouveaux contextes ; aspect prescriptif ; ritualisation des comportements.
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Plutôt que d'une doctrine, il s'agit d'une tradition pédagogique ; elle est le résultat de la transmission empirique des habiletés, des savoir faire pédagogiques concernant les contenus à enseigner et tous les aspects de la vie de la classe, mis au point par les maîtres de génération en génération notamment dans le cours du XVIIème siècle, et aboutissant à un code d'enseignement uniforme, un corps rigide de pratiques codifiées, comme on peut le voir dans la Conduite des écoles chrétiennes (1705) de Jean-Baptiste de la Salle. Il rend visible la forme scolaire.
La pédagogie traditionnelle constitue ainsi un dispositif qui se perpétue sans modifications profondes jusqu'au début du XXème siècle. Elle atteint son apogée dans l'enseignement mutuel. L'éducation nouvelle est bien à la charnière du passage de la tradition à la modernité. Dans cette perspective; l'éducation nouvelle s'est elle-même définie stratégiquement dans une opposition systématique à l'éducation :
Finalité de Transmettre la culture l'éducation objective aux générations montantes Former, mouler l'enfant
"Transmettre" la culture à partir des forces vives de l'enfant
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Valeurs objectives (Vrai, Beau, Bien)
Permettre le développement des forces immanentes à l'enfant Valeurs subjectives, personnelles
Méthode
Méthode (suite)
Eduquer du "dedans" vers le Eduquer de "dehors" vers le "dehors" "dedans" Point de départ : le Point de départ : le système côté subjectif, objectif de la culture que l'on personnel de l'enfant découpe en parties à assimilés (éléments) Pédagogie de l'intérêt Pédagogie de l'effort Ecole active, Importance du modèle learning by doing Encyclopédisme Education fonctionnelle L'enfance est comme une cire molle L'enfance a peu de valeur comparée à l'état adulte
Conception de l'enfant
Il faut agir sur l'enfant
lui
L'enfance a (est) une valeur en elle-même L'enfant agit
L'intelligence est surtout visée L'enfant "tourne" autour d'un programme défini en dehors
L'enfance a des besoins, des intérêts, une énergie créatrice
de
Il y a développement intégral de l'enfant
Le programme gravite autour de l'enfant
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Les intérêts des enfants déterminent Le contenu à enseigner aux le programme enfants est déterminé par la Conception (structure et culture objective du contenu) programme Les contenus valent par euxLes contenus sont mêmes liés au milieu dans lequel vit l'enfant Un milieu artificiellement créé Un milieu de vie (naturel et Retenue des émotions Conception (distance "impersonnelle") de l'école Là-Bas, jadis L'école comme préparation à la vie
social) fait pour l'enfant Spontanéité enfantine Ici et maintenant L'école fait vivre à l'enfant ses propres problèmes
Le maître guide, conseille : personneIl est au centre de l'action et ressource transmet son savoir L'enfant est au Le maître dirige
Rôle du maître
Discipline
Il est actif, modèle à imiter
centre de l'action
Autorité magistrale
L'enfant agit, s'exerce Autonomie basée sur
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les intérêts Discipline extérieure Pédagogie de l'objet : la culture à transmettre
Démarche pédagogique Pédagogie de l'exercice et de l'ordre méthodique
Discipline qui vient de l'intérieur Pédagogie du sujet : la personne à développer Pédagogie naturelle de l'ordre spontané
On voit bien comment la conception de l'enfance est au coeur de cette opposition systématiquement déclinée.
Célestin Freinet, dans ses Invariants pédagogiques (On peut les lire à la fin de l'édition de Pour L'école du peuple (éditions Maspéro)), fait de la capacité de l'enseignant à intégrer cette conception de l'enfance (par exemple : être plus grand que l'enfant n'est pas lui être supérieur...) un critère majeure de ses "progrès" pédagogiques sur le chemin d'une autre éducation Il faut toutefois regarder ce "portrait en négatif" comme une stratégie de combat. L'école nouvelle a créé une sorte de repoussoir pour les besoins de sa cause. On ne confondra pas trop vite la pédagogie traditionnelle avec la caricature qu'on en tire en oubliant le contexte et la stratégie de l'école nouvelle. Un exemple à propos d'une célèbre métaphore comparant l'élève à une cruche qu'il faut remplir. La métaphore d'origine, sous la plume de Jouvency au XVIIème siècle est bien plus subtile et nuancée : "Le maître n'oubliera pas que l'esprit des
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enfants est comme un petit vase d'étroite embouchure, qui rejette la liqueur qu'on y jette à flots et qui reçoit celle qu'on y introduit goutte à goutte". . CONCLUSIONS L'éducation nouvelle s'est elle-même définie stratégiquement dans une opposition systématique à l'éducation traditionnelle Ces oppositions systématiques et stratégiques, peuvent se formuler autour de quelques points d'articulation et opposition (cf supra) : Finalité de l'éducation, Méthode, Conception de l'enfant, Conception du programme, Conception de l'école, Rôle du maître, Discipline, Démarche pédagogique.
Toutefois, on ne peut se contenter d'enfermer la signification et la portée de l'éducation nouvelle dans ces oppositions trop simplificatrices.
Il s'agit d'un mouvement profond qui traverse le siècle, et n'est sans doute pas dissociable du mouvement des idées et de la société. Comme l'écrit Philippe RAYNAUD, "la pédagogie moderne est d'abord une des traductions les plus visibles de la logique de la démocratie moderne ; elle est centrée sur les besoins de l'individu" ("L'école de la démocratie", in Le débat, n° 64, mars-avril 1991, p. 42). En effet : "La pédagogie moderne, telle qu'elle se développe de Peztalozzi à Piaget, repose sur ce qu'on peut appeler un " renversement copernicien " dans la définition des tâches de
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l'école : au lieu de partir des exigences abstraites ou externes de la société ou de l'école pour définir l'enseignement que l'on doit donner aux individus, on part des "besoins" de ces derniers pour créer un milieu éducatif où ils pourront réussir les " apprentissages" nécessaires à leur " développement " . Philippe RAYNAUD et Paul THIBAUD, La fin de l'école républicaine, Paris, Calmann-Levy, 1990,p.58.
Les doctrines de l'éducation nouvelle (comme toutes les doctrines éducatives) doivent être pensées dans toutes leurs dimensions : pédagogiques, mais aussi scientifiques, politiques, sociales, philosophiques, voire religieuses. BIBLIOGRAPHIE GENERALE CLAPAREDE E., L'éducation fonctionnelle, Neuchâtel, Delachaux Niestlé, 1973; COUSINET R., L'éducation nouvelle, Neuchâtel, Delachaux Niestlé, 1968. GAUTHIER C., "De la pédagogie traditionnelle à la pédagogie nouvelle", in La pédagogie, théories et pratiques de l'Antiquité à nos jours, Montrréal, Gaëtan Morin, 1996. HAMELINE D. et col, L'éducation nouvelle et les enjeux de son histoire, Bern, Peter Lang, 1992 HAMELINE D., et col., L'école active. Textes fondateurs, Paris, PUF, 1995. MEDICI A., L'éducation nouvelle, Paris, PUF, 1969.
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MIALARET G., Education nouvelle et monde moderne, Paris, PUF, 1969. SNY.DERS G., La pédagogie progrssiste, Paris, PUF, 1975;
MARIA MONTESSORI : LE SERVICE DE L'ENFANCE (1870 - 1952) Une éducation pour le 21ème siècle ? "Si une approche éducative stimulait les enfants sans faire appel à leur esprit de compétition ; si elle permettait d'apprendre à écrire ; à lire et à compter parfaitement en bas âge ; si elle ouvrait la porte à la découverte des lois qui régissent le monde ; si elle formait au respect, au travail, à la réflexion, à la discipline personnelle tout en soutenant les efforts de responsabilisation ; si cette approche atteignait ces objectifs dans un cadre essentiellement respectueux de l'enfant, ne serions-nous pas en présence d'une proposition enthousiasmante pour renouveler notre action éducative au l'aube du siècle ? C'est ce que réalise l'approche Montessori depuis 1907 , mais c'est seulement depuis une génération qu'on a entrevu tout son potentiel et qu'elle s'est mise à se développer partout sur la planète ou la démocratie régnait".
Benoît DUBUC, Maria Montessori : l'enfant et son éducation, in Maurice TARDIF, La pédagogie, Théories et pratiques de l'Antiquité à nos jours, sous la direction de Clermont Gauthier et Maurice Tardif, Montréal, Gaëtan Morin éditeur, 1996, p. 158.
I. UNE ŒUVRE SINGULERE ET UNIVERSELLE 1) Une place considérable dans le monde Histoire d'un petit garçon de 4 ans émigré aux USA
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Même environnement éducatif, même matériel pédagogique, même "conduite" pédagogique. Des écoles partout dans le monde, notamment aux USA (plus de 4500 écoles Montessori), au Canada, en Amérique du Sud. Particulièrement dans le domaine éducatif de la petite enfance. Implantation plus limitée en France ,Belgique, Suisse. En France, un autre nom, une autre figure est au cœur de l'école, de la petite école, de l'école maternelle : Pauline KERGOMARD. Cette particularité est liée à l'histoire de l'institution : l'école maternelle française appartient à l'école de la République, publique, laïque. Elle est la porte de la "grande école". D'où la place qui tient le langage. Il n'empêche que sa pédagogie doit aussi beaucoup à Maria Montessori. 2) Une vision grandiose de l'enfant et du développement humain Une anecdote "édifiante", qui résume tout l'esprit de la pédagogie Montessori : sous la débilité présumée d'un enfant déficient, le témoignage d'une intelligence enfouie. Pour Montessori, ces enfants jouant machinalement avec des miettes de pain, relief d'un repas, dans une salle dénuée de tout matériel ou mobilier, ce jeu stéréotypé sont une preuve de "l'élan vital" qui les habite. A défaut d'environnement stimulant, ces enfants inventaient les activités répétitives et ordonnées, adaptées aux tendances profondes, aux besoins du développement. Un sens aigu de l'observation, mais soutenu par une vision grandiose du développement humain. Une anthropologie de l'élan vital. Dans l'enfant s'exprime la vie qui cherche son développement optimum ; l'enfant est le moteur de ce développement. L'éducation doit être une aide à ce mouvement de la vie en chaque enfant. La pédagogie Montessori est donc bien une doctrine, au sens plein. 3) Un mouvement international visant la reconnaissance de l'enfant Voilà ce qu'écrit Benoît DUBUC, pédagogue lui-même engagé dans le mouvement de l'école Montessori : "Ce qui a débuté dans une banlieue pauvre de Rome est devenu un mouvement international visant la reconnaissance de l'enfant en tant qu'avenir de la personne humaine. A l'heure du questionnement, et des réformes en éducation, le message de Maria Montessori nous enjoignant de "suivre l'enfant comme notre guide", continue d'être très actuel. Le renouveau de l'éducation sans l'enfant comme moteur principal est voué à l'échec. Si nos sociétés veulent recentrer
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l'éducation dans sa nature véritable, elles devront redécouvrir le secret de l'enfance et bâtir à partir de l'enfant. C'est certainement le message que continue de nous communiquer cette grande dame. Il faudra s'approcher de la vie et puiser en notre âme de jardinier pour la cultiver à travers l'enfant. Ce ne seront pas nos systèmes, nos programmes ou nos institutions qui apporteront les solutions aux questions fondamentales de civilisation qui se posent, mais la vie et la personne de l'enfant, celui qui actuellement semble être le citoyen oublié. Maria Montessori nous invite, à travers toute son oeuvre, à trouver dans les yeux mêmes de l'enfant la motivation et la détermination nécessaires à la tâche d'éducation ".
Benoît DUBUC, Maria Montessori : l'enfant et son éducation, in Maurice TARDIF, La pédagogie, Théories et pratiques de l'Antiquité à nos jours, sous la direction de Clermont Gauthier et Maurice Tardif, Montréal, Gaëtan Morin éditeur, 1996, p. 173.
II. LA VIE ET L'OEUVRE Née en 1870 en Italie, près d'Ancône. Femme, médecin, psychiatre. Ses premiers travaux concernent l'éducation des "anormaux". 1) La révélation d'Itard Pendant ses études, lit avec passion Jean ITARD et Edouard SEGUIN, et c'est une profonde révélation (Cf. cours sur Itard et l'enfant sauvage). SEGUIN : Entre 1841 et 1843, Louis Seguin, médecin, neurologue, éducateur, héritiers des observations et des expériences d'Itard, scolarise les enfants internés en asile psychiatrique, à Bicêtre. Il donne une forme scolaire, collective, progressive, aux activités qu'Itard avait inventé pour Victor. Quatre types, quatre secteurs d'activités sont mis en place : • • •
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exercices psychomoteurs gradués exercices sensoriels activités logiques, centrées sur ce que Piaget appellera les structures opératoires (classer, sérier), et pour lesquelles Seguin invente le matériel éducatif nécessaire activités globales (atelier, jardinage)
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2) L'éducation des déficients intellectuels Maria. Montessori commence par prolonger cette pédagogie avec les déficients intellectuels, entre 1898 et 1900. Avec un grand succès. Et sa notoriété va s'élargissant. On se déplace pour la visiter. Certains de ses "anormaux" parviennent au seuil de la lecture et de l'écriture. "Ces effets étonnants", écrit Montessori, "tenaient presque du miracle pour ceux qui les observaient. Mais, pour moi, les enfants de la maison des fous rattrapaient les enfants normaux aux examens publics parce qu'ils avaient été aidés dans leur développement psychique". Maria Montessori en tirera la leçon pour l'école des petits : mettre en place une éducation mentale par des exercices d'apprentissage et de développement intellectuel qui ne demandent pas le savoir lire et le préparent. 3) La "Casa dei Bambini" En 1907, Montessori prend la direction de la Casa dei Bambini (Maison des enfants), que la municipalité de Rome vient d'ouvrir. 120 enfants de milieux démunis. Pas d'autre personnel dans cette école que des aides maternelles. Comme en France, la maternelle, c'est d'abord historiquement l'école des pauvres, laissés à la rue parce que les parents sont requis à l'usine. L'enfance se révèle alors pour Maria Montessori comme un problème social et humain. L'enfant lui apparaît comme un exclu, rien n'a été prévu pour lui dans la société adulte. Et pourtant, l'enfant est le père de l'homme, le constructeur de l'adulte ! L'école pour les petits que crée Montessori présente deux caractères essentiels : • •
C'est le lieu de l'enfance, du respect de l'enfance. C'est un milieu organisé pour nourrir le développement, l'élan créateur d'ordinaire étouffé. Les activités éducatives sont inspirées d e l'expérience avec les déficients.
L'esprit du service de l'enfance est bien affirmé dans le premier chapitre de L'enfant , titré "La question sociale de l'enfant" : "Un mouvement social se développe depuis quelques années déjà en faveur de l'enfant, sans avoir été organisé ai dirigé par aucun initiateur… Enfin, après trente années d'études, nous le considérons comme l'être humain oublié par la société, et plus encore par ceux-là même qui l'aiment, qui lui donnent et lui conservent la vie. Qu'est-ce que l'enfant? C'est le dérangeur de l'adulte fatigué par des occupations toujours plus pressantes. Il n'y a pas de place pour l'enfant dans la maison de plus en plus réduite de la ville moderne, où les familles s'entassent. Il n'y
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a pas de place pour lui dans les rues, parce que les véhicules se multiplient et que les trottoirs sont encombrés de gens pressés. Les adultes n'ont pas le temps de s'occuper de lui, quand la besogne est urgente… Voilà donc la situation de l'enfant qui vit dans l'ambiance de l'adulte: c'est un dérangeur qui cherche, et ne trouve rien pour lui; qui entre, mais qui est expulsé. Sa position est comme celle d'un homme sans droits civiques et sans ambiance propre: un extra-social, que tout le monde peut traiter sans respect, insulter, battre, punir, en exerçant un droit reçu de la nature: le droit de l'adulte… L'adulte, par un phénomène psychique mystérieux, a oublié de préparer une ambiance pour son enfant. Dans l'organisation sociale, il a oublié son fils. Dans l'élaboration des lois successives il a laissé son propre héritier sans lois et, par conséquent, hors la loi. Il l'a abandonné sans direction à l'instinct de tyrannie qui existe au fond de chaque coeur d'adulte." Maria MONTESSORI, L'enfant, édition Gonthier-Denoël, p. 7/8. 4) L'expansion de la pédagogie Montessori A partir de là, et pendant plus de 40 ans, l'œuvre, la méthode, l'institution crées par Montessori vont se répandre dans le monde entier. Ainsi elle prend une large part aux activités de l'UNESCO. En 1929, Maria Montessori fonde l'Association Montessori internationale (AMI), vouée à la promotion de l'enfance et à son développement : à la fois le gardien d'une philosophie de l'enfance et le garant de l'orthodoxie, des moyens et du matériel éducatif au service du développement de l'enfant, de la formation des éducateurs Montessori. Il s'agit de défendre l'intégrité de l'approche philosophique ET didactique. Les méthodes, les outils didactiques ne doivent pas être dissociés de la finalité globale. Maria Montessori connaîtra de nombreux exils. Elle quitte l'Italie de Mussolini pour l'Espagne, puis l'Angleterre. Assignée à résidence en Inde pendant la seconde guerre mondiale. L'un de ses derniers ouvrages, Education et paix, redit, face à l'horreur de la guerre, son espoir d'une régénération de l'humanité dans l'enfance. Elle s'éteint en Hollande en 1952. III. DE L'ENFANT NOUVEAU A L'EDUCATION NOUVELLE 1) L'enfance, part sacrifiée de l'humanité Ce thème majeur fonde toute l'œuvre éducative de Maria Montessori. Derrière ce qu'elle appelle "la question sociale de l'enfant", elle aperçoit rien moins qu'une étape cruciale dans l'histoire de l'humanité. Ce qui est en jeu dans l'éducation, c'est la récupération, la reprise par l'humanité de sa part essentielle et pourtant sacrifiée, piétinée : l'enfance.
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On lira le premier chapitre de L'enfant (1936) particulièrement les pages 10 à 12 (dans l'édition Gonthier Denoël) pour préciser les principaux éléments de cette thèse : • • •
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Le sort de l'enfance concerne la société et l'humanité entière La prise de conscience du sort de l'enfance marque une ère nouvelle de la civilisation L'époque nouvelle comporte deux humanités, l'humanité adulte et l'humanité enfant, et doit donc organiser deux mondes, deux environnements Elle demande un renouvellement en profondeur, dans sa vie intérieure, dans sa conscience, de l'humanité adulte ; elle entraînera un renouvellement de l'humanité dans et par l'enfance : "C'est là que s'élabore la création de l'homme" (p.11). Rédemption par l'enfance ? Sauver l'enfance, c'est "conquérir le secret de l'humanité" et donc l'accomplir. La méconnaissance et le rejet de l'enfance ont des racines profondes dans l'histoire de l'humanité et dans son inconscient. La civilisation reposait jusqu'ici sur "un conflit universel, demeuré inconscient, entre adulte et enfant".
2) L'opposition enfant/adulte est profonde et "culturelle" Elle est à son comble sous l'angle de leurs tâches respectives : • •
L'adulte est tourné vers le monde extérieur et fixe sa transformation comme le but de son travail : production, volonté, planification extérieure L'enfant entretient avec le monde une "relation d'absorption" qui vise à;le former intérieurement, à le structurer : pas de plan de travail extérieur imposé, mais des lois innées.
ADULTE
ENFANT
Monde extérieur
Monde intérieur
Transformation, travail
Absorption, formation intérieure
Production, planification extérieures
Lois innées
Quoi d'étonnant si l'éducation a été jusque là une erreur profonde ? Les soi-disant "défauts" habituellement imputés à l'enfant (caprice, désobéissance, inconstance, inattention, etc…) résultent d'une éducation inappropriée et destructrice.
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3) Le progrès en éducation passe par le "désarmement" de l'adulte Là est la clé de tout : jusqu'ici, une partie de l'humanité s'est érigée en maître dictatorial de l'autre. L'adulte réduisait l'enfant à l'obéissance passive, s'arrogeait le droit de le former selon des moules imposés. "C'est dans cette lutte entre enfant et adulte, lutte résultant de l'assujettissement tyrannique de l'enfant, que Montessori voit la tare fondamentale de toute éducation à ce jour. En conséquence, la problème de toute réforme éducative consiste à surmonter cette lutte permanente". Winfried BÖHM, "Maria Montessori", in Jean HOUSSAYE, Quinze pédagogues, Paris, A. Colin, 1995, p. 157. L'éducation pour Montessori sera d'abord, selon la formule de Winfried Böhm, "un programme de désarmement pédagogique". On peut analyser ce thème en lisant un article de 1931, paru dans "La nouvelle Education", et reproduit dans Jean HOUSSAYE, Quinze pédagogues, Textes choisis, Paris, A. Colin, 1995, p. 146/153. Maria Montessori y affirme notamment que : •
•
Les problèmes éducatifs ont leur origine dans le comportement des adultes : "L'adulte est cette énergie toute puissante qui domine l'enfant et l'empêche de se développer" (p. 148). C'est de la réforme de l'adulte que viendra la solution : "Le premier pas ne doit pas être fait vers l'enfant, mais vers l'adulte éducateur". Il faut : - éclairer sa conscience - le défaire de ses idées préconçues - le rendre humble - lui apprendre une cetaine "passivité" contre "l'activisme didactique" - changer ses attitudes morales
4) Le vrai travail créatif Après quoi, et après quoi seulement le vrai travail éducatif pourra commencer : • •
préparer pour l'enfant une ambiance, un environnement adapté un environnement et une ambiance dépourvus d'obstacles
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un environnement et une ambiance déterminés par les seuls besoins de l'enfant (par opposition au programme extérieur).
ALORS, L'ENFANT RETROUVERA DE LUI-MEME L'ELAN CREATEUR QUI LE PORTE, LE DROIT CHEMIN D'UNE EDUCATION ENFIN LIBRE DE SE DEPLOYER. Il s'agit au fond d'arracher l'enfant à la pire des situations, celle que décrit Rousseau au tout début de l'Emile : celle d'une plante abandonnée au beau milieu du chemin et foulée de toutes parts. "Elle y serait comme un arbrisseau que le hasard fait naître au milieu d'un chemin, et que les passants font bientôt périr, en le heurtant de toutes parts, en le pliant dans tous les sens". On notera que l'éducation de l'éducateur est alors plus que jamais décisive.
IV. PRINCIPES DE BASE DE LA PEDAGOGIE MONTESSORI
1) "Aide-moi à faire seul" C'est la formule de base, le leitmotiv de la pédagogie Montessori. Il faut suivre l'enfant, vrai guide de l'éducation. Fondamentalement, l'être humain se construit lui-même. C'est là le sens même de l'enfance, d'une conception fonctionnelle de l'enfance. L'adulte qui éduque est un accompagnateur : il doit accompagner l'enfant dans son effort de construction de soi. Et d'abord en levant les obstacles au déploiement de son élan créateur de soi, au travail de construction de soi-même. Il s'agit bien d'un travail. C'est par l'effort et le travail sur soi, à partir de stimulations extérieures, sous la commande des tendances profondes de l'élan créateur, que nous pouvons devenir ce que nous sommes appelés à être.
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L'exemple de "l'enfant à la vaisselle" : "Le travail de l'enfant sert à parfaire son propre être et l'environnement n'est que le champ de manoeuvre sur le quel le petit, dans ces deux composantes: intérieure et extérieure, veut s'ébattre. Quand par exemple un enfant, dans la cité pour enfants Montessori, nettoie de façon répétée la vaisselle en laiton et reprend ce travail d'innombrables fois, bien que la vaisselle soit propre depuis bien
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longtemps, il poursuit son but intérieur, l'édification de sa personnalité et cette façon d'être actif n'est que le prolongement et la reproduction de l'acte qui le fait croître et devenir adulte".(Maria Montessori, citée par Winfried Böhm, "Maria Montessori", in Jean HOUSSAYE, Quinze pédagogues, leur influence aujourd'hui, Paris, Armand Colin, 1994, p. 158). •
L'exemple de "la petite fille au puzzle". Maria Montessori n'a cessé de raconter cette anecdote d'une fillette de 3 ans, répétant 40 fois un puzzle ou un empilement de formes en bois avec une attention des plus soutenues. Elle décrivait l'enfant qui venait de s'acquitter d'un travail exigeant, absorbant, comme régénéré, renforcé intérieurement. 2) Le plan de construction immanent Concept de base de la pédagogie Montessori. Chaque être vivant porte en lui son plan de développement, "un schéma préétabli par l'ordre naturel de la vie, le seul qui détermine le caractère des individus", affirme Montessori (Cf. Winfried Böhm, p. 153). La liberté de l'enfant en éducation, c'est la libération des entraves qui empêchent le développement normal commandé par le plan de construction immanent. Chaque être dispose de forces cachées, enfouies : "En réalité, l'enfant porte en soi dès l'origine la clef de son énigmatique existence individuelle. Il dispose d'un plan de structuration inné de son âme et de lignes directrices programmées pour son développement. Tout cela est d'abord extrêmement frêle et sensible et l'intervention intempestive de l'adulte, avec sa volonté et ses idées exagérées de la perfection de son autorité propre, peut anéantir ce plan ou en compromettre sa réalisation " (Maria Montessori, citée par Winfried BÔhm, "Maria Montessori", in Jean HOUSSAYE, Quinze pédagogues, leur influence aujourd'hui, Paris, Armand Colin, 1994, p.154). On notera ici l'importance et l'ambiguïté du concept de NATURE dans l'Education nouvelle, qui renvoie tout autant à la science qu'au divin, à l'espèce qu'à l'individu. 3) La concentration et l'attention Tel est le but, la finalité de l'environnement et de l'ambiance que l'éducateur doit créer pour l'enfant : lui permettre la concentration de toute son attention, le rassemblement de tout son être dans sa trajectoire normale de développement. (On peut songer à l'enfant qui dessine pour s'en donner
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une image). Au lieu que l'éducation habituelle éparpille ses forces et ses énergies ! "La concentration constitue le vrai point de départ de l'auto-éducation spontanée et libre de l'enfant" (W. Böhm, p. 161). La concentration en fin de compte aide à la mise en ordre dont l'enfant a besoin pour son activité de construction de soi. Cf. l'anecdote de "la dame au parapluie". Lors d'une visite à la Maison des enfants, une petite fille se fâche, parce qu'une dame n'a pas rangé son parapluie comme il convient ! "Dans ce cas, il ne s'agit pas d'un caprice, mais plutôt d'une indication que le jeune enfant a besoin de retrouver un ordre extérieur jusqu'à ce qu'il ait établi pour lui-même sa propre orientation dans le monde", commente Benoît Dubuc (Op. Cit., p. 161). C'est précisément le rôle du milieu éducatif que doit aménager l'éducateur(trice !) : offrir un ordre extérieur qui permet la concentration, l'ordre intérieur, l'orientation de l'activité, à partir de quoi l'enfant peut explorer. On le voit bien dans cette description que fait Montessori dans cette description du milieu éducatif : "L'environnement doit fournir à l'enfant toute possibilité de concentration et de choix. Les objets de cet environnement devraient facilement être mémorisés par l'enfant. Il faudrait qu'il y ait un certain nombre d'objets dont l'enfant puisse, le moment venu, se souvenir. Il faudrait aussi qu'il parvienne à se souvenir de la place qu'occupe chaque objet de sorte que l'environnement, au bout d'un certain temps, n'apparaisse plus à l'enfant comme une nouveauté ; c'est à partir de là qu'il ne distraira probablement plus son attention. Cet environnement est tel qu'on le croirait imprégné de l'esprit de l'enfant, de sorte que, lorsque l'enfant choisit une activité, ce choix est conscient et la concentration lui paraît aisée. Ainsi, lorsque l'enfant pénètre dans la salle, animé par des activités intérieures, qu'il souhaite exprimer, son attention n'est pas détournée par des choses nouvelles ou inhabituelles. Il est incontestable que l'effet qu'exerce sur nous un certain environnement donné, habituel, est très grand, soit un environnement qui ne nous distrait pas et qui contient tout ce qui est indispensable. Parce qu'il nous est familier et adapté, il diffuse un sentiment de sécurité". (Maria Montessori, Cours de 1921, repris dans L'Association Montessori Internationale, Communications, 1963, n° 3, p. 6f, cité par Winfried Böhm, "Maria Montessori", in Jean HOUSSAYE, Quinze pédagogues, leur influence aujourd'hui, Paris, Armand Colin, 1994, p. 160.)
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CELESTIN FREINET, L'AUTRE ECOLE 1896 - 1966
I. LA PEDAGOGIE FREINET, CONNUE ET INCONNUE La réputation de "l'école Freinet" déborde largement du cercle des pédagogues avertis et des spécialistes de l'éducation. Une réputation de "révolutionnaire" : l'école Freinet, c'est une autre idée de l'école, en rupture avec l'école comme elle va et qu'elle dénonce.. Une influence paradoxale "dans" l'école : "L'influence qui procède de Freinet est contradictoirement marginale et étendue, faible et tenace", écrit Henri PEYRONIE ("Célestin Freinet", in Jean HOUSSAYE, Quinze pédagogues, leur influence aujourd'hui, Paris, A. Colin, 1994, p. 225). - Quelques milliers d'enseignements seulement appartiennent au "groupe Freinet", mais ils constituent un "groupe de référence" exemplaire. - Une conception et un mouvement qui engagent le combat contre l'école instituée, mais dont l'influence diffuse dans cette école même et pénètre jusqu'aux textes officiels ! Une pédagogie qu'on d'abord aux outils, aux techniques pédagogiques inventées et propulsées par Freinet et le mouvement Freinet. A juste titre : Freinet a toujours mis en avant ce qu'il appelait son "matérialisme pédagogique" : pour changer l'école, affirmait-il, il faut d'abord changer les outils de l'école. Mais il faut ajouter qu'il en va ainsi parce qu'un outil, c'est toujours de la "théorie incarnée". Comme Adolphe FERRIERE auquel il doit beaucoup, Freinet insiste sur le terme "TECHNIQUE" qu'il oppose à "METHODE". Ils refusent tous deux de faire de l'école nouvelle ("école active" chez Ferrière, "école du travail" ou "école du peuple" chez Freinet) une méthode parmi d'autres.
"L'école active est une grande idée, les méthodes actives ne sont plus qu'un regroupement d'idées ingénieuses", commente Daniel HAMELINE (L'école active, Textes fondateurs, Paris, PUF, 1995, p. 43).
II. FREINET ET LE MOUVEMENT FREINET DANS LEUR HISTOIRE La pédagogie doit être située dans son contexte historique. Deux points doivent être particulièrement soulignés : - Freinet est un instituteur. Son combat est un combat dans l'école. - Freinet et le mouvement Freinet ont partagé les grands engagements révolutionnaires et réformateurs du début du siècle. Il est indispensable de comprendre ce que pouvaient être les luttes sociales dans les années 20. Cet engagement aura aussi épousé son siècle ( la Libération, les impacts des années 60/70 sur le mouvement). D'une façon générale, la biographie de Freinet doit être prise en considération. 1) Un instituteur issu du peuple
167 Naissance dans un petit village (Gars) des Alpes Maritimes en 1896. (On notera que Freinet restera toujours profondément attaché à la culture, aux valeurs, aux modes de vie traditionnels de l'arrière-pays méditerranéen. Du coup, à côté (en contradiction ?) du prolétariat, un arrière-plan paysan, une nostalgie de ce monde "harmonieux", une aspiration écologique. Voir dans L'éducation du travail (Delachaux et Niestlé, 1946) le personnage du paysan poète philosophe, Mathieu). Enfant du peuple, bon élève, il prépare et réussit en 1912 le concours d'entrée à l'Ecole Normale d'Instituteurs de Nice. La guerre ne lui laisse pas le temps d'achever sa formation. Il doit remplacer un instituteur mobilisé, puis partir lui-même au front 6 mois plus tard. Grièvement blessé à la poitrine au Chemin des Dames en octobre 1917. Reconnu mutilé de guerre à 70%, il reprendra son métier en 1920, contre l'avis des médecins. Nommé en 1920 à Bar-sur-Loup. 2) Un combat politique et pédagogique Dès lors, la dénonciation de la guerre et le refus de l'ordre établi vont de pair. Se lie d'amitié avec Henri BARBUSSE ( Le Feu, 1916), à la tête d'un mouvement d'anciens combattants républicains, et fondateur de la revue "Clarté", qui accueillera les écrits de Freinet en 1923/1924. Freinet sera membre du parti communiste français à partir de 1927 jusqu'à la rupture au début des années 50. Dès son retour de guerre, Freinet avait engagé une réflexion en faveur d'une pédagogie nouvelle populaire, sur le rôle de l'école dans le processus d'une révolution sociale. Au lendemain de la première guerre mondiale, les espoirs progressistes sont tournés vers la jeune révolution russe. Il fait, comme il le dit, du "militantisme pédagogique". Il combat la société dans laquelle il vit et à laquelle appartient l'école dans laquelle il enseigne. "C'est au nom de cette lutte plus large qu'il entreprend de rénover l'école", écrit Liliane Maury (Op. Cit., p. 116). (C'est dans cette perspective que Freinet s'informe des expériences étrangères d'éducation nouvelle et d epédagogie populaire, visite en 1922 les écoles libertaires de Hambourg, se rend en URSS. Ce qu'il cherche , c'est bien des pratiques de classe nouvelles.) 3) "L'invention" de l'imprimerie à l'école C'est donc autour d'une technique, d'un outil, l'imprimerie, que s'élabore l'œuvre pédagogique de Freinet. Le premier texte qu'il lui consacre date de 1925. En 1927, il crée sa propre revue "L'imprimerie à l'école", qui deviendra en 1931 "L'éducateur prolétarien". C'est bien l'idée fondatrice. Un réseau se coordonne autour de la revue. Freinet est nommé en 1928 à Saint Paul de Vence, où il poursuit sa rénovation pédagogique. 4) "L'affaire Freinet" Cette forte dynamique va être cassée l'année scolaire 1932/1933. A l'origine de "l'affaire Freinet", un simple texte libre qui cristallise et déchaîne les oppositions "J'ai rêvé que toute la classe s'était révoltée contre le maire de Saint Paul qui ne voulait pas nous donner les fournitures gratuites… Je m'élance, les autres ont peur. Monsieur le Maire sort son couteau et m'en donne un coup sur la cuisse. De rage, je sors mon couteau et je le tue. Monsieur Freinet a été le maire… Je suis allé à l'hôpital. A ma sortie on m'a donné mille francs". Les parents, puis l'administration, vont contraindre Freinet au déplacement d'office. Freinet organise des discussions avec les parents, cherche et trouve des appuis prestigieux, l'affaire prend une ampleur nationale. Rien n'y fait. Freinet reçoit son "déplacement d'office". Il le refuse, décide de créer sa propre école.
168 5) L'école Freinet En 1935, il ouvre près de Saint Paul de Vence son école "libre" : "Ce ne sera pas une école aristocratique, mais une école ouvrière et paysanne". L'école accueille des enfants proches, des enfants en difficulté sociale de la région parisienne, des enfants orphelins réfugiés de la guerre d'Espagne, un peu plus tard. Elle sera reconnue en 1936 par le Front Populaire. C'est là que seront inventées de nouvelles techniques : plan de travail, conseil de coopérative, journal mural, fichiers autocorrectifs, méthode naturelle de lecture. Le mouvement trouve un second souffle, de nouveaux adhérents (peu avait soutenu la création de l'école libre…). 6) L'après-guerre Au début de la seconde guerre mondiale, Freinet est arrêté, interné, placé en résidence surveillée. C'est là qu'il écrit ses principales œuvres théoriques, qui paraîtront après guerre : • • •
L'éducation du travail L'essai de psychologie sensible Les dits de Mathieu
A la Libération, Freinet reprend ses activités, anime le mouvement pédagogique qui porte son nom, et existe encore de nos jours. Il rompt avec le PCF au début des années 50, dans le contexte d'une polémique d'intellectuels du PC contre le mouvement Freinet, à propos de "l'école unique". Le rayonnement du mouvement se développe à l'étranger. Freinet disparaît en 1966.
III. DES OUTILS POUR UNE GRANDE IDEE 1) Quelques aspects de l'organisation matérielle et pédagogique On se référera ici au petit livre de Freinet que publie Freinet sous le titre : Pour l'école du peuple (Paris, Maspéro, 1969). Son sous-titre est particulièrement explicite : Guide pratique pour l'organisation matérielle, technique et pédagogique de l'école populaire. (L'ouvrage avait pour titre original : L'école moderne française et fut écrit et publié à la Libération). - L'école maternelle, ses locaux et dépendances (pp. 30/31). Freinet oppose ici au milieu organisé de l'école Montessori "L'Ecole maternelle vivante" : pour lui, "la réalité de la vie déborde à tout instant ce cadre formel toujours étriqué, comme pour nous rappeler qu'il est vain de vouloir l'asservir à nos méthodes, mais que ce sont celles-ci qui doivent s'enrichir et s'assouplir pour servir et épanouir la vie". Il faut bien lire ici une critique de la pédagogie Montessori. - L'imprimerie. C'est là, on le sait, l'outil pédagogique majeur, central, que Freinet considère comme le levier du changement dans l'école. Elle est là dès l'école maternelle.
169 Mais l'imprimerie est indissociable d'un complexe d'outils et de procédures pédagogiques sans lesquels son sens plein serait mutilé : expression libre, correspondance, journal scolaire, notamment. Voir p. 42 la description que fait Freinet de l'usage pédagogique de l'imprimerie en maternelle. - Les locaux de l'école primaire (pp. 54/56, pp. 67 sq.). L'école traditionnelle était selon Freinet "un auditoriumscriptorium" ; "notre Ecole moderne sera un atelier de travail, intégré à la vie du milieu. Cette destination spécifique nécessite une structure nouvelle" (p. 55). Un atelier de travail "tout à la fois communautaire et spécialisé" (p. 56) : salle commune, ateliers spécialisés extérieurs, ateliers spécialisés intérieurs. - La coopérative scolaire. Il ne s'agit pas seulement d'un moyen de gestion, mais bien d'une institution de la vie communautaire dans l'école, de cette société que deviennent la classe et l'école. On lira pour en avoir une idée la description que fait Freinet de la réunion hebdomadaire (pp. 73/75). Elle organise notamment un partage éducatif des responsabilités et des tâches entre les enfants (p. 77). - Les plans de travail (pp. 79/81) : plans généraux annuels ("à peu près conformes aux exigences des programmes") et plans généraux mensuels établis par les maîtres ; plans individuels établis par les élèves avec la collaboration du maître (p. 80). Ici encore Freinet s'oppose à certains théoriciens de l'éducation nouvelle : "A l'encontre de certains théoriciens d'éducation nouvelle, nous ne pensons pas que nous devions laisser les enfants aller exclusivement au gré de leurs tendances et de leurs fantaisies individuelles. Ce serait les tromper sur la vie, et susciter un déséquilibre qui les opposerait tôt ou tard aux exigences du milieu naturel ou social" (p. 79). - Les fichiers autocorrectifs, etc. 2) L'imprimerie à l'école : le sens d'un outil Il faut revenir et s'arrêter sur cet outil inscrit au cœur de la pratique Freinet. Il s'agit dans l'esprit du pédagogue d'un choix pédagogique qui bouleverse de proche en proche toute l'organisation pédagogique traditionnelle. On touche là à un point capital : l'imprimerie est chez Freinet l'aboutissement d'une réflexion critique sur l'école et sur ses pratiques. C'est bien clair dès le premier article que publie Freinet en 1925 dans la revue "Clarté" : Vers l'école du prolétariat. Contre un enseignement livresque. L'imprimerie à l'école. (Texte reproduit dans Liliane MAURY, Freinet et la pédagogie, Paris, PUF, 1988, pp. 9/16. Extraits ci-joint annexe A.) On doit bien se garder d'une lecture réductrice, purement "pédagogique" : l'imprimerie serait le moyen d'intéresser, de motiver les apprentissages. C'est tout à fait insuffisant. L'imprimerie veut bien plus : transformer l'école, substituer à l'école telle qu'elle est une autre école, l'école du prolétariat. Freinet l'écrit clairement dans un autre article publié dans la même revue : "La décadence et la mort de l'école sont le résultat du développement formidable du capitalisme ; c'est pour aboutir à cette impasse que "l'école gratuite et obligatoire" a, pendant un demi-siècle, instruit les travailleurs. Devant cette faillite, on comprend enfin le danger d'une instruction qui va à l'encontre du progrès humain ; on voit qu'il ne suffit plus de développer, d'améliorer, de "réformer" l'enseignement. Il faut la "transformer", selon le mot de M. Ferrière - qui n'est cependant pas communiste - il faut le révolutionner".
Célestin Freinet, "La dernière étape de l'école capitaliste", 1924, Revue "Clarté" (Cf. Liliane Maury, Op. Cit., p. 31) 3) Deux idées clés Deux choses à retenir, en résumé :
170 a) Le recours à l'imprimerie est indissociable d'une critique politique de l'école, dans ses fins, ses formes et ses contenus. Les formes traditionnelles de l'apprentissage dans l'école ne sont pas au service de l'instruction et du progrès ; et même elles leur sont nuisibles. Le divorce entre l'école et la vie n'est pas un "défaut" pédagogique : c'est le cœur même du dispositif d'exclusion. - C'est bien la même dénonciation qui conduit Freinet à opposer, en termes plus mesurés, les "méthodes naturelles" de l'école moderne aux méthodes traditionnelles ; sous l'opposition de méthodes, une autre école, la critique d'un système : "Il y a entre les Méthodes traditionnelles et nos Méthodes naturelles une différence fondamentale de principe, sans la compréhension de laquelle toutes appréciations seraient toujours injustes et erronées : les méthodes traditionnelles sont spécifiquement scolaires, créées, expérimentées et plus ou moins mises au point pour un milieu scolaire qui a ses buts, ses modes de vie et de travail, sa morale et ses lois, différents des buts, des modes de vie et de travail du milieu non scolaire et que nous appellerons milieu vivant. C'est l'existence même de ce milieu scolaire tel qu'il est que nous jugeons irrationnel, retardataire, dangereusement décalé par rapport au milieu social et vivant contemporain et impuissant, de ce fait, à faciliter et à préparer l'éducation bien comprise qui formera en l'enfant l'homme de demain, conscient de ses droits, mais capable aussi de remplir ses devoirs dans le monde qu'il doit construire et dominer". "Méthodes naturelles et méthodes traditionnelles", in La méthode Naturelle, Editions Marabout, p. 28. - En 1926, Freinet, s'insurgeant contre l'enseignement livresque, disait la même chose : " Les manuels sont un moyen d'abrutissement. Ils servent, bassement parfois, les programmes officiels. Quelques-uns les aggravent même, par je ne sais quelle folie de bourrage à outrance… "Même les manuels seraient-ils bons, il y aurait tout intérêt à en réduire le plus possible l'emploi. Car le manuel, surtout employé dès l'enfance, contribue à l'idolâtrie de l'écriture imprimée. Le livre est bientôt un monde à part, quelque chose d'un peu divin, dont on hésite toujours à contester les assertions… " Le manuel tue le sens critique ; et c'est probablement à eux que nous devons ces générations de demi- illettrés, qui croient, mot pour mot, ce que contient leur journal. Et s'il en est ainsi, la guerre aux manuels est vraiment nécessaire" (Cité par L. Maury, Op. Cit., pp. 41/42.)
On peut entendre dans ces propos un écho du Troisième Mémoire (1791) de CONDORCET : "Le premier mouvement des hommes est de prendre littéralement et de croire tout ce qu'ils lisent comme tout ce qu'ils entendent. Plus celui qui n'a pas appris à se défendre de ce mouvement lira de livres, plus il deviendra ignorant…" (Troisième Mémoire, édition Edilig, p. 169).
b) Le recours à l'imprimerie est solidaire de l'engagement en faveur de l'école du peuple :
•
combat pour la démocratisation réelle de l'école
•
refus de l'organisation élitiste de la forme scolaire
171 •
refus de la "scolastique", et action en faveur de situations scolaires porteuses de sens pour tous
•
des pratiques scolaires visant des savoir-faire autant que des savoirs
•
place faite aux milieux de vie des élèves
•
volonté d'une éducation du travail
•
accueil de la "culture populaire" dans l'école
IV. ENTRE L'ECOLE DU PEUPLE ET L'EDUCATION NOUVELLE L'accent a été porté jusqu'ici sur l'originalité et la spécificité de Freinet : un combat politique dans l'école, "au service d'une véritable éducation prolétarienne". Mais Freinet, c'est aussi le chantre du développement naturel, de l'expression libre, de la créativité enfantine : tous thèmes en effet très présents dans les courants d'éducation nouvelle. Est-ce bien la même inspiration ? L'école du travail telle que la défend initialement Freinet, est-elle bien du même ordre que l'école du libre épanouissement et de la créativité naturelle ? Rien n'est moins sûr. Je crois qu'il y a là une inspiration contradictoire qui explique une bonne partie de la place ambiguë - "marginale et étendue" - de la pédagogie Freinet dans le paysage pédagogique. Deux notions importantes peuvent être analysées dans cette perspective. 1) L'école du travail et le travail-jeu
a) L'école du travail dans les textes des années 20 Cf. annexe B "Ce que sera l'école du travail", in "L'école du travail", Clarté, n° 49, 1924 : - Les Ecoles nouvelles d'Hambourg restent "des écoles bourgeoises", "réformées et perfectionnées". - L'Ecole du travail allemande (Arbeitsschule) "reste la conception petite-bourgeoise et réformiste de l'Ecole nouvelle". - Il faut aller plus loin : faire du travail la "base éducative" qui "prépare l'harmonie sociale par l'harmonie individuelle". En effet, "le travail porte en lui, latent, l'effort physique et intellectuel nécessaire à un développement harmonieux de l'homme. Et c'est justement cette harmonie que la société nouvelle doit substituer au déséquilibre actuel".
172
b) "Le travail qui illumine" Est-ce bien le même ton et le même sens dans les textes d'après-guerre ? On peut en douter à la lecture par exemple dans ce passage de "Pour l'école du peuple" titré "Le travail qui illumine" (pp. 151/152), et dans lequel le travail se charge de lyrisme, de métaphores artisanales et d'aspirations "écologiques" (cf. annexe C).
c) Le travail-jeu La notion de travail-jeu est au centre de L'éducation du travail (voir particulièrement le chapitre 27, pp. 130/139). Freinet y récuse la "séparation arbitraire, et partisane, entre travail et jeu" (p. 136, éd. Delachaux et Niestlé, 1969), et dénonce l'enfermement de l'enfance dans le jeu coupé artificiellement du travail vivant. (cf. annexe D). "Il y a certaines activités qui sont spécifiques au petit d'homme, comme la course après la souris est spécifique au petit chat. Elles sont la satisfaction normale de nos besoins naturels les plus puissants : intelligence, union profonde avec la nature, adaptation aux possibilités physiques ou mentales, sentiment de puissance, de création et de domination, efficacité technique immédiatement sensible, utilité familiale et sociale manifeste, grande amplitude de sensations, peine, fatigues et souffrances incluses. Il ne s'agit pas ici d'une vulgaire joie, d'un superficiel plaisir, mais d'un processus fonctionnel : la satisfaction de ces besoins procure par elle-même la plus salutaire des jouissances, un bien-être, un sentiment de plénitude, au même titre que la satisfaction normale de nos autres besoins fonctionnels. Et cette satisfaction se suffit à elle-même. C'est pourquoi de telles activités sont en même temps des jeux, dont elles ont les caractéristiques générales, qu'elles détrônent et remplacent le jeu". (L'éducation du travail, pp.
135/136.)
On peut le constater : les considérations sur la NATURE supplantent ici celles sur la SOCIETE et l'HISTOIRE. La nature devient le référent, la norme, le principe explicatif.
Une autre vision de la CULTURE s'impose : celle d'une sagesse paysanne, celle de Mathieu, paysan-poètephilosophe, opposée à une civilisation jugée dévastatrice : "La culture moderne a produit un décalage dangereux entre la vie et la pensée, un hiatus dans le processus d'évolution de l'organisme individuel et social". (L'éducation du travail, ch. 13 : "L'enfant déraciné", p. 45). Elle est solidaire d'une vision critique du progrès : "Le progrès, …c'est comme l'eau qui descend de notre source claire de Rocheroux… Elle peut être ruisseau gazouillant entre les osiers et les fraisiers de la montagne ; ou ruisseau cascadant que des canaux rustiques mènent arroser haricots et arbres fruitiers, prés et légumes ; mais aussi, certains jours, trombe sauvage qui dévale des hauteurs, entraînant rochers, troncs et terre, arrachant tout sur son passage et ensevelissant dans la vallée des champs entiers qui en sont comme empoisonnés." (p. 46).
2) Méthode naturelle et tâtonnement expérimental Les mêmes réflexions pourraient être développées au sujet de ces deux autres concepts clés de la pédagogie Freinet, "méthode naturelle" et "tâtonnement expérimental". Lire La méthode naturelle. L'apprentissage de la langue, Marabout, 1975, pp. 29 et suivantes. Ce que Freinet appelle "tâtonnement expérimental" renvoie à des idées et des valeurs multiples : à la NATURE, mais aussi à la SCIENCE (Freinet en appelle à la psychologie), à la CREATIVITE, à la GLOBALITE (il s'agit de ne pas dissocier intelligence et affectivité).
173 CONCLUSION
On soulignera pour conclure la place très particulière de la pédagogie Freinet dans l'histoire éducative contemporaine. - Marginale, et pourtant d'une grande influence, jusque dans les textes officiels de l'école d'aujourd'hui. - Des occasions manquées : les I.O. de 1923, le plan Langevin-Wallon (1947), les années "éveil" (années 70). - Une pédagogie bien adaptée à l'usage des nouvelles technologies. L'informatique dans les classes Freinet. Actualité paradoxale ?
On réfléchira surtout, en forme de conclusion à l'ensemble du cours, aux DEUX IMAGES DE L'ENFANCE que paraît superposer la pédagogie Freinet. L'une, celle qui semble plus particulièrement s'imposer aujourd'hui, s'expose plus particulièrement dans le thème de la créativité enfantine, dans la revendication d'une forme d'égalité entre l'enfant et l'adulte qu'on trouve notamment dans les Invariants Pédagogiques. L'autre voit en l'enfant le futur membre de la société, un être d'emblée social, et qu'il convient d'intégrer en tant que tel à la société ; la conception du jeu chez Freinet, et son opposition sur plusieurs points à quelques autres pédagogues de l'éducation nouvelle passent bien par là. Ce propos extrait de Pour l'école du peuple en témoigne : "L'école de demain sera centrée sur l'enfant membre de la communauté. C'est de ses besoins essentiels, en fonction des besoins de la société à laquelle il appartient, que découleront les techniques - manuelles et intellectuelles - à dominer, la matière à enseigner, le système d'acquisition, les modalités de l'éducation. Il s'agit là d'un véritable redressement pédagogique rationnel, efficient et humain, qui doit permettre à l'enfant d'accéder avec un maximum de puissance à sa destinée d'homme ". Célestin FREINET, Pour l'école du peuple, 1946.
ANNEXES
174
A. L'IMPRIMERIE POUR CHANGER L'ECOLE
"Mais qui donc cataloguera, qui aura la prétention d'immobiliser dans un livre une vie aussi mobile et aussi diverse selon les régions que celle de nos petits écoliers? On installe aujourd'hui le poêle dans la classe; et tout le jour les élèves ont devant les yeux ce meuble nouveau qui s'ajoute ainsi aux choses familières. Ils s'intéressent au feu, à la flamme, à la fumée. Ils veulent s'approcher, sentir la chaleur. Il faut nécessairement parier du poêle' et du chauffage. Mais votre système de centres d'intérêt n'a pas prévu cette leçon pour ce jour-là! Laisserez-vous passer une occasion unique d'enseigner sur ce sujet quelque chose qui se grave dans l'esprit de l'enfant, parce qu'attendue et désirée. Une chauve-souris est tombée dans la cour. Il n'y a pas à hésiter : il faut en parler, d'abord parce que c'est une excellente occasion, mais aussi parce que vous entraîneriez bien difficilement les enfants fascinés à un autre travail - qui serait d'ailleurs fait sans entrain ni plaisir. Il a fait un violent orage cette nuit. Les enfants ont entendu le tonnerre gronder; ils se sont caché la tête sous le drap pour essayer de ne plus voir l'éclair. Ils en sont encore tout émus en arrivant en classe. Canalisons, exploitons cette émotion; et voilà une leçon qui se termine par une lecture du plus haut intérêt. Si c'est un livre ou une répartition impeccable qui donnent le ton à la classe, qui lui indiquent le matin quel sera l'intérêt de la journée, nous perdons le bénéfice de l'intérêt véritable. A quelques rares exceptions près, nous serons amenés à susciter à l'école un intérêt spécifiquement scolaire, en rapports factices avec la vie. La vie de l'école se juxtaposera une fois de plus à la vie de l'élève. L'école ne sera pas, comme nous le voudrions, une manifestation plus riche et plus intense de la vie.
La Vie
Quittons donc le manuel et laissons vivre nos élèves. Ils arrivent, ce lundi matin, l'esprit et les yeux tout pleins encore de l'orage qui, hier, a, en quelques instants, blanchi la campagne de petits grêlons. Allons-nous parler de la vie des plantes comme nous en avions l'intention? Laissons dire, demandons une précision, là, donnons-la ailleurs, tâchons de pousser plus avant l'observation enfantine nécessairement superficielle et composons : " La grêle. - Les giboulées de mars ont commencé. Hier, à trois heures, il est tombé beaucoup de grêle. Les grêlons, gros comme de petites billes, tombaient droit et tambourinaient sur les tuiles et sur les vitres. En quelques instants, la campagne était toute blanche. Nous étions contents et nous faisions des pelotes mais nos parents se disaient : notre pauvre campagne". On lit - avec enthousiasme - et un enthousiasme que je n'ai jamais vu en défaut - ce texte vivant. Trois ou quatre élèves le composent; c'est l'affaire de quinze à vingt minutes. Et même ceux qui ne lisent qu'en syllabant composent assez rapidement. Durant ce travail, pour lequel le maître n'a nullement à intervenir, les autres élèves continuent leur besogne : lecture individuelle, copie ou exercice se rapportant au sujet d'étude, devoirs de calculs, selon des méthodes plus individualisées et tendant à l'autoéducation.
175 La composition terminée, on imprime. Avec une presse à main pourtant rudimentaire, 100 imprimés sortent en cinq ou dix minutes : Un exemplaire que chacun collera à son livre de vie; quelques exemplaires supplémentaires pour les absents. Et parfois, le soir, un petit dévoué porte les leçons du jour à son camarade malade qui se tient ainsi au courant de la vie de sa classe. Trente-cinq imprimés sont destinés à nos camarades de l'école de J ... ; quarante à ceux de l'école de F... Et tantôt un grand expédiera à leurs adresses ces fragments de vie. Il est vrai qu'à dix heures aussi, le facteur apparaîtra, apportant deux envois des écoles de J... et de F... Et vous pouvez juger de l'entrain avec lequel nos élèves vont dévorer ces autres fragments de camarades qui habitent bien loin, dans des régions dont ils ne peuvent pas encore se figurer la place, mais dont ils apprennent ainsi la principale vie qui les intéresse : celle des autres enfants. Quelle richesse de lectures! ne croyez-vous pas? Et non plus des lectures d'un intérêt factice, rapporté. C'est la vie elle-même qui enseigne nos petits écoliers. Méthode possible seulement dans les écoles peu nombreuses, dira-t-on encore. Telle que nous venons de l'exposer, elle est singulièrement souple, s'adaptant aussi bien aux classes chargées des villes qu'à celles à plusieurs divisions de nos villages. Mais elle demande certainement une vie nouvelle de la classe, toute basée sur la coopération entre les élèves d'une part, et aussi entre maîtres et élèves. C'est la condamnation de la routine qui fera place à un incessant intérêt. Cette technique renouvelée est toute à découvrir. Mais ce sera le triomphe de l'école active et sur mesure dont la réalisation dans les classes primaires a semblé si longtemps utopique. Mais cette vie, pourra-t-on encore objecter, est-elle susceptible de donner à l'enfant les connaissances qu'on attend de l'école? Et si la vie - la vie totale, s'entend, et non la vie limitée et fermée de l'école actuelle - si la vie ne peut pas donner l'éducation et l'instruction, par quels procédés sophistiqués peut-on raisonnablement les obtenir ? Un fait m'a frappé d'ailleurs. Lorsque je parcours la série des titres de 200 pages de notre Livre de vie (deux premiers trimestres), je constate que la répartition des sujets est à peu près celle que préconisent les partisans des centres d'intérêt.
Je ne dirai pas prétentieusement que, par cette technique de l'imprimerie, j'ai rejoint le Dr Decroly. C'est lui qui, par un long détour, a ramené la science pédagogique à son point de départ : le bon sens et la vie. Mais ces systèmes que nous allons comme à plaisir chercher si loin, ils sont là, dans les yeux vifs et dans les petites têtes de nos enfants. Mais seule l'imprimerie a rendu possible la réalisation de cette vie. Et je voudrais bien que ceux qui liront ces lignes parviennent à vivre un jour, intensément, comme je vis depuis six mois dans ma classe renouvelée."
C. FREINET, Vers l'école du prolétariat, 1925, Clarté
N.-B. - Je me ferai un plaisir de répondre plus longuement et de donner tous les renseignements utiles à ceux qui voudront bien m'en faire la demande.
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B. CE QUE SERA L'ECOLE DU TRAVAIL
"L'Ecole du travail n'est qu'une étiquette dont la signification varie avec l'esprit de ceux qui l'emploient. Cette expression où Keichensteiner et Gauding, notamment, avaient introduit dans les écoles quelques pratiques éducatives basées sur le travail manuel. L'effort était certes louable puisqu'il donnait à l'école une activité nouvelle et qu'il l'orientait vers le libre travail post-révolutionnaire. Et c'est d'écoles bourgeoises ainsi réformées et perfectionnées qu'ont pu sortir, à la faveur de la révolution, les Ecoles nouvelles d'Hambourg. Mais ce n'était pas l'esprit lui-même de l'école qui était changé; cette " transformation " nécessite une période plus ou moins longue de crise, une vraie révolution qui refait l'ordre de l'école, et que Max Tepp a racontée en détail dans sa brochure L'Ecole nouvelle. L'Ecole du travail allemande reste la conception petite-bourgeoise et réformiste de l'Ecole nouvelle - et ce ne sont pas là des mots de mépris; ils marquent seulement une étape. L'école allemande est l'Illustrierschule, l'école d'illustration, comme l'appelle Blonsky, où le travail n'est qu'un moyen pour faciliter l'acquisition et la culture capitalistes. Il a fallu l'avènement d'un pouvoir prolétarien en Russie pour franchir la barrière que l'Etat bourgeois posait comme limite au développement des meilleures écoles nouvelles et donner hardiment le travail comme base à tout le système scolaire. Mais voilà que, imbus de leurs préjugés de caste, tous les intellectuels se récrient. Comment? Attendre du travail manuel, productif dès que possible, un développement suffisant de l'homme, au moment même où la civilisation demande un effort intellectuel de plus en plus intense, quelle utopie, et quelle folie! C'est cette utopie que nous défendrons. Le travail manuel n'est pas tout, certes. Mais il porte en lui, latent, l'effort physique et intellectuel nécessaire à un développement harmonieux de l'homme. Et c'est justement cette harmonie que la société nouvelle doit substituer au déséquilibre actuel. Le travail satisfait le besoin de création et d'action de l'enfant. Il lui fait, en même temps, prendre conscience de son rôle social. Contrairement à l'enseignement livresque et oppressif actuel, il s'adapte donc admirablement à la nature de l'enfant. Il faut, bien entendu, que le travail se poursuive dans une atmosphère d'entraide et de liberté qui permette la création spontanée, au sein de la communauté, de la division du travail utilisant au mieux les aptitudes individuelles. Ainsi compris, le travail pousse les élèves à étudier d'eux-mêmes, dans les livres ou par les adultes, et alors seulement qu'ils en sentent l'impérieuse nécessité, les questions compliquées et abstraites qui font aujourd'hui le désespoir des étudiants. En résumé, le travail comme base éducative prépare l'harmonie sociale par l'harmonie individuelle; il est un stimulant pour l'étude abstraite, il est enfin un facteur inappréciable de moralité et de sociabilité."
"L'école du travail", in Clarté, n° 49, 1924.
177
C. LE TRAVAIL QUI ILLUMINE
"Eh oui ! Il existe certes des bêches et des charrues, et des outils mécaniques autrement perfectionnés qui vous remuent le sol et vous sèment les graines sans que vous ayez à vous mesurer avec l'aridité de la glèbe. Mais j'aime, moi, quand je prépare un semis, tamiser la terre de mes mains et trier amoureusement les pierres, comme l'on adoucit le lit douillet d'un bébé. C'est ainsi ; un travail même peut être corvée ou libération. Ce n'est pas une question de nouveauté mais d'illumination et de fécondité. Vous connaissez l'histoire des " pluches " au régiment ? Il y a un art - dont l'Ecole a fait une tradition - pour opérer le plus lentement possible, sans cependant s'arrêter de travailler. C'est du stakanovisme à l'envers. Et quand il s'agit de prendre le balai pour débarrasser les pluches, c'est pire encore : tous les hommes sont manchots. C'est parfois le caporal lui-même qui doit s'appuyer la corvée. Le soldat part en permission voir sa jeune femme. Faire la soupe, éplucher les pommes de terre, balayer même, tout cela devient un plaisir dont il réclame le privilège. La corvée du matin est devenue une récompense. Il en est de même à l'école, où certains travaux usés par la tradition seront, demain, recherchés à l'égal d'activités nouvelles que vous croyiez exclusives. Ne cherchez pas la nouveauté; la mécanique la plus perfectionnée lasse elle-même si elle ne sert pas les besoins profonds de l'individu. Dans le lot toujours croissant des activités qu'on vous offre, choisissez d'abord celles qui illuminent votre vie, celles qui donnent soif de croissance et de connaissances, celles qui font briller le soleil. Éditez un journal pour pratiquer la correspondance, recueillez et classez des documents, organisez l'expérience tâtonnée qui sera la première étape de la culture scientifique. Laissez les jeunes fleurs s'épanouir, même si les mouille parfois la rosée. Tout le reste vous sera donné par surcroît."
Pour l'école du peuple, Paris, Maspéro, 1969, 1977, pp.151/152
D. LE TRAVAIL - JEU
"Il y a certaines activités qui sont spécifiques au petit d'homme, comme la course après la souris est spécifique au petit chat. Elles sont la satisfaction normale de nos besoins naturels les plus puissants : intelligence, union profonde avec la nature, adaptation aux possibilités physiques ou mentales, sentiment de puissance, de création et de domination, efficacité technique immédiatement sensible, utilité familiale et sociale manifeste, grande amplitude de sensations, peine, fatigues et souffrances incluses. Il ne s'agit pas ici d'une vulgaire joie, d'un superficiel plaisir, mais d'un processus fonctionnel : la satisfaction de ces besoins procure par elle-même la plus salutaire des jouissances, un bien-être, un sentiment de plénitude, au même titre que la satisfaction normale de nos autres besoins fonctionnels. Et cette satisfaction se suffit à elle-même. C'est pourquoi de telles activités sont en même temps des jeux, dont elles ont les caractéristiques générales, qu'elles détrônent et remplacent le jeu. Si donc nous parvenions - ce qui serait l'idéal - à réaliser ainsi, en permanence, la satisfaction normale de ces besoins fonctionnels... ... L'enfant ne jouerait plus... ce qui serait tout simplement une monstruosité! Ne chicanons pas sur des mots et des appellations, mais appliquons-nous plutôt à en dépouiller le contenu. Nous sommes là à l'origine de cette séparation arbitraire, et partisane, entre travail et jeu... Je sais, il est ordinairement admis que travail - c'est-à-dire contrainte, peine et souffrance suppose détente de son antithèse le jeu, comme la souffrance suppose l'éclair obstiné d'un bien-être dont on espère le retour, comme la fatigue suppose
178 la période de repos qui suivra. Mais s'il y a des souffrances qui nous sont plus précieuses que la joie, des fatigues que nous recherchons plus que le repos; et si le travail nous suffit parce qu'il porte en lui les éléments du jeu, où sera la monstruosité? Si nous voulons ressouder puissamment la nature humaine, il nous faut, à cette profondeur, tâcher de réaliser une activité idéale que nous appellerons TRAVAIL-JEU pour bien montrer qu'elle est les deux à la fois, répondant aux multiples exigences qui nous font d'ordinaire supporter l'un et rechercher l'autre. La chose n'est certainement pas impossible puisqu'elle se réalise spontanément en certains milieux, dans certaines circonstances. A nous de la généraliser et d'en étendre le bénéfice à notre effort scolaire. Ces considérations, et les preuves que je vous en donne, ont beaucoup plus d'importance que vous ne pourriez le croire. On se persuade tellement qu'il y a opposition radicale et définitive entre travail et jeu, et que le travail, dont on connaît, hélas! la commune tyrannie, n'est pas fait pour les enfants qu'on ne demande à ceux-ci aucune activité sociale, les laissant de plus en plus dans le domaine du jeu qui leur serait propre. Il est incontestable qu'une telle conception tend à se généraliser; que, de moins en moins, on s'astreint à faire travailler les enfants, qu'on accorde au jeu une attention et une importance croissantes. Et l'école, dans ce domaine, ne s'est pas contentée de suivre le mouvement; elle a contribué à le justifier en acceptant sans réagir cette séparation. Vos psychologues et vos pédagogues se sont ingéniés ces dernières années à démontrer la puissance particulière de l'instinct ludique, aux dépens d'une conception du travail dont ils n'ont jamais senti la chaleur intime. Le jeu est venu honteusement à la rescousse du travail, et on n'a pas hésité parfois à faire appel à des pratiques qui excitent des appétits mineurs... Lorsqu'on est engagé dans une mauvaise voie, il est bien difficile de se garder des dangers queue comporte... - Tout de même, il y a jeu et jeu 1... - Nous le verrons : la pente est bien glissante de l'un à l'autre et les frontières difficiles à tracer. Il est bien préférable de se prémunir au départ... Il y a entre nos conceptions de travail et de jeu une sorte de question de préséance. S'il est admis, ce que j'ai cru démontrer, que c'est le travail qui est la fonction essentielle, naturelle, répondant sans mise en scène, sans substitution, primitivement pour ainsi dire, aux besoins spécifiques des enfants, alors le jeu n'apparaîtra plus que comme une activité subsidiaire, mineure, qui ne mérite pas d'être hissée ainsi au premier plan du processus éducatif. Si l'on pense au contraire que c'est le jeu qui est essentiel ; si l'on admet que le travail n'est pas une activité naturelle d'enfant, alors, bien sûr, on donnera au jeu une importance nouvelle, jusqu'à en faire le moteur de la vie. Pour moi, il n'y a aucun doute possible. Et si nous entrevoyons enfin la vérité, nous reléguerons le jeu à sa vraie place - dont je vous parlerai tout à l'heure -; nous exalterons le travail, nous rétablirons la filiation normale qui le veut au sommet de nos préoccupations, au centre même de notre destinée. La méconnaissance de cette filiation, la séparation aujourd'hui consommée entre jeu et travail, ont une portée humaine, dont on ne sait plus mesurer l'importance tragique. Cette méconnaissance, cette séparation sont à l'origine de la dégradation catastrophique du travail humain, et nous en subissons le spectacle et les conséquences. Si le travail n'est qu'une peine, s'il ne nous est pas substantiel, si le nouveau dieu, si fallacieusement prometteur, est le jeu, il est normal qu'on en vienne à fuir le travail, ou du moins, si on y est contraint, à l'accepter passivement comme un mal nécessaire, et seulement parce qu'il permet la satisfaction de certains besoins, la faveur de nouvelles jouissances. Je vous ai déjà donné là-dessus mon point de vue de paysan : le jour où le travailleur de la terre n'aimera plus son travail, ne le pratiquera plus que pour les satisfactions accessoires qu'il lui vaut, ce jour-là, la terre elle-même nous deviendra marâtre."
L'éducation du travail, Delachaux et Niestlé, 1967, pp. 135/137
E. LA MÉTHODE NATURELLE
"QU'EST-CE QU'UNE METHODE NATURELLE ?
Si vous demandiez à une maman, serait-elle agrégée ou femme de lettres ou même professeur de grammaire ou de phonétique, selon quelle méthode elle a appris à parler à son enfant, elle vous regarderait étonnée. Comme si il pouvait y avoir deux façons d'enseigner le langage à un enfant ! Comme s'il pouvait même exister une façon d'enseigner le langage ! Il y a seulement une façon pour l'enfant d'apprendre à parler selon le seul processus naturel et général de tâtonnement expérimental que nous avons défini dans notre livre "Essai de psychologie sensible appliquée à l'éducation". L'enfant jette un cri plus ou moins accidentel, plus ou moins différencié. Il se rend compte, d'une façon plus intuitive que formelle, que ce cri a un certain pouvoir sur le milieu. C'est ce cri, lentement modulé à l'expérience, puis articulé, qui deviendra langage. Sous quels mobiles, selon quelles normes se fera cette évolution, se parfera cette conquête?
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Nous résumons ici ce processus, qui n'est d'ailleurs pas particulier à l'acquisition du langage : a) L'être humain est, dans tous les domaines, animé par un principe de vie qui le pousse à monter sans cesse, à croître, à se perfectionner, à se saisir des mécanismes et des outils, afin d'acquérir un maximum de puissance sur le milieu qui l'entoure. Si ce besoin n'existait pas, toutes nos sollicitations, toutes nos inventions pédagogiques seraient foncièrement inopérantes comme elles le sont dans les tentatives, pourtant patientes et méthodiques, d'éducation des singes. b) L'individu éprouve une sorte de besoin non seulement psychologique mais fonctionnel d'accorder ses actes, ses gestes, ses cris avec ceux des individus qui l'entourent. Tout désaccord, toute disharmonie sont ressentis comme une désintégration, cause de souffrance. Il serait insuffisant de parler seulement, en l'occurrence, d'imitation. C'est plus profond, plus organique et plus impératif : c'est un geste qui suscite un geste semblable, comme une vibration qui se transmet avec une égale longueur d'onde, c'est un rythme qui secoue les muscles d'une façon similaire, un cri qui appelle un cri identique. En vertu de cette loi de résonance, il est naturel que l'enfant qui veut croître en puissance s'efforce de mettre ses gestes et ses cris à l'unisson du comportement et des paroles de son entourage. c) Comment se réalisera cette conquête? Il n'existe pas d'autre processus que le tâtonnement expérimental, et la science elle-même n'en est que l'aboutissement. Dans son effort naturel pour mettre ses cris à l'unisson des cris ambiants, l'enfant essaie successivement toutes les possibilités physiologiques et techniques, toutes les combinaisons qu'autorise son organisme : mouvement de la langue et des lèvres, action des dents, inspiration et expiration. Il retient, pour les répéter et les utiliser, les essais qui ont réussi et qui, par la répétition systématique, se fixent en règles de vie plus ou moins indélébiles. Il parvient ainsi en un temps record, à l'imitation parfaite des sons divers qu'il entend. Ce résultat est obtenu après un nombre plus ou moins grand d'expériences, mais l'individu - adulte ou enfant - ne ménage jamais sa peine quand toute sa vie est engagée. Et la preuve qu'il n'y a là que tâtonnement et non construction logique, c'est que : - l'enfant ne parviendra pas à imiter parfaitement un langage s'il entend imparfaitement, si par suite de quelque malformation organique par exemple, certaines inflexions ne sont pas perçues par son oreille déficiente ou si, bien qu'entendant parfaitement, la gamme des expériences possibles est entamée par une faiblesse congénitale ou accidentelle ; - l'enfant imite aussi bien les défauts que les qualités. Il se met tout simplement à 1'unisson de l'expression ambiante. D'où la persistance des accents, des idiomes locaux, comme aussi de certaines prononciations défectueuses communes à une famille ou à un groupe. d) Le processus de tâtonnement expérimental n'est pas forcément plus long que les constructions prétendues logiques. Ce processus peut d'ailleurs être perfectionné et accéléré. Un milieu " aidant " qui présente des modèles aussi parfaits que possible, qui facilite et motive une permanente expérience personnelle, qui oriente la répétition et la systématisation des réussites en diminuant les fausses manœuvres et les risques d'erreur est, sans aucun doute, décisif dans cette accélération.
L'éducateur commettrait une erreur fatale s'il croyait devoir négliger la généralité de ce processus pour lui substituer une méthode artificielle, apparemment logique et scientifique, qui prétendrait éviter et supprimer ce tâtonnement jugé superflu."
La méthode naturelle. L'apprentissage de la langue, Marabout, 1975, pp. 29/31.
Philosophie de l'éducation : philosophie, éducation et formation Master Sciences des sociétés et de leur environnement première année Mention sciences de l'éducation
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Enseignant : Alain KERLAN Période : Semestre 2
I. PRESENTATION GENERALE DU COURS Problématique : Philosophie de l'éducation : l'éducation et la formation, comme la politique, le savoir, l'art, sont des propres de l'homme, des structures d'existence, qui doivent être pensés. Mais aussi philosophie pour l'éducation : toute réflexion éducative et toute pratique pédagogique engagent ou recoupent une interrogation philosophique. Et finalement philosophie tout court : au pédagogue, au formateur, cet enseignement proposera l'accompagnement, le compagnonnage des philosophes et de la philosophie. En s'interrogeant sur les grands domaines de l'éducation et de la formation – la formation intellectuelle, l'éducation morale et éthique, l'éducation artistique, l'éducation politique et la formation du citoyen - , le cours abordera quelques-uns des principaux thèmes philosophiques qu'engage toute pensée conséquente de l'éducation et de la formation : le savoir, la culture, l'art, les valeurs et le sens, la politique et la citoyenneté…
Architecture du cours et contenus : Le cours privilégie la réflexion et la démarche philosophiques dans l'étude des problèmes et des débats en éducation et en formation. Quatre volets principaux l'organiseront : 1) Qu'est-ce qu'éduquer, qu'est-ce que former aujourd'hui ? Problématiques et enjeux. 2) Morale, éthique, citoyenneté : quels enjeux, quelle éducation ? Les enjeux d’un humanisme contemporain. 3) Savoir et culture en éducation et en formation. Signification de l’exigence culturelle dans l’école . 4) Les enjeux de l’éducation esthétique : art, éducation, démocratie.
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Compétences évaluées : 1) Construire une réflexion problématisée et argumentée, dans l’esprit de la démarche philosophique ; 2) Prendre en compte les concepts impliqués dans une réflexion ; 3) Articuler des références philosophiques et pédagogiques pertinentes.
Ouvrages de base suggérés : ARENDT. H., "La crise de l'éducation" in La crise de la culture, Paris, Gallimard, col. Folio/essais. HOUSSAYE J. (dir.) Education et philosophie, Paris, ESF, 1999. KERLAN A., Philosophie pour l’éducation, Paris, ESF, 2003. GAUCHET M., BLAIS M.C., OTTAVI D., Pour une philosophie politique de l’éducation, Paris, Bayard, 2002. REBOUL.R., Les valeurs de l'éducation, PUF, 1989.
N.B. : Aux étudiants qui n'ont pas suivi le cours de Licence, il est conseillé la lecture préalable de : REBOUL (O.), La philosophie de l'éducation, PUF, Col. Que sais-je ?
Référence Internet : http://perso.wanadoo.fr/alain.kerlan/
II. LES DOMAINES DE LA PHILOSOPHIE DE L'EDUCATION ET DE LA FORMATION Trois principaux volets pour éclairer les principaux domaines de la philosophie de l'éducation, conduire et approfondir une interrogation philosophique sur l'éducation :
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1) Qu'est-ce qu'éduquer, qu'est-ce que former ? Quelles sont les fins de l'éducation ? Celles de la formation ? Quelles en sont les valeurs ? Quel(s) sens donner aujourd'hui à l'éducation et à la formation, quand est venu le temps de la "société cognitive", de la formation tout au long de la vie ? Que signifie la crise de l'éducation, que nous dit-elle de sa nature, de ses enjeux, de son avenir ?
2) L'élucidation philosophique des questions éducatives. Les questions que posent aujourd'hui aux éducateurs, aux citoyens, l'évolution et les enjeux de l'éducation et la formation touchent nécessairement à des concepts ou problématiques majeurs en philosophie. Notamment :
Le problème des savoirs et de la culture Le problème des valeurs La question du sens La question des missions politiques de l'école Ces thèmes sont donc nécessairement au cœur d'une philosophie de l'éducation et de la formation.
3) Les grands domaines de l'éducation et de la formation. C'est l'entrée la plus traditionnelle en philosophie de l'éducation. Les préoccupations pédagogiques y croisent naturellement l'interrogation philosophique, et y retrouvent "en scène" ses principaux concepts et ses problématiques. On distinguera, classiquement :
L'éducation morale et l'éthique L'éducation politique et la formation du citoyen La formation intellectuelle et la culture L'éducation artistique et l'esthétique
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III. PROGRAMME PREVISIONNEL DES SÉANCES Les domaines de la philosophie de l'éducation et de la formation constituent un très vaste programme, qu'on n'épuisera pas ! Certains points seront plus approfondis, certains thèmes seront à peine abordés, au détour d'une autre question. A vrai dire, il ne faut pas considérer le plan proposé comme l'énoncé d'un "programme" obligé. Il s'agit plutôt de quelques portes ou fenêtres qu'on se propose d'ouvrir comme autant de points de vue sur l'édifice… L'important est d'en avoir ouvert suffisamment quelques-unes. En règle générale, le programme proposé, dans les thèmes retenus et les démarches de réflexion mises en œuvre, s'efforce de prendre en charge les principales interrogations et les principaux débats dont l'éducation et la formation sont aujourd'hui l'objet.
Le "programme" de ce cours de maîtrise comportera 4 thèmes principaux. Ces thèmes demeurent "modulables" en fonction des interrogations qu'apporteront les étudiants, en fonction des orientations que prendra le questionnement dans le cours, voire même de "l'actualité" de certaines questions.
Par ailleurs, deux interrogations transversales irrigueront ces quatre chapitres. La première concerne la nature et le rôle de la philosophie de l'éducation. Pourquoi la philosophie est-elle aujourd'hui particulièrement requise en éducation ? Nous la poserons dès le début du cours, auquel elle tiendra lieu d'introduction, pour la retrouver périodiquement. La seconde concerne le sens et la nature de cette entreprise là, aujourd'hui : éduquer, former. Elle sera régulièrement présente dans notre réflexion, et nous tâcherons de la reprendre pour conclure.
Le plan du cours est donc le suivant :
Introduction : Utilité et nécessité d'une philosophie de l'éducation.
1. Eduquer et former aujourd'hui : problématiques, enjeux 2. L'éducation morale et civique. Morale, éthique, citoyenneté : quels enjeux, quelle éducation ? Les enjeux d’un humanisme contemporain.
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3. La formation intellectuelle : savoirs, culture, éducation. Signification de l’exigence culturelle dans l’école 4. La formation artistique : art, éducation, démocratie.
IV. BIBLIOGRAPHIE GENERALE Hannah ARENDT, La crise de la culture, Paris, Gallimard, col « Folio-Essais, 1972. Marie-Claude BLAIS, Marcel GAUCHET, Dominique OTTAVI, Pour une philosophie politique de l'éducation, Paris, Bayard éditions, 2002. Jean-François DORTIER (coor), Philosophie de notre temps, Editions Sciences Humaines, 2000. Michel FABRE, Penser la formation, Paris, PUF, 1994. Anne-Marie HANS-DROUIN, L'éducation, une question philosophique, Paris, Anthopos, 1998 Jean HOUSSAYE (dir.) Education et philosophie, Paris, ESF, 1999. Pierre KAHN, A. OUZOULIAS, Patrick THIERRY, (coor.), L'éducation, approches philosophiques, Paris, PUF, 1990. Emmanuel KANT, Réflexion sur l'éducation, Paris, traduction Philonenko, édition Vrin, 1984. Alain KERLAN, L’école à venir, Paris, ESF, 1998. Alain KERLAN, "A quoi pensent les pédagogues ? La pensée pédagogique au miroir du philosophe", Revue Française de Pédagogie, n° 137, octobre novembre décembre 2001, Paris, INRP. Alain KERLAN, Philosophie pour l'éducation. Le compagnonnage philosophique en éducation et en formation, Paris, ESF, col. "Pratiques et enjeux pédagogiques", à paraître mars 2003. Jean-Pierre LE GOFF, La barbarie douce. La modernisation aveugle des entreprises et de l’école, Paris, La découverte, 1999.
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Franc MORANDI, Philosophie de l 'éducation, ¨Paris, Nathan Université, 2000. O. REBOUL , La philosophie de l’éducation, Paris, PUF, col Que sais-je ?, 1989. J.-J. ROUSSEAU, Emile ou de l’éducation (1762), disponible en poche GarnierFlammarion. Michel SOËTARD, Qu'est-ce que la pédagogie ? Le pédagogue au risque de la philosophie, Paris, ESF, 2001.
V. BIBLIOGRAPHIE COMPLEMENTAIRE Alain BADIOU, L’éthique, Paris, Hatier, col. Optiques, 1993. CAMUS, L’homme révolté, Paris, Gallimard, col « Folio-Essais », 1951. Marcel CONCHE, Orientation philosophique, Paris, PUF, 1990. Jean-François DORTIER (coor), Philosophie de notre temps, Editions Sciences Humaines, 2000. Alain FINKIELKRAUT, La sagesse de l’amour, Paris, Gallimard, 1984. Alain KERLAN, La science n'éduquera pas. comte, Durkheim, le modèle introuvable, Bern, peter Lang, 1998. Michel FOUCAULT, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975. Robert LEGROS, L'idée d'humanité, Paris, Grasset, 1990 Jean-François LYOTARD, Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Le livre de poche Biblio/Essais, Paris, 1988. Jacques RANCIERE, La nuit des prolétaires, Paris, Fayard, 1981. Alain RENAUD, L’individu, Paris, Hatier, col. Optiques, 1995. Paul RICOEUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, col « Points », 1990. Paul RICOEUR, lectures 1, Paris, Seuil, 1991 (édition poche Points/Seuil) Paul RICOEUR, La critique et la conviction, Entretien avec F. Azouvi et M. de Launay, Paris, Calmann-Lévy, 1995 Charles TAYLOR, Le malaise de la modernité, Paris, Editions du Cerf, 1994.
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Gianni VATTIMO, La fin de la modernité. Nihilisme et herméneutique dans la culture post-moderne, Paris, Le Seuil, 1987 (trad. franç.) INTRODUCTION : SUR L'UTILITE ET LA NECESSITE DE LA PHILOSOPHIE DE L'EDUCATION
Un constat qui mérite qu'on s'y arrête : le "retour" de la philosophie sur la scène culturelle et médiatique. Quelques exemples, des "Cafés de l'éducation" à la philosophie pour enfants (Michel Tozzi (coord.), Diversifier les formes d'écriture philosophique. Ateliers d'écriture et pratiques de classe, CRDP Languedoc Roussillon, et L'éveil de la pensée réflexive chez l'enfant. Discuter philosophiquement à l'école primaire ?, CNDP-Hachette, 2000), en passant par quelques figures et best-sellers. D'une certaine façon, un peu tardive, à la remorque - on peut d'ailleurs se demander pourquoi ce retard sur la société… - , une demande comparable sur le terrain de l'éducation et de la formation. Alors que les dernières décennies ont été marquées par un recul sinon un abandon sans précédent de la philosophie sur ce terrain. Qu'on regarde la place qui revient à la philosophie (de l'éducation) dans la formation des maîtres. La première réflexion proposée dans ce cours interrogera ce retour en grâce : pourquoi ce retour, cette demande de philosophie, à la fin du second millénaire et à l'aube du troisième, dans la société en général et dans le domaine de l'éducation et de la formation en particulier ? On élargira le propos en proposant un aperçu sur la place et le sens de la philosophie, son rôle, sa nature, ses méthodes
I. LA DEMANDE DE PHILOSOPHIE, AUJOURD'HUI 1. Pourquoi ? Que faut-il en attendre ? • • • • • •
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Le retour de la philosophie après la vague des sciences humaines Les tirages Les succès de librairie inattendus La "popularité" de certains philosophes Les "Cafés de philosophie", etc. Le recours à la philosophie dans les grandes écoles de commerce et d'ingénieurs. HEC. Polytechnique et sa chaire "d'Humanités". La philosophie d'entreprise… Etonnant ! Pourquoi ? Le retour à la philosophie pratique :la philosophie comme art de vivre ? (Cf. Sciences humaines, n° 122, décembre 2001, dossier : "Le changement personnel. Comment conduire sa vie ?")
2. Eléments de réponse et de débat
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La perte des repères et du sens (La thèse de Charles Taylor, Le malaise de la modernité, Paris, éditions du Cerf, 1994 (pour la traduction), chapitre 1.) On lira cidessous des extraits d'un entretien de la revue Sciences Humaines avec Charles Taylor où la thèse est résumée (Cf. Jean-François DORTIER (coor), Philosophie de notre temps, éditions Sciences Humaines, 2000, p. 122 sq.) : La fin des grands récits ? La difficulté à entrer dans l'âge postmoderne ? (Les thèses de J.-F. Lyotard, La condition postmoderne, Paris, éditions de minuit, 1979, particulièrement p. 54-68) La nostalgie du religieux ? Revenir aux thèses de Taylor et Lyotard pour en discuter. Quoi encore ? Et si la question de l'éducation, de la formation était une des clés de cette demande ? (Re)découverte que toute activité de formation et d'éducation touche à des questions des idées des problèmes des valeurs qui regardent ce que nous sommes, notre existence et son sens, notre humanité et notre historicité : éducation et formation, deux des "structures d'existence", des "propres de l'homme".
3. Deux textes pour prolonger l'analyse et nourrir le débat : Emmanuel KANT : "Puisque le développement des dispositions naturelles en l'homme ne s'effectue pas spontanément, toute éducation est un art. La nature n'a mis en l'homme aucun instinct qui la concerne. L'origine, aussi bien que le progrès de cet art, est ou bien mécanique, ordonnée sans plan d'après des circonstances données, ou bien raisonnée. mécaniquement lorsqu'il résulte simplement des circonstances en lesquelles nous apprenons par l'expérience si quelque chose est nuisible ou utile à l'homme. Tout art éducatif qui se constitue mécaniquement seulement doit comprendre beaucoup d'erreurs et de lacunes, parce qu'il ne possède aucun plan à son principe. L'art de l'éducation, ou la pédagogie, doit donc devenir raisonné, s'il doit développer la nature humaine de telle sorte que celle-ci atteigne sa destination. Des parents, qui eux-mêmes ont été éduqués, sont déjà des exemples, d'après lesquels les enfants se forment, et d'après lesquels ils se guident. Mais si ces enfants doivent devenir meilleurs, il faut que la pédagogie devienne une étude ; car autrement il n'en faut rien attendre et un homme que son éducation a gâté sera le maître d'un autre. Il faut dans l'art de l'éducation transformer le mécanisme en science, sinon elle ne sera jamais un effort cohérent, et une génération pourrait bien renverser ce qu'une autre aurait déjà construit. Voici un principe de l'art de l'éducation que particulièrement les hommes qui font des plans d'éducation devraient avoir sous i les yeux : on ne doit pas seulement éduquer des enfants d'après l'état présent de l'espèce humaine, mais d'après son état futur possible et meilleur, c'est-à-dire conformément à l'Idée de l'humanité et à sa destination totale. Ce principe est de grande importance. Ordinairement les parents élèvent leurs enfants seulement en vue de les adapter au monde actuel, si corrompu soit-il. Ils devraient bien plutôt leur donner une éducation meilleure, afin qu'un meilleur état pût en sortir dans l'avenir. Toutefois deux obstacles se présentent ici : 1) Ordinairement les parents ne se soucient que d'une chose : que leurs enfants réussissent bien dans le monde, et 2) les princes ne considèrent leurs sujets que comme des instruments pour leurs desseins.
188 Les parents songent à la maison, les princes songent à l'Etat. Les uns et les autres n'ont pas pour but ultime le bien universel et la perfection à laquelle l'humanité est destinée, et pour laquelle elle possède aussi des dispositions. Cependant la conception d'un plan d'éducation doit recevoir une cosmopolitique. Et alors le bien universel est-il une Idée qui puisse nuire à notre bien particulier ? En aucun cas ! car même s'il semble qu'il faille lui sacrifier quelque chose, on n'en travaille que mieux, grâce à cette Idée, au bien de son état présent. Et aussi que de magnifiques conséquences l'accompagnent ! La bonne éducation est précisément la source dont jaillit tout bien en ce monde. Les germes, qui sont en l'homme, doivent seulement être toujours davantage développés. Car on ne trouve pas les principes qui conduisent au mal dans les dispositions naturelles de l'homme. L'unique cause du mal, c'est que la nature n'est pas soumise à des règles. Il n'y a dans l'homme de germe que pour le bien." Emmanuel KANT, Réflexions sur l'éducation, pp. 79/80, édition Vrin (Texte écrit entre 1776 et 1787).
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Marcel GAUCHET :
"Pourquoi éduquer ? En vue de quoi ? Il n'est pas absurde de soutenir que la crise des systèmes éducatifs contemporains tient au brouillage des objectifs qu'ils poursuivent, sous l'effet de leur multiplication incontrôlée et de leurs contradictions cachées. En se développant, ils ont perdu de vue leurs raisons d'être. Il s'agit de ramener celles-ci dans la lumière en mettant à nu sans complaisance, par la même occasion, les déchirements qui les travaillent. Une telle démarche, on l'appelait. classiquement philosophie, avant que la philosophie ne devienne la science spéciale de ce que les philosophes ont dit. Une acception d'origine qu'elle garde, du reste, fort péjorativement, dans la bouche des gardiens du temple scientifique, désireux d'expulser de leur science de l'esprit ou de leur science de la société tout ce qui pourrait ressembler à une spéculation stérile. C'est à cette signification première qu'on voudrait revenir, en dépit des interdits des antiquaires et contre la superstition des zélotes des prétendus savoirs positifs. On s'efforcera de mobiliser le type de réflexion qu'on a généralement nommé "philosophie" en regard du problème béant que l'éducation est devenue pour nos sociétés, parce qu'il est le seul à pouvoir y répondre de manière appropriée, à nous permettre de le penser véritablement comme problème, à nous permettre de nous orienter dans le dédale de problèmes en lesquels il se décompose. Pour donner tout de suite un peu de chair à une démarche dont le bien-fondé ne se prouve qu'en marchant, il me semble qu'on pourrait caractériser le besoin de réflexion que la situation induit comme un retour à la philosophie au-delà et, dans une certaine mesure, de l'intérieur des discours spécialisés qui avaient prétendu la supplanter, en fonction de leur échec… C'est ici que revient la philosophie, comme exigence d'une réflexivité supplémentaire par rapport à cette réflexivité première - la substitution d'une pratique de part en part justifiée à une pratique plus ou moins spontanée, ou plus ou moins définie a priori, selon des présupposés non questionnés ou non vérifiés. Car aucune de ces disciplines, en dépit de la pertinence des résultats qu'elles ont pu obtenir, n'est parvenue à asseoir le fonctionnement de l'institution sur des fondements sûrs et à le rendre transparent à ses principes. C'est le contraire: jamais l'opacité n'a été plus grande quant à ce qui se joue vraiment dans le processus éducatif à
189 l'échelle d'une société, jamais le désarroi quant aux buts et aux moyens n'a été aussi sensible, jamais l'incertitude sur ce qu'il convient de faire n'a été aussi grande. La preuve est faite : ces savoirs ne suffisent pas. Même s'ils attrapent un partie de la réalité, ils ne permettent pas d'y faire face complètement. Ils demandent à être questionnés à leur tour relativement à leurs présupposés cachés, à leur part aveugle et à ce qu'ils laissent échapper. C'est dans ce rôle que la philosophie reprend du service comme entreprise critique, non pas seulement au sens négatif, mais aussi et surtout au sens constructif de la notion. Elle n'est pas là simplement pour démasquer les postulats infondés, dénoncer les illusions ou débusquer les contradictions inavouées. La nécessité à laquelle elle répond est celle d'accroître la conscience sur laquelle repose l'action collective dans le domaine; elle est de procurer à celle-ci une réflexivité supérieure. Cela veut dire essayer d'éclairer rétrospectivement le parcours qui nous a conduits là où nous sommes, de reconstituer les chemins qui nous ont menés dans les impasses et les tensions d'aujourd'hui. Cela veut dire tâcher de s'élever à une vue d'ensemble de la situation, reliant ses différentes lignes de front et pondérant ses multiples facteurs. Cela veut dire s'efforcer de dégager les conditions d'une réponse globale à cette situation, sur la base d'une mesure des limites et des impossibilités sur lesquelles l'entreprise éducative est vouée à buter". Marcel GAUCHET, in Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet, Dominique Ottavi, Pour une philosophie politique de l'éducation, Paris, Bayard, 2002, pp. 14/17
II. SUR LE "POURQUOI" D'UNE PHILOSOPHIE DE L'EDUCATION ET DE LA FORMATION 1. La philosophie et la formation On s'interrogera d'abord - volontairement - sur la formation, plutôt que sur l'éducation : en effet, si le domaine de l'éducation est traditionnellement un domaine de l'interrogation philosophique, le "terrain" de la formation est celui sur lequel la demande de philosophie c'est beaucoup manifestée, notamment en direction de l'éthique. Pourquoi cette demande, ce besoin ? On esquissera et discutera quelques pistes.
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Toute activité de formation concerne la personne. Avoir la fonction de "changer l'autre" - la formation vise bien en effet à "changer" - est bien une responsabilité éthique.
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Toute activité de formation, d'éducation, d'insertion, etc., touche à des questions à des idées, des notions, des valeurs qui relèvent de la pensée philosophique. Ainsi de ce qui est en jeu dans la formation, pour l'adulte qui s'y engage : le sens qu'on donne à sa vie, le travail, la culture, la démocratie, la justice, le bien individuel et le bien commun…
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La gestion du complexe. La qualité. La philosophie comme sens du complexe.
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Le monde pluriel. Le multiculturalisme. La mondialisation. La philosophie - L'histoire de la philosophie - comme école de souplesse mentale, capacité à passer d'un système de pensée à un autre, de Aristote à Spinoza, etc.
(Le recours à la philosophie dans les grandes écoles de commerce et d'ingénieurs - HEC. Polytechnique et sa chaire "d'Humanités", etc., - peut en partie s'expliquer à partir de là !)
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La nature même du discours de la formation, "l'idéologie de la formation", et ses concepts dominants, appellent des clarifications philosophiques : employabilité, changement, ingénierie, évaluation, compétences, etc. Qu'y a-t-il sous les mots ? Quelles idées ? Ne pas se payer de mots. Ne pas laisser les mots penser pour nous. Refuser de reprendre ce discours là sans analyse ni mise en perspective de ses enjeux, notamment de pouvoir..
On plaidera donc pour un devoir, une exigence de pensée. Le propos peut être élargi : sous la question de la formation, celles de la technocratie, de la démocratie, qui en appellent à la "lucidité" philosophique C'est au fond rappeler l'origine socratique de la philosophie. Le personnage de Socrate. Imaginez Socrate au pays de la formation ! c'est le mérite du livre de Jean-Pierre Le Goff - La barbarie douce, La découverte, 1999 - de tenter les clarifications nécessaires. 2. Education et philosophie. On peut sans peine élargir ces réflexions à l'éducation : nous sommes entrés dans un monde où sous le nom de "formation", l'éducation est devenue un besoin permanent. La société éducative est notre lot, et l'éducation au sens traditionnelle prend place dans un processus de formation "tout au long de la vie". En résumé, la philosophie est particulièrement requise parce que nous ne pouvons plus éviter la question du sens et de la nature de l'entreprise éducative. Nous ne le pouvons plus, parce que, comme l'a bien montré Hannah ARENDT, la crise de l'éducation nous enjoint, enjoint à chacun, à tous les citoyens, de la poser. Il y a , écrit Hannah ARENDT, une raison "péremptoire pour obliger l'homme de la rue à s'intéresser à une crise qui ne le concerne pas directement : c'est l'occasion, fournie par le fait même de la crise, - qui fait tomber les masques et efface les préjugés - d'explorer et de s'interroger sur tout ce qui a été dévoilé de l'essence du problème, et l'essence de l'éducation est la natalité, le fait que des êtres humains naissent dans le monde. La disparition des préjugés signifie tout simplement que nous avons perdu les réponses sur lesquelles nous nous appuyons généralement, sans même nous rendre compte qu'elles étaient à l'origine réponses à des questions. Une crise nous force à revenir aux questions elles-mêmes et requiert de nous des réponses, nouvelles ou anciennes, mais en tout cas des jugements directs. Une crise ne devient catastrophique que si nous y répondons par des idées toutes faites, c'est-à-dire des
191 préjugés. Non seulement une telle attitude rend la crise plus aiguë mais encore elle nous fait passer à côté de cette expérience de la réalité et de cette occasion de réfléchir qu'elle nous fournit". Hannah ARENDT, "La crise de l'éducation" (1960), in La crise de la culture, éd. Gallimard, col. Folio/essais, 1972 pour la traduction française. La "réponse" et la "question" sur lesquelles reposait notre conception de l'éducation étaient intrinsèquement liées à "l'humanisme", dont KANT a fourni l'expression la plus achevée. Cette réponse est-elle toujours possible ? Suffisante ? Et sinon, pouvons-nous néanmoins nous en passer ? On y réfléchira en lisant le texte suivant (ainsi que le précédent) de Kant en contrepoint du texte de H. Arendt. Cet "humanisme" est en effet la formule même d'un de ces "grands récits" dont le postmodernisme nous dit qu'ils sont devenus obsolètes et se sont effondrés… (On peut lire aujourd'hui une version très provocatrice de cette thèse postmoderne sous la plume du philosophe Peter SLOTERDIJK, dans un texte prononcé au cours d'une conférence en 1999 : "Règles pour le parc humain.. Réponse à la lettre sur l'humanisme").
"Il est possible que l'éducation devienne toujours meilleure et que chaque génération, à son tour, fasse un pas de plus vers le perfectionnement de l'humanité ; car c'est au fond de l'éducation que gît le grand secret de la perfection de la nature humaine. Dès maintenant on peut marcher en cette voie. Car ce n'est qu'actuellement que l'on commence à juger correctement et à saisir clairement ce qui est véritablement nécessaire à une bonne éducation. C'est une chose enthousiasmante de penser que la nature humaine sera toujours mieux développée par l'éducation et que l'on peut parvenir à donner à cette dernière une forme qui convienne à l'humanité. Ceci nous ouvre une perspective sur une future espèce humaine plus heureuse. C'est un noble idéal que le projet d'une théorie de l'éducation et quand bien même nous ne serions pas en état de le réaliser, il ne saurait être nuisible. On ne doit pas tenir l'Idée pour chimérique et la rejeter comme un beau rêve, même si des obstacles s'opposent à sa réalisation. Une Idée n'est rien d'autre que le concept d'une perfection, qui ne s'est pas encore rencontrée dans l'expérience. Par exemple l'Idée d'une ré publique parfaite, gouvernée d'après les règles de la justice ! Est-elle pour cela impossible ? Il suffit d'abord que notre Idée soit correcte pour qu'ensuite elle ne soit pas du tout impossible, en dépit de tous les obstacles qui s'opposent encore à sa réalisation. Si par exemple tout le monde mentait, la franchise serait pour cela une simple chimère? Et l'Idée d'une éducation, qui développe toutes les dispositions naturelles en l'homme, est certes véridique. Dans l'éducation actuelle l'homme n'atteint pas entièrement le but de son existence. Car - comme les hommes vivent différemment ! Il ne peut y avoir d'uniformité entre eux que s'ils agissent seulement d'après des principes identiques et que ces principes deviennent pour eux une autre nature. Mais nous pouvons travailler au plan d'une éducation conforme au but de l'homme et léguer à la postérité des instructions qu'elle pourra réaliser peu à peu."
192 E. KANT, Réflexions sur l'éducation, pp. 74-76 (édition Vrin) Ainsi, tout se passe aujourd'hui comme si la philosophie de l'éducation était tout à la fois plus que jamais nécessaire (l'éducation comme problème), et comme impossible (l'éducation comme réponse)… Reste que l'éducation demeure bel et bien, et pour cela même, un problème philosophique majeur, comme le rappelle bien Franc Morandi dans le textescidessous : "S'il est une pratique universelle, c'est bien celle de l'éducation : aucune société ne peut faire l'économie de porter de nouvelles générations à l'état adulte. Des dispositifs naturels aux dispositifs sociaux et éthiques, se construit le principe de notre personnalité et de toute humanité. La philosophie s'efforce d'interroger le sens d'une telle entreprise, d'en assurer la conscience. Car on n'éduque pas seulement pour éduquer mais aussi pour réaliser une fin : perfectionner, accorder l'homme au monde ou à sa liberté, accomplir une nature, construire le progrès collectif, inventer... Le " faire " de l'éducation repose sur la poursuite du principe de l'humain, ce " propre de l'homme" qu'Aristote recherchait. Le lien fondateur qui légitime l'oeuvre de l'éducation, fonde la naissance du sujet à l'essence et à l'existence : tel est ici l'objet de l'enquête philosophique. Notre monde, à l'échelle d'une conscience des " droits de l'homme " et de son universalité, des évolutions technologiques et scientifiques (qui modifient notre rapport au monde mais aussi à nous-mêmes, enjeu d'une écologie de l'humain), est le théâtre d'une conscience nouvelle du principe d'humanité et de la part de l'éducation dans la garantie de son exercice. Ces transformations suscitent la nécessité de trouver une " origine ", un point qui permette de s'orienter. Philosopher, c'est d'abord interroger, poser les questions qui donnent prise au sens et aux valeurs attachées à la transformation individuelle et collective de l'humanité, sens de son devenir, responsabilité pour le futur (Jonas). C'est également interroger nos réponses, celles que nous apportons dans le jeu des représentations, ces indispensables " philosophies d'ombre " qui, nous dit Foucault, " ont formé la philosophie spontanée de ceux qui ne philosophaient pas ", autant que les propositions des philosophes qui ont constitué la conscience éducative". Franc MORANDI, Philosophie de l'éducation, Nathan, 2000, pp. 6-7
CONCLUSION 1) Pourquoi donc la nécessité de la philosophie de l'éducation ? On aura vu que la philosophie de l'éducation est indissociable de la philosophie "tout court" ! Dans nos réflexions il s'agira donc :
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De philosophie de l'éducation, proprement dite : l'éducation et la formation, comme la politique, le savoir, l'art, sont des "pratiques universelles", et mieux, des "propres" de l'homme, des structures d'existence, une dimension essentielle de la condition de l'homme (post)moderne, qui doivent être pensées.
193 « L’exigence philosophique en éducation est sans doute l’exigence d’une philosophie de l’éducation : la tâche d’éduquer et de former, comme la politique, le savoir, l'art, sont des pratiques humaines universelles, et mieux, des « propres » de l'homme, des structures d'existence, et la philosophie éducative devrait figurer aux côtés de la philosophie politique ou de la philosophie esthétique, et au même titre » (Alain Kerlan, Philosophie pour l’éducation, le compagnonnage philosophique en éducation et en formation, Paris, ESF, 2003, p. 9). "L'homme existe en formation, la formation est une structure d'existence" (Michel FABRE, "Qu'est-ce que la philosophie de l'éducation ?", in Jean HOUSSAYE (dir.) Education et philosophie, Paris, ESF, 1999, p. 273. "Penser la formation, c'est élucider toutes les significations de ce fait premier que l'homme existe en formation" (Idem, p. 294)
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Mais aussi de philosophie pour l'éducation : toute réflexion éducative et toute pratique pédagogique engagent ou recoupent une interrogation philosophique.
« Mais elle est aussi, et peut-être plus encore, exigence d’une philosophie pour l’éducation : toute réflexion éducative et toute pratique pédagogique, toute responsabilité d’éduquer, dès qu’elle se réfléchit, touchent à des interrogations qu’on peut qualifier de « philosophiques » en ce sens qu’elles font écho aux interrogations que la philosophie ne cesse de reprendre. Estil possible d’instruire et d’éduquer sans manifester un intérêt pour le savoir ? Des questions de ce genre : Quelle est la nature et quel est le sens des mathématiques ? Qu'est-ce que la poésie ? Qu'est-ce qu'une langue ? Qu'est-ce que le plaisir esthétique ? ne sont-elles pas enveloppées dans la responsabilité d'instruire ? Est-il possible d’avoir tâche d’éduquer sans manifester un intérêt pour la Cité ? Les valeurs de la Cité sont engagées dans la quotidienneté et les finalités de l’école. Est-il au total concevable d’éduquer sans préserver en soi la faculté de questionner et de s’étonner ? L’éducateur n’a-t-il pas besoin par profession de se tenir autant que faire se peut dans les commencements du savoir, à raviver, ranimer l'énigme de la connaissance ? Si l'éducation a besoin de la philosophie, il arrive aussi que grâce à l'éducation, la philosophie soit rappelée à elle-même, par exemple lorsqu’elle fait un devoir au maître de maintenir en lui-même la capacité de s'étonner – l'étonnement, « sentiment philosophique par excellence », comme le dit Aristote – afin d'accueillir et de faire vivre l’étonnement de l'élève » (Alain Kerlan, Philosophie pour l’éducation, le compagnonnage philosophique en éducation et en formation, Paris, ESF, 2003, p9/10).
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Et finalement de philosophie tout court : l'éducateur, le formateur, l'éducation et la formation même ont tout à gagner à l'accompagnement, au "compagnonnage" des philosophes et de la philosophie. L'éducation est problème philosophique par excellence
« Reste qu’il n’y a guère d’autre façon d’apprendre la philosophie que d’y entrer, et qu’il n’y a pas de philosophie de l’éducation sans philosophie tout court, sans entrée dans la culture philosophique et les pensées où elle s’élabore, et les textes où elle se dépose. La philosophie a
194 la réputation d’être abstraite et difficile, et présente néanmoins ce paradoxe de se dire accessible à tous. C’est qu’il y a sans doute deux manières de concevoir la philosophie. Dans la première, elle est envisagée comme une activité de construction théorique ; dans la seconde, elle est une démarche de vie et de pensée que chacun peut entreprendre pour soi. Cela ne signifie pas qu’il faille les opposer. La philosophie n’est-elle pas toujours au bout du compte une expérience personnelle de pensée. Toutes sortes d’événements et de rencontres peuvent y conduire : le souci d’éduquer en propose de nombreux, et non des moindres… Philosophie de l’éducation, philosophie pour l’éducation, et finalement philosophie tout court, philosophie tout simplement : tel est l’accompagnement, le compagnonnage des philosophes et de la philosophie que s’efforcent donc de proposer les pages qui suivent » (Alain Kerlan, Idem).
2) La philosophie, entre élucidation de ce qui est et interrogation sur "ce qui vient" Une autre façon de conclure peut s'appuyer sur une distinction des différentes fonctions de la philosophie (Michel Fabre, "Qu'est-ce que la philosophie de l'éducation ?", in Jean Houssaye, Education et philosophie). La fonction élucidatrice. Elle « revient à scruter les dispositifs, les démarches, les systèmes, pour en discerner les implications, les enjeux, bref les significations » (p. 277). La fonction élucidatrice, c'est donc : - Un questionnement des réalités éducatives (discours, pratiques, systèmes, fonctionnements) - cherchant à dégager leurs conditions de possibilité, leur sens philosophique, les valeurs qu'elles attestent, promeuvent ou refusent : la « figure d'humanité » qu'elles impliquent ; cherchant à comprendre ce qu’éduquer pour une société donnée veut dire, selon les figures qu’elle lui donne - Une « élucidation anthropologique », et donc un dévoilement des "figures de l'imaginaire fondamental" qui nous constitue, "les mythes par lesquels le sens advient aux humbles réalités éducatives". Il s’agit donc essentiellement d’une démarche herméneutique : cohérence d'un questionnement faisant apparaître, à travers la multitude des signes convergents, la signification d'un même phénomène. Exigence de totalité, de transversalité : travailler sur toute l'épaisseur anthropologique des phénomènes, interroger le réseau des relations, rassembler des faisceaux cohérents trde signes, reconstituer "le texte" (Un exemple pionnier, le déchiffrage par Nietzsche de l'actualité éducative allemande : Cf. « Sur l'avenir de nos établissements d'enseignement ». De quoi s’agit-il ? D’identifier les figures de l'identité culturelle qui s'y font jour (en commençant par les dégager par un travail d'interprétation à partir de l'analyse des discours, des pratiques ou des dispositifs) ; d’en dégager les implications, le système sous-jacent de valeurs ; de mener ce travail en fonction d'une lecture globale de la civilisation occidentale (celle que développe « La naissance de la tragédie »). C’est dans ces perspectives que Nietzsche est conduit à interpréter ce réseau de
195 signes : l'encyclopédisme, la spécialisation étroite de l'enseignement universitaire, le culte de l'érudition, l'attention à la conjoncture, à l'éphémère – convergeant selon lui vers deux pôles antithétiques tous deux éloignés de la culture véritable : l'érudition et le journalisme). (Pour ma part, travaillant sur l’art et la culture, ou plutôt sur la place de plus en plus grande qu’occupent l’art et la culture dans le domaine de l’éducation et de la formation, au point de nourrir l’espérance d’un « modèle esthétique de l’éducation », je tente de me situer dans cette perspective d’élucidation, j’essaie de comprendre le sens de cette montée du modèle éducatif des arts dans la société et la culture contemporaines)
La fonction axiologique. On passe cette fois de l’analyse à la proposition. De descriptif au prescriptif. La fonction axiologique « participe à la réflexion sur les finalités à promouvoir, les principes à diffuser » (Michel Fabre, p. 277).
La fonction axiologique est voisine de l’utopie. La pensée de l’éducation peut-elle s’en passer ? Citant Paul Ricœur : « L’utopie, c’est ce qui mesure l’écart entre l’espérance et la tradition » (Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, vol II, Paris, Seuil, 1986), Michel Fabre estime qu’ « aucune société ne peut respirer sans se projeter dans des alternatives plus ou moins radicales » (p. 288). L’esprit des Lumières a été ainsi longtemps le sol de notre espérance éducative. Est-ce encore vrai ? La crise de l’éducation, on le sait, est prise dans la crise de l’idéal moderne. L’interrogation critique des utopies fondatrices est sans doute aujourd’hui l’un des objets majeurs de la philosophie de l’éducation sous sa forme la plus radicale. Quoi qu’il en soit, aucune recherche en éducation ne peut se passer d’une grande référence axiologique, d’une utopie fondatrice. Au nom de quoi et pourquoi chercher, sinon ?
1. EDUQUER ET FORMER AUJOURD'HUI : PROBLEMATIQUES, ENJEUX Introduction
196 Est-il bien opportun de "commencer" par une question aussi générale : qu'est-ce que former, qu'est-ce qu'éduquer ?
Pourquoi il faut, aujourd'hui, plus que jamais, s'interroger sur l'essence même de l'éducation et de la formation. La question doit être résolument posée parce qu'elle est plus que jamais posée dans les faits : les choses de l'éducation et de la formation sont en plein mouvement ; nos sociétés s'interrogent et doutent et se divisent là-dessus ; notre époque est celle d'un monde qui bascule et l'éducation est empotée avec elle. Nous sommes peut-être dans le mouvement d'un changement de paradigme, dans l'une de ces périodes d'effervescence où la conscience pédagogique, comme le disait Durkheim, est particulièrement sensible aux mouvements qui touchent en profondeur la société.
L'un des signes de ce mouvement, de ce glissement de paradigme : la façon dont l'idée de formation tend à recouvrir celle d'éducation. Comment le vocabulaire de la formation s'impose dans le champ de l'école et de l'éducation.
La vigilance philosophique commence notamment par l'attention aux mots qui nous servent à penser l'éducation. De l'intérêt de l'analyse logique (analyse du langage), de l'étymologie à cet égard.
Educere (tirer de), ou bien educare (nourrir, prendre soin de) ?
Educere, et donc arrachement, ou bien inin (= répéter deux fois, dans la langue Drehu) et donc enracinement ?
Et former formare, est-ce accomplir, ou bien "formater" ?
Ce chapitre du cours tentera donc de proposer quelques repères pour cette réflexion, de prendre la mesure de ce qui est en jeu, en question dans ces "glissements" du paradigme éducatif, dans cette entrée dans la "société cognitive" où l'individu appartient à la formation "tout au long de la vie" … : l'homme y est-il une fin, ou bien une sorte de moyen ?
I. Eduquer, former : le sens des mots
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1. Du sens des mots à l'interrogation du sens Franc MORANDI (Philosophie de l'éducation, Paris, Nathan, 2000, pp. 12-14.) commence par rappeler comment le terme même d'éducation est chargée de toute la pensée éducative : "Le mot « éducation » semble en fait difficilement contenir toutes les significations du phénomène qu'il désigne. L'émergence du thème de la pensée éducative, de l'Antiquité, de la Renaissance à nos jours, est celle de la question de l'éducabilité de l'homme, sociale, rationnelle, politique et éthique". Il rappelle ensuite comment la question éducative passe par une constellation de termes : la culture, au sens de la paideia grecque, qui " désigne à la fois la technique, le soin porté à l'enfant, et le résultat de l'effort éducatif, une culture" ; mais aussi : "- la Bildung est à la fois figuration (bild : image) et éducation : pour Heidegger, « Bildung veut dire deux choses. D'abord un acte formateur qui imprime à la chose un caractère, suivant lequel elle se développe. Ensuite [... ] si cette formation "informe", imprime un caractère, c'est parce qu'en même temps elle conforme la chose à une vue déterminante qui pour cette raison est appelée modèle » ; - l'instruction, terme associé à l'école, décrit un autre aspect, celui de l'instruction publique comme lien politique, garant d'une citoyenneté. Instruire, c'est bâtir, établir, disposer sur le plan politique et non pas éduquer, ce qui relève de l'éducation privée. Cette distinction est faite par Condorcet pour qui l'« instruction institue le citoyen » ; et l'instituteur est celui qui, depuis Montaigne, instruit les enfants". Sans oublier un autre terme attaché à l'éducation : l'enfant, l'enfance : "Le sens premier est celui d'infans, celui qui ne peut parler. Le terme, ainsi que le décrit Philippe Ariès, lie l'idée à une dépendance en désignant aussi bien les « enfants », que les hommes de basse condition. Son emploi au sens moderne apparaît au XVIIe siècle, la « découverte de l'enfance » (Ariès) coïncidant avec l'émergence d'une nouvelle conscience éducative. Mais la référence à l'enfance est alors marquée du sceau du « péché de l'enfance », décrit par saint Augustin dans La Cité de Dieu : que ce soit chez Descartes, à Port-Royal ou dans la pensée religieuse, l'éducation est un travail de redressement contre l'enfance. Cette enfance, métaphore de l'humanité, entre compréhension et histoire, est aussi depuis Nietzsche une figure et un principe critique de la philosophie (la généalogie). L'enfance, comme répondant de l'éducation, signifie une disposition à être éduqué : en est-elle la destination ?"
2. Education et pédagogie : une distinction nécessaire
198 Il faut commencer ici par rappeler la distinction que propose Durkheim dans l'article "Pédagogie" du Dictionnaire de la pédagogie de Ferdinand Buisson (1911) :
"On a souvent confondu les deux mots d'éducation et de pédagogie, qui demandent pourtant à être soigneusement distingués. L'éducation, c'est l'action exercée sur les enfants par les parents et les maîtres. Cette action est de tous les instants, et elle est générale. Il n'y a pas de période dans la vie sociale, il n'y a même, pour ainsi dire, pas de moment dans la journée où les jeunes générations ne soient pas en contact avec leurs aînés, et où, par suite, elles ne reçoivent de ces derniers l'influence éducatrice. Car cette influence ne se fait pas seulement sentir aux instants très courts où parents ou maîtres communiquent consciemment, et par la voie d'un enseignement proprement dit, les résultats de leur expérience à ceux qui viennent après eux. Il y a une éducation inconsciente qui ne cesse jamais. Par notre exemple, par les paroles que nous prononçons, par les actes que nous accomplissons, nous façonnons d'une manière continue l'âme de nos enfants. Il en est tout autrement de la pédagogie. Celle-ci consiste, non en actions, mais en théories. Ces théories sont des manières de concevoir l'éducation, non des manières de la pratiquer. Parfois elles se distinguent des pratiques en usage au point de s'y opposer. La pédagogie de Rabelais, celle de Rousseau ou de Pestalozzi, sont en opposition avec l'éducation de leur temps. L'éducation n'est donc que la matière de la pédagogie. Celle-ci consiste dans une certaine manière de réfléchir aux choses de l'éducation. C'est ce qui fait que la pédagogie, au moins dans le passé, est intermittente, tandis que l'éducation est continue. Il y a des peuples qui n'ont pas eu de pédagogie proprement dite ; elle n'apparaît même qu'à une époque relativement avancée de l'histoire. On ne la rencontre en Grèce qu'après l'époque de Périclès, avec Platon, Xénophon, Aristote. C'est à peine si elle a existé à Rome. Dans les sociétés chrétiennes, ce n'est guère qu'au XVIe siècle qu'elle produit des œuvres importantes ; et l'essor qu'elle prit alors se ralentit au siècle suivant, pour ne reprendre toute sa vigueur qu'au cours du XVIIIe siècle. C'est que l'homme ne réfléchit pas toujours, mais seulement quand il est nécessité à réfléchir, et que les conditions de la réflexion ne sont pas toujours et partout données".
Emile DURKHEIM, article "Pédagogie" du Dictionnaire de la pédagogie de Ferdinand Buisson (1911), éditions Hachette, p. 1538 (texte reproduit dans Education et sociologie, Paris, PUF, col. Quadrige, pp. 69-70).
3. De l'éducation à la formation
3.1. La constellation sémantique : éduquer, instruire, enseigner, former
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Educere : tirer de , conduire vers. Idée centrale d'élévation. Educare : nourrir, prendre soin de. L'intérêt réside moins dans la véracité étymologique que dans la tension que ces deux étymologies installent au cœur de l'idée d'éduquer. Instruire, instruere : insérer, bâtir, munir, édifier, disposer…un terme d'architecture ! La "matrice" scolaire. Instruction et éducation. Enseigner, insignare : mettre une marque, faire signe vers…L'enseignant, celui qui indique, fait signe vers…
3.2. Ce que former veut dire
Que voulons nous dire d'autre quand nous disons "former", plutôt que "éduquer" ? Quels sens donnons nous à ce terme ? On tentera de "mettre à plat" les contenus de cette notion, les significations (dénotation, connotation qu'on lui donne)
Pour compléter cette enquête, on s'interrogera sur le sens de quelques expressions :
- Que veut-on dire lorsqu'on déclare que "l'école doit former des enfants lecteurs" (et non "leur apprendre à lire"…) ? - Et la formule : "formation du citoyen", "former des citoyens" ? En quoi diffère-t-elle de "l'instruction civique" ? - Quelle différence entre "former un musicien, un violoniste", et "enseigner la musique, le violon" ?
Michel Fabre fournit de précieuses indications pour poursuivre et ordonner l'analyse : "Le pôle «former » vient du latin formare qui signifie au sens fort, donner l'être et la forme, et au sens affaibli : organiser, établir. Pierre Goguelin souligne le sens ontologique de « former » qui apparaît bien dans le mythe de la genèse où Dieu pétrit l'homme à son usage. Former évoque donc une action profonde sur la personne impliquant une transformation de tout l'être. C'est aussi une action globale qui porte à la fois sur les savoirs, savoir-faire et savoirêtre. D'autre part, il peut s'agir aussi bien d'une intervention sur un formé que du développement d'un « se formant ». Enfin, former implique que l'instruction passe dans la vie, soit mise en pratique".
200 Michel FABRE, Penser la formation, Paris, PUF, 1994, p. 22. L'auteur dégage alors la structure sémantique originale sous-jacente au terme : "Former, tout en recoupant naturellement des traits venus d'éduquer, ou d'instruire, dessine cependant une constellation originale. Ainsi, former semble très loin d'enseigner : leurs deux graphes lexicaux sont indépendants. Par contre, former implique la transmission de connaissances, comme l'instruction, mais également de valeurs et de savoir-être comme l'éducation. En outre, former concerne le rapport du savoir à la pratique, à la vie. Former est donc moins spécifique qu'instruire, ce qui le rapproche d'éduquer. Comme l'éducation, la formation se caractérise par un aspect global : il s'agit d'agir sur la personnalité entière. Mais former est plus ontologique qu'instruire ou éduquer : dans la formation, c'est l'être même qui est en jeu, dans sa forme.Au total, former semble se caractériser par une triple orientation : 1) transmettre des connaissances comme l'instruction ; 2) modeler la personnalité entière ; 3) intégrer le savoir à la pratique, à la vie." Michel FABRE, Penser la formation, Paris, PUF, 1994, p. 23.
En résumé, pour définir la "formation", selon Michel Fabre, il faut souligner que : - former vise des "compétences" ; - former évoque une action profonde sur la personne, impliquant une (trans)formation de tout l'être ; - former est une action globale qui porte à la fois sur les savoirs, les savoir-faire, le savoir être ; - former implique que ce qui est appris passe dans la vie, mis en pratique.
On notera une polarité qui oriente le sens de "former" vers deux conceptions opposées et souvent confondues : la première lui donne une portée ontologique, et la "forme" visée y est pensée sur le modèle du vivant ; la seconde recoupe une vision, adaptatrice, technologique, "mécanique" (le "formatage"), et la métaphore sous-jacente est plutôt celle du modelage. Michel Fabre parle d'une "dualité d'inspiration", des "oppositions du moule et de la vie, du mécanique et du vivant" (p. 29) :
"Tantôt la formation est pensée sur le modèle technologique du modelage d'un formé ou comme "ajustage" à un poste de travail. On cherche alors l'identification à un modèle et à la production de copies conformes. Tantôt au contraire, c'est le paradigme biologique qui domine : on vise alors l'adaptation souple d'un sujet à une réalité mouvante. Les oppositions du moule et de la vie, du mécanique et du vivant, de l'auto ou de l'hétéro-formation traversent ainsi toutes les conceptions de la formation".
201
3.3 De l'éducation à la formation, une simple affaire de mots ? ou plus ?
Simple affaire de vocabulaire, de variation dans l'usage des mots, ou bien indice d'un changement plus profond dans notre manière de concevoir et d'institutionnaliser notre relation au savoir et à sa transmission ? Une affaire de mots ou un remaniement de la raison pédagogique ? Selon Pierre GOGUELIN (La formation continue des adultes, PUF, 1970), ce changement terminologique marquerait une révolution profonde dans nos façons de penser la pédagogie. On s'interrogera : l'emprise du paradigme de la formation sur l'ensemble du champ éducationnel est-il le signe d'un dépassement, d'une désintégration de la "forme scolaire" (Guy VINCENT), ou bien au contraire son triomphe, son extension à l'ensemble de la société, bien au-delà des bornes de la clôture l'école ?
"La formation - le mot et la chose - envahit le champ des discours et des pratiques éducatives. Elle s'étale dans la durée : formation initiale, continue, bref permanente. Elle se répand dans l'espace d'une société que l'on n'hésite plus à qualifier de "pédagogique". Elle dérange les traditions en s'insinuant là où ne l'attendait pas : à l'école où il faudrait désormais «former des lecteurs !» voire «former des citoyens !», à l'Université avec la mise en place des filières professionnelles. L'idée de formation brouille également les distinctions conceptuelles et obscurcit le discours pédagogique en s'insinuant quelque part entre «instruction», «éducation», «enseignement», «apprentissage», sans qu'on puisse lui assigner un site, la fixer sur un territoire. Savons-nous bien désormais ce que nous sommes : enseignants, éducateurs, formateurs ou rien de tout cela, ou encore tout cela à la fois ? Simple question de mots ou remaniement de la raison pédagogique ? Les avis se partagent. Déjouons au moins quelques pièges verbaux ! Dans le discours contemporain, tantôt la formation se réduit à son ancrage professionnel, tantôt au contraire tout devient formation ! On n'avancera qu'en reformulant la question" Michel FABRE, Penser la formation, Paris, PUF, 1994, pp. 19/20.
II. Eduquer, former : conceptions, finalités Il faut en prendre acte : il existe dans nos sociétés développées une diversité, une pluralité parfois contradictoires de manières de concevoir l'éducation. Non pas une réponse, mais une multiplicité de réponses coexistent. Eduquer se pense au pluriel. Cette pluralité partage les groupes, et mieux encore, les individus eux-mêmes, traversés de ces tensions entre des pôles irréductibles.
202 Il faut donc prendre cette pluralité pour point de départ : éduquer se décline d efaçon multiple…
1. Un outil d'analyse
Le Q.sort de De Peretti (ci-dessous) consacrés aux conceptions de l'éducation illustre de ces 32 items cette pluralité. On s'en servira pour amorcer la confrontation et l'analyse au sein du groupe d'étudiants des conceptions éducatives : Quelles sont les 3 ou 4 définitions de l'éducation auxquelles vous adhérez ? Lesquelles 3 ou 4 rejetez-vous ? Pour quelles raisons ? Cet inventaire de définitions de l'éducation date des années 70 ; il marque une époque. Qu'est-ce qui a changé, aujourd'hui ? Si l'on devait construire un nouveau Q Sort, comment se présenterait-il ?
Q. SORT SUR LES CONCEPTIONS DIVERSES DE L'EDUCATION (D'après André DE PERETTI, Recueil d'intruments et processus d'évaluation formative, Paris, INRP, 1980) 1. Eduquer, c'est savoir attendre. 2. Eduquer, c'est inculquer le sens du devoir. 3. Eduquer, c'est permettre aux possibilités d'une personne de se révéler. 4. Eduquer, c'est laisser faire. 5. Eduquer, c'est apporter les conditionnements qui faciliteront l'apprentissage de bonnes habitudes. 6. Eduquer, c'est donner l'exemple. 7. Eduquer, c'est communiquer en profondeur avec un jeune pour l'aider à communiquer avec lui-même. 8. Eduquer, c'est savoir se taire. 9. Eduquer, c'est instruire. 10. Eduquer, c'est dresser. 11. Eduquer, c'est révéler les valeurs essentielles. 12. Eduquer, c'est entraîner les jeunes à obéir.
203 13. Eduquer, c'est accompagner les démarches tâtonnantes des jeunes pour qu'ils prennent d'avantage de hardiesse et de sécurité. 14. Eduquer, c'est présenter les modèles de comportements fondamentaux. 15. Eduquer, c'est apporter les contraintes immédiates qui refréneront les instincts et les pulsions anarchiques. 16. Eduquer, c'est provoquer inlassablement. 17. Eduquer, c'est aider progressivement un jeune à affronter son angoisse et à s'ouvrir aux autres. 18. Eduquer, c'est savoir bousculer. 19. Eduquer, c'est faire confiance. 20. Eduquer, c'est s'éduquer. 21. Eduquer, c'est inculquer des règles de vie. 22. Eduquer, c'est favoriser l'apprentissage d'une méthode personnelle. 23. Eduquer, c'est pousser chaque jeune à raisonner par lui-même. 24. Eduquer, c'est conseiller sans contraindre. 25. Eduquer, c'est rendre conforme à la société. 26. Eduquer, c'est accepter en tant qu'adulte de discuter avec les jeunes. 27. Eduquer, c'est protéger les jeunes contre leurs propres défaillances. 28. Eduquer, c'est répondre à l'attente des jeunes. 29. Eduquer, c'est s'ajuster avec souplesse à l'attente des jeunes. 30. Eduquer, c'est aider les jeunes à s'insérer progressivement dans la société des adultes. 31. Eduquer, c'est entraîner à des méthodes éprouvées. 32. Eduquer, c'est démystifier les anxiétés des jeunes.
2. Les polarités du champ éducationnel
204 La diversité des conceptions de l'éducation n'est toutefois pas "quelconque" ; on peut l'ordonner autour de quelques axes qui permettent de lire les principales polarités du champ éducationnel : individu, culture, société, particulièrement. On peut le vérifier en s'exerçant à "classer" les définitions de De Peretti selon ces trois pôles :
• • •
L'EDUCATION COMME PROCESSUS DE CULTURE (savoir, savoir faire, savoir être, pouvoir) L'EDUCATION COMME PROCESSUS D'ACCOMPLISSEMENT DE L'INDIVIDU (individu, personne, sujet, nature, liberté) L'EDUCATION COMME PROCESSUS SOCIOLOGIQUE (fonctions, valeurs, normes)
3. Diversité, pluralité, incertitude Pourquoi néanmoins cette pluralité, cette diversité, cette absence dans notre monde d'une conception unifiée de l'éducation ?
Quelques pistes de réflexion : •
• •
La diversité des conceptions et des choix en matière d'éducation renvoie à la diversité des valeurs et des fins assignées à l'éducation et finalement à la diversité des conceptions de l'homme et de la société au sein même de notre monde. Sous la pluralité des conceptions, la multiplicité proliférante des demandes sociales adressées à l'éducation et des missions qu'on tente de lui confier. Une pluralité propre au temps des incertitudes :
Jean Houssaye l'exprime ainsi : "Tout se passe donc comme si l'idéal humaniste en éducation, animé par une quête de la certitude, fondé sur la foi dans l'Absolu, porté par le développement de l'éducation et de l'école, s'abîmait en contradictions tant dans la définition de ses principes que dans la mise en œuvre de ses pratiques. Portée par ses « bons principes », l'école a fait le choix de la normalisation et de la conformation sociales. Tant et si bien que le réel en est venu à dénoncer l'idéal... C'est la quête même de certitude qui devient problématique en éducation, et en matière de valeurs en éducation. Un monde s'en est peut-être allé. Certes, l'incertitude a toujours été peu ou prou le lot de l'éducation. Il y a fort longtemps que l'on recense les apories ou les paradoxes de l'éducation (Ferry, 1984 ; Reboul, 1989 ; Paturet, 1995) : contrainte et liberté, modélisation et autonomie, conformisation et affranchissement, répression et révolte, conflit et adhésion, enseignement et apprentissage, transmission et appropriation, forme et contenu, imposition et désir, transmission et spontanéité, incertitude et technicité, rupture et continuité, identité et sociabilité, etc. Mais, la plupart du temps, ces apories se déclinaient sur un fond de quête de la certitude en matière éducative. C'est cette perspective qui s'est radicalement modifiée. L'incertitude est désormais première et la question des valeurs en éducation se doit d'être posée autrement. La question première est
205 désormais autre, elle ne relève plus de la recherche d'un fondement absolu mais, au contraire, de la gestion du pluralisme." Jean HOUSSAYE, "Valeurs et éducation", dans J. Houssaye (dir.), Education et philosophie. Approches contemporaines, Paris, ESF, 1999, p. 246) •
•
La pluralité des principes de justice. On peut exprimer ce pluralisme dans l'esprit de la théorie sociologique des "cités" : Le domaine de l'éducation n'est il pas désormais par excellence le domaine de la "pluralité des principes de justice" ? (Luc BOLTANSKI, Jean-Louis DEROUET) La pluralité et l'effacement, l'obscurité du sens, caractère constitutif de l'éducation du monde postmoderne.
Ce point de vue déplace l'analyse d'un cran : c'est l'idée même d'un sens clair et unique qui fait problème, même si le pédagogue à peine à s'en passer... "Il est temps d'en venir à l'examen de la tentation postmoderne qui ne peut manquer de toucher la réflexion sur l'école, comme elle touche la pensée de la société et de la culture. La description et l'analyse que font du champ social et culturel contemporain ceux qui en rassemblent les principales caractéristiques sous le terme de postmodernité frappent quiconque est familier de l'école par de nombreuses ressemblances. Quoi d'étonnant ? L'état et l'esprit d'une société s'expriment particulièrement dans son école. L'usage de ces termes, postmoderne, postmodernité est cependant si divers et si répandu qu'on pourrait n'y voir qu'un effet de mode ; après la vague des ismes, la vogue des post. Pourtant, le postmodernisme est plus et autre chose qu'une mode intellectuelle. Il est aussi l'aboutissement d'un mouvement de critique de la modernité, interne à la modernité (Alain Touraine, 1992). S'il fallait résumer d'un seul mot la situation postmoderne, reviendrait l'un de ceux auxquels j'ai eu ici le plus souvent recours à propos de la situation de l'école : dissociation. éclatement. L'analyse postmoderne constate la brisure et l'éclatement, la décomposition, la fragmentation de ce que la modernité prétendait tenir ensemble dans une unité globale : l'individu et la société, les institutions et les acteurs sociaux, la culture et la technique, la communication et la subjectivité, l'économique et le politique, le progrès et la culture, la raison et le plaisir, l'instrumentalité et le sens. « Les conditions de la croissance économique, de la liberté politique et du bonheur individuel », écrit Alain Touraine, « ne nous semblent plus analogues et interdépendantes ». Comment l'idée d'école ne serait-elle pas touchée de plein fouet : elle prenait tout son sens dans la convergence de ce qui est à présent dénoué. La postmodemité dissocie cela que l'école, pièce-maîtresse de la modernité, avait pour raison d'être et pour fonction d'unir… L'éclatement de la culture, la dissolution de l'unité de la culture et le développement du pluralisme culturel sont sans doute parmi les aspects de la situation postmoderne qui atteignent l'école et son propos universaliste le plus vivement. Ce sont aussi ceux qu'on perçoit le plus immédiatement, et qui trouvent dans notre expérience quotidienne de multiples illustrations. Le rapprochement des espaces et des temps permis par les moyens de communication et de reproduction fait entrer le différent dans l'ère du simultané et de la coexistence. L'histoire s'apparente au kaléidoscope. Nous passons ainsi de Mozart au rap, des oeuvres du musée aux affiches du métro, des peintures rupestres aux tag, de l'écrit à l'écran, sans rupture, ni continuité. Le seul principe de hiérarchie que nous acceptons
206 n'emprunte plus à une extériorité objective, mais à l'intimité. L'authenticité est la valeur qui assure la coexistence d'expériences entre lesquelles le choix n'est désormais plus requis." Alain Kerlan, L'école à venir, Paris, ESF, 1998, pp. 81-82.
Au total, ces pistes de réflexion convergent toutes vers le constat d'une crise de l'éducation dans le monde contemporain. Une crise endémique, sinon définitive, ou il faut peut-être saisir, répétons-le avec Hannah Arendt, l'occasion de réfléchir et de revenir à la question de l'essence de l'éducation. "En dehors de ces raisons d'ordre général qui sembleraient conseiller à l'homme de la rue de s'intéresser aux problèmes qui se posent dans des domaines dont, du point de vue du spécialiste, il ignore tout (et ceci est bien sûr mon cas quand je parle de la crise de l'éducation, puisque je ne suis pas éducatrice de profession), s'ajoute une autre raison beaucoup plus péremptoire pour obliger l'homme de la rue à s'intéresser à une crise qui ne le concerne pas directement : c'est l'occasion, fournie par le fait même de la crise – qui fait tomber les masques et efface les préjugés – d'explorer et de s'interroger sur tout ce qui a été dévoilé de l'essence du problème, et l'essence du problème est la natalité, le fait que des êtres humains naissent dans le monde. La disparition des préjugés signifie tout simplement que nous avons perdu les réponses sur lesquelles nous nous appuyons généralement, sans même nous rendre compte qu'elles étaient à l'origine réponses à des questions. Une crise nous force à revenir aux questions elles-mêmes, et requiert de nous des réponses, nouvelles et anciennes, mais en tout cas des jugements directs. Une crise ne devient catastrophique que si nous y répondons par des idées toutes faites, c'est-à-dire par des préjugés. Non seulement une telle attitude rend la crise plus aiguë mais encore elle nous fait passer à côté de cette expérience de la réalité et de cette occasion de réfléchir qu'elle fournit." Hannah Arendt, "La crise de l'éducation" (1958), in La crise de la culture, Paris, Folio/Essais, Gallimard, 1972 (traduction française)
LA CRISE DE L'EDUCATION : CRISE DU SENS ? Introduction. Ce qui est en question "L'école est en crise". "L'éducation traverse une crise sans précédent". Les formulations ne manquent pas. Autant de formules qui traduisent des constats, des opinions à peu près partagés par tous, lecteurs, usagers, partenaires, observateurs de l'école et de l'éducation..
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Trois questions doivent d'abord être posées : La question de la nature de cette crise proclamée : sur quoi porte-t-elle ? Que metelle en jeu, en question ? Bref, quand nous disons :"l'école, l'éducation sont en crise", quels contenus désignons-nous, quels symptômes visons-nous ? La question des causes et des effets. On remarquera ici que l'assignation des causes et des effets interfère dans le constat lui-même, et que cette interférence trouble l'analyse. Ainsi de la "crise de l'autorité" : cause ou effet de la crise de l'éducation ? De même pour ce qui concerne la "crise de la culture". La question du sens. On réfléchira bien à la distinction du sens et des causalités. La question du sens n'est pas celle des causes. Un exemple : la "massification". La notion même de sens est l'une des plus complexes qui soit. Que dit-on au juste quand on dit qu'il faut (re)donner du sens à l'école ? Il faut comprendre le mot "sens" en au moins trois "sens" qu'il ne faut pas confondre : •
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Chercher le sens, c'est chercher une signification, interpréter. On n'est pas très éloigné ici de l'idée de "portée", de "valeur". Le dictionnaire Lalande retient cette définition : "Ce que "veulent dire", ce que communique à l'esprit un mot, une phrase, ou tout autre signe jouant un rôle semblable. Primitivement, idée ou intention de celui qui parle." Le sens est donc ici "un contenu psychique très complexe". Chercher le sens, c'est aussi chercher une orientation, une direction. S'interroger sur le sens, c'est donc aussi s'interroger sur l'évolution, le devenir.
Ces deux premiers "sens" du mot sens doivent être pris ensemble. On le voit bien quand on examine quelques-unes des thèses sur la crise de l'éducation. Le célèbre article de Hannah ARENDT (La crise de l'éducation, 1961) interprète la crise de l'éducation comme crise et devenir du monde moderne. J'y vois pour ma part l'ébranlement du "paradigme éducatif", de l'idée éducative, débordé de l'intérieur même par un monde qu'elle ne peut plus contenir, le monde issu des sciences et des techniques (Alain KERLAN, La science n'éduquera pas, 1998). On s'interrogera sur le sens que donnent les "néo-républicains" à la crise de l'école. Et les "pédagogues" ? •
L'idée de sens est également liée à l'idée d'ordre, par opposition à ce qui est éclaté, sans lien, disparate. L'image du puzzle, et celle du cosmos des Grecs. Pour Charles TAYLOR, la question du sens (de la perte du sens) dans le monde moderne est celle de la perte du cosmos, de l'ordre qui m'inclut, de l'horizon qui me définit (entendre ce terme littéralement : dé-finit). Auguste COMTE s'était élevé contre la tendance à la dispersion et à la spécialisation des sciences, de l'encyclopédie, dès lors incapable d'éduquer, de former
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l'homme. L'analyse de la notion de sens demande donc une analyse critique de la notion d'ordre et d'harmonie, du "besoin" d'unité.
1. La crise de l'éducation. Etat des lieux De quoi parle-t-on quand nous parlons de la crise de l'école, de l'éducation? Quels symptômes ?Quelles dénotations? On amorcera ici un inventaire des manifestations et des "motifs" présumés de la crise. 1.1. Des dysfonctionnements du système éducatif lui-même. Qui s'accompagnent de désarrois, d'interrogations, de doutes, d'incertitudes. Trois principaux griefs : • • •
Echec dans la transmission des connaissances Echec dans la préparation à la vie professionnelle Echec dans la formation de citoyens libres et responsables
1.2. Une crise qui interroge la démocratisation. Démocratisation ou "massification" ? Le diplôme perd de sa valeur d'échange quand beaucoup y accèdent… Une crise qui touche l'idée d'école elle-même : son projet, les valeurs qui s'y incarnent. Une école qu'on perçoit en pleine mutation, qu'on sent "bouger", la certitude diffuse que "rien" ne sera plus comme avant…sans savoir où "ça" va… •
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Incertitudes des missions. L'école d'aujourd'hui est "brouillée" par la multiplicité même des fonctions qu'on voudrait lui assigner : une pluralité éclatée de fonctions, de missions sans hiérarchie ; une multiplicité de demandes venues de la société. Toutes les "demandes" de la société doiventelles être rabattues sur l'école ? Non… Incertitudes sur le sens de l'ouverture. L'école doit s'ouvrir, certes. Mais précisément, elle est traversée par l'extériorité ! Bien des enseignants "ouverts" à l'ouverture sont perplexes devant la prolifération des propositions qui frappent à la porte de l'école. Si le refus de l'ouverture conduit à l'implosion, l'extériorisation généralisée menacerait l'école de dissolution. L'important est peut-être aujourd'hui de redonner sens et contenu à a clôture scolaire. Incertitudes sur "ce qu'il faut enseigner". Les programmes, les savoirs scolaires et le sens du corpus sont en question. La culture scolaire n'est elle pas "culture en miettes" (Suzanne Citron, 1971) ? Que vaut le corpus scolaire institué, comme réponses aux problèmes que doivent vivre et maîtriser les hommes et les femmes d'aujourd'hui ? Le corpus scolaire a besoin d'un unité, d'une vision d'ensemble, d'une philosophie de la culture. "Les savoirs scolaires ont besoin d'unité et d'unification, mais celle que leur
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conférait le corpus traditionnel, une organisation rationnelle et hiérarchique des disciplines, ne peut plus satisfaire aux savoirs contemporains, qui la débordent de toute part" (A. K., L'école à venir, p. 33) 1.3. Une crise paradoxalement contemporaine d'un formidable besoin d'école. Jamais l'école n'a été à ce point au cœur de la condition sociale et culturelle de l'humanité. Et pourtant : •
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L'école est en crise, sa forme même est peut-être en question, au moment même ou sa nécessité, le besoin d'une école de haut niveau pour tous, sont patents. De plus l'école est en crise au moment même où elle est devenue une nécessité imposée, une obligation quasi-anthropologique, et vécue comme une sorte de moderne fatum.
1.4. Une crise qui en fin de compte interroge la culture et le monde moderne, "postmoderne". On peut en souligner quelques aspects, où sont lisibles les exigences contradictoires de l'individualisme moderne : •
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Des savoirs désormais instrumentés ? N'est-ce pas ce que manifestent souvent la relation des élèves aux connaissances, leurs rapports aux savoirs ? Entre le subjectivisme, le consumérisme et l'utilitarisme, le risque de la perte du sens émancipateur. Le savoir n'a peut-être plus à leurs yeux la verticalité qui donnait sens à l'idée d'émancipation et d'élévation par la culture et la connaissance. L'autorité en question. Fin des connivences autorisée par une culture partagée. Exigence faite à chaque enseignant d'une institution subjective et personnelle de la relation. De l'autorité affirmée à l'autorité négociée. Les "modèles" en question. La crise de l'éducation dans l'école est aussi crise du "métier" et de ses modèles. C'est quoi, être enseignant ? Expert en apprentissages, animateur, psychologue, assistant social ? Que penser du "modèle gestionnaire" ? Du "modèle éthique" qui paraît lui succéder ? Le maître-ingénieur : forme paroxystique de la crise du métier ?
Bref : l'école n'est elle pas comme "rongée" de l'intérieur par des valeurs, un devenir, une modernité qui contredit son ordre traditionnel ?
2. Lectures de la crise 2.1. L'école de la République et la crise On examinera ici l'interprétation, l'explication que donnent de la crise les "néorépublicains", ceux que Daniel HAMELINE désigne aussi comme
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"instructionnistes". On s'appuiera plus particulièrement sur la lecture du livre de Henri PENA-RUIZ : L'école, Paris, Flammarion, col. Dominos, 1999. Un auteur dont les thèses sont bien représentatives de ce courant. L'Avant propos de l'ouvrage donne le ton (p. 7/9) Au-delà de la polémique, quelle analyse de la crise ? Pourquoi l'école est-elle en crise ? Parce que les tensions, les contradictions entre l'idéal de l'école et la tendance de la société (sur le plan socio-économique, sur le plan culturel) se sont profondément aggravées. Parce que cet idéal n'est plus porté par une volonté politique explicite. (Pour un aspect de ces arguments, voir les pages 27, 23, 74/78, 92…) Cette conception repose en premier lieu sur une définition philosophique de l'école, sur l'école comme idée (l'idée d'école). Cf. p. 10/12. L'école ne peut naître et se développer comme projet que dans la mise à distance de la société. L'école perd son sens si cette mise à distance s'efface, si l'école devient le relais de la société ou tend à se confondre avec elle. Aussi l'école est essentiellement une institution, une volonté politique explicite. "L'école est une conquête", elle procède d'une "décision d'une société sur elle-même" (p. 16). Elle est "un idéal critique" qui nécessairement "entre en tension avec la tendance de toute société à se reproduire à l'identique" (p. 22). Dès lors, quand le politique s'efface devant la société… 2.2. Crise ou "inadaptation" ? Le discours de la modernisation nécessaire Pour d'autres, la crise de l'école serait l'effet de son inadaptation aux exigences d'une société en mouvement, en transformation : sur le plan économique et social, notamment. La modernisation seule permettra de surmonter la crise. Que faut-il penser de cette conception ? 2.3. La crise de l'école est-elle une crise pédagogique ? On réfléchira ici aux arguments et aux limites de cette thèse "pédagogique" sur la crise. (Qu'est-ce que la pédagogie, comme conscience aiguë (Durkheim) de l'éducation, de l'idée éducative, expression du "paradigme éducatif" ? Le souci du tout de l'unité, de l'intériorité, de la totalité.) 2.4. Sous la crise, la question des valeurs et du sens ?
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Faut-il interpréter la crise de l'école comme une crise des valeurs ? Pourquoi ? De quelles valeurs ? De la valeur éducative elle-même, de la croyance en l'éducation (l'Humanité, le Progrès, l'Histoire. "L’inversion de la relation entre le vivre et l’apprendre est dans l’air : la fin de la croyance à l’éducation, la fin de la scolastique européenne", écrit Peter SLOTERDIJK (Kritik der zynischen Vernunf, 1983). La crise de l'école serait alors la crise des valeurs sur lesquelles repose l'idée même de l'école, l'ambition éducative. Mais c'est alors plus que la crise de l'école : c'est la crise du monde moderne lui-même, la crise de l'humanisme moderne. En quel "sens" la crise de l'école est-elle une crise du sens ? De quel sens ? Du sens de l'école ? Quels liens entre "valeurs" et "sens" ? Comment comprendre une formule aujourd'hui fort répandue : "donner du sens à l'école" ? (Reprendre ici l'analyse de la notion de sens). Au total, donner du sens ce serait "reprendre" tous les aspects de la crise. Et au fond, de quoi avons-nous besoin quand nous disons que nous avons besoin de donner du sens ? Le besoin de sens, c'est quoi ? Que recouvre-t-il ? Quelques textes repères pour la réflexion : 1 Sur le sens de la vie "Il n'y a qu'une seule et unique pensée, celle du "sens de la vie", et par un tel sens il ne faut pas entendre quelque chose d'autre que la vie elle-même (un ingrédient qui en ferait le sel, le jugement dernier dans l'espace duquel elle trouverait son orientation), mais bien la constitution formelle a priori du vivre dans sa nudité. Car cette formalité existentielle est construite, si l'on ose dire, en forme de réponse : elle fait de l'homme cet étrange vivant qui, quoi qu'il fasse ou ne fasse pas, éprouve ou non, dise ou taise, répond au monde et répond du monde". Gérard GRANEL, "Le monde et son expression", La part de l'œil, Bruxelles, 1992
2 Sur le sens du monde "Il y a peu de temps encore, on pouvait parler de " crise du sens " (ce fut une expression de Jan Patocka, et il est arrivé à Vaclav Havel de la reprendre) : une crise s'analyse, se surmonte. On pouvait retrouver le sens, ou du moins, indiquer en gros une direction. Ou bien, on pouvait encore jouer avec les éclats, les bulles d'un sens à la dérive. Aujourd'hui, nous sommes plus loin : tout le sens est à l'abandon.
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Cela nous fait défaillir, et pourtant, nous sentons (nous avons ce sens-là) que c'est de cela même que nous vivons, d'être exposés à cet abandon du sens. Il y a, chez les femmes et chez les hommes de ce temps, une manière plutôt souveraine de perdre pied sans angoisse, et de marcher sur les eaux de la noyade du sens. Une manière de savoir, précisément, que la souveraineté n'est rien, qu'elle est ce rien dans lequel le sens, toujours, s'excède. Ce qui résiste à tout, et peut-être toujours, à toute époque, ce n'est pas un médiocre instinct d'espèce ou de survie, c'est ce sens-là. Il y a dans ce temps, le nôtre, d'un côté tous les risques de l'attente de sens, de la demande de sens (comme cette banderole à Berlin, sur un théâtre, en 1993, " Wir brauchen Leitbilder " : " nous avons besoin d'images directrices "), avec les pièges redoutables que peut tendre une telle demande (sécurité, identité, certitude, philosophie comme distributrice de valeurs, de visions du monde, et, pourquoi pas, de croyances ou de mythes), et d'un autre côté toute la chance de se savoir, déjà au-delà de l'attente et de la demande, déjà au monde en un sens inoui, c'est-à-dire, peut-être, rien que l'inoui qui revient éternellement se faire entendre du même sens, d'un sens qui précède tous les sens, et qui nous précède, prévenant et surprenant à la fois. Faire place à cet excès du sens sur tout sens appropriable, et se déprendre, une bonne fois, de ce que Lévi-Strauss appelait "la quête épuisante d'un sens derrière le sens qui n'est jamais le bon" (Claude Lévi-Strauss, Didier Eribon, De près et de loin, Paris, Odile Jacob, 1988, p. 225), voilà l'enjeu - et il n'a rien de sceptique ni de résigné, il est l'enjeu même du sens, à entendre au-delà de tout sens, mais venu d'aucun " au-delà " du monde. Ceux qui cèdent à la demande de sens (qui par elle-rnême, déjà, semble faire sens et rassurer... ) demandent au monde de se signifier comme séjour, abri, habitation, sauvegarde, intimité, communauté, subjectivité : signifiant d'un signifié propre et présent, signifiant du propre et du présent comme tels. (Ceux qui signifient encore le monde comme sens d'une quête infinie, ou d'un passage vers un autre monde ne changent rien de fondamental : le signifié dernier reste de même essence.) Pour eux, la mondialisation du monde, qui est notre élément et notre événement, le " cosmopolitisme ", la télétechnique désapproprient, désignifient le sens, le mettent en lambeaux. On ne leur opposera pas ici un non-sens nihiliste, ni un " insensé " qui oscillerait entre débauche et mystique. Mais on leur objectera que le sens a toute sa chance et tout son sens seulement en deçà ou au-delà de l'appropriation des signifiés et de la présentation des signifiants, dans l'ouverture même de son abandon comme l'ouverture du monde.
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Mais l'"ouvert" n'est pas la qualité vague d'une béance indéterminée ni d'un halo de générosité sentimentale. Il fait, serré, tressé, étroitement articulé, la structure du sens en tant que sens du monde." Jean-Luc NANCY, Le sens du monde, Paris, Galilée, 1993
3 Sur la responsabilité du sens "Le contenu du désenchantement consiste-t-il exactement et seulement dans ce que dessine la phrase de Karl Löwith (qui au demeurant se réclame de Marx), selon laquelle l'homme moderne est désenchanté dans la mesure où il sait que le monde n'a pas de sens " objectif ", et que c'est à lui qu'il revient de " créer le sens objectif et la connexion de sens, la relation avec la réalité, parce que sa relation consiste à créer théoriquement et pratiquement le sens " ? Compris de cette manière, le projet moderne que caractérise le désenchantement semble se définir en termes de pratique ou, pourrait-on dire avec Heidegger, en termes d'" humanisme ". Non seulement le monde n'est plus peuplé de dieux (et il peut donc se concevoir comme la grande machine dans laquelle s'installent la technoscience et la rationalisation capitaliste), mais on ne peut plus le saisir comme un ordre objectif et donné. Quelles que soient les différences entre la " nécessité " objectivement contraignante du müssen " naturel " et l'autonomie de la sphère morale, il est bien clair en tout cas que le monde humain, l'éthique et la politique ne peuvent être renvoyés à des lois " données ", mais seulement à ce que l'homme, être libre, fait de lui-même. [Une] autre citation de Löwith renvoie la responsabilité de créer et de décider à l'individu. Le désenchantement du monde est à la fois reconnaissance de la responsabilité humaine (exclusive) dans la création du sens, et du fait que cette responsabilité est un droit et un devoir qui concernent l'individu." Gianni VATTIMO, Ethique de l'interprétation, Paris, La découverte, 1991, p. 152/153
4 Sur la question du sens dans l'école (1) "Résumera-t-on opportunément les réflexions qu'appellent les diverses facettes de la crise de l'école en mettant en avant le constat d'une crise du sens, propre à notre temps, et touchant l'éducation au plus vif de son entreprise ? Bien des dimensions et des expressions de la crise le laissent à penser. Perte du sens du savoir et des apprentissages chez les élèves, interrogations sur les finalités et les valeurs éducatives emportées dans le consumérisme scolaire un peu partout, perplexité,
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pour le moins, s'agissant du sens même du métier d'enseignant et même, plus largement, de ce qu'il en est d'éduquer, quand cela engage la relation entre les générations. Crise des valeurs dans ce domaine, précisément, qui semblait jusque-là se définir d'un horizon de valeurs dont la poursuite et la mise en oeuvre orientaient toute l'entreprise. Mérite le titre de valeur, rappelait Olivier Reboul (1989, 1992) ce qui vaut, et vaut la peine qu'on peut lui consentir. Et c'est pourquoi " il n'y a pas d'éducation sans valeur. " Apprendre, c'est toujours " parvenir à mieux faire, à mieux comprendre, à mieux être. Or, qui dit "mieux" dit valeur". Faut-il dès lors conclure que l'école qui vient dépendra de notre aptitude à refaire du sens, à retrouver le sens, à redonner du sens ? Méfions-nous ici de ne pas chausser les lunettes du passé pour lire le présent et choisir notre avenir. La question du sens et des valeurs est d'autant plus redoutable qu'elle revêt une évidence d'apparence indiscutable. Qui pourrait en effet prétendre qu'on puisse vivre et éduquer sans désigner un chemin, faire signe vers un mieux ? Et pourtant, sait-on bien ce qu'on demande quand on en appelle en éducation au sens et aux valeurs ? N'écartons pas trop vite l'idée que l'obscurité du sens soit inhérente à l'école qui vient, ni que ce soit précisément la tâche d'une éducation qu'on appellera, faute de mieux, et pour souligner la rupture qu'elle révèle, " postmodeme ", que de savoir y faire face et la maîtriser en tant que telle. L'obscurité du sens et la crise des valeurs de l'éducation sont peut-être les formes que prennent la conscience et la conviction que nous avons à présent de l'ambiguïté fondamentale et définitive de l'entreprise d'éduquer: un savoir aiguisé et lucide de l'extrême importance de l'éducation, mais tout autant de ses coûts, des difficultés, des incertitudes constitutives qui la grèvent. L'obscurité du sens, alors, témoigne d'une lucidité nouvelle et offre une chance qu'on gâcherait en l'engageant dans la quête nostalgique d'un sens perdu… Prenons donc bien garde que l'impatience du sens ne dissimule les ruptures qui donnent la mesure de l'école à venir. Voici sans doute venu le temps où la question du sens qui nous hante encore, nous autres éducateurs, bascule et peut-être s'efface. Nous regardons encore l'éducation en marche avec notre culture et nos yeux d'hier, désenchantés, certes, mais encore tout bruissants et emplis de l'écho des grands récits, en proie à la nostalgie éloquente. Pour d'autres cependant, éducateurs de demain, qui sont déjà un peu délivrés de notre histoire, " le travail du deuil a été accompli ". Mieux, ou pire, il nous appartient dès aujourd'hui de donner " sens " et " valeur " à cela, ce temps nouveau où " la nostalgie du récit perdu est elle-même perdue pour la plupart des gens ", selon la belle formule de Jean-François Lyotard (1979). Rien de nécessairement tragique dans cette perspective, laquelle sans doute se construit et se donne des moyens au quotidien, dans le travail journalier souvent silencieux et anonyme des enseignants. Il ne suffit pas non plus, me semble-t-il, de dire la crise inépuisable. Certes, ce qui vient et s'installe durablement dans l'école, nous le voyons bien ainsi : une crise permanente comme définitivement installée dans les défis qu'elle ne cesse de lancer. Mais l'idée de crise laisse toujours entendre et attendre l'analyse et la possibilité du surmontement. Outre que ce jugement sur la
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crise était déjà prononcé à l'aube du siècle, nous y reviendrons, il a le défaut de postuler une continuité qui empêche de regarder comme tels les secousses, le basculement, le retrait, et peut-être, au bout du compte, l'émergence et l'oeuvre d'un autre paradigme. J'ai entendu voici quelques années un éducateur éminent, fort estimé et estimable, et qui avait de l'École l'idée la plus haute et la plus exigeante qui fût, déclarer, à quelques-uns qui le pressaient de questions sur le métier: " Messieurs, dans une classe, il ne s'agit pas de considérer des élèves, mais des esprits dont on a charge. " Je ne nommerai pas l'auteur, je sais trop bien que son propos scandalise pour longtemps les nouveaux pédagogues. Mais c'est à proprement parler qu'ils ne peuvent plus l'entendre. Il est tout entier pris dans ce que j'appelle, me conformant à un usage philosophique, l'idée éducative, et dans ce grand récit de l'Ecole de la République qui a commencé de s'effacer. L'universalisme en était l'un des piliers. L'École de la République et la société française tout entière avec elle ont cru en l'existence d'un homme universel, défini et éduque par la raison partagée ; elles ne pouvaient que refuser d'accorder quelque primauté à la singularité et à la subjectivité des individus en tant que tels. Avec la fin des " grands récits " de la modernité : " le salut chrétien, la totalité hégélienne, la croyance au progrès indéfini de la science et de la technique, la foi en la survenance d'une histoire pacifiée " (J.-F. Lyotard, 1979), avec " le deuil de la positivité illusoire " qu'ils entretenaient, c'est bien le projet éducatif tel que notre culture l'avait jusque là considéré, c'est bien l'idée éducative elle-même qui se trouvent ébranlés dans leurs assises. Si la " crise " de l'école exprime bien un ébranlement de l'idée éducative elle-même, la lecture qu'on peut en donner change de sens : il s'agit alors d'une affaire de refondation." Alain KERLAN, L'école à venir, Paris, ESF, 1998, p. 39/41
Sur la question du sens dans l'école (2) "Il n'est plus question aujourd'hui que de "donner du sens" aux apprentissages, à l'école, au tableau, à l'évaluation, à la vie du lycéen, à son cartable, à son stylo... Et un sens, cela va de soi, "citoyen"... Comme c'est souvent le cas lorsque des mots et des formules rejoignent les demandes profondes de la société, ils tendent à l'inflation et ne tardent pas à balayer toutes les distinctions qu'impose pourtant le bon... sens. Ils finissent par jouer une fonction d'écran idéologique et tenir lieu d'action sur une réalité que l'on ne "voit". même. plus. Pourquoi tout à coup ce désir de sens dans un monde qui - on peut l'espérer - n'a pas été insensé jusque-là ? Une explication pourrait en être, après des décennies d'idéalisme objectif, marquée par
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l'emprise des sciences humaines sur la pédagogie, un retour de balancier vers cet idéalisme subjectif qui prétendrait organiser toute la réalité scolaire autour du sujet et du sens qu'il veut bien donner à celle-ci, et un appel au philosophe, spécialiste du "sens", comme chacun sait.
On mesure les limites d'une telle prétention. Le slogan, puisé à cette même source de "l'enfant au centre" comme l'appel à ce qu'il soit " acteur " et " créateur " ne séduisent que les naïfs, ceux qui n'ont pas conscience du poids des déterminations qui pèsent sur lui : l'enfant n'est pas au centre du système scolaire, dès l'instant où il ne l'a pas demandé, et il ne pourra jamais l'être pour autant que le système existait avant qu'il y entre et qu'il existera après qu'il en sera sorti. Système et sujet restent incompatibles. Là comme ailleurs, l'appel au sujet créateur de sens n'a … de sens que dans un monde où, de fait, "les circonstances font l'homme", où il y a, de fait, du sens déjà constitué et institué. Si cette situation éveille à un moment un désir de sens chez le "sujet", c'est que celui-ci ne supporte plus l'objectivation qui prétendait le satisfaire, qu'il est à la recherche d une nouvelle objectivation qui fasse sens pour lui. Mais ce monde reste et restera le monde des déterminations, au coeur duquel le sujet dresse sa liberté et à l'intérieur duquel il devra immanquablement la reconstruire.
On peut alors laisser le jeune se prendre au filet de cette contradiction, attendre qu'il prenne la mesure douloureuse des réalités et " rentre dans le rang ". C'est l'espoir secret des " conservateurs ", avec le risque d'une explosion d'autant plus forte que la liberté aura été longtemps étouffée, et qu'elle supporte de moins en moins de l'être. Mais l'on peu, au foyer de la rencontre entre la liberté et ce qui la conditionne, capter cette force qu'évoque Pestalozzi, celle qui va permettre à l'intéressé de faire du sens en se réappropriant les apprentissages, le règlement scolaire, l'évaluation, et en les incurvant le cas échéant dans le sens de ce qu'il juge le meilleur. Ni en les subissant tête baissée, ni en prétendant les recréer front haut, mais en s'en faisant " une oeuvre de soi-même ", pour reprendre le leitmotiv des Recherches. Ce qui réclame, à l'intérieur même de ces déterminations, l'aménagement, à tous les niveaux, d'espaces de liberté qui permettent la réappropriation, mais dans le même temps une fermeté institutionnelle qui en marque les limites. Et une action conséquente de pilotage de ce désir de sens : une pédagogie du sens". Michel SOETARD, Qu'est-ce que la pédagogie ? Le pédagogue au risque de la philosophie, Paris, ESF, 2001, pp. 33/34
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3. Crise de l'éducation et crise du monde moderne. Hannah Arendt 3.1. La crise de l'éducation, crise de la modernité même Les réflexions précédentes conduisent à cette interrogation : la crise de l'éducation n'est elle pas d'abord crise du monde moderne ? Crise de la modernité ? C'était bien aussi ce que laissait entendre le propos déjà cité de Winfried BÖHM sur le "succès" de la pédagogie Montessori : " La pensée pédagogique oscille toujours au cours de l’histoire entre deux pôles : l’un subjectif, l’autre objectif. De tout temps, lorsqu’une civilisation croit en sa tradition et a une haute opinion de ses valeurs, l’éducation met l’accent sur le pôle objectif et initie les enfants aux valeurs et au patrimoine de la civilisation et de la société. Mais quand une civilisation doute d’elle-même et que le progrès sur le plan culturel vient à être mis en question, le balancier repart vers le pôle subjectif et l’enfant se retrouve à la source de l’éducation. Qu’y a-t-il d’étonnant alors à ce que , à une époque où la critique de la civilisation est à la mode et où les néoromantismes viennent troubler la pensée éclairée, la pédagogie de Maria Montessori soit considérée et promulguée comme une sorte de remède pédagogique ? ". Winfried BÖHM, Maria Montessori, in Jean HOUSSAYE, Quinze pédagogues, leur influence aujourd’hui,Paris, Armand Colin, 1994, p. 165.
Le propos laisse toutefois entendre qu'une nouvelle assurance serait possible ; qu'un monde sûr de lui-même pourrait venir à nouveau ; qu'un sens fixé et des valeurs assurées pourraient mettre fin à l'incertitude. On peut au contraire si l'incertitude, l'ouverture ne sont pas des traits constitutifs et définitifs de notre monde…
3.2. Crise, critique et modernité La pensée de l'école et de l'éducation est traversée depuis le début du siècle (et sans doute avant : Rousseau, Pestalozzi… ) d'un mouvement interne de critique : l'éducation nouvelle. Quel sens, quelle portée, lui donner ? Il faut l'intégrer au
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mouvement de la société et des idées, ne pas l'enfermer dans le seul cadre de la pédagogie. Philippe RAYNAUD invite à mettre le mouvement de l'éducation nouvelle en relation avec "le principe critique à l'œuvre dans la modernité" (P. RAYNAUD et P. THIBAUD, La fin de l'école républicaine, Paris, Calmann-Lévy, 1990, p. 43), à savoir la montée, la libération de l'individu, inhérente à la démocratie. "La pédagogie moderne est d'abord une des traductions les plus visibles de la logique de la démocratie moderne ; elle est centrée sur les besoins de l'individu" (P. RAYNAUD, L'école de la démocratie, le Débat, n° 64, mars/avril 1991, p. 43). En effet : "La pédagogie moderne, telle qu'elle se développe de Pestalozzi à Piaget, repose sur ce qu'on peut appeler un "renversement copernicien" dans la définition des tâches de l'école : au lieu de partir des exigences abstraites ou externes de la société ou de l'école pour définir l'enseignement que l'on doit donner aux individus, on part des "besoins" de ces derniers pour créer un milieu éducatif où ils pourront réussir les " apprentissages" nécessaires à leur "développement". Philippe RAYNAUD et Paul THIBAUD, La fin de l'école républicaine, p.58.
Le développement de l'individualisme démocratique va de paire avec le développement des sciences et des techniques. La crise de l'éducation, "l'ébranlement de l'idée éducative" est donc bien liée à ce qui est au cœur de la modernité : la science et l'individualisme démocratique Comme si le paradigme éducatif, hérité d'un autre monde, ne parvenait pas à digérer ces deux forces de la modernité, vecteurs de valeurs et de rapports au monde en contradiction avec sa structure fondatrice. Comme si le développement de l'individualisme démocratique et de la civilisation des sciences et des techniques "minait" de l'intérieur l'idée éducative. Telle est peut-être la question clé : comment éduquer au temps des sciences ? (Cf. Alain KERLAN, La science n'éduquera pas. Comte, Durkheim, le modèle introuvable, Bern, Peter Lang, 1998). A l'arrière-plan de la plupart des lectures de la crise comme crise du monde moderne, les thèses de Hannah ARENDT.
3.3. L'analyse de Hannah Arendt
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"La crise de l'éducation" est un article publié en 1958. Il est devenu aujourd'hui un classique de la littérature consacrée à l'éducation et à l'école. Il faut le lire en relation avec les autres articles recueillis dans La crise de la culture pour en prendre la pleine mesure.. (Cité ici dans l'édition Folio/Essais Gallimard) On pourra lire également un autre texte sur l'éducation : Réflexions sur Little Rock, recueilli dans Penser l'événement, 1957, dans lequel Arendt s'interroge sur la lutte contre le racisme et la discrimination sociale dans et par l'école aux USA. D'une façon générale, ne pas perdre de vue que ses réflexions sont profondément liées à la culture et à la société américaine, même si elles peuvent trouver ici en Europe un profond écho. On essayera ci-dessous d'en résumer quelques articulations. a) La crise de l'éducation est un aspect de la "crise générale qui s'est abattue sur le monde moderne" Il faut donc l'analyser en tant que telle pour en mesurer le sens et l'importance. (pp. 223-225). b) Le rôle politique que joue éminemment l'éducation dans un "pays neuf" comme les USA explique pourquoi la crise y revêt une telle importance et touche à l'essence même du processus éducatif (pp. 225- 229) c) La crise de l'éducation aux USA – du moins son ampleur – est indissociable du rôle que joue dans ce pays la notion d'égalité (pp. 229-232). C'est bel et bien une façon de dire que la crise de l'éducation est le problème de la démocratie. La crise de l'éducation, aux USA, est perçue comme la faillite des méthodes modernes, et donc la faillite des réponses que la pédagogie a tenté d'apporter aux défis de la démocratie. Mais cette faillite laisse entier le problème : "La crise de l'éducation en Amérique annonce d'une part la faillite des méthodes modernes d'éducation et d'autre part pose un problème extrêmement difficile car cette crise a surgi au sein d'une société de masse et en réponse à ses exigences" (p. 230). On notera que Arendt ne dit nullement que la solution se trouverait dans un retour à la tradition. La crise de l'éducation n'a pas sa solution derrière elle. A-t-elle d'ailleurs une solution ?
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d) Il y a bien en effet un lien entre la crise de l'éducation et les théories et méthodes modernes en éducation, Ces théories et pratiques témoignent en effet d'une rupture de la relation adulteenfant, d'une autonomie du monde de l'enfant, d'une absolutisation du monde de l'enfant touchant au cœur même de la responsabilité éducative, à la nature et à l'essence même de l'éducation. Mais prenons garde : ces théories et méthodes ne sont pas des lubies de pédagogues. Elles sont elles-mêmes profondément inscrites dans le mouvement de la modernité. Elles s'articulent autour de trois principales idées : 1) Il existe un monde de l'enfant, une société enfantine (pp. 232-233). La conséquence de cette conception, c'est que les relations réelles et normales ont été coupées entre enfants et adultes ; que "les ont été pour ainsi dire banni du monde des adultes". 2) La pédagogie est devenue un art et une science du faire indépendants des contenus d'enseignement (234-235).La conséquence ne pouvait en être que le tarissement de l'autorité de l'enseignant. L'autorité repose nécessairement sur la connaissance et la transmission. Non pas parce que les savoirs, la culture seraient sacrés, mais parce que l'adulte est responsable du monde qu'il transmet à l'enfant. La responsabilité par rapport au monde est le fondement de l'autorité des adultes : "Quoiqu'il n'y ait pas d'autorité sans une certaine compétence, celle-ci, si élevée soit elle, ne saurait jamais engendrer d'elle-même l'autorité. La compétence du professeur consiste à pouvoir transmettre cette connaissance aux autres, mais son autorité se fonde sur son rôle de responsable du monde. Vis-à-vis de l'enfant, c'est un peu comme si il était un représentant de tous les adultes, qui lui signalerait les choses en disant : "Voici notre monde"" (p. 243) Ici, on perçoit comment la crise de l'éducation révèle clairement l'essence de l'éducation comme responsabilité de l'éducateur à l'égard de l'enfant, mais aussi à l'égard de la continuité du monde.
3) La pédagogie moderne a substitué le "faire" à l'apprendre : on ne comprend que ce que l'on a fait soi-même. Conséquence : l'effacement de la différence entre le jeu et le travail, et du coup l'enfermement de l'enfant dans le monde de l'enfance (On se rappellera que Freinet avait refusé l'utilisation pédagogique du jeu…).
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On identifie sans peine ici un caractère central de la pédagogie moderne, de Rousseau à Piaget, et le triomphe pédagogique du pragmatisme philosophique. Mais on insistera sur l'idée que cette conception de la pensée et de la raison est au cœur de la pensée moderne, la pensée rationnelle au fondement des sciences, du rationalisme moderne que fondent Galilée et Descartes (Cf Philippe Forey, "H. Arendt, l'éducation et la question du monde", Revue du CRE de Saint Etienne, n° 17, décembre 1999, p. 48). En définitive, c'est à la "passion de l'égalité" qu'il faut rapporter la tendance du monde moderne à considérer les enfants comme les égaux des adultes, et à se défaire du modèle de l'autorité dans les relations avec les enfants. La pédagogie moderne touche bien au cœur du monde moderne. e) Alors que faire ? Quelle solution, quelle réponse à la crise ? •
Pas de restauration, de retour en arrière !
Ne tenter "rien d'autre qu'une restauration" (p. 237) ne règle rien de ce qui est "révélé" par la crise. La crise de l'éducation ne se résoudra pas en regardant dans le rétroviseur, par le simple refus des idées nouvelles et la restauration des méthodes traditionnelles. Parce que la crise de l'éducation est "le reflet d'une crise beaucoup plus grave et de l'instabilité des sociétés modernes" (p. 238). Les théories pédagogiques participent de cette société. Elles sont même une réponse essayée aux problèmes des temps modernes (aux problèmes du temps des sciences et des techniques, de l'individualisme démocratique) : "Les idées nouvelles sur l'éducation ont une raison d'être ; elles viennent remplir un vide créé par les temps modernes", écrit Philippe Forey (Op. Cit. , p. 66). Bref, la question de l'éducation n'est pas une question autonome. •
La "réforme" est-elle possible ?
S'il faut entendre par là une solution qui fermerait la crise ("la" bonne solution pédagogique), le pessimisme d'Arendt ne doit pas être dissimulé : "la situation de l'éducation correspond à une crise historique dans laquelle l'action humaine a peu de prise", conclut Philippe Forey (Op. Cit. , p. 65). L'éducation serait donc désormais le problème majeur de notre temps, parce qu'elle est devenue un problème extrêmement difficile, la chose la plus difficile. A la fois nécessaire et presque impossible. Eduquer est en effet dans le monde moderne une tâche profondément contradictoire. Pas d'éducation sans transmission (tradition) ; mais la modernité est précisément rupture, rejet, refus du passé ! (pp. 247-250). "La crise de l'autorité
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dans l'éducation est étroitement liée à la crise de la tradition, c'est-à-dire à la crise de notre attitude envers tout ce qui touche au passé". •
Demeure la responsabilité d'éduquer
Alors encore une fois que faire ? Saisir l'opportunité offerte par l'actualité de cette crise qui n'en finit pas, pour mettre à nu, mettre à jour, débarrassé des idéologies éducatives, le problème de l'éducation, dans toute sa complexité contradictoire. Se servir de la crise pour se saisir de l'essence de l'éducation telle que la crise la révèle, et tâcher d'assumer lucidement les responsabilités qui nous incombent.
f) La crise de l'éducation comme mise à jour de la tâche d'éduquer Qu'est-ce que la responsabilité d'éduquer ? La réponse complexe d'Hannah Arendt se trouve dans 12 dernières pages de l'article, qu'il faut lire avec la plus grande attention : pp. 238 / 252. L'essence de l'éducation réside dans une double responsabilité de l'éducateur : à l'égard de l'enfant, mais aussi à l'égard du monde, de la continuité du monde. Les parents, affirme H. A., "avec la conception et la naissance, n'ont pas seulement donné la vie à leurs enfants ; ils les ont en même temps introduits dans un monde. En les éduquant, ils assument la responsabilité de la vie et du développmeent de l'enfant, mais aussi celle de la continuité du monde" (p. 238). Or, ces deux tâches d'une part ne sont pas (plus) comprises dans leur sens profond : protéger d'abord l'enfant contre le monde ("assurer l'abri sûr où ils peuvent grandir"), cf p. 239/241, et aussi protéger le monde lui-même, et d'autre part "ne coïncident aucunement et peuvent même entrer en conflit" (p. 238).
Une bonne part du problème contemporain de l'éducation, selon ARENDT, réside dans le refus des adultes d'assurer la responsabilité du monde qu'ils ont charge de transmettre aux enfants. Pourquoi ? "C'est comme si chaque jour, les parents disaient : "En ce monde, même nous ne sommes pas en sécurité chez nous ; comment s'y mouvoir, que savoir, quel bagage acquérir sont pour nous aussi des mystères. Vous devez essayer de faire de votre mieux pour vous en tirer ; de toute façon vous n'avez pas de compte à nous demander. Nous sommes innocents, nous nous lavons les mains de votre sort"". (p. 245) Le fond du problème selon H. A. tient à la modernité même comme rupture avec le passé. La crise de l'éducation comme crise de l'autorité - rappelons que
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"autorité" est à rapprocher de "auteur" - "est étroitement liée à la crise de la tradition, c'est-à-dire à la crise de notre attitude envers tout ce qui topuche au passé" (p. 247). Les pages 250 et 251 expriment et résument la thèse et ses conséquences : "Dans le monde moderne, le problème de l'éducation tient au fait que par sa nature même, l'éducation ne peut ni faire fi de l'autorité, ni de la tardition, et qu'elle doit cependant s'exercer dans un monde qui n'est pas structuré par l'autiorité ni retenu par la tradition". p. 250 g) Quelles "conséquences" pour l'éducation ? Quelle "pédagogie" ? "En pratique, il en résulte que premièrement, il faudra bien comprendre que le rôle de l'école est d'apprendre aux enfants ce qu'est le monde, et non de leur apprendre l'art de vivre... " (p. 250) L'éducateur devrait assumer un "conservatisme" en éducation en prenant la responsabilité de la transmission. Selon Arendt, seul ce conservatisme en éducation préserve l'avenir, parce qu'il laisse aux enfants la possibilité de la critique qu'on leur refuse quand on esquive ses responsabilités à l'égard du monde. On devra donc bien distinguer le conservatisme pédagogique du conservatisme politique. On commentera pour terminer le dernier paragraphe du texte : "Ce qui nous concerne tous et que nous ne pouvons esquiver sous prétexte de le confier à une science spécialisée – la pédagogie – c'est la relation entre enfants et adultes en général, ou pour le dire en termes encore plus généraux et plus exacts, notre attitude envers le fait de la natalité : le fait que c'est par la naissance que nous sommes tous entrés dans le monde, et que ce monde est constamment renouvelé par la natalité. L'éducation est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assurer la responsabilité, et de plus, le sauver de cette ruine inévitable sans ce renouvellement et sans cette arrivée de jeunes et de nouveaux venus. C'est également avec l'éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à euxmêmes, ni leur enlever leur chance d'entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n'avions pas prévu, mais les préparer d'avance à la tâche de renouveler le monde commun" (p. 251/252).
Conclusion Dans l'esprit de Hannah Arendt, on cherchera dans la crise de l'éducation une voie pour renouveler peut-être, en tout cas reprendre, la question des fins et des valeurs
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de l'éducation, de la responsabilité d'éduquer et d'instruire, dépouillée de sa gloire pédagogique. L’éducation, par essence, paraît bien exclure tout renoncement à la notion de valeur, et ne devrait-il subsister qu’un domaine où elle demeurerait, ce serait bien celui-là. Et pourtant, jamais certitude, jamais nécessité n’auront semblé aussi fragiles. A peine s’en est-on un peu éloigné que leur lumière faiblit et bientôt s’efface. Comme si elle nous parvenait d’un monde dont l’assurance n’est guère à la mesure des composantes du nôtre, et des lignes d’incertitude qui le traversent. On rejoindra sur ce point ce qu’écrit Jean Houssaye dans le chapitre consacré aux valeurs dans l’ouvrage collectif Education et philosophie (Jean Houssaye, 1999) : le discours des valeurs en éducation renvoie trop vite à la certitude d’un absolu ; ce monde-là est révolu, nous sommes entrés dans un monde relatif et pluriel, l’incertitude est désormais notre lot " et la question des valeurs en éducation se doit d’être posée autrement ". Voilà la difficulté majeure sur laquelle vient butter aujourd’hui toute tentative de penser l’école et l’éducation en termes de valeurs : l’injonction axiologique, en dépit de la nécessité avec laquelle elle s’impose à l’éducateur – tu voudras le " mieux " –, butte sur un monde qu’elle ne parvient plus à éclairer. Solidaire d’un monde ébranlé dans ses fondations mêmes, un monde où les notions de culture, de progrès, de morale, de savoir faisaient sens et consensus, elle vacille avec lui. Voilà l’éducation contemporaine et ses pédagogues pris dans un cercle : impossible de renoncer à l’injonction axiologique sans renoncer à éduquer ; mais comment y répondre et assumer la tâche d’éduquer quand se dérobe ce qui jusqu’alors semblait la fonder ? Comment penser les valeurs de l’éducation, l’éducation comme valeur, dans un monde marqué par le retrait des grands récits fondateurs (Jean-François Lyotard), un monde " désenchanté " (Paul Thibaud), un monde entré dans l’âge d’une laïcisation radicale ? Deux erreurs symétriques empêchent de poser dans toute sa dimension le problème de la valeur en éducation, tel qu’il se pose à nous, à notre société. La première s’en tient à l’affirmation non critique de l’éducation comme affaire de valeurs. La seconde est la réduction au constat d’un basculement dans la positivité qui effacerait tout horizon de valeur. A s’en tenir à l’un ou à l’autre de ces points de vue, on s’interdit aussitôt de poser le problème dans toute son ampleur contradictoire : s’il y a bien pour nous, dans le monde qui est désormais le notre et notre lot, une interrogation vive à propos de la valeur en éducation, n’est-ce pas précisément parce nous avons cessé
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d’y croire spontanément, d’une part, et que d’autre part, et un même temps, nous ne pouvons concevoir ce que c’est qu’éduquer autrement qu’en réaffirmant la différence entre ce qui est et ce qui doit être ? Une réflexion contemporaine sur la valeur en éducation doit partir de ce paradoxe, de cette contradiction. L’éducation est désormais à l’épreuve du monde postmoderne. La fin de la croyance spontanée en l’éducation, l’effondrement des grands récits de l’ordre et du progrès, le désenchantement de la société contemporaine, voilà donc l’arrière-plan d’une interrogation sur la valeur de l’éducation aujourd’hui. La crise du monde moderne voit vaciller et peut-être s’effacer les valeurs et les modèles philosophiques qui fondaient l’entreprise éducative. Que, dans le monde postmoderne, la crise de l’éducation trouve sa plus forte interrogation sur la question de la valeur de l’éducation, des valeurs en éducation, peut constituer paradoxalement une chance : celle d’en repenser l’exigence et la nécessité dans une démarche " phénoménologique ", au plus près du réel et de notre enracinement axiologique, social et éthique ; sans l’assurance que donnait l’inscription des valeurs dans les grands systèmes et les récits fondateurs ; dans " l’utopie " de tenter de " repenser à neuf ", sans se contenter de reconduire le discours des valeurs constituées la tâche nue d’éduquer. La responsabilité éducative met alors au premier plan l'éducation contre l’indifférence. Eduquer, c’est bien d’abord refuser le règne de l’indifférence, dont s’accommode aisément la réduction à la gestion technocratique des ressources et du développement. Reboul l’avait d’ailleurs souligné de façon vive : la valeur, c’est le contraire de l’indifférence.
EDUCATION ET CULTURE Le "tournant" de l'art et de la culture en éducation et en formation
On trouvera ci-dessous un choix raisonné de textes destinés à aider et éclairer la réflexionsur cette question redevenue centrale en philosophie de l'éducation.
I. LA CULTURE, PROBLEME EDUCATIF ET PROBLEMATIQUE PHILOSOPHIQUE 1) L'éducation et la question de la culture
"De toutes les questions (et de toutes les mises en question) qui ont été suscitées par la réflexion sur les problèmes d'éducation depuis le début des années soixante, celles qui touchent à la fonction de transmission culturelle de l'école sont à la fois les plus confuses et les plus cruciales. C'est quelles concernent le contenu même du processus pédagogique et interpellent les enseignants au plus profond de leur identité. S'il n'y a pas en effet
226 d'enseignement possible sans la reconnaissance par ceux à qui l'enseignement s'adresse d'une légitimité de la chose enseignée, corollaire de l'autorité pédagogique de l'enseignant, il faut aussi, il faut d'abord que ce sentiment soit partagé par l'enseignant lui-même. Toute pédagogie cynique, c'est-à-dire consciente de soi comme manipulation, mensonge ou passe-temps futile se détruirait d'elle-même : nul ne peut enseigner véritablement s'il n'enseigne pas quelque chose de véritable ou de valable à ses propres yeux. Cette notion de valeur intrinsèque de la chose enseignée, aussi difficile à définir et à justifier qu'à réfuter ou à rejeter, est au cœur même de ce qui fait la spécificité de l'intention enseignante comme projet de communication formatrice. C'est pourquoi toute interrogation ou toute critique portant sur la nature propre des contenus enseignés, sur leur pertinence, leur consistance, leur utilité, leur intérêt, leur valeur éducative ou culturelle constitue pour les enseignants un motif privilégié de réaction inquiète ou de conscience malheureuse. Aussi le développement de ce type de questionnement dans le contexte de bouleversement institutionnel et culturel qu'ont traversé les systèmes d'enseignement (et particulièrement les institutions d'enseignement secondaire) depuis les années soixante constitue sans doute un facteur essentiel (quoique pas toujours clairement identifié) de ce qu'on a coutume d'appeler, de manière un peu stéréotypée, la crise de l'éducation. De cette crise témoigne en particulier l'instabilité partout constatée aujourd'hui des programmes et cursus scolaires. On ne sait plus ce qui mérite véritablement d'être enseigné au titre des études générales : le cercle des savoirs formateurs, ce que les Grecs appelaient l'"enkuklios païdéia", a perdu son centre et son équilibre, la culture générale sa forme et sa substance. Les années soixante-dix ont vu triompher un "discours de délégitimation" puissamment articulé sur certains apports récents des sciences sociales. Le "discours de restauration" qui s'esquisse dans les années quatre-vingt reste bien souvent confiné dans la sphère étroite du ressentiment. En fait, partout, c'est l'instrumentalisme court qui règne, le discours d'adaptation et d'utilité momentanée, tandis que les questions fondamentales, celles qui concernent la justification culturelle l'école, sont étouffées ou ignorées. On comprend certes que dans un monde où l'idée de culture tend à devenir à la fois pléthorique et inconsistante la fonction de transmission culturelle de l'école soit de plus en plus difficile à identifier et a fortiori à assumer. Cependant la pensée pédagogique contemporaine ne peut faire l'économie d'une réflexion sur la question de la culture et les enjeux culturels des différents types de choix éducatifs, sous peine de tomber dans la superficialité. Elle se trouve en fait dans la situation paradoxale de ne pouvoir ni se passer de l'idée de culture ni s'appuyer sur elle comme sur un concept clair et opératoire. Elucider cette question des fondations et des implications culturelles de l'éducation est sans doute aujourd'hui une tâche qui ne peut être poursuivie que de manière indirecte et fragmentaire, mais qui de toute façon vaut la peine d'être poursuivie, parce que c'est la justification fondamentale de l'entreprise éducative qui est enjeu à travers elle". Jean-Claude FORQUIN, Ecole et culture, Paris, Bruxelles, De Boeck Université, 1996 (2e édition), pp. 7-8.
2) Des questions fondamentales et incontournables
" Ainsi, qu’on le veuille ou non, en raison de cette situation de crise et d’incertitude, la pensée éducative se heurte désormais à des questions fondamentales incontournables. Dans quel monde voulons nous vivre ? Quel avenir souhaitons-nous pour nos enfants ? Parmi toutes nos
227 connaissances actuelles, quelles sont celles qui sont dignes d’être transmises aux nouvelles générations ? Qu’est-ce qui mérite d’être vu et regardé, lu et médité, entendu et écouté, appris et étudié ? En d’autres termes, quelle culture doit être privilégiée à l’école par l’école : culture scientifique, culture technique, culture littéraire, culture artistique, culture populaire ? Plus profondément, quelles formes de vie individuelles et collectives voulons-nous favoriser à travers l’éducation, la formation et l’apprentissage ? Ces questions sont essentielles et inévitables, car l’école ne peut ni refléter la totalité de la culture d’une société, ni transmettre l’ensemble des savoirs produit par cette société. L’école doit forcément sélectionner, au sein de la culture globale, une culture partielle qu’elle considère exemplaire et porteuse d’avenir. L’école promeut toujours une certaine culture, qu’elle tient pour le modèle culturel par excellence. Elle choisit forcément certains savoirs parmi l’ensemble des savoirs qui existent. Il faut, par conséquent, que les responsables de la formation scolaire établissent une hiérarchie des œuvres, des activités, des croyances et des savoirs, afin de choisir ceux qu’ils considèrent dignes d’être transmis aux nouvelles générations. Bref, éduquer et instruire, c’est choisir parmi un ensemble de possibilités culturelles une certaine base de connaissances qui sera intégrée à la culture scolaire et aux programmes enseignés dans les écoles ". Maurice TARDIF, La pédagogie, Théories et pratiques de l’Antiquité à nos jours, sous la direction de Clermont Gauthier et Maurice Tardif, Montréal, Gaëtan Morin éditeur, 1996.
3) Penser l'école comme lieu de culture "L'éducation, avant d'être technique de préparation à la vie sociale et professionnelle, est appropriation d'un patrimoine de connaissances, de valeurs et de symboles qui permet à chacun de mieux comprendre le monde, d'y vivre et d'y répondre d'une manière active, créatrice et autonome. En d'autres termes, parce que le monde dans lequel nous vivons est le résultat de productions humaines, connaître les plus significatives d'entre elles permet de se situer dans l'histoire et dans son identité humaine. Tel est, en substance, le sens de l'éducation et des études… Mais au-delà de ce consensus général, des divergences apparaissent dès lors qu'il s'agit de préciser les contenus de culture à transmettre et les moyens à mettre en œuvre pour faire de l'école un véritable lieu de culture. Comment, en effet, articuler l'école à la culture de nos jours ? Comment penser l'école comme lieu de culture ? Comment raviver la dimension pédagogique et plus largement éducative de la culture …? Ces questions sont difficiles parce que les réponses habituelles et les notions comme celles de culture, d'éducation et de pédagogie, qui tiraient leur force d'évidence d'une longue tradition rationaliste et humaniste, sont devenues problématiques". Denis SIMARD, "L'éducation peut-elle être encore une "éducation libérale" ?", Revue française de pédagogie, INRP, n° 132, juillet/août/septembre 2000, p. 33/34.
4) Le savoir et le sens de la vie
228 "L'éducation a quelque chose à voir avec la transmission et l'acquisition du savoir. Cependant, au-delà de cette thèse évidente, la pensée de l'éducation doit se soucier de la relation entre le savoir et la vie humaine ou, si l'on préfère, de la valeur du savoir pour orienter et donner sens à la vie des hommes. Aujourd'hui, le " savoir " est essentiellement constitué par la science et la technologie et il est conçu comme quelque chose d'essentiellement infini, qui ne peut que croître, quelque chose d'universel et d'objectif, d'impersonnel en quelque sorte, quelque chose qui se trouve être là, à l'extérieur de nous, comme quelque chose que nous pouvons nous approprier et que nous pouvons utiliser, et quelque chose qui a fondamentalement à voir avec une utilité dans son sens le plus pragmatique, avec la fabrication d'instruments. Par ailleurs, la " vie " est réduite à sa dimension biologique, à la satisfaction des besoins (toujours plus importants selon la logique de la consommation), à la survie des individus et des sociétés. Lorsque nous disons que l'éducation doit préparer " à la vie ", nous voulons dire qu'elle doit préparer à " gagner sa vie " et pour " survivre " de la meilleure façon possible dans un " environnement vital " (compris comme une espèce de niche écologique) toujours plus complexe. Dans ces conditions, il est clair que la médiation entre le savoir et la vie n'est autre que l'appropriation utilitaire du savoir en relation avec les besoins de la vie : avec les exigence du Marché et les finalités de l'État. Dans ce contexte, le problème central des pédagogies critiques est celui de l'inégale répartition de cette " ressource vitale " qu'est le savoir : il s'agit que tous aient accès au savoir compris comme une chose qu'il faut partager de façon égalitaire, qu'il n'y ait pas d'appropriation restreinte, que le savoir ne devienne pas la propriété de quelques-uns pour leur bénéfice exclusif Par ailleurs, le problème essentiel des pédagogies actives et progressistes est celui de privilégier la logique de l'acquisition sur la logique de la transmission ou, ce qui revient à la même chose, de cesser de s'occuper de l'organisation standard du savoir comme quelque chose qui doit être transmis et de considérer de façon prioritaire tant les compétences cognitives que les contextes socioculturels de l'apprenant. Mais dans l'un et l'autre cas, la question essentielle est évidente: celle du sens et de la valeur du savoir pour la vie. Et ici " valeur " n'a pas le même sens que " utilité ". Si nous nous interrogeons sur l'utilité du savoir pour la vie, nous ne nous posons pas de question ni sur le savoir ni sur la vie, ni sur le savoir comme marchandise ( y compris comme argent : que l'on se souvienne des théories du capital humain et de tout le discours contemporain sur la rentabilité de la connaissance) ni sur la vie comme satisfaction des besoins réels ou induits (que l'on pense à ce que signifie pour nous " qualité de vie " ou " niveau de vie "). Mais si nous nous interrogeons sur la valeur du savoir pour la vie, peut-être la question elle-même fera-t-elle émerger un soupçon de misère sur ce que nous savons et sur les limites de nos possibilités d'existence. Il se peut aussi qu'aujourd'hui la crise de l'éducation coïncide autant avec une crise de légitimité du savoir transmis qu'avec un appauvrissement du sens de la vie. Et peut-être qu'aussi aujourd'hui la pensée de l'éducation doit s'interroger sur la relation entre le savoir et la vie humaine. Supposons que cette relation donne encore à penser, qu'elle ait encore besoin d'être pensée. Supposons que ce qui est en jeu n'est pas tant la vérité du savoir et sa forme de transmission que la valeur de la vérité. Et c'est là une expression que nous devons à Nietzsche :... "il faut essayer une bonne fois de mettre en doute la valeur de la vérité". Lorsque l'on nous parle de la vérité, il nous faut nous demander quel est le sens et la valeur de ce que l'on nous présente comme vrai (et non pas son prix ou sa rentabilité). C'est qu'il faut distinguer, en
229 termes de valeur, entre les vérités nobles, celles qui dérangent ce que nous sommes et sont un élan pour la liberté, et les vérités viles, celles du conformisme, celles qui consolent et réclament de la soumission. Distinguer également entre les vérités utiles, qui tout simplement peuvent être mises à profit, et les vérités inutiles du point de vue de leur utilisation pragmatique dans un monde administré. Jorge LARROSA, "Savoir et éducation", dans Jean Houssaye (dir.), Education et philosophie, Paris, ESF, 1999.
II. LA CULTURE INTELLECTUELLE ET LA CONCEPTION RATIONALISTE 1) Savoir scolaire et laïcité
Ce qui donne contenu et légitimité à la laïcité, c'est le savoir scolaire. Comme la volonté générale souveraine, la laïcité scolaire n'est possible qu'à la condition que chacun renonce à ses déterminations strictement particulières et fasse appel en soi à l'universel. C'est en ce sens que Condorcet affirmait que l'on ne peut instruire que des raisons. L'assise de la laïcité est constituée par un certain type de savoir scolaire, le savoir rationnel scientifique. La laïcité scolaire détermine les formes et les contenus de l'enseignement. Elle exclut toute croyance en tant que la croyance est expression dogmatique. Elle ordonne au maître d'argumenter ou de démontrer ou de prouver. Pour reprendre ici encore Condorcet, on n'enseigne pas les vérités de la raison comme les tables de la loi, nul n'a le droit de dire " voilà ce que je vous demande de croire et que je ne puis prouver " (Premier mémoire sur l'Instruction publique). La laïcité rationaliste et critique renvoie à l'affirmation de l'unité de l'esprit humain et de l'unité exemplaire de la démarche scientifique dont nous avons dégagé les déterminations essentielles. À cet égard, les orientations nouvelles du savoir scolaire demeurent fidèles à l'idéal de la laïcité : elles entendent concourir à l'éducation d'un citoyen libre de juger souverainement par lui-même. La volonté de penser l'acte pédagogique comme processus d'auto-construction et d'auto-évaluation des compétences de l'individu, en renvoyant à l'idéal fondateur des sociétés démocratiques, en opérant la conciliation de la liberté et de l'autorité, vise à construire en chacun la reconnaissance de son identité et de son autonomie. En revanche, dans la mesure où la forme de cet idéal est pensée en référence à la positivité scientifique, la laïcité est ouverte à contestation. Certes, l'idée que ce qui est rationnel ne tient pas aux objets mais à la démarche ou à la méthode de connaissance, trouve aujourd'hui écho dans l'affirmation d'une nécessité d'apprendre à apprendre. Mais l'affirmation que la positivité scientifique serait absolue, l'idée d'une objectivité assurée dans une extériorité de ce qui constitue le savoir, tout comme le rapport au progrès, trouvent aujourd'hui des remises en cause qui, articulant les revendications de l'individualisme à l'analyse de la connaissance, proposent une conception " sécularisée " de la connaissance. Brigitte FRELAT-KHAN, Le savoir, l'école et la démocratie, Paris, Hachette, 1996, pp. 96-97.
230 2) La haute culture pour tous ?
"Le pédagogue est sans cesse confronté à ce mystère comment ce qui en droit devrait être universellement apprécié et parler à tout homme, peut-il faire l'objet d'un refus parfois violent, parfois seulement douloureux, ou même purement indifférent. De multiples explications existent, d'ordre psychologique (rejet de l'autorité que représente l'école, refus du nouveau) ou d'ordre social (refus de ce qui représente une classe sociale différente, un univers différent). On pourrait ajouter que la familiarité avec des formes culturelles répétitives, rassurantes, finit par rendre difficile l'accès à ce qui devrait toucher tout homme sensible et raisonnable. De même, le sentiment d'être toujours celui qui reçoit peut finir par être intolérable, d'où la volonté de s'en tenir à ce qui est spontanément connu, et de le faire valoir. Anorexie culturelle ou volonté de faire reconnaître d'autres formes culturelles ? De cette incertitude est née la mauvaise conscience des pédagogues, prompts à remettre en cause la valeur de leur propre culture, renonçant d'avance à faire partager ce qu'ils aiment, et cherchant à valoriser ce que spontanément ils n'aiment pas. L'autocensure culturelle est le résultat de beaucoup de découragement et d'échecs, mais aussi celui d'une analyse et d'une prise de conscience que la culture imposée par force est une contradiction. Avoir une attitude claire dans ce domaine suppose de pouvoir se débarrasser de quelques comportements parasites : ainsi, pour éviter le piège du paternalisme, s'interroger sur les éléments culturels qu'il est bon de proposer, mais pour éviter le piège du suivisme, ne pas réduire l'apport culturel à ce que les élèves ont déjà pu acquérir par eux-mêmes. Mettre à la portée de tous la Culture humaine dans toute sa diversité, est bien l'idéal d'ouverture démocratique de la culture. Et pour demeurer vraiment générale, la culture s'ouvre aussi, mais sans complaisance, vers des productions populaires, ou étrangères, qui à leur tour pourront tester leur universalité". A.-M. HANS DROUIN, L'éducation un question philosophique, Paris, Anthopos, 1998, p. 51.
3) Valeurs du savoir et éducation morale.
Le problème essentiel de l'éducation morale est de provoquer des oeuvres à la fois individuelles et sociales, à la fois personnelles et générales, à la fois originales et réglées. D'une manière plus philosophique, le problème essentiel de la vie morale consiste à déterminer chez l'être humain, pris comme sujet singulier, une activité objective et sociale. En d'autres termes encore, une éducation morale doit former une volonté solitaire d'action sociale. Elle doit nourrir d'idéal objectif la solitude d'une âme. Dès lors tout ce qui contribue à universaliser l'activité de la personne morale doit retenir l'attention du moraliste. Dans cette communication, je voudrais montrer que toute culture du moi sera morale à la condition de rompre une singularité, de s'attacher à un système de pensée objective. Je désignerai ainsi l'objectivité de l'idéal comme le premier des devoirs. Il sera d'abord utile de rappeler le caractère solide de l'universalisme kantien. il semble que Kant ait trouvé la première axiomatique morale. On mesurera la valeur de l'objectivité morale kantienne si l'on médite sur le passage des morales de l'intérêt général à la morale de l'obligation universelle. On comprendra alors que toute physique sociale doit comporter une
231 mathématique morale qui encadre et informe activement la matière sociale dans des formes absolues. On verra alors l'action de la raison morale sur le fait social. Le mathématicien Henri Poincaré, dans des pages célèbres, prétendit apporter une raison péremptoire pour séparer l'activité scientifique et l'activité morale. Cette raison serait d'ordre grammatical. Les prescriptions de la science, disait-il, se mettent au mode indicatif. Les prescriptions de la morale se mettent au mode impératif. Or, il est facile de montrer que le dilemme n'est pas absolu et qu'aucun de ses deux pôles n'est aussi fixe que Poincaré veut bien le dire. Ce qui est de plus remarquable, c'est que ce soit un mathématicien qui ait paru négliger le caractère normatif de la science. Dès qu'on arrive à raisonner une activité morale, en considérant l'a moralité comme la base raisonnable de la sociabilité, on se rend bien vite compte qu'on ne raisonne pas différemment que dans une activité scientifique. La théorétique morale relève donc d'une activité rationnelle. Elle a beau s'attacher à une matière sociale, elle en discute appuyée sur des principes rationnels, tout comme le physicien qui prépare et discute les hypothèses rationnelles qu'il soumettra ensuite au contrôle de l'expérience. La morale est ainsi une partie de la raison constituée. Si Henri Poincaré a scindé l'activité humaine en suivant les modes grammaticaux, c'est qu'il a considéré la science comme un enregistrement de faits, comme une tâche qui demanderait la description d'une réalité toute faite. Il n'y a pas plus de réalité toute faite en science qu'en morale. La réalité scientifique n'est pas aussi loin qu'il semblerait d'une réalisation morale. Le problème change de face quand on considère la valeur réalisante de la science et de la technique qui commandent à la Nature, quand on voit toute la puissance de réalisation de l'expérience physique. On s'aperçoit alors que la matière obéit à l'esprit. Comment dès lors l'esprit n'obéirait-il pas à l'esprit, la conscience morale à la raison ? Quelle soudaine timidité nous prend devant l'information rationnelle de la conscience morale ? A mon avis, rien ne s'oppose à une éducation morale franchement rationnelle, à une conduite morale entièrement appuyée sur la raison pure. L'enfant doit être mis en face du caractère absolu et universel des règles morales qui sont objectives comme la vérité. On a plus vite fait de montrer le caractère nécessaire de la loi morale que son caractère général. L'enfant est d'ailleurs très apte à recevoir cette leçon de la nécessité et de l'absolu. On pourrait même dire que l'adolescence est l'âge de l'absolu, l'âge de l'efficience maxima de la vérité. Or cet intérêt et ce respect pour la vérité, cette soumission à l'objectif peuvent être atteints dans des voies diverses. Les tâches scientifiques sont à cet égard éminemment éducatives. Poincaré n'a pas manqué de reconnaître l'avantage moral que recevait une âme dans la contemplation de la vérité scientifique ; mais il a pensé que cette contemplation est très rare et qu'elle est réservée à une minorité. Il s'est effrayé du grand nombre de derni-savants qui utilisent les résultats scientifiques pour des fins non spirituelles, non morales. Je proposerais d'être à la fois plus modeste et plus orgueilleux. Plus modeste d'abord, car en ce qui concerne une éducation générale, nous ne sommes évidemment pas devant le problème du génie qui doit aller au fond d'une science ; nous sommes simplement devant un problème psychologique, devant une tâche d'un jour, devant un devoir pédagogique. Or en réformant une pensée, en donnant à une pensée vague et personnelle une allure précise et objective, nous nous apercevrons que nous avons à extravertir l'intérêt qu'une âme porte nativement à ellemême. Nous trouvons toute une série d'exemples de correction intime. On ne corrige une faute que si l'on a pu faire comprendre que cette faute est une erreur. La conscience morale ne doit pas rester sourde et confuse ; elle reçoit une grande lumière de l'apprentissage discursif d'une conduite rationnelle. On insiste d'habitude sur la bonne intention ; c'est cependant la méditation des conséquences fines de l'acte qui déterminera dans l'intention les délicatesses qui relèvent de toute évidence de l'intelligence.
232 Si l'on réfléchit alors au caractère non intuitif de tout progrès moral, on aura plus d'orgueil, on aura plus de confiance dans la valeur morale de la science élémentaire qui se révèle dès le début comme une réaction contre l'illusion. Dès lors on se rendra compte qu'il n'y a pas de formation morale sans formation intellectuelle objective. En vain on objectera que la science fruste ou élevée donne des moyens pour la réalisation de fins égoïstes ou immorales. Ce n'est pas au moment de l'application qu'il faut juger la science. Du point de vue moral comme du point de vue psychologique, c'est au moment de son acquisition qu'on doit en saisir la valeur. Il faut donc souligner l'importance formative du moment où la connaissance illumine une âme, il faut insister sur l'instant où une activité de la raison constituante enrichit la raison constituée. L'être qui pense le vrai rompt dans ce moment même avec l'égoïsme; il oppose en soi-même la conscience universelle à un inconscient subjectif mystérieux et impur. Mais, dira-t-on, est-ce avec ces quelques centres de clarté que vous allez constituer la lumière morale d'une âme ? Ce qui s'oppose à cette constitution, c'est précisément l'étrange arrêt de la croissance intellectuelle que tolèrent les sociétés modernes. En gros, nos sociétés limitent à l'Ecole l'activité intellectuelle. Elles ne voient pas l'immense intérêt de la connaissance continuée qui serait pourtant une création morale continuée. Les hommes auraient d'autant plus besoin de leçons d'extraversion de l'intérêt qu'ils sont aux prises avec des forces matérielles plus fortes ; et c'est hélas quand ils luttent qu'ils ne pensent plus. Une des idées les plus immorales et les plus fausses, c'est de représenter la vie humaine sous le jour d'une lutte pour la vie. Nous troublons notre pédagogie avec ce fantôme, triste revenant de sociétés périmées. En fait, je suis toujours frappé de l'excellente tenue morale de nos écoles. Le milieu scolaire est un milieu que les adultes gagneraient à imiter. Ce n'est pas l'Ecole qui doit être faite à l'image de la Vie, mais bien la Vie qui doit être faite à l'image de l'Ecole. Quand nos sociétés auront trouvé le moyen de maintenir l'homme au niveau moral de l'adolescence, elles auront en grande partie résolu la question morale et la question sociale. Or on se tromperait si l'on cherchait la raison de cette haute valeur morale du milieu scolaire uniquement dans la sage organisation d'une discipline. Il faut juger au niveau des âmes, au niveau des esprits. Les classes solides et ordonnées sont les classes où la connaissance se présente en sa nouveauté, dans la fraîcheur de la découverte. Alors on sent que des esprits se rectifient, se constituent, s'universalisent. L'ennui de vivre, - vague conscience d'un psychisme divisé -fait place à la joie de penser. L'optimisme irradie dans l'âme entière. Autour d'une vérité cristallise une activité saine. La vérité est un but. C'est le but humain. Gaston BACHELARD, Valeur morale de la culture scientifique, Communication de Cracovie, 1934.
4) La valeur intrinsèque de la chose enseignée
Nul ne peut enseigner véritablement s'il n'enseigne pas quelque chose de véritable ou de valable à ses propres yeux. Cette notion de valeur intrinsèque de la chose enseignée, aussi difficile à définir et à justifier qu'à réfuter ou rejeter, est au cœur même de ce qui fait la spécificité de l'intention enseignante comme projet de communication formatrice. Jean-Claude FORQUIN, Ecole et culture, Paris, Bruxelles, éditions De Boeck Université, 1996 (seconde édition), p. 7.
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III. UNE CONCEPTION PRAGMATIQUE ET FONCTIONNELLE 1) Savoirs et utilité
" Les rapports des effets aux causes dont nous n’apercevons pas la liaison, les biens et les maux dont nous n’avons aucune idée, les besoins que nous n’avons jamais sentis, sont nuls pour nous ; il est impossible de nous intéresser par eux à rien faire qui s’y rapporte. Il est aisé de convaincre un enfant que ce qu’on veut lui enseigner est utile : mais ce n’est rien de le convaincre, si on ne sait le persuader. En vain la tranquille raison nous fait approuver ou blâmer ; il n’y a que la passion qui nous fasse agir ; et comment se passionner pour les intérêts qu’on n’a point encore ? Ne montrez jamais rien à l’enfant qu’il ne puisse voir. Tandis que l’humanité lui est presque étrangère, ne pouvant l’élever à l’état d’homme, rabaissez pour lui l’homme à l’état d’enfant. En songeant à ce qui lui peut être utile dans un autre âge, ne lui parlez que de ce dont il voit dès à présent l’utilité ". Jean-Jacques ROUSSEAU, Emile ou de l’éducation (1862), livre troisième. 2) Savoirs et sociétés
" Il (l’homme) n’a connu la soif du savoir que quand la société l’a éveillée en lui, et la société ne l’a éveillée que quand elle-même en a senti le besoin. Ce moment arriva quand la vie sociale, sous toutes ses formes, fut devenue trop complexe pour pouvoir fonctionner autrement que grâce au concours de la pensée réfléchie, c’est-à-dire de la pensée éclairée par la science. Alors la culture scientifique devint indispensable, et c’est pourquoi la société la réclame de ses membres et la leur impose comme un devoir ". Emile DURKHEIM , L’éducation, sa nature, son rôle (1911).
3) La valeur fonctionnelle du savoir
" Le principe fonctionnel, qui nous rappelle que l’action a toujours pour fonction de répondre à un besoin (organique ou intellectuel), nous révèle du même coup quelle est la signification biologique du savoir, des connaissances que nous acquérons. Ce savoir n’a de valeur que pour autant qu’il sert à ajuster notre action, à lui permettre d’atteindre le mieux possible son but, la satisfaction du désir qui l’a fait naître. Que le savoir n’a qu’une valeur fonctionnelle et n’est pas une fin en soi, voilà aussi ce que l’école active ne doit pas perdre de vue. C’est à la lumière de cette vérité qu’elle établira ses programmes. Le savoir au service de l’action. Schématisons de la façon suivante, pour fixer les idées, les étapes du processus éducatif dans l’école active : 1) Eveil d’un besoin (d’un intérêt, d’un désir) en mettant l’élève dans une situation propre à susciter ce besoin ou ce désir ; 2) Déclenchement par ce besoin de la réaction propre à le satisfaire ; 3) Acquisition des connaissances propres à contrôler cette réaction, à la diriger, à la conduire au but qu’elle s’était proposé ". Edouard CLAPAREDE, La psychologie de l’école active, 1923.
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4) Les études au service de la croissance de l'enfant ?
" On pourrait énumérer indéfiniment les différences et divergences apparentes qui existent entre l’enfant et le programme scolaire. Différentes écoles pédagogiques sont nées de ces conflits. L’une d’elles fixe son attention sur l’importance des matériaux du programme qu’elle compare au contenu de l’expérience enfantine. Les études sont là précisément pour révéler à l’enfant le grand, le vaste univers, si complexe et si riche, d’une signification si profonde. L’enfant, c’est l’être qui doit être amené à maturité, l’être superficiel auquel il faut donner de la profondeur et dont il faut élargir l’étroite expérience. Non pas, répond l’école opposée. L’enfant est le point de départ, le centre, le but. L’idéal, c’est son développement, sa croissance. Cela seul fournit une méthode pédagogique. Toutes les études doivent être les servantes de cette croissance ". John DEWEY, L’enfant et les programmes d’études, 1902.
5) La notion de culture dans le pragmatisme de John dewey
"Si nous essayons de définir la culture, nous arriverons à la concevoir comme le pouvoir, disons l'habitude acquise, de notre imagination, de contempler dans des choses qui, prises isolément, se présentent comme purement techniques ou professionnelles, une portée plus vaste, s'étendant à toutes les choses de la vie, à toutes les entreprises de l'humanité." John DEWEY, "L'éducation au point de vue social", L'année pédagogique, Paris, Alcan, 1913, p. 32-48. Texte reproduit par G. Deledalle, John Dewey, coll. "Pédagogues et pédagogies", PUF, 1995, p. 76-94 (texte cité p. 88).
IV. LA CUTLURE COMME FORMES SYMBOLIQUES ET L'IDEE D'OEUVRE 1) La culture comme univers de significations
"Le développement économique, scientifique et technique, pour important qu'il soit, fût-il accompagné d'un "volet" social et des restes de l'héritage impossible de Mai 68, ne peut constituer à lui seul un projet. C'est précisément sur ce terrain désertifié que le marché peut apparaître comme le fondement ultime du réel et que la vague libérale se développe. Manque précisément une dimension essentielle : le socle de culture qui permette d'intégrer cette "modernisation" dans un monde commun et une vision positive de l'avenir porteuse d'espérance de bien-être et d'émancipation… La culture n'est pas pour nous une superstructure ou un supplément d'âme à la sphère économique et sociale. La culture entendue comme univers de significations s'incarnant dans des institutions et des œuvres, des paroles et des actes, est ce qui donne sens à la vie en société. C'est parce que la réalité de la société et son dynamisme ne sont pas un donné naturel qu'ils doivent faire l'objet d'une confrontation permanente. Les difficultés que traverse notre société ne proviennent pas d'une simple inadaptation aux évolutions, elles condensent une
235 crise de l'idée de l'homme et de la vie commune en société. C'est en portant aussi le débat sur ce plan qu'on peut donner figure humaine à une société et à un monde en plein bouleversement." Jean Pierre LEGOFF, La barbarie douce, Paris, La découverte, 1999, p.123/125.
2) La culture, médiation culturelle universelle Pour moi, le rapport à la vérité c'est la manière dont un individu va investir un objet culturel élaboré par d'autres. L'objectif de l'école devrait permettre à chacun de trouver dans des savoirs universels (valables pour tous) des réponses à des questions singulières. Pourquoi le Petit Poucet intéresse-t-il toujours les enfants d'aujourd'hui ? C'est un conte affreux, qui évoque la trahison, l'anthropophagie... mais il renvoie à des peurs profondément ancrées dans l'individu : la peur de se perdre, d'être abandonné, d'être mangé, d'être trahi. L'objet culturel " Petit Poucet " est une médiation qui me permet de reconnaître ce que je ressens moi-même, sans pour autant violer mon intimité. Cette image rend compte de ce qu'est le savoir, une médiation culturelle dans le vrai sens du terme : un objet dans lequel on peut se reconnaître et s'investir et qui permet de sortir de sa solitude. On peut d'ailleurs définir les savoirs comme ce qui permet d'échapper à la solitude et la folie. En me les appropriant, je rejoins tous les hommes dont les questions et les inquiétudes ont donné naissance à ces savoirs, les ont fait vivre et les ont transmis. Les savoirs m'inscrivent dans l'histoire et m'évitent d'errer dans le monde en ressassant les mêmes obsessions. Philippe MEIRIEU, "L'aventure des savoirs", entretien, Sciences Humaines n° 24, 1999, La dynamique des savoirs.
3) La culture, monde de formes symboliques "En un certain sens, bien entendu, toute éducation digne de ce nom doit être, ou se vouloir, communication du souci et du sens de la vérité. La question est néanmoins de savoir si c'est de vérité qu'il doit être question à l'école en tout premier lieu. En ce qui me concerne, je tendrais plutôt à définir l'école comme lieu institutionnel (institué) dans lequel les enfants sont introduits à un monde de formes symboliques qui autrement leur resteraient beaucoup moins accessibles. A cet égard, l'expérience première doit être celle de l'émerveillement. En quelques mois de grande section de maternelle, une petite fille de ma connaissance a appris des centaines de choses étonnantes et mémorables, au cours d'un travail collectif et suivi sur les Arborigènes, qui représente, me semble-t-il, une action pédagogique exemplairement efficace, parce qu'elle a été menée avec autant d'intelligence et de persévérance que de passion. Tout le prix de cette expérience a été fonction de son caractère organique. C'est cette dimension qui me semble absolument primordiale : celle d'un univers de réalités et de formes à découvrir ; si l'on n'apporte pas très tôt aux enfants cette dimension de l'expérience, alors on risque de les installer dans l'idée qu'il n'y a partout qu'opinion… La véritable transcendance (au sens métaphysiquement neutre où Charles Taylor prend ce mot) dont in convient que l'école donne le sens, c'est d'abord et peut-être exclusivement celles des œuvres de culture, dans leur déploiement planétaire et historique".
236 KAMBOUCHNER D., " La pédagogie et les savoirs : éléments de débat ", Revue française de pédagogie, Paris, INRP, n° 137, octobre-novembre-décembre 2001, p. 10/11.
4) Les savoirs et l'univers symbolique : une question anthropologique ?
La question du désir d'apprendre doit donc être posée à un autre niveau : face aux orphelins de Stans comme aux " meutes " de nos " cités ", il n'est pas possible de ruser. De didactique, la question est devenue anthropologique. Inutile de commencer par faire miroiter de belles " situations-problèmes " : il faut d'abord réinstaller le savoir dans l'ordre du désirable. Restituer aux savoirs leur place dans un univers symbolique où la transmission fait grandir et permet de sortir de la solitude. Inscrire la connaissance comme acte possible où l'on peut se " mettre en jeu " sans se renier, mais sans rester enfermé, non plus, dans la répétition mortifère. Là est sans doute l'enjeu essentiel : l'école a abandonné le symbolique au marché. Walt Disney, les Mangas, les thrillers américains et les films d'horreur font fortune en exploitant l'espace laissé vide par une laïcité frileuse. Après avoir dépensé tout leur argent de poche dans les jeux vidéos et les superproductions cinématographiques, les enfants retournent en classe " parce que c'est obligatoire " et pour obtenir, si possible, quelques notes leur permettant de " limiter les dégâts ". Plus rien de ce qui est essentiel à l'homme ne vibre dans les savoirs scolaires, tout entiers récupérés par la " pédagogie bancaire ", comme disait Paolo Freire. C'est sur ce terrain-là qu'il faut travailler si nous ne voulons pas laisser les " barbares " dériver et l'école se vider de toute substance : l'école ne trouvera le chemin du désir d'apprendre que si elle se donne explicitement la mission de transmettre une culture universelle qui reconstitue la chaîne généalogique et restaure la filiation de " l'humain ". Non point en arrachant les cultures vernaculaires pour imposer au forceps une culture scolaire standardisée. Mais en s'attachant à ce qui, dans les cultures qui s'expriment, résonne en chacun, touche aux invariants de l'humain et relie un être singulier à ses semblables. Aucune renonciation dans cette démarche, bien au contraire. Une exigence forte qui articule l'intime et l'universel. Car c'est bien là l'enjeu de toute éducation. On n'aide pas un homme à se construire en l'obligeant à renoncer à son histoire et à ce qui, au plus intime de lui-même, nourrit son désir. Mais on ne l'aide pas, non plus, à se construire en le privant de ce qui peut donner forme à son désir, l'inscrire dans l'histoire des hommes, le relier aux autres dans une filiation ou trouvent place les " grandes oeuvres ", les questions fondamentales de la science, les créations les plus marquantes de l'histoire humaine : Lascaux et le calcul infinitésimal, les cartes au trésor et la déclaration des droits de l'homme, Homère et Einstein, Marco Polo et Mozart... Pestalozzi peut-être ? Philippe MEIRIEU, "Ce que l'école doit réinventer", Le Monde l'éducation, numéro spécial Le bilan du siècle, juillet-août 2000.
V. L'ART ET L'EDUCATION ESTHETIQUE : UN NOUVEAU PARADIGME ? On amorcera, pour finir, une réflexion sur un phénomène très caractéristique au sein de l'éducation contemporaine : la place qu'on tend à y faire à l'art et aux "pratiques artistiques et culturelles". Le développement des activités artistiques et des pratiques culturelles au sein du système éducatif, l'importance croissante que lui accordent en France, et ailleurs, les
237 politiques éducatives et les acteurs de l’école, constituent sans aucun doute l’un des traits les plus remarquables des deux dernières décennies. 1) La place nouvelle de l'art à l'école et dans la société .Il s'agit d'un mouvement dont on peut penser qu’il déborde un simple enjeu disciplinaire, dont le sens et la portée vont au-delà de la reconnaissance dans l'école de disciplines ou de contenus d'enseignement longtemps tenus à l'écart ou bien minorés, ou encore d'un simple rééquilibrage des curricula.. L'École désormais commence à intégrer ce qu’elle tendait à écarter par nature et par principe, ou du moins ce qu’elle contenait avec la plus grande vigilance ; elle s'ouvre sur le Musée et l'ensemble des lieux institués de la culture ; les artistes et les créateurs entrent dans la classe. De son côté, le Musée et les institutions culturelles se tournent vers L’école, et plus largement développent en direction de tous les publics un service pédagogique devenu une part de leur identité. Au point que l'on peut supposer que la forme scolaire et les formes culturelles s'interpénètrent. La "mise en culture" des arts, des sciences et des techniques passe par cette rencontre, qui dessine le nouveau visage de l’école. " La pratique de la danse donne un sens différent à l'éducation physique et sportive, car elle dépasse le stade de la simple activité musculaire. Elle est le lieu d'exaltation du corps, de sa capacité esthétique, de sa faculté d'harmonie avec la musique, de sa mise en vibration profonde avec les rythmes, les silences, la grâce. La danse est la plus belle célébration du corps. L'architecture la peinture, la sculpture, le design sont les disciplines d'un savoir, à construire au quotidien, permettant de découvrir du sens dans les objets les plus familiers, les constructions les plus banales. Dans La strada de Fellini, Giulietta Masina découvre dans la vision d'un simple petit caillou le sentiment de son appartenance au grand cosmos. L'école ne doit-elle pas aussi élargir la vision du monde à partir des actes les plus quotidiens où se modèle notre culture? Grâce à l'éducation de la sensibilité, l'ensemble des pratiques artistiques se conjuguent aux acquisitions des autres disciplines pour offrir à l'enfant une véritable ouverture sur le monde, la vie et la cité. L'apprentissage des arts à l'école contribue à faire de l'enfant une graine de citoyen ". Pascale LISMONDE, Les arts à l’école, Paris, Gallimard, col. Folio, 2002, p. 205. Ce mouvement déborde l'école. Il est plus juste d'y voir une demande sociale qui finit par atteindre l'école elle-même : " L'art, c'est le domaine de l'inutile, pour beaucoup. On peut très bien vivre sans lui, et c'est l'héritage que nous a laissé la société industrielle. Beaucoup l'ont dit. C'est là-dessus que s'est construite notre école républicaine. Elle a été l'école de l'utile, des apprentissages dont on avait besoin pour entrer dans la vie active, la vie où on ne rêve pas. C'est que cette vie était rude, et le temps de rêver bien court. Il en reste des traces profondes, dans notre école : des emplois du temps surchargés, et la distinction entre les disciplines sérieuses (que le jargon appelle " les fondamentaux ") et les autres. Les fondamentaux permettent d'engranger des connaissances, les autres touchent au corps, à sa mise en marche, à ses sensations. Ainsi, dans le même sac, l'éducation physique et
238 l'éducation artistique. Souvenir d'enfance : un Professeur de musique, un professeur de " gymnastique " pareillement sans autorité parce pareillement déconsidérés dans leur activité même. Qu'est-ce qui pourrait changer les choses ? Le cours des choses lui-même, si l'on peut dire. Premier miracle : la société a précédé l'école. C'est ce que démontre l'extraordinaire succès des écoles de musique, le temps d'une génération. La France s'en est couverte, ou peu s'en faut. Si on excepte l'Education nationale, tout le monde s'y est mis : des parents qui trouvaient de plus en plus normal, et pas seulement dans la bourgeoisie, que leurs enfants aient une initiation à la musique, des élus locaux qui avaient à faire face à une demande pressante de leurs administrés. Parti de la ville, le mouvement s'est étendu à la campagne : c'est donc l'action - et l'argent - des communes et des conseils généraux qui a porté ce phénomène. Inégal, naturellement, à beaucoup d'égards : tous les territoires ne sont pas touchés, tous les parents ne sont pas sensibles et n’ont pas la volonté ou les moyens de financer, même très partiellement, le coût de la scolarité dans une école de musique. La pression, au bout de ces années, revient donc sur l'école : au nom de la démocratie, c'est elle, maintenant, qui est interpellée ". Philippe PUJAS et Jean UNGARO, Une éducation artistique pour tous ?, Paris, Erès, 1999, pp. 8/9. Il faut donc bien s’interroger : pourquoi l’art et les valeurs esthétiques, longtemps tenus en suspicion sont-ils désormais regardés comme des recours éducatifs de premier plan, au point d’en attendre des réponses et des solutions à quelques-uns de nos problèmes éducatifs les plus insistants ? Pourquoi cette montée en puissance d’un modèle esthétique en éducation et en formation ? C’est le rôle de la philosophie de l’éducation de prendre en charge cette question. Il ne s’agit pas seulement d’une exigence théorique, mais bien tout autant d’un intérêt pratique : si le recours à l’art et à l’esthétique constitue une chance pour l’éducation, encore faut-il la penser pour la jouer lucidement. La pluralité parfois confuse des attentes exige cette effort de lucidité. (Sur cette hypothèse d'un modèle esthétique cf. Alain Kerlan, L'art pour éduquer ? La tentation esthétique, Québec, Presses de l'Université Laval, 2004
2) La généralisation de l'esthétique Peut-on avancer l’hypothèse d’un régime esthétique de la culture contemporaine englobant l’école elle-même, comme il inclut les autres dimensions de l’existence sociale, y compris dans ses aspects les plus quotidiens ? Avons-nous affaire à une esthétique généralisée ? Á une " esthétisation galopante " ? C’est bien dans cette direction qu’engagent les analyses du sociologue Michel Maffesoli : " Il s'agit de donner au terme esthétique son sens plénier, et ne pas le restreindre à ce qui a trait aux œuvres de la culture ou à leurs interprétations. L'esthétique s'est diffractée dans l'ensemble de l'existence. Plus rien n’en est indemne. Elle a contaminé le politique, la vie de l'entreprise, la communication, la publicité, la consommation, et bien sûr la vie quotidienne. Peut-être, pour parler d'une telle esthétisation galopante, de l'ambiance spécifique qu'elle sécrète, faudrait-il reprendre l'expression allemande de Gesamtkunstwerk, œuvre d'art totale.
239 Un art qui va s'observer dans le dépassement du fonctionnalisme architectural ou dans celui de l'objet usuel. Du cadre de vie à la réclame du design ménager, tout entend, devenir œuvre de création, tout peut se comprendre comme l'expression d'une expérience esthétique première. Dès lors, l'art ne saurait être réduit à la seule production artistique, j'entends celle des artistes, mais devient un fait existentiel. " Faire de sa vie une œuvre d'art ", n'est-ce pas devenu une injonction de masse " ? Michel MAFFESOLI, Au creux des apparences, Paris, Plon Le Livre de poche, 1990, p. 12. 3) Esthétique versus éthique Dès, n'est-ce pas la frontière entre l'éthique et l'esthétique qui tend à s'effacer ? Les "artistes" ne sont-ils pas désormais nos modèles de vie ? Faire œuvre de soi-même, n'est-ce pas l'injonction caractéristique du monde moderne ? La réflexion de Charles Taylor éclaire cette interrogation : " Les exigences de l'authenticité sont étroitement liées à l'esthétique… Cette idée apparaît à l'occasion d'un déplacement du centre de gravité de l'exigence morale : on considère de plus en plus la sincérité envers soi-même et l'intégrité personnelle non comme des moyens d'être moral, d'un point de vue objectif, mais comme des réalités valables en elles-mêmes. L'intégrité personnelle et l'esthétique sont sur le point de se fondre dans une unité à laquelle Schiller donnera une expression décisive dans ses Lettres sur l'éducation esthétique de l'Homme. Pour lui, la jouissance de la beauté nous confère une unité et une plénitude qui vont au-delà des divisions que suscite en nous la lutte entre la morale et le désir. Cette plénitude diffère de l'accomplissement de la morale, et Schiller semble finalement laisser entendre qu'elle est plus élevée, parce qu'elle nous engage tout entiers contrairement à la morale. Bien sûr, pour Schiller, la morale et l'esthétique restent compatibles et même convergent. Mais elles peuvent aussi s'opposer, dès lors que la plénitude esthétique est une fin en soi, avec son propre télos, sa propre forme de bien et de satisfaction. Tout cela contribue à rapprocher l'authenticité de l'art ". Charles TAYLOR, Le malaise de la modernité, Paris, éditions du Cerf, 1994, pp. 71-72
VI. L'ART ET L'IDEAL EDUCATIF 1) L'art pour changer l'école ? Que cherchons-nous, et que croyons nous trouver, que cherchent donc les éducateurs du côté de l’art ? Qu’attendons-nous, nous autres éducateurs, convaincus des bienfaits éducatifs et formateurs de l’art, qu’espérons-nous de ce recours aux pratiques artistiques et aux valeurs esthétiques ? On trouvera peut-être, sinon un début de réponse, du moins quelques pistes et matière à réflexion dans ce texte tiré d’un numéro de la revue Autrement (septembre 2000) consacré à l’art et à l’éducation artistique : " À quoi l'art nous sert-il ? Pourquoi des enseignants piliers de l'Éducation nationale revendiquent-ils à tort et à travers, quelquefois dans le vide, des classes dites artistiques ? Pourquoi existe-t-il ce qu'on appelle l'art-thérapie ou les ateliers d'écriture pour " désaxés " ? Pourquoi enfin s'acharne-t-on sur la pratique des arts ? Parce qu'on s’y retrouve, parce qu'on
240 s'y fabrique. C'est tout bellement utile. Faire du dessin ou le funambule, créer des images vidéo ou un oiseau de métal, dire Racine ou s'essayer pour la première fois à l'écriture... Riche et fécond est l'acte créateur, source de jouissance et de soulagement. Car l'on veut parler ici d'enfantement, jusqu'à l'expulsion même. Voir la vie à travers le prisme artistique, c'est dire le monde avec acuité, déjouer l'invisible, être libre et ouvert. Avec un pinceau et trois godets, des bouts de bois ou son propre corps. Ce n'est pas un exercice facile, comme on le sous-entend souvent : la rigueur est requise, comme la concentration, le labeur et la répétition. Mais voilà que, grâce à ces bouts de chandelle, on sublime sa souffrance, on trouve un soutien de vie autant dans l'adolescence - une telle concentration de pudeur, de malaise, de nécessité d'opposition - qu'à l'âge adulte. Il est des personnes - les artistes incapables de vivre sans les arts. Serait-ce une preuve du caractère précieux de ceux-ci " ? Juliette SOLVES, " Éditorial ", L’art pour quoi faire. Á l’école, dans nos vie, une étincelle, Revue Autrement, n° 195, septembre 2000. 2) L'éducation saisie par le romantisme ? A lire la littérature qui fleurit autour de l'art en éducation, et jusqu'au cœur des textes officiels, une question s'impose : le romantisme (la conception rmantique de l'art) n'est-il pas devenu le modèle dominant ? En quoi consiste le modèle romantique ? Essentiellement dans la délégation à l’art des ambitions philosophiques (voire religieuses) les plus élevées. Jean-Marc Schaeffer en donne une vue générale : "Qu'est-ce que l'art ? De manière plus fondamentale on a pensé trouver son essence dans un statut cognitif qui, non seulement lui serait spécifique, mais surtout en ferait à la fois le savoir fondamental et le savoir des fondements : l'art, nous dit-on, est une connaissance extatique, la révélation de vérités ultimes, inaccessibles aux activités cognitives profanes; ou : il est une expérience transcendantale qui fonde l'être-au-monde de l'homme; ou encore : il est la présentation de l'irreprésentable, de l'événement de l'être; et ainsi de suite. La thèse, sous toutes ses formes et formulations, des plus profondes aux plus triviales, implique une sacralisation de l'art, opposé, en tant que savoir d'ordre ontologique, aux autres activités humaines considérées comme aliénées, déficientes ou inauthentiques. Ce qu'ignorent, ou feignent d'ignorer, certains de ses exposants actuels les plus enthousiastes, c'est qu'elle présuppose aussi une théorie de l'être : si l'art est un savoir extatique, c'est qu'il existe deux sortes de réalité, celle, apparente, à laquelle l'homme a accès à l'aide de ses sens et de son intellect raisonneur, et celle, cachée, qui ne s'ouvre qu'à l'art (et éventuellement, à la philosophie)". Jean-Marie SCHAEFFER, L’art de l’âge moderne, Paris, Gallimard, 1992, pp. 15/16. Mais le romantisme, c'est aussi une réhabilitation du sensible. Elle est en effet au cœur de l'idée d'esthétique. " Que ce soit dans le platonisme, dans la théologie chrétienne ou dans le cartésianisme, le monde intelligible est toujours supérieur au monde sensible. Pour adopter la formulation qui importe ici : le point de vue de Dieu se caractérise par le fait que, de part en part intelligible (Dieu est omniscient, tout lui est transparent, pour autant que ces formules anthropomorphiques aient même une signification), il n'est pas affecté par cette marque de l'imperfection et de la finitude humaine qu'est la sensibilité. On comprendra dès lors combien le projet de consacrer à l'étude de la sensibilité une science autonome, l'esthétique,
241 représente une rupture décisive par rapport au point de vue classique, non seulement de la théologie, mais de toute la philosophie d'inspiration platonicienne. Il faut en prendre la mesure : l'objet de l'esthétique, le monde sensible, n'a d'existence que pour l'homme, il est, au sens le plus rigoureux, le propre de l'homme. La naissance de l'esthétique, en tant qu'elle implique, à titre de discipline spécifique, un parti pris sur l'autonomie de son objet, exprime ainsi en concentré le bouleversement qu'inaugure dans tous les domaines le XVIII' siècle : elle symbolise, mieux que toute autre mutation, le projet de fournir au point de vue de l'homme une légitimité qu'exige déjà, contre la métaphysique et la religion, le développement de la connaissance finie des sciences positives ". Luc FERRY, Homo Aestheticus. L’invention du goût à l’âge classique, Paris, Grasset, 1990, pp. 34/35. L’importance accordée à l’esthétique est donc un trait propre au monde moderne, l’une des caractéristiques les plus avérées de la modernité. L’entrée de l’art sur la scène éducative participe d’un renversement des valeurs : les valeurs esthétiques, les valeurs de la sensibilité, traditionnellement subordonnées aux valeurs rationnelles, aux valeurs de la raison et de la pensée rationnelle, dans la culture moderne s’émancipent et s’affirment pour elles-mêmes.
3) Un précédent remarquable : Les Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme (Schiller) Il existe, dans l’histoire philosophique, un précédent exemplaire de cette ambition éducative de l’art et de l’esthétique. Elle fut à l'extrême fin du 18ème siècle celle du poète et philosophe SCHILLER, et expliquée dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme. Peu connues, ou du moins peu lues, elles étonnent aujourd’hui par leur actualité : Schiller y affirme non seulement la nécessité d’une éducation esthétique de l’humanité, mais plus encore l’idée selon laquelle seule l’éducation esthétique est pleinement éducative, seule elle est à même d’accomplir la mission de l’éducation, d’être une école d’humanité. Pour Schiller, seule l’éducation esthétique assure à la fois l’harmonie individuelle et l’harmonie sociale, le plein accomplissement de l’individu et de l’espèce. A cet égard, la lecture de ses Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme peut éclairer notre présent. NB. On trouvera sur le site en annexe 6 une note de présentation de Schiller et des Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme. LETTRE II. (extraits) "Mais cette liberté que vous m'accordez, n'en pourrais-je point faire un meilleur usage que d'appeler votre attention sur le théâtre de l'art? N'est-il pas au moins intempestif d'aller à la recherche d'un code pour le monde esthétique alors que les affaires du monde moral présentent un intérêt bien plus immédiat, et que l'esprit d'examen philosophique est si vivement excité par les circonstances actuelles à s'occuper de la plus accomplie de toutes les oeuvres d'art, l'édifice d'une véritable liberté politique? Je serais fâché de vivre dans un autre siècle et de lui avoir consacré mes travaux. 0n est citoyen du temps aussi bien que de l'État ; et, si l'on trouve inconvenant et même illicite de se mettre en dehors des moeurs et des habitudes du cercle dans lequel on vit, pourquoi serait-ce
242 moins un devoir d'écouter la voix du siècle, de consulter le besoin et le goût de son temps dans le choix de sa sphère d'activité? Cette voix du siècle, il faut le dire, ne paraît nullement se prononcer en faveur de l'art, de celui du moins qui sera l'objet exclusif de mes recherches. Le cours des événements a donné au génie du temps une direction qui menace de l'éloigner de plus en plus de l'art de l'idéal. Cet art doit abandonner le domaine du réel, et s'élever avec une noble hardiesse au-dessus du besoin : l'art est fils de la liberté et il veut recevoir la loi, non de l'indigence de la matière, mais des conditions nécessaires de l'esprit. Aujourd'hui cependant c'est le besoin qui règne et qui courbe sous son joug tyrannique l'humanité déchue. L'utile est la grande idole d l'époque, toutes les forces s'emploient à son service, tous les talents lui rendent hommage. Dans cette balance grossière le mérite spirituel de l'art n'est d'aucun poids, et, privé de tout encouragement, il disparaît du marché bruyant du siècle. Il n'est pas jusqu'à l'esprit d'investigation philosophique qui n'enlève à l'imagination une province après l'autre, et les bornes de l'art se rétrécissent à mesure que la science agrandit son domaine. Pleins d'attente, les regards du philosophe comme de l'homme du monde se fixent sur la scène politique où se traitent aujourd'hui, on le croit du moins, les grandes destinées de l'humanité. Ne point prendre part à ce colloque général n'est-ce point trahir une indifférence coupable pour le bien de la société ? Autant ce grand procès touche de près, par sa matière et ses conséquences, tout ce qui porte le nom d'homme, autant il doit, par la forme des débats, intéresser particulièrement quiconque pense par soi-même. Une question à laquelle on ne répondait jadis que par le droit aveugle du plus fort, est portée maintenant, à ce qu'il semble, devant le tribunal de la raison pure. Or, tout homme capable de se placer au centre de la société humaine et d'élever son individualité à la hauteur de l'espèce, peut se considérer comme assesseur dans ce tribunal de la raison ; et d'un autre côté, en tant qu'homme et citoyen du monde, il est en même temps partie au procès, et, à ce titre, se voit intéressé, d'une manière plus ou moins directe, à l'issue des débats. Ce n'est donc pas seulement sa propre cause qui se décide dans ce grand litige : le jugement doit en outre être rendu d'après des lois, qu'en qualité d'être raisonnable il a la capacité et le droit de dicter. Qu'il serait attrayant pour moi d'examiner un pareil sujet avec un homme qui unit les lumières du penseur à l'âme libérale du cosmopolite, et de remettre la décision à un coeur qui se consacre avec un noble enthousiasme au bien de l'humanité ! Que je serais agréablement surpris de pouvoir, malgré la différence de position, malgré cette grande distance qui nous sépare et que les rapports du monde réel rendent nécessaire, me rencontrer dans le même résultat, sur le terrain des idées, avec un esprit libre de préjugés, comme le vôtre ! Si je résiste à cette tentation séduisante, et donne le pas à la beauté sur la liberté, je crois pouvoir justifier cette préférence, non seulement par mon penchant personnel, mais par des principes. J'espère pouvoir vous convaincre que cette matière est beaucoup moins étrangère au besoin qu'au goût du siècle, et, bien plus, que pour résoudre pratiquement le problème politique, c'est la voie esthétique qu'il faut prendre, parce que c'est par la beauté qu'on arrive à la liberté. Mais cette démonstration exige que je vous remette en mémoire les principes sur lesquels en général se règle là raison dans une législation politique". SCHILLER, Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme (1795)
243 LETTRE XXVII. (extraits) Ne craignez rien pour la réalité et la vérité, lors même que l'idée élevée de l'apparence esthétique que je posais dans ma dernière lettre , deviendrait générale. Elle ne le deviendra pas tant que l'homme sera encore assez peu cultivé pour pouvoir en abuser, et, si elle devenait générale , cela ne pourrait être que l'effet d'une culture qui rendrait en même temps tout abus impossible. La poursuite de l'apparence indépendante demande plus de force d'abstraction, de liberté de coeur, d'énergie de volonté, qu'il n'en faut à l'homme pour se renfermer dans la réalité, et il est nécessaire qu'il ait déjà laissé celle-ci derrière lui, s'il veut atteindre à l'apparence esthétique. Dès lors, quel mauvais calcul ne ferait pas celui qui prendrait le chemin de l'idéal pour s'épargner celui de la réalité ! Ainsi donc, la réalité n'aurait pas grand'chose à redouter de l'apparence, telle que nous l'entendons; mais, en revanche, l'apparence n'en aurait que plus à craindre de la réalité. Enchaîné à la matière longtemps l'homme fait servir l'apparence à ses desseins, avant de lui reconnaître une personnalité propre dans l'art de l'idéal. Pour en venir là, il faut qu'il subisse dans sa manière de sentir une révolution complète, sans laquelle il ne se trouverait pas même sur la voie de l'idéal. En conséquence, partout où nous découvrons chez l'homme les indices d'une estime libre et désintéressée pour la pure apparence, nous pouvons conclure que cette révolution a eu lieu dans sa nature, et que l'humanité a vraiment commencé en lui. On trouve déjà des indices de ce genre dans les premières et grossières tentatives qu'il fait pour embellir son existence, même au risque de l'empirer dans ses conditions matérielles. Dès qu'en général il commence à préférer la forme au fond, et à risquer la réalité pour l'apparence (mais il faut qu'il la reconnaisse pour telle), les barrières de la vie animale tombent, et il se trouve entré dans une voie qui n'a point de fin. Non content de ce qui suffit à la nature et de ce qu'exige le besoin, il demande le superflu ; d'abord, à la vérité, rien qu'un superflu de matière, pour cacher au désir les limites qui lui sont posés, et pour assurer la jouissance au delà du besoin présent ; mais, plus tard, il veut une surabondance dans la matière, un supplément esthétique, pour satisfaire aussi à l'impulsion formelle, pour étendre la jouissance au-delà de tout besoin. En amassant des provisions, simplement pour un usage ultérieur, et en en jouissant d'avance par l'imagination, il franchit, à la vérité, les limites du moment actuel, mais sans franchir celles du temps en général: il jouit davantage, il ne jouit pas autrement. Mais, dès qu'il fait entrer aussi la forme dans ses jouissances, qu'il tient compte des formes des objets qui satisfont, ses désirs, il n'a pas seulement accru son plaisir en étendue et en intensité, mais encore il l'a ennobli quan tau mode et à l'espèce. Sans doute, même à l'être irraisonnable, la nature a donné au-delà du besoin ; elle a fait briller jusque dans les ténèbres de la vie animale une lueur de liberté. Quand la faim ne ronge pas le lion et qu'aucune bête féroce ne le provoque au combat, sa vigueur oisive se crée elle-même un objet : plein d'ardeur, il remplit de ses rugissements terribles le désert retentissant, et la force exubérante jouit d'elle-même en se déployant sans but. L'insecte voltige, joyeux de vivre, dans un rayon de soleil, et ce n'est certainement pas le cri du désir qui se fait entendre dans le chant mélodieux de l'oiseau. Incontestablement, il y a liberté dans ces mouvements… Au milieu de l'empire formidable des forces, et de l'empire sacré des lois, l'impulsion esthétique formelle crée insensiblement un troisième et joyeux empire, du jeu et de l'apparence, où elle délivre l'homme des chaînes de toutes ses relations, et le débarrasse de tout ce qui s'appelle contrainte tant au physique, qu'au moral.
244 Si dans l'État dynamique des droits les hommes se rencontrent et se heurtent mutuellement comme forces, si dans l'État moral (éthique) des devoirs l'homme oppose à l'homme la majesté des lois et enchaîne sa volonté : dans le domaine du beau, dans l'État esthétique , l'homme ne doit apparaître à l'homme que comme forme, que comme objet d'un libre jeu. Donner la liberté par la liberté est la loi fondamentale de cet État. L'État dynamique ne peut que rendre la société simplement possible, en domptant la nature par la nature ; l'État moral (éthique) ne peut que la rendre moralement nécessaire, en soumettant la volonté individuelle à la volonté générale ; seul, l'État esthétique peut la rendre réelle, parce qu'il exécute par la nature de l'individu la volonté de l'ensemble. Si déjà le besoin force l'homme d'entrer en société, et si la raison grave dans son âme des principes sociaux, c'est la beauté seule qui peut lui donner un caractère social: le goût seul porte l'harmonie dans la société, parce qu'il crée l'harmonie dans l'individu. Toutes les autres formes de perception divisent l'homme, parce qu'elles se fondent exclusivement, soit sur la partie sensible, soit sur la partie spirituelle de son être; ce n'est que la perception du beau qui fait de lui un tout, parce qu'elle demande le concours de ses deux natures. Toutes les autres formes de communication divisent la société, parce qu'elles s'adressent exclusivement, soit à la réceptivité, soit à l'activité privée de ses membres, et, par conséquent, à ce qui distingue les hommes les uns des autres : seule, la communication esthétique unit la société, parce qu'elle s'adresse à ce qu'il y a de commun dans tous ses membres. Nous ne goûtons les plaisirs des sens qu'en tant qu'individus, sans que l'espèce qui nous est immanente y ait part : nous ne pouvons dès lors donner un caractère général à nos plaisirs physiques parce que nous ne pouvons généraliser notre individu. Les plaisirs de la connaissance, nous les goûtons uniquement comme espèce et en écartant avec soin de nos jugements toute trace d'individualité : nous ne pouvons, en conséquence, généraliser nos plaisirs rationnels, parce que nous ne pouvons exclure des jugements d'autrui comme des nôtres les traces d'individualité. C'est le beau seul que nous goûtons tout à la fois comme individus et comme espèce, c'est-à-dire comme représentants de l'espèce. Le bien sensible ne peut faire qu'un heureux, parce qu'il se fonde sur l'appropriation, qui entraîne toujours une exclusion avec elle - et même, cet heureux ne peut l'être que partiellement, parce que la personnalité ne prend point part à ce bien. Le bien absolu ne peut rendre heureux qu'à des conditions qu'on ne peut supposer généralement ; car la vérité ne s'acquiert qu'au prix du renoncement, et il faut un coeur pur pour croire à une volonté pure. Le beau seul rend tout le monde heureux, et tous les êtres, tant qu'ils ressentent sa magique influence, oublient les limites où ils sont renfermés. Nul privilège, nul despotisme n'est toléré aussi loin que s'étend l'empire du goût et de la belle apparence. Cet empire s'élève jusqu'à la région où la raison domine avec une absolue nécessité et où cesse toute matière, et il descend jusqu'à celle où l'impulsion naturelle exerce son aveugle contrainte et où la forme ne commence pas encore. Même à cette limite extrême où le pouvoir législatif lui est ravi, le goût ne se laisse point arracher le pouvoir exécutif. Il faut que la convoitise insociable renonce à son égoïsme, et que l'agréable, qui d'ordinaire ne charme que les sens, essaye même sur, les esprits les séductions de la grâce. Il faut que la voix sévère de la nécessité, le devoir, modifie ses formules de reproche, que la résistance seule légitime, et qu'il honore la nature docile, par une plus noble confiance. Arrachant la connaissance aux mystères de la science le goût la produit au grand jour du sens commun, et fait du patrimoine des écoles le bien commun de l'espèce humaine tout entière. Dans le domaine du goût, le génie même le plus puissant doit abdiquer sa grandeur et descendre familièrement jusqu'à la naïveté enfantine. Il faut que la force se laisse enchaîner les Grâces, et que le fier lion obéisse au frein d'un Amour.
245 En retour, le goût étend sur le besoin physique, qui, sous sa forme nue, blesse la dignité d'esprits libres, son voile adoucissant, et, par une aimable illusion de liberté, il nous cache l'affinité déshonorante de ce besoin avec la matière. Sur les ailes du goût, l'art mercenaire qui rampait dans la poudre prend lui-même son essor, et, touchées de sa baguette magique, tombent à la fois les chaînes des êtres vivants et des êtres inanimés. Dans l'Etat esthétique, chacun, jusqu'à l'instrument subordonné, jusqu'au serviteur, est libre citoyen, ayant les mêmes droits que le plus noble, et l'intelligence, qui ailleurs courbe violemment sous son joug la masse patiente pour la faire servir à ses fins, doit ici demander son assentiment. Ici donc, dans la sphère de l'apparence esthétique, est accompli cet idéal d'égalité que le rêveur enthousiaste aimerait tant à voir réaliser aussi dans le domaine des faits ; et, s'il est vrai que le bel et bon ton se développe le plus tôt et le plus complètement dans le voisinage du trône, il faudrait, ici encore, reconnaître la bonté de la Providence qui souvent ne semble borner l'homme dans la réalité que pour le pousser dans un monde idéal. Mais cet État que nous nommons de la belle apparence, existe-t-il, et où le trouver ? Il existe, quant au besoin et à l'aspiration, dans toute âme douée de sentiments délicats ; en fait, comme l'Église pure, la république pure, on pourrait tout au plus le trouver dans un petit nombre de cercles choisis où, conservant son originalité, l'on prend pour règle de sa conduite la belle nature et non une fade imitation des moeurs étrangères où, marchant à travers les relations les plus complexes avec une hardie simplicité et une calme innocence, l'homme n'a besoin, ni de léser la liberté d'autrui pour maintenir la sienne, ni de dépouiller sa dignité pour montrer de la grâce. SCHILLER, Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme (1795)
VII. QUELLE PLACE POUR L'ART EN EDUCATION ? EN REVENIR A L'EXPERIENCE ESTHETIQUE Largement sous l’influence du modèle romantique, et dans le sillage de Schiller, l’espérance éducative mise dans l’art est aujourd’hui considérable. On en attend beaucoup. Trop sans doute. Est-ce bien la meilleure façon de faire droit à l’art et à l’esthétique en éducation que d’en attendre un accomplissement de l’idéal éducatif, même si celui-ci se formule sous les dehors modestes de " la réussite pour tous " ? Peut-être est-il alors plus sage, et d’un meilleur profit pour l’éducation comme pour ce qu’il s’agit de préserver, la dimension esthétique, d’en revenir et de s’en tenir à ce qui en constitue le sol : l’expérience esthétique elle-même, comme expérience humaine, la conduite esthétique, l’émotion esthétique. C'est à cette modestie et à cette lucidité qu'invite Jean-Marie Schaeffer, en compagnie duquel nous réfléchirons pour conclure. 1) La diversité des expériences esthétiques Un premier constat s'impose : il existe une grande diversité culturelle et naturelle d'objets et de situations auxquels le qualificatif renvoie :
246 "Essayer de comprendre les faits esthétiques revient à chercher ce qu'il peut y avoir de commun entre, par exemple, un enfant qui est passionné par un dessin animé passant à la télé, un insomniaque qui trouve le repos en écoutant le chant matinal des oiseaux, un amateur d'art qui est enthousiasmé ou déçu par une exposition consacrée à Beuys, un lecteur ou une lectrice plongé(e) dans un roman, un courtisan de l'époque du Roi-Soleil assistant à une représentation de Phèdre, une jeune femme japonaise du XIème siècle émue par la contemplation d'un jardin recouvert de rosée, des villageois assis en cercle autour d'un aède grec, d'un guslar yougoslave ou d'un griot africain, un amateur de musique assistant à un concert de l'Ensemble intercontemporain ou à un concert de Led Zeppelin (en citant ce groupe hélas défunt, je parle pour les amateurs de rock de ma génération), des touristes admirant le Grand Canyon, un maître de thé soupesant et scrutant un bol à thé après avoir avalé son contenu, et ainsi de suite. Bref, les situations pertinentes sont très diverses. Il n'est donc pas étonnant que le terme esthétique mobilise en général chez chacun d'entre nous des prototypes mentaux très spécifiques. Ces prototypes sont très sélectifs selon - dans le désordre - notre histoire personnelle, notre niveau de scolarisation, la culture à laquelle nous appartenons, le moment de la journée, notre classe d'âge, nos autres occupations ou soucis, notre milieu social, notre état de santé physique ou mental, et ainsi de suite. Aussi est-il très difficile de partir d'une compréhension partagée du terme". Jean-Marie SCHAEFFER, Adieu à l’esthétique, Paris, PUF, 2000, p. 13. 2) La conduite esthétique, une conduite néanmoins universelle ? et éducable ? Pour le montrer, l’auteur invite le lecteur à comparer trois expériences esthétiques empruntées à trois " cultures " différentes. Nous terminerons ce cours en invitant à notre tour l’étudiant à réfléchir, en tant qu’éducateur, à la portée de ces comparaisons :
"Voici d'abord comment Stendhal énumère ce qu'il appelle ses premiers " plaisirs musicaux " : " 1 / Le son des cloches de Saint-André, surtout sonnant pour les élections une année que mon cousin Abraham Mallein était président ou simplement électeur ; 2 / Le bruit de la pompe de la place Grenette quand les servantes, le soir, pompaient avec la grande barre de fer ;; 3 / Enfin, mais le moins de tous, le bruit d'une flûte que quelque commis marchand jouait à un quatrième étage de la Grenette "
Changeons de culture et voyons comment l'écrivain chinois Shen Fu (né en 1763) décrit une de ses occupations d'enfance favorites : " Quand j'étais enfant je parvenais à distinguer les objets les plus menus, et pour tous ceux que je trouvais, mon plus grand plaisir était de m'absorber dans la contemplation minutieuse de tous les détails de leur forme et de leur constitution. (... ) Dans notre jardin, ait pied d'une terrasse envahie d'herbes folles, il y avait un muret de terre au creux duquel j'avais l'habitude de me tapir ; dans cet observatoire, je me trouvais juste au niveau du sol, et à force de concentrer mon attention, les herbes sous mes yeux finissaient par se transformer en forêt où les insectes et les fourmis faisaient figure de fauves en maraude... La moindre taupinière paraissait une montagne, et les creux du sol devenaient les vallées d'un univers à travers lequel j'entreprenais de grands voyages imaginaires Ah ! que j'étais heureux alors ! "
Mon troisième exemple sera une épiphanie joycienne - donc un texte appartenant à la tradition dite " moderniste " - reproduite par Richard Ellman dans la biographie qu'il consacre à l'auteur d'Ulysse:
247 " (Rome, janvier 1907.) Une petite pièce dallée de pierres et traversée de courants d'air, à gauche une commode, sur laquelle se trouvent les restes du déjeuner ; au centre une petite table avec des matériaux pour écrire (il ne les oubliait jamais) et une salière ; au fond un lit de petites dimensions. Un jeune homme, enrhumé, est assis à la petite table : sur le lit une madone et son bébé plaintif. C'est un jour de janvier. Titre : L'anarchiste "."
Jean-Marie SCHAEFFER, Adieu à l’esthétique, Paris, PUF, 2000, pp. 14/15. Ces trois expériences n’ont-elles pas une portée éminemment éducative ? Eduquer l’aptitude esthétique, cultiver en chacun la capacité d’établir une relation esthétique avec le monde, n’est-ce pas une ambition digne de l’ambition éducative ? J.- M. Schaeffer semble nous engager dans cette voie en nous invitant à considérer la part de l’enfance dans ces trois expériences esthétiques rapportées par des artistes : "Chez Shen Fu - comme chez Stendhal - le sujet de l'expérience esthétique est un enfant, ce qui a le mérite de nous rappeler que l'enfance est un temps d'expériences esthétiques, sinon particulièrement riches, du moins particulièrement marquantes, et ce au sens le plus fort du terme, c'est-à-dire en tant qu'elles orienteront largement notre vie esthétique d'adulte, fût-ce à notre insu". Nourrir dans l’enfance ce temps des expériences esthétiques, au profit de l’enfance d’abord et par là même au profit de notre vie esthétique d’adulte, cette ambition donne peut-être la vraie mesure de la tâche éducative en ce domaine.
Sujet 1A Marcel Gauchet soutient que c’est la crise des systèmes éducatifs contemporains qui rend la réflexion philosophique plus que jamais nécessaire dans le champ de l’éducation. Comment comprenez-vous ce point de vue ? Le partagez-vous ? Développez votre pensée. Sujet 1B Dans quelle mesure selon vous cette réflexion de Kant sur l’éducation peut-elle encore guider la réflexion sur l’éducation d’aujourd’hui ? Voici un principe de l'art de l'éducation que particulièrement les hommes qui font des plans d'éducation devraient avoir sous les yeux : on ne doit pas seulement éduquer des enfants d'après l'état présent de l'espèce humaine, mais d'après son état futur possible et meilleur, c'est-à-dire conformément à l'Idée de l'humanité et à sa destination totale. Ce principe est de grande importance. Ordinairement les parents élèvent leurs enfants seulement en vue de les adapter au monde actuel, si corrompu soit-il. Ils devraient bien plutôt leur donner une éducation meilleure, afin qu'un meilleur état pût en sortir dans l'avenir. Toutefois deux obstacles se présentent ici : 1) Ordinairement les parents ne se soucient que d'une chose : que leurs enfants réussissent bien dans le monde, et 2) les princes ne considèrent leurs sujets que comme des instruments pour leurs desseins. Les parents songent à la maison, les princes songent à l'Etat. Les uns et les autres n'ont pas pour but ultime le bien universel et la perfection à laquelle l'humanité est destinée, et pour laquelle elle possède aussi des dispositions… Le bien universel est-il une Idée qui
248 puisse nuire à notre bien particulier ? En aucun cas ! car même s'il semble qu'il faille lui sacrifier quelque chose, on n'en travaille que mieux, grâce à cette Idée, au bien de son état présent. Et aussi que de magnifiques conséquences l'accompagnent ! La bonne éducation est précisément la source dont jaillit tout bien en ce monde. Les germes, qui sont en l'homme, doivent seulement être toujours davantage développés. Car on ne trouve pas les principes qui conduisent au mal dans les dispositions naturelles de l'homme. L'unique cause du mal, c'est que la nature n'est pas soumise à des règles. Il n'y a dans l'homme de germe que pour le bien." Emmanuel KANT, Réflexions sur l'éducation, pp. 79/80, édition Vrin (Texte écrit entre 1776 et 1787).
2.MASTER 1 Philosophie de l'éducation : philosophie, éducation et formation Master Sciences des sociétés et de leur environnement première année Mention sciences de l'éducation Enseignant : Alain KERLAN Période : Semestre 2
I. PRESENTATION GENERALE DU COURS Problématique : Philosophie de l'éducation : l'éducation et la formation, comme la politique, le savoir, l'art, sont des propres de l'homme, des structures d'existence, qui doivent être pensés. Mais aussi philosophie pour l'éducation : toute réflexion éducative et toute pratique pédagogique engagent ou recoupent une interrogation philosophique. Et finalement philosophie tout court : au pédagogue, au formateur, cet enseignement proposera l'accompagnement, le compagnonnage des philosophes et de la philosophie. En s'interrogeant sur les grands domaines de l'éducation et de la formation – la formation intellectuelle, l'éducation morale et éthique, l'éducation artistique, l'éducation politique et la formation du citoyen - , le cours abordera quelques-uns
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des principaux thèmes philosophiques qu'engage toute pensée conséquente de l'éducation et de la formation : le savoir, la culture, l'art, les valeurs et le sens, la politique et la citoyenneté…
Architecture du cours et contenus : Le cours privilégie la réflexion et la démarche philosophiques dans l'étude des problèmes et des débats en éducation et en formation. Quatre volets principaux l'organiseront : 1) Qu'est-ce qu'éduquer, qu'est-ce que former aujourd'hui ? Problématiques et enjeux. 2) Morale, éthique, citoyenneté : quels enjeux, quelle éducation ? Les enjeux d’un humanisme contemporain. 3) Savoir et culture en éducation et en formation. Signification de l’exigence culturelle dans l’école . 4) Les enjeux de l’éducation esthétique : art, éducation, démocratie.
Compétences évaluées : 1) Construire une réflexion problématisée et argumentée, dans l’esprit de la démarche philosophique ; 2) Prendre en compte les concepts impliqués dans une réflexion ; 3) Articuler des références philosophiques et pédagogiques pertinentes.
Ouvrages de base suggérés : ARENDT. H., "La crise de l'éducation" in La crise de la culture, Paris, Gallimard, col. Folio/essais. HOUSSAYE J. (dir.) Education et philosophie, Paris, ESF, 1999. KERLAN A., Philosophie pour l’éducation, Paris, ESF, 2003.
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GAUCHET M., BLAIS M.C., OTTAVI D., Pour une philosophie politique de l’éducation, Paris, Bayard, 2002. REBOUL.R., Les valeurs de l'éducation, PUF, 1989.
N.B. : Aux étudiants qui n'ont pas suivi le cours de Licence, il est conseillé la lecture préalable de : REBOUL (O.), La philosophie de l'éducation, PUF, Col. Que sais-je ?
Référence Internet : http://perso.wanadoo.fr/alain.kerlan/
II. LES DOMAINES DE LA PHILOSOPHIE DE L'EDUCATION ET DE LA FORMATION Trois principaux volets pour éclairer les principaux domaines de la philosophie de l'éducation, conduire et approfondir une interrogation philosophique sur l'éducation :
1) Qu'est-ce qu'éduquer, qu'est-ce que former ? Quelles sont les fins de l'éducation ? Celles de la formation ? Quelles en sont les valeurs ? Quel(s) sens donner aujourd'hui à l'éducation et à la formation, quand est venu le temps de la "société cognitive", de la formation tout au long de la vie ? Que signifie la crise de l'éducation, que nous dit-elle de sa nature, de ses enjeux, de son avenir ?
2) L'élucidation philosophique des questions éducatives. Les questions que posent aujourd'hui aux éducateurs, aux citoyens, l'évolution et les enjeux de l'éducation et la formation touchent nécessairement à des concepts ou problématiques majeurs en philosophie. Notamment :
Le problème des savoirs et de la culture
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Le problème des valeurs La question du sens La question des missions politiques de l'école Ces thèmes sont donc nécessairement au cœur d'une philosophie de l'éducation et de la formation.
3) Les grands domaines de l'éducation et de la formation. C'est l'entrée la plus traditionnelle en philosophie de l'éducation. Les préoccupations pédagogiques y croisent naturellement l'interrogation philosophique, et y retrouvent "en scène" ses principaux concepts et ses problématiques. On distinguera, classiquement :
L'éducation morale et l'éthique L'éducation politique et la formation du citoyen La formation intellectuelle et la culture L'éducation artistique et l'esthétique
III. PROGRAMME PREVISIONNEL DES SÉANCES Les domaines de la philosophie de l'éducation et de la formation constituent un très vaste programme, qu'on n'épuisera pas ! Certains points seront plus approfondis, certains thèmes seront à peine abordés, au détour d'une autre question. A vrai dire, il ne faut pas considérer le plan proposé comme l'énoncé d'un "programme" obligé. Il s'agit plutôt de quelques portes ou fenêtres qu'on se propose d'ouvrir comme autant de points de vue sur l'édifice… L'important est d'en avoir ouvert suffisamment quelques-unes. En règle générale, le programme proposé, dans les thèmes retenus et les démarches de réflexion mises en œuvre, s'efforce de prendre en charge les principales interrogations et les principaux débats dont l'éducation et la formation sont aujourd'hui l'objet.
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Le "programme" de ce cours de maîtrise comportera 4 thèmes principaux. Ces thèmes demeurent "modulables" en fonction des interrogations qu'apporteront les étudiants, en fonction des orientations que prendra le questionnement dans le cours, voire même de "l'actualité" de certaines questions.
Par ailleurs, deux interrogations transversales irrigueront ces quatre chapitres. La première concerne la nature et le rôle de la philosophie de l'éducation. Pourquoi la philosophie est-elle aujourd'hui particulièrement requise en éducation ? Nous la poserons dès le début du cours, auquel elle tiendra lieu d'introduction, pour la retrouver périodiquement. La seconde concerne le sens et la nature de cette entreprise là, aujourd'hui : éduquer, former. Elle sera régulièrement présente dans notre réflexion, et nous tâcherons de la reprendre pour conclure.
Le plan du cours est donc le suivant :
Introduction : Utilité et nécessité d'une philosophie de l'éducation.
1. Eduquer et former aujourd'hui : problématiques, enjeux 2. L'éducation morale et civique. Morale, éthique, citoyenneté : quels enjeux, quelle éducation ? Les enjeux d’un humanisme contemporain. 3. La formation intellectuelle : savoirs, culture, éducation. Signification de l’exigence culturelle dans l’école 4. La formation artistique : art, éducation, démocratie.
IV. BIBLIOGRAPHIE GENERALE Hannah ARENDT, La crise de la culture, Paris, Gallimard, col « Folio-Essais, 1972. Marie-Claude BLAIS, Marcel GAUCHET, Dominique OTTAVI, Pour une philosophie politique de l'éducation, Paris, Bayard éditions, 2002.
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Jean-François DORTIER (coor), Philosophie de notre temps, Editions Sciences Humaines, 2000. Michel FABRE, Penser la formation, Paris, PUF, 1994. Anne-Marie HANS-DROUIN, L'éducation, une question philosophique, Paris, Anthopos, 1998 Jean HOUSSAYE (dir.) Education et philosophie, Paris, ESF, 1999. Pierre KAHN, A. OUZOULIAS, Patrick THIERRY, (coor.), L'éducation, approches philosophiques, Paris, PUF, 1990. Emmanuel KANT, Réflexion sur l'éducation, Paris, traduction Philonenko, édition Vrin, 1984. Alain KERLAN, L’école à venir, Paris, ESF, 1998. Alain KERLAN, "A quoi pensent les pédagogues ? La pensée pédagogique au miroir du philosophe", Revue Française de Pédagogie, n° 137, octobre novembre décembre 2001, Paris, INRP. Alain KERLAN, Philosophie pour l'éducation. Le compagnonnage philosophique en éducation et en formation, Paris, ESF, col. "Pratiques et enjeux pédagogiques", à paraître mars 2003. Jean-Pierre LE GOFF, La barbarie douce. La modernisation aveugle des entreprises et de l’école, Paris, La découverte, 1999. Franc MORANDI, Philosophie de l 'éducation, ¨Paris, Nathan Université, 2000. O. REBOUL , La philosophie de l’éducation, Paris, PUF, col Que sais-je ?, 1989. J.-J. ROUSSEAU, Emile ou de l’éducation (1762), disponible en poche GarnierFlammarion. Michel SOËTARD, Qu'est-ce que la pédagogie ? Le pédagogue au risque de la philosophie, Paris, ESF, 2001.
V. BIBLIOGRAPHIE COMPLEMENTAIRE Alain BADIOU, L’éthique, Paris, Hatier, col. Optiques, 1993. CAMUS, L’homme révolté, Paris, Gallimard, col « Folio-Essais », 1951.
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Marcel CONCHE, Orientation philosophique, Paris, PUF, 1990. Jean-François DORTIER (coor), Philosophie de notre temps, Editions Sciences Humaines, 2000. Alain FINKIELKRAUT, La sagesse de l’amour, Paris, Gallimard, 1984. Alain KERLAN, La science n'éduquera pas. comte, Durkheim, le modèle introuvable, Bern, peter Lang, 1998. Michel FOUCAULT, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975. Robert LEGROS, L'idée d'humanité, Paris, Grasset, 1990 Jean-François LYOTARD, Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Le livre de poche Biblio/Essais, Paris, 1988. Jacques RANCIERE, La nuit des prolétaires, Paris, Fayard, 1981. Alain RENAUD, L’individu, Paris, Hatier, col. Optiques, 1995. Paul RICOEUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, col « Points », 1990. Paul RICOEUR, lectures 1, Paris, Seuil, 1991 (édition poche Points/Seuil) Paul RICOEUR, La critique et la conviction, Entretien avec F. Azouvi et M. de Launay, Paris, Calmann-Lévy, 1995 Charles TAYLOR, Le malaise de la modernité, Paris, Editions du Cerf, 1994. Gianni VATTIMO, La fin de la modernité. Nihilisme et herméneutique dans la culture post-moderne, Paris, Le Seuil, 1987 (trad. franç.)
INTRODUCTION : SUR L'UTILITE ET LA NECESSITE DE LA PHILOSOPHIE DE L'EDUCATION
Un constat qui mérite qu'on s'y arrête : le "retour" de la philosophie sur la scène culturelle et médiatique. Quelques exemples, des "Cafés de l'éducation" à la philosophie pour enfants (Michel Tozzi (coord.), Diversifier les formes d'écriture philosophique. Ateliers d'écriture et pratiques de classe, CRDP Languedoc Roussillon, et L'éveil de la pensée réflexive chez
255 l'enfant. Discuter philosophiquement à l'école primaire ?, CNDP-Hachette, 2000), en passant par quelques figures et best-sellers. D'une certaine façon, un peu tardive, à la remorque - on peut d'ailleurs se demander pourquoi ce retard sur la société… - , une demande comparable sur le terrain de l'éducation et de la formation. Alors que les dernières décennies ont été marquées par un recul sinon un abandon sans précédent de la philosophie sur ce terrain. Qu'on regarde la place qui revient à la philosophie (de l'éducation) dans la formation des maîtres. La première réflexion proposée dans ce cours interrogera ce retour en grâce : pourquoi ce retour, cette demande de philosophie, à la fin du second millénaire et à l'aube du troisième, dans la société en général et dans le domaine de l'éducation et de la formation en particulier ? On élargira le propos en proposant un aperçu sur la place et le sens de la philosophie, son rôle, sa nature, ses méthodes
I. LA DEMANDE DE PHILOSOPHIE, AUJOURD'HUI 1. Pourquoi ? Que faut-il en attendre ? • • • • • •
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Le retour de la philosophie après la vague des sciences humaines Les tirages Les succès de librairie inattendus La "popularité" de certains philosophes Les "Cafés de philosophie", etc. Le recours à la philosophie dans les grandes écoles de commerce et d'ingénieurs. HEC. Polytechnique et sa chaire "d'Humanités". La philosophie d'entreprise… Etonnant ! Pourquoi ? Le retour à la philosophie pratique :la philosophie comme art de vivre ? (Cf. Sciences humaines, n° 122, décembre 2001, dossier : "Le changement personnel. Comment conduire sa vie ?")
2. Eléments de réponse et de débat •
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La perte des repères et du sens (La thèse de Charles Taylor, Le malaise de la modernité, Paris, éditions du Cerf, 1994 (pour la traduction), chapitre 1.) On lira cidessous des extraits d'un entretien de la revue Sciences Humaines avec Charles Taylor où la thèse est résumée (Cf. Jean-François DORTIER (coor), Philosophie de notre temps, éditions Sciences Humaines, 2000, p. 122 sq.) : La fin des grands récits ? La difficulté à entrer dans l'âge postmoderne ? (Les thèses de J.-F. Lyotard, La condition postmoderne, Paris, éditions de minuit, 1979, particulièrement p. 54-68) La nostalgie du religieux ? Revenir aux thèses de Taylor et Lyotard pour en discuter. Quoi encore ? Et si la question de l'éducation, de la formation était une des clés de cette demande ? (Re)découverte que toute activité de formation et d'éducation touche à des questions des idées des problèmes des valeurs qui regardent ce que nous sommes, notre
256 existence et son sens, notre humanité et notre historicité : éducation et formation, deux des "structures d'existence", des "propres de l'homme". 3. Deux textes pour prolonger l'analyse et nourrir le débat : Emmanuel KANT : "Puisque le développement des dispositions naturelles en l'homme ne s'effectue pas spontanément, toute éducation est un art. La nature n'a mis en l'homme aucun instinct qui la concerne. L'origine, aussi bien que le progrès de cet art, est ou bien mécanique, ordonnée sans plan d'après des circonstances données, ou bien raisonnée. mécaniquement lorsqu'il résulte simplement des circonstances en lesquelles nous apprenons par l'expérience si quelque chose est nuisible ou utile à l'homme. Tout art éducatif qui se constitue mécaniquement seulement doit comprendre beaucoup d'erreurs et de lacunes, parce qu'il ne possède aucun plan à son principe. L'art de l'éducation, ou la pédagogie, doit donc devenir raisonné, s'il doit développer la nature humaine de telle sorte que celle-ci atteigne sa destination. Des parents, qui eux-mêmes ont été éduqués, sont déjà des exemples, d'après lesquels les enfants se forment, et d'après lesquels ils se guident. Mais si ces enfants doivent devenir meilleurs, il faut que la pédagogie devienne une étude ; car autrement il n'en faut rien attendre et un homme que son éducation a gâté sera le maître d'un autre. Il faut dans l'art de l'éducation transformer le mécanisme en science, sinon elle ne sera jamais un effort cohérent, et une génération pourrait bien renverser ce qu'une autre aurait déjà construit. Voici un principe de l'art de l'éducation que particulièrement les hommes qui font des plans d'éducation devraient avoir sous i les yeux : on ne doit pas seulement éduquer des enfants d'après l'état présent de l'espèce humaine, mais d'après son état futur possible et meilleur, c'est-à-dire conformément à l'Idée de l'humanité et à sa destination totale. Ce principe est de grande importance. Ordinairement les parents élèvent leurs enfants seulement en vue de les adapter au monde actuel, si corrompu soit-il. Ils devraient bien plutôt leur donner une éducation meilleure, afin qu'un meilleur état pût en sortir dans l'avenir. Toutefois deux obstacles se présentent ici : 1) Ordinairement les parents ne se soucient que d'une chose : que leurs enfants réussissent bien dans le monde, et 2) les princes ne considèrent leurs sujets que comme des instruments pour leurs desseins. Les parents songent à la maison, les princes songent à l'Etat. Les uns et les autres n'ont pas pour but ultime le bien universel et la perfection à laquelle l'humanité est destinée, et pour laquelle elle possède aussi des dispositions. Cependant la conception d'un plan d'éducation doit recevoir une cosmopolitique. Et alors le bien universel est-il une Idée qui puisse nuire à notre bien particulier ? En aucun cas ! car même s'il semble qu'il faille lui sacrifier quelque chose, on n'en travaille que mieux, grâce à cette Idée, au bien de son état présent. Et aussi que de magnifiques conséquences l'accompagnent ! La bonne éducation est précisément la source dont jaillit tout bien en ce monde. Les germes, qui sont en l'homme, doivent seulement être toujours davantage développés. Car on ne trouve pas les principes qui conduisent au mal dans les dispositions naturelles de l'homme. L'unique cause du mal, c'est que la nature n'est pas soumise à des règles. Il n'y a dans l'homme de germe que pour le bien."
257 Emmanuel KANT, Réflexions sur l'éducation, pp. 79/80, édition Vrin (Texte écrit entre 1776 et 1787).
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Marcel GAUCHET :
"Pourquoi éduquer ? En vue de quoi ? Il n'est pas absurde de soutenir que la crise des systèmes éducatifs contemporains tient au brouillage des objectifs qu'ils poursuivent, sous l'effet de leur multiplication incontrôlée et de leurs contradictions cachées. En se développant, ils ont perdu de vue leurs raisons d'être. Il s'agit de ramener celles-ci dans la lumière en mettant à nu sans complaisance, par la même occasion, les déchirements qui les travaillent. Une telle démarche, on l'appelait. classiquement philosophie, avant que la philosophie ne devienne la science spéciale de ce que les philosophes ont dit. Une acception d'origine qu'elle garde, du reste, fort péjorativement, dans la bouche des gardiens du temple scientifique, désireux d'expulser de leur science de l'esprit ou de leur science de la société tout ce qui pourrait ressembler à une spéculation stérile. C'est à cette signification première qu'on voudrait revenir, en dépit des interdits des antiquaires et contre la superstition des zélotes des prétendus savoirs positifs. On s'efforcera de mobiliser le type de réflexion qu'on a généralement nommé "philosophie" en regard du problème béant que l'éducation est devenue pour nos sociétés, parce qu'il est le seul à pouvoir y répondre de manière appropriée, à nous permettre de le penser véritablement comme problème, à nous permettre de nous orienter dans le dédale de problèmes en lesquels il se décompose. Pour donner tout de suite un peu de chair à une démarche dont le bien-fondé ne se prouve qu'en marchant, il me semble qu'on pourrait caractériser le besoin de réflexion que la situation induit comme un retour à la philosophie au-delà et, dans une certaine mesure, de l'intérieur des discours spécialisés qui avaient prétendu la supplanter, en fonction de leur échec… C'est ici que revient la philosophie, comme exigence d'une réflexivité supplémentaire par rapport à cette réflexivité première - la substitution d'une pratique de part en part justifiée à une pratique plus ou moins spontanée, ou plus ou moins définie a priori, selon des présupposés non questionnés ou non vérifiés. Car aucune de ces disciplines, en dépit de la pertinence des résultats qu'elles ont pu obtenir, n'est parvenue à asseoir le fonctionnement de l'institution sur des fondements sûrs et à le rendre transparent à ses principes. C'est le contraire: jamais l'opacité n'a été plus grande quant à ce qui se joue vraiment dans le processus éducatif à l'échelle d'une société, jamais le désarroi quant aux buts et aux moyens n'a été aussi sensible, jamais l'incertitude sur ce qu'il convient de faire n'a été aussi grande. La preuve est faite : ces savoirs ne suffisent pas. Même s'ils attrapent un partie de la réalité, ils ne permettent pas d'y faire face complètement. Ils demandent à être questionnés à leur tour relativement à leurs présupposés cachés, à leur part aveugle et à ce qu'ils laissent échapper. C'est dans ce rôle que la philosophie reprend du service comme entreprise critique, non pas seulement au sens négatif, mais aussi et surtout au sens constructif de la notion. Elle n'est pas là simplement pour démasquer les postulats infondés, dénoncer les illusions ou débusquer les contradictions inavouées. La nécessité à laquelle elle répond est celle d'accroître la conscience sur laquelle repose l'action collective dans le domaine; elle est de procurer à celle-ci une réflexivité supérieure. Cela veut dire essayer d'éclairer rétrospectivement le parcours qui nous a conduits là où nous sommes, de reconstituer les chemins qui nous ont menés dans les impasses et les tensions d'aujourd'hui. Cela veut dire tâcher de s'élever à une vue d'ensemble de la situation, reliant ses différentes lignes de front et pondérant ses multiples facteurs. Cela veut dire
258 s'efforcer de dégager les conditions d'une réponse globale à cette situation, sur la base d'une mesure des limites et des impossibilités sur lesquelles l'entreprise éducative est vouée à buter". Marcel GAUCHET, in Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet, Dominique Ottavi, Pour une philosophie politique de l'éducation, Paris, Bayard, 2002, pp. 14/17
II. SUR LE "POURQUOI" D'UNE PHILOSOPHIE DE L'EDUCATION ET DE LA FORMATION 1. La philosophie et la formation On s'interrogera d'abord - volontairement - sur la formation, plutôt que sur l'éducation : en effet, si le domaine de l'éducation est traditionnellement un domaine de l'interrogation philosophique, le "terrain" de la formation est celui sur lequel la demande de philosophie c'est beaucoup manifestée, notamment en direction de l'éthique. Pourquoi cette demande, ce besoin ? On esquissera et discutera quelques pistes.
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Toute activité de formation concerne la personne. Avoir la fonction de "changer l'autre" - la formation vise bien en effet à "changer" - est bien une responsabilité éthique.
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Toute activité de formation, d'éducation, d'insertion, etc., touche à des questions à des idées, des notions, des valeurs qui relèvent de la pensée philosophique. Ainsi de ce qui est en jeu dans la formation, pour l'adulte qui s'y engage : le sens qu'on donne à sa vie, le travail, la culture, la démocratie, la justice, le bien individuel et le bien commun…
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La gestion du complexe. La qualité. La philosophie comme sens du complexe.
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Le monde pluriel. Le multiculturalisme. La mondialisation. La philosophie - L'histoire de la philosophie - comme école de souplesse mentale, capacité à passer d'un système de pensée à un autre, de Aristote à Spinoza, etc.
(Le recours à la philosophie dans les grandes écoles de commerce et d'ingénieurs - HEC. Polytechnique et sa chaire "d'Humanités", etc., - peut en partie s'expliquer à partir de là !)
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La nature même du discours de la formation, "l'idéologie de la formation", et ses concepts dominants, appellent des clarifications philosophiques : employabilité, changement, ingénierie, évaluation, compétences, etc. Qu'y a-t-il sous les mots ? Quelles idées ? Ne pas se payer de mots. Ne pas laisser les mots penser pour nous. Refuser de reprendre ce discours là sans analyse ni mise en perspective de ses enjeux, notamment de pouvoir..
On plaidera donc pour un devoir, une exigence de pensée. Le propos peut être élargi : sous la question de la formation, celles de la technocratie, de la démocratie, qui en appellent à la "lucidité" philosophique C'est au fond rappeler l'origine socratique de la philosophie. Le personnage de Socrate. Imaginez Socrate au pays de la formation ! c'est le mérite du livre de Jean-Pierre Le Goff - La barbarie douce, La découverte, 1999 - de tenter les clarifications nécessaires. 2. Education et philosophie. On peut sans peine élargir ces réflexions à l'éducation : nous sommes entrés dans un monde où sous le nom de "formation", l'éducation est devenue un besoin permanent. La société éducative est notre lot, et l'éducation au sens traditionnelle prend place dans un processus de formation "tout au long de la vie". En résumé, la philosophie est particulièrement requise parce que nous ne pouvons plus éviter la question du sens et de la nature de l'entreprise éducative. Nous ne le pouvons plus, parce que, comme l'a bien montré Hannah ARENDT, la crise de l'éducation nous enjoint, enjoint à chacun, à tous les citoyens, de la poser. Il y a , écrit Hannah ARENDT, une raison "péremptoire pour obliger l'homme de la rue à s'intéresser à une crise qui ne le concerne pas directement : c'est l'occasion, fournie par le fait même de la crise, - qui fait tomber les masques et efface les préjugés - d'explorer et de s'interroger sur tout ce qui a été dévoilé de l'essence du problème, et l'essence de l'éducation est la natalité, le fait que des êtres humains naissent dans le monde. La disparition des préjugés signifie tout simplement que nous avons perdu les réponses sur lesquelles nous nous appuyons généralement, sans même nous rendre compte qu'elles étaient à l'origine réponses à des questions. Une crise nous force à revenir aux questions elles-mêmes et requiert de nous des réponses, nouvelles ou anciennes, mais en tout cas des jugements directs. Une crise ne devient catastrophique que si nous y répondons par des idées toutes faites, c'est-à-dire des préjugés. Non seulement une telle attitude rend la crise plus aiguë mais encore elle nous fait passer à côté de cette expérience de la réalité et de cette occasion de réfléchir qu'elle nous fournit". Hannah ARENDT, "La crise de l'éducation" (1960), in La crise de la culture, éd. Gallimard, col. Folio/essais, 1972 pour la traduction française. La "réponse" et la "question" sur lesquelles reposait notre conception de l'éducation étaient intrinsèquement liées à "l'humanisme", dont KANT a fourni l'expression la plus achevée. Cette réponse est-elle toujours possible ? Suffisante ? Et sinon, pouvons-nous néanmoins nous en passer ? On y réfléchira en lisant le texte suivant (ainsi que le précédent) de Kant en contrepoint du texte de H. Arendt.
260 Cet "humanisme" est en effet la formule même d'un de ces "grands récits" dont le postmodernisme nous dit qu'ils sont devenus obsolètes et se sont effondrés… (On peut lire aujourd'hui une version très provocatrice de cette thèse postmoderne sous la plume du philosophe Peter SLOTERDIJK, dans un texte prononcé au cours d'une conférence en 1999 : "Règles pour le parc humain.. Réponse à la lettre sur l'humanisme").
"Il est possible que l'éducation devienne toujours meilleure et que chaque génération, à son tour, fasse un pas de plus vers le perfectionnement de l'humanité ; car c'est au fond de l'éducation que gît le grand secret de la perfection de la nature humaine. Dès maintenant on peut marcher en cette voie. Car ce n'est qu'actuellement que l'on commence à juger correctement et à saisir clairement ce qui est véritablement nécessaire à une bonne éducation. C'est une chose enthousiasmante de penser que la nature humaine sera toujours mieux développée par l'éducation et que l'on peut parvenir à donner à cette dernière une forme qui convienne à l'humanité. Ceci nous ouvre une perspective sur une future espèce humaine plus heureuse. C'est un noble idéal que le projet d'une théorie de l'éducation et quand bien même nous ne serions pas en état de le réaliser, il ne saurait être nuisible. On ne doit pas tenir l'Idée pour chimérique et la rejeter comme un beau rêve, même si des obstacles s'opposent à sa réalisation. Une Idée n'est rien d'autre que le concept d'une perfection, qui ne s'est pas encore rencontrée dans l'expérience. Par exemple l'Idée d'une ré publique parfaite, gouvernée d'après les règles de la justice ! Est-elle pour cela impossible ? Il suffit d'abord que notre Idée soit correcte pour qu'ensuite elle ne soit pas du tout impossible, en dépit de tous les obstacles qui s'opposent encore à sa réalisation. Si par exemple tout le monde mentait, la franchise serait pour cela une simple chimère? Et l'Idée d'une éducation, qui développe toutes les dispositions naturelles en l'homme, est certes véridique. Dans l'éducation actuelle l'homme n'atteint pas entièrement le but de son existence. Car - comme les hommes vivent différemment ! Il ne peut y avoir d'uniformité entre eux que s'ils agissent seulement d'après des principes identiques et que ces principes deviennent pour eux une autre nature. Mais nous pouvons travailler au plan d'une éducation conforme au but de l'homme et léguer à la postérité des instructions qu'elle pourra réaliser peu à peu." E. KANT, Réflexions sur l'éducation, pp. 74-76 (édition Vrin) Ainsi, tout se passe aujourd'hui comme si la philosophie de l'éducation était tout à la fois plus que jamais nécessaire (l'éducation comme problème), et comme impossible (l'éducation comme réponse)… Reste que l'éducation demeure bel et bien, et pour cela même, un problème philosophique majeur, comme le rappelle bien Franc Morandi dans le textescidessous : "S'il est une pratique universelle, c'est bien celle de l'éducation : aucune société ne peut faire l'économie de porter de nouvelles générations à l'état adulte. Des dispositifs naturels aux dispositifs sociaux et éthiques, se construit le principe de notre personnalité et de toute humanité. La philosophie s'efforce d'interroger le sens d'une telle entreprise, d'en assurer la conscience. Car on n'éduque pas seulement pour éduquer mais aussi pour réaliser une fin :
261 perfectionner, accorder l'homme au monde ou à sa liberté, accomplir une nature, construire le progrès collectif, inventer... Le " faire " de l'éducation repose sur la poursuite du principe de l'humain, ce " propre de l'homme" qu'Aristote recherchait. Le lien fondateur qui légitime l'oeuvre de l'éducation, fonde la naissance du sujet à l'essence et à l'existence : tel est ici l'objet de l'enquête philosophique. Notre monde, à l'échelle d'une conscience des " droits de l'homme " et de son universalité, des évolutions technologiques et scientifiques (qui modifient notre rapport au monde mais aussi à nous-mêmes, enjeu d'une écologie de l'humain), est le théâtre d'une conscience nouvelle du principe d'humanité et de la part de l'éducation dans la garantie de son exercice. Ces transformations suscitent la nécessité de trouver une " origine ", un point qui permette de s'orienter. Philosopher, c'est d'abord interroger, poser les questions qui donnent prise au sens et aux valeurs attachées à la transformation individuelle et collective de l'humanité, sens de son devenir, responsabilité pour le futur (Jonas). C'est également interroger nos réponses, celles que nous apportons dans le jeu des représentations, ces indispensables " philosophies d'ombre " qui, nous dit Foucault, " ont formé la philosophie spontanée de ceux qui ne philosophaient pas ", autant que les propositions des philosophes qui ont constitué la conscience éducative". Franc MORANDI, Philosophie de l'éducation, Nathan, 2000, pp. 6-7
CONCLUSION 1) Pourquoi donc la nécessité de la philosophie de l'éducation ? On aura vu que la philosophie de l'éducation est indissociable de la philosophie "tout court" ! Dans nos réflexions il s'agira donc :
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De philosophie de l'éducation, proprement dite : l'éducation et la formation, comme la politique, le savoir, l'art, sont des "pratiques universelles", et mieux, des "propres" de l'homme, des structures d'existence, une dimension essentielle de la condition de l'homme (post)moderne, qui doivent être pensées.
« L’exigence philosophique en éducation est sans doute l’exigence d’une philosophie de l’éducation : la tâche d’éduquer et de former, comme la politique, le savoir, l'art, sont des pratiques humaines universelles, et mieux, des « propres » de l'homme, des structures d'existence, et la philosophie éducative devrait figurer aux côtés de la philosophie politique ou de la philosophie esthétique, et au même titre » (Alain Kerlan, Philosophie pour l’éducation, le compagnonnage philosophique en éducation et en formation, Paris, ESF, 2003, p. 9). "L'homme existe en formation, la formation est une structure d'existence" (Michel FABRE, "Qu'est-ce que la philosophie de l'éducation ?", in Jean HOUSSAYE (dir.) Education et philosophie, Paris, ESF, 1999, p. 273.
262 "Penser la formation, c'est élucider toutes les significations de ce fait premier que l'homme existe en formation" (Idem, p. 294)
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Mais aussi de philosophie pour l'éducation : toute réflexion éducative et toute pratique pédagogique engagent ou recoupent une interrogation philosophique.
« Mais elle est aussi, et peut-être plus encore, exigence d’une philosophie pour l’éducation : toute réflexion éducative et toute pratique pédagogique, toute responsabilité d’éduquer, dès qu’elle se réfléchit, touchent à des interrogations qu’on peut qualifier de « philosophiques » en ce sens qu’elles font écho aux interrogations que la philosophie ne cesse de reprendre. Estil possible d’instruire et d’éduquer sans manifester un intérêt pour le savoir ? Des questions de ce genre : Quelle est la nature et quel est le sens des mathématiques ? Qu'est-ce que la poésie ? Qu'est-ce qu'une langue ? Qu'est-ce que le plaisir esthétique ? ne sont-elles pas enveloppées dans la responsabilité d'instruire ? Est-il possible d’avoir tâche d’éduquer sans manifester un intérêt pour la Cité ? Les valeurs de la Cité sont engagées dans la quotidienneté et les finalités de l’école. Est-il au total concevable d’éduquer sans préserver en soi la faculté de questionner et de s’étonner ? L’éducateur n’a-t-il pas besoin par profession de se tenir autant que faire se peut dans les commencements du savoir, à raviver, ranimer l'énigme de la connaissance ? Si l'éducation a besoin de la philosophie, il arrive aussi que grâce à l'éducation, la philosophie soit rappelée à elle-même, par exemple lorsqu’elle fait un devoir au maître de maintenir en lui-même la capacité de s'étonner – l'étonnement, « sentiment philosophique par excellence », comme le dit Aristote – afin d'accueillir et de faire vivre l’étonnement de l'élève » (Alain Kerlan, Philosophie pour l’éducation, le compagnonnage philosophique en éducation et en formation, Paris, ESF, 2003, p9/10).
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Et finalement de philosophie tout court : l'éducateur, le formateur, l'éducation et la formation même ont tout à gagner à l'accompagnement, au "compagnonnage" des philosophes et de la philosophie. L'éducation est problème philosophique par excellence
« Reste qu’il n’y a guère d’autre façon d’apprendre la philosophie que d’y entrer, et qu’il n’y a pas de philosophie de l’éducation sans philosophie tout court, sans entrée dans la culture philosophique et les pensées où elle s’élabore, et les textes où elle se dépose. La philosophie a la réputation d’être abstraite et difficile, et présente néanmoins ce paradoxe de se dire accessible à tous. C’est qu’il y a sans doute deux manières de concevoir la philosophie. Dans la première, elle est envisagée comme une activité de construction théorique ; dans la seconde, elle est une démarche de vie et de pensée que chacun peut entreprendre pour soi. Cela ne signifie pas qu’il faille les opposer. La philosophie n’est-elle pas toujours au bout du compte une expérience personnelle de pensée. Toutes sortes d’événements et de rencontres peuvent y conduire : le souci d’éduquer en propose de nombreux, et non des moindres… Philosophie de l’éducation, philosophie pour l’éducation, et finalement philosophie tout court, philosophie tout simplement : tel est l’accompagnement, le compagnonnage des philosophes et de la philosophie que s’efforcent donc de proposer les pages qui suivent » (Alain Kerlan, Idem).
263
2) La philosophie, entre élucidation de ce qui est et interrogation sur "ce qui vient" Une autre façon de conclure peut s'appuyer sur une distinction des différentes fonctions de la philosophie (Michel Fabre, "Qu'est-ce que la philosophie de l'éducation ?", in Jean Houssaye, Education et philosophie). La fonction élucidatrice. Elle « revient à scruter les dispositifs, les démarches, les systèmes, pour en discerner les implications, les enjeux, bref les significations » (p. 277). La fonction élucidatrice, c'est donc : - Un questionnement des réalités éducatives (discours, pratiques, systèmes, fonctionnements) - cherchant à dégager leurs conditions de possibilité, leur sens philosophique, les valeurs qu'elles attestent, promeuvent ou refusent : la « figure d'humanité » qu'elles impliquent ; cherchant à comprendre ce qu’éduquer pour une société donnée veut dire, selon les figures qu’elle lui donne - Une « élucidation anthropologique », et donc un dévoilement des "figures de l'imaginaire fondamental" qui nous constitue, "les mythes par lesquels le sens advient aux humbles réalités éducatives". Il s’agit donc essentiellement d’une démarche herméneutique : cohérence d'un questionnement faisant apparaître, à travers la multitude des signes convergents, la signification d'un même phénomène. Exigence de totalité, de transversalité : travailler sur toute l'épaisseur anthropologique des phénomènes, interroger le réseau des relations, rassembler des faisceaux cohérents trde signes, reconstituer "le texte" (Un exemple pionnier, le déchiffrage par Nietzsche de l'actualité éducative allemande : Cf. « Sur l'avenir de nos établissements d'enseignement ». De quoi s’agit-il ? D’identifier les figures de l'identité culturelle qui s'y font jour (en commençant par les dégager par un travail d'interprétation à partir de l'analyse des discours, des pratiques ou des dispositifs) ; d’en dégager les implications, le système sous-jacent de valeurs ; de mener ce travail en fonction d'une lecture globale de la civilisation occidentale (celle que développe « La naissance de la tragédie »). C’est dans ces perspectives que Nietzsche est conduit à interpréter ce réseau de signes : l'encyclopédisme, la spécialisation étroite de l'enseignement universitaire, le culte de l'érudition, l'attention à la conjoncture, à l'éphémère – convergeant selon lui vers deux pôles antithétiques tous deux éloignés de la culture véritable : l'érudition et le journalisme). (Pour ma part, travaillant sur l’art et la culture, ou plutôt sur la place de plus en plus grande qu’occupent l’art et la culture dans le domaine de l’éducation et de la formation, au point de nourrir l’espérance d’un « modèle esthétique de l’éducation », je tente de me situer dans cette perspective d’élucidation, j’essaie de comprendre le sens de cette montée du modèle éducatif des arts dans la société et la culture contemporaines)
264 La fonction axiologique. On passe cette fois de l’analyse à la proposition. De descriptif au prescriptif. La fonction axiologique « participe à la réflexion sur les finalités à promouvoir, les principes à diffuser » (Michel Fabre, p. 277).
La fonction axiologique est voisine de l’utopie. La pensée de l’éducation peut-elle s’en passer ? Citant Paul Ricœur : « L’utopie, c’est ce qui mesure l’écart entre l’espérance et la tradition » (Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, vol II, Paris, Seuil, 1986), Michel Fabre estime qu’ « aucune société ne peut respirer sans se projeter dans des alternatives plus ou moins radicales » (p. 288). L’esprit des Lumières a été ainsi longtemps le sol de notre espérance éducative. Est-ce encore vrai ? La crise de l’éducation, on le sait, est prise dans la crise de l’idéal moderne. L’interrogation critique des utopies fondatrices est sans doute aujourd’hui l’un des objets majeurs de la philosophie de l’éducation sous sa forme la plus radicale. Quoi qu’il en soit, aucune recherche en éducation ne peut se passer d’une grande référence axiologique, d’une utopie fondatrice. Au nom de quoi et pourquoi chercher, sinon ?
1. EDUQUER ET FORMER AUJOURD'HUI : PROBLEMATIQUES, ENJEUX Introduction Est-il bien opportun de "commencer" par une question aussi générale : qu'est-ce que former, qu'est-ce qu'éduquer ?
Pourquoi il faut, aujourd'hui, plus que jamais, s'interroger sur l'essence même de l'éducation et de la formation. La question doit être résolument posée parce qu'elle est plus que jamais posée dans les faits : les choses de l'éducation et de la formation sont en plein mouvement ; nos sociétés s'interrogent et doutent et se divisent là-dessus ; notre époque est celle d'un monde qui bascule et l'éducation est empotée avec elle. Nous sommes peut-être dans le mouvement d'un changement de paradigme, dans l'une de ces périodes d'effervescence où la conscience pédagogique, comme le disait Durkheim, est particulièrement sensible aux mouvements qui touchent en profondeur la société.
265 L'un des signes de ce mouvement, de ce glissement de paradigme : la façon dont l'idée de formation tend à recouvrir celle d'éducation. Comment le vocabulaire de la formation s'impose dans le champ de l'école et de l'éducation.
La vigilance philosophique commence notamment par l'attention aux mots qui nous servent à penser l'éducation. De l'intérêt de l'analyse logique (analyse du langage), de l'étymologie à cet égard.
Educere (tirer de), ou bien educare (nourrir, prendre soin de) ?
Educere, et donc arrachement, ou bien inin (= répéter deux fois, dans la langue Drehu) et donc enracinement ?
Et former formare, est-ce accomplir, ou bien "formater" ?
Ce chapitre du cours tentera donc de proposer quelques repères pour cette réflexion, de prendre la mesure de ce qui est en jeu, en question dans ces "glissements" du paradigme éducatif, dans cette entrée dans la "société cognitive" où l'individu appartient à la formation "tout au long de la vie" … : l'homme y est-il une fin, ou bien une sorte de moyen ?
I. Eduquer, former : le sens des mots 1. Du sens des mots à l'interrogation du sens Franc MORANDI (Philosophie de l'éducation, Paris, Nathan, 2000, pp. 12-14.) commence par rappeler comment le terme même d'éducation est chargée de toute la pensée éducative : "Le mot « éducation » semble en fait difficilement contenir toutes les significations du phénomène qu'il désigne. L'émergence du thème de la pensée éducative, de l'Antiquité, de la Renaissance à nos jours, est celle de la question de l'éducabilité de l'homme, sociale, rationnelle, politique et éthique". Il rappelle ensuite comment la question éducative passe par une constellation de termes : la culture, au sens de la paideia grecque, qui "
266 désigne à la fois la technique, le soin porté à l'enfant, et le résultat de l'effort éducatif, une culture" ; mais aussi : "- la Bildung est à la fois figuration (bild : image) et éducation : pour Heidegger, « Bildung veut dire deux choses. D'abord un acte formateur qui imprime à la chose un caractère, suivant lequel elle se développe. Ensuite [... ] si cette formation "informe", imprime un caractère, c'est parce qu'en même temps elle conforme la chose à une vue déterminante qui pour cette raison est appelée modèle » ; - l'instruction, terme associé à l'école, décrit un autre aspect, celui de l'instruction publique comme lien politique, garant d'une citoyenneté. Instruire, c'est bâtir, établir, disposer sur le plan politique et non pas éduquer, ce qui relève de l'éducation privée. Cette distinction est faite par Condorcet pour qui l'« instruction institue le citoyen » ; et l'instituteur est celui qui, depuis Montaigne, instruit les enfants". Sans oublier un autre terme attaché à l'éducation : l'enfant, l'enfance : "Le sens premier est celui d'infans, celui qui ne peut parler. Le terme, ainsi que le décrit Philippe Ariès, lie l'idée à une dépendance en désignant aussi bien les « enfants », que les hommes de basse condition. Son emploi au sens moderne apparaît au XVIIe siècle, la « découverte de l'enfance » (Ariès) coïncidant avec l'émergence d'une nouvelle conscience éducative. Mais la référence à l'enfance est alors marquée du sceau du « péché de l'enfance », décrit par saint Augustin dans La Cité de Dieu : que ce soit chez Descartes, à Port-Royal ou dans la pensée religieuse, l'éducation est un travail de redressement contre l'enfance. Cette enfance, métaphore de l'humanité, entre compréhension et histoire, est aussi depuis Nietzsche une figure et un principe critique de la philosophie (la généalogie). L'enfance, comme répondant de l'éducation, signifie une disposition à être éduqué : en est-elle la destination ?"
2. Education et pédagogie : une distinction nécessaire Il faut commencer ici par rappeler la distinction que propose Durkheim dans l'article "Pédagogie" du Dictionnaire de la pédagogie de Ferdinand Buisson (1911) :
"On a souvent confondu les deux mots d'éducation et de pédagogie, qui demandent pourtant à être soigneusement distingués. L'éducation, c'est l'action exercée sur les enfants par les parents et les maîtres. Cette action est de tous les instants, et elle est générale. Il n'y a pas de période dans la vie sociale, il n'y a même, pour ainsi dire, pas de moment dans la journée où les jeunes générations ne soient pas en contact avec leurs aînés, et où, par suite, elles ne reçoivent de ces derniers l'influence éducatrice. Car cette influence ne se fait pas seulement sentir aux instants très courts où parents ou maîtres communiquent consciemment, et par la voie d'un enseignement proprement dit, les résultats de leur expérience à ceux qui viennent après eux. Il y a une éducation inconsciente qui ne cesse jamais. Par notre exemple, par les paroles que nous
267 prononçons, par les actes que nous accomplissons, nous façonnons d'une manière continue l'âme de nos enfants. Il en est tout autrement de la pédagogie. Celle-ci consiste, non en actions, mais en théories. Ces théories sont des manières de concevoir l'éducation, non des manières de la pratiquer. Parfois elles se distinguent des pratiques en usage au point de s'y opposer. La pédagogie de Rabelais, celle de Rousseau ou de Pestalozzi, sont en opposition avec l'éducation de leur temps. L'éducation n'est donc que la matière de la pédagogie. Celle-ci consiste dans une certaine manière de réfléchir aux choses de l'éducation. C'est ce qui fait que la pédagogie, au moins dans le passé, est intermittente, tandis que l'éducation est continue. Il y a des peuples qui n'ont pas eu de pédagogie proprement dite ; elle n'apparaît même qu'à une époque relativement avancée de l'histoire. On ne la rencontre en Grèce qu'après l'époque de Périclès, avec Platon, Xénophon, Aristote. C'est à peine si elle a existé à Rome. Dans les sociétés chrétiennes, ce n'est guère qu'au XVIe siècle qu'elle produit des œuvres importantes ; et l'essor qu'elle prit alors se ralentit au siècle suivant, pour ne reprendre toute sa vigueur qu'au cours du XVIIIe siècle. C'est que l'homme ne réfléchit pas toujours, mais seulement quand il est nécessité à réfléchir, et que les conditions de la réflexion ne sont pas toujours et partout données".
Emile DURKHEIM, article "Pédagogie" du Dictionnaire de la pédagogie de Ferdinand Buisson (1911), éditions Hachette, p. 1538 (texte reproduit dans Education et sociologie, Paris, PUF, col. Quadrige, pp. 69-70).
3. De l'éducation à la formation
3.1. La constellation sémantique : éduquer, instruire, enseigner, former
Educere : tirer de , conduire vers. Idée centrale d'élévation. Educare : nourrir, prendre soin de. L'intérêt réside moins dans la véracité étymologique que dans la tension que ces deux étymologies installent au cœur de l'idée d'éduquer. Instruire, instruere : insérer, bâtir, munir, édifier, disposer…un terme d'architecture ! La "matrice" scolaire. Instruction et éducation. Enseigner, insignare : mettre une marque, faire signe vers…L'enseignant, celui qui indique, fait signe vers…
3.2. Ce que former veut dire
268
Que voulons nous dire d'autre quand nous disons "former", plutôt que "éduquer" ? Quels sens donnons nous à ce terme ? On tentera de "mettre à plat" les contenus de cette notion, les significations (dénotation, connotation qu'on lui donne)
Pour compléter cette enquête, on s'interrogera sur le sens de quelques expressions :
- Que veut-on dire lorsqu'on déclare que "l'école doit former des enfants lecteurs" (et non "leur apprendre à lire"…) ? - Et la formule : "formation du citoyen", "former des citoyens" ? En quoi diffère-t-elle de "l'instruction civique" ? - Quelle différence entre "former un musicien, un violoniste", et "enseigner la musique, le violon" ?
Michel Fabre fournit de précieuses indications pour poursuivre et ordonner l'analyse : "Le pôle «former » vient du latin formare qui signifie au sens fort, donner l'être et la forme, et au sens affaibli : organiser, établir. Pierre Goguelin souligne le sens ontologique de « former » qui apparaît bien dans le mythe de la genèse où Dieu pétrit l'homme à son usage. Former évoque donc une action profonde sur la personne impliquant une transformation de tout l'être. C'est aussi une action globale qui porte à la fois sur les savoirs, savoir-faire et savoirêtre. D'autre part, il peut s'agir aussi bien d'une intervention sur un formé que du développement d'un « se formant ». Enfin, former implique que l'instruction passe dans la vie, soit mise en pratique". Michel FABRE, Penser la formation, Paris, PUF, 1994, p. 22. L'auteur dégage alors la structure sémantique originale sous-jacente au terme : "Former, tout en recoupant naturellement des traits venus d'éduquer, ou d'instruire, dessine cependant une constellation originale. Ainsi, former semble très loin d'enseigner : leurs deux graphes lexicaux sont indépendants. Par contre, former implique la transmission de connaissances, comme l'instruction, mais également de valeurs et de savoir-être comme l'éducation. En outre, former concerne le rapport du savoir à la pratique, à la vie. Former est donc moins spécifique qu'instruire, ce qui le rapproche d'éduquer. Comme l'éducation, la formation se caractérise par un aspect global : il s'agit d'agir sur la personnalité entière. Mais former est plus ontologique qu'instruire ou éduquer : dans la formation, c'est l'être même qui est en jeu, dans sa forme.Au total, former semble se caractériser par une triple orientation : 1) transmettre des connaissances comme l'instruction ; 2) modeler la personnalité entière ; 3) intégrer le savoir à la pratique, à la vie."
269 Michel FABRE, Penser la formation, Paris, PUF, 1994, p. 23.
En résumé, pour définir la "formation", selon Michel Fabre, il faut souligner que : - former vise des "compétences" ; - former évoque une action profonde sur la personne, impliquant une (trans)formation de tout l'être ; - former est une action globale qui porte à la fois sur les savoirs, les savoir-faire, le savoir être ; - former implique que ce qui est appris passe dans la vie, mis en pratique.
On notera une polarité qui oriente le sens de "former" vers deux conceptions opposées et souvent confondues : la première lui donne une portée ontologique, et la "forme" visée y est pensée sur le modèle du vivant ; la seconde recoupe une vision, adaptatrice, technologique, "mécanique" (le "formatage"), et la métaphore sous-jacente est plutôt celle du modelage. Michel Fabre parle d'une "dualité d'inspiration", des "oppositions du moule et de la vie, du mécanique et du vivant" (p. 29) :
"Tantôt la formation est pensée sur le modèle technologique du modelage d'un formé ou comme "ajustage" à un poste de travail. On cherche alors l'identification à un modèle et à la production de copies conformes. Tantôt au contraire, c'est le paradigme biologique qui domine : on vise alors l'adaptation souple d'un sujet à une réalité mouvante. Les oppositions du moule et de la vie, du mécanique et du vivant, de l'auto ou de l'hétéro-formation traversent ainsi toutes les conceptions de la formation".
3.3 De l'éducation à la formation, une simple affaire de mots ? ou plus ?
Simple affaire de vocabulaire, de variation dans l'usage des mots, ou bien indice d'un changement plus profond dans notre manière de concevoir et d'institutionnaliser notre relation au savoir et à sa transmission ? Une affaire de mots ou un remaniement de la raison pédagogique ? Selon Pierre GOGUELIN (La formation continue des adultes, PUF, 1970), ce changement terminologique marquerait une révolution profonde dans nos façons de penser la pédagogie. On s'interrogera : l'emprise du paradigme de la formation sur l'ensemble du champ éducationnel est-il le signe d'un dépassement, d'une désintégration de la "forme scolaire"
270 (Guy VINCENT), ou bien au contraire son triomphe, son extension à l'ensemble de la société, bien au-delà des bornes de la clôture l'école ?
"La formation - le mot et la chose - envahit le champ des discours et des pratiques éducatives. Elle s'étale dans la durée : formation initiale, continue, bref permanente. Elle se répand dans l'espace d'une société que l'on n'hésite plus à qualifier de "pédagogique". Elle dérange les traditions en s'insinuant là où ne l'attendait pas : à l'école où il faudrait désormais «former des lecteurs !» voire «former des citoyens !», à l'Université avec la mise en place des filières professionnelles. L'idée de formation brouille également les distinctions conceptuelles et obscurcit le discours pédagogique en s'insinuant quelque part entre «instruction», «éducation», «enseignement», «apprentissage», sans qu'on puisse lui assigner un site, la fixer sur un territoire. Savons-nous bien désormais ce que nous sommes : enseignants, éducateurs, formateurs ou rien de tout cela, ou encore tout cela à la fois ? Simple question de mots ou remaniement de la raison pédagogique ? Les avis se partagent. Déjouons au moins quelques pièges verbaux ! Dans le discours contemporain, tantôt la formation se réduit à son ancrage professionnel, tantôt au contraire tout devient formation ! On n'avancera qu'en reformulant la question" Michel FABRE, Penser la formation, Paris, PUF, 1994, pp. 19/20.
II. Eduquer, former : conceptions, finalités Il faut en prendre acte : il existe dans nos sociétés développées une diversité, une pluralité parfois contradictoires de manières de concevoir l'éducation. Non pas une réponse, mais une multiplicité de réponses coexistent. Eduquer se pense au pluriel. Cette pluralité partage les groupes, et mieux encore, les individus eux-mêmes, traversés de ces tensions entre des pôles irréductibles. Il faut donc prendre cette pluralité pour point de départ : éduquer se décline d efaçon multiple…
1. Un outil d'analyse
Le Q.sort de De Peretti (ci-dessous) consacrés aux conceptions de l'éducation illustre de ces 32 items cette pluralité. On s'en servira pour amorcer la confrontation et l'analyse au sein du groupe d'étudiants des conceptions éducatives : Quelles sont les 3 ou 4 définitions de l'éducation auxquelles vous adhérez ? Lesquelles 3 ou 4 rejetez-vous ? Pour quelles raisons ? Cet inventaire de définitions
271 de l'éducation date des années 70 ; il marque une époque. Qu'est-ce qui a changé, aujourd'hui ? Si l'on devait construire un nouveau Q Sort, comment se présenterait-il ?
Q. SORT SUR LES CONCEPTIONS DIVERSES DE L'EDUCATION (D'après André DE PERETTI, Recueil d'intruments et processus d'évaluation formative, Paris, INRP, 1980) 1. Eduquer, c'est savoir attendre. 2. Eduquer, c'est inculquer le sens du devoir. 3. Eduquer, c'est permettre aux possibilités d'une personne de se révéler. 4. Eduquer, c'est laisser faire. 5. Eduquer, c'est apporter les conditionnements qui faciliteront l'apprentissage de bonnes habitudes. 6. Eduquer, c'est donner l'exemple. 7. Eduquer, c'est communiquer en profondeur avec un jeune pour l'aider à communiquer avec lui-même. 8. Eduquer, c'est savoir se taire. 9. Eduquer, c'est instruire. 10. Eduquer, c'est dresser. 11. Eduquer, c'est révéler les valeurs essentielles. 12. Eduquer, c'est entraîner les jeunes à obéir. 13. Eduquer, c'est accompagner les démarches tâtonnantes des jeunes pour qu'ils prennent d'avantage de hardiesse et de sécurité. 14. Eduquer, c'est présenter les modèles de comportements fondamentaux. 15. Eduquer, c'est apporter les contraintes immédiates qui refréneront les instincts et les pulsions anarchiques. 16. Eduquer, c'est provoquer inlassablement. 17. Eduquer, c'est aider progressivement un jeune à affronter son angoisse et à s'ouvrir aux autres. 18. Eduquer, c'est savoir bousculer.
272 19. Eduquer, c'est faire confiance. 20. Eduquer, c'est s'éduquer. 21. Eduquer, c'est inculquer des règles de vie. 22. Eduquer, c'est favoriser l'apprentissage d'une méthode personnelle. 23. Eduquer, c'est pousser chaque jeune à raisonner par lui-même. 24. Eduquer, c'est conseiller sans contraindre. 25. Eduquer, c'est rendre conforme à la société. 26. Eduquer, c'est accepter en tant qu'adulte de discuter avec les jeunes. 27. Eduquer, c'est protéger les jeunes contre leurs propres défaillances. 28. Eduquer, c'est répondre à l'attente des jeunes. 29. Eduquer, c'est s'ajuster avec souplesse à l'attente des jeunes. 30. Eduquer, c'est aider les jeunes à s'insérer progressivement dans la société des adultes. 31. Eduquer, c'est entraîner à des méthodes éprouvées. 32. Eduquer, c'est démystifier les anxiétés des jeunes.
2. Les polarités du champ éducationnel
La diversité des conceptions de l'éducation n'est toutefois pas "quelconque" ; on peut l'ordonner autour de quelques axes qui permettent de lire les principales polarités du champ éducationnel : individu, culture, société, particulièrement. On peut le vérifier en s'exerçant à "classer" les définitions de De Peretti selon ces trois pôles :
• • •
L'EDUCATION COMME PROCESSUS DE CULTURE (savoir, savoir faire, savoir être, pouvoir) L'EDUCATION COMME PROCESSUS D'ACCOMPLISSEMENT DE L'INDIVIDU (individu, personne, sujet, nature, liberté) L'EDUCATION COMME PROCESSUS SOCIOLOGIQUE (fonctions, valeurs, normes)
273
3. Diversité, pluralité, incertitude Pourquoi néanmoins cette pluralité, cette diversité, cette absence dans notre monde d'une conception unifiée de l'éducation ?
Quelques pistes de réflexion : •
• •
La diversité des conceptions et des choix en matière d'éducation renvoie à la diversité des valeurs et des fins assignées à l'éducation et finalement à la diversité des conceptions de l'homme et de la société au sein même de notre monde. Sous la pluralité des conceptions, la multiplicité proliférante des demandes sociales adressées à l'éducation et des missions qu'on tente de lui confier. Une pluralité propre au temps des incertitudes :
Jean Houssaye l'exprime ainsi : "Tout se passe donc comme si l'idéal humaniste en éducation, animé par une quête de la certitude, fondé sur la foi dans l'Absolu, porté par le développement de l'éducation et de l'école, s'abîmait en contradictions tant dans la définition de ses principes que dans la mise en œuvre de ses pratiques. Portée par ses « bons principes », l'école a fait le choix de la normalisation et de la conformation sociales. Tant et si bien que le réel en est venu à dénoncer l'idéal... C'est la quête même de certitude qui devient problématique en éducation, et en matière de valeurs en éducation. Un monde s'en est peut-être allé. Certes, l'incertitude a toujours été peu ou prou le lot de l'éducation. Il y a fort longtemps que l'on recense les apories ou les paradoxes de l'éducation (Ferry, 1984 ; Reboul, 1989 ; Paturet, 1995) : contrainte et liberté, modélisation et autonomie, conformisation et affranchissement, répression et révolte, conflit et adhésion, enseignement et apprentissage, transmission et appropriation, forme et contenu, imposition et désir, transmission et spontanéité, incertitude et technicité, rupture et continuité, identité et sociabilité, etc. Mais, la plupart du temps, ces apories se déclinaient sur un fond de quête de la certitude en matière éducative. C'est cette perspective qui s'est radicalement modifiée. L'incertitude est désormais première et la question des valeurs en éducation se doit d'être posée autrement. La question première est désormais autre, elle ne relève plus de la recherche d'un fondement absolu mais, au contraire, de la gestion du pluralisme." Jean HOUSSAYE, "Valeurs et éducation", dans J. Houssaye (dir.), Education et philosophie. Approches contemporaines, Paris, ESF, 1999, p. 246) •
•
La pluralité des principes de justice. On peut exprimer ce pluralisme dans l'esprit de la théorie sociologique des "cités" : Le domaine de l'éducation n'est il pas désormais par excellence le domaine de la "pluralité des principes de justice" ? (Luc BOLTANSKI, Jean-Louis DEROUET) La pluralité et l'effacement, l'obscurité du sens, caractère constitutif de l'éducation du monde postmoderne.
274 Ce point de vue déplace l'analyse d'un cran : c'est l'idée même d'un sens clair et unique qui fait problème, même si le pédagogue à peine à s'en passer... "Il est temps d'en venir à l'examen de la tentation postmoderne qui ne peut manquer de toucher la réflexion sur l'école, comme elle touche la pensée de la société et de la culture. La description et l'analyse que font du champ social et culturel contemporain ceux qui en rassemblent les principales caractéristiques sous le terme de postmodernité frappent quiconque est familier de l'école par de nombreuses ressemblances. Quoi d'étonnant ? L'état et l'esprit d'une société s'expriment particulièrement dans son école. L'usage de ces termes, postmoderne, postmodernité est cependant si divers et si répandu qu'on pourrait n'y voir qu'un effet de mode ; après la vague des ismes, la vogue des post. Pourtant, le postmodernisme est plus et autre chose qu'une mode intellectuelle. Il est aussi l'aboutissement d'un mouvement de critique de la modernité, interne à la modernité (Alain Touraine, 1992). S'il fallait résumer d'un seul mot la situation postmoderne, reviendrait l'un de ceux auxquels j'ai eu ici le plus souvent recours à propos de la situation de l'école : dissociation. éclatement. L'analyse postmoderne constate la brisure et l'éclatement, la décomposition, la fragmentation de ce que la modernité prétendait tenir ensemble dans une unité globale : l'individu et la société, les institutions et les acteurs sociaux, la culture et la technique, la communication et la subjectivité, l'économique et le politique, le progrès et la culture, la raison et le plaisir, l'instrumentalité et le sens. « Les conditions de la croissance économique, de la liberté politique et du bonheur individuel », écrit Alain Touraine, « ne nous semblent plus analogues et interdépendantes ». Comment l'idée d'école ne serait-elle pas touchée de plein fouet : elle prenait tout son sens dans la convergence de ce qui est à présent dénoué. La postmodemité dissocie cela que l'école, pièce-maîtresse de la modernité, avait pour raison d'être et pour fonction d'unir… L'éclatement de la culture, la dissolution de l'unité de la culture et le développement du pluralisme culturel sont sans doute parmi les aspects de la situation postmoderne qui atteignent l'école et son propos universaliste le plus vivement. Ce sont aussi ceux qu'on perçoit le plus immédiatement, et qui trouvent dans notre expérience quotidienne de multiples illustrations. Le rapprochement des espaces et des temps permis par les moyens de communication et de reproduction fait entrer le différent dans l'ère du simultané et de la coexistence. L'histoire s'apparente au kaléidoscope. Nous passons ainsi de Mozart au rap, des oeuvres du musée aux affiches du métro, des peintures rupestres aux tag, de l'écrit à l'écran, sans rupture, ni continuité. Le seul principe de hiérarchie que nous acceptons n'emprunte plus à une extériorité objective, mais à l'intimité. L'authenticité est la valeur qui assure la coexistence d'expériences entre lesquelles le choix n'est désormais plus requis." Alain Kerlan, L'école à venir, Paris, ESF, 1998, pp. 81-82.
Au total, ces pistes de réflexion convergent toutes vers le constat d'une crise de l'éducation dans le monde contemporain. Une crise endémique, sinon définitive, ou il faut peut-être saisir, répétons-le avec Hannah Arendt, l'occasion de réfléchir et de revenir à la question de l'essence de l'éducation. "En dehors de ces raisons d'ordre général qui sembleraient conseiller à l'homme de la rue de s'intéresser aux problèmes qui se posent dans des domaines dont, du point de vue du
275 spécialiste, il ignore tout (et ceci est bien sûr mon cas quand je parle de la crise de l'éducation, puisque je ne suis pas éducatrice de profession), s'ajoute une autre raison beaucoup plus péremptoire pour obliger l'homme de la rue à s'intéresser à une crise qui ne le concerne pas directement : c'est l'occasion, fournie par le fait même de la crise – qui fait tomber les masques et efface les préjugés – d'explorer et de s'interroger sur tout ce qui a été dévoilé de l'essence du problème, et l'essence du problème est la natalité, le fait que des êtres humains naissent dans le monde. La disparition des préjugés signifie tout simplement que nous avons perdu les réponses sur lesquelles nous nous appuyons généralement, sans même nous rendre compte qu'elles étaient à l'origine réponses à des questions. Une crise nous force à revenir aux questions elles-mêmes, et requiert de nous des réponses, nouvelles et anciennes, mais en tout cas des jugements directs. Une crise ne devient catastrophique que si nous y répondons par des idées toutes faites, c'est-à-dire par des préjugés. Non seulement une telle attitude rend la crise plus aiguë mais encore elle nous fait passer à côté de cette expérience de la réalité et de cette occasion de réfléchir qu'elle fournit." Hannah Arendt, "La crise de l'éducation" (1958), in La crise de la culture, Paris, Folio/Essais, Gallimard, 1972 (traduction française)
3. DE L'EDUCATION DU TRAVAIL A LA CREATIVITE ENFANTINE
INTRODUCTION : LES DEUX VISAGES DE FREINET ET DE SON HERITAGE L'accent a principalement été porté jusqu'ici sur l'originalité et la spécificité de Freinet : un combat politique dans l'école, "au service d'une véritable éducation prolétarienne". Un autre thème s'est toutefois imposé : celui du vitalisme, celui de la Vie, de la force vitale que l'éducation doir prolonger. Freinet, c'est aussi le chantre du développement naturel, de l'expression libre, de la créativité enfantine : tous thèmes en effet très présents dans les courants d'éducation nouvelle. Est-ce bien la même inspiration ? L'école du travail telle que la défend initialement Freinet, est-elle bien du même ordre que l'école du libre épanouissement et de la créativité naturelle ? Deux images, deux héritages de Freinet : 1) Une école organisée autour d'un ensemble d'outils destinés à mettre en oeuvre une autre école, l'école du peuple. Les thèmes du matérialisme pédagogique et de l'éducation du travail l'expriment pleinement. La pédagogie institutionnelle et les pédagogies de l'émancipation sont dans cette perspective. 2) Une éducation accordant une large place à l'expression libre de l'enfant : le texte libre, le dessin libre, l'expression théâtrale, l'image photographique et le cinéma, même. Les pédagogies de l'art et les politiques éducatives de l'art qui développées aujourd'hui ont sans doute chez Freinet un précurseur.
276 Et du coup, une double dimension critique qui donne une part de son actualité à la pensée de Freinet : 1) La critique sociale (socialiste et prolétarienne) 2) Une autre critique que l'on peut dire "artiste", en s'inspirant des analyses de Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme (Gallimard, 1999), ou "écologique", ou "traditionnelle" (Mathieu en est en partie le; porte-parole). Contradiction ? Rien n'est moins sûr. Je crois qu'il y a là une inspiration certes en tension, mais dont on peut suivre la continuité en prenant le fil rouge souvent suivi dans ce cours : celui du vitalisme, de la valeur centrale pour Freinet de la vie et de la dynamique de la vie. Les thèmes du travail et de la créativité peuvent être analysés dans cette perspective.
I. L'EDUCATION DU TRAVAIL ET LE TRAVAIL JEU Comment comprendre ce titre : L'éducation du travail ? Un double sens : l'éducation pour le travail (= l'éducation du travailleur) ; l'éducation par le travail (la valeur pleinement éducative, morale et civique, du travail). Là encore, le double sens est susceptible d'une double accentuation, sociale et "prolétarienne", d'un côté, "artiste" et "écologique" voire "traditionaliste"et artisanale de l'autre (cf. les propos de Mathieu dénonçant le travail aliéné du monde industriel et de la rationalité instrumentale. Voir par exemple dans L'éducation du travail le chapitre intitulé "Mais quel travail ?", in Oeuvres pédagogiques, volume 1? Seuil, 1994 , pp. 145 et sq.). C'est dans la promotion d'une activité proprement et profondément humaine, humanisante, dépassant l'opposition du travail et du jeu, dans ce qu'il appelle le "travail jeu", que Freinet met la clé de l'éducation comme accomplissement de l'individu et de la société. On proposera quelques jalons dans les textes de Freinet pour le montrer. 1. L'ECOLE DU TRAVAIL ET LE TRAVAIL JEU a) L'école du travail dans les textes des années 20 TEXTE A : CE QUE SERA L'ECOLE DU TRAVAIL "L'Ecole du travail n'est qu'une étiquette dont la signification varie avec l'esprit de ceux qui l'emploient. Cette expression où Keichensteiner et Gauding, notamment, avaient introduit dans les écoles quelques pratiques éducatives basées sur le travail manuel. L'effort était certes louable puisqu'il donnait à l'école une activité nouvelle et qu'il l'orientait vers le libre travail postrévolutionnaire. Et c'est d'écoles bourgeoises ainsi réformées et perfectionnées qu'ont pu sortir, à la faveur de la révolution, les Ecoles nouvelles d'Hambourg. Mais ce n'était pas
277 l'esprit lui-même de l'école qui était changé; cette " transformation " nécessite une période plus ou moins longue de crise, une vraie révolution qui refait l'ordre de l'école, et que Max Tepp a racontée en détail dans sa brochure L'Ecole nouvelle. L'Ecole du travail allemande reste la conception petite-bourgeoise et réformiste de l'Ecole nouvelle - et ce ne sont pas là des mots de mépris; ils marquent seulement une étape. L'école allemande est l'Illustrierschule, l'école d'illustration, comme l'appelle Blonsky, où le travail n'est qu'un moyen pour faciliter l'acquisition et la culture capitalistes. Il a fallu l'avènement d'un pouvoir prolétarien en Russie pour franchir la barrière que l'Etat bourgeois posait comme limite au développement des meilleures écoles nouvelles et donner hardiment le travail comme base à tout le système scolaire. Mais voilà que, imbus de leurs préjugés de caste, tous les intellectuels se récrient. Comment? Attendre du travail manuel, productif dès que possible, un développement suffisant de l'homme, au moment même où la civilisation demande un effort intellectuel de plus en plus intense, quelle utopie, et quelle folie! C'est cette utopie que nous défendrons. Le travail manuel n'est pas tout, certes. Mais il porte en lui, latent, l'effort physique et intellectuel nécessaire à un développement harmonieux de l'homme. Et c'est justement cette harmonie que la société nouvelle doit substituer au déséquilibre actuel. Le travail satisfait le besoin de création et d'action de l'enfant. Il lui fait, en même temps, prendre conscience de son rôle social. Contrairement à l'enseignement livresque et oppressif actuel, il s'adapte donc admirablement à la nature de l'enfant. Il faut, bien entendu, que le travail se poursuive dans une atmosphère d'entraide et de liberté qui permette la création spontanée, au sein de la communauté, de la division du travail utilisant au mieux les aptitudes individuelles. Ainsi compris, le travail pousse les élèves à étudier d'eux-mêmes, dans les livres ou par les adultes, et alors seulement qu'ils en sentent l'impérieuse nécessité, les questions compliquées et abstraites qui font aujourd'hui le désespoir des étudiants. En résumé, le travail comme base éducative prépare l'harmonie sociale par l'harmonie individuelle; il est un stimulant pour l'étude abstraite, il est enfin un facteur inappréciable de moralité et de sociabilité." "L'école du travail", in Revue Clarté, n° 49, 1924. On soulignera particulièrement : - Les Ecoles nouvelles d'Hambourg restent "des écoles bourgeoises", "réformées et perfectionnées". - L'Ecole du travail allemande (Arbeitsschule) "reste la conception petite-bourgeoise et réformiste de l'Ecole nouvelle". - Il faut aller plus loin : faire du travail la "base éducative" qui "prépare l'harmonie sociale par l'harmonie individuelle". En effet, "le travail porte en lui, latent, l'effort physique et
278 intellectuel nécessaire à un développement harmonieux de l'homme. Et c'est justement cette harmonie que la société nouvelle doit substituer au déséquilibre actuel".
b) "Le travail qui illumine" Est-ce bien le même ton et le même sens dans les textes d'après-guerre ? On peut en douter à la lecture par exemple dans ce passage de "Pour l'école du peuple" titré "Le travail qui illumine" (pp. 151/152, édition Maspéro), et dans lequel le travail se charge de lyrisme, de métaphores artisanales et d'aspirations "écologiques" : TEXTE B. LE TRAVAIL QUI ILLUMINE "Eh oui ! Il existe certes des bêches et des charrues, et des outils mécaniques autrement perfectionnés qui vous remuent le sol et vous sèment les graines sans que vous ayez à vous mesurer avec l'aridité de la glèbe. Mais j'aime, moi, quand je prépare un semis, tamiser la terre de mes mains et trier amoureusement les pierres, comme l'on adoucit le lit douillet d'un bébé. C'est ainsi ; un travail même peut être corvée ou libération. Ce n'est pas une question de nouveauté mais d'illumination et de fécondité. Vous connaissez l'histoire des " pluches " au régiment ? Il y a un art - dont l'Ecole a fait une tradition - pour opérer le plus lentement possible, sans cependant s'arrêter de travailler. C'est du stakanovisme à l'envers. Et quand il s'agit de prendre le balai pour débarrasser les pluches, c'est pire encore : tous les hommes sont manchots. C'est parfois le caporal lui-même qui doit s'appuyer la corvée. Le soldat part en permission voir sa jeune femme. Faire la soupe, éplucher les pommes de terre, balayer même, tout cela devient un plaisir dont il réclame le privilège. La corvée du matin est devenue une récompense. Il en est de même à l'école, où certains travaux usés par la tradition seront, demain, recherchés à l'égal d'activités nouvelles que vous croyiez exclusives. Ne cherchez pas la nouveauté; la mécanique la plus perfectionnée lasse elle-même si elle ne sert pas les besoins profonds de l'individu. Dans le lot toujours croissant des activités qu'on vous offre, choisissez d'abord celles qui illuminent votre vie, celles qui donnent soif de croissance et de connaissances, celles qui font briller le soleil. Éditez un journal pour pratiquer la correspondance, recueillez et classez des documents, organisez l'expérience tâtonnée qui sera la première étape de la culture scientifique. Laissez les jeunes fleurs s'épanouir, même si les mouille parfois la rosée. Tout le reste vous sera donné par surcroît." Pour l'école du peuple, Paris, Maspéro, 1969, 1977, pp.151/152 c) Le travail-jeu La notion de travail-jeu est au centre de L'éducation du travail (voir particulièrement le chapitre 27, pp. 130/139, éditions Delachaux Niestlé). Freinet y récuse la "séparation arbitraire, et partisane, entre travail et jeu" (p. 136, éd. Delachaux et Niestlé, 1969), et
279 dénonce l'enfermement de l'enfance dans le jeu coupé artificiellement du travail vivant. (cf. annexe D). "Il y a certaines activités qui sont spécifiques au petit d'homme, comme la course après la souris est spécifique au petit chat. Elles sont la satisfaction normale de nos besoins naturels les plus puissants : intelligence, union profonde avec la nature, adaptation aux possibilités physiques ou mentales, sentiment de puissance, de création et de domination, efficacité technique immédiatement sensible, utilité familiale et sociale manifeste, grande amplitude de sensations, peine, fatigues et souffrances incluses. Il ne s'agit pas ici d'une vulgaire joie, d'un superficiel plaisir, mais d'un processus fonctionnel : la satisfaction de ces besoins procure par elle-même la plus salutaire des jouissances, un bien-être, un sentiment de plénitude, au même titre que la satisfaction normale de nos autres besoins fonctionnels. Et cette satisfaction se suffit à elle-même. C'est pourquoi de telles activités sont en même temps des jeux, dont elles ont les caractéristiques générales, qu'elles détrônent et remplacent le jeu". (L'éducation du travail, pp. 135/136.) On lira ci-dessous un large extrait du même texte. TEXTE C : . LE TRAVAIL - JEU "Il y a certaines activités qui sont spécifiques au petit d'homme, comme la course après la souris est spécifique au petit chat. Elles sont la satisfaction normale de nos besoins naturels les plus puissants : intelligence, union profonde avec la nature, adaptation aux possibilités physiques ou mentales, sentiment de puissance, de création et de domination, efficacité technique immédiatement sensible, utilité familiale et sociale manifeste, grande amplitude de sensations, peine, fatigues et souffrances incluses. Il ne s'agit pas ici d'une vulgaire joie, d'un superficiel plaisir, mais d'un processus fonctionnel : la satisfaction de ces besoins procure par elle-même la plus salutaire des jouissances, un bien-être, un sentiment de plénitude, au même titre que la satisfaction normale de nos autres besoins fonctionnels. Et cette satisfaction se suffit à elle-même. C'est pourquoi de telles activités sont en même temps des jeux, dont elles ont les caractéristiques générales, qu'elles détrônent et remplacent le jeu. Si donc nous parvenions - ce qui serait l'idéal - à réaliser ainsi, en permanence, la satisfaction normale de ces besoins fonctionnels... ... L'enfant ne jouerait plus... ce qui serait tout simplement une monstruosité! Ne chicanons pas sur des mots et des appellations, mais appliquons-nous plutôt à en dépouiller le contenu. Nous sommes là à l'origine de cette séparation arbitraire, et partisane, entre travail et jeu... Je sais, il est ordinairement admis que travail - c'est-à-dire contrainte, peine et souffrance - suppose détente de son antithèse le jeu, comme la souffrance suppose l'éclair obstiné d'un bien-être dont on espère le retour, comme la fatigue suppose la période de repos qui suivra. Mais s'il y a des souffrances qui nous sont plus précieuses que la joie, des fatigues que nous recherchons plus que le repos; et si le travail nous suffit parce qu'il porte en lui les éléments du jeu, où sera la monstruosité? Si nous voulons ressouder puissamment la nature humaine, il nous faut, à cette profondeur, tâcher de réaliser une activité idéale que nous appellerons TRAVAIL-JEU pour bien montrer qu'elle est les deux à la fois, répondant aux multiples exigences qui nous font d'ordinaire supporter l'un et rechercher l'autre. La chose n'est certainement pas impossible puisqu'elle se
280 réalise spontanément en certains milieux, dans certaines circonstances. A nous de la généraliser et d'en étendre le bénéfice à notre effort scolaire. Ces considérations, et les preuves que je vous en donne, ont beaucoup plus d'importance que vous ne pourriez le croire. On se persuade tellement qu'il y a opposition radicale et définitive entre travail et jeu, et que le travail, dont on connaît, hélas! la commune tyrannie, n'est pas fait pour les enfants qu'on ne demande à ceux-ci aucune activité sociale, les laissant de plus en plus dans le domaine du jeu qui leur serait propre. Il est incontestable qu'une telle conception tend à se généraliser; que, de moins en moins, on s'astreint à faire travailler les enfants, qu'on accorde au jeu une attention et une importance croissantes. Et l'école, dans ce domaine, ne s'est pas contentée de suivre le mouvement; elle a contribué à le justifier en acceptant sans réagir cette séparation. Vos psychologues et vos pédagogues se sont ingéniés ces dernières années à démontrer la puissance particulière de l'instinct ludique, aux dépens d'une conception du travail dont ils n'ont jamais senti la chaleur intime. Le jeu est venu honteusement à la rescousse du travail, et on n'a pas hésité parfois à faire appel à des pratiques qui excitent des appétits mineurs... Lorsqu'on est engagé dans une mauvaise voie, il est bien difficile de se garder des dangers queue comporte... - Tout de même, il y a jeu et jeu 1... - Nous le verrons : la pente est bien glissante de l'un à l'autre et les frontières difficiles à tracer. Il est bien préférable de se prémunir au départ... Il y a entre nos conceptions de travail et de jeu une sorte de question de préséance. S'il est admis, ce que j'ai cru démontrer, que c'est le travail qui est la fonction essentielle, naturelle, répondant sans mise en scène, sans substitution, primitivement pour ainsi dire, aux besoins spécifiques des enfants, alors le jeu n'apparaîtra plus que comme une activité subsidiaire, mineure, qui ne mérite pas d'être hissée ainsi au premier plan du processus éducatif. Si l'on pense au contraire que c'est le jeu qui est essentiel ; si l'on admet que le travail n'est pas une activité naturelle d'enfant, alors, bien sûr, on donnera au jeu une importance nouvelle, jusqu'à en faire le moteur de la vie. Pour moi, il n'y a aucun doute possible. Et si nous entrevoyons enfin la vérité, nous reléguerons le jeu à sa vraie place - dont je vous parlerai tout à l'heure -; nous exalterons le travail, nous rétablirons la filiation normale qui le veut au sommet de nos préoccupations, au centre même de notre destinée. La méconnaissance de cette filiation, la séparation aujourd'hui consommée entre jeu et travail, ont une portée humaine, dont on ne sait plus mesurer l'importance tragique. Cette méconnaissance, cette séparation sont à l'origine de la dégradation catastrophique du travail humain, et nous en subissons le spectacle et les conséquences. Si le travail n'est qu'une peine, s'il ne nous est pas substantiel, si le nouveau dieu, si fallacieusement prometteur, est le jeu, il est normal qu'on en vienne à fuir le travail, ou du moins, si on y est contraint, à l'accepter passivement comme un mal nécessaire, et seulement parce qu'il permet la satisfaction de certains besoins, la faveur de nouvelles jouissances. Je vous ai déjà donné là-dessus mon point de vue de paysan : le jour où le travailleur de la terre n'aimera plus son travail, ne le pratiquera plus que pour les satisfactions accessoires qu'il lui vaut, ce jour-là, la terre ellemême nous deviendra marâtre."
281 L'éducation du travail, Delachaux et Niestlé, 1967, pp. 135/137
On peut le constater : les considérations sur la NATURE ET LA VIE supplantent ici celles sur la SOCIETE et l'HISTOIRE. La nature (la Vie) devient le référent, la norme, le principe explicatif. Une autre vision de la CULTURE s'impose : celle d'une sagesse paysanne, celle de Mathieu, paysan-poète-philosophe, opposée à une civilisation jugée dévastatrice : "La culture moderne a produit un décalage dangereux entre la vie et la pensée, un hiatus dans le processus d'évolution de l'organisme individuel et social". (L'éducation du travail, ch. 13 : "L'enfant déraciné", p. 45). Elle est solidaire d'une vision critique du progrès :
"Le progrès, …c'est comme l'eau qui descend de notre source claire de Rocheroux… Elle peut être ruisseau gazouillant entre les osiers et les fraisiers de la montagne ; ou ruisseau cascadant que des canaux rustiques mènent arroser haricots et arbres fruitiers, prés et légumes ; mais aussi, certains jours, trombe sauvage qui dévale des hauteurs, entraînant rochers, troncs et terre, arrachant tout sur son passage et ensevelissant dans la vallée des champs entiers qui en sont comme empoisonnés." (p. 46). On retiendra notamment : - L'idée de travail a un statut de grande tendance vitale (Henri Peyronie compare cela à la libido feudienne) - Le "socialisme" de Freinet est de type utopique ; il s'agit bien de libérer le travailleur du travail aliéné, mais cette idée se teinte de lyrisme : le vrai travail est un accomplissement individuel et collectif, moral et politique. Freinet célèbre expressément "le pouvoir créateur et formatif du travail bien compris, l'éminente fécondité des forces qu'il réveille" (L'éducation du travail. Je souligne). - Cete conception repose encore sur le vitalisme de Freinet : l'éducation du travail s'ncrit dans la dynamique de la Vie.
II. ART, CREATION, EDUCATION Quelques jalons pour terminer du côté de l'autre thème, celui de l'expression et de la création. 1. LA PLACE ET LA PART DES ACTIVITES ARTISTIQUES a) Sous le signe de l'expression et de la communication
282 Pour situer l'importance de ces deux thématiques conjointes , on lira et commentera dans L'éducation du travail le chapitre intitulé : "Expression et communication artistiques" (in Oeuvres Pédagogiques, volume 1, Seuil, p. 301/303)
b) La créativité contre la scolastique On a vu ce que signifiait chez Freinet le refus de la solastique. Ici, on comprendra comment la créativité du vivant peut selon Freinet être libérée grâce à une école qui lui tourne le dos. on lira et commentera pour le comprendre dans L'essai de psychologie sensible le dernier chapitre intitulé : "L'individu en face du progrès et de la culture" (in Oeuvres Pédagogiques, volume 1, Seuil, p. 578/579 plus particulièrement).
c) Des ateliers spécialisés La lecturedans L'éducation du travail le chapitre intitulé : "Ateliers spécialisés" (in Oeuvres Pédagogiques, volume 1, Seuil, p. 305/310) donnera un aperçu concret de la place des activités artistiques dans l'organisation matérielle et pédagogique de la classe Freinet.
2. LE SENS ET LA PORTEE DE L'EXPRESSION LIBRE Trois textes tirés du même ouvrage (La méthode naturelle de dessin) jalonneront cette dernière étape : - La méthode naturelle de dessin, Introduction, in Oeuvres pédagogiques, volume 2, Seuil, pp. 419/427) - La méthode naturelle de dessin, Qu'est-ce que le dessin ?, in Oeuvres pédagogiques, volume 2, Seuil, pp. 429/431 (début du chapitre)) - La méthode naturelle de dessin, Qu'est-ce que le dessin ?, in Oeuvres pédagogiques, volume 2, Seuil, pp. 484/488 (fin du chapitre))
Le dernier mot pour situer l'expression libre dans la pensée d e Freinet reviendra à sa femme Elise Freinet : "Nous versons au dossier un élément fondamental : la libre expression de l'enfant. La libre expression n'est pas l'invention d'un cerveau particulièrement fertile : elle est la manifestation même de la Vie. Il faut remonter à Lamarck, ce maître auquel Freinet ne cessait de rendre hommage, pour dégager la libre expression de sa signification partielle et scolaire". Ce propos figure dans l'ouvrage intitulé L'itinéraire de Célestin Freinet, publié en 1977. Il porte pour sous-titre : "La libre expression dans la pédagogie Freinet".
283
EVALUATION COURS MASTER 1 HISTOIRE DES IDEES ET DES COURANTS PEDAGOGIQUES Cours commun de Alain KERLAN et André ROBERT
Contrôle continu (étudiants soumis à l'obligation d'assiduité) 1. L'évaluation porte sur l'ensemble du cours (enseignement d'André Robert et
enseignement d'Alain Kerlan) 2. Elle comporte deux volets (2 fois 10 points): •
Un compte rendu de lecture portant sur une œuvre d'un des auteurs étudiés : soit l'un des auteurs étudiés dans le cadre du cours d'André Robert (John Dewey, Hannah Arendt, Ivan Illich), soit l'auteur étudié dans le cadre du cours d'Alain Kerlan (Célestin Freinet. NB. : L'étude d'un thème à partir des archives Freinet est également possible ). Ce travail doit être remis aux enseignants lors de la 12ème séance, soit le mercredi 04 janvier 2006.
•
Une épreuve sur table (question de cours) effectuée dans le cadre du cours lors de la 13ème séance, soit le mercredi 11 janvier 2006. Deux sujets de cours seront proposés : les étudiants qui auront remis un compte rendu de lecture concernant les auteurs étudiés dans la partie du cours d'André Robert devront obligatoirement traiter le sujet de cours proposé par Alain Kerlan ; réciproquement, les étudiants qui auront remis un compte rendu de lecture (ou à partir des archives Freinet) concernant Célestin Freinet (cours d'Alain Kerlan) devront obligatoirement traiter le sujet de cours d'André Robert. Les notes de cours et documents ne sont pas autorisés. La copie ne doit pas excéder 3 pages.
*** Plan et consignes du compte rendu de lecture 1. Il doit porter sur un extrait relativement bref de l'auteur choisi : court
chapitre d'ouvrage, extrait de chapitre d'ouvrage, article... (une vingtaine de pages maximum ; ce maximum peut être abaissé à quelques pages seulement ; alors, l'analyse de texte proposée en partie 3 doit être très approfondie ) . Les références précises de l'extrait choisi doivent être
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rigoureusement indiquées (année, éditeur, titre de l'ouvrage ou article, pages extrêmes, mots de début et de fin du passage). 2. Il comportera 4 parties (une introduction, deux développements, une conclusion) : •
Partie introductive : présentation et justification de l'extrait choisi : 1) Comment le situez vous dans l'histoire des idées et des courants pédagogiques ?
•
Exposé des principales idées et des principaux arguments de l'extrait choisi. Quels en sont les enjeux ?
•
Commentaire et analyse critique des principales idées et arguments dégagés
•
Partie conclusive : Quelle portée, quelle actualité accordez-vous au texte présenté et à ses idées ?
2. Il sera synthétique, et ne devra pas comporter plus de trois pages 21 X
27 en double interligne. ************************************************************** **
Contrôle terminal (étudiants non soumis à l'obligation d'assiduité) 1. L'épreuve d'évaluation porte sur l'ensemble du cours (enseignement d'André
Robert et enseignement d'Alain Kerlan) 2. Elle se déroulera a cours de la semaine dun16 au 21 janvier 2006. 3. Elle comporte deux volets (2 fois 10 points): •
Un premier volet consistant en l'analyse d'un texte d'un des auteurs étudiés. Les étudiants auront le choix entre deux textes : soit d'un des auteurs étudiés avec André Robert (Dewey, Hannah Arendt, Ivan Illich), soit de l'auteur étudié avec Alain Kerlan (Célestin Freinet)
•
Un second volet sous la forme d'une question de cours. Deux sujets de cours seront proposés : les étudiants qui auront choisi pour le premier volet les auteurs étudiés dans la partie du cours d'André Robert devront obligatoirement traiter le sujet de cours proposé par Alain Kerlan ; réciproquement, les étudiants qui auront choisi pour le premier volet de l'épreuve d'expliquer le texte de Célestin Freinet (cours d'Alain Kerlan) devront obligatoirement traiter le sujet de cours d'André Robert.
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4. Les documents et notes de cours ne sont pas autorisés.
SEMINAIRE ART ET PHILOSOPHIE EN EDUCATION ET FORMATION
PHILOSOPHIE ET ART EN EDUCATION ET EN FORMATION Séminaire de master première année 2005-2006 Alain KERLAN ISPEF Université Lumière Lyon 2
LE TRAVAIL EN MASTER PREMIERE ANNEE ET SES ENJEUX - Le master dans le dispositif LMD - Les premiers pas dans une vraie recherche - Qu'est-ce qu'un "mémoire de recherche" ? Les exigences scientifiques - Petite typologie des recherches : recherche descriptive (quoi ?) , recherche interprétative (quel sens ?) recherche explicative (comment ? Pourquoi ? Causalité et fonctionnement) - Les exigences formelles et matérielles - Les difficultés à surmonter - Une planification et un calendrier nécessaires. Mes propositions : •
• •
28 septembre - 30 novembre 2005 : entretiens et lectures exploratoires, repérage et étude de la bibliographie de base, exploration de la problématique, mise au point de la démarche d'investigation (méthodologie). Pour le 30 novembre 05, me remettre un projet détaillé de mémoire (5 à 10 pages) comportant 5 points : 1) Le problème/question que je me pose. 2) Résumé de mes investigations bibliographiques de base. 3) Ce que je retiens des ces investigations bibliographiques et des entretiens exploratoires. 4) Ma problématique et mon cadre théorique, mes hypothèses. 5) Démarche et méthodologie envisagées. NB. Ces projets seront "validés" au cours d ela dernière séance de l'année 2005, le 15 décembre. Début janvier - 15 mars 2006 : phase d'investigation méthodique, interprétation des données, ébauche d'un plan d erédaction du mémoire Mi-mars - 15 mai 2006 : Phase de rédaction
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- Les échéances • • •
Pour la première session : 19 mai 2006 Pour la seconde session : 19 juin 2006 Au-delà : report des résultats officiels fin septembre 2006
PRESENTATION DES DOMAINES DE RECHERCHE A. Domaine "Philosophie (de l'éducation) et histoire des idées et courants éducatifs" La présentation de ce domaine peut être brève : il s'agira de conduire des projets de recherche se définissant en référence à une problématique de type philosophique dans le champ de l'éducation et de la formation. On peut distinguer au moins trois types de travaux dans cette persepctive : •
•
•
Des travaux résolument d'ordre conceptuel (interrogeant donc dans le domaine des idées, des principes, les textes et les pratiques qui engagent les concepts sur lesquels on souhaite engager la réflexion. Un exemple : "l'autorité"). Des travaux concernant l'histoire des idées, des doctrines pédagogiques, des courants éducatifs. Ils portent donc sur les écrits et les pratiques des pédagogues et des courants qu'on souhaite étudier. Exemple : l'éducation cosmique chez Maria Montessori. Des travaux engageant des investigations documentaires. La perspective philosophique n'exclut nullement de travailler sur des corpus spécifiques : des journaux, des revues, etc... Exemple : L'image de l'enfance dans la revue Education enfantine.
NB. Ce premier domaine n'est pas thématique, contrairement au second. Bien entendu, les travaux peuvent porter sur l'art et la culture.
B. Domaine Art et culture en éducation et en formation Il s'agira cette fois de travaux de recherche définis dans un même champ thématique : l'art et la culture en éducation et en formation. Les travaux sollicités visent à ouvrir un champ de la réflexion et de la recherche en éducation et en formation qui mérite qu’on lui consacre des approches et des investigations spécifiques : en gros, le domaine de l’art et de l’imaginaire. Un secteur qui mérite
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développement, et qu'on inclura plus largement dans une réflexion sur l'art et la culture en éducation, les pratiques artistiques et culturelles dans l'école et dans la société.
Pour explorer ce champ et cette problématique générale, il faut ouvrir largement le domaine d’investigation et les terrains de recherche. Trois axes principaux proposés : 1) Les pratiques artistiques et culturelles, dans l'école et dans la société. De la classe aux associations et institutions spécialisées, de l'école au musée, de l'atelier d'écriture aux interventions d'artistes dans les écoles, les quartiers et les prisons, on s'intéresse ici à tout le domaine de l’éducation artistique et de la pédagogie de l’imaginaire, et plus largement au recours à l’art et aux "activités culturelles" en éducation et en formation. Quelques exemples de domaine d’investigation : a) L'art et la culture dans le champ scolaire et éducatif : la didactique des arts plastiques à l’école primaire, la " pédagogie " de l’éducation musicale, chorégraphique, le cinéma à l’école et au collège, l’éducation artistique dans les projets d’établissement,, l’éducation artistique chez Freinet, dans l’éducation nouvelle... Mais aussi et plus largement comment forme-t-on les danseurs, les musiciens, les plasticiens ? b) L'art et la culture dans le champ social : lPar exemple, le théâtre,le rap ou la danse au secours des banlieues. etc… : Quels sont les " effets " de ces expériences ? Que sont devenus les participants ?
2) L'art et l'éducation artistique dans les doctrines pédagogiques et la
philosophie de l'éducation. Art et éducation. Théories et pratiques. Pédagogies et philosophies de l'art. De la philosophie de l'art à l'éducation esthétique. Des recherches spécifiques peuvent être conduites ici sur des auteurs, des textes, des problématiques. Il s'agit par ailleurs d'une réflexion qu'on trouvera toujours plus ou moins présente dans tous les travaux. On peut ainsi s'intéresser à la place de l'éducation artistique chez certains pédagogues, à la place éducative que la philosophie accorde à l'art... On peut s'intéresser à l’œuvre de "pédagogues de l'art" (Willems, Dalcroze, en musique, Stern et ses ateliers du côté de l'expression plastique enfantine, etc.), ou de pédagogues ( comme la trop méconnue Germaine Tortel) ou philosophes
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(Schiller et ses Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme) ou artistes (tel Kandinsky) qui ont donné une première place à l'éducation artistique...
3) Le domaine des œuvres d’art et des images, de la fiction (arts plastiques, cinéma, littérature, photographie, etc.) : comment parlent-elles des choses de l’éducation et de la formation, et que disent-elles ? L'œuvre d'art et la fiction comme "miroir" des questions de l'enfance et de l'éducation .L'œuvre d'art et la fiction nous "parlent" de l'éducation et de l'enfance : que disent-elles ? Comment le disent-elles ? Quelques exemples : Que racontent là-dessus les célèbres photographies de Doisneau ou de Boubat ; que nous dit de l’école d’aujourd’hui le film de Tavernier Ça commence aujourd’hui ? Ou encore : comment la littérature contemporaine parle-t-elle de l’enfance ? Et le cinéma ? Comment par exemple l'œuvre de François Truffaut parle-t-elle de l'enfance et de l'éducation ? Et que dire là-dessus du film La vie est belle ? et les films et documentaires pédagogiques ? D'un film comme Le sixième sens ? La rencontre de l'enfant et de l'artiste, de l'enfance et de l'art est sans doute ici le thème majeur et sous-jacent. Elle trouve son origine chez Baudelaire comparant l'esprit de l'artiste (Constantin Guys) et l'esprit de l'enfant (cf.Baudelaire, "Le peintre de la vie moderne")
NB. Ces trois directions ont un point de convergence : l'étude de ce que j’appellerai " l’imaginaire éducatif " : ses mythes, ses métaphores, ses figures de rhétorique. Tous les discours sur l’éducation et sur la formation ont recours aux symboles, aux images, aux comparaisons, aux mythes, aux emprunts de vocabulaire. Exemples : les figures du maître, passeur, jardinier, potier, ingénieur, gestionnaire, chef d’orchestre, etc. Je propose ici une investigation et une analyse de ces discours : dans les textes officiels, les journaux, les medias, les déclarations politiques, les revues pédagogiques, les revues professionnelles, les doctrines constituées, la littérature, etc. Exemples : le langage de la formation aujourd’hui ; les métaphores de l’éducation nouvelle…
Ces trois axes ont donc de nombreux points de recoupement, et ne sont distingués que par souci de clarification et par méthode. Les étudiants intéressés par le séminaire et l’entreprise d’un mémoire de maîtrise dans ces domaines sont invités à faire connaître leur(s) projet(s).
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C. Architecture du séminaire Première phase : Exploration des axes de recherche du séminaire. Apports magistraux et projets des étudiants • •
•
Axe 1 : Les pratiques artistiques et culturelles. Enjeux et problématiques (le 12 octobre 2005) Axe 2 : La philosophie (de l'éducation) et l'histoire des idées éducatives comme champ de recherche (le 26 octobre 2005) et Axe 3 : Art et éducation artistiques dans les doctrines pédagogiques Axe 4 : L'éducation et l'enfance dans l'art et la fiction (le 16 novembre 2005)
Rappel: Les étudiants devront remettre un premier descriptif synthétique (5 à 10 pages) de leur projet de recherche au plus tard le mercredi 30 novembre 2005.
Seconde phase : Présentation et discussion de l'avancement des recherches par les étudiants
D. Principales démarches et méthodes mises en oeuvre • • • • • • •
Démarche " philosophique " (notamment domaine esthétique, philosophie de l'art et de la culture, philosophie de l'éducation et de la formation ). Démarches liées à l’histoire de l’éducation et de la pédagogie, à l'histoire des idées éducatives Démarche ethnographique Démarches et méthodes de la sociologie ( entretien, enquête et questionnaire plus particulièrement). Techniques d'analyse de contenus. Techniques de l'analyse d’image (cinématographique, photographique, picturale…). Techniques relevant de l'approche littéraire.
NB. Ceci à titre indicatif. Les méthodes d'investigation sont tributaires du thème et de la direction de la recherche, de ses supports…
E. Quelques ouvrages de base pour tous 1. Pour tous et selon les domaines de recherche en art et éducation
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Revue Autrement n° 165, septembre 2000, "L'art pour quoi faire. A l'école, dans nos vies, une étincelle" (choisir quelques articles) Revue Autrement, n° 139 octobre 1993, "L'enfant vers l'art". Marie-José Chombart de Lauwe, Un autre monde l'enfance. De ses représentations à son mythe, Paris, Payot, 1971 (Introduction, chapitres 1-2) Régis Debray, Vie et mort de l'image. Une histoire du regard en Occident, Paris, Gallimard. Bruno Duborgel, Imaginaire et pédagogie, Toulouse, Privat, 1992 (quatrième et cinquième partie) Daniel Hameline, L'éducation, ses images et son propos, Paris, ESF, 1986 Georges Jean, Pour une pédagogie de l'imaginaire, Paris, Casterman, 1976 (Introduction et chapitres 1 à 5) Alain Kerlan, L'art pour éduquer ? La tentation esthétique, Québec, Presses de l'Université Laval, 2004 Pascale Lismonde, Les art à l'école, Paris, Folio/Gallimard CNDP, 2002, (Avantpropos, entretiens, introduction, chapitres 1 et 2) Philippe Pujas et Jean Ungaro, Une éducation artistique pour tous ? Paris, Erès, 1999 (Première partie : L'épreuve du doute) Philippe Urfalino, L'invention de la politique culturelle, Paris, La documentation française, 1996, Hachette/pluriel, 2004. 2. Pour tous. La nécessaire formation de base en esthétique et philosophie de l'art Quel que soit le sujet de recherche, les étudiants devront s'assurer de quelques bases dans le domaine de la connaissance de l'art : Ouvrages de base Anne Cauquelin, Les théories de l'art, Paris, PUF, Col. Que sais-je ?, 1998. J-L Chalumeau, Les théories de l'art, Philosophie, critique et histoire de l'art de Platon à nos jours, Paris, Vuibert, 1994 Ouvrages d'approfondissement
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Marc Jimenez, Qu'est-ce que l'esthétique ? Gallimard, col. " Folio-Essais ", 1997, Marc Sherringham, Introduction à la philosophie esthétique, Paris, Payot, 1992. Un hors-série utile " L'art ", hors-série Sciences humaines, n° 37, juin juillet août 2002 3. Pour tous et plus particulièrement dans le domaine de la philosophie et de l'histoire des idées éducatives M-C Blais, M. Gauchet, D Ottavi, Pour une philosophie politique de l'éducation, Paris, Bayard, 2002. Michel Fabre, Penser la formation, Paris, PUF, 1994 Jean Houssaye, Education et philosophie. Approches contemporaines, Paris, ESF, 1999 Denis Kambouchner, Notions de philosophie, 3 volumes, Paris, Gallimard, col. Folio/Essais, 1995 Olivier Reboul, Le langage de l'éducation, Paris, PUF, 1984 Alain Renaut, La libération des enfants. Contribution philosophique à une histoire de l'enfance, Paris, Bayard Calmann-lévy, 2002
Séminaire art image et imaginaire en éducation et formation BIBLOGRAPHIE GENERALE ART, ESTHETIQUE W. BENJAMIN, "L'oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique", in Essais, 2, 1935-1940, Paris, Gonthier/Denoël, 1983. BOURDIEU P., La distinction, Paris, Minuit, 1979. BOURDIEU P., L'amour de l'art, Paris, éd. De Minuit, 1966. BOURDIEU P., Les règles de l'art, Paris, éd. Du Seuil, 1992. BOURDIEU P., HAACKE Hans, Libre-échange, Seuil, Paris, 1994.
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2) Mais aussi une forte espérance… …et aujourd'hui des actions et des initiatives de grande ampleur. Rappels de quelques exemples. Et le développement insistant et de plus en plus affiché d'une volonté de promotion
300 de l'éducation artistique. Une conjoncture où le rôle éducatif essentiel des activités créatrices et de l'accès à l'imaginaire ne cessent d'être affirmés. La politique éducative des arts développée par le plan Lang Tasca doit être analysé dans cette pespective.
3) Un retournement qui déborde l'école : le mouvement touche la société tout entière Rappels de quelques exemples : La fréquentation des grandes expositions Les artistes en banlieue : l’atelier de peinture au secours du lien social (Gérard Garouste) L’écriture contre la mort lente des exclus : " La Moquette ", rue Gay-Lussac à Paris ; le travail de l’écrivain François Bon chez les sans-abri de Nancy (Le Monde, 22 décembre 1998) Le rap contre la fracture sociale (Le Monde, 12 novembre 1997) Le théâtre d’Armand Gatti (Le monde, 24 juin 98) Guy Bedos à Vaux-en-Velin... Et encore ? On peut même aller un peu plus loin : si l'art est en passe de pénétrer durablement et profondément l'école, c'est parce que l'évolution de la société le lui impose ! C'est la thèse de Philippe PUJAS et Jean UNGARO (Une éducation artistique pour tous ? éditions Erès, 1999. Voie l'introduction de l'ouvrage. "La société a précédé l'école… La pression, au bout de ces années, revient sur l'école : au nom de la démocratie, c'est elle, maintenant, qui est interpellée".). En résumé, un constat : naguère exclus, l'art, l'imaginaire, l'imagination, l'éducation artistique et esthétique sont en passe de devenir un "recours" éducatif, un modèle d'éducation, et même une exigence sociale et politique. Pourquoi ? Pourquoi cette montée en puissance du "modèle esthétique" dans la société et dans l'école ? Que cherchons-nous du côté de l'éducation artistique ? Qu'attend notre société - éducateurs, responsables, citoyens, parents, personnes privées - du recours aux arts et à l'imaginaire ? En quoi et pourquoi l'art peut-il être un modèle éducatif, un modèle de vie, un besoin social ?
II. QUELLES INVESTIGATIONS ? COMMENT ETUDIER CE CHAMP ? 1) En analysant analysant la diversité des pratiques qui illustrent ce processus, le recours à l'art et à la culture
301 De la classe aux associations et institutions spécialisées, de l'école au musée, de l'atelier d'écriture aux interventions d'artistes dans les écoles, les quartiers et les prisons, on s'intéresse ici à tout le domaine de l’éducation artistique et de la pédagogie de l’imaginaire, et plus largement aux multiples recours à l’art et aux "activités culturelles" en éducation et en formation. a) L'art et la culture dans le champ scolaire et éducatif : La didactique des arts plastiques à l’école primaire (cf. Images en tempête) La " pédagogie " de l’éducation musicale, chorégraphique (anecdote : le violon intérieur), Le cinéma à l’école et au collège, Les classes artistique des lycées (théâtre, cinéma, musique…) L’éducation artistique dans les projets d’établissement, (les PPD…) Les classes à PAC, la politique éducative des arts Lang Tasca, L’éducation artistique dans les écoles nouvelles, les écoles parallèles, les ateliers spécialisés. Mais aussi et plus largement comment forme-t-on les danseurs, les musiciens, les plasticiens ? les " écrivains " ? Former des artistes (arts plastiques, musique, danse, théâtre, cinéma…). L’apprentissage des arts dans les écoles des Beaux-Arts, Ecole de Danse etc. Institutions, didactiques, démarches, transmissions Mais aussi : les activités éducatives et pédagogiques des musées, les partenariats… Etc...
b) L'art et la culture dans le champ social : On en effet affaire là à un processus qui touche la société tout entière, dont on peut trouver de multiples illustrations : La fréquentation des grandes expositions Les artistes en banlieue : l’atelier de peinture au secours du lien social (Gérard Garouste) L’écriture contre la mort lente des exclus : " La Moquette ", rue Gay-Lussac à Paris Le travail de l’écrivain François Bon chez les sans-abri de Nancy (Parole de vérité chez les sans-abri, Le Monde, 22 décembre 1998) Le rap contre la fracture sociale (Le Monde, 12 novembre 1997) Le théâtre d’Armand Gatti, aux côtés des Indiens (Le monde, 24 juin 98)
302 Guy Bedos en banlieue Le théâtre dans l'entreprise Blues rouge chez Auchan (Le Monde 09/11/2000) Ecrits de prison (Le Monde 22/01/2000) La caravane des quartiers (Le Monde 02/09/97) A l'hôpital, des artistes (Le Monde 27/12/2000) Sur un lit de couleurs (Libération 27/10/2000) Le conte au service de la formation Le recours esthétique en formation d’adultes. Dispositifs, discours, doctrines. Art et culture dans l’éducation populaire (exemple : La ligue de l’enseignement) Etc... Et encore ? Poursuivre ensemble l’inventaire. Le séminaire peut donner cette occasion. 2) En analysant la politique éducative des arts On trouvera ci-dessous les grandes lignes d'un projet de recherche consacrée à cette politique, et qui inspire les travaux menés au sein de l'UMR Education et politiques PROJET DE RECHERCHE "ART ET CULTURE DANS L'ECOLE" (2001) Alain Kerlan, UMR Education et Politiques (Lyon2/INRP)
PRESENTATION ET JUSTIFICATION DU DOMAINE DE RECHERCHE Le développement des activités artistiques et des pratiques culturelles au sein du système éducatif, l'importance croissante que lui accordent les politiques éducatives et les acteurs de l'École, constituent sans aucun doute l'un des traits les plus remarquables des deux dernières décennies. Il s'agit d'un mouvement dont on peut penser qu'il déborde un simple enjeu disciplinaire, dont le sens et la portée vont au-delà de la reconnaissance dans l'école de disciplines longtemps tenues à l'écart ou bien minorées. L'École désormais commence à intégrer ce qu'elle tendait à refuser par nature et par principe, ou du moins ce qu'elle contenait avec la plus grande vigilance ; elle s'ouvre sur le Musée et l'ensemble des lieux institués de la culture ; les artistes et les créateurs entrent dans la classe. De son côté, le Musée et les institutions culturelles se tournent vers l'École, et plus largement développent en direction de tous les publics un service pédagogique devenu une part de leur identité. Au point que l’on peut supposer que la forme
303 scolaire et les formes culturelle s'interpénètrent. La "mise en culture" des arts, des sciences et des techniques passe par cette rencontre. Mieux : alors que la réforme des programmes et des curricula semble aujourd’hui bloquée, l'ouverture de l'École aux pratiques artistiques et culturelles et à leurs institutions porte l'espérance d'une rénovation de l'École elle-même. Vecteur de la lutte contre l'échec scolaire, de la lutte contre l'indifférence, et d'une façon générale de la quête du sens dans une éducation scolaire désorientée – tel est du moins le propos et l'attente des acteurs les plus engagés –, le domaine des activités artistiques et culturelles en vient à occuper, dans la conception de l'École contemporaine, une place qui dément la marginalité à laquelle il semblait condamné. Les récentes "Orientations pour une politique des arts et de la culture à l'École" le proclament clairement. Le plan de développement des activités et des pratiques culturelles présenté en décembre 2000 par les Ministères de l'Education et de la Culture, par son ampleur, sa durée, son ambition d'assurer la continuité et la cohérence de la formation artistique et culturelle de la maternelle à la terminale, ne peut que donner une nouvelle impulsion à ce mouvement de l'art et de la culture dans le système éducatif. L'accélération du processus devrait rendre plus visibles le processus, ses mécanismes, ses enjeux, ses obstacles, ses perspectives et significations. Elle peut offrir au chercheur un observatoire exceptionnel pour tenter de les déchiffrer et d'en prendre la mesure ; en retour, la recherche envisagée pourrait fournir aux responsables des indications nécessaires à l'évaluation de la politique éducative mise en œuvre, au plan national comme au plan local : les collectivités territoriales sont en effet particulièrement engagées dans les politiques éducatives et culturelles. Elle pourrait dès lors contribuer, à plus long terme, à la définition des objectifs et des outils méthodologiques d’un programme d’évaluation, ainsi qu’à l’accompagnement de ce processus. La recherche se présente donc comme un projet d'analyse et d'accompagnement du plan de développement des arts et de la culture à l'École, dans la mesure où celui-ci accélère et rend particulièrement visible un processus qui touche aux évolutions du système éducatif et culturel. Les institutions culturelles (ou les personnes) engagées auprès des classes seront bien entendu incluses dans le champ de la recherche : celle-ci se situe à l'interface, l'intersection de l'École et de l'Institution Culturelle, de la "forme scolaire et de la "forme culturelle", des activités et des productions de l’une et de l’autre.
DEFINITION ET AXES DE LA RECHERCHE. ATTENDUS SCIENTIFIQUES. 1. ART, CULTURE, ECOLE : UN CARREFOUR La " scolarisation ", la mise en forme scolaire des pratiques artistiques et culturelles se trouve et se trouvera nécessairement au centre de la recherche. Elle est déjà parmi les principales préoccupations des acteurs et des partenaires, d'ores et déjà perçue comme l'une des principales difficultés. Du côté de l’école, les enseignants se demandent comment faire entrer dans la forme scolaire des pratiques et des valeurs qui n'y trouvaient jusqu'à présent guère droit de cité. Ils se demandent aussi comment évaluer ces pratiques nouvelles dans l'école ; nulle pratique ne paraît pouvoir prendre pied dans l'école sans être évaluée : l'évaluation est comme le cœur de
304 la forme scolaire, et la clé de la légitimation scolaire. Mais n'est-ce pas inéluctablement rabattre les activités artistiques et culturelles sur des valeurs et des critères qui en trahiront la nature et la raison d'être ? Comment les équipes éducatives, les enseignants, s’emparent-ils du dispositif des classes à parcours artistiques et culturels, pour quelles fins et quels objectifs, comment le conçoivent-ils, l’interprètent-ils, le justifient-ils ? La difficulté et les interrogations ne sont pas moins présentes du côté de l'institution culturelle, des acteurs, artistes, musées, médiateurs : dès lors que l'art et la culture "paient" à la forme scolaire le prix d’entrée, n'ont-ils pas déjà trop payé, leur spécificité même, rabattue sur les exigences de l'École, au détriment des principes et valeurs culturels et esthétiques ? Les acteurs culturels sont souvent les témoins perplexes de la façon dont l’école s’empare de " l’offre culturelle ", la traduit et l’intègre dans sa logique spécifique. Le partenariat dès lors se trouve compliqué et grevé de malentendus et de suspicions. De plus, les acteurs culturels ne demeurent pas inactifs devant la " demande " scolaire qu’ils contribuent largement à susciter, orienter, anticiper. L’institution culturelle comme les acteurs de l’art et de la culture vont au devant de la demande scolaire, " traduisent " dans des propositions pédagogiques, des outils et des offres de médiation, des produits adaptés ou des productions culturelles spécifiques, leur anticipation de la forme scolaire. Comment l’institution culturelle intègre-t-elle ces différents dispositifs ? Quelles fins, quels objectifs leur donne-t-elle ? Le problème de l'évaluation des pratiques et des politiques éducatives est aujourd'hui, on le sait, une difficulté centrale pour la connaissance et le pilotage de l'évolution du système éducatif. Dans cet entrecroisement contradictoire des perspectives, comment peut-on suivre et apprécier les développements d'une politique éducative, d’une politique culturelle, comment piloter ? Certaines études quantitatives concluent ainsi à l'accroissement des inégalités en conséquence de l'autonomie offertes aux établissements dans le cadre des dispositifs innovants : projets d’établissement, parcours diversifiés, par exemple. Pourtant, les enseignants engagés dans des dispositifs innovants ou dans la lutte contre l'échec scolaire ne se reconnaissent pas nécessairement dans ces résultats. L'exemple des ZEP, ou celui du dispositif des parcours diversifiés, observés dans le cadre de la recherche que l'ISPEF a conduite au sein de l'INRP, en relation avec l'IUFM de Franche-Comté ("Diversifier sans exclure"), l'illustrent assez. Dans les dispositifs innovants, les enseignants privilégient des objectifs transversaux : la socialisation, le développement des capacités d'autonomie, la créativité et l'initiative, par exemple. Les enquêtes sur les parcours diversifiés le confirment en effet, et montrent comment cette situation contient l'innovation dans les marges du système éducatif. Le risque est grand dès lors d’une partition implicite du curriculum : les acquisitions de savoirs (assortis des méthodes) d'un côté, noyau dur du système, légitimé par une évaluation voulue et reconnue, et la socialisation, la subjectivité, la créativité, voire le "prix" de la paix sociale et de la recherche du sens de l'autre. Ce partage plus ou moins silencieux ne peut que marginaliser les dispositifs innovants, et laisse les pratiques artistiques et culturelles à bonne distance de l’école.
2. LES QUATRE AXES DE LA RECHERCHE
305 L’étude des politiques et des pratiques artistiques et culturelles suppose que l’on adopte un cadre théorique permettant de traiter à la fois ce qui est souvent traité séparément : les pratiques des acteurs " de terrain " aussi bien que les projets nationaux, les logiques sociales aussi bien que les " contenus " et les méthodes pédagogiques… La recherche s’inscrit ainsi dans la perspective développée notamment lors du colloque du CRSE : Les politiques des savoirs (Lyon, 28-29 juin 2001). Elle se propose ainsi d’analyser, d’un point de vue de politique scolaire et culturelle, les conceptions de la culture qui sont considérées comme légitimes dans l’école et hors d’elle, les accords et les désaccords autour de ces conceptions, au plan national comme au plan local, ainsi que les " formes " culturelles et didactiques transportées, " traduites " et construites par les acteurs. Elle suivra principalement quatre axes d'investigation.
1) Les politiques de l'art et de la culture dans l'École, ou les politiques scolaires de l'art et de la culture. L’école, ses pratiques, ses savoirs, ses méthodes, ont été bousculés, depuis deux décennies, par la tension entre plusieurs modèles : le modèle républicain d’une école indifférente aux différences, soucieuse d’universalité, s’est trouvé confronté au modèle de la communauté scolaire, attentive aux différences, soucieuse des particularités, ainsi qu’au modèle consumériste d’une école soumise à la concurrence et aux intérêts des individus. On peut se demander si le développement des activités culturelles et artistiques ne marque pas l’émergence d’un nouveau modèle, politique lui aussi, de justification de l’école. Donc l’émergence de nouvelles tensions. On cherchera ici à identifier les principaux types de discours et de pratiques pédagogiques, en relation avec une typologie des modèles esthétiques et culturels. A quels paradigmes esthétiques et culturels renvoient les pratiques pédagogiques et les discours éducatifs (thématiques et argumentaire des politiques éducatives, des conceptions éducatives, discours des enseignants…) en matière de pratique culturelle et d'éducation artistique ? Cette étude devrait permettre de mettre au jour les principes de légitimation, de justification de ces pratiques, du côté de l'école et du côté de l'art et de la culture (le musée, les artistes intervenants, les institutions culturelles, etc.). Elle devrait aussi permettre de comprendre l’éventuel accord de ces divers partenaires, par référence à des principes communs – ou au contraire, leur désaccord. Cette étude s’appuiera sur des analyses documentaires, des observations et analyses des pratiques, des entretiens (Cf. infra) : ce travail, une des premières étapes nécessaires de la recherche, se tiendra à la croisée de la philosophie esthétique et de la philosophie de l'éducation, de la sociologie de l'éducation et de la culture, et de la didactique.
2) La "mise en forme pédagogique" de l'art et de la culture, ou la "scolarisation" de l'art et de la culture. L'analyse des pratiques éducatives et des produits didactiques spécifiques, tant au sein du système éducatif que du côté des institutions artistiques et culturelles concernées (musées, artistes intervenants, institutions et partenaires culturels, etc.), s'intéressera plus
306 particulièrement ici aux transformations, adaptations, traductions dont les œuvres et les pratiques sont l'objet dès lors qu'elles "entrent" dans l'école. Ces oeuvres et ces pratiques sont alors soumis à de nouvelles contraintes et de nouvelles logiques, proprement scolaires. Comment l'art et la culture affrontent-ils cette mise à l'épreuve de la forme scolaire ? Cette interrogation passe notamment par l'analyse des stratégies didactiques proposées par la documentation, particulièrement abondante, élaborée par les institutions culturelles en direction du public scolaire : va-t-elle aux devants des attentes scolaires, de quelles façons et à quel "prix" ? L’étude de la mise à l’épreuve scolaire passe aussi par celle des procédures scolaires d'évaluation des activités artistiques et culturelles – clé de voûte, on l'a dit, de la forme scolaire et de la légitimité scolaire – sous les regards croisés de l'École et de l'institution culturelle. On peut enfin supposer que, mises à l’épreuve de la forme scolaire, les formes artistiques et culturelles sont " scolarisées ", mises dans la forme qui convient à l’école, tant par les enseignants que par les artistes intervenants. On se propose donc de suivre ces processus de transformation, le travail de traduction opéré par ces acteurs. Cette étude s’appuiera sur des observations de situations et des entretiens.
3) Les activités artistiques et culturelles comme vecteur, fer de lance de l'innovation pédagogique, ou les "bougés" de l'École sous l'effet du développement de l'art et de la culture en son sein.
Les politiques scolaires de l'art et de la culture espèrent explicitement de l'entrée de l'art et de la culture dans l'école un changement pédagogique, une modification innovante des pratiques au profit d'une plus grande réussite des élèves, l'ouverture de l'école à une plus grande diversité et un rééquilibrage de la formation abstraite dans le sens d'un pluralisme de l'intelligence. La place qui revient aux arts et à la culture et aux valeurs qui leurs sont liées s'accroît dans le projet démocratique de l'École. L'idée de la mobilisation pédagogique de l'art au service de la lutte contre l'échec scolaire donne son expression la plus courante à cette attente, sans toutefois qu'une démonstration objective et suffisamment ample de l'efficacité proclamée soit faite, ni sans doute entièrement possible. Pourtant, nombreux sont les acteurs et les observateurs des pratiques artistiques, nombreux sont les enseignants engagés dans cette voie intuitivement convaincus de la réalité des effets. Comment les prendre en compte ? Comment les repérer ? Peut-on suivre des effets innovants "en chaîne" des pratiques artistiques et culturelles en direction des autres disciplines ? Ces pratiques ne sont-elles pas en effet suffisamment "décalées" des formes didactiques canoniques (sur le plan des contenus d'enseignement, des relations maître-élèves, de l'organisation spatiale et temporelle du travail…) pour les infléchir nécessairement de proche en proche ?
4) Etude d'un "partenariat" : quand l'institution scolaire rencontre l'institution culturelle, et réciproquement. De l’école à la culture, du national au local.
307 Ce dernier axe pourrait aussi bien être présenté comme celui autour duquel s'organisent les trois autres. Il est en effet central et traverse la recherche dans toute son épaisseur. Il s’intéresse en effet aux collaborations impliquées, en principe, par le développement des activités culturelles. La recherche devra interroger les conceptions que les divers " partenaires " ont de l’école et du musée, de la culture scolaire et de la culture " non scolaire ", sur leurs négociations, leur capacité à se mettre d’accord et à établir un compromis – ou un simple arrangement. Comment des acteurs en enrôlent-ils d’autres, comment traduisent-ils leurs intérêts et ceux des autres, quelles ressources mobilisent-ils ? Comment le partenariat peut-il "tenir", sur quoi tient-il ? Cette dimension de la recherche se tournera plus particulièrement vers les collectivités territoriales, qui sont en effet particulièrement engagées dans les politiques éducatives et culturelles, et qui demandent à mieux comprendre et évaluer leurs engagements. Elle pourra s’appuyer sur quelques études de cas de " partenariats " et sur l’étude de la mutation des Centre Régional de Documentation Pédagogique "passant" à la culture et intégrant des professionnels de la culture.
METHODOLOGIE DE LA RECHERCHE Le principe méthodologique de la recherche sera celui d'un "observatoire" : l'équipe de recherche se centrera sur l'observation, l'analyse et le suivi du développement et des effets des classes à parcours culturels (pratiques, contenus) dans un échantillon d'établissements (école et collège en premier lieu). Installé principalement en région Rhône-Alpes, cet observatoire est susceptible de s'élargir, en fonction des collaborations régionales et nationales que l'équipe de l'ISPEF pourra nouer avec d'autres équipes de recherche. Le point de vue adopté engage un travail et une méthodologie interdisciplinaires. Située au carrefour d'analyses empruntant à la philosophie esthétique et à la philosophie de l'éducation, à la sociologie de la culture et de l'éducation, ainsi qu'aux didactiques des disciplines, la recherche empruntera à ces trois principaux domaines sa méthodologie combinée, en vue de la mise en place d'un observatoire des pratiques artistiques et culturelles dans l'école. Elle procédera en adoptant plusieurs techniques d’investigation, déjà rapidement mentionnées. 1 : l’étude des sources documentaires : textes qui ont accompagné le développement des activités culturelles et artistiques, à l’échelle locale et nationale. 2 : enquêtes monographiques portant sur des cas de partenariat et des établissements. 3 : observation de pratiques culturelles en situation, dans la classe, au musée ; observation, notamment, des transformations des formes culturelles quand elles passent du musée dans la classe. 4 : entretiens semi-directifs avec les diverses catégories d’acteurs. Dans certains cas, on s’efforcera de les articuler avec les observations de situations.
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III. QUE CHERCHONS-NOUS DU COTE DE L'ART ? QUELQUES PISTES
L'art pour quoi faire. A l'école, dans nos vies, une étincelle. Tel est le titre complet du n° 195 (septembre 2000) de la revue Autrement. Un titre développé et une métaphore de l'élément (le feu !)qui méritent d'être commentés ! L'école, la vie : l'embrasement de l'art. Que cherchons-nous donc "du côté" de l'art, nous autres éducateurs, citoyens, hommes et femmes qui entront dans le 21ème siècle ? La réponse à cette question appelle de nombreuses explorations. Il ne s'agira ici que de dégager, en première réflexion, quelques pistes d'études. 1) La "redécouverte" et la promotion de tout un ensemble d'attitudes et de domaines qui étaient écartés jusque là dans l'école et dans la société : la sensibilité (esthesis), le senti et le vécu, l'imagination. Le corps ? Mais pourquoi ces dimensions deviennent elles aujourd'hui positives ? 2) Un renversement des valeurs : les valeurs esthétiques (jusque là de l'ordre du "décoratif", et subordonnées aux valeurs rationnelles, aux valeurs de la raison et de la pensée rationnelle) passant de l'arrière-plan au premier plan. Quelles sont les "valeurs esthétiques" ? Une "révolution" anthropologique liée à "l'invention" de l'esthétique au 18ème siècle, dont il faudrait expliquer la venue (On se rapportera avec profit au livre de Marc JIMENEZ, Qu'estce que l'esthétique ? Gallimard, col. Folio/Essais, 1997), et dont l'expression philosophique la plus systématique se trouve dans la troisième critique kantienne, La critique de la faculté de juger. 3) Ce mouvement en faveur de l'art dans l'école et dans la société privilégie en premier lieu les activités d'expression et de création. C'est bien l'expression de soi, de la subjectivité, la créativité personnelle, qui sont recherchées. La montée en puissance de l'art accompagne et accomplit ainsi la montée de la subjectivité dans la culture moderne, le mouvement de subjectivation de la culture. Luc FERRY y insiste à juste titre dan son livre : Homo Aesteticus, l'invention du goût à l'âge démocratique, Grasset, 1990. Nous voyons dans l'art un domaine, une dimension d'accomplissement personnel, individuel, une formation (au sens fort), Bildung. En quoi et pourquoi l'art aurait-il ce pouvoir d'accomplissement ? Quelle "mise en forme" s'y accomplit ? Quel "achèvement" y trouve-t-on ? Quel équilibre y atteint-on ? Pour tenter d'y répondre, il est peut-être nécessaire d'en passer par une phénoménologie et une anthropologie de l'expérience esthétique (On en trouvera une formulation, nous y reviendrons, du côté de Kant, de Gadamer…) On ne peut ignorer cependant que cette "demande" émane tout autant de la société d'aujourd"hui, qui réclame des individus "créatifs", pour ses propres besoins, notamment économiques. Une contradiction qu'on doit mesurer. 4) Autre piste : le "mouvement" en faveur de l'art à l'école ne dit pas seulement : il faut faire plus de place à l'éducation artistique. Il affirme plus que cela : il comporte l'idée que l'art est éminemment éducatif. L'art accomplirait de façon exemplaire l'ambition éducative, réaliserait plus que tout autre domaine ce que vise la volonté et l'ambition d'éduquer. Comment comprendre cela ? L'éducation vise toujours un "mieux", il n'y a pas d'éducation sans valeur, rappelait Olivier Reboul. Pourquoi l'art serait particulièrement du côté de la valeur éducative, de l'éducation comme valeur ? Ou encore : comment et pourquoi l'art est-il particulièrement
309 apte à répondre aux exigences de ce que j'appelle l'idée éducative ?(Cf A. Kerlan, La science n'éduquera pas. Comte, Durkheim, le modèle introuvable, Bern, Editions Peter Lang, 1998 ; L'école à venir, Paris, ESF, 1998.). L'art, accomplissement de la "trilogie" éducative : intériorité, unité, totalité. L'art comme accomplissement de l'homme dans son humanité comme individu et comme animal politique ; l'art comme accomplissement de l'harmonie humaine et de l'harmonie politique. Ou pour le dire dans le langage habituel : l'art aurait un rôle majeur dans la construction de l'individu et dans son intégration sociale. Cette doctrine de la vocation éducative de l'art et de l'esthétique a déjà trouvé dans l'histoire des idées une formulation capitale, à l'extrême fin du 18ème siècle, dans l'œuvre de SCHILLER : les Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme. Texte essentiel, difficile, sur lequel il faudra s'arrêter. 5) Mais pourquoi aujourd'hui ? Poser cette question invite à mettre le recours éducatif, politique, social et culturel à l'art en relation avec les évolutions et l'état des sociétés contemporaines, "postmodernes", la crise du monde moderne : L'art pour rééquilibré une culture et un rapport au monde dominé par la technique et la raison instrumentale, "l'arraisonnement" (Heidegger), pour réenchanter un univers muet, vidé de ses dieux, réduit à l'utile et à l'utilitaire ; L'art donc pour lutter contre l'insignifiance, retrouver du sens, réapproprier le sens, retrouver l'inquiétude et la force des questions et des énigmes anthropologiques de la présence du monde et de la présence au monde (Cf. l'herméneutique de H.G. GADAMER), maintenir ouverte les interrogations que la technoscience recouvre sans y répondre. Bref, l'art n'est il pas le lieu du sens, et mieux, de la signifiance ? 6) Une autre piste à explorer : les éducateurs et les "responsables" engagés dans la promotion de l'art à l'école y voient un vecteur de l'innovation pédagogique, un outil de lutte contre l'échec scolaire. Pourquoi ? Comment comprenons-nous cette perspective : L'art pour "motiver" ? Mais pourquoi et comment ? L'art pour donner sa place à une autre forme de pensée, d'intelligence, méconnue, et donc pour rééquilibrer la culture scolaire et les "domaines de réussite" ? L'art pour faire place au corps, au concret, à la sensation, contrebalançant l'hégémonie scolaire de l'intelligence abstraite ? L'art parce que là serait, dans la sensibilité, le "sens commun", ce qu'il y a de commun à tous, le plus universel ? L'art comme pont entre les individus singuliers et l'universel de la culture ? Comme passage de la singularité à l'universalité (d'une expression "vernaculaire" comme le rap à la haute culture…) ? Comme rencontre entre des cultures à la fois singulières et universelles (L'œuvre est un universel singulier, disait Hegel) ? Où l'on voit que des questions "pédagogiques" recoupent des interrogations philosophiques majeures. 7) N'oublions pas que la demande d'art pour éduquer, pour former vient de la société ellemême. Il faut donc commencer par comprendre que l'art a des liens premiers et fondamentaux avec la société. L'art n'est pas un loisir qui viendrait après que l'essentiel ait été satisfait ; il n'est pas ce "colifichet" de l'existence auquel certains voudraient le réduire, "tel un petit ornement chargé d'apporter un peu de fantaisie dans une vie asservie au fonctionnel" (M. Jimenez, Qu'est-ce que l'esthétique ? Gallimard, col. Folio/Essais, p. 11). Il est profondément engagé dans notre état d'être social, d'"animal politique". C'est l'ensemble des liens art/politique/société qu'il faudrait examiner, et au moins avoir présent à l'esprit.
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On notera alors que l'art apparaît aussitôt qu'il y a société humaine. L'art est bien l'un des "propres" de l'humanité, et la définit spécifiquement. Comme l'écrit Jean Duvignaud, "l'imaginaire est enraciné dans la vie collective" (Sociologie de l'art, Paris, PUF, 1967). Deux comportements apparaissent aussitôt qu'il y a société humaine : le culte des morts, la fabrication de "l'image d'art". Le premier art est un art funéraire. L'art concerne la façon dont les sociétés humaines font face à la mort. Selon Duvignaud (Régis Debray reprend la thèse), dans l'art on retrouverait à l'œuvre "le travail par lequel les sociétés humaines se défendent contre l'anéantissement par les pratiques mortuaires, mais déplacé" (p. 12).
D'une façon plus général, il faut regarder l'art non pas comme un superflu et une gratuité, mais un fondement social. En quoi l'art est-il un "besoin" ? Quels liens entre l'art et la politique ? On peut y réfléchir en méditant la thèse hégélienne : "Le besoin général d'art est le besoin rationnel qui pousse l'homme à prendre conscience du monde intérieur et extérieur et à en faire un objet dans lequel il se reconnaisse lui-même". Lire Hegel, Introduction à l'esthétique, Flammarion, col. Champs, pp. 61/62. L'œuvre de Schiller s'impose ici : Schiller voyait bien dans l'art le moyen d'une éducation pleinement politique ; c'est le thème central de ses Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme, à rapprocher de ce point de vue du texte de Herbert Marcuse La dimension esthétique, Paris, Le Seuil, 1979.
IV L'ART ET L'ENFANCE L'éducation nouvelle a beaucoup contribué à ce rapprochement de l'art et de l'enfance, de l'enfant et de l'artiste. Pourquoi ? Quelles raisons ? On retrouve là un constat fait au début : l'éducation artistique n'est pleinement légitime qu'à l'école maternelle. Et une interrogation que nous avions réservée : Pourquoi l'art du côté de la petite enfance et de la maternelle ? On se contentera pour le moment d'indiquer des pistes de réflexion : Du côté des éducateurs et de l'enfance, ce rapprochement suppose à la fois un regard nouveau sur l'enfance et sur les valeurs esthétiques (au sens large : l'imagination, le corps, la sensation, la sensibilité et l'intuition opposées à l'intelligence analytique…). L'enfance se trouvant à la croisée. Qu'on se reporte à la valorisation de l'enfance dans l'éducation nouvelle et particulièrement depuis Rousseau.
311 Il faut aussi et simultanément examiner cette question du côté des artistes. L'art moderne se caractérise en effet par une valorisation esthétique de l'enfance qui en fait comme un idéal pour l'artiste. Ce propos du poète Henri Pichette exprime un jugement dont Baudelaire avait donné le ton : "Le poète serait l'homme qui resterait le plus longtemps et le mieux enfant audelà de son enfance. Il est l'homme de la plus longue enfance". Pourquoi l'art moderne regarde-t-il ainsi du côté de l'enfance, au point d'en faire un "modèle" ? Enfance et éducation dans l’œuvre et le propos des artistes : Quelques exemples : Baudelaire, Paul Klee, Picasso, André Breton et les surréalistes, Gombrowicz, Henri Michaux, Joseph Beuys, François Truffaut, Peter Handke…, et bien d'autres)
De même, on interrogera avec profit la vision éducative des artistes et théoriciens de l’art. Exemple : Kandinsky (Du spirituel dans l’art). A rapprocher de Montessori, de Steiner (la théosophie, l’anthroposophie). Comparer avec Arno Stern, Edgar Willems… (Note sur Edgar Willems : l'Association internationale d'éducation musicale Willems célèbrait, en 1998, "un double anniversaire. Les 30 ans de ladite association et les 20 ans de la mort d'Edgard Willems (1890-1978). C'est à Genève, en 1927, que ce musicien autodidacte donne ses premiers cours de psychologie et philosophie de la musique. Son approche, à l'inverse d'un enseignement intellectualisé, se veut sensorielle. Selon lui, "la source de vie des éléments musicaux se trouve non dans la connaissance des enseignements scolaires, mais dans l'être humain". En 1956, connu au niveau international par ses nombreux écrits et conférences, Edgar Willems débute les cours d'initiation musicale pour les enfants de 5 à 7 ans au Conservatoire de Genève. Jusqu'en 1971, le pédagogue formera de nombreux enseignants. Cette formation de trois ans se poursuit aujourd'hui dans toute l'Europe, notamment à Lausanne. Renseignements : Pour la Suisse : Mme Christine Leonardi, Commugny, tél. (022) 776 70 75. Pour les autres pays : Association internationale d'éducation musicale Willems, F - Dommartin (Lyon), tél. (0033) 472 54 99 08 ).
Un texte clé et inaugural sur ce thème de la "connivence" de l'enfance et de l'art dans la culture moderne : Charles Baudelaire, Le peintre de la vie moderne (On peut lire ce texte dans Charles Baudelaire, Ecrits sur l'art, Gallimard, col. Folio/essais).
Une question en forme de slogan "traverse" et "brouille" la réflexion sur ce terrain : l'enfant est-il artiste "par nature" ? Question à laquelle il ne faut pas se dérober, mais qu'on doit poser dans toutes ses dimensions…
V. CONCEPTIONS DE L'EDUCATION ARTISTIQUE ET MODELES ESTHETIQUES
312 1) Il existe plusieurs conceptions de l'éducation artistique Plusieurs pratiques pédagogiques peuvent être repérées. Certaines appartiennent à l'histoire et n'ont plus court, d'autres coexistent. Une première tâche pour éclairer la recherche serait d'en faire l'inventaire, de dresser une typologie des conceptions et des pratiques de l'éducation artistique, des principaux modèles pédagogiques à l'œuvre dans l'école et dans la société (les Musées, les Ecoles spécialisées, etc.).
En première analyse, on peut au moins distinguer : Un modèle centré sur la technique et le savoir faire artistique (apprendre la technique du dessin…) Un modèle centré sur l'histoire de l'art et de la culture Un modèle centré sur l'apprentissage de la lecture de l'œuvre (sémiologie critique, éducation du regard et du plaisir de l'œil. Un modèle relevant plus de l'éducation esthétique que de l'éducation artistique ?) Un modèle centré sur la rencontre (de l'artiste, de l'œuvre) Un modèle centré sur la création et l'expression (l'atelier Freinet, le Clôslieu de A. Stern…) Une autre "entrée" peut être de s'interroger sur ce que vise et promeut l'éducation artistique : La compréhension et l'intelligence des œuvres ? L'accès à un patrimoine considéré comme un bien commun ? Le vécu émotionnel ? L'expression de soi et la créativité ? On pourrait sur cette voie distinguer au moins trois modèles ou conceptions : La première organise la rencontre de l'élève et de l'œuvre (le "beau"), conçue comme un "sommet" de l'humanité et de l'universel, et vers lequel c'est la tâche de l'éducateur d'aider chacun à s'élever pour s'accomplir. Conception humaniste et "intuitive". Chaque enfant a "droit" à cet accès : exigence démocratique. La seconde démarche annexe l'éducation esthétique à l'éducation intellectuelle, et s'en tient à l'idée d'instruction, entendue comme la maîtrise d'un ensemble de repères dans l'espace et dans le temps : nul ne peut s'orienter dans la culture et la société sans y disposer d'un ensemble de repères d'ordre artistique. Conception humaniste plus intellectuelle. La troisième démarche met en avant la création, l'expression, la personne. Elle croit en la vertu éducative et unifiante de la sensibilité, de l'imagination et de l'émotion partagée, contre l'exclusivité de la raison. Sur le plan individuel et sur le plan collectif. Conception humaniste romantique. 2) Sous la pluralité des pratiques, celle des conceptions de l'art
313 Au moins trois grands modèles, trois grands paradigmes esthétiques doivent être distingués. Ils structurent l'histoire de l'art et celle de la philosophie de l'art : Le paradigme classique (Platon, Aristote, et tous les classiques) Le paradigme romantique (Schelling, Hegel, Baudelaire, les romantiques, mais aussi l'avantgarde) Le paradigme critique (autour de Kant) Nous devrons revenir en détail sur chacun de ces paradigmes encore actifs. On en trouve un exposé très riche dans Marc SHERRINGHAM, Introduction à la philosophie esthétique, Paris, Payot, 1992.
PHILOSOPHIE (DE L’EDUCATION) ET RECHERCHE EN EDUCATION Quelle place et quelles fonctions pour la philosophie (de l’éducation) dans la recherche en sciences de l’éducation ?
Introduction La philosophie (de l’éducation) parmi les sciences de l’éducation, et plus particulièrement dans la recherche en éducation et en formation. Une présence nécessaire, pourquoi ? Deux cas de figures : - Les recherches inscrites expressément dans le champ de la philosophie de l’éducation et de l’histoire des idées éducatives. Ce ne sont pas les plus nombreuses ; sans doute le paradigme positiviste (recherche = terrain = enquête = questionnaire = statistique, etc.) n’y est pas pour rien. - Les recherches situées dans tous les autres champs des sciences de l’éducation, sociologie, pédagogie, didactique, histoire, psychologie, etc. …mais qui peuvent trouver dans la philosophie (de l’éducation) des outils, un accompagnement, un sol, des références, etc. Ce que j’ai appelé un compagnonnage.
Trois références, trois points de vue seront pris en compte :
- La conception d’Olivier Reboul,. classique et bien connue des étudiants en sciences de l’éducation Elle est résumée dans sa petite mais précieuse Philosophie de l’éducation (PUF, 1989), particulièrement dans le chapitre 1 (les méthodes en philosophie) et le chapitre 7 (les valeurs en éducation).
- La synthèse proposée par Michel Fabre en conclusion du livre coordonnées par Jean Houssaye, Education et philosophie (PUF, 1999), sous le titre : Qu’est-ce que la philosophie de l’éducation ?
314 - Ma propre contribution, autour d’une distinction : " philosophie de l’éducation/philosophie pour l’éducation/philosophie " tout court " (in Philosophie pour l’éducation. Le compagnonnage philosophique en éducation et en formation, ESF, 2003).
Dernier élément introductif. Mon intervention sera découpée en deux volets : le premier restera général, et s’efforcera de répondre à cette question : quelle place et quelles fonctions pour la philosophie (de l’éducation) dans la recherche en sciences de l’éducation ? Pourquoi ? Comment ? Le second volet s’arrêtera sur un domaine précis de recherche, celui que je pilote plus particulièrement au sein de l’UMR, et qui concerne l’art et la culture en éducation et en formation. C’est une thématique que j’aurai l’occasion de développer dans le cadre du séminaire. Ici, je me contenterai de montrer l’importance et le rôle de l’éclairage philosophique (l’esthétique).
I. PLACE ET FONCTION(S) DE LA PHILOSOPHIE DANS LA RECHERCHE EN EDUCATION
1. La perspective d’Olivier Reboul : la démarche philosophique, tout simplement
Une simple piqûre de rappel !
La philosophie, avant tout un travail du concept, de clarification et de production des concepts. Il faut d'abord rappeler que le "travail philosophique" réside essentiellement dans l'analyse des idées, le "décorticage" des concepts, parfois dans l'invention, la production de concepts. La philosophie est travail sur les concepts, travail des concepts ; le philosophe est un travailleur, un spécialiste du concept ! La figure de Socrate demeure emblématique.
Le travail philosophique commence donc par, inclut nécessairement, une déconstruction, un démontage des idées et des opinions, une remontée aux principes, une vigilance quant à l'usage et le sens des mots. L'allégorie platonicienne de la caverne reste ici une référence fondatrice, paradigmatique.
La philosophie est donc avant tout une interrogation : comme telle, la philosophie (de l’éducation) est " non pas un corps de savoirs, mais une mise en question de tout de que nous savons ou croyons savoir sur l’éducation " (La philosophie de l’éducation, p. 3)
Cette mise en question est :
315 •
Totale (" En droit, aucun domaine n’échappe à l’interrogation philosophique " ; d’autant que " l’éducation est le fait humain par excellence ").
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Radicale (elle va jusqu’au fond, aux racines. Elle ne peut poser la question des moyens sans s’interroger sur les fins).
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Vitale (Reboul insiste beaucoup là-dessus. L’interrogation philosophique n’est pas suscitée par le seul intérêt spéculatif ; elle est habitée d’un intérêt pratique (moral, éthique, politique : Comment agir ? Que pouvons-nous faire ?). La philosophie, écrit Reboul, " est en quête non seulement d’un savoir mais d’un savoir-être, d’un savoirêtre par le savoir ". Remarque :le " retour " de la philosophie, son regain, est particulièrement retour de la philosophie pratique…
Ces caractéristiques sont très clairement engagées dans les " démarches ", les " méthodes " de la réflexion philosophique. On peut considérer les principales " méthodes " de la philosophie comme des indications sur l’usage qu’on peut faire de la philosophie (de l’éducation) dans la recherche en éducation. •
Le recours à l’histoire de la philosophie. Nos problèmes ont déjà été posés. Cela ne signifie pas que la démarche recherche les réponses dans le passé ; mais que les philosophies passées offrent des cadres logiques et conceptuels, des réserves cohérentes de pensées armées, des problématiques fortement élaborées. C'est pourquoi, comme le remarque Reboul, "l'histoire [de la philosophie] révèle à chacun ce qu'il pense de façon confuse et parfois contradictoire" (p. 6). Bref, les pensées philosophiques élaborées donnent une structure à nos débats. L’histoire de la philosophie est un prodigieux réservoir de problématiques explorées et élaborées.
Exemple : Le travail de Michel Fabre dans " Penser la formation ". Le recours à la philosophie politique chez Alain Renaut dans " La libération des enfants. Contribution philosophique à une histoire de l’enfance ". •
La démarche épistémologique, la réflexion sur les sciences constituées. Toute pensée philosophique inclut d'une manière ou une autre une réflexion sur les savoirs constitués : leurs énoncés, valeur, leur sens, leurs limites…Cette préoccupation est désormais essentielle en éducation. Le philosophe ne peut pas l'ignorer quand il aborde le champ de l'éducation : il existe aujourd'hui des sciences de l'éducation. La philosophie ne peut se contenter de les recevoir comme des vérités établies. Il lui faut interroger tant leur pluralité que leur scientificité. L'existence et le sens même des "sciences de l'éducation" sont pour le philosophe de l'éducation des problèmes majeurs. Par exemple, il faut
Exemple : les travaux de Georges Canguilhem concernant le Normal et le Pathologique. Les concepts des sciences de l’éducation ont aussi leur histoire et leurs enjeux. On peut ainsi interroger les didactiques et leur scientificité revendiquée (Cf. Alain Kerlan, "Les didactiques entre instruction et instrumentation", Revue du C.R.E. Université de Saint-Etienne, CDDP de la Loire, n° 17, décembre 1999).
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L'analyse logique, ou analyse du langage. C'est une interrogation sur le vouloir-dire. Et particulièrement sur le langage courant, sur cette parole qui pense en nous et audelà de nous. L'analyse logique débusque la pensée implicite dans la langue pour ne pas être pensée par elle Ainsi, pensons-nous vraiment ce que nous voulons dire quand, cédant à l'usage de plus en plus fréquent, nous substituons l'expression "former un enfant lecteur" à l'expression ""apprendre à lire" à un enfant ?
Exemple : Le travail de Reboul dans " Le langage de l’éducation " ; celui de Daniel Hameline dans " L’éducation, ses images, son propos ". Il y aurait beaucoup à faire aujourd’hui en interrogeant le vocabulaire de la formation… •
L'argument a contrario. Cette méthode complète souvent la précédente. Faute de pouvoir ou de parvenir à définir positivement, on essaiera négativement. Il est en effet plus aisé de dire ce que n'est pas une chose plutôt que de dire ce qu'elle est.
Exemple : Il est plus aisé de s'entendre ainsi sur ce que, n'est pas éduquer : éduquer, ce n'est pas dresser, "formater", conditionner ; ni laisser-faire… cette méthode d'inspiration platonicienne convient particulièrement quand il s'agit de valeurs. •
La dialectique. Là encore l'origine est platonicienne. Hegel en a fait le moteur de son système. Entendue au sens hégélien, cette démarche consiste, pour penser, à partir des oppositions entre les théories en présence sur un sujet. Et tenter au moins pour chacune d'en mettre à plat les logiques respectives, pour peut-être les dépasser, en montrant les points où elles se renversent l'une dans l'autre. Au moins dans ce travail dégager les enjeux et les présupposés.
Exemple : la façon dont John Dewey tente de dépasser l'opposition effort/intérêt (Article " l’intérêt et l’effort ", in " L’école et l’enfant ". On pourrait sans doute appliquer cette méthode à l'opposition contemporaine des "républicains" et des "pédagogues" ! •
L'approche phénoménologique. Au cinq méthodes que retient Reboul, on en ajoutera une sixième, très engagée dans la philosophie moderne : la démarche phénoménologique. Elle ne s'interroge pas sur l'essence, mais sur l'existence et le donné dans l'expérience (le "phénomène"). Elle partira donc du donné, du fait de l'éducation et de la formation, de leur facticité. Elle cherche à élucider les expériences inhérentes à l’éducation et à la formation, au lieu d’interroger les objets à partir de principes a priori.
Par exemple, pour travailler sur la formation, partir non pas de définitions, mais de la rencontre par quoi une formation existe, de l’entrée en formation, de la relation entre le formé et le formateur.
2. Les perspectives de Michel Fabre
Elles recouperont bien sûr souvent celles de Reboul. J’essaierai cependant d’insister sur ce qu’elles ont de complémentaires ou de différents.
317 Une triple nécessité •
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Nécessité du " maintien d’une ouverture du sens par rapport au savoir des experts " (" Qu’est-ce que la philosophie de l’éducation ? ", in Jean Houssaye, Education et Philosophie, ESF, 1999, p. 271). Nécessité de " la mise en question des allants de soi de la pratique " (Idem) Nécessité d’une véritable pensée de l’éducation, " c’est-à-dire d’une philosophie dont la question fondatrice serait celle de l’éducation " (p. 273). D’une philosophie qui prenne à bras-le-corps " ce fait fondamental et absolument premier que l’homme existe en formation, que la formation est une structure d’existence " (Idem).
Exemple : la façon dont Bachelard, montre Michel Fabre, " opère un quadruple enracinement ontologique, épistémologique, éthique et esthétique de l’idée de formation " (p. 274).
Les trois fonctions cardinales •
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La fonction épistémologique, qui " renvoie à l’identification des savoirs élaborés par les sciences de l'éducation "(p. 277). Nous l’avons déjà abordée avec Reboul. Ce que l’on peut ajouter ici, pour ce démarquer peut-être d’une tentation de surplomb perceptible chez Reboul, c’est que la fonction épistémologique est d’abord enquête approfondie sur l’état des savoirs et de l’actualité de la recherche. " L’intervention philosophique en éducation suppose la connaissance sérieuse des objets que l’on prétend penser, tels qu’ils sont constitués dans la tradition pédagogique, les sciences de l’éducation et plus largement les sciences humaines " (p. 289/290). S’instruire avant de penser. Si la philosophie a la tâche " d’élucider les tenant et les aboutissant de la prise en charge " scientifique " du fait éducatif ", elle doit d’abord bien la connaître, être attentive au " détail épistémologique " (Idem, p. 290). La fonction élucidatrice. Elle " revient à scruter les dispositifs, les démarches, les systèmes, pour en discerner les implications, les enjeux, bref les significations " (p. 277). La fonction élucidatrice, c'est donc : o un questionnement des réalités éducatives (discours, pratiques, systèmes, fonctionnements) o cherchant à dégager leurs conditions de possibilité, leur sens philosophique, les valeurs qu'elles attestent, promeuvent ou refusent : la " figure d'humanité "" qu'elles impliquent ; cherchant à comprendre ce qu’éduquer pour une société donnée veut dire, selon les figures qu’elle lui donne o Une " élucidation anthropologique ", et donc un dévoilement des "figures de l'imaginaire fondamental" qui nous constitue, "les mythes par lesquels le sens advient aux humbles réalités éducatives". Il s’agit donc essentiellement d’une démarche herméneutique o Cohérence d'un questionnement faisant apparaître, à travers la multitude des signes convergents, la signification d'un même phénomène. o Exigence de totalité, de transversalité : travailler sur toute l'épaisseur anthropologique des phénomènes, interroger le réseau des relations, rassembler des faisceaux cohérents de signes, reconstituer "le texte"
318 Un exemple pionnier, le déchiffrage par Nietzsche de l'actualité éducative allemande : Cf. " Sur l'avenir de nos établissements d'enseignement ". De quoi s’agit-il ? D’identifier les figures de l'identité culturelle qui s'y font jour (en commençant par les dégager par un travail d'interprétation à partir de l'analyse des discours, des pratiques ou des dispositifs) ; d’en dégager les implications, le système sous-jacent de valeurs ; de mener ce travail en fonction d'une lecture globale de la civilisation occidentale (celle que développe " La naissance de la tragédie "). C’est dans ces perspectives que Nietzsche est conduit à interpréter ce réseau de signes : l'encyclopédisme, la spécialisation étroite de l'enseignement universitaire, le culte de l'érudition, l'attention à la conjoncture, à l'éphémère – convergeant selon lui vers deux pôles antithétiques tous deux éloignés de la culture véritable : l'érudition et le journalisme. Pour ma part, travaillant sur l’art et la culture, ou plutôt sur la place de plus en plus grande qu’occupent l’art et la culture dans le domaine de l’éducation et de la formation, au point de nourrir l’espérance d’un " modèle esthétique de l’éducation ", je tente de me situer dans cette perspective d’élucidation, j’essaie de comprendre le sens de cette montée du modèle éducatif des arts dans la société et la culture contemporaines.
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La fonction axiologique. On passe cette fois de l’analyse à la proposition. De descriptif au prescriptif. La fonction axiologique " participe à la réflexion sur les finalités à promouvoir, les principes à diffuser " (p. 277).
La fonction axiologique est voisine de l’utopie. La pensée de l’éducation peut-elle s’en passer ? Citant Paul Ricœur : " L’utopie, c’est ce qui mesure l’écart entre l’espérance et la tradition " (Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, vol II, Paris, Seuil, 1986), Michel Fabre estime qu’ " aucune société ne peut respirer sans se projeter dans des alternatives plus ou moins radicales " (p. 288).
L’esprit des Lumières a été ainsi longtemps le sol de notre espérance éducative. Est-ce encore vrai ? La crise de l’éducation, on le sait, est prise dans la crise de l’idéal moderne. L’interrogation critique des utopies fondatrices est sans doute aujourd’hui l’un des objets majeurs de la philosophie de l’éducation sous sa forme la plus radicale. Quoi qu’il en soit, aucune recherche en éducation ne peut se passer d’une grande référence axiologique, d’une utopie fondatrice. Au nom de quoi et pourquoi chercher, sinon ?
3. Philosophie de l’éducation, philosophie pour l’éducation, philosophie tout court Cf. Alain Kerlan, Philosophie pour l’éducation, le compagnonnage philosophique en éducation et en formation, Paris, ESF, 2003
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Philosophie de l’éducation
" L’exigence philosophique en éducation est sans doute l’exigence d’une philosophie de l’éducation : la tâche d’éduquer et de former, comme la politique, le savoir, l'art, sont des
319 pratiques humaines universelles, et mieux, des " propres " de l'homme, des structures d'existence, et la philosophie éducative devrait figurer aux côtés de la philosophie politique ou de la philosophie esthétique, et au même titre " (p. 9). •
Philosophie pour l’éducation
" Mais elle est aussi, et peut-être plus encore, exigence d’une philosophie pour l’éducation : toute réflexion éducative et toute pratique pédagogique, toute responsabilité d’éduquer, dès qu’elle se réfléchit, touchent à des interrogations qu’on peut qualifier de " philosophiques " en ce sens qu’elles font écho aux interrogations que la philosophie ne cesse de reprendre. Est-il possible d’instruire et d’éduquer sans manifester un intérêt pour le savoir ? Des questions de ce genre : Quelle est la nature et quel est le sens des mathématiques ? Qu'est-ce que la poésie ? Qu'est-ce qu'une langue ? Qu'est-ce que le plaisir esthétique ? ne sont-elles pas enveloppées dans la responsabilité d'instruire ? Est-il possible d’avoir tâche d’éduquer sans manifester un intérêt pour la Cité ? Les valeurs de la Cité sont engagées dans la quotidienneté et les finalités de l’école. Est-il au total concevable d’éduquer sans préserver en soi la faculté de questionner et de s’étonner ? L’éducateur n’a-t-il pas besoin par profession de se tenir autant que faire se peut dans les commencements du savoir, à raviver, ranimer l'énigme de la connaissance ? Si l'éducation a besoin de la philosophie, il arrive aussi que grâce à l'éducation, la philosophie soit rappelée à elle-même, par exemple lorsqu’elle fait un devoir au maître de maintenir en lui-même la capacité de s'étonner – l'étonnement, " sentiment philosophique par excellence ", comme le dit Aristote – afin d'accueillir et de faire vivre l’étonnement de l'élève " (p9/10). •
Philosophie tout court, tout simplement : le compagnonnage philosophique
" Reste qu’il n’y a guère d’autre façon d’apprendre la philosophie que d’y entrer, et qu’il n’y a pas de philosophie de l’éducation sans philosophie tout court, sans entrée dans la culture philosophique et les pensées où elle s’élabore, et les textes où elle se dépose. La philosophie a la réputation d’être abstraite et difficile, et présente néanmoins ce paradoxe de se dire accessible à tous. C’est qu’il y a sans doute deux manières de concevoir la philosophie. Dans la première, elle est envisagée comme une activité de construction théorique ; dans la seconde, elle est une démarche de vie et de pensée que chacun peut entreprendre pour soi. Cela ne signifie pas qu’il faille les opposer. La philosophie n’est-elle pas toujours au bout du compte une expérience personnelle de pensée. Toutes sortes d’événements et de rencontres peuvent y conduire : le souci d’éduquer en propose de nombreux, et non des moindres… Philosophie de l’éducation, philosophie pour l’éducation, et finalement philosophie tout court, philosophie tout simplement : tel est l’accompagnement, le compagnonnage des philosophes et de la philosophie que s’efforcent donc de proposer les pages qui suivent " (Idem).
Images et imaginaire de l’éducation et de l’enfance dans l’art et la fiction.
320
1. Exploration du champ de recherche. Exemples. 1. Sur fond de la problématique générale, conduire des études dans le domaine des œuvres d’art, des images, de la fiction (arts plastiques, cinéma, littérature, photographie, théâtre, danse, publicité, documentaire, etc.), rn les interrogeant du point de vue de ce qu'elles nous disent dns notre champ : comment y parle-t-on des choses de l’éducation et de la formation, et que dit-on ? Quelques exemples : Que racontent là-dessus les célèbres photographies de Doisneau ou de Boubat ? Photographier l’enfance, pourquoi ? Que nous dit de l’école d’aujourd’hui le film de Tavernier Ça commence aujourd’hui ? (ou encore : comment la littérature contemporaine parle-t-elle de l’enfance ? Et que dit là-dessus le film La vie est belle ? Et les films et documentaires pédagogiques ? Que nous dit Le cercle des poètes disparus de la société et de l’imaginaire éducatif américain ? Que nous racontent les publicités consacrées aux encyclopédies et aux équipements multimédias sur la " société cognitive ", la " société éducative " ? 2. Un préalable théorique et méthodologique : considérer que l'étude de l'éducation et de l'enfance telles que l'art et la littérature nous les donnent à penser et à "sentir" à une place légitime en sciences de l'éducation ; que la contribution à la production du savoir en sciences de l'éducation peut de façon efficace et originale emprunter cette voie. Quelques exemples. Le "modèle" de la "sociologie de la littérature" ; celui de l'histoire Deux perpectives : 1) une perspective d'ordre sociologique et historique, considérant l'oeuvre comme un "document" ; 2) Une perspective plus estrhétique, attezntive à la nature m^me de l'oeuvre en tant qu'oeuvre, sur horizon philosophique et anthropologique.
2. L’enfance et l’éducation en littérature. Un premier exemple : Peter Handke, Histoire d'enfant Histoire d'enfant (1981), Paris, Gallimard, 1983 (traduction française de Georges -Arthur Goldschmidt). Présentation de l'auteur et de son œuvre. (On consultera pour approfondissement un étude essentielle : G. A. Goldschmidt, Peter Handke, col. Les contemporains, Seuil. Particulièrement les pages 136 et sq. consacrées Histoire d'enfant ) "Histoire d'enfant raconte la vie de Peter Handke avec sa file de 1970 à 1977. L'exceptionnel n'est pas ici que ce soit un père à qui ets confié le soin exclusif de l'éducation de son enfant et de sa vie quotidienne, mais l'attention portée aux gestes... Mais c'est lorsque ces petits faits deviennent, grâce à l'écriture, amples et neufs qu'ils prennent tout leur sens". (G. A. Goldschmidt, p.137). Handke reprenant l'expression à Kafka appelle ces faits-là "des histoires mondiales privées". Il s'agit de "faits de la vie particulière de chacun, mais de portée universelle. Seule la littérature est capable de transformer ainsi le particulier en aventure de tout le monde" (G. A. Goldschmidt, p.137).
321 "Histoire d'enfant, c'est l'histoire du ralentissement des gestes. Ceux-ci, comme dans certains films japonais - et on sait l'importance que les films du cinéaste japonais Ozu ont eu pour P. H. - , deviennent l'expression de la mémoire de ceux qui les exécutent" (p. 146) Lecture des extraits proposés. I " Une des pensées d'avenir de l'adolescent c'était de vivre plus tard avec un enfant. L'image d'une entente muette, de courts échanges de regards : on s'accroupissait, une chevelure, une raie irrégulière, on était près et loin en heureuse harmonie. La lumière de cette image, quand elle revenait, c'était l'obscurité peu avant la pluie sur une cour au sable grossier, bordée d'une bande de gazon, devant une maison à la présence toujours imprécise et qu'on sentait seulement derrière soi, sous le toit de feuillage serré de grands arbres bruissants. Il était aussi naturel de penser à cet enfant que d'attendre deux autres choses importantes : la femme qui, il en était convaincu, lui était destinée et qui depuis toujours, par cercles concentriques, allait secrètement à sa rencontre, et la vie professionnelle où seule lui faisait signe la liberté digne d'un homme, sans que ces trois attentes apparaissent, ne fût-ce qu'une seule fois, confondues en une seule image. Le jour de la naissance de l'enfant désiré, l'adulte se trouvait sur un terrain de sports à proximité de la clinique, un matin de clair soleil au printemps; dans les espaces sans herbe devant les buts les flaques d'eau étaient devenues de la boue dont s'élevaient des nuages de vapeur. A la clinique, il apprit qu'il arrivait trop tard. (Il avait éprouvé de la répugnance à être témoin oculaire de la naissance.) On roula sa femme dans le couloir, la bouche blanche et desséchée. La nuit précédente, elle avait attendu, seule au milieu d'une salle vide dans le lit à roulettes surélevé ; lorsqu'il était venu lui apporter quelque chose d'oublié à la maison, il y avait eu entre eux un instant de profonde douceur : l'homme debout sur le seuil avec un sac en plastique et la femme couchée nue au milieu de la pièce sur son haut dispositif métallique. La pièce est assez grande, ils se trouvent à une distance inhabituelle l'un de l'autre. Le linoléum brille, de la porte au lit, sous la lumière blanchâtre et chuintante du néon. Le visage de la femme, sous le vacillement de la lumière qui s'allume, s'est tourné vers lui sans surprise ni effroi. Derrière lui - il est minuit passé depuis longtemps - corridors et cages d'escalier du bâtiment se ramifient dans la pénombre sous une aura de paix que rien ne peut troubler et qui se prolonge jusque dans les rues silencieuses de la ville. Lorsqu'on montra l'enfant à l'adulte à travers la paroi vitrée, il ne vit pas un nouveau-né mais un être humain déjà parfait. (C'est seulement sur la photo qu'apparut la figure habituelle de nourrisson.) Une fille ? Cela lui convint tout de suite; dans le cas inverse - cela il le sut plus tard - la joie aurait été la même. Derrière la vitre on lui tendit non pas sa " fille " ni même sa " progéniture " mais un enfant. L'homme eut cette pensée : il est content, il aime bien être au monde. L'enfant, par le seul fait d'être, sans rien qui le distinguât, rayonnait de sérénité l'innocence était une forme de l'esprit! - et cela se communiquait presque furtivement à l'adulte à l'extérieur; eux deux, là-bas, paraissant former une fois pour toutes un groupe de conjurés. Le soleil éclaire la pièce où ils se trouvent, sur le dos d'une colline. A la vue de l'enfant l'homme non seulement se sent responsable mais éprouve l'envie de le défendre et comme une impression sauvage: la sensation d'être debout sur ses deux jambes et d'être fort. Chez lui, dans l'appartement vide, mais où tout était déjà préparé pour la venue du nouveauné, l'adulte prit un bain, abondamment, comme jamais encore, comme s'il en avait enfin
322 terminé avec les avanies de l'existence. Il venait en effet de terminer un travail où il avait, croyait-il, pour une fois atteint ce qui est évident et ce qui, pourtant secondaire, était aussi de l'ordre de la loi. C'était cela qu'il s'était fixé pour but. Le nouveau-né; le travail mené à bien; ce minuit d'incroyable unisson avec la femme: pour la première fois l'homme étendu dans l'élément chaud et la vapeur se voit au sein d'un état de perfection petit, insignifiant, peut-être, mais qui lui convient. Quelque chose l'attire dehors, les rues pour une fois sont devenues les chemins d'une métropole familière: marcher là pour soi seul est en ce jour une véritable fête. Et de surcroît personne ne sait au juste qui je suis. Ce fut le dernier accord pour longtemps. A l'arrivée de l'enfant dans la maison, l'adulte crut revivre une jeunesse étriquée où il n'avait été, bien souvent, que le gardien de ses frères et soeurs plus jeunes. Au cours des années passées, cinémas, rues, tout ce qui était dehors et n'était pas sédentaire lui avait pénétré le corps et le sang; ce n'est qu'ainsi, pensait-il, qu'un espace existait pour les rêves de jour où l'existence pouvait enfin paraître aventureuse et digne d'attention. " Il te faut changer de vie! " Cela n'avait-il pas été écrit en lettres de feu pendant tout ce temps où rien ne l'attachait à rien ? Maintenant la vie allait nécessairement devenir tout autre. Lui, qui s'était tout au plus attendu à quelques transformations, se vit prisonnier chez lui, et tout au long des heures durant lesquelles, la nuit, il roulait l'enfant en pleurs à travers l'appartement, il se disait, privé d'imagination, que maintenant c'en était pour longtemps fini de la vie. " (pp 11-14) II Pendant toutes ces années, il avait souvent été en désaccord avec sa femme. Certes il avait de l'estime pour l'enthousiasme et le scrupule qu'elle mettait dans son travail. Celui-ci se faisait par enchantement plutôt qu'elle ne semblait l'exécuter: l'effort restait imperceptible à qui la voyait de l'extérieur. Certes il se sentait responsable d'elle et pourtant, secrètement, il croyait toujours savoir qu'ils n'étaient pas faits l'un pour l'autre, que leur vie en commun était un mensonge, proprement une dérision, comparée aux rêves qu'il avait faits jadis de lui et d'une femme. Parfois même il maudissait en secret cette union comme l'erreur de sa vie. Mais c'est seulement avec l'enfant que cette désunion épisodique devint dissension définitive. De même qu'ils n'avaient jamais vraiment été mari et femme, ils ne furent pas non plus, dès le début, un couple de parents. Se rendre la nuit auprès de l'enfant qui s'agitait allait pour lui de soi. Pour elle, il n'en était pas question, et c'était déjà là une raison de silence hostile, presque d'inimitié. Elle, elle s'en tenait aux livres et aux règles de conduite des spécialistes que lui méprisait tous en bloc, si sûrs de leur expérience qu'ils pussent être. C'étaient d'inadmissibles, d'intolérables intrusions dans le secret entre lui et l'enfant, et elles l'indignaient. Ce tout premier regard - le visage du nouveau-né éraflé par ses propres ongles et pourtant apaisé derrière la vitre -, ce regard n'avait-il pas été d'une réalité à remuer l'univers tout entier, au point qu'à le voir on devait immédiatement savoir ce qu'il y avait lieu de faire ? Or ceci devint précisément le constant sujet de plainte de la femme: à la clinique on lui avait volé ce regard qui aurait pu la conduire. Par la faute d'une intervention extérieure, elle avait laissé passer l'instant de la naissance et manqué quelque chose pour toujours. L'enfant, disait-elle, lui était irréel ; de là cette peur de faire ce qu'il ne fallait pas et le respect de ces règles extérieures. L'homme ne la comprenait pas: ne lui avait-on pas tout de suite après, pour ainsi dire, mis l'enfant dans les bras ? Or, il le voyait bien, elle s'en occupait non seulement avec plus d'adresse mais aussi avec davantage de patience que lui. Ne s'en tenait-elle pas, avec constance et présence d'esprit, à ce qu'elle était en train de faire, alors que lui, cette brève félicité une fois atteinte on pouvait y apaiser cet autre être insomnieux et malade, se transmettre à lui d'une simple caresse de la main, le temps d'un battement de pouls encore futur et qui pourtant abolirait
323 toutes les limites -, lui, cet instant passé, perdait toute énergie et laissait seulement s'écouler le temps, assis à côté du nourrisson, à s'ennuyer, avide de pouvoir enfin sortir. (p. 15-17) III Ce ne fut certes pas l'harmonie mais la dissension, rendue particulièrement nette par les événements d'alors, qui détermina tout ce qui suivit cette année-là. Pour la plus grande partie de cette génération les formes traditionnelles de vie étaient devenues " la mort " ; celles qui étaient en train de naître n'étaient enfin plus imposées par une autorité supérieure mais s'établissaient pourtant avec la puissance d'une loi générale. L'ami le plus proche, celui qu'on n'arrivait à se figurer dans sa chambre, dans la rue ou au cinéma qu'opiniâtrement seul (et qui n'avait été si proche de vous que pour cette raison), le voilà qui tout à coup habitait avec plusieurs autres et allait sur le boulevard bras dessus bras dessous dans la foule, et lui, dont les silences avaient jadis même été souvent pénibles, le voilà qui parlait au nom de tous, sa langue s'était déliée d'une manière surprenante, il semblait, lui, du bon côté par rapport à l'isolé qui restait à part et qui pour un certain temps même se voyait dans l'exercice de son métier comme le ridicule " dernier de son es pèce ". Son travail, alors, lui semblait-il, c'était l'enfant: son excuse face à l'actualité de l'histoire du monde. Car il le savait, même sans enfant ou sans travail, dès le début il ne voulait ni n'était capable de s'engager activement. Aussi ne prit-il part que bon gré mal gré à quelques réunions où chaque phrase prononcée était un méfait, un meurtre de l'esprit; et l'ardent discours par lequel une fois pour toutes il les interdirait de parole, c'était après son départ qu'il se le tenait à lui-même. Un jour même il se joignit à une manifestation dont il disparut, il est vrai, quelques pas plus loin. Le sentiment qui dominait en lui, dans ces communautés nouvelles, était celui d'une irréalité plus douloureuse encore que dans les anciennes: celles-ci, du moins, avaient permis d'imaginer un avenir - celles-là se présentaient comme la seule solution possible, comme l'avenir obligé. La ville étant pour ainsi dire un théâtre majeur de ce bouleversement, il n'y avait pas moyen de leur échapper. Peut-être à cause de son indécision même, il devint pour eux une adresse. Depuis longtemps il avait reconnu en eux un pouvoir hostile, et s'il ne rompait pas de façon explicite avec eux c'était parce que ceux qu'ils combattaient avaient aussi, depuis toujours, été ses ennemis héréditaires. Du moins ne tarda-t-il pas à se retirer. Mais des isolés ou de petits groupes passaient toujours chez lui lors de leurs incursions journalières à travers la ville. Jamais il ne faudra oublier les regards dont les intrus de l'autre système (l'homme les voyait ainsi) gratifiaient l'enfant - si toutefois ils s'apercevaient de sa présence : sans en même avoir l'intention ils faisaient offense à cette créature couchée là, quelque part, à ses bruits, à ses mouvements sans signification - une manière de mépris pour le traintrain quotidien, mépris aussi visible qu'irritant. Là était le dilemme: au lieu de mettre dehors ces gens totalement étrangers, il s'en allait avec eux, comme si leur présence dans la maison allait priver l'enfant d'air. Il restait avec eux dans leurs lieux de rencontre ou bien demeurait assis, comme eux, des nuits entières avec un casque devant la télévision, le son coupé, ou bien il était le témoin poli et muet de leurs discussion toujours à la limite de la conspiration et pourtant presque officielles, où une phrase sans contrainte et allant d'elle-même aurait été quelque chose de gênant : dans les deux cas avec un sentiment de faute et de corruption parce que lui, pourtant convaincu de connaître la vérité, de temps à autre, et persuadé qu'il lui incombait de la transmettre, ne faisait que conforter, par sa seule présence, ces existences artificielles dans leur vie menteuse. Ce fut un temps sans amis ; même sa propre femme était devenue une étrangère, sans bonté aucune. Le remords même avec lequel l'homme rentrait, à la lettre, se réfugier auprès de l'enfant ne le rendait que plus réel. Lentement il traverse la chambre où l'on a fait le noir et va
324 vers le lit : il se voit lui-même d'en haut et de derrière comme dans un classique du cinéma. Sa place est ici. Honte sur toutes ces fausses communautés, honte sur ces reniements, ces silences constants et lâches quant à ma véritable appartenance. Honte sur ma participation à votre actualité ! Ainsi en acquit-il peu à peu la certitude: pour les gens de sa sorte, l'histoire du monde était tout autre chose: elle lui apparut dans les contours de l'enfant endormi. Et pourtant dans la mémoire le trajet diagonal à travers la chambre toute chaude d'haleine s'associe au beuglement d'une troupe de policiers passant à l'attaque là-bas dans la rue nocturne, tel qu'il n'en fut jamais de plus inhumain, de plus infernal. Tout cela contribua à l'histoire de l'enfant, et, mises à part les anecdotes habituelles, l'adulte en retint ceci d'important : l'enfant pouvait se réjouir et il était vulnérable". (p. 21-24) IV " Et vint le jour de la faute et l'heure de l'enfant. Après une nuit de pluie - on était déjà au coeur du printemps - la partie basse de la construction neuve se trouva remplie d'eau. C'était déjà arrivé plusieurs fois et ce matin-là le niveau était plus haut que jamais: une véritable inondation (après les lettres d'usage, inutiles, " à une entreprise en bâtiment "). Ivre de sommeil, l'homme fixait l'eau brunâtre avec des idées de meurtre. D'en haut, l'enfant qui n'arrivait pas à se débrouiller avec quelque chose appelait encore et encore, toujours plus pressant, criant finalement sur un ton de catastrophe. Alors l'adulte, debout dans l'eau jusqu'aux genoux, perdit le sens: il se précipita en haut de l'escalier comme un meurtrier et frappa l'enfant de toute sa violence, comme il n'avait encore jamais frappé personne, au visage. L'épouvante vint presque en même temps que l'acte. Il porta l'enfant en pleurs, luimême amèrement en peine de larmes, à travers les pièces où les portes du Jugement étaient partout grandes ouvertes sur les bouffées muettes et brûlantes des trompettes mortes. Bien que d'abord la joue seule de l'enfant enflât, il savait que le coup avait été si fort qu'il aurait pu tout aussi bien en mourir. Pour la première fois, l'adulte vit qu'il était un méchant; il n'était pas seulement un scélérat, il était aussi un réprouvé; aucune peine terrestre ne pouvait expier son forfait. Il avait détruit la seule chose qui lui eût jamais donné le sentiment glorieux d'une réalité durable, trahi la seule qu'il souhaitât jamais rendre éternelle et magnifier. Le damné s'accroupit auprès de l'enfant et s'adressa à lui dans les formes les plus anciennes de l'humanité, inexprimables et inimaginables pourtant jusque-là; plutôt en peine de mots que pénétré d'elles. Mais l'enfant opine de la tête et, dans la silhouette qui pleure calmement, se révèle, comme une fois déjà, le bref éclat d'yeux clairs, s'élevant au-dessus de la brume du monde environnant. Rarement plus flamboyante consolation échut à un misérable mortel (même si cet être prétendit plus tard " ne pas pouvoir consoler "). Donc on comprend l'adulte et on compatit : par une telle attention l'enfant, pour la première fois, entre en tant qu'acteur dans son histoire; et son intervention ainsi que toutes celles qui suivront, à diverses occasions, est comme un attouchement, front contre front et tout aussi laconique que le signe : "continuez à jouer" d'un arbitre expérimenté (qui est, lui, vraiment dans le monde). Bien entendu la silencieuse consolation du regard, cela ne suffisait pas : il continua à être un réprouvé jusqu'à ce que l'incident eût été explicitement confessé à un tiers, non pas une fois mais encore, et encore (sans en être effacé pour autant). - Et pourtant ce jour vibre dans le souvenir comme l'un de ces jours d'exception dont on pourra dire : l'herbe était verte, le soleil brillait, la pluie tombait, les nuages passaient, le crépuscule venait et la nuit était calme: ce sont là des repères pour une vie humaine autre, éternelle parfois dans l'intuition, et la seule vraie, en tout cas. Du lointain émerge, couverte de forêts, la montagne au pied de laquelle les maisons se rassemblent. Les arbres en un même élan montent de tous côtés vers le ciel et la
325 douceur, la régularité de la pente qui semble sans fin, donne, à partir du cône de la montagne, un sentiment de fertilité. Les rochers clairs au milieu des arbres brillent, de loin, comme les couronnes d'écume de la mer et posent, sur la poitrine, des touches de liberté. Devant, pour un instant encore, serpente le fleuve étranger dont le scintillement s'étend au-delà de toutes les frontières possibles. C'est seulement dans la contrition d'une défaillance ou d'une faute où, magnétiques, les yeux s'ouvrent que ma vie s'amplifie jusqu'à l'épique. " (pp. 46-49) V "Dans l'autre pays l'histoire de l'enfant devint, sans événements particuliers, un petit exemple de l'histoire des peuples ou de leur description ; et l'enfant lui-même, sans rien faire pour cela, devint le héros d'événements effrayants, nobles, ridicules et dans l'ensemble, sans doute, éternellement quotidiens. Décembre, jour d'arrivée dans l'appartement de location sombre, illuminé par l'eau qui s'écoule avec un bruit de ruisseau, dehors dans le caniveau et par le ciel infléchi par-dessus le bord de la ville, un ciel comme nulle part ailleurs où les faisceaux des jeux de signalisation se prolongent loin dans le vide, sautant sans cesse d'une couleur à l'autre, alternant et comme invitant par signes à entrer dans une porte ouest puissante et pourtant très douce et très secrète. Au lieu des grandes surfaces vitrées du bâtiment neuf qui rendaient la nature constamment très proche, les fenêtres étroites à battants où le monde extérieur semble être remis à sa juste mesure ; et au lieu de l'absence de bruits dans la maison les pas, ici, à l'étage au-dessus et les voix à côté que l'on écoute, tout au moins au début, comme quelque chose dont on était privé depuis longtemps. Les nombreux objets étrangers dans l'appartement deviennent vite familiers grâce à quelques petits apports personnels, livre et ours en peluche suffisent ; et puis, dans le long couloir qui mène aux chambres de derrière, étonnamment lumineuses, l'impression d'une suite d'hôtel de luxe. Dès la fin de l'hiver suivant, donc au milieu de l'année, ce fut le premier jour d'école de l'enfant. L'adulte ne l'avait pas prévu, cela se fit ainsi. Et il se trouva que l'école était aussi quelque chose de particulier. Elle n'était destinée, en réalité, qu'au seul peuple à qui l'on pouvait donner ce nom et dont il avait été dit déjà, longtemps avant sa dispersion dans tous les pays du monde, que même " sans prophètes ", " sans rois ", " sans princes ", " sans sacrifices ", " sans idoles ", et même " sans nom ", il resterait encore un peuple, et auquel, selon le mot d'une exégète ultérieur, il faudrait s'adresser pour connaître " la tradition ", " la loi, la plus ancienne et la plus rigoureuse du monde ". C'était le seul peuple dont l'adulte eût jamais souhaité faire partie. Le bâtiment d'école ressemblait à beaucoup d'autres écoles urbaines, avec une petite cour poussiéreuse, de petites pièces resserrées et le grondement du métro dans les profondeurs. Mais y accompagner l'enfant donnait à l'homme, chaque fois, cette conscience du bon chemin et un extraordinaire sentiment de bonheur qui, pour une fois, dépassait sa personne. Son enfant, par sa naissance et sa langue, un descendant de ces scélérats apparemment condamnés à seulement gigoter en tous sens, sans but et sans joie, jusqu'au dernier descendant et jusqu'à la fin des temps, métaphysiquement morts, son enfant, lui, allait faire l'expérience de la tradition en vigueur ; il y ferait route comme avec ses semblables et il allait donc incarner cette gravité vivante et sereine que lui l'adulte, incapable d'assumer une tradition, sentait bien être l'attitude nécessaire, mais que le manque de sérieux de ses humeurs lui faisait quotidiennement perdre. Bien que l'enfant ne fût accepté que provisoirement, pour le semestre, il espérait pouvoir l'y laisser définitivement et pas seulement à l'école. N'était-il pas
326 évident que c'était là sa place, tel qu'il était, avec la couleur différente de ses yeux et de sa peau ? Ces fêtes d'un nouveau genre, où l'enfant n'était plus simple spectateur, mais participant et où il répétait par de petits signes dans la ronde des autres leur histoire exemplaire, ces fêtes ne donnaient-elles pas enfin un sens possible à des mots tels que " communauté " ou " initiation " ? L'adulte, lorsqu'il vit pour la première fois, peint par l'enfant, un caractère de cette autre écriture, ne fut-il pas bouleversé comme l'est le témoin d'un moment historique et ne s'en proposa-t-il pas la claire connaissance, comme l'historien jadis ? L'enfant lui-même était d'accord avec l'école. il n'eut pas même besoin de s'y habituer : le seuil franchi, dans la petite antichambre où à chaque crochet étaient suspendues des épaisseurs de manteaux de couleurs diverses, il avait déjà oublié la peur, comme on oublie peut-être un fardeau qui pèse sur le corps: grâce, certainement, à l'une des institutrices dont il sentit tout de suite qu'elle l'avait vu une fois pour toutes. Cette vieille femme possédait l'art du regard qui scrute et subjugue pourtant par tout ce qu'il contient d'accueil et d'hospitalité : et jamais l'autre ne se sentit observé ni encore moins perce à jour. Et c'est elle qui, parlant allemand de par ses propres origines, apprit en peu de temps à l'enfant la langue du pays. Avant l'été, déjà, l'adulte l'entendit parler couramment avec d'autres enfants dans leur langue. Que l'enfant était gracieux en parlant la langue étrangère! Elle semblait, chaque fois qu'il se mettait à la parler, sortir de lui comme par enchantement, élégamment et avec assurance, sans cette intonation souvent fausse des habitants de la grande ville; et le témoin, en l'entendant, pensait à quel point il avait désiré jadis une langue autre, étrangère, dans les jeux de l'enfance, il avait pris un certain charabia pour une telle langue. Il voyait que son enfant était en avance sur lui en beaucoup de choses et il en était reconnaissant au temps - au présent." (p. 64-69).
Analyse : Les thèmes, les images et les métaphores. Le sens donné à l’enfance et à la relation enfant-adulte., à l'éducation, la tâche et à la responsabilité d'éduquer. La venue de l'enfant L'homme, la femme, l'enfant L'enfant et la collectivité humaine Le jour de la faute L'école
Discussion et perspectives En quoi ce livre-là nous parle-t-il de l’enfance, de l'éducation dans notre monde ? On essayera ici d'aller au-delà de l'étude littéraire, et prenant appui sur elle, d'analyser ce qu'elle nous permet de mieux comprendre du problème de l'éducation, en cette fin de siècle, en Europe. Et si la littérature en disait autant, sinon plus ? De sa contribution aux "sciences de l'éducation" : la littérature "pense". Voir Pierre MACHEREY, A quoi pense la littérature ?, Paris, PUF, 1990. Comme "pense" le cinéma. Lire à ce sujet Stanley CAVELL, La projection du monde, Belin, 1999 (traduction française ; édition originale The World Wiewed. Reflexions on the ontology of film, 1971).
327 Quelles méthodes de travail sur ce terrain ? La forme et le contenu. L’œuvre et le contexte social, culturel. Prolongement : établir une bibliographie, un inventaire de base. Quels auteurs ? Quels ouvrages ? Un précédent classique : Marie-José CHOMBART DE LAUWE, Un autre monde : l’enfance, de ses représentations à son mythe, Paris, Payot, 1971. Un repère ancien mais utile : Marie-Ange MONSELLIER, L’enfant, Paris, Larousse, col. Idéologies et sociétés, 1979.
Un second exemple : Albert Cohen, O vous frères humains (Gallimard, 1972) Première analyse du premier chapitre, pp. 7/11
3. Enfance et éducation au cinéma : l’exemple de La vie est belle, de Roberto Benigni Présentation, à partir d’une " revue " succincte de presse. Première approche : Quelles lectures faisons-nous de ce film ? Le point de vue de Charles Tesson : L’enfance de la mémoire, " Cahiers du cinéma ", novembre 1998, n° 529, pp. 46/48. Lecture et analyse de l’article : qu’est-ce qui est en jeu ? En quoi y a-t-il là quelque chose d’important concernant l’enfance et l’éducation aujourd’hui ? Quelles méthodes de travail sur ce terrain ? La forme et le contenu. L’œuvre et le contexte social, culturel. Les exigences de l’analyse. Peut-on étudier un film (ou un roman) au même titre qu’un ouvrage de réflexion, une étude sociologique ? Une thèse sous-jacente : la littérature et le cinéma pensent. Le philosophe Stanley Cavell parle de " la pensée du cinéma " (The thought of Movies). Cf Stanley Cavell, La projection du monde, Belin, 1999. Pour une présentation : Revue Esprit, mai 1999. Quelle méthode d’analyse ?
328 L’analyse filmique, l’analyse de l’image et du récit. Une méthode minimale : trouver l’opposition qui fait avancer le récit et l’achemine inéluctablement à sa fin. L’analyse du contexte historique, politique, intellectuel, socio-culturel : le film se passe en 1940-1944 ; il sort en 1998. Quel est alors le contexte social et éducatif ? Un grand succès public : pourquoi ? Analyser la presse de l’époque… Prolongement : établir une filmographie, un inventaire de base. Quels cinéastes ? Quels films ? Quelles interrogations ? Un précédent : Marie-José CHOMBART DE LAUWE, Un autre monde : l’enfance. Des " spécifiques " : Jacques Chevallier, Kids , Centre national de la documentation pédagogique, 1986, 1988, 1992 ; Enfants du cinéma, Maison du geste et de l’image, 1993. Le colloque Enfance et Cinéma de Saint-Etienne. A titre de travail exploratoire : analyser le début de Zéro de conduite, de Jean Vigo. On fera notamment apparaître un invariant : le clivage monde de l’enfance – monde des adultes enseignants, et la figure du " passeur ", brouillant la frontière et le partage… Approche de quelques autres exemples, selon les projets de recherche des étudiants
4. Du côté des peintres, des photographes et des poètes Présentation : l’art moderne et le thème de l’enfance. L’exemple de la célèbre déclaration de Picasso :"J'ai mis toute ma vie pour apprendre à dessiner comme un enfant". Quel sens lui accorder ? Que cherchent les peintres du côté de l’enfance et de l’art enfantin ? Autres exemples ? Interroger là dessus les étudiants qui ont un projet de recherche dans cette direction. Un thème lié à la modernité esthétique : sa formulation chez Charles BAUDELAIRE. L’artiste et l’enfant, dans Le peintre de la vie moderne (1863), chapitre III (L’artiste, homme du monde, homme des foules et enfant). Un exemple contemporain, chez un poète qui fut aussi un peintre, dessinateur : Henri MICHAUX, "Essais d’enfants. Dessins d’enfants", in Déplacements. Dégagements, Gallimard, 1985. Approche de quelques autres exemples, selon les projets de recherche des étudiants • •
La peinture de l'enfance au XIX ème siècle L'enfance dan sla photographide de Boubat
4. Démarches de recherche Les plans sur lesquels un travail conduit sur ces terrains devra nécessairement se situer :
329 Délimitation et définition d’un corpus ( choix d’unités pertinentes dans le domaine considéré) : Un seul auteur ou artiste ? Plusieurs auteurs ou artistes ? Travailler sur une période donnée ? Autour d’un événement ? Etudier une évolution ? Un mouvement ? Une thématique ? Un genre ? Et quels documents recueillir ? Etude des moyens méthodologiques et théoriques de la recherche envisagée : analyse de contenus, analyse littéraire, lecture d’images et analyse filmique, analyse plastique et picturale, analyse rhétorique, etc. Il n’est pas indifférent que l’objet qu’on étudie se présente sous la forme d’un roman, d’un film, d’images : le médium doit être pris en considération. Formulation des interrogations de départ et des premières hypothèses. Si l’on décide d’étudier l’œuvre d’un écrivain, d’un artiste, ou encore un genre, une période, du point de vue de ce qu’ils nous semblent susceptibles de dire sur l’enfance, l’éducation, la formation, etc., si l’on délimite un corpus, c’est bien qu’on attend des éclairages, des réponses à des questions. Il est essentiel de les formuler . Exemple : travailler sur Le cercle des poètes disparus ; ou le thème de l’enfance dans l’œuvre de François Truffaut ; ou le regard des peintres modernes sur l’enfance… Et il faut inscrire ces questions dans l’horizon d’une problématique (des points de vue théoriques, des hypothèses). Justification et explicitation théoriques du terrain de recherche choisi. En quoi est-il pertinent de recourir aux œuvres d’art, à la fiction, au monde des images, pour étudier et tenter d’éclairer les problèmes de l’enfance et de l’éducation ? C’est le plan théorique, qui emprunte à l’esthétique, à la sociologie, à l’anthropologie, etc. On peut ainsi justifier le recours à la littérature pour des raisons philosophiques et esthétiques de fond concernant l’écriture et son rapport à l’enfance (Claude-Louis Combet) ; pour des raisons de psychologie de la création artistique ; pour des raisons d’ordre sociologique (" Les représentations de l’enfant pourraient constituer un excellent test projectif du système de valeurs et des aspirations d’une société… Connaître ces représentations, ces images aide à mieux comprendre l’enfant lui-même", écrit Marie-José Chombart de Lauwe.) ; pour des raisons d’ordre anthropologique (dans l’art on étudiera alors les grands mythes de l’imaginaire éducatif et de l’enfance). Un site internet utile : http://www.histoire-image.org/histoire/enfance/enfance.html
5. Domaines de recherche Ils sont ici définis par les différents domaines des arts, du langage de l’image et de l’imaginaire. Ne pas oublier d’y inclure le domaine des œuvres adressées à l’enfance : la littérature enfantine, le théâtre et le cinéma pour enfants, et aussi le domaine documentaire, y compris le documentaire pédagogique. Rappel de quelques champs de recherche envisagés : Enfance et éducation dans l’œuvre et le propos des artistes :
330 Ecrivains : Baudelaire, André Breton et les surréalistes, Gombrowicz, Henri Michaux, Peter Handke, Claude-louis Combet, Charles Juliet, Nathalie Saraute, Albert Cohen, Régine Detambel, Philippe Forest, Aharon Appelsfeld, David Grossman..., etc. Peintres : Paul Klee, Picasso, Joseph Beuys… Cinéastes : François Truffaut, Maurice Pialat, C. Chaplin, Jean Vigo… Thématiques éducatives à étudier dans l'œuvre d'art, l'image, la fiction : Au cinéma : Figures d'enfant L'homme et l'enfant, un nouveau couple éducatif ( Alice dans les villes, La vie de famille, Trois hommes et un couffin…). L'enfant et la guerre (Jeux interdits, Rome ville ouverte, Au revoir les enfants, La vie est belle…) L'enfant et la mort (De beaux lendemains, Le petit Prince a dit…) L'enfant et "l'autre monde" (le sixième sens, Les autres, Cria Cuervos, La malédiction des hommes chats (Curse of Cate People)...) Figures de l'éducateur (Zéro de conduite, L'argent de poche, Le Cercle des poètes disparus, La gloire de mon père, Ca commence aujourd'hui…)
Dans le film pour enfants : En littérature : Dans la littérature enfantine :
La place de l’art en éducation. Problématique.
1. L'art, le mal aimé ? Un état des lieux paradoxal
331 1) Un secteur qui paraît être le parent pauvre et sacrifié à d’autres valeurs et investissements éducatifs : le peu de place dans les programmes, le combat militant pour le développement des arts plastiques à l’école toujours d’actualité…). L’état des lieux n’est guère encourageant ! Un rapide tour d’horizon, de la maternelle à l’université, selon l’expression consacrée, révèle surtout une disparition progressive et programmée . Pourquoi ? La place de l’art vivant à l’école maternelle : les activités créatrices, le dessin enfantin, la place de l’art moderne et contemporain sur les murs des classes, le compagnonnage de l’artiste et de l’enfant… Pourquoi cette proximité, et pourquoi son effacement progressif et bientôt général ? Pistes de réflexion : art et enfance, intelligence et sensibilité, raison et sensation… 2) Mais un constat qu’il faut cependant nuancer. Des actions et des initiatives de grande ampleur, de plus en plus nombreuses, attestent à l’inverse de l’importance croissante accordée aux arts dans le domaine de l’éducation et de la formation : Classes Opéra, PPD (Cf. recherche INRP/ISPEF Diversifier sans exclure, l’autre curriculum), la fréquentation scolaire des salles de théâtre (des salles dont une grande partie est composée d’élèves, les partenariats de plus en plus nombreux, les « banlieues » à la Maison de la danse), des artistes et des écrivains dans les classes (les maternelles de Lyon), les espaces culturels des IUFM (Lyon, Besançon), les services éducatifs des musées… Bref, il faut aussi constater une volonté de promotion de l’éducation artistique, une conjoncture où le rôle éducatif essentiel des activités créatrices, de l’accès à l’imaginaire, la place et l’importance des images ne cessent d’être affirmés : l’engagement récurrent du politique, la réaffirmation régulière de l’importance des activités créatrices dans les textes et les réformes (exemples), la « résistance » en faveur de l’éducation artistique face aux reculs des politiques circonstancielles… EN RESUME, UN CONSTAT : NAGUERE PARENTS PAUVRES VOIRE EXCLUS – CF DURKHEIM ET L’IMAGINATION ! – L’ART, L’IMAGINAIRE, L’IMAGINATION, L’EDUCATION ARTISTIQUE ET ESTHETIQUE SONT EN PASSE DE DEVENIR UN RECOURS EDUCATIF, VOIRE UN MODELE D’EDUCATION ACCOMPLIE. Un modèle et un recours certes fragiles, régulièrement remis en cause, mais une tendance s'affirmant malgré les aléas... UNE QUESTION DE FOND : POURQUOI ? Pourquoi cette montée en puissance du « modèle esthétique » ? Pourquoi et comment ce retournement qui touche la société tout entière, comme on peut l'illustrer abondamment : La fréquentation des grandes expositions Les artistes en banlieue : l’atelier de peinture au secours du lien social (Gérard Garouste) L’écriture contre la mort lente des exclus : « La Moquette », rue Gay-Lussac à Paris ; le travail de l’écrivain François Bon chez les sans-abri de Nancy (Le Monde, 22 décembre 1998) Le rap contre la fracture sociale (Le Monde, 12 novembre 1997) Le théâtre d’Armand Gatti (Le monde, 24 juin 98) Guy Bedos à Vaux en Velin
332 Et encore ? Poursuivre l’inventaire avec les étudiants DONC : QU’ATTEND NOTRE SOCIETE DU RECOURS AUX ARTS ET A L’IMAGINAIRE ? EN QUOI ET POURQUOI L’ART PEUT-IL ETRE UN RECOURS POUR EDUQUER ? UN MODELE EDUCATIF ? Pistes de réflexion : Dimension sociale et politique Dimension d’accomplissement personnel, individuel Rééquilibrage de la culture et du rapport au monde dans un univers rationalisé et dominé par la technique, un monde désenchanté vidé de ses dieux L’esthétique – le « vécu », le senti, l’imagination – comme unité éducative (accomplissement de l’idée-idéal éducatif)
2. Une ambivalence constitutive Pour réfléchir sur la place et le rôle de l’art en éducation et plus largement dans la société, il faut donc commencer par prendre acte d’une ambivalence forte. Elle est même originaire, constitutive. Elle traverse l’histoire de l’éducation et de la culture. On examinera trois repères significatifs dans cette histoire pour mesurer les enjeux. 2.1. La condamnation platonicienne L'ambivalence est d'emblée à son comble chez Platon : Platon : le philosophe pour qui les poètes et les artistes doivent être chassés de l’école et de la Cité, pour qui l'art est une activité inférieure et mensongère : Cf. La République, livre III, 398, (O. C., Gallimard, tome I, p. 951) et livre X, 605-606, 600-601, 598-599, (O. C., Gallimard, tome I, pp. 1219/1220, 1212, 1208/1210)… Mais aussi Platon : le philosophe qui fait de la Beauté une valeur parmi les plus hautes,une valeur sacralisée : Cf. Le Banquet, 211-212, (O. C., Gallimard, tome I, pp. 746-748) 2.2. La suspicion durkheimienne Emile Durkheim, le sociologue qui tient l’imaginaire en suspicion dès qu'il s'agit d'éduquer : l'art et l'imaginaire seraient sources de désordres sociaux et moraux ! Cf. L'éducation morale (1902-1903), dix-huitième leçon, "La culture esthétique. L'enseignement historique", PUF, 1963, pp. 227/233. 2.3. Nelson Goodman et le "Degré Zéro"
333 De Platon à Durkheim, une longue chaîne de refus, de suspicion qui explique sans doute la place très inférieure laissée à l'art en éducation, comme s'il s'agissait d'une activité inférieure. Ce rejet curieusement cohabite dans notre culture avec une idée de l'art issue du romantisme, et qui y voit au contraire une activité suprême, une vois d'accès privilégié au sens, à l'harmonie, à la vérité... Penser la place de l'art en éducation exige de penser cette ambivalence. Le philosophe américain Nelson Goodman, fondateur de Project Zero, Centre de recherche sur l'éducation artistique de l'Université de Harvard, propose une réflexion et une action qui permettent peut-être de dépasser cette ambivalence et de réintégrer les arts dans le processus éducatif complet. Pour mieux faire comprendre l'anomalie que constitue la marginalisation de l'éducation artistique, dans un texte plei n d'humour, il imagine un pays, une planète (en l'occurence Mars !) où l'éducation scientifique serait traitée comme nous traitons l’éducation artistique…. ! : Cf. L'art en théorie et en action (1984), éd. de l'éclat, 1996, a) pp. 89/95, b) pp. 65/67, c) pp. 69/74.
En résumé, la problématique de l'éducation artistique, et plus largement celle de la place de l'art en éducation, doit être inscrite dans une problématique philosophique et esthétique générales, à partir de laquelle les tâches et les enjeux peuvent être reconsidérés. Elle doit également prendre en compte l'hypothèse d'un renversement en cours : non seulement l'art sort de la marginalité éducative où il était maintenu, mais l'espérance d'un renouveau éducatif grâce à l'art semble se répandre. (cf. Alain Kerlan, "L'art pour éduquer ? La tentation esthétique", Presses de l'univbersité Laval, 2004.)
2. La culture contre l’éducation. L’ère Malraux Cette partie s'appuie essentiellement sur l'ouvrage de Philippe Urfalino, L'invention de la politique culturelle, Hachette littératures, 2004. On y renverra l'étudiant pour toput approfondissement.
2.1. Spécificité de la politique culturelle française (p. 8) : - le poids de la tradition monarchique : forte implication de l'Etat dans la vie des arts - triple centralisation : administrative, politique et culturelle de la société française - place éminente et récurrente des arts dans l'identité nationale et l'orgueil français
2. 2. L'invention de la " politique culturelle ", Malraux, 1959 (p. 10) :
334 -un projet à la fois social -esthétique -et réformateur -nourri par une opposition à l'idée d'institution " La notion de politique culturelle a pour référent un moment de convergence et de cohérence entre, d'une part, des représentations du rôle que l'Etat peut faire jouer à l'art et à la " culture " à l'égard de la société, et, d'autre part, l'organisation d'une action publique " (Philippe Urfalino, L'invention de la politique culturelle, Hachette littératuresp.14/14). " C'est cette formule qui est aujourd'hui épuisée " (Ibid., p. 10).
2.3. Trois problématisations ou philosophies de la politique culturelle de 1959 à aujourd'hui -" L'action culturelle avec André Malraux -" Le développement culturel " avec Jacques Duhamel -" Le vitalisme culturel " avec Jack Lang
2.4. La philosophie de Malraux et les leçons de Schiller. Le rôle social de l'art (p. 19) : -la connaissance et la raison sont incapables de rassembler les hommes et de suppléer à la religion perdue -il y a en tout homme une part organique de " passions ", l'attrait exercé par la violence et le sexe, qu'exploitent pour en tirer profit les " machines à rêves ", fruits du machinisme et du capitalisme " Seul l'art, touchant le cœur et les sentiments, peut rassembler ".
2.5. La figure de l'Etat instituteur du social (p. 21) : -prétention à créer de nouveaux liens sociaux -centralisation comme moteur de l'égalisation -souci de substituer une culture de l'universel à " l'esprit de province "
335
2.6. L'idéal de démocratisation culturelle, d'égalité culturelle (p. 35) -il reprend, partage l'idéal de l'éducation populaire -souci de lutter contre l'inégalité d'accès à la culture -confiance en l'universalité et la validité intrinsèque de la culture -croyance en l'autonomie de l'action culturelle : il est possible de progresser vers une démocratisation culturelle indépendamment de la lutte politique
Mais la démocratisation culturelle passe selon Malraux " non pas par une éducation spécifiquement culturelle ou par l'apprentissage des pratiques artistiques, mais par une mise en présence de l'art, des œuvres comme des artistes, et des publics qui n'avaient pas l'habitude d'une telle rencontre " (Philippe Urfalino, L'invention de la politique culturelle, Hachette littératuresp. 36). -rejet du didactisme comme de l'amateurisme. Rejet de toute médiation ou pédagogie
2.7. La culture contre l'éducation ! Pourquoi ? (p. 38). Philosophie de l'Etat esthétique. " L'opposition à l'idée d'éducation en général et à l'Education nationale en particulier est essentielle à la compréhension de la philosophie de l'Etat esthétique " -Etat dynamique, état éthique, état esthétique selon Schiller (cf. Citation début ch. 2 p. 39) -" Il existe un domaine essentiel qui n'est ni enseignement, ni divertissement, ni création artistique ". Gaëtan Picon, cité par Philippe Urfalino, L'invention de la politique culturelle, pp. 42/43) -Le problème de la politique culturelle n'est celui de l'administration des loisirs. Cf. discours de Malraux 9 novembre 1963, cité p. 45). Toutefois, " plus que la défiance à l'égard d'u culte des loisirs, simple véhicule, c'est l'opposition à l'éducation et aux institutions éducatives ou académiques qui oriente " cette conception de l'action culturelle. -" La connaissance est à l'Université ; l'amour, peut-être, est à nous ". Malraux, discours au Sénat 8 décembre 1959. Texte cité p. 46. " La culture ce n'est pas connaître mais aimer, et, par cet amour, la culture manifeste et permet une communion " (p. 46) -Pour G. Picon, la différence est d'un autre ordre, temporel : la connaissance - donc l'enseignement, l'école, l'université - est toujours au passé, héritage, mémoire ; la culture toujours au présent, vivante : présence. La culture " se distingue du savoir ou de la connaissance comme le passé du présent et de la " présence ", l'achevé de l'inachevé. En cela
336 elle participe du style d'une époque et s'identifie au mouvement de la création des œuvres " (46/47). -Du côté de la culture, non pas des apprentissages, mais la cérémonie : " Dans les maisons de la culture, il s'agit d'une manifestation, non d'une " cérémonie ". Cette présence est indissociablement coprésence, participation à une collectivité " (47). -Du côté de l'enseignement : le sens achevé. " On ne peut enseigner que ce qui est achevé et finalement, mort. A l'inverse, ce qui est inachevé ne peut être enseigné parce que le sens n'en a pas encore été fixé par le terme de son accomplissement ". Cf. Picon texte La culture et l'Etat, cit.. p 47. -La référence explicite de Picon (comme Nietzsche) à Goethe : " Je déteste tout ce qui ne fait que m'instruire sans m'animer directement ". -La révélation contre la progression pédagogique : " La progression pédagogique fragmente par étapes successives adaptées au niveau de l'élève ce que l'action culturelle doit au contraire révéler d'un coup " (48). Le partage de la culture doit éviter le détour de la pédagogie, de la vulgarisation ou de toute autre forme de médiation (p. 83). -La cible, la grande faculté invoquée, c'est la sensibilité. Seule elle permet une communion dont ni raison ni savoir ne peuvent être les supports. Cf. note 2 p. 49. Elle est la plus haute forme de la compréhension parce que l'inachevé ne peut être que " senti " et exige participation plutôt que distance et maîtrise. Ici, l'acte pédagogique manque son objet par nature. " On n'éduque pas un homme désireux de se cultiver ", écrit Pierre Moinot dans L'action culturelle, " on le confronte d'un seul coup et à ses risques avec les formes les plus hautes de la culture " (cité p. 88). La " curiosité sensible " diffère de la curiosité intelectuelle -Le savoir divise, l'émotion et l'imaginaire rassemblent. -La culture est communion à travers des expériences universelles : la vie, la mort, l'amour… -D'une certaine façon, le partage de la culture est plus important que la culture même, ou du moins lui est essentiel. -Ce qui est visé, ce n'est pas " la culture pour tous ", mais " la culture pour chacun " : une relation individuelle à une culture universelle. Le choc esthétique personnel de la confrontation avec l'œuvre est indissociable de la participation à la communauté. " Le discours sur l'action culturelle est presque toujours empreint d'une nostalgie de la communauté et d'une crainte de l'anomie sociale " (p. 180). NB. Ici, l'opposition à l'éducation ne relève pas d'une idéologie de la créativité et de l'expression ; celle-ci ne viendra qu'après 1968.
2.8. La haute culture contre le divertissement
337 -Qu'est-ce qu'être libre ? Pouvoir échapper à sa pente naturelle répond G. Picon . Cf. Texte, Philippe Urfalino, L'invention de la politique culturelle, p. 56. C'est donc la capacité de choisir la part la plus élevée de soi-même. -C'est pourquoi l'Etat doit choisir la haute culture contre le divertissement.
3. Mai 68 ou la "fausse désillution". L'ère Jack Lang Le titre "mai 68 ou la fausse désillusion" est à nouveau emprunté à Philippe Urfalino (Op.. Cit.). C'est dans cette formule qu'il résume sa lecture de "l'effet 68"
3.1. Le choc des " événements " -L'occupation de l'Odéon -La déclaration de Villeurbanne : les responsables des maisons de la culture dénonçant les principes de la démocratisation culturelle dont ils avaient été les principaux leviers -Vilar chahuté en Avignon -Les misons de la culture occupée -Malraux… absent Voilà la démocratisation culturelle en étau entre deux critiques : critique (tendant à l'option " gauchiste ") qui dénonce le caractère mythique, voire hypocrite de l'idéal de démocratisation culturelle ; critique de droite qui considère les maisons de la culture comme des foyers d'agitation. Il faut surtout insister sur ce choc de la brutale déligitimation de la démocratisation : " A partir de Mai 68, la démocratisation culturelle est devenue une " croyance " " (Philippe Urfalino, p. 237).
3.2. Pourquoi cette " soudaine " désillusion ? -La sociologie critique et les travaux de l'école Bourdieu (L'amour de l'art) ? Selon P. Urffalino, cette critique est plus rétroactive que facteur direct. Le rôle des études sociologiques portant sur les " pratiques culturelles serait plutôt rétrospectif. -L'évolution des façons de penser les rapports entre l'Etat, les artistes et le public entre 1965 et 1968. -L'émergence et la prépondérance nouvelle du thème de la " création ".
338
3..3. La démocratisation dénoncée Une déclaration qui fait date : la déclaration de Villeurbanne, rendue publique le 25 mai 1968. Texte reproduit dans Philippe Urfalino , pp. 240/2141, à lire et commenter. -Notamment : l'idée de " non-public " et ses conséquences -Une rupture avec les idéaux de l'éducation populaire : • • •
Souci de lutter contre l'inégalité d'accès à la culture Confiance en l'universalité et la validité intrinsèque de la culture qui doit être partagée Croyance en une autonomie relative du secteur culturel vis-à-vis de la politique
" L'aide financière aux institutions artistiques de qualité professionnelle put être jugée élitiste, tandis que les actions tendues en priorité vers l'atteinte d'un public défavorisé purent être taxées de populisme ou de démagogie " (p. 244).
3.4. Le rôle politique et social de l'art et de la culture révisé P. Urfallino le montre sur le cas du théâtre, dont la place à toujours été essentielle. (La revue Théâtre populaire (1953/1964) selon lui devrait être étudiée pour y dégager cette évolution). -la fonction première de l'art (du théâtre) était jusque là d'éveiller en rassemblant -Elle devient désormais de " favoriser la prise de conscience par une dramatisation des contradictions ". (p. 248). Il s'agit d'une conception brechtienne.
3.5. La création contre l'animation. La tension création/public -L'opposition André. de Baecque/ Marc Netter sur les maisons de la culture. Deux extraits de textes à commenter, pp. 254/3545. -" Depuis cette époque, la tension entre les exigences de la création et celles de l'atteinte du public le plus large n'ont cessé de tarauder la politique culturelle " (p. 259).
3.4. Les années Lang Les éléments ci-dessous sont plus particumlièrement tirés de Philippe Poirrier, L'Etat et la culture en France au XXe siècle, Le Livre de Poche, 2000) 3.4.1. Les ruptures
339 - Rupture quantitative : doublement du budget de la culture en 1982 (de 3 à 6 milliards de francs) - Un ministre arrivé à la politique par la Culture -co-créateur du Festival international du théâtre universitaire de Nancy en 1963 -thème central de la création, encouragée, et au centre de la thèse de l'étudiant en droit sur les relations entre l'Etat et le Théâtre -appel au mécénat privé -délégué national à la Culture du parti socialiste en 1979 -une image politique personnelle positive construite à partir de la Culture -nommé ministre de la Culture en 1981, de préférence au communiste Jack Ralite " En utilisant le ministère de la Culture au profit de sa propre ambition, Jack Lang est parvenu par là même à rendre visible et populaire une action ministérielle jusque là connue de quelques initiés du monde des arts et de la culture " (Philippe Poirrier, p. 164).
3.4.2. Le " tout culturel " - Un tout culturel dénoncé par Finkielkraut dès 1987, et bien visible dès le décret du 10 mai 1982 définissant les missions du Ministère (cf. texte p. 164) -cultiver les capacités d'inventer et de créer -libérer les talents -formation artistique de leur choix -patrimoine… des divers groupes sociaux -favoriser la création -libre dialogue des cultures du monde.
" La démocratisation culturelle s'efface résolument au profit du libre épanouissement individuel par la création dans le respect des cultures régionales et internationales, voire même sociales " (p. 165). - D'où le reconnaissance des pratiques culturelles auparavant jugées comme mineures : jazz, rock, bande dessinée, mode, gastronomie, rap, tag…
340 - L'égale importance accordée (au moins dans le discours) aux différentes formes d'expression culturelle
3.4.3. Une perspective très diversement discutée et controversée -Le sens perdu de l'action culturelle (Jean Caune) -Une véritable dissolution de la politique culturelle (P. Urfalino) -Une politique poussée à l'extrême et révélant ses impasses (Jacques Rigaud) -Une politique du divertissement (David Looselay) -L'effacement de l'Etat et la soumission aux lois du marché de la consommation culturelle (Pierre Rioux) -La culture abandonnée aux médias (Fumarolli, Schneider, Finkielkraut)
3.4.4. La culture considérée comme un facteur de développement économique -Une synergie pleinement revendiquée. " Economie et culture, même combat ! " -L'aide aux entreprises culturelles comme priorité politique -La politique fiscale sur les œuvres d'art -Les établissements culturels affectés par cette logique économique (boutiques, librairies…
3.4.5. L'audimat et/ou la fête -Politique de communication plutôt que sensibilisation -Epouser l'air du temps : mise en spectacles des idées et des œuvres, langage de la publicité, primauté permanente à l'innovation -Penchant pour les " rassemblements unanimistes à caractère festif -Bref, l'occupation systématique de " tous les espaces de la sociabilité contemporaine " (R. Abirached) -Effets d'annonce -Recherche des couvertures médiatiques
341 -Opérations de sensibilisation spectaculaire : Fête de la musique, Journée du patrimoine…
" Cette politique multiple, guidée par une mise en avant du médiatisable, a contribué à masquer les actions en profondeur et surtout a rendu difficilement identifiable ce qi rend légitime une politique culturelle. L'abandon de la démocratisation culturelle (la culture pour tous) au profit de la démocratie culturelle (la culture de tous par tous) … " (Philippe Poirrier, p. 169).
3.4.6. Le vitalisme culturel de J. Lang , selon P. Urfalino ·Signification du slogan " économie et culture, même combat " (Mexico 1962) : un signe d'égalité entre des termes jusqu'ici antinomiques ; on ne condamne plus la contamination de la culture par l'économie, mais sa monopolisation par une seule nation : l'empire américain (Urfalino pp. 551/352). ·Pour Jacques Lang, il n'y a plus d'universalité possible (p. 353). ·Il n'y a plus d'histoire édifiante ·Il n'est plus question d'art, ou d'œuvre de l'humanité, mais de création, d'innovation et d'invention ·N'existent que les différences : " Soyons fiers de nos identités et de nos particularités, regardons avec admiration le spectacle de nos différences ", déclare le discours de Mexico. Une philosophie de la culture fondée sur le droit à la différence. Face à ce droit, l'universel est ou bien conventionnel et inconsistant, ou bien masque d'une particularité hégémonique. Toutes les identités doivent être défendues ·Ce droit à la différence " n'a pas d'autre fondement que l'affirmation des différences et leur renouvellement constant " (p. 355). Il s'agit des différences inhérentes à la vie. Le mot " vie " et les métaphores vitalistes sont omniprésentes dans le discours. ·C'est pourquoi l'art n'est appréhendé qu'à travers l'innovation et la création : " elles manifestent de façon privilégiée la vie comme production de différences ". " C'est à la lumière de ce vitalisme [culturel] qu'il faut apprécier la substitution [aux] " œuvres de l'humanité " évoquées par Malraux (à) [de] la création comme invention et innovation chez Jack Lang " (p. 355) - De la sacralisation de l'œuvre à l'appel à la créativité, un double glissement (p. 356) : • •
Relativisation des frontières entre art, sciences et techniques Parenté entre artistique, esprit d'entreprise et production, dès lors que l'accent passe de l'œuvre au faire, à l'acte et à la performance.
342 ·Un succès lié à la diffusion du culte de la créativité - " un nietzschéisme réduit à l'exaltation de la vie et de la créativité " - dans la société française dès la fin des années 60
3.4.7. Culture et éducation : un nouveau partenariat ? - Les formations artistiques : vers une priorité nationale ? (cf. Poirrier, p. 195 sq.) • • • • • •
Création de la FEMIS Nouveaux locaux des Conservatoire supérieur de musique à Paris et Lyon Réformes de l'Ecole des Beaux-Arts (ancrage dans les techniques les plus récentes Professionnalisation des secteurs culturels (DESS) Services éducatifs des musées Etc....
- Partenariat avec l'Education Nationale, nouveau départ : • • • • • • • • • •
Crédits en direction du milieu scolaire multiplié par 100 Conventions de partenariat Co-financement des programmes d'action culturel depuis 1982 Protocole d'accord permettant l'entrée des artistes à l'école Loi fondant l'obligation des enseignements artistiques à l'école en 1988 (non appliquée dans toute son ampleur) Ouverture (entre 86 et 89) dans les lycées des séries artistiques (A3) théâtre, cinéma, arts plastiques, musique Remplacées par l'option art en 93 Classes culturelles Opérations collèges au cinéma (à partir de 89) Option " histoire des arts " au lycée (1993)
" Depuis le début des années quatre-vingt-dix, la volonté de mener une éducation artistique à l'école est un passage obligé du discours politique " (p. 197).
- Le plan de développement des arts à l'école de 2000 : un couronnement ? Assurément une "politique éducative des arts" qui demande une analyse approfondie.
MASTER 2 RECHERCHE Philosophie de l'éducation et recherche en éducation PHILOSOPHIE (DE L’EDUCATION) ET RECHERCHE EN EDUCATION
343 Quelle place et quelles fonctions pour la philosophie (de l’éducation) dans la recherche en sciences de l’éducation ? Cours Master2/Doctorat UMR Alain Kerlan
Introduction Les disciplines au sein de l’UMR Education et Politiques : sociologie, philosophie (politique). L’horizon anthropologique. Cf. " L’idéal éducatif ", Revue Communications, EHESS, Centre d’études transdisciplinaires, n° 72, Seuil, 2002 La philosophie (de l’éducation) parmi les sciences de l’éducation, et plus particulièrement dans la recherche en éducation et en formation. Une présence nécessaire, pourquoi ? Deux cas de figures : - Les recherches inscrites expressément dans le champ de la philosophie de l’éducation et de l’histoire des idées éducatives. Ce ne sont pas les plus nombreuses ; sans doute le paradigme positiviste (recherche = terrain = enquête = questionnaire = statistique, etc.) n’y est pas pour rien. - Les recherches situées dans tous les autres champs des sciences de l’éducation, sociologie, pédagogie, didactique, histoire, psychologie, etc. …mais qui peuvent trouver dans la philosophie (de l’éducation) des outils, un accompagnement, un sol, des références, etc. Ce que j’ai appelé un compagnonnage. Mon intervention concernera sans doute plus particulièrement le second cas de figure, ici le plus répandu ; mais j’aborderai tout de même le premier cas de figure : d’abord pour restituer l’intérêt et l’importance d’un domaine de recherche trop peu investi ; ensuite parce que il n’y a pas entre ces deux cas de figures de cloisons étanches, et que la recherche en sciences de l’éducation peut tout à fait les articuler. Trois références, trois points de vue seront pris en compte : - La conception d’Olivier Reboul,. classique et bien connue des étudiants en sciences de l’éducation Elle est résumée dans sa petite mais précieuse Philosophie de l’éducation (PUF, 1989), particulièrement dans le chapitre 1 (les méthodes en philosophie) et le chapitre 7 (les valeurs en éducation). - La synthèse proposée par Michel Fabre en conclusion du livre coordonnées par Jean Houssaye, Education et philosophie (PUF, 1999), sous le titre : Qu’est-ce que la philosophie de l’éducation ? - Ma propre contribution, autour d’une distinction : " philosophie de l’éducation/philosophie pour l’éducation/philosophie " tout court " (in Philosophie pour l’éducation. Le compagnonnage philosophique en éducation et en formation, ESF, 2003).
344 Dernier élément introductif. Mon intervention sera découpée en deux volets : le premier restera général, et s’efforcera de répondre à cette question : quelle place et quelles fonctions pour la philosophie (de l’éducation) dans la recherche en sciences de l’éducation ? Pourquoi ? Comment ? Le second volet s’arrêtera sur un domaine précis de recherche, celui que je pilote plus particulièrement au sein de l’UMR, et qui concerne l’art et la culture en éducation et en formation. C’est une thématique que j’aurai l’occasion de développer dans le cadre du séminaire. Ici, je me contenterai de montrer l’importance et le rôle de l’éclairage philosophique (l’esthétique). NB : l’adresse de mon site personnel : http://perso.wanadoo.fr/alain.kerlan/ I. PLACE ET FONCTION(S) DE LA PHILOSOPHIE DANS LA RECHERCHE EN EDUCATION 1. La perspective d’Olivier Reboul : la démarche philosophique, tout simplement Une simple piqûre de rappel !
La philosophie, avant tout un travail du concept, de clarification et de production des concepts. Il faut d'abord rappeler que le "travail philosophique" réside essentiellement dans l'analyse des idées, le "décorticage" des concepts, parfois dans l'invention, la production de concepts. La philosophie est travail sur les concepts, travail des concepts ; le philosophe est un travailleur, un spécialiste du concept ! La figure de Socrate demeure emblématique. Le travail philosophique commence donc par, inclut nécessairement, une déconstruction, un démontage des idées et des opinions, une remontée aux principes, une vigilance quant à l'usage et le sens des mots. L'allégorie platonicienne de la caverne reste ici une référence fondatrice, paradigmatique. La philosophie est donc avant tout une interrogation : comme telle, la philosophie (de l’éducation) est " non pas un corps de savoirs, mais une mise en question de tout de que nous savons ou croyons savoir sur l’éducation " (La philosophie de l’éducation, p. 3) Cette mise en question est : • • •
Totale (" En droit, aucun domaine n’échappe à l’interrogation philosophique " ; d’autant que " l’éducation est le fait humain par excellence "). Radicale (elle va jusqu’au fond, aux racines. Elle ne peut poser la question des moyens sans s’interroger sur les fins). Vitale (Reboul insiste beaucoup là-dessus. L’interrogation philosophique n’est pas suscitée par le seul intérêt spéculatif ; elle est habitée d’un intérêt pratique (moral, éthique, politique : Comment agir ? Que pouvons-nous faire ?). La philosophie, écrit Reboul, " est en quête non seulement d’un savoir mais d’un savoir-être, d’un savoirêtre par le savoir ". Remarque :le " retour " de la philosophie, son regain, est particulièrement retour de la philosophie pratique…
Ces caractéristiques sont très clairement engagées dans les " démarches ", les " méthodes " de la réflexion philosophique. On peut considérer les principales " méthodes " de la philosophie comme des indications sur l’usage qu’on peut faire de la philosophie (de l’éducation) dans la recherche en éducation.
345 •
Le recours à l’histoire de la philosophie. Nos problèmes ont déjà été posés. Cela ne signifie pas que la démarche recherche les réponses dans le passé ; mais que les philosophies passées offrent des cadres logiques et conceptuels, des réserves cohérentes de pensées armées, des problématiques fortement élaborées. C'est pourquoi, comme le remarque Reboul, "l'histoire [de la philosophie] révèle à chacun ce qu'il pense de façon confuse et parfois contradictoire" (p. 6). Bref, les pensées philosophiques élaborées donnent une structure à nos débats. L’histoire de la philosophie est un prodigieux réservoir de problématiques explorées et élaborées.
Exemple : Le travail de Michel Fabre dans " Penser la formation ". Le recours à la philosophie politique chez Alain Renaut dans " La libération des enfants. Contribution philosophique à une histoire de l’enfance ". •
La démarche épistémologique, la réflexion sur les sciences constituées. Toute pensée philosophique inclut d'une manière ou une autre une réflexion sur les savoirs constitués : leurs énoncés, valeur, leur sens, leurs limites…Cette préoccupation est désormais essentielle en éducation. Le philosophe ne peut pas l'ignorer quand il aborde le champ de l'éducation : il existe aujourd'hui des sciences de l'éducation. La philosophie ne peut se contenter de les recevoir comme des vérités établies. Il lui faut interroger tant leur pluralité que leur scientificité. L'existence et le sens même des "sciences de l'éducation" sont pour le philosophe de l'éducation des problèmes majeurs. Par exemple, il faut
Exemple : les travaux de Georges Canguilhem concernant le Normal et le Pathologique. Les concepts des sciences de l’éducation ont aussi leur histoire et leurs enjeux. On peut ainsi interroger les didactiques et leur scientificité revendiquée (Cf. Alain Kerlan, "Les didactiques entre instruction et instrumentation", Revue du C.R.E. Université de Saint-Etienne, CDDP de la Loire, n° 17, décembre 1999). •
L'analyse logique, ou analyse du langage. C'est une interrogation sur le vouloir-dire. Et particulièrement sur le langage courant, sur cette parole qui pense en nous et audelà de nous. L'analyse logique débusque la pensée implicite dans la langue pour ne pas être pensée par elle Ainsi, pensons-nous vraiment ce que nous voulons dire quand, cédant à l'usage de plus en plus fréquent, nous substituons l'expression "former un enfant lecteur" à l'expression ""apprendre à lire" à un enfant ?
Exemple : Le travail de Reboul dans " Le langage de l’éducation " ; celui de Daniel Hameline dans " L’éducation, ses images, son propos ". Il y aurait beaucoup à faire aujourd’hui en interrogeant le vocabulaire de la formation… •
L'argument a contrario. Cette méthode complète souvent la précédente. Faute de pouvoir ou de parvenir à définir positivement, on essaiera négativement. Il est en effet plus aisé de dire ce que n'est pas une chose plutôt que de dire ce qu'elle est.
Exemple : Il est plus aisé de s'entendre ainsi sur ce que, n'est pas éduquer : éduquer, ce n'est pas dresser, "formater", conditionner ; ni laisser-faire… cette méthode d'inspiration platonicienne convient particulièrement quand il s'agit de valeurs. •
La dialectique. Là encore l'origine est platonicienne. Hegel en a fait le moteur de son système. Entendue au sens hégélien, cette démarche consiste, pour penser, à partir des
346 oppositions entre les théories en présence sur un sujet. Et tenter au moins pour chacune d'en mettre à plat les logiques respectives, pour peut-être les dépasser, en montrant les points où elles se renversent l'une dans l'autre. Au moins dans ce travail dégager les enjeux et les présupposés. Exemple : la façon dont John Dewey tente de dépasser l'opposition effort/intérêt (Article " l’intérêt et l’effort ", in " L’école et l’enfant ". On pourrait sans doute appliquer cette méthode à l'opposition contemporaine des "républicains" et des "pédagogues" ! •
L'approche phénoménologique. Au cinq méthodes que retient Reboul, on en ajoutera une sixième, très engagée dans la philosophie moderne : la démarche phénoménologique. Elle ne s'interroge pas sur l'essence, mais sur l'existence et le donné dans l'expérience (le "phénomène"). Elle partira donc du donné, du fait de l'éducation et de la formation, de leur facticité. Elle cherche à élucider les expériences inhérentes à l’éducation et à la formation, au lieu d’interroger les objets à partir de principes a priori.
Par exemple, pour travailler sur la formation, partir non pas de définitions, mais de la rencontre par quoi une formation existe, de l’entrée en formation, de la relation entre le formé et le formateur. 2. Les perspectives de Michel Fabre Elles recouperont bien sûr souvent celles de Reboul. J’essaierai cependant d’insister sur ce qu’elles ont de complémentaires ou de différents. Une triple nécessité •
Nécessité du " maintien d’une ouverture du sens par rapport au savoir des experts " (" Qu’est-ce que la philosophie de l’éducation ? ", in Jean Houssaye, Education et Philosophie, ESF, 1999, p. 271).
•
Nécessité de " la mise en question des allants de soi de la pratique " (Idem)
•
Nécessité d’une véritable pensée de l’éducation, " c’est-à-dire d’une philosophie dont la question fondatrice serait celle de l’éducation " (p. 273). D’une philosophie qui prenne à bras-le-corps " ce fait fondamental et absolument premier que l’homme existe en formation, que la formation est une structure d’existence " (Idem).
Exemple : la façon dont Bachelard, montre Michel Fabre, " opère un quadruple enracinement ontologique, épistémologique, éthique et esthétique de l’idée de formation " (p. 274). Les trois fonctions cardinales •
La fonction épistémologique, qui " renvoie à l’identification des savoirs élaborés par les sciences de l'éducation "(p. 277). Nous l’avons déjà abordée avec Reboul. Ce que l’on peut ajouter ici, pour ce démarquer peut-être d’une tentation de surplomb perceptible chez Reboul, c’est que la fonction épistémologique est d’abord enquête approfondie sur l’état des savoirs et de l’actualité de la recherche. " L’intervention philosophique en éducation suppose la connaissance sérieuse des objets que l’on
347 prétend penser, tels qu’ils sont constitués dans la tradition pédagogique, les sciences de l’éducation et plus largement les sciences humaines " (p. 289/290). S’instruire avant de penser. Si la philosophie a la tâche " d’élucider les tenant et les aboutissant de la prise en charge " scientifique " du fait éducatif ", elle doit d’abord bien la connaître, être attentive au " détail épistémologique " (Idem, p. 290). •
La fonction élucidatrice. Elle " revient à scruter les dispositifs, les démarches, les systèmes, pour en discerner les implications, les enjeux, bref les significations " (p. 277).
•
La fonction élucidatrice, c'est donc :
•
o
un questionnement des réalités éducatives (discours, pratiques, systèmes, fonctionnements)
o
cherchant à dégager leurs conditions de possibilité, leur sens philosophique, les valeurs qu'elles attestent, promeuvent ou refusent : la " figure d'humanité "" qu'elles impliquent ; cherchant à comprendre ce qu’éduquer pour une société donnée veut dire, selon les figures qu’elle lui donne
o
Une " élucidation anthropologique ", et donc un dévoilement des "figures de l'imaginaire fondamental" qui nous constitue, "les mythes par lesquels le sens advient aux humbles réalités éducatives".
Il s’agit donc essentiellement d’une démarche herméneutique o
Cohérence d'un questionnement faisant apparaître, à travers la multitude des signes convergents, la signification d'un même phénomène.
o
Exigence de totalité, de transversalité : travailler sur toute l'épaisseur anthropologique des phénomènes, interroger le réseau des relations, rassembler des faisceaux cohérents de signes, reconstituer "le texte"
Un exemple pionnier, le déchiffrage par Nietzsche de l'actualité éducative allemande : Cf. " Sur l'avenir de nos établissements d'enseignement ". De quoi s’agit-il ? D’identifier les figures de l'identité culturelle qui s'y font jour (en commençant par les dégager par un travail d'interprétation à partir de l'analyse des discours, des pratiques ou des dispositifs) ; d’en dégager les implications, le système sous-jacent de valeurs ; de mener ce travail en fonction d'une lecture globale de la civilisation occidentale (celle que développe " La naissance de la tragédie "). C’est dans ces perspectives que Nietzsche est conduit à interpréter ce réseau de signes : l'encyclopédisme, la spécialisation étroite de l'enseignement universitaire, le culte de l'érudition, l'attention à la conjoncture, à l'éphémère – convergeant selon lui vers deux pôles antithétiques tous deux éloignés de la culture véritable : l'érudition et le journalisme. Pour ma part, travaillant sur l’art et la culture, ou plutôt sur la place de plus en plus grande qu’occupent l’art et la culture dans le domaine de l’éducation et de la formation, au point de nourrir l’espérance d’un " modèle esthétique de l’éducation ", je tente de me situer dans cette
348 perspective d’élucidation, j’essaie de comprendre le sens de cette montée du modèle éducatif des arts dans la société et la culture contemporaines. •
La fonction axiologique. On passe cette fois de l’analyse à la proposition. De descriptif au prescriptif. La fonction axiologique " participe à la réflexion sur les finalités à promouvoir, les principes à diffuser " (p. 277).
La fonction axiologique est voisine de l’utopie. La pensée de l’éducation peut-elle s’en passer ? Citant Paul Ricœur : " L’utopie, c’est ce qui mesure l’écart entre l’espérance et la tradition " (Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, vol II, Paris, Seuil, 1986), Michel Fabre estime qu’ " aucune société ne peut respirer sans se projeter dans des alternatives plus ou moins radicales " (p. 288). L’esprit des Lumières a été ainsi longtemps le sol de notre espérance éducative. Est-ce encore vrai ? La crise de l’éducation, on le sait, est prise dans la crise de l’idéal moderne. L’interrogation critique des utopies fondatrices est sans doute aujourd’hui l’un des objets majeurs de la philosophie de l’éducation sous sa forme la plus radicale. Quoi qu’il en soit, aucune recherche en éducation ne peut se passer d’une grande référence axiologique, d’une utopie fondatrice. Au nom de quoi et pourquoi chercher, sinon ?
3. Philosophie de l’éducation, philosophie pour l’éducation, philosophie tout court Cf. Alain Kerlan, Philosophie pour l’éducation, le compagnonnage philosophique en éducation et en formation, Paris, ESF, 2003 •
Philosophie de l’éducation
" L’exigence philosophique en éducation est sans doute l’exigence d’une philosophie de l’éducation : la tâche d’éduquer et de former, comme la politique, le savoir, l'art, sont des pratiques humaines universelles, et mieux, des " propres " de l'homme, des structures d'existence, et la philosophie éducative devrait figurer aux côtés de la philosophie politique ou de la philosophie esthétique, et au même titre " (p. 9). •
Philosophie pour l’éducation
" Mais elle est aussi, et peut-être plus encore, exigence d’une philosophie pour l’éducation : toute réflexion éducative et toute pratique pédagogique, toute responsabilité d’éduquer, dès qu’elle se réfléchit, touchent à des interrogations qu’on peut qualifier de " philosophiques " en ce sens qu’elles font écho aux interrogations que la philosophie ne cesse de reprendre. Est-il possible d’instruire et d’éduquer sans manifester un intérêt pour le savoir ? Des questions de ce genre : Quelle est la nature et quel est le sens des mathématiques ? Qu'est-ce que la poésie ? Qu'est-ce qu'une langue ? Qu'est-ce que le plaisir esthétique ? ne sont-elles pas enveloppées dans la responsabilité d'instruire ? Est-il possible d’avoir tâche d’éduquer sans manifester un intérêt pour la Cité ? Les valeurs de la Cité sont engagées dans la quotidienneté et les finalités de l’école. Est-il au total concevable d’éduquer sans préserver en soi la faculté de questionner et de s’étonner ? L’éducateur n’a-t-il pas besoin par profession de se tenir autant que faire se peut dans les commencements du savoir, à raviver, ranimer l'énigme de la
349 connaissance ? Si l'éducation a besoin de la philosophie, il arrive aussi que grâce à l'éducation, la philosophie soit rappelée à elle-même, par exemple lorsqu’elle fait un devoir au maître de maintenir en lui-même la capacité de s'étonner – l'étonnement, " sentiment philosophique par excellence ", comme le dit Aristote – afin d'accueillir et de faire vivre l’étonnement de l'élève " (p9/10). •
Philosophie tout court, tout simplement : le compagnonnage philosophique
" Reste qu’il n’y a guère d’autre façon d’apprendre la philosophie que d’y entrer, et qu’il n’y a pas de philosophie de l’éducation sans philosophie tout court, sans entrée dans la culture philosophique et les pensées où elle s’élabore, et les textes où elle se dépose. La philosophie a la réputation d’être abstraite et difficile, et présente néanmoins ce paradoxe de se dire accessible à tous. C’est qu’il y a sans doute deux manières de concevoir la philosophie. Dans la première, elle est envisagée comme une activité de construction théorique ; dans la seconde, elle est une démarche de vie et de pensée que chacun peut entreprendre pour soi. Cela ne signifie pas qu’il faille les opposer. La philosophie n’est-elle pas toujours au bout du compte une expérience personnelle de pensée. Toutes sortes d’événements et de rencontres peuvent y conduire : le souci d’éduquer en propose de nombreux, et non des moindres… Philosophie de l’éducation, philosophie pour l’éducation, et finalement philosophie tout court, philosophie tout simplement : tel est l’accompagnement, le compagnonnage des philosophes et de la philosophie que s’efforcent donc de proposer les pages qui suivent " (Idem).
LE MODELE ESTHETIQUE EN EDUCATION Tentative d’élucidation d’un paradigme Alain KERLAN, ISPEF, Université Lumière Lyon 2
Mon propos. Eléments d’introduction Non pas à proprement parler vous entretenir d’une recherche et de ses résultats, comme il est coutume, mais d’un ensemble de faits, d’événements, de dispositifs, qui touchent à l’éducation, et que je me propose d’interpréter : essayer d’en saisir la signification, d’en mesurer les enjeux et la portée. Donc engager une réflexion qui soit une mise en œuvre de la fonction élucidatrice de la philosophie. Elle est au cœur de l’ouvrage où je développe les idées que je vais présenter ici : Alain Kerlan, L’art pour éduquer ? La tentation esthétique, Presses de l’Université Laval, décembre 2004. Les faits concernent la part de plus en plus grande faite en éducation et en formation aux arts et aux valeurs esthétiques.
350 L’interprétation invitera à y voir autre chose et plus que la difficile reconnaissance de disciplines trop longtemps tenues à l’écart ou dans les marges de l’éducation, comme on pouvait le dire à l’époque où Bruno Duborgel ou Georges Jean dénonçaient l’imagination domestiquée : mais un essai de refondation, de recomposition de l’éducation dans un modèle esthétique, ou encore l’entrée de l’éducation dans un régime esthétique généralisé. Je dois en effet ajouter que ce mouvement ne peut être compris si on isole l’éducation du mouvement général de la société et de la culture moderne et contemporaine en direction de l’esthétique et des valeurs esthétiques. Un dernier élément d’introduction : la réflexion sur l’art et l’esthétique, depuis Kant, depuis la troisième Critique, constitue une préoccupation philosophique centrale. Pour essayer de comprendre le sens et la portée du recours d’aujourd’hui à l’art et à l’esthétique en éducation, et surtout pour éprouver le sens et la pertinence d’un modèle esthétique de l’éducation, il faut aller regarder du côté des conceptions philosophiques de l’art et de l’esthétique. Je le ferai succinctement en me tournant plus particulièrement vers celles entre lesquelles se jouent le sens de l’art et de l’esthétique.
I. La part croissante des arts. Trois lectures d’une mÊme histoire Un processus objectivement peu contestable : la lente mais sûre pénétration des arts en éducation, l’affirmation grandissante et de plus en plus instituée de la fonction éducative des arts au cours des trente dernières années. Comment l’interpréter ? 1. Le point de vue de l’acteur et du pédagogue militant : " L’histoire d’une longue marche " Cf. Pascale Lismonde Les arts à l’école Cf. Le début de la conférence de Jack Lang concernant le Plan de développement des arts à l’école 2. Le point de vue synchronique : l’éducation en quête d’un modèle L’école contemporaine est une école qui se cherche, une école en quête de modèles, de son modèle, et une bonne part de son identité, il faut le répéter, tient dans cette quête d’un modèle " introuvable ". Je me risquerai néanmoins à distinguer, au moins pour la phase la plus récente, celle des trente dernières années, trois directions ou trois phases, consécutives et/ou concurrentielles, dans lesquelles cette quête d’identité et de modèle s’est trouvée engagée. Le premier moment a marqué les années 70 : centré sur le sujet éduqué et la libération de son expression, il rabat la logique des programmes d’études sur une logique d’expressivité, de créativité, de croissance personnelle, bref, sur une " logique subjective ", comme le rappelle Denis Simard ; c'est l'âge de la pédagogie, ou plutôt de la psychopédagogie, et du maître animateur. S'il est tributaire des thématiques romantiques et expressionnistes, à bien y regarder, ceux-ci n'en font pas moins assez bon ménage avec une conception pragmatique et subjective de la culture, assez proche de celle que proposait. John Dewey en 1913, dans un numéro de L’année pédagogique :
351 " Si nous essayons de définir la culture, nous arriverons à la concevoir comme le pouvoir, disons l’habitude acquise, de notre imagination, de contempler dans des choses qui, prises isolément, se présentent comme purement techniques ou professionnelles, une portée plus vaste, s’étendant à toutes les choses de la vie, à toutes les perspectives de l’humanité ". Cette définition remarquable fait de la culture une affaire de regard et l’affaire du sujet, et non une réalité symbolique substantielle. Son actualité dans les années 70 est à la mesure du regain d’intérêt dont jouit l’éducation nouvelle dans la même période. Déjà les valeurs attachées à la sphère esthétique paraissent infléchir fortement le modèle éducatif. L’éducation scientifique elle-même, en cette époque où l’on parle d’ " éveil scientifique ", comme en témoignent l’importance qu’y prend le thème des représentations, et la place que celles-ci réservent au sujet du savoir et à son expression, intègre cette orientation. Un seconde orientation a néanmoins paru imposer un infléchissement différent, voire opposé, au milieu des années 80. Elle recentrait le paradigme sur les savoirs, les " contenus ", la transmission et l’appropriation des savoirs. Réaction, sans doute, à l’excès de subjectivité dans laquelle on pouvait croire que la culture organique allait se dissoudre. Mais ce retour de l’exigence rationnelle s’effectue alors sous le signe de la rationalité technicienne. C'est l'âge des savoirs didactisés, et du maître ingénieur. J’emploie à dessein ce terme, " savoirs ", au pluriel, plutôt que " connaissances ". Le savoir et la connaissance, en effet, appartiennent au vocabulaire classique, et sont encore affaire de philosophie et d’encyclopédie ; " connaissance ", même au pluriel, garde une commode généralité sémantique ; mais la notion plurielle de " savoirs ", la thématique des " savoirs scolaires " ne sont guère dissociables d’une entreprise de didactisation. La centration du paradigme éducatif sur les savoirs rabat l’encyclopédie, la dimension organique du savoir, sur la logique didactique, et même sur une pluralité de logiques et de techniques didactiques : la didactique générale, on le sait, a été très largement recouverte par des didactiques spécifiques. En quoi il convient de ne pas en faire le simple prolongement de la volonté de " diffusion des connaissances " propre aux Lumières. On notera à cet égard que la notion de " savoirs scolaires " est venue se substituer à une autre notion longtemps centrale dans le vocabulaire de l’éducation : la notion d’œuvre, précisément, qui marquait discrètement au sceau de l’esthétique le modèle classique. La didactisation de la culture scolaire, bien entendu, s’est plus particulièrement développée sur le terrain de l’enseignement des sciences, à partir de l’enseignement des sciences ; mais l’enseignement des lettres lui-même, et tout ce qui relève des sciences humaines dans la culture scolaire, ne sont pas demeurés insensibles à cette orientation du modèle. Son horizon positiviste paraît être une conception opératoire et procédurale de la culture scolaire. Que pouvaient bien être dans cette perspective l’éducation artistique et les disciplines de la sensibilité, sinon une oscillation entre le " loisir " et le " supplément d’âme " ? À moins de s’engager dans une périlleuse et bien paradoxale entreprise de didactisation. Le sort fait à la littérature et à la culture littéraire dans cette voie là, réduites à l’état de prétexte et de moyen d’exercices instrumentaux et d’entraînements méthodiques, constitue un avertissement dont on ne peut hélas dire qu’il fut sans frais. L’orientation des didactiques et de l’ingénierie signait au fond l’éclatement du modèle éducatif. Les apprentissages et les didactiques instrumentalisées d’un côté, la vie et la personnalité, les affects de l’autre. L’instrumental ici, et là l’expressif. J’ai cru un moment,
352 pour ma part, en m’inspirant des analyses d’Alain Touraine, qu’il convenait désormais d’assumer ce partage inéluctable, et renoncer à tenir dans l’idée éducative un principe d’organisation et d’unification. C’était la conclusion de La science n’éduquera pas comme de L’école à venir. Je ne m’y étais pas résolu sans hésitations ni tergiversations, ni sans doute sans contradictions. En finir avec le souci de l’unité et du tout inhérent à l’idéal éducatif, n’était-ce pas renoncer à l’idée éducative elle-même ? L’appel à un usage régulateur de l’idée éducative, dans un esprit kantien, ne m’avait satisfait qu’à demi. Et si la tentation esthétique en éducation a retenu mon attention au point d’en faire aujourd’hui l’objet central de ma recherche, je dois bien avouer que c’est dans la mesure où elle rouvrait ce procès, et relançait autrement, comme on le verra, le souci de l’unité dont je n’étais pas parvenu à me défaire pleinement. J’en viens à présent à une troisième phase, une troisième orientation du modèle éducatif. On peut en percevoir l’émergence au milieu des années 90. On vit alors le débat éducatif et bientôt les politiques éducatives se préoccuper explicitement de la place et du sort de la culture. C'est l'âge des perspectives culturelles dans l’éducation scolaire, de l'enseignant " passeur " de culture, du " pédagogue cultivé " et du " rehaussement culturel ", comme le disent les Québécois. Au Québec, le Conseil supérieur de l’éducation (1994) soulignait les lacunes du curriculum d’études en matière de culture, et se faisait le porte-parole d’une exigence de culture, de perspective culturelle dans le choix et la conception des contenus d’enseignement. Denis Simard la résume ainsi : " Le mot d’ordre est clair : c’est la perspective culturelle qui doit désormais présider à l’orientation générale des programmes d’études ". En France, un mouvement semblable s’est développé. La querelle récurrente des " républicains " et des " pédagogues " dans laquelle il s’est trouvé emprisonné n’a guère aidé à en saisir l’enjeu. Cependant, le livre critique dans lequel le philosophe Denis Kambouchner a entrepris de discuter les ouvrages de celui qui est souvent considéré en France comme le représentant des " pédagogues ", Philippe Meirieu, a bien pour centre, pour l’un de ces centres tout au moins, la question de la culture. L’un des chapitres de Une école contre l’autre (2000) est titré : " La culture introuvable ". La Revue française de pédagogie s’est fait l’écho de ce débat dans un numéro récent
3. Le point de vue paradigmatique : vers un modèle esthétique en éducation Faut-il alors considérer qu’après les excès de l’expressivité (le trop plein du sens), puis ceux du formalisme didactique (l’oubli du sens), l’école aurait (re)trouver le bon sens et la bonne direction, en renouant avec l’exigence classique d’une culture substantielle ? Je crois que cette vision d’une bonne téléologie ne permet pas de bien saisir le sens et les paradoxes de la recomposition dans laquelle l’école moderne, et plus justement, " postmoderne ", est engagée. L’interprétation de cette séquence historique demande de dépasser le point de vue synchronique pour adopter une perspective paradigmatique. Une orientation n’efface pas l’autre, et bien des situations et des pratiques pédagogiques témoignent de leur coexistence obligée. Plutôt que des modèles opposés et concurrents, les trois orientations que nous avons distinguées me semblent être les moments d’une même quête, d’une même histoire : l’histoire incertaine et hésitante de ce que j’appelle la reprise éducative et culturelle du monde moderne (postmoderne, " surmoderne "). Celle-ci s’effectue sous le signe de l’art et de l’esthétique. La perspective culturelle qui prévaut aujourd’hui en
353 éducation et en formation est en effet une perspective largement dominée par la culture artistique et littéraire. On parlerait plus justement à son sujet d’un paradigme esthéticoculturel, alternative à ce modèle " scientifique-rationnel " en crise. Je sais bien qu’on entend y inclure la préoccupation de la culture scientifique ; celle-ci se trouve toutefois enrôlée dans le vaste domaine rassemblé sous l’appellation de " pratiques artistiques et culturelles ". On se tromperait sur son sens en y voyant un retour à l’éducation et à la culture classiques. Le paradigme culturel qui tente aujourd’hui de s’installer est un paradigme saisi par l’art et l’esthétique, du moins selon l’idée que la culture moderne (postmoderne) se fait de l’art et de l’esthétique. Pour s’en convaincre, il faut procéder à l’élargissement du champ d’observation : - 1. Ce n’est pas seulement à la reconnaissance des arts dans l’école et l’éducation que l’on assiste, mais à la pénétration des valeurs esthétiques dans le champ de l’éducation et les dispositifs pédagogiques. D’autres constats doivent être mis dans la balance. La montée des arts et de la culture en éducation, particulièrement dans l’éducation scolaire, s’accompagne en effet d’un processus qui doit lui être corrélé. A bien y regarder, le plus grand nombre des réformes et des innovations introduites dans l’éducation scolaire, de l’école primaire au lycée, voire à l’université, même lorsqu’elles ne touchent pas directement au domaine des arts et des pratiques culturelles, y inscrivent des repères, des pratiques et des valeurs relevant plus particulièrement du champ artistique et culturel. Pédagogie différenciée, aide individualisée, travaux personnels encadrés, parcours diversifiés, travaux croisés, thématique de l’intelligence multiple et de l’intelligence sensible, etc., la plupart de ces innovations ont bel et bien pour centre de gravité des thématiques et des valeurs plus proches du paradigme esthétique que du modèle scientifique : l'individu, la subjectivité, la sensibilité, l'imagination… Et s’il fallait mesurer cela en terme d’équilibre, il paraît bien que les réformes successives par lesquelles la politique éducative des dernières années tente d’infléchir les contenus et les pratiques pédagogiques penche lentement mais avec une réelle constance d’une école des savoirs vers une école des arts et de la culture. Les valeurs jusque là associées au domaine demeuré marginal de l'éducation artistique et des pratiques culturelles prennent une place de plus en plus remarquée au côté des valeurs propres aux autres dimensions de l'éducation scolaire : éducation intellectuelle, éducation corporelle, éducation civique et morale. Plus encore : ces autres dimensions elles-mêmes intègrent des préoccupations et des valeurs d’ordre " esthétique ", entendu au sens large du terme. Il arrive même qu’elles en reçoivent une réorientation de leurs propres finalités, comme dans le cas d’une éducation morale conduite, conformément en cela à l’état d’esprit contemporain, à superposer l’esthétique à l’éthique. Le " recours "éducatif à l'art ne doit donc pas être interprété seulement comme la reconnaissance enfin instituée d'une dimension de l'éducation trop longtemps écartée. Il faut y voir, telle est du moins la lecture que j’en formule, la manifestation la plus spectaculaire d'un mouvement qui touche l'ensemble de l'éducation et l'infléchit dans son assise : sa " relève " dans un modèle esthétique. - 2. De plus, ce processus n’est pas limité au champ éducatif proprement dit, mais concerne des pans entiers de la société et de la culture. L’espérance éducative se double d’une espérance sociale. Ici, les pratiques théâtrales ou chorégraphiques sont mobilisées pour lutter contre le mal des banlieues sinistrées, pour réparer un tissu social déchiré. Là s’ouvrent des ateliers de rap mais aussi des ateliers d’écriture. " Le rap contre la fracture sociale ", titrait le journal Le Monde en novembre 1997. Un peintre réputé, Gérard Garouste, met son talent et sa renomée au service du lien social dans l’atelier qu’il anime dans un quartier désœuvré. Un dramaturge, Armand Gatti, engage son théâtre dans la lutte des Indiens d’Amérique du Sud.
354 Un écrivain, François Bon, aide les sans abris à écrire et dire leur humanité sur une scène de Nancy. A Paris, rue Gay-Lussac, " La Moquette ", ouvre toute la nuit aux exclus que guette la mort lente, le refuge de son atelier d’écriture. Ailleurs, les employés licenciés d’une grande surface racontent sur la scène du théâtre les sombres dessous de la vitrine. En prison se multiplient les ateliers d’écriture et d’expression plastique. La musique entre à l’hôpital. La Foire International d’Art Contemporain de Paris en 2000 ouvrait un espace d’exposition aux autoportraits des enfants cancéreux de l’hôpital de Villejuif. On pourrait ainsi longuement décliner les exemples : tous disent cette mobilisation sociale de l’art dans la préservation du lien social, le refus de l’exclusion et du silence qui détruit les êtres, la réparation des existences et des identités, l’écoute de la parole de l’autre. Les Musées eux-mêmes s’engagent sur ce front. Assez timidement en France, moins au Québec si j’en juge par les propos tenus à Lyon lors de l’édition 2001 des entretiens Jacques Cartier . Hélène Pagé, directrice du service de l’action culturelle et des relations publiques du Musée de la civilisation de Québec y évoquait une exposition sur le thème de la nuit, et ouverte sur le monde de la nuit. Je la cite : " Mais voilà que la chargée de projet pense aux jeunes de la rue dont le territoire est celui de la nuit. Pendant quelques mois, elle les fréquentera dans un lieu spécifique du centre-ville de Québec, tissera des liens de confiance, leur demandera s’ils ont envie de venir au Musée, non pas comme visiteurs, mais comme des personnes qui ont quelque chose à dire. L’invitation est acceptée… Ils sont venus, ont cru à la nécessité de présenter une programmation qui soit la leur. Cela a été exigeant, pour eux d’abord, dont la discipline et la ponctualité n’étaient pas les premières vertus. Les visiteurs étaient au rendez-vous, de nuit évidemment ; c’est alors que ces jeunes s’activent. Ils ont fait une représentation de Roméo et Juliette à leur manière, bande dessinée, coiffure pour ne pas dire rasage, body painting, performance, poésie et, évidemment, musique. Reviennent-ils au Musée en visiteurs autonomes ? Nous ne le savons pas, mais ce que nous savons, c’est qu’ils se sont sentis accueillis, respectés… L’une de ces jeunes participantes faisait parvenir à la chargée de projet une sculpture qu’elle a réalisée à l’école d’ébénisterie en remerciement pour l’avoir raccrochée à la vie. Je ne sais pas si elle visite notre musée, mais je sais qu’elle est partie prenante de notre société ". Au cours de la même rencontre, Guy Darmet, Directeur de la Maison de la danse de Lyon, évoquant le défilé, une grande parade chorégraphique inspirée du carnaval de Rio, disait quelque chose de voisin : " L’occasion de remobiliser autour d’un projet valorisant des personnes en grande difficulté – Rmistes, femmes en foyers d’hébergement, demandeurs d’asile – ou des handicapés ". Autres exemples récents : o o o o
RESEO (Reseau Européen des Services Educatifs d’Opéra) Festival Résonances et théâtre Athénor à Nantes Gérard GAROUSTE et La source. L’éducateur et la diagonale du fou… Etc…
- 3. Notons enfin que ce phénomène porte sur l’ensemble du processus éducatif, de la base au sommet, depuis l’éducation de la petite enfance jusqu’à la formation des élites. o o
Les artistes en résidence dans les écoles maternelles (Lyon) L’art dans la formation des ingénieurs et des managers (Artem, association de l’Ecole des Mines, de l’Ecole de Commerce et des Beaux-Arts à Nancy, où l’art pour former ingénieurs et managers d’aujourd’hui…))
355 Elargissement de l’interprétation : le paradigme esthétique, ou l’esthétique comme horizon de la culture contemporaine
II. Le paradigme esthétique, ou l’esthétique comme horizon de la culture contemporaine 1. La culture contemporaine et l’esthétique généralisée (Michel Maffesoli). Faut-il aller plus loin dans l’interprétation du tournant esthétique de la culture contemporaine ? C’est la voie qu’empruntent certains analystes souvent qualifiés de " postmodernes ", comme les philosophes Gianni Vattimo ou même Peter Sloterdijk, comme le sociologue Michel Maffesoli. La teneur esthétique des travaux de Michel Maffesoli est bien connue, et la lecture d’un ouvrage comme Au creux des apparences, que son sous-titre : Pour une éthique de l’esthétique singularise tout autant que son titre, fournit aussitôt les éléments d’un nouvel argumentaire étoffé à l’hypothèse d’un paradigme esthétique en éducation, d’un régime esthétique de l’éducation ? Comment en effet l’éducation échapperait-elle à un processus social à ce point généralisé ? " L’esthétique s’est diffractée dans l’ensemble de l’existence ", et désormais " l’art devient un fait existentiel ", affirme le sociologue. Leurs valeurs ont gagné l’univers politique, la vie de l’entreprise, la communication, la publicité, la consommation, la vie quotidienne : " tout entend devenir œuvre de création, tout peut se comprendre comme l’expression d’une expérience esthétique première ". Comment le métier d’apprendre et de faire apprendre, comment l’expérience scolaire échapperaient-ils à cette aura dans laquelle baignent " les manières d’être, les modes de penser, les styles de comportement " ? Si " faire de sa vie une œuvre d’art " est devenu une " injonction de masse ", comment vient-elle s’inscrire dans le monde scolaire, qu’y devient-elle, comment est-elle reçue, détournée, digérée, différée ? Et quels effets produit cette rencontre, ce " télescopage " peut-être, s’il est vrai, comme on est fondé à le supposer, qu’un tel processus, dès lors qu’il marque la " fin d’une certaine conception de la vie fondée sur la maîtrise de l’individu et de la nature ", ne peut manquer d’entrer en opposition aux finalités comme aux modalités d’un dispositif éducatif fortement lié au rationalisme des Lumières ? Comment retentit dans l’école et la relation éducative, les formes du travail et de l’évaluation scolaires, ce que Michel Maffesoli appelle la " socialité esthétique ", la tonalité émotionnelle dont seraient aujourd’hui marqués le lien social et des rapports sociaux recentrés sur la proximité, " le vécu au jour le jour, de façon organique " ? Qu’en est-il dans l’expérience scolaire et plus largement dans la tâche d’éduquer et de s’éduquer de cette " inversion des valeurs " où viennent au premier plan des paramètres jusque là considérées comme secondaires, l’émotion, l’apparence, l’éphémère ? Qu’en est-il de cet " homo-estheticus en train de (re)naître " dans la culture contemporaine ? On le voit, dans le prolongement des thèses de Michel Maffesoli, une analyse de l’expérience scolaire comme expérience esthétique, de l’univers éducatif comme monde soumis au tournant esthétique de la société contemporaine reste à faire. Elle participerait, je crois, de cette " herméneutique du sujet " à laquelle travaillait Michel Foucault, et qu’il appelait à " étudier non seulement dans ses formulations théoriques ", mais aussi " en relation avec un ensemble de pratiques " parmi lesquelles les pratiques éducatives venaient en bonne place. 2. La postmodernité et " l’esthétisation généralisée de l’existence " (Gianni Vatrtimo) Le sens global qu’accorde Gianni Vattimo aux processus culturels réunis dans l’idée de " postmodernité " confère à l’esthétique une portée en quelque sorte directement éducative, et
356 par laquelle l’hypothèse d’un modèle esthétique de l’éducation me semble trouver un écho convainquant. L’un des (nombreux) chapitres que La fin de la modernité consacre à l’art et à l’esthétique s’ouvre sur l’actualité d’un thème, le thème hégélien du déclin et de la mort de l’art, qui ne peut manquer de m’apparaître comme un paradoxe, sinon une contradiction. Qu’un recours éducatif à l’art s’impose aujourd’hui, quand le thème de la mort de l’art présente plus d’un signe qui invitent à le prendre au sérieux, comment l’expliquer ? Une réponse est suggérée aussitôt à la lecture du texte : ne faut-il pas regarder cette entrée d’apparence paradoxale de l’art à l’école comme l’une des figures de son " relèvement " dans " l’esthétisation généralisée de l’existence " ? Telle est en effet l’interprétation que propose Gianni Vattimo du thème hégélien : l’art aurait reçu son acte de " décès " non pas en raison de l’extinction du souffle qui l’animait, mais en raison de sa diffusion à toutes les sphères dont il se différenciait, et d’abord celle de la vie et de l’existence humaines " ordinaires ". Si " mort " il y a, ce serait celle d’une activité séparée des autres activités, ce serait l’effacement d’une des dernières frontières entre le sacré et le profane. Nous serions entrés dans un monde, le monde " postmoderne ", dans lequel " l’art n’existe plus comme phénomène spécifique, mais se trouve supprimé et, suivant en cela Hegel, relevé dans une esthétisation généralisée de l’existence ". L’esthétisation de l’existence serait particulièrement visible dans la diffusion généralisée des modèles esthétiques de comportement, mais aussi de modèles esthétiques d’organisation du consensus social : la force des mass media n’est-elle pas avant tout une force esthético-rhétorique ? Ces modèles esthétiques, de l’individu au collectif, procéderaient de la " dissolution " de l’art dans la " culture " comme mass media, dans la société tout entière, et, ajouterais-je, dans l’école même. L’argumentation du philosophe italien repose notamment sur l’idée, développée dans plusieurs textes, selon laquelle un " nouvel idéal émancipateur " aurait succédé à l’idéal issu des Lumières, reposant sur la maîtrise intellectuelle du monde, " sur le parfait discernement de l’homme qui sait comment les choses se passent ", bref l’idéal rationaliste, scientifique et politique qu’exprime la fameuse formule cartésienne évoquant un sujet " maître et possesseur de la nature ". L’émancipation du sujet à l’égard du " réel " reposerait désormais moins sur sa maîtrise programmée que sur une sorte d’ébranlement du " réel " lui-même. Le nouvel idéal émancipateur, avance Gianni Vattimo, est " basé plutôt sur l’oscillation, la pluralité, et en définitive sur l’érosion du " principe de réalité " lui-même ". La société des médias, pourtant si constamment dénoncée et accusée, serait au cœur de ce processus ; elle donnerait une existence prosaïque à ce monde devenu fable de Nietzsche, ce monde dans lequel il n’y aurait derrière les interprétations rien d’autre que d’autres interprétations : " Si nous avons une idée de la "réalité", celle-ci, dans notre condition d’existence au sein de la modernité tardive, ne peut être appréhendée comme la donnée objective qui se trouve au-dessus, au-delà des images que nous en donnent les media… La réalité, pour nous, c’est plutôt le résultat du croisement, de la "contamination" (au sens latin du terme) des images, des interprétations, des re-constructions multiples que les media – en concurrence entre eux, ou, en tous cas, sans aucune coordination centrale – distribuent ". Les sciences elles-mêmes, à l’âge des banques de données, donnent-elles une autre image du " réel " ? Avant d’en juger trop vite, les propos de Gianni Vattimo doivent à mon sens être mis en parallèle avec les analyses de Jean-François Lyotard dans La condition postmoderne, ouvrage dont il est toujours opportun de rappeler qu’il résultait d’un rapport et donc d’une commande portant sur la condition du savoir dans les sociétés les plus développées. Dans sa version " scientifique " comme dans sa version " médiatique ", à bien des égards, " le monde n’apparaît plus que comme une œuvre d’art qui se fait elle-même ".
357 Dans ses conditions, l'hypothèse centrale qu'avance Gianni Vattimo prend toute sa portée : l'expérience esthétique, dans le monde postmoderne, devrait être regardée comme le paradigme de cette nouvelle émancipation. L'ébranlement du réel reçu, n'est-ce pas l'effet le plus " profond " d’une expérience esthétique authentique ? " La rencontre d’une œuvre d’art (comme d’ailleurs la connaissance de l’histoire) ", note le philosophe, " nous permet de faire l’expérience, en imagination, d’autres formes d’existence, de modes de vie différents de celui dans lequel nous évoluons quotidiennement… L’expérience esthétique nous fait vivre d’autres mondes possibles et nous montre par là même la contingence, la relativité, le caractère non définitif du monde " réel " qui nous enserre ". Du coup, le champ esthétique – pas seulement l’esthétique philosophique, précise Gianni Vattimo, mais " le champ esthétique comme sphère de l’expérience, comme dimension d’existence " – doit être examiné comme une dimension centrale de la modernité, dans " sa portée d’anticipation …à l’égard du développement global de la civilisation moderne ", dans sa fonction " tout à la fois d’anticipation et de modèle ". L’épistémologie contemporaine elle-même aurait, dans l’œuvre de Thomas Kuhn, donné de la science une nouvelle image, marquée par les valeurs de l’art, opposant " un modèle esthétique de l’historicité au schème du développement cumulatif, fondamentalement théorique et cognitif ", celui dont précisément se nourrit le modèle rationaliste de l’éducation comme processus. L'art proposerait alors à la sagacité des analystes une sorte de préfiguration des mutations en cours dans la culture et dans la société, et aussi dans l'éducation générale et scolaire. 3. Esthétique, éthique et authenticité (Charles Taylor) Les analyses que consacre Charles Taylor à la " culture de l’authenticité " indiquent une autre voie qui mériterait d’être explorée. Dans son souci de restaurer l’idéal moral que recouvre l’éthique de l’authenticité, et de le distinguer des déviations égocentriques qui selon lui n’invalident pas l’idéal lui-même, l’auteur de The Malaise of Modernity et de Sources of the Self analyse la relation étroite qu’il perçoit en " la découverte de soi " et le champ de l’esthétique. Charles Taylor caractérise d’abord " le tournant subjectif global de la culture moderne : une forme nouvelle d’intériorité nous amène à nous concevoir comme des êtres doués de profondeurs intimes ". Le salut moral lui-même dépend alors de notre aptitude à entendre cette voix intérieure, d’une relation authentique avec nous même. Rousseau, note Charles Taylor, donnera un nom à cette coïncidence de soi à soi et à la joie dont elle est la source : " le sentiment de l’existence ". Á l’évolution décisive qui se produit après Rousseau, Charles Taylor associe Herder. De son affirmation selon laquelle chaque personne possède sa propre mesure, sa façon particulière d’être humain, découle l’idéal moral de l’authenticité : " Il existe une façon d’être humain qui est la mienne. Je dois vivre ma vie de cette façon et non pas imiter celles des autres. Cela confère une importance toute nouvelle à la sincérité que je dois avoir envers moi-même. Si je ne suis pas sincère, je rate ma vie, je rate ce que représente pour moi le fait d’être humain ". On peut déjà le pressentir, la définition de soi sur laquelle repose la culture de l’authenticité engage déjà le glissement de l’éthique vers l’esthétique, de la conduite de la vie à sa " mise en forme ". Ce glissement fait intervenir ce que Charles Taylor appelle " les aspects expressifs de l’individualisme moderne ". Dès lors que l’existence personnelle se trouve placée sous le signe de la fidélité à soi-même, chacun se doit de découvrir ce qu’il est, comprendre ce qu’est être soi-même, lui donner forme et contenu. Or, " nous découvrons ce que nous devons être en le devenant dans notre mode de vie, en donnant forme par notre discours et par nos actes à ce qui est original en nous ". Cette manière d’être, poursuit aussitôt Charles Taylor, suggère " une analogie étroite entre la découverte de soi et la création artistique ". Nous savons tous en effet comment les artistes sont devenus les héros et les modèles de la culture de l’authenticité. L’artiste, le grand artiste,
358 serait-il maudit, est celui qui a su et pu aller jusqu’au bout de la réalisation de soi à laquelle nous aspirons tous, celui qui atteint à l’universalité de notre condition en menant sa singularité aussi loin qu’elle le réclame. Chaque artiste est une leçon de vie, dès lors qu’on tend " à voir dans sa vie l’essence même de la condition humaine et à le vénérer comme un prophète, un créateur de valeurs culturelles ". Les " artistes " que fabriquent les médias font circulé dans la société tout entière la petite monnaie de ce romantisme de l’existence diffusée avec l’aura du " grand artiste ". Dès lors que " la création artistique devient le paradigme de la définition de soi ", et que voilà l’artiste " promu en quelques sorte au rang de modèle de l’être humain, en tant qu’agent de la définition originale de soi ", le concept de création cesse d’être attaché exclusivement à la production de l’œuvre, et devient le propre de la vie, de l’affirmation vitale. Ou encore, la notion d’œuvre s’étend à l’éthique et à la conduite de la vie, au souci de soi. Désormais, " la découverte de soi exige une poièsis, une création ". La philosophie nietzschéenne, avec son aspiration à une création esthétique de soi, trouve là sa forme banalisée. La conjonction de la culture de l’authenticité et du domaine de l’art et de la création n’aurait toutefois pas l’importance décisive qu’elle revêt aujourd’hui si l’esthétique elle-même n’avait enregistré, parallèlement au mouvement qui conduit à cette conception créatrice du soi, une profonde transformation allant dans la même direction, un autre transfert vers le sujet. Inutile d’y revenir longuement, j’ai déjà dû à plusieurs reprises rappeler comment la naissance même et le développement de l’esthétique, au XVIIIème siècle, déplacent notre relation à l’art et à la beauté de l’objectivité de l’œuvre à la subjectivité du jugement de goût, à la reconnaissance d’un sentiment spécifique, irréductible non seulement au domaine de la connaissance, mais aussi aux sentiments moraux. Le sentiment esthétique vaut désormais par lui-même. L’expérience du beau procure un sentiment de satisfaction qui vaut en lui-même, comme l’établit l’analytique kantienne du jugement de goût : une satisfaction en soi qu’exprime le paradoxe de la " finalité sans fin ". L’ultime déplacement se produit, selon Charles Taylor, quand " on en vient, par analogie, à comprendre à son tour l’authenticité comme sa propre fin ". Dès lors, " l’intégrité personnelle et l’esthétique sont sur le point de se fondre ". Charles Taylor situe le lieu théorique où cette fusion, cette unité trouve son expression la plus accomplie : Les Lettres sur l’éducation esthétique de l’Homme, cette œuvre décidément capitale dans laquelle Schiller, il faut s’en souvenir, ne se contentait pas de réclamer pour l’art une juste part dans l’éducation générale de l’homme, mais – et c’est ainsi, littéralement, qu’il faut entendre le titre, ces Briefeüber die ästhetische Erziehung des Menschen – prétendait convaincre que seule l’éducation esthétique est pleinement éducative, que seule elle peut accomplir la plénitude et l’unité auxquelles doit conduire l’éducation conforme à la nature et à la destinée de l’homme, plus précisément de l’humanité. Le fil que suit Charles Taylor conduit, me semble-t-il, à une interprétation assez ouverte de l’essor de l’art et des valeurs esthétiques en éducation, de la montée du paradigme esthétique en éducation. Ce mouvement est bien en effet dans le droit fil des développements de l’individualisme moderne, tels qu’ils se poursuivent dans les avancées de la culture de l’authenticité et de l’éthique comme définition de soi. Ce sont ces valeurs là qui en viennent aujourd’hui à pénétrer les idées et les pratiques éducatives, y compris dans le champ où elles rencontraient la plus solide résistance, celui de l’école. Ce sont-elles qui sont impliquées dans l’exigence d’une reconstruction du modèle éducatif, et lui donnent sa tonalité " esthétique ". Bien des réformes et des innovations scolaires, dès lors qu’elles en passent par la reconnaissance de la subjectivité et de l’authenticité comme nouvelles assises de la culture moderne, ont pour horizon un remaniement de cet ordre. L’effacement des frontières séparant le domaine de l’éthique de celui de l’esthétique, ou plus exactement l’accession des valeurs
359 esthétiques au rang de valeurs éthiques, pourraient être interprétés comme l’indice d’une recomposition en cours. Ne convient-il pas d’y voir une diffusion des valeurs et des postures esthétiques à l’ensemble des domaines de l’éducation et de la culture ? Ou encore une convergence et un alignement potentiel de toutes les fins éducatives vers celles que privilégie la perspective esthétique ? 4. Esthétique et démocratie Jusqu’ici, notre analyse de la place de l’art en éducation et dans la culture était pour l’essentiel centrée sur l’individu ; ne perdons pas de vue une autre dimension tout aussi essentielle : la dimension sociale et la perspective démocratique. Elles sont tout autant (et peut-être d’abord) au cœur de ce que j’appelle " la politique éducative des arts ". La revendication démocratique emprunte bel et bien le chemin de l’art et de l’esthétique. Mieux encore : l’idée que l’art et l’éducation esthétique auraient à jouer un rôle de premier ordre dans l’éducation du citoyen , la " formation à la citoyenneté ", et même une façon d’en reprendre la fondation, ce credo est devenu pour la doxa pédagogique une sorte de certitude. L’histoire de l’avant-garde artistique témoigne tout autant des noces de l’art et de la démocratie. C’est qu’en vérité la polarité d’un " régime de singularité " et d’un " régime de communauté " traverse le modèle esthétique de l’éducation comme elle traverse l’histoire de l’art moderne. Le modèle esthétique en éducation naît au carrefour, à l’intersection des valeurs de l’individu et des valeurs de la communauté, et se trouve d’emblée investi d’une espérance indissolublement " éthique " – former des individus – et politique – former des citoyens. Il s’enracine dans une problématique qui touche au cœur de la problématique démocratique : parvenir à concilier les aspirations individuelles et les exigences sociales. De fait, de Schiller à Herbert Marcuse, en passant par les ouvriers poètes saint-simoniens dont Jacques Rancière a si bien restitué la parole, les utopistes socialistes comme William Morris ou l’utopie fouriériste, et aussi les avant-gardes artistiques, les voies du modèle esthétique en éducation recoupent celles de la quête démocratique. La même préoccupation démocratique anime l’histoire de l’éducation et de l’enseignement artistiques, le mouvement de l’art dans l’école et dans la société. Elle est toutefois compliquée, ou plus exactement complexifiée, d’une autre dimension de la quête démocratique dans la société moderne : celle que compose la " passion égalitaire " affrontée à l’ultime différence, et qui subsiste au principe même de la relation éducative : la différence entre l’enfant et l’adulte, la dialectique du même et de l’autre qui reconnaît en tout enfant un semblable et un égal pourtant différent. La polarité opposant le régime de la singularité et le régime de la communauté croise alors une autre polarité, opposant le même et l’autre, le différent et le semblable. L’alliance de l’art et de la démocratie trouve son principal fondement dans la philosophie critique : la pensée esthétique de Kant. Elle demeure toutefois travaillée de l’intérieur par la sensibilité romantique. Voilà ce qu’il importe de démêler.
III. Un modèle esthétique de l’éducation est-il possible ? Régime, paradigme, modèle Je me contenterai pour ce chapitre qui aura valeur de conclusion ouverte de quelques repères et de l’amorce de quelques pistes.
360 Comment interpréter donc la place de l’art (en éducation) aujourd’hui ? 1. Comme inscription de l’éducation dans le processus général d’esthétisation de la culture. Le régime esthétique C’est l’interprétation " faible ", je veux dire la moins coûteuse en investissement théorique : l’école tout entière (ses élèves bien sûr, mes aussi ses maîtres et ses pratiques) participe nécessairement d’un régime esthétique généralisé. Comment pourrait-elle se tenir à part du mouvement qui affecte la culture à laquelle elle appartient ? Ce qui, bien entendu, ne va pas sans tensions ni déchirements : on ne passe pas si aisément d’un régime à un autre…La médiologie de Régis Debray comme l’herméneutique du sujet de Michel Foucault pourraient fournir des outils pour penser cela… Ce premier niveau d’analyse est celui de la. postmodernité, du pragmatisme. 2. Comme refondation de l’éducation sur des bases esthétiques : La reprise esthétique des savoirs, ou le paradigme esthétique en éducation Ce second niveau trouverait son cadre philosophique dans le criticisme et la critique du rationalisme classique. Plus particulièrement dans la Troisième critique de Kant, La critique du jugement. Pourquoi ? Parce que Kant y montre que l’imagination et la sensibilité esthétique sont non seulement le sens commun (ce que tous les hommes ont en partage), mais de plus qu’ils sont la racine commune des autres facultés, et donc de " l’entendement " (de l’intelligence rationnelle, conceptuelle, si l’on veut). Comment concevoir l’éducation et l’apprentissage, dès lors que le sens esthétique est défini comme la " base " de l’édifice ? Que serait une " reprise esthétique " des savoirs, une réappropriation des savoirs sur une base, un fondement esthétique ? Quelle pédagogie ? N’ya-t-il pas dans l’entreprise Artem de Nancy quelque chose de cet ordre ? Si l’éducation peut se réorganiser sur cette base, alors on ne parlera plus d’un régime, mais bien d’un paradigme. 3. Comme accomplissement de l’exigence d’unité inhérente à l’idée éducative. L’art et l’esthétique comme accomplissement de l’idéal éducatif. Le modèle esthétique de l’éducation Ce troisième niveau franchit un pas supplémentaire : voici l’art perçu comme le moyen non seulement de " refonder " une éducation pour aujourd’hui, mais plus encore comme moyen d’accomplir la promesse de l’idéal éducatif : l’éducation comme " atelier de l’Humanité ", comme Accomplissement individuel et collectif 3.1. La crise de l’éducation comme " crise du modèle " et " crise de la reprise " Il faudrait en effet (re)partir de là : une éducation en crise, certes, mais aussi profondément marquée par la crise, l’effacement du modèle éducatif lui-même. Si l’art tend à prendre la place qu’on lui voit prendre aujourd’hui, s’il apparaît comme un recours éducatif, n’est-ce pas qu’on y voit une chance d’accomplissement de l’idéal éducatif ? Il faudrait développer la réflexion autour des points suivants : Sur l’idée éducative et l’idéal éducatif comme unité, intériorité, totalité
361 Sur la crise de l’éducation comme " crise du modèle " Sur une reprise nécessaire et impossible… 3.2. Du paradigme esthétique au modèle esthétique de l’éducation Sur l’art comme nouveau modèle éducatif. Ce troisième niveau trouve sa pleine formulation dans la conception romantique. L’idée selon laquelle l’art détiendrait " le secret " et la " solution " d’une éducation pleine et entière, d’une éducation conforme à son idéal, cette idée fait bien du modèle esthétique en éducation un modèle profondément marqué par la philosophie romantique. Il y a d’ailleurs une forte présence du romantisme dans l’argumentaire de la " politique éducative des arts ". Comme si nous redécouvrions aujourd’hui les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme qu’adressait Schiller au Duc Chrétien-Frédéric de Holstein-Augustenbourg, en 1795, et dans lesquelles il affirmait que seule l’éducation esthétique est pleinement éducative. Pourquoi ? Parce que seule elle peut réunifier une culture déchirée, fragmentée ; seule elle peut assurer l’unité d’une " nature humaine " divisée entre " raison " et " sensibilité ", l’unité d’une existence en quête du sens ; seule elle peut fonder l’unité d’une société divisée. L'enjeu de l'éducation esthétique est alors essentiel, plus que jamais. Là est la modernité de Schiller. Il considère que l'expérience esthétique et la création artistique autonome sont aussi facteur de transformation de la société. Cette thèse trouve un prolongement contemporain dans la philosophie esthétique de Herbert Marcuse. Dans son livre La dimension esthétique Marcuse dégageait le potentiel politique de l'art et de l'expérience esthétique.
L'EXPERIENCE ESTHETIQUE, UNE EXPERIENCE FONDATRICE Alain Kerlan ISPEF, Université Lumière Lyon2 UMR Education et politiques Conférence prononcée dans lze cadre du Colloque L'enfant l'adolescent et la création, DRAC Ouest-France, Istres, 9-11 février 2006
Introduction : sur la nécessité d’en revenir à l’expérience esthétique Vous connaissez sans doute cette célèbre anecdote concernant un empereur chinois. Régis Debray la rapporte tout au début de son livre Vie et mort de l’image. Elle raconte qu’un empereur chinois demanda un jour au premier peintre de sa cour d’effacer la cascade qu’il avait peinte à fresque sur le mur du palais… parce que le bruit de l’eau l’empêchait de dormir…
362 Quelqu’un de retour de Chine m’a récemment raconté une expérience semblable. Il s’agit d’une jeune fille, suffisamment passionnée par l'art et la culture de la Chine pour y consacrer ses études et sa vie. Séjournant et étudiant à Taipei, elle avait eu la chance qu'un vieux maître de peinture acceptât de la guider dans ses visites régulières au musée. Et c'était chaque fois une grande leçon de peinture. Un jour, le vieux maître s'arrêta devant un rouleau et se tut. Son tour était venu : à elle, l'élève, d'en parler. Elle s'y essaya, du mieux qu'elle put, à mettre en paroles sa rencontre avec l’œuvre, l’expérience qu’elle en avait, ce qu’elle voyait et sentait, mais devinait l'insatisfaction grandissante de son professeur. Alors celui-ci, s'impatientant et tapant un peu du pied, lui désigna dans le paysage peint une petite lyre et lui fit cette question : “Tu parles bien de ce que tu vois ; mais n'entends-tu donc rien ? ” Cette éducation privilégiée me renvoie en contrepoint à ces classes de plus en plus nombreuses que l’on voit défiler dans les musées et les expositions. Je dois avouer l’ambivalence des sentiments et des réflexions qui m’animent alors ; à la fois je me réjouis de cette ouverture au plus grand nombre, de la démocratisation d’une culture longtemps réservée à quelques-uns, et en même temps je m’interroge et je doute : offre-t-on bien ainsi à ces enfants, à ces adolescents, la chance d’une vraie expérience esthétique ? Et je me prends alors à penser à ce que la grande pédagogue italienne Maria Montessori, la fondatrice de la Casa dei banbini, pratiquait dans la classe, et qu’elle appelait : la leçon de silence. D'abord écouter les bruits proches les plus forts, puis commencer à prêter attention à ceux plus lointains qu'on avait oubliés, la rumeur de la classe voisine, le silence bruissant des arbres de la cour, au loin le passage d'un train..., et procéder de même pour le bruissement de la vie dans son propre corps. De la nature vivante dans la forêt environnante. Apprendre à écouter, à sentir, tout simplement. La forêt avant le musée : conduire les enfants dans la clairière, écouter, toucher, regarder, sentir, les arbres, les écorces, les feuillages, le bourdonnement des insectes et les chants des oiseaux. Et en effet, osons le demander : A quoi bon le Musée si le tableau n’est pas attendu et lu comme cristallisation d’une expérience du monde qui recoupe la mienne ? A quoi bon la danse et la chorégraphie si le mouvement des danseurs sur la scène ne prolonge d’une certaine façon celui de mon propre corps dans l’expérience ordinaire ? Sous l’œuvre quelle qu'elle soit, il y a une relation au monde qui engage tout entier et doit aussi, et même d'abord, être éduquée. Cette éducation là lie la culture et la sensibilité ; elle fait de l’expérience esthétique le fondement de l’éducation artistique, et même l’une des bases de l’éducation. De la leçon du vieux maître de peinture à celle de Maria Montessori, en passant par le contrepoint de la visite scolaire au musée, le sens général de mon propos aura sans doute été perçu : ma conviction est que le secret, la clé de l’éducation artistique se trouve dans l’expérience esthétique, et qu’il faut donc commencer par là, en (re)venir là. C’est une évidence, j’en conviens, mais une évidence en fin de compte méconnue, et que de plus tendent paradoxalement à recouvrir les rhétoriques et les dispositifs institutionnels développés en faveur de l’art et de la culture dans le champ éducatif. C’est pourquoi, avant d’essayer d’expliquer ce que c’est que l’expérience esthétique, en quoi elle concerne particulièrement l’enfance, et en quoi il s’agit d’une expérience fondamentale du point de vue de l’éducation, je consacrerai un premier temps de mon développement à « faire le ménage », i.e. à tenter de dégager ce qui fait obstacle à une juste reconnaissance de l’expérience esthétique.
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1. L'art mal aimé, trop aimé ? Sur les obstacles à une juste reconnaissance de l’expérience esthétique Nombre de ces obstacles sont bien connus et viennent de loin, ils sont liés au statut d’infériorité de l’art et de l’esthétique dans la culture et dans l’école, et plus généralement aux préjugés populaires et aux sophismes philosophiques tenaces concernant les arts. Mais d’autres obstacles naissent paradoxalement de l'intérêt grandissant dont l'éducation artistique est aujourd'hui l'objet, et du coup des attentes considérables et parfois excessives qui lui sont attachées. L’analyse qu’en faisait Nelson Goodman au moment de la fondation de Project Zero recoupe les uns et les autres. Je m’en inspirerai. 1. « Les conceptions erronées les plus répandues sont peut-être celles qui conçoivent l’art comme une affaire d’expérience, d’émotions et de valeurs immédiates, par opposition à la science qui est affaire d’inférence, de connaissance et de faits ». Goodman pointe ici la dichotomie art/science, versus immédiat/médiat, donné/inféré versus intuition/raison, versus émotif/cognitif. La reconnaissance de l’expérience esthétique suppose le dépassement de ces dichotomies qui continuent de décliner l’opposition platonicienne et chrétienne sensible/intelligible, âme/corps. 2. « Une étude sérieuse de l’éducation artistique a été aussi abandonnée et placée sur une vois de garage par l’idée courante qui voit dans les arts de simples instruments de loisirs ». Avouons que cette préoccupation n’est pas tout à fait étrangère aux politiques éducatives et culturelles… 3. « D’un autre côté, on rencontre tout autant l’erreur, également préjudiciable, de placer les arts à un niveau bien supérieur à la plupart des activités humaines, accessible seulement à une élite ». En d’autres termes, la surestimation romantique de l’art n’est pas moins problématique que son instrumentation réductrice. Quand on songe à tous les bienfaits éducatifs aujourd’hui attendus dans ce domaine - j’y reviendrai - l’avertissement mérite d’être entendu. 4. « Une réaction contre ces deux extrémités a inspiré des arguments sophistiqués qui insistent sur les avantages psychologiques et pratiques d’une formation aux arts. D’une telle formation, on suppose qu’elle calme l’esprit, éveille la pensée, accroît le bonheur de la condition quotidienne, résout les tensions sociales, etc. Quels que soient les mérites de ces arguments , leur principale conséquence - du seul fait de leur existence - est d’entretenir le soupçon que les arts n’ont en eux-mêmes aucune valeur ». Chacun aura sans doute reconnu au passage un argument qu’il fait sien. Nelson Goodman ne les nie pas. Il invite à réfléchir aux effets collatéraux et aux paradoxes performatifs de notre rhétorique. 5. « Une confusion supplémentaire résulte de l’erreur qui consiste très souvent à prendre le problème de l’éducation artistique pour celui de la créativité ». Cette fois Nelson Goodamn paraît bien mettre les pieds dans le plat et s’en prendre à l’argumentaire même de ce colloque ! Je note que Goodman ne nie pas le lien de l’art et de la créativité. Mais il refuse de superposer ou de confondre le problème de l’éducation artistique et celui de la créativité ; le besoin de créativité dit-il n’est pas moins réel en sciences et techniques, et pourtant l’enseignement scientifique et technique ne saurait se réduire à cette préoccupation. Je crois qu’on ferait bien d’y réfléchir.
364 6. Ce que surtout dénonce Goodman, ce sont les conséquences de ce point de vue dominée par l’idée de créativité, et l’obstacle qu’elle constitue, comme on le voit dans l’argument suivant : « La surestimation de la créativité, de l’émotion, et de l’immédiateté a nourri l’idée que l’art dépend de la seule inspiration ». Ce à quoi il oppose la réalité et la valeur du travail artistique : « La réalisation, que ce soit en physique ou en peinture, en médecine ou en musique, est normalement un processus ardu, supposant une pratique exercée et de l’obstination ». 7. Dernier obstacle pointé par Goodman, et auquel nous ne pouvons rester indifférents : la difficulté, sinon l’impossibilité d’évaluer les effets. « Au point où en sont les choses, dans le domaine artistique, tout effort ou presque peut, de façon plausible, être tenu pour un succès… Même une attention non pertinente ou mal conçue peut jouer le rôle d’un placebo efficace, en améliorant les résultats ». Bref, en termes d’effets de l’art en éducation, beaucoup d’intuition mais guère de démonstration. Comme je le disais en commençant, il faut distinguer dans cette analyse ce qui constitue des obstacles anciens, récurrents, procédant d’une image négative et subalterne de l’art, et des obstacles d’un ordre différent, et presque inverse, puisqu’ils sont à l’opposé l’effet de la croyance répandue en l’efficacité éducative de l’art. Ce second point me semble trouver une illustration dans la pléthore d’arguments déployés en faveur de la politique éducative des arts et relayés dans nos milieux de l’éducation et de la culture. Même si on la juge encore très insuffisante, on doit bien constater que la place de l'art et des pratiques artistiques dans l'école, et plus largement dans le champ éducatif, n’a cessé de croître, depuis une trentaine d’années. Non seulement du côté des pratiques et des dispositifs, mais aussi sur le plan des valeurs : une sensibilité relevant de la sphère esthétique trouve de plus en plus souvent un écho et une prise en compte en éducation. Plus encore : ici et là gagne la conviction que non seulement l’art a toute sa place à l’école et en éducation, mais que lui seul peut changer l’école et apporter de bonnes réponses aux défis de l’éducation. Allons plus loin encore : ce n’est pas seulement au sein de l’éducation que l’art apparaît comme une solution et un recours, voire un modèle éducatif ; c’est au sein de la société globale et de nombreuses institutions - hôpital, banlieue, entreprise, prison… - qu’on en vient à lui demander de participer à la réparation et à la fabrique du lien social, à la construction des équilibres individuels et sociaux. Il faut bien entendu s'en réjouir! Nous partageons tous ici la conviction de la portée profondément éducative de l'art, et notre premier mouvement se félicite de tous les bons arguments avancés aujourd'hui en sa faveur : - L’art et les artistes au service de l’égalité qui est la mission de l’école ? Bien sûr. « L’inégalité sociale, nous le savons, est d’abord une inégalité culturelle : c’est à l’école de réduire cette distance par rapport au savoir et à la culture », déclarait le Ministre de l’Education Nationale, Jack Lang, au cours de la conférence de presse qui lançait le Plan de développement des arts et de la culture à l’école, le 14 décembre 2000. Et il précisait : « C’est une évidence : si l’École n’assure pas un accès démocratique à l’art, ce sont les logiques sociales qui prévaudront, dans le sens des inégalités, évidemment ». - La mobilisation de l’art dans la lutte contre l’échec scolaire, la démotivation, l’inappétence pour l’école et l’étude ? Oui encore, sans doute. La revalorisation de la sensibilité et le rééquilibrage de la culture scolaire grâce à l’art et aux artistes y pourraient peut-être quelque chose…
365 Et pourquoi l’art ne serait-il pas « une méthode d’appropriation des savoirs, faisant appel à l’affectif, à l’intelligence sensible, à l’émotion » ? - L’art pour restaurer l’équilibre et l’harmonie individuelle, sans laquelle il n’y a pas d’apprentissage véritable ? Oui encore, sans doute. Mais comment ne pas apercevoir derrière l’argument, à l’arrière-plan, tous ces élèves agités, instables, inattentifs, violents quelquefois, qui peuplent les classes, et comment ne pas s’interroger sur la capacité cathartique de l’art à résoudre ces problèmes ?. - L’art et les artistes pour lutter contre la violence dans l’école, au service de la pacification de l’école et de la société ? N’est-ce pas là encore confier à l’art une mission qui en dit plus sur les désarrois de nos sociétés que sur leur lucidité pédagogique ? L’art pour lutter contre l’insignifiance et l’indifférence, ce mal qui ronge le monde moderne et son éducation ? L’art et la culture pour retrouver du sens ? Mais n’est-ce pas là un monopole exorbitant ? Pourquoi l’art aurait-il le monopole du sens ? - Enfin, last but not least, engagement de l’art et des artistes sur le front que l’école doit opposer au déferlement de la culture médiatique ? Tous ces arguments sont empruntés aux textes et aux discours qui accompagnent la politique éducative de l’art et de la culture. Et lequel d’entre nous n’a-t-il jamais défendu l’un ou l’autre avec conviction ? Je confesse néanmoins un malaise et une inquiétude. Trop, c’est trop. La mission éducative de l’art y devient démesurée, disproportionnée. A force d’accumuler les promesses sous prétexte de se justifier, nous plaçons la barre si haut qu’elle devient hors d’atteinte ! Comme on dit, la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a. Je crains qu’on ne contribue en toute bonne foi à noyer le bébé dans le bain où l’on voudrait l’encenser. De plus, l’argumentaire fait flèche de tout bois, et conjugue sans vergogne vision romantique de l’art et consumérisme scolaire, acceptant une instrumentalisation telle que l’art ne vaut jamais par lui-même, mais toujours par ces effets dans d’autres domaines. J’en suis pour ma part arrivé à cette idée qu’il faut désormais cesser d’entrer dans cette rhétorique inflationniste des illustrations et bienfaits de l’art et de l’expérience esthétique, qui parle de tout, sauf de l’essentiel, sauf de l’expérience esthétique elle-même. Et si nous considérions tout simplement cela : l’activité artistique et l’expérience esthétique ? Rien que l’expérience esthétique, mais toute l’expérience esthétique. Alors que faire ? Ma réponse tient en trois propositions qui définissent un programme de réflexion et d’action : « L'art ne réclame aucune justification extrinsèque ». Il faut en revenir à la considération de ce qui constitue le sol même de l'art et des activités artistiques : l'expérience esthétique, la conduite esthétique. C'est dans l'expérience esthétique et la conduite esthétique comme conduite humaine spécifique, rapport au monde irréductible, que se trouve la valeur intrinsèque de l'art. Et si l'art possède éventuellement les effets extrinsèques et tous les bénéfices éducatifs « collatéraux » qu'on lui prête, ces effets s'enracinent dans cette expérience.
366 L’expérience esthétique est une expérience première, fondatrice, et qui doit comme telle être nourrie dès l’enfance. Et elle est déjà là dans toute expérience du monde, et le tout premier enjeu de l’éducation esthétique devrait être, comme le voulait John Dewey, de « rétablir la continuité entre l’expérience esthétique et les processus normaux de l’existence », de « restaurer cette continuité entre ces formes raffinées et plus intenses de l’expérience que sont les œuvres d’art … et les événements quotidiens universellement reconnus comme des éléments constitutifs de l’expérience »
2. Qu'est-ce que l'expérience esthétique ? Ou l'on définira la nature de l'expérience et du fait esthétique, sa place dans l'enfance, à partir des analyses de JM Schaeffer et de John Dewey. Il faut donc comprendre ce qu’est l’expérience esthétique. Que recouvre-t-elle ? Mais aussi ce qu’est la conduite esthétique et en quoi elle consiste. Le caractère « esthétique » d’une scène, d’un objet, d’un spectacle naturel, d’une œuvre d’art même, est fonction de l’attitude, du type d’attention, de la conduite adoptés à leur égard. La Joconde elle-même, d’un certain point de vue, n’est qu’un planche de bois ; un simple caillou, un morceau de bois échoué ramassé sur une plage, à l’inverse, peuvent accéder à la dignité d’objet esthétique, selon le type d’attention que je leur accorde. Lors d’un table ronde consacrée l’art et à la culture, un paysan expliquait ceci : « Quand je suis dans mon champ, aux labours, sur mon tracteur, il arrive parfois qu’une pierre attire mon attention, et m’arrête : à cause de sa forme, singulière, faite par la nature, ou par une main d’homme ? Ça a par exemple la forme d’un cœur. Je m’interroge. C’est de toute beauté, c’est émouvant… ». L’instant d’avant il n’y avait qu’une pierre ; à présent, par l’effet d’un changement de conduite, il y a une sorte de méditation et d’émotion esthétiques, le caillou qui gênait évoque une histoire commune à l’humanité tout entière, une expérience du monde partagée depuis la nuit des temps.
2.1. Mais d’abord, qu'est-ce qu'un fait esthétique ? Impossible de répondre sans commencer par prendre en considération la grande diversité culturelle et naturelle des objets et des situations auxquels le qualificatif renvoie : Essayer de comprendre les faits esthétiques revient à chercher ce qu'il peut y avoir de commun entre, par exemple, un enfant qui est passionné par un dessin animé passant à la télé, un insomniaque qui trouve le repos en écoutant le chant matinal des oiseaux, un amateur d'art qui est enthousiasmé ou déçu par une exposition consacrée à Beuys, un lecteur ou une lectrice plongé(e) dans un roman, un courtisan de l'époque du Roi-Soleil assistant à une représentation de Phèdre, une jeune femme japonaise du XIème siècle émue par la contemplation d'un jardin recouvert de rosée, des villageois assis en cercle autour d'un aède grec, d'un guslar yougoslave ou d'un griot africain, un amateur de musique assistant à un concert de l'Ensemble intercontemporain ou à un concert de Led Zeppelin (en citant ce groupe hélas défunt, je parle pour les amateurs de rock de ma génération), des touristes admirant le Grand Canyon, un maître de thé soupesant et scrutant un bol à thé après avoir avalé son contenu, et ainsi de suite. Bref, les situations pertinentes sont très diverses. Il n'est donc pas étonnant que le terme
367 esthétique mobilise en général chez chacun d'entre nous des prototypes mentaux très spécifiques. Ces prototypes sont très sélectifs selon - dans le désordre - notre histoire personnelle, notre niveau de scolarisation, la culture à laquelle nous appartenons, le moment de la journée, notre classe d'âge, nos autres occupations ou soucis, notre milieu social, notre état de santé physique ou mental, et ainsi de suite. Aussi est-il très difficile de partir d'une compréhension partagée du terme. Jean-Marie SCHAEFFER, Adieu à l’esthétique, Paris, PUF, 2000, p. 13 On notera au moins deux traits dans cette énumération de faits esthétiques : leur grande diversité ; la place qu’y occupe la nature et les faits ordinaires : l’expérience esthétique ne se limite pas à l’expérience des œuvres d’art. On retrouve ces deux traits, et plus encore le second, dans l’approche qu’en fait John Dewey : « Afin de comprendre l’esthétique dans ses formes accomplies et reconnues, on doit commencer par la chercher dans la matière brute de l’expérience, dans les événements et les scènes qui captent l’attention auditive et visuelle de l’homme, suscitent son intérêt et lui procurent du plaisir lorsqu’il observe et écoute, tels les spectacles qui fascinent les foules : la voiture des pompiers passant à toute allure, les machines creusant d’énormes trous dans la terre, la silhouette d’un homme, aussi minuscule qu’une mouche, escaladant la flèche du clocher, les hommes perchés dans les airs sur des poutrelles, lançant et rattrapant des tiges de métal incandescent. Les sources de l’art dans l’expérience humaine seront connues de celui qui perçoit comment la grâce alerte du joueur de ballon gagne la foule des spectateurs, qui remarque le plaisir que ressent la ménagère en s’occupant de ses plantes, la concentration dont fait preuve son mari en entretenant le carré de gazon devant la maison, l’enthousiasme avec lequel l’homme assis auprès du feu tisonne le bois qui brûle dans l’âtre et regarde les flammes qui s ‘élancent et les morceaux de charbon qui se désagrègent ». John DEWEY, L’art comme expérience (1934), Editions Farago, 2005, p. 23, (traduction française). Pour Dewey, on le voit, l’œuvre d’art n’a pas le monopole de l’expérience esthétique, mais celle-ci s’enracine dans l’expérience ordinaire. La compréhension de l’art et de son rôle dans la civilisation – et donc sa portée éducative – c’est dans l’expérience ordinaire qu’il faut les chercher : « Ce n’est pas avec des louanges à l’intention de l’art ou par un intérêt exclusif porté immédiatement aux grandes œuvres d’art reconnues comme telles que l’on favorisera la compréhension de l’art et de son rôle dans la civilisation. Cette compréhension ne peut être atteinte que par un détour, par un retour à l’expérience que l’on a du cours ordinaire ou banal des choses, pour découvrir la qualité esthétique que possède une telle expérience… Même une expérience rudimentaire, si elle est une expérience authentique, sera plus en mesure de nous donner une indication sur la nature intrinsèque de l’expérience esthétique qu’un objet déjà coupé de tout autre mode d’expérience ».
2.2. Il y a néanmoins quelque chose de commun dans cette très grande diversité de l’expérience esthétique : une forme spécifique d’attention, « une structure intentionnelle qui est la même dans toutes les situations » dit Schaeffer (p. 14) ; bref, « l’attention esthétique est une composante de base du profil mental humain » (p. 15).
368 Pour le montrer, l’auteur invite à comparer trois expériences esthétiques empruntées à trois « cultures » différentes. a) Une expérience rapportée par Stendhal : ses premiers « plaisirs musicaux » : « 1 / Le son des cloches de Saint-André, surtout sonnant pour les élections une année que mon cousin Abraham Mallein était président ou simplement électeur ; 2 / Le bruit de la pompe de la place Grenette quand les servantes, le soir, pompaient avec la grande barre de fer ; 3 / Enfin, mais le moins de tous, le bruit d'une flûte que quelque commis marchand jouait à un quatrième étage de la Grenette » b)Un passage de l'écrivain chinois Shen Fu (né en 1763) décrivant une de ses occupations d'enfance favorites : « Quand j'étais enfant je parvenais à distinguer les objets les plus menus, et pour tous ceux que je trouvais, mon plus grand plaisir était de m'absorber dans la contemplation minutieuse de tous les détails de leur forme et de leur constitution. (... ) Dans notre jardin, ait pied d'une terrasse envahie d'herbes folles, il y avait un muret de terre au creux duquel j'avais l'habitude de me tapir ; dans cet observatoire, je me trouvais juste au niveau du sol, et à force de concentrer mon attention, les herbes sous mes yeux finissaient par se transformer en forêt où les insectes et les fourmis faisaient figure de fauves en maraude... La moindre taupinière paraissait une montagne, et les creux du sol devenaient les vallées d'un univers à travers lequel j'entreprenais de grands voyages imaginaires Ah ! que j'étais heureux alors ! » c) Une épiphanie joycienne - donc un texte appartenant à la tradition dite « moderniste » reproduite par Richard Ellman dans la biographie qu'il consacre à l'auteur d'Ulysse: « (Rome, janvier 1907.) Une petite pièce dallée de pierres et traversée de courants d'air, à gauche une commode, sur laquelle se trouvent les restes du déjeuner ; au centre une petite table avec des matériaux pour écrire (il ne les oubliait jamais) et une salière ; au fond un lit de petites dimensions. Un jeune homme, enrhumé, est assis à la petite table : sur le lit une madone et son bébé plaintif. C'est un jour de janvier. Titre : L'anarchiste ». Jean-Marie SCHAEFFER, Adieu à l’esthétique, Paris, PUF, 2000, pp. 14/15.
Il faut insister sur la dimension de plaisir inhérente à cette attention spécifique au monde, à cette structure intentionnelle qu’est la conduite esthétique. Elle est aussi très présente dans l’analyse de Dewey, lequel poursuit ainsi le texte que nous venons de rapporter : « Ces gens, si on les interrogeait sur les raisons de leurs actions, fourniraient sans aucun doute une réponse fort raisonnable. L’homme qui tisonnait les morceaux de bois en flamme dirait alors qu’il faisait cela pour attiser le feu ; mais il reste néanmoins qu’il est fasciné par ce drame coloré qui se joue sous ses yeux et qu’il y prend part en imagination. Il ne demeure pas indifférent au spectacle. Ce que Coleridge disait du lecteur de poèmes est en quelque sorte vrai de tous ceux qui sont tranquillement absorbés dans leurs activités mentales et corporelles : « Le lecteur devrait être entraîné vers l’avant, non pas par un désir impatient d’atteindre la fin ultime, mais par le voyage, source du plaisir en lui-même ».
369 L’expérience esthétique enveloppe concentration et plaisir, attention et plaisir.
3.2. Un troisième aspect est tout aussi important pour notre propos : La part de l’enfance dans l’expérience esthétique. Elle est manifeste dans chacune de ces trois expériences pourtant diverses que rapportent JM Schaeffer au travers de trois récits d’artistes. Chez Shen Fu - comme chez Stendhal - le sujet de l'expérience esthétique est un enfant, ce qui a le mérite de nous rappeler que l'enfance est un temps d'expériences esthétiques, sinon particulièrement riches, du moins particulièrement marquantes, et ce au sens le plus fort du terme, c'est-à-dire en tant qu'elles orienteront largement notre vie esthétique d'adulte, fût-ce à notre insu. Elle est tout aussi manifeste dans les expériences sources que décrit J. Dewey : tous les spectacles dont il est question sont de ces spectacles qui marquent particulièrement l’enfance et provoquent sa joie… Nourrir dans l’enfance ce temps des expériences esthétiques, au profit de l’enfance d’abord et par là même au profit de notre vie esthétique d’adulte, cette ambition donne peut-être la vraie mesure de la tâche éducative en ce domaine. Je tire de là deux conclusions qui ont selon moi une très grande importance : 1) C’est dans l’expérience esthétique de l’enfant (notamment) qu’on peut approcher au plus près ce que c’est que l’expérience esthétique. 2) C’est sur la nature de l’expérience esthétique et l’aptitude humaine à la conduite esthétique présente en chaque enfant qu’il faut prendre appui pour éduquer. L’éducation esthétique passe par la reconnaissance de la conduite esthétique dans ses fondements anthropologiques.
3. Les fondements anthropologiques de la conduite esthétique. Ou l'on montrera les fondements anthropologiques de l'expérience esthétique, leur relation à l'enfance, à partir des analyses de HG Gadamer Partons donc de ce principe à la fois philosophique et pédagogique : la conduite esthétique est l’une des toute première conduite humaine. La pédagogie touche donc à l’anthropologie. Je m’inspirerai des réflexions que consacre HansGeorg Gadamer à l’art contemporain pour poursuivre cette réflexion, et tenter d’aller un peu plus loin dans la connaissance de l’expérience esthétique. Dans un texte intitulé Actualité du beau, Hans Georg Gadamer se donne pour tâche de comprendre et de dépasser les raisons du fossé qui sépare l’art contemporain du public. Comment y remédier ? En revenant aux fondements anthropologiques de l’art et de l’expérience esthétique, de la conduite esthétique : dans le jeu, dans le symbole, dans la fête ou cérémonie. La réflexion de Gadamer n'a pas de visée explicitement pédagogique. Sa portée éducative en est d'autant plus remarquable : le jeu, le symbole, la cérémonie ne sont-ils pas aussi des “propres” de l’enfance ?
370 L’art et le jeu Le jeu est le mouvement même de la vie, « la caractéristique fondamentale du vivant tout court» 5 . Plus précisément, il a la signification d’un excédent élémentaire, une représentation de soi de l'être vivant, que se donne l’être vivant quand il « déborde » de vie. L'excédent de vie appelle la représentation. Même le « mouvement des vagues » donne déjà cette leçon, dit Gadamer. Et réciproquement : la représentation constitue en tant que telle un gain d'être, un surcroît d’être. C’est là le miracle de l’œuvre d’art. Mais c’est déjà ce que nous apprend l’observation du jeu de l’enfant. Il y a dans tout jeu un spectacle tel que l'observateur en est un participant potentiel. Je deviens mon propre spectateur en jouant, s'il y a vraiment jeu. Le jeu est un agir communicatif ; dit Gadamer. De même, l’art contemporain conçoit l’œuvre d’art en sorte qu’elle inclut le « spectateur » dans sa définition même. L’interactivité lui est consubstantielle. Nous trouvons ainsi réunis, dans le jeu, deux traits essentiels de l’expérience esthétique : une forme de plénitude absorbée (un surcroît de vie), un horizon de partage et de communication. Observez un jeune enfant en train de peindre : vous y trouver presque toujours ces deux traits. L’art et le symbole Ensuite le symbole. L’art est le domaine des formes symboliques, qu’elles soient bâties de mots ou de pierres, de couleurs ou de sons. Qu’est-ce qu’un symbole ? Il faut pour le comprendre en rappeler la signification originelle : un moyen de reconnaissance, le tesson rompu de l'hospitalité grecque, qui assurait et engageait chacun des partenaires dans la réciprocité des lois de l’hospitalité. Chaque partie du tesson rompu appelle l’autre et “contient”, désigne l’autre pour reconstituer la totalité initiale. L'expérience esthétique, explique Gadamer, l'expérience du beau, est l'expérience d'un symbolique de cet ordre. Tout homme est pour ainsi dire le fragment d'un tout. L’œuvre vaut pour ce qu’elle convoque, comme expérience d’une totalité jamais présente mais pressentie grâce à l’œuvre. Mais avant même l’œuvre, dans toute expérience esthétique, il y a le pressentiment d’une unité de cet ordre. Même « le plaisir que ressent la ménagère en s’occupant de ses plantes, la concentration dont fait preuve son mari en entretenant le carré de gazon devant la maison, l’enthousiasme avec lequel l’homme assis auprès du feu tisonne le bois qui brûle dans l’âtre et regarde les flammes qui s ‘élancent et les morceaux de charbon qui se désagrègent » renvoient à l’horizon d’une totalité, d’un accomplissement, d’un monde complet. Et loin que l’enfance soit étrangère à ce sens du symbolique, elle en est au contraire l’un des hauts lieux. L’art et la fête. L’expérience du temps. Enfin la fête, la cérémonie. En quoi la cérémonie peut-elle être regardée comme un invariant anthropologique de l’expérience esthétique ? Pour comprendre ce que veut dire ici Gadamer, il faut penser au silence et au genre de distance que suppose le Musée, à la frontière proprement invisible que tracent un rond de lumière, le cercle d’une piste, le rideau, même absent, d’une scène de théâtre. Le théâtre de Peter Brook met cela à nu très simplement. L’enfant très jeune, très tôt, peut sentir cela, qu’au-delà commencent un autre monde, une autre expérience. Comme s’il percevait une frontière invisible, un ici et un là-bas. Quelque chose assurément qui réclame de nous et dans le meilleur des cas induit en nous, une attitude, une attention différente au monde. L'expérience de l'art est une expérience temporelle spécifique. Voilà ce qu’écrit Gadamer, et qui pourrait aider à comprendre l’une des dimensions essentielles de l’efficacité éducative de
371 l’art : « L'essence de l'expérience du temps propre à l'art consiste en ce qu'elle nous apprend à nous attarder ». Apprendre à s’attarder : c’est exactement le pouvoir qu’Hannah Arendt prêtait aux objets culturels. N’est-ce pas, plus que jamais, un apprentissage essentiel, fondateur ?
4. De l’anthropologie à la pédagogie. Les conditions de l’éducation esthétique Cette conception anthropologique de l’art et de l’expérience esthétique peut-elle fonder une pédagogie de l'art comme base éducative, comme éducation de base ? J’en suis convaincu, et l’observation des enfants lorsqu’ils sont engagés dans une authentique expérience esthétique en apporte de nombreuses confirmations. Je voudrais l’illustrer en prenant l’exemple du dispositif des artistes en résidence dans les écoles maternelles lyonnaises, où l’on peut voir une confirmation de la portée pédagogique de cette trilogie jeu/symbole/cérémonie.
4.1. Attention et concentration Je commencerai en évoquant quelques images, quelques photographies d’enfants montrées en mars 2005 à Lyon lors d’une exposition consacrée à cette expérience d’artistes en résidence. Ce qui frappe l’observateur, c’est d’abord le grand sérieux qui émane des enfants engagés dans le travail avec l’artiste. Les photographies en témoignent, contrastant avec l’image d’une joie et d’un rayonnement enfantins un peu convenus, par quoi on croit devoir le plus souvent illustrer le thème de “ l’enfant artiste ” ; ici, des visages attentifs, une concentration heureuse, une pénétration tranquille mais soutenue ; une forme très particulière du jeu enfantin quand le jeu absorbe l’enfant tout entier. Et c’est l’une des divines surprises du dispositif : l’art à l’école peut être un puissant vecteur d’éducation de l’attention. L’expérience esthétique est une autre expérience du temps. Pas le temps de l’affairement, qui nous emporte, mais celui de la cérémonie qui nous retient. Apprendre à s’attarder, c’est apprendre à « fixer », comme on dit, son attention. Toute son attention, celle du corps et des sens en même temps que celle de la pensée. Tout le contraire du zapping, devenu hélas l’une des modalités les plus courantes du rapport au monde. Si la culture, l’art et les artistes sont porteurs d’une vertu éminemment éducative, nul besoin de les contraindre dans une instrumentation pédagogique ; il faut seulement – mais c’est considérable, et exigeant – qu’ils puissent ouvrir ce temps et cette expérience différents. Par ailleurs, l’attention mobilisée dans la conduite esthétique est indissociable du sentiment de plénitude, d’intense vitalité propre à l’expérience esthétique ; dans l’expérience esthétique, non seulement la joie et la jubilation ne sont pas incompatibles avec l’attention et la concentration, mais elles leur sont inhérentes. 4.2. L’interactivité Un second enseignement mérite aussi d’être souligné pour sa portée éducative générale : le travail de l’artiste avec les enfants – la spécificité et l’efficacité singulière de ce travail – se fonde le plus souvent sur l’interactivité commune à l’art et au jeu, s’inscrit dans ce que Gadamer appelle l’agir communicatif. Observons par exemple la manière de Vincent Prud’homme. L’artiste plasticien s’installe au milieu des enfants, assis parmi eux, occupés seuls ou par petits groupes à leurs sculptures d’argile, de bois et de bandes de papier. Bien sûr il accompagne leurs démarches, et se tient dans ce moment-là un peu en retrait ; mais par moment, lui aussi, quand une idée, une solution plastique lui vient à l’esprit, se met “ à
372 l’œuvre ” : entre “ dedans ”, développe à sa façon l’agir communicatif. Et s’il lui arrive d’intervenir dans le travail-jeu des enfants, il le fera à titre “ technique ”, pour l’essentiel : “ Non, comme cela, ça ne pourra pas marcher ; il faudrait peut-être essayer cela… ”. Dans cette démarche, si l’enfant d’une certaine façon “ s’inspire ” du travail de l’artiste, il ne s’agit plus, il ne s’agit pas d’imitation ; l’imitation détruirait dans sa nature même l’agir communicatif. Pas de place ici, ni dans la plupart des autres classes, pour cette pratique contestable du “ à la manière de ”, laquelle tient trop souvent lieu de pédagogie de la rencontre avec l’œuvre et l’artiste, et se méprend sur le sens même du jeu comme agir communicatif. 4.3. La créativité comme rapport au monde L’observation des enfants, de leurs démarches et de leurs productions en interaction avec l’artiste conduit à un troisième enseignement qui pourrait venir en clé de voûte des deux autres : la conduite esthétique se fonde dans l’expérience symbolique. Autour de Vincent Prud’homme, les enfants à leur manière réaniment le sens originaire du symbolique. Plusieurs travaillent seuls. Ici une fillette élabore sa structure d’argile et de bois au fond d’un carton ouvert. Là un groupe de deux enfants (deux fillettes) s’est spontanément créé. Très vite elles cherchent à établir des ponts, des liens entre leurs constructions ; ces liens sont même explicitement verbalisés (“ ponts ”). Un garçon qui travaillait seul établira progressivement au cours de la séance un lien matériel (un “ pont ” de papier) entre sa propre construction et l’œuvre commune et déjà liée des deux fillettes. Une histoire vient se greffer sur les gestes (“ Je sais, c’est un loup… ”), mais sans prendre une forme contraignante. Pour aller au cœur de l’expérience esthétique, il faut donc retrouver l'expérience symbolique comme expérience du sens, comme expérience humaine fondatrice. Et l’exemple de l’enfant devient une leçon, un rappel pour l’adulte. C’est dans cette expérience là qu’entre l’enfant, dans le sillage de l’artiste. Le temps de l’enfance, comme l’œuvre de Winnicott nous l’aura si bien montré, n’est-il pas, et précisément comme temps du jeu, le temps même de l’entrée dans le symbole ? Le terme de “ créativité ” a fait l’objet de tant d’abus qu’on ose à peine l’utiliser. Pourtant, si l’on veut bien, avec Winnicott, “ envisager la créativité dans son acceptation la plus large, sans l’enfermer dans les limites d’une création réussie et reconnue ”, on pourra se faire une haute idée du bénéfice éducatif, pour l’enfant, de l’expérience dans laquelle le fait entrer l’artiste. Winnicott invite à considérer la créativité “ comme la coloration de toute une attitude face à la réalité extérieure ” : il s’agit avant tout, écrit-il, d’un mode créatif de perception qui donne à l’individu le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue ; ce qui s’oppose à un tel mode de perception, c’est une relation de complaisance soumise envers la réalité extérieure : le monde et tous ses éléments sont alors reconnus mais seulement comme étant ce à quoi il faut s’ajuster et s’adapter ”. L’expérience esthétique, comme expérience symbolique, a beaucoup à voir avec ce pouvoir. 4.4. L’artiste, une présence nécessaire Alors des artistes à l’école, pour quoi faire ? Je répondrai : afin de permettre à tous les enfants d’entrer dans la conduite esthétique, de vivre une authentique expérience esthétique. Afin que la conduite esthétique enfantine soit accueillie dans la démarche de l’artiste, autorisée et promue dans le sillage de l’artiste et de son travail. Parce que l’expérience esthétique vaut par elle-même et en tant que telle, comme relation fondamentale au monde, comme modalité
373 première d’être au monde. On voudrait bien sûr que l’éducation esthétique servent les apprentissages. Mais si l’expérience esthétique peut ouvrir à l’enfant les chemins de la lecture et de l’instruction, comme le veut à bon droit l’école, c’est d’abord en lui ouvrant le monde dans sa lisibilité première. A l’occasion du livre consacré à l’expérience lyonnaise, j’ai interrogé des artistes en leur demandant d’expliquer pourquoi il croyait en la puissance éducative de l’art. J’ai notamment interrogé Gérard Garouste. Je voudrais vous lire le passage qui rapporte sa réponse : « Ce que l’artiste apporte d’abord ? Une nécessaire et salutaire déstabilisation, répond le fondateur de La Source (Il faudra reprendre et faire préciser cela). Ce n’est pas l’absence de normes, mais la capacité à produire, travailler, déplacer la normativité qui importe… Ce qui manque le plus, ce qui a manqué le plus aux jeunes auxquels La Source a affaire : une présentation du monde. Un adulte là à côté pour montrer, désigner. Pour mettre la table dans un geste « esthétique » partagé. L’art commence là, dans l’esthétique du quotidien, dans cette attention à la table « bien mise », insiste encore Gérard Garouste ; plus encore, l’estime de soi passerait par cette estime esthétique du monde : c’est du moins en ces termes que je prolonge le propos du peintre ». On peut toutefois s’interroger : l’enseignant ne peut-il pas introduire l’enfant à cette expérience, à cette conduite ? Pourquoi y faut-il un artiste ? Erutti, sculptrice en résidence dans une maternelle lyonnaise, répond de façon très directe à cette question : « Ma réponse va paraître très tranchée : un enseignant seul dans sa classe ne saurait faire entrer des enfants dans une vraie conduite esthétique, voilà mon point de vue. Sauf s’il est luimême artiste. Parce que pour aller à ce qui est fondamental, il faut être à l’intérieur, l’habiter soi-même. On peut en parler très bien de l’extérieur – certains en parlent admirablement – mais il ne s’agit que de la coquille. On ne peut rendre compte d’une expérience de création sans être pris soi-même dedans. Et puis aussi seule cette intériorité plonge dans le questionnement permanent qui fait le fond du travail artistique. Il s’agit d’ouverture : pas de vérité arrêtée, mais une interrogation ouverte, toujours ouverte, toujours dialogique. Voilà comment je conçois ma propre manière d’être artiste, et je constate que mon travail avec les enfants, ma complicité avec eux, en découlent. Cette expérience intime est la clé de la disponibilité et de l’écoute spécifique dont est capable l’artiste à l’égard des enfants et de leur travail, de leur propre recherche ». La réponse peut en effet sembler abrupte. Elle a toutefois ce mérite d’attirer l’attention sur la singularité de ce couple pédagogique enfant/artiste et de ses apports spécifiques. Cela ne signifie pas que l’enseignant en soi exclu, et qu’il n’ait pas sa part dans cette entrée dans l’expérience esthétique. Trop souvent d’ailleurs, on cantonne cette part à l’après, aux prolongements, à l’exploitation pédagogique : comment reprendre tout cela sur le plan des apprentissages, en français, en langage, en histoire, etc… Le terme même d’exploitation dit assez – et assez vilainement ! – l’instrumentation. Ou bien l’enseignant serait du côté de l’avant, de la préparation. Certes, la préparation est nécessaire. Mais « avant » ou « après », c’est trop souvent « en dehors », en dehors de l’essentiel : en dehors de l’expérience esthétique. Je crois au contraire que l’enseignant doit être dedans, au cœur de l’expérience esthétique. En la vivant pour lui-même et en y accompagnant l’enfant, assurément. Mais il y a plus. Le programme que fixe Dewey à la philosophie esthétique me semble pouvoir orienter le travail de l’enseignant dans ce domaine de l’éducation esthétique : il s’agit, écrit Dewey, je vous le rappelle, « de restaurer cette continuité entre ces formes raffinées et plus intenses de l’expérience que sont les œuvres d’art et les événements quotidiens universellement reconnus
374 comme des éléments constitutifs de l’expérience », de « rétablir la continuité entre l’expérience esthétique et les processus normaux de l’existence ». C’est à peu près ce à quoi je songeais en évoquant en commençant la leçon de silence de Maria Montessori. L’écoute attentive et ludique à la fois du monde est bel et bien déjà attention et éducation esthétiques. Elle enracine dans l’expérience première cette expérience esthétique qui trouvera dans l’œuvre d’art et la création artistique. Elle fait de l’expérience première une véritable expérience, une forme de vitalité plus intense, le lieu d’une « interpénétration du soi avec le monde des objets et des événements », en quoi culmine l’expérience esthétique accomplie. *** Je confessais en commençant un peu de perplexité face au défilé des classes dans le musée. Je voudrais y revenir pour conclure. Je crois pouvoir le faire avec plus de sérénité ; il me semble en effet que j'en connais à présent la cause, mais aussi peut-être le remède. Dewey n'avait pas tort de le penser : " Ce n'est pas avec des louanges à l'intention de l'art ou par un intérêt exclusif porté immédiatement aux grandes œuvres d'art reconnues comme telles que l'on favorisera la compréhension de l'art ". Ce que laisse parfois deviner la visite des classes au musée, c'est l'extrême distance entre ce monde de l'art et l'expérience première qui en est pourtant la forme embryonnaire. C'est cette distance que l'éducation esthétique doit permettre de combler. Elle rétablit le lien, la continuité entre l'expérience ordinaire et les formes les plus intenses de l'expérience esthétique que sont les oeuvres d'art.
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Nelson Goodman, L’art en théorie et en action, éditions de l’éclat, 1996, p. 69/70. Ibid., p. 70. Ibid., p. 71 Idem. Idem. Ibid., pp. 71/72. Ibid., p. 73. Neslon Goodman, L'art en théorie et en action p. 74/75. John Dewey, L’art comme expérience (1934), Editions Farago, 2005, p. 29 et pp. 21/22 (traduction française). Ibid., p. 29
375 D.W. Winnicott, Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975 (pour la traduction française), p. 91. Idem. Des artistes à la maternelle, p. 55 John Dewey, Op. Cit., p. 39.
ANNEE 2004/2005 HUMANITE ET HUMANISME
MAJEURE ASSOCIEE S4 Cours : Humanité et Humanisme Enseignant : Alain KERLAN Période : 2ème semestre Problématique : L’idée d’humanité et les idéaux humanistes sont indissociables de l’idéal d’éducation tel qu’il s’est développé dans la culture et la pratique éducative européenne. Une connaissance de la problématique éducative en France et en Europe, dans son histoire et dans son actualité, passe par une connaissance des idées et des valeurs de la pensée humaniste dans son histoire. Il s’agit d’une histoire située : elle est nécessaire à la compréhension de notre présent et à celle des tâches qui incombent à l’éducation contemporaine. Le cours proposera à la fois quelques repères historiques essentiels et une réflexion sur les enjeux de la pensée humaniste dans le monde contemporain. Architecture du cours : Introduction : Sur l’idée d’humanité. 1) Qu’est-ce que les Lumières ? Les Lumière et l’idée de l’homme ; 2) Les Lumières et leurs ombres : la critique romantique ; 3) Humanisme et éducation ; 4) Les Lumières et les sciences ; 5) Humanisme et religion ; 6) Les Lumières et les arts. Conclusion : Pour un humanisme contemporain. Compétences évaluées : 1) Connaissances de base concernant les principaux repères et thèmes de l’histoire et des idées de la pensée humaniste ; 2) Compréhension des enjeux éducatifs de l’humanisme et de l’idée d’humanité. Ouvrages essentiels : Ernst CASSIRER, La philosophie des Lumières (1932), Paris, Fayard, col. Agora, 1986. Tzvétan TODOROV, Le jardin imparfait. La pensée humaniste en France, Paris, éditions Grasset Le livre de poche Biblios essais, 1998.
376 INTRODUCTION Pourquoi ce cours, pourquoi ce thème : Humanité et humanisme, dans un parcours introductif aux sciences de l’éducation ? 1) Et bien d’abord précisément parce que la pensée humaniste et son idée de l’homme et de l’humanité touchent de façon essentielle à la notion d’éducation, au projet éducatif : « Ce qui caractérise les humanistes est une certaine foi en l’éducation. Puisque, d’une part, l’homme est partiellement indéterminé et de plus capable de liberté, et que, de l’autre, le bien et le mal existent, on peut s’engager dans ce processus qui conduit de la neutralité au bien et qui s’appelle l’éducation. Faute de quoi les penchants positifs risquent d’être réprimés et de disparaître, pendant que les penchants négatifs prospèrent… Ce n’est pas un hasard si tant de grands humanistes, Montaigne, Montesquieu, Rousseau et bien d’autres, ont manifesté un intérêt particulier pour ce sujet. Alors que les conservateurs recommandent le pur maintien et la fidèle transmission des traditions, que les scientistes pencheraient plutôt pour le dressage produisant mécaniquement les résultats voulus, et que les individualistes se contenteraient de chercher ce qui contribue à l’épanouissement et à la satisfaction maximale de chacun, les humanistes voudraient qu’il y ait des principes communs de l’éducation, permettant aux hommes d’acquérir une plus grande autonomie, de donner une finalité humaine à leurs actes et de reconnaître la même dignité à tous les membres de leur espèce ». Tzvétan TODOROV, Le jardin imparfait, Ed. Grasset et Fasquelle, Le Livre de Poche, 1998, pp. 60/61. 2) Parce que l’humanisme constitue le fond commun du monde moderne, et qu’il est important dès lors d’en ressaisir le sens : La pensée humaniste telle qu’elle s’est développée au cours de ses trois temps forts - la Renaissance, le siècle des Lumières et le lendemain de la Révolution - s’avère« bien plus riche et nuancée que la vulgate « humaniste » telle que l’on peut l’entrevoir dans le discours commun d’aujourd’hui. L’humanisme est l’idéologie sous-jacente aux Etats démocratiques modernes ; mais cette omniprésence même le rend invisible ou fade. De ce fait, alors qu’à présent tout le monde est peu ou prou « humaniste », la doctrine à l’état naissant peu encore nous surprendre et nous éclairer ». Tzvétan TODOROV, Le jardin imparfait, p. 15. 3) Parce que les problèmes et les difficultés de notre monde sont dès lors ceux que l’humanisme doit affronter ; essayer de mieux comprendre les enjeux de l’humanisme, c’est tenter de mieux comprendre notre monde. L’éducation, bien entendu, est l’une des dimensions majeures de ce monde « en crise ». On partira donc d’une définition générale du terme « humaniste » : « Le terme « humaniste » a plusieurs sens mais on peut dire en première approximation qu’il se réfère aux doctrines selon lesquelles l’homme est le point de départ et le point d’arrivée des actions humaines ; ce sont des doctrines « anthropocentriques », comme d’autres sont théocentriques, comme d’autres encore mettent à cette place centrale la nature ou les traditions ».
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Tzvétan TODOROV, Le jardin imparfait, p. 14. Le plan du cours en découle. En découlera aussi l’objectif général du cours et son évaluation : engager la réflexion sur la portée et les conséquences de l’humanisme pour l’éducation. PLAN DU COURS 1. Les Lumières, l’humanisme et l’idée d’humanité. La conquête de l’autonomie 2. Les Lumières et leurs ombres : le romantisme 3. Humanisme et éducation 4. Les Lumières et les sciences 5. Humanisme, morale et religion. La question des valeurs 6. Les Lumières et les arts 7. Pour un humanisme contemporain
Les Lumières, l’humanisme et l’idée d’humanité La conquête de l’autonomie Historiquement, trois temps forts marquent l’humanisme : La Renaissance (Montaigne…), Les Lumières (Rousseau…) le lendemain de la Révolution (Constant…). Il sera ici surtout question des Lumières et de leurs prolongements.
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1. L’esprit des Lumières d’hier à aujourd’hui La conception générale de l’homme et de l’humanité sera d’abord dégagée de la lecture de trois textes d’époques différentes : la fin du 18ème siècle, le début du 20ème siècle, le milieu du 20ème siècle. Texte 1 : Qu’est-ce que les Lumières ? (E. Kant). Une humanité majeure et émancipée. Qu'est-ce que les Lumières ? La sortie de L'homme de sa Minorité, dont il est lui-même responsable. Minorité, c'est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d'autrui, minorité dont il est lui même responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut de l'entendement, mais dans un manque de décision et décourage de s'en servir sans la direction d'autrui. Sopere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des lumières. La paressé et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu'un si grand nombre d'hommes, après que la nature les a affranchis depuis longtemps d'une direction étrangère (naturatiter maiorennes), restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu'il soit si facile à d'autres de se poser en tuteurs des premiers. Il est si aisé d'être mineur ! Si j'ai un livre, qui me tient lieu d'entendement, un directeur, qui me tient lieu de conscience, un médecin, qui décide pour moi de mon régime, etc., je n'ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi- même. Je n'ai pas besoin de penser, pourvu que je puisse payer ; d'autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. Que la grande majorité des hommes (y compris le sexe faible tout entier) tienne aussi pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, outre que c'est une chose pénible, c'est ce à quoi s'emploient fort bien les tuteurs qui, très aimablement, ont pris sur eux d'exercer une haute direction sur l'humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail, et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n'aient pas la permission d'oser faire le moindre pas hors du parc où ils les ont enfermées, ils leur montrent le danger qui les menace, si elles essaient de s'aventurer seules au dehors. Or ce danger n'est vraiment pas si grand; car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher; mais un accident de cette sorte rend néanmoins timide, et la frayeur qui en résulte détourne ordinairement d'en refaire l'essai. Il est donc difficile pour chaque individu séparément de sortir de la minorité, qui est presque devenue pour lui nature. Il s'y est si bien complu ; et il est pour le moment réellement incapable de se servir de son propre entendement, parce qu'on ne l'a jamais laissé en faire l'essai. Institutions et formules, ces instruments mécaniques d'un usage de la raison, ou plutôt d'un mauvais usage des dons naturels, voilà les grelots que l'on a attachés aux pieds d'une minorité qui persiste. Quiconque même les rejetterait ne pourrait faire qu'un saut mal assuré par dessus les fossés les plus étroits, parce qu'il n'est pas habitué à remuer ses jambes en liberté. Aussi sont-ils peu nombreux, ceux qui sont arrivés, par le propre travail de leur esprit, à s'arracher à la minorité et à pouvoir marcher d'un pas assuré. Mais qu'un public s'éclaire de lui-même, rentre davantage dans le domaine du possible, c'est même, pour peu qu'on lui en laisse la liberté, à peu près inévitable. Car en rencontrera toujours quelques hommes qui pensent de leur propre chef, parmi les tuteurs patentés de la masse et qui, après avoir eux-mêmes secoué le joug de la minorité, répandront l'esprit d'une estimation raisonnable de sa valeur propre et de la vocation de chaque homme à penser par soi-même.
379 Emmanuel KANT (1784)
Texte 2 : L’éducation morale (E. Durkheim). La personne et les Droits de l’Homme, forme moderne du sacré (Durkheim). Sans qu'il soit nécessaire de pousser bien loin l'analyse, tout le monde sent assez facilement qu'en un sens, tout relatif d'ailleurs, l'ordre moral constitue une sorte de régime à part dans le monde. Les prescriptions de la morale sont marquées comme d'un signe qui impose un respect tout particulier. Tandis que toutes les opinions relatives au monde matériel, à l'organisation physique ou mentale, soit de l'animal, soit de l'homme, sont aujourd'hui abandonnées à la libre discussion, nous n'admettons pas que les croyances morales soient aussi libre ment soumises à la critique. Quiconque conteste devant nous que l'enfant a des devoirs envers ses parents, que la vie de l'homme doit être respectée, soulève en nous une réprobation très différente de celle que peut susciter une hérésie scientifique, et qui ressemble de tous points à celle que le blasphémateur soulève dans l'âme du croyant. A plus forte raison, les sentiments qu'éveillent les infractions aux règles morales ne sont aucunement comparables aux sentiments que provoquent les manquements ordinaires aux préceptes de la sagesse pratique ou de la technique professionnelle. Ainsi, le domaine de la morale est comme entouré d'une barrière mystérieuse qui en tient à l'écart les profanateurs, tout comme le domaine religieux est soustrait aux atteintes du profane. C'est un domaine sacré. Toutes les choses qu'il comprend sont comme investies d'une dignité particulière, qui les élève au-dessus de nos individualités empiriques, qui leur confère une sorte de réalité transcendante. Ne disons-nous pas couramment que la personne humaine est sacrée, qu'il faut lui rendre un véritable culte ? Si donc, en rationalisant l'éducation, on ne se préoccupe pas de retenir ce caractère et de le rendre sensible à l'enfant sous une forme rationnelle, on ne lui transmettra qu'une morale déchue de sa dignité naturelle. Un progrès quelconque de l'éducation morale dans la voie d'une plus grande rationalité ne peut pas se produire, sans que, au même moment, des tendances morales nouvelles ne se fassent jour, sans qu'une soif plus grande de justice ne s'éveille, sans que la conscience publique ne se sente travaillée par d'obscures aspirations. L'éducateur qui entreprendrait de rationaliser l'éducation, sans prévoir l'éclosion de ces sentiments nouveaux, sans la préparer et la diriger, manquerait donc à une partie de sa tâche. Voilà pourquoi il ne peut se borner à commenter, comme on l'a dit, la vieille morale de nos pères. Mais il faut, de plus, qu'il aide les jeunes générations à prendre conscience de l'idéal nouveau vers lequel elles tendent confusément, et qu'il les oriente dans ce sens. Il ne suffit pas qu'il conserve le passé, il faut qu'il prépare l'avenir.
Et c'est, d'ailleurs, à cette condition que l'éducation morale remplit tout son office. Si l'on se contente d'inculquer aux enfants cet ensemble d'idées morales moyennes, sur lequel l'humanité vit depuis des siècles, on pourra bien, dans une certaine mesure, assurer la moralité privée des individus. Mais ce n'est là que la condition minimum de la moralité, et un peuple ne peut s'en contenter.
380 Une société comme la nôtre ne peut donc s'en tenir à la tranquille possession des résultats moraux qu'on peut regarder comme acquis. Il faut en conquérir d'autres : et il faut, par conséquent, que le maître prépare les enfants qui lui sont confiés à ces conquêtes nécessaires, qu'il se garde donc de leur transmettre l'évangile moral de leurs aînés comme une sorte de livre clos depuis longtemps, qu'il excite au contraire chez eux le désir d'y ajouter quelques lignes, et qu'il songe à les mettre en état de satisfaire cette légitime ambition. Emile DURKHEIM, L'éducation morale (nouvelle édition PUF, 1974, pp. 8-11)
Texte 3 : L’homme révolté (A. Camus). La révolte comme expression de la liberté et du droit. Qu'est-ce qu'un homme révolté? Un homme qui dit non. Mais s'il refuse, il ne renonce pas : c'est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. Un esclave, qui a reçu des ordres toute sa vie, juge soudain inacceptable un nouveau commandement. Quel est le contenu de ce « non »? Il signifie, par exemple, « les choses ont trop duré », « jusque-là oui, au-delà non », « vous allez trop loin », et encore, « il y a une limite que vous ne dépasserez pas ». En somme, ce non affirme l'existence d'une frontière. On retrouve la même idée de limite dans ce sentiment du révolté que - l'autre « exagère », qu'il étend son droit au-delà d'une frontière à partir de laquelle un autre droit lui fait face et le limite. Ainsi, le mouvement de révolte s'appuie, en même temps, sur le refus catégorique d'une intrusion jugée intolérable et sur la certitude conquise d'un bon droit, plus exactement l'impression, chez le révolté, qu'il est « en droit de... ». La révolte ne va pas sans le sentiment d'avoir soi-même, en quelque façon, et quelque part, raison. C'est en cela que l'esclave révolté dit à la fois oui et non. Il affirme, en même temps que la frontière, tout ce qu'il soupçonne et veut préserver en deçà de la frontière. Il démontre, avec entêtement, qu'il y a en lui quelque chose qui « vaut la peine de... », qui demande qu'on y prenne garde. D'une certaine manière, il oppose à l'ordre qui l'opprime une sorte de droit à ne pas être opprimé au-delà de ce qu'il peut admettre. En même temps que la répulsion à l'égard de l'intrus, il y a dans toute révolte une adhésion entière et instantanée de l'homme à une certaine part de lui-même. Il fait donc intervenir implicitement un jugement de valeur, et si peu gratuit, qu'il le maintient au milieu des périls. Jusque-là, il se taisait au moins, abandonné à ce désespoir où une condition, même si on la juge injuste, est acceptée. Se taire, c'est laisser croire qu'on ne juge et ne désire rien, et, dans certains cas, c'est ne désirer rien en effet. Le désespoir, comme l'absurde, juge et désire tout, en général, et rien, en particulier. Le silence le traduit bien. Mais à partir du moment où il parle, même en disant non, il désire et juge. Le révolté, au sens étymologique, fait volte-face. Il marchait sous le fouet du maître. Le voilà qui fait face. Il oppose ce qui est préférable à ce qui ne l'est pas. Toute valeur n'entraîne pas la révolte, mais tout mouvement de révolte invoque tacitement une valeur. S'agit-il au moins d'une valeur ? Si confusément que ce soit, une prise de conscience naît du mouvement de révolte : la perception, soudain éclatante, qu'il y a dans l'homme quelque chose à quoi l'homme peut s'identifier, fût-ce pour un temps. Cette identification jusqu'ici n'était pas sentie réellement. Toutes les exactions antérieures au mouvement d'insurrection, l'esclave les souffrait. Souvent même, il avait reçu sans réagir des ordres plus révoltants que celui qui déclenche son refus. Il y apportait de la patience, les rejetant peut-être en lui-même, mais, puisqu'il se taisait, plus
381 soucieux de son intérêt immédiat que conscient encore de son droit. Avec la perte de la patience, avec l'impatience, commence au contraire un mouvement qui peut s'étendre à tout ce qui, auparavant, était accepté. Cet élan est presque toujours rétroactif. L'esclave, à l'instant où il rejette l'ordre humiliant de son supérieur, rejette en même temps l'état d'esclave lui-même. Le mouvement de révolte le porte plus loin qu'il n'était dans le simple refus. Il dépasse même la limite qu'il fixait à son adversaire, demandant maintenant à être traité en gal. Ce qui était d'abord une résistance irréductible de l'homme devient l'homme tout entier qui s'identifie à elle et s'y résume. Cette part de lui-même qu'il voulait faire respecter, il la met alors au-dessus du reste et la proclame préférable à tout, même à la vie. Elle devient pour lui le bien suprême. Installé auparavant dans un compromis, l'esclave se jette d'un coup (« puisque c'est ainsi... ») dans le Tout ou Rien. La conscience vient au jour avec la révolte. Mais on voit qu'elle est conscience, en même temps, d'un tout, encore assez obscur, et d'un « rien » qui annonce la possibilité de sacrifice de l'homme à ce tout. Le révolté veut être tout, s'identifier totalement à ce bien dont il a soudain pris conscience et dont il veut qu'il soit, dans sa personne, reconnu et salué - ou rien, c'est-à-dire se trouver définitivement déchu par la force qui le domine. A la limite, il accepte la déchéance dernière qui est la mort, s'il doit être privé de cette consécration exclusive qu'il appellera, par exemple, sa liberté. Plutôt mourir debout que de vivre à genoux. La valeur, selon les bons auteurs, « représente le plus souvent un passage du fait au droit, du désiré au désirable (en général par l'intermédiaire du communément désiré ». Le passage au droit est manifeste, nous l'avons vu, dans la révolte. De même le passage du « il faudrait que cela fût », au « je veux que cela soit ». Mais plus encore, peut-être, cette notion du dépassement de l'individu dans un bien désormais commun. Albert CAMUS, L'homme révolté, Paris, Gallimard, 1951 (col. Folio/essais, pp. 27-30.)
2. L’humanisme et les défis de l’autonomie
Le « pacte ignoré », ou l’autonomie du vouloir (Todorov, Op. Cit., pp. 7/10) Le défi du pouvoir Le défi du savoir Le défi du vouloir
Le triple prix de la liberté et la crise du monde moderne (Todorov, Op. Cit., pp. 10/11) Crise des idéaux et des valeurs Crise du lien collectif. La solitude moderne
382 Crise du sujet : un moi « morcelé », aliénation et inauthenticité
Est-ce bien là le prix à payer pour l’autonomie ? Nous ne pouvons méconnaître ces maux et ces interrogations. Mais l’humanisme tel qu’il s’est développé au cours de son histoire contient les éléments qui permettent de les comprendre et de les surmonter.
L’humanisme et les autres familles du monde moderne (Todorov, Op. Cit., pp. 11/14)
La famille conservatrice : « Ceux qui voudraient vivre dans le monde nouveau en se réclamant des valeurs anciennes.. » Les scientistes : Ceux qui pensent que la seule liberté est le savoir. La maîtrise du monde par le savoir scientifique saisissant les déterminismes qui conduisent l’univers comme le monde des hommes : « il n’y aura pas de prix à payer car il n’y a jamais eu de liberté ». Les individualistes : ceux qui pensent que la « perte de Dieu », de la société et même du sujet « métaphysique », de la « fiction » du moi unifié, libère l’homme : pas une perte, une liberté supplémentaire dont il faut avoir le courage de se saisir pour s’accomplir. L’artiste comme modèle humain : celui qui va jusqu’au bout de son individualité… Les humanistes : 1. « la liberté existe et elle est précieuse » ; 2) « les biens sont des valeurs partagées », la liberté du Je exige celle du Tu ; 3) le moi, le sujet comme « responsable de ses actes » n’est pas une fiction.
La spécificité humaine (Todorov, pp. 47,48, 49, 53, 54, 55). L’homme est à l’origine de ses actes : il décide aussi de son destin, même s’il n’en est pas totalement maître. Il est la fin de ses actes (il ne vise pas des fins suprahumaines (le royaume divin) ni infrahumaines (le seul royaume des plaisirs). Il vit avec les autres : autonomie du Je, mais finalité du Tu (Je ne peux vouloir ma liberté sans vouloir la Tienne), et universalité des Ils.
Montaigne, Descartes, Rousseau, 3 figures de l’autonomie Montaigne : la liberté du vouloir dans la vie personnelle (l’ordre « privé) Descartes : la souveraineté du sujet pensant (le domaine de la raison)
383 Rousseau : la Souveraineté du Peuple comme « volonté générale » (le domaine politique).
4. L’humanisme et l’idée d’humanité
L’analyse de Robert Legros dans L’Idée d’humanité, Grasset, 1990
L'homme n'est rien par nature (pp.7/8) L'idée d'humanité universelle (pp. 20-21) L'humanité réside dans l'arrachement (pp. 33-34) Les droits de l'homme universel (pp. 39-41) Une autre conception de la finitude (p. 41)
Un humanisme pluriel et ouvert (Todorov, pp. 56, 57, 59)
Les voies vers le bien sont multiples : pluralité des cultures Il est possible de débattre des valeurs. La « guerre des Dieux » n’est pas une fatalité La connaissance est limitée de fait, non de droit. Il y a place à côté des sciences pour d’autres manières de comprendre L’humanisme n’est pas « anti-religieux » : relations nuancées. Il n’exige pas l’éradication du religieux, de la dimension religieuse de l’expérience. L’humanisme n’est ni religion, ni athéisme. Mais le religieux doit demeurer à sa place (dans les consciences) et ne pas se mêler de la direction des affaires humaines (politique, savoir) Les humanistes ne son pas « anthropolâtres ». Ils ne surestiment pas l’homme.
5. Conséquences éducatives Elles sont une conséquence directe de ce qui précède : « Ce qui caractérise les humanistes est une certaine foi en l’éducation ».
384
Texte Todorov, pp. 60/61
Textes de Kant A "Il est possible que l'éducation devienne toujours meilleure et que chaque génération, à son tour, fasse un pas de plus vers le perfectionnement de l'humanité ; car c'est au fond de l'éducation que gît le grand secret de la perfection de la nature humaine. Dès maintenant on peut marcher en cette voie. Car ce n'est qu'actuellement que l'on commence à juger correctement et à saisir clairement ce qui est véritablement nécessaire à une bonne éducation. C'est une chose enthousiasmante de penser que la nature humaine sera toujours mieux développée par l'éducation et que l'on peut parvenir à donner à cette dernière une forme qui convienne à l'humanité. Ceci nous ouvre une perspective sur une future espèce humaine plus heureuse. C'est un noble idéal que le projet d'une théorie de l'éducation et quand bien même nous ne serions pas en état de le réaliser, il ne saurait être nuisible. On ne doit pas tenir l'Idée pour chimérique et la rejeter comme un beau rêve, même si des obstacles s'opposent à sa réalisation. Une Idée n'est rien d'autre que le concept d'une perfection, qui ne s'est pas encore rencontrée dans l'expérience. Par exemple l'Idée d'une ré publique parfaite, gouvernée d'après les règles de la justice ! Est-elle pour cela impossible ? Il suffit d'abord que notre Idée soit correcte pour qu'ensuite elle ne soit pas du tout impossible, en dépit de tous les obstacles qui s'opposent encore à sa réalisation. Si par exemple tout le monde mentait, la franchise serait pour cela une simple chimère? Et l'Idée d'une éducation, qui développe toutes les dispositions naturelles en l'homme, est certes véridique. Dans l'éducation actuelle l'homme n'atteint pas entièrement le but de son existence. Car comme les hommes vivent différemment ! Il ne peut y avoir d'uniformité entre eux que s'ils agissent seulement d'après des principes identiques et que ces principes deviennent pour eux une autre nature. Mais nous pouvons travailler au plan d'une éducation conforme au but de l'homme et léguer à la postérité des instructions qu'elle pourra réaliser peu à peu." E. KANT, Réflexions sur l'éducation, pp. 74-76 (édition Vrin)
B "Puisque le développement des dispositions naturelles en l'homme ne s'effectue pas spontanément, toute éducation est un art. La nature n'a mis en l'homme aucun instinct qui la concerne. L'origine, aussi bien que le progrès de cet art, est ou bien mécanique, ordonnée sans plan d'après des circonstances données, ou bien raisonnée. mécaniquement lorsqu'il résulte simplement des circonstances en lesquelles nous
385 apprenons par l'expérience si quelque chose est nuisible ou utile à l'homme. Tout art éducatif qui se constitue mécaniquement seulement doit comprendre beaucoup d'erreurs et de lacunes, parce qu'il ne possède aucun plan à son principe. L'art de l'éducation, ou la pédagogie, doit donc devenir raisonné, s'il doit développer la nature humaine de telle sorte que celle-ci atteigne sa destination. Des parents, qui eux-mêmes ont été éduqués, sont déjà des exemples, d'après lesquels les enfants se forment, et d'après lesquels ils se guident. Mais si ces enfants doivent devenir meilleurs, il faut que la pédagogie devienne une étude ; car autrement il n'en faut rien attendre et un homme que son éducation a gâté sera le maître d'un autre. Il faut dans l'art de l'éducation transformer le mécanisme en science, sinon elle ne sera jamais un effort cohérent, et une génération pourrait bien renverser ce qu'une autre aurait déjà construit. Voici un principe de l'art de l'éducation que particulièrement les hommes qui font des plans d'éducation devraient avoir sous i les yeux : on ne doit pas seulement éduquer des enfants d'après l'état présent de l'espèce humaine, mais d'après son état futur possible et meilleur, c'est-à-dire conformément à l'Idée de l'humanité et à sa destination totale. Ce principe est de grande importance. Ordinairement les parents élèvent leurs enfants seulement en vue de les adapter au monde actuel, si corrompu soit-il. Ils devraient bien plutôt leur donner une éducation meilleure, afin qu'un meilleur état pût en sortir dans l'avenir. Toutefois deux obstacles se présentent ici : 1) Ordinairement les parents ne se soucient que d'une chose : que leurs enfants réussissent bien dans le monde, et 2) les princes ne considèrent leurs sujets que comme des instruments pour leurs desseins. Les parents songent à la maison, les princes songent à l'Etat. Les uns et les autres n'ont pas pour but ultime le bien universel et la perfection à laquelle l'humanité est destinée, et pour laquelle elle possède aussi des dispositions. Cependant la conception d'un plan d'éducation doit recevoir une cosmopolitique. Et alors le bien universel est-il une Idée qui puisse nuire à notre bien particulier ? En aucun cas ! car même s'il semble qu'il faille lui sacrifier quelque chose, on n'en travaille que mieux, grâce à cette Idée, au bien de son état présent. Et aussi que de magnifiques conséquences l'accompagnent ! La bonne éducation est précisément la source dont jaillit tout bien en ce monde. Les germes, qui sont en l'homme, doivent seulement être toujours davantage développés. Car on ne trouve pas les principes qui conduisent au mal dans les dispositions naturelles de l'homme. L'unique cause du mal, c'est que la nature n'est pas soumise à des règles. Il n'y a dans l'homme de germe que pour le bien." Emmanuel KANT, Réflexions sur l'éducation, pp. 79/80, édition Vrin (Texte écrit entre 1776 et 1787).
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Conclusion : « L’éducation repose sur la poursuite du principe de l’humain "S'il est une pratique universelle, c'est bien celle de l'éducation : aucune société ne peut faire l'économie de porter de nouvelles générations à l'état adulte. Des dispositifs naturels aux dispositifs sociaux et éthiques, se construit le principe de notre personnalité et de toute humanité. La philosophie s'efforce d'interroger le sens d'une telle entreprise, d'en assurer la conscience. Car on n'éduque pas seulement pour éduquer mais aussi pour réaliser une fin :
386 perfectionner, accorder l'homme au monde ou à sa liberté, accomplir une nature, construire le progrès collectif, inventer... Le " faire " de l'éducation repose sur la poursuite du principe de l'humain, ce " propre de l'homme" qu'Aristote recherchait. Le lien fondateur qui légitime l'oeuvre de l'éducation, fonde la naissance du sujet à l'essence et à l'existence : tel est ici l'objet de l'enquête philosophique. Notre monde, à l'échelle d'une conscience des " droits de l'homme " et de son universalité, des évolutions technologiques et scientifiques (qui modifient notre rapport au monde mais aussi à nous-mêmes, enjeu d'une écologie de l'humain), est le théâtre d'une conscience nouvelle du principe d'humanité et de la part de l'éducation dans la garantie de son exercice. Ces transformations suscitent la nécessité de trouver une " origine ", un point qui permette de s'orienter. Philosopher, c'est d'abord interroger, poser les questions qui donnent prise au sens et aux valeurs attachées à la transformation individuelle et collective de l'humanité, sens de son devenir, responsabilité pour le futur (Jonas). C'est également interroger nos réponses, celles que nous apportons dans le jeu des représentations, ces indispensables " philosophies d'ombre " qui, nous dit Foucault, " ont formé la philosophie spontanée de ceux qui ne philosophaient pas ", autant que les propositions des philosophes qui ont constitué la conscience éducative". Franc MORANDI, Philosophie de l'éducation, Nathan, 2000, pp. 6-7
Les Lumières et leurs ombres : le romantisme Introduction : au sein de la modernité, un principe critique de la modernité Récit d’un voyage et d’une conférence d’un philosophe en terre de colonisation : Culture universelle et culture particulière. Deux perspectives pré-romantiques au cœur des Lumières.
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Jean-Jacques Rousseau et le Discours sur les sciences et les arts (1750)
« Où il n'y a nul effet, il n'y a point de cause à chercher : mais ici l'effet est certain, la dépravation réelle; et nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences nos arts se sont avancés à la perfection Dira-t-on que c'est un malheur particulier à notre âge? Non, messieurs; les maux causés par notre vaine curiosité sont aussi vieux que je monde. L'élévation et l'abaissement journaliers des eaux de l'Océan n'ont pas été plus régulièrement assujettis au cours de l'astre qui nous éclaire durant la nuit, que le sort des mœurs et de la probité au progrès des sciences et des arts. On a vu la vertu s'enfuir à mesure que leur lumière s'élevait sur notre horizon, et le même phénomène s'est observé dans tous les temps et dans tous les lieux.
387 Voyez l'Egypte, cette première école de l'univers, ce climat si fertile sous un ciel d'airain, cette contrée célèbre d'où Sésostris partit autrefois pour conquérir le monde. Elle devient la mère de la philosophie et des beaux-arts, et, bientôt après, la conquête de Cambyse; puis celle des Grecs, des Romains, des Arabes, et enfin des Turcs. Voyez la Grèce, jadis peuplée de héros qui vainquirent deux fois l'Asie, l'une devant Troie, et l'autre dans leurs propres foyers. Les lettres naissantes n'avaient point porté encore la corruption dans les cœurs de ses habitants; mais le progrès des arts, la dissolution des mœurs et le joug du Macédonien se suivirent de près ; et la Grèce, toujours savante, toujours voluptueuse et toujours esclave, n'éprouva plus dans ses révolutions que des changements de maîtres. Toute l'éloquence de Démosthène ne put jamais ranimer un corps que le luxe et les arts avaient énervé…. Opposons à ces tableaux celui des mœurs du petit nombre de peuples qui, préservés de cette contagion des vaines connaissances, ont, par leurs vertus, fait leur propre bonheur et l’exemple des autre nations. Tels furent les premiers Perses : nation singulière, chez laquelle on apprenait la vertu comme chez nous on apprend la science; qui subjugua l'Asie avec tant de facilité et qui, seule, a eu cette gloire, que l'histoire de ses institutions ait passé pour un roman de philosophie… Voilà comment le luxe, la dissolution et l’esclavage ont été de tout temps le châtiment des efforts orgueilleux que nous avons faits pour sortir de l’heureuse ignorance où la sagesse éternelle nous avait placés. Le voile épais dont elle a couvert toutes ses opérations semblait nous avertir assez qu’elle ne nous a point destinés à de vaines recherches. Mais est-il quelqu’une de ses leçons que nous ayons négligée impunément ? Peuples, sachez donc une fois que la nature a voulu vous préserver de la science, comme une mère arrache une arme dangereuse des mains de son enfant ; que tous les secrets qu’elle vous cache sont autant de maux dont elle vous garantit, et que la peine que vous trouverez à vous instruire n’est pas le moindre de ses bienfaits ». Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les arts (1749), in Œuvres complètes, 2, Paris, Seuil, col. « L’Intégrale », pp. 55/56.
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Schiller et les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (1798)
« Cette voix du siècle, il faut le dire, ne paraît nullement se prononcer en faveur de l'art, de celui du moins qui sera l'objet exclusif de mes recherches. Le cours des événements a donné au génie du temps une direction qui menace de l'éloigner de plus en plus de l'art de l'idéal. Cet art doit abandonner le domaine du réel, et s'élever avec une noble hardiesse au-dessus du besoin : l'art est fils de la liberté et il veut recevoir la loi, non de l'indigence de la matière, mais des conditions nécessaires de l'esprit. Aujourd'hui cependant c'est le besoin qui règne et qui courbe sous son joug tyrannique l'humanité déchue. L'utile est la grande idole d l'époque, toutes les forces s'emploient à son service, tous les talents lui rendent hommage. Dans cette balance grossière le mérite spirituel de l'art n'est d'aucun poids, et, privé de tout encouragement, il disparaît du marché bruyant du siècle. Il n'est pas jusqu'à l'esprit d'investigation philosophique qui n'enlève à l'imagination une
388 province après l'autre, et les bornes de l'art se rétrécissent à mesure que la science agrandit son domaine. Pleins d'attente, les regards du philosophe comme de l'homme du monde se fixent sur la scène politique où se traitent aujourd'hui, on le croit du moins, les grandes destinées de l'humanité. Ne point prendre part à ce colloque général n'est-ce point trahir une indifférence coupable pour le bien de la société ? … Qu'il serait attrayant pour moi d'examiner un pareil sujet avec un homme qui unit les lumières du penseur à l'âme libérale du cosmopolite, et de remettre la décision à un cœur qui se consacre avec un noble enthousiasme au bien de l'humanité ! Que je serais agréablement surpris de pouvoir, malgré la différence de position, malgré cette grande distance qui nous sépare et que les rapports du monde réel rendent nécessaire, me rencontrer dans le même résultat, sur le terrain des idées, avec un esprit libre de préjugés, comme le vôtre ! Si je résiste à cette tentation séduisante, et donne le pas à la beauté sur la liberté, je crois pouvoir justifier cette préférence, non seulement par mon penchant personnel, mais par des principes. J'espère pouvoir vous convaincre que cette matière est beaucoup moins étrangère au besoin qu'au goût du siècle, et, bien plus, que pour résoudre pratiquement le problème politique, c'est la voie esthétique qu'il faut prendre, parce que c'est par la beauté qu'on arrive à la liberté. Mais cette démonstration exige que je vous remette en mémoire les principes sur lesquels en général se règle là raison dans une législation politique ». SCHILLER, Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme (1795)
1. La critique romantisme de « l’humanisme abstrait »
Trois préjugés •
Texte de Robert Legros, L’idée d’humanité, Paris, Grasset, 1990, p. 51/52
« L'homme accède à sa majorité naturelle par la conquête de son autonomie individuelle : une telle représentation de l'émancipation humaine relève, selon la perspective romantique, de l'humanisme abstrait. Or l'humanisme abstrait, qui domine toute la mentalité moderne et s'accomplit dans les Lumières, repose, d'après le romantisme, sur une compréhension fausse et égarante : loin de témoigner d'une attitude proprement humaine, la recherche de l'indépendance dans l'autonomie individuelle ne peut que conduire à une nouvelle servitude et, plus profondément, à une déshumanisation. Comment comprendre cette critique de l'humanisme abstrait ? Dans quelle mesure la mentalité moderne est-elle tout entière dominée par un humanisme abstrait ? En quel sens un humanisme peut-il être abstrait ? Qu'est-ce que l'humanisme? Trois préjugés, selon Adam Müller, sont à la base de l'esprit des Lumières. Premier préjugé : croire que l'individu 1 puisse s'extraire des liens sociopolitiques, épouser un point de vue en extériorité sur sa société afin de pouvoir transformer ce qu'il juge nuisible en introduisant une nouvelle Constitution, bref croire que l'individu peut créer sa société. Deuxième préjugé : croire que l'individu puisse s'extraire de l'histoire, comme s'il pouvait se placer « ou au début
389 ou à la fin de tous les temps », ne considérant l'histoire elle-même que comme un cours de politique expérimentale, alors qu'en réalité l'homme est originellement plongé dans le temps, ce qui signifie qu'il n'est jamais « au début ou à la fin de tous les temps » - ou, autrement dit : pour l'être humain, « ce n'est jamais l'aube ni le crépuscule ». Le troisième préjugé découle des deux premiers : de la croyance en la possibilité pour l'homme de s'extraire de sa société et de l'histoire émerge l'idée selon laquelle le politique est un moyen, c'est-à-dire un artifice dont se servent les individus au profit de leurs fins, comme si l'État était une sorte de « compagnie d'assurances ». En un mot : l'esprit des Lumières définit l'homme par une capacité de s'extraire hors de sa société et de son histoire, d'être par là même capable de surmonter les préjugés liés à son mode de coexistence et à son époque, de devenir dès lors autonome, et ainsi de pouvoir organiser ses relations à ses semblables selon sa propre volonté. Or cette définition de l'homme est égarante car elle méconnaît le fait que l'homme est historiquement et politiquement engendré »
Premier préjugé : « croire que l’individu peut créer sa société »
Deuxième préjugé : « croire que l’individu puisse s’extraire de l’histoire ».
Troisième préjugé : la réduction du politique à un moyen.
La critique de la subjectivité cartésienne
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Texte de Robert Legros, pp. 54/56
Rappel de la démarche cartésienne : d »construire la tradition, et reconstruire sur ce qui subsiste : le Je pense. Pour le romantisme, la « table rase » n’existe pas ; la cartésianisme ouvre un abîme sans fond.
2. Une autre conception du sujet et de l’individu
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Textes de Robert Legros, p. 71/72 + 86/87
390 « L’homme n’est pas son propre fondement » Extraire l’homme de son époque, de sa société, de son époque conduit à une destruction de l’humanité de l’homme Il n'y a d'universalité humaine que dans les humanités particulières (pp. 86-87)
« D'où vient que l'humanisme, qui réside dans une critique du dogmatisme, de l'intolérance et du sectarisme, ait cherché au cours de la période moderne à se fonder dans un subjectivisme un humanisme abstrait - qui conduit à le renier ? Ou, ce qui revient au même : d'où vient que le subjectivisme, qui s'attache à montrer que le proprement humain réside dans la conquête de l'autonomie individuelle, dans la capacité de penser, juger et d'agir par soi-même, bref dans la liberté, conduise par retournement implacable, à une négation proprement humaines, à un radical antihumanisme ? Les Lumières reconnaissent assurément que l'être humain est issu d'un arrachement à la nature immédiate - à la sensibilité corporelle. Et s'appliquent en outre à dénoncer l'idée d'une nature idéale à laquelle chacun devrait se conformer. Sous cet aspect, elles poursuivent sans nul doute l'enseignement des humanistes, et conduisent à suggérer que l'idée d'humanité universelle est insaisissable : ne peut se muer en un modèle naturel sans entraîner une oblitération du proprement humain. Toutefois, en opposant l'idée d'humanité universelle à toutes les humanités particulières ou naturalisées, donc en concevant l'idée d'humanité comme une idée abstraite, et la naturalisation comme une aliénation, l'homme est voué à se donner comme fin ultime l'entretien du processus vital ou la recherche du bien-être. Alors même que les Lumières cherchent à comprendre l'humanité de l'homme à partir de l'idée de liberté, d'autonomie, d'émancipation, et sont amenées à mettre en question toute détermination positive par laquelle l'idée d'humanité serait convertie en un modèle, elles sont néanmoins entraînées à se représenter l'homme abstrait - abstrait de toute humanité particulière - comme un être qui trouve son essence dans son appartenance à son espèce biologique. Dès lors en effet que l'homme apparaît comme un sujet, l'idée insaisissable d'humanité s'estompe et se dresse l'évidence de l'homme comme membre du genre humain. Que pourrait-il en effet rester de l'homme qui est extrait de toute naturalisation, de toute particularisation, sinon un être vivant ? Certes un être vivant capable de s'arracher au processus vital, mais par un arrachement qui ne peut avoir d'autre fin que l'amélioration du bien-être, que l'entretien de la vie. Au sein d'un monde humain, ou d'une humanité particulière, chacun sait évidemment de quoi l'on parle quand on parle de la naissance, de la mort, de l'éducation, de la vieillesse, de la fête, de l'ennui, de l'angoisse, de la sexualité, de la guerre, de la colère, de la danse, de la souffrance, du plaisir. Or ces dimensions universellement humaines prennent un sens particulier en chaque humanité ; cette particularisation, selon les Lumières, entraîne l'illusion fétichiste : seules les significations universelles, abstraites, sont vraies. Mais ces dimensions de la vie humaine ne peuvent prendre une signification universelle positive que dans la mesure où elles perdent toute « vérité humaine », et sont ramenées à des propriétés de la vie animale. Abstraction faite des différents sens dont elle se revêt dans les différentes humanités, qu'est-ce que la mort sinon la fin naturelle de la vie ? La sexualité sinon un accouplement pour la reproduction ? La guerre sinon un conflit en vue d'intérêts vitaux ? L'angoisse sinon la peur devant une menace contre la vie ou le bien-être vital ? L'éducation sinon un élevage ?
391 Robert Legros, L’Idée d’humanité, pp. 86/87
3. Universalité et particularité : la culture au pluriel
Retour sur l’interrogation kanak…
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Texte de Robert Legros, p. 90/91
4. République et Démocratie : la politique romantique
La liberté selon l’idéal républicain rousseauiste •
Le contrat social. Rappels
Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l'état de nature l'emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, et le genre humain périrait s'il ne changeait sa manière d'être. Or comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent, ils n'ont plus d'autre moyen pour se conserver que de former par agrégation une somme de forces qui puisse l'emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile et de les faire agir de concert. Cette somme de forces ne peut naître que du concours de plusieurs : mais la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-til sans se nuire, et sans négliger les soins qu'il se doit ? Cette difficulté ramenée à mon sujet peut s'énoncer en ces termes : « Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant. » Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution. Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l'acte que la moindre modification les rendrait vaines et de nul effet; en sorte que, bien qu'elles n'aient peut-être jamais été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout tacitement admises et reconnues; jusqu'à ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droits et reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça.
392 Ces clauses bien entendues se réduisent toutes à une seule, savoir l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté. Car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et la condition étant égale pour tous, nul n'a intérêt de la rendre onéreuse aux autres. De plus, l'aliénation se faisant sans réserve, l'union est aussi parfaite qu'elle ne peut l'être et nul associé n'a plus rien à réclamer : car s'il restait quelques droits aux particuliers, comme il n'y aurait aucun supérieur commun qui pût prononcer entre eux et le public, chacun étant en quelque point son propre juge prétendrait bientôt l'être en tous, l'état de nature subsisterait et l'association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine. Enfin chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et comme il n'y a pas un associé sur lequel on n'acquière le même droit qu'on lui cède sur soi, on gagne l'équivalent de tout ce qu'on perd, et plus de force pour conserver ce qu'on a. Si donc on écarte du pacte social ce qui n'est pas de son essence, on trouvera qu'il se réduit aux termes suivant : chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout. A l'instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d'association produit un corps moral et collectif composé d'autant de membres que l'assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique qui se forme ainsi par l'union de toutes les autres prenait autrefois le nom de Cité*, et prend maintenant celui de République ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables. A l'égard des associés ils prennent collectivement le nom de Peuple, et s'appellent en particulier citoyens comme participants à l'autorité souveraine, et sujets comme soumis aux lois de l'État. Mais ces termes se confondent souvent et se prennent l'un pour l'autre; il suffit de les savoir distinguer quand ils sont employés dans toute leur précision. Jean-Jacques ROUSSEAU, Du contrat social (1762), (éditions Garnier Flammarion)
Pour Rousseau, la volonté individuelle s’aliène complètement dans la volonté générale.
La volonté générale doit donc toujours gouvernée la volonté individuelle, y compris en recourant à la force.
« On le forcera d’être libre » « Chaque individu peut comme homme avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale qu’il a comme citoyen. Son intérêt particulier peut lui parler autrement que l’intérêt commun ; son existence absolue et naturellement indépendante peut lui faire envisager ce qu’il doit à la cause commune comme une contribution gratuite,
393 dont la perte sera moins nuisible aux autres que le paiement n’en est onéreux pour lui, et regardant la personne qui constitue l’Etat comme un être de raison parce que ce n’est pas un homme, il jouirait des droits du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet ; injustice dont le progrès causerait la ruine du corps politique. Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement, qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps ; ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera à être libre ». Rousseau, Du Contrat social, I, 7.
NB : Les ambiguïtés de Rousseau, par ailleurs auteurs des Confessions et des Rêveries, affirmation moderne de l’individu comme authenticité.
La liberté des modernes selon B. Constant « Demandez-vous d’abord, messieurs, ce que de nos jours un Anglais, un Français, un habitant des Etats-Unis d’Amérique, entendent par le mot de liberté ? C’est pour chacun d’eux le droit de n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir ni être arrêté, ni être détenu, ni mis à mort, ni maltraité d’aucune manière, par l’effet d’une volonté abstraite d’un ou de plusieurs individus. C’est pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie et de l’exercer, de disposer de sa propriété, d’en abuser même, d’aller, de venir, sans en obtenir la permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses démarches. C’est pour chacun le droit de se réunir à d’autres individus, soit pour conférer sur ses intérêts, soit pour professer le culte que lui et ses associés préfèrent, soit simplement pour remplir ses jours et ses heures d’une manière plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies. Enfin, c’est le droit pour chacun d’influer sur l’administration du gouvernement, soit par la nomination de tous ou de certains fonctionnaires, soit par des représentations, des pétitions, des demandes que l’autorité est plus ou moins obligée de prendre en considération. Comparez maintenant cette liberté à celle des Anciens. L’individu « souverain » presque habituellement dans les affaires publiques est esclave dans tous ses rapports privés ». Benjamin CONSTANT, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, 1829
Les Temps Modernes = « L’époque des individus » Une autre conception de la citoyenneté L’avènement de la sphère privée : « Les hommes n’ont besoin, pour être heureux, que d’être laissés dans une indépendance parfaite, sur tout ce qui a rapport à leurs occupations, à leur sphère d’activité, à leurs fantaisies ». Nouveau rôle de la personne, avec le monde privé où elle règne en maître. Indépendance
394 La collectivité ne peut plus dictée sa conduite à l’individu : « Au lieu de l’asservissement de l’individu par la famille, fondue elle-même dans l’Etat, chaque individu vit de sa propre vie et réclame sa liberté ». Mais le repli sur le monde privé constitue une menace inhérente au monde moderne :L’effet naturel e la société moderne « est de faire que chaque individu soit son propre centre. Or, quand chacun est son propre centre, tous sont isolés. Quand tous sont isolés, il n’y a que de la poussière. Quand l’orage arrive, la poussière est de la fange » «(« De la religion », Préface)
Le message de Constant selon Todorov : « Méfions nous de la tendance moderne à se replier sur la sphère privée, ne nous contentons pas du bonheur égoïste accessible à chacun. Nous avons besoin de quelque chose de plus, qui va au-delà de l’individu ; surcroît, si chacun s’en tenait à lui-même, ce bonheur s’évanouirait. L’esprit public, la liberté politique doivent être impérativement maintenus. L’indépendance de l’individu ne saurait être un but ultime » (p. 159)
Conséquences éducatives Enracinement et arrachement • •
Educere, educare Inin
Education et individualisme *** Notes * Le vrai sens de ce mot s'est presque entièrement effacé chez les modernes ; la plupart prennent une ville pour une cité et un bourgeois pour un citoyen. Ils ne savent pas que les maisons font la ville mais que les citoyens font la cité. Cette même erreur coûta cher autrefois aux Carthaginois. Je n'ai pas lu que le titre de cives ait jamais été donné aux sujets d'aucun prince, pas même anciennement aux Macédoniens, ni de nos jours aux Anglais, quoique plus près de la liberté que tous les autres. Les seuls Français prennent tout familièrement ce nom de citoyens, parce qu'ils n'en ont aucune véritable idée, comme on peut le voir dans leurs dictionnaires, sans quoi ils tomberaient en l'usurpant dans le crime de lèse-majesté : ce nom chez eux exprime une vertu et non pas un droit. Quand Bodin a voulu parler de nos citoyens et bourgeois, il a fait une lourde bévue en prenant les uns pour les autres. M. d'Alembert ne s'y est pas trompé, et a bien distingué dans son article Genève les quatre ordres d'hommes (même cinq en y comptant les simples étrangers) qui sont dans notre ville, et dont deux seulement composent la République. Nul autre auteur français, que je sache, n'a compris le vrai sens du mot citoyen.
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3. Humanisme et éducation 1. l'humanisme et la " foi en l'éducation " a) Rappel texte La " foi en l'éducation ", Todorov, p. 60/61 Avant même de (re)lire ce texte, demandez-vous : pourquoi les " humanistes " accordent-ils à l'éducation la plus grande importance ? Puis prolongez vos réponses en (re)lisant ce qu'en dit Todorov dans ce passage.
b) Coménius, l'éducation comme " atelier de l'humanité "
La formule de Comenius l'éducation comme " atelier d'humanité " est sans doute l'une des expressions les plus vives de l'idéal éducatif. Elle a des accents qui feront penser à l'idéal kantien invitant l'éducateur à viser toujours une humanité future et meilleure (cf. Cours 1.)
Comenius (Jan Amos Komensky) est un écrivain et humaniste tchèque, professeur puis prêtre, né en 1592, mort en 1670 à Amsterdam. La pensée humaniste chez lui est celle d'un humaniste chrétien. La porte ouverte sur les langues est un ouvrage pédagogique publié en 1631 qui lui vaut une renommée mondiale. La Grande Didactique publiée en 1632 peut être considérée comme l'un des grands textes fondateurs de la pensée et de l'éducation pour le monde moderne.
Vous chercherez dans les extraits suivants quelques-unes des idées de base de cette pensée éducative. Pourquoi l'éducation revêt-elle aux yeux de Komensky une si grande importance ?
L'HOMME A BESOIN D'ETRE FORME POUR DEVENIR HOMME
1. Les germes du savoir, de l'honnêteté, comme nous l'avons vu, la nature nous les donne, mais elle ne nous donne ni le savoir, ni la vertu qui s'acquièrent à force d'étudier et d'agir.
396 C'est pour cela que quelqu'un a défini et avec raison l'homme animal disciplinable, car il lui est impossible de devenir homme, s'il ne se discipline pas. …………………………………………………………………………………………….. 3. Que personne donc ne croie pouvoir être vraiment homme, s'il n'a pas appris à agir en homme, je veux dire s'il n'a pas été formé aux vertus qui font l'homme. Ceci est démontré clairement par les exemples que nous offrent toutes les autres créatures, qui ne deviennent utiles à l'homme, bien qu'elles lui soient dédiées, que si de nos mains nous les adaptons au service de la vie humaine... Voici un cheval de bataille, un bœuf de trait, un âne de somme, un chien de garde ou de chasse, un faucon ou un épervier oiseleur : chacun possède innée l'aptitude à sa fonction, mais sa valeur reste bien faible si tu ne l'y habitues pas à force d'exercices. 4. L'homme, en tant qu'il a un corps, est fait pour travailler mais nous voyons qu'il n'a d'innée que la pure aptitude, et peu à peu il faut lui apprendre à rester assis et debout, à marcher et à mouvoir les mains afin d'apprendre à faire quelque chose. Comment donc notre esprit, sans une préparation, peut il avoir la prérogative de se montrer parfait en soi et par soi? La chose est impossible parce que c'est la loi de toute créature de partir de rien pour s'élever graduellement, tant en ce qui concerne son essence qu'en ce qui concerne ses propres actions... 5.Si l'on veut savoir quelque chose, il faut l'apprendre, parce que réellement nous venons au monde avec l'esprit nu comme une table rase, sans savoir faire quoi que ce soit, sans savoir parler, sans savoir comprendre; et il faut tout bâtir en commençant par les fondements. En vérité, ce travail, facile dans l'état de perfection, est devenu plus difficile, parce que les choses sont pour nous obscures et les langues confuses. Au lieu d'une langue il faut désormais en apprendre plusieurs, si pour nous instruire, nous voulons converser avec des vivants de diffère nationalités, ou lire les œuvres des morts. Bien plus, les langues dialectales elles-mêmes sont devenues plus compliquées et en naissant, nul n'en connaît la moindre syllabe. 6. Nous avons les exemples probaiits de certains qui, enlevés pendant leur enfance par des bêtes sauvages et grandis parmi elles, ne savaient rien de plus que ce qu'elles savent beaucoup mieux : avec la langue, avec les pieds et avec les mains ils n'étaient bons à faire quoi que ce soit de différent de ce que font les bêtes qui n'ont pas vécu parmi les hommes... Goulart dans les Merveilles de notre siècle écrit qu'en France, en 1563, se produisit l'événement suivant : quelques nobles partis à la chasse, après avoir tué douze loups, finirent par prendre, avec un 1acet, un garçon de sept ans environ, nu, de peau jaunâtre et de chevelure frisée. Il avait les ongles comme un aigle; il ne parlait aucune langue, mais il émettait une espèce de mugissement. Conduit dans une forteresse, on réussit à grand peine à lui mettre les fers, tellement il devenait féroce. Soumis, quelques jours, aux austérités de la faim, il commença à s'adoucir et, dans les sept mois, à parler. On lui faisait faire le tour des villes pour le donner en spectacle, ce qui était une source de bénéfices importants pour ses propriétaires. Finalement une pauvre femme le reconnut comme étant son fils, Tellement est vraie l'affirmation que nous a laissée Platon en écrivant (De Lois, liv. 6) que l'homme est un animal plein de douceur d'essence divine, s'il est rendu doux par un véritable enseignement. Si au contraire il ne reçoit aucun enseignement, ou en reçoit un qui est mauvais, il devient le plus féroce de tous animaux que produit la terre.
397 7.Ces faits montrent que nous avons tous besoin d'être éduqués et si nous jetons un regard autour de nous, nous voyons que chaque homme requiert d'être formé en vue de ses diverses fonctions. Que les stupides aient besoin d'enseignement pour se libérer de leur bêtise naturelle qui voudrait le mettre en doute? Mais, en vérité, les intelligents ont, encore bien plus besoin d'enseignement, parce que les esprits sagaces, si on ne les retient pas à des occupations utiles, se livrent à des occupations inutiles, frivoles et ruineuses. Plus un champ est fertile, plus il produit épines et macres. De même un esprit puissant est toujours en proie au désir de la nouveauté, si nous n'y semons pas les graines de la sagesse et de la vertu. Et comme la meule, en tournant, s'use d'elle-même, si nous ne lui fournissons pas le grain à réduire en farine, de même les esprits agiles, s'ils demeurent privés de travaux sérieux, se plongent dans la recherche de choses vaines, frivoles, et nocives qui causent leur propre ruine. 8. Les riches sans sagesse sont-ils autre chose que porcs engraissés par le son? Les pauvres qui ne comprennent rien que sont-ils, sinon des ânes malheureux condamnés à porter la charge? Et un homme aux belles formes, mais privé de culture, qu'est-il sinon un perroquet au plumage éclatant ou, comme on l'a dit, une lame de plomb dans une gaine en or? 9. Ceux qui devront être mis à la tête des autres, comme les rois, les princes, les magistrats, les pasteurs et les docteurs de l'église, doivent aussi nécessairement se pénétrer de sagesse que les guides des voyageurs doivent avoir des yeux, les interprètes l'usage de la langue, la trompette le son et l'épée le tranchant. Pareillement, il importe d'éclairer aussi les sujets afin qu'ils sachent se tenir sagement dans leur état de sujets à l'égard de ceux qui les gouvernent avec sagesse; non certes sujets par force, ou se comportant comme des ânes, mais volontairement et par amour de l'ordre. Et, en vérité, les créatures raisonnables doivent être guidées non à grand renfort de cris, de cachots et de coups de bâton, mais avec des moyens raisonnables. 10. Il est donc fermement établi que tous ceux qui sont nés hommes ont besoin d'une éducation régulière, parce qu'il faut qu'ils soient hommes et non bêtes féroces, brutes, sauvages, troncs inertes. De là résulte aussi cette conséquence que plus quelqu'un est éduqué, plus il s'élève au-dessus des autres. Ce chapitre peut donc trouver sa conclusion dans les paroles du sage ; qui ne fait aucun cas de la sagesse et de l'enseignement est un malheureux, ses espérances elles-mêmes sont vaines (y compris celle d'atteindre sa fin), ses fatigues infructueuses et inutiles ses œuvres (Sagesse, 3, 11). Coménius, La Grande Didactique, chapitre VI
c) L'idéal éducatif. Un point de vue critique : J. M. Schaeffer Le texte suivant est extrait de l'introduction d'un numéro de la revue Communications consaceré à l'idéal éducatif. L'auteur, JM Schaeffer, y explique qu'une relecture critique de l'idéal éducatif est aujourdh'ui nécessaire. Vous lirez ce texte dans cette perspective : pourquoi une relecture critique de l'idéal éducatif est-elle nécessaire ?
La pensée des Lumières et, d'une manière plus générale, le mouvement occidental d'émancipation de l'individu se sont déployés simultanément sur deux plans : en développant
398 une vive curiosité pour les faits les plus ordinaires, d'où une réflexion à la fois rationnelle et pragmatique sur les améliorations possibles dans le domaine des techniques et de la vie sociale; mais aussi en promouvant des idéaux impliquant une vision beaucoup plus ambitieuse et radicale du progrès: un idéal révolutionnaire et un idéal d'éducation de l'humanité. La critique des illusions révolutionnaires a été faite ; elle suscite aujourd'hui un consensus assez général, dans la mesure où c'est la mise en œuvre même de l'idéal révolutionnaire qui en a révélé les impasses tragiques. Pour ce qui est l'idéal d'un progrès reposant sur la diffusion des savoirs, l'éducation morale et le développement de la raison, l'adhésion, au contraire, est généralement toujours de mise. Les limites du progressisme éducatif en tant qu'il est fondé sur une conception pédagogique de l'identité humaine restent donc à interroger… Pourquoi une critique de l'idéal éducatif est-elle nécessaire ? Il n'y a certes pas lieu de douter que le progrès des savoirs et leur diffusion soit un bien. Il est également incontestable que l'éducation est un facteur essentiel de progrès. Mais ce qu'on peut appeler l'idéal éducatif correspond à une conviction beaucoup plus spécifique : l'idée selon laquelle la connaissance nous permettrait de maîtriser notre comportement et nos relations avec nos semblables, de sorte que le savoir rationnel, joint à l'intériorisation des principes de la morale, serait la condition nécessaire et suffisante d'une amélioration de l'humanité…
F. Flahault et JM Schaeffer, L'idéal éducatif, revue "Communications", n° 72, Paris, Seuil, 2002, pp. 5.
2. L'idée éducative. Origine et spécificité Selon Emile Durkheim, notre conception de l'éducation - la conception occidentale et humaniste - est un héritage chrétien. Dans L'évolution pédagogique en France il s'attache à en retracer la généalogie. Source : E. Durkheim, L'évolution pédagogique en France, chapitre 2 et 3, L'école primitive et l'enseignement.
Selon Durkheim, donc, l'idée éducative est indissociable du christianisme et des valeurs que le christianisme a inscrite dans notre civilisation. C'est dans le christianisme qu'il faut chercher selon Durkheim "le schéma abstrait du processus éducatif" (EPF, p. 38). Sur ce point, on lira et commentera en cours le début du chapitre trois de L'évolution pédagogique en France (pp.36/40). Au fond de toute éducation, il y a donc le modèle religieux de la prédication, de la conversion : il s'agit toujours d'agir en profondeur sur la personne, conçue comme un tout, une unité, de la changer de l'intérieur, et de tout consacrer à ce but. En langage moderne : l'éducation ne se contente pas des savoirs et des savoir-faire : elle vise l'être, le savoir être. Ce que Durkheim
399 appelle "une disposition générale de l'esprit et de la volonté" (EPF, p. 37). Le processus éducatif est d'essence religieuse… Unité, intériorité, totalité, voilà la "trilogie" éducative.
3. Jean-Jacques Rousseau, aux sources de l'éducation moderne La pédagogie de Rousseau se présente sous la forme d'une conception d'apparence paradoxale et provocatrice : c'est la fameuse "éducation négative : La première éducation doit donc être purement négative. Elle consiste, non point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le coeur du vice et l'esprit de l'erreur. Si vous pouviez ne rien faire et ne rien laisser faire; si vous pouviez amener votre élève sain et robuste à l'âge de douze ans, sans qu'il sût distinguer sa main droite de sa main gauche, dès vos premières leçons les yeux de son entendement s'ouvriraient à la raison; sans préjugés, sans habitudes, il n'aurait rien en lui qui pût contrarier l'effet de vos soins. Bientôt il deviendrait entre vos mains le plus sage des hommes; et en commençant par ne rien faire, vous auriez fait un prodige d'éducation. " Emile, Livre II., p.113, éd. GF. Selon Rousseau, l'éducation n'a qu'un seul but : " former un homme libre ". Et " l'éducation négative ", est éducation à la liberté. Essayez de comprendre cette affirmation : en quoi "l'éducation négative est-elle une éducation conforme au but affiché : former un homme libre ?
1) La relation adulte enfant et l'éducation à la liberté Pour comprendre le sens de cette éducation paradoxale, le mieux est de partir du tout premier exemple, le tout début de la relation éducative : le premier rapport qui se crée entre l'adulte et le bébé qui pleure. Deux passages de l'Emile pour y réfléchir :
1 "En naissant, un enfant crie; sa première enfance se passe à pleurer. Tantôt on l'agite, on le flatte pour l'apaiser; tantôt on le menace, on le bat pour le faire taire. Ou nous faisons ce qu'il lui plaît, ou nous en exigeons ce qu'il nous plaît; ou nous nous soumettons à ses fantaisies ou nous le soumettons aux nôtres : point de milieu, il faut qu'il donne des ordres ou qu'il en reçoive. Ainsi ses premières idées sont celles d'empire et de servitude. Avant de savoir parler il commande, avant de pouvoir agir il obéit; et quelquefois on le châtie avant qu'il puisse connaître ses fautes, ou plutôt en commettre. C'est ainsi qu'on verse de bonne heure dans son jeune coeur les passions qu'on impute ensuite à la nature, et qu'après avoir pris peine à le rendre méchant, on se plaint de le trouver tel.
400 Un enfant passe six ou sept ans de cette manière entre les mains des femmes, victime de leur caprice et du sien; et après lui avoir fait apprendre ceci et cela, c'est-à-dire après avoir chargé sa mémoire ou de mots qu'il ne peut entendre, ou de choses qui ne lui sont bonnes à rien; après avoir étouffé le naturel par les passions qu'on a fait naître, on remet cet être factice entre les mains d'un précepteur, lequel achève de développer les germes artificiels qu'il trouve déjà tout formés, et lui apprend tout, hors à se connaître, hors à tirer parti de lui-même, hors à savoir vivre et se rendre heureux. Enfin, quand cet enfant, esclave et tyran, plein de science et dépourvu de sens. également débile de corps et d'âme, est jeté dans le monde en y montrant son ineptie, son orgueil et tous ses vices, il fait déplorer la misère et la perversité humaines. On se trompe; c'est là l'homme de nos fantaisies celui de la nature estfait autrement. Voulez-vous donc qu'il garde sa forme originelle, conservez-la dès l'instant qu'il vient au monde. Sitôt qu'il naît, emparez-vous de lui, et ne le quittez plus qu'il ne soit homme : vous ne réussirez Jamais sans cela". Emile, Livre I, pp. 50/51.
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Un bébé "n'a qu'un langage, parce qu'il n'a, pour ainsi dire, qu'une sorte de mal-être: dans l'imperfection de ses organes, il ne distingue point leurs impressions diverses; tous les maux ne forment pour lui qu'une sensation de douleur. De ces pleurs, qu'on croirait si peu dignes d'attention, naît le premier r apport de l'homme à tout ce qui l'environne : ici se forge le premier anneau de cette longue chaîne dont l'ordre social est formé. Quand l'enfant pleure, il est mal à son aise, il a quelque besoin, qu'il ne saurait satisfaire : on examine, on cherche ce besoin, on le trouve, on y pourvoit. Quand on ne le trouve pas ou quand on n'y peut pourvoir, les pleurs continuent, on en est importuné: on flatte l'enfant pour le faire taire, on le berce, on lui chante pour l'endormir : s'il s'opiniâtre, on s'impatiente, on le menace: des nourrices brutales le frappent quelquefois. Voilà d'étranges., leçons pour son entrée à la vie. Je n'oublierai jamais d'avoir vu un de ces incommodes pleureurs ainsi frappé par sa nourrice. Il se tut sur le champ : je le crus intimidé. Je me disais : ce sera une âme servile dont on n'obtiendra rien que par la rigueur. Je me trompais : le malheureux suffoquait de colère, il avait perdu la respiration; je le vis devenir violet. Un moment après vinrent les cris aigus; tous les signes du ressentiment, de la fureur, du désespoir de cet âge, étaient dans ses accents. Je craignis qu'il n'expirât dans cette agitation. Quand j'aurais douté que le sentiment du juste et de l'injuste fût inné dans le coeur de l'homme, cet exemple seul m'aurait convaincu. Je suis sûr qu'un tison ardent tombé par hasard sur la main de cet enfant lui eût été moins sensible que ce coup assez léger, mais donné dans l'intention manifeste de l'offenser. Cette disposition des enfants à l'emportement, au dépit, à la . colère, demande des ménagements excessifs. Boerhaave pense que leurs maladies sont pour la plupart de la classe
401 des convulsives, parce que la tête étant proportionnellement plus grosse et le système des nerfs plus étendu que dans les adultes, le genre nerveux est plus susceptible d'irritation. Eloignez d'eux avec le plus grand soin les domestiques qui les agacent, les irritent, les impatientent : ils leur sont cent fois plus dangereux, plus funestes que les injures de l'air et des saisons. Tant que les enfants ne trouveront de résistance que dans les choses et jamais dans les volontés, ils ne devien dront ni mutins ni colères, et se conserveront mieux en santé. C'est ici une des raisons pourquoi les enfants du peuple, plus libres, plus indépendants, sont généralement moins infirmes, moins délicats, plus robustes que ceux qu'on prétend mieux élever en les contrariant sans cesse; mais il faut songer toujours qu'il v a bien de la différence entre leur obéir et ne pas 1es contrarier. Les premiers pleurs des enfants sont des prières : si l'on n'y prend garde, ils deviennent bientôt des ordres; ils commencent par se faire assister, ils finissent par se faire servir. Ainsi de leur propre faiblesse, d'où vient d'abord le sentiment de leur dépendance, naît ensuite l'idée de l'empire et de la domination; mais cette idée étant moins excitée par leurs besoins que par nos services, ici commencent à se faire apercevoir les effets moraux dont la cause immédiate n'est pas dans la nature et l'on voit déjà pourquoi, dès ce premier âge, il importe de démêler l'intention secrète qui dicte le geste ou le cri. Quand l'enfant tend la main avec effort sans rien dire, il croit atteindre à l'objet parce qu'il n'en estime pas la distance; il est dans l'erreur; mais quand il se plaint et crie en tendant la main, alors il ne s'abuse plus sur la distance, il commande à l'objet de s'approcher, ou à vous de le lui apporter. Dans le premier cas, portez le à l'objet lentement et à petits pas; dans le second, ne faites pas seulement semblant de l'entendre: plus il criera, moins vous devez l'écouter. Il importe de l'accoutumer de bonne heure à ne commander ni aux hommes, car il n'est pas leur maître, ni aux choses ,car elles ne l'entendent point. Ainsi quand un enfant désire quelque chose qu'il voit et qu'on veut lui donner, il vaut mieux porter l'enfant à l'objet, que d'apporter l'objet à l'enfant : il tire de cette pratique une conclusion qui est de son âge, et il n'y a point d'autre moyen de la lui suggérer. Emile, Livre I, pp. 75/76 (édition GF)
L'enjeu de ces deux textes ne laissent aucun doute : tout est perdu pour l'éducation si les pleurs se transforment en ordres, en d'autres termes si l'éducation quitte le terrain de la loi des choses pour entrer sur celui de la dépendance des volontés. L'enfant sera bientôt perverti, la nature en lui étouffée, il sera bientôt un petit tyran, lui-même dominé et déchiré par ses colères et ses désirs insatiables.
Que faire, donc ? Ne rien faire qui ne tourne le dos à "l'ordre naturel". Georges Snyders souligne que ce terme a une double signification : · L'ordre naturel, c'est le refus les entraves, les contraintes artificielles qui aggravent le besoin. Y recourir, c'est laisser librement se développer le besoin naturel de remuer, de jouer, de prendre possession de son corps. Trop d'interdits ne reflètent que la crainte où le préjugé de l'adulte.
402 · Mais l'ordre naturel, c'est une loi de nature qui a fait le bébé faible et qu'il faut que le bébé reconnaisse : il y a mille objets hors de sa portée, mille actions qu'il ne peut accomplir. Nulle humiliation, nul abaissement dans cette soumission à l'ordre des choses. L'éducation négative ne vise que la négativité des volontés mais s'en remet à la positivité des choses.
2) La loi des choses Il faut que l'enfant se mesure directement avec le monde, personnellement : qu'il apprenne ainsi à lire les lois du réel, la résistance des choses, les limites qu'elles imposent, les points d'appui qu'elles nous offrent : cette activité est activité libre. Là est le rôle du gouverneur, et le sens de sa paradoxale présence continuelle : mettre l'enfant devant le réel, faire en sorte comme dit Snyders que "la confrontation entre le monde et l'enfant ne soit pas esquivée" (p. 427), faire en sorte que l'enfant soit placé devant la conséquence de ses actes, bref, exprimer "la leçon des choses". Cette "direction" est donc cadre pour la liberté de l'enfant. "L'adulte n'a plus à humilier, à abaisser l'enfant, puisque ce n'est pas lui qui doit prescrire ; l'enfant est pourtant transformer et pris en main" (Snyders, Idem). •
L'exemple du carreau brisé : Parce que Emile a cassé les vitres, le gouverneur le laisse au vent ; comme il récidive : "Dites lui sèchement mais sans colère : les fenêtres sont à moi ; elles ont été mises là par mes soins ; je veux les garantir. . Puis vous l'enfermer à l'obscurité, dans un lieu sans fenêtre" (Livre II).
Donc pas de discours moralisateur, seulement la leçon des choses. La soumission à l'égard des choses s'opposent à l'obéissance vis-à-vis des hommes. Le gouverneur est là pour conduire jusqu'à la loi des choses, il ne doit pas apparaître comme une autorité, une volonté. Sa rigueur, son inflexibilité prolonge la force des choses.
On réfléchira à la façon dont Rousseau pose et déplace le difficile problème de l'autorité éducative. Sa thèsene peut être confondue avec celle de la non-directivité.
3) La valeur du sensible L'enfant doit d'abord vivre dans le monde sensible, le monde de la sensation, cultiver son acuité sensorielle, avant d'entrer dans celui des signes. L'enfant n'est pas encore mûr pour le monde des mots. Rousseau affirme même la dimension intellectuelle et morale de la sensation : elle constitue une sorte de pensée immédiate, propre à l'enfance, une "raison sensitive" ; elle est donc pleinement éducative.
403 · L'éducation négative est du coup le choix de ne pas introduire trop tôt l'enfant dans le monde de l'adulte, de préserver un monde de l'enfance. Vous réfléchirez à la portée de cette idée pour le monde contemporain "L'enfant peut et doit agir et se développer dans son monde à lui, par des mobiles qui lui sont propres et des idées adaptées à sa situation", écrit Snyders (p. 426) ; son monde n'est pas le monde adulte en réduction. On connaît la fortune de cette découverte dans l'éducation moderne.
4) La "ruse pédagogique" Etre éducateur, pédagogue, c'est donc du même coup entrer dans les arcanes et les paradoxes de la " ruse pédagogique ". · L'Emile est célèbre pour toutes les ruses du gouverneur, mises en scène pédagogiques, stratagèmes didactiques par lesquels Emile est secrètement dirigé, non par l'action directe du maître, mais par les choses qu'il a ordonnées à selon ses fins. Manipulations ? Beaucoup d'artifices, assurément, au nom d'une éducation selon l'ordre naturel ! •
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Jean-Jacques s'assurant la complicité du jardinier Robert pour saccager le potager qu'Emile protège depuis plusieurs mois… à seule fin de lui faire découvrir seul le sentiment de propriété (Livre second, p. 119 et suivantes). Jean-Jacques feignant de perdre Emile en forêt de Montmorency pour une leçon vivante d'astronomie (Livre trois, p. 233 et suivantes).
Quelles réflexions vous inspirent la "ruse pédagogique" à la Rousseau ? Manipulation ? Et qu'en est-il alors de la liberté de l'élève ?
De la leçon en chambre à la leçon en plein air. Analyse du procédé. (pp.233-235). En s'inspirant de l'analyse de Michel Fabre (Penser la formation, Paris , PUF, 1994, p. 164 et suivantes), on retiendra quatre idées : · Le sens du savoir apparaît dans l'explication par les choses mêmes. C'est la fameuse leçon de choses. · L'étude doit se borner à l'utile, à ce qui fait sens pour l'enfant, et correspond à un vrai besoin, par opposition à une vaine curiosité. · L'opposition se situe entre l'explication verbale et l'expérience sensible. Entre les mots et les choses.
404 · Dans la "situation-problème" crée par le gouverneur, l'élève se confronte à la réalité, aux choses et non au maître, à sa volonté et à son savoir. L'éducation négative appelle la pédagogie active.
La situation-problème est bien une ruse : elle est un problème réel pour l'enfant, mais un artifice pour le maître, qui garde l'œil sur le savoir ! Michel Fabre y décèle même " la duplicité constitutive de la relation formatrice " (p. 169). Ruse du maître pour éduquer l'enfant sans compromettre sa liberté fondamentale : " mettre son double "en tiers", afin de placer l'enfant " sous la seule dépendance des choses ", et donc en situation de se passer progressivement du père " (Michel Fabre, p. 170). Ce dédoublement du pédagogue, cette mise en tiers du double (avec l'enfant, mais devant l'enfant), n'est-ce pas la solution du paradoxe de la liberté en éducation ? L'éducation négative n'est donc pas renoncement au savoir. Le maître selon Rousseau n'ignore pas la dissymétrie adulte/enfant : supériorité de force, de savoir. Mais il ne faut pas que cette supériorité soit le fondement d'un pouvoir de type politique, d'une dépendance de l'homme. Le maître est une médiation. Si le but de l'éducation est la liberté, l'accès aux savoirs, l'enseignement, doivent en participer. Le but de l'éducation est d'apprendre à s'orienter par soi-même. C'est passer des chose muettes aux signes qui leur donnent sens . La leçon d'astronomie est de ce point de vue une métaphore de l'éducation tout entière. Eduquer, c'est aider à recourir aux signes qui permettront à chacun de s'orienter par lui-même. Pas d'éducation sans enseignement (enseigner, insignare = mettre une marque, faire signe), en ce sens là.
4. L'enfance comme dimension de l'humanité 1. Rousseau, la découverte et la reconnaissance de l'enfant. " On ne connaît point l'enfance : sur les fausses idées qu'on en a, plus on va, plus on s'égare. Les plus sages s'attachent à ce qu'il importe aux hommes de savoir, sans considérer ce que les enfants sont en état d'apprendre. Ils cherchent toujours l'homme dans l'enfant sans penser à ce qu'il est avant que d'être homme. Voilà l'étude à laquelle je me suis le plus appliqué, afin que, quand toute ma méthode serait chimérique et fausse, on pût toujours profiter de mes observations. Je puis avoir très mal vu ce qu'il faut faire; mais je crois avoir bien vu le sujet sur lequel on doit opérer. Commencez donc par mieux étudier vos élèves; car très assurément vous ne les connaissez point; or, si vous lisez ce livre dans cette vue je ne le crois pas sans utilité pour vous. " (Préface, p. 32) Cette découverte a des effets très concrets. Rousseau est de ceux qui demandent par exemple qu'on libère le nourrisson des langes qui le momifient (Livre premier, p. 67).
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"La nature veut que les enfants soient enfants avant que d'être hommes. Si nous voulons pervertir cet ordre, nous produirons des fruits précoces, qui n'auront ni maturité ni saveur, et ne tarderons pas à se corrompre ; nous aurons de jeunes docteurs et de vieux enfants. Lenfance a des manières de voir, de penser, de sentir, qui lui sont propres ; rien n'est moins censé que d'y vouloir substituer les nôtres ; et j'aimerais autant exiger q'un enfant eût cinq pieds de haut, que du jugement à dix ans..." L'Emile, Livre Second.
"Nous ne savons jamais nous mettre à la place des enfants ; nous n'entrons pas dans leurs idées, nous leur prêtons les nôtres ; et suivant toujours nos propres raisonnements, avec des chaînes de vérité nous n'entassons qu'extravagances et qu'erreurs dans leur tête". L'Emile, Livre troisième. A la lecture de ces trois textes, quelles conséquences éducatives s'imposent selon vous ?
NB. Cette découverte de l'enfance, du sentiment de l'enfance et de la famille, doit être replacée dans son contexte historique et culturel. Elle est une caractéristique du 18ème siècle bien étudiée par l'historien Philippe Ariès (L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, Paris, Le Seuil, col. Points, 1973).
2. Nature et valeur de l'enfance selon Rousseau Mais il y a autre chose chez Rousseau, qu'il faut tout de suite prendre en compte : un plaidoyer pour l'enfance : reconnaissance de l'humanité de l'enfant, de l'humanité en l'enfance ; et peut être plus encore : l'enfance conçue comme une dimension pleine de l'humanité. · Idée de maturité enfantine. · Conviction qu'il faut avoir été pleinement enfant pour être un homme accompli.
La conception rousseauiste de l'enfance est bien résumée dans le livre second de l'Emile (pp. 91/93) : " Hommes, soyez humains, c'est votre premier devoir; soyez-le pour tous les états, pour tous les âges, pour tout ce qui n'est pas étranger à l'homme. Quelle sagesse y a-t-il pour vous hors de l'humanité ? Aimez l'enfance; favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct. Qui de vous n'a pas regretté quelquefois cet âge où le rire est toujours sur les lèvres, et où l'âme est toujours en paix ? Pourquoi voulez-vous ôter à ces petits innocents la jouissance d'un temps si court qui leur échappe, et d'un bien si précieux dont ils ne sauraient abuser ? Pourquoi voulez-vous remplir d'amertume et de douleurs ces premiers ans si rapides, qui ne reviendront pas plus pour eux qu'ils ne peuvent revenir pour vous ? Pères, savez-vous le moment où la mort attend vos enfants ? Ne vous préparez pas des regrets en leur ôtant le peu
406 d'instants que la nature leur donne : aussitôt qu'ils peuvent sentir le plaisir d'être, faites qu'ils en jouissent; faites qu'à quelque heure que Dieu les appelle, ils ne meurent point sans avoir goûté la vie. " (p. 92).
· Georges Snyders en donne une lecture très pertinente (La pédagogie en France au 17ème et au 18ème siècle, Paris, PUF , 1965, pp. 284/290). En s'en inspirant on peut dégager les principaux axes de la valorisation de l'enfance : · Il y a une perfection propre à l'enfance : une raison propre à l'enfance (la raison sensitive), un équilibre propre à l'enfance, une unité, une harmonie. · Cette perfection est source du bonheur de l'instant. Le bonheur de l'enfance, c'est le plaisir simple d'exister : ce sentiment pur de l'existence dont Rousseau fera un modèle de perfection et de sagesse. Le pur plaisir d'être et de sentir. L'éthique et l'esthétique confondues. C'est le pur plaisir de l'instant du pur présent qui ignore le temps et le devenir. L'enfant est tout entier dans ce qu'il vit quand il le vit. Il est en coïncidence avec chaque moment de luimême. L'adulte lui-même trouve une nouvelle jeunesse et une leçon de vie au spectacle de l'enfance. · L'état d'enfance est finalement une négation en acte du péché originel : un état d'innocence préservée. La preuve de la bonté de la nature en l'homme, une confiance dans le monde comme don de chaque instant.
L'éducation nouvelle sera particulièrement sensible à ce thème de l'enfance et de sa valeur. Toute l'éducation moderne s'inscrit dans cette conception de l'enfant devenu comme le paradigme d'une humanité "ouverte", essentiellement en devenir. En considérant les différents aspects de la "découverte" de l'enfance chez Rousseau, quelle place revient selons-vous à l'enfance dans la pesnée humaniste et plus particulièrement dans l'idée d'homme et d'humanité ?
5. Durkheim et l'humanisme scientifique L'apport de Durkheim ne se limite pas à l'introduction du regard de la sociologie et de l'histoire sur l'éducation et la pédagogie. Son actualité tient d'une part à son engagement personnel dans l'histoire de l'école , et d'autre part aux problèmes qui sont au cœur de ses analyses et qui sont des problèmes qui nous sont toujours sensibles. 1. L'héritage pédagogique de Durkheim s'articule autour de deux questions qui traitent des problèmes propres au monde moderne, à notre monde : - Premier problème, première question. Le monde moderne est le monde des sciences et des techniques, celui de la civilisation scientifique et technique : Que doit être l'éducation dans ce
407 monde là ? Durkheim ne se demande pas seulement : comment enseigner les sciences, quelle place faire aux sciences dans l'éducation. Mais plus fortement : Que doit être l'éducation au temps des sciences ? - Deuxième problème, deuxième question. Il n'y a pas d'éducation authentique sans éducation morale. Comment fonder un enseignement moral sur la culture scientifique ( et non plus sur un fondement religieux)? Question qui en contient une autre : comment préserver, fonder le lien social ? En termes contemporains : comment construire le "vivre ensemble" ?
Quelles "réponses", ou plus précisément quelles réflexions suscitent pour vous ces deux questions ? On y réfléchira dans le cadre du cours.
2. Ces deux questions sont au fondement de l'idée de laïcité et du projet de l'école laïque. C'est précisément là que se trouve l'engagement personnel de Durkheim dans l'histoire éducative de son temps, pendant la troisième des grandes "périodes d'effervescences pédagogiques". Une "effervescence" dont témoigne notamment le Dictionnaire de pédagogie (1888) de Ferdinand Buisson, les numéros de la "Revue pédagogique". Une œuvre contemporaine des grandes lois scolaires instaurant la laïcité, sous la troisième République, l'époque de Jules Ferry. Durkheim est un "intellectuel", un universitaire, un "savant" personnellement engagé dans le grand mouvement de construction d'une école laïque au tournant du siècle. En 1887, un arrêté ministériel le désigne pour enseigner la pédagogie et la science sociale à l'université de Bordeaux (première apparition de la science de l'éducation). En 1902, il succède en Sorbonne à Ferdinand Buisson, titulaire de la première chaire de pédagogie. L'évolution pédagogique en France et L'éducation morale sont des textes issus de ses cours. Avec Durkheim, c'est donc la doctrine et la pratique de l'école laïque qui se cherchent et qui se fondent. Il faut le lire et le situer dans cette perspective. Il s'agit bien d'une période d'innovation : il faut inventer l'école du peuple sans recourir à un fondement religieux. L'attachement de Durkheim à l'idée laïque est déclaré, explicite. Il appartient à une famille de rabbins, c'est un juif laïque, il vient de la communauté juive émancipée par la Révolution française, et qui connaît la valeur émancipatrice de la République. Durkheim voit dans l'idée laïque une garantie de la solidarité sociale. Et une forme de respect mutuel. Il estime, comme beaucoup d'intellectuels de sa génération, que la République doit formuler un idéal commun de croyances et de valeurs, de savoirs qui unissent (une culture commune).
3) Une éducation humaniste à l'âge de sciences
408 L'heure de l'éducation par les sciences est à présent venue… Le grand mouvement des sciences qui affecte le savoir et la civilisation emporte enfin la pensée pédagogique et le système d'enseignement dans un nouvel âge. C'est la conviction sur laquelle Durkheim fonde sa lecture de l'histoire éducative et l'analyse de son devenir et de ses problèmes. L'éducation à venir est celle de l'âge des sciences, et il bouleverse la donne. a) Dans les dernières leçons de L'évolution pédagogique en France, Durkheim distingue quatre grandes phases de l'histoire scolaire. - L'âge carolingien, âge préliminaire, introductif. - L'âge scolastique, du 12ème au 14ème siècle, époque médiévale dont viennent bon nombre de nos institutions : universités, collèges, facultés, grades, examens… - L'âge humaniste, du 14ème à la fin du 18ème siècle, auquel nous devons l'enseignement littéraire et la place qu'il occupe dans l'enseignement et dans la culture. - Le monde moderne appartient à une quatrième phase, ouverte depuis la fin du 18ème siècle, et qui n'en finit pas de se chercher. Depuis, explique Durkheim, "on cherche à compléter l'enseignement littéraire par une culture historique". L'enseignement de ce monde nouveau est à inventer. Ce devra être l'œuvre des futurs enseignants auxquels Durkheim s'adresse dans ses cours : "Mesdames et Messieurs", leur déclare-t-il en substance, "c'est à vous qu'il appartient de faire entre enfin l'école dans cette nouvelle phase conforme aux évolutions de la société".
b) Pourtant, cette quatrième phase nécessaire est marquée par une anomalie. Il y a un décalage considérable entre la place - considérable - qu'occupent les sciences et les techniques dans la civilisation et la société, et celle qui leur revient dans l'éducation - très réduite. Paradoxe : il appartient aux sciences d'éduquer - c'est là une nécessité, une exigence sociohistorique - et pourtant les sciences peine à trouver leur place - la première - dans l'école et dans l'enseignement.
c) D'où une question, un doute : les sciences sont-elles capables d'éduquer ? C'est-à-dire : de satisfaire pleinement à l'ambition éducative ? (Cf. Alain Kerlan, La science n'éduquera pas. Comte, Durkheim, le modèle introuvable, Bern, éditions Peter Lang, 1998) . Durkheim n'en doute pas : foi en la raison scientifique, spiritualisme positiviste. Mais il comprend qu'il est nécessaire de définir les conditions et les moyens d'une vraie éducation par les sciences, grâce aux sciences. C'est l'objet des trois dernières leçons de L'évolution pédagogique en France.
d) Les sciences ne peuvent éduquer qu'en prenant le relais, l'héritage, en reprenant à leur compte toutes les ambitions inhérentes à l'idée éducative.
409 - L'éducation scientifique ne peut donc prendre le relais, devenir le modèle éducatif du monde moderne, qu'à la condition d'être pleinement formatrice. Elle doit être à la fois : · éducation intellectuelle (formation de l'esprit : comment former un esprit par les sciences ? · éducation morale (formation de la volonté : comment former par la science, à l'aide des sciences, la personne morale, capable de s'imposer des devoirs, de se donner des lois et de s'y contraindre ?) · éducation esthétique (formation du goût et de la sensibilité grâce aux sciences) · éducation politique (formation du citoyen grâce aux sciences).
Ce programme est celui du positivisme auquel adhère Durkheim. C'est une ambition dont on peut suivre la trace dans l'histoire des idées éducatives, de Auguste Comte à Charpak, en passant par Durkheim, Bachelard, et plus récemment ce qu'on a appelé "les activités d'éveil scientifique".
e) Durkheim en appelle donc à une nouvelle culture fondée dans les sciences, à un nouvel humanisme fondé dans les sciences et capable de reprendre les valeurs éducatives humanistes issues du christianisme. "Il s'en faut que la conception que le christianisme se fait de l'éducation soit sans fondement : si les formules symboliques dans lesquelles elle est enveloppée ne sont pas scientifiquement admissibles, il y a sous ces symboles une vérité profonde qui doit être retenue… Il reste vrai que la fonction propre de l'éducation est avant tout de cultiver l'homme, de développer les germes d'humanité qui sont en nous. Or, un enseignement auquel on assigne uniquement pour fin d'accroître notre empire sur l'univers physique manque à cette tâche essentielle" (EPF, p. 386). - Ce n'est pas purement du scientisme. Dans le modèle que propose Durkheim à la fin de L'EPF, les sciences n'ont pas pris toute la place des Humanités. - C'est une culture à trois pieds, assise sur trois domaines d'études : celui de la nature, celui du langage, celui de l'homme. Trois domaines en rapport de complémentarité et de réciprocité. "L'enseignement humain suppose un enseignement de la nature", et tous deux "se pénètrent mutuellement, agissent et interagissent l'un sur l'autre" (EPF, p. 398). - Le langage occupe dans ce modèle et ce programme d'enseignement une place particulière, centrale et fondatrice. Il est à la fois du côté de l'humain, et du côté des choses. Il est bien en nous (subjectif), mais déjà en dehors de nous (objectif). Il nous fournit les bases de la logique qui nous sert à comprendre la nature. Il est aussi le premier objet des sciences humaines.
410 On ne saurait terminer cette approche sans s'interroger : qu'en est-il, aujourd'hui, de l'éducation scientifique ? Les sciences ont-elles bien pris le relais de l'ambition éducative ? Les sciences éduquent-elles pleinement ? Il est permis d'en douter… Comment voyez-vous ce défi éducatif ? On peut réfléchir à cela sur l'exemple de l'introduction de l'informatique à l'école…
- L'avis d'un pionnier de "l'éveil scientifique", Victor Host : L'entreprise de rénovation des sciences a échoué. On doit reconnaître que perdurent les "déficiences de la culture scientifique". - Mon point de vue : "Héritiers des Lumières, nous autres éducateurs avons longtemps cru que la science apportait la bonne réponse à la question de l'éducation et de l'émancipation. Nous pressentons à présent qu'elle constitue aussi un problème pour l'éducation. Quelle place faut-il faire et quel sens faut-il donner aux sciences dans l'éducation pour que l'éducation soit encore possible ? Telle est bien la question fondamentale". (Alain Kerlan, La science n'éduquera pas. Comte, Durkheim, le modèle introuvable, Bern, Peter Lang, 1998, pp. 299300.) - Le point de vue de Michel Fabre : "Le succès même des sciences peut conduire à occulter la question de leur valeur formatrice. Mais notre croyance spontanée en cette valeur vient surtout de ce que nous pensons toujours la théorie au sens grec, sans apercevoir le changement fondamental de signification qui l'affecte dans la science moderne". (Penser la formation, Paris, PUF, 1994, p. 100). HUMANISME, ETHIQUE ET RELIGION. LA QUESTION DES VALEURS
En guise de préambule…! Comment expliquer à la fois : La dévotion mondiale aux obsèques de Jean-Paul II, " Pope star "….et le succès d’un best-seller inattendu, le Traité d’athéologie de Michel Onfray, " croisé de l’athéisme " ? 1. Modernité et religion 1.1. L’enjeu d’un enseignement laïque de la morale Texte : Emile Durkheim, L’éducation morale. Si j'ai pris pour sujet de cours le problème de l'éducation morale, ce n'est pas seulement en raison de l'importance primaire que lui ont toujours reconnue les pédagogues, mais c'est qu'il se pose aujourd'hui dans des conditions de particulière urgence. En effet, c'est dans cette partie de notre système pédagogique traditionnel que la crise, dont je parlais dans notre dernière leçon, atteint son maximum d'acuité. C'est là que l'ébranlement est peut-être le plus profond, en même temps qu'il est le plus grave ; car tout ce qui peut avoir pour effet de diminuer l'efficacité de l'éducation morale, tout ce qui risque d'en rendre l'action plus
411 incertaine, menace la moralité publique à sa source même. Il n'est donc pas de question qui s'impose d'une manière plus pressante à l'attention du pédagogue. Ce qui a, non pas créé, mais rendu manifeste cette situation, qui, en réalité, était depuis longtemps latente et même plus qu'à demi réalisée, c'est la grande révolution pédagogique que notre pays poursuit depuis une vingtaine d'années. Nous avons décidé de donner à nos enfants, dans nos écoles, une éducation morale qui fût purement laïque : par là, il faut entendre une éducation qui s'interdise tout emprunt aux principes sur lesquels reposent les religions révélées, qui s'appuie exclusivement sur des idées, des sentiments et des pratiques justiciables de la seule raison, en un mot une éducation purement rationaliste. Or, une nouveauté aussi importante ne pouvait pas se produire sans troubler des idées reçues, sans déconcerter des habitudes acquises, sans nécessité des réarrangements dans l'ensemble de nos procédés éducatifs, sans poser par suite des problèmes nouveaux, dont il importe de prendre conscience. Emile DURKHEIM, L'éducation morale (nouvelle édition PUF, 1974, pp. 2-3.)
1.2. Le " retour de Dieu " dans le monde contemporain Texte : Marcel Gauchet, " Fin de la religion ? " Fin de la religion? Paradoxe : depuis deux siècles, la religion n’a cessé de perdre en poids relatif dans la vie de nos sociétés; dans le même temps, elle n'a cessé de gagner en importance et en profondeur, aux yeux de ses théoriciens., quant à sa fonction au sein des sociétés. Plus nous nous dégageons de son emprise, plus elle nous parait rétrospectivement avoir été au cœur du dispositif collectif. Et de fait, en l'occurrence, la réévaluation est étroitement tributaire des aléas d'un recul, comme si, en se retirant lentement, le religieux découvrait des fonds insoupçonnés. Il a fallu d'abord revenir de l'optimisme militant des Lumières. La " superstition " et le " fanatisme ", rejetons de l’ignorance, ne se sont pas évanouis d'un coup au soleil de la Raison, ni volatilisés avec la diffusion de la connaissance positive. De ces assises solides de la croyance, on a cru rendre compte ensuite, en les rapportant, au titre de superstructures à l’infrastructure matérielle constituée par les conditions sociales de la production et de l'échange –assuré toujours, malgré ce surcroît d'ancrage, que la transformation des bases économiques dissoudrait irrésistiblement les illusions sur la puissance des dieux imposées par les limites au développement de la puissance transformatrice et productive des hommes. L'expérience historique, comme on sait, n'a pas été globalement plus concluante. Par ailleurs et simultanément, la découverte et l'étude systématique des "peuples sans écriture" - depuis, essentiellement, les années vingt de ce siècle - ont obligé à mesurer très empiriquement la place considérable, voire le rôle central, tenus par le système des mythes et des rites et les diverses pratiques chamaniques, magiques, divinatoires et autres, dans les civilisations " primitives ", " archaïques " ou " traditionnelles ". Mais c'est aussi l'investigation de notre propre histoire qui a révélé de son côté au moins de frappantes corrélations - pensons en particulier à celle dégagée par Max Weber entre L’Éthique protestante et l'esprit du capitalisme -, outre la pesanteur et l'inertie propres des " mentalités ", dont religieuses, qu'elle
412 a uniformément contribué à faire ressortir. Invincible résistance à la naïveté éradicatrice, lenteur des évolutions apparentant le religieux aux phénomènes sociaux lourds à l’œuvre dans la longue durée, renversement, même, à l'occasion, du lien ordinaire de consécution entre faits sociaux, l'idéal déterminant ou modelant le réel au lieu d'en procéder: autant d'enseignements convergents en leur diversité qui ont peu à peu imposé une vision nouvelle du problème, attentive à sa gravité, si ce n'est saisie par son irréductibilité. Ajoutons à cela pour finir les leçons de l'histoire récente, le retour de l'islam ici, le rôle, là, de la religion dans l'affirmation des peuples dominés, de l'Irlande à la Pologne, les incertitudes nées de la crise occidentale, et le revirement s'est fait complet. On ne se suffit plus de compliquer les schémas classiques du matérialisme historique en intégrant pour partie la superstructure religieuse dans l'infrastructure économique et technique (Godelier). On en vient à faire de la religion, plus encore qu'une dimension constituante du social, la condition même d’existence de la société (Debray). Marcel GAUCHET, " Fin de la religion ? ", dans La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, Gallimard, 2002, pp. 27/29.
2. La foi et la raison 2.1. L’optimisme militant des Lumières Une attitude critique et sceptique à l’égard de la religion Texte : E. Cassirer, la philosophie des Lumières, chapitre IV " L’idée de religion ", Fayard/Agora, pp. 193 sq. Néanmoins, le siècle des Lumières n’est pas une époque foncièrement irréligieuse : Texte : Voltaire, Traité sur la tolérance, chapitre XXIII, " Prière à Dieu "
2.2. L’idée de tolérance et la " religion naturelle " Lumières et religion naturelle Texte : E. Cassirer, la philosophie des Lumières, chapitre IV " L’idée de religion ", Fayard/Agora, pp. 223 sq.(L’idée de tolérance et la fondation de la " religion naturelle "). •
D’où viennent nos erreurs et errements dans la recherche de la vérité ? Pas des insuffisances de notre savoir mais de nos prétentions à savoir :
" L’ennemi de la science n’est pas le doute, mais le dogme. Le dogme n’est pas l’ignorance pure et simple mais l’ignorance qui se donne pour vérité, qui veut s’imposer pour vérité : voilà le danger qui menace vraiment la connaissance dans ses œuvres vives. Car il n’ s’agit plus alors d’une erreur mais d’une imposture, non plus d’une illusion involontaire mais d’une mystification dans laquelle l’esprit tombe par sa propre faute et dans laquelle il s’enferre luimême toujours plus profondément. Et cette règle ne vaut pas seulement pour la science mais
413 également pour la foi. Ce qui, en effet, s’oppose véritablement à la foi, ce n’est pas l’incrédulité mais la superstition : car celle-ci touche aux racines même de la foi, elle tarit la source d’où jaillit la religion véritable. Nous voyons donc que la science et la foi affrontent un adversaire commun : il n’est pas de tâche plus urgente que la lutte à mener contre cet adversaire. Il est nécessaire que science et foi soient unies dans cette lutte : ce n’est que sur la base de leur accord qu’il sera possible de les départager, de déterminer leurs frontières respectives ". E. Cassirer, la philosophie des Lumières, chapitre IV ; pp. 223/224. Ce que combattent les Lumières, c’est l’attitude pour laquelle " tous les moyens sont bons pour consolider la foi, celle qui entasse pêle-mêle vérités et chimères, lucidité et préjugé, raison et passion, à la seule condition qu’ils soient utilisables d’une manière ou d’une autre dans l’intérêt supérieur de l’œuvre apologétique " (p. 224). Diderot lui-même ne se lasse pas de le répéter : la superstition est une pire méconnaissance de Dieu et une plus grave offense contre Dieu que l’athéisme, en ce sens que l’ignorance est moins loin de la vérité que le préjugé (p. 225). Pourquoi ? Parce que nos facultés sont finies, notre nature a des limites nécessaires et infranchissables, et nous devons rester à l’intérieur de ces limites et ne pas prétendre à l’omniscience. Dieu est une idée qui nous dépasse et Dieu lui-même ne peut nous reprocher le doute qui exprime " une humilité simple et sincère de la connaissance " (226). •
Sous le thème de la " religion naturelle ", une modification du sentiment religieux.
" On méconnaît, on mésinterprète totalement la tolérance dont la philosophie des Lumières proclame la nécessité, en lui donnant un sens purement négatif. La tolérance est autre chose que la recommandation d’une attitude laxiste et indifférente à l’égard des questions religieuses. On ne trouve que chez quelques penseurs insignifiants, de dernier ordre, une forme de défense de la tolérance qui se résolve dans un indifférentisme pur et simple. Dans l’ensemble, c’est la tendance inverse qui prévaut : le principe de la liberté de croyance et de conscience est l’expression d’une nouvelle force religieuse positive qui est, pour le siècle des Lumières, réellement déterminante et caractéristique. La conscience religieuse y prend une forme nouvelle afin de s’affirmer clairement et fermement. Cette forme ne pouvait se réaliser sans un renversement complet du sentiments religieux et des fins de la religion. Ce changement décisif se produit au moment où apparaît, à la place du pathos religieux qui agitait les siècles précédents, les siècles des guerres de religion, un pu éthos religieux. La religion ne doit plus être quelque chose qu’on subit ; elle doit jaillir de l’action même et recevoir de l’action ses déterminations essentielles. L’homme ne doit plus être dominé par la religion comme par une force étrangère ; il doit l’assumer et la créer lui-même dans sa liberté intérieure. La certitude religieuse n’est plus le don d’une puissance surnaturelle, de la grâce divine, c’est à l’homme seul de s’élever jusqu’à cette certitude et d’y demeurer. De ce principe théorique découlent comme d’elles-mêmes, par une nécessité interne, toutes les conséquences que le 18ème siècle en a tirées, toutes les exigences concrètes, pratiques qu’il a assumées ". (p. 227) •
Parmi ces conséquences : la suprématie de la conscience morale sur les textes de l’Ecriture.
" Quand le témoignage de l’Ecriture contredit directement celui de la conscience morale, il convient de résoudre le problème en sorte qu’une primauté absolue soit gardée à la conscience
414 morale… Il importe donc de rejeter le sens littéral de la Bible à chaque fois que s’y trouve exprimée l’obligation d’un acte qui contredit les principes élémentaires de la morale " (p. 230) Voltaire et le Traité sur la tolérance Chapitre XXI : " Vertu vaut mieux que science ". Chapitre XXII : " De la tolérance universelle " Chapitre XVIII : " Seuls cas ou l’intolérance est de droit humain " Le romantisme et l’idée de religion naturelle (cf. Legros, L’idée d’humanité, pp. 59/62) La critique romantique de la philosophie des Lumières comporte néanmoins une reconnaissance de la dimension religieuse comme dimension fondamentale de l’existence humaine. L’affirmation d’une primauté de la religion sur la morale, l’art et l’Etat. Toutefois, cette affirmation reprend, intègre et amplifie l’enseignement central des humanistes : le scepticisme (quand à la connaissance possible des fondements derniers) et la tolérance. Ainsi Schleiermacher, dans ses Discours (1799), rétorque, à ceux qui prétendent qu’il n’est de véritable religion que celle qui est la leur : " Il vous faut renoncer au stérile et vain désir qu’il n’y ait qu’une religion, il vous faut écarter votre répugnance à l’égard de la pluralité des religions et, dans un état d’âme aussi dépouillé de préjugés que possible, vous approcher, pour les considérer de près, de toutes celles qui se sont développées ". Il ajoute que la tolérance non seulement est compatible avec l’esprit religieux, mais qu’elle " jaillit directement du concept de la religion ". La différence est ailleurs : pour le romantisme, de même qu’il n’y a pas d’humanité universelle en dehors d’une humanité particulière, la véritable religion réside dans chaque religion positive (et non dans une religion " naturelle "). 2.3. Rousseau et La profession de foi du vicaire savoyard Rappel : éducation négative et religion La profession de foi du vicaire savoyard, une clé de L’Emile Rousseau, Emile, Livre Quatrième, pp. 200 sq. Œuvres complètes, tome 3 L’intégrale, Seuil " Vous ne voyez dans mon exposé que la religion naturelle : il est bien étrange qu’il en faille une autre. Par où connaîtrai-je cette nécessité ? De quoi puis-je être coupable en servant Dieu selon les lumières qu’il donne à mon esprit et selon les sentiments qu’il inspire à mon cœur ? Quelle pureté morale, quel dogme utile à l’homme et honorable à son auteur puis-je tirer d’une doctrine positive, que je ne puisse tirer sans elle du bon usage de mes facultés ? Montrez moi ce qu’on peut ajouter, pour la gloire de Dieu, pour le bien de la société, et pour mon propre avantage, aux devoirs de la loi naturelle, et quelle vertu vous ferez naître d’un nouveau culte, qui ne soit pas une conséquence du mien. Les plus grandes idées de la Divinité nous viennent par la raison seule. Voyez le spectacle de la nature, écoutez la voix intérieure.
415 Dieu n’a-t-il pas tout dit à nos yeux, à notre conscience, à notre jugement ? Qu’est-ce que les hommes nous dirons de plus ? Leurs révélations ne font que dégrader Dieu, en lui donnant les passions humaines. Loin d’éclaircir les notions du Grand Etre, je vois que les dogmes particuliers les embrouillent ; que loin de les ennoblir, ils les avilissent ; qu’aux mystères inconcevables qui l’environnent ils ajoutent des contradictions absurdes ; qu’ils rendent l’homme orgueilleux, intolérant, cruel ; qu’au lieu d’établir la paix sur la terre, ils y portent le fer et le feu. Je me demande à quoi bon tout cela sans savoir me répondre. Je n’y vois que les crimes des hommes et les misères du genre humain " (p. 204/2005). 3. Les quatre familles et la question des valeurs et de la religion 3.1. L’humanisme et les valeurs Répétons le : sous la question du religieux, même si elle ne s’y réduit pas, la question des valeurs. C’est le troisième " défi du diable " dans la fable de Todorov : " Plus de Dieu : tu n’auras aucune raison de croire qu’il existe un être au-dessus de toi, une entité dont la valeur serait supérieure à celle de ta propre vie ; tu n’auras plus d’idéaux ni de valeurs ; tu seras un "matérialiste" " (p. 10) •
Quelles sont les positions des " quatre familles " sur la question des valeurs ?
Texte : Todorov, Le jardin imparfait, pp. 53/66 Pour les conservateurs : la liberté des individus est regrettable, néfaste ; les valeurs sont supra humaines (transcendance des valeurs) Pour les individualistes : autonomie personnelle reconnue (le je), mais méconnaissance de l’appartenance sociale (le nous) Pour les scientistes : l’autonomie personnelle est refusée ; elle est renvoyée à l’espèce ou au groupe Pour les humanistes : autonomie des valeurs, bien qu’elles soient purement humaines (immanence des valeurs) (elles ne découlent pas des faits), et aussi possibilité de la liberté (l’être humain n’est pas le jouet de forces qui le déterminent de part en part. Même quand les déterminations sont fortes, les êtres humains ont la possibilité de s’opposer, de se séparer d’eux-mêmes. Cf. chez Camus le " non " de l’homme révolté. " Les humanistes ne prétendent pas que l’être humain est entièrement régi par sa raison ou par sa conscience, ils n’ignorent pas la force de ce que l’on appelait naguère les passions et que nous nommons l’inconscient ou l’instinct, pas plus que les contraintes exercées sur l’individu par les données biologiques, les nécessités économiques ou les traditions culturelles. Tout ce qu’ils affirment, c’est qu’ils peuvent aussi s’opposer à ces contraintes et agir à partir de sa volonté ; et c’est en cela qu’ils voient la spécificité humaine " (Todorov, p. 55). Bref, l’humaniste n’est pas un " anthropolâtre ". •
Plusieurs conséquences ou corrélats en découlent :
1. Les voies vers le bien sont multiple (pluralité des cultures).
416 2. La pluralité ne dégénère pas inéluctablement en guerre des dieux. " Il est possible de débattre des valeurs par le moyen du dialogue humain, donc au sein d’un cadre commun. Les dieux sont peut-être divers, mais les hommes sont uns ". (Todorov, p. 56).
3. La connaissance est limitée de fait, mais non de droit.
4. Il faut faire place, à côté de la science, aux autres formes de compréhension et d’expression : " Le symbole n’est pas moins nécessaire que le signe, le mythe que le discours, l’art que la science " (p. 57).
5. C’est pourquoi l’humanisme entretient des rapports nuancés avec la religion ; d’un côté il s’en sépare ; de l’autres de nombreux humanistes se sont décrits comme des individus religieux.
6. " L’humanisme, qui n’est pas en lui-même une religion, n’est pas pour autant un athéisme " (Idem). Mais il sépare les genres : " Il sépare la direction des affaires humaines de tout fondement ou justification théologiques ; mais il n’exige pas une élimination de la dimension religieuse de l’expérience. Il lui réserve une place un peu floue, en dehors de la politique et de la science : la religion reste une réponse possible aux interrogations de chacun sur sa place dans l’univers ou sur le sens de sa vie " (Idem).
7. L’humanisme n’est pas une utopie : " La construction d’une cité d’où le mal serait exclu ne fait pas partie du projet humaniste " (p. 59)
8. Par contre, une certaine foi en l‘éducation caractérise l’humanisme. " Ce n’est pas un hasard si tant de grands humanistes, Montaigne, Montesquieu, Rousseau et bien d’autres, ont manifesté un intérêt particulier pour ce sujet. Alors que les conservateurs recommandent le pur maintien et la fidèle transmission des traditions, que les scientistes pencheraient plutôt pour le dressage produisant mécaniquement les résultats voulus, et que les individualistes se contenteraient de chercher ce qui contribue à l’épanouissement et à la satisfaction maximale de chacun, les humanistes voudraient qu’il y ait des principes communs à l’éducation, permettant aux hommes d’acquérir une plus grande autonomie, de donner une finalité humaine à leurs actes et reconnaître la même dignité à tous les membres de leur espèce " (pp. 60/01).
417 Question : Qu’est-ce alors qu’éduquer ? •
La réflexion d’ensemble renvoie aux deux conceptions qui s’affrontent dans l’histoire sur la question des valeurs : o Les valeurs sont fondées dans la " nature " (les Anciens) o Les valeurs proviennent des seules lois humaines (les Modernes). L’individualisme défend particulièrement cette perpective : s’imposent les valeurs qu’impose une volonté plus puissante…
Pour les humanistes, ces deux positions n’épuisent pas le champ des possibles : o o o
o
Les valeurs peuvent ne pas être naturelles, sans pour autant être arbitraires On ne doit pas se laisser enfermer dans l’alternative naturalisme/relativisme. Certes les trois valeurs humanistes – autonomie du je, universalité des ils, finalité du tu – n’ont pas toujours été admises, et dépendent de l’histoire : elles n’en possèdent pas moins la force d’une évidence (Cf. Durkheim, sur le " sacré " des droits de l’homme). Les trois valeurs humanistes relèvent d’un anthropocentrisme assumé. Elles renvoient en effets toute à l’espèce humaine qu’elles caractérisent (l’universalité des ils est la contrepartie de l’appartenance de tous les êtres humains à la même espèce ; la finalité du tu est en accord avec l’affirmation de la sociabilité constitutive des hommes ; l’autonomie du je est la capacité de tout être comme membre de l’espèce humaine à s’arracher à toute détermination. Les trois valeurs forment système). On notera que cet anthropocentrisme précisément est aujourd’hui en question sur le plan éthique et politique.
3.2. Des valeurs choisies. La morale et la sensibilité individualiste Les positions morales des conservateurs sont assez aisément saisissable. Préférence pour l’hétéronomie : ils croient en l’existence de valeurs communes dont la société est l’expression. Etre moral = se conformer à la norme en cours. Pour les scientistes, c’est également assez clair. En principe, pas de valeurs, seulement des faits. Et en effet " dans un monde où tout est nécessité, les mots " bon " ou " mauvais " n’ont plus de sens " (Todorov, pp. 230/231). La dérive est alors le totalitarisme : formuler des impératifs qui ont la prétention de reposer sur des bases scientifiques. La posture individualiste est aujourd’hui incontournable sur la question morale ou éthique. Il importe donc de bien en saisir les traits, afin de situer la " différence " humaniste. Qu’elle est donc la doctrine individualiste en cette matière ? Texte : Todorov, Le jardin imparfait, chapitre 7, pp. 229/253 •
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C’est une morale de l’autonomie, mais toute centrée sur le sujet : chaque individu en tant qu’individu poursuit son idéal. Il s’agit d’apprendre à aller vers le plus grand épanouissement, vers son accomplissement et bonheur propres. C’est une orientation vers la recherche d’un art de vivre, plutôt qu’une morale proprement dite. Elle renoue en partie avec les conceptions grecques et latines, pré-
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chrétiennes, païennes. Le but (le bien) est l’excellence de l’individu. Le christianisme en revanche fait coïncider le bien avec l’amour du prochain La grande différence toutefois d’avec les conceptions des Anciens : les individualistes modernes ont opté pour l’autonomie. Alors que pour le Grec, il existe un ordre naturel dans lequel chacun doit prendre sa place. S’accomplir c’est être à sa place dans le cosmos. " Dans une société sans normes communes, l’aspiration à la vie bonne (celle des Anciens) se transforme en un culte de l’authenticité (moderne) " (p. 236)
3.3. Une morale à hauteur d’homme Ce titre est la formule qu’emploie Todorov pour caractériser la morale humaniste. Elle est selon lui particulièrement présente chez Rousseau, et notamment chez le Rousseau " éducateur ", l’auteur de l’Emile. On en présentera quelques aspects. Texte : Todorov, Le jardin imparfait, chapitre 8, pp. 254/293 •
La leçon du Discours sur les sciences et les arts : " Nous pouvons être hommes sans être savants ". Dan l’anthropologie rousseausite, la morale vient avant le savoir :
" L’homme se définit par sa liberté, donc par sa morale, non par son savoir, ni même par son intelligence ; ce n’est donc pas en essayant de les étendre qu’on contribue vraiment à l’améliorer. rousseau ne cesse jamais de pratiquer les sciences et les arts, car il n’est pas " contre " eux, comme feignent de le croire ses adversaires, défenseurs des Lumières ; mais il aune autre conception de l’homme. Lorsque nous nous étonnons aujourd’hui qu’une civilisation aussi avancée que celle de l’Europe du 20ème siècle ait pu produire les horreurs d’Auschwitz et de Kolyma, nous nous comportons en disciples de Voltaire ou de D’Alembert, qui n’ont toujours pas entendu la mise en garde de Rousseau : ce n’est pas en accumulant plus de savoirs, ni en allant plus souvent au théâtre que l’homme devient meilleur, c’est-àdire plus humain. " Nous pouvons être hommes sans être savants " (Emile, IV). Rousseau reste en cela fidèle à l’esprit du christianisme ". (Todorov, p. 255) •
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La leçon du second discours Sur l’Origine de l’inégalité : l’humanité est entrée irréversiblement dans l’ordre social, mais cet état est déplorable, et à la source de la misère humaine. Les hommes font leur propre malheur, parce qu’ils vivent nécessairement ensemble, mais que chacun veut atteindre son but au dépens de tous les autres. Envie et jalousie. Quel remède, comment en sortir ? " Ce qui fait la misère humaine, selon Rousseau, est la contradiction entre la nature et les institutions sociales, entre l’homme [naturel] et le citoyen ". En optant pour un élément au détriment de l’autre. Le " retour " à la nature est impossible ; il faudrait donc tirer l’homme tout entier du côté du citoyen. C’est l’entreprise du Contrat social. Mais cet Etat idéal, s’il est nécessaire pour disposer d’une norme face à l’histoire, pour maintenir la nécessaire distinction entre l’idéal et le réel, peut-il être réel ? L’homme moderne n’est plus l’habitant de la Sparte mythique… La solution sociale n’en est donc pas pleinement une. Reste de rendre l’homme à luimême ? C’est la voie autobiographique, le choix de la solitude… Mais n’y a-t-il pas une troisième solution ? Non pas choisir entre les deux versants, mais les adapter l’un à l’autre ? C’est selon Todorov la voie de l’éducation ; la leçon de l’Emile L’éducation est " intégration des contraires, inclusion de l’idéal naturel dans le réel social " (p. 259)
419 •
De la procèdent les deux grandes phases de l’éducation selon Rousseau : la première phase, " l’éducation négative ", la seconde, celle de l’éducation sociale, ou " positive ".
" Le but de la première est de favoriser le développement de " l’homme naturel " en nous ; celui de la seconde, de nous adapter à la vie avec les autres êtres humains. Au cours de la première phase, Emile apprendra " tout ce qui se rapporte à lui-même " ; pendant la seconde, il connaîtra les " relations " et acquerra les " vertus sociales " " (Todorov, p. 263) •
L’éducation négative est nécessaire pour la liberté même. Elle est apprentissage de l’indépendance, et plus précisément dispositif conçu pour que la faiblesse normale " biologique " de l’enfant, ne tourne à l’apprentissage de la soumission sous couvert d’éducation.
" La liberté dans ce sens fort (et non plus dans celui d’indétermination) n’est donc pas une donnée initiale, mais le résultat – toujours imparfait – de l’éducation. " L’homme naît libre ", écrit Rousseau (Contrat social, I, 1), mais les hommes naissent dépendants : d’abord des adultes qui pourvoient à leur survie, ensuite de l’opinion commune, qui donne forme à leur existence. L’éducation négative est une progressive libération ". (Todorov, p. 265) 4. Education, religion, laïcité 4.1. La question du religieux dans l’école. Eléments d’un débats On organisera la réflexion autour de deux interrogations : Quelle place faut-il faire aux appartenances religieuses dans l’espace scolaire ? Quelle place pour le fait religieux dans la culture scolaire ? 4.2. Education et sacré. Le point de vue d’olivier Reboul Texte : O. Reboul, La philosophie de l’éducation, Paris, PUF, 1989, pp. 112/117. *** Document : le rapport Debray sur l’enseignement du fait religieux à l’école : http://www.education.gouv.fr/rapport/debray/
EDUQUER ET FORMER AUJOURD'HUI : PROBLEMATIQUES, ENJEUX (suite et fin)
III. L'éducation comme "problème philosophique"
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1. La crise de l'éducation, crise de la modernité même Les réflexions précédentes conduisent à cette interrogation : la crise de l'éducation n'est elle pas d'abord crise du monde moderne ? Crise de la modernité ? C'était bien aussi ce que laissait entendre ce propos de Winfried BÖHM sur le "succès" de la pédagogie Montessori : " La pensée pédagogique oscille toujours au cours de l’histoire entre deux pôles : l’un subjectif, l’autre objectif. De tout temps, lorsqu’une civilisation croit en sa tradition et a une haute opinion de ses valeurs, l’éducation met l’accent sur le pôle objectif et initie les enfants aux valeurs et au patrimoine de la civilisation et de la société. Mais quand une civilisation doute d’elle-même et que le progrès sur le plan culturel vient à être mis en question, le balancier repart vers le pôle subjectif et l’enfant se retrouve à la source de l’éducation. Qu’y a-t-il d’étonnant alors à ce que , à une époque où la critique de la civilisation est à la mode et où les néoromantismes viennent troubler la pensée éclairée, la pédagogie de Maria Montessori soit considérée et promulguée comme une sorte de remède pédagogique ? ". Winfried BÖHM, Maria Montessori, in Jean HOUSSAYE, Quinze pédagogues, leur influence aujourd’hui,Paris, Armand Colin, 1994, p. 165.
Le propos laisse toutefois entendre qu'une nouvelle assurance serait possible ; qu'un monde sûr de lui-même pourrait venir à nouveau ; qu'un sens fixé et des valeurs assurées pourraient mettre fin à l'incertitude. On peut au contraire si l'incertitude, l'ouverture ne sont pas des traits constitutifs et définitifs de notre monde…
2. Crise, critique et modernité La pensée de l'école et de l'éducation est traversée depuis le début du siècle (et sans doute avant : Rousseau, Pestalozzi… ) d'un mouvement interne de critique : l'éducation nouvelle. Quel sens, quelle portée, lui donner ? Il faut l'intégrer au mouvement de la société et des idées, ne pas l'enfermer dans le seul cadre de la pédagogie. Philippe RAYNAUD invite à mettre le mouvement de l'éducation nouvelle en relation avec "le principe critique à l'œuvre dans la modernité" (P. RAYNAUD et P. THIBAUD, La fin de l'école républicaine, Paris, Calmann-Lévy, 1990, p. 43), à savoir la montée, la libération de l'individu, inhérente à la démocratie. "La pédagogie moderne est d'abord une des traductions les plus visibles de la logique de la démocratie moderne ; elle est centrée sur les besoins de l'individu" (P. RAYNAUD, L'école de la démocratie, le Débat, n° 64, mars/avril 1991, p. 43). En effet :
421 "La pédagogie moderne, telle qu'elle se développe de Pestalozzi à Piaget, repose sur ce qu'on peut appeler un "renversement copernicien" dans la définition des tâches de l'école : au lieu de partir des exigences abstraites ou externes de la société ou de l'école pour définir l'enseignement que l'on doit donner aux individus, on part des "besoins" de ces derniers pour créer un milieu éducatif où ils pourront réussir les " apprentissages" nécessaires à leur "développement". Philippe RAYNAUD et Paul THIBAUD, La fin de l'école républicaine, p.58.
Le développement de l'individualisme démocratique va de paire avec le développement des sciences et des techniques. La crise de l'éducation, "l'ébranlement de l'idée éducative" est donc bien liée à ce qui est au cœur de la modernité : la science et l'individualisme démocratique Comme si le paradigme éducatif, hérité d'un autre monde, ne parvenait pas à digérer ces deux forces de la modernité, vecteurs de valeurs et de rapports au monde en contradiction avec sa structure fondatrice. Comme si le développement de l'individualisme démocratique et de la civilisation des sciences et des techniques "minait" de l'intérieur l'idée éducative. Telle est peut-être la question clé : comment éduquer au temps des sciences ? (Cf. Alain KERLAN, La science n'éduquera pas. Comte, Durkheim, le modèle introuvable, Bern, Peter Lang, 1998). A l'arrière-plan de la plupart des lectures de la crise comme crise du monde moderne, les thèses de Hannah ARENDT.
3. L'analyse de Hannah Arendt "La crise de l'éducation" est un article publié en 1958. Il est devenu aujourd'hui un classique de la littérature consacrée à l'éducation et à l'école. Il faut le lire en relation avec les autres articles recueillis dans La crise de la culture pour en prendre la pleine mesure.. (Cité ici dans l'édition Folio/Essais Gallimard) On pourra lire également un autre texte sur l'éducation : Réflexions sur Little Rock, recueilli dans Penser l'événement, 1957, dans lequel Arendt s'interroge sur la lutte contre le racisme et la discrimination sociale dans et par l'école aux USA. D'une façon générale, ne pas perdre de vue que ses réflexions sont profondément liées à la culture et à la société américaine, même si elles peuvent trouver ici en Europe un profond écho.
3.1. Le coeur de la critique « pédagogique » de Hannah Arendt
Texte pp. 232/237
422 Thèse : Il y a bien en effet un lien entre la crise de l'éducation et les théories et méthodes modernes en éducation Ces théories et pratiques témoignent en effet d'une rupture de la relation adulte-enfant, d'une autonomie du monde de l'enfant, d'une absolutisation du monde de l'enfant touchant au cœur même de la responsabilité éducative, à la nature et à l'essence même de l'éducation. Mais prenons garde : ces théories et méthodes ne sont pas des lubies de pédagogues. Elles sont elles-mêmes profondément inscrites dans le mouvement de la modernité. Elles s'articulent autour de trois principales idées : a) Il existe un monde de l'enfant, une société enfantine (pp. 232-233). La conséquence de cette conception, c'est que les relations réelles et normales ont été coupées entre enfants et adultes ; que "les ont été pour ainsi dire banni du monde des adultes". b) La pédagogie est devenue un art et une science du faire indépendants des contenus d'enseignement (234-235). La conséquence ne pouvait en être que le tarissement de l'autorité de l'enseignant. L'autorité repose nécessairement sur la connaissance et la transmission. Non pas parce que les savoirs, la culture seraient sacrés, mais parce que l'adulte est responsable du monde qu'il transmet à l'enfant. La responsabilité par rapport au monde est le fondement de l'autorité des adultes : "Quoiqu'il n'y ait pas d'autorité sans une certaine compétence, celle-ci, si élevée soit elle, ne saurait jamais engendrer d'elle-même l'autorité. La compétence du professeur consiste à pouvoir transmettre cette connaissance aux autres, mais son autorité se fonde sur son rôle de responsable du monde. Vis-à-vis de l'enfant, c'est un peu comme si il était un représentant de tous les adultes, qui lui signalerait les choses en disant : "Voici notre monde"" (p. 243) Ici, on perçoit comment la crise de l'éducation révèle clairement l'essence de l'éducation comme responsabilité de l'éducateur à l'égard de l'enfant, mais aussi à l'égard de la continuité du monde.
c) La pédagogie moderne a substitué le "faire" à l'apprendre : on ne comprend que ce que l'on a fait soi-même. Conséquence : l'effacement de la différence entre le jeu et le travail, et du coup l'enfermement de l'enfant dans le monde de l'enfance (On se rappellera que Freinet avait refusé l'utilisation pédagogique du jeu…). On identifie sans peine ici un caractère central de la pédagogie moderne, de Rousseau à Piaget, et le triomphe pédagogique du pragmatisme philosophique. Mais on insistera sur l'idée que cette conception de la pensée et de la raison est au cœur de la pensée moderne, la pensée rationnelle au fondement des sciences, du rationalisme moderne que fondent Galilée et Descartes (Cf Philippe Forey, "H. Arendt, l'éducation et la question du monde", Revue du CRE de Saint Etienne, n° 17, décembre 1999, p. 48).
423 En définitive, c'est à la "passion de l'égalité" qu'il faut rapporter la tendance du monde moderne à considérer les enfants comme les égaux des adultes, et à se défaire du modèle de l'autorité dans les relations avec les enfants. La pédagogie moderne touche bien au cœur du monde moderne.
3.2. Le fondement politique de la critique de Hannah Arendt On essayera ci-dessous d'en résumer quelques articulations.
a. La crise de l'éducation est un aspect de la "crise générale qui s'est abattue sur le monde moderne" Il faut donc l'analyser en tant que telle pour en mesurer le sens et l'importance. (pp. 223-225). b. Le rôle politique que joue éminemment l'éducation dans un "pays neuf" comme les USA explique pourquoi la crise y revêt une telle importance et touche à l'essence même du processus éducatif (pp. 225- 229) c. La crise de l'éducation aux USA – du moins son ampleur – est indissociable du rôle que joue dans ce pays la notion d'égalité (pp. 229-232). C'est bel et bien une façon de dire que la crise de l'éducation est le problème de la démocratie. La crise de l'éducation, aux USA, est perçue comme la faillite des méthodes modernes, et donc la faillite des réponses que la pédagogie a tenté d'apporter aux défis de la démocratie. Mais cette faillite laisse entier le problème : "La crise de l'éducation en Amérique annonce d'une part la faillite des méthodes modernes d'éducation et d'autre part pose un problème extrêmement difficile car cette crise a surgi au sein d'une société de masse et en réponse à ses exigences" (p. 230). On notera que Arendt ne dit nullement que la solution se trouverait dans un retour à la tradition. La crise de l'éducation n'a pas sa solution derrière elle. A-t-elle d'ailleurs une solution ?
3.3 Alors que faire ? Quelle solution, quelle réponse à la crise ?
424 Pas de restauration, de retour en arrière ! Ne tenter "rien d'autre qu'une restauration" (p. 237) ne règle rien de ce qui est "révélé" par la crise. La crise de l'éducation ne se résoudra pas en regardant dans le rétroviseur, par le simple refus des idées nouvelles et la restauration des méthodes traditionnelles. Parce que la crise de l'éducation est "le reflet d'une crise beaucoup plus grave et de l'instabilité des sociétés modernes" (p. 238). Les théories pédagogiques participent de cette société. Elles sont même une réponse essayée aux problèmes des temps modernes (aux problèmes du temps des sciences et des techniques, de l'individualisme démocratique) : "Les idées nouvelles sur l'éducation ont une raison d'être ; elles viennent remplir un vide créé par les temps modernes", écrit Philippe Forey (Op. Cit. , p. 66). Bref, la question de l'éducation n'est pas une question autonome.
La "réforme" est-elle possible ? S'il faut entendre par là une solution qui fermerait la crise ("la" bonne solution pédagogique), le pessimisme d'Arendt ne doit pas être dissimulé : "la situation de l'éducation correspond à une crise historique dans laquelle l'action humaine a peu de prise", conclut Philippe Forey (Op. Cit. , p. 65). L'éducation serait donc désormais le problème majeur de notre temps, parce qu'elle est devenue un problème extrêmement difficile, la chose la plus difficile. A la fois nécessaire et presque impossible. Eduquer est en effet dans le monde moderne une tâche profondément contradictoire. Pas d'éducation sans transmission (tradition) ; mais la modernité est précisément rupture, rejet, refus du passé ! (pp. 247-250). "La crise de l'autorité dans l'éducation est étroitement liée à la crise de la tradition, c'est-à-dire à la crise de notre attitude envers tout ce qui touche au passé". Demeure la responsabilité d'éduquer Alors encore une fois que faire ? Saisir l'opportunité offerte par l'actualité de cette crise qui n'en finit pas, pour mettre à nu, mettre à jour, débarrassé des idéologies éducatives, le problème de l'éducation, dans toute sa complexité contradictoire. Se servir de la crise pour se saisir de l'essence de l'éducation telle que la crise la révèle, et tâcher d'assumer lucidement les responsabilités qui nous incombent.
3.4. L'essence de l'éducation. La crise de l'éducation comme mise à jour de la tâche d'éduquer
Qu'est-ce que la responsabilité d'éduquer ?
425
La réponse complexe d'Hannah Arendt se trouve dans 12 dernières pages de l'article, qu'il faut lire avec la plus grande attention : pp. 238 / 252.
L'essence de l'éducation réside dans une double responsabilité de l'éducateur : à l'égard de l'enfant, mais aussi à l'égard du monde, de la continuité du monde. Les parents, affirme H. A., "avec la conception et la naissance, n'ont pas seulement donné la vie à leurs enfants ; ils les ont en même temps introduits dans un monde. En les éduquant, ils assument la responsabilité de la vie et du développmeent de l'enfant, mais aussi celle de la continuité du monde" (p. 238). Or, ces deux tâches d'une part ne sont pas (plus) comprises dans leur sens profond : protéger d'abord l'enfant contre le monde ("assurer l'abri sûr où ils peuvent grandir"), cf p. 239/241, et aussi protéger le monde lui-même, et d'autre part "ne coïncident aucunement et peuvent même entrer en conflit" (p. 238).
Une bonne part du problème contemporain de l'éducation, selon ARENDT, réside dans le refus des adultes d'assurer la responsabilité du monde qu'ils ont charge de transmettre aux enfants. Pourquoi ? "C'est comme si chaque jour, les parents disaient : "En ce monde, même nous ne sommes pas en sécurité chez nous ; comment s'y mouvoir, que savoir, quel bagage acquérir sont pour nous aussi des mystères. Vous devez essayer de faire de votre mieux pour vous en tirer ; de toute façon vous n'avez pas de compte à nous demander. Nous sommes innocents, nous nous lavons les mains de votre sort"". (p. 245) Le fond du problème selon H. A. tient à la modernité même comme rupture avec le passé. La crise de l'éducation comme crise de l'autorité - rappelons que "autorité" est à rapprocher de "auteur" - "est étroitement liée à la crise de la tradition, c'est-à-dire à la crise de notre attitude envers tout ce qui touche au passé" (p. 247). Les pages 250 et 251 expriment et résument la thèse et ses conséquences : "Dans le monde moderne, le problème de l'éducation tient au fait que par sa nature même, l'éducation ne peut ni faire fi de l'autorité, ni de la tardition, et qu'elle doit cependant s'exercer dans un monde qui n'est pas structuré par l'autiorité ni retenu par la tradition". p. 250
Quelles "conséquences" pour l'éducation ? Quelle "pédagogie" ?
426 "En pratique, il en résulte que premièrement, il faudra bien comprendre que le rôle de l'école est d'apprendre aux enfants ce qu'est le monde, et non de leur apprendre l'art de vivre... " (p. 250) L'éducateur devrait assumer un "conservatisme" en éducation en prenant la responsabilité de la transmission. Selon Arendt, seul ce conservatisme en éducation préserve l'avenir, parce qu'il laisse aux enfants la possibilité de la critique qu'on leur refuse quand on esquive ses responsabilités à l'égard du monde. On devra donc bien distinguer le conservatisme pédagogique du conservatisme politique. On commentera pour terminer le dernier paragraphe du texte : "Ce qui nous concerne tous et que nous ne pouvons esquiver sous prétexte de le confier à une science spécialisée – la pédagogie – c'est la relation entre enfants et adultes en général, ou pour le dire en termes encore plus généraux et plus exacts, notre attitude envers le fait de la natalité : le fait que c'est par la naissance que nous sommes tous entrés dans le monde, et que ce monde est constamment renouvelé par la natalité. L'éducation est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assurer la responsabilité, et de plus, le sauver de cette ruine inévitable sans ce renouvellement et sans cette arrivée de jeunes et de nouveaux venus. C'est également avec l'éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur enlever leur chance d'entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n'avions pas prévu, mais les préparer d'avance à la tâche de renouveler le monde commun" (p. 251/252).
***
Pour conclure Le problème philosophique de l'éducation est donc éminemment un problème de philosophie politique. C'est le problème même de la démocratie, dont les exigences et les tensions, voire les paradoxes, traversent l'école et l'éducation. Les propos suivants sont simplement une invitation à poursuivre cette analyse héritée de Hannah Arendt
1. « L'éducation saisie par la démocratie ». L'analyse de Marcel Gauchet On lira avec profit l'ouvrage Pour une philosophie politique de l'éducation (MC Blais, M. Gauchet, D. Ottavi), Paris, Bayard, 2002, et plus particulièrement le premier chapitre signé Marcel Gauchet. Lecture particulièrement conseillée p. 18/23.
2. La fin de l'idéal éducatif ?
427 L'école dissociée, l'école « dispersive ». La disjonction de ce que l'idée éducative (Durkheim) et l'idéal humaniste (Condorcet) unissait : Le savoir et la vérité, la vertu et le bonheur (le bien individuel), le bien politique. Voilà ce que pourrait devenir l'école de demain ? Pouvons-nous l'accepter ? Cf. AK, L'école à venir, ESF, 1998, chapitre 4 : "L'école qui vient : repères"
3. Dissociation, ou « déconstruction » ? La nécessaire « reprise éducative et culturelle ». Pour éclairer la tâche de l'éducateur aujourd'hui, on peut revenir aux réflexions de J. Derrida sur l'héritage : la fédélité à l"héritage, dit-il, réclame la « relance » de l'héritage.
4. Le fait et la valeur : une différence irréductible pour l'éducation.
4.1. L'éducation se tient dans la différence, la tension entre ce qui est, et ce qui doit être. On l'annule dans son essence en gommant cette différence. Entre le plan des faits et celui des valeurs. Eduquer va des faits aux valeurs, engage la capacité humaine de "mettre en valeur". Valorisation (dynamique) plutôt que valeur (statique). 4. 2. La responsabilité de l'éducateur découle de là. Eduquer, c'est refuser de gommer la différence entre ce qui est et ce qui doit être. Refuser de s'incliner devant ce qui est. Le sens de l'action éducative procède de la contradiction non résolue entre ce qui est et ce qui doit être. Est-ce cela la "foi pédagogique" ? C'est ce qu'avance Michel Soetard : "C'est toujours la même question, que le positivisme "à la française", teinté de laïcisme antireligieux, et qui n'a jamais trouvé devant lui que le vieux métaphysisme régulièrement repeint aux couleurs du temps, a obstinément étouffée : peut-on faire l'économie du mouvement qui nous porte au-delà des réalités de ce monde et de la science que l'on peut en faire ? Quoi d'étonnant à ce qu'après tant de déboires politico-scientifiques, ce désir renaisse plus pur que jamais, jusque dans son expression religieuse, dans une humanité plus que jamais insatisfaite de ce qu'elle est ! Et comment ce désir pourrait-il ne pas donner forme à ce qui est désormais le plus humain des projets humains, à savoir la formation de l'homme ? Et, écartelé entre ce que l'homme est, matière de bout en bout déterminée, et ce qu'il veut être, forme libre, je ne vois pas comment le pont de la formation pourrait être jeté entre les deux rives sans la mise en œuvre d'une foi..."
Michel SOETARD, "La philosophie de l'éducation dans une logique de formation professionnelle enseignante", dans H. Hannoun et AM Drouin-Hans (dir.) Pour une philosophie de l'éducation, CNDP/CRDP de Bourgogne, 1993, p. 39.
428 Sans suivre l'auteur dans toutes ses options, on peut accorder que la différence sans cesse reconduite, reconstruite, entre le fait et la valeur marque bien la limite entre l'éducation et ce qui ne serait qu'un "élevage" humain.
2. L'éducation morale et civique Morale, éthique, citoyenneté : quels enjeux, quelle éducation ? Les enjeux d’un humanisme contemporain
Introduction : Ethique et citoyenneté, le retour ! Une double demande, pas toujours bien distinguée, est adressée aujourd'hui à l'école et à la société : • •
Demande d'éthique et de morale Demande de "citoyenneté"
Les notions de civisme, de citoyenneté et d'éthique font donc un grand retour : • •
Comme une exigence de plus en plus forte Comme l'expression d'une crainte, d'une peur : celle de l'affaissement de la moralité et de la responsabilité éthique, celle du recul du civisme et de la citoyenneté.
(On en cherchera quelques exemples) Les manifestations de ce mouvement sont légion, multiples et diverses, dans l'école et dans la société. Quelques exemples : • •
•
La multiplication des ouvrages d'éthique et des traités moraux. Le succès des ouvrages de Comte-Sponville, du livre de F. Savater Ethique à l'usage de mon fils La place de la préoccupation éthique et de la citoyenneté dans l'édition pédagogique (le "tournant éthique" chez les pédagogues, après la vogue didactique), et plus largement le récent succès de l'éthique dans le champ de l'éducation et de la formation (voir le thème des "valeurs") Le développement des "comités" d'éthique
Sous cette "demande" apparemment consensuelle, en réalité, des positions, des questions, des conceptions très diverses. • • •
De l'éthique du souci de soi Au rappel à la loi morale, à l'interdit, au devoir… Voire à celui des vertus de la sanction, du principe d'autorité
429 •
En passant par une refondation de la citoyenneté, l'essor d'une pleine éducation à la démocratie, à la responsabilité politique du citoyen du monde.
Une forte convergence, un apparent consensus (par exemple un article daté du 15 octobre 1996 paru dans Le Monde et signé de F. Bayrou,, B. Kriegel, D. Sallenave, P. Sollers : "L'école doit accepter d'assurer une éducation morale et civique"), mais déjà des divergences : • •
Ceux qui en appelle à la morale contre la violence (comme avait cru bon de le faire Claude Allègre) Et les réponses des pédagogues et des sociologues…
Bref, des préoccupations centrales, des enjeux essentiels pour l'éducation et la vie sociale, mais beaucoup de confusion. On se donnera ici pour tâche de tenter d'y voir un peu plus clair, de démêler les fils pour mieux mesurer les enjeux : • • • •
Pourquoi cette demande, aujourd'hui, d'éthique et de citoyenneté ? Que recouvre - quels besoins, quelles significations, quels enjeux - ce retour, cette ambition renouvelée d'une éducation civique et morale ? Qu'est-ce que l'éthique, la morale, la citoyenneté ? Est-ce la même chose ? Quelles relations entre l'éthique et le politique ? L'éducation morale et la formation du citoyen ?
I. La demande d'éthique aujourd'hui : pourquoi ? Ouverture : que mettons-nous sous l'idée d'éducation morale ? Document : Le sommaire du livre de Louis Legrand Enseigner la morale aujourd'hui ? Paris, PUF, 1991. Une préoccupation "naguère" dépassée, "ringarde" ! Et aujourd'hui le "grand retour" des préoccupations éthiques : quel sens accorder à ce phénomène ? 1. Le développement conjugué des sciences et des techniques détermine une mutation fondamental de l'agir humain (Hypothèse 1). Pourquoi la "montée en puissance" de l'éthique contemporaine ? L'agir humain face à un changement qualitatif, lié à l'ampleur des phénomènes en jeu : couche d'ozone, déchets nucléaires, clonage, transgénérique, procréation assistée… Ces capacités nouvelles ébranlent le cadre même de l'agir humain. Ainsi la procréation assistée et le cadre de la "filiation". Des questions pour lesquelles il n'existe pas de réponses déjà données ou de règles fixes pour y répondre 2. L'effondrement des derniers "grands récits" (Hypothèse 2). Quels courants de pensée dominaient les décennies précédentes ?
430 • • •
La psychanalyse (les instances intrapsychiques) Le marxisme (les rapports sociaux) Le structuralisme (les règles de la parenté, le langage)
Il suffit de rappeler les grandes lignes de ces conceptions pour que apparaisse leur point commun : il s'agit de constructions conceptuelles totalisantes, systématiques, enveloppant l'idée d'un sujet déterminé par ces grands ordres (l'inconscient, les rapports de classe et l'idéologie, le langage…) dans lesquels il est inscrit. La considération de l'éthique ébranle cette vision. Ou plus précisément, en prenant le problème par l'autre bout, la montée de l'éthique signe l'insuffisance de cette vision pour penser et agir dans le monde d'aujourd'hui, en appelle à une autre conception du sujet et de sa responsabilité. "La réflexion éthique constitue… le procès de cette rétention systématique et totalisante… La possibilité même de l'éthique est en contradiction absolue et de fait avec la conception d'un sujet intégralement déterminé" (Jean Michel BAUDOUIN, éditorial de la revue Education permanente n° 121, "Questionnement éthique", 1994. (Méfions-nous cependant que cette responsabilité retrouvée du sujet ne soit pas une façon pour la société de renvoyer aux seuls individus la responsabilité de leur destin social ! Un certain usage du "projet" et de la pédagogie du projet emprunte "innocemment" cette pente…).
3. Le point de vue de L. Legrand : la demande d'éducation civique et morale s'inscrit sur fond de crise. De façon très significative, Louis LEGRAND ouvrait son livre, Enseigner la morale aujourd'hui, sur un inventaire des symptômes de cette crise : insécurité, violence, montée de l'intolérance et du fanatisme, "évolutions techniques qui brouillent les jugements", invasion d'une société de consommation et du profit, "confusionnisme éthique". Ce que traduit cette crise, c'est bien sûr la mise à mal du lien social, mais aussi une mutation profonde des traditionnelles fondations de "l'autorité". Fin d'une société normatrice et de la morale disciplinaire comme la concevait encore DURKHEIM. Fin d'une hiérarchie sociale "homogène", de la congruence des différents niveaux de l'autorité (Ecole, famille, état, médias...). Je ne crois pas qu'on doive le regretter… Texte : L'éducation morale et civique aujourd'hui : données du problèmes, axes de réflexion.( Louis Legrand). L'interrogation sur les valeurs est à la mode. Le rôle de l'école en ce domaine ne saurait échapper au mouvement de l'opinion. Des raisons multiples et convergentes expliquent probablement cette situation : En premier lieu ce qu'on peut appeler d'un mot générique l'insécurité. La violence envahit peu à peu nos cités. Vol, viol, assassinats font le pain quotidien des médias. On peut d'ailleurs
431 légitimement s'interroger sur le caractère réel de cette aggravation et se demander si cette insécurité ressentie n'est pas l'effet d'une certaine information, plus qu'une réalité. En deuxième lieu, la montée de l'intolérance et du fanatisme avec le développement de l'immigration, la perduration de conflits sanglants, d'actes terroristes, de prises d'otages, d'assassinats politiques. Notre pays est relativement épargné, mais là encore l'information quotidienne nous apporte par l'image et le son l'écho de faits lointains devenus proches par le miracle de l'électronique. En troisième lieu, les évolutions techniques qui brouillent des jugements jusqu'ici assurés et créent des situations radicalement nouvelles auxquelles nous ne savons pas répondre : la contraception, avec ses conséquences sur la sexualité le génie génétique, avec ses conséquences sur la procréation les drogues, avec leurs conséquences sur l'hygiène et l'usage du corps ; le chômage structurel, avec ses conséquences sur l'image du travail, etc. En quatrième lieu, l'invasion d'une société de consommation et du profit qui entraîne toutes les tentations conduisant à l'endettement, à la fraude, à la délinquance civique. Tous ces faits convergent vers une confusion mentale nous ne savons plus quoi exalter et quoi condamner. Ou plutôt, nous sommes atteints de confusionnisme éthique, condamnant là avec d'autant plus de vigueur que nous ne sommes plus très assurés d'avoir raison, nous indignant ici dans les mêmes conditions, admirant ailleurs ce qui nous paraît finalement exceptionnel, comme tel dévouement charitable ou tel sacrifice qu'au fond de nous nous jugeons excessifs ou voués à l'échec. La recherche de valeurs et la quête inquiète d'un fondement assuré résultent de cet état chronique de confusion avec les tentatives de simplification irrationnelle proposée par les fanatismes : racismes, nationalismes, mysticismes divers. L'univers scolaire n'échappe pas à cette confusion. On la rencontre à la fois dans l'institution, dans la mesure où les instructions manquent d'assurance ou même de présence, et dans les pratiques scolaires et la vie des établissements. Sur le premier point, il est significatif que la morale, présente en place d'honneur dans les instructions de l'école élémentaire depuis 1887 et 1923, ait pratiquement disparu dans le cadre général des " Activités d'éveil " en 1978 pour réapparaître en 1985, à la fin des instructions, comme seule " Education civique ". Je reviendrai plus longuement sur cette évolution. Sur le second point, il suffit de visiter aujourd'hui des classes et de se souvenir, si l'on est assez âgé, des conditions dans lesquelles on vivait à l'école en 1930 pour saisir la différence. Conformisme, rigidité, discipline quasi militaire dans la cour, dans les couloirs, dans la salle de classe, marques extérieures de respect pour la hiérarchie dont le maître faisait partie, récompenses publiques, châtiments publics quasi corporels, respect scrupuleux des bâtiments, tel était le spectacle quotidien de la vie scolaire d'avant 1945. Aujourd'hui règne une anomie bon enfant. S'il existe encore des sonnettes pour rythmer le déroulement des cours et des récréations, la mise en rang se fait " gentiment ". On entre en classe décontracté. On répond souvent spontanément sans lever le doigt, on laisse traîner ses affaires, on jette du papier, on " orne " les murs de graffiti, etc. Il n'est pas jusqu'à la tenue vestimentaire qui diffère.
432 Autrefois la blouse grise servait d'uniforme. Aujourd'hui les blousons, les jeans offrent un spectacle bariolé et parfois franchement relâché. Tout cela traduit, à n'en pas douter, sinon comme on sera tenté de le dire, du "laxisme", mais au moins un manque certain de conviction quant à la conformité des comportements à une norme universellement acceptée. Les élèves, dans leur majorité, ne sont plus conditionnés par la famille. Les professeurs ne sont plus convaincus de leur droit ou de leur devoir d'intervenir. Certes, cette impression demande à être confirmée et précisée, et il ne manque pas de parents ou de maîtres pour déplorer cet état de fait et réclamer plus de rigueur dans la conduite de la classe et dans la vie scolaire. Mais il conviendra de s'interroger sur la nature exacte de ces revendications, de qui elles émanent, de quelle cohérence elles relèvent. Si la " chienlit " de 1968 est universellement condamnée, le retour aux bonnes vieilles habitudes n'est peut-être pas l'aspiration de tous. A l'école comme dans la cité, la confusion est le trait dominant de la situation. Est-il possible d'en sortir ou, du moins, de définir clairement ce qui serait souhaitable ? La question est d'autant plus importante qu'on s'accorde pour penser que l'école a un rôle irremplaçable à jouer en matière de formation civique et que la confusion dans la cité provient de la confusion à l'école. Les anciens déjà constataient l'importance des conditionnements scolaires pour la vie des cités : " Quand le fouet règne à l'école, l'ordre règne au Capitole ". Cette cohérence n'est probablement pas aussi simple, et nous aurons à nous interroger sur de possibles filiations dont le sens n'est pas aussi évident que la chronologie pourrait nous le faire croire. L'école précède la vie adulte. Mais les maîtres sont aussi des adultes et l'air du temps crée probablement plus sûrement l'isomorphisme cité-école que l'école ne crée à elle-seule les manières de vivre dans la cité. Mais qu'est-ce que " l'air du temps " ? La question de l'éducation morale à l'école met donc en cause aujourd'hui une interrogation plus radicale sur les valeurs morales en général, et l'interrogation sur la pédagogie devra nécessairement aborder des problèmes philosophiques fondamentaux que les pédagogies de la morale n'ont pas connus jusqu'ici. On a pu se borner en effet jusqu'alors à dénoncer l'incohérence d'une pédagogie quotidienne qui ne permettrait pas d'atteindre les finalités officiellement affichées. L'autonomie, la responsabilité, la coopération, la solidarité, autant de valeurs considérées comme allant de soi et rappelées habituellement dans les objectifs assignés à l'école. Par opposition les pédagogues novateurs, ceux en particulier qui se réclamaient des " méthodes actives " ou de la " Pédagogie nouvelle " pouvaient dénoncer l'inadéquation de la pédagogie traditionnelle à l'atteinte de ces valeurs officiellement admises. Le problème aujourd'hui est plus fondamental. Il concerne les valeurs elles-mêmes. Le fonds commun que l'on pouvait considérer comme allant de soi n'a pas résisté à l'évolution des moeurs. La bonne vieille morale de nos pères, que Jules Ferry pouvait évoquer dans son souci d'une éducation morale universelle dégagée des dogmes religieux, n'a plus de sens si l'on cherche une traduction opérationnelle au lieu de s'en tenir aux principes généraux. L'honnêteté, l'économie, le dévouement, la générosité, le patriotisme, la fidélité, le respect des biens, le respect de la vie, tout cela pose problème aujourd'hui. Il n'y a plus de bonne volonté incontestable. Avant de définir une pédagogie il est donc nécessaire aujourd'hui d'interroger les valeurs.
433 C'est donc par une réflexion philosophique qu'il convient de commencer, avec toute la difficulté d'une telle entreprise. Il serait présomptueux de penser que cette réflexion pourra atteindre des certitudes. Essayons du moins de poser les problèmes avec l'espoir de dégager quelques orientations utiles au pédagogue engagé. Louis LEGRAND, Enseigner la morale aujourd'hui ?, Paris, PUF, 1991, pp. 9-13.
4. Une caractéristique du monde postmoderne ? Texte : F. MORANDI, Philosophie de l'éducation, Paris, Nathan, 2000, p. 38/39. "La " postmodernité " est une désignation conventionnelle, indicatrice d'un autre rapport pensée-homme-monde. La postmodemité n'est pas la négation de la modernité, mais elle propose historiquement, à partir du XIXè siècle (cf. la critique nietzschéenne), et dans le courant du XXè siècle, au fil de l'évolution des sciences notamment, une phase de déconstruction (" monde morcelé "), qui rejette la vue globale de l'histoire comme progrès ou libération. Habermas affirme que la modernité est un projet inachevé : mais le projet subsiste. Castoriadis, lui, suppose une redéfinition du projet d'autonomie au sein d'un principe d'autoréférence, d'autotranscendance : l'homme devient l'îlot à partir duquel se dessinent les continents, et non un monde à découvrir selon une carte universelle, idéal de la modernité. L'action humaine est à la fois faire et instituer. De nouvelles organisations des savoirs et des valeurs s'y construisent. Une reconstruction de notre pratique est devenue l'objet à penser d'une philosophie et à faire d'une éducation, les deux s'interrogeant. Les philosophies de la reconstruction (ou de la construction), au sens où Habermas parle de critique constructiviste partant de l'expérience, reconstruisent une pratique : " L'idée de fondation est remplacée par celle de la mise œuvre critique. " Le scepticisme de la fondation conduit à un pragmatisme critique ou/et constructiviste. L'éducation trouve ainsi sa place au sein de l'action humaine, dans l'éducation " politique " et pour l'ensemble des savoirs, celle de la réalisation d'une autonomie et du projet immanent à l'action humaine. L'éducation est elle aussi référée à l'existence de l'homme et à son interprétation existentielle.
Franc MORANDI, Philosophie de l'éducation, Paris, Nathan, 2000, pp. 38-39.
II. Ethique et/ou morale. Quelques clarifications nécessaires 1. Une distinction utile Le terme "éthique" tend aujourd'hui à supplanter le terme de "morale" ? Pourquoi ? Sur les variations du vocabulaire. Un exemple : morale et éthique selon Marcel CONCHE :
434 "La morale se fonde non sur telle ou telle croyance, religion ou système, mais sur cet absolu qu'est la relation de l'homme à l'homme dans le dialogue. … La morale, non l'éthique. L'"éthique" de Spinoza suppose le système de ce philosophe. C'est donc une éthique particulière, car on est spinozien ou on ne l'est pas. De même pour l'éthique nietzschéenne du surhomme, ou épicurienne, ou stoïcienne, ou toute autre. L'éthique est la doctrine de la sagesse – mais, chaque fois, d'une sagesse ; et la sagesse est l'art de vivre la meilleure vie possible. Comment vivre ? On en jugera ainsi ou autrement selon, par exemple, que l'on concevra la mort comme un point final ou un passage. Il en va des philosophies comme des religions : elles sont nécessairement multiples, et nul ne peut démontrer la fausseté des conceptions qu'il ne partage pas". Marcel CONCHE, Le fondement de la morale, Paris, PUF, 1993).
Exploration : Qu'est-ce qu'un "problème éthique" ? Qu'est-ce qu'une "difficulté morale", un "scrupule moral" ? En réfléchissant sur quelques exemples, empruntés à différents domaines et notamment aux domaines de l'éducation et de la formation, on tentera de dégager les notions engagées. On dégagera notamment trois dimensions de la vie et de la responsabilité éthiques : Le rapport à soi, le rapport à l'autre, le rapport à l'institution et à la loi. Paul RICOEUR s'efforce de distinguer éthique et morale. L'éthique, selon le philosophe, viendrait "avant" la loi morale. Dans cet esprit, on distinguera : Le domaine de l'éthique : c'est celui du questionnement, de la délibération sur ce qu'il est juste et bon de faire, d'une interrogation sur le sens et la valeur de nos actions, d'une clarification exigée sur ce que nous croyons "bon" de faire. La notion d'éthique enveloppe l'idée d'une pluralité des biens, et d'une hiérarchisation dont le sujet doit prendre la responsabilité. Le domaine de la morale : celui de la confrontation à la loi, à l'interdit, à la règle, à la norme, à l'obligation. C'est dans la philosophie de KANT (Cf. Annexe 1) qu'on trouve l'expression la plus accomplie de cette conception de la morale comme obéissance à la loi morale qui commande en nous, morale du devoir, tandis que le domaine de l'éthique réhabilite d'une certaine façon la conception antique, celle d'Aristote notamment (Cf. Annexe 2). La conception de DURKHEIM, même si le sociologue s'oppose au philosophe, est également une morale du devoir et de l'obéissance à la règle (Cf. Annexe 3).
2. La question de la "conduite de la vie" La distinction morale/éthique entraîne des conséquences importantes sur le plan de la conduite de la vie.
435 Du côté de la morale, une règle préétablie, à laquelle toute action bonne et juste doit se conformer, une règle (extérieure ?) imposée, la valeur donnée dans un commandement. Du côté de l'éthique, l'ouverture du champ aléatoire et problématique de l'action, de la hiérarchisation des biens, de la "valorisation". D'où : • • •
L'importance de l'agir, de "l'entreprendre", de l'œuvre, etc., de la pratique par opposition à la technique ; L'importance et la réhabilitation de l'expérience, de l'empirie. Pas d'actions sans considération du contexte. Et surtout, l'introduction, au cœur de la conduite et de l'action, de la délibération, de la diversité des biens entre lesquels il faut arbitrer, de la nécessité d'opérer des choix entre plusieurs conduites possibles.
La notion de personne, la philosophie de KANT l'a montré, est au fondement de la morale, de l'universalité de la morale. L'éthique ouvre sur un enrichissement de la notion de personne et de la réflexion sur le "sens de la vie" : Du côté de la personne : être une personne, c'est être capable de discernement, du questionnement, de liberté, d'œuvre, de réalisation, d'accomplissement. Du côté du sens, du sens de la vie : La réflexion éthique, parce qu'elle doit délibérer et justifier des choix, parce qu'elle ouvre à la diversité de ce que chacun croit bon et juste, demande à chacun un effort de clarification sur ce qu'il estime bon de faire, bref de s'interroger sur le sens de ses entreprises et ce qui fonde les projets d'existence de chacun.
3. Une fondation philosophique de l'éthique : la réflexion de Paul Ricœur Distinguer l'éthique de la morale, et même substituer l'éthique à la morale, n'est-ce pas renoncer à l'universalité de la morale, à l'obligation inhérente à la loi morale, n'est-ce pas s'accommoder d'un relativisme (les éthiques) contestable ? L'exigence morale n'est elle pas universelle ? Alors que l'éthique est toujours particulière ?
Marcel CONCHE (Le fondement de la morale, Paris, PUF, 1993) exprime bien cette exigence comme exigence de fonder la morale. Selon ce philosophe, "la morale se fonde sur cet absolu qu'est la relation de l'homme à l'homme dans le dialogue" (Avant-propos de la seconde édition. On notera que l'argumentation est assez proche de celle que développe "l'éthique de la discussion" de HABERMAS). Texte: Marcel CONCHE Le fondement de la morale, Paris, PUF, 1993, p. 1/2 "Si je fonde ma morale sur ma religion, vous contesterez ma religion au nom d'une autre religion ou de l'irréligion (si vous êtes agnostique ou athée), et ma morale ne sera plus qu'une morale à côté d'une autre, une morale parmi d'autres, une morale particulière. Je ne pourrai que dire : voici ma morale, vous avez la vôtre, et moi la mienne. Si je fonde ma morale sur ma philosophie, vous contesterez ma philosophie au nom d'une autre philosophie ou de la non-
436 philosophie, et ma morale ne sera plus qu'une morale entre autres, sans aucun droit de s'imposer. Si vous contestez que nous ayons à fonder la morale, car chacun, d'une morale, se trouve déjà pourvu, je croirai, certes, que ma morale est la meilleure, mais vous le croirez aussi de la vôtre. Toutes les morales auront un droit égal de juger de ce qui est bon et de ce qui ne l'est pas. Alors les assassins de Buchenwald, Dachau, Auschwitz, etc., auront beau jeu. Avoir été vaincus par une force supérieure, mais dont on ne pourra pas dire qu'elle était, plus qu'une autre, au service de la vérité morale, avoir été vaincus, dis-je, sera leur seule faute.
S'il n'en est pas ainsi, d'abord il faut fonder la morale ; ensuite, il faut la fonder non sur le particulier - et une religion ou une philosophie sont toujours particulières, puisqu'il y en a d'autres -, mais sur l'universel. L'universel est ce qui laisse de côté toutes les particularités. Laisser de côté ce qui nous sépare ou nous distingue, c'est ce qui se fait dans le dialogue, lorsqu'on écoute. Je parle, vous m'écoutez; vous parlez, je vous écoute. Nous opérons, ]'un et l'autre, la réduction dialogique, mettant de côté nos croyances, nos opinions, nos traditions, nos particularités de toutes sortes, pour être attentifs, exclusivement, au vrai et au faux. Nous réalisons, par notre opération réciproque, l'universel vivant. Que se passe-t-il alors? Chacun présuppose l'autre comme pouvant saisir la vérité qui est la sienne, fût-elle seulement, pour chacun, celle de l'autre. Ou : chacun, simplement pour pouvoir s'adresser à lui, lui parler, présuppose l'autre comme capable de vérité. Chacun, à ce titre, présuppose l'autre comme son égal. Dès lors que les inégaux des régimes à privilèges se fussent adressé la parole autrement que pour juger, louer ou blâmer, ou commander sans réplique, ils eussent mis en péril, par le simple fait d'être deux êtres humains parlant ensemble seulement pour dire le vrai ou le faux, le système même qui les établissait, inégaux. C'est pourquoi, privilégiés et non-privilégiés ne dialoguaient pas, et, souvent, ne se parlaient pas. Or, de cette égalité de tous les hommes, impliquée dans le simple fait de pouvoir lier réelle conversation, se tire toute la morale - celle qui, par différence avec les morales collectives particulières, est la même pour tous, et contient tous les droits et les devoirs universels de l'homme. La morale se fonde non sur telle ou telle croyance, religion ou systèmes mais sur cet absolu qu'est la relation de l'homme à l'homme dans le dialogue. ... La morale, non l'éthique. L'"éthique" de Spinoza suppose le système de ce philosophe. C'est donc une éthique particulière, car on est spinozien ou on ne l'est pas. De même pour l'éthique nietzschéenne du surhomme, ou épicurienne, ou stoïcienne, ou toute autre."
Mais comment, si la loi et l'obligation viennent d'abord, ne pas faire de la morale quelque chose d'extérieur au sujet ? Une telle conception de la morale est-elle compatible avec les valeurs de l'individualisme démocratique ? Paul Ricœur tente de "mettre à jour l'intention éthique qui précède", selon lui, "dans l'ordre du fondement la loi morale". Cf. : Paul RICOEUR, Avant la loi morale : l'éthique, dans Encyclopédia Universalis, "Les enjeux", 1985. - Le triangle de base de l'éthique : le pôle-je, le pôle-tu, le pôle-il - Le pôle-je : Pour qu'il y ait action éthique (délibération, choix, etc.,), il faut que se découvre et se pose un "je" qui ait la capacité d'agir intentionnellement, de prendre de l'initiative, de
437 faire œuvre, de donner du sens, en liant l'ordre des intentions à l'ordre du monde. Il faut "une liberté en première personne qui se pose elle-même" dans ses œuvres et son action. C'est là le plan du rapport à soi : liberté, œuvre, estime de soi. - Le pôle-tu : Pour qu'il y ait véritablement éthique, il faut encore que "je" découvre "tu" comme son semblable. "On entre vraiment en éthique quand, à l'affirmation par soi de la liberté, s'ajoute la volonté que la liberté de l'autre soit. Je veux que ta liberté soit". C'est le plan du rapport à l'autre : liberté, réciprocité, reconnaissance, responsabilité. •
Le pôle-il : Mais nul ne "naît" dans un monde vide. Il y a toujours pour chacun du "déjà-là", de "l'éthiquement marqué". Bref la dynamique de l'intention éthique à affaire avec de la morale instituée (règles, précepts, interdits…). "Chaque projet éthique surgit au milieu d'une situation qui est déjà éthiquement marquée ; des choix, des préférences, des valorisations ont déjà eu lieu, qui se sont cristallisées dans des valeurs que chacun trouve en s'éveillant à la vie consciente". C'est le plan du "rapport à l'institution", à la règle, à la loi.
III. L'éducation morale et l'accès aux valeurs 1. La morale entre sacré et raison Durkheim : " Rendre sensible à l'enfant, sous une forme rationnelle, l'aspect sacré de la morale " "Sans qu'il soit nécessaire de pousser bien loin l'analyse, tout le monde sent assez facilement qu'en un sens, tout relatif d'ailleurs, l'ordre moral constitue une sorte de régime à part dans le monde. Les prescriptions de la morale sont marquées comme d'un signe qui impose un respect tout particulier. Tandis que toutes les opinions relatives au monde matériel, à l'organisation physique ou mentale, soit de l'animal, soit de l'homme, sont aujourd'hui abandonnées à la libre discussion, nous n'admettons pas que les croyances morales soient aussi libre ment soumises à la critique. Quiconque conteste devant nous que l'enfant a des devoirs envers ses parents, que la vie de l'homme doit être respectée, soulève en nous une réprobation très différente de celle que peut susciter une hérésie scientifique, et qui ressemble de tous points à celle que le blasphémateur soulève dans l'âme du croyant. A plus forte raison, les sentiments qu'éveillent les infractions aux règles morales ne sont aucunement comparables aux sentiments que provoquent les manquements ordinaires aux préceptes de la sagesse pratique ou de la technique professionnelle. Ainsi, le domaine de la morale est comme entouré d'une barrière mystérieuse qui en tient à l'écart les profanateurs, tout comme le domaine religieux est soustrait aux atteintes du profane. C'est un domaine sacré. Toutes les choses qu'il comprend sont comme investies d'une dignité particulière, qui les élève au-dessus de nos individualités empiriques, qui leur confère une sorte de réalité transcendante. Ne disons-nous pas couramment que la personne humaine est sacrée, qu'il faut lui rendre un véritable culte ? Si donc, en rationalisant l'éducation, on ne se préoccupe pas de retenir ce caractère et de le rendre sensible à l'enfant sous une forme rationnelle, on ne lui transmettra qu'une morale déchue de sa dignité naturelle. Un progrès quelconque de l'éducation morale dans la voie d'une plus grande rationalité ne peut pas se produire, sans que, au même moment, des tendances morales nouvelles ne se
438 fassent jour, sans qu'une soif plus grande de justice ne s'éveille, sans que la conscience publique ne se sente travaillée par d'obscures aspirations. L'éducateur qui entreprendrait de rationaliser l'éducation, sans prévoir l'éclosion de ces sentiments nouveaux, sans la préparer et la diriger, manquerait donc à une partie de sa tâche. Voilà pourquoi il ne peut se borner à commenter, comme on l'a dit, la vieille morale de nos pères. Mais il faut, de plus, qu'il aide les jeunes générations à prendre conscience de l'idéal nouveau vers lequel elles tendent confusément, et qu'il les oriente dans ce sens. Il ne suffit pas qu'il conserve le passé, il faut qu'il prépare l'avenir. Et c'est, d'ailleurs, à cette condition que l'éducation morale remplit tout son office. Si l'on se contente d'inculquer aux enfants cet ensemble d'idées morales moyennes, sur lequel l'humanité vit depuis des siècles, on pourra bien, dans une certaine mesure, assurer la moralité privée des individus. Mais ce n'est là que la condition minimum de la moralité, et un peuple ne peut s'en contenter. Une société comme la nôtre ne peut donc s'en tenir à la tranquille possession des résultats moraux qu'on peut regarder comme acquis. Il faut en conquérir d'autres : et il faut, par conséquent, que le maître prépare les enfants qui lui sont confiés à ces conquêtes nécessaires, qu'il se garde donc de leur transmettre l'évangile moral de leurs aînés comme une sorte de livre clos depuis longtemps, qu'il excite au contraire chez eux le désir d'y ajouter quelques lignes, et qu'il songe à les mettre en état de satisfaire cette légitime ambition. Emile DURKHEIM, L'éducation morale (nouvelle édition PUF, 1974, pp. 8-11)
2. L'éducation de la conscience comme "éthique du futur" et discernement des valeurs "L'éducation est au carrefour paradoxal de la relation au monde et de la relation à la vie…: comme exigence éthique, elle est liée à une éducation à la pensée. L'objet de l'activité du sujet n'est pas ici une praxis, mais une conscience, une vigilance éthique : la réalisation sociale (règles, normes, lois, etc.) naît de l'esprit mais ne s'y résout pas. La conscience, nous dit Hannah Arendt, est le lieu qui peut donner un sens à la connaissance de la justice. L'œuvre éducative est d'apprendre à penser et non d'apprendre les doctrines, les règles, le conventionnalisme. Arendt dessine l'espace de mémoire politique et éthique qui permet d'échapper à " l'homme nouveau " privé de mémoire des totalitarismes, qui fait de l'éducation du devenir le lieu et le temps qui préservent l'ancien comme le nouveau dans le devenir de l'humanité. Pour Jonas aussi, la mémoire est la dimension d'une responsabilité de l'esprit humain, d'une éducation à l'" éthique du futur " (Hans Jonas, " Le Principe responsabilité - Sur le fondement d'une éthique du futur ", in : Pour une éthique du futur, Paris, Le Seuil, 1993.). Cette éducation à la responsabilité repose sur " deux angles d'attaque ou deux tâches préliminaires : 1) maximaliser la connaissance des conséquences de notre agir, dans la mesure où elles peuvent déterminer et mettre en péril, la future destinée de l'homme ; et 2) élaborer à la lumière de ce savoir, c'est-à-dire de la nouveauté sans précédent qui pourrait advenir, une connaissance elle-même nouvelle de ce qui convient et de ce qui ne convient pas… Le savoir, qui est ici un double savoir, à la fois intellectuel et éthique, devient la matière du lien éducatif, celui du temps, de l'ancien, du nouveau et aussi du futur."
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F. MORANDI, Philosophie de l'éducation, Paris, Nathan, 2000; p. 35.
3. De la révolte au droit. Genèse des valeurs (Albert Camus) "Qu'est-ce qu'un homme révolté? Un homme qui dit non. Mais s'il refuse, il ne renonce pas : c'est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. Un esclave, qui a reçu des ordres toute sa vie, juge soudain inacceptable un nouveau commandement. Quel est le contenu de ce " non "? Il signifie, par exemple, " les choses ont trop duré ", " jusque-là oui, au-delà non ", " vous allez trop loin ", et encore, " il y a une limite que vous ne dépasserez pas ". En somme, ce non affirme l'existence d'une frontière. On retrouve la même idée de limite dans ce sentiment du révolté que - l'autre " exagère ", qu'il étend son droit au-delà d'une frontière à partir de laquelle un autre droit lui fait face et le limite. Ainsi, le mouvement de révolte s'appuie, en même temps, sur le refus catégorique d'une intrusion jugée intolérable et sur la certitude conquise d'un bon droit, plus exactement l'impression, chez le révolté, qu'il est " en droit de... ". La révolte ne va pas sans le sentiment d'avoir soi-même, en quelque façon, et quelque part, raison. C'est en cela que l'esclave révolté dit à la fois oui et non. Il affirme, en même temps que la frontière, tout ce qu'il soupçonne et veut préserver en deçà de la frontière. Il démontre, avec entêtement, qu'il y a en lui quelque chose qui " vaut la peine de... ", qui demande qu'on y prenne garde. D'une certaine manière, il oppose à l'ordre qui l'opprime une sorte de droit à ne pas être opprimé au-delà de ce qu'il peut admettre. En même temps que la répulsion à l'égard de l'intrus, il y a dans toute révolte une adhésion entière et instantanée de l'homme à une certaine part de lui-même. Il fait donc intervenir implicitement un jugement de valeur, et si peu gratuit, qu'il le maintient au milieu des périls. Jusque-là, il se taisait au moins, abandonné à ce désespoir où une condition, même si on la juge injuste, est acceptée. Se taire, c'est laisser croire qu'on ne juge et ne désire rien, et, dans certains cas, c'est ne désirer rien en effet. Le désespoir, comme l'absurde, juge et désire tout, en général, et rien, en particulier. Le silence le traduit bien. Mais à partir du moment où il parle, même en disant non, il désire et juge. Le révolté, au sens étymologique, fait volte-face. Il marchait sous le fouet du maître. Le voilà qui fait face. Il oppose ce qui est préférable à ce qui ne l'est pas. Toute valeur n'entraîne pas la révolte, mais tout mouvement de révolte invoque tacitement une valeur. S'agit-il au moins d'une valeur ? Si confusément que ce soit, une prise de conscience naît du mouvement de révolte : la perception, soudain éclatante, qu'il y a dans l'homme quelque chose à quoi l'homme peut s'identifier, fût-ce pour un temps. Cette identification jusqu'ici n'était pas sentie réellement. Toutes les exactions antérieures au mouvement d'insurrection, l'esclave les souffrait. Souvent même, il avait reçu sans réagir des ordres plus révoltants que celui qui déclenche son refus. Il y apportait de la patience, les rejetant peut-être en lui-même, mais, puisqu'il se taisait, plus soucieux de son intérêt immédiat que conscient encore de son droit. Avec la perte de la patience, avec l'impatience, commence au contraire un mouvement qui peut s'étendre à tout ce qui, auparavant, était accepté. Cet élan est presque toujours rétroactif. L'esclave, à l'instant où il rejette l'ordre humiliant de son supérieur, rejette en même temps l'état d'esclave lui-même. Le mouvement de révolte le porte plus loin qu'il n'était dans le simple refus. Il dépasse même
440 la limite qu'il fixait à son adversaire, demandant maintenant à être traité en gal. Ce qui était d'abord une résistance irréductible de l'homme devient l'homme tout entier qui s'identifie à elle et s'y résume. Cette part de lui-même qu'il voulait faire respecter, il la met alors au-dessus du reste et la proclame préférable à tout, même à la vie. Elle devient pour lui le bien suprême. Installé auparavant dans un compromis, l'esclave se jette d'un coup (" puisque c'est ainsi... ") dans le Tout ou Rien. La conscience vient au jour avec la révolte. Mais on voit qu'elle est conscience, en même temps, d'un tout, encore assez obscur, et d'un " rien " qui annonce la possibilité de sacrifice de l'homme à ce tout. Le révolté veut être tout, s'identifier totalement à ce bien dont il a soudain pris conscience et dont il veut qu'il soit, dans sa personne, reconnu et salué - ou rien, c'est-à-dire se trouver définitivement déchu par la force qui le domine. A la limite, il accepte la déchéance dernière qui est la mort, s'il doit être privé de cette consécration exclusive qu'il appellera, par exemple, sa liberté. Plutôt mourir debout que de vivre à genoux. La valeur, selon les bons auteurs, " représente le plus souvent un passage du fait au droit, du désiré au désirable (en général par l'intermédiaire du communément désiré ". Le passage au droit est manifeste, nous l'avons vu, dans la révolte. De même le passage du " il faudrait que cela fût ", au " je veux que cela soit ". Mais plus encore, peut-être, cette notion du dépassement de l'individu dans un bien désormais commun." Albert CAMUS, L'homme révolté, Paris, Gallimard, 1951 (col. Folio/essais, pp. 27-30.)
4. L'individualisme, un obstacle à l'éducation civique et morale ? Texte 1 : L'éducation morale entre règle sociale et éthique individualiste : l'exemple de la politesse. "EST-ON FONDÉ À DIRE, comme on l'entend si souvent, qu'aujourd'hui les enfants n'apprennent plus la politesse ? Une enquête réalisée en crèche et en maternelle, auprès de responsables de l'éducation de jeunes enfants, conduit à nuancer le propos : s'il est clair que, dans les lieux étudiés, la politesse n'est pas " morte ", dans la mesure où elle imprègne profondément les relations entre enfants et adultes, il est cependant frappant de constater à quel point les éducateurs, entre eux, en parlent peu. La répugnance à s'interroger ensemble sur leu pratiques respectives, en réunion ou même de façon informelle, est particulière à cet apprentissage. Elle s'explique surtout par une dualité des significations attribuées à la politesse qui rend le sujet complexe, personne ne sachant plus exactement de quoi l'on parle. Dualité des conceptions de la politesse Les pratiques observées et les représentations recueillies par entretiens laissent en effet apparaître deux conceptions, relativement antagonistes, à la fois dans la façon dont la politesse intervient dans les rapports entre les individus et dans les moyens de l'apprendre aux enfants. La première pourrait être qualifiée de " traditionnelle ", dans la mesure où elle n'est pas sans évoquer les pratiques décrites dans la littérature du XIXe et de la première moitié du XXe siècle. Elle se présente comme un rituel destiné à modeler des comportements compatibles
441 avec un déroulement pacifique des relations sociales. Elle traduit, de façon formelle, la nature des relations qui s'établissent entre deux personnes, en fonction de leurs statuts respectifs ou de la part supposée que chacune prend à la persistance du corps social. Les formules de politesse reflètent l'ordre, sur lequel repose la société et le respect particulier dû à chacun de ses membres. Cette acception de la politesse sera désignée par l'expression " politesse en héritage " dans la mesure où les formes ou les comportements spécifiques attendus de l'enfant lui sont transmis de sorte qu'il en " hérite " en même temps que la position qu'il occupe, à l'origine, dans l'espace social. Cette politesses en héritage s'inscrit dans une vision du monde holiste et particulariste. Pour ce qui est de son apprentissage, la politesse en héritage se caractérise par un certain formalisme dans la tenue et les expressions enseignées à l'enfant, et repose sur une asymétrie dans les attentes à l'égard des enfants et des adultes. Ici , l'enfant intègre sa place dans l'univers social en apprenant d'abord à manifester du respect à ses aînés, à ceux qui savent et lui transmettent leur savoir. Ses parents et ses éducateurs doivent mériter et exiger le respect de leur fonction. Dans les entretiens où résonne une certaine nostalgie de cette forme traditionnelle de la politesse, se trouve très souvent évoquée la question de la démission des parents et des adultes en général. Cet extrait d'entretien avec une " dame de service " dans une école du Nord de Paris en est l'exemple : "L'enfant est beaucoup plus déstabilisé à l'heure actuelle qu'avant. Avant, il y avait vraiment la cellule familiale. L'enfant restait chez lui au moins jusqu'à ce qu'il aille à l'école. Et c'était vraiment la famille, avec les grands-parents. La méthode pour élever un enfant n'est plus du tout la même que de mon temps. On n'avait pas le droit de parler à table, il y avait beaucoup d'interdits. Tandis que maintenant l'enfant, dès tout petit, il fait ce qu'il veut". La différence irréductible entre l'enfant et l'adulte, parce qu'elle est le vecteur d'apprentissage des différences constitutives du corps social, est l'une de celles que les personnes favorables à cette première acception de la politesse supportent le plus difficilement de voir mise à mal. Mais la politesse, telle qu'elle se pratique ou s'enseigne dans les crèches et les écoles maternelles où l'enquête s'est déroulée, relève plus fréquemment d'une autre conception, qui s'inscrit dans une vision du monde profondément individualiste et universaliste, dans laquelle l'être humain, présent, vivant, est la seule finalité. Cette deuxième acception sera donc appelée " politesse par scrupules " dans la mesure où les attitudes qu'elle requiert reposent sur l'inquiétude suscitée par l'absence d'un fondement naturel de l'ordre social et sur une exigence morale de justification. En effet, quand la justification de soi, dans la conception holiste qui imprègne la politesse de l'héritage, procède de la fusion du " je " et du " nous ", celle qui sous-tend la politesse des scrupules repose sur l'équivalence entre " je " et " tu ", entre soi et n'importe quel autre. Seule la conscience que l'on a des autres génère et entretient la conscience que l'on a de soi. Le regard et l'écoute que l'on accorde aux autres permet regard et écoute de soi, par un jeu de miroir, entre l'autre et soi-même. Enfin la considération que l'on a pour soi se nourrit, principalement, de la considération portée à autrui. Toute forme de dénégation de l'autre ouvre par réflexion (au sens physique du mot) une brèche dans la conscience de sa propre identité. Alors que la politesse en héritage reflète l'ordre " naturel " des relations inscrit dans la structure sociale, la politesse par scrupules manifeste et, ce faisant, concrétise le lien abstrait, moral mais nécessaire, qui unit les êtres humains conduits à vivre ensemble. Elle est l'ensemble des manifestations, des modes d'expression par lesquels l'individu rend tangible sa
442 prise en compte d'autrui. La directrice d'une école maternelle du Nord de Paris exprime ainsi l'importance qu'elle accorde au " bonjour " qu'elle adresse, chaque matin, à chaque enfant arrivant à l'école : "Je crois qu'il faut passer par le bonjour, le regard, le matin: Tiens, tu existes. Je te dis bonjour parce que je sais que tu es là, que tu existes et que je vais passer un moment avec toi. C'est le bonjour. C'est formel, mais c'est aussi la reconnaissance de l'existence de l'autre". Accueillir, exprimer la part que l'on reconnaît à autrui dans la satisfaction de ses attentes ou de ses demandes, manifester sa gratitude, remarquer les séparations, sont autant de registres élémentaires dans lesquels l'individu rend compte du fait qu'il n'est rien si les autres ne sont pas autant que lui. Peu importent les mots - bonjour, s'il te plaît, au revoir - ou les gestes : il suffit que soient perceptibles la prises en compte d'autrui et le désir de la lui manifester. L'incitation à être poli À chaque conception de la politesse correspondent, de façon idéale, des modes différents d'apprentissage. La politesse par héritage est transmise de façon autoritaire, par le recours au modèle ou à imitation, à la punition et la récompense ; tandis que l'enfant est éveillé à la politesse des scrupules par la réciprocité mise en œuvre à travers le langage et la communication avec les autres. Mais les entretiens et les observations recueillies lors de cette enquête montrent en fait que la politesse ne s'apprend aujourd'hui ni vraiment grâce à l'autorité, ni vraiment par réciprocité. L'une et l'autre y contribuent, mais les pratiques les plus courantes mêlent, de façon plus ou moins cohérente, plus ou moins harmonieuse, autorité et réciprocité, à travers des modes d'incitation à la politesse. Et de fait, le plus frappant, dans cette enquête, est la mixité des modes de pensée de l'univers étudié et le sentiment que chaque acteur est, pour reprendre le terme de Louis Dumont, " hanté " par la vision du monde à laquelle il ne veut pas croire. Tous les éducateurs dont l'entretien fait apparaître une relative conviction dans leur vision du monde, qu'elle soit holiste ou individualiste, et dans la façon de concevoir la politesse et son apprentissage, expriment en même temps la certitude que cela ne se passe pas - ou ne se passe plus - comme ça dans la société."
Sophie DUSCHENE, "La politesse entre utilité et plaisir, modes d'apprentissage de la politesse dans la petite enfance", Esprit juillet 1997, p. 60-63.
Texte 2 : L'éthique de l'authenticité selon Charles TAYLOR "L'éthique de l'authenticité, relativement récente, appartient à la culture moderne. Dès la fin du XVIIIe siècle, elle se développe à partir des formes anciennes de l'individualisme, comme le rationalisme libre de Descartes, qui impose à chaque personne la responsabilité de penser par elle-même, ou l'individualisme politique de Locke, qui attribue à la personne et à sa volonté la priorité par rapport aux obligations sociales.
443 Mais l'authenticité moderne est entrée aussi, à certains égards, en conflit avec ces formes anciennes. Elle procède du romantisme qui, condamne le rationalisme libre et l'atomisation parce qu'ils rompent les liens de la communauté. Pour décrire son évolution, on peut retracer son origine dans cette idée du XVIII siècle que les êtres humains sont dotés d'un sens moral, d'une intuition de ce qui est bien et de ce qui est mal. Cette doctrine visait au départ à combattre la thèse rivale selon laquelle la connaissance du bien et du mal exprimait un calcul des effets, en particulier des récompenses et des châtiments divins. Dans cette perspective, la connaissance du bien et du mai ne procédait pas d'un froid calcul mais s'ancrait dans nos sentiments. C'était dire que la morale procède, en un sens, d'une voix intérieure. Le concept d'authenticité s'est développé à partir d'un déplacement de l'accent moral à l'intérieur de cette théorie. À l'origine, la voix intérieure était jugée importante parce qu'on croyait qu'elle nous prescrivait le bien. Il importait d'être en contact avec nos sentiments moraux afin d'agir correctement. Ce déplacement de l'accent moral se manifeste lorsque le contact avec ses propres sentiments prend une signification morale autonome et en vient à définir ce à quoi nous devons parvenir pour être vrais et pour nous accomplir pleinement. Pour comprendre la nouveauté de cette idée, il faut la rapprocher des anciennes morales dans lesquelles le contact avec une source extérieure - Dieu ou l'Idée de bien - était considéré comme essentiel. Désormais la source qu'il nous faut atteindre se trouve en nous. Cela s'inscrit dans le tournant subjectif global de la culture moderne : une forme nouvelle d'intériorité nous amène à nous concevoir comme des êtres doués de profondeurs intimes. Au départ, cette idée que la source se situe en nous n'exclut pas que notre être soit relié à Dieu ou aux Idées ; on peut considérer que c'est la voie qui nous mène vers elles ou vers Lui. En un sens, on peut penser qu'elle prolonge et accentue l'évolution inaugurée par saint Augustin qui disait que le chemin vers Dieu passait par notre propre conscience réflexive. Ce point de vue a d'abord donné lieu à des formulations théistes ou, du moins, panthéistes. Jean-Jacques Rousseau est le philosophe le plus important à avoir contribué à cette transformation. Je ne crois pas que Rousseau soit important parce qu'il serait à l'origine de ce changement ; je dirais plutôt que son immense popularité vient en partie de ce qu'il a formulé ce qui se formait déjà obscurément dans la culture. Selon Rousseau, le problème de la morale consiste à prêter attention à la voix de la Nature en nous. Cette voix est le plus souvent étouffée par les passions que crée notre dépendance à l'égard des autres, dont la principale est " l'amour-propre " ou l'orgueil. Notre salut moral se trouve dans le retour à un contact authentique avec nous-même. Rousseau donne même un nom à ce contact intime avec soi, plus fondamental que tout autre du point de vue moral et qui est une source de joie et de contentement : " le sentiment de l'existence ". Rousseau a aussi exercé une profonde influence en formulant une autre idée proche de celleci. J'appellerais ce concept la liberté autodéterminée : je suis libre lorsque je décide pour moimême ce qui me concerne plutôt que de me laisser modeler par des influences extérieures. Cette conception de la liberté dépasse évidemment ce qu'on appelle la liberté négative selon laquelle je suis libre de faire ce qui me plaît sans interférence parce que cela reste compatible avec mon être façonné et influencé par la société et ses règles de conformisme. La liberté autodéterminée exige que je me déprenne de toute obligation extérieure et que je décide pour moi seul.
444 Je ne parle pas de cette théorie parce qu'elle serait essentielle à l'authenticité. Il s'agit, de toute évidence, d'idéaux distincts. Mais ils se sont développés parallèlement, parfois dans les œuvres des mêmes auteurs, et ils ont entretenu des relations complexes, soit en s'opposant, soit en se rapprochant l'un de l'autre. On les a donc souvent confondus, et cette confusion est à l'origine des formes déviantes de l'authenticité, comme je le montrerai plus loin. La liberté autodéterminée a joué un rôle immense dans notre vie politique. Rousseau lui a donné une forme politique, dans le concept du contrat social fondé sur la volonté commune qui, précisément parce qu'il exprime notre liberté commune, ne souffre aucune opposition au nom de la liberté. Cette idée a été l'une des origines intellectuelles du totalitarisme moderne dont on pourrait soutenir qu'il a commencé avec les Jacobins. Et même si Kant a réinterprété ce concept de liberté en termes purement moraux, en tant qu'autonomie, il a ressurgi pour de bon dans le domaine politique avec Hegel et Marx. Mais revenons à l'idéal de l'authenticité. Il prend une importance capitale à cause de l'évolution qui se produit après Rousseau et que j'associe à Herder : lui aussi formule une idée qui se trouve dans l'air du temps plutôt qu'il ne la crée. Il affirme que chacun de nous a une façon particulière d'être humain : chaque personne possède sa propre " mesure ". Cette idée s'est gravée profondément dans la conscience moderne. Elle est nouvelle. Avant la fin du XVIIIè siècle, personne ne pensait que les différences entre les êtres humains avaient autant de signification morale. Il existe une certaine façon d'être humain qui est la mienne. Je dois vivre ma vie de cette façon et non pas imiter celle des autres. Cela confère une importance toute nouvelle à la sincérité que je dois avoir envers moi-même. Si je ne suis pas sincère, je rate ma vie, je rate ce que représente pour moi le fait d'être humain. Tel est l'idéal moral si puissant dont nous avons hérité. Il accorde une importance capitale à un type de rapport avec moi-même, avec ma nature intime, que je risque de perdre, en partie à cause des pressions du conformisme, en partie aussi parce qu'en adoptant un point de vue instrumental envers moi-même, j'ai peut-être perdu la capacité d'écouter cette voix intérieure. Ensuite il accroît l'importance de ce rapport avec soi en introduisant le principe de l'originalité : chacune de nos voix personnelles a quelque chose de particulier à dire. Non seulement je ne dois pas modeler ma vie sur les exigences du conformisme extérieur, mais je ne peux même pas trouver de modèle de vie à l'extérieur. Je ne peux le trouver qu'en moi. Etre sincère envers moi-même signifie être fidèle à ma propre originalité, et c'est ce que je suis seul à pouvoir dire et découvrir. En le faisant, je me définis du même coup. Je réalise une potentialité qui est proprement mienne. Tel est le fondement de l'idéal moderne de l'authenticité, ainsi que des objectifs d'épanouissement de soi ou de réalisation de soi dans lesquels on le formule le plus souvent. C'est cet arrière-plan qui confère sa force morale à la culture de l'authenticité, y compris à ses formes les plus dégradées, absurdes ou futiles. C'est ce qui donne son sens à l'idée de " faire ses affaires " ou de " trouver son propre épanouissement ".
Charles TAYLOR, Le malaise de la modernité, Paris, Les éditions du Cerf, 1994,
(pour la traduction), pp. 33-37.
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IV. De l'éducation morale à l'éducation civique et à la citoyenneté 1. La formation du citoyen, au cœur de l'école républicaine L'éducation civique et morale traditionnelle ne dissocie pas moralité et citoyenneté, comme en témoignent les manuels : "Considérons maintenant un autre manuel, celui de Paul Bert. Il est intitulé : L'Instruction civique à l'école. Cela veut-il dire que Paul Bert, contrairement à Gabriel Compayré, néglige la morale, et en particulier, la relation, établie par la loi de Jules Ferry, entre la morale et l'instruction civique ? Il n'en est rien. Et d'ailleurs, Compayré, dans la préface de son manuel, s'appuie très exactement sur une conférence de Paul Bert - une conférence, faite au Havre en 1880 sur " L'instruction dans une démocratie " -, pour justifier cette relation étroite entre les deux enseignements. En fait, pour Paul Bert, la morale et l'instruction civique se confondent pratiquement. Ou, pour parler plus exactement, la morale est le résultat, le produit, ou encore " l'effet " de l'instruction civique. Celle-ci, qui n'existe que sous un gouvernement républicain, donne à l'enfant, une attitude ou une mentalité collective qui, par définition, est morale. En effet, l'attitude collective exige la subordination des intérêts particuliers de chaque individu aux intérêts collectifs. Cette subordination à son tour, ne va pas de soi - nous ne sommes plus dans l'optimisme théorique du XVIIIème siècle -, elle exige parfois, et même très souvent, le sacrifice de l'intérêt personnel. Paul Bert est mieux placé que tout autre pour préconiser cette morale altruiste, car lui-même la pratique. Liliane MAURY, L'enseignement de la morale, Paris, PUF, col. Que sais-je ? , 1999, pp. 4647.
2. Une éducation civique devenue introuvable L'assurance des éducateurs de la Troisième république n'est plus la nôtre. L'éducation civique est affectée d'une grande instabilité et d'une grande incertitude, comme en témoigne son histoire récente dans les programmes de l'école. Mais comment l'éducation civique seraitelle assurée si la citoyenneté et le civisme eux-mêmes sont incertains ?
"AVEC UNE REMARQUABLE constance, le discours politique des quinze dernières années invoque le retour de l'éducation civique à l'école. Jean-Pierre Chevènement voulait en faire une discipline à part entière, assortie de programmes, horaires et instructions. François Bayrou ambitionnait de la "revitaliser" dans une société qui aurait eu "droit au sens ". Lionel
446 Jospin, passé lui aussi par le ministère de l'éducation nationale, souhaite " que soient enseignées et pratiquées non seulement l'instruction civique, mais aussi la morale civique ". L'ombre de Jules Ferry est passée sur le discours de politique générale du premier ministre, le 19 juin. "Dès l'enfance, il faut faire naître et vivre durablement un profond sentiment d'attachement aux valeurs républicaines, au premier rang desquelles la laïcité, le respect de la chose publique, l'adhésion à une citoyenneté active et responsable, ensemble indissociable de droits et de devoirs ", déclarait M. Jospin. Son ami Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale, le relayait en recommandant, quelques mois plus tard, d'inventer pour les jeunes "une citoyenneté moderne" fondée sur la raison et l'universalité. Voilà quelques jours, Ségolène Royal se saisissait à son tour, avec prudence, de ce chantier républicain (Le Monde du 27 novembre). Loin de proposer un contenu précis pour ce nouvel enseignement, qui devra être dispensé à tous les étages du système éducatif, y compris aux futurs enseignants, la ministre déléguée à l'enseignement scolaire s'est contentée de rappeler quelques valeurs : la tolérance, la responsabilité, le respect des droits et des devoirs, la laïcité, la solidarité, la politesse. Qui serait contre ? Au terme d'un travail de terrain qui viserait à tirer l'essentiel des " innovations " réussies dans les établissements, probablement à partir de ces valeurs communément admises, Mme Royal souhaite établir, au printemps 1998, des " textes de référence ". En adoptant cette démarche, elle veut, comme elle le laisse entendre, éviter de se voir reprocher d'imposer d'en haut une "doctrine " suscitant inévitablement le rejet, voire les quolibets. La référence explicite à Jules Ferry oblige peut-être à cette circonspection. "La bonne vieille morale de nos pères, la nôtre, la vôtre, car nous n'en avons qu'une ", comme aimait à le dire le fondateur de récole laïque, gratuite et obligatoire, peut-elle en effet être resservie toute crue aux enfants et aux adolescents d'aujourd'hui ? Cette morale "sans épithète ", qui ne requiert pas d'être définie davantage pour Jules Ferry, "vise à fonder sur des bases incontestables un esprit national" et à asseoir la République naissante, rappelle l'historien Antoine Prost. C'est une religion sans la foi, sauf, dans l'humanité. Le plus banal exercice d'écriture concourt à l'exalter: " C'est un des droits les plus sacrés de la personne humaine que de rechercher librement la vérité ", copie plusieurs fois dans son cahier un écolier de 1905 (exemple tiré de La Morale laïque contre l'ordre moral, de jean Baubérot, Seuil, 1997). Au-delà de cette séduisante universalité, la morale de Jules Ferry vise à évacuer toute forme de contestation du monde politique, encore fragile, qui s'ordonne autour de récole. Elle doit le produire et le renforcer. Dans sa lettre aux instituteurs, Jules Ferry traçait ainsi le chemin du devoir: il faut que les enfants " rapportent de votre classe de meilleures habitudes, des manières plus douces et plus respectueuses, plus de droiture, plus d'obéissance, plus de goût pour le travail, plus de soumission au devoir, enfin tous les signes d'une incessante amélioration de la morale ". Même lorsque les instituteurs ont qualifié cet enseignement de " borné " ou de " niaiseries", ils ont joué leur rôle, "qui consistait précisément à transmettre des valeurs considérées comme banales puisque consensuelles (ou qui pouvaient apparaître telles) ", relève jean Baubérot. Il ajoute que, lorsque les idéaux " devenaient conflictuels, ils s'arrêtaient de parler ou du moins atténuaient leur propos ".
447 Au milieu des années 70, à la fin des " trente glorieuses ", L'instruction civique disparaît comme discipline autonome. Dans la République pacifiée, après la décolonisation, ouverte aux échanges internationaux, " la priorité est donnée à une initiation économique", comme le souligne François Audigier (Education civique et initiation juridique dans les collèges, INRP, 1996). "Plus que de bons citoyens, il faut former de bons consommateurs ", la consommation devenant " une autre forme de la citoyenneté", commente-t-il. Emporté par la querelle de récole privée, Alain Savary n'aura guère le temps de mettre en place " l'éducation aux droits de l'homme " qu'il avait en projet. C'est donc Jean-Pierre Chevènement qui, en 1985, sonne, avec un succès certain auprès de l'opinion publique, le retour à une éducation civique assez formelle et institutionnelle. En prônant aujourd'hui des valeurs consensuelles mais souvent vidées de leur contenu, en laissant le "terrain" définir la mise en oeuvre de la nouvelle morale civique invoquée, la gauche ne fait-elle pas preuve d'une prudence qui ressemble à un manque d'imagination ? A-telle vraiment clarifié ses intentions sur les objectifs réels de l'instruction civique ? Un pauvre camouflage Si le but inavoué de cette énième revitalisation de l'éducation civique est de calmer les banlieues, il ne doit guère laisser d'illusions. On ne peut manquer de remarquer que les incivilités et les violences au sein même de l'école se sont développées aussi vite qu'enflait le discours sur l'éducation civique. Sans elle, la situation eût peut-être été pire, mais comme discipline scolaire elle a montré ses limites. La surenchère du discours ne cache-t-elle pas à grand peine la difficulté du politique à traiter les vrais problèmes que sont le chômage, la dévalorisation des diplômes ou la pauvreté croissante ? L'éducation civique serait: alors un pauvre camouflage. Comment répondre en cette fin de siècle par un discours fédérateur unique de l'école à la diversité des expériences sociales, alors que la famille, le métier, l'armée ne jouent plus le même rôle qu'autrefois dans cet e complexe alchimie qu'est le civisme ? Depuis des années, des voix se sont élevées pour que les valeurs de la démocratie et de la République soient transmises par la vertu de l'exemple. On a bien vu que les affaires, ternissant l'image de la politique, ont surtout profité au Front national. Auréolé de probité, M. Jospin avait donc une légitimité pour tenir le discours qu'il tient. Mais que veut dire aujourd'hui former des citoyens lorsque l'on entend laisser une partie de la jeunesse, les enfants d'immigrés, grandir dans l'école de la République jusqu'à treize ans sans pouvoir pour autant accéder à la nationalité française ? Leur apprendrat-on qu'ils doivent mériter ce que leur voisin a acquis en naissant, alors qu'ils sont nés comme eux dans la " patrie des droits de l'homme"? L'exercice risque d'être difficile pour bon nombre d'enseignants. Vertu de l'exemple encore : la vie d'un établissement, où écoliers, lycéens et collégiens passent le plus clair de leur temps. Y apprend-on vraiment le civisme lorsque, par exemple, le système de sanctions varie d'un enseignant à l'autre, lorsqu'une classe entière s'entend dire qu'elle est " nulle ", lorsque la parole des élèves n'a aucun pouvoir? Ne faudrait-il pas commencer, dans les établissements, par l'élaboration de règles reconnues par tous et acceptées, dans la réciprocité des droits et devoirs, des élèves, mais aussi de l'équipe éducative ?" Béatrice Gurrey, Le Monde, 1.12.1997
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Les difficultés de l'éducation civique et morale recouvrent donc celle de la citoyenneté et de l'éthique dans le monde moderne, celui de l'individualisme démocratique. Au fond, c'est l'idée même de laïcité qui est désormais en perspective
3. La laïcité interrogée Le modèle laïque, dans un monde multiculturel, retrouve une nouvelle actualité. Il est essentiel d'en bien comprendre le sens et la portée. "L'éthique est à la mode, et cette situation comporte deux dangers sous-jacents. Dès qu'il est question de morale, on se retourne vers les fondements religieux de notre société. On demande alors aux religions leur avis comme s 'il existait des options au-dessus du débat public et ancrées dans un au-delà. Là, le risque est d'exploiter les peurs et les superstitions. Le deuxième danger est de demander la morale à des " experts " qui apporteraient un supplément d'âme de manière un peu " humano-utilitariste " pour mieux gérer le système. Cette demande d'expertise ne s'appuie que sur un fond de moralisme très général dans une société désidéologisée et dépolitisée. On peut ainsi replacer cette demande, à la fois de repères religieux et d'expertise éthique, dans le contexte d'une crise du Politique. Peut-être at-on le sentiment qu'on ne peut plus rien faire pour changer la société, et qu'il ne reste plus qu'à aménager celle-ci au mieux, dans tous ses secteurs, pour éviter le pire. Ce qui m'inquiète ici c'est que l'espace politique semblé être écrasé entre deux tendances. La première réduirait le Politique à la technocratie, à la gestion des contraintes au jour le jour contraintes du marché, des relations internationales, et autres, bref des contraintes dites objectives. L'autre pression réduirait le Politique à une surenchère du besoin d'identité identité nationale, religieuse, par exemple - par démagogie voire par tribalisme. L'espace politique est écrasé entre ces deux tendances. je me demande si la double demande morale à laquelle nous avons affaire n'est pas d'abord le symptôme de cette double pression. On retrouve cette polarité dans le problème de la laïcité aujourd'hui qui soulève la question du minimum moral commun : quelle morale laïque pour nous tous dans notre société aujourd'hui ? Le génie de la laïcité fut de répondre à deux questions en même temps : celle de l'identité - il y a une mémoire, une histoire commune qui légitime notre lien social - et celle du pluralisme - coexistence de mémoires, d'identités, de morales différentes sans qu'aucune n'ait de prétention hégémonique. La laïcité républicaine est en même temps une identité commune et un pluralisme. Elle a été inventée à la conjonction des deux comme une réponse à ces questions conjointes. L'État-nation, cadre de cette laïcité, fut bien une équation entre mémoire nationale et modernisation rationnelle. Si la laïcité est en crise et si du même coup la morale commune et l'espace politique sont en crise, c'est que le noyau de cet équilibre est en train d'éclater. Les deux logiques vont chacune de leur côté. D'un côté, il y a une logique d'identification pour laquelle l'identité républicaine ne suffit plus car elle est trop large ou trop floue. De l'autre, il y a une logique de modernisation (ou de post-modernité) pour laquelle la laïcité est trop étroite, pas assez complexe, pas assez pluraliste. Olivier ABEL, in Cercle Condorcet, Quelle place pour la morale? Paris, Desclée de Brouwer, 1996, p. 13/14
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4. Individu, personne, citoyen La personne et le citoyen : L'éducation civique recouvre une double ambition: éducation du citoyen, certes, mais tout autant éducation de la personne, sans laquelle il ne peut y avoir de pleine citoyenneté. Ces deux dimensions se superposaient, elles ne se recoupent plus d'évidence aujourd'hui, le développement de l'individualisme brouille les cartes. Nous sommes très soucieux de ce que nous croyons être la personne, beaucoup moins de la Cité, de l'Etat, de la polis. Nous avons même une approche psychologisante du "vivre ensemble", dont témoignent à mes yeux les ambiguïtés d'une notion comme celle de socialisation, trop souvent réduite à la capacité de s'ouvrir aux autres, en oubliant qu'il s'agit aussi d'apprendre à décider, délibérer, projeter, gérer... Bref en oubliant la dimension du bien commun dont le politique a la charge.
L'individualité et la citoyenneté : La citoyenneté comporte trois dimensions, trois niveaux d'intégration de l'individu : intégration à la communauté sociale, intégration à la communauté culturelle et historique, intégration à la communauté politique. Mais le premier niveau tend de plus en plus à court-circuiter les deux autres. a) Passons rapidement sur un certain effacement de la communauté culturelle et historique, aisément perceptible. Ici, les références d'intégration se trouveraient dans les traditions, le passé, la culture comme façon de vivre et de penser. L'Etat apparaît alors comme l'incarnation de cette idée nationale, de cette identité dont il serait le défenseur. On serait donc citoyen par adhésion à cette culture. L'unité présumée de cette culture s'avère très contestable. Ce qui fait la communauté, ce n'est pas une identité originelle toute mythique - on en connaît les dangersc'est une longue histoire composite. L'intégration doit être ici celle d'une citoyenneté ouverte à sa propre complexité historique et à la diversité des cultures. b) L'intégration à la communauté politique est peut-être devenue encore moins lisible. La communauté politique semble n'être qu'une communauté de fait, rassemblant des individus dont les origines et les habitudes diffèrent, chapeauter d'un Etat perçu comme un pouvoir extérieur et subi, imposé aux individus ou aux communautés. On est loin de la fière appellation de "Citoyen"! Comment faire comprendre que l'Etat est l'affaire de tous, qu'il est la forme d'organisation que la communauté se donne en démocratie, quand le pouvoir du "maître" est remplacé par l'autorité d'une même loi à laquelle tous sont également soumis? Il ne suffit pas de "l'apprendre" sous la forme d'un corps administratif et législatif. c) Restent alors deux pôles : l'individu, et la vie sociale dans laquelle il est pris, comme travailleur, comme habitant, producteur, consommateur, etc..., selon des rapports quotidiens de travail et d'échanges, des relations de proximité. C'est bien dans cette communauté-là que la plupart d'entre nous s'intègrent. La société mondiale est l'horizon de cette conception. Selon Patrice CANIVEZ, "cela signifie que nous ne sommes pas essentiellement à nos propres yeux des citoyens, mais d'abord des travailleurs et des individus, membres anonymes et interchangeables d'une société qui déborde les cadres de la nation". Dans cette perspective, la citoyenneté politique risque de devenir une notion marginale, voire même dépassée. La spontanéité et l'enracinement, l'accomplissement et la vie réelle sont dans la société, l'Etat
450 n'est plus qu'un mal nécessaire, et la citoyenneté ne donne pas une valeur ou une dignité supplémentaire à l'individu. C'est pourquoi, conclut Patrice CANIVEZ, "la citoyenneté paraît définir un cadre à la fois trop large et trop étroit. Trop large par rapport à la vie de l'individu privé ou à l'idéal de la communauté soudée autour de quelques valeurs; trop étoit par rapport à cette société mondiale à laquelle les médias donnent un visage à la fois quotidien et concret". (Patrice CANIVEZ, Eduquer le citoyen?, Paris, Hatier, 1990 pp.12-13). Citoyens du monde, alors? Il est clair que l'éducation civique dans les démocraties contemporaines doit prendre ensemble les trois niveaux d'intégration d'une pleine citoyenneté.
5. Comment enseigner la morale et le civisme) ? Et même : la morale et le civisme peuvent-ils à proprement parler s'enseigner? Ces questions doivent être posées. Hors du dogmatisme, les réponses ne vont pas de soi. Des points de vue et des pratiques opposés, des philosophies et des pédagogies divergentes traversent l'école sur ce sujet. La question a l'âge de la philosophie. Elle était formulée dans PLATON dès le début du Ménon: la vertu peut-elle s'enseigner et s'apprendre? S'acquiert-elle par l'exercice? Bref, les principes et les valeurs qui régissent les choix, les maximes qui gouvernent la (bonne) volonté sont-ils enseignables? Philosophiquement, deux grandes conceptions peuvent être dégagées:
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La citoyenneté, affaire d'éthique, de morale, de volonté.
L'éducation du citoyen est donc d'abord éducation de l'être moral, de la volonté, de la conscience : l'amour du bien, la haine du mal. Il faut former-forger le caractère, éveiller en chacun la conscience morale, l'intuition morale. Une forme de rousseauisme s'exprime dans cette thèse. La pratique de l'école traditionnelle s'inscrit assez bien dans cette conception. La leçon de morale y vise le citoyen en le disposant au bien. Cette "morale de nos pères" que Jules FERRY demandait aux instituteurs d'incarner s'enseignait certes à travers des leçons spécifiques, progressives, ajustées à l'âge des enfants, mais tout autant à travers l'histoire et la littérature, s'emparant de toute occasion de s'interroger sur les valeurs. Voir le célèbre Tour de France de deux enfants. La notion centrale de cette conception est sans doute celle d'intuition morale. Les valeurs sont directement accessibles en chaque conscience, telle est la conviction qu'un Ferdinand BUISSON explicite dans son Dictionnaire de pédagogie et pose au fondement de l'éducation morale laïque: "La France républicaine a cru à la possibilité d'une intuition morale. Elle a fondé tout son régime éducatif sur cette puissance de l'intuition. Le propre de cette éducation est de produire une sorte d'action directe du bien, du beau et du vrai sur l'âme humaine. C'est spontanément
451 et immédiatement que la conscience, la raison, la sensibilité, la volonté, impressionnées par l'idéal moral, s'en imprègnent, en subissent l'attrait, en suivent l'impulsion, tendent à le réaliser" (Ferdinand BUISSON, Nouveau dictionnaire de pédagogie, Paris, Hachette, 1911, p.1349.)
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la citoyenneté, affaire de connaissance et de raison.
La morale naturelle, la "bonne" volonté, la conscience bien disposée n'y suffisent pas. Sans savoirs, sans lumières, sans connaissances, la conscience risque d'être aveugle. C'était bien la conviction de CONDORCET, bien éloigné en ceci de la conception de Jules FERRY: "On se tromperait si on croyait qu'en nourrissant dans l'âme l'amour de l'égalité et de la liberté, en l'inspirant dès l'enfance, en la fortifiant par des institutions morales, on assurerait à un peuple la jouissance de ses droits… Une instruction universelle, en se perfectionnant sans cesse, est le seul remède". (CONDORCET, Rapport et projet de décret…) Les Instructions de 85 s'inspiraient de l'esprit de CONDORCET en faisant de la vertu, de la morale, la conséquence éducative de l'instruction civique. "L'ignorant n'a ni lois, ni mœurs, ni liberté", pense Condorcet. Catherine Kintzler se fait l'interprète de cette conception de la citoyenneté par l'instruction : "Non seulement la connaissance n'est pas contraire à la vertu et au droit, mais sans elle la vertu et le droit, qui ne sont rien d'autre que le résultat vrai d'un calcul correct, n'existeraient même pas. Il est donc utile d'instruit inutile d'ignorer. L'instruction est bonne absolument parce que la moralité des actions humaines, qui se fonde sur le respect de la personne de l'autre, loin de n'être que le fruit d'un acte spontané de bienveillance comme le croit Rousseau, ou celui d'un acte de saisie immédiate et formelle comme le soutient Kant, est au contraire celui d'un acte intellectuel de connaissance : "Songez que les lumières rendent les vertus faciles ; que l'amour du bien général, et même le courage de s'y dévouer est, pour ainsi dire, l'état habituel de l'homme éclairé. Dans l'homme ignorant, la justice n'est qu'une passion incompatible peut-être avec la douceur; dans l'homme instruit elle n'est que l'humanité même, soumise aux lois de la raison". Condorcet demeure fidèle à la théorie classique qui toujours fit de la liberté et de la vertu le résultat d'une connaissance, et de l'ignorance la source obligée de la tyrannie. L'ignorant n'est pas libre. La problématique classique de type cartésien qui soutient la thèse primitive se contentait de développer l'argumentation sur deux domaines : celui du rapport de l'homme, pris dans sa généralité, avec la nature ; celui de la relation philosophique du sujet avec lui-même. Ainsi l'aveuglement engendre un double esclavage. Face aux forces aveu les d'une Nature qu'il ne comprend pas, face aux passions d'une machine gouvernée par des rouages qui lui échappent et dont il prend les agitations mécaniques pour des mouvements de sa volonté, l'ignorant est livré sans cesse à des puissances qu'il ne contrôle jamais…
452 L'ignorant n'est pas seulement exposé à devenir la victime du tyran, il est lui-même un tyran en puissance. Ne connaissant que son droit et ses désirs immédiats, ne faisant aucune réflexion qui prenne le point de vue d'autrui (ce qui demande un effort d'abstraction impossible sans un minimum de connaissances), il est bientôt enclin dès qu'il peut prendre le dessus à opprimer et à asservir autant que lui-même est menacé de l'être. Qu'il joigne à sa vue bornée la passion de se venger, l'exclusivité du fanatisme, ou simplement le plaisir de dominer, et alors il n'est même plus un sauvage, il devient le plus cruel des maîtres : "… l'enthousiaste ignorant n'est plus un homme ; c'est la plus terrible des bêtes féroces". La figure de l'ignorance, qui tisse la corrélation entre l'esclave et son tyran, est dangereuse. C'est parce que l'esclave est aveugle qu'il est opprimé, c'est parce que le tyran est trop peu savant qu'il est oppresseur. Le dominé est trop abruti pour comprendre que la liberté, le droit et la justice lui seraient plus profitables ; le maître n'est pas assez éclairé pour voir que c'est un bien mauvais calcul que d'écraser un être doué de raison. Chacun est féroce pour l'autre et pour lui-même, et tous deux le sont pour tous. C'est un bien pitoyable raisonnement que celui qui ne calcule qu'en termes d'intérêt particulier et qui conclut, pour assurer la domination de l'un, à l'abêtissement de tous. Catherine KINTZLER, Condorcet l'instruction publique et la naissance du citoyen, , Paris, Gallimard, col. Folio/Essais, 1984, pp. 68-73. Le droit et la morale naturels ne peuvent donc se passer des connaissances. Encore faut-il que ce lien entre le savoir, l'étude, et la liberté, l'existence citoyenne, soit vécu, perçu. L'est-il clairement dans le monde contemporain ? DURKHEIM mettait au service de l'éducation morale laïque une conception originale. Aux yeux du sociologue, la morale est relative aux sociétés, lesquelles moralisent les individus dès leur naissance, par le langage, les cadres familiaux, les institutions. Les normes intégratrices s'imposent de l'extérieur à l'enfant comme au maître. La classe -micro-société libérée des enjeux affectifs familiaux- contribue à la fois à l'intériorisation et à l'explicitation rationnelle des normes: telle est la morale laïque et rationnelle de l'école. Comment situer les conceptions de l'école active? Toutes semblent bien tenir que la morale et la citoyenneté s'apprennent par l'exercice de la vie en commun qu'est la classe avec son organisation et sa coopération. PIAGET apporte une sensibilité particulière, en croyant pouvoir décrire chez l'enfant l'évolution naturelle d'une morale de la contrainte à une morale de la réciprocité. Mais peut-on tenir le pari d'une évolution démocratique spontanée?
4. Le renouvellement nécessaire Le texte de Mona OZOUF ci-dessous appartient au débat sur l'éducation civique relancé en 1985. Qu'en penser aujourd'hui ? Qu'avons nous à lui ajouter ? "En réalité, c'est bien au-delà des aménagements pédagogiques que la légitimité de l'instruction civique est contestée. Pour commencer elle est atteinte de plein fouet par le
453 double procès que les dernières décennies ont intenté à l'école. Le premier d'entre eux développe complaisamment l'idée d'une école qui serait le moyen imaginé par la bourgeoisie pour exercer durablement sa domination sur le peuple en assurant la reproduction indéfinie de ses privilèges culturels ; le second assimile l'école, par ses emplois du temps, ses sanctions, ses disciplines, à toutes les sociétés cadenassées, caserne, asile, prison. Les deux réquisitoires - dont ce n'est pas ici le lieu d'analyser ni de discuter les attendus - sont d'inspiration différente mais n'en convergent pas moins dans le refus du dressage consubstantiel à l'école. Or, si l'école paraît une usine à briser les spontanéités et à produire le conformisme même à travers des matières réputées neutres, combien davantage devra-telle l'être à travers une discipline normative comme l'instruction civique. Dans le lieu d'imposition hypocrite de la norme, l'instruction civique est alors la violence ouverte faite à l'individu. Cette intolérance accrue à l'égard de la " répression " que comporterait la pédagogie du lien collectif doit évidemment être reliée à la montée de l'individualisme et au refus de l'exigence globale dans nos sociétés'. Quand l'objectif fébrile des individus devient l'épanouissement personnel, quand tout homme se sent et se veut délié, quand chacun investit sur sa vie privée, la première discipline à paraître obsolète est celle qui se donne pour tâche d'enseigner la solidarité. Il est d'ailleurs remarquable que les hommes qui inspirent, dans les années soixante-dix, les instructions officielles, replient le civisme, consciemment ou non, sur des objectifs individualistes et utilitaristes. Les manuels font voyager les élèves de la poste au supermarché, de la banque au Club Méditerranée, en situation d'éternels consommateurs : leurs grands hommes, désormais, signent des chèques ou poussent des caddies. Le ministre lui-même, aux journées internationales de Sèvres en octobre 1975, demandait aux enfants de se " manifester comme futurs citoyens contribuables, épargnants, bénéficiaires de services collectifs, acheteurs de denrées, d'appartements, ou bâtisseurs de maisons ". Quand la pédagogie se voue à l'utile, ce concept clé de la modernité, antinomique du sacré et insoucieux du sacrifice, il est permis d'accorder un bref regret au clairon aux fusils de bois et aux bataillons scolaires de la IIIe République. Si l'instruction civique ne paraît plus enseignable que dans sa variante la plus platement fonctionnelle c'est aussi que l'école d'aujourd'hui manque de la bonne conscience et du tour de main que les législateurs ferrystes mettaient à régler les conflits de valeurs. Elle ne parvient plus à se penser elle-même comme l'île utopienne où viennent se briser les rumeurs du monde et se dissoudre les inégalités. Elle n'ose plus conseiller aux exclus et aux déshérités de travailler beaucoup et de prendre patience en attendant le monde meilleur. Elle ne croit plus beaucoup à cette histoire humaine, de plus en plus plus rationnelle et de plus en plus heureuse dont elle avait trouvé l'idée dans la corbeille des Lumières. La crise économique, l'épuisement des matières premières, la pollution, le terrorisme, l'angoisse nucléaire l'empêchent d'attacher à l'avenir un projet ou un espoir collectif. Comme l'instruction civique suppose l'un et l'autre, où pourrait-on trouver le cœur de l'enseigner ? Le plus grave de tous ces soupçons pèse sur l'histoire nationale et sur la leçon d'identité que lui demandaient les éducateurs républicains. A l'extérieur, la miraculeuse adéquation de l'histoire française à l'histoire universelle a cesse de fonctionner : la France sait qu'elle ne fait plus l'histoire de l'humanité. À l'intérieur même, on a vu craquer l'étoffe de la robe nationale. Les années que nous venons de vivre ont été vouées aux découvertes de la différence, sociale, ethnique, sexuelle, générationnelle. Elles n'ont pas facilité un enseignement qui s'adresse à des êtres identiques et abstraits, des citoyens. À leur place, nous n'apercevons aujourd'hui que des ouvriers, des femmes, des jeunes, des Occcitans et des
454 Bretons, pour ne rien dire des immigrés. Dans l'unification vigoureuse où l'école traditionnelle voyait un dépassement de soi et un enrichissement, l'arrachement à la "prison intellectuelle de la vie locale", comme disait Lockroy, nous sommes tentés de dénoncer sinon un génocide culturel, au moins un appauvrissement et en tout cas une falsification de l'identique. Le doute du reste s'est introduit très vite : dès 1931, en inaugurant un monument à Jules Ferry, Mario Roustan, alors ministre de l'instruction publique, reconnaissait, résigné, que l'instruction civique échouerait à réaliser une unanimité de plus en plus utopique. La crise de cet enseignement fait donc beaucoup plus que refléter les dissensions entre les disciplines concurrentes. Elle traduit l'hésitation dans la transmission des valeurs. Le silence que garde l'instruction civique sur les valeurs peut sans doute, dans un pays politiquement divisé, être interprété comme un respect de l'opinion particulière, une fidélité à la laïcité selon Ferry. N'est-ce que cela ? Une enquête de l'Institut pédagogique national montrait en 1962 que les professeurs, qui étaient 89 % à souhaiter qu'on enseignât à tout prix la " commune " n'étaient plus que 64 % à vouloir traiter l'" amour de la patrie " (pour laquelle en effet on ne se dit plus prêt mourir). Reconnaissance du local, du petit " pays " au sens blotti et chaleureux ? Probablement aussi timidité devant les valeurs, qui inspire la fuite, soit dans l'analyse empirique des comportements, soit dans le civisme institutionnel. Le mot même d'" instruction " civique ose à peine s'avouer, tant paraissent insupportables les connotations directives qu'il charrie. Formation aussi est un peu raide, éducation à peine toléré. On préfère parler d'initiation, d'introduction : le bout de chemin timoré qu'est supposé faire l'adulte qui sait à l'enfant qui ne sait pas, avant de le lâcher là où les choses deviennent sérieuses. Dans cette situation désenchantée, le rapport entre l'histoire et l'instruction civique comme disciplines s'est exactement renversé. Apparemment, il est beaucoup plus étroit que sous la IIIe République (cette fois il s'agit de l'enseignement secondaire, cette fois on a recours à un professeur spécialisé qui est presque toujours - même si les lettres, les langues vivantes, la philosophie ont occasionnellement leur mot à dire - un professeur d'histoire et géographie). Institutionnellement solide, il s'est pourtant intellectuellement dénoué. Ce n'est plus dans l'histoire nationale, convaincue de falsification, que le professeur d'enseignement civique va chercher ses titres à la fierté d'être un citoyen. Et il n'ose plus demander à l'histoire globale, pour déballer la marchandise de ses conseils et de ses recommandations, le petit bout d'avenir prévisible dont il aurait besoin.
Que faire et comment? Il faut laisser cette question à notre libre discussion. Deux ou trois remarques, pourtant, en guise d'introduction au débat. Depuis la réforme Haby, il n'y a ni programme ni horaire spécifiques d'instruction civique au collège ; une instruction civique noyée dans les disciplines d'éveil à l'école, et mêlée sans principes à l'histoire et à la géographie au lycée. Chaque fois qu'un parlementaire demande au ministre de l'Éducation nationale ce qu'il compte faire pour enrayer cette dilution et cette désertion, celui-ci répond que l'instruction civique doit être partout présente, accompagnant la réflexion des professeurs qui doivent en saisir, au fil de l'actualité, les occasions et les chances. Cette réponse a trois sens : d'une part que l'instruction civique comme enseignement séparé a fait son temps d'autre part, qu'il faut en modifier l'approche mais aussi que l'exigence d'une instruction civique toute mêlée aux autres enseignements est, selon la tradition républicaine, toujours vivante : en témoignent les vœux des parents, dont plusieurs
455 sondages indiquent qu'ils demandent aux enseignants de refaire de l'instruction morale et civique ; les vœux des jeunes, si au moins on peut interpréter ainsi leur demande pour davantage d'ouverture au monde contemporain ; et nos vœux aussi, car nous sentons de mieux en mieux le prix des deux affirmations sans lesquelles il n'y a pas d'instruction civique : à la fois reconnaissance par l'individu de sa propre puissance sur le monde, antidote à l'indifférence ; et reconnaissance par l'individu de l'existence des autres, antidote à l'intolérance. La seconde de ces exigences nous paraît aujourd'hui prise en compte par les transformations de notre enseignement historique : ce qui s'est englouti avec la naïve instruction civique des pères fondateurs, c'est le sentiment d'un privilège de notre société sur des sociétés plus dénuées de biens matériels et moins apoplectiques. Nous sommes devenus conscients que les sociétés des pays non développés allaient marquer de plus en plus notre avenir commun. En même temps la littérature ethnologique nous apprenait que sur leur poignée d'îlots polynésiens, des habitants de Samoa avaient autant à nous dire de l'homme que ceux des sociétés développées. De là, cette évidence : notre, instruction civique doit enseigner l'autre, et pas le même, les cultures des sociétés non modernes et dans notre propre culture, les aspects les plus élémentaires, les moins modernes (on les dirait " dominés ", dans un certain langage). C'est à la fois élargir le civisme aux dimensions du monde (ambition sur laquelle il y a déjà un consensus: pour 9 % d'élèves et d'enseignants sensibles à l'idée nationale, il y en a, selon Madeleine Grawitz, 49 % sensibles à la coopération internationale) et l'enraciner au plus près de nous. J'entends déjà les objections que peut faire lever cette orientation anthropologique du civisme. L'une d'elles est le relativisme qu'elle serait censée entretenir chez les élèves. L'idée que toutes les sociétés humaines offrent à la difficulté de vivre des solutions culturelles également dignes d'intérêt peut être de nature à développer un peu plus encore l'indifférence et l'apathie : dans la perspective de l'équivalence et de l'incommunicabilité des cultures, les sociétés du tiers monde peuvent chicaner à l'Occident le droit de les juger du point de vue de la démocratie et des droits de l'homme. Cette objection aurait du poids si la pente de l'esprit était le relativisme. Mais la force qui entraîne a considérer sa société originelle comme un absolu et l'impérialisme propre au jugement ne la font pas prendre trop au tragique. Il y a beaucoup à faire pour enseigner l'autre, non seulement en le faisant découvrir mais en renvoyant l'élève à sa propre société comme à une forme particulière d'humanité, qui aurait pu être différente. Et il n'est même pas impossible à cette occasion de présenter la societé démocratique comme une réussite miraculeuse et menacée, dans le temps et dans l'espace, un état d'exception, et d'en faire considérer les avantages avec un œil rajeuni. En posant la reconnaissance de l'autre comme base à l'instruction civique, on échappe au relativisme d'une autre façon encore : la revendication de l'autre à la reconnaissance peut en effet s'interpréter comme demande d'égalité, ou comme demande de diversité, souvent très difficiles à démêler l'une de l'autre. On peut le dire des revendications féminines comme des revendications régionales, des minorités ethniques, culturelles ou religieuses. S'il y a en elles une aspiration égalitaire, il y a aussi, comme vient de le montrer Louis Dumont, une aspiration plus subtile ; être reconnu non seulement comme égal (ce qui suppose encore la reddition avec armes et bagages au mot d'ordre universaliste), mais en tant qu'autre, c'est-àdire sans volatiliser les différences dans l'égalité abstraite… On sent ici quels liens nouveaux peuvent se nouer entre l'universalisme et le particularisme. Le civisme IIIe République croyait atteindre à l'universalisme en niant les particularités. Notre civisme, si nous parvenons à lui donner un visage, ne tourne nullement le dos à un universalisme sans lequel
456 nous ne parviendrons même pas à comprendre ce qu'est la différence. Il pose l'unité du genre humain, mais il postule que c'est à travers la multiplicité des espèces sociales et dans l'affirmation de leurs particularités culturelles que s'exprime l'universel. Et l'âge des élèves ? Avant de songer à en faire des ethnologues, ne faut-il pas leur apprendre à vivre, à choisir un lieu de vacances, à remplir un contrat d'assurance ? J'entends aussi cette objection . Mais du rapport de René Girault, j'ai retenu que le programme d'histoire de cinquième, qui enseigne la civilisation musulmane à des classes qui comportent de fortes minorités maghrébines, était plébiscité par les professeurs et les élèves. Pour un civisme comparatiste plaide le fait que dans la communauté des élèves, bien moins homogène qu'autrefois, les différences culturelles crèvent les yeux. Pour lui plaident encore l'aspiration unanimiste de la jeunesse, le refus qu'elle oppose à l'identique et qu'illustrent, pêle-mêle, le foisonnement des sectes, le besoin des cultures les plus éloignées, les voyages et " l'univers égal à l'immense appétit ". Peut-être faudrait-il, de ce point de vue, repenser l'environnementalisme de notre enseignement et les séductions supposées qu'exerce sur les élèves la sempiternelle visite de la mairie et de la gare. Peut-être faudrait-il aussi accueillir avec prudence la "demande d'histoire" qui monte aujourd'hui de tous les groupes sociaux, ethniques, sexuels, générationnels : car la frénésie à retrouver son histoire propre et ses " racines ", dans une quête acharnée de soi-même, n'est pas dépourvue d'ambiguïté. Si nous suivons cette pente, nous finirons, dans les manifestations de l'avenir, par brandir chacun pour nous notre propre pancarte, dont on peut imaginer déjà le slogan hargneux et laconique : et moi ? De sorte qu'il faut entendre et traiter ce besoin dans un esprit résolument comparatif : le civisme ne peut se définir, se comprendre et se développer référence et commerce culturel avec les autres groupes. A l'intelligence de cette diversité, y compris à l'intérieur de l'Hexagone, le professeur d'histoire peut apporter beaucoup. Ce qu'il a à dire sur le dialogue entre l'homme du présent et l'homme du passé est d'une irremplaçable fécondité. Il suffit de penser à la donne idéologique de la politique française, si bigarrée et en un sens si opaque. Comment la comprendre, tolérer et vivre ses antagonismes si on ne montrait pas de quelles traditions historiques ils sont le fruit ? Retrouver sa propre généalogie, c'est aussi en imaginer une autre ; poser un regard lucide sur soi consiste à se décentrer de son existence propre. Telle est bien la leçon du professeur d'histoire ; le seul enseignement d'histoire qui s'en trouverait disqualifié est celui qui prétendrait se donner sur le mode exclusif de l'identité. Pédagogie de la sortie de soi-même, l'enseignement historique l'est donc évidemment. Il est moins aisé d'admettre qu'il est, en lui-même, une pédagogie de la liberté. Car il y a deux manières de raconter l'histoires. La première se préoccupe de tenir le cap et de suivre le fil ; dans la tradition de l'hégélianisme et du marxisme, elle arrime le présent au passé, enchaîne les conséquences aux causes, fait de l'événement historique un produit nécessaire, intégralement pourvu d'intelligibilité. La deuxième se réclame de Nietzsche plus que de Hegel ou de Marx : elle leur oppose la mauvaise grâce de l'événement historique à se laisser prendre dans les mailles d'un filet rationnel ; elle cherche à prendre en charge le chaos, l'inouï, le disruptif, l'inédit. À leur manière, les manuels d'histoire de la IIIe République apercevaient déjà cette double possibilité. Ils se demandaient, au long de leurs préfaces, s'il valait mieux raconter aux enfants une histoire bien liée, où les actions des hommes, prises dans l'inévitable enchaînement des causes et dans la nécessité des institutions, paraissent échapper à leurs volontés ; ou au contraire leur raconter des histoires discontinues où les actions des hommes paraissent éclatantes et pourvues chacune d'une radicale nouveauté.
457 Quelle importance, dira-t-on ? Très grande du point de vue de l'enseignement civique. Voici, par exemple, la Terreur de l'An II (mais tout autre exemple, le génocide, les procès soviétiques, ferait l'affaire). Dans le premier type d'histoire, la Terreur n'est que l'autre face de la guerre, l'autre nom du Salut public, la dure nécessité de la Révolution, la force inévitable des choses, et les intentions des acteurs n'y sauraient rien changer. Dans la seconde histoire, la Terreur est un événement tout à fait unique, irréductible à tout autre que lui : les intentions des acteurs peuvent y jouer leur partie, mais leur singularité les rend inintelligibles. La première histoire est capable de tout expliquer, de tout digérer - elle est banalisante, aplatissante, démobilisante, voire démoralisante, et il n'est pas sûr qu'il y ait à en tirer grandchose pour une pédagogie de la liberté : sous cette inexorable loi historique, quel homme peut imaginer faire quelque chose ? La seconde histoire rend à l'événement historique toute son indétermination et presque sa monstruosité. Mais il n'est pas sûr qu'elle laisse grandchose à penser sous cette loi capricieuse et folle, que peut-on comprendre? L'enseignement civique n'a de sens que s'il donne à l'adolescent la chance d'une action réfléchie dans l'histoire." Mona OZOUF, "Histoire et instruction civique", Le débat, n° 34, mars 1985.
Conclusion : Une anthropologie pour lé démocratie et l'éducation à la démocratie Texte : Blandine Kriegel, "Démocratie et anthropologie", in Propos sur la démocratie, Editions Descartes et Cie, Paris, 1994, pp. 95/114 µµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµµ µµµµµµµµµµµµµµµµ
Annexe 1 La morale antique : éthique du bonheur et du bien vivre
Mais reprenons la question ; puisque toute connaissance et toute décision librement prise vise quelque bien, quel est le but que nous assignons à la politique et quel est le souverain bien de notre activité ? Sur son nom du moins il y a assentiment presque général ; c'est le bonheur, selon la masse et selon l'élite qui supposent que bien vivre et réussir sont synonymes de vie heureuse ; mais sur la nature même du bonheur, on ne s'entend plus et les explications des sages et de la foule sont en désaccord. Les uns jugent que c'est un bien évident et visible, tel que le plaisir, la richesse, les honneurs ; pour d'autres la réponse est différente ; et souvent pour le même individu elle varie : p. ex., malade il donne la préférence à la santé, pauvre à la richesse. Ceux qui sont conscients de leur ignorance écoutent avec admiration les beaux parleurs et leurs prétentions ; quelques-uns par contre pensent qu'en plus de tous ces biens, il en est un autre qui existe par lui-même, qui est la cause précisément de tous les autres…
458 Ce n'est pas sans quelque raison que les hommes, comme on le voit nettement, conçoivent d'après leur propre vie le bien et le bonheur. La foule et les gens les plus grossiers placent le bonheur dans le plaisir ; aussi montrent-ils leur goût pour une vie toute de jouissances. Effectivement trois genres de vie ont une supériorité marquée : celui que nous venons d'indiquer ; celui qui a pour objet la vie politique active ; enfin celui qui a pour objet la contemplation. La foule qui, de toute évidence, ne se distingue en rien des esclaves choisit une existence tout animale et elle trouve quelque raison dans l'exemple des gens au pouvoir qui mènent une vie de Sardanapale. L'élite et les hommes d'action placent le bonheur dans les honneurs ; car telle est à peu près la fin de la vie politique ; mais cette fin paraît plus commune que celle que nous cherchons ; car elle a manifestement davantage rapport avec ceux qui accordent les honneurs qu'avec ceux qui les reçoivent. Mais, selon notre conjecture, le vrai bien est individuel et impossible à enlever à son possesseur. De plus il apparaît nettement que l'on ne recherche les honneurs que pour se convaincre de sa propre valeur ; du moins cherche-t-on à se faire honorer par les gens intelligents, par ceux qui vous connaissent et en se réclamant de son propre mérite. Il est donc évident qu'aux yeux de ces gens-là tout au moins le mérite est le bien supérieur. Peut-être, de préférence, pourrait-on supposer que la vertu est la fin de la vie civile ; mais il est clair qu'elle est insuffisamment parfaite ; car il n'est pas impossible, semble-t-il, que l'homme vertueux demeure dans le sommeil et l'inaction au cours de sa vie ; que, bien plus, il supporte les pires maux et les pires malheurs ; dans ces conditions, nul ne voudrait déclarer un homme heureux à moins de soutenir une thèse paradoxale. Et sur ce sujet, en voilà assez ; car nos Encycliques en ont dit suffisamment làdessus. Le troisième genre de vie a pour objet la contemplation ; nous l'examinerons dans les pages qui suivent. Quant à l'homme d'affaires, c'est un être hors nature et il est bien clair que la richesse n'est pas le bien suprême que nous cherchons. Car elle est simplement utile et a une autre fin qu'elle-même. Aussi qui ne préférerait les fins dont nous avons déjà parlé ? Au moins on les désire pour elles-mêmes, mais il est clair qu'elles ne sont pas les vraies fins. Pourtant là-dessus maintes discussions ont été échafaudées.
ARISTOTE, Ethique de Nicomaque (éditions Classiques Garnier pp. 9-13)
Annexe 2 La morale kantienne : La bonne volonté et le devoir
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De tout ce qu'il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n'est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n'est seulement une BONNE VOLONTÉ . L'intelligence, la finesse, la faculté de juger, et les autres talents de l'esprit, de quelque nom qu'on les désigne, ou bien le courage, la décision, la persévérance dans les
459 desseins, comme qualités du tempérament, sont sans aucun doute à bien des égards choses bonnes et désirables ; mais ces dons de la nature peuvent devenir aussi extrêmement mauvais et funestes si la volonté qui doit en faire usage, et dont les dispositions propres s'appellent pour cela caractère, n'est point bonne. Il en est de même des dons de la fortune. Le pouvoir, la richesse, la considération, même la santé ainsi que le bien-être complet et le contentement de son état, ce qu'on nomme le bonheur, engendrent une confiance en soi qui souvent aussi se convertit en présomption, dès qu'il n'y a pas Une bonne volonté pour redresser et tourner vers des fins universelles l'influence que ces avantages ont sur l'âme, et du même coup tout le principe de l'action; sans compter qu'un spectateur raisonnable et impartial ne saurait jamais éprouver de satisfaction à voir que tout réussisse perpétuellement à un être que ne relève aucun trait de pure et bonne volonté, et qu'ainsi la bonne volonté paraît constituer la condition indispensable même de la dignité à être heureux.
Il y a, bien plus, des qualités qui sont favorables à cette bonne volonté même et qui peuvent rendre son oeuvre beaucoup plus aisée, mais qui malgré cela n'ont pas de valeur interne et inconditionnée, et qui au contraire supposent toujours encore une bonne volonté. C'est là une condition qui limite la haute estime qu'on leur témoigne du reste avec raison, et qui ne permet pas de les tenir pour bonnes absolument. La modération dans les affections et les passions, la maîtrise de soi, la puissance de calme réflexion ne sont pas seulement bonnes à beaucoup d'égards, mais elles paraissent constituer une partie même de la valeur interne de la personne; cependant il s'en faut de beaucoup qu'on puisse les considérer comme bonnes sans restriction (malgré la valeur inconditionnée que leur ont conférée les anciens). Car sans les principes d'une bonne volonté elles peuvent devenir extrêmement mauvaises ; le sang-froid d'un scélérat ne le rend pas seulement beaucoup plus dangereux; il le rend aussi immédiatement à nos yeux plus détestable encore que nous ne l'eussions jugé sans cela. Ce qui fait que la bonne volonté est telle, ce ne sont pas ses oeuvres ou ses succès, ce n'est pas son aptitude à atteindre tel ou tel but proposé, c'est seulement le vouloir ; c'est-à-dire que c'est en soi qu'elle est bonne ; et, considérée en elle-même, elle doit sans comparaison être estimée bien supérieure à tout ce qui pourrait être accompli par elle uniquement en faveur de quelque inclination et même, si l'on veut, de la somme de toutes les inclinations. Alors même que, par une particulière défaveur du sort ou par l'avare dotation d'une nature marâtre, cette volonté serait complètement dépourvue du pouvoir de faire aboutir ses desseins ; alors même que dans son plus grand effort elle ne réussirait à rien; alors même qu'il ne resterait que la bonne volonté toute seule (évidemment non comme un simple voeu, mais comme l'appel à tous les moyens dont nous pouvons disposer), elle n'en brillerait pas moins, ainsi qu'un joyau, de son éclat à elle, comme quelque chose qui a en soi sa valeur tout entière.
E. KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs (1785), Première section ( édition Vrin, pp. 55-57)
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460 Etre bienfaisant, quand on le peut, est un devoir, et de plus il y a de certaines âmes si portées à la sympathie, que même sans aucun autre motif de vanité ou d'intérêt elles éprouvent une satisfaction intérieure à répandre la joie autour d'elles et qu'elles peuvent jouir du contentement d'autrui, en tant qu'il est leur oeuvre. Mais je prétends que dans ce cas une telle action, si conforme au devoir, si aimable qu'elle soit, n'a pas cependant de valeur morale véritable, qu'elle va de pair avec d'autres inclinations, avec l'ambition par exemple qui, lorsqu'elle tombe heureusement sur ce qui est réellement en accord avec l'intérêt public et le devoir, sur ce qui par conséquent est honorable, mérite louange et encouragement, mais non de l'estime; car il manque à la maxime la valeur morale, c'est-à-dire que ces actions soient faites, non par inclination, mais par devoir. Supposez donc que l'âme de ce philanthrope soit assombrie par un de ces chagrins personnels qui étouffent toute sympathie pour le sort d'autrui, qu'il ait toujours encore le pouvoir de faire du bien à d'autres malheureux, mais qu'il ne soit pas touché de l'infortune des autres, étant trop absorbé par la sienne propre, et que, dans ces conditions, tandis qu'aucune inclination ne l'y pousse plus, il s'arrache néanmoins à cette insensibilité mortelle, et qu'il agisse, sans que ce soit sous l'influence d'une inclination, uniquement par devoir, alors seulement son action a une véritable valeur morale. Je dis plus : si la nature avait mis au coeur de tel ou tel peu de sympathie, si tel homme (honnête du reste) était froid par tempérament et indifférent aux souffrances d'autrui, peut-être parce qu'ayant lui-même en partage contre les siennes propres un don spécial d'endurance et d'énergie patiente, il suppose aussi chez les autres ou exige d'eux les mêmes qualités; si la nature n'avait pas formé particulièrement cet homme (qui vraiment ne serait pas son plus mauvais ouvrage) pour en faire un philanthrope, ne trouverait-il donc pas encore en lui de quoi se donner à luimême une valeur bien supérieure à celle que peut avoir un tempérament naturellement bienveillant ? A coup sûr! Et c'est ici précisément qu'apparaît la valeur du caractère, valeur morale et incomparablement la plus haute, qui vient de ce qu'il fait le bien, non par inclination, mais par devoir.
E. KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs (1785), Première section ( édition Vrin, pp. 63-64)
Le fondement de la morale : la forme et le contenu Comment se présente le jugement moral du point de vue de la forme? " Il faut ", "il ne faut pas " il ne fallait pas ", " tu dois ", " tu ne dois pas ", " tu n'aurais pas dû " ces jugements se présentent comme objectifs. On prétend ne pas exprimer simplement une opinion. Si l'on apprend qu'un individu a tué son père, chacun voit là un crime affreux ; personne n'entend exprimer un simple avis personnel. " Tu ne dois pas tuer ", dit-on, et non : " selon moi, tu as tué, c'est probablement que tu ne dois pas tuer, mais, puisque tu as sur le sujet une opinion différente ". Ce serait là le nihilisme moral. Mais, pour la conscience commune, ce n'est pas chaque individu qui est la mesure du bien et du mal, de la vérité morale. " Tu dois " signifie : il y a une façon objectivement juste de se comporter, une façon d'agir telle que n'importe qui doit agir ainsi. " Tu dois ", " il faut" enveloppent l'exigence que chacun se comporte comme il le doit, et comme tout autre devrait se comporter à sa place, bref l'exigence d'universalité. "
461 Tu ne dois pas tuer" a le caractère d'une loi morale s'imposant à tous. De même pour les lois : "ne mens pas", "ne dérobe pas le bien d'autrui", " tiens tes promesses ", etc. Les préférences, les intérêts de chacun doivent ici céder le pas aux lois objectives du devoir-être. Ces lois doivent être respectées pour elles-mêmes, inconditionnellement. "Ne mens pas ", " ne tue pas ", ne dérobe pas", "sois honnête" ne signifient pas, en effet : " ne mens pas si l'on te dit la vérité ", " ne tue pas si l'on ne cherche pas à te tuer ", " ne dérobe pas le bien d'autrui si l'on ne dérobe pas ton bien ", " sois honnête si l'on est honnête avec toi ", mais bien : "ne mens pas sans plus", "ne tue pas - sans plus", " ne dérobe pas - sans plus ", " sois honnête - sans plus ". Le "tu dois " s'impose catégoriquement : il s'agit d'un impératif catégorique. Enfin, lorsque la conscience commune prononce un jugement moral sur une action en se référant à une loi morale qu'elle pose comme objective, elle n'admet pas que cette loi s'impose de l'extérieur à l'auteur de l'action, à la manière d'une loi juridique : elle considère que, si elle juge l'auteur de l'action, c'est au nom d'une loi qu'il reconnaît ou peut reconnaître au fond de lui-même ; elle crédite l'auteur de l'action d'une conscience morale, c'est-à-dire d'une capacité de porter sur son action le même jugement moral qu'elle porte elle-même. L'auteur de l'action se juge, ou peut et doit se juger, au nom d'une loi dont il reconnaît, ou peut reconnaître, qu'elle s'impose à tous et aussi à lui-même, dont il reconnaît la validité pour lui-même. Il obéit à une loi qu'en son for intérieur il approuve et qu'il s'impose à lui-même : le sujet moral est, en ce sens, autonome. "Loi morale", "impératif catégorique", "universalité", "autonomie" : ce sont là des notions que Kant a dégagées dans son analyse de la conscience commune. Nous semblons lui donner raison. Effectivement, nous pensons que son analyse est juste pour ce qui est de la forme de la conscience commune. Mais il convenait de bien distinguer le contenu et la forme et de ne pas les mêler comme il a fait. La forme de la conscience commune est partout et toujours la même dès qu'il y a jugement moral, mais le contenu en est variable : la conscience commune païenne n'est pas la conscience commune chrétienne, etc. Or, lorsque Kant nous dit qu' "il n'est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon si ce n'est seulement une bonne volonté", il analyse une conscience commune particulière - la conscience commune chrétienne, ou influencée par le christianisme. Et lorsque, analysant la notion de bonne volonté telle qu'elle se trouve dans la conscience commune (chrétienne), il la ramène à l'idée d'une volonté agissant par pur devoir, c'est-à-dire par pur respect pour la loi, on peut se demander s'il ne substitue pas ses propres jugements moraux à ceux de la conscience commune, même chrétienne.
Marcel CONCHE, Le fondement de la morale, Paris, PUF, 1993, p. 8/9
Le fondement de la morale : la notion de personne En ce qui concerne le contenu, fonder la morale sera reconnaître à la conscience commune le droit de porter tels jugements moraux, non tels autres. On entend, en France, en l'an de grâce 1981, condamner le terrorisme, le racisme, les formes multiples de la violence, les dénis de justice et les iniquités de toute sorte. C'est fort bien. Mais de tels jugements de valeur, alors même qu'ils expriment des opinions communément partagées, n'en sont pas moins des
462 préjugés (s'opposant ou non à d'autres préjugés) aussi longtemps que l'on ne sait pas dire de quel droit on juge ainsi plutôt qu'autrement. " Fonder " la morale, c'est d'abord établir le droit de juger d'un point de vue moral les actions humaines. Mais cela n'est encore que formel. En ce qui concerne le contenu, il est admis, notamment depuis 1789, que tout revient au respect, ou au non respect, des "droits " de l'homme. La notion d'homme est la notion fondamentale, toutes autres notions, qui établissent les différences sociales, passant au second plan. Cela signifie que les privilèges, qu'ils soient de naissance, de fortune ou autres, sont injustifiables du point de vue moral. La conscience commune moderne les condamne et condamne aussi les régimes politiques qui les admettent. Kant, en opposant les choses, dont on peut faire ce qu'on veut, ce que bon nous semble, et les personnes, qui constituent, indépendamment de nous et de nos fins propres, des fins objectives et inconditionnées (fins en soi) - non pas fins à réaliser, mais fins négatives, qui limitent la faculté d'agir comme bon nous semble, et contre lesquelles il ne faut jamais agir -, et en faisant de l'homme, comme être raisonnable, une personne, la seule, du reste, que nous connaissions, a bien su tirer au clair ce qui est enveloppé dans la conscience commune moderne ; il a bien su formuler (deuxième formule de l'impératif catégorique) l'exigence qui est en elle que l'homme ne soit jamais traité comme un simple moyen mais soit toujours traité comme une personne, c'est-à-dire comme un objet de respect, et se traite lui-même toujours avec respect. Si la conscience commune moderne n'est pas simplement une conscience commune particulière (comme il y eut la conscience commune, esclavagiste, des anciens Grecs ou Romains, etc.), il doit être possible de fonder universellement l'égalité des hommes, en tant que personnes. Fonder la morale, c'est alors donner valeur universelle aux exigences de la conscience commune moderne.
Marcel CONCHE, Le fondement de la morale, Paris, PUF, 1993, p. 9/10
Annexe 3 La morale, système de règles On ne peut rechercher ce que la morale doit être, que si l'on a d'abord déterminé ce qu'est l'ensemble de choses que l'on appelle de ce nom, quelle en est la nature, à quelles fins, en fait, elle répond. Commençons donc par l'observer comme un fait, et voyons ce que nous pouvons actuellement en savoir. En premier lieu, il y a un caractère commun à toutes les actions que l'on appelle communément morales, c'est qu'elles sont toutes conformes à des règles préétablies. Se conduire moralement, c'est agir suivant une norme, déterminant la conduite à tenir dans le cas donné avant même que nous n'ayons été nécessités à prendre un parti. Le domaine de la morale, c'est le domaine du devoir, et le devoir, c'est une action prescrite. Ce n'est pas que des questions ne puissent se poser pour la conscience morale; nous savons même qu'elle est souvent embarrassée, qu'elle hésite entre des partis contraires. Seulement, ce qu'il s'agit alors de savoir, c'est quelle est la règle particulière qui s'applique à la situation donnée, et comment elle doit s'y appliquer.
463 Ainsi, il ne faut pas se représenter la morale comme quelque chose de très général, qui ne se détermine qu'au fur et à mesure que cela est nécessaire. Mais, au contraire, c'est un ensemble de règles définies; c'est comme autant de moules, aux contours arrêtés, et dans lesquels nous sommes tenus de couler notre action. Ces règles, nous n avons pas à les construire au moment où il faut agir, en les déduisant de principes plus élevés ; elles existent, elles sont toutes faites, elles vivent et fonctionnent autour de nous. Elles sont la réalité morale sous sa forme concrètes Or, cette première constatation est pour nous d'une grande importance. Elle montre, en effet, que le rôle de la morale est, en premier lieu, de déterminer la conduite, de la fixer, de la soustraire à l'arbitraire individuel. Sans doute, le contenu de ces préceptes moraux, c'est-àdire la nature des actes qu'ils prescrivent, a bien aussi une valeur morale, et nous aurons à en parler. Mais puisque, tous, ils tendent à régulariser les actions des hommes, c est qu'il y a un intérêt moral à ce que ces actions, non seulement soient telles ou telles, mais encore, d'une manière générale, soient tenues à une certaine régularité. C'est donc, en d'autres termes, que régulariser la conduite est une fonction essentielle de la morale. Mais la régularité n'est qu'un élément de la moralité. La notion même de règle, bien analysée, va nous en révéler un autre, non moins important. La régularité, pour être assurée, n'a besoin que d'habitudes assez fortement constituées. Mais les habitudes, par définition, sont des forces intérieures à l'individu. C'est de l'activité accumulée en nous qui se déploie d'elle-même par une sorte d'expansion spontanée. Elle va du dedans vers le dehors, par voie d'impulsion, à la manière de l'inclination ou du penchant. Or, tout au contraire, la règle est, par essence, quelque chose d'extérieur à l'individu. Nous ne pouvons la concevoir que sous la forme d'un ordre ou tout au moins d'un conseil impératif qui vient du dehors. S'agit-il des règles de l'hygiène ? Elles nous viennent de la science qui les édicte, ou, d'une manière plus concrète, des savants qui la représentent. S'agit-il des règles de la technique professionnelle? Elles nous viennent de la tradition corporative et, plus directement, de ceux de nos aînés qui nous l'ont transmise, et qui l'incarnent à nos yeux. C'est pour cette raison que les peuples ont vu, pendant des siècles, dans les règles de la morale, des ordres émanés de la divinité. C'est qu'une règle n'est pas une simple manière d'agir habituelle, c'est une manière d'agir que nous ne nous sentons pas libres de modifier à notre gré. Elle est, en quelque mesure, et dans la mesure même où elle est une règle, soustraite à notre volonté. Il y a en elle quelque chose qui nous résiste, qui nous dépasse, qui s'impose à nous, qui nous contraint. Il ne dépend pas de nous qu'elle soit ou ne soit pas, ni queue soit autre queue n'est. Elle est ce qu'elle est, indépendamment de ce que nous sommes. Elle nous domine bien loin de nous exprimer. On voit ce qu'il y a dans l'idée de règle, outre l'idée de régularité. C'est la notion d'autorité. Par autorité, il faut entendre l'ascendant qu'exerce sur nous toute puissance morale que nous reconnaissons comme supérieure à nous. En raison de cet ascendant, nous agissons dans le sens qui nous est prescrit, non parce que l'acte ainsi réclamé nous attire, non parce que nous y sommes enclins par suite de nos dispositions intérieures naturelles ou acquises, mais parce qu'il y a, dans l'autorité qui nous le dicte, je ne sais quoi qui nous l'impose. C'est en cela que consiste l'obéissance consentie.
Nous voici maintenant en présence d'un autre aspect de la moralité : à la racine de la vie morale, il y a, outre le goût de la régularité, le sens de l'autorité morale. D'ailleurs, entre ces deux aspects, il y a une étroite affinité, et ils trouvent leur unité dans une notion plus
464 complexe qui les embrasse. C'est la notion de discipline. La discipline, en effet, a pour objet de régulariser la conduite ; elle implique des actes qui se répètent eux-mêmes dans des conditions déterminées ; mais elle ne va pas sans autorité. C'est une autorité régulière. Nous pouvons donc dire, pour résumer cette leçon, que le premier élément de la moralité, c'est l'esprit de discipline. Mais faisons bien attention au sens de cette proposition. D'ordinaire la discipline n'apparaît utile que parce qu'elle nécessite certains actes qui sont considérés comme utiles. Elle n'est qu'un moyen de les déterminer en les imposant. C'est d'eux qu'elle tient sa raison d'être. Si l'analyse qui précède est exacte, il faut dire que la discipline a sa raison d'être en elle-même, qu'il est bon que l'homme soit discipliné, abstraction faite des actes auxquels il se trouve ainsi tenu.
Emile DURKHEIM, L'éducation morale (nouvelle édition PUF, 1974, pp. 20-27)
Annexe 4 Avant la loi morale : l'éthique Paul Ricœur Le propos de cet essai est de mettre au jour l'intention éthique qui précède, dans l'ordre du fondement, la notion de loi morale, au sens formel d'obligation requérant du sujet une obéissance motivée par le pur respect de la loi elle-même. Si je parle d'intention éthique plutôt que d'éthique, c'est pour souligner le caractère de projet de l'éthique et le dynamisme qui soustend ce dernier. Ce n'est pas que l'idée de loi morale n'ait pas sa place en éthique. Elle a une fonction spécifique ; mais on peut montrer que celle-ci est dérivée et doit être située sur le trajet d'effectuation de l'intention éthique. Je propose donc de distinguer entre éthique et morale, de réserver le terme d'éthique pour tout le questionnement qui précède l'introduction de l'idée de loi morale et de désigner par morale tout ce qui, dans l'ordre du bien et du mal, se rapporte à des lois, des normes, des impératifs.
L'intention éthique Nous mettrons à la base de notre réflexion un réseau conceptuel en forme de triangle, en prenant pour modèle les trois pronoms personnels je, tu, il. Nous définissons de cette manière un pôle-je, un pôle-tu, un pâle-il (neutre) qui, pris ensemble, constituent le triangle de base de l'éthique. C'est à l'interaction de ces trois pôles que je réserve le titre d'intention éthique. Le troisième pôle prépare l'entrée en scène de l'idée de loi, qui nous fera passer de l'éthique à la morale. Le " pôle-je " Au pôle-je, nous trouvons une liberté en première personne qui se pose elle-même. Ma liberté veut être. Mais, s'il est vrai que la liberté se pose par elle-même, elle ne se voit pas, elle ne se
465 possède pas elle-même. Nous avons donc besoin de toute une suite de notions intermédiaires qui permettent à la liberté de se réfléchir, de prendre possession d'elle-même. À cet égard, la liberté, ne pouvant ni se voir ni se trouver, ne peut que s'attester - rendre témoignage d'ellemême par le moyen d'oeuvres dans lesquelles elle se rend objective. Cette liberté qui se pose, non seulement je ne la vois pas, je ne la sais pas, mais je ne peux que croire en elle; me poser libre, c'est me croire libre. C'est faute de vision, d'intuition, que la liberté est condamnée à s'attester dans des oeuvres. Je ne peux donc partir que de la croyance que je peux initier des actions nouvelles dans le monde; je suis très exactement ce que je peux, et je peux ce que je suis. Il y a là une corrélation tout à fait primitive entre une croyance et une oeuvre. Il y a éthique d'abord parce que, par l'acte grave de position de liberté, je m'arrache au cours des choses, à la nature et à ses lois, à la vie même et à ses besoins. La liberté se pose comme l'autre de la nature. Avant donc de pouvoir opposer, comme Kant, loi morale à loi physique, il faut opposer le pouvoir-être à l'être-donné, le faire au tout-fait. On peut parler ici d'acte grave, parce que c'est le parcours entier d'une vie, la traversée par des métiers, des rôles sociaux, des institutions, des œuvres, une politique, qui justifie la croyance purement ponctuelle, formelle et vide du je peux C'est parce ce que la causalité de la liberté ne s'appréhende pas elle-même dans l'immédiateté qu'elle doit se découvrir et se recouvrer par le grand détour de ses oeuvres, donc s'attester dans l'action. Le je peux doit être égalé par tout un cours d'existence, sans qu'aucune action particulière en témoigne à elle seule. C'est pourquoi on a pu parler plus haut d'attestation. C'est tout un cours ultérieur, toute une durée à venir, qui est requise pour témoigner de l'être-libre. En ce sens, aucune question ne précède celle-ci : qu'est-ce que s'attester pour une liberté qui ne se constate ni ne se voit ? On peut, dès maintenant, appeler éthique cette odyssée de la liberté à travers le monde des oeuvres, ce voyage de la croyance aveugle (je peux) à l'histoire réelle (je fais). A ce stade tout à fait élémentaire de notre enquête, il n'est pas encore question de loi, mais tout au plus de tâche. Encore moins est-il question d'interdiction. Cela n'empêche pas qu'un certain négatif se dessine déjà en pointillé, à savoir l'inadéquation ressentie par chacun entre son désir d'être et toute effectuation. On peut parler ici de faillibilité pour désigner cet écart entre l'aspiration et la réalisation. Cet aveu d'inadéquation, d'inégalité de soi à soi teinte de tristesse la joie de l'attestation originaire. Mais ce qui reste absolument primitif, c'est l'affirmation joyeuse du pouvoir-être, de l'effort pour être, du conatus - au sens de Spinoza - à l'origine de la dynamique de l'être. Le " pôle-tu " de l'éthique La position par soi-même de la liberté a pu être appelée le point de départ de l'éthique, mais elle ne constitue pas encore l'éthique elle-même. Ce qui manque, c'est la position dialogique de la liberté en seconde personne. Nous n'avons donc fait que la moitié, et même le tiers, du chemin dans une analyse purement solipsiste de l'exigence d'effectuation de la liberté. On entre véritablement en éthique, quand, à l'affirmation par soi de la liberté, s'ajoute la volonté que la liberté de l'autre soit. Je veux que ta liberté soit. Si le premier acte était un acte d'arrachement, le second est un acte de déliement. Il veut rompre les liens qui enserrent l'autre. Entre ces deux actes, il n'y a toutefois aucune préséance, mais une absolue réciprocité. C'est pourquoi on verra tout à l'heure cette requête de l'autre affleurer dans le premier commandement, lequel s'énonce à la seconde personne : tu ne tueras
466 pas. On connaît, à cet égard, les belles analyses du philosophe Emmanuel Lévinas sur le visage. Chaque visage est le Sinaï d'où procède la voix qui interdit le meurtre. Mais, avant de m'interdire quoi que ce soit, le visage de l'autre me requiert ; il me demande de l'aimer comme moi-même. La relation est ainsi parfaitement réversible : je suis visé comme un me à l'accusatif car celui à qui je dis tu au vocatif et qui dit je pour lui-même. Il se passe ici quelque chose de tout à fait semblable à ce que les linguistes observent concernant le fonctionnement des pronoms personnels : celui qui dit " je " se sait interpolé par un autre comme " tu " et réciproquement. C'est pourquoi on peut partir soit du tu soit du je, dans la mesure où le tu est un alter ego : comme moi, tu dis " je ". Si, en effet, je ne comprenais pas ce que veut dire je, je ne saurais pas que l'autre est je pour lui-même, donc liberté comme moi, liberté qui elle aussi se pose, croit en elle-même, cherche à s'attester. Si je cesse de croire en ma liberté, si je m'estimais entièrement écrasé par le déterminisme, je cesserais aussi de croire à la liberté de l'autre et ne voudrais pas aider cette liberté, ni être aidé par elle :je n'attendrais d'autrui aucun secours, comme l'autre ne pourrait attendre de moi aucun geste responsable. C'est tout l'échange des actes mutuels de délivrance qui s'effondrerait. Inversement, on peut partir, comme Emmanuel Lévinas, du seul visage d'autrui et tenir le visage pour la première transcendance par rapport à l'ordre des choses. Je dirai alors que l'autre me requiert et que, par cette requête, je suis rendu capable de responsabilité; Lévinas dit même : " Je suis l'otage de l'autre. " Par là, il veut souligner que la reconnaissance du visage d'autrui constitue un véritable départ, un commencement entièrement original, dans la voie éthique. Toute l'éthique naît donc de ce redoublement de la tâche dont nous parlions : faire advenir la liberté de l'autre comme semblable à la mienne. L'autre est mon semblable ! Semblable dans l'altérité, autre dans la similitude. À ce stade de notre recherche, il faut faire deux remarques semblables à celles qui se sont imposées au terme de notre première étape. D'abord la requête de l'autre est entièrement affirmatives Tout le négatif de l'interdiction procède de ce positif de la reconnaissance par laquelle des libertés veulent se rendre analogues l'une à l'autre par le moyen de l'action responsable; cette pratique analogisante de la liberté, si l'on peut ainsi parler, est sans négation. Toutefois, et c'est là notre seconde remarque, un nouveau moment négatif se dessine : non plus l'inadéquation de moi à moi-même, mais l'opposition d'une liberté à l'autre, l'affrontement dans la sphère de l'action. C'est sans doute ce que Hegel voulait dire lorsqu'il affirmait, dans la dialectique du maître et de l'esclave, que le premier désir, à savoir le désir du désir d'une autre conscience, passe par une histoire spécifique, celle de l'esclavage, de l'inégalité et de la guerre. Nous touchons ici, avec ce moment négatif, à ce qu'il y a de plus primitif dans l'expérience du mal, à savoir le meurtre, comme on le voit dans le récit biblique d'Abel et de Caïn. La tâche de devenir libre est contrariée originellement par le mal primordial du meurtre de la liberté. "Le pôle-il " Et maintenant nous rencontrons le pôle-il, que je qualifierai par la médiation de la règle. En faisant ce dernier tiers du chemin, nous prenons aussi le chemin du tiers. De même que, sur le plan du langage, toute relation dialogique entre un locuteur et un autre locuteur exige un référent commun, une chose placée entre deux sujets, de même l'intention éthique se précise et prend corps avec ce moment de la non-personne, représenté dans notre langage par des termes neutres tels que ceux d'une cause à défendre, d'un idéal à réaliser, d'une oeuvre à faire, de valeurs auxquelles nous donnons des noms abstraits : la justice, la fraternité, l'égalité. On peut certes retrouver derrière ces substantifs abstraits des adjectifs très concrets : juste,
467 fraternel, égal, etc. Il n'en reste pas moins vrai que ces prédicats éthiques constituent un pâle distinct de celui du je et de celui du tu. D'où la question : pourquoi, dans l'entrecroisement des visées de vouloir-être, dans l'échange des positions affirmatives de liberté, faut-il la médiation d'un terme neutre ? La réponse à cette question doit être cherchée dans la direction suivante : il faut se demander quel rôle ce terme neutre joue dans la relation intersubjective entre deux positions de liberté. Ce rôle, c'est celui de la règle. La règle est cette médiation entre deux libertés qui tient, dans l'ordre éthique, la même position que l'objet entre deux sujets. Pourquoi faut-il qu'il en soit ainsi ? Il faut remarquer ici que chaque projet éthique, le projet de liberté de chacun d'entre nous, surgit au milieu d'une situation qui est déjà éthiquement marquée; des choix, des préférences, des valorisations ont déjà eu lieu, qui se sont cris dans des valeurs que chacun trouve en s'éveillant à la vie consciente. Toute praxis nouvelle s'insère dans une praxis collective marquée par les sédimentations des oeuvres antérieures déposées par l'action de nos prédécesseurs. Cette situation, une fois encore, a son parallèle dans le langage. Toute prise nouvelle de parole suppose l'existence d'une langue déjà codifiée et la circulation de choses déjà dites qui ont laissé leurs traces dans le langage, en particulier dans le langage écrit sous forme de textes, de livres, etc. J'entre ainsi dans une conversation qui m'a précédé, à laquelle je contribue pendant une certaine durée et qui continuera après moi. De même que nul d'entre nous ne commence le langage, nul ne commence l'institution. Un indice remarquable de cette situation est le fait qu'en histoire et en sociologie on n'assiste jamais au commencement de la règle; on ne peut que remonter d'institution en institution. Tout commencement, comme dans le Contrat social de Rousseau, est une fiction littéraire ou philosophique, une sorte de " comme si... " Encore cette fiction repose-t-elle sur un cercle vicieux, à savoir que l'on suppose que des hommes se mettent d'accord pour poser une règle commune d'accord. Ce paradoxe est tout à fait instructif ; il signifie que nous ne pouvons agir qu'à travers des structures d'interaction qui sont déjà là et qui tendent à déployer une histoire propre, faite d'innovations, d'inerties et de sédimentations. Nous venons de saisir un premier indice du caractère ingénérable de la règle, que nous appelons, pour cette raison, institution. Ce premier indice est purement historique, en ce sens que je ne suis jamais au commencement, que c'est toujours dans l'après-coup que je prends conscience de l'antériorité de la règle par rapport à tout choix nouveau. Un deuxième indice du caractère ingénérable de la règle est l'échec de toute tentative (phénoménologique ou autre) pour faire l'économie d'un terme neutre. Il est vrai que nous rêvons d'un dialogue qui serait un face à face perpétuel. Mais même le rapport le plus intime se détache sur un fond d'institutions, sur la paix de l'ordre, sur la tranquillité qui protège la vie privée. Nous pouvons en être déçus, mais nous ne pouvons pas faire que le eux égale le nous. Seule une petite part des relations humaines peut être personnalisée; le reste (eux) reste anonyme et se réduit à un jeu réglé de rôles (j'attends du postier qu'il livre le courrier, sans espoir qu'il devienne jamais mon ami). Ce trajet que nous venons de faire est celui que Hegel a parcouru dans sa philosophie de l'esprit objectif, incarné dans des objets pratiques, des institutions au sens courant du mot : relations familiales, économiques, sociales, politiques, etc. On peut, certes, se proposer d'intérioriser, d'intimiser ces relations objectives ; on ne peut engendrer leur objectivité à partir de ce projet d'intimité. Il faut quelque chose comme une " substance des moeurs " (Sittlichkeit au sens de la Phénoménologie de l'esprit), par quoi une chose cédée par contrat médiatise deux volontés et par quoi une volonté médiatise la relation entre une autre volonté
468 et la chose cédée ; ü faut encore ce que Hegel appelait " État extérieur ", identique au système des besoins dont la loi échappe à chaque individu ; il faut enfin quelque chose comme une constitution sur le plan politique, laquelle, pour Hegel, marquerait le point où la coordination de l'action de tous serait intériorisée par chacun dans la reconnaissance mutuelle. L'individu devient alors un citoyen et, la loi de tous étant devenue la loi de chacun, la coïncidence se fait entre la conscience de soi et l'esprit du peuple. Cette coïncidence représente l'utopie d'une existence politique réussie. Quoi qu'il en soit, il faut toujours partir d'une relation extérieure pour ensuite l'intérioriser. Au terme de cette troisième analyse, quelques remarques s'imposent, semblables à celles qui ont été proposées à propos du pôle-je et du pôle-tu de l'intention éthique. D'abord, on peut parfaitement partir de ce pôle pour définir cette dernière. Ainsi, certains sociologues ont défini l'action humaine comme une conduite soumise à des règles. On identifie alors l'éthique à la socialisation de l'individu. On peut certes procéder ainsi, mais à deux conditions : il faut d'abord penser cette socialisation de telle façon qu'elle ne supprime pas le droit égal de partir du pôle-je et du pôle-tu de la liberté; ensuite, inclure dans la notion même de règle sociale et dans l'assignation des rôles que celle-ci implique la possibilité d'intérioriser la règle. Cette seconde condition ne diffère pas de la première : elle renvoie à la capacité pour chacun de reconnaître la supériorité de la règle, le pouvoir de l'assumer ou de la refuser, ce qui équivaut à inscrire dans la notion de règle la référence à une position de liberté première ou en deuxième personne.
De l'éthique à la morale Au long de ce nouveau trajet, la référence à l'intention éthique s'effacera progressivement, à mesure que le terme neutre se chargera lui-même de significations nouvelles qu'il faut considérer comme étant non négligeables et même incontournables.
La constitution de la notion de valeur Partons d'un terme de notre vocabulaire éthique ou moral (à ce niveau, la différence n'est pas encore marquée) qui est encore proche de la constitution primaire de l'intention éthique: le terme de valeur. Nous l'employons en relation avec des entités telles que la justice, l'égalité, la tempérance, l'amitié, etc. Les Anciens ont été les premiers à essayer de fixer ces entités dans un tableau des vertus. Ainsi en est-il dans les dialogues socratiques sur le courage (Lachès), la pitié (Euthyphron), la justice (République). C'est surtout dans la grande Éthique d'Aristote que cette recherche s'épanouit, les vertus y prenant le sens fort d'excellences dans l'ordre de l'agir. On peut retrouver dans la constitution de la notion de valeur le rapport triangulaire dans lequel se fonde l'intention éthique. Dans le mot " valeur ", il y a d'abord un verbe : évaluer, lequel à son tour renvoie à préférer : ceci vaut mieux que cela ; avant valeur, il y a valoir plus ou moins. Or la préférence est l'apanage d'un être de volonté et de liberté ; c'est pourquoi Aristote fait précéder le traité des vertus par une analyse de l'acte libre : seul celui qui peut se poser en auteur de ses actes, en agent moral, peut hiérarchiser ses préférences. Cette toute première référence à une position de liberté en première personne est essentielle à l'évaluation. Elle met en jeu le jugement moral, inséparable de la volonté qu'aura chacun d'effectuer sa propre
469 liberté, de l'inscrire dans des actes et dans des oeuvres qui pourront eux-mêmes être jugés par d'autres. À son tour, cette référence à l'évaluation par autrui - en fonction de l'aide que ma liberté apporte à ta liberté et à la requête que ta liberté adresse à ma liberté - élève le valable au-dessus du simple désirable. Le facteur de reconnaissance du droit de l'autre s'ajoute ainsi au facteur subjectif d'évaluation, bref, au pouvoir subjectif et intime de préférer une chose à une autre. On retrouve enfin le neutre, qu'on ne peut dériver ni de l'évaluation, ni de la reconnaissance intersubjective, et qui se présente comme médiation en tiers entre évaluation en première personne et reconnaissance en seconde personne. La référence à la règle déjà là ainsi que l'inscription de la valeur dans une histoire culturelle des moeurs confèrent à la valeur cette étrange quasi-objectivité qui a toujours été la croix des philosophes. Il y a, en effet, quelque chose d'irritant dans le problème épistémologique posé par l'idée de valeur. D'un côté, on voudrait pouvoir aligner la notion de valeur sur celle d'essence éternelle, dans une sorte de géométrie éthique. Platon s'y est employé le premier, et, après lui, tous les auteurs de traités des vertus, jusqu'à Max Scheler dans son éthique antiformelle. Il y a quelque chose de juste dans cette prétention ; il n'est pas douteux que les valeurs se présentent comme des étalons de mesure qui transcendent les évaluations individuelles; à cet égard, il y a toujours quelque chose de prétentieux à parler d'une création de valeurs. A part quelques grands fondateurs de la vie éthique, tels Socrate, Jésus, Buddha, qui donc a jamais inventé une valeur ? Et, pourtant, les valeurs ne sont pas des essences éternelles. Elles sont liées aux préférences, aux évaluations des personnes individuelles et finalement à une histoire des moeurs. Mais alors, comment ne pas verser dans une sorte de nihilisme éthique pour lequel n'importe quoi serait permis ? C'est ici, semble-t-il, qu'il faut placer la réflexion sur l'idée de valeur dans le prolongement de la méditation antérieure sur l'idée de règle; la justice, disions-nous, n'est pas une essence que je lis dans quelque ciel intemporel, mais un instituant-institué, grâce auquel plusieurs libertés peuvent coexister. Cette médiation en vue de la coexistence est peut-être la clé du problème : la justice est le schème des actions à faire pour que soit institutionnellement possible la communication, ou mieux la communauté, voire la communion des libertés. On peut dire encore que le désir d'" analoguer " une liberté dans une autre liberté trouve un support dans l'ensemble des actions instituées dont le sens est la justice. La justice correspond à ceci : que ta liberté vaille autant que la mienne. La valeur est la marque d'excellence des actions qui satisfont à cette exigence. L'interprétation proposée ici permet de donner sa juste place à l'idée de socialisation de l'individu. Il est bien vrai que l'effectuation de ma liberté et la reconnaissance par moi de celle d'autrui se font dans une situation éthique que ni toi ni moi n'avons commencée. Il y a depuis toujours un ordre institué du valable. Jean Nabert, dans son Introduction à une éthique, observe très justement le caractère mixte de la notion de valeur : c'est une notion de compromis entre le désir de liberté des consciences singulières, dans leur mouvement de reconnaissance mutuelle, et les situations déjà qualifiées éthiquement. C'est pourquoi il y a une histoire des valeurs, des valorisations, des évaluations, qui dépasse celle des individus pris un à lm L'éducation consiste en grande partie à e le projet de liberté de chacun dans cette histoire commune des valeurs. Mais le primat de la socialisation sur l'individuation n'est justifié que si l'on peut aussi dire l'inverse. L'histoire sociale des valeurs doit pouvoir s'inscrire dans le projet de liberté de chacun et jalonner son trajet d'effectuation. Sinon, on substitue à un essentialisme moral une socialisation dangereuse pour la notion même de personne. Pour respecter le caractère mixte de l'idée de valeur, on peut dire que la valeur justice est la règle socialisée, toujours en tension avec le jugement moral de chacun. Cette dialectique de la
470 socialisation et du jugement moral privé fait de la valeur un mixte entre, d'une part, la capacité de préférence et d'évaluation liée à la requête de liberté - prolongée par la capacité de reconnaissance qui me fait dire que ta volonté vaut autant que la mienne et, d'autre part, un ordre social déjà éthiquement marqué. Ce statut difficile, étrange, explique pourquoi l'idée de valeur se présente à nous comme un quasi-objet, doté d'une transcendance spécifique. Si l'on pouvait traiter l'idée de justice comme on traite les nombres et les figures, on aurait la sécurité rationnelle de pouvoir étendre à l'ordre éthique les prérogatives de l'ordre mathématique. On aurait alors substitué une entité éternelle à des " excellences " inséparables de l'aventure de la liberté. Les valeurs sont plutôt les sédiments déposés par les préférences individuelles et les reconnaissances mutuelles. Ces sédiments, à leur tour, servent de relais objectivés pour les nouvelles évaluations dont les individus sont responsables un à un. En conclusion, un essentialisme moral fait perdre de vue le lien des valeurs avec le jugement moral, lequel, à son tour, s'enracine dans la volonté de promotion mutuelle des libertés ; inversement, un nihilisme moral néglige le rôle médiateur des valeurs entre les personnes et entre les libertés. Le tournant de l'interdiction On passe franchement de l'éthique à la morale avec les notions d'impératif et de loi, qui sont deux notions de même niveau, sans être exactement des synonymes. Il est très important de voir où se fait le tournant entre l'idée de valeur, qu'on vient d'examiner, et le couple de l'impératif et de la loi -. il est constitué par le rôle de l'interdiction. Les commandements de base, on l'a remarqué, s'expriment négativement : " tu ne tueras pas ". Pourquoi ce retournement qui fait nommer d'abord les actions à ne pas faire ? Il faut ici introduire une réflexion sur l'état de scission qui résulte de la quasi-transcendance des valeurs par rapport à nos désirs non conformes, donc déviants. Le non-préférable est alors mis à part, frappé d'une valeur négative. Ce tournant de l'analyse est tout à fait remarquable. Il nous contraint à introduire, sur le chemin de l'effectuation individuelle de la liberté et de la reconnaissance mutuelle des libertés, un retournement de la règle contre quelque chose de nous-mêmes que nous pouvons appeler notre désir. Nous touchons ici à un facteur négatif tout à fait nouveau par rapport à ce que nous avons appelé plus haut le sentiment d'inadéquation de soi-même à soi-même au même par rapport au sentiment de non-reconnaissance, de conflit, de meurtre ; il s'agit d'un véritable phénomène de scission. C'est que pour l'être-scindé, partagé entre un préférable, déjà objectivé, et un désirable, refermé sur quelque intérêt égoïste, la règle fait figure de norme, c'est-à-dire départage le normal du " pathologique ", au sens moral du mot, qui est celui de Kant. Alors commence à s'imposer le il faut, qui est le comble du neutre, en tant que règle devenue étrangère à mon projet de liberté et même à mon intention de reconnaissance de la liberté d'autrui. L'origine de l'éthique dans la liberté en première personne, dans la liberté en deuxième personne et dans les règles qui médiatisent ces dernières est tout simplement oubliée; ici commence la sévérité de la moralité. Sans doute ce mouvement est-il inévitable, en ce sens que le régime de scission constitue certainement un destin, à partir d'une faille originelle qui fait que l'homme est séparé de son vouloir le plus profond et que la médiation par la règle instituée, par la valeur, ne peut apparaître que comme médiation par l'interdiction. Quelle que soit la clé de l'énigme de cette faille originelle, c'est avec cette scission que commence l'interdiction, qui marque la non coïncidence entre mon désirable et ce que je tiens pour le préférable. L'important, c'est d'apercevoir le caractère bénéfique de l'interdiction : à bien des égards, c'est une aide, un support, pour assurer, dans l'intermittence des désirs, la continuité de la personne morale. Ici, on pourrait renvoyer à la première partie de la Généalogie de la morale de
471 Nietzsche : l'homme est un animal capable de promesse, donc capable de compter à l'avance sur lui-même et sur les autres; il acquiert la durée d'une volonté normée dans le chaos temporel des désirs. La fonction de l'interdiction est de mettre des valeurs à l'abri de l'arbitraire de chacun. De mon vouloir arbitraire, je fais une volonté sensée, raisonnable. Ajoutons encore qu'un commandement négatif est plus libéral - c'est-à-dire plus libérant qu'une énumération exhaustive et close de devoirs. L'interdiction : " tu ne tueras pas " me laisse libre d'inventer les actions positives dont le champ est ouvert par l'interdiction ellemême : quoi faire pour ne pas tuer ?
Le moment terminal de la loi Le tournant de l'interdiction est ce qui conduit de la valeur à l'impératif et à la loi. Ces deux notions, avons-nous dit, sont connexes, bien qu'elles ne se recouvrent pas tout à fait. La grammaire de l'impératif, ou encore du commandement, est à cet égard tout à fait intéressante. Elle révèle le caractère de Scission qui s'attache à l'idée même de conscience morale. Seul un être de scission est capable de conscience morale : une part de moi-même commande à l'autre. Une volonté sensée, normée, commande à une volonté arbitraire. L'allemand oppose ainsi Wille à Wilkühr (Kant). Autrement dit, je suis de moi-même à moi-même dans une relation de commandement et d'obéissance ; en moi-même, une voix s'adresse à moi. Remarquons en passant que nous sommes ici à un carrefour important de l'éthique et du politique, dans la mesure où la relation entre commander et obéir se retrouve dans les deux domaines. Et bornons-nous ici à dire que cette relation prend un caractère moral et non politique dès lors qu'elle est entièrement intériorisée, c'est-à-dire du fait que je suis également celui qui commande et celui qui obéit. Il s'agit bien d'une scission de la même volonté entre un maître et, sinon un esclave, en tout cas un disciple, ce qui nous permet d'évoquer ici, bien entendu, l'admirable traité de saint Augustin sur le " maître intérieur ". La morale apparaît ainsi comme un magistère intériorisé. Quoi qu'il en soit du rapport très complexe entre éthique et politique, on peut dire qu'un être à qui la notion de conscience morale serait tout à fait étrangère ne pourrait pas entrer dans une relation politique saine, sur un mode d'appartenance participative, bref dans une relation de citoyenneté. C'est un problème proprement éthique que de resituer la moralité, avec ses impératifs et ses interdictions, par rapport à l'intention éthique primordiale : ma liberté, ta liberté, la règle. Si l'interdiction était absolument première, et si l'impératif nous était absolument étranger, comment y déchiffrerions-nous jamais le chemin de notre liberté et celui de la reconnaissance mutuelle ? La loi constitue le moment terminal de cette constitution de sens ; il présuppose tous ceux qui précèdent. Loin donc d'être le premier, le concept de loi est le dernier. Qu'ajoute-t-il à l'impératif (sous la forme négative de l'interdiction) ? L'impératif s'adresse encore à moi comme un toi : " tu ne tueras pas ". Il parle comme une voix, la voix de la conscience. Il est encore une parole adressée. La loi ajoute le facteur absolument anonyme d'une exigence d'universalisation. Nous rejoignons ici Kant : vouloir que la maxime de mon action soit une loi universelle. L'idée importante alors est que la morale peut accéder à un niveau aussi rationnel que la science et partager avec elle l'idée commune de législation. Il n'y a pas deux raisons. La raison est pratique. C'est seulement dans la mesure où nous pourrons appliquer sur nos désirs, sur nos valeurs, sur nos normes, le sceau de l'universalité qu'un certain air de famille, une certaine parenté, se révélera entre l'être historique et l'être naturel. L'idée de loi fait prévaloir la pensée de l'ordre. Mais reconnaître la légitimité de cette règle
472 d'universalisation n'empêche pas de se retourner contre toute prétention à faire de la législation la première démarche éthique. C'est probablement ici la faiblesse ultime de la pensée kantienne d'avoir voulu construire la seconde Critique, la Critique de la raison pratique, sur le modèle de la première Critique, c'est-à-dire sur la base d'une rationalité d'entendement. Ainsi s'explique la concentration de toute son analyse du problème éthique sur ce moment terminal. Tout le dynamisme éthique et toute la genèse de sens que nous avons parcourue sont purement et simplement identifiés à ce stade ultime ; autrement dit, le défaut du kantisme est d'avoir érigé en fondement ce qui n'est qu'un critère. À ce titre, l'idée de loi est assurément irremplaçable. Puis-je vouloir que tout le monde en fasse autant ? Par cette question, je mets à l'épreuve mon propre désir : peut-il valoir comme loi pour tous ? De cette question, on ne peut tirer aucun contenu. En un sens, il est très bien qu'il en soit ainsi : le formalisme kantien, ramené à ces proportions, plus modestes, est très libérateur. Il ne dit pas : " fais ceci ", " fais cela ". Ni même : " ne fais pas... ", mais : " examine la capacité d'universalisation de ta maxime ". En cela consiste la grandeur du formalisme en éthique. Il laisse ouvert le champ entier des actions capables de satisfaire ce critère. Quant au contenu de nos maximes, nous l'apprenons par la pratique de la vie, par l'expérience éthique prise dans toutes ses dimensions. Nous pouvons dire, en conclusion, que le formalisme en éthique définit la moralité. Mais l'éthique a une ambition plus vaste, celle de reconstruire tous les intermédiaires entre la liberté, qui est le point de départ, et la loi, qui est le point d'arrivée.
Paul RICOEUR, Avant la loi morale : l'éthique, dans Encyclopédia Universalis, "Les enjeux, 1985.
EDUCATION ET CULTURE Le "tournant" de l'art et de la culture en éducation et en formation
On trouvera ci-dessous un choix raisonné de textes destinés à aider et éclairer la réflexionsur cette question redevenue centrale en philosophie de l'éducation.
I. LA CULTURE, PROBLEME EDUCATIF ET PROBLEMATIQUE PHILOSOPHIQUE 1) L'éducation et la question de la culture
"De toutes les questions (et de toutes les mises en question) qui ont été suscitées par la réflexion sur les problèmes d'éducation depuis le début des années soixante, celles qui touchent à la fonction de transmission culturelle de l'école sont à la fois les plus confuses et les plus cruciales. C'est quelles concernent le contenu même du processus pédagogique et interpellent les enseignants au plus profond de leur identité. S'il n'y a pas en effet d'enseignement possible sans la reconnaissance par ceux à qui l'enseignement s'adresse d'une légitimité de la chose enseignée, corollaire de l'autorité pédagogique de l'enseignant, il faut
473 aussi, il faut d'abord que ce sentiment soit partagé par l'enseignant lui-même. Toute pédagogie cynique, c'est-à-dire consciente de soi comme manipulation, mensonge ou passe-temps futile se détruirait d'elle-même : nul ne peut enseigner véritablement s'il n'enseigne pas quelque chose de véritable ou de valable à ses propres yeux. Cette notion de valeur intrinsèque de la chose enseignée, aussi difficile à définir et à justifier qu'à réfuter ou à rejeter, est au cœur même de ce qui fait la spécificité de l'intention enseignante comme projet de communication formatrice. C'est pourquoi toute interrogation ou toute critique portant sur la nature propre des contenus enseignés, sur leur pertinence, leur consistance, leur utilité, leur intérêt, leur valeur éducative ou culturelle constitue pour les enseignants un motif privilégié de réaction inquiète ou de conscience malheureuse. Aussi le développement de ce type de questionnement dans le contexte de bouleversement institutionnel et culturel qu'ont traversé les systèmes d'enseignement (et particulièrement les institutions d'enseignement secondaire) depuis les années soixante constitue sans doute un facteur essentiel (quoique pas toujours clairement identifié) de ce qu'on a coutume d'appeler, de manière un peu stéréotypée, la crise de l'éducation. De cette crise témoigne en particulier l'instabilité partout constatée aujourd'hui des programmes et cursus scolaires. On ne sait plus ce qui mérite véritablement d'être enseigné au titre des études générales : le cercle des savoirs formateurs, ce que les Grecs appelaient l'"enkuklios païdéia", a perdu son centre et son équilibre, la culture générale sa forme et sa substance. Les années soixante-dix ont vu triompher un "discours de délégitimation" puissamment articulé sur certains apports récents des sciences sociales. Le "discours de restauration" qui s'esquisse dans les années quatre-vingt reste bien souvent confiné dans la sphère étroite du ressentiment. En fait, partout, c'est l'instrumentalisme court qui règne, le discours d'adaptation et d'utilité momentanée, tandis que les questions fondamentales, celles qui concernent la justification culturelle l'école, sont étouffées ou ignorées. On comprend certes que dans un monde où l'idée de culture tend à devenir à la fois pléthorique et inconsistante la fonction de transmission culturelle de l'école soit de plus en plus difficile à identifier et a fortiori à assumer. Cependant la pensée pédagogique contemporaine ne peut faire l'économie d'une réflexion sur la question de la culture et les enjeux culturels des différents types de choix éducatifs, sous peine de tomber dans la superficialité. Elle se trouve en fait dans la situation paradoxale de ne pouvoir ni se passer de l'idée de culture ni s'appuyer sur elle comme sur un concept clair et opératoire. Elucider cette question des fondations et des implications culturelles de l'éducation est sans doute aujourd'hui une tâche qui ne peut être poursuivie que de manière indirecte et fragmentaire, mais qui de toute façon vaut la peine d'être poursuivie, parce que c'est la justification fondamentale de l'entreprise éducative qui est enjeu à travers elle". Jean-Claude FORQUIN, Ecole et culture, Paris, Bruxelles, De Boeck Université, 1996 (2e édition), pp. 7-8.
2) Des questions fondamentales et incontournables
" Ainsi, qu’on le veuille ou non, en raison de cette situation de crise et d’incertitude, la pensée éducative se heurte désormais à des questions fondamentales incontournables. Dans quel monde voulons nous vivre ? Quel avenir souhaitons-nous pour nos enfants ? Parmi toutes nos connaissances actuelles, quelles sont celles qui sont dignes d’être transmises aux nouvelles générations ? Qu’est-ce qui mérite d’être vu et regardé, lu et médité, entendu et écouté, appris
474 et étudié ? En d’autres termes, quelle culture doit être privilégiée à l’école par l’école : culture scientifique, culture technique, culture littéraire, culture artistique, culture populaire ? Plus profondément, quelles formes de vie individuelles et collectives voulons-nous favoriser à travers l’éducation, la formation et l’apprentissage ? Ces questions sont essentielles et inévitables, car l’école ne peut ni refléter la totalité de la culture d’une société, ni transmettre l’ensemble des savoirs produit par cette société. L’école doit forcément sélectionner, au sein de la culture globale, une culture partielle qu’elle considère exemplaire et porteuse d’avenir. L’école promeut toujours une certaine culture, qu’elle tient pour le modèle culturel par excellence. Elle choisit forcément certains savoirs parmi l’ensemble des savoirs qui existent. Il faut, par conséquent, que les responsables de la formation scolaire établissent une hiérarchie des œuvres, des activités, des croyances et des savoirs, afin de choisir ceux qu’ils considèrent dignes d’être transmis aux nouvelles générations. Bref, éduquer et instruire, c’est choisir parmi un ensemble de possibilités culturelles une certaine base de connaissances qui sera intégrée à la culture scolaire et aux programmes enseignés dans les écoles ". Maurice TARDIF, La pédagogie, Théories et pratiques de l’Antiquité à nos jours, sous la direction de Clermont Gauthier et Maurice Tardif, Montréal, Gaëtan Morin éditeur, 1996.
3) Penser l'école comme lieu de culture "L'éducation, avant d'être technique de préparation à la vie sociale et professionnelle, est appropriation d'un patrimoine de connaissances, de valeurs et de symboles qui permet à chacun de mieux comprendre le monde, d'y vivre et d'y répondre d'une manière active, créatrice et autonome. En d'autres termes, parce que le monde dans lequel nous vivons est le résultat de productions humaines, connaître les plus significatives d'entre elles permet de se situer dans l'histoire et dans son identité humaine. Tel est, en substance, le sens de l'éducation et des études… Mais au-delà de ce consensus général, des divergences apparaissent dès lors qu'il s'agit de préciser les contenus de culture à transmettre et les moyens à mettre en œuvre pour faire de l'école un véritable lieu de culture. Comment, en effet, articuler l'école à la culture de nos jours ? Comment penser l'école comme lieu de culture ? Comment raviver la dimension pédagogique et plus largement éducative de la culture …? Ces questions sont difficiles parce que les réponses habituelles et les notions comme celles de culture, d'éducation et de pédagogie, qui tiraient leur force d'évidence d'une longue tradition rationaliste et humaniste, sont devenues problématiques". Denis SIMARD, "L'éducation peut-elle être encore une "éducation libérale" ?", Revue française de pédagogie, INRP, n° 132, juillet/août/septembre 2000, p. 33/34.
4) Le savoir et le sens de la vie
"L'éducation a quelque chose à voir avec la transmission et l'acquisition du savoir. Cependant, au-delà de cette thèse évidente, la pensée de l'éducation doit se soucier de la relation entre le
475 savoir et la vie humaine ou, si l'on préfère, de la valeur du savoir pour orienter et donner sens à la vie des hommes. Aujourd'hui, le " savoir " est essentiellement constitué par la science et la technologie et il est conçu comme quelque chose d'essentiellement infini, qui ne peut que croître, quelque chose d'universel et d'objectif, d'impersonnel en quelque sorte, quelque chose qui se trouve être là, à l'extérieur de nous, comme quelque chose que nous pouvons nous approprier et que nous pouvons utiliser, et quelque chose qui a fondamentalement à voir avec une utilité dans son sens le plus pragmatique, avec la fabrication d'instruments. Par ailleurs, la " vie " est réduite à sa dimension biologique, à la satisfaction des besoins (toujours plus importants selon la logique de la consommation), à la survie des individus et des sociétés. Lorsque nous disons que l'éducation doit préparer " à la vie ", nous voulons dire qu'elle doit préparer à " gagner sa vie " et pour " survivre " de la meilleure façon possible dans un " environnement vital " (compris comme une espèce de niche écologique) toujours plus complexe. Dans ces conditions, il est clair que la médiation entre le savoir et la vie n'est autre que l'appropriation utilitaire du savoir en relation avec les besoins de la vie : avec les exigence du Marché et les finalités de l'État. Dans ce contexte, le problème central des pédagogies critiques est celui de l'inégale répartition de cette " ressource vitale " qu'est le savoir : il s'agit que tous aient accès au savoir compris comme une chose qu'il faut partager de façon égalitaire, qu'il n'y ait pas d'appropriation restreinte, que le savoir ne devienne pas la propriété de quelques-uns pour leur bénéfice exclusif Par ailleurs, le problème essentiel des pédagogies actives et progressistes est celui de privilégier la logique de l'acquisition sur la logique de la transmission ou, ce qui revient à la même chose, de cesser de s'occuper de l'organisation standard du savoir comme quelque chose qui doit être transmis et de considérer de façon prioritaire tant les compétences cognitives que les contextes socioculturels de l'apprenant. Mais dans l'un et l'autre cas, la question essentielle est évidente: celle du sens et de la valeur du savoir pour la vie. Et ici " valeur " n'a pas le même sens que " utilité ". Si nous nous interrogeons sur l'utilité du savoir pour la vie, nous ne nous posons pas de question ni sur le savoir ni sur la vie, ni sur le savoir comme marchandise ( y compris comme argent : que l'on se souvienne des théories du capital humain et de tout le discours contemporain sur la rentabilité de la connaissance) ni sur la vie comme satisfaction des besoins réels ou induits (que l'on pense à ce que signifie pour nous " qualité de vie " ou " niveau de vie "). Mais si nous nous interrogeons sur la valeur du savoir pour la vie, peut-être la question elle-même fera-t-elle émerger un soupçon de misère sur ce que nous savons et sur les limites de nos possibilités d'existence. Il se peut aussi qu'aujourd'hui la crise de l'éducation coïncide autant avec une crise de légitimité du savoir transmis qu'avec un appauvrissement du sens de la vie. Et peut-être qu'aussi aujourd'hui la pensée de l'éducation doit s'interroger sur la relation entre le savoir et la vie humaine. Supposons que cette relation donne encore à penser, qu'elle ait encore besoin d'être pensée. Supposons que ce qui est en jeu n'est pas tant la vérité du savoir et sa forme de transmission que la valeur de la vérité. Et c'est là une expression que nous devons à Nietzsche :... "il faut essayer une bonne fois de mettre en doute la valeur de la vérité". Lorsque l'on nous parle de la vérité, il nous faut nous demander quel est le sens et la valeur de ce que l'on nous présente comme vrai (et non pas son prix ou sa rentabilité). C'est qu'il faut distinguer, en termes de valeur, entre les vérités nobles, celles qui dérangent ce que nous sommes et sont un élan pour la liberté, et les vérités viles, celles du conformisme, celles qui consolent et
476 réclament de la soumission. Distinguer également entre les vérités utiles, qui tout simplement peuvent être mises à profit, et les vérités inutiles du point de vue de leur utilisation pragmatique dans un monde administré. Jorge LARROSA, "Savoir et éducation", dans Jean Houssaye (dir.), Education et philosophie, Paris, ESF, 1999.
II. LA CULTURE INTELLECTUELLE ET LA CONCEPTION RATIONALISTE 1) Savoir scolaire et laïcité
Ce qui donne contenu et légitimité à la laïcité, c'est le savoir scolaire. Comme la volonté générale souveraine, la laïcité scolaire n'est possible qu'à la condition que chacun renonce à ses déterminations strictement particulières et fasse appel en soi à l'universel. C'est en ce sens que Condorcet affirmait que l'on ne peut instruire que des raisons. L'assise de la laïcité est constituée par un certain type de savoir scolaire, le savoir rationnel scientifique. La laïcité scolaire détermine les formes et les contenus de l'enseignement. Elle exclut toute croyance en tant que la croyance est expression dogmatique. Elle ordonne au maître d'argumenter ou de démontrer ou de prouver. Pour reprendre ici encore Condorcet, on n'enseigne pas les vérités de la raison comme les tables de la loi, nul n'a le droit de dire " voilà ce que je vous demande de croire et que je ne puis prouver " (Premier mémoire sur l'Instruction publique). La laïcité rationaliste et critique renvoie à l'affirmation de l'unité de l'esprit humain et de l'unité exemplaire de la démarche scientifique dont nous avons dégagé les déterminations essentielles. À cet égard, les orientations nouvelles du savoir scolaire demeurent fidèles à l'idéal de la laïcité : elles entendent concourir à l'éducation d'un citoyen libre de juger souverainement par lui-même. La volonté de penser l'acte pédagogique comme processus d'auto-construction et d'auto-évaluation des compétences de l'individu, en renvoyant à l'idéal fondateur des sociétés démocratiques, en opérant la conciliation de la liberté et de l'autorité, vise à construire en chacun la reconnaissance de son identité et de son autonomie. En revanche, dans la mesure où la forme de cet idéal est pensée en référence à la positivité scientifique, la laïcité est ouverte à contestation. Certes, l'idée que ce qui est rationnel ne tient pas aux objets mais à la démarche ou à la méthode de connaissance, trouve aujourd'hui écho dans l'affirmation d'une nécessité d'apprendre à apprendre. Mais l'affirmation que la positivité scientifique serait absolue, l'idée d'une objectivité assurée dans une extériorité de ce qui constitue le savoir, tout comme le rapport au progrès, trouvent aujourd'hui des remises en cause qui, articulant les revendications de l'individualisme à l'analyse de la connaissance, proposent une conception " sécularisée " de la connaissance. Brigitte FRELAT-KHAN, Le savoir, l'école et la démocratie, Paris, Hachette, 1996, pp. 96-97.
2) La haute culture pour tous ?
477 "Le pédagogue est sans cesse confronté à ce mystère comment ce qui en droit devrait être universellement apprécié et parler à tout homme, peut-il faire l'objet d'un refus parfois violent, parfois seulement douloureux, ou même purement indifférent. De multiples explications existent, d'ordre psychologique (rejet de l'autorité que représente l'école, refus du nouveau) ou d'ordre social (refus de ce qui représente une classe sociale différente, un univers différent). On pourrait ajouter que la familiarité avec des formes culturelles répétitives, rassurantes, finit par rendre difficile l'accès à ce qui devrait toucher tout homme sensible et raisonnable. De même, le sentiment d'être toujours celui qui reçoit peut finir par être intolérable, d'où la volonté de s'en tenir à ce qui est spontanément connu, et de le faire valoir. Anorexie culturelle ou volonté de faire reconnaître d'autres formes culturelles ? De cette incertitude est née la mauvaise conscience des pédagogues, prompts à remettre en cause la valeur de leur propre culture, renonçant d'avance à faire partager ce qu'ils aiment, et cherchant à valoriser ce que spontanément ils n'aiment pas. L'autocensure culturelle est le résultat de beaucoup de découragement et d'échecs, mais aussi celui d'une analyse et d'une prise de conscience que la culture imposée par force est une contradiction. Avoir une attitude claire dans ce domaine suppose de pouvoir se débarrasser de quelques comportements parasites : ainsi, pour éviter le piège du paternalisme, s'interroger sur les éléments culturels qu'il est bon de proposer, mais pour éviter le piège du suivisme, ne pas réduire l'apport culturel à ce que les élèves ont déjà pu acquérir par eux-mêmes. Mettre à la portée de tous la Culture humaine dans toute sa diversité, est bien l'idéal d'ouverture démocratique de la culture. Et pour demeurer vraiment générale, la culture s'ouvre aussi, mais sans complaisance, vers des productions populaires, ou étrangères, qui à leur tour pourront tester leur universalité". A.-M. HANS DROUIN, L'éducation un question philosophique, Paris, Anthopos, 1998, p. 51.
3) Valeurs du savoir et éducation morale.
Le problème essentiel de l'éducation morale est de provoquer des oeuvres à la fois individuelles et sociales, à la fois personnelles et générales, à la fois originales et réglées. D'une manière plus philosophique, le problème essentiel de la vie morale consiste à déterminer chez l'être humain, pris comme sujet singulier, une activité objective et sociale. En d'autres termes encore, une éducation morale doit former une volonté solitaire d'action sociale. Elle doit nourrir d'idéal objectif la solitude d'une âme. Dès lors tout ce qui contribue à universaliser l'activité de la personne morale doit retenir l'attention du moraliste. Dans cette communication, je voudrais montrer que toute culture du moi sera morale à la condition de rompre une singularité, de s'attacher à un système de pensée objective. Je désignerai ainsi l'objectivité de l'idéal comme le premier des devoirs. Il sera d'abord utile de rappeler le caractère solide de l'universalisme kantien. il semble que Kant ait trouvé la première axiomatique morale. On mesurera la valeur de l'objectivité morale kantienne si l'on médite sur le passage des morales de l'intérêt général à la morale de l'obligation universelle. On comprendra alors que toute physique sociale doit comporter une mathématique morale qui encadre et informe activement la matière sociale dans des formes absolues. On verra alors l'action de la raison morale sur le fait social.
478 Le mathématicien Henri Poincaré, dans des pages célèbres, prétendit apporter une raison péremptoire pour séparer l'activité scientifique et l'activité morale. Cette raison serait d'ordre grammatical. Les prescriptions de la science, disait-il, se mettent au mode indicatif. Les prescriptions de la morale se mettent au mode impératif. Or, il est facile de montrer que le dilemme n'est pas absolu et qu'aucun de ses deux pôles n'est aussi fixe que Poincaré veut bien le dire. Ce qui est de plus remarquable, c'est que ce soit un mathématicien qui ait paru négliger le caractère normatif de la science. Dès qu'on arrive à raisonner une activité morale, en considérant l'a moralité comme la base raisonnable de la sociabilité, on se rend bien vite compte qu'on ne raisonne pas différemment que dans une activité scientifique. La théorétique morale relève donc d'une activité rationnelle. Elle a beau s'attacher à une matière sociale, elle en discute appuyée sur des principes rationnels, tout comme le physicien qui prépare et discute les hypothèses rationnelles qu'il soumettra ensuite au contrôle de l'expérience. La morale est ainsi une partie de la raison constituée. Si Henri Poincaré a scindé l'activité humaine en suivant les modes grammaticaux, c'est qu'il a considéré la science comme un enregistrement de faits, comme une tâche qui demanderait la description d'une réalité toute faite. Il n'y a pas plus de réalité toute faite en science qu'en morale. La réalité scientifique n'est pas aussi loin qu'il semblerait d'une réalisation morale. Le problème change de face quand on considère la valeur réalisante de la science et de la technique qui commandent à la Nature, quand on voit toute la puissance de réalisation de l'expérience physique. On s'aperçoit alors que la matière obéit à l'esprit. Comment dès lors l'esprit n'obéirait-il pas à l'esprit, la conscience morale à la raison ? Quelle soudaine timidité nous prend devant l'information rationnelle de la conscience morale ? A mon avis, rien ne s'oppose à une éducation morale franchement rationnelle, à une conduite morale entièrement appuyée sur la raison pure. L'enfant doit être mis en face du caractère absolu et universel des règles morales qui sont objectives comme la vérité. On a plus vite fait de montrer le caractère nécessaire de la loi morale que son caractère général. L'enfant est d'ailleurs très apte à recevoir cette leçon de la nécessité et de l'absolu. On pourrait même dire que l'adolescence est l'âge de l'absolu, l'âge de l'efficience maxima de la vérité. Or cet intérêt et ce respect pour la vérité, cette soumission à l'objectif peuvent être atteints dans des voies diverses. Les tâches scientifiques sont à cet égard éminemment éducatives. Poincaré n'a pas manqué de reconnaître l'avantage moral que recevait une âme dans la contemplation de la vérité scientifique ; mais il a pensé que cette contemplation est très rare et qu'elle est réservée à une minorité. Il s'est effrayé du grand nombre de derni-savants qui utilisent les résultats scientifiques pour des fins non spirituelles, non morales. Je proposerais d'être à la fois plus modeste et plus orgueilleux. Plus modeste d'abord, car en ce qui concerne une éducation générale, nous ne sommes évidemment pas devant le problème du génie qui doit aller au fond d'une science ; nous sommes simplement devant un problème psychologique, devant une tâche d'un jour, devant un devoir pédagogique. Or en réformant une pensée, en donnant à une pensée vague et personnelle une allure précise et objective, nous nous apercevrons que nous avons à extravertir l'intérêt qu'une âme porte nativement à ellemême. Nous trouvons toute une série d'exemples de correction intime. On ne corrige une faute que si l'on a pu faire comprendre que cette faute est une erreur. La conscience morale ne doit pas rester sourde et confuse ; elle reçoit une grande lumière de l'apprentissage discursif d'une conduite rationnelle. On insiste d'habitude sur la bonne intention ; c'est cependant la méditation des conséquences fines de l'acte qui déterminera dans l'intention les délicatesses qui relèvent de toute évidence de l'intelligence. Si l'on réfléchit alors au caractère non intuitif de tout progrès moral, on aura plus d'orgueil, on aura plus de confiance dans la valeur morale de la science élémentaire qui se révèle dès le
479 début comme une réaction contre l'illusion. Dès lors on se rendra compte qu'il n'y a pas de formation morale sans formation intellectuelle objective. En vain on objectera que la science fruste ou élevée donne des moyens pour la réalisation de fins égoïstes ou immorales. Ce n'est pas au moment de l'application qu'il faut juger la science. Du point de vue moral comme du point de vue psychologique, c'est au moment de son acquisition qu'on doit en saisir la valeur. Il faut donc souligner l'importance formative du moment où la connaissance illumine une âme, il faut insister sur l'instant où une activité de la raison constituante enrichit la raison constituée. L'être qui pense le vrai rompt dans ce moment même avec l'égoïsme; il oppose en soi-même la conscience universelle à un inconscient subjectif mystérieux et impur. Mais, dira-t-on, est-ce avec ces quelques centres de clarté que vous allez constituer la lumière morale d'une âme ? Ce qui s'oppose à cette constitution, c'est précisément l'étrange arrêt de la croissance intellectuelle que tolèrent les sociétés modernes. En gros, nos sociétés limitent à l'Ecole l'activité intellectuelle. Elles ne voient pas l'immense intérêt de la connaissance continuée qui serait pourtant une création morale continuée. Les hommes auraient d'autant plus besoin de leçons d'extraversion de l'intérêt qu'ils sont aux prises avec des forces matérielles plus fortes ; et c'est hélas quand ils luttent qu'ils ne pensent plus. Une des idées les plus immorales et les plus fausses, c'est de représenter la vie humaine sous le jour d'une lutte pour la vie. Nous troublons notre pédagogie avec ce fantôme, triste revenant de sociétés périmées. En fait, je suis toujours frappé de l'excellente tenue morale de nos écoles. Le milieu scolaire est un milieu que les adultes gagneraient à imiter. Ce n'est pas l'Ecole qui doit être faite à l'image de la Vie, mais bien la Vie qui doit être faite à l'image de l'Ecole. Quand nos sociétés auront trouvé le moyen de maintenir l'homme au niveau moral de l'adolescence, elles auront en grande partie résolu la question morale et la question sociale. Or on se tromperait si l'on cherchait la raison de cette haute valeur morale du milieu scolaire uniquement dans la sage organisation d'une discipline. Il faut juger au niveau des âmes, au niveau des esprits. Les classes solides et ordonnées sont les classes où la connaissance se présente en sa nouveauté, dans la fraîcheur de la découverte. Alors on sent que des esprits se rectifient, se constituent, s'universalisent. L'ennui de vivre, - vague conscience d'un psychisme divisé -fait place à la joie de penser. L'optimisme irradie dans l'âme entière. Autour d'une vérité cristallise une activité saine. La vérité est un but. C'est le but humain. Gaston BACHELARD, Valeur morale de la culture scientifique, Communication de Cracovie, 1934.
4) La valeur intrinsèque de la chose enseignée
Nul ne peut enseigner véritablement s'il n'enseigne pas quelque chose de véritable ou de valable à ses propres yeux. Cette notion de valeur intrinsèque de la chose enseignée, aussi difficile à définir et à justifier qu'à réfuter ou rejeter, est au cœur même de ce qui fait la spécificité de l'intention enseignante comme projet de communication formatrice. Jean-Claude FORQUIN, Ecole et culture, Paris, Bruxelles, éditions De Boeck Université, 1996 (seconde édition), p. 7.
480 III. UNE CONCEPTION PRAGMATIQUE ET FONCTIONNELLE 1) Savoirs et utilité
" Les rapports des effets aux causes dont nous n’apercevons pas la liaison, les biens et les maux dont nous n’avons aucune idée, les besoins que nous n’avons jamais sentis, sont nuls pour nous ; il est impossible de nous intéresser par eux à rien faire qui s’y rapporte. Il est aisé de convaincre un enfant que ce qu’on veut lui enseigner est utile : mais ce n’est rien de le convaincre, si on ne sait le persuader. En vain la tranquille raison nous fait approuver ou blâmer ; il n’y a que la passion qui nous fasse agir ; et comment se passionner pour les intérêts qu’on n’a point encore ? Ne montrez jamais rien à l’enfant qu’il ne puisse voir. Tandis que l’humanité lui est presque étrangère, ne pouvant l’élever à l’état d’homme, rabaissez pour lui l’homme à l’état d’enfant. En songeant à ce qui lui peut être utile dans un autre âge, ne lui parlez que de ce dont il voit dès à présent l’utilité ". Jean-Jacques ROUSSEAU, Emile ou de l’éducation (1862), livre troisième. 2) Savoirs et sociétés
" Il (l’homme) n’a connu la soif du savoir que quand la société l’a éveillée en lui, et la société ne l’a éveillée que quand elle-même en a senti le besoin. Ce moment arriva quand la vie sociale, sous toutes ses formes, fut devenue trop complexe pour pouvoir fonctionner autrement que grâce au concours de la pensée réfléchie, c’est-à-dire de la pensée éclairée par la science. Alors la culture scientifique devint indispensable, et c’est pourquoi la société la réclame de ses membres et la leur impose comme un devoir ". Emile DURKHEIM , L’éducation, sa nature, son rôle (1911).
3) La valeur fonctionnelle du savoir
" Le principe fonctionnel, qui nous rappelle que l’action a toujours pour fonction de répondre à un besoin (organique ou intellectuel), nous révèle du même coup quelle est la signification biologique du savoir, des connaissances que nous acquérons. Ce savoir n’a de valeur que pour autant qu’il sert à ajuster notre action, à lui permettre d’atteindre le mieux possible son but, la satisfaction du désir qui l’a fait naître. Que le savoir n’a qu’une valeur fonctionnelle et n’est pas une fin en soi, voilà aussi ce que l’école active ne doit pas perdre de vue. C’est à la lumière de cette vérité qu’elle établira ses programmes. Le savoir au service de l’action. Schématisons de la façon suivante, pour fixer les idées, les étapes du processus éducatif dans l’école active : 1) Eveil d’un besoin (d’un intérêt, d’un désir) en mettant l’élève dans une situation propre à susciter ce besoin ou ce désir ; 2) Déclenchement par ce besoin de la réaction propre à le satisfaire ; 3) Acquisition des connaissances propres à contrôler cette réaction, à la diriger, à la conduire au but qu’elle s’était proposé ". Edouard CLAPAREDE, La psychologie de l’école active, 1923.
481 4) Les études au service de la croissance de l'enfant ?
" On pourrait énumérer indéfiniment les différences et divergences apparentes qui existent entre l’enfant et le programme scolaire. Différentes écoles pédagogiques sont nées de ces conflits. L’une d’elles fixe son attention sur l’importance des matériaux du programme qu’elle compare au contenu de l’expérience enfantine. Les études sont là précisément pour révéler à l’enfant le grand, le vaste univers, si complexe et si riche, d’une signification si profonde. L’enfant, c’est l’être qui doit être amené à maturité, l’être superficiel auquel il faut donner de la profondeur et dont il faut élargir l’étroite expérience. Non pas, répond l’école opposée. L’enfant est le point de départ, le centre, le but. L’idéal, c’est son développement, sa croissance. Cela seul fournit une méthode pédagogique. Toutes les études doivent être les servantes de cette croissance ". John DEWEY, L’enfant et les programmes d’études, 1902.
5) La notion de culture dans le pragmatisme de John dewey
"Si nous essayons de définir la culture, nous arriverons à la concevoir comme le pouvoir, disons l'habitude acquise, de notre imagination, de contempler dans des choses qui, prises isolément, se présentent comme purement techniques ou professionnelles, une portée plus vaste, s'étendant à toutes les choses de la vie, à toutes les entreprises de l'humanité." John DEWEY, "L'éducation au point de vue social", L'année pédagogique, Paris, Alcan, 1913, p. 32-48. Texte reproduit par G. Deledalle, John Dewey, coll. "Pédagogues et pédagogies", PUF, 1995, p. 76-94 (texte cité p. 88).
IV. LA CUTLURE COMME FORMES SYMBOLIQUES ET L'IDEE D'OEUVRE 1) La culture comme univers de significations
"Le développement économique, scientifique et technique, pour important qu'il soit, fût-il accompagné d'un "volet" social et des restes de l'héritage impossible de Mai 68, ne peut constituer à lui seul un projet. C'est précisément sur ce terrain désertifié que le marché peut apparaître comme le fondement ultime du réel et que la vague libérale se développe. Manque précisément une dimension essentielle : le socle de culture qui permette d'intégrer cette "modernisation" dans un monde commun et une vision positive de l'avenir porteuse d'espérance de bien-être et d'émancipation… La culture n'est pas pour nous une superstructure ou un supplément d'âme à la sphère économique et sociale. La culture entendue comme univers de significations s'incarnant dans des institutions et des œuvres, des paroles et des actes, est ce qui donne sens à la vie en société. C'est parce que la réalité de la société et son dynamisme ne sont pas un donné naturel qu'ils doivent faire l'objet d'une confrontation permanente. Les difficultés que traverse notre société ne proviennent pas d'une simple inadaptation aux évolutions, elles condensent une crise de l'idée de l'homme et de la vie commune en société. C'est en portant aussi le débat sur
482 ce plan qu'on peut donner figure humaine à une société et à un monde en plein bouleversement." Jean Pierre LEGOFF, La barbarie douce, Paris, La découverte, 1999, p.123/125.
2) La culture, médiation culturelle universelle Pour moi, le rapport à la vérité c'est la manière dont un individu va investir un objet culturel élaboré par d'autres. L'objectif de l'école devrait permettre à chacun de trouver dans des savoirs universels (valables pour tous) des réponses à des questions singulières. Pourquoi le Petit Poucet intéresse-t-il toujours les enfants d'aujourd'hui ? C'est un conte affreux, qui évoque la trahison, l'anthropophagie... mais il renvoie à des peurs profondément ancrées dans l'individu : la peur de se perdre, d'être abandonné, d'être mangé, d'être trahi. L'objet culturel " Petit Poucet " est une médiation qui me permet de reconnaître ce que je ressens moi-même, sans pour autant violer mon intimité. Cette image rend compte de ce qu'est le savoir, une médiation culturelle dans le vrai sens du terme : un objet dans lequel on peut se reconnaître et s'investir et qui permet de sortir de sa solitude. On peut d'ailleurs définir les savoirs comme ce qui permet d'échapper à la solitude et la folie. En me les appropriant, je rejoins tous les hommes dont les questions et les inquiétudes ont donné naissance à ces savoirs, les ont fait vivre et les ont transmis. Les savoirs m'inscrivent dans l'histoire et m'évitent d'errer dans le monde en ressassant les mêmes obsessions. Philippe MEIRIEU, "L'aventure des savoirs", entretien, Sciences Humaines n° 24, 1999, La dynamique des savoirs.
3) La culture, monde de formes symboliques "En un certain sens, bien entendu, toute éducation digne de ce nom doit être, ou se vouloir, communication du souci et du sens de la vérité. La question est néanmoins de savoir si c'est de vérité qu'il doit être question à l'école en tout premier lieu. En ce qui me concerne, je tendrais plutôt à définir l'école comme lieu institutionnel (institué) dans lequel les enfants sont introduits à un monde de formes symboliques qui autrement leur resteraient beaucoup moins accessibles. A cet égard, l'expérience première doit être celle de l'émerveillement. En quelques mois de grande section de maternelle, une petite fille de ma connaissance a appris des centaines de choses étonnantes et mémorables, au cours d'un travail collectif et suivi sur les Arborigènes, qui représente, me semble-t-il, une action pédagogique exemplairement efficace, parce qu'elle a été menée avec autant d'intelligence et de persévérance que de passion. Tout le prix de cette expérience a été fonction de son caractère organique. C'est cette dimension qui me semble absolument primordiale : celle d'un univers de réalités et de formes à découvrir ; si l'on n'apporte pas très tôt aux enfants cette dimension de l'expérience, alors on risque de les installer dans l'idée qu'il n'y a partout qu'opinion… La véritable transcendance (au sens métaphysiquement neutre où Charles Taylor prend ce mot) dont in convient que l'école donne le sens, c'est d'abord et peut-être exclusivement celles des œuvres de culture, dans leur déploiement planétaire et historique".
483 KAMBOUCHNER D., " La pédagogie et les savoirs : éléments de débat ", Revue française de pédagogie, Paris, INRP, n° 137, octobre-novembre-décembre 2001, p. 10/11.
4) Les savoirs et l'univers symbolique : une question anthropologique ?
La question du désir d'apprendre doit donc être posée à un autre niveau : face aux orphelins de Stans comme aux " meutes " de nos " cités ", il n'est pas possible de ruser. De didactique, la question est devenue anthropologique. Inutile de commencer par faire miroiter de belles " situations-problèmes " : il faut d'abord réinstaller le savoir dans l'ordre du désirable. Restituer aux savoirs leur place dans un univers symbolique où la transmission fait grandir et permet de sortir de la solitude. Inscrire la connaissance comme acte possible où l'on peut se " mettre en jeu " sans se renier, mais sans rester enfermé, non plus, dans la répétition mortifère. Là est sans doute l'enjeu essentiel : l'école a abandonné le symbolique au marché. Walt Disney, les Mangas, les thrillers américains et les films d'horreur font fortune en exploitant l'espace laissé vide par une laïcité frileuse. Après avoir dépensé tout leur argent de poche dans les jeux vidéos et les superproductions cinématographiques, les enfants retournent en classe " parce que c'est obligatoire " et pour obtenir, si possible, quelques notes leur permettant de " limiter les dégâts ". Plus rien de ce qui est essentiel à l'homme ne vibre dans les savoirs scolaires, tout entiers récupérés par la " pédagogie bancaire ", comme disait Paolo Freire. C'est sur ce terrain-là qu'il faut travailler si nous ne voulons pas laisser les " barbares " dériver et l'école se vider de toute substance : l'école ne trouvera le chemin du désir d'apprendre que si elle se donne explicitement la mission de transmettre une culture universelle qui reconstitue la chaîne généalogique et restaure la filiation de " l'humain ". Non point en arrachant les cultures vernaculaires pour imposer au forceps une culture scolaire standardisée. Mais en s'attachant à ce qui, dans les cultures qui s'expriment, résonne en chacun, touche aux invariants de l'humain et relie un être singulier à ses semblables. Aucune renonciation dans cette démarche, bien au contraire. Une exigence forte qui articule l'intime et l'universel. Car c'est bien là l'enjeu de toute éducation. On n'aide pas un homme à se construire en l'obligeant à renoncer à son histoire et à ce qui, au plus intime de lui-même, nourrit son désir. Mais on ne l'aide pas, non plus, à se construire en le privant de ce qui peut donner forme à son désir, l'inscrire dans l'histoire des hommes, le relier aux autres dans une filiation ou trouvent place les " grandes oeuvres ", les questions fondamentales de la science, les créations les plus marquantes de l'histoire humaine : Lascaux et le calcul infinitésimal, les cartes au trésor et la déclaration des droits de l'homme, Homère et Einstein, Marco Polo et Mozart... Pestalozzi peut-être ? Philippe MEIRIEU, "Ce que l'école doit réinventer", Le Monde l'éducation, numéro spécial Le bilan du siècle, juillet-août 2000.
V. L'ART ET L'EDUCATION ESTHETIQUE : UN NOUVEAU PARADIGME ? On amorcera, pour finir, une réflexion sur un phénomène très caractéristique au sein de l'éducation contemporaine : la place qu'on tend à y faire à l'art et aux "pratiques artistiques et culturelles". Le développement des activités artistiques et des pratiques culturelles au sein du système éducatif, l'importance croissante que lui accordent en France, et ailleurs, les
484 politiques éducatives et les acteurs de l’école, constituent sans aucun doute l’un des traits les plus remarquables des deux dernières décennies. 1) La place nouvelle de l'art à l'école et dans la société .Il s'agit d'un mouvement dont on peut penser qu’il déborde un simple enjeu disciplinaire, dont le sens et la portée vont au-delà de la reconnaissance dans l'école de disciplines ou de contenus d'enseignement longtemps tenus à l'écart ou bien minorés, ou encore d'un simple rééquilibrage des curricula.. L'École désormais commence à intégrer ce qu’elle tendait à écarter par nature et par principe, ou du moins ce qu’elle contenait avec la plus grande vigilance ; elle s'ouvre sur le Musée et l'ensemble des lieux institués de la culture ; les artistes et les créateurs entrent dans la classe. De son côté, le Musée et les institutions culturelles se tournent vers L’école, et plus largement développent en direction de tous les publics un service pédagogique devenu une part de leur identité. Au point que l'on peut supposer que la forme scolaire et les formes culturelles s'interpénètrent. La "mise en culture" des arts, des sciences et des techniques passe par cette rencontre, qui dessine le nouveau visage de l’école. " La pratique de la danse donne un sens différent à l'éducation physique et sportive, car elle dépasse le stade de la simple activité musculaire. Elle est le lieu d'exaltation du corps, de sa capacité esthétique, de sa faculté d'harmonie avec la musique, de sa mise en vibration profonde avec les rythmes, les silences, la grâce. La danse est la plus belle célébration du corps. L'architecture la peinture, la sculpture, le design sont les disciplines d'un savoir, à construire au quotidien, permettant de découvrir du sens dans les objets les plus familiers, les constructions les plus banales. Dans La strada de Fellini, Giulietta Masina découvre dans la vision d'un simple petit caillou le sentiment de son appartenance au grand cosmos. L'école ne doit-elle pas aussi élargir la vision du monde à partir des actes les plus quotidiens où se modèle notre culture? Grâce à l'éducation de la sensibilité, l'ensemble des pratiques artistiques se conjuguent aux acquisitions des autres disciplines pour offrir à l'enfant une véritable ouverture sur le monde, la vie et la cité. L'apprentissage des arts à l'école contribue à faire de l'enfant une graine de citoyen ". Pascale LISMONDE, Les arts à l’école, Paris, Gallimard, col. Folio, 2002, p. 205. Ce mouvement déborde l'école. Il est plus juste d'y voir une demande sociale qui finit par atteindre l'école elle-même : " L'art, c'est le domaine de l'inutile, pour beaucoup. On peut très bien vivre sans lui, et c'est l'héritage que nous a laissé la société industrielle. Beaucoup l'ont dit. C'est là-dessus que s'est construite notre école républicaine. Elle a été l'école de l'utile, des apprentissages dont on avait besoin pour entrer dans la vie active, la vie où on ne rêve pas. C'est que cette vie était rude, et le temps de rêver bien court. Il en reste des traces profondes, dans notre école : des emplois du temps surchargés, et la distinction entre les disciplines sérieuses (que le jargon appelle " les fondamentaux ") et les autres. Les fondamentaux permettent d'engranger des connaissances, les autres touchent au corps, à sa mise en marche, à ses sensations. Ainsi, dans le même sac, l'éducation physique et
485 l'éducation artistique. Souvenir d'enfance : un Professeur de musique, un professeur de " gymnastique " pareillement sans autorité parce pareillement déconsidérés dans leur activité même. Qu'est-ce qui pourrait changer les choses ? Le cours des choses lui-même, si l'on peut dire. Premier miracle : la société a précédé l'école. C'est ce que démontre l'extraordinaire succès des écoles de musique, le temps d'une génération. La France s'en est couverte, ou peu s'en faut. Si on excepte l'Education nationale, tout le monde s'y est mis : des parents qui trouvaient de plus en plus normal, et pas seulement dans la bourgeoisie, que leurs enfants aient une initiation à la musique, des élus locaux qui avaient à faire face à une demande pressante de leurs administrés. Parti de la ville, le mouvement s'est étendu à la campagne : c'est donc l'action - et l'argent - des communes et des conseils généraux qui a porté ce phénomène. Inégal, naturellement, à beaucoup d'égards : tous les territoires ne sont pas touchés, tous les parents ne sont pas sensibles et n’ont pas la volonté ou les moyens de financer, même très partiellement, le coût de la scolarité dans une école de musique. La pression, au bout de ces années, revient donc sur l'école : au nom de la démocratie, c'est elle, maintenant, qui est interpellée ". Philippe PUJAS et Jean UNGARO, Une éducation artistique pour tous ?, Paris, Erès, 1999, pp. 8/9. Il faut donc bien s’interroger : pourquoi l’art et les valeurs esthétiques, longtemps tenus en suspicion sont-ils désormais regardés comme des recours éducatifs de premier plan, au point d’en attendre des réponses et des solutions à quelques-uns de nos problèmes éducatifs les plus insistants ? Pourquoi cette montée en puissance d’un modèle esthétique en éducation et en formation ? C’est le rôle de la philosophie de l’éducation de prendre en charge cette question. Il ne s’agit pas seulement d’une exigence théorique, mais bien tout autant d’un intérêt pratique : si le recours à l’art et à l’esthétique constitue une chance pour l’éducation, encore faut-il la penser pour la jouer lucidement. La pluralité parfois confuse des attentes exige cette effort de lucidité. (Sur cette hypothèse d'un modèle esthétique cf. Alain Kerlan, L'art pour éduquer ? La tentation esthétique, Québec, Presses de l'Université Laval, 2004
2) La généralisation de l'esthétique Peut-on avancer l’hypothèse d’un régime esthétique de la culture contemporaine englobant l’école elle-même, comme il inclut les autres dimensions de l’existence sociale, y compris dans ses aspects les plus quotidiens ? Avons-nous affaire à une esthétique généralisée ? Á une " esthétisation galopante " ? C’est bien dans cette direction qu’engagent les analyses du sociologue Michel Maffesoli : " Il s'agit de donner au terme esthétique son sens plénier, et ne pas le restreindre à ce qui a trait aux œuvres de la culture ou à leurs interprétations. L'esthétique s'est diffractée dans l'ensemble de l'existence. Plus rien n’en est indemne. Elle a contaminé le politique, la vie de l'entreprise, la communication, la publicité, la consommation, et bien sûr la vie quotidienne. Peut-être, pour parler d'une telle esthétisation galopante, de l'ambiance spécifique qu'elle sécrète, faudrait-il reprendre l'expression allemande de Gesamtkunstwerk, œuvre d'art totale.
486 Un art qui va s'observer dans le dépassement du fonctionnalisme architectural ou dans celui de l'objet usuel. Du cadre de vie à la réclame du design ménager, tout entend, devenir œuvre de création, tout peut se comprendre comme l'expression d'une expérience esthétique première. Dès lors, l'art ne saurait être réduit à la seule production artistique, j'entends celle des artistes, mais devient un fait existentiel. " Faire de sa vie une œuvre d'art ", n'est-ce pas devenu une injonction de masse " ? Michel MAFFESOLI, Au creux des apparences, Paris, Plon Le Livre de poche, 1990, p. 12. 3) Esthétique versus éthique Dès, n'est-ce pas la frontière entre l'éthique et l'esthétique qui tend à s'effacer ? Les "artistes" ne sont-ils pas désormais nos modèles de vie ? Faire œuvre de soi-même, n'est-ce pas l'injonction caractéristique du monde moderne ? La réflexion de Charles Taylor éclaire cette interrogation : " Les exigences de l'authenticité sont étroitement liées à l'esthétique… Cette idée apparaît à l'occasion d'un déplacement du centre de gravité de l'exigence morale : on considère de plus en plus la sincérité envers soi-même et l'intégrité personnelle non comme des moyens d'être moral, d'un point de vue objectif, mais comme des réalités valables en elles-mêmes. L'intégrité personnelle et l'esthétique sont sur le point de se fondre dans une unité à laquelle Schiller donnera une expression décisive dans ses Lettres sur l'éducation esthétique de l'Homme. Pour lui, la jouissance de la beauté nous confère une unité et une plénitude qui vont au-delà des divisions que suscite en nous la lutte entre la morale et le désir. Cette plénitude diffère de l'accomplissement de la morale, et Schiller semble finalement laisser entendre qu'elle est plus élevée, parce qu'elle nous engage tout entiers contrairement à la morale. Bien sûr, pour Schiller, la morale et l'esthétique restent compatibles et même convergent. Mais elles peuvent aussi s'opposer, dès lors que la plénitude esthétique est une fin en soi, avec son propre télos, sa propre forme de bien et de satisfaction. Tout cela contribue à rapprocher l'authenticité de l'art ". Charles TAYLOR, Le malaise de la modernité, Paris, éditions du Cerf, 1994, pp. 71-72
VI. L'ART ET L'IDEAL EDUCATIF 1) L'art pour changer l'école ? Que cherchons-nous, et que croyons nous trouver, que cherchent donc les éducateurs du côté de l’art ? Qu’attendons-nous, nous autres éducateurs, convaincus des bienfaits éducatifs et formateurs de l’art, qu’espérons-nous de ce recours aux pratiques artistiques et aux valeurs esthétiques ? On trouvera peut-être, sinon un début de réponse, du moins quelques pistes et matière à réflexion dans ce texte tiré d’un numéro de la revue Autrement (septembre 2000) consacré à l’art et à l’éducation artistique : " À quoi l'art nous sert-il ? Pourquoi des enseignants piliers de l'Éducation nationale revendiquent-ils à tort et à travers, quelquefois dans le vide, des classes dites artistiques ? Pourquoi existe-t-il ce qu'on appelle l'art-thérapie ou les ateliers d'écriture pour " désaxés " ? Pourquoi enfin s'acharne-t-on sur la pratique des arts ? Parce qu'on s’y retrouve, parce qu'on
487 s'y fabrique. C'est tout bellement utile. Faire du dessin ou le funambule, créer des images vidéo ou un oiseau de métal, dire Racine ou s'essayer pour la première fois à l'écriture... Riche et fécond est l'acte créateur, source de jouissance et de soulagement. Car l'on veut parler ici d'enfantement, jusqu'à l'expulsion même. Voir la vie à travers le prisme artistique, c'est dire le monde avec acuité, déjouer l'invisible, être libre et ouvert. Avec un pinceau et trois godets, des bouts de bois ou son propre corps. Ce n'est pas un exercice facile, comme on le sous-entend souvent : la rigueur est requise, comme la concentration, le labeur et la répétition. Mais voilà que, grâce à ces bouts de chandelle, on sublime sa souffrance, on trouve un soutien de vie autant dans l'adolescence - une telle concentration de pudeur, de malaise, de nécessité d'opposition - qu'à l'âge adulte. Il est des personnes - les artistes incapables de vivre sans les arts. Serait-ce une preuve du caractère précieux de ceux-ci " ? Juliette SOLVES, " Éditorial ", L’art pour quoi faire. Á l’école, dans nos vie, une étincelle, Revue Autrement, n° 195, septembre 2000. 2) L'éducation saisie par le romantisme ? A lire la littérature qui fleurit autour de l'art en éducation, et jusqu'au cœur des textes officiels, une question s'impose : le romantisme (la conception rmantique de l'art) n'est-il pas devenu le modèle dominant ? En quoi consiste le modèle romantique ? Essentiellement dans la délégation à l’art des ambitions philosophiques (voire religieuses) les plus élevées. Jean-Marc Schaeffer en donne une vue générale : "Qu'est-ce que l'art ? De manière plus fondamentale on a pensé trouver son essence dans un statut cognitif qui, non seulement lui serait spécifique, mais surtout en ferait à la fois le savoir fondamental et le savoir des fondements : l'art, nous dit-on, est une connaissance extatique, la révélation de vérités ultimes, inaccessibles aux activités cognitives profanes; ou : il est une expérience transcendantale qui fonde l'être-au-monde de l'homme; ou encore : il est la présentation de l'irreprésentable, de l'événement de l'être; et ainsi de suite. La thèse, sous toutes ses formes et formulations, des plus profondes aux plus triviales, implique une sacralisation de l'art, opposé, en tant que savoir d'ordre ontologique, aux autres activités humaines considérées comme aliénées, déficientes ou inauthentiques. Ce qu'ignorent, ou feignent d'ignorer, certains de ses exposants actuels les plus enthousiastes, c'est qu'elle présuppose aussi une théorie de l'être : si l'art est un savoir extatique, c'est qu'il existe deux sortes de réalité, celle, apparente, à laquelle l'homme a accès à l'aide de ses sens et de son intellect raisonneur, et celle, cachée, qui ne s'ouvre qu'à l'art (et éventuellement, à la philosophie)". Jean-Marie SCHAEFFER, L’art de l’âge moderne, Paris, Gallimard, 1992, pp. 15/16. Mais le romantisme, c'est aussi une réhabilitation du sensible. Elle est en effet au cœur de l'idée d'esthétique. " Que ce soit dans le platonisme, dans la théologie chrétienne ou dans le cartésianisme, le monde intelligible est toujours supérieur au monde sensible. Pour adopter la formulation qui importe ici : le point de vue de Dieu se caractérise par le fait que, de part en part intelligible (Dieu est omniscient, tout lui est transparent, pour autant que ces formules anthropomorphiques aient même une signification), il n'est pas affecté par cette marque de l'imperfection et de la finitude humaine qu'est la sensibilité. On comprendra dès lors combien le projet de consacrer à l'étude de la sensibilité une science autonome, l'esthétique,
488 représente une rupture décisive par rapport au point de vue classique, non seulement de la théologie, mais de toute la philosophie d'inspiration platonicienne. Il faut en prendre la mesure : l'objet de l'esthétique, le monde sensible, n'a d'existence que pour l'homme, il est, au sens le plus rigoureux, le propre de l'homme. La naissance de l'esthétique, en tant qu'elle implique, à titre de discipline spécifique, un parti pris sur l'autonomie de son objet, exprime ainsi en concentré le bouleversement qu'inaugure dans tous les domaines le XVIII' siècle : elle symbolise, mieux que toute autre mutation, le projet de fournir au point de vue de l'homme une légitimité qu'exige déjà, contre la métaphysique et la religion, le développement de la connaissance finie des sciences positives ". Luc FERRY, Homo Aestheticus. L’invention du goût à l’âge classique, Paris, Grasset, 1990, pp. 34/35. L’importance accordée à l’esthétique est donc un trait propre au monde moderne, l’une des caractéristiques les plus avérées de la modernité. L’entrée de l’art sur la scène éducative participe d’un renversement des valeurs : les valeurs esthétiques, les valeurs de la sensibilité, traditionnellement subordonnées aux valeurs rationnelles, aux valeurs de la raison et de la pensée rationnelle, dans la culture moderne s’émancipent et s’affirment pour elles-mêmes.
3) Un précédent remarquable : Les Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme (Schiller) Il existe, dans l’histoire philosophique, un précédent exemplaire de cette ambition éducative de l’art et de l’esthétique. Elle fut à l'extrême fin du 18ème siècle celle du poète et philosophe SCHILLER, et expliquée dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme. Peu connues, ou du moins peu lues, elles étonnent aujourd’hui par leur actualité : Schiller y affirme non seulement la nécessité d’une éducation esthétique de l’humanité, mais plus encore l’idée selon laquelle seule l’éducation esthétique est pleinement éducative, seule elle est à même d’accomplir la mission de l’éducation, d’être une école d’humanité. Pour Schiller, seule l’éducation esthétique assure à la fois l’harmonie individuelle et l’harmonie sociale, le plein accomplissement de l’individu et de l’espèce. A cet égard, la lecture de ses Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme peut éclairer notre présent. NB. On trouvera sur le site en annexe 6 une note de présentation de Schiller et des Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme. LETTRE II. (extraits) "Mais cette liberté que vous m'accordez, n'en pourrais-je point faire un meilleur usage que d'appeler votre attention sur le théâtre de l'art? N'est-il pas au moins intempestif d'aller à la recherche d'un code pour le monde esthétique alors que les affaires du monde moral présentent un intérêt bien plus immédiat, et que l'esprit d'examen philosophique est si vivement excité par les circonstances actuelles à s'occuper de la plus accomplie de toutes les oeuvres d'art, l'édifice d'une véritable liberté politique? Je serais fâché de vivre dans un autre siècle et de lui avoir consacré mes travaux. 0n est citoyen du temps aussi bien que de l'État ; et, si l'on trouve inconvenant et même illicite de se mettre en dehors des moeurs et des habitudes du cercle dans lequel on vit, pourquoi serait-ce
489 moins un devoir d'écouter la voix du siècle, de consulter le besoin et le goût de son temps dans le choix de sa sphère d'activité? Cette voix du siècle, il faut le dire, ne paraît nullement se prononcer en faveur de l'art, de celui du moins qui sera l'objet exclusif de mes recherches. Le cours des événements a donné au génie du temps une direction qui menace de l'éloigner de plus en plus de l'art de l'idéal. Cet art doit abandonner le domaine du réel, et s'élever avec une noble hardiesse au-dessus du besoin : l'art est fils de la liberté et il veut recevoir la loi, non de l'indigence de la matière, mais des conditions nécessaires de l'esprit. Aujourd'hui cependant c'est le besoin qui règne et qui courbe sous son joug tyrannique l'humanité déchue. L'utile est la grande idole d l'époque, toutes les forces s'emploient à son service, tous les talents lui rendent hommage. Dans cette balance grossière le mérite spirituel de l'art n'est d'aucun poids, et, privé de tout encouragement, il disparaît du marché bruyant du siècle. Il n'est pas jusqu'à l'esprit d'investigation philosophique qui n'enlève à l'imagination une province après l'autre, et les bornes de l'art se rétrécissent à mesure que la science agrandit son domaine. Pleins d'attente, les regards du philosophe comme de l'homme du monde se fixent sur la scène politique où se traitent aujourd'hui, on le croit du moins, les grandes destinées de l'humanité. Ne point prendre part à ce colloque général n'est-ce point trahir une indifférence coupable pour le bien de la société ? Autant ce grand procès touche de près, par sa matière et ses conséquences, tout ce qui porte le nom d'homme, autant il doit, par la forme des débats, intéresser particulièrement quiconque pense par soi-même. Une question à laquelle on ne répondait jadis que par le droit aveugle du plus fort, est portée maintenant, à ce qu'il semble, devant le tribunal de la raison pure. Or, tout homme capable de se placer au centre de la société humaine et d'élever son individualité à la hauteur de l'espèce, peut se considérer comme assesseur dans ce tribunal de la raison ; et d'un autre côté, en tant qu'homme et citoyen du monde, il est en même temps partie au procès, et, à ce titre, se voit intéressé, d'une manière plus ou moins directe, à l'issue des débats. Ce n'est donc pas seulement sa propre cause qui se décide dans ce grand litige : le jugement doit en outre être rendu d'après des lois, qu'en qualité d'être raisonnable il a la capacité et le droit de dicter. Qu'il serait attrayant pour moi d'examiner un pareil sujet avec un homme qui unit les lumières du penseur à l'âme libérale du cosmopolite, et de remettre la décision à un coeur qui se consacre avec un noble enthousiasme au bien de l'humanité ! Que je serais agréablement surpris de pouvoir, malgré la différence de position, malgré cette grande distance qui nous sépare et que les rapports du monde réel rendent nécessaire, me rencontrer dans le même résultat, sur le terrain des idées, avec un esprit libre de préjugés, comme le vôtre ! Si je résiste à cette tentation séduisante, et donne le pas à la beauté sur la liberté, je crois pouvoir justifier cette préférence, non seulement par mon penchant personnel, mais par des principes. J'espère pouvoir vous convaincre que cette matière est beaucoup moins étrangère au besoin qu'au goût du siècle, et, bien plus, que pour résoudre pratiquement le problème politique, c'est la voie esthétique qu'il faut prendre, parce que c'est par la beauté qu'on arrive à la liberté. Mais cette démonstration exige que je vous remette en mémoire les principes sur lesquels en général se règle là raison dans une législation politique". SCHILLER, Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme (1795)
490 LETTRE XXVII. (extraits) Ne craignez rien pour la réalité et la vérité, lors même que l'idée élevée de l'apparence esthétique que je posais dans ma dernière lettre , deviendrait générale. Elle ne le deviendra pas tant que l'homme sera encore assez peu cultivé pour pouvoir en abuser, et, si elle devenait générale , cela ne pourrait être que l'effet d'une culture qui rendrait en même temps tout abus impossible. La poursuite de l'apparence indépendante demande plus de force d'abstraction, de liberté de coeur, d'énergie de volonté, qu'il n'en faut à l'homme pour se renfermer dans la réalité, et il est nécessaire qu'il ait déjà laissé celle-ci derrière lui, s'il veut atteindre à l'apparence esthétique. Dès lors, quel mauvais calcul ne ferait pas celui qui prendrait le chemin de l'idéal pour s'épargner celui de la réalité ! Ainsi donc, la réalité n'aurait pas grand'chose à redouter de l'apparence, telle que nous l'entendons; mais, en revanche, l'apparence n'en aurait que plus à craindre de la réalité. Enchaîné à la matière longtemps l'homme fait servir l'apparence à ses desseins, avant de lui reconnaître une personnalité propre dans l'art de l'idéal. Pour en venir là, il faut qu'il subisse dans sa manière de sentir une révolution complète, sans laquelle il ne se trouverait pas même sur la voie de l'idéal. En conséquence, partout où nous découvrons chez l'homme les indices d'une estime libre et désintéressée pour la pure apparence, nous pouvons conclure que cette révolution a eu lieu dans sa nature, et que l'humanité a vraiment commencé en lui. On trouve déjà des indices de ce genre dans les premières et grossières tentatives qu'il fait pour embellir son existence, même au risque de l'empirer dans ses conditions matérielles. Dès qu'en général il commence à préférer la forme au fond, et à risquer la réalité pour l'apparence (mais il faut qu'il la reconnaisse pour telle), les barrières de la vie animale tombent, et il se trouve entré dans une voie qui n'a point de fin. Non content de ce qui suffit à la nature et de ce qu'exige le besoin, il demande le superflu ; d'abord, à la vérité, rien qu'un superflu de matière, pour cacher au désir les limites qui lui sont posés, et pour assurer la jouissance au delà du besoin présent ; mais, plus tard, il veut une surabondance dans la matière, un supplément esthétique, pour satisfaire aussi à l'impulsion formelle, pour étendre la jouissance au-delà de tout besoin. En amassant des provisions, simplement pour un usage ultérieur, et en en jouissant d'avance par l'imagination, il franchit, à la vérité, les limites du moment actuel, mais sans franchir celles du temps en général: il jouit davantage, il ne jouit pas autrement. Mais, dès qu'il fait entrer aussi la forme dans ses jouissances, qu'il tient compte des formes des objets qui satisfont, ses désirs, il n'a pas seulement accru son plaisir en étendue et en intensité, mais encore il l'a ennobli quan tau mode et à l'espèce. Sans doute, même à l'être irraisonnable, la nature a donné au-delà du besoin ; elle a fait briller jusque dans les ténèbres de la vie animale une lueur de liberté. Quand la faim ne ronge pas le lion et qu'aucune bête féroce ne le provoque au combat, sa vigueur oisive se crée elle-même un objet : plein d'ardeur, il remplit de ses rugissements terribles le désert retentissant, et la force exubérante jouit d'elle-même en se déployant sans but. L'insecte voltige, joyeux de vivre, dans un rayon de soleil, et ce n'est certainement pas le cri du désir qui se fait entendre dans le chant mélodieux de l'oiseau. Incontestablement, il y a liberté dans ces mouvements… Au milieu de l'empire formidable des forces, et de l'empire sacré des lois, l'impulsion esthétique formelle crée insensiblement un troisième et joyeux empire, du jeu et de l'apparence, où elle délivre l'homme des chaînes de toutes ses relations, et le débarrasse de tout ce qui s'appelle contrainte tant au physique, qu'au moral.
491 Si dans l'État dynamique des droits les hommes se rencontrent et se heurtent mutuellement comme forces, si dans l'État moral (éthique) des devoirs l'homme oppose à l'homme la majesté des lois et enchaîne sa volonté : dans le domaine du beau, dans l'État esthétique , l'homme ne doit apparaître à l'homme que comme forme, que comme objet d'un libre jeu. Donner la liberté par la liberté est la loi fondamentale de cet État. L'État dynamique ne peut que rendre la société simplement possible, en domptant la nature par la nature ; l'État moral (éthique) ne peut que la rendre moralement nécessaire, en soumettant la volonté individuelle à la volonté générale ; seul, l'État esthétique peut la rendre réelle, parce qu'il exécute par la nature de l'individu la volonté de l'ensemble. Si déjà le besoin force l'homme d'entrer en société, et si la raison grave dans son âme des principes sociaux, c'est la beauté seule qui peut lui donner un caractère social: le goût seul porte l'harmonie dans la société, parce qu'il crée l'harmonie dans l'individu. Toutes les autres formes de perception divisent l'homme, parce qu'elles se fondent exclusivement, soit sur la partie sensible, soit sur la partie spirituelle de son être; ce n'est que la perception du beau qui fait de lui un tout, parce qu'elle demande le concours de ses deux natures. Toutes les autres formes de communication divisent la société, parce qu'elles s'adressent exclusivement, soit à la réceptivité, soit à l'activité privée de ses membres, et, par conséquent, à ce qui distingue les hommes les uns des autres : seule, la communication esthétique unit la société, parce qu'elle s'adresse à ce qu'il y a de commun dans tous ses membres. Nous ne goûtons les plaisirs des sens qu'en tant qu'individus, sans que l'espèce qui nous est immanente y ait part : nous ne pouvons dès lors donner un caractère général à nos plaisirs physiques parce que nous ne pouvons généraliser notre individu. Les plaisirs de la connaissance, nous les goûtons uniquement comme espèce et en écartant avec soin de nos jugements toute trace d'individualité : nous ne pouvons, en conséquence, généraliser nos plaisirs rationnels, parce que nous ne pouvons exclure des jugements d'autrui comme des nôtres les traces d'individualité. C'est le beau seul que nous goûtons tout à la fois comme individus et comme espèce, c'est-à-dire comme représentants de l'espèce. Le bien sensible ne peut faire qu'un heureux, parce qu'il se fonde sur l'appropriation, qui entraîne toujours une exclusion avec elle - et même, cet heureux ne peut l'être que partiellement, parce que la personnalité ne prend point part à ce bien. Le bien absolu ne peut rendre heureux qu'à des conditions qu'on ne peut supposer généralement ; car la vérité ne s'acquiert qu'au prix du renoncement, et il faut un coeur pur pour croire à une volonté pure. Le beau seul rend tout le monde heureux, et tous les êtres, tant qu'ils ressentent sa magique influence, oublient les limites où ils sont renfermés. Nul privilège, nul despotisme n'est toléré aussi loin que s'étend l'empire du goût et de la belle apparence. Cet empire s'élève jusqu'à la région où la raison domine avec une absolue nécessité et où cesse toute matière, et il descend jusqu'à celle où l'impulsion naturelle exerce son aveugle contrainte et où la forme ne commence pas encore. Même à cette limite extrême où le pouvoir législatif lui est ravi, le goût ne se laisse point arracher le pouvoir exécutif. Il faut que la convoitise insociable renonce à son égoïsme, et que l'agréable, qui d'ordinaire ne charme que les sens, essaye même sur, les esprits les séductions de la grâce. Il faut que la voix sévère de la nécessité, le devoir, modifie ses formules de reproche, que la résistance seule légitime, et qu'il honore la nature docile, par une plus noble confiance. Arrachant la connaissance aux mystères de la science le goût la produit au grand jour du sens commun, et fait du patrimoine des écoles le bien commun de l'espèce humaine tout entière. Dans le domaine du goût, le génie même le plus puissant doit abdiquer sa grandeur et descendre familièrement jusqu'à la naïveté enfantine. Il faut que la force se laisse enchaîner les Grâces, et que le fier lion obéisse au frein d'un Amour.
492 En retour, le goût étend sur le besoin physique, qui, sous sa forme nue, blesse la dignité d'esprits libres, son voile adoucissant, et, par une aimable illusion de liberté, il nous cache l'affinité déshonorante de ce besoin avec la matière. Sur les ailes du goût, l'art mercenaire qui rampait dans la poudre prend lui-même son essor, et, touchées de sa baguette magique, tombent à la fois les chaînes des êtres vivants et des êtres inanimés. Dans l'Etat esthétique, chacun, jusqu'à l'instrument subordonné, jusqu'au serviteur, est libre citoyen, ayant les mêmes droits que le plus noble, et l'intelligence, qui ailleurs courbe violemment sous son joug la masse patiente pour la faire servir à ses fins, doit ici demander son assentiment. Ici donc, dans la sphère de l'apparence esthétique, est accompli cet idéal d'égalité que le rêveur enthousiaste aimerait tant à voir réaliser aussi dans le domaine des faits ; et, s'il est vrai que le bel et bon ton se développe le plus tôt et le plus complètement dans le voisinage du trône, il faudrait, ici encore, reconnaître la bonté de la Providence qui souvent ne semble borner l'homme dans la réalité que pour le pousser dans un monde idéal. Mais cet État que nous nommons de la belle apparence, existe-t-il, et où le trouver ? Il existe, quant au besoin et à l'aspiration, dans toute âme douée de sentiments délicats ; en fait, comme l'Église pure, la république pure, on pourrait tout au plus le trouver dans un petit nombre de cercles choisis où, conservant son originalité, l'on prend pour règle de sa conduite la belle nature et non une fade imitation des moeurs étrangères où, marchant à travers les relations les plus complexes avec une hardie simplicité et une calme innocence, l'homme n'a besoin, ni de léser la liberté d'autrui pour maintenir la sienne, ni de dépouiller sa dignité pour montrer de la grâce. SCHILLER, Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme (1795)
VII. QUELLE PLACE POUR L'ART EN EDUCATION ? EN REVENIR A L'EXPERIENCE ESTHETIQUE Largement sous l’influence du modèle romantique, et dans le sillage de Schiller, l’espérance éducative mise dans l’art est aujourd’hui considérable. On en attend beaucoup. Trop sans doute. Est-ce bien la meilleure façon de faire droit à l’art et à l’esthétique en éducation que d’en attendre un accomplissement de l’idéal éducatif, même si celui-ci se formule sous les dehors modestes de " la réussite pour tous " ? Peut-être est-il alors plus sage, et d’un meilleur profit pour l’éducation comme pour ce qu’il s’agit de préserver, la dimension esthétique, d’en revenir et de s’en tenir à ce qui en constitue le sol : l’expérience esthétique elle-même, comme expérience humaine, la conduite esthétique, l’émotion esthétique. C'est à cette modestie et à cette lucidité qu'invite Jean-Marie Schaeffer, en compagnie duquel nous réfléchirons pour conclure. 1) La diversité des expériences esthétiques Un premier constat s'impose : il existe une grande diversité culturelle et naturelle d'objets et de situations auxquels le qualificatif renvoie :
493 "Essayer de comprendre les faits esthétiques revient à chercher ce qu'il peut y avoir de commun entre, par exemple, un enfant qui est passionné par un dessin animé passant à la télé, un insomniaque qui trouve le repos en écoutant le chant matinal des oiseaux, un amateur d'art qui est enthousiasmé ou déçu par une exposition consacrée à Beuys, un lecteur ou une lectrice plongé(e) dans un roman, un courtisan de l'époque du Roi-Soleil assistant à une représentation de Phèdre, une jeune femme japonaise du XIème siècle émue par la contemplation d'un jardin recouvert de rosée, des villageois assis en cercle autour d'un aède grec, d'un guslar yougoslave ou d'un griot africain, un amateur de musique assistant à un concert de l'Ensemble intercontemporain ou à un concert de Led Zeppelin (en citant ce groupe hélas défunt, je parle pour les amateurs de rock de ma génération), des touristes admirant le Grand Canyon, un maître de thé soupesant et scrutant un bol à thé après avoir avalé son contenu, et ainsi de suite. Bref, les situations pertinentes sont très diverses. Il n'est donc pas étonnant que le terme esthétique mobilise en général chez chacun d'entre nous des prototypes mentaux très spécifiques. Ces prototypes sont très sélectifs selon - dans le désordre - notre histoire personnelle, notre niveau de scolarisation, la culture à laquelle nous appartenons, le moment de la journée, notre classe d'âge, nos autres occupations ou soucis, notre milieu social, notre état de santé physique ou mental, et ainsi de suite. Aussi est-il très difficile de partir d'une compréhension partagée du terme". Jean-Marie SCHAEFFER, Adieu à l’esthétique, Paris, PUF, 2000, p. 13. 2) La conduite esthétique, une conduite néanmoins universelle ? et éducable ? Pour le montrer, l’auteur invite le lecteur à comparer trois expériences esthétiques empruntées à trois " cultures " différentes. Nous terminerons ce cours en invitant à notre tour l’étudiant à réfléchir, en tant qu’éducateur, à la portée de ces comparaisons :
"Voici d'abord comment Stendhal énumère ce qu'il appelle ses premiers " plaisirs musicaux " : " 1 / Le son des cloches de Saint-André, surtout sonnant pour les élections une année que mon cousin Abraham Mallein était président ou simplement électeur ; 2 / Le bruit de la pompe de la place Grenette quand les servantes, le soir, pompaient avec la grande barre de fer ;; 3 / Enfin, mais le moins de tous, le bruit d'une flûte que quelque commis marchand jouait à un quatrième étage de la Grenette "
Changeons de culture et voyons comment l'écrivain chinois Shen Fu (né en 1763) décrit une de ses occupations d'enfance favorites : " Quand j'étais enfant je parvenais à distinguer les objets les plus menus, et pour tous ceux que je trouvais, mon plus grand plaisir était de m'absorber dans la contemplation minutieuse de tous les détails de leur forme et de leur constitution. (... ) Dans notre jardin, ait pied d'une terrasse envahie d'herbes folles, il y avait un muret de terre au creux duquel j'avais l'habitude de me tapir ; dans cet observatoire, je me trouvais juste au niveau du sol, et à force de concentrer mon attention, les herbes sous mes yeux finissaient par se transformer en forêt où les insectes et les fourmis faisaient figure de fauves en maraude... La moindre taupinière paraissait une montagne, et les creux du sol devenaient les vallées d'un univers à travers lequel j'entreprenais de grands voyages imaginaires Ah ! que j'étais heureux alors ! "
Mon troisième exemple sera une épiphanie joycienne - donc un texte appartenant à la tradition dite " moderniste " - reproduite par Richard Ellman dans la biographie qu'il consacre à l'auteur d'Ulysse:
494 " (Rome, janvier 1907.) Une petite pièce dallée de pierres et traversée de courants d'air, à gauche une commode, sur laquelle se trouvent les restes du déjeuner ; au centre une petite table avec des matériaux pour écrire (il ne les oubliait jamais) et une salière ; au fond un lit de petites dimensions. Un jeune homme, enrhumé, est assis à la petite table : sur le lit une madone et son bébé plaintif. C'est un jour de janvier. Titre : L'anarchiste "."
Jean-Marie SCHAEFFER, Adieu à l’esthétique, Paris, PUF, 2000, pp. 14/15. Ces trois expériences n’ont-elles pas une portée éminemment éducative ? Eduquer l’aptitude esthétique, cultiver en chacun la capacité d’établir une relation esthétique avec le monde, n’est-ce pas une ambition digne de l’ambition éducative ? J.- M. Schaeffer semble nous engager dans cette voie en nous invitant à considérer la part de l’enfance dans ces trois expériences esthétiques rapportées par des artistes : "Chez Shen Fu - comme chez Stendhal - le sujet de l'expérience esthétique est un enfant, ce qui a le mérite de nous rappeler que l'enfance est un temps d'expériences esthétiques, sinon particulièrement riches, du moins particulièrement marquantes, et ce au sens le plus fort du terme, c'est-à-dire en tant qu'elles orienteront largement notre vie esthétique d'adulte, fût-ce à notre insu". Nourrir dans l’enfance ce temps des expériences esthétiques, au profit de l’enfance d’abord et par là même au profit de notre vie esthétique d’adulte, cette ambition donne peut-être la vraie mesure de la tâche éducative en ce domaine.
********** SUJET 1 A L'éducation peut-elle se passer d'utopie ? Vous y réfléchirez en prenant notamment appui sur la lecture du texte suivant :
"C'est un noble idéal que le projet d'une théorie de l'éducation et quand bien même nous ne serions pas en état de le réaliser, il ne saurait être nuisible. On ne doit pas tenir l'Idée pour chimérique et la rejeter comme un beau rêve, même si des obstacles s'opposent à sa réalisation. Une Idée n'est rien d'autre que le concept d'une perfection, qui ne s'est pas encore rencontrée dans l'expérience. Par exemple l'Idée d'une ré publique parfaite, gouvernée d'après les règles de la justice ! Est-elle pour cela impossible ? Il suffit d'abord que notre Idée soit correcte pour qu'ensuite elle ne soit pas du tout impossible, en dépit de tous les obstacles qui s'opposent encore à sa réalisation. Si par exemple tout le monde mentait, la franchise serait pour cela une simple chimère? Et l'Idée d'une éducation, qui développe toutes les dispositions naturelles en l'homme, est certes véridique. Dans l'éducation actuelle l'homme n'atteint pas entièrement le but de son existence. Car comme les hommes vivent différemment ! Il ne peut y avoir d'uniformité entre eux que s'ils
495 agissent seulement d'après des principes identiques et que ces principes deviennent pour eux une autre nature. Mais nous pouvons travailler au plan d'une éducation conforme au but de l'homme et léguer à la postérité des instructions qu'elle pourra réaliser peu à peu." E. KANT, Réflexions sur l'éducation, pp. 75-76 (édition Vrin)
SUJET 1 B Quelle(s) relation(s) établissez-vous entre la crise de l'éducation et l'exigence d'une philosophie de l'éducation ?
SUJET 2 A Dans quelle mesure peut-on considérer la problème de l'éducation aujourd'hui comme un problème de philosophie politique ? Vous y réfléchirez en commentant le texte suivant : "L'éducation constitue un remarquable révélateur de la démocratie d'aujourd'hui et de ses questions. On peut les prendre et les traiter toutes à partir de l'école qui en représente - il faut se demander pourquoi - l'un des points d'application privilégiés, et par là même un observatoire de choix. Considérée en elle-même et pour elle-même, l'école fonctionne comme un laboratoire des questions posées à la démocratie par le développement même de la démocratie. Ses concepts fondateurs, la liberté et l'égalité, y sont mis à l'épreuve, dans leur solidarité complexe, avec une ampleur et une intensité dans l'expérimentation dont on n'a pas l'équivalent ailleurs. L'école est aujourd'hui l'institution où le problème principal de la démocratie, en tant que régime des droits de l'individu, à savoir le problème de l'articulation de cet individu avec le collectif, est testé avec le plus d'acuité, dans une configuration particulière, certes, mais qui n'en fait que mieux ressortir les termes de ce qui est devenu un dilemne". Marcel GAUCHET, Pour une philosophie politique de l'éducation, Paris,Bayard, 2002, p. 22.
SUJET 2 B Eduquer et former, est-ce la même chose ?
496 /P>
MASTER 1 PHILOSOPHIE DE L’EDUCATION 04/05. EVALUATION Sujets 3A et 3B Sujet 3A Dans le domaine de l’éducation morale, affirme Louis Legrand, « c'est par une réflexion philosophique qu'il convient de commencer ». Comment comprenezvous ce point de vue ? Vous y réfléchirez en prenant appui notamment sur le texte suivant : "La question de l'éducation morale à l'école met donc en cause aujourd'hui une interrogation plus radicale sur les valeurs morales en général, et l'interrogation sur la pédagogie devra nécessairement aborder des problèmes philosophiques fondamentaux que les pédagogies de la morale n'ont pas connus jusqu'ici. On a pu se borner en effet jusqu'alors à dénoncer l'incohérence d'une pédagogie quotidienne qui ne permettrait pas d'atteindre les finalités officiellement affichées. L'autonomie, la responsabilité, la coopération, la solidarité, autant de valeurs considérées comme allant de soi et rappelées habituellement dans les objectifs assignés à l'école. Par opposition les pédagogues novateurs, ceux en particulier qui se réclamaient des " méthodes actives " ou de la " Pédagogie nouvelle " pouvaient dénoncer l'inadéquation de la pédagogie traditionnelle à l'atteinte de ces valeurs officiellement admises. Le problème aujourd'hui est plus fondamental. Il concerne les valeurs elles-mêmes. Le fonds commun que l'on pouvait considérer comme allant de soi n'a pas résisté à l'évolution des mœurs. La bonne vieille morale de nos pères, que Jules Ferry pouvait évoquer dans son souci d'une éducation morale universelle dégagée des dogmes religieux, n'a plus de sens si l'on cherche une traduction opérationnelle au lieu de s'en tenir aux principes généraux. L'honnêteté, l'économie, le dévouement, la générosité, le patriotisme, la fidélité, le respect des biens, le respect de la vie, tout cela pose problème aujourd'hui. Il n'y a plus de bonne volonté incontestable. Avant de définir une pédagogie il est donc nécessaire aujourd'hui d'interroger les valeurs. C'est donc par une réflexion philosophique qu'il convient de commencer, avec toute la difficulté d'une telle entreprise. Il serait présomptueux de penser que cette réflexion pourra atteindre des certitudes. Essayons du moins de poser les problèmes avec l'espoir de dégager quelques orientations utiles au pédagogue engagé".
Louis LEGRAND, Enseigner la morale aujourd'hui ?, Paris, PUF, 1991, pp. 12-13.
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Sujet 3B Faut-il regarder l’individualisme comme un obstacle à l’éducation civique et morale ?
MASTER 1 PHILOSOPHIE DE L’EDUCATION 04/05. EVALUATION Sujets 4A et 4B Sujet 4 A De nombreux pédagogues, s’accordent aujourd’hui sur cette perspective : penser l'école comme « lieu de culture ». Comment comprenez-vous cette perspective et son actualité ? Vous y réfléchirez en prenant notamment appui sur le texte suivant : « L'éducation, avant d'être technique de préparation à la vie sociale et professionnelle, est appropriation d'un patrimoine de connaissances, de valeurs et de symboles qui permet à chacun de mieux comprendre le monde, d'y vivre et d'y répondre d'une manière active, créatrice et autonome. En d'autres termes, parce que le monde dans lequel nous vivons est le résultat de productions humaines, connaître les plus significatives d'entre elles permet de se situer dans l'histoire et dans son identité humaine. Tel est, en substance, le sens de l'éducation et des études… Mais au-delà de ce consensus général, des divergences apparaissent dès lors qu'il s'agit de préciser les contenus de culture à transmettre et les moyens à mettre en œuvre pour faire de l'école un véritable lieu de culture. Comment, en effet, articuler l'école à la culture de nos jours ? Comment penser l'école comme lieu de culture ? Comment raviver la dimension pédagogique et plus largement éducative de la culture …? Ces questions sont difficiles parce que les réponses habituelles et les notions comme celles de culture, d'éducation et de pédagogie, qui tiraient leur force d'évidence d'une longue tradition rationaliste et humaniste, sont devenues problématiques ».
498 Denis SIMARD, "L'éducation peut-elle être encore une "éducation libérale" ?", Revue française de pédagogie, INRP, n° 132, juillet/août/septembre 2000, p. 33/34.
Sujet 4 B Dans quelle mesure l'art peut-il être un modèle pour l'éducation ?
1. FREINET ET LA CRITIQUE DE L'ECOLE
1. Freinet, une autre idée de l'école. Eléments d'introduction NB. Cette introduction vise à donner une idée générale de l'oeuvre et de la pensée de Freinet. Elle s'adresse plus particulièrement à ceux qui ne les connaîtraient pas, ou n'ont pas suivi le cours de licence. Pour une présentation d'ensemble plus développée : http://perso.wanadoo.fr/alain.kerlan
1.1. Quelques éléments significatifs de la “constellation” Freinet :
Freinet est un instituteur. Son combat est un combat dans l'école. Freinet et le mouvement Freinet ont partagé les grands engagements révolutionnaires et réformateurs du début du siècle. Il est indispensable de comprendre ce que pouvaient être les luttes sociales dans les années 20. Cet engagement aura aussi épousé son siècle ( la Libération, les impacts des années 60/70 sur le mouvement). La réputation de "l'école Freinet" déborde largement du cercle des pédagogues avertis et des spécialistes de l'éducation. Elle a une dimension internationale. Une réputation de "révolutionnaire" : l'école Freinet, c'est une autre idée de l'école, en rupture avec l'école comme elle va et qu'elle dénonce.. Une influence paradoxale "dans" l'école : "L'influence qui procède de Freinet est contradictoirement marginale et étendue, faible et tenace", écrit Henri PEYRONIE ("Célestin Freinet", in Jean HOUSSAYE, Quinze pédagogues, leur influence aujourd'hui, Paris, A. Colin, 1994, p. 225).
499 Quelques milliers d'enseignants seulement appartiennent au "groupe Freinet", mais ils constituent un "groupe de référence" exemplaire.
Une conception et un mouvement qui engagent le combat contre l'école instituée, mais dont l'influence diffuse dans cette école même et pénètre jusqu'aux textes officiels ! Une pédagogie qu'on assimile d'abord aux outils, aux techniques pédagogiques inventées et propulsées par Freinet et le mouvement Freinet. A juste titre : Freinet a toujours mis en avant ce qu'il appelait son "matérialisme pédagogique" : pour changer l'école, affirmait-il, il faut d'abord changer les outils de l'école. Mais il faut ajouter qu'il en va ainsi parce qu'un outil, c'est toujours de la "théorie incarnée".
1.2. Eléments biographiques
Un instituteur issu du peuple Naissance dans un petit village (Gars) des Alpes Maritimes en 1896. (On notera que Freinet restera toujours profondément attaché à la culture, aux valeurs, aux modes de vie traditionnels de l'arrière-pays méditerranéen. Du coup, à côté (en contradiction ?) du prolétariat, un arrière-plan paysan, une nostalgie de ce monde "harmonieux", une aspiration écologique. Voir dans L'éducation du travail (Delachaux et Niestlé, 1946) le personnage du paysan poète philosophe, Mathieu). Enfant du peuple, bon élève, il prépare et réussit en 1912 le concours d'entrée à l'Ecole Normale d'Instituteurs de Nice. La guerre ne lui laisse pas le temps d'achever sa formation. Il doit remplacer un instituteur mobilisé, puis partir lui-même au front 6 mois plus tard. Grièvement blessé à la poitrine au Chemin des Dames en octobre 1917. Reconnu mutilé de guerre à 70%, il reprendra son métier en 1920, contre l'avis des médecins. Nommé en 1920 à Bar-sur-Loup.
Un combat politique et pédagogique Dès lors, la dénonciation de la guerre et le refus de l'ordre établi vont de pair. Se lie d'amitié avec Henri BARBUSSE ( Le Feu, 1916), à la tête d'un mouvement d'anciens combattants républicains, et fondateur de la revue "Clarté", qui accueillera les écrits de Freinet en 1923/1924. Freinet sera membre du parti communiste français à partir de 1927 jusqu'à la rupture au début des années 50.
500 Dès son retour de guerre, Freinet avait engagé une réflexion en faveur d'une pédagogie nouvelle populaire, sur le rôle de l'école dans le processus d'une révolution sociale. Au lendemain de la première guerre mondiale, les espoirs progressistes sont tournés vers la jeune révolution russe. Il fait, comme il le dit, du "militantisme pédagogique". Il combat la société dans laquelle il vit et à laquelle appartient l'école dans laquelle il enseigne. "C'est au nom de cette lutte plus large qu'il entreprend de rénover l'école", écrit Liliane Maury (Freinet et la pédagogie, PUF, 1988, p. 116). (C'est dans cette perspective que Freinet s'informe des expériences étrangères d'éducation nouvelle et d epédagogie populaire, visite en 1922 les écoles libertaires de Hambourg, se rend en URSS. Ce qu'il cherche , c'est bien des pratiques de classe nouvelles.)
"L'invention" de l'imprimerie à l'école C'est donc autour d'une technique, d'un outil, l'imprimerie, que s'élabore l'œuvre pédagogique de Freinet. Le premier texte qu'il lui consacre date de 1925. En 1927, il crée sa propre revue "L'imprimerie à l'école", qui deviendra en 1931 "L'éducateur prolétarien". C'est bien l'idée fondatrice. Un réseau se coordonne autour de la revue. Freinet est nommé en 1928 à Saint Paul de Vence, où il poursuit sa rénovation pédagogique.
"L'affaire Freinet" Cette forte dynamique va être cassée l'année scolaire 1932/1933. A l'origine de "l'affaire Freinet", un simple texte libre qui cristallise et déchaîne les oppositions "J'ai rêvé que toute la classe s'était révoltée contre le maire de Saint Paul qui ne voulait pas nous donner les fournitures gratuites… Je m'élance, les autres ont peur. Monsieur le Maire sort son couteau et m'en donne un coup sur la cuisse. De rage, je sors mon couteau et je le tue. Monsieur Freinet a été le maire… Je suis allé à l'hôpital. A ma sortie on m'a donné mille francs". Les parents, puis l'administration, vont contraindre Freinet au déplacement d'office. Freinet organise des discussions avec les parents, cherche et trouve des appuis prestigieux, l'affaire prend une ampleur nationale. Rien n'y fait. Freinet reçoit son "déplacement d'office". Il le refuse, décide de créer sa propre école.
L'école Freinet En 1935, il ouvre près de Saint Paul de Vence son école "libre" : "Ce ne sera pas une école aristocratique, mais une école ouvrière et paysanne".
501 L'école accueille des enfants proches, des enfants en difficulté sociale de la région parisienne, des enfants orphelins réfugiés de la guerre d'Espagne, un peu plus tard. Elle sera reconnue en 1936 par le Front Populaire. C'est là que seront inventées de nouvelles techniques : plan de travail, conseil de coopérative, journal mural, fichiers autocorrectifs, méthode naturelle de lecture. Le mouvement trouve un second souffle, de nouveaux adhérents (peu avait soutenu la création de l'école libre…).
L'après-guerre Au début de la seconde guerre mondiale, Freinet est arrêté, interné, placé en résidence surveillée. C'est là qu'il écrit ses principales œuvres théoriques, qui paraîtront après guerre : L'éducation du travail L'essai de psychologie sensible Les dits de Mathieu
A la Libération, Freinet reprend ses activités, anime le mouvement pédagogique qui porte son nom, et existe encore de nos jours. Il rompt avec le PCF au début des années 50, dans le contexte d'une polémique d'intellectuels du PC contre le mouvement Freinet, à propos de "l'école unique". Le rayonnement du mouvement se développe à l'étranger.
Freinet disparaît en 1966.
2. La critique pédagogique et psychologique de l'école 2.1. La scolastique dénoncée
502
Une opposition organique "Il y a entre les Méthodes traditionnelles et nos Méthodes naturelles une différence fondamentale de principe, sans la compréhension de laquelle toutes appréciations seraient toujours injustes et erronées : les méthodes traditionnelles sont spécifiquement scolaires, créées, expérimentées et plus ou moins mises au point pour un milieu scolaire qui a ses buts, ses modes de vie et de travail, sa morale et ses lois, différents des buts, des modes de vie et de travail du milieu non scolaire et que nous appellerons milieu vivant. C'est l'existence même de ce milieu scolaire tel qu'il est que nous jugeons irrationnel, retardataire, dangereusement décalé par rapport au milieu social et vivant contemporain et impuissant, de ce fait, à faciliter et à préparer l'éducation bien comprise qui formera en l'enfant l'homme de demain, conscient de ses droits, mais capable aussi de remplir ses devoirs dans le monde qu'il doit construire et dominer… première partie de notre travail.". "Méthodes naturelles et méthodes traditionnelles (1947)", in La méthode naturelle. L’apprentissage de la langue, Editions Marabout, 1968, p. 28/29. et Oeuvres complètes, volume 2, Seuil, 1994, p. 227/228.
Qu’est-ce que la scolastique ?
Texte : "Que valent les règles de la scolastique ?" "Méthodes naturelles et méthodes traditionnelles (1947)", in La méthode naturelle. L’apprentissage de la langue, Editions Marabout, 1968, p. 33/35. et Oeuvres complètes, volume 2, Seuil, 1994, p. 221/235.
2.2. L'idée de méthode naturelle. Une idée simple… assez complexe Comment comprendre cette idée d'allure paradoxale de "méthode naturelle" . La nature contre la « scolastique » , contre l'artifice ? C'est ce que suggère l'éditeur (Madeleine Freinet) du volume 2 des Oeuvres complètes, dans sa présentation : "Un des fondements de la pédagogie Freinet est qu'un certain nombre de connaissances "scolaires" peuvent être acquises suivant le même processus "naturel" que les mécanismes vitaux. En d'autres termes, il pensait qu'on peut apprendre, à lire, à écrire, à compter comme on apprend à se tenir debout, à marcher, à courir, à parler" Madeleine Freinet, in C. Freinet, Oeuvres, volume 2, Seuil, p. 207.
503 Sous cette forme, la thèse échappe difficilement à la critique du naturalisme. Les considérations sur la NATURE supplantent ici celles sur la SOCIETE et l'HISTOIRE. La nature devient le référent ultime, la norme, le principe explicatif. N'y a-t-il pas assimilation abusive d'une processus culturel (l'éducation) à un processus naturel ? La comparaison apprentissage de la marche/apprentrissage de l'écriture est-elle tenable ? L’apprentissage comme « élan vital » ? La thèse va un peu plus loin que la formulation précédente, dans la même direction. Elle s'adosse alors à une philosophie de la vie comme créativité, création, qui n'est pas sans évoquer le Bergson de l'élan créateur... C'est à peu près ce qu'on trouve sous la plume d'Elise Freinet : "Il lui apparaissait comme une nécessité et un devoir de pousser toujours plus loin les puissances créatrices de l'expérience et de la connaissance, dans la ligne où, si résolument et si fermement, il s'était engagé ; d'en démontrer aussi les démarches familières dans une éclairante simplicité, celle de la vie, phénomène grandiose, mais le plus banal et le plus universel". Elise Freinet, in C. Freinet, La méthode naturelle. L'apprentissage de la langue, Avertissement, Paris, Marabout, 1968.
Une démarche psychologiquement et épistémologiquement fondée ? C'est tout le sens de l'Introduction à la Méthode naturelle. Freinet l'adosse à son Essai de psychologie sensible, et à la notion qu'il veut scientifique de tâtonnement expérimental. Texte : "Le progrès scientifique se fait par tâtonnement expérimental", in La méthode naturelle. L'apprentissage de la langue,, Paris, Marabout, 1968, p. 8/9 et sq. et Oeuvres 2, Paris, Seuil, p. 211. Qu'est-ce donc au bout du compte que la méthode naturelle selon Freinet ? La définition de Freinet. Il faut donc lire de près ce qu'en dit Freinet lui-même, sans prétendre réduire l'ambivalence, la polysémie, si ce n'est l'ambiguité du terme... Texte : "Qu'est-ce qu'une méthode naturelle ?", in La méthode naturelle. L'apprentissage de la langue,, Paris, Marabout, 1968, pp. 29/32, et Oeuvres Volume 2 pp. 228/231.
2.3. Le tâtonnement expérimental La difficulté pour comprendre ce fondement psychologique de l'école nouvelle selon Freinet qu'est le "tâtonnement expérimental", c'est peut-être que la référence scientifique (psychologique) se double et même se triple constamment d'un appel au "bon sens", à
504 l"l'expérience", et à une forme de vitalisme. On le vérifiera en lisant et commentant la suite du texte de l'Introduction à la Méthode naturelle : Texte : "Le progrès scientifique se fait par tâtonnement expérimental", in La méthode naturelle. L'apprentissage de la langue,, Paris, Marabout, 1968, p. 9 et sq. et Oeuvres 2, Paris, Seuil, p. 212 et sq.
3. La critique sociale et politique de l'école La critique de l'école chez Freinet, on l'aura compris, ne saurait être réduite à une critique "pédagogique", et encore moins "didactique" de l'école. Elle est indissociable d'une conception de l'école et de ses missions : bref, d'une philosophie politique et sociale de l'école.
3.1. La scolastique, un système social et politique La notion de "scolastique" elle-même doit être entendue en ce sens politique. Elle n'est pas (seulement) une erreur pédagogique, mais recouvre aux yeux de Freinet une fonction sociale et politique délibérée. "La décadence et la mort de l'école sont le résultat du développement formidable du capitalisme ; c'est pour aboutir à cette impasse que "l'école gratuite et obligatoire" a, pendant un demi-siècle, instruit les travailleurs. Devant cette faillite, on comprend enfin le danger d'une instruction qui va à l'encontre du progrès humain ; on voit qu'il ne suffit plus de développer, d'améliorer, de "réformer" l'enseignement. Il faut la "transformer", selon le mot de M. Ferrière - qui n'est cependant pas communiste - il faut le révolutionner".
Célestin Freinet, "La dernière étape de l'école capitaliste", 1924, Revue "Clarté" (Cf. Liliane Maury, Freinet et la pédagogie, p. 31)
3.2. L’imprimerie à l’école au service de l’école du peuple Le sens de l'outil "vedette" de la pédagogie Freinet, l'imprimerie, doit être saisi dans la persepctive de cette critique politique de la "scolastique". Il s'agit dans l'esprit du pédagogue d'un choix pédagogique qui bouleverse de proche en proche toute l'organisation pédagogique traditionnelle. On touche là à un point capital : l'imprimerie est chez Freinet l'aboutissement d'une réflexion critique sur l'école et sur ses pratiques. C'est bien clair dès le premier article que publie Freinet en 1925 dans la revue "Clarté" : Vers l'école du prolétariat. Contre un enseignement livresque. L'imprimerie à l'école. (Texte reproduit dans Liliane MAURY, Freinet et la pédagogie, Paris, PUF, 1988, pp. 9/16. Extraits ci-dessous annexe A.)
505 On doit bien se garder d'une lecture réductrice, purement "pédagogique" : l'imprimerie serait le moyen d'intéresser, de motiver les apprentissages. C'est tout à fait insuffisant. L'imprimerie veut bien plus : transformer l'école, substituer à l'école telle qu'elle est une autre école, l'école du prolétariat. Deux choses à retenir : a) Le recours à l'imprimerie est indissociable d'une critique politique de l'école, dans ses fins, ses formes et ses contenus. Les formes traditionnelles de l'apprentissage dans l'école ne sont pas au service de l'instruction et du progrès ; et même elles leur sont nuisibles. Le divorce entre l'école et la vie n'est pas un "défaut" pédagogique : c'est le cœur même du dispositif d'exclusion. - C'est bien la même dénonciation qui conduit Freinet à opposer, en termes plus mesurés, les "méthodes naturelles" de l'école moderne aux méthodes traditionnelles ; sous l'opposition de méthodes, une autre école, la critique d'un système : "Il y a entre les Méthodes traditionnelles et nos Méthodes naturelles une différence fondamentale de principe, sans la compréhension de laquelle toutes appréciations seraient toujours injustes et erronées : les méthodes traditionnelles sont spécifiquement scolaires, créées, expérimentées et plus ou moins mises au point pour un milieu scolaire qui a ses buts, ses modes de vie et de travail, sa morale et ses lois, différents des buts, des modes de vie et de travail du milieu non scolaire et que nous appellerons milieu vivant. C'est l'existence même de ce milieu scolaire tel qu'il est que nous jugeons irrationnel, retardataire, dangereusement décalé par rapport au milieu social et vivant contemporain et impuissant, de ce fait, à faciliter et à préparer l'éducation bien comprise qui formera en l'enfant l'homme de demain, conscient de ses droits, mais capable aussi de remplir ses devoirs dans le monde qu'il doit construire et dominer". "Méthodes naturelles et méthodes traditionnelles", in La méthode Naturelle, Editions Marabout, p. 28. - En 1926, Freinet, s'insurgeant contre l'enseignement livresque, disait la même chose : " Les manuels sont un moyen d'abrutissement. Ils servent, bassement parfois, les programmes officiels. Quelques-uns les aggravent même, par je ne sais quelle folie de bourrage à outrance… "Même les manuels seraient-ils bons, il y aurait tout intérêt à en réduire le plus possible l'emploi. Car le manuel, surtout employé dès l'enfance, contribue à l'idolâtrie de l'écriture imprimée. Le livre est bientôt un monde à part, quelque chose d'un peu divin, dont on hésite toujours à contester les assertions… " Le manuel tue le sens critique ; et c'est probablement à eux que nous devons ces générations de demi- illettrés, qui croient, mot pour mot, ce que contient leur journal. Et s'il en est ainsi, la guerre aux manuels est vraiment nécessaire" (Cité par L. Maury, Op. Cit., pp. 41/42.)
On peut entendre dans ces propos un écho du Troisième Mémoire (1791) de CONDORCET : "Le premier mouvement des hommes est de prendre littéralement et de croire tout ce qu'ils lisent comme tout ce qu'ils entendent. Plus celui qui n'a pas appris à se défendre de ce mouvement lira de livres, plus il deviendra ignorant…" (Troisième Mémoire, édition Edilig, p. 169).
b) Le recours à l'imprimerie est solidaire de l'engagement en faveur de l'école du peuple :
•
combat pour la démocratisation réelle de l'école
506
•
refus de l'organisation élitiste de la forme scolaire
•
refus de la "scolastique", et action en faveur de situations scolaires porteuses de sens pour tous
•
des pratiques scolaires visant des savoir-faire autant que des savoirs
•
place faite aux milieux de vie des élèves
•
volonté d'une éducation du travail
•
accueil de la "culture populaire" dans l'école
4. La critique philosophique et culturelle de l'école La philosophie profonde de Célestin Freinet, la philosophie "ultime", est sans doute inscrite dans les deux ouvrages que rédige le pédagogue pendant la guerre, tandis qu'il est assigné à résidence : L'éducation du travail, et L'essai de psychologie sensible. A quoi on peut ajouter le recueil des chroniques que publia Freinet entre 1946 et 1954 sous le titre : Les dits de Mathieu. Mathieu, porte-parole de Freinet, déjà mis en scène dans L'éducation du travail. Ce livre appartient au genre du dialogue philosophique. Deux personnages y discutent du monde, de la culture, de l'école et de l'éducation. Monsieur Long est un instituteur qui se veut "moderne". Mathieu est un berger. La lecture des titres des différents chapitres composant l'ouvrage donne le ton : - "Les dangers de la scolastique" (p. 81, Oeuvres pédagogiques, Volume 1, Seuil) - "La culture profonde" (p. 87) - "Le progrès technique est-il forcément un progrès humain ?" (p. 93) - "L'instruction ne rend pas toujours l'homme meilleur" (p. 99)
507
On lira et étudiera le premier de ces quatre chapitres consécutifs, afin de donner à la critique de la scolastique déjà engagée ci-dessus toute sa portée philosophique. En particulier, on s'attachera à dégager les thèmes et les images clés du propos de Freinet. On prolongera cette étude par la lecture de l'un ou l'autre des trois chapitres suivants, en s'attachant plus particulièrement à caractériser la conception que se fait Freinet de la culture et du progrès.
ANNEXE A : L'IMPRIMERIE POUR CHANGER L'ECOLE Freinet, Vers l'école du prolétariat. Contre un enseignement livresque. L'imprimerie à l'école, Revue "Clarté", 1925.
"Mais qui donc cataloguera, qui aura la prétention d'immobiliser dans un livre une vie aussi mobile et aussi diverse selon les régions que celle de nos petits écoliers? On installe aujourd'hui le poêle dans la classe; et tout le jour les élèves ont devant les yeux ce meuble nouveau qui s'ajoute ainsi aux choses familières. Ils s'intéressent au feu, à la flamme, à la fumée. Ils veulent s'approcher, sentir la chaleur. Il faut nécessairement parier du poêle' et du chauffage. Mais votre système de centres d'intérêt n'a pas prévu cette leçon pour ce jour-là! Laisserez-vous passer une occasion unique d'enseigner sur ce sujet quelque chose qui se grave dans l'esprit de l'enfant, parce qu'attendue et désirée. Une chauve-souris est tombée dans la cour. Il n'y a pas à hésiter : il faut en parler, d'abord parce que c'est une excellente occasion, mais aussi parce que vous entraîneriez bien difficilement les enfants fascinés à un autre travail - qui serait d'ailleurs fait sans entrain ni plaisir. Il a fait un violent orage cette nuit. Les enfants ont entendu le tonnerre gronder; ils se sont caché la tête sous le drap pour essayer de ne plus voir l'éclair. Ils en sont encore tout émus en arrivant en classe. Canalisons, exploitons cette émotion; et voilà une leçon qui se termine par une lecture du plus haut intérêt. Si c'est un livre ou une répartition impeccable qui donnent le ton à la classe, qui lui indiquent le matin quel sera l'intérêt de la journée, nous perdons le bénéfice de l'intérêt véritable. A quelques rares exceptions près, nous serons amenés à susciter à l'école un intérêt spécifiquement scolaire, en rapports factices avec la vie. La vie de l'école se juxtaposera une fois de plus à la vie de l'élève. L'école ne sera pas, comme nous le voudrions, une manifestation plus riche et plus intense de la vie.
La Vie
Quittons donc le manuel et laissons vivre nos élèves. Ils arrivent, ce lundi matin, l'esprit et les yeux tout pleins encore de l'orage qui, hier, a, en quelques instants, blanchi la campagne de petits grêlons. Allons-nous parler de la vie des plantes comme nous en avions l'intention? Laissons dire, demandons une précision, là, donnons-la ailleurs, tâchons de pousser plus avant l'observation enfantine nécessairement superficielle et composons :
508 " La grêle. - Les giboulées de mars ont commencé. Hier, à trois heures, il est tombé beaucoup de grêle. Les grêlons, gros comme de petites billes, tombaient droit et tambourinaient sur les tuiles et sur les vitres. En quelques instants, la campagne était toute blanche. Nous étions contents et nous faisions des pelotes mais nos parents se disaient : notre pauvre campagne". On lit - avec enthousiasme - et un enthousiasme que je n'ai jamais vu en défaut - ce texte vivant. Trois ou quatre élèves le composent; c'est l'affaire de quinze à vingt minutes. Et même ceux qui ne lisent qu'en syllabant composent assez rapidement. Durant ce travail, pour lequel le maître n'a nullement à intervenir, les autres élèves continuent leur besogne : lecture individuelle, copie ou exercice se rapportant au sujet d'étude, devoirs de calculs, selon des méthodes plus individualisées et tendant à l'autoéducation. La composition terminée, on imprime. Avec une presse à main pourtant rudimentaire, 100 imprimés sortent en cinq ou dix minutes : Un exemplaire que chacun collera à son livre de vie; quelques exemplaires supplémentaires pour les absents. Et parfois, le soir, un petit dévoué porte les leçons du jour à son camarade malade qui se tient ainsi au courant de la vie de sa classe. Trente-cinq imprimés sont destinés à nos camarades de l'école de J ... ; quarante à ceux de l'école de F... Et tantôt un grand expédiera à leurs adresses ces fragments de vie. Il est vrai qu'à dix heures aussi, le facteur apparaîtra, apportant deux envois des écoles de J... et de F... Et vous pouvez juger de l'entrain avec lequel nos élèves vont dévorer ces autres fragments de camarades qui habitent bien loin, dans des régions dont ils ne peuvent pas encore se figurer la place, mais dont ils apprennent ainsi la principale vie qui les intéresse : celle des autres enfants. Quelle richesse de lectures! ne croyez-vous pas? Et non plus des lectures d'un intérêt factice, rapporté. C'est la vie elle-même qui enseigne nos petits écoliers. Méthode possible seulement dans les écoles peu nombreuses, dira-t-on encore. Telle que nous venons de l'exposer, elle est singulièrement souple, s'adaptant aussi bien aux classes chargées des villes qu'à celles à plusieurs divisions de nos villages. Mais elle demande certainement une vie nouvelle de la classe, toute basée sur la coopération entre les élèves d'une part, et aussi entre maîtres et élèves. C'est la condamnation de la routine qui fera place à un incessant intérêt. Cette technique renouvelée est toute à découvrir. Mais ce sera le triomphe de l'école active et sur mesure dont la réalisation dans les classes primaires a semblé si longtemps utopique. Mais cette vie, pourra-t-on encore objecter, est-elle susceptible de donner à l'enfant les connaissances qu'on attend de l'école? Et si la vie - la vie totale, s'entend, et non la vie limitée et fermée de l'école actuelle - si la vie ne peut pas donner l'éducation et l'instruction, par quels procédés sophistiqués peut-on raisonnablement les obtenir ? Un fait m'a frappé d'ailleurs. Lorsque je parcours la série des titres de 200 pages de notre Livre de vie (deux premiers trimestres), je constate que la répartition des sujets est à peu près celle que préconisent les partisans des centres d'intérêt.
Je ne dirai pas prétentieusement que, par cette technique de l'imprimerie, j'ai rejoint le Dr Decroly. C'est lui qui, par un long détour, a ramené la science pédagogique à son point de départ : le bon sens et la vie. Mais ces systèmes que nous allons comme à plaisir chercher si loin, ils sont là, dans les yeux vifs et dans les petites têtes de nos enfants. Mais seule l'imprimerie a rendu possible la réalisation de cette vie. Et je voudrais bien que ceux qui liront ces lignes parviennent à vivre un jour, intensément, comme je vis depuis six mois dans ma classe renouvelée."
509 C. FREINET, Vers l'école du prolétariat, 1925, Clarté
N.-B. - Je me ferai un plaisir de répondre plus longuement et de donner tous les renseignements utiles à ceux qui voudront bien m'en faire la demande.
EVALUATION COURS MASTER 1 HISTOIRE DES IDEES ET DES COURANTS PEDAGOGIQUES Cours commun de Alain KERLAN et André ROBERT
Contrôle continu (étudiants soumis à l'obligation d'assiduité) 1. L'évaluation porte sur l'ensemble du cours (enseignement d'André Robert et enseignement d'Alain Kerlan) 2. Elle comporte deux volets (2 fois 10 points): •
•
Un compte rendu de lecture portant sur une oeuvre d'un des auteurs étudiés : soit l'un des auteurs étudiés dans le cadre du cours d'André Robert (John Dewey, Hannah Arendt, Ivan Illich), soit l'auteur étudié dans le cadre du cours d'Alain Kerlan (Célestin Freinet). Ce travail doit être remis aux enseignants lors de la 12ème séance, soit le mercredi 05 janvier 2005. Une épreuve sur table (question de cours) effectuée dans le cadre du cours lors de la 13ème séance, soit le mercredi 12 janvier 2005. Deux sujets de cours seront proposés : les étudiants qui auront remis un compte rendu de lecture concernant les auteurs étudiés dans la partie du cours d'André Robert devront obligatoirement traiter le sujet de cours proposé par Alain Kerlan ; réciproquement, les étudiants qui auront remis un compte rendu de lecture concernant Célestin Freinet (cours d'Alain Kerlan) devront obligatoirement traiter le sujet de cours d'André Robert. Les notes de cours et documents ne sont pas autorisés. La copie ne doit pas excéder 3 pages. *** Plan et consignes du compte rendu de lecture 1. Il doit porter sur un extrait relativement bref de l'auteur choisi : court chapitre d'ouvrage, extrait de chapitre d'ouvrage, article... (une vingtaine de pages maximum ; ce maximum peut être abaissé à quelques pages seulement
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; alors, l'analyse de texte proposée en partie 3 doit être très approfondie ) . Les références précises de l'extrait choisi doivent être rigoureusement indiquées (année, éditeur, titre de l'ouvrage ou article, pages extrêmes, mots de début et de fin du passage). 2. Il comportera 4 parties (une introduction, deux développements, une conclusion) : o
o o o
Partie introductive : présentation et justification de l'extrait choisi : 1) Comment le situez vous dans l'histoire des idées et des courants pédagogiques ? Exposé des principales idées et des principaux arguments de l'extrait choisi. Quels en sont les enjeux ? Commentaire et analyse critique des principales idées et arguments dégagés Partie conclusive : Quelle portée, quelle actualité accordez-vous au texte présenté et à ses idées ?
3. Il sera synthétique, et ne devra pas comporter plus de trois pages 21 X 27 en double interligne.
Contrôle terminal (étudiants non soumis à l'obligation d'assiduité) 1. L'épreuve d'évaluation porte sur l'ensemble du cours (enseignement d'André Robert et enseignement d'Alain Kerlan) 2. Elle se déroulera lors de la quatorzième semaine du semestre, soit le mercredi 19 janvier 2005. 3. Elle comporte deux volets (2 fois 10 points): •
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Un premier volet consistant en l'analyse d'un texte d'un des auteurs étudiés. Les étudiants auront le choix entre deux textes : soit d'un des auteurs étudiés avec André Robert (Dewey, Hannah Arendt, Ivan Illich), soit de l'auteur étudié avec Alain Kerlan (Célestin Freinet) Un second volet sous la forme d'une question de cours. Deux sujets de cours seront proposés : les étudiants qui auront choisi pour le premier volet les auteurs étudiés dans la partie du cours d'André Robert devront obligatoirement traiter le sujet de cours proposé par Alain Kerlan ; réciproquement, les étudiants qui auront choisi pour le premier volet de l'épreuve d'expliquer le texte de Célestin Freinet (cours d'Alain Kerlan) devront obligatoirement traiter le sujet de cours d'André Robert.
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3. Les documents et notes de cours ne sont pas autorisés.
• o
4. MASTER 2 RECHERCHE
ANNEE 2003/2004 1. LICENCE •
HISTOIRE DES IDEES ET DES COURANTS EDUCATIFS (Lice
Université Lumière Lyon 2 Institut des Sciences et des Pratiques d'Education et de Formation
LICENCE DE SCIENCES DE L’EDUCATION
HISTOIRE DES IDEES ET DES COURANTS EDUCATIFS Cours de Monsieur KERLAN (Année universitaire 2003/2004)
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INTRODUCTION UNE HISTOIRE DES IDEES ET COURANTS EDUCATIFS : POURQUOI, COMMENT ?
PREAMBULE L’importance proclamée des choses de l’éducation peut aisément se constater. Il suffit de rappeler l'ampleur des débats qu'elle suscite pour s'en convaincre. Plus d'un ministre y a perdu son poste. Il faut donc que les choses de l'éducation soient bien essentielles pour que nos sociétés lui accordent cette attention… Mais la pédagogie, comme réflexion sur les idées les courants et les pratiques d'éducation demeure méconnue voire méprisée ! Il faut aussitôt tempérer son enthousiasme : la "pédagogie" ne jouit guère d'un grand prestige dans l'échelle des savoirs universitaires : négligée, ignorée, voire même méprisée par certains, particulièrement en France ; renvoyée au "primaire" ! Ce n'est pas d'aujourd'hui. Le constat d’Emile DURKHEIM : L’évolution pédagogique en France, ch. I , pp. 10-12 : " Il y a tout d'abord un vieux préjugé français qui frappe d'une sorte de discrédit la pédagogie d'une manière générale. Elle apparaît comme un mode très inférieur de spéculation. Par suite de je ne sais quelle contradiction, alors que les systèmes politiques nous intéressent, que nous les discutons avec passion, les systèmes d'éducation nous laissent assez indifférents, ou même nous inspirent un éloignement instinctif. Il y a là une bizarrerie de notre humeur nationale que je ne me charge pas d'expliquer. Je me borne à la constater. Je ne m'arrêterai pas davantage à montrer combien cette espèce d'indifférence et de défiance est injustifiée. Il y a des vérités sur lesquelles on ne saurait indéfiniment revenir. La pédagogie n’est autre chose que la réflexion appliquée aussi méthodiquement que possible aux choses de l'éducation. Comment donc est-il possible qu'il y ait un mode quelconque d’activité humaine qui puisse se passer de réflexion ? Aujourd'hui, il n'y a pas de sphère de l'action où la science, la théorie, c'est-à-dire la réflexion ne vienne de plus en plus pénétrer la pratique et l'éclairer. Pourquoi l'activité de l'éducation ferait-elle exception ? Sans doute, on peut critiquer l'emploi téméraire que plus d'un pédagogues fait de sa raison; on peut trouver que les systèmes sont souvent bien abstraits et bien pauvres au regard de la réalité ; on peut penser que, dans l'état où se trouve la science de l'homme, la spéculation pédagogique ne saurait être trop prudente. Mais de ce qu’elle a été faussée par la manière dont elle a été entendue, il ne s'ensuit pas qu’elle soit impossible. De ce qu'elle est tenue à être modeste et circonspecte, il ne résulte pas qu’elle n'ait pas de raison d'être. " Et c'est encore d'aujourd'hui ! Qu'on se reporte aux écrits qui prolifèrent à présent à chaque rentrée…
513 Etudier les doctrines et les idées pédagogiques (éducatives) pour retrouver le sens des principaux problèmes et des principales interrogations qui sont le lot de quiconque fait profession ou projet d'éduquer et d'instruire : quels savoirs faut-il enseigner ? Quelles valeurs et quelles fins ? Qu'est-ce que l'autorité ? Qu'est-ce qu'un maître ? Faut-il contraindre ou fautil attendre ? (On notera en passant le lien de l'histoire des doctrines à la philosophie de l'éducation). Ces questions toutefois "ne tombent pas du ciel" éternel de la pédagogie… Elles se posent dans un contexte social, culturel, historique précis. C'est pourquoi on plaidera pour une approche historique des doctrines pédagogiques, des idées et des courants éducatifs. Prendre en compte l’historicité même de la pédagogie. Un bon moyen selon moi de (re)donner à la culture pédagogique méconnue sa place. Les idées et les pratiques pédagogiques sont parmi les idées et les pratiques sociales les plus liées au contexte historique. Exemples : Pour la lecture, le Livre, la Bible sont des paradigmes encore agissant ! Les idées éducatives de Montaigne : le temps de Montaigne fut celui des guerres de religion ; on ne peut l'ignorer. La conception rousseauiste de l'autorité : on ne peut pleinement en comprendre le sens, ni même examiner en quoi elle peut éclairer l'éducateur d'aujourd'hui, dans une société où les rapports d'autorité ont été profondément modifiés, sans commencer par la situer dans le contexte de la fin du 18ème siècle, de la philosophie des Lumières. On y réfléchira sur l'exemple du "retour à l'autorité" et à la sanction qui paraît marquer les rapports de la société contemporaine à sa jeunesse... En premier lieu, une histoire des idées et des courants éducatifs doit donc répondre à quelques questions : Quelle histoire, et pour quoi faire ? Et même : A quoi peut bien servir, au pédagogue et à la pédagogie, à l'éducateur, l’histoire des doctrines pédagogiques, des courants et idées ? On examinera donc ces questions avant d'entrer dans l'études des courants éducatifs. Mais il convient tout autant de renverser l'interrogation, ou plutôt le point de vue. L'éducation plonge très profondément dans la vie et l'histoire des sociétés. Ses idées, ses valeurs, ses interrogations, ses problématiques ne sont nullement coupées de la vie générale des idées. Comme l'écrit Nanine Charbonnel, qui en appelle à une " histoire conceptuelle du pédagogique ": "Il faut étudier ensemble, croyons-nous, dans un même tout structural, les thèses religieuses, politiques, littéraires, esthétiques, … astrologiques bien souvent, de nos théoriciens en Pédagogie. Ces ont aux mêmes historiens à étudier Montessori catholique, théosophe et "pédagogue scientifique", Adolphe Ferrière astrologue, sociologue et zélateur de "l'Ere Nouvelle", Rousseau théoricien de l'esthétique, de la nature et de l'enfance, etc." (Nanine Charbonnel, Pour une critique de la raison éducative, Peter Lang, 1988, p. 142/143.). Une histoire des idées éducatives et des courants éducatifs participe d'une histoire générale des idées ; elle est même un moyen original et assez mal connu de l'éclairer. Ce cours donnera plus d'une occasion de le vérifier. Il aura pour axe une question centrale pour l'éducation moderne : la question de l'enfance, de sa nature et de son sens. Comme on pourra le comprendre, la valeur que le monde moderne accorde à l'enfance est l'un des traits les plus singuliers du monde moderne et des valeurs qui le constituent.
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1. DEUX QUESTIONS Une double interrogation sur l’historicité de la pédagogie :
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Pour quoi faire ? A quoi ça sert ? Possibilité et intérêt. Comment construire cette histoire ? Quelles étapes ? Selon quels découpages, avec quels critères ?
Il faut en passer par ce préalable. On ne peut bien comprendre les idées éducatives et la pédagogie sans prendre au sérieux leur historicité.
2. LA PEDAGOGIE FACE A LA CRISE DE L’EDUCATION Examinons la conjoncture éducative, pédagogique, aujourd'hui. En ce début de siècle. Qu'estce qui la caractérise : l’incertitude contemporaine, le sentiment d'un système en crise, mal assuré de ses fondements, de ses repères, de ses projets, de la légitimité de ses pratiques, et tout autant de ses finalités et de ses objectifs. Nous nous demandons : comment éduquer nos enfants, aujourd'hui, demain ? Quelle "école à venir" (Alain Kerlan, L'école à venir, Paris, ESF, 1998) ? L'organisation d'un grand "débat" national sur l'école est on le sait à l'ordre du jour. Après avoir (sans succès ?) demandé aux "experts" en pédagogie de mettre fin à nos incertitudes, voilà qu'on en appelle au bon sens . Mais cela suffit-il ? Une incertitude qui concerne aussi l’histoire des doctrines pédagogiques ; croyons-nous encore en nos idées et nos pratiques pédagogiques ? Nous ne sommes plus du tout certains que le idées éducatives héritées soient à la mesure des problèmes, de nos problèmes. Est-ce donc la fin de l’illusion pédagogique ? C'est ce que suggérait voici 20 ans le philosophe allemand Peter Sloterdijk : "Une quantité innombrable de gens ne sont plus disposés à croire que l'on doit d'abord "apprendre quelque chose" pour être mieux un jour par la suite… L'inversion de la relation entre le vivre et l'apprendre est dans l'air : la fin de la croyance à l'éducation, la fin de la scolastique européenne." (Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, 1983). L'illusion pédagogique (c'est-à-dire la croyance à l'éducation comme force de progrès et d'humanisation) s'éteindrait avec ce que Jean-François Lyotard appelle "l'extinction des grands récits": le Progrès, la Science, L'Histoire, L'Humanité, La Vérité… Comme le domaine de l'éducation demeure à peu près le seul où cette croyance "tient", du coup la société demande aux éducateurs, aux enseignants, d'éduquer aux valeurs auxquelles elle-même semble renoncer !
515 La crise de l'éducation possède de multiples visages. On l'associe néanmoins le plus généralement à une crise de l'autorité, en d'autres termes à une crise de la relation entre l'adulte et l'enfant. En choisissant pour fil rouge de ce cours, la question de l'enfance, nous serons bien au coeur de la question éducative, et l'histoire des courants éducatifs conçue comme une histoire des conceptions de l'enfance cherchera à l'éclairer.
3. DEUX ATTITUDES OPPOSEES ET ILLUSOIRES Une approche historique des questions éducatives voudrait être une école de lucidité. A cet égard, la crise de l'éducation engendre deux tentations contraires, deux attitudes opposées et peut-être complices, en tout cas également illusoires :
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Magnifier et idéaliser le passé. La "bonne école" serait derrière nous. La redécouverte de l'Ecole Républicaine au cours des 15 dernières années souffre de cette tentation… La restauration de l'autorité traditionnelle et du pouvoir de l'adulte sur l'enfant , la réhabilitation des savoirs négligés au profit de l'épanouissement, etc., pourraient mettre fin à la "crise"... La fuite en avant du volontarisme de l’innovation. Faire table rase du passé. Point de salut en dehors de l'innovation permanente. L'idéologie du nouveau et du changement tenant lieu de pensée éducative (par exemple dans un certain discours sur les technologies à l'école… , lequel, remarquons-le en passant, voudrait que l'enfant ait dans ce domaine des "pouvoirs" naturels d'apprentissage et une faculté d'adaptation sans faille opposée à la "résistance" de l'adulte)
Le recours à l'histoire est,en face de ces impasses, plus que jamais nécessaire. L’histoire de la pédagogie et des idées pédagogiques, parce que nous avons besoin de lucidité. Pour tenir compte de la complexité, de l'épaisseur d'une histoire que "nous" fait autant qu'elle nous la faisons. L'histoire comme expérience de lucidité. Bien nécessaire quand dominent les polémiques réductrices. La crédibilité des "sciences de l'éducation" est ici bel et bien engagée. Quel est leur rôle ? D'une façon générale, le souci de lucidité conduit à se défier tout autant d'une vision "panthéoniste" de l'histoire des doctrines pédagogiques que du relativisme radical.
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La vision "panthéoniste" cultive le goût du passé pour le passé. Elle voit l'histoire des doctrines comme la visite guidée du "patrimoine", du Panthéon des " grands pédagogues ". Son modèle : Gabriel COMPAYRÉ, Histoire critique des doctrines de l’éducation en France depuis le XVIème siècle (1879). Selon Compayré, la pédagogie, entre le 16ème et le 18ème siècle, sortirait des brumes de l'enfance pour accéder à la lumière de l'âge adulte. Idée générale : il y a une Vérité au ciel des Idées. Les penseurs au cours de l'histoire l'ont approchée. A nous de l'entendre, à l'historien des idées de nous en approcher. On reconnaîtra là une certaine conception académique de l'histoire de la philosophie.Traduction dans le domaine des doctrines pédagogiques : il y a une Vérité pédagogique. Les Grands Pédagogues sont des moments progressifs de sa découverte. Cette conception inspirait l'histoire de la pédagogie telle qu'elle était enseigné dans les Ecoles Normales au-delà des années 60. N'est-elle pas encore
516 présente, sous une forme progressiste, dans bien des manuels contemporains ? Qu'on examine à cet égard les ouvrages sous la direction de Jean Houssaye, Quinze pédagogues, leur influence aujourd’hui, Paris A. Colin , 1994, et Quinze pédagogues, textes choisis, Paris, A. Colin, 1995. De Rousseau à Carl Rogers, on semble bien tourner autour de la vérité moderne et de sa progression en pédagogie. Mais est-on bien sûr de saisir le sens de cette histoire dans cette perspective là ? L'aplatissement patrimonial aboutit paradoxalement à tout mettre sur le même plan. Là aussi, au bout du compte, dé-historisation. C'est cette pseudo-histoire que fustigeait Nietzsche dans la seconde de ses Considérations inactuelles, "De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie"(1873), et qui le conduisait à dénoncer la "maladie historique" de l'homme moderne. Songeons aux journées du Patrimoine ! (Le cadre conceptuel de COMPAYRÉ est bien analysé par Nanine CHARBONNEL, dans Pour une critique de la raison éducative, Bern, Peter Lang, 1988, pp. 129 sq. : évolutionnisme, " histoire immobile à grand pas ", éclectisme. Les doctines pédagogiques ne sont pas saisies comme des touts, mais comme des agrégats de "traits", des morceaux de vérités, hors du temps et applicables aujourd'hui encore… A l'un on emprunte sa conception de l'autorité, à l'autre celle de l'enfance, et tant pis si trois siècles les séparent ! Résultats : "des pans entiers de doctrines, coupés de toute référence à leur vision d'ensemble, comme a fortiori aux autres éléments de la culture de leur temps" (Nanine Charbonnel). Et finalement, déhistorisation !)
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Le relativisme historique. Cet écueil est comme l'opposé du précédent. Mais l'histoire disparaît tout autant. Idée générale : Puisque toutes les pédagogies sont des produits et des expressions de leur temps, elles ne "valent" que pour ce temps, elles n'ont rien à nous dire, ou plus exactement, il n'y a de vérité en pédagogie que relative. Si toutes sont "vraies" d'une certaine façon, aucune n'est "vraie" absolument. Nous sommes là dans des difficultés comparables aux difficultés du relativisme culturel. Aucune culture ou pratique culturelle n'est criticable, ni inférieure ni supérieure à une autre, dès lors qu'on l'a comprise comme un fait culturel. Toutes "respectables". Le fait exclut la valeur, le discours sur les valeurs : toutes les pratiques éducatives se "valent". Mais le relativisme est-il tenable en éducation ?
Il y a peut-être un bon usage possible de la crise : c'était l'avis de Hannah Arendt , qui y voyait l'occasion et même l'injonction de revenir aux questions essentielles :
"En dehors de ces raisons d'ordre général qui sembleraient conseiller à l'homme de la rue de s'intéresser aux problèmes qui se posent dans des domaines dont, du point de vue du spécialiste, il ignore tout (et ceci est bien sûr mon cas quand je parle de la crise de l'éducation, puisque je ne suis pas éducatrice de profession), s'ajoute une autre raison beaucoup plus péremptoire pour obliger l'homme de la rue à s'intéresser à une crise qui ne le concerne pas directement : c'est l'occasion, fournie par le fait même de la crise – qui fait tomber les masques et efface les préjugés – d'explorer et de s'interroger sur tout ce qui a été dévoilé de l'essence du problème, et l'essence du problème est la natalité, le fait que des êtres
517 humains naissent dans le monde. La disparition des préjugés signifie tout simplement que nous avons perdu les réponses sur lesquelles nous nous appuyons généralement, sans même nous rendre compte qu'elles étaient à l'origine réponses à des questions. Une crise nous force à revenir aux questions elles-mêmes, et requiert de nous des réponses, nouvelles et anciennes, mais en tout cas des jugements directs. Une crise ne devient catastrophique que si nous y répondons par des idées toutes faites, c'est-à-dire par des préjugés. Non seulement une telle attitude rend la crise plus aiguë mais encore elle nous fait passer à côté de cette expérience de la réalité et de cette occasion de réfléchir qu'elle fournit." Hannah ARENDT, "La crise de l'éducation" (1958), in La crise de la culture, Paris, Folio/Essais, Gallimard, 1972 (traduction française) . Notons-le d'emblée, nous aurons souvent à y revenir : selon Hannah Arendt, "l'essence du problème (de l'éducation) est la natalité, le fait que des êtres humains naissent dans le monde", en d'autres termes la question de l'enfance, de la relation adulte/enfant.
4. PEDAGOGIE OU EDUCATION ? LE SENS DES MOTS
Dans le parler courant, on emploie souvent tantôt le terme "pédagogie", tantôt le terme "éducation", comme s'ils étaient équivalents. Il faut pourtant en toute rigueur les distinguer. Educere, ducere. Conduire vers. Guider. Ce n'est peut-être pas l'étymologie avérée, bien qu'elle soit assez bien évocatrice des connotations du terme. Aussi : Educare, nourrir, élever (des animaux), prendre soin. Paedagogus (latin), paidagôgos (grec). Esclave chargé de conduire les enfants à l’école. De pais, paidos, "enfant", et agôgos "qui conduit", de agein, "conduire, "mener". Pédagogie : une volonté, un projet d’éduquer qui s’en donne les moyens, les moyens ajustés à ses fins. Pour éduquer il faut une réflexion orientée vers l'action et un savoir-faire pédagogique. D'où ce genre de définition des dictionnaires : éduquer signifie "diriger la formation de quelqu'un, par l'instruction et la pédagogie". Champ commun aux deux termes : l'idée de conduire, de mener vers. Mais le second insiste sur l'action, les moyens, voire la contrainte, la volonté d'un autre. Au coeur de l'un et de l'autre, comme on pourrait le dire à la façon de Hannah Arendt, le fait que des êtres humains naissent dans le monde ; l'enfant comme "nouveau venu" qu'il faut introduire et guider dans un monde déjà là, et la responsabilité de l'adulte à l'égard de l'enfant comme à l'égard du monde qu'il s'agit de perpétrer et de renouveller.
Pour préciser le sens de cette notion si générale de "pédagogie", on peut se tourner vers Emile DURKHEIM, lequel prend d'abord soin de distinguer "éducation " et "pédagogie" : " On a souvent confondu les deux mots d’éducation et de pédagogie, qui demandent pourtant à être soigneusement distingués. L’éducation, c’est l’action exercée sur les enfants par les parents et par les maîtres. Cette action est de tous les instants, et elle est générale. Il en est tout autrement de la pédagogie. La pédagogie consiste, non en actions mais en théories. Ces
518 théories sont des manières de concevoir l’éducation, non des manières de la pratiquer… L’éducation n’est donc que la matière de la pédagogie. Celle-ci consiste dans une certaine manière de réfléchir aux choses de l’éducation. C’est ce qui fait que la pédagogie, au moins dans le passé, est intermittente, tandis que l’éducation est continue ". (Emile DURKHEIM, Article "Pédagogie", dans Ferdinand BUISSON, Nouveau dictionnaire de pédagogie, 1911. Reproduit dans Education et sociologie sous le titre : "Nature et méthode de la pédagogie"). Puis le sociologue précise en ces termes la caractéristique majeure de toutes les doctrines pédagogiques : elles ne disent pas ce qui est mais ce qui doit être : " Leur objectif n’est pas de décrire ce qui est ou ce qui a été, mais de déterminer ce qui doit être. Elles ne sont pas orientées vers le présent, ni vers le passé, mais vers l’avenir ". (Idem) La pédagogie, au sens où l'on parle de "doctrines pédagogiques", de "courants pédagogiques" (la pédagogie de Maria Montessori, le courant de l'éducation nouvelle), ce n'est donc ni simplement de la pratique, ni purement de la théorie ou de la science. La pédagogie, dit Durkheim, est une "théorie pratique" : " Mais entre l'art ainsi défini et la science proprement dite, il y a place pour une attitude mentale intermédiaire. Au lieu d'agir sur les choses ou sur les êtres suivant des modes déterminés, on réfléchit sur les procédés d'action qui sont ainsi employés, en vue non de les connaître et de les expliquer, mais d'apprécier ce qu'ils valent, s'ils sont ce qu'ils doivent être, s'il n'est pas utile de les modifier et de quelle manière, voire même de les remplacer totalement par des procédés nouveaux. Ces réflexions prennent la forme de théories ; ce sont des combinaisons d'idées, non des combinaisons d'actes, et, par là, elles se rapprochent de la science. Mais les idées qui sont ainsi combinées ont pour objet, non d'exprimer la nature des choses données, mais de diriger l'action. Elles ne sont pas des mouvements, mais sont toutes proches du mouvement, quelles ont pour fonction d'orienter. Si ce ne sont pas des actions, ce sont, du moins, des programmes d'action, et, par là, elles se rapprochent de l'art. Telles sont les théories médicales, politiques, stratégiques, etc. Pour exprimer le caractère mixte de ces sortes de spéculations, nous proposons de les appeler des théories pratiques. La pédagogie est une théorie pratique de ce genre. Elle n'étudie pas scientifiquement les systèmes d'éducation, mais elle y réfléchit en vue de fournir à l’activité de l’éducateur des idées qui le dirigent. " (Idem) (On notera l'analogie centrale dans le raisonnement de Durkheim : théories pédagogiques = théories médicales.) Un autre trait caractérise selon Durkheim toute doctrine éducative : la recherche de l’unité (éducative) (Cf. Alain Kerlan, La science n'éduquera pas, Comte, Durkheim, le modèle introuvable, Bern, Editions Peter Lang, 1998) : " Non seulement on ne voit pas pourquoi l'enseignement secondaire jouirait d'une sorte de privilège qui lui permette de se passer de toute culture pédagogique, mais j'estime qu’elle n'est nulle part aussi indispensable. C'est justement dans les milieux scolaires où elle manque le plus qu'on en a le plus besoin. En premier lieu, l'enseignement secondaire est un organisme autrement complexe que ne l'est l'enseignement primaire; or, plus un organisme est complexe, plus il a besoin de réflexion pour s'adapter aux milieux qui l'entourent. Dans une école
519 élémentaire, chaque classe, au moins en principe, est entre les mains d'un seul et unique maître; par suite, l'enseignement qu'il donne se trouve avoir une unité toute naturelle, une unité très simple, qui n'a pas besoin d'être savamment organisée : c'est l'unité même de la personne qui enseigne. Il n'en est pas de même au lycée où les divers enseignements reçus simultanément par un même élève sont généralement donnés par des maîtres différents. Ici, il existe une véritable division du travail pédagogique. Il y a un professeur de lettres, un professeur de langue, autre d'histoire, un autre de mathématiques, etc. Par quel miracle l'unité un pourrait-elle naître de cette diversité, si rien ne la prépare ? Comment ces enseignements hétérogènes pourraient-ils s'ajuster les uns aux autres e se compléter de manière à former un tout, si ceux qui les donnent n'ont pas le sentiment de ce tout ? Il ne s'agit pas, au lycée surtout, de faire soit un mathématicien, soit un littérateur, soit un physicien, soit un naturaliste, mais de former un esprit au moyen des lettres, de l'histoire, des mathématiques, des sciences physiques, chimiques et naturelles. Mais comment chaque maître pourra-t-il s'acquitter de sa fonction, de la part qu'il lui revient dans l’œuvre totale, s'il ne sait pas quelle est cette œuvre et comment ces divers collaborateurs y doivent concourir avec lui, de manière à y rapporter constamment tout son enseignement ? Très souvent on raisonne comme si tout cela allait de soi, comme si tout le monde savait d'instinct ce que c'est que former un esprit. Mais il n'existe pas de problème plus complexe. Il ne suffit pas d'être un fin lettré ou un bon historien ou un mathématicien subtil pour se rendre compte des éléments divers dont est formée une intelligence, des notions fondamentales qui la constituent, et comment elles peuvent être demandées aux diverses disciplines de l'enseignement. " E. Durkheim, L’évolution pédagogique en France, PUF, p.12.
5. PAS D’EDUCATION SANS VALEUR
En prolongeant les analyses de Durkheim sur la pédagogie comme souci de ce qui doit être, tout comme en reprenant les réflexions engagées plus haut sur le relativisme (est-il tenable en éducation ?), on voit que l'histoire des doctrines pédagogiques rencontre nécessairement la question des valeurs en éducation, de l'éducation. L'éducation est souci du mieux. Or, " qui dit " mieux " dit valeur ", comme le montre clairement Olivier REBOUL : " Il n’y a pas d’éducation sans valeur. Même si l’on réduit l’éducation à l’enseignement scolaire, on apprend à l'école. Or, qu’est-ce qu’apprendre, sinon passer d’un état à un autre, plus souhaitable ? Apprendre, c’est se délivrer d’une ignorance, d’une incertitude, d’une maladresse, d’une incompétence, d’un aveuglement : c’est parvenir à mieux faire, à mieux comprendre, à mieux être. Or, qui dit " mieux " dit valeur."(Olivier REBOUL, Les valeurs de l’éducation, Paris, PUF, 1992, p. 3.) Y a-t-il encore éducation et pédagogie sans valeurs, sans choix de valeurs : non ! Quand même je serais réduit aux conditions les plus précaires, préoccupé de ma survie, rivé à l'urgence et à l'immédiat des faits, je me hausserais aux valeurs dès lors que surgirait devant moi celui qui a besoin de moi pour accéder à la pleine humanité : l'enfant, l'infans, celui qui ne parle pas encore. L'adulte en tant qu'éducateur est responsable du monde dans lequel il introduit ceux qui viennent, dit Hannah Arendt.
520 L'apologue de Robinson pédagogue : aussitôt qu’apparaît Vendredi, la question des valeurs à transmettre est posée : " Robinson Crusoë n’échappe à la barbarie que parce qu’il doit éduquer Vendredi. Et nous autres, bien souvent, nous ne nous donnons des valeurs que parce que la présence de nos enfants nous y contraint. Sans eux, nous lâcherions les rênes. C'est là le "" devoir " à l’égard du futur ", ce " principe de responsabilité " dont parle le philosophe Hans Jonas ". (Philippe Meirieu, Lettres à quelques amis politiques sur la République et l’état de son école, Paris, Plon, 1999, p. 44). On notera la conjonction, dans l'idée éducative, de l'enfance et de la valeur. Nous verrons comment l'éducation nouvelle aura été au cours de son histoire traversé par la tentation de faire de l'enfance la plus haute de toutes les valeurs.
6. LA TÂCHE HUMAINE D’ÉDUQUER Entrer dans l'histoire des courants éducatifs, c'est finalement s'intéresser aux manières dont l'humanité dans son histoire a pensé la tâche d'éduquer. Une tâche inscrite dans l'histoire, mais aussi trans-historique. Dans l'histoire : On s'inspirera du point de vue de la pédagogie humaniste allemande (DILTHEY, H. NOHL, E. WENIGER), étudié par Cristoph Wulf dans son Introduction aux sciences de l’éducation Armand Colin, 1995 (traduction) : " Une connaissance intemporelle qui ne tient pas compte de sa propre historicité est impossible. Le sens et le but de l’éducation ne peuvent être définis que de façon historique, en liaison avec une situation historico-sociale définie. " (p. 24) " L'analyse historique de la réalité éducative offre une aide à la résolution des questions pédagogiques, en mettant à jour les origines des questions et des problèmes actuels ". (p.26/27) Mais aussi trans-historique : Il faudra conclure fermement là-dessus. La pensée et la pratique éducative - la pédagogie sont bien parmi les pratiques sociales les plus tributaires de leur temps et de la culture de leur temps ; mais en elles affleurent aussi un dimension de l'humanité de l'homme, une tâche humanisante qui transcende d'une certaine façon le temps et le lieu, en tout cas qui ne s'y absorbe pas ou ne s'y réduit pas tout entière. Que je sois kanak, pygmée ou informaticien américain, indien d'Amérique ou villageois africain, col blanc de la fin du 20ème siècle ou ouvrier des débuts de l'ère industrielle, la tâche, la responsabilité qui m'incombe face à l'enfant, à l'autre éducable, est toujours d'une certaine façon éternellement la même, et me hisse toujours un peu du côté des valeurs, par-delà les faits. Contre la réduction historiciste, maintenir l’interrogation philosophique. Dans l'exigence d'éduquer, qu'ont les hommes en partage, par-delà les époques ? On peut reprendre ici la comparaison de la pédagogie et de la médecine - ou de la politique. On voit
521 bien sur ces terrains ce qui est tributaire de l'époque : les savoirs du corps, de la pharmacopée, ses valeurs et ses représentations collectives, voire même ses conceptions du bien. On voit aussi ce qui relève d'invariants : la souffrance, la vie et la mort, la quête du mieux vivre… Quels sont les invariants de la tâche d'éduquer ? La relation à l'enfance et le sens accordé à l'enfance touchent bien à l'un de ces invariants.
7. TROIS AXES DANS UNE HISTOIRE COMPLEXE
Comment construire notre histoire ? Quel "programme" ? Quelles doctrines allons-nous retenir ? La première difficulté tient au côté assez éclectique de ce que l'on range sous l'appellation "doctrines pédagogiques", "doctrines éducatives", "courants éducatifs". En quoi l'Emile est-il donc l'exposé d'une doctrine pédagogique ? Il faut prendre acte de cet éclectisme, il fait partie de l'objet lui-même. Cependant, pour mettre un peu d'ordre, on peut distinguer trois types de composantes dans l'histoire des doctrines, trois axes quelquefois entremêlés : Les philosophies de l’éducation (L'éducation dans les systèmes de Platon, de Rousseau…) Les pensées et les utopies sociales, politiques, religieuses. Il faut le souligner au passage, les doctrines éducatives sont bien l'une des formes que prend la pensée sociale et politique. Voir Makarenko, Paolo Ferrer, C. Freinet… Et "l'invention" de la pédagogie au 18ème siècle n'estelle pas, comme chez Rousseau et Pestalozzi, ce passage de la réforme politique et sociale à la réforme éducative ? Il y a bien une continuité entre les utopies éducatives du 19ème siècle, le socialisme, la pédagogie institutionnelle, et l'autogestion des années 70 au 20ème siècle, la pédagogie critique allemande autour de l'Ecole de Franckfort… Les pédagogies effectives, pensées et outils de la pratique. Elles ne sont cependant jamais tout entière de l'ordre du "faire". Chez Freinet, chez Montessori, l'attention à l'outil n'est pas dissociable de la pensée sociale et politique, voire religieuse.
8. QUELQUES PRINCIPES DE CHOIX ET DE MISE EN ORDRE
1. Partir de nos propres préoccupations éducatives. Partir des préoccupations qui recoupent les nôtres. Ce sont inéluctablement nos problèmes qui guident nos choix. Qu'on le sache clairement ou non. Mais attention aux anachronismes ! Exemple : le grand retour de l'intérêt pour Condorcet s'est fait à partir du débat contemporain autour des savoirs, de la citoyenneté, du diptyque "éduquer et/ou instruire. Ou encore : l'intérêt que nous portons, à partir des difficultés du lien social dans l'école et la société
522 contemporaines, aux pédagogies très préoccupées de socialisation, d'éducation civique et morale : Durkheim, Freinet… En choisissant ici de nous centrer sur la question de l'enfance, la relation adulte/enfant, c'est bien aux questions que nous pose notre présent que nous sommes attentifs. 2. Repérer les grands paradigmes et les principaux courants. Parce que c'est nécessaire pour comprendre une doctrine dans toute son épaisseur historique et sociale. L'opposition "éducation traditionnelle/éducation nouvelle", on le verra ne peut suffire. D'autres découpages sont nécessaires. On pourrait par exemple distinguer l'âge des systèmes, le temps des utopies, l'heure des sciences. Christoph Wulf pour sa part distingue dans l'histoire récente de la pédagogie en Allemagne, celle qui a vu le développement des sciences de l'éducation, trois paradigmes : la période humaniste, les sciences de l'éducation empiriques, la science de l'éducation critique. 3. S'intéresser aux "périodes d'effervescence pédagogique". On suivra en cela la pensée et la démarche de Durkheim. La pédagogie passe par des périodes vives, où les pédagogues sont nombreux : la Renaissance, le 18ème siècle, la fin du 19ème et le début du 20ème siècle. Pourquoi ? L'exemple de la Renaissance selon Durkheim l'explique assez bien : voir "Nature et méthode de la pédagogie", in Education et sociologie, pp. 70, 83/84, PUF, col. Quadrige. On peut considérer que le 20ème siècle a été une autre période d'effervescence pédagogique. Une remarque complémentaire pour justifier le choix de notre axe, la question de l'enfance : les "périodes d'effervescence pédagogique" sont des périodes de (re)découverte de l'enfance, comme en témoigne ces propos d'un marchand florentin du XVème siècle, tirés du Zibaldone de Giovanni Rucellai : "Qu'on les laisse sauter, jouer à la paume, à la balle, à condition toutefois qu'ils observent toujours les limites et la mesure qui s'imposent... Il ne me sied point qu'ils reçoivent des coups, tout d'abord parce qu'il ne s'agit point là d'un châtiment bienfaisant mais bien plutôt d'une mesure contraire à la nature, et propre à asservir les hommes..." Cité par Eugenio Garin, L'éducation de l'homme moderne 1400-1600, Fayard, col. Pluriel, p. 26, 1968. Notre parcours sera pour l'esentiel centré sur l'éducation moderne. Depuis Rousseau jusqu'à Piaget . Depuis Rousseau jusqu'à notre époque, il s'agira donc de tenter d'éclairer ce qu'on appelle la "modernité". Pourquoi ? Par souci de l'historicité. Pas seulement parce que tout ne peut être abordé ! Mais parce que l'éducation est aujourd'hui en recomposition. Et que la question de l'enfance, de sa valeur, de la relation enfant/adulte, est une question centrale, décisive, pour l'éducation bien sûr, mais plus largement pour notre culture. L'histoire des idées éducatives participe de l'histoire générale des idées et de la culture.
CONCLUSION : SIGNIFICATIONS DU RECOURS À L’HISTOIRE DE LA PEDAGOGIE La pédagogie s’inscrit dans la tension entre " ce qui est " et " ce qui doit être ". C'est pourquoi l'histoire des doctrines et des idées éducatives n'est pas séparable de la réflexion
523 philosophique en éducation. Pourquoi l'histoire des doctrines et des idées éducatives ? Pour accompagner et nourrir la réflexion et la responsabilité éducatives. Pourquoi, demandions-nous, une histoire des idées et des courants éducatifs ? 1. Pour faire face aux défis éducatifs de notre temps. Toute histoire est nécessairement rétrospective. Elle relit le passé à la lumière des valeurs et des interrogations du présent. Exemples. Nous n'étudierons pas "en apesanteur" les doctrines : mais en partant des questions majeures que nous nous posons aujourd'hui sur l'école et l'éducation. En nous inscrivant dans les débats et les interrogations sur l'école d'aujourd'hui, sur "l'école qui vient". " Une analyse historico-herméneutique des contextes d’éducation historiquement définis peut faire ressortir les aspects importants de la problématique... L'analyse historique de la réalité éducative offre une aide à la résolution des questions pédagogiques, en mettant à jour les origines des questions et des problèmes actuels ".(Christoph WULF, Idem, p.26/27)
2. Pour développer, restaurer, ranimer la réflexion éducative menacée par l’instrumentalisme. Notre époque est marqué du règne d'un instrumentalisme court, d'un utilitarisme à court terme, en éducationcomme ailleurs. Les réflexions conduites ici se situe "dans", mais "contre" une époque d'instrumentation, d'utilitarisme, de consumérisme, d'absence d'horizon. L'histoire des idées peut y aider. Ne pas se suffire du consensus d'un retour à l'éthique et à la philosophie comme "supplément d'âme".
3. Pour ressaisir cette part essentielle et méconnue de la pensée et de la culture que recouvre la pédagogie. Eduquer : une tâche à laquelle nul individu, nulle société, ne peut prétendre se soustraire. Quand il s'agit de penser l'art, la politique, la mort, la morale, le savoir, etc., la philosophie va de soi. Il devrait en être de même pour l'éducation. Pourquoi "l'oubli" de cette dimension ? Nous essayerons de ressaisir dans les doctrines éducatives et pédagogiques les tentatives pour penser et agir cette obligation inhérente à notre humaine condition : éduquer et instruire. Répétons le : une histoire des idées en éducation participe de l'histoire culturelle. INTRODUCTION : SUR L'UTILITE ET LA NECESSITE DE LA PHILOSOPHIE DE L'EDUCATION
Un constat qui mérite qu'on s'y arrête : le "retour" de la philosophie sur la scène culturelle et médiatique. Quelques exemples, des "Cafés de l'éducation" à la philosophie pour enfants (Michel Tozzi (coord.), Diversifier les formes d'écriture philosophique. Ateliers d'écriture et pratiques de classe, CRDP Languedoc Roussillon, et L'éveil de la pensée réflexive chez
524 l'enfant. Discuter philosophiquement à l'école primaire ?, CNDP-Hachette, 2000), en passant par quelques figures et best-sellers. D'une certaine façon, un peu tardive, à la remorque - on peut d'ailleurs se demander pourquoi ce retard sur la société… - , une demande comparable sur le terrain de l'éducation et de la formation. Alors que les dernières décennies ont été marquées par un recul sinon un abandon sans précédent de la philosophie sur ce terrain. Qu'on regarde la place qui revient à la philosophie (de l'éducation) dans la formation des maîtres. La première réflexion proposée dans ce cours interrogera ce retour en grâce : pourquoi ce retour, cette demande de philosophie, à la fin du second millénaire et à l'aube du troisième, dans la société en général et dans le domaine de l'éducation et de la formation en particulier ? On élargira le propos en proposant un aperçu sur la place et le sens de la philosophie, son rôle, sa nature, ses méthodes
I. LA DEMANDE DE PHILOSOPHIE, AUJOURD'HUI 1. Pourquoi ? Que faut-il en attendre ? • • • • • •
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Le retour de la philosophie après la vague des sciences humaines Les tirages Les succès de librairie inattendus La "popularité" de certains philosophes Les "Cafés de philosophie", etc. Le recours à la philosophie dans les grandes écoles de commerce et d'ingénieurs. HEC. Polytechnique et sa chaire "d'Humanités". La philosophie d'entreprise… Etonnant ! Pourquoi ? Le retour à la philosophie pratique :la philosophie comme art de vivre ? (Cf. Sciences humaines, n° 122, décembre 2001, dossier : "Le changement personnel. Comment conduire sa vie ?")
2. Eléments de réponse et de débat •
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La perte des repères et du sens (La thèse de Charles Taylor, Le malaise de la modernité, Paris, éditions du Cerf, 1994 (pour la traduction), chapitre 1.) On lira cidessous des extraits d'un entretien de la revue Sciences Humaines avec Charles Taylor où la thèse est résumée (Cf. Jean-François DORTIER (coor), Philosophie de notre temps, éditions Sciences Humaines, 2000, p. 122 sq.) : La fin des grands récits ? La difficulté à entrer dans l'âge postmoderne ? (Les thèses de J.-F. Lyotard, La condition postmoderne, Paris, éditions de minuit, 1979, particulièrement p. 54-68) La nostalgie du religieux ? Revenir aux thèses de Taylor et Lyotard pour en discuter. Quoi encore ? Et si la question de l'éducation, de la formation était une des clés de cette demande ? (Re)découverte que toute activité de formation et d'éducation touche à des questions des idées des problèmes des valeurs qui regardent ce que nous sommes, notre
525 existence et son sens, notre humanité et notre historicité : éducation et formation, deux des "structures d'existence", des "propres de l'homme". 3. Deux textes pour prolonger l'analyse et nourrir le débat : Emmanuel KANT : "Puisque le développement des dispositions naturelles en l'homme ne s'effectue pas spontanément, toute éducation est un art. La nature n'a mis en l'homme aucun instinct qui la concerne. L'origine, aussi bien que le progrès de cet art, est ou bien mécanique, ordonnée sans plan d'après des circonstances données, ou bien raisonnée. mécaniquement lorsqu'il résulte simplement des circonstances en lesquelles nous apprenons par l'expérience si quelque chose est nuisible ou utile à l'homme. Tout art éducatif qui se constitue mécaniquement seulement doit comprendre beaucoup d'erreurs et de lacunes, parce qu'il ne possède aucun plan à son principe. L'art de l'éducation, ou la pédagogie, doit donc devenir raisonné, s'il doit développer la nature humaine de telle sorte que celle-ci atteigne sa destination. Des parents, qui eux-mêmes ont été éduqués, sont déjà des exemples, d'après lesquels les enfants se forment, et d'après lesquels ils se guident. Mais si ces enfants doivent devenir meilleurs, il faut que la pédagogie devienne une étude ; car autrement il n'en faut rien attendre et un homme que son éducation a gâté sera le maître d'un autre. Il faut dans l'art de l'éducation transformer le mécanisme en science, sinon elle ne sera jamais un effort cohérent, et une génération pourrait bien renverser ce qu'une autre aurait déjà construit. Voici un principe de l'art de l'éducation que particulièrement les hommes qui font des plans d'éducation devraient avoir sous i les yeux : on ne doit pas seulement éduquer des enfants d'après l'état présent de l'espèce humaine, mais d'après son état futur possible et meilleur, c'est-à-dire conformément à l'Idée de l'humanité et à sa destination totale. Ce principe est de grande importance. Ordinairement les parents élèvent leurs enfants seulement en vue de les adapter au monde actuel, si corrompu soit-il. Ils devraient bien plutôt leur donner une éducation meilleure, afin qu'un meilleur état pût en sortir dans l'avenir. Toutefois deux obstacles se présentent ici : 1) Ordinairement les parents ne se soucient que d'une chose : que leurs enfants réussissent bien dans le monde, et 2) les princes ne considèrent leurs sujets que comme des instruments pour leurs desseins. Les parents songent à la maison, les princes songent à l'Etat. Les uns et les autres n'ont pas pour but ultime le bien universel et la perfection à laquelle l'humanité est destinée, et pour laquelle elle possède aussi des dispositions. Cependant la conception d'un plan d'éducation doit recevoir une cosmopolitique. Et alors le bien universel est-il une Idée qui puisse nuire à notre bien particulier ? En aucun cas ! car même s'il semble qu'il faille lui sacrifier quelque chose, on n'en travaille que mieux, grâce à cette Idée, au bien de son état présent. Et aussi que de magnifiques conséquences l'accompagnent ! La bonne éducation est précisément la source dont jaillit tout bien en ce monde. Les germes, qui sont en l'homme, doivent seulement être toujours davantage développés. Car on ne trouve pas les principes qui conduisent au mal dans les dispositions naturelles de l'homme. L'unique cause du mal, c'est que la nature n'est pas soumise à des règles. Il n'y a dans l'homme de germe que pour le bien."
526 Emmanuel KANT, Réflexions sur l'éducation, pp. 79/80, édition Vrin (Texte écrit entre 1776 et 1787).
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Marcel GAUCHET :
"Pourquoi éduquer ? En vue de quoi ? Il n'est pas absurde de soutenir que la crise des systèmes éducatifs contemporains tient au brouillage des objectifs qu'ils poursuivent, sous l'effet de leur multiplication incontrôlée et de leurs contradictions cachées. En se développant, ils ont perdu de vue leurs raisons d'être. Il s'agit de ramener celles-ci dans la lumière en mettant à nu sans complaisance, par la même occasion, les déchirements qui les travaillent. Une telle démarche, on l'appelait. classiquement philosophie, avant que la philosophie ne devienne la science spéciale de ce que les philosophes ont dit. Une acception d'origine qu'elle garde, du reste, fort péjorativement, dans la bouche des gardiens du temple scientifique, désireux d'expulser de leur science de l'esprit ou de leur science de la société tout ce qui pourrait ressembler à une spéculation stérile. C'est à cette signification première qu'on voudrait revenir, en dépit des interdits des antiquaires et contre la superstition des zélotes des prétendus savoirs positifs. On s'efforcera de mobiliser le type de réflexion qu'on a généralement nommé "philosophie" en regard du problème béant que l'éducation est devenue pour nos sociétés, parce qu'il est le seul à pouvoir y répondre de manière appropriée, à nous permettre de le penser véritablement comme problème, à nous permettre de nous orienter dans le dédale de problèmes en lesquels il se décompose. Pour donner tout de suite un peu de chair à une démarche dont le bien-fondé ne se prouve qu'en marchant, il me semble qu'on pourrait caractériser le besoin de réflexion que la situation induit comme un retour à la philosophie au-delà et, dans une certaine mesure, de l'intérieur des discours spécialisés qui avaient prétendu la supplanter, en fonction de leur échec… C'est ici que revient la philosophie, comme exigence d'une réflexivité supplémentaire par rapport à cette réflexivité première - la substitution d'une pratique de part en part justifiée à une pratique plus ou moins spontanée, ou plus ou moins définie a priori, selon des présupposés non questionnés ou non vérifiés. Car aucune de ces disciplines, en dépit de la pertinence des résultats qu'elles ont pu obtenir, n'est parvenue à asseoir le fonctionnement de l'institution sur des fondements sûrs et à le rendre transparent à ses principes. C'est le contraire: jamais l'opacité n'a été plus grande quant à ce qui se joue vraiment dans le processus éducatif à l'échelle d'une société, jamais le désarroi quant aux buts et aux moyens n'a été aussi sensible, jamais l'incertitude sur ce qu'il convient de faire n'a été aussi grande. La preuve est faite : ces savoirs ne suffisent pas. Même s'ils attrapent un partie de la réalité, ils ne permettent pas d'y faire face complètement. Ils demandent à être questionnés à leur tour relativement à leurs présupposés cachés, à leur part aveugle et à ce qu'ils laissent échapper. C'est dans ce rôle que la philosophie reprend du service comme entreprise critique, non pas seulement au sens négatif, mais aussi et surtout au sens constructif de la notion. Elle n'est pas là simplement pour démasquer les postulats infondés, dénoncer les illusions ou débusquer les contradictions inavouées. La nécessité à laquelle elle répond est celle d'accroître la conscience sur laquelle repose l'action collective dans le domaine; elle est de procurer à celle-ci une réflexivité supérieure. Cela veut dire essayer d'éclairer rétrospectivement le parcours qui nous a conduits là où nous sommes, de reconstituer les chemins qui nous ont menés dans les impasses et les tensions d'aujourd'hui. Cela veut dire tâcher de s'élever à une vue d'ensemble de la situation, reliant ses différentes lignes de front et pondérant ses multiples facteurs. Cela veut dire
527 s'efforcer de dégager les conditions d'une réponse globale à cette situation, sur la base d'une mesure des limites et des impossibilités sur lesquelles l'entreprise éducative est vouée à buter". Marcel GAUCHET, in Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet, Dominique Ottavi, Pour une philosophie politique de l'éducation, Paris, Bayard, 2002, pp. 14/17
II. SUR LE "POURQUOI" D'UNE PHILOSOPHIE DE L'EDUCATION ET DE LA FORMATION 1. La philosophie et la formation On s'interrogera d'abord - volontairement - sur la formation, plutôt que sur l'éducation : en effet, si le domaine de l'éducation est traditionnellement un domaine de l'interrogation philosophique, le "terrain" de la formation est celui sur lequel la demande de philosophie c'est beaucoup manifestée, notamment en direction de l'éthique. Pourquoi cette demande, ce besoin ? On esquissera et discutera quelques pistes.
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Toute activité de formation concerne la personne. Avoir la fonction de "changer l'autre" - la formation vise bien en effet à "changer" - est bien une responsabilité éthique.
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Toute activité de formation, d'éducation, d'insertion, etc., touche à des questions à des idées, des notions, des valeurs qui relèvent de la pensée philosophique. Ainsi de ce qui est en jeu dans la formation, pour l'adulte qui s'y engage : le sens qu'on donne à sa vie, le travail, la culture, la démocratie, la justice, le bien individuel et le bien commun…
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La gestion du complexe. La qualité. La philosophie comme sens du complexe.
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Le monde pluriel. Le multiculturalisme. La mondialisation. La philosophie - L'histoire de la philosophie - comme école de souplesse mentale, capacité à passer d'un système de pensée à un autre, de Aristote à Spinoza, etc.
(Le recours à la philosophie dans les grandes écoles de commerce et d'ingénieurs - HEC. Polytechnique et sa chaire "d'Humanités", etc., - peut en partie s'expliquer à partir de là !)
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La nature même du discours de la formation, "l'idéologie de la formation", et ses concepts dominants, appellent des clarifications philosophiques : employabilité, changement, ingénierie, évaluation, compétences, etc. Qu'y a-t-il sous les mots ? Quelles idées ? Ne pas se payer de mots. Ne pas laisser les mots penser pour nous. Refuser de reprendre ce discours là sans analyse ni mise en perspective de ses enjeux, notamment de pouvoir..
On plaidera donc pour un devoir, une exigence de pensée. Le propos peut être élargi : sous la question de la formation, celles de la technocratie, de la démocratie, qui en appellent à la "lucidité" philosophique C'est au fond rappeler l'origine socratique de la philosophie. Le personnage de Socrate. Imaginez Socrate au pays de la formation ! c'est le mérite du livre de Jean-Pierre Le Goff - La barbarie douce, La découverte, 1999 - de tenter les clarifications nécessaires. 2. Education et philosophie. On peut sans peine élargir ces réflexions à l'éducation : nous sommes entrés dans un monde où sous le nom de "formation", l'éducation est devenue un besoin permanent. La société éducative est notre lot, et l'éducation au sens traditionnelle prend place dans un processus de formation "tout au long de la vie". En résumé, la philosophie est particulièrement requise parce que nous ne pouvons plus éviter la question du sens et de la nature de l'entreprise éducative. Nous ne le pouvons plus, parce que, comme l'a bien montré Hannah ARENDT, la crise de l'éducation nous enjoint, enjoint à chacun, à tous les citoyens, de la poser. Il y a , écrit Hannah ARENDT, une raison "péremptoire pour obliger l'homme de la rue à s'intéresser à une crise qui ne le concerne pas directement : c'est l'occasion, fournie par le fait même de la crise, - qui fait tomber les masques et efface les préjugés - d'explorer et de s'interroger sur tout ce qui a été dévoilé de l'essence du problème, et l'essence de l'éducation est la natalité, le fait que des êtres humains naissent dans le monde. La disparition des préjugés signifie tout simplement que nous avons perdu les réponses sur lesquelles nous nous appuyons généralement, sans même nous rendre compte qu'elles étaient à l'origine réponses à des questions. Une crise nous force à revenir aux questions elles-mêmes et requiert de nous des réponses, nouvelles ou anciennes, mais en tout cas des jugements directs. Une crise ne devient catastrophique que si nous y répondons par des idées toutes faites, c'est-à-dire des préjugés. Non seulement une telle attitude rend la crise plus aiguë mais encore elle nous fait passer à côté de cette expérience de la réalité et de cette occasion de réfléchir qu'elle nous fournit". Hannah ARENDT, "La crise de l'éducation" (1960), in La crise de la culture, éd. Gallimard, col. Folio/essais, 1972 pour la traduction française. La "réponse" et la "question" sur lesquelles reposait notre conception de l'éducation étaient intrinsèquement liées à "l'humanisme", dont KANT a fourni l'expression la plus achevée. Cette réponse est-elle toujours possible ? Suffisante ? Et sinon, pouvons-nous néanmoins nous en passer ? On y réfléchira en lisant le texte suivant (ainsi que le précédent) de Kant en contrepoint du texte de H. Arendt.
529 Cet "humanisme" est en effet la formule même d'un de ces "grands récits" dont le postmodernisme nous dit qu'ils sont devenus obsolètes et se sont effondrés… (On peut lire aujourd'hui une version très provocatrice de cette thèse postmoderne sous la plume du philosophe Peter SLOTERDIJK, dans un texte prononcé au cours d'une conférence en 1999 : "Règles pour le parc humain.. Réponse à la lettre sur l'humanisme").
"Il est possible que l'éducation devienne toujours meilleure et que chaque génération, à son tour, fasse un pas de plus vers le perfectionnement de l'humanité ; car c'est au fond de l'éducation que gît le grand secret de la perfection de la nature humaine. Dès maintenant on peut marcher en cette voie. Car ce n'est qu'actuellement que l'on commence à juger correctement et à saisir clairement ce qui est véritablement nécessaire à une bonne éducation. C'est une chose enthousiasmante de penser que la nature humaine sera toujours mieux développée par l'éducation et que l'on peut parvenir à donner à cette dernière une forme qui convienne à l'humanité. Ceci nous ouvre une perspective sur une future espèce humaine plus heureuse. C'est un noble idéal que le projet d'une théorie de l'éducation et quand bien même nous ne serions pas en état de le réaliser, il ne saurait être nuisible. On ne doit pas tenir l'Idée pour chimérique et la rejeter comme un beau rêve, même si des obstacles s'opposent à sa réalisation. Une Idée n'est rien d'autre que le concept d'une perfection, qui ne s'est pas encore rencontrée dans l'expérience. Par exemple l'Idée d'une ré publique parfaite, gouvernée d'après les règles de la justice ! Est-elle pour cela impossible ? Il suffit d'abord que notre Idée soit correcte pour qu'ensuite elle ne soit pas du tout impossible, en dépit de tous les obstacles qui s'opposent encore à sa réalisation. Si par exemple tout le monde mentait, la franchise serait pour cela une simple chimère? Et l'Idée d'une éducation, qui développe toutes les dispositions naturelles en l'homme, est certes véridique. Dans l'éducation actuelle l'homme n'atteint pas entièrement le but de son existence. Car - comme les hommes vivent différemment ! Il ne peut y avoir d'uniformité entre eux que s'ils agissent seulement d'après des principes identiques et que ces principes deviennent pour eux une autre nature. Mais nous pouvons travailler au plan d'une éducation conforme au but de l'homme et léguer à la postérité des instructions qu'elle pourra réaliser peu à peu." E. KANT, Réflexions sur l'éducation, pp. 74-76 (édition Vrin) Ainsi, tout se passe aujourd'hui comme si la philosophie de l'éducation était tout à la fois plus que jamais nécessaire (l'éducation comme problème), et comme impossible (l'éducation comme réponse)… Reste que l'éducation demeure bel et bien, et pour cela même, un problème philosophique majeur, comme le rappelle bien Franc Morandi dans les deux textes ci-dessous : a) "S'il est une pratique universelle, c'est bien celle de l'éducation : aucune société ne peut faire l'économie de porter de nouvelles générations à l'état adulte. Des dispositifs naturels aux dispositifs sociaux et éthiques, se construit le principe de notre personnalité et de toute humanité. La philosophie s'efforce d'interroger le sens d'une telle entreprise, d'en assurer la conscience. Car on n'éduque pas seulement pour éduquer mais aussi pour réaliser une fin :
530 perfectionner, accorder l'homme au monde ou à sa liberté, accomplir une nature, construire le progrès collectif, inventer... Le " faire " de l'éducation repose sur la poursuite du principe de l'humain, ce " propre de l'homme" qu'Aristote recherchait. Le lien fondateur qui légitime l'oeuvre de l'éducation, fonde la naissance du sujet à l'essence et à l'existence : tel est ici l'objet de l'enquête philosophique. Notre monde, à l'échelle d'une conscience des " droits de l'homme " et de son universalité, des évolutions technologiques et scientifiques (qui modifient notre rapport au monde mais aussi à nous-mêmes, enjeu d'une écologie de l'humain), est le théâtre d'une conscience nouvelle du principe d'humanité et de la part de l'éducation dans la garantie de son exercice. Ces transformations suscitent la nécessité de trouver une " origine ", un point qui permette de s'orienter. Philosopher, c'est d'abord interroger, poser les questions qui donnent prise au sens et aux valeurs attachées à la transformation individuelle et collective de l'humanité, sens de son devenir, responsabilité pour le futur (Jonas). C'est également interroger nos réponses, celles que nous apportons dans le jeu des représentations, ces indispensables " philosophies d'ombre " qui, nous dit Foucault, " ont formé la philosophie spontanée de ceux qui ne philosophaient pas ", autant que les propositions des philosophes qui ont constitué la conscience éducative". Franc MORANDI, Philosophie de l'éducation, Nathan, 2000, pp. 6-7 b) "L'étonnement est qu'il y ait de l'éducation : tous les problèmes éducatifs reposent sur le caractère éducable de l'homme et le sens de l'éducabilité. La question fondamentale est de savoir si le caractère éducable de l'homme le conduit à recouvrer ou à réaliser une essence ou une nature, ou bien, au contraire, à faire de son existence (son action, son histoire) le point de départ d'une construction, d'une " nouvelle " essence humaine (individuelle, sociale, morale), en proclamant " l'innocence du devenir " (Nietzsche) et la nécessaire autoéducation de l'humanité (Castoriadis). À cette question est associée celle des enjeux et des valeurs de telles entreprises. On peut également considérer cette question à l'échelle du sujet, ou d'une communauté, essayer de concevoir les rapports humains qui s'y rapportent, le " sens de l'autre " et les savoirs dans de telles hypothèses éducatives. L'étonnement est alors porté sur le pourquoi autant que le comment éduquons-nous. Il introduit une distance, une conscience (Arendt parle de vigilance) au sein des phénomènes éducatifs : gardons-nous bien l'homme au travers de nos entreprises éducatives, familiales et scolaires ? comment le garder dans un monde " ouvert ", où la liberté humaine rejoint le risque de la perte d'une liberté ?" Franc MORANDI, Philosophie de l'éducation, Nathan, 2000, p. 7.
III. LA PENSEE ET LA DEMARCHE PHILOSOPHIQUE.
La philosophie de l'éducation est une philosophie à part entière. Ce dernier chapitre rappellera donc au philosophe de l'éducation ce qui caractérise la pensée et la démarche philosophique à l'œuvre dans le domaine de l'éducation et de la formation comme ailleurs en philosophie
531 1. La philosophie par elle-même Quelques approches philosophiques de la philosophie
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On ne peut qu'apprendre à philosopher "Soit qu'on lise Aristote, soit qu'on lise Descartes, il ne faut croire d'abord ni Aristote ni Descartes: mais il faut seulement méditer comme ils ont fait ou comme ils ont dû faire". MALEBRANCHE, De la Recherche de la vérité, 1674, Liv, I, chap. III. "La philosophie n'est que la simple idée d'une science possible qui n'est donnée nulle part in concreto, mais dont on cherche à s'approcher par différentes voies jusqu'à ce qu'on ait découvert l'unique sentier qui y conduit, mais qu'obstruait la sensibilité, et que l'on réussisse, autant qu'il est permis à des hommes, à rendre la copie, jusque-là manquée, semblable au modèle. Jusqu'ici on ne peut apprendre aucune philosophie; car où est-elle, qui la possède et à quoi peut-on la reconnaître ? On ne peut qu'apprendre à philosopher, c'est-à-dire à exercer le talent de la raison dans l'application de ses principes généraux à certaines tentatives qui se présentent, mais toujours avec la réserve du droit qu'a la raison de rechercher ces principes euxmêmes à leurs sources et de les confirmer ou de les rejeter".
KANT, Critique de la Raison pure, 1781, trad. Trémesaygues et Pacaud, Alcan, p. 646.
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Valeur humaine de la philosophie : dans son incertitude même "La valeur de la philosophie doit être cherchée pour une bonne part dans son incertitude même. Celui qui n'a aucune teinture de philosophie traverse l'existence, emprisonné dans les préjugés qui lui viennent du sens commun, des croyances habituelles à son temps et à son pays, et des convictions qui se sont développées en lui sans la coopération ni le consentement de sa raison. Pour un tel individu, le monde est sujet à paraître précis, fini, évident; les objets habituels ne lui posent aucune question et les possibilités non familières sont dédaigneusement rejetées. Dès que nous commençons à philosopher, au contraire, nous trouvons que même les choses les plus ordinaires de la vie quotidienne conduisent à des problèmes auxquels nous ne pouvons donner que des réponses très incomplètes. La philosophie, bien qu'elle ne soit pas en mesure de nous dire avec certitude quelle est la vraie réponse aux doutes qu'elle élève, peut néanmoins suggérer diverses possibilités qui élargissent le champ de nos pensées et les délivrent de la tyrannie de la coutume. Tout en diminuant notre certitude à l'égard de ce que sont les choses, elle augmente beaucoup notre connaissance à l'égard de ce qu'elles peuvent être ; elle repousse le dogmatisme quelque peu arrogant de ceux qui n'ont jamais pénétré dans la région du doute libérateur et garde vivace notre sens de l'étonnement en nous montrant les choses familières sous un aspect non familier". Bertrand RUSSELL, The Problems of Philosophy,1912, Oxford University Press, Londres, chap. 15, trad. L. L. Grateloup.
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La philosophie comme sagesse : le stoïcisme
"Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d'assister du rivage à la détresse d'autrui; non qu'on trouve si grand plaisir à regarder souffrir; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent. Il est doux aussi d'assister aux grandes luttes de la guerre, de suivre les batailles rangées dans les plaines, sans prendre sa part du danger. Mais la plus grande douceur est d'occuper les hauts lieux fortifiés par la pensée des sages, ces régions sereines d'où s'aperçoit au loin le reste des hommes, qui errent çà et là en cherchant au hasard le chemin de la vie, qui luttent de génie ou se disputent la gloire de la naissance, qui s'épuisent en efforts de jour et de nuit pour s'élever au faîte des richesses ou s'emparer du pouvoir. Ô misérables esprits des hommes ô cœurs aveugles ! Dans quelles ténèbres, parmi quels dangers, se consume ce peu d'instants qu'est la vie ! Comment ne pas entendre le cri de la nature, qui ne réclame rien d'autre qu'un corps exempt de douleur, un esprit heureux, libre d'inquiétude et de crainte ? Au corps, nous voyons qu'il est peu de besoins. Tout ce qui lui épargne la douleur est aussi capable de lui procurer maintes délices. La nature n'en demande pas davantage : s'il n'y a point dans nos demeures des statues d'or, éphèbes tenant dans leur main droite des flambeaux allumés pour l'orgie nocturne ; si notre maison ne brille pas d'argent et n'éclate pas d'or ; si les cithares ne résonnent pas entre les lambris dorés des grandes salles, du moins nous suffit-il, amis étendus sur un tendre gazon, au bord d'une eau courante, à l'ombre d'un grand arbre, de pouvoir à peu de frais réjouir notre corps surtout quand le temps sourit et que la saison émaille de fleurs l'herbe verte des prairies. Et puis, la brûlure des fièvres ne délivre pas plus vite notre corps, que nous nous agitions sur des tapis brodés, sur la pourpre écarlate, ou qu'il nous faille coucher sur un lit plébéien. Puisque les trésors ne sont pour notre corps d'aucun secours, et non plus la noblesse ni la gloire royale, comment seraient-ils plus utiles à l'esprit ? […] Si la hantise des soucis ne cède ni au bruit des armes, ni aux cruels javelots, s'ils tourmentent avec audace rois et puissants du monde, s'ils ne respectent ni l'éclat de l'or, ni la glorieuse splendeur de la pourpre : comment douter que la raison ait seule le pouvoir de les chasser, d'autant plus surtout que notre vie se débat dans les ténèbres ?" LUCRÈCE (98-55 av. J.-C.), De la Nature, Livre Il, v. 1-52, trad. H. Clouard, Garnier-Flammarion 2. Le travail philosophique : un travail du concept Si l'on doit définir l'objet et les méthodes de la pensée philosophique, il faut d'abord rappeler que le "travail philosophique" réside essentiellement dans l'analyse des idées, le "décorticage" des concepts, parfois dans l'invention, la production de concepts. La
533 philosophie est travail sur les concepts, travail des concepts ; le philosophe est un travailleur, un spécialiste du concept ! Il faut donc ici à nouveau et inlassablement rappeler la figure historique et légendaire de Socrate, cet homme qui allait dans la Cité d'Athènes au devant de tous les "experts" et professionnels pour les interroger sur les notions dont ils sont censés en tant que "spécialistes" être des "connaisseurs" et des "savants" ; interrogeant donc l'homme d'Etat sur le bien commun, sur la justice ; le sophiste, qui prétend éduquer, enseigner la vertu, la beauté, etc. ; le général meneur d'hommes au combat sur le courage… Imaginons un moment un Socrate contemporain interrogeant interpellant ainsi de front, sur notre moderne Agora qu'est un plateau de télévision, tous ceux qui agissent au nom d'une légitimité d'experts, et les confrontant à leur méconnaissance… Le travail philosophique commence donc par, inclut nécessairement, une déconstruction, un démontage des idées et des opinions, une remontée aux principes, une vigilance quant à l'usage et le sens des mots. L'allégorie platonicienne de la caverne reste ici une référence fondatrice, paradigmatique. 3. Méthodes et démarches de la philosophie Pour une présentation générale des méthodes de la philosophie et leur application à l'éducation, on se reportera à Olivier REBOUL, Philosophie de l'éducation, PUF, col. Que sais-je ?, chapitre 1. Reboul y rappelle d'abord que la philosophie de l'éducation est une interrogation mettant délibérément en question ce que l'on croit savoir sur l'éducation ; qu'elle est "totale", parce qu'elle porte sur le fait humain par excellence ; qu'elle est "radicale" (elle entend aller jusqu'aux racines) ; qu'elle est "vitale", vise un savoir-être par le savoir, et n'est donc pas dictée par un intérêt purement spéculatif, mais bien par un intérêt pratique. Concernant ses méthodes, Reboul en retient cinq principales :
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Le recours à l'histoire de la philosophie.
On lira ci-dessus deux textes qui justifient cette démarche en effet très répandue (trop répandue ?) en philosophie. Nos problèmes ont déjà été posés. Cela ne signifie pas que la démarche recherche les réponses dans le passé ; mais que les philosophies passées offrent des cadres logiques et conceptuels, des réserves cohérentes de pensées armées, des problématiques fortement élaborées. C'est pourquoi, comme le remarque Reboul, "l'histoire [de la philosophie] révèle à chacun ce qu'il pense de façon confuse et parfois contradictoire" (p. 6). Bref, les pensées philosophiques élaborées donnent une structure à nos débats. a) "Le domaine de la philosophie se ramène aux questions suivantes : 1) Que puis-je savoir? 2) Que dois-je faire? 3) Que m'est il permis d'espérer? 4) Qu'est-ce que l'homme?
534 A la première question répond la métaphysique, à la seconde la morale, à la troisième la religion, à la quatrième l'anthropologie. Mais au fond, on pourrait tout ramener à l'anthropologie, puisque les trois premières questions se rapportent à la dernière. Car sans connaissances on ne deviendra jamais philosophe, mais jamais non plus les connaissances ne suffiront à faire un philosophe, si ne vient s'y ajouter une harmonisation convenable de tous les savoirs et de toutes les habiletés jointes à l'intelligence de leur accord avec les buts les plus élevés de la raison humaine. De façon générale, nul ne peut se nommer philosophe s'il ne peut philosopher. Mais on n'apprend à philosopher que par l'exercice et par l'usage qu'on fait soi-même de sa propre raison. Comment la philosophie se pourrait-elle, même à proprement parler, apprendre? En philosophie, chaque penseur bâtit son œuvre pour ainsi dire sur les ruines d'une autre ; mais jamais aucune n'est parvenue à devenir inébranlable en toutes ses parties. De là vient qu'on ne peut apprendre à fond la philosophie, puisqu'elle n'existe pas encore. Mais à supposer même qu'il en existât une effectivement, nul de ceux qui l'apprendraient ne pourrait se dire philosophe, car la connaissance qu'il en aurait demeurerait subjectivement historique. Il en va autrement en mathématiques. Cette science peut, dans une certaine mesure, être apprise ; car ici, les preuves sont tellement évidentes que chacun peut en être convaincu ; et en outre, en raison de son évidence, elle peut être retenue comme une doctrine certaine et stable. Celui qui veut apprendre à philosopher doit, au contraire, considérer tous les systèmes de philosophie uniquement comme une histoire de l'usage de la raison et comme des objets d'exercice de son talent philosophique. Car la science n'a de réelle valeur intrinsèque que comme instrument de sagesse. Mais à ce titre, elle lui est à ce point indispensable qu'on pourrait dire que la sagesse sans la science n'est que l'esquisse d'une perfection à laquelle nous n'atteindrons jamais. Celui qui hait la science mais qui aime d'autant plus la sagesse s'appelle un misologue. La misologie naît ordinairement d'un manque de connaissance scientifique à laquelle se mêle une certaine sorte de vanité. Il arrive cependant parfois que certains tombent dans l'erreur de la misologie, qui ont commencé par pratiquer la science avec beaucoup d'ardeur et de succès mais qui n'ont finalement trouvé dans leur savoir aucun contentement. La philosophie est l'unique science qui sache nous procurer cette satisfaction intime, car elle referme, pour ainsi dire, le cercle scientifique et procure enfin aux sciences ordre et organisation." E. KANT, Logique (1800), trad. Guillermit, Paris, Vrin, pp. 25-26. b) "Le problème de l'éducation renvoie la philosophie à son propre fonctionnement. Philosopher, c'est apprendre à penser : existe-t-il une démarche pour philosopher ?
535 Pour étayer sa réflexion, la philosophie s'appuie sur l'" histoire " des idées conçue non comme une connaissance historique mais comme un ordre des idées. Cet ordre est l'indispensable support à la compréhension et à la constitution de nos modes de pensée actuels, et le lieu d'exercice du philosopher. L'aller et retour entre présent et origine fait partie de la " méthode " philosophique : celle-ci s'appuie sur le déroulement des moments de la pensée, la naissance des questionnements, la rencontre des œuvres qui ont posé les questions importantes… À mi-chemin entre l'histoire et la logique des idées, à l'articulation des manières de penser, la philosophie s'inscrit comme une discipline fondatrice et interprétative : d'où son caractère inactuel et actuel. Lorsque l'on présente une idée philosophique issue du passé, c'est son "actualité", c'est-à-dire son caractère premier et essentiel pour engager le débat, son "originalité", qui est retenue, à charge d'organiser la pertinence de la question par rapport à l'actualité des problèmes, tel celui des rapports entre le politique et l'éducation. C'est ainsi que les problèmes contemporains se rattachent à ceux des fondements. On rencontre également l'idée que les auteurs " anciens " ou " modernes " ne sont pas d'une époque, mais coexistent, ou existent dans un ordre anachronique. On ne peut de toute façon pas faire l'économie des fondements : leur interrogation reste fondamentalement contemporaine. Mais par là, le rôle de la philosophie, c'est d'identifier ce qui est réellement nouveau". F. MORANDI, Philosophie de l'éducation, Paris, Nathan, 2000, pp. 10-11.
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La réflexion sur les sciences constituées.
Toute pensée philosophique inclut d'une manière ou une autre une réflexion sur les savoirs constitués : leurs énoncés, valeur, leur sens, leurs limites… Cette préoccupation est désormais essentielle en éducation. Le philosophe ne peut pas l'ignorer quand il aborde le champ de l'éducation : il existe aujourd'hui des sciences de l'éducation. La philosophie ne peut se contenter de les recevoir comme des vérités établies. Il lui faut interroger tant leur pluralité que leur scientificité. L'existence et le sens même des "sciences de l'éducation" sont pour le philosophe de l'éducation des problèmes majeurs. Par exemple, il faut interroger les "didactiques" et leur "scientificité" revendiquée (Cf. Alain Kerlan, "Les didactiques entre instruction et instrumentation", Revue du C.R.E. Université de Saint-Etienne, CDDP de la Loire, n° 17, décembre 1999).
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L'analyse logique, ou analyse du langage.
C'est une interrogation sur le vouloir-dire. Et particulièrement sur le langage courant, sur cette parole qui pense en nous et au-delà de nous. Ainsi, pensons-nous vraiment ce que nous voulons dire quand, cédant à l'usage de plus en plus fréquent, nous substituons l'expression "former un enfant lecteur" à l'expression ""apprendre à lire" à un enfant ? L'analyse logique débusque la pensée implicite dans la langue pour ne pas être pensée par elle.
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L'argument a contrario
Cette méthode complète souvent la précédente. Faute de pouvoir ou de parvenir à définir positivement, on essaiera négativement. Il est en effet plus aisé de dire ce que n'est pas une chose plutôt que de dire ce qu'elle est. Il est plus aisé de s'entendre ainsi sur ce que, n'est pas éduquer : éduquer, ce n'est pas dresser, "formater", conditionner… cette méthode d'inspiration platonicienne convient particulièrement quand il s'agit de valeurs.
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La dialectique
Là encore l'origine est platonicienne. Hegel en a fait le moteur de son système. Entendue au sens hégélien, cette démarche consiste, pour penser, à partir des oppositions entre les théories en présence sur un sujet. Et tenter au moins pour chacune d'en mettre à plat les logiques respectives, pour peut-être les dépasser, en montrant les points où elles se renversent l'une dans l'autre. Au moins dans ce travail dégager les enjeux et les présupposés. (On peut en trouver un exemple en pédagogie dans la façon dont John Dewey tente de dépasser l'opposition "effort-intérêt. On pourrait sans doute appliquer cette méthode à l'opposition contemporaine des "républicains" et des "pédagogues" !)
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L'approche phénoménologique
Au cinq méthodes que retient Reboul, on en ajoutera une sixième, très à l'œuvre dans la philosophie moderne : la démarche phénoménologique. Elle ne s'interroge pas sur l'essence, mais sur l'existence et le donné dans l'expérience (le "phénomène"). Elle partira donc du donné, du fait de l'éducation et de la formation, de leur facticité : par exemple de la rencontre par quoi une formation existe, la relation entre le formé et le formateur. a) "- Pourquoi "Phénoménologie" ? - Le terme signifie étude des " phénomènes ", c'est-à-dire de cela qui apparaît à la conscience, de cela qui est " donné ". Il s'agit d'explorer ce donné, " la chose même " que l'on perçoit, à laquelle on pense, de laquelle on parle, en évitant de forger des hypothèses, aussi bien sur le rapport qui lie le phénomène avec l'être de qui il est phénomène, que sur le rapport qui l'unit avec le Je pour qui il est phénomène. Il ne faut pas sortir du morceau de cire pour faire une philosophie de la substance étendue, ni pour faire une philosophie de l'espace forme a priori de la sensibilité, il faut rester au morceau de cire lui-même, sans présupposé, le décrire seulement tel qu'il se donne. Ainsi se dessine au sein de la méditation phénoménologique un moment critique, un " désaveu de la science " (Merleau-Ponty) qui consiste dans le refus de passer à l'explication : car expliquer le rouge de cet abat-jour, c'est précisément le délaisser en tant qu'il est ce rouge étalé sur cet abatjour, sous l'orbe duquel je réfléchis au rouge ; c'est le poser comme vibration de fréquence, d'intensité données, c'est mettre à sa place " quelque chose ", l'objet pour le physicien qui n'est plus du tout " la chose même ", pour moi. Il y a toujours un préréflexif, un irréfléchi, un antéprédicatif, sur quoi prend appui la réflexion, la science, et quelle escamote toujours quand elle veut rendre raison d'elle-même.
537 On comprend alors les deux visages de la phénoménologie : une puissante confiance dans la science impulse la volonté d'en asseoir solidement les accotements, afin de stabiliser tout son édifice et d'interdire une nouvelle crise. Mais pour accomplir cette opération, il faut sortir de la science même et plonger dans ce dans quoi elle plonge " innocemment ". C'est par volonté rationaliste que Husserl s'engage dans l'antérationnel. Mais une inflexion insensible peut faire de cet anté-rationnel un antirationel, et de la phénoménologie le bastion de l'irrationalisme. De Husserl à Heidegger il y a bien héritage, mais il y a aussi mutation". Jean-François LYOTARD, La phénoménologie, Paris, PUF, Que sais-je ?, 1969, pp. 78. b) "L'objet principal de philosophie de l'éducation n'est ni une axiologie, ni la présentation quasi scientifique des finalités d'une société particulière. Cet objet serait plutôt le processus d'éducation lui-même, qu'il s'agirait de décrire, de comprendre, en en découvrant le sens. Or vouloir décrire ce processus, lui arracher ses significations essentielles, c'est proposer une approche phénoménologique de l'éducation : "La phénoménologie, c'est l'étude des essences et tous les problèmes, selon elle, reviennent à définir des essences... Mais la phénoménologie, c'est aussi une philosophie qui replace les essences dans l'existence et ne pense pas qu'on puisse comprendre l'homme et le monde autrement qu'à partir de leur "facticité"" (M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, N.R.F., 1945, avant-propos, p. 1). Cette approche phénoménologique de l'éducation, si elle peut naître de la méfiance à l'égard des idéologies et des "idéalismes" moraux, n'est pas fondée sur cette méfiance mais sur la distinction - essentielle à notre avis - entre les "pédagogies de l'existence" et les "pédagogies de l'essence", le terme de pédagogie devant être pris, ici, comme désignant une philosophie de l'éducation plutôt qu'une étude de l'enfance. Nous rencontrons un choix nécessaire entre deux "genres" de philosophie et entre deux principes définissant ces genres : ou bien le philosophe part de l'existence de la relation vécue entre l'éduqué et l'éducateur et cherche dans le processus même du développement de cette relation la définition de l'essence de l'éducation ; ou bien le philosophe, en premier lieu, définit l'essence de l'homme (par exemple il pose qu'il est raisonnable et qu'il doit "devenir ce qu'il est", à savoir cette raison) et le processus de l'éducation sera lui-même défini a priori comme la réalisation de cette essence. Le philosophe ayant posé l'éducation comme objet privilégié de sa réflexion est obligé de choisir comme point de départ de son discours soit l'essence, soit l'existence de la relation pédagogique. Ce choix, dans la pédagogie et la philosophie contemporaines, se fait en faveur de l'existence, du vécu de la relation éducative. L'essence de l'éducation est définie par cette relation existentielle même". F. BEST et R. LEVEQUE, "Pour une philosophie de l'éducation",dans M. Debesse et G. Mialaret (dir.), Traité des sciences pédagogiques,tome 1, Paris, PUF, 1969.
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Au-delà des méthodes
On reprendra volontiers ici la comparaison - rapportée ici à Heidegger, mais tout autant applicable à Wittgenstein - que rappelle O. Reboul entre la pensée philosophique et le travail à la main. Penser est un artisanat, et doit disposer d'une boite à outils où puiser selon les besoins et la nature de l'ouvrage et de l'ouvré ! Des méthodes en fin de compte "non démonstratives".
CONCLUSION 1) Pourquoi donc la nécessité de la philosophie de l'éducation ? On aura vu que la philosophie de l'éducation est indissociable de la philosophie "tout court" ! Dans nos réflexions il s'agira donc :
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De philosophie de l'éducation, proprement dite : l'éducation et la formation, comme la politique, le savoir, l'art, sont des "pratiques universelles", et mieux, des "propres" de l'homme, des structures d'existence, une dimension essentielle de la condition de l'homme (post)moderne, qui doivent être pensées.
« L’exigence philosophique en éducation est sans doute l’exigence d’une philosophie de l’éducation : la tâche d’éduquer et de former, comme la politique, le savoir, l'art, sont des pratiques humaines universelles, et mieux, des « propres » de l'homme, des structures d'existence, et la philosophie éducative devrait figurer aux côtés de la philosophie politique ou de la philosophie esthétique, et au même titre » (Alain Kerlan, Philosophie pour l’éducation, le compagnonnage philosophique en éducation et en formation, Paris, ESF, 2003, p. 9). "L'homme existe en formation, la formation est une structure d'existence" (Michel FABRE, "Qu'est-ce que la philosophie de l'éducation ?", in Jean HOUSSAYE (dir.) Education et philosophie, Paris, ESF, 1999, p. 273. "Penser la formation, c'est élucider toutes les significations de ce fait premier que l'homme existe en formation" (Idem, p. 294)
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Mais aussi de philosophie pour l'éducation : toute réflexion éducative et toute pratique pédagogique engagent ou recoupent une interrogation philosophique.
« Mais elle est aussi, et peut-être plus encore, exigence d’une philosophie pour l’éducation : toute réflexion éducative et toute pratique pédagogique, toute responsabilité d’éduquer, dès qu’elle se réfléchit, touchent à des interrogations qu’on peut qualifier de « philosophiques » en ce sens qu’elles font écho aux interrogations que la philosophie ne cesse de reprendre. Estil possible d’instruire et d’éduquer sans manifester un intérêt pour le savoir ? Des questions de ce genre : Quelle est la nature et quel est le sens des mathématiques ? Qu'est-ce que la poésie ? Qu'est-ce qu'une langue ? Qu'est-ce que le plaisir esthétique ? ne sont-elles pas
539 enveloppées dans la responsabilité d'instruire ? Est-il possible d’avoir tâche d’éduquer sans manifester un intérêt pour la Cité ? Les valeurs de la Cité sont engagées dans la quotidienneté et les finalités de l’école. Est-il au total concevable d’éduquer sans préserver en soi la faculté de questionner et de s’étonner ? L’éducateur n’a-t-il pas besoin par profession de se tenir autant que faire se peut dans les commencements du savoir, à raviver, ranimer l'énigme de la connaissance ? Si l'éducation a besoin de la philosophie, il arrive aussi que grâce à l'éducation, la philosophie soit rappelée à elle-même, par exemple lorsqu’elle fait un devoir au maître de maintenir en lui-même la capacité de s'étonner – l'étonnement, « sentiment philosophique par excellence », comme le dit Aristote – afin d'accueillir et de faire vivre l’étonnement de l'élève » (Alain Kerlan, Philosophie pour l’éducation, le compagnonnage philosophique en éducation et en formation, Paris, ESF, 2003, p9/10).
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Et finalement de philosophie tout court : l'éducateur, le formateur, l'éducation et la formation même ont tout à gagner à l'accompagnement, au "compagnonnage" des philosophes et de la philosophie. L'éducation est problème philosophique par excellence
« Reste qu’il n’y a guère d’autre façon d’apprendre la philosophie que d’y entrer, et qu’il n’y a pas de philosophie de l’éducation sans philosophie tout court, sans entrée dans la culture philosophique et les pensées où elle s’élabore, et les textes où elle se dépose. La philosophie a la réputation d’être abstraite et difficile, et présente néanmoins ce paradoxe de se dire accessible à tous. C’est qu’il y a sans doute deux manières de concevoir la philosophie. Dans la première, elle est envisagée comme une activité de construction théorique ; dans la seconde, elle est une démarche de vie et de pensée que chacun peut entreprendre pour soi. Cela ne signifie pas qu’il faille les opposer. La philosophie n’est-elle pas toujours au bout du compte une expérience personnelle de pensée. Toutes sortes d’événements et de rencontres peuvent y conduire : le souci d’éduquer en propose de nombreux, et non des moindres… Philosophie de l’éducation, philosophie pour l’éducation, et finalement philosophie tout court, philosophie tout simplement : tel est l’accompagnement, le compagnonnage des philosophes et de la philosophie que s’efforcent donc de proposer les pages qui suivent » (Alain Kerlan, Idem).
2) La philosophie, entre élucidation de ce qui est et interrogation sur "ce qui vient" Une autre façon de conclure peut s'appuyer sur une distinction des différentes fonctions de la philosophie (Michel Fabre, "Qu'est-ce que la philosophie de l'éducation ?", in Jean Houssaye, Education et philosophie). La fonction élucidatrice. Elle « revient à scruter les dispositifs, les démarches, les systèmes, pour en discerner les implications, les enjeux, bref les significations » (p. 277). La fonction élucidatrice, c'est donc : - Un questionnement des réalités éducatives (discours, pratiques, systèmes, fonctionnements)
540 - cherchant à dégager leurs conditions de possibilité, leur sens philosophique, les valeurs qu'elles attestent, promeuvent ou refusent : la « figure d'humanité » qu'elles impliquent ; cherchant à comprendre ce qu’éduquer pour une société donnée veut dire, selon les figures qu’elle lui donne - Une « élucidation anthropologique », et donc un dévoilement des "figures de l'imaginaire fondamental" qui nous constitue, "les mythes par lesquels le sens advient aux humbles réalités éducatives". Il s’agit donc essentiellement d’une démarche herméneutique : cohérence d'un questionnement faisant apparaître, à travers la multitude des signes convergents, la signification d'un même phénomène. Exigence de totalité, de transversalité : travailler sur toute l'épaisseur anthropologique des phénomènes, interroger le réseau des relations, rassembler des faisceaux cohérents trde signes, reconstituer "le texte" (Un exemple pionnier, le déchiffrage par Nietzsche de l'actualité éducative allemande : Cf. « Sur l'avenir de nos établissements d'enseignement ». De quoi s’agit-il ? D’identifier les figures de l'identité culturelle qui s'y font jour (en commençant par les dégager par un travail d'interprétation à partir de l'analyse des discours, des pratiques ou des dispositifs) ; d’en dégager les implications, le système sous-jacent de valeurs ; de mener ce travail en fonction d'une lecture globale de la civilisation occidentale (celle que développe « La naissance de la tragédie »). C’est dans ces perspectives que Nietzsche est conduit à interpréter ce réseau de signes : l'encyclopédisme, la spécialisation étroite de l'enseignement universitaire, le culte de l'érudition, l'attention à la conjoncture, à l'éphémère – convergeant selon lui vers deux pôles antithétiques tous deux éloignés de la culture véritable : l'érudition et le journalisme). (Pour ma part, travaillant sur l’art et la culture, ou plutôt sur la place de plus en plus grande qu’occupent l’art et la culture dans le domaine de l’éducation et de la formation, au point de nourrir l’espérance d’un « modèle esthétique de l’éducation », je tente de me situer dans cette perspective d’élucidation, j’essaie de comprendre le sens de cette montée du modèle éducatif des arts dans la société et la culture contemporaines)
La fonction axiologique. On passe cette fois de l’analyse à la proposition. De descriptif au prescriptif. La fonction axiologique « participe à la réflexion sur les finalités à promouvoir, les principes à diffuser » (Michel Fabre, p. 277).
La fonction axiologique est voisine de l’utopie. La pensée de l’éducation peut-elle s’en passer ? Citant Paul Ricœur : « L’utopie, c’est ce qui mesure l’écart entre l’espérance et la tradition » (Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, vol II, Paris, Seuil, 1986), Michel Fabre estime qu’ « aucune société ne peut respirer sans se projeter dans des alternatives plus ou moins radicales » (p. 288). L’esprit des Lumières a été ainsi longtemps le sol de notre espérance éducative. Est-ce encore vrai ? La crise de l’éducation, on le sait, est prise dans la crise de l’idéal moderne. L’interrogation critique des utopies fondatrices est sans doute aujourd’hui l’un des objets majeurs de la philosophie de l’éducation sous sa forme la plus radicale.
541 Quoi qu’il en soit, aucune recherche en éducation ne peut se passer d’une grande référence axiologique, d’une utopie fondatrice. Au nom de quoi et pourquoi chercher, sinon ?
L'EDUCATION SES FINS, SON SENS, SES VALEURS
INTRODUCTION
Tout observateur averti en conviendra : l'éducation est devenue dans notre monde, un objet de débat et de division. On chercherait en vain une conception développée qui suscite un accord général. L'éducation se décline au pluriel. Une philosophie de l'éducation attentive aux idées comme aux faits, une philosophie soucieuse de sa fonction élucidatrice, doit partir de là et s'interroger : pourquoi cette diversité, cette absence, dans notre monde, d'une conception unifiée de l'éducation ? Pourquoi notre difficulté à s'accorder sur son sens et les valeurs qu'elle doit promouvoir ? On explorera ici quelques pistes destinées non pas à apporter une réponse, mais à approfondir la question. Fonction élucidatrice : " Par fonction élucidatrice, il faut entendre - avec Bruno Duborgel - un questionnement des réalités éducatives (discours, pratiques, systèmes, fonctionnements) qui cherche à dégager leurs conditions de possibilité, leur sens philosophique et par là même les valeurs qu'elles attestent, promeuvent ou refusent " (Michel Fabre, " Qu'est-ce que la philosophie de l'éducation ? ", dans Jean Houssaye (dir.) Education et philosophie. Approches contemporaines, Paris, ESF, 1999, p. 280.
1. EDUCATION ET PLURALITE 1.1. La diversité des demandes et des attentes Que chacun commence par entendre les demandes sous-jacentes aux idées et aux conceptions de l'éducation qui ont cours. On notera alors comment les propos sur l'éducation comme elle va (ou ne va pas !) sont souvent liés à des attentes et des
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demandes sociales, commandés par la perception qu'ont les acteurs sociaux des difficultés et des problèmes que nos sociétés rencontrent. Combien de discours de sociologie sauvage se terminent invariablement par cet impératif : " C'est à l'école qu'il faudrait leur apprendre cela " ! De la lutte contre la violence routière à la refondation d'une démocratie que ronge l'abstention croissante des citoyens, toute la gamme des " problèmes de société " se trouve périodiquement et rituellement rabattue sur l'éducation scolaire. La multiplicité proliférante et hétérogène des demandes sociales adressées à l'éducation brouille alors un peu plus la définition de ses missions.
"Pourquoi éduquer ? En vue de quoi ? Il n'est pas absurde de soutenir que la crise des systèmes éducatifs contemporains tient au brouillage des objectifs qu'ils poursuivent, sous l'effet de leur multiplication incontrôlée et de leurs contradictions cachées. En se développant, ils ont perdu de vue leurs raisons d'être. Il s'agit de ramener celles-ci dans la lumière en mettant à nu sans complaisance, par la même occasion, les déchirements qui les travaillent.... C'est dans ce rôle que la philosophie reprend du service comme entreprise critique, non pas seulement au sens négatif, mais aussi et surtout au sens constructif de la notion. Elle n'est pas là simplement pour démasquer les postulats infondés, dénoncer les illusions ou débusquer les contradictions inavouées. La nécessité à laquelle elle répond est celle d'accroître la conscience sur laquelle repose l'action collective dans le domaine; elle est de procurer à celle-ci une réflexivité supérieure. Cela veut dire essayer d'éclairer rétrospectivement le parcours qui nous a conduits là où nous sommes, de reconstituer les chemins qui nous ont menés dans les impasses et les tensions d'aujourd'hui. Cela veut dire tâcher de s'élever à une vue d'ensemble de la situation, reliant ses différentes lignes de front et pondérant ses multiples facteurs. Cela veut dire s'efforcer de dégager les conditions d'une réponse globale à cette situation, sur la base d'une mesure des limites et des impossibilités sur lesquelles l'entreprise éducative est vouée à buter ". Marcel GAUCHET, in Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet, Dominique Ottavi, Pour une philosophie politique de l'éducation, Paris, Bayard, 2002, pp. 14/17.
1.2. La diversité des valeurs et des fins Il faut peut-être aller plus loin. Regretter le " brouillage " que provoque la prolifération des demandes sociales investies dans l'éducation laisse encore entendre qu'un accord sur les missions demeure possible, qu'un horizon commun de valeurs et de fins peut être dégagé. Est-ce bien certain ? La diversité des conceptions et des choix en matière d'éducation ne renvoie-t-elle pas plus radicalement à la diversité des valeurs et des fins assignées à l'éducation, et
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finalement à la diversité des conceptions de l'homme et de la société au sein même de notre monde ? Envisager cette hypothèse engage sur la voie d'une réflexion philosophique sur le pluralisme en éducation. Elle passe inéluctablement par un réexamen de l'idéal éducatif. L'idéal éducatif L'idéal éducatif fait de l'éducation " une école d'humanité ". L'idéal éducatif, écrit Jean-Marie Schaeffer, est " l'expression d'une anthropologie philosophique qui soutient que l'accession de l'homme à son essence proprement humaine relève d'un processus pédagogique " (Jean-Marie Schaeffer, " Eduquer ", dans L'idéal éducatif, Revue Communications n° 72, 2002, Seuil.
1.3. Pluralisme et incertitude C'est bien à une réflexion sur le pluralisme qu'appelle Jean Houssaye dans ses écrits sur la valeur en éducation. L'auteur est conduit à prendre en compte une dimension décisive de notre postmodernité : le temps des incertitudes, la fin des certitudes fondatrices de la modernité et de son idéal humaniste en éducation :
" Un monde s'en est peut-être allé. Certes, l'incertitude a toujours été peu ou prou le lot de l'éducation. Il y a fort longtemps que l'on recense les apories ou les paradoxes de l'éducation… Mais, la plupart du temps, ces apories se déclinaient sur un fond de quête de la certitude en matière éducative. C'est cette perspective qui s'est radicalement modifiée. L'incertitude est désormais première et la question des valeurs en éducation se doit d'être posée autrement. La question première est désormais autre, elle ne relève plus de la recherche d'un fondement absolu mais, au contraire, de la gestion du pluralisme ".
Jean HOUSSAYE, " Valeurs et éducation ", dans J. Houssaye (dir.), Education et philosophie. Approches contemporaines, Paris, ESF, 1999, p. 246.
Il existe donc une pluralité propre au temps des incertitudes qui bouleverse la donne éducative. Pourquoi ? Non pas, non pas seulement, parce que nous aurions perdu la foi dans nos anciennes valeurs (le Progrès, l'Histoire, l'Humanité comme expressions sécularisées de l'Absolu) mais, de façon peut-être plus profonde, parce que l'idée même qu'une certitude soit possible et même nécessaire est ébranlée . Le pluralisme et le principe d'incertitude ont pris place dans la distance creusée entre le réel et l'idéal éducatif, entre le principe et l'histoire effective.
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1.4. Éducation et postmodernité Les questions essentielles qui se posent aujourd'hui au philosophe de l'éducation sont en fin de compte fort proches des questions les plus caractéristiques du monde moderne, posées par le monde moderne lui-même dans son mouvement. Comment pourrait-il d'ailleurs en être autrement ? Dans la crise et l'incertitude de l'école, c'est bien notre temps qui cherche son visage. C'est ainsi qu'on peut se demander si le pluralisme et l'incertitude qui touchent l'école et l'éducation ne sont pas en leur sein les signes de l'entrée dans le monde postmoderne. Qu'est-ce que le monde postmoderne : l'expression évoque un au-delà, un " après " du monde moderne, essentiellement le monde basé sur les valeurs, les principes et les idéaux dont la philosophie des Lumières et le rationalisme scientifique et technique fixaient l'orientation humaniste. Le postmodernisme est l'aboutissement d'un mouvement de critique de la modernité, interne à la modernité. L'analyse postmoderne constate l'éclatement de ce que la modernité prétendait pouvoir tenir ensemble l'individu et la société, la culture et la technique, la communication et la subjectivité, l'économique et le politique, le progrès et la culture, la raison et le plaisir, l'instrumentalité et le sens, la liberté politique et le bonheur individuel. L'analyse postmoderne du champ social et culturel n'est pas sans évoquer plusieurs caractéristiques de la donne éducative contemporaine : " L'éclatement de la culture, la dissolution de l'unité de la culture et le
développement du pluralisme culturel sont sans doute parmi les aspects de la situation postmoderne qui atteignent l'école et son propos universaliste le plus vivement. Ce sont aussi ceux qu'on perçoit le plus immédiatement, et qui trouvent dans notre expérience quotidienne de multiples illustrations. Le rapprochement des espaces et des temps permis par les moyens de communication et de reproduction fait entrer le différent dans l'ère du simultané et de la coexistence. L'histoire s'apparente au kaléidoscope. Nous passons ainsi de Mozart au rap, des œuvres du musée aux affiches du métro, des peintures rupestres aux tag, de l'écrit à l'écran, sans rupture, ni continuité. Le seul principe de hiérarchie que nous acceptons n'emprunte plus à une extériorité objective, mais à l'intimité. L'authenticité est la valeur qui assure la coexistence d'expériences entre lesquelles le choix n'est désormais plus requis ". Alain KERLAN, L'école à venir, Paris, ESF, 1998, pp. 81-82.
1.5. Une interrogation néanmoins légitime
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Peut-on cependant se satisfaire de ces constats ? Ne faut-il pas nécessairement choisir, trancher ? Eduquer, n'est-ce pas nécessairement faire des choix ? Et comment choisir ? Selon quelles lignes de partage ? Le temps des incertitudes ne condamne-t-il pas définitivement au relativisme ? Notre interrogation ouvre la question des fins ultimes de l'éducation, la question du sens et des valeurs en éducation. Prenons garde toutefois que ce " retour " à la valeur et aux fins éducatives ne soit pas une façon de refuser ou d'échapper à la nécessité d'assumer le pluralisme, la " pluralité des principes de justice " en éducation, bref en ayant le souci de ne pas restaurer quelque pseudo transcendance. A ce stade de la réflexion, on soulignera deux principales considérations, au demeurant liées, et qui ouvrent la réflexion sur le problème des valeurs et du sens de l'éducation, en éducation : 1. L'éducation se tient dans la différence, la tension entre ce qui est, et ce qui doit être. Entre le plan des faits et celui des valeurs. On l'annule dans son essence en gommant cette différence. Eduquer va des faits aux valeurs, engage la capacité humaine de " mettre en valeur ". C'est sans doute la portée la plus générale et comme on dit la plus " incontournable " du propos kantien des Réflexions sur l'éducation concernant la finalité et le sens de l'éducation, de son exhortation à éduquer " d'après un état futur possible et meilleur ", et qu'on relira ici :
" Voici un principe de l'art de l'éducation que particulièrement les hommes qui font des plans d'éducation devraient avoir sous les yeux : on ne doit pas seulement éduquer des enfants d'après l'état présent de l'espèce humaine, mais d'après son état futur possible et meilleur, c'est-à-dire conformément à l'Idée de l'humanité et à sa destination totale. Ce principe est de grande importance. Ordinairement les parents élèvent leurs enfants seulement en vue de les adapter au monde actuel, si corrompu soit-il. Ils devraient bien plutôt leur donner une éducation meilleure, afin qu'un meilleur état pût en sortir dans l'avenir. Toutefois deux obstacles se présentent ici : 1) Ordinairement les parents ne se soucient que d'une chose : que leurs enfants réussissent bien dans le monde, et 2) les princes ne considèrent leurs sujets que comme des instruments pour leurs desseins ". Emmanuel KANT, Réflexions sur l'éducation, pp. 79/80, édition Vrin.
2. La responsabilité de l'éducateur découle de là. Eduquer, c'est refuser de gommer la différence entre ce qui est et ce qui doit être. Refuser de s'incliner devant ce qui est. Le sens de l'action éducative procède d'abord de la contradiction non résolue entre ce qui est et ce qui doit être. Cette considération commande selon Christoph Wulf la responsabilité et l'éthique éducatives ; la philosophie de
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l'éducation doit selon lui " rappeler à l'enseignant qu'il a un devoir éthique vis-àvis de l'enseigné " :
" De là, on peut déduire une distance critique par rapport à la réalité sociale et aux forces sociales dominantes. Une critique éducative du monde devient possible. On entend ici par "monde" les conditions institutionnelles de l'éducation, les conditions de vie individuelles et les conditions sociales générales. En prenant en compte le cadre historique dans lequel elle survient, la pédagogie a l'obligation d'aider l'enfant à s'autoréaliser. Quand les conditions sociales données sont défavorables à cette autoréalisation, la critique éducative doit alerter l'opinion sur la tension entre ce qui devrait être et ce qui est ". Christoph WULF, Introduction aux sciences de l'éducation, A. Colin, 1995, p.36.
Retenons cette idée incontournable : pas d'éducation sans différence affirmée entre ce qui est et ce qui doit être. On peut le dire autrement : pas d'éducation sans différence entre le fait et la valeur. Pas d'éducation sans valeurs : c'était le propos central d'Olivier REBOUL. On empruntera régulièrement à sa réflexion dans ce chapitre.
2. EDUCATION ET VALEURS 2.1. Pas d'éducation sans valeurs : pourquoi ?
Que signifie l'affirmation principielle de Reboul ? Comment faut-il l'entendre ? Pourquoi ce lien indéfectible entre l'éducation et la valeur ? Et qu'est-ce qu'une valeur ?
a) " Il n’y a pas d’éducation sans valeur. Même si l’on réduit à l'enseignement scolaire, on apprend à l’école. Or, qu’est-ce qu’apprendre, sinon passer d’un état à un autre, plus souhaitable ? Apprendre, c’est se délivrer d’une ignorance, d’une incertitude, d’une maladresse, d’une incompétence, d’un aveuglement : c’est parvenir à mieux faire, à mieux comprendre, à mieux être. Or, qui dit " mieux " dit valeur ".
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Olivier REBOUL Les valeurs de l’éducation, Paris, PUF, 1992, p. 1.
b) " Robinson Crusoë n’échappe à la barbarie que parce qu’il doit éduquer Vendredi. Et nous autres, bien souvent, nous ne nous donnons des valeurs que parce que la présence de nos enfants nous y contraint. Sans eux, nous lâcherions les rênes. C'est là le " devoir " à l’égard du futur ", ce " principe de responsabilité " dont parle le philosophe Hans Jonas ". Philippe MEIRIEU Lettres à quelques amis politiques sur la République et l’état de son école, Paris, Plon, 1999, p. 44
c) "Nul ne peut enseigner véritablement s'il n'enseigne pas quelque chose de véritable ou de valable à ses propres yeux. Cette notion de valeur intrinsèque de la chose enseignée, aussi difficile à définir et à justifier qu'à réfuter ou rejeter, est au cœur même de ce qui fait la spécificité de l'intention enseignante comme projet de communication formatrice." Jean-Claude FORQUIN, Ecole et culture, Paris, Bruxelles, éditions De Boeck Université, 1996 (seconde édition), p. 7.
d) "Est valeur ce qui vaut la peine, c'est-à-dire ce qui mérite qu'on lui sacrifie quelque chose. Pour qu'il y ait sacrifice, il faut que la chose sacrifiée ait elle-même une valeur. C'est ainsi qu'on sacrifie l'agréable à l'utile, l'utile au noble, etc. Toute valeur se situe donc dans une hiérarchie de valeurs. S'il n'y a pas d'éducation sans valeur, il est logique qu'il n'y ait pas non plus d'éducation sans sacrifices : apprendre, c'est renoncer au jeu pour le travail, au plaisir immédiat pour une joie durable, à l'illusion enivrante de savoir pour le savoir critique, aux satisfactions d'amour-propre pour le respect d'autrui. On n'apprend rien si l'on ne renonce à quelque chose".
Olivier REBOUL, La philosophie de l'éducation, Paris, PUF, 1989, p. 105.
2.2. De quoi parle-t-on quand on parle de valeurs en éducation ?
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Commencer par un "inventaire" personnel, collectif, et critique : quelles sont ces "valeurs" de l'éducation ?
Poursuivre avec la discussion de l'analyse de Reboul : "On le voit, le champ des valeurs est sans limite ; il a autant d'extension que le champ des réalités, encore que ce ne soit pas la même, puisqu'il y a des réalités sans valeurs et des valeurs sans réalité. Aussi ne sera-t-il pas question ici d'un inventaire complet des valeurs de l'éducation, en admettant qu'il soit possible, ni même un classement des principales. Demandons nous plutôt ce qu'on peut entendre par valeurs de l'éducation. Si l'on entend par là toutes celles qui concernent l'acte d'apprendre et son résultat, on peut de prime abord les classer en trois groupes. D'abord celles qu'on peut considérer comme les buts de l'éducation, les valeurs auxquelles elle prépare. Naturellement, elles varient beaucoup avec les sociétés, les cultures. Certaines, traditionnelles, privilégient l'intégration au milieu et la fidélité au passé. D'autres favorisent plutôt l'autonomie de l'individu, l'esprit critique, le jugement, le sens de la responsabilité, bref ce qui fait de l'être humain un adulte à part entière. . Ensuite, les valeurs indispensables à l'éducation elle-même. Dans une culture traditionnelle, celle-ci insiste sur l'obéissance, le respect des aînés, l'esprit de discipline. Une éducation de type moderne insistera plutôt sur l'initiative, la créativité, la libre coopération. Restent enfin les valeurs qui servent à l'éducation de critère de jugement : " l'enfant sage " dans la famille, " le bon élève " à l'école, " le chrétien accompli " à l'église. Dans une perspective moins traditionnelle, on privilégie l'individu capable d'initiative, de débrouillardise, d'esprit d'équipe"
Olivier REBOUL Les valeurs de l’éducation, Paris, PUF, 1992, p. 4.
2.3. Quelques orientations pour la réflexion Je proposerai pour ma part de distinguer quatre plans de réflexion :
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2.3.1 Toute éducation est éducation aux valeurs, "transmission" de valeurs, ou mieux, processus de valorisation.
•
Valeurs (valorisations) intellectuelles : savoirs, culture…
•
Valeurs (valorisations) esthétiques : l'art, le beau, le goût, les sens…
•
Valeurs (valorisations) morales et politiques : le bien, la liberté…
D'une certaine façon, tout le "programme" d'une philosophie de l'éducation découle de là !
2.3.2 Toute éducation implique des choix, des jugements sur des contenus qui valent plus que d'autres, qu'on les transmette ou qu'on s'efforce de les acquérir Ces deux plans (pas plus que les autres) ne sont bien entendu pas sans rapport.
2.3. 3 Toute éducation s'ordonne à un but et à une valeur supérieurs : la liberté (Rousseau), la connaissance (Condorcet ?), l'enfant (l'éducation nouvelle), l'humanité (Comte, Durkheim, Reboul) le sacré (Reboul), l'égalité, etc.
2.3.4 L'éducation en tant que telle, en elle-même, est valeur, parce qu'elle est élévation, processus d'élévation/valorisation (Reboul : "Apprendre, qu'il s'agisse de la politesse, de la musique, des sciences, d'une qualification professionnelle ou personnelle, apprendre c'est toujours viser à un mieux. On apprend à bien skier, à, bien parler, à bien penser, à bien faire. N'ayons pas peur des mots bien et mieux : en éducation, on ne peut pas s'en passer". (La philosophie de l'éducation, p. 95)
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D'où le paradoxe bachelardien : du point de vue des valeurs, c'est l'école qui devrait être le modèle de la société, et non l'inverse ! "En gros, nos sociétés limitent à l'Ecole l'activité intellectuelle. Elles ne voient pas l'immense intérêt de la connaissance continuée qui serait pourtant une création morale continuée. Les hommes auraient d'autant plus besoin de leçons d'extraversion de l'intérêt qu'ils sont aux prises avec des forces matérielles plus fortes ; et c'est hélas quand ils luttent qu'ils ne pensent plus. Une des idées les plus immorales et les plus fausses, c'est de représenter la vie humaine sous le jour d'une lutte pour la vie. Nous troublons notre pédagogie avec ce fantôme, triste revenant de sociétés périmées… En fait, je suis toujours frappé de l'excellente tenue morale de nos écoles. Le milieu scolaire est un milieu que les adultes gagneraient à imiter. Ce n'est pas l'Ecole qui doit être faite à l'image de la Vie, mais bien la Vie qui doit être faite à l'image de l'Ecole. Quand nos sociétés auront trouvé le moyen de maintenir l'homme au niveau moral de l'adolescence, elles auront en grande partie résolu la question morale et la question sociale. Or on se tromperait si l'on cherchait la raison de cette haute valeur morale du milieu scolaire uniquement dans la sage organisation d'une discipline. Il faut juger au niveau des âmes, au niveau des esprits. Les classes solides et ordonnées sont les classes où la connaissance se présente en sa nouveauté, dans la fraîcheur de la découverte. Alors on sent que des esprits se rectifient, se constituent, s'universalisent. L'ennui de vivre, - vague conscience d'un psychisme divisé - fait place à la joie de penser. L'optimisme irradie dans l'âme entière. Autour d'une vérité cristallise une activité saine. La vérité est un but. C'est le but humain.
Gaston BACHELARD, Valeur morale de la culture scientifique, Communication de Cracovie, 1934.
4. A propos de la crise de l'éducation On voit souvent dans la crise avérée de l'école et de l'éducation une crise des valeurs. A la lumière de ce qui précède et en ce point de la réflexion, que faut-il en penser ? La crise de l'éducation est-elle une crise des valeurs ? Et que faut-il entendre par là ?
3. LES VALEURS EN QUESTION
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3.1. Les trois fronts du procès des valeurs Le philosophe doit se faire, sinon "l'avocat du diable", du moins un devoir philosophique du soupçon : Qu'y a-t-il derrière ce "retour aux valeurs" un peu partout ? Pourquoi le monde moderne devrait il parler à nouveau le langage de la valeur, s'enchaîner dans des valeurs et dans la "transcendance" des valeurs ? Se délivrer, se libérer du poids des valeurs, et du moins de ce qui s'y cache de pouvoir, n'est-ce pas le mouvement de la modernité ?
Le monde moderne est bien le monde de la contestation des valeurs imposées : 3.1.1 Contestation au nom de la science : l'éducation est une affaire de faits, pas de valeurs. Ou plutôt : les valeurs sont des faits sociaux comme les autres. Il faut parler de fonctions, plutôt que de buts et de valeurs ; toute éducation remplit (plus ou moins bien) les fonctions nécessaires à la société à laquelle elle appartient. C'est le langage des "sciences de l'éducation", et de la première d'entre elles, la sociologie. La raison instrumentale devrait donc suffire ? 3.1.2 Contestation au nom de la diversité et de la pluralité. Toutes les valeurs ne sont-elles pas relatives ? Aucune ne peut prétendre à l'universalité. Ici, en perspective, la difficile articulation entre l'universalité et la diversité. 3.1.3 Contestation au nom de l'individu et de l'authenticité. Aux valeurs héritées, le monde contemporain oppose la valeur de l'individu , qui place l'individu "au-dessus des valeurs : "Chacun a le droit d'organiser sa propre vie en fonction de ce qu'il juge vraiment important et valable. Il faut être sincère envers soi-même et chercher en soi-même son propre épanouissement. En quoi consiste cet épanouissement ? En dernière analyse, c'est à chacun de le déterminer pour soi-même. Personne d'autre ne peut ou ne doit essayer de lui dicter quoi que ce soit". Charles TAYLOR, Malaise dans la modernité, Paris, Cerf, 1994, p. 22.
On reprendra successivement (en s'inspirant là encore d'Olivier Reboul), ces trois tentations du nihilisme.
3.2. La tentation positiviste
552 Argument : l'âge des sciences de l'éducation aurait remplacé le jugement de valeur
par l'objectivité scientifique… Les textes qui suivent son destinés à proposer quelques pistes de réflexion
a) Les sciences de l'éducation : le prescriptif sous le descriptif : "Est-il possible de faire des sciences de l'éducation sans tenir compte des valeurs inhérentes à celles-ci ? Car, notons-le bien, la plupart des phénomènes qu'étudient ces sciences comportent ou induisent des jugements de valeur "inadaptation, dysfonctionnement, immaturité, échec scolaire, épanouissement, équilibre, reproduction, sélection…"..Le fait de chiffrer les jugement n'y change rien… Enoncer un QI ou un taux d'échec scolaire, c'est tout simplement poser des jugements de valeur chiffrés… D'où le paradoxe des sciences de l'éducation. En tant que sciences, elles se prononcent seulement sur ce qui est et non sur ce qui doit être ; et pourtant, "l'être" dont elles s'occupent, à savoir le fait éducatif, est de prime abord un devoir-être qui comporte, implicite ou explicite, une échelle de valeurs".
Olivier REBOUL, La philosophie de l'éducation, p. 96.
b) De la science comme valeur aux sciences comme moyens "La distance qui sépare la conception positive de l'éducation de celle où se fonde la mise en œuvre des sciences de l'éducation est particulièrement significative. Depuis l'époque où les travaux de Durkheim représentaient la façon dont l'université scientifique investissait la question éducative, un basculement s'est opéré. À une situation où les sciences (la science) fixaient ses fins et ses valeurs à l'éducation comme fins et valeurs de la raison accomplie, a succédé une époque, la nôtre, pour laquelle les sciences sont devenues le moyen de la maîtrise éducative. Si nous faisons encore appel à nos savants, c'est pour leur demander des remèdes à nos déficiences dans la maîtrise des processus éducatifs. La façon dont le terme de " didactique " se substitue de nos jours à celui de pédagogie peut être en partie interprétée comme l'un des signes de ce basculement. Le positivisme voulait puiser dans les sciences un modèle éducatif ; il tenait aux valeurs politiques, morales, voire esthétiques, indissociables de l'activité et de " l'esprit" des sciences ; dans cette perspective, aucun savoir ne pouvait accéder à la scolarité, trouver place dans la forme scolaire, sans rendre compte du même coup de sa capacité à actualiser ces valeurs et ces fins. Les sciences ne sont plus à présent modèle élu
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"en raison" des valeurs qu'elles accomplissent ou d'une vertu éducative propre et inhérente à leur exercice ; ce n'est plus de l'exercice scolaire des sciences qu'on attend la fondation et la mise en œuvre des fins, mais de leurs résultats et de l'application de leur démarche aux "problèmes" de l'éducation : psychologie, sociologie, biologie, dont on entend tirer des règles. Si l'" annonce" de Durkheim demeure, aujourd'hui encore, suspendue, si l'état présent de l'éducation ne consacre pas systématiquement les valeurs éducatives de la science, comme l'espéraient les positivistes et tous les "amis de la science", il faut bien en conclure que les sciences ont pénétré l'éducation tout autrement, selon une tout autre perspective. De la science comme modèle éducatif à la science comme moyen d'éducation, c'est bien sous une autre forme que se sont imposées dans l'éducation et la pensée pédagogique la présence et l'efficience des sciences. S'il faut bien que notre époque dispose d'un type d'enseignement et d'une rationalité pédagogique conformes à sa culture et à son type social, c'est dans l'usage qu'elle fait des sciences de l'éducation qu'il faut sans doute les chercher."
Alain KERLAN, La science n'éduquera pas, Bern, New York, Paris, édition Peter Lang, 1998, pp. 17-18.
c) L'éducation entre philosophie et sciences de l'humain "L'éducation est une des activités les plus élémentaires de l'homme : elle s'inscrit dans le principe d'une société et du développement des individus. Elle se renouvelle sans cesse, au double sens de nouveauté et de devenir, par le biais des naissances mais également par l'évolution des sociétés. Ce principe universel est décrit comme un fondement anthropologique qui lie l'individu à l'espèce, à la culture et à la société. Différents points d'étude qualifient le principe de l'" éduquer " que nous devons distinguer du point de vue philosophique : - la culture comme dimension anthropologique : le dénuement initial de l'homme, élément générique de l'humanité, fait qu'il ne peut devenir pleinement humain que par son développement et par son intégration au groupe humain. Il y parvient par l'apprentissage d'une culture, parmi d'autres cultures. Cette déficience devient donc valeur, ouverture à une forme d'adaptation universelle, développement indéfini des dispositions de l'homme, le contraignant à se donner à lui-même sa représentation, au-delà de la réalisation de ses besoins vitaux, de sa propre liberté. La culture est une réalisation, le moyen de l'adaptation de l'homme au monde. L'éducation s'inscrit dans cette dimension pragmatique de réalisation, celle d'une nécessaire vision collective comme lieu d'ancrage et processus d'acculturation. La
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culture offre une origine, une "personnalité de base", un principe identificateur, qui rend le procès éducatif signifiant pour ses acteurs. L'homme est un être à penser : c'est pour cela même qu'il est être de pensée, cette capacité étant inscrite dans son éducabilité ; - la socialisation : l'éducation est " l'ensemble des influences que nature ou les autres hommes peuvent exercer soit sur notre intelligence, soit sur notre volonté ". Cette description de Durkheim en fait la matrice du mouvement de socialisation. L'éducation, nous dit Durkheim, est " l'action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter chez l'enfant un certain nombre d'états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné ". Mais Durkheim précise que " l'éducation n'est qu'un moyen ", moyen technique pour la société d'assurer sa persistance et sa diversité et pour l'individu son intégration. Ce " fonds commun donné aux enfants " est une condition non de la réalisation d'un idéal (lequel ?), mais de la continuité d'une société. La socialisation n'est pas non plus la citoyenneté, et on ne peut, sinon à se tromper de réflexion, transposer le mécanisme éducatif à la norme de l'éducation. L'émergence des valeurs n'appartient-elle pas au processus éducatif luimême ? - l'activité psychologique : l'utilisation fréquente de la psychologie pour la décrire pourrait donner de l'éducation l'image d'une activité psychologique poursuivant un but. Karl Jaspers a souligné cette confusion : le conditionné (le " psychologique ") ne rend pas compte de la signification que l'on donne à l'activité, qui elle est inconditionnée - " l'élément décisif de toute éducation est le contenu en vue duquel et dans lequel on éduque, la culture fondée sur une foi (puisqu'on lui attribue une signification), l'image de l'homme, bref tout ce qui n'est pas réellement enseigné, mais plutôt réalisé ". C'est l'intention d'éduquer, son intentionnalité, l'inscription de l'éducation dans un procès humain ouvert qui distingue le problème de l'éducation de la problématique de fonctionnement de l'éduquer. Toute connaissance du sujet (ici un objet) n'est pas la connaissance d'un sujet, ni son exercice, sa liberté. L'éducation ne se résume pas aux processus d'éducation, pas plus qu'au règlement social."
F. MORANDI, Philosophie de l'éducation, Paris, Nathan, 2000, pp. 15-17
3.3. La tentation relativiste Le point de vue de la valeur se heurte à une seconde objection, particulièrement forte dans le monde contemporain : l'objection de la relativité sociale et
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historique des valeurs. Les valeurs de l'individu seraient déterminées selon le milieu, , la société, la culture à laquelle il appartient et dans laquelle il reçoit son éducation ; les valeurs de celle-ci changent donc avec la société. La créativité, l'esprit critique, par exemple, seront des valeurs relatives aux sociétés modernes. Comme le note bien Reboul (La philosophie de l'éducation, p. 99), ici, "la relativité des valeurs n'abolit pas l'éducation, mais l'universalité de l'éducation". Le culturalisme est l'expression dominante de cette tentation. La réflexion peut se développer en considérant cette question/objection d'Olivier Reboul : "Si les sciences humaines peuvent se résigner au relativisme, un éducateur le peut-il ?" (p. 100)
Quelques textes pour guider la réflexion : a) Traditions, valeurs, universel. De l'universel à l'universalisable "Que des Britanniques aient quelque réticence à manger des escargots ou des cuisses de grenouille, ou que des occidentaux ne souhaitent pas se retrouver perdus au fond de l'Amazonie, obligés de déguster quelques vers blancs avec les indiens qui les auraient recueillis, ou qu'au contraire les britanniques trouvent agréable de manger typically French et les occidentaux se plaisent à rêver d'aventure et d'expériences nouvelles, autrement dit, tant qu'il n'est question que de traditions alimentaires, vestimentaires, etc., il n'y a pas lieu de se demander si l'on est relativiste ou ethnocentriste, ni de se sentir obligé de théoriser ce type de réactions, surtout si elles ne s'accompagnent pas d'un mépris à l'égard des mangeurs de vers ou d'escargots. Il s'agit de simples traditions, dont il est heureux qu'elles soient variées sur le globe, et qui n'ont pas de retombées négatives sur ceux qui ne les pratiquent pas. En revanche, voir des enfants travailler au-delà de leur forces, des femmes mutilées sexuellement, des êtres humains emprisonnés ou torturés, des voleurs avoir la main coupée, ou encore, évoquer les sacrifices humains des Incas, les jeux de cirque romains, tout cela fait certes appel à des traditions culturelles, mais qui mettent en cause la personne humaine. La dignité humaine, qu'elle passe ou non par l'institution des Droits de l'homme, ne peut être relativisée sans aller contre le fondement même d'une éthique minimum pour laquelle attenter à la vie, à 1'intégrité physique ou à la liberté d'autrui est universellement condamnable. Ce qui est tradition peut être relatif, mais ce qui met en jeu des valeurs d'ordre éthique n'est pas réductible aux traditions. De sorte que la question " Nos valeurs sont universelles ? ", ne peut recevoir comme réponse qu'une nouvelle question : si elles ne sont pas universelles, sont-elles encore valeurs, ne sont-elles pas
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simplement des conditions ? La vraie question serait alors : " Ce que reconnaissons comme valeurs, peut-il être universalisable ?" Il est en effet nécessaire de distinguer le fait du droit. Dans les faits, les Droits de l'Homme sont loin d'être respectés, y compris par ceux mêmes qui les ont proclamés. Cela ne retire en rien leur légitimité à l'universalité . L'universel ne se constate pas, il se postule. Il se postule non arbitrairement, mais comme idéal du Bien. Sur ce point, il est difficile se de passer de l'analyse kantienne : ce qui est moralement bon est bon absolument. Mais pour déterminer ce bon absolu, il faut s'interroger sur la maxime de nos actions pourrait " s'ériger en loi universelle de la nature ", si dans nos actions, nous considérons autrui " toujours comme une fin et jamais simplement comme un moyen "... Autrement dit, la possibilité d'une universalisation est toujours à réinterroger dans chaque situation particulière. Il n'existe ainsi pas d'universel, mais il y a un sens postuler des universalisables, qui ont précisément pour fonction de fonder un humanisme qui soit un dépassement de la condition de pure nature. Anne-Marie HANS-DROUIN, L'éducation une question philosophique, Paris, Anthropos, 1998, p. 55-56.
b) Une pensée en difficulté "Si nous disons que nos valeurs sont universelles, on nous accuse non sans raison d'ethnocentrisme et d'oppression ; car de quel droit imposer notre éducation aux autres cultures ? Mais si nous nous résignons à ce que nos valeurs soient relatives, notre culture n'est plus qu'une culture parmi toutes les autres, et perd alors de sa légitimité ; alors de quel droit imposons-nous à nos propres enfants des valeurs qui n'en sont pas pour d'autres : n'est-ce pas les soumettre à un arbitraire culturel ? [... 1 Si les valeurs varient avec les cultures cela signifie que chaque culture impose les siennes aux individus et que ceux-ci sont d'autant moins libres de choisir qu'ils ont moins conscience de cette relativité, qu'ils prennent le familier pour le raisonnable, l'habitude pour la certitude." Olivier REBOUL, "Nos valeurs sont-elles universelles ?" Revue française de pédagogie, 97, pp. 6 et 8.
"Si le relativisme culturel est une impasse, et si la notion d'identité culturelle recèle beaucoup d'illusions, la pensée de l'universel n'est pas exempte elle non plus de contradictions, et ce sont précisément ces contradictions qui ont fait naître le
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relativisme. Selon Todorov, l'universalisme génère au moins deux " figures perverses ", sous la forme, de l'ethnocentrisme et du scientisme. Mais le rejet de ces figures perverses devrait pouvoir engendrer autre chose que la haine de soi - qui selon Pascal Bruckner hante les relativistes occidentaux, culpabilisés des restes de la domination coloniale - et autre chose que la croyance dogmatique en la valeur de la science et en son progrès inébranlable. La question est donc d'essayer de penser l'universel, en échappant au double piège de l'ethnocentrisme et du scientisme, sans pour autant se réfugier dans l'impasse du relativisme."
Anne-Marie HANS-DROUIN, L'éducation une question philosophique, Paris, Anthropos, 1998, p. 54.
c) Un idéal compromis dans l'histoire. Universalité et domination La démarche éducative ne peut que gagner à ne plus s'interdire l'aspiration à l'universel. Une aspiration critique, interrogative, certes, mais non un renoncement. Former un être humain c'est aussi former un être capable d'aspirations qui lui permettent de se situer au-delà même, dans la rencontre des autres et dans la solidarité, mais aussi dans la préservation de soi. Il est sans doute plus difficile à l'heure actuelle défendre l'aspiration à l'universalité, que cela ne l'était temps des Lumières. L'histoire s'est chargée de détruire bien des illusions sur le pouvoir libérateur de la raison. Condorcet est l'un de ceux qui exprime avec le plus de force cette confiance dans la raison, associée à une aspiration à l'universel. Ainsi, dans son Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, il affirme que " la liberté, les arts, les lumières ont contribué à l'adoucissement, à l'amélioration des moeurs " (p. 137). La perfectibilité de l'esprit humain rend possible ce progrès, qui passe par les activités intellectuelles et l'éducation. Et la généralisation des connaissances, grâce, entre autres choses à l'imprimerie, donne à ce progrès un caractère irréversible : " Nous ferons observer que les principes de la philosophie, les maximes de la liberté, la connaissance des véritables droits de l'homme et de ses intérêts réels, sont répandus dans un trop grand nombre de nations, et dirigent dans chacune d'elles les opinions d'un trop grand nombre d'hommes éclairés, pour qu'on puisse redouter de les voir jamais retomber dans l'oubli " (p. 259). En fait l'optimisme de Condorcet porte moins sur la réalisation factuelle du progrès - dont il voit les lenteurs - que sur la justesse des principes qui doivent y concourir : nous voyons dit-il, les lumières n'occuper encore qu'une faible partie du globe… Nous voyons de vastes contrées
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gémissant dans l'esclavage… L'âme du philosophe se repose avec consolation sur un petit nombre d'objets " (p. 260). Mais les qualités de " ce petit nombre d'objets " ne sont pas mises en doute. Le but est clair : " Les progrès des sciences assurent le progrès de l'art d'instruire, qui euxmêmes accélèrent ensuite ceux des sciences " (p. 290). Le perfectionnement de l'espèce humaine se traduira par l'indépendance des peuples, la paix et la liberté : " Les peuples sauront qu'ils ne peuvent devenir conquérants sans perdre leur liberté [... ] ; un faux intérêt mercantile perdra l'affreux pouvoir d'ensanglanter la terre et de ruiner les nations sous prétexte de les enrichir " (p. 288). Or l'idéal humaniste et la confiance dans le progrès dont fait preuve Condorcet s'accompagnent de conceptions qui par leur ethnocentrisme spontané donneraient des arguments aux critiques de l'universalisme. En effet, Condorcet n'imagine nulle réciprocité dans les échanges culturels. Il parle sans recul de ces " peuples nombreux ", qui " semblent n'attendre pour se civiliser, que d'en recevoir de nous les moyens, et de trouver des frères dans les Européens, pour devenir leurs amis et leurs disciples ". Il est, dit-il, des " nations asservies " qui attendent des libérateurs, des " peuplades presque sauvages que la dureté de leur climat éloigne des douceurs d'une civilisation perfectionnée ", et des " hordes conquérantes qui ne connaissent de loi que la force, de métier que le brigandage " (p. 269-270). Les peuplades et les hordes auront des progrès lents et orageux, et, ajoute Condorcet " peut-être même que, réduits à un moindre nombre, à mesure qu'ils se verront repoussés par les nations civilisées, ils finiront par disparaître insensiblement, ou se perdre dans leur sein " (p. 270). Ce qui est ici décrit n'est pas tant la disparition de tel ou tel trait culturel mais bien celle de toute une culture. Ce rêve d'un monde parfait peut donc bien engendrer l'enfer, notamment celui de peuples envahis par des armées qui prétendent les libérer. Imposer les Droits de l'homme à coup de canon est l'une des conséquences possibles d'un universalisme trop sûr de lui, et qui devient dominateur. Cela ne signifie pas qu'il faille renoncer à toute pensée de l'universel. Anne-Marie HANS-DROUIN, L'éducation une question philosophique, Paris, Anthropos, 1998, p. 58-59.
d) L'universalisation, une tâche de déconstruction sans fin "La philosophie comme projet spécifique d'une pensée de l'être est née en Grèce. Mais elle est née – et en cela on peut suivre Husserl et Heidegger – comme le projet d'une volonté universel de déracinement…
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L'universel ainsi projeté n'est pas donné à la manière d'une essence, mais in annonce un processus infini d'universalisation. Pendant vingt-cinq siècles, ce projet d'universalisation de la philosophie n'a jamais cessé de muter, de se déplacer, de rompre avec lui-même, de s'étendre. Aujourd'hui, il doit se déployer davantage afin de se délivrer toujours plus de ses limites ethniques, géographiques et politiques. Le paradoxe, c'est en effet que l'on se libère de l'ethnocentrisme, et éventuellement de l'européocentrisme, au nom de la philosophie et de sa filiation européenne.. Il y a là une contradiction vivante, celle de l'Europe même, hier et demain : non seulement elle se donne des armes contre elle-même et contre sa propre limitation, mais elle donne des armes politiques à tous les peuples et à toutes les ciltures que le colonialisme européen a lui-même asservis. Cela ressemble, une fois encore, à un processus auto-immunitaire. Et souvent, ceux qui ont donné leur vie dans les luttes pour l'indépendance l'onf fait à partir de l'incorpaoration des philosophèmes venus de l'Europe des Lumières. L'exemple le plus frappant est celui de Nelson Mandela, qui incorpore un discours non seulement européen mais britannique… Il ya donc là encore une tâche de déconstruction sans fin : il faut puiser dans la mémoire de l'héritage les outils conceptuels permettant de contester les limites que cet héritage a imposées jusqu'ici…" Jacques DERRIDA, in Jacques Derrida et Elisabeth Roudinesco, De quoi demain… Dialogue, Paris, Fayard, 2001.
3.4. La tentation de l'indifférence Peut-être est-ce là le tout premier problème de notre monde. Olivier Reboul le présente en ces termes : "Ce courant ne rejette certes pas les valeurs, mais leur autorité. Il refuse toute valeur contraignante, susceptible de réprimer le désir, l'épanouissement, la créativité de l'individu… Ce courant se recommande de valeurs réelles, comme l'empathie, le développement spontané, l'acceptation inconditionnelle de soi et des autres, le respect des différences, valeur que l'on peut regrouper sous le nom de tolérance…" Mais, poursuit l'auteur, "si l'on prend la tolérance comme valeur suprême, on en arrive très vite à ce problème : faut-il tolérer l'intolérance ? …La tolérance sans contrepoids, la tolérance un point c'est tout, n'est qu'une indifférence, une démission de l'éducateur" (La philosophie de l'éducation, p. 102/103). On pourra nourrir la réflexion de la lecture de Charles TAYLOR, Le malaise de la modernité, chapitre 2.
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Le texte suivant montre comment la réflexion sur l'indifférence est au cœur de la pensée de Hannah Arendt sur le totalitarisme. Dans la négation totalitaire de l'individu, l'homme devient superflu :
"Mais plus encore, tout au long de ses écrits, le thème de la vie guide sa pensée, discutant aussi bien l'histoire politique que celle de la métaphysique, si bien qu'au fil de ces multiples occurrences il s'épure et se cisèle. Il sous-tend la réflexion d'Arendt lorsqu'elle établit avec un grand courage intellectuel - et combien contesté ! que nazisme et stalinisme sont les deux visages d'une même horreur, le totalitarisme, parce qu'ils convergent dans le même déni de la vie humaine. Sous la poussée du progrès technique depuis la Première Guerre mondiale, ce mépris destructeur de la vie, déjà connu dans d'autres civilisations, atteint un paroxysme inédit : mus en amont par ce même déni, mais d'une manière différente, les deux totalitarismes se rejoignent dans le phénomène concentrationnaire. Ainsi, elle écrit : " Le sentiment d'être inutile, qui caractérise 1"'homme de la masse", s'il est un phénomène entièrement nouveau en Europe où il découle du chômage massif et de la croissance démographique des cent cinquante dernières années, prédomine là-bas [dans les pays du traditionnel despotisme oriental] depuis des siècles, dans le mépris pour la valeur de la vie humaine. " ( Cf. Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, ouvrage en trois tomes : Sur l'antisémitisme, L'Impérialisme, Le Système totalitaire, ici t. III : Le Système totalitaire (1951) , trad. fr. Ed. du Seuil, coll. " Points Politique ", 1972, p. 31.). Ou encore: " Le vieil adage selon lequel les pauvres et les opprimés n'ont rien à perdre que leurs chaînes ne s'appliquait plus aux hommes de masse, car ils perdirent bien davantage que leurs chaînes de misère lorsqu'ils cessèrent de s'intéresser à leur propre bien-être : la source de toutes les inquiétudes et de tous les soucis qui rendent la vie humaine pénible et angoissante était tarie. En comparaison de leur immatérialisme, un moine chrétien semble absorbé dans les affaires du monde. " (Ibid., p. 38.). Cette tonalité grave, où la colère se teinte d'ironie, trahit une inquiétude aux accents parfois apocalyptiques lorsque Arendt diagnostique que le " mal radical " réside dans la " volonté perverse ", au sens de Kant, de rendre les " hommes superflus " : autrement dit, l'homme du totalitarisme, passé et latent, détruit la vie humaine après avoir aboli le sens de toute vie, y compris de la sienne propre. Pis encore, cette " superfluité " de la vie humaine, que l'historienne repère avec insistance dans l'essor de l'impérialisme, ne disparaît pas - au contraire - dans les démocraties modernes envahies par l'automatisation : " le mal radical est, peut-on dire, apparu en liaison avec un système où tous les hommes sont, au même titre, devenus superflus. Les manipulateurs de ce système sont autant convaincus de leur propre superfluité que de celle des autres, et les meurtriers totalitaires, sont d'autant plus dangereux qu'ils se moquent d'être eux-mêmes vivants ou morts, d'avoir jamais vécu ou de n'être jamais nés. Le danger des fabriques de cadavres et des oubliettes consiste en ceci : aujourd'hui, avec l'accroissement démographique généralisé, avec le nombre
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toujours plus élevé d'hommes sans feu ni lieu, des masses de gens en sont constamment réduites à devenir superflues, si nous nous obstinons à concevoir notre monde en termes utilitaires. Les événements politiques, sociaux et économiques sont partout tacitement de mèche avec la machinerie totalitaire élaborée à dessein de rendre les hommes superflus. " (Ibid., p. 201.). Julia KRISTEVA, Le génie féminin. La vie la folie les mots, tome 1 : Hannah Arendt, Paris, Fayard, 1999, pp. 27-29.
4. DEUX IDEES DIRECTRICES POUR L'EDUCATION
Reprenons la question-clé d'Olivier Reboul : "Si les sciences humaines doivent se résigner au relativisme, un éducateur le peut-il ?" Il faut ici se rendre à l'évidence : malgré notre grande méfiance à l'égard de la notion de valeur, et sa faillite en bien des endroits, la valeur renaît de ses cendres dès qu'on projette d'éduquer, assume la responsabilité d'éduquer. D'où ces deux conclusions à méditer :
4.1 L'éducation est par nature, essentiellement, affaire de valeur Même si je prétendais me passer des valeurs, j'y serais ramené (rappeler à l'ordre, à leur ordre) aussitôt que j'éduque. Pas seulement parce que l'éducation doit "transmettre" des valeurs préalables. Mais plus profondément parce que l'éducation, dans son intention même, sa visée, engendre, vivifie les valeurs, les "réinvente". Bref, l'émergence des valeurs s'effectue au sein même du processus éducatif. On s'attachera à tirer les conséquences de cette idée. Les textes qui suivent proposent quelques jalons. a) Sur la dimension critique et politique de l'éducation : "Une théorie de l'éducation est toujours une théorie critique qui sert à l'autoréalisation des individus en améliorant la pratique de l'éducation dans cette direction… Dans la mesure où une théorie critique de l éducation montre l'émancipation comme un but de l'éducation, elle aide chacun à conserver le pouvoir d'être l'auteur de son propre destin, elle aide au dépassement des pouvoirs irrationnels et elle aide à la libération des forces de toutes sortes." C. WULF, Introduction aux sciences de l’éducation, Armand Colin, 1995 (traduction), p. 24.
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"Les forces de la vie veulent s'approprier la jeunesse pour en faire la relève, c'està-dire que les jeunes deviennent des serviteurs, des fonctionnaires. Elles veulent l'homme corps et âme. L'autonomie de l'éducation : c'est oser insister sur la liberté de l'homme, sur son identité profonde et sur sa volonté." WENIGER (1953), cité par C. WULF, Introduction aux sciences de l’éducation, Armand Colin, 1995 (traduction), p.
b) Sur le besoin d'utopie dans et pour l'histoire : "Education et formation sont une initiation continue à la libération. Elles sont des processus internes qui accomplissent un mouvement d'émancipation et qui aident l'homme à transgresser les limites imposées par son destin. La formation est le futur du présent. Elle suit l'histoire en préparant les virtualités de l'homme, mais elle se réalise d'une dernière où l'homme futur est déjà là. La dimension utopique de l'éducation protège l'historicité de l'homme et le rend visible et reconnaissable dans sa propre historicité." Christoph WULF, , Introduction aux sciences de l’éducation, Armand Colin, 1995 (traduction), 140.
4. 2 L'idée d'humanité doit nécessairement être au fondement de l'éducation comme valeur. Non pas comme une valeur donnée qu'il faudrait réaliser, mais comme un processus ouvert. Comme valorisation. Valorisation plutôt que valeur est le mot de l'éducation. Certes, l'humanisme est une philosophie compromise, et nous ne pouvons plus nous contenter d'en appeler aux valeurs classiques, à l'Humanité comme héros et Sujet de l'Histoire, du Progrès, du Sens : nous sommes à cet égard bel et bien postmoderne. Sans doute ce texte de Kant et l'espérance mise dans l'éducation (l'éducation comme "secret de la perfection de la nature humaine") nous touchent encore, même si nous ne pouvons plus partagé sa certitude :
"Il est possible que l'éducation devienne toujours meilleure et que chaque génération, à son tour, fasse un pas de plus vers le perfectionnement de l'humanité ; car c'est au fond de l'éducation que gît le grand secret de la perfection de la
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nature humaine. Dès maintenant on peut marcher en cette voie. Car ce n'est qu'actuellement que l'on commence à juger correctement et à saisir clairement ce qui est véritablement nécessaire à une bonne éducation. C'est une chose enthousiasmante de penser que la nature humaine sera toujours mieux développée par l'éducation et que l'on peut parvenir à donner à cette dernière une forme qui convienne à l'humanité. Ceci nous ouvre une perspective sur une future espèce humaine plus heureuse. C'est un noble idéal que le projet d'une théorie de l'éducation et quand bien même nous ne serions pas en état de le réaliser, il ne saurait être nuisible. On ne doit pas tenir l'Idée pour chimérique et la rejeter comme un beau rêve, même si des obstacles s'opposent à sa réalisation. Une Idée n'est rien d'autre que le concept d'une perfection, qui ne s'est pas encore rencontrée dans l'expérience. Par exemple l'Idée d'une ré publique parfaite, gouvernée d'après les règles de la justice ! Est-elle pour cela impossible ? Il suffit d'abord que notre Idée soit correcte pour qu'ensuite elle ne soit pas du tout impossible, en dépit de tous les obstacles qui s'opposent encore à sa réalisation. Si par exemple tout le monde mentait, la franchise serait pour cela une simple chimère? Et l'Idée d'une éducation, qui développe toutes les dispositions naturelles en l'homme, est certes véridique. Dans l'éducation actuelle l'homme n'atteint pas entièrement le but de son existence. Car - comme les hommes vivent différemment ! Il ne peut y avoir d'uniformité entre eux que s'ils agissent seulement d'après des principes identiques et que ces principes deviennent pour eux une autre nature. Mais nous pouvons travailler au plan d'une éducation conforme au but de l'homme et léguer à la postérité des instructions qu'elle pourra réaliser peu à peu." E. KANT, Réflexions sur l'éducation, pp. 74-76 (édition Vrin)
Il est vrai que selon KANT le perfectionnement de l'humanité par l'éducation ne peut s'accomplir sans contrainte. L'homme est animal qui doit, être éduqué, le seul ; de l'animalité à l'humanité la discipline est nécessaire : "L'homme est la seule créature qui doive être éduquée. Par éducation on entend, en effet, les soins (l'alimentation, l'entretien), la discipline, et l'instruction avec la formation . Sous ce triple rapport l'homme est nourrisson, - élève, - et écolier. Dès qu'ils les possèdent quelque peu, les animaux usent de leurs forces régulièrement c'est-à-dire de telle sorte qu'elles ne leur soient pas nuisibles. Il est, en effet, bien curieux de voir comment, par exemple, les jeunes hirondelles, à peine
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sorties de l'oeuf et encore aveugles, n'en savent pas moins s'arranger de manière à faire tomber leurs excréments en dehors du nid. Les animaux n'ont donc pas besoin de soins ; tout au plus leur faut-il la pâture, la chaleur, être guidés, ou une certaine protection. La plupart des animaux ont besoin d'êtres nourris certes ; ils n'ont pas besoin de soins. On entend par soins les précautions que prennent les parents pour éviter que les enfants ne fassent un usage nuisible de leurs forces. Et par exemple si un animal devait en venant au monde crier comme le font les enfants, il deviendrait infailliblement la proie des loups et des autres bêtes sauvages, attirées par son cri. La discipline transforme l'animalité en humanité. Par son instinct un animal est déjà tout ce qu'il peut être ; une raison étrangère a déjà pris soin de tout pour lui. Mais l'homme doit user de sa propre raison. Il n'a point d'instinct et doit se fixer lui-même le plan de sa conduite. Or puisqu'il n'est pas immédiatement capable de le faire, mais au contraire vient au monde à l'état brut, il faut que d'autres le fassent pour lui. L'espèce humaine doit, peu à peu, par son propre effort, tirer d'elle-même toutes les qualités naturelles de l'humanité. Une génération éduque l'autre. On peut chercher le premier commencement dans un état tout à fait inculte, ou dans un état parfait de civilisation. Mais si l'on admet que ce second état fut celui qui exista tout d'abord, il faut aussi admettre que l'homme est par la suite redevenu sauvage et est retombé dans la barbarie. La discipline empêche que l'homme soit détourné de sa destination, celle de l'humanité, par ses penchants animaux. Elle doit par exemple lui imposer des bornes, de telle sorte qu'il ne se précipite pas dans les dangers sauvagement et sans réflexions. La discipline est ainsi simplement négative ; c'est l'acte par lequel on dépouille l'homme de son animalité ; en revanche l'instruction est la partie positive de l'éducation. L'état sauvage Il est l'indépendance envers les lois. La discipline soumet l'homme aux lois de l'humanité et commence à lui faire sentir la contrainte des lois. Mais cela doit avoir lieu de bonne heure. C'est ainsi par exemple que l'on envoie tout d'abord les enfants à l'école non dans l'intention qu'ils y apprennent quelque chose, mais afin qu'ils s'habituent à demeurer tranquillement assis et à observer ponctuellement ce qu'on leur ordonne, en sorte que par la suite ils puissent ne pas mettre réellement et sur le champ leurs idées à exécution.
E. KANT, Réflexions sur l'éducation, pp. 69-71 (édition Vrin)
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Nous ne pouvons plus reprendre tel quel cet humanisme là. Mais la question de l'éducation est bien alors celle d'un nouvel humanisme (et réciproquement la philosophie de l'éducation un terrain privilégié de mise à l'épreuve d'un nouvel humanisme) : comment fonder désormais l'éducation, sur quelle idée de l'homme ? En quoi l'éducation peut-elle être comme l'écrivait COMENIUS "l'atelier de l'humanité" ? a) La philosophie critique (Kant) a posé un jalon essentiel : l'idée d'humanité comme valeur régulatrice (et non constitutive), comme idée régulatrice, horizon.
On relira dans cette perspective ce texte tiré des Réflexions : "Puisque le développement des dispositions naturelles en l'homme ne s'effectue pas spontanément, toute éducation est un art. La nature n'a mis en l'homme aucun instinct qui la concerne. L'origine, aussi bien que le progrès de cet art, est ou bien mécanique, ordonnée sans plan d'après des circonstances données, ou bien raisonnée. mécaniquement lorsqu'il résulte simplement des circonstances en lesquelles nous apprenons par l'expérience si quelque chose est nuisible ou utile à l'homme. Tout art éducatif qui se constitue mécaniquement seulement doit comprendre beaucoup d'erreurs et de lacunes, parce qu'il ne possède aucun plan à son principe. L'art de l'éducation, ou la pédagogie, doit donc devenir raisonné, s'il doit développer la nature humaine de telle sorte que celle-ci atteigne sa destination. Des parents, qui eux-mêmes ont été éduqués, sont déjà des exemples, d'après lesquels les enfants se forment, et d'après lesquels ils se guident. Mais si ces enfants doivent devenir meilleurs, il faut que la pédagogie devienne une étude ; car autrement il n'en faut rien attendre et un homme que son éducation a gâté sera le maître d'un autre. Il faut dans l'art de l'éducation transformer le mécanisme en science, sinon elle ne sera jamais un effort cohérent, et une génération pourrait bien renverser ce qu'une autre aurait déjà construit. Voici un principe de l'art de l'éducation que particulièrement les hommes qui font des plans d'éducation devraient avoir sous i les yeux : on ne doit pas seulement éduquer des enfants d'après l'état présent de l'espèce humaine, mais d'après son état futur possible et meilleur, c'est-à-dire conformément à l'Idée de l'humanité et à sa destination totale. Ce principe est de grande importance. Ordinairement les parents élèvent leurs enfants seulement en vue de les adapter au monde actuel, si corrompu soit-il. Ils devraient bien plutôt leur donner une éducation meilleure, afin qu'un meilleur état pût en sortir dans l'avenir. Toutefois deux obstacles se présentent ici : 1) Ordinairement les parents ne se soucient que d'une chose : que leurs enfants réussissent bien dans le monde, et 2) les princes ne considèrent leurs sujets que comme des instruments pour leurs desseins.
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Les parents songent à la maison, les princes songent à l'Etat. Les uns et les autres n'ont pas pour but ultime le bien universel et la perfection à laquelle l'humanité est destinée, et pour laquelle elle possède aussi des dispositions. Cependant la conception d'un plan d'éducation doit recevoir une cosmopolitique. Et alors le bien universel est-il une Idée qui puisse nuire à notre bien particulier ? En aucun cas ! car même s'il semble qu'il faille lui sacrifier quelque chose, on n'en travaille que mieux, grâce à cette Idée, au bien de son état présent. Et aussi que de magnifiques conséquences l'accompagnent ! La bonne éducation est précisément la source dont jaillit tout bien en ce monde. Les germes, qui sont en l'homme, doivent seulement être toujours davantage développés. Car on ne trouve pas les principes qui conduisent au mal dans les dispositions naturelles de l'homme. L'unique cause du mal, c'est que la nature n'est pas soumise à des règles. Il n'y a dans l'homme de germe que pour le bien." Emmanuel KANT, Réflexions sur l'éducation, pp. 79/80, édition Vrin.
b) On comparera cet humanisme kantien à l'humanisme d'Olivier Reboul. L'auteur pose la question rituelle en philosophie de l'éducation : éduque-t-on pour la société, ou pour l'enfant ? Il répond : "Pour la société ou pour l'enfant? Il s'agit là peut-être d'une fausse alternative, dont chaque terme ne vaut que par les défauts de l'autre. Car, entre l'individu et la (c'est-à-dire une) société, il existe un troisième terme, qui est l'humanité. Et l'éducation elle-même en témoigne. On n'éduque pas l'enfant pour qu'il le reste. Mais pas non plus pour en faire " un travailleur et un citoyen ". On l'éduque pour en faire un homme, c'est-à-dire un être capable de communiquer et de communier avec les oeuvres et les personnes humaines. Car, au-delà de toutes les cultures, il y a la culture, qui consiste avant tout dans le fait qu'elles peuvent communiquer entre elles; ainsi, il y a des langues, mais aucune n'est intraduisible. Or, le modèle humain n'est pas imposé du dehors ; en éveillant l'intelligence et la personnalité de l'enfant, il le fait homme tout en lui permettant d'être soi. Pour en rester au langage, Montaigne et Rabelais, Gide et Proust ont appris la même langue, mais chacun, au-delà des clichés, a su trouver son propre style et s'exprimer lui. Ainsi, il nous semble que la fin de l'éducation est de permettre à chacun d'accomplir sa nature au sein d'une culture qui soit vraiment humaine. Si cette fin paraît utopique, elle est la seule qui préserve l'éducation du laisser-faire comme de l'endoctrinement. C'est donc bien ce lien fondamental avec l'humain qui fait de l'éducation autre chose qu'un dressage ou qu'une maturation spontanée. Etre homme, c'est apprendre à le devenir." (La philosophie de l'éducation, p. 24/25)
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Ici, l'humanité se situe au-delà de l'individu comme de la société, non comme un donné, mais comme un visé. Et la culture, au-delà des cultures, voudrait être communion dans l'universel humain.
La philosophie de l'éducation est donc bien tributaire de la réflexion philosophique sur l'humanisme et l'idée d'humanité. Pour s'engager plus avant sur ce chemin, on pourra lire le très beau livre de Robert LEGROS (L'idée d'humanité, Paris, Grasset, 1990), dans lequel l'auteur confronte la conception des Lumières (l'humanité comme arrachement) et la philosophie romantique (l'humanité comme enracinement), et tente de les dépasser à la lumière de la pensée de Hannah Arendt.
En guise d'avant-propos : Les Lumières et l'humanisme selon KANT
RÉPONSE A LA QUESTION: QU'EST-CE QUE "LES LUMIÈRES"?
Qu'est-ce que les Lumières ? La sortie de L'homme de sa Minorité, dont il est lui-même responsable. Minorité, c'est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d'autrui, minorité dont il est lui même responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut de l'entendement, mais dans un manque de décision et décourage de s'en servir sans la direction d'autrui. Sopere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des lumières. La paressé et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu'un si grand nombre d'hommes, après que la nature les a affranchis depuis longtemps d'une direction étrangère (naturatiter maiorennes), restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu'il soit si facile à d'autres de se poser en tuteurs des premiers. Il est si aisé d'être mineur ! Si j'ai un livre, qui me tient lieu d'entendement, un directeur, qui me tient lieu de conscience, un médecin, qui décide pour moi de mon régime, etc., je n'ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi- même. Je n'ai pas besoin de penser, pourvu que je puisse payer ; d'autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. Que la grande majorité des hommes (y compris le sexe faible tout entier) tienne aussi pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, outre que c'est une chose pénible, c'est ce à quoi s'emploient fort bien les tuteurs qui, très aimablement, ont pris sur eux d'exercer une haute direction sur l'humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail, et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n'aient pas la permission d'oser faire le moindre pas hors du parc où ils les ont enfermées, ils leur montrent le danger qui les menace, si elles essaient de s'aventurer seules au dehors. Or ce danger n'est vraiment pas si grand; car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher; mais un accident de cette
568 sorte rend néanmoins timide, et la frayeur qui en résulte détourne ordinairement d'en refaire l'essai. Il est donc difficile pour chaque individu séparément de sortir de la minorité, qui est presque devenue pour lui nature. Il s'y est si bien complu ; et il est pour le moment réellement incapable de se servir de son propre entendement, parce qu'on ne l'a jamais laissé en faire l'essai. Institutions et formules, ces instruments mécaniques d'un usage de la raison, ou plutôt d'un mauvais usage des dons naturels, voilà les grelots que l'on a attachés aux pieds d'une minorité qui persiste. Quiconque même les rejetterait ne pourrait faire qu'un saut mal assuré par dessus les fossés les plus étroits, parce qu'il n'est pas habitué à remuer ses jambes en liberté. Aussi sont-ils peu nombreux, ceux qui sont arrivés, par le propre travail de leur esprit, à s'arracher à la minorité et à pouvoir marcher d'un pas assuré. Mais qu'un public s'éclaire de lui-même, rentre davantage dans le domaine du possible, c'est même, pour peu qu'on lui en laisse la liberté, à peu près inévitable. Car en rencontrera toujours quelques hommes qui pensent de leur propre chef, parmi les tuteurs patentés de la masse et qui, après avoir eux-mêmes secoué le joug de la minorité, répandront l'esprit d'une estimation raisonnable de sa valeur propre et de la vocation de chaque homme à penser par soi-même. Emmanuel KANT (1784)
Robert LEGROS L'idée d'humanité Introduction à la phénoménologie (Grasset, 1990)
Introduction (pp. 7-8) L'homme n'est rien par nature telle : qu'elle prend naissance au cours du XVIII' siècle, cette idée signifie que l'homme en tant qu'homme (l'humanité de l'homme) ne se définit ni par une nature idéale (un modèle naturel) ni par une nature immédiate (une sensibilité naturelle). Ou, autrement dit : ni par une essence préalable qu'il s'agirait d'imiter, ni par une inclination à laquelle il conviendrait de faire droit. Cette récusation du concept de nature humaine entraîne la pensée vers deux voies profondément neuves mais diamétralement opposées. D'un côté : l'homme n'est rien par nature et par conséquent l'humanité de l'homme est engendrée par l'homme lui-même. Il en résulte que toute naturalisation - le fait de se laisser définir par un modèle idéal ou des inclinations sensibles, donc de se laisser enfermer en une humanité particulière (une tradition, une forme de société) - est une aliénation (une déshumanisation), et, par conséquent, que l'arrachement à la naturalisation est révélateur du proprement humain, à savoir du fait de n'être rien par nature. En un mot : l'autonomie individuelle est la norme suprême. D'un autre côté : l'homme n'est rien par nature et par conséquent l'homme n'est rien n'a rien d'humain - en dehors de son inscription dans une humanité particulière. Autrement dit l'humanité de l'homme réside dans la naturalisation, c'est-à-dire dans le fait de s'inscrire en une humanité qui a ses propres modèles et sa propre sensibilité, qui a ses propres idées et ses propres inclinations, ses croyances et ses désirs, ses goûts particuliers et ses propres normes. Ce qui signifie que la naturalisation est constitutive de l'humanité de l'homme : n'est pas une déchéance mais est originelle. Et par conséquent : l'arrachement à la naturalisation - le fait de
569 se soustraire à toute humanité particulière - est une aliénation (une déshumanisation), tandis que la fidélité à la naturalisation est révélatrice du proprement humain. En un mot : l'enracinement est la norme suprême.
La première voie est poursuivie par les Lumières, la seconde se dessine au sein du romantisme. Elles sont diamétralement opposées puisque l'une érige l'indépendance individuelle (la capacité de penser, de juger, de faire et de sentir par soi-même) en un droit attaché à l'homme comme tel, et par conséquent est animée par une visée de l'Universel, tandis que l'autre s'applique à montrer que l'Homme universel est une abstraction vide, que rien n'est humain qui ne soit historiquement engendré, et par conséquent décèle dans la volonté individuelle de rompre avec toute tradition, de se soustraire à toute forme de coexistence, la menace d'un isolement, d'une déshumanisation, d'une perte des facultés humaines. Deux voies radicalement opposées et cependant reprises et approfondies au sein d'une même démarche par Tocqueville : toute son argumentation est en effet pour montrer à la fois que le proprement humain réside dans un arrachement à la naturalisation - dans la conquête de l'autonomie ou de l'indépendance individuelle - et que l'humanité de l'homme est historiquement et politiquement engendrée, que rien n'est humain (pas même le goût de conquérir son autonomie individuelle) qui ne soit historiquement advenu et issu d'un mode particulier de la coexistence. En quel sens un arrachement à la naturalisation qui soit constitutif du proprement humain s'il est vrai que l'humanité de l'homme est historiquement et politiquement engendrée ? En quel sens une visée de l'Universel peut-elle se concilier avec la reconnaissance d'une radicale historicité ? Telle est la question directrice qui anime les recherches ici entamées. Elles visent à montrer comment la phénoménologie est conduite à penser cette conciliation à travers une idée neuve de l'homme: l'homme comme « être-aumonde ».
L'idée d'humanité universelle (pp. 20-21) L'idée d'humanité universelle prend sens à la faveur d'une dénaturalisation des coutumes Elle suppose donc une dissolution du caractère triplement naturel de l'attitude naturelle : une perte de la spontanéité, une dissipation de l'apparence purement extérieure des normes, un amoindrissement de l'évidence du sens. Tentons d'éclairer la manière dont l'idée d'humanité universelle peut émerger sous l'effet d'un arrachement à l'attitude naturelle. Dès lors que les coutumes se dénaturalisent - que la tradition desserre son étau -, elles peuvent apparaître comme des coutumes et, dans le même mouvement, la nature comme naturelle : peut se faire jour une dissociation entre deux ordres. D'une part un ordre qui continue de se maintenir inébranlablement : en lequel les choses s'accomplissent nécessairement et spontanément, sont immédiatement conformes à ce qu'elles doivent être, en lequel les processus suivent infailliblement leur voie, et en lequel ce qui doit arriver arrive inéluctablement. Il comprend le cours des astres et des planètes, l'alternance du jour et de la nuit, le cycle des saisons, la croissance des êtres vivants, le comportement des animaux. D'autre part de cet ordre spontané se distingue, dès lors que les coutumes se dénaturalisent, un ordre qui ne s'accomplit pas par lui-même, qui demande l'intervention des hommes, dépend de leurs décisions, initiatives, actions, accords. En d'autres termes : quand les coutumes se dénaturalisent, perce en elles un côté conventionnel - et, du même coup, dans le même temps,
570 perce le côté naturel (spontané, nécessaire, immédiat) de la nature. Or une telle dénaturalisation des coutumes peut laisser émerger l'idée d'humanité (universelle) car, s'il est vrai que la perception de la coutume comme "naturelle" interdit la représentation de diverses manières ("naturelles") d'être humain, la saisie du caractère conventionnel de la coutume, en revanche, entraîne la conception de diverses manières (conventionnelles) d'être humain. En effet, déceler dans les coutumes un côté conventionnel (non naturel), c'est reconnaître en elles un aspect contingent, inessentiel, accidentel : elles auraient pu (ou dû) être autres. Elles auraient pu (dû) être autres et nous n'en aurions pas moins été des êtres humains. Ce qui signifie que notre humanité ne colle pas à nos manières, que nous ne coïncidons pas avec nos coutumes, que notre humanité est en quelque sorte par-dessous les coutumes. Sous-jacente à la contingence des coutumes se laisse dès lors deviner une humanité essentielle. Par-dessous les conventions accidentelles, une humanité fondamentale. Et dès lors par-delà les diverses traditions, une humanité une. Ou, en dépit de la particularité des différentes humanités, une humanité une ou universelle. La question de l'homme advient comme question infinie ou comme un énigme. (pp; 22-23)
Comment saisir l'idée d'humanité s'il est vrai qu'elle réside par-dessous toute coutume donc échappe à toute détermination positive, et cependant s'incarne d'une manière ou d'une autre en chaque humanité particulière? Une humanité naturalisée par la tradition - fondée "sur le principe d'une stricte clôture" se conçoit comme essentielle (il est essentiel de vivre selon nos coutumes) mais est particulière (tout en s'ignorant comme particulière dans la mesure où elle s'identifie à toute l'humanité). L'humanité en tant qu'espèce vivante est universelle (scientifiquement déterminée) mais inessentielle (l'essentiel est de sauvegarder l'homme comme tel, c'est-à-dire le proprement humain). L'on comprend aisément ce qu'est une humanité qui se conçoit comme essentielle et est particulière, et ce qu'est l'humanité universelle et inessentielle. Mais l'humanité universelle et essentielle, celle qui prend sens quand les coutumes se dénaturalisent, comment la comprendre ? Chaque fois qu'elle émerge à la faveur d'une dénaturalisation des coutumes, l'idée d'humanité universelle surgit d'une manière négative et insaisissable. Chaque fois elle est néanmoins interprétée d'une manière positive, chaque fois elle se leste d'un contenu intelligible. Dès qu'elle se fait jour à la faveur d'une prise de distance par rapport à la tradition, la question de l'homme advient comme question infinie ou comme un énigme, chaque fois cependant elle se referme sur des réponses positives et ultimes. En un mot dès qu'elle se dénaturalise en s'ouvrant à l'idée insaisissable d'humanité universelle, une humanité particulière se renaturalise en conférant à cette idée une signification qui est en soi intelligible. Les Lumières représentent peut-être le premier courant de pensée qui se refuse à convertir l'idée universelle d'humanité en un modèle (en soi intelligible) ou en un concept renvoyant à une espèce. L'idée de l'homme ne désigne en effet pour les Lumières ni une nature idéale (un modèle) qu'il conviendrait d'imiter ni une nature immédiate (une espèce) à laquelle il faudrait se conformer. Si le proprement humain advient par un arrachement, il ne peut se révéler ni par l'imitation d'un modèle (quel qu'il soit), ni par l'adéquation au comportement d'une espèce. Ce qui signifie que l'idée d'arrachement telle qu'elle est conçue par les Lumières entraîne une profonde mise en question du naturalisme - de l'idée d'une nature étalon (le modèle) ou d'une nature immédiate (l'espèce) - et par suite de toutes les traditions philosophiques, qu'elles
571 remontent à la philosophie classique grecque (nature étalon) ou aux courants sophistiques et hédonistes (nature immédiate). Comment comprendre l'idée d'humanité universelle si elle ne renvoie a aucune nature ?
L'humanité réside dans l'arrachement (pp. 33-34) Se conformer à l'humanité universelle et non pas à une tradition, C'est assurément, pour les Lumières, s'arracher à l'immédiateté naturelle : l'humanité de l'homme ne réside nullement dans une inclination, dans un désir ou une passion, ni dans le plaisir ou la recherche du bienêtre. Mais l'arrachement à la nature immédiate par lequel advient l'humanité de l'homme ne suffit nullement pour que s'exprime la vocation universelle de l'homme. Celle-ci se révèle par un arrachement à la naturalisation, c'est-à-dire à la nature (artificielle) que se donne à luimême l'être humain quand il se soumet aux préjugés d'une tradition. Ce qui revient à dire : se soustraire à la domination de la tradition, c'est-à-dire penser, juger, agir par soi-même et non pas selon des nonnes qui sont reçues, en un mot devenir majeur, telle est l'attitude, selon les Lumières, qui est révélatrice du proprement humain. Une telle compréhension de l'idée d'humanité ne revient nullement à concevoir l'arrachement comme le premier pas d'un acheminement vers une nature : l'humanité universelle ne s'exprime ni dans une nature immédiate ni dans une nature transcendante. C'est en effet en vue de lui-même que se produit l'arrachement : l'essentiel ne réside pas dans une conformité mais dans la capacité de ne pas se conformer, de ne pas suivre un modèle mais de penser, de juger, d'agir par soi-même. Et dès lors se fait jour au sein de la pensée politique une exigence neuve, celle qui sous-tend l'idée des droits de l'homme universel : garantir la possibilité pour chacun de penser, de juger et d'agir par lui-même. Que signifie une telle exigence ?
La religion naturelle (pp. 38-39) La religion naturelle prônée par l'Aufklärung trouve son expression la plus radicale chez Lessing et ensuite chez Fichte. Elle ne ramène l'idée d'humanité à aucune manière, àaucune coutume, ni même à aucune pratique : tout comportement préalablement défini comme humain deviendrait un rite, et, par là même, se transformerait en une conduite particulière et "naturelle" (au sens de l'attitude naturelle). C'est la raison pour laquelle la religion naturelle récuse toute représentation de l'au-delà comme fétichiste et se réduit à l'observation de la loi morale. Fichte : "Moralité et religion sont absolument une seule et même chose, chacune est l'appréhension du supra-sensible, la première par l'action, la seconde par la croyance". La religion s'identifie à la moralité, et la loi morale ne réside nullement dans l'application de commandements donnés, fussent-ils universels : elle est distincte de toute légalité car elle ne peut être que purement formelle - respecter l'autonomie de chacun - et dès lors ne peut être poursuivie dans la pratique de manière mécanique, automatique mais exige invention, discernement, imagination. Dans les termes de Kant : l'universalité de la loi est donnée mais non pas la maxime de l'action, qui doit toujours être trouvée ou inventée. Or non seulement la
572 religion naturelle ne propose aucun universalité pratique qui aurait un contenu, qui se laisserait déterminer de manière positive, mais elle n'impose aucune vérité universelle sous la forme d'une donnée positive, aucune réponse ultime, aucune révélation. Lessing : la seule révélation de la religion naturelle est celle à laquelle "la raison humaine eût pu parvenir aussi, même abandonnée à elle-même", et cette révélation accessible à la raison humaine n'enseigne aucune vérité ultime si ce n'est le fait de l'autonomie humaine, et dès lors le fait que la seule véritable éducation humaine réside dans l' "auto-éducation".
Les droits de l'homme universel (pp. 39-41) La notion de droits qui appartiennent à l'homme universel est certes antérieure aux Lumières. Mais elle prend un sens nouveau au cours du XVIII siècle en désignant les droits par l'exercice desquels se révèle l'humanité de l'homme en tant qu'elle réside dans un arrachement. Non pas simplement des droits qui seraient inhérents à l'homme en tant que membre d'une espèce vivante (le droit à la vie), ni en tant que membre d'une espèce sociale (le droit au travail), mais qui lui appartiennent en tant qu'il lui revient d'exprimer sa vocation proprement humaine par la conquête de son autonomie, donc de son pouvoir de penser et de juger par lui-même, de se rendre indépendant, de se singulariser, d'innover, d'apprendre, de s'informer et d'informer. De tels droits liés au pouvoir proprement humain de devenir autonome, à travers lesquels se révèlent et s'exercent les facultés les plus hautes de l'homme (celles qui rendent possible un arrachement à la naturalisation) de tels droits n'appartiennent pas à l'homme en tant que membre d'une espèce vivante, ni en tant que membre d'une espèce sociale, mais ils ne lui sont pas attribués non plus en tant qu'il serait l'exemplaire d'un modèle universel (d'une nature humaine normative). Car l'exercice de ces droits ne relève ni du processus vital ni de l'organisation sociale, d'une part, ni, d'autre part, de l'imitation d'un ordre naturel, de l'adéquation à un modèle. Il ne s'agit pas à travers eux de se rendre adéquat à un modèle particulier (une tradition) puisqu'ils appartiennent à l'homme universel, ni d'imiter un modèle universel car ils ne se définissent que négativement : ils ne désignent pas le droit de se conformer à telle pensée, tel jugement, telle manière d'être humain, mais le droit de penser par soi-même, de juger par soi-même, d'agir par soi-même. Les idéaux des Lumières ne se déterminent que négativement - la tolérance, le dialogue, l'indépendance du jugement, la critique du dogmatisme, du sectarisme, de l'orthodoxie, de toute révélation positive - car l'homme universel auquel elles renvoient est indéterminable. Toute détermination positive de l'humanité universelle, suggèrent les Lumières, conduit à renier l'universalité humaine (renvoie à une humanité particulière, à une tradition) ou l'humanité de l'homme (renvoie à l'homme comme membre d'une espèce) . C'est en ce sens que les Lumières laissent émerger l'idée d'humanité universelle comme idée insaisissable, ne la convertissent pas en une nature universelle, récusent le concept de nature humaine, bref laissent ouverte la question de l'homme.
Il n'est pas douteux que le vocabulaire des Lumières reste généralement naturaliste : elles évoquent les droits de l'homme comme des droits inhérents à la nature humaine, se réfèrent à une religion naturelle, visent une beauté naturelle. Mais à vrai dire la nature à laquelle elles renvoient n'est ni une nature au sens de la philosophie classique (un modèle) ni une nature au
573 sens du conventionnalisme (une nature immédiate), et dans cette mesure on peut se demander en quel sens il s'agit encore d'une nature. En concevant l'homme à partir de l'idée d'arrachement, d'un arrachement qui est en lui-même révélateur de la véritable vocation humaine, les Lumières « déterminent » l'humanité par une indétermination essentielle, sa "nature" par une dimension essentiellement non naturelle. Et font ressortir l'idée selon laquelle le proprement humain n'est préservé que dans la mesure où l'indétermination essentielle qui caractérise l'humain est préservée, ou dans la mesure où la dimension essentiellement non naturelle de l'humanité de l'homme est sauvegardée. Cette idée radicalement neuve qui surgit au cœur des Lumières, selon laquelle l'indétermination essentielle constitutive du proprement humain est constamment menacée par l'érection d'un modèle saisissable, exige une critique constante de toute détermination - de toute naturalisation -, et par conséquent une organisation qui s'ordonne autour de la reconnaissance de cette indétermination, cette idée profondément nouvelle est celle des droits de l'homme et, indissociablement, celle de démocratie.
Une autre conception de la finitude (p. 41) Quand la coutume est perçue comme naturelle, quand la tradition est érigée en loi suprême, s'affirme une profonde impuissance des hommes : le sens de notre existence ne vient pas de nous mais a été déterminé avant nous, et nous n'avons qu'à le perpétuer. La reconnaissance de cette impuissance humaine entraîne assurément un assujettissement profond mais nullement la saisie d'une limitation ou du caractère fini de la condition humaine : l'humanité est alors éprouvée comme pleinement adéquate à ce qu'elle doit être, et même, en un certain sens, la manière d'être humain est ressentie comme entièrement voulue. En revanche, quand les coutumes se dénaturalisent, quand perce leur caractère conventionnel (non naturel), elles se révèlent être sous la dépendance de la volonté humaine de décisions, d'initiatives, de conventions - mais du même coup ne coïncident plus avec ce qui est voulu par les hommes. La dénaturalisation est révélatrice de la finitude d'un manque, d'une imperfection, d'une impuissance. En mesurant cette limitation à partir d'une nature parfaite, la philosophie grecque mue son interrogation en une « métaphysique de la finitude. Les Lumières témoignent d'une sensibilité neuve à la finitude car elles ne la mesurent pas à partir d'un modèle naturel : la pensent dans un cadre qui est irréductible à la démarche métaphysique. Alors que la "métaphysique de la finitude" oblitère ou renie celle-ci par sa prétention de la penser relativement à un absolu ou une perfection, ou affirme la finitude en supposant une faculté humaine (celle de penser l'absolu ou l'en-soi) qui la renie, la pensée des Lumières, du moins telle qu'elle s'exprime à travers l'idée d'autonomie et d'arrachement, ouvre à une reconnaissance neuve de la finitude. Elle est porteuse d'une sensibilité à la finitude - rompt avec la "métaphysique de la finitude" - non pas seulement parce qu'elle met en évidence, comme toute pensée universaliste, un écart entre d'une part ce que les hommes sont et font le plus souvent et de prime abord, et d'autre part ce qu'ils devraient faire (écart qui se révèle dès qu'il y a dénaturalisation des coutumes), ni parce qu'elle montre (comme la métaphysique de la finitude) que ce qu'ils doivent être et faire ne peut être qu'un idéal inaccessible ou un modèle infiniment poursuivi, mais parce qu'elle suggère que le devoir-être est principiellement indéterminable, ou que l'idée d'humanité universelle est insaisissable, ou, ce qui revient au même, que la question de l'homme ne peut se fermer sur des réponses qui ne feraient pas question. Et elle soutient par là même que le proprement humain est renié et
574 occulté dès lors que l'idée d'humanité universelle se convertit en une idée purement intelligible : dès lors qu'elle se mue en un modèle.
La représentation romantique de l'homme Par opposition à l'image de l'homme qui accède à sa majorité naturelle par la conquête de son autonomie individuelle, par un pouvoir de se rendre indépendant de toute tradition, se dessine au sein du romantisme la représentation d'un irréductible enracinement de l'homme : c'est du sein de l'histoire, d'une nation, d'une culture, dune société que s'engendre l'humanité de l'homme. Ce qui signifie que le proprement humain - innover, penser et agir par soi-même, se singulariser, bref se différencier du processus vital - advient non pas quand l'être humain s'érige en un sujet qui se caractériserait par la conscience (un sujet qui saurait entièrement ce qu'il pense) et la volonté (un sujet dont les actes seraient entièrement conformes aux intentions), mais tout au contraire quand l'être humain se rend fidèle à la tradition dont il est engendré, c'est-à-dire se moule dans la naturalisation dont il est issu. Tel est le paradoxe central de la compréhension romantique de l'homme : l'homme exprime son humanité universelle, à savoir l'arrachement à la nature, son pouvoir d'innover et de se singulariser, en se rendant fidèle à une naturalisation, c'est-à-dire en assumant son inscription dans une humanité particulière ou, si l'on veut, son appartenance au sein d'un monde. Par ce renversement de la perspective des Lumières, le romantisme est amené à chercher l'essence de l'homme moins dans les facultés de savoir, de vouloir, de calculer, de maîtriser ou de dominer que dans une sensibilité : se rendre fidèle à une humanité particulière, c'est d'abord acquérir une sensibilité.
Critique de L'humanisme abstrait (p. 51-52) L'homme accède à sa majorité naturelle par la conquête de son autonomie individuelle : une telle représentation de l'émancipation humaine relève, selon la perspective romantique, de l'humanisme abstrait. Or l'humanisme abstrait, qui domine toute la mentalité moderne et s'accomplit dans les Lumières, repose, d'après le romantisme, sur une compréhension fausse et égarante : loin de témoigner d'une attitude proprement humaine, la recherche de l'indépendance dans l'autonomie individuelle ne peut que conduire à une nouvelle servitude et, plus profondément, à une déshumanisation. Comment comprendre cette critique de l'humanisme abstrait ? Dans quelle mesure la mentalité moderne est-elle tout entière dominée par un humanisme abstrait ? En quel sens un humanisme peut-il être abstrait ? Qu'est-ce que l'humanisme? Trois préjugés, selon Adam Müller, sont à la base de l'esprit des Lumières. Premier préjugé : croire que l'individu 1 puisse s'extraire des liens sociopolitiques, épouser un point de vue en extériorité sur sa société afin de pouvoir transformer ce qu'il juge nuisible en introduisant une nouvelle Constitution, bref croire que l'individu peut créer sa société. Deuxième préjugé : croire que l'individu puisse s'extraire de l'histoire, comme s'il pouvait se placer « ou au début ou à la fin de tous les temps », ne considérant l'histoire elle-même que comme un cours de
575 politique expérimentale, alors qu'en réalité l'homme est originellement plongé dans le temps, ce qui signifie qu'il n'est jamais « au début ou à la fin de tous les temps » - ou, autrement dit : pour l'être humain, « ce n'est jamais l'aube ni le crépuscule ». Le troisième préjugé découle des deux premiers : de la croyance en la possibilité pour l'homme de s'extraire de sa société et de l'histoire émerge l'idée selon laquelle le politique est un moyen, c'est-à-dire un artifice dont se servent les individus au profit de leurs fins, comme si l'État était une sorte de « compagnie d'assurances ». En un mot : l'esprit des Lumières définit l'homme par une capacité de s'extraire hors de sa société et de son histoire, d'être par là même capable de surmonter les préjugés liés à son mode de coexistence et à son époque, de devenir dès lors autonome, et ainsi de pouvoir organiser ses relations à ses semblables selon sa propre volonté. Or cette définition de l'homme est égarante car elle méconnaît le fait que l'homme est historiquement et politiquement engendré.
Il n'y a d'universalité humaine que dans les humanités particulières (pp. 86-87) D'où vient que l'humanisme, qui réside dans une critique du dogmatisme, de l'intolérance et du sectarisme, ait cherché au cours de la période moderne à se fonder dans un subjectivisme un humanisme abstrait - qui conduit à le renier renier ? Ou, ce qui revient au même : d'où vient que le subjectivisme, qui s'attache à montrer que le proprement humain réside dans la conquête de l'autonomie individuelle, dans la capacité de penser, juger et d'agir par soi-même, bref dans la liberté, conduise par retournement implacable, à une négation proprement humaines, à un radical antihumanisme ? Les Lumières reconnaissent assurément que l'être humain est issu d'un arrachement à la nature immédiate - à la sensibilité corporelle. Et s'appliquent en outre à dénoncer l'idée d'une nature idéale à laquelle chacun devrait se conformer. Sous cet aspect, elles poursuivent sans nul doute l'enseignement des humanistes, et conduisent à suggérer que l'idée d'humanité universelle est insaisissable : ne peut se muer en un modèle naturel sans entraîner une oblitération du proprement humain. Toutefois, en opposant l'idée d'humanité universelle à toutes les humanités particulières ou naturalisées, donc en concevant l'idée d'humanité comme une idée abstraite, et la naturalisation comme une aliénation, l'homme est voué à se donner comme fin ultime l'entretien du processus vital ou la recherche du bien-être. Alors même que les Lumières cherchent à comprendre l'humanité de l'homme à partir de l'idée de liberté, d'autonomie, d'émancipation, et sont amenées à mettre en question toute détermination positive par laquelle l'idée d'humanité serait convertie en un modèle, elles sont néanmoins entraînées à se représenter l'homme abstrait - abstrait de toute humanité particulière - comme un être qui trouve son essence dans son appartenance à son espèce biologique. Dès lors en effet que l'homme apparaît comme un sujet, l'idée insaisissable d'humanité s'estompe et se dresse l'évidence de l'homme comme membre du genre humain. Que pourrait-il en effet rester de l'homme qui est extrait de toute naturalisation, de toute particularisation, sinon un être vivant ? Certes un être vivant capable de s'arracher au processus vital, mais par un arrachement qui ne peut avoir d'autre fin que l'amélioration du bien-être, que l'entretien de la vie. Au sein d'un monde humain, ou d'une humanité particulière, chacun sait évidemment de quoi l'on parle quand on parle de la naissance, de la mort, de l'éducation, de la vieillesse, de la fête,
576 de l'ennui, de l'angoisse, de la sexualité, de la guerre, de la colère, de la danse, de la souffrance, du plaisir. Or ces dimensions universellement humaines prennent un sens particulier en chaque humanité ; cette particularisation, selon les Lumières, entraîne l'illusion fétichiste : seules les significations universelles, abstraites, sont vraies. Mais ces dimensions de la vie humaine ne peuvent prendre une signification universelle positive que dans la mesure où elles perdent toute « vérité humaine », et sont ramenées à des propriétés de la vie animale. Abstraction faite des différents sens dont elle se revêt dans les différentes humanités, qu'est-ce que la mort sinon la fin naturelle de la vie ? La sexualité sinon un accouplement pour la reproduction ? La guerre sinon un conflit en vue d'intérêts vitaux ? L'angoisse sinon la peur devant une menace contre la vie ou le bien-être vital ? L'éducation sinon un élevage ?
JEAN-JACQUES ROUSSEAU (1) : LES SOURCES DE LA MODERNITE EDUCATIVE INTRODUCTION 1) Rousseau, père de l'éducation moderne, découvreur de l'enfance, ancêtre revendiqué de l'éducation nouvelle, des méthodes nouvelles. Certes, et non sans de nombreuses ambiguïtés, comme on le verra. Il faudra essayé de comprendre comment cela est lié et indissociable : la modernité éducative, l'enfance reconnue.
2) Une clé, un principe central : la liberté, le principe de la liberté. Avec Rousseau se clôt un monde dans lequel l'éducation (ses moyens et ses fins), pouvait se déduire d'un système (philosophique, religieux, politique) disant ce que l'homme est (sa nature). Il n'y a pas une essence, une "nature" de l'homme donnée. Ce qui revient à refuser de faire dépendre l'éducation d'un quelconque dogme qui prétendrait la commander de l'extérieur : qu'il soit religieux, moral, politique, philosophique. Voilà pourquoi le déchaînement des autorités contre l'Emile, condamné à Paris, à Genève. Voilà pourquoi le déchaînement de tous les pouvoirs constitués, voilà pourquoi "la ligue des pouvoirs, tant politiques que religieux, protestants aussi bien que catholiques, qui, à travers l'Europe, ont condamné et fait brûler l'ouvrage en place publique" ( Michel Soëtard, Qu'est-ce que la pédagogie ?, Paris, ESF, 2001, p. 39). affirmer l'autonomie de l'éducation à l'égard Le refus de la L'homme est indéfiniment "perfectible". Plus de fondement qui justifierait d'avance le sens de l'éducation et les moyens ou les règles d'une pédagogie. L'éducation n'a pas d'autre fondement que la liberté. Comme l'écrit bien Michel Soëtard : "Cette liberté qui est au coeur de la nature humaine, chacun, du haut au bas de l'échelle, l'a désormais entre les mains : elle est ce qu'il en fera" (Qu'est-ce que la pédagogie ?, Paris, ESF, 2001, p. 21).
577 Dans l'Emile, il n'est question que de cela, que de cette responsabilité au coeur de l'éducation. Comment éduquer, conduire les apprentissages afin que l'enfant accède à la "liberté bien réglée" ?
3) Mais aussi, on l'ignore trop quand on croit célébrer en lui le chantre de l'éducation naturelle, Rousseau, une pensée de l'éducation qui a pris la mesure des paradoxes, des difficultés, des contradictions de l'éducation. Si l'Emile nous éclaire encore aujourd'hui, nous qui sommes aux prises avec les difficultés de l'éducation et de la pédagogie modernes, c'est aussi pour cela. "L'intérêt de l'œuvre pédagogique de Rousseau nous semble consister en ce qu'il a développé et magnifié mieux que personne certaines découvertes de la pédagogie nouvelle : charme de l'enfance, négation du péché originel, attachement à ce monde-ci – et en même temps il s'est efforcé de réagir contre certaines illusions, certaines facilités auxquelles beaucoup se laissaient aller, qui soutenaient que la vertu se confond avec le bonheur, conduit comme d'elle-même à sa récompense, que les intérêts particuliers se confondent avec l'intérêt général, que le progrès se développe d'un mouvement continu et irrésistible et qu'il suffit de se confier à lui – et l'on voulait dire du même coup que l'enfant s'éduque presque seul, par sa spontanéité propre, au prix seulement de quelques légères incitations, comme le bébé apprend naturellement à marcher. Il suffirait à l'enfant de se laisser porter par l'élan de sa croissance naturelle". Georges SNYDERS, La pédagogie en France aux XVIIè et XVIIIè siècles, Paris, PUF, 1965, pp. 418/419 On en jugera en méditant ce passage de l'Emile :
"Savez-vous quel est le plus sûr moyen de rendre votre enfant misérable ? C'est de l'accoutumer à tout obtenir ; car ses désirs croissant incessamment par la facilité de les satisfaire, tôt ou tard l'impuissance vous forcera malgré vous d'en venir au refus ; et ce refus inaccoutumé lui donnera plus de tourment que la privation même de ce qu'il désire. D'abord il voudra la canne que vous tenez ; bientôt il voudra votre montre ; ensuite il voudra l'oiseau qui vole ; il voudra l'étoile qu'il voit btiller ; il voudra tout ce qu'il verra : à moins d'être Dieu, comment le contenterez-vous ?" Emile ou de l'éducation, Livre II., p. 103 (édition G.F.)
I. UN MAITRE SANS ELEVE ? UN ENFANT IMAGINAIRE ?
578 Les problèmes éducatifs commencent lorsque l’enfant paraît, lorsque l’enfant est là. L’enfant ? Mieux, tel enfant, singulier. Mais Emile n’est qu’un élève imaginaire ! " J'ai donc pris le parti de me donner un élève imaginaire, de me supposer l'âge, la santé, les connaissances et tous les talents convenables pour travailler à son éducation, de la conduire depuis le moment de sa naissance jusqu'à celui où, devenu homme fait, il n'aura plus besoin d'autre guide que lui-même. Cette méthode me paraît utile pour empêcher un auteur qui se défie de lui de s'égarer dans des visions; car, dès qu’il s'écarte de la pratique ordinaire, il n'a qu’à faire l'épreuve de la sienne sur son élève, il sentira bientôt, ou le lecteur sentira pour lui, s'il suit le progrès de l'enfance et la marche naturelle au coeur humain. " Livre I, p. 54. Un élève imaginaire, qu’est-ce que cela signifie ? Spéculation gratuite ? L’expression possède au moins trois significations :
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L’élève imaginaire, c’est pour Rousseau le moyen de ne pas s’en tenir à des principes ou des propos généraux, mais d’essayer d’imaginer leur application pratique, concrète :
" Hors d'état de remplir la tâche la plus utile, j'oserai du moins essayer de la plus aisée : à l'exemple de tant d'autres, je ne mettrai point la main à l'œuvre, mais à la plume; et au lieu de faire ce qu'il faut, je m'efforcerai de le dire. Je sais que, dans les entreprises pareilles à celle-ci, l'auteur, toujours à son aise dans des systèmes qu'il est dispensé de mettre en pratique, donne sans peine beaucoup de beaux préceptes impossibles à suivre, et que, faute de détails et d'exemples, ce qu'il dit même de praticable reste sans usage quand il n'en a pas montré l'application ". Emile, c’est la possibilité de l’expérience imaginaire en pédagogie. Emile, c’est n’importe quel enfant, ou plutôt la nature commune à tous les enfants, telle qu’elle se manifeste dans n’importe quel enfant. Rousseau déclare qu’il " suit le progrès de l’enfance, et la marche naturelle au cœur humain ".
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Second sens : l’élève imaginaire, c’est le fils de l’homme, et non celui de tel ou tel membre d’une famille, d’une classe ou d’une caste sociale. Pas le fils d’un prince confié à un précepteur, ou le rejeton d’un bourgeois. Il faut avoir présent à l’esprit que jusqu’à Rousseau, les traités d’éducation s’occupaient de l’éducation d’un élève singulier, dont la singularité et le caractère exceptionnel, la " valeur " sociale, justifiaient qu’on s’y consacrât : princes, grands de ce monde !
579 Même John LOCKE (1632-1704), qui appartient déjà à notre monde moderne, consacrait ses Quelques pensées sur l’éducation (1693) à l’éducation d’un fils de la bourgeoisie : " Elles étaient destinées au fils d’un gentleman de mes amis, que je considérais, à raison de son jeune âge, comme une page blanche ou comme un morceau de cire que je pouvais façonner et mouler à mon gré " (p. 278, édition Vrin). Rousseau s’en démarque avec ironie au début du livre V de l’Emile : " Pour moi, qui n’ai pas l’honneur d’élever un gentilhomme, je me garderai d’imiter Locke en cela ".
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On touche ici au troisième sens : imaginaire ici équivaut à universel. Avec Emile, enfant imaginaire, Rousseau pose l’universalité humaine, l’universalité de l’homme en deçà des différences de fortune et de culture, l’universalité humaine présente en chaque enfant.
On comprend alors que l’éducation est au fondement de la démocratie.
II. UN MAITRE QUI N’ENSEIGNE PAS ?
Voilà encore un paradoxe déroutant : le père de la modernité éducative est un maître qui se refuse à donner la moindre leçon. Pire encore : qui relègue à l’âge de 12 ans l’usage des livres et l’instruction méthodique !
C’est le thème fameux de l’éducation négative, de la "méthode inactive", comme l'appelle Rousseau. Rousseau refuse pendant longtemps une éducation morale, religieuse, et même proprement intellectuelle, prématurée selon lui par rapport au développement de la raison en l'enfant : Oserais-je exposer ici la plus grande, la plus importante, la plus utile règle de toute l'éducation ? Ce n'est pas de gagner du temps, c'est d'en perdre. Lecteurs vulgaires, pardonnez-moi mes paradoxes: il en faut faire quand on réfléchit; et, quoi que vous puissiez dire, j'aime mieux être homme à paradoxes qu'homme à préjugés. Le plus dangereux intervalle de la vie humaine est celui de la naissance à l'âge de douze ans. C'est le temps où germent les erreurs et les vices, sans qu'on ait encore aucun instrument pour les détruire; et quand l'instrument vient, les racines sont si profondes, qu'il n'est plus temps de les arracher. Si les enfants sautaient tout d'un coup de la mamelle à l'âge de raison, l'éducation qu'on leur donne pourrait leur convenir; mais, selon le progrès naturel, il leur en faut une toute contraire. Il faudrait qu'ils ne fissent
580 rien de leur âme jusqu'à ce qu'elle eût toutes ses facultés; car il est impossible qu'elle aperçoive le flambeau que vous lui présentez tandis qu'elle est aveugle, et qu'elle suive, dans l'immense plaine des idées, une route que la raison trace encore si légèrement pour les meilleurs yeux. La première éducation doit donc être purement négative. Elle consiste, non point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le coeur du vice et l'esprit de l'erreur. Si vous pouviez ne rien faire et ne rien laisser faire; si vous pouviez amener votre élève sain et robuste à l'âge de douze ans, sans qu'il sût distinguer sa main droite de sa main gauche, dès vos premières leçons les yeux de son entendement s'ouvriraient à la raison; sans préjugés, sans habitudes, il n'aurait rien en lui qui pût contrarier l'effet de vos soins. Bientôt il deviendrait entre vos mains le plus sage des hommes; et en commençant par ne rien faire, vous auriez fait un prodige d'éducation. " Emile, Livre II., p. 112/113
La question de la lecture résume assez bien cette thèse essentielle dans la pédagogie de Rousseau. Emile vivra jusqu’à 12 ans sans bureau, sans livre et sans bibliothèque ! Les livres sont même dénoncés comme le " fléau " de l’enfance. Emile doit vivre à la campagne, dans une liberté qui ne passe ni par la lecture, ni par les savoirs. Même après 12 ans l’éducation refusera d’être livresque, verbale, intellectuelle, et préférera toujours la leçon de choses.
C’est bien clair : l’éducation selon Rousseau s’oppose à l’éducation selon la philosophie des Lumières, et l’importance que celle-ci accorde à l’instruction : l’émancipation humaine ne passe pas tout droit par les savoirs, leur diffusion, leur publicité, bref, l’instruction par les " lumières ".
Il faudra revenir sur ce thème centrale de l'éducation négative : le sens complexe de la pédagogie rousseauiste s'y trouve pleinement engagé.
III. UNE ŒUVRE ET UNE VIE INDISSOCIABLES
Rousseau est-il bien un pédagogue ? Oui, si on en juge sur l’importance de l’éducation dans sa vie et dans son œuvre, et sur l’héritage de l’Emile. Non si on entend par là réduire l’Emile à un manuel de pédagogie. Il est capital de bien mettre la pensée éducative de Rousseau en relation avec l’ensemble de la pensée et de l’œuvre de l’auteur de l’Emile.
581 Celles-ci, chez Rousseau en particulier, sont indissociables de la biographie. Rousseau, ne l’oublions pas, est l’auteur des Confessions : sa modernité est tout autant dans cette parole du " Je ". • •
Né en 1712. Sa mère meurt en couche. 1722. Première rencontre avec l’instruction de l’époque : " Nous fûmes (mon cousin et moi) mis ensemble à Bossey, en pension chez le ministre Lambercier, pour y apprendre avec le latin tout le menu fatras dont on l’accompagne sous le nom d’éducation ".
Le premier livre des Confessions éclaire de façon très vive l'enfance de Jean-Jacques. Plusieurs scènes décisives y sont relatées où toute la personnalité et le regard que JeanJacques portera sur le monde semble se former. La scène de la fessée et des premiers émois sexuels est bien connue. Jean Starobinsky (Jean-Jacques Rousseau, La transparence et l'obstacle, Paris, Gallimard, 1971, chapitre 1) insiste sur le rôle d'un souvenir qui a une valeur d'archétype. Il s'agit de la rencontre avec l'injustice, ou plus exactement l'accusation injustifiée (on comparera avec l"éducation à la justice chez Itard...):
"J'étudiais un jour seul ma leçon dans la chambre contiguë à la cuisine. La servante avait mis sécher à la plaque les peignes de Mlle Lambercier. Quand elle revint les prendre, il s'en 'trouva un dont tout un côté de dents était brisé. A qui s'en prendre de ce dégât ? personne autre que moi n'était entré dans la chambre. On m'interroge je nie d'avoir touché le peigne. M. et Mlle Lambercier se réunissent, m'exhortent, me pressent, me menacent; je persiste avec opiniâtreté; mais la conviction était trop forte, elle l'emporta sur toutes mes protestations, quoique ce fût pour la première fois qu'on m'eût trouvé tant d'audace à mentir. La chose fut prise au sérieux; elle méritait de l'être. La méchanceté, le mensonge, l'obstination, parurent également dignes de punition; mais pour le coup ce ne fut pas par Mlle Lambercier qu'elle me fut infligée. On écrivit à mon oncle Bernard; il vint. Mon pauvre cousin était chargé d'un autre délit non moins grave; nous fûmes enveloppés dans la même exécution. Elle fut terrible. Quand, cherchant le remède dans le mal même, on eût voulu pour jamais amortir mes sens dépravés, on n'aurait pu mieux s'y prendre. Aussi me laissèrent-ils en repos pour longtemps. On ne put m'arracher l'aveu qu'on exigeait. Repris à plusieurs fois et mis dans l'état le plus affreux, je fus inébranlable. J'aurais souffert la mort, et j'y étais résolu. Il fallut que la force même cédât au diabolique entêtement d'un enfant, car on n'appela pas autrement ma constance. Enfin je sortis de cette cruelle épreuve en pièces, mais triomphant. Il y a maintenant près de cinquante ans de cette aventure, et je n'ai pas peur d'être aujourd'hui puni derechef pour le même fait; eh bien ! je déclare à la face du ciel que j'en étais innocent, que je n'avais ni cassé, ni touché le peigne, que je n'avais pas approché de la plaque et que je n'y avais pas même songé. Qu'on ne me demande pas comment ce dégât se fit: je l'ignore et ne puis le comprendre; ce que je sais très certainement, c'est que j'en étais innocent. Qu'on se figure un caractère timide et docile dans la vie ordinaire, mais ardent, fier, indomptable dans les passions, un enfant toujours gouverné par la voix de la raison, toujours traité avec douceur, équité, complaisance, qui n'avait pas même l'idée de l'injustice, et qui, pour la première fois, en éprouve une si terrible de la part précisément des gens qu'il chérit et
582 qu'il respecte le plus quel renversement d'idées ! quel désordre de sentiments quel bouleversement dans son coeur, dans sa cervelle, dans tout son petit être intelligent et moral ? Je dis qu'on s'imagine tout cela, s'il est possible, car pour moi, je ne me sens pas capable de démêler, de suivre la moindre trace de ce qui se passait alors en moi. Je n'avais pas encore assez de raison pour sentir combien les apparences me condamnaient, et pour me mettre à la place des autres. je me tenais à la mienne, et tout ce que je sentais, c'était la rigueur d'un châtiment effroyable pour un crime que je n avais pas commis. La douleur du corps, quoique vive, m'était peu sensible; je ne sentais que l'indignation, la rage, le désespoir. Mon cousin, dans un cas à peu près semblable, et qu'on avait puni d'une faute involontaire comme d'un acte prémédité, se mettait en fureur à mon exemple, et se montait, pour ainsi dire, à mon unisson. Tous deux dans le même lit nous nous embrassions avec des transports convulsifs, nous étouffions, et quand nos jeunes coeurs un peu soulagés pouvaient exhaler leur colère, nous nous levions sur notre séant, et nous nous mettions tous deux à crier cent fois de toute notre force : " Carnifex ! carnifex ! carnifex " je sens en écrivant ceci que mon pouls s'élève encore; Ces moments me seront toujours présents quand je vivrais cent mille ans. Ce premier sentiment de la violence et de l'injustice est resté si profondément gravé dans mon âme, que toutes les idées qui s'y rapportent me rendent ma première émotion, et ce sentiment, relatif à moi dans son origine, a pris une telle consistance en lui-même, et s'est tellement détaché de tout intérêt personnel, que mon coeur s'enflamme au spectacle ou au récit de toute action injuste, quel qu'en soit l'objet et en quelque lieu qu'elle se commette, comme si l'effet en retombait sur moi. Quand je lis les cruautés d'un tyran féroce, les subtiles noirceurs d'un fourbe de prêtre, je partirais volontiers pour aller poignarder ces misérables, dussé-je cent fois y périr. je me suis souvent mis en nage à poursuivre à la course ou à coups de pierre un coq, une vache, un chien, un animal que je voyais en tourmenter un autre, uniquement parce qu'il se sentait le plus fort. Ce mouvement peut m'être naturel, et je crois qu'il l'est; mais le souvenir profond de la première injustice que j'ai soufferte y fut trop longtemps et trop fortement lié pour ne l'avoir pas beaucoup renforcé. Là fut le terme de la sérénité de ma vie enfantine. Dès ce moment je cessai de jouir d'un bonheur pur, et je sens aujourd'hui même que le souvenir des charmes de mon enfance s'arrête là. Nous restâmes encore à Bossey quelques mois. Nous y fûmes comme on nous représente le premier homme encore dans le paradis terrestre, mais ayant cessé d'en jouir: c'était en apparence la même situation, et en effet une tout autre manière d'être. L'attachement, le respect, l'intimité, la confiance, ne liaient plus les élèves à leurs guides; nous ne les regardions plus comme des dieux qui lisaient dans nos cceurs : nous étions moins honteux de mal faire et plus craintifs d'être accusés : nous commencions à nous cacher, à nous mutiner, à mentir. Tous les vices de notre âge corrompaient notre innocence et enlaidissaient nos jeux. La campagne même perdit à nos yeux cet attrait de douceur et de simplicité qui va au coeur - elle nous semblait déserte et sombre; elle s'était comme couverte d'un voile qui nous en cachait les beautés. Nous cessâmes de cultiver nos petits jardins, nos herbes, nos fleurs. Nous n'allions plus gratter légèrement la terre, et crier de joie en découvrant le germe du grain que nous avions semé. Nous nous dégoûtâmes de cette vie; on se dégoûta de nous; mon oncle nous retira, et nous nous séparâmes de M. et Mlle Lambercier, rassasiés les uns des autres, et regrettant peu de nous quitter." Les Confessions, Livre I. Ce souvenir, c'est celui de la perte de l'innocence. Rousseau "vient d'apprendre que l'intime certitude de l'innocence est impuissante contre les preuves apparente de la faute ; il vient
583 d'apprendre que les consciences sont séparées et qu'il est impossible de communiquer l'évidence immédiate que l'on éprouve en soi-même. Dès lors, le paradis est perdu". (Jean Starobinsky, p. 19)
Ce qui dès lors prend fin, c'est l'unité heureuse du monde enfantin. L'enfance devient ce modèle à jamais perdu. Toute la place de l'enfance dans la pensée de Rousseau, comme l'hypothèse d'un état de nature, procèdent de cette découverte de la perte. "Rousseau est le premier des écrivains (il faudrait dire poètes) qui aient repris le mythe platonicien de l'exil et du retour pour l'orienter vers l'état d'enfance, et non plus vers une patrie céleste" (p. 22). Que faire alors ? Quelle action possible ? L'éducation de l'individu (Emile) et la formation politique de la collectivité (Le Contrat social).
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1724. Apprentissage chez un graveur. (Au livre III, Emile sera menuisier). 1728-1729. Rousseau fuit Genève. Se réfugie chez Madame de Warens, à Annecy. Se convertit au catholicisme. 1730-1731. Chanteur à la maîtrise de la cathédrale d’Annecy, puis maître de musique. Ebauche de Narcisse, comédie. 1740. Précepteur des enfants de Madame de Mably, à Lyon. Il rédige un Projet pour l’éducation de Monsieur de Sainte-Marie. 1743-1744. Se noue d’amitié avec DIDEROT. Publie sa Dissertation sur la musique moderne. 1745. Se met en ménage avec Thérèse Levasseur. Ecrit l’opéra des Muses galantes. 1747-1748. Naissance des deux premiers enfants… déposés par la sage femme au bureau des enfants trouvés. Fait partie de l’équipe de l’Encyclopédie, pour laquelle il rédige les articles sur la musique. 1749-1750. Discours sur les sciences et les arts. Prix de l’Académie de Dijon. Succès teinté de scandale. Contre l’idée et l’esprit des Lumières, Rousseau y avance qu’il n’est pas avéré que le développement des sciences et des techniques génère le bonheur des l’homme. 1753-1754. Lettre sur la musique française. Rédaction du Discours sur l’inégalité. 1755. Publication du Discours sur l’inégalité. (La société est bâtie sur la peur des violences déchaînées par la civilisation, l’inégalité. Comment dès lors vivre la liberté dans l'égalité ?). Article Economie politique pour L’Encyclopédie. 1758. Lettre à d’Alembert sur les spectacles. La Nouvelle Héloïse (contenant une ébauche du livre V de L’Emile) . Commence la rédaction de Emile ou de l’éducation. 1760. Travaille au Contrat social, rédige deux autres versions de l’Emile, publie La Nouvelle Héloïse. 1762. Publication du Contrat social et de l’Emile. Le Contrat est interdit en France. L’Emile condamné en Sorbonne. Le Parlement le condamne à être brûlé, et l’auteur est sous la menace d’une arrestation. Fuite en Suisse. Mais les deux livres sont condamnés à Genève. On soulignera la condamnation conjointe du texte politique et du texte pédagogique. Outre l’extrême sensibilité de la question éducative, cette conjonction
584 montre que les deux textes sont inséparables ; ils ont été volontairement écrits et publiés simultanément. • •
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1763. Publication de la Lettre à Beaumont, défense de l’Emile. 1764. Publication des Lettres écrites de la Montagne, nouvelle défense de l’Emile. Début de la rédaction des Confessions, après que Voltaire ait révélé publiquement l’abandon des enfants de Rousseau. 1765-1769. Condamnation des Lettres de la Montagne. Expulsé du territoire bernois. Passeport provisoire pour la France. Séjour en Angleterre. Rousseau se croit victime d’un " complot universel ". 1770-1771. Rentre à Paris, et achève les Confessions. Ecrit les Considérations sur le gouvernement de Pologne, dont le chapitre IV est consacré à l’éducation. 1772-1775. Vit de son travail de copiste de musique. Commence ses Dialogues. Le troisième revient sur Emile : " un traité de la bonté originelle de l’homme, destiné à montrer comment le vice et l’erreur, étranger à sa constitution, s’y introduisent du dehors et l’altèrent insensiblement ". 1776. Achève les Dialogues. Commence les Rêveries du promeneur solitaire. 1778. Rédaction de la neuvième Promenade des Rêveries (où Rousseau revient sur l’abandon de ses enfants, et les problèmes d’éducation). Rousseau meurt sans avoir achevé la dixième Promenade.
On retiendra : • • •
le champ des intérêts de Rousseau : musique, littérature, philosophie politique, économie, pédagogie… la place et la préoccupation centrale de l’éducation et de l'enfance. le lien indéfectible entre l’Emile et le Contrat social, l’éducation et la philosophie politique. L’éducation a à voir avec la liberté et l’affirmation de ce que qu’on nommera bientôt les droits de l’homme. " Les visées politiques sont inséparables de visées philosophiques, politiques ", voire même " religieuses et morales ", comme le dit Jean Chateau (Jean Jacques Rousseau où la pédagogie de la vocation, dans Les grands pédagogues, PUF, p. 170).
" Rousseau voyait dans l’éducation, en tant que pratique sociale spécifique et autonome, comme un complément nécessaire aux droits de l’homme ", écrit Christof Wulf (Introduction aux sciences de l’éducation, Paris, A. Colin, 1995).
Note sur une page sombre de la biographie de Rousseau Chacun l’apprend vite : Rousseau est ce pédagogue qui aura confié à l’assistance publique les cinq enfants qu’il eut de sa compagne , Thérèse Levasseur ! " Et comment un tel homme oset-il se poser en éducateur ", ajoute aussitôt notre indignation. Le fait biographique est avéré. Rousseau lui-même l’avoue dans les Confessions.
585 Que répondre à cela ?
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D’abord – ce qui n’est nullement annuler le fait et la culpabilité – ne pas renverser la chronologie. Rousseau n’écrit pas d’abord Emile ou de l’éducation, la Bible de l’éducation moderne, pour ensuite de faire tout le contraire en s’empressant d’abandonner ses enfant ! L’ordre est inverse.
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La contradiction entre les idées et les réalités demeure sans doute. Mais cela conduit à lire autrement un propos comme celui-ci, au cœur de l’Emile :
" Comme la véritable nourrice est la mère, le véritable précepteur est le père. Qu'ils s'accordent dans l'ordre de leurs fonctions ainsi que dans leur système; que des mains de l'une l'enfant passe dans celles de l'autre. Il sera mieux élevé par un père judicieux et borné que par le plus habile maître du monde; car le zèle suppléera mieux au talent que le talent au zèle. Mais les affaires, les fonctions, les devoirs... Ah! les devoirs, sans doute le dernier est celui du père ! Ne nous étonnons pas qu'un homme dont la femme a dédaigné de nourrir le fruit de leur union, dédaigne de l'élever. Il n'y a point de tableau plus charmant que celui de la famille; mais un seul trait manqué défigure tous les autres. Si la mère a trop peu de santé pour être nourrice, le père aura trop d'affaires pour être précepteur. Les enfants, éloignés, dispersés dans des pensions, dans des couvents, dans des collèges, porteront ailleurs l'amour de la maison paternelle, ou, pour mieux dire, ils y rapporteront l'habitude de n'être attachés à rien. Les frères et les soeurs se connaîtront à peine. Quand tous seront rassemblés en cérémonie, ils pourront être fort polis entre eux; ils se traiteront en étrangers. Sitôt qu'il n'y a plus d'intimité entre les parents, sitôt que la société de la famille ne fait plus la douceur de la vie, il faut bien recourir aux mauvaises moeurs pour y suppléer. Où est l'homme assez stupide pour ne pas voir la chaîne de tout cela ? Un père, quand il engendre et nourrit des enfants, ne fait en cela que le tiers de sa tâche. Il doit des hommes à son espèce, il doit à la société des hommes sociables; il doit des citoyens à l'Etat. Tout homme qui peut payer cette triple dette et ne le fait pas est coupable, et plus coupable peut-être quand il la paye à demi. Celui qui ne peut remplir les devoirs de père n'a point le droit de le devenir. Il n'y a ni pauvreté, ni travaux, ni respect humain, qui le dispensent de nourrir ses enfants et de les élever lui-même. Lecteurs, vous pouvez m'en croire. Je prédis a quiconque a des entrailles et néglige de si saints devoirs, qu'il versera longtemps sur sa faute des larmes amères, et n'en sera jamais consolé ". Emile, Livre I, pp.51-52, édition Garnier-Flammarion
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Ne faut-il pas entendre ici une expression du remords et de la faute ineffaçable ? Jusqu’à la fin de sa vie Rousseau cherche des " excuses ", des semblants d’excuses.
586 Elles ne peuvent le satisfaire, et c’est aussi le fardeau de la faute qui le décide et le conduit à écrire l’Emile entre 1757 et 1762, à commencer les Confessions en 1765. Son poids et son ombre passeront encore dans les Rêveries du promeneur solitaire, lorsque la mort de Rousseau en interrompt la rédaction en 1778.
On peut selon moi se ranger à l’avis de Michel Launay, dans son Introduction à l’édition Garnier-Flammarion de l’Emile : " Pour prétendre que le livre n'a rien à nous apprendre parce que son auteur ne l'a pas mis en pratique, il faudrait donc renverser la chronologie, interdire à Rousseau - et à soi-même toute chance de repentir sincère, et rester sourd à l'appel qui, du fond de la nuit, témoigne e la possibilité de se racheter, et de tirer du mal un bien : " Je n'écris pas pour excuser mes fautes, mais pour empêcher mes lecteurs de les imiter. " En vérité, L’Emile est, encore aujourd'hui, un excellent moyen de progresser dans l'amour des enfants, " et comme il faut aimer, très intelligemment ". (p. 12)
Généralisons : la biographie de Rousseau ne porte-t-elle pas jusqu’au paroxysme les contradictions qui opposent en chacun le parent et l’éducateur ?
IV. L’ENFANCE RECONNUE
Rousseau, la découverte et la reconnaissance de l’enfant. " On ne connaît point l'enfance : sur les fausses idées qu'on en a, plus on va, plus on s'égare. Les plus sages s'attachent à ce qu'il importe aux hommes de savoir, sans considérer ce que les enfants sont en état d'apprendre. Ils cherchent toujours l'homme dans l'enfant sans penser à ce qu'il est avant que d'être homme. Voilà l'étude à laquelle je me suis le plus appliqué, afin que, quand toute ma méthode serait chimérique et fausse, on pût toujours profiter de mes observations. Je puis avoir très mal vu ce qu'il faut faire; mais je crois avoir bien vu le sujet sur lequel on doit opérer. Commencez donc par mieux étudier vos élèves; car très assurément vous ne les connaissez point; or, si vous lisez ce livre dans cette vue je ne le crois pas sans utilité pour vous. " (Préface, p. 32)
Cette découverte a des effets très concrets. Rousseau est de ceux qui demandent par exemple qu’on libère le nourrisson des langes qui le momifient (Livre premier, p. 67). Cette découverte de l’enfance, du sentiment de l’enfance et de la famille, doit être replacée dans son contexte historique. Elle est une caractéristique du 18ème siècle bien étudiée par
587 l’historien Philippe Ariès (L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Le Seuil, col. Points, 1973). Mais il y a plus chez Rousseau : un plaidoyer pour l’enfance : reconnaissance de l’humanité de l’enfant, de l’humanité en l’enfance ; et peut être plus encore : l’enfance conçue comme une dimension pleine de l’humanité. • •
Idée de maturité enfantine. Conviction qu’il faut avoir été pleinement enfant pour être un homme accompli.
La conception rousseauiste de l’enfance est bien résumée dans le livre second de l’Emile (pp. 91/93) : " Hommes, soyez humains, c'est votre premier devoir; soyez-le pour tous les états, pour tous les âges, pour tout ce qui n'est pas étranger à l'homme. Quelle sagesse y a-t-il pour vous hors de l'humanité ? Aimez l'enfance; favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct. Qui de vous n'a pas regretté quelquefois cet âge où le rire est toujours sur les lèvres, et où l'âme est toujours en paix ? Pourquoi voulez-vous ôter à ces petits innocents la jouissance d'un temps si court qui leur échappe, et d'un bien si précieux dont ils ne sauraient abuser ? Pourquoi voulez-vous remplir d'amertume et de douleurs ces premiers ans si rapides, qui ne reviendront pas plus pour eux qu'ils ne peuvent revenir pour vous ? Pères, savez-vous le moment où la mort attend vos enfants ? Ne vous préparez pas des regrets en leur ôtant le peu d'instants que la nature leur donne : aussitôt qu'ils peuvent sentir le plaisir d'être, faites qu'ils en jouissent; faites qu'à quelque heure que Dieu les appelle, ils ne meurent point sans avoir goûté la vie. " (p. 92).
•
Georges Snyders en donne une lecture très pertinente (La pédagogie en France au 17ème et au 18ème siècle, Paris, PUF , 1965, pp. 284/290). En s’en inspirant on peut dégager les principaux axes de la valorisation de l’enfance : o Il y a une perfection propre à l’enfance : une raison propre à l’enfance (la raison sensitive), un équilibre propre à l’enfance, une unité, une harmonie. o Cette perfection est source du bonheur de l’instant. Le bonheur de l’enfance, c’est le plaisir simple d’exister : ce sentiment pur de l’existence dont Rousseau fera un modèle de perfection et de sagesse. Le pur plaisir d’être et de sentir. L’éthique et l’esthétique confondues. C’est le pur plaisir de l’instant du pur présent qui ignore le temps et le devenir. L’enfant est tout entier dans ce qu’il vit quand il le vit. Il est en coïncidence avec chaque moment de lui-même. L’adulte lui-même trouve une nouvelle jeunesse et une leçon de vie au spectacle de l’enfance. o L’état d’enfance est finalement une négation en acte du péché originel : un état d’innocence préservée. La preuve de la bonté de la nature en l’homme, une confiance dans le monde comme don de chaque instant. L’éducation nouvelle sera particulièrement sensible à ce thème de l'enfance et de sa valeur. Toute l’éducation moderne s'inscrit dans cette conception de l'enfant devenu comme le paradigme d'une humanité "ouverte", essentiellement en devenir.
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Jean-Jacques ROUSSEAU (2) : L'EDUCATION NEGATIVE ET SES FONDEMENTS
V. LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’EDUCATION : NATURE, LIBERTE, PERFECTIBILITE.
Il suffit de lire ensemble la première phrase de l’Emile et celle du Contrat social pour saisir l’essentiel ; elles sont comme " un sommaire " de la philosophie de Rousseau : " Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme " Emile, livre I, p. 35. " L’homme est né libre, et partout il est dans les fers " Contrat social, chapitre 1, p. 41 (édition GF).
C’est dans les deux cas la même démarche : opposer aux faits la nature, comme principe, origine et norme. C'est autre chose qu'un fait. Rousseau sait bien que l'état de nature - s'il a jamais existé - est à jamais derrière nous. L'état de nature est un principe, une norme à partir de laquelle il est possible de juger l'histoire, l'histoire comme liberté et responsabilité humaine, et de ne pas la subir comme une fatalité.
On ne comprend bien cette idée qu'en comprenant quelle rupture profonde elle implique avec la tradition et l'absolutisme. Pour la pensée politique classique, d'Aristote à Bossuet, les inégalités et les hiérarchies sont naturelles, i.e, inscrites dans la nature. Pour les penseurs de la monarchie, le pouvoir et les structures monarchiques sont donc fondés et justifiés en nature en en Dieu.
La première phrase de la seconde partie du Discours sur l’origine de l’inégalité :récuse d'un coup ce naturalisme : " Le premier qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire " ceci est à moi ", et trouva des gens assez simple pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile " (p. 87, Gallimard, col Idées).
L’Emile n’a qu’un seul but, un seul but justifie et légitime l’entreprise éducative : former un homme libre. Un homme délié des dépendances où l'ancien régime prétendait le tenir "par nature".
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L’éducation est pour l’humanité une nécessité à la fois anthropologique et politique. •
•
Nécessité anthropologique : l’entrée en société, quoi que fatale à la liberté naturelle, était nécessaire à l’humanisation de l’homme. La perfectibilité est le propre de l’homme ; mais sans la société, cette perfectibilité serait restée sans effet, et l’homme n’aurait jamais accédé à la conscience de sa liberté inaliénable. Seul l’enchaînement aux institutions donne figure humaine. La société est le destin de l’homme. Arraché à l’état de nature par l’entrée en société, l’individu solitaire a perdu sa liberté naturelle ; mais cette dénaturation s’est avérée nécessaire à son humanisation. Mais du coup et d’abord nécessité politique : le retour à la liberté naturelle est impossible ; l’homme ne peut recouvrer sa liberté hors de la cité des hommes ; point de liberté sans institutions. Mais laissées à elles-mêmes, les institutions dégénèrent, la liberté abdique, l’inégalité règne. Il faut donc inscrire par l’éducation la liberté en chaque homme. Toute la question de "l'éducation citoyenne" est peut-être là.
" La liberté n’est dans aucune forme de gouvernement, elle est dans le cœur de l’homme libre ; il la porte partout avec lui ". Emile, livre V. " Vivre est le métier que je veux lui apprendre. En sortant de mes mains, il ne sera, j’en conviens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre ; il sera premièrement homme : tout ce qu’un homme doit être, il saura l’être au besoin tout aussi bien que qui que ce soit ; et la fortune aura beau le faire changer de place, il sera toujours à la sienne ". Livre I, p. 42. " Le seul qui fait sa volonté est celui qui n’a pas besoin , pour la faire, de mettre les bras d’un autre au bout des siens : d’où il suit que le premier de tous les biens n’est pas l’autorité, mais la liberté. L’homme vraiment libre ne veut que ce qu’il peut, et fait ce qui lui plaît. Voilà ma maxime fondamentale. Il ne s’agit que de l’appliquer à l’enfance, et toutes les règles de l’éducation vont en découler " Livre II, p. 99.
Comme le résume bien Michel Soetard : l’éducation est " affaire de responsabilité humaine au regard de la liberté " (Jean-Jacques Rousseau, dans Jean Houssaye (dir.), Quinze pédagogues, leur influence aujourd’hui, A. Colin, p. 29).
Un texte capital pour bien comprendre le sens et la portée de ce thème fondateur dans la conception éducative de Rousseau : Emile, premier paragraphe du Livre I, p. 35 : " Tout est bien sortant des mains de l'Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l'homme. Il force une terre à nourrir les productions d'une autre, un arbre à porter les fruits d'un autre; il mêle et confond les climats, les éléments, les saisons; il mutile son chien, son cheval, son esclave; il bouleverse tout, il défigure tout, il aime la difformité, les monstres; il ne veut rien tel que l'a fait la nature, pas même l'homme; il le faut dresser pour lui, comme un cheval de manège; il le faut contourner à sa mode, comme un arbre de son jardin.
590 Sans cela, tout irait plus mal encore, et notre espèce ne veut pas être façonnée à demi. Dans l'état où sont désormais les choses, un homme abandonné dès sa naissance à lui-même parmi les autres serait le plus défiguré de tous. Les préjugés, l'autorité, la nécessité, l'exemple, toutes les institutions sociales, dans lesquelles nous nous trouvons submergés, étoufferaient en lui la nature, et ne mettraient rien à la place. Elle y serait comme un arbrisseau que le hasard fait naître au milieu d'un chemin, et que les passants font bientôt périr, en le heurtant de toutes parts et le pliant dans tous les sens. "
Aucune ambiguïté possible : le propos de Rousseau permet de distinguer très clairement éducation selon la nature et laisser faire.
Rousseau ne dit pas qu'il faut tourner le dos à la société et retrouver la pureté première de la nature ; si cette nostalgie traverse sa pensée, il sait qu'il n'y a pas d'issue pour l'homme en dehors de la société et qu'il faut donc agir en elle, sur elle.
Il est essentiel de comprendre que l'effort de Rousseau "consiste non pas à s'opposer à ce qui existe, à vouloir le supprimer, mais à prendre appui sur la société déjà réelle et à la prolonger jusqu'à l'accomplissement de ses exigences ; aussi imparfaite et même corrompue soit cette société, c'est tout de même en s'insérant dans son mouvement qu'on la mènera à plus de perfection, et pas du tout en essayant de l'anéantir. Maintenant, la société et la civilisation, malgré leur origine foncièrement antinaturelle et les vices qu'elles introduisent en nous, en sont arrivées à faire partie de notre nature". (Georges Snyders, Op. Cit. p. 422/423)
VI. EDUQUER SELON LA NATURE
1) Eduquer selon la nature. Un slogan "piégé" "Suivre la nature". Voilà un mot d'ordre lourd de beaucoup de difficultés, et qui se prête à plusieurs interprétations. De quelle nature s'agit-il ? Que désigne le mot ? L'immédiat ? La spontanéité ? L'origine ? Un fonds primitif ? L'ordre biologique inscrit en nous ? Une valeur ? Une visée ? Une bonne part des difficultés de l'éducation nouvelle tient au sens de ce mot.
Rappelons que l'éducation selon la nature n'est pas le laisser faire. Le laisser faire est même tout le contraire de l’ordre selon la nature. Il expose la nature à toutes les violences du monde et de la société, et la mutile profondément.
591 "Dans notre société, il serait chimérique de vouloir confier un enfant à sa spontanéité, car ce qui s'exprimerait en lui, ce ne serait jamais la nature, mais l'ensemble des influences non critiquées, non redressées qui viennent la recouvrir" (G. Snyders, p. 424). Rappelons aussi que "l'éducation selon la nature" de Rousseau n'est pas une"robinsonnade" ! L'homme naturel "n'existe pas" ; il s'agit d'une construction, d'un concept et d'une norme, un "concept régulatif", permettant de "juger de notre état présent" (Eric Weil) Comme le dit encore G. Snyders, l'éducation selon la nature ne peut être qu'une dialectique complexe : "L'éducation ne doit ni prendre le contre-pied de la nature, puisqu'elle est bonne, ni suivre les impulsions de l'enfant, car aujourd'hui la bonté naturelle a disparu sous l'effet des habitudes sociales"(Idem).
Pestalozzi (1746 - 1827), le premier "pédagogue" qui voulut mettre en pratique les principes de Rousseau, quand il résume et salue l'apport décisif du genevois, dit l'essentiel : cette oeuvre "rendit l'enfant à lui-même, et l'éducation à l'enfant et à la nature humaine". Et plus encore quand il définit ainsi le but de l'éducation : "faire oeuvre de soi-même".
2) Les trois sortes d'éducation Un texte capital (il fait immédiatement suite au texte étudié supra dans le chapitre précédent) éclaire ce thème en distinguant trois sortes d’éducation :
" On façonne les plantes par la culture, et les hommes par l'éducation. Si l'homme naissait grand et fort, sa taille et sa force lui seraient inutiles jusqu'à ce qu'il eût appris à s'en servir; elles lui seraient préjudiciables, en empêchant les autres de songer à l'assister ; et, abandonné à lui-même, il mourrait de misère avant d'avoir connu ses besoins. On se plaint de l'état de l’enfance; on ne voit pas que la race humaine eût péri, si l'homme n'eût commencé par être enfant. Nous naissons faibles, nous avons besoin de force; nous naissons dépourvus de tout, nous avons besoin d'assistance; nous naissons stupides, nous avons besoin de jugement. Tout ce que nous n'avons pas à notre naissance et dont nous avons besoin étant grands, nous est donné par l'éducation. Cette éducation nous vient de la nature, ou des hommes ou des choses. Le développement interne de nos facultés et de nos organes est l'éducation de la nature ; l'usage qu'on nous apprend à faire de ce développement est l'éducation des hommes; et l'acquis de notre propre expérience sur les objets qui nous affectent est l'éducation des choses. Chacun de nous est donc formé par trois sortes de maîtres. Le disciple dans lequel leurs diverses leçons se contrarient est mal élevé, et ne sera jamais d'accord avec lui-même; celui
592 dans lequel elles tombent toutes sur les mêmes points, et tendent aux mêmes fins, va seul à son but et vit conséquemment. Celui-là seul est bien élevé. Or, de ces trois éducations différentes, celle de la nature ne dépend point de nous; celle des choses n'en dépend qu'à certains égards. Celle des hommes est la seule dont nous soyons vraiment les maîtres; encore ne le sommes-nous que par supposition; car qui est-ce qui peut espérer de diriger entièrement les discours et les actions de tous ceux qui environnent un enfant ? Sitôt donc que l'éducation est un art, il est presque impossible qu'elle réussisse puisque le concours nécessaire à son succès ne dépend de personne. Tout ce qu'on peut faire à force de soins est d'approcher plus ou moins du but, mais il faut du bonheur pour l'atteindre. Quel est ce but ? c'est celui même de la nature; cela vient d'être prouvé. Puisque le concours des trois éducations est nécessaire à leur perfection, c'est sur celle à laquelle nous ne pouvons rien qu'il faut diriger les deux autres " Emile, Livre I, pp. 36-37.
"Celle à laquelle nous ne pouvons rien". Comment comprendre cette formule ? Nous ne pouvons rien = non entamé par la violence du monde et des sociétés. Le mal dans le monde vient de l'histoire, pas de la nature humaine. La "bonté originelle de l'homme" signifie le refus de mettre le mal dans le cœur de l'homme. Kant dira quelque chose de proche : "On ne trouve pas les principes qui conduisent au mal dans les dispositions naturelles de l'homme. L'unique cause du mal, c'est que la nature n'est pas soumise à des règles. Il n'y a dans l'homme de germe que pour le bien." Emmanuel KANT, Réflexions sur l'éducation, pp. 80, édition Vrin.
3) Saisir la chance de la liberté On a déjà dit la reconnaissance, chez Rousseau, de l'enfant, des lois de son développement, de ses traits spécifiques, et de l'importance que cette reconnaissance a en pédagogie. Toute la psychologie de l'enfant y est sans doute préfigurée. Les tenants d e l'éducation nouvelle le souligneront abondamment. On y reviendra. Mais il faut se garder de réduire le thème rousseausiste de "l'éducation selon la nature" à une psychologie de l'enfant. Il s'agit bien de philosophie éducative et de philosophie politique, indissociablement.
593 Les hommes sont définitivement entrés dans l'histoire et la civilisation. Seule la conquête de l'autonomie leur permettra de demeurer maître de leur destin. "Voilà précisément la tâche de l'éducation... former par le début la liberté en l'homme de telle façon qu'il s'assure la maîtrise de son développement" (M. Soëtard, Op. Cit., p. 41). Une éducation selon la nature mettra tout en place pour préserver la chance de la liberté en chacun, pour conserver " l’homme de la nature " et ne pas le laisser dégénérer dans " l’homme de l’homme ". La norme de la nature est la seule chance et source de régénération. Elle met l'enfant, le temps de l'éducation, à l'abri du mal qui ne peut venir que de la société des hommes et de leurs actions.
"Faire une éducation selon la nature, c'est, dans un monde dénaturé, faire en sorte que l'homme, à travers ceux qui n'ont pas encore été trop touchés par la dénaturation, à savoir les enfants, se forme une autre nature, une nature humaine qui saisisse la chance de la liberté", c'est "soutenir la volonté d'humanité au milieu du délire de la civilisation" (M. Soëtard, Op. Cit., p. 42). La grande modernité critique de Rousseau nous apparaît peut-être plus clairement aujourd'hui.
VII. L’EDUCATION NEGATIVE ET LES RUSES DU PEDAGOGUE
Cette conception de la nature et de l'éducation selon la nature commande la fameuse éducation négative. Rappelons ce dont il s'agit, en relisant la présentation qu'en fait Rousseau : La première éducation doit donc être purement négative. Elle consiste, non point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le coeur du vice et l'esprit de l'erreur. Si vous pouviez ne rien faire et ne rien laisser faire; si vous pouviez amener votre élève sain et robuste à l'âge de douze ans, sans qu'il sût distinguer sa main droite de sa main gauche, dès vos premières leçons les yeux de son entendement s'ouvriraient à la raison; sans préjugés, sans habitudes, il n'aurait rien en lui qui pût contrarier l'effet de vos soins. Bientôt il deviendrait entre vos mains le plus sage des hommes; et en commençant par ne rien faire, vous auriez fait un prodige d'éducation. " ( Emile, Livre II., p.113).
1) La relation adulte enfant et l'éducation à la liberté Pour comprendre le sens de cette éducation paradoxale, le mieux est de partir du tout premier exemple, le tout début de la relation éducative : le premier rapport qui se crée entre l'adulte et le bébé qui pleure. Deux passages de l'Emile pour y réfléchir :
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1 "En naissant, un enfant crie; sa première enfance se passe à pleurer. Tantôt on l'agite, on le flatte pour l'apaiser; tantôt on le menace, on le bat pour le faire taire. Ou nous faisons ce qu'il lui plaît, ou nous en exigeons ce qu'il nous plaît; ou nous nous soumettons à ses fantaisies ou nous le soumettons aux nôtres : point de milieu, il faut qu'il donne des ordres ou qu'il en reçoive. Ainsi ses premières idées sont celles d'empire et de servitude. Avant de savoir parler il commande, avant de pouvoir agir il obéit; et quelquefois on le châtie avant qu'il puisse connaître ses fautes, ou plutôt en commettre. C'est ainsi qu'on verse de bonne heure dans son jeune coeur les passions qu'on impute ensuite à la nature, et qu'après avoir pris peine à le rendre méchant, on se plaint de le trouver tel. Un enfant passe six ou sept ans de cette manière entre les mains des femmes, victime de leur caprice et du sien; et après lui avoir fait apprendre ceci et cela, c'est-à-dire après avoir chargé sa mémoire ou de mots qu'il ne peut entendre, ou de choses qui ne lui sont bonnes à rien; après avoir étouffé le naturel par les passions qu'on a fait naître, on remet cet être factice entre les mains d'un précepteur, lequel achève de développer les germes artificiels qu'il trouve déjà tout formés, et lui apprend tout, hors à se connaître, hors à tirer parti de luimême, hors à savoir vivre et se rendre heureux. Enfin, quand cet enfant, esclave et tyran, plein de science et dépourvu de sens. également débile de corps et d'âme, est jeté dans le monde en y montrant son ineptie, son orgueil et tous ses vices, il fait déplorer la misère et la perversité humaines. On se trompe; c'est là l'homme de nos fantaisies celui de la nature estfait autrement. Voulez-vous donc qu'il garde sa forme originelle, conservez-la dès l'instant qu'il vient au monde. Sitôt qu'il naît, emparez-vous de lui, et ne le quittez plus qu'il ne soit homme : vous ne réussirez Jamais sans cela".
Emile, Livre I, pp. 50/51. 2
Un bébé "n'a qu'un langage, parce qu'il n'a, pour ainsi dire, qu'une sorte de mal-être: dans l'imperfection de ses organes, il ne distingue point leurs impressions diverses; tous les maux ne forment pour lui qu'une sensation de douleur. De ces pleurs, qu'on croirait si peu dignes d'attention, naît le premier r apport de l'homme à tout ce qui l'environne : ici se forge le premier anneau de cette longue chaîne dont l'ordre social est formé. Quand l'enfant pleure, il est mal à son aise, il a quelque besoin, qu'il ne saurait satisfaire : on examine, on cherche ce besoin, on le trouve, on y pourvoit. Quand on ne le trouve pas ou quand on n'y peut pourvoir, les pleurs continuent, on en est importuné: on flatte l'enfant pour
595 le faire taire, on le berce, on lui chante pour l'endormir : s'il s'opiniâtre, on s'impatiente, on le menace: des nourrices brutales le frappent quelquefois. Voilà d'étranges., leçons pour son entrée à la vie. Je n'oublierai jamais d'avoir vu un de ces incommodes pleureurs ainsi frappé par sa nourrice. Il se tut sur le champ : je le crus intimidé. Je me disais : ce sera une âme servile dont on n'obtiendra rien que par la rigueur. Je me trompais : le malheureux suffoquait de colère, il avait perdu la respiration; je le vis devenir violet. Un moment après vinrent les cris aigus; tous les signes du ressentiment, de la fureur, du désespoir de cet âge, étaient dans ses accents. Je craignis qu'il n'expirât dans cette agitation. Quand j'aurais douté que le sentiment du juste et de l'injuste fût inné dans le coeur de l'homme, cet exemple seul m'aurait convaincu. Je suis sûr qu'un tison ardent tombé par hasard sur la main de cet enfant lui eût été moins sensible que ce coup assez léger, mais donné dans l'intention manifeste de l'offenser. Cette disposition des enfants à l'emportement, au dépit, à la . colère, demande des ménagements excessifs. Boerhaave pense que leurs maladies sont pour la plupart de la classe des convulsives, parce que la tête étant proportionnellement plus grosse et le système des nerfs plus étendu que dans les adultes, le genre nerveux est plus susceptible d'irritation. Eloignez d'eux avec le plus grand soin les domestiques qui les agacent, les irritent, les impatientent : ils leur sont cent fois plus dangereux, plus funestes que les injures de l'air et des saisons. Tant que les enfants ne trouveront de résistance que dans les choses et jamais dans les volontés, ils ne devien dront ni mutins ni colères, et se conserveront mieux en santé. C'est ici une des raisons pourquoi les enfants du peuple, plus libres, plus indépendants, sont généralement moins infirmes, moins délicats, plus robustes que ceux qu'on prétend mieux élever en les contrariant sans cesse; mais il faut songer toujours qu'il v a bien de la différence entre leur obéir et ne pas 1es contrarier. Les premiers pleurs des enfants sont des prières : si l'on n'y prend garde, ils deviennent bientôt des ordres; ils commencent par se faire assister, ils finissent par se faire servir. Ainsi de leur propre faiblesse, d'où vient d'abord le sentiment de leur dépendance, naît ensuite l'idée de l'empire et de la domination; mais cette idée étant moins excitée par leurs besoins que par nos services, ici commencent à se faire apercevoir les effets moraux dont la cause immédiate n'est pas dans la nature et l'on voit déjà pourquoi, dès ce premier âge, il importe de démêler l'intention secrète qui dicte le geste ou le cri. Quand l'enfant tend la main avec effort sans rien dire, il croit atteindre à l'objet parce qu'il n'en estime pas la distance; il est dans l'erreur; mais quand il se plaint et crie en tendant la main, alors il ne s'abuse plus sur la distance, il commande à l'objet de s'approcher, ou à vous de le lui apporter. Dans le premier cas, portez le à l'objet lentement et à petits pas; dans le second, ne faites pas seulement semblant de l'entendre: plus il criera, moins vous devez l'écouter. Il importe de l'accoutumer de bonne heure à ne commander ni aux hommes, car il n'est pas leur maître, ni aux choses ,car elles ne l'entendent point. Ainsi quand un enfant désire quelque chose qu'il voit et qu'on veut lui donner, il vaut mieux porter l'enfant à l'objet, que d'apporter l'objet à l'enfant : il tire de cette pratique une conclusion qui est de son âge, et il n'y a point d'autre moyen de la lui suggérer. Emile, Livre I, pp. 75/76 (édition GF)
596 L'enjeu de ces deux textes ne laissent aucun doute : tout est perdu pour l'éducation si les pleurs se transforment en ordres, en d'autres termes si l'éducation quitte le terrain de la loi des choses pour entrer sur celui de la dépendance des volontés. L'enfant sera bientôt perverti, la nature en lui étouffée, il sera bientôt un petit tyran, lui-même dominé et déchiré par ses colères et ses désirs insatiables.
Que faire, donc ? Ne rien faire qui ne tourne le dos à "l'ordre naturel". Georges Snyders souligne que ce terme a une double signification :
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L'ordre naturel, c'est le refus les entraves, les contraintes artificielles qui aggravent le besoin. Y recourir, c'est laisser librement se développer le besoin naturel de remuer, de jouer, de prendre possession de son corps. Trop d'interdits ne reflètent que la crainte où le préjugé de l'adulte.
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Mais l'ordre naturel, c'est une loi de nature qui a fait le bébé faible et qu'il faut que le bébé reconnaisse : il y a mille objets hors de sa portée, mille actions qu'il ne peut accomplir. Nulle humiliation, nul abaissement dans cette soumission à l'ordre des choses
L'éducation négative ne vise que la négativité des volontés mais s'en remet à la positivité des choses.
2) La loi des choses Il faut que l'enfant se mesure directement avec le monde, personnellement : qu'il apprenne ainsi à lire les lois du réel, la résistance des choses, les limites qu'elles imposent, les points d'appui qu'elles nous offrent : cette activité est activité libre. Là est le rôle du gouverneur, et le sens de sa paradoxale présence continuelle : mettre l'enfant devant le réel, faire en sorte comme dit Snyders que "la confrontation entre le monde et l'enfant ne soit pas esquivée" (p. 427), faire en sorte que l'enfant soit placé devant la conséquence de ses actes, bref, exprimer "la leçon des choses". Cette "direction" est donc cadre pour la liberté de l'enfant. "L'adulte n'a plus à humilier, à abaisser l'enfant, puisque ce n'est pas lui qui doit prescrire ; l'enfant est pourtant transformer et pris en main" (Snyders, Idem). L'exemple du carreau brisé : Parce que Emile a cassé les vitres, le gouverneur le laisse au vent ; comme il récidive : "Dites lui sèchement mais sans colère : les fenêtres sont à moi ;
597 elles ont été mises là par mes soins ; je veux les garantir. . Puis vous l'enfermer à l'obscurité, dans un lieu sans fenêtre" (Livre II). Donc pas de discours moralisateur, seulement la leçon des choses. La soumission à l'égard des choses s'opposent à l'obéissance vis-à-vis des hommes Le gouverneur est là pour conduire jusqu'à la loi des choses, il ne doit pas apparaître comme une autorité, une volonté. Sa rigueur, son inflexibilité prolonge la force des choses.
On réfléchira à la façon dont Rousseau pose et déplace le difficile problème de l'autorité éducative. Sa thèsene peut être confondue avec celle de la non-directivité.
3) La valeur du sensible L'enfant doit d'abord vivre dans le monde sensible, le monde de la sensation, cultiver son acuité sensorielle, avant d'entrer dans celui des signes. L'enfant n'est pas encore mûr pour le monde des mots. Rousseau affirme même la dimension intellectuelle et morale de la sensation : elle constitue une sorte de pensée immédiate, propre à l'enfance, une "raison sensitive" ; elle est donc pleinement éducative.
•
L'éducation négative est du coup le choix de ne pas introduire trop tôt l'enfant dans le monde de l'adulte, de préserver un monde de l'enfance.
"L'enfant peut et doit agir et se développer dans son monde à lui, par des mobiles qui lui sont propres et des idées adaptées à sa situation", écrit Snyders (p. 426) ; son monde n'est pas le monde adulte en réduction. On connaît la fortune de cette découverte dans l'éducation moderne.
4) La "ruse pédagogique" Etre éducateur, pédagogue, c’est donc du même coup entrer dans les arcanes et les paradoxes de la " ruse pédagogique ". •
L’Emile est célèbre pour toutes les ruses du gouverneur, mises en scène pédagogiques, stratagèmes didactiques par lesquels Emile est secrètement dirigé, non par l’action directe du maître, mais par les choses qu’il a ordonnées à selon ses fins. Manipulations ? Beaucoup d’artifices, assurément, au nom d’une éducation selon l’ordre naturel ! o Jean-Jacques s’assurant la complicité du jardinier Robert pour saccager le potager qu’Emile protège depuis plusieurs mois… à seule fin de lui faire découvrir seul le sentiment de propriété (Livre second, p. 119 et suivantes).
598 o
Jean-Jacques feignant de perdre Emile en forêt de Montmorency pour une leçon " vivante d’astronomie (Livre trois, p. 233 et suivantes).
De la leçon en chambre à la leçon en plein air. Analyse du procédé. (pp.233-235). En s’inspirant de l’analyse de Michel Fabre (Penser la formation, Paris , PUF, 1994, p. 164 et suivantes), on retiendra quatre idées :
•
Le sens du savoir apparaît dans l’explication par les choses mêmes. C’est la fameuse leçon de choses.
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L’étude doit se borner à l’utile, à ce qui fait sens pour l’enfant, et correspond à un vrai besoin, par opposition à une vaine curiosité.
•
L’opposition se situe entre l’explication verbale et l’expérience sensible. Entre les mots et les choses.
•
Dans la "situation-problème" crée par le gouverneur, l’élève se confronte à la réalité, aux choses et non au maître, à sa volonté et à son savoir. L’éducation négative appelle la pédagogie active.
La situation-problème est bien une ruse : elle est un problème réel pour l’enfant, mais un artifice pour le maître, qui garde l’œil sur le savoir ! Michel Fabre y décèle même " la duplicité constitutive de la relation formatrice " (p. 169). Ruse du maître pour éduquer l’enfant sans compromettre sa liberté fondamentale : " mettre son double "en tiers", afin de placer l’enfant " sous la seule dépendance des choses ", et donc en situation de se passer progressivement du père " (Michel Fabre, p. 170).
Ce dédoublement du pédagogue, cette mise en tiers du double (avec l'enfant, mais devant l'enfant), n’est-ce pas la solution du paradoxe de la liberté en éducation ?
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L’éducation négative n’est donc pas renoncement au savoir.
599 Le maître selon Rousseau n’ignore pas que la dissymétrie adulte/enfant : supériorité de force, de savoir. Mais il ne faut pas que cette supériorité soit le fondement d’un pouvoir de type politique, d’une dépendance de l’homme. Le maître est une médiation. Si le but de l’éducation est la liberté, l’accès aux savoirs, l’enseignement, doivent en participer. Le but de l’éducation est d’apprendre à s’orienter par soi-même. C’est passer des chose muettes aux signes qui leur donnent sens . La leçon d’astronomie est de ce point de vue une métaphore de l’éducation tout entière. Eduquer, c’est aider à recourir aux signes qui permettront à chacun de s’orienter par lui-même. Pas d’éducation sans enseignement (enseigner, insignare = mettre une marque, faire signe), en ce sens là.
VIII. CONCLUSION : LA PEDAGOGIE, GESTION DES PARADOXES ?
1) Education et liberté L’entreprise éducative butte d’emblée sur un paradoxe constitutif. C'est le paradoxe même de la liberté. Il faut former un homme libre. Pour cela, un seul moyen : le traiter en homme libre ! Mais l’enfance, n’est-ce pas, par définition et nécessité, le temps des contraintes et de la dépendance ? Ce paradoxe est exposé dans un passage capital du livre second de l’Emile (édition GF, pp. 99/106) •
La liberté ne s’octroie pas, elle est là déjà dans l’enfance, mais il s’agit d’une liberté bornée par la faiblesse, et que menace la dépendance où met cette faiblesse :
" J'ai dit la raison de cet état de faiblesse. La nature y pourvoit par l'attachement des pères et des mères : mais cet attachement peut avoir son excès, son défaut, ses abus. Des parents qui vivent dans l'état civil y transportent leur enfant avant l'âge. En lui donnant plus de besoins qu'il n'en a, ils ne soulagent pas sa faiblesse, ils l'augmentent. Ils l'augmentent encore en exigeant de lui ce que la nature n'exigeait pas, en soumettant à leurs volontés le peu de forces qu'il a pour servir les siennes, en changeant de part ou d'autre en esclavage la dépendance réciproque où le tient sa faiblesse et où les tient leur attachement. " (p. 99) •
Cette faiblesse engage la responsabilité de l’éducateur :
" L'homme sage sait rester à sa place; mais l'enfant, qui ne connaît pas la sienne, ne saurait s'y maintenir. Il a parmi nous mille issues pour en sortir; c'est à ceux qui le gouvernent à l'y retenir, et cette tâche n'est pas facile. Il ne doit être ni bête ni homme, mais enfant; il faut qu'il sente sa faiblesse et non qu'il en souffre; il faut qu'il dépende et non qu'il obéisse; il faut qu'il demande et non qu'il commande. Il n'est soumis aux autres qu'à cause de ses besoins, et parce qu'ils voient mieux que lui ce qui lui est utile, ce qui peut contribuer ou nuire à sa
600 conservation. Nul n'a droit, pas même le père, de commander à l'enfant ce qui ne lui est bon à rien. " (p. 100) •
L’enfant ne doit pas dépendre des volontés de l’éducateur. La dépendance des choses préserve la liberté ; celle des hommes la corrompt :
" Ces considérations sont importantes, et servent à résoudre toutes les contradictions du système social. Il y a deux sortes de dépendances : celle des choses, qui est de la nature; celle des hommes, qui est de la société. La dépendance des choses, n'ayant aucune moralité, ne nuit point à la liberté, et n'engendre point de vices ; la dépendance des hommes étant désordonnée les engendre tous, et c'est par elle que le maître et l'esclave se dépravent mutuellement. Maintenez l'enfant dans la seule dépendance des choses, vous aurez suivi l'ordre de la nature dans le progrès de son éducation. N'offrez jamais à ses volontés indiscrètes que des obstacles physiques ou des punitions qui naissent des actions mêmes, et qu'il se rappelle dans l'occasion; sans lui défendre de mal faire, il suffit de l'en empêcher. L'expérience ou l'impuissance doivent seules lui tenir lieu de loi. N'accordez rien à ses désirs parce qu’il le demande, mais parce qu'il en a besoin. Qu'il ne sache ce que c'est qu'obéissance quand il agit, ni ce que c'est qu'empire quand on agit pour lui. Qu'il sente, également sa liberté dans ses actions et dans les vôtres. Suppléez à la force qui lui manque, autant précisément qu'il en a besoin pour être libre et non pas impérieux; qu'en recevant vos services avec une sorte d'humiliation, il aspire au moment où il pourra s'en passer, et où il aura l'honneur de se servir lui-même. " (pp. 100/101)
On doit prendre garde au contresens le plus grave qu’on fait sur ce thème du respect des besoins naturels de l’enfant. Il ne signifie nullement satisfaction des désirs et des caprices. Tout au contraire : céder à toutes les demandes de l’enfant, c’est corrompre sa liberté, nourrir en lui un tyran qui l’asservira à ses caprices et à ses passions ; c’est le faire esclave, car " l’impulsion du seul appétit est esclavage "
" Savez-vous quel est le plus sûr moyen de rendre votre enfant misérable ? c'est de l'accoutumer à tout obtenir; car ses désirs croissant incessamment par la facilité de les satisfaire, tôt ou tard l'impuissance vous forcera malgré vous d'en venir au refus; et ce refus inaccoutumé lui donnera plus de tourment que la privation même de ce qu'il désire. D'abord il voudra la canne que vous tenez; bientôt il voudra votre montre; ensuite il voudra l'oiseau qui vole; il voudra l'étoile qu'il voit briller; il voudra tout ce qu'il verra : à moins d'être Dieu, comment le contenterez-vous ? " (p. 103)
Il faut donc toujours en revenir au paradoxe central de l’éducation : la liberté est le principe, le but, le seul moyen de l’éducation. On ne peut former un être libre qu’en le traitant en être libre, en respectant la liberté de l’enfant, en l’enfant. Comment faire ? Quoi faire ? La notion d’éducation négative est la réponse paradoxale à ce défi paradoxal ; la réponse théorique et pratique à cette question en forme de défi. " Qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente ".
601 L’éducation négative signifie notamment : • • • •
Qu’il faut que l’apprentissage vienne de l’expérience des choses. Qu’il faut substituer au monde des mots un monde purement physique. Que l’éducateur doit être comme un rempart, protégeant l’élève de la société corruptrice, des préjugés, de la culture faussée. Qu'il convient de permettre à l’enfance d’être pleinement enfance.
2) La liberté, fondement, but et moyen de l'éducation Toute la philosophie de l’éducation et la doctrine éducative de Rousseau, y compris dans ses aspects les plus concrets, procèdent d’un principe unique : le but ultime de l’éducation est de formé un homme libre. Dès lors se formule le paradoxe qui exprime l’une des problématiques essentielles de l’éducation, si on en comprend bien les enjeux : L’homme ne peut devenir libre qu’à la condition d’être traité comme un être libre. Sinon, l’éducation sera apprentissage de l’esclavage et des inégalités ! Ce risque est là dès que l'enfant doit apprendre et la société transmettre. Pour Rousseau, la liberté ne s’apprend pas "de l'extérieur", elle est inscrite dans l’humanité de l’homme, elle doit s’éprouver et se déployer. Le paradoxe pose dès lors une question de fond : Comment concilier le but et le contenu de l’éducation – la liberté – et les dépendances et contraintes où jettent nécessairement l’enfance ? La question vaut bien sûr pour l'éducation morale,mais se trouve pleinement posée dans l'éducation intellectuelle.
Emile est-il bien au bout du compte un traité de pédagogie ? Pas un traité dogmatique, assurément. Un livre " exemplaire ", selon Rousseau. Fait pour donner à penser. Il ne pose qu’un but : " former un homme libre ", et un moyen : " suivre la marche de la nature ".
Rousseau le tout premier le sait bien : des principes de l’éducation aux éducations effectives, de ce qui est à ce qui doit être, une foule de facteurs et de circonstances interviennent, " l’exécution dépend de mille circonstances ". Il faut se garder du dogmatisme et du sectarisme en pédagogie.
Toute doctrine éducative 1) pose une idée de l’homme accompli ; 2) recherche les moyens de parvenir à cette fin. Faire de cette fin et de ses moyens indissolublement un absolu appartiendrait à une entreprise totalitariste.
602
La dimension utopique en éducation est nécessaire : l’utopie, comme le dit Paul Ricoeur, " mesure l’écart entre l’espérance et la tradition ".
Laissons le dernier mot au préfacier de l’Emile dans l’édition GF : " Rien n’est plus ridicule et plus sinistre que le caprice de la reine de Suède qui, du vivant de Rousseau, importa à la Cour de Stockholm un petit nègre pour le faire élever selon les principes de Rousseau : le malheureux devint un jouet des intrigues des courtisans, corrompu parmi les corrompus " (p. 19).
*** Bibliographie complémentaire
CHATEAU J. JJ Rousseau ou la pédagogie de la vocation, dans Les grands pédagogues, PUF, 1954. FABRE M., Penser la formation, Paris , PUF, 1994. KAHN P., Emile et les Lumières, dans L’éducation, approches philosophiques, PUF, 1990. PHILONENKO A., JJ Rousseau et la pensée du malheur, t. 1 : Traité du mal, t. 3 : L’apothéose du désespoir, Vrin, 1984. Georges SNYDERS, La pédagogie en France aux XVIIè et XVIIIè siècles, Paris, PUF, 1965. SOETARD M., J.J. Rousseau, dans Houssaye J., Quinze pédagogues, A . Colin , 1994 . SOETARD M., Qu'est-ce que la pédagogie ? La pédagogie au risque de la philosophie, Paris, ESF, 2001. STAROBINSKY J., JJ Rousseau, la transparence et l’obstacle, Gallimard, " Tel " , 1971.
EN RÉSUMÉ COMMENT GOUVERNER EMILE SANS COMPROMETTRE SA LIBERTÉ FONDAMENTALE ?
603 Toute la philosophie de l’éducation et la doctrine éducative de ROUSSEAU, y compris dans leurs dimensions les plus concrètes, dans la pratique même, découlent d’un même principe : le but ultime de l’éducation est de former un homme libre, capable de s’élever contre toutes les entraves, et d’obéir à la loi qu’il s’est prescrite. Et aussitôt il faut énoncer le paradoxe qui ouvre l’une des problématiques essentielles de l’éducation, dont il faut bien comprendre les enjeux : L’homme ne peut devenir libre qu’à la condition d’être traité en être libre. Sinon, l’éducation court le risque de dégénérer en apprentissage de l’esclavage et des inégalités ! Pour ROUSSEAU, à proprement parler, la liberté ne " s’apprend pas ", il faut qu’elle soit toujours déjà là, inscrite dans l’humanité de l’homme : elle doit s’éprouver et se déployer. Le premier danger que court la liberté est d’être corrompue, étouffée. Nul éducateur ne peut dès lors éviter la question :
COMMENT CONCILIER LE BUT ET LE CONTENU DE L’ÉDUCATION – LA LIBERTÉ – ET LES DÉPENDANCES ET CONTRAINTES OÙ MET NÉCESSAIREMENT L’ÉTAT D’ENFANCE ?
On ne le perdra pas de vue : l’éducation est une affaire politique. " Emile " est le pendant du " Contrat social ", l’éducation doit inscrire dans le cœur de chaque citoyen une liberté que l’institution ne peut seule préserver. L’éducation est "affaire de responsabilité humaine au regard de la liberté ", écrit Michel Soetard (J.J. Rousseau, in Jean Houssaye, Quinze pédagogues, A . COLIN, 1994, p.29) .
L’ÉDUCATION NÉGATIVE tente de répondre. Pour ne pas compromettre l’accès de l’enfant à l’autonomie, l’apprentissage doit venir de l’expérience des choses et non des injonctions d’un maître. Il faut substituer au monde des mots, des leçons, des préceptes, un monde purement physique. La dépendance des choses ne nuit pas à la liberté, au contraire de celle des hommes : " c’est par elle que le maître et l’esclave se dépravent mutuellement " (Emile, Livre second, p. 101, éd. Garnier Flammarion). L’éducateur selon ROUSSEAU doit d’abord protéger l’enfant d’une société corruptrice, où règnent l’inégalité et les préjugés, pour préserver les chances de la liberté. "Oserais-je ici exposer la plus utile des règles de l’éducation ? Ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre… La première éducation doit être purement négative. Elle consiste non point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le cœur du vice et l’esprit de l’erreur " (Emile, Livre second, p.112-113). L’éducation négative, l’éducation " selon la nature " en ce sens est tout le contraire du laisser faire. Laisser faire, c’est abandonner l’enfant à toutes les corruptions, aux préjugés, aux inégalités, aux lois d’une " jungle " sociale : l’enfant " y serait comme un arbrisseau que le hasard fait naître au milieu d’un chemin, et que les passants font bientôt périr, en le heurtant de toutes parts et le pliant dans tous les sens " (Idem, Livre premier, p.35).
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EMILE DURKHEIM, LA PEDAGOGIE ENTRE SCIENCE ET MORALE (1858-1917)
Toute histoire de la pédagogie impose des choix. On commencera par rappeler ceux de ce cours pour expliquer la place qu'on y accordera à Emile Durkheim. Trois principes pour guider ces choix : - Tenir compte de nos préoccupations éducatives, aujourd'hui. Toute histoire s'enracine dans le souci du présent. C'était précisément le point de vue de Durkheim, clairement exprimé au début de son cours, L'évolution pédagogique en France (EPF) : "Je crois que c'est seulement en étudiant le passé que nous pourrons arriver à anticiper l'avenir et à comprendre le présent, et que, par suite, une histoire de l'enseignement est la meilleure des écoles pédagogiques" (EPF, PUF, p. 16). - S'intéresser aux périodes d'effervescence pédagogique. Encore un conseil et un principe durkheimien ! Voilà comment Durkheim explique l'importance de la période de la Renaissance : "Nous voyons brusquement éclore au 16ème siècle toute une littérature pédagogique, et c'est pour la première fois dans notre histoire scolaire. C'est Rabelais, c'est Erasme, c'est Ramus, c'est Budé, Vivès, c'est Montaigne, pour ne parler que de ceux qui intéresse plus spécialement la France. Pour retrouver une production aussi abondante, il faut descendre ensuite jusqu'au 18ème siècle, c'est-à-dire jusqu'à notre seconde grande révolution pédagogique. L'apparition de cette multitude de doctrines ne tient pas d'un hasard qui aurait fait naître à ce moment une pléiade de penseurs ; mais c est la crise violente traversée alors par notre système d'éducation qui a éveillé la pensée et suscité les penseurs" (EPF, p. 208). Rousseau, Itard, appartiennent tous deux à cette seconde période d'effervescence. Il se trouve que Durkheim être l'un des acteurs d'une troisième grande période : celle qui a mis en place les lois laïques, dans le dernier quart du 19ème siècle et le début du 20ème. - Repérer les grands paradigmes et les courants principaux. Il faut donc d'abord situer Durkheim de ce point de vue.
I. DURKHEIM, SOCIOLOGUE ET HISTORIEN DE L'EDUCATION
1) Du point de vue des grands courants, des grandes orientations pédagogiques, la place de Durkheim a longtemps été assignée de façon sommaire : du côté de l'éducation "traditionnelle". Il était présenté le plus souvent comme le défenseur d'une éducation selon le devoir : insistance sur l'effort, l'imposition, la transmission par les adultes de la culture
605 nécessaire à l'intégration sociale. Bref, un traditionaliste usant des concepts habituels du traditionalisme : sens de l'effort, sentiment du devoir, esprit de discipline, autorité. A l'appui de cette lecture, la célèbre définition de l'éducation que donne Durkheim : "L'éducation est l'action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et de développer chez l'enfant un certains nombre d'états physiques, intellectuels et mentaux que réclament de lui et la société politique dans son ensemble et le milieu social auquel il est particulièrement destiné". (Article "Education", in F. Buisson, Nouveau dictionnaire de pédagogie, Paris, Hachette, 1911, p. 532. Reproduit dans "L'éducation, sa nature, son rôle", in Education et sociologie, PUF Quadrige p. 51 et Alcan p. 49)
2) OUI MAIS ! Cette définition n'est pas l'expression d'un credo pédagogique, mais la toute première définition sociologique de l'éducation. L'éducation est chose sociale, pratique sociale, travail de la société sur elle-même. Toute société fabrique toujours par son système d'éducation les hommes dont elle a besoin. (On peut ici s'interroger : quel type d'homme "fabrique" l'école contemporaine ? ) Pour Durkheim, cette définition s'impose à l'historien : "L'éducation a infiniment varié selon les temps et selon les pays. Dans les cités grecques et latine, l'éducation dressait l'individu à se subordonner aveuglément à la collectivité, à devenir la chose de la société. Aujourd'hui, elle s'efforce d'en faire une personnalité autonome…" (Article cité, p. 530 in Education et sociologie, PUF Quadrige p. 44 et Alcan p. 39). Et les travaux de Durkheim sur l'éducation, notamment dans le cours sur L'évolution pédagogique en France, sont bien des travaux de sociologie historique. Durkheim, c'est donc l'entrée de la sociologie sur la scène de l'éducation, la naissance du regard sociologique sur les choses de l'éducation. Une dimension dont on connaît aujourd'hui l'importance. 3) Et la pédagogie dans tout cela ? La pédagogie comme réflexion, examen réfléchi des moyens et des fins de l'éducation ? La pédagogie comme "réflexion appliquée aussi méthodiquement que possible aux choses de l'éducation" (EPF, p. 10) ? Réponse de Durkheim : elle aussi existe historiquement, elle est le fait de certaines sociétés, pas de toutes. - Elle n'a pas toujours existé ; toutes les sociétés n'ont pas de doctrines pédagogiques. (Education et sociologie, PUF Quadrige p. 70 et Alcan p. 75). - Les doctrines pédagogiques se développent dans les phases critiques de l'histoire des sociétés (Education et sociologie, PUF Quadrige p. 77 et Alcan p. 85/86). - Toutefois, le besoin de la réflexion pédagogique est devenu un besoin permanent dans la société moderne. (Education et sociologie, PUF Quadrige p. 82/84 et Alcan p. 93/95).
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4) Durkheim, c'est donc, d'une certaine façon, la lucidité du regard sociologique sur l'idéalité pédagogique ; les utopies pédagogiques sous l'œil du "savant". Mais c'est surtout la science de l'éducation au service de l'éducation. Durkheim, on le verra, était en effet très engagé dans la construction de l'école républicaine laïque. - A quoi "sert" le savoir sociologique sur l'éducation ? Durkheim était convaincu qu'on ne peut construire l'avenir éducatif qu'en comprenant et maîtrisant son présent, en discernant les forces à l'œuvre dans la société et en les "instrumentant". - On peut toutefois se demander si le réalisme sociologique de Durkheim ne le fait pas sousestimer ou méconnaître la force et la nécessité des idéaux : "Les nouveautés nécessaires ne peuvent pas être construites a priori par une imagination éprise de mieux, mais doivent être, à chaque phase de l'évolution, rapportée exactement à un ensemble de conditions objectivement déterminables". (EPF, p. 17) - Point de vue auquel on pourrait opposer celui de la sociologie critique : "Education et formation sont des processus internes qui accomplissent un mouvement d’émancipation et qui aident l’homme à transgresser les limites imposées par son destin. La formation est le futur du présent. Elle suit l’histoire en préparant les virtualités de l’homme, mais elle se réalise d’une manière où l’homme futur est déjà là. La dimension utopique de l’éducation protège l’historicité de l’homme et le rend visible et reconnaissable dans sa propre historicité". (Christoph Wulf, Introduction aux sciences de l'éducation, Armand Colin, p. 140.)
II. ACTUALITE DE DURKHEIM
L'apport de Durkheim ne se limite pas à l'introduction du regard de la sociologie et de l'histoire sur l'éducation et la pédagogie. Son actualité tient d'une part à son engagement personnel dans l'histoire de l'école , et d'autre part aux problèmes qui sont au cœur de ses analyses et qui sont des problèmes qui nous sont toujours sensibles. 1) L'héritage pédagogique de Durkheim s'articule autour de deux questions qui traitent des problèmes propres au monde moderne, à notre monde : - Premier problème, première question. Le monde moderne est le monde des sciences et des techniques, celui de la civilisation scientifique et technique : Que doit être l'éducation dans ce monde là ? Durkheim ne se demande pas seulement : comment enseigner les sciences, quelle place faire aux sciences dans l'éducation. Mais plus fortement : Que doit être l'éducation au temps des sciences ?
607 - Deuxième problème, deuxième question. Il n'y a pas d'éducation authentique sans éducation morale. Comment fonder un enseignement moral sur la culture scientifique ( et non plus sur un fondement religieux)? Question qui en contient une autre : comment préserver, fonder le lien social ? En termes contemporains : comment construire le "vivre ensemble" ?
2) Ces deux questions sont au fondement de l'idée de laïcité et du projet de l'école laïque. C'est précisément là que se trouve l'engagement personnel de Durkheim dans l'histoire éducative de son temps, pendant la troisième des grandes "périodes d'effervescences pédagogiques". Une "effervescence" dont témoigne notamment le Dictionnaire de pédagogie (1888) de Ferdinand Buisson, les numéros de la "Revue pédagogique". Une œuvre contemporaine des grandes lois scolaires instaurant la laïcité, sous la troisième République, l'époque de Jules Ferry. Durkheim est un "intellectuel", un universitaire, un "savant" personnellement engagé dans le grand mouvement de construction d'une école laïque au tournant du siècle. En 1887, un arrêté ministériel le désigne pour enseigner la pédagogie et la science sociale à l'université de Bordeaux (première apparition de la science de l'éducation). En 1902, il succède en Sorbonne à Ferdinand Buisson, titulaire de la première chaire de pédagogie. L'évolution pédagogique en France et L'éducation morale sont des textes issus de ses cours. Avec Durkheim, c'est donc la doctrine et la pratique de l'école laïque qui se cherchent et qui se fondent. Il faut le lire et le situer dans cette perspective. Il s'agit bien d'une période d'innovation : il faut inventer l'école du peuple sans recourir à un fondement religieux. L'attachement de Durkheim à l'idée laïque est déclaré, explicite. Il appartient à une famille de rabbins, c'est un juif laïque, il vient de la communauté juive émancipée par la Révolution française, et qui connaît la valeur émancipatrice de la République. Durkheim voit dans l'idée laïque une garantie de la solidarité sociale. Et une forme de respect mutuel. Il estime, comme beaucoup d'intellectuels de sa génération, que la République doit formuler un idéal commun de croyances et de valeurs, de savoirs qui unissent (une culture commune). III. L'EDUCATION À L'AGE DES SCIENCES "L'heure de l'éducation par les sciences est à présent venue… Le grand mouvement des sciences qui affecte le savoir et la civilisation emporte enfin la pensée pédagogique et le système d'enseignement dans un nouvel âge". C'est la conviction sur laquelle Durkheim fonde sa lecture de l'histoire éducative et l'analyse de son devenir et de ses problèmes. L'éducation à venir est celle de l'âge des sciences, et il bouleverse la donne. 1) Dans les dernières leçons de L'évolution pédagogique en France, Durkheim distingue quatre grandes phases de l'histoire scolaire. - L'âge carolingien, âge préliminaire, introductif.
608 - L'âge scolastique, du 12ème au 14ème siècle, époque médiévale dont viennent bon nombre de nos institutions : universités, collèges, facultés, grades, examens… - L'âge humaniste, du 14ème à la fin du 18ème siècle, auquel nous devons l'enseignement littéraire et la place qu'il occupe dans l'enseignement et dans la culture. - Le monde moderne appartient à une quatrième phase, ouverte depuis la fin du 18ème siècle, et qui n'en finit pas de se chercher. Depuis, explique Durkheim, "on cherche à compléter l'enseignement littéraire par une culture historique". L'enseignement de ce monde nouveau est à inventer. Ce devra être l'œuvre des futurs enseignants auxquels Durkheim s'adresse dans ses cours : "Mesdames et Messieurs", leur déclare-t-il en substance, "c'est à vous qu'il appartient de faire entre enfin l'école dans cette nouvelle phase conforme aux évolutions de la société".
2) Pourtant, cette quatrième phase nécessaire est marquée par une anomalie. Il y a un décalage considérable entre la place - considérable - qu'occupent les sciences et les techniques dans la civilisation et la société, et celle qui leur revient dans l'éducation - très réduite. Paradoxe : il appartient aux sciences d'éduquer - c'est là une nécessité, une exigence sociohistorique - et pourtant les sciences peine à trouver leur place - la première - dans l'école et dans l'enseignement.
3) D'où une question, un doute : les sciences sont-elles capables d'éduquer ? C'est-à-dire : de satisfaire pleinement à l'ambition éducative ? Durkheim n'en doute pas : foi en la raison scientifique, spiritualisme positiviste. Mais il comprend qu'il est nécessaire de définir les conditions et les moyens d'une vraie éducation par les sciences, grâce aux sciences. C'est l'objet des trois dernières leçons de L'évolution pédagogique en France.
4) Les sciences ne peuvent éduquer qu'en prenant le relais, l'héritage, en reprenant à leur compte toutes les ambitions inhérentes à l'idée éducative. - Un détour historique "généalogique", est ici nécessaire. Selon Durkheim, l'idée éducative est indissociable du christianisme et des valeurs que le christianisme a inscrite dans notre civilisation. C'est dans le christianisme qu'il faut chercher selon Durkheim "le schéma abstrait du processus éducatif" (EPF, p. 38). Sur ce point, lire le début du chapitre trois de L'évolution pédagogique en France (pp.36/40). - Au fond de toute éducation, selon Durkheim, il y a le modèle religieux de la prédication, de la conversion : il s'agit toujours d'agir en profondeur sur la personne, conçue comme un tout, une unité, de la changer de l'intérieur, et de tout consacrer à ce but. En langage moderne : l'éducation ne se contente pas des savoirs et des savoir-faire : elle vise l'être, le savoir être. Ce que Durkheim appelle "une disposition générale de l'esprit et de la volonté" (EPF, p. 37). Le processus éducatif est d'essence religieuse… Unité, intériorité, totalité, voilà la "trilogie" éducative.
609 - L'éducation scientifique ne peut donc prendre le relais, devenir le modèle éducatif du monde moderne, qu'à la condition d'être pleinement formatrice. Elle doit être à la fois : a) éducation intellectuelle (formation de l'esprit : comment former un esprit par les sciences ? b) éducation morale (formation de la volonté : comment former par la science, à l'aide des sciences, la personne morale, capable de s'imposer des devoirs, de se donner des lois et de s'y contraindre ?) c) éducation esthétique (formation du goût et de la sensibilité grâce aux sciences) d) éducation politique (formation du citoyen grâce aux sciences).
Ce programme est celui du positivisme auquel adhère Durkheim. C'est une ambition dont on peut suivre la trace dans l'histoire des idées éducatives, de Auguste Comte à Charpak, en passant par Durkheim, Bachelard, et plus récemment ce qu'on a appelé "les activités d'éveil scientifique". 5) Durkheim en appelle donc à une nouvelle culture fondée dans les sciences, à un nouvel humanisme fondé dans les sciences et capable de reprendre les valeurs éducatives humanistes issues du christianisme. "Il s'en faut que la conception que le christianisme se fait de l'éducation soit sans fondement : si les formules symboliques dans lesquelles elle est enveloppée ne sont pas scientifiquement admissibles, il y a sous ces symboles une vérité profonde qui doit être retenue… Il reste vrai que la fonction propre de l'éducation est avant tout de cultiver l'homme, de développer les germes d'humanité qui sont en nous. Or, un enseignement auquel on assigne uniquement pour fin d'accroître notre empire sur l'univers physique manque à cette tâche essentielle" (EPF, p. 386). - Ce n'est pas purement du scientisme. Dans le modèle que propose Durkheim à la fin de L'EPF, les sciences n'ont pas pris toute la place des Humanités. - C'est une culture à trois pieds, assise sur trois domaines d'études : celui de la nature, celui du langage, celui de l'homme. Trois domaines en rapport de complémentarité et de réciprocité. "L'enseignement humain suppose un enseignement de la nature", et tous deux "se pénètrent mutuellement, agissent et interagissent l'un sur l'autre" (EPF, p. 398). - Le langage occupe dans ce modèle et ce programme d'enseignement une place particulière, centrale et fondatrice. Il est à la fois du côté de l'humain, et du côté des choses. Il est bien en nous (subjectif), mais déjà en dehors de nous (objectif). Il nous fournit les bases de la logique qui nous sert à comprendre la nature. Il est aussi le premier objet des sciences humaines. 6) Le maître selon Durkheim est donc bien transmetteur de savoirs. Il enseigne la nature (sciences physiques et biologiques) ; il enseigne l'homme (son langage, son histoire, ses
610 productions littéraires et esthétiques). Mais à travers l'instruction qu'il dispense, c'est bien une éducation sociale, l'éducation civique et morale qui est la visée dernière. 7) On ne saurait terminer cette approche sans s'interroger : qu'en est-il, aujourd'hui, de l'éducation scientifique ? Les sciences ont-elles bien pris le relais de l'ambition éducative ? Les sciences éduquent-elles pleinement ? Il est permis d'en douter… - L'avis d'un pionnier de "l'éveil scientifique", Victor Host : L'entreprise de rénovation des sciences a échoué. On doit reconnaître que perdurent les "déficiences de la culture scientifique". - Mon point de vue : "Héritiers des Lumières, nous autres éducateurs avons longtemps cru que la science apportait la bonne réponse à la question de l'éducation et de l'émancipation. Nous pressentons à présent qu'elle constitue aussi un problème pour l'éducation. Quelle place faut-il faire et quel sens faut-il donner aux sciences dans l'éducation pour que l'éducation soit encore possible ? Telle est bien la question fondamentale". (Alain Kerlan, La science n'éduquera pas. Comte, Durkheim, le modèle introuvable, Bern, Peter Lang, 1998, pp. 299300.)
- Le point de vue de Michel Fabre : "Le succès même des sciences peut conduire à occulter la question de leur valeur formatrice. Mais notre croyance spontanée en cette valeur vient surtout de ce que nous pensons toujours la théorie au sens grec, sans apercevoir le changement fondamental de signification qui l'affecte dans la science moderne". (Penser la formation, Paris, PUF, 1994, p. 100).
- On peut réfléchir à cela sur l'exemple de l'introduction de l'informatique à l'école…
IV. L'EDUCATION MORALE ET LE LIEN SOCIAL 1) Actualité de la seconde grande préoccupation éducative de Durkheim. La question du lien social, le fondement du "vivre ensemble". La place de ce souci dans l'opinion et la réflexion pédagogique contemporaine. Toute l'œuvre du sociologue est marquée d'une inquiétude, et même d'une obsession : comment préserver le lien social, maintenir la cohésion sociale, inculquer aux individus les comportements et les valeurs nécessaires au vivre ensemble ? Cette inquiétude est au principe de son engagement dans les questions pédagogiques. A l'arrière-plan, une certitude : le lien social est devenu problématique dans le monde moderne, les risques d'éclatement de la société se multiplient. Durkheim est convaincu que l'individualisme menace la démocratie. Paradoxe démocratique : l'individu est une valeur, une conquête, une émancipation ; mais son triomphe menace ce qui les rend possible.
611 D'une certaine façon, on peut dire que la sociologie scientifique que fonde Durkheim est une tentative de se donner les moyens de maîtriser la crise sociale. Invention ou espérance d'une science au service de la société. La pédagogie de Durkheim s'inscrit sur cet horizon. 2) La société à laquelle appartient Durkheim est une société en crise, celle d'un monde qui bascule. Durkheim, né en 1858, arrive à maturité après la défaite de 1870 et la Commune de Paris. La sociologie scientifique naissante est contemporaine des révolutions et des ruptures politiques, des crises et des mutations profondes de la société. A l'arrière-plan de "l'inquiétude sociologique" de Durkheim, il faut particulièrement souligner : - les effets sociaux et culturels de la grande industrialisation - les bouleversements entraînés par les progrès techniques - la crise de la conscience nationale après la défaite de 70 - le sentiment diffus d'une "trahison" des classes dirigeantes et d'une "décadence" des valeurs admises (déjà !) - le trouble des consciences face à la situation de la classe ouvrière. Répression impitoyable, détresse. Les classe laborieuses ne sont pas intégrées à la société industrielle. Classes laborieuses = classes dangereuses ! - la flambée nationaliste et la révolte contre l'universalisme républicain. On peut se le demander : cette époque n'a-t-elle pas quelques points communs avec la notre ? Exclusions, montée de la violence, développement des "incivilités", interrogation sur la capacité de l'école à accomplir sa mission… 3) L'analyse de la crise sociale passe chez Durkheim par deux concepts clés : le concept d'anomie, et la notion de conscience collective. Les dérèglements sociaux de son temps - conflits sans cesse renaissants, désordres de toutes sortes - sont pour Durkheim des "états d'anomie". Il y a état d'anomie quand une sphère de la vie sociale, bouleversée par les changements qui l'affectent, se décompose. Conséquence de cette décomposition : les individus perdent leurs repères, et la stabilité que leur procurait l'intégration à un ordre social. Ils sont abandonnés à eux-mêmes. Dès lors, les passions et les désirs individuels ne sont plus maîtrisés. Il y a anomie parce que l'ordre social ne "tient" plus les individus et leurs passions. Le raisonnement se décompose en trois temps : a) Pas de vie collective "normale" sans qu'un ordre, une puissance morale respectée, limite et réglemente l'infinité et l'insatiabilité des désirs individuels, contiennent la prolifération des passions individuelles. Durkheim est ici proche de Thomas Hobbes.
612 b) Dans chaque société particulière, à chaque moment de l'histoire, il existe des valeurs admises et partagées, même sous une forme diffuse. Il existe une conscience commune, une conscience collective des valeurs, qui sert de régulateur des désirs et des besoins, les encadre, les oriente, leur donne un sens social. c) Toute rupture d'équilibre (suite à un bouleversement économique, notamment) au sein de l'organisme social a donc deux effets conjugués : - Les besoins et les désirs individuels s'exaspèrent - L'ordre qui les contenait vacille. Conséquence explosive : c'est précisément quand ils ne peuvent plus être satisfaits et que les forces qui les contenaient ont perdu leur autorité que les besoins s'exaspèrent. Dans toute situation anomique, la crise libère une énergie latente que ne retient plus une forme définie. Ce schéma peut-il s'appliquer à notre monde ? - à la société contemporaine : les flambées de violence, les incivilités, l'étalage de la richesse et l'extension de l'exclusion… - à l'école et à la violence scolaire : promesse de réussite faite par l'école à chacun en démocratie, mais échec excluant, exclusion par l'échec… Les problèmes qui obsèdent Durkheim sont bien en fin de compte ceux de la vie et de la survie des démocraties, des sociétés démocratiques modernes, de la conciliation de l'émancipation des individus et du lien social.
4) Il y a selon Durkheim un lien entre l'équilibre des individus et la cohérence sociale. L'anomie sociale et l'anomie psychologique sont les deux faces d'un même phénomène. Cf le suicide anomique.
COMMUNION DANS DES VALEURS PARTAGEES
LIEN SOCIAL EQUILIBRE INDIVIDUEL
INTERIORISATION DES REGLES ETABLIES PAR LE GROUPE
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En résumé : - Pas de cohésion sociale sans valeurs partagées - La conscience collective est la source des valeurs qui s'imposent aux consciences individuelles et fondent la solidarité sociale. - Communier dans une morale commune, voilà le ressort du lien social. - Vivre en intériorisant les règles du groupe, voilà la clé de l'équilibre individuel. La société est ainsi le lieu de création de la morale, le fondement des valeurs éthiques qui s'imposent aux acteurs sociaux, aux individus. Telle sera la fonction de l'éducation : la "socialisation méthodique" des jeunes générations, l'intériorisation des normes et des valeurs qui assurent la cohésion sociale ET règlent les comportements individuels.
VI. LA TÂCHE DE L'ECOLE
Voilà la tâche qui incombe à l'école laïque, à l'école de la République : "D'une manière générale, le processus éducatif a pour fonction, non seulement d'assurer le développement de l'individu, d'en faire un être social, mais plus essentiellement d'assurer la survie d'une société, la pérennité de ses "conditions d'existence"". (Jean-Claude Filloux, Durkheim et l'éducation, Paris, PUF, col. "Pédagogues et pédagogie", 1994, p.22) 1) Pour l'école laïque c'est plus qu'une tâche, plus qu'une fonction : un défi. L'école laïque pour asseoir sa légitimité doit faire la preuve non seulement qu'elle est capable d'instruire, mais surtout qu'elle est fondée à éduquer. L'éducation morale est le défi que doit relever l'école laïque. Ce défi est proprement le défi des sociétés modernes, des sociétés démocratiques : c'est celui de la conciliation de la cohésion, de la solidarité sociale, et des valeurs individualistes. Il oppose société traditionnelle et société moderne. Il s'agit bien d'un enjeu historique essentiel ! Lire la Lettre aux instituteurs du 17 novembre 1883 de Jules Ferry. Aussi : article "Morale", dans Ferdinand Buisson, Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire.
614 Un texte essentiel : Durkheim, L'éducation morale, Première leçon, "Introduction : La morale laïque", pp. 1/12, édition PUF. 2) L'éducation morale laïque doit mettre en place les conditions de développement d'une "personnalité démocratique" : - développer une conscience critique - faite à la fois de rationalité individuelle - et d'attachement au groupe, de sens de la solidarité. La morale est à la fois de l'ordre de la raison (çà s'explique et se comprend, c'est le propre d'un être rationnel) et de l'affectivité.
3) L'éducation morale à l'école, notamment à l'école primaire passe par une double perspective : a) un enseignement rationnel de la morale, de ses lois, de leurs fondements, de leurs "raisons" de leur bien-fondé. C'est l'espoir d'une "physique des mœurs" que partage Durkheim avec d'autres intellectuels et pédagogues. L'espoir positiviste que les sciences (humaines) peuvent aider les hommes à mieux se conduire selon la raison. Le rôle moral de l'enseignement des sciences : il y a "une leçon morale des choses". De l'enseignement des sciences Durkheim attend : - une rupture avec l'égocentrisme - la connaissance du déterminisme de l'univers : "un solide rempart contre l'égoïsme" - le "sentiment de la complexité des choses". Grâce à la biologie, l'enfant découvre une complexité qui le prépare à comprendre et accepter la complexité sociale, son système de dépendance entre les éléments. L'enfant apprend ainsi que "la société est plus que la somme des individus qui la composent". b) Mais la formation morale passe aussi par une éducation socio-affective. La morale et le lien social modernes sont aussi affaire de sentiments, d'affects, de disposition du caractère. Une instruction ne suffit pas.
4) Les trois "éléments de la moralité". Trois "éléments de la moralité", selon la formule de Durkheim, forment la base de l'éducation morale :
615 - l'esprit de discipline - l'attachement au groupe - l'autonomie de la volonté
C'est la tâche des maîtres, en prenant notamment appui sur la vie de la classe, de les développer. Comment ? Durkheim propose et analyse trois moyens : a) Premier moyen : la mise en œuvre d'une pédagogie de groupe, ou plutôt d'une pédagogie du "sens" du groupe. Le maître doit utiliser le milieu scolaire, la vie de la classe, le milieu groupal pour donner aux élèves le sens de la vie du groupe, leur faire sentir qu'il existe un intérêt collectif audelà des fins personnelles. "En effet, pour que la moralité soit assurée à sa source même, il faut que le citoyen ait le goût de la vie collective : car c'est seulement à cette condition qu'il pourra s'attacher, comme il convient, à ces fins collectives qui sont les fins morales par excellence. Mais ce goût luimême ne peut s'acquérir, et surtout ne peut acquérir une force suffisante pour déterminer la conduite que par une pratique aussi continue que possible. Pour goûter la vie en commun au point de ne pouvoir s'en passer, il faut avoir pris l'habitude d'agir et de penser en commun. Ces liens sociaux qui, pour l'être insociable, sont de lourdes chaînes, il faut avoir appris à les aimer. Il faut avoir appris par l'expérience combien sont froids et pâles, en comparaison, les plaisirs de la vie solitaire. Il y a là tout un tempérament, toute une constitution mentale, qui ne peut se former que par un exercice répété, et qui demande à être perpétuellement tenu en haleine. Si, au contraire, nous ne sommes invités à faire acte d'êtres sociaux que de loin en loin, il est impossible que nous nous prenions d'un goût bien vif pour une existence à laquelle, dans ces conditions, nous ne pouvons nous adapter que très imparfaitement". (E. Durkheim, L'éducation morale, PUF, p. 197).
"C'est ici précisément que le rôle de l'école peut être considérable ; car elle est le moyen, peut-être le seul, par lequel nous pouvons sortir de ce cercle. L'école, en effet, est un groupe réel, existant, dont l'enfant fait naturellement et nécessairement partie, et c'est un groupe autre que la famille. Il n'est pas fait avant tout, comme celle-ci, pour l'épanchement des cœurs et les effusions sentimentales. Mais toutes les formes de l'activité intellectuelle s'y déploient sous une forme embryonnaire. Par conséquent, par l'école, nous avons le moyen d'entraîner l'enfant dans une vie collective différente de la vie domestique ; nous pouvons lui donner des habitudes qui, une fois contractées, survivront à la période scolaire et réclameront la satisfaction qui leur est due. Il y a donc là un instant décisif, unique, irremplaçable, où nous pouvons saisir l'enfant, alors que les lacunes de notre organisation sociale n'ont pas encore pu altérer profondément sa nature et éveiller chez lui des sentiments qui le rendent partiellement réfractaire à la vie commune. C'est un terrain vierge, sur lequel nous pouvons semer des germes qui, une fois qu'ils y auront pris racine, tendront à se développer d'eux mêmes." (E. Durkheim, L'éducation morale, PUF, p. 197).
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Remarque : il est erroné de voir dans la conception de Durkheim une doctrine de l'assujettissement de l'individu au groupe. La perspective dernière est celle d'un apprentissage de l'action collective, d'une éducation du citoyen acteur du changement social par l'action de groupe.
Durkheim ne méconnaît pas les risques de despotisme dans la relation maître-élève : le maître doit aussi prendre conscience des risques d'abus de pouvoir. On trouve dans L'éducation morale (EM) un parallèle entre l'éducateur et le colonisateur, une réflexion et une mise en garde contre la violence scolaire dont l'audace critique peut encore aujourd'hui surprendre ! (EM, pp. 153/173) "C'est la constitution de l'école qui est la cause du mal… Parce que cette société a naturellement une forme monarchique, elle dégénère aisément en despotisme". (p. 164)
b) Deuxième moyen : l'apprentissage du sens de la règle. L'esprit de discipline est l'acceptation raisonnée d'obéissance aux normes communes. Il s'agit d'éviter le développement des personnalités "anomiques" : - en donnant aux enfants le goût de la régularité - le goût et le sens du respect des règles indispensables à la vie scolaire - en enseignant "le contrôle de soi".
La pédagogie nécessaire pour atteindre ces objectifs conduit Durkheim à justifier certaines pratiques et valeurs de son temps : - la "discipline" et le travail, l'obligation assumée. L'enfant doit être confronté à la loi du travail, au principe de réalité. On est là dans un état d'esprit assez proche de celui qu'exprimait E. Kant : " L’école est une culture par contrainte. Il est extrêmement mauvais d’habituer l’enfant à tout regarder comme un jeu. Il doit avoir du temps pour ses récréations, mais il doit aussi y avoir pour lui un temps où il travaille. Et si l’enfant ne voit pas d’abord à quoi sert cette contrainte, il s’avisera plus tard de sa grande utilité. Vouloir toujours répondre aux questions de l’enfant : Pourquoi ceci ? – A quoi bon cela ?, serait d’une manière générale laisser sa curiosité prendre un mauvais pli. L’éducation doit comprendre la contrainte, mais elle ne doit pas pour autant devenir un esclavage ". Emmanuel KANT, Réflexions sur l’éducation (1776 – 1787).
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Cette conception s'exprime particulièrement dans la critique de la conception rousseauiste et libertaire de Tolstoï : "Si les hommes se sont instruits, ce n'est pas d'eux-mêmes, par amour du savoir, du travail ; mais c'est qu'ils y ont été obligés ; ils y ont été obligés par la société qui leur en fait un devoir de plus en plus impératif. Parce qu'elles ont besoin de plus de science, les sociétés réclament plus de science de leurs membres ; parce qu'à mesure qu'elles deviennent plus complexes, elles ont besoin pour se maintenir d'une plus grande quantité d'énergie, elles réclament de chacun de nous plus de travail. Mais c'est par devoir que les hommes se sont cultivés et instruits ; c'est par devoir qu'ils ont pris l'habitude du travail. La légende biblique ne fait que traduire sous une forme mythique ce qu'il y a eu de laborieux et de douloureux dans le long effort qu'a dû faire l'humanité pour sortir de sa torpeur initiale. Or, ce que l'homme n'a fait que par devoir au début de l'histoire, l'enfant ne peut le faire que par devoir en entrant dans la vie." (EM, p. 151).
- l'éducation de la volonté. La fin du XIXème siècle pédagogique entonne un hymne permanent en faveur de l'éducation de la volonté et de la force du caractère. Le livre de Jules Payot L'éducation de la volonté (1883) est un best-seller pédagogique. Le thème se retrouve fortement dans les Propos sur l'éducation (1932) d'Alain. (Notez la double signification du terme "discipline", à la fois "matière" et "morale". Alain le formulera : "Lire et relire ; réciter ; encore mieux écrire, non point vite, mais avec la précaution d'un graveur… Ecrivez donc en majuscule, comme si vous graviez une inscription dans le marbre" Propos LV. La calligraphie scolaire est une morale du travail bien fait). - l'autorité du maître et la nécessité de la sanction. Pour Durkheim, l'autorité morale est la qualité maîtresse du vrai éducateur. Elle n'est nullement assujettissement de l'élève à l'adulte : "L'autorité morale est la qualité maîtresse de l'éducateur. Car c'est par l'autorité qui est en lui que le devoir est le devoir. Ce qu'il a de tout à fait sui generis, c'est le ton impératif dont il parle aux consciences, le respect qu'il inspire aux volontés et qui les fait s'incliner dès qu'il a prononcé. Par suite, il est indispensable qu'une impression du même genre se dégage de la personne du maître. Il n'est pas nécessaire de montrer que l'autorité ainsi entendue n'a rien de violent ni de compressif : elle consiste tout entière dans un certain ascendant moral. Elle suppose réalisées chez le maître deux conditions principales. Il faut d'abord qu'il ait de la volonté. Car l'autorité implique la confiance, et l'enfant ne peut donner sa confiance à quelqu'un qu'il voit hésiter, tergiverser, revenir sur ses décisions. Mais cette première condition n'est pas la plus essentielle. Ce qui importe avant tout, c'est que l'autorité dont il doit donner le sentiment, le maître la sente réellement en lui. Elle constitue une force qu'il ne peut manifester que s'il la possède effectivement. Or d'où peut-elle lui venir ? Serait-ce du pouvoir matériel dont il est armé, du droit qu'il a de punir et de récompenser ? Mais la crainte du châtiment est tout autre chose que le respect de l'autorité. Elle n'a de valeur morale que si le châtiment est reconnu comme juste par celui-là même qui le subit: ce qui implique que l'autorité qui punit est déjà reconnue comme légitime. Ce qui est en question. Ce n'est pas du
618 dehors que le maître peut tenir son autorité, c'est de lui-même ; elle ne peut lui venir que d'une foi intérieure. Il faut qu'il croie, non en lui, sans doute, non aux qualités supérieures de son intelligence ou de son cœur, mais à sa tâche et à la grandeur de sa tâche". "L'éducation, sa nature son rôle", dans Education et sociologie, PUF Quadrige pp. 67/68, Alcan pp. 72/73
De même la sanction, la punition, la "pénalité scolaire" doivent être émanation de la loi et non de la volonté personnelle de l'adulte. Durkheim écarte deux explications : l'effet préventif ou dissuasif la fonction expiatoire ou réparatrice. La sanction, c'est l'autorité de la loi : "Ce qui fait l'autorité de la règle à l'école, c'est le sentiment qu'en ont les enfants, c'est la manière dont ils se la représentent comme une chose inviolable, sacrée, soustraite à leurs atteintes ; et tout ce qui pourra affaiblir ce sentiment, tout ce qui pourra induire les enfants à croire que cette inviolabilité n'est pas réelle, ne pourra manquer d'atteindre la discipline à sa source. Or, dans la mesure où la règle est violée, elle cesse d'apparaître comme inviolable ; une chose sacrée qui est profanée cesse d'apparaître comme sacrée, si rien de nouveau n'intervient qui lui restitue sa nature primitive. On ne croit pas à une divinité sur laquelle le vulgaire peut porter impunément la main. Aussi, toute violation de la règle tend, pour sa part, à entamer la foi des enfants dans le caractère intangible de la règle. Ce qui fait qu'ils s'y soumettent, c'est qu'ils lui prêtent un prestige, une sorte de force morale dont l'énergie se mesure à la puissance de son action. La voient-ils unanimement obéie : elle leur apparaîtra comme très puissante, d'après l'importance même de ses effets. Au contraire, voient-ils que les volontés s'y dérobent facilement, ils la sentiront faible et sans action. Voilà le véritable mal moral causé par la faute. C'est qu'elle ébranle la foi de l'enfant dans l'autorité de la loi scolaire, de même qu'elle ébranle la foi de l'adulte dans l'autorité de la loi morale, et par conséquent, diminue réellement cette autorité. En un mot, l'infraction morale, si rien n'en vient neutraliser les effets, démoralise ; l'acte d'indiscipline affaiblit la discipline. Que faut-il pour compenser le mal ainsi produit ? Que la loi violée témoigne que, malgré les apparences, elle est toujours elle-même, qu'elle n'a rien perdu de sa force, de son autorité, en dépit de l'acte qui l'a niée , en d'autres termes, il faut qu'elle s'affirme en face de l'offense, et réagisse de manière à manifester une énergie proportionnée à l'énergie de l'attaque qu'elle a subie. La peine n'est rien autre chose que cette manifestation significative". L'éducation morale, PUF, p. 139.
c) Troisième moyen (tout autant une fin, la fin suprême, qu'un moyen) : l'apprentissage des valeurs supérieures que sont la personne, l'individu libre et autonome.
619 Le maître est l'initiateur de la morale rationnelle, des idéaux de justice, et du respect de la personne. Ces valeurs sont notre sacré, le sacré du monde moderne. Il n'y a pas de société possible sans communion dans des valeurs collectives "sacrées". L'humanisme, la reconnaissance de la personne, de l'humanité en chaque individu, sont les valeurs, le sacré de la société moderne.
VII. CONCLUSION Les thèmes et les inquiétudes de Durkheim sont aussi les nôtres. La question du lien social et du vivre ensemble, de l'éducation à la citoyenneté, aux droits de l'homme, sont parmi nos premières préoccupations. Mais il faut aussi souligner que la conception éducative de Durkheim reste par bien des aspects éloignée des idéaux contemporains, marqués par les valeurs de l'éducation nouvelle et de l'héritage de Rousseau (conception de l'enfant, de l'apprentissage, du maître et de son rôle, du rapport au savoir, par exemple). Surtout, on peut se demander si son anthropologie (sa conception de l'homme et de l'individu, entre volonté et désir) n'est pas condamnée à méconnaître les dimensions que les sciences humaines, au premier chef la psychanalyse, ont révélées.
BIBLIOGRAPHIE COMPLEMENTAIRE
E. DURKHEIM, L'évolution pédagogique en France, Paris, PUF, 1938, 1969. E. DURKHEIM, L'éducation morale, Paris, PUF, 1963. F. CARDI et J. PLANTIER (textes réunis par), Durkheim sociologue de l'éducation, Paris, L'Harmattan INRP, 1993. J.-C. FILLOUX, Durkheim et l'éducation, Paris, PUF, 1994. J. GAUTHERIN, "Durkheim à Auteuil : la science morale d'un point de vue pragmatique", Revue française de sociologie, vol. XXXIII-4, 1992. A. KERLAN, La science n'éduquera pas. Comte, Durkheim, le modèle introuvable, Bern, New York Paris, 1998 (première partie). JEAN PIAGET (1896-1980) UN PSYCHOLOGUE DANS LE SIECLE DE L'EDUCATION
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I. INTRODUCTION
Pourquoi faire place, dans un cours consacré à l'approche des doctrines éducatives dans une perspective historique, à l'œuvre de Jean Piaget ? Piaget est d'abord un psychologue pas un pédagogue. Certes, mais : 1) L'histoire de la pédagogie et de l'enfance au 20ème siècle a dans les faits parti lié avec celle de la psychologie ; 2) La psychologie elle-même est d'emblée tributaire d'un projet implicite : mieux connaître pour mieux éduquer. Elle est "rousseauiste" sans (toujours) le savoir. Jean Piaget n'est ni pédagogue ni spécialiste de l'éducation. Biologiste, philosophe et épistémologue, esprit universel épris de science, si ses travaux l'ont conduit à se pencher sur l'enfance et l'intelligence enfantine, c'est d'abord parce qu'il espérait y découvrir le dernier mot de la connaissance. Qu'est-ce que connaître ? Piaget est convaincu que l'enfance détient le secret de cette question. La connaissance de l'enfance doit donc être située dans la perspective de cette interrogation philosophique. Et l'éducation en dépend.
II. PSYCHOLOGIE ET PEDAGOGIE
1. Psychologue ou pédagogue ? Chacun le sait : Jean Piaget n'est pas d'abord un pédagogue, mais un psychologue, l'un des quelques grands psychologues de l'enfance et du développement qui ont et continuent d'exercer une influence considérable dans le siècle. Cette influence est multiple, et on n'en finirait pas d'en suivre la trace. Multiple et conflictuelle, dans la mesure où l'opposition à, comme l'engagement en faveur de la "rénovation" pédagogique se sont souvent exprimés sous la bannière de l'œuvre psychologique de Piaget. Deux exemples pour illustrer cette place de Piaget dans la rénovation pédagogique : •
La psychologie piagetienne a été le fondement de l'enseignement de ce qu'on appelait "la psychopédagogie" dans les Ecoles Normales dans les années 70.
621 •
Le développement des didactiques, particulièrement de la didactique des sciences et de la didactique des mathématiques, doit beaucoup à la psychologie génétique et au modèle piagetien de développement.
On remarquera que Piaget propose moins une théorie de l'apprentissage qu'un théorie du développement. On remarquera aussi que Piaget appartient à la lignée de ces "savants" (médecins, biologistes, psychologues…) dont le rôle est essentiel dans le développement de l'éducation nouvelle. •
Comprendre l'influence de Jean Piaget en pédagogie, c'est donc du même coup s'interroger sur le rôle, la place de la psychologie en éducation, s'interroger sur ses relations avec la pédagogie moderne.
•
L'importance de Piaget, c'est en fait celle que notre siècle aura accordé (accorde encore ?) à la psychologie de l'enfant, comme fondement scientifique et même axiologique à la pédagogie et à l'éducation.
•
L'intérêt qu'on peut et doit porter à Piaget, du point de vue de l'histoire des doctrines éducatives, c'est celui qu'il faut absolument accorder à ce trait majeur de la pédagogie moderne : l'assomption du psychologue dans l'éducateur.
1. L'engagement pédagogique du pédagogue Piaget dont l'œuvre écrite est immense n'a pas beaucoup écrit dans le domaine de la pédagogie et de l'éducation proprement dites. Parmi les quelques textes, il faut particulièrement retenir : - Psychologie et pédagogie - Où va l'éducation ? Mais l'engagement et l'implication du psychologue dans les questions d'éducation (par exemple dans le cadre de l'UNESCO entre 1946 et 1950, où il est sous directeur général chargé de l'éducation) et dans le courant de l'éducation nouvelle sont sans faille. C'est que Piaget conçoit l'éducation et la pédagogie comme une sorte de psychologie appliquée. Bien sûr, la pédagogie n'est pas directement déductible de la psychologie ; éduquer est une tâche et un métier à part entière qui requièrent une réflexion, une recherche, une pratique spécifiques ; mais ses principes en découlent. La pédagogie serait à la psychologie ce que la médecine est à la physiologie. Piaget emploie souvent cette comparaison : le pédagogue doit connaître la psychologie comme le médecin doit connaître la physiologie. La psychologie a ainsi un rôle de catalyseur, de stimulateur de réformes, d'expertise scientifique.
622 Piaget accepte de s'aventurer sur le terrain de l'éducation en espérant "contribuer à améliorer les méthodes pédagogiques et à l'adaptation officielle de techniques mieux adaptées à l'esprit de l'enfant", comme il l'écrit dans son Autobiographie. •
Ce qui nous intéressera donc, du point de vue de l'histoire des doctrines éducatives, par-delà Piaget, c'est le fil rouge qu'est la psychologie dans l'histoire de la pédagogie moderne.
III. DE LA PSYCHOLOGIE A LA PEDAGOGIE : L'EXEMPLE DE L'EDUCATION MORALE Pour montrer comment Piaget conçoit le passage psychologie - pédagogie, on choisira volontairement un domaine qui n'est pas le plus souvent évoqué : celui de la formation morale. On s'occupe plus volontiers de ce qui concerne l'éducation intellectuelle. Mais sur ce terrain là, le lien psychologie - pédagogie nous paraît si assuré, si certain, si "évident", que nous ne le voyons plus, que nous ne l'analysons plus. Passer sur le terrain de la formation morale est donc une utile opération de "décentration". 1. L'étude du jugement moral chez l'enfant Un livre de Piaget "Le jugement moral chez l'enfant" et une conception de la moralité (1932) seront ici examinés. Il s'agit d'un ouvrage qui connaît et conserve une grande influence auprès des psychologues et des éducateurs, notamment anglo-saxons. Notre examen prendra largement appui sur l'analyse que consacre Olivier REBOUL à ce problème : Les valeurs de l'éducation, Paris, PUF, 1992, p. 111 et suivantes. a) A quoi s'intéresse le psychologue dans cette étude ? Sur quoi porte l'investigation psychologique ? Sur l'aptitude enfantine à prononcer des jugements moraux. Non pas la morale que l'école ou la famille enseignent, mais bien la morale "spontanée" de l'enfant lui-même, à travers les jugements qu'il porte de lui-même sur ce qui est bien et ce qui est mal, et selon son âge, à travers les différents stades de sa croissance. La distinction de stades d'évolution du jugement moral chez l'enfant sera l'une des conclusions majeures de l'étude. b) Quelle conclusion le psychologue tire-t-il de cette étude ? Une leçon de pédagogie ! Une conception de l'éducation morale démocratique étayée sur l'évolution "naturelle" du jugement moral chez l'enfant.
623 c) Examinons les investigations auxquelles procède le psychologue : l'observation des activités spontanées et celle des comportements et propos dans des situations-problèmes provoquées par l'expérimentateur. •
L'observation des activités spontanées. Comment les enfants se comportent lorsqu'ils jouent aux billes ? Comment se conduisent-ils par rapport à la règle du jeu ? Le psychologue éventuellement participera au jeu pour mieux observer
Piaget observe alors les variations de comportements des joueurs selon les âges, pose des questions : l'origine du jeu, les règles, la tricherie… Soit la question : "Peut-on changer les règles du jeu ?". Les réponses permettent de distinguer des stades : - 5/6 ans : "Non, changer les règles serait tricher !". Pourquoi ? Parce que dans l'esprit de l'enfant de cet âge, tout se passe comme si les règles avaient été posées par une autorité extérieure et supérieure : "les messieurs de la commune", "le bon dieu" (cf. p.38/40). Commentaire de O. Reboul, p. 112 : "On voit que ces chers petits donnent totalement raison à Durkheim". (Exercice de "révision" en forme de clin d'œil : en vous reportant au cours sur Durkheim, expliquez ce commentaire…) - 11/12ans : A l'autre bout, la réponse est tout autre : "Comment ça a commencé les règles ? C'est des garçons qui se sont entendus entre eux et qui les ont faites? - Pourrais-tu inventer encore une nouvelle règle ? - Peut-être (…) - On pourrait jouer comme ça ? - Oh oui ! - C'est une règle juste comme les autres ? - Les gamins pourraient dire que c'est pas très juste, parce que c'est de la chance. Pour qu'une règle soit bonne, il faut que ce soit de l'adresse. - Mais si tout le monde jouait comme ça, ce serait une vraie règle, ou pas ? - Oh ! oui, on jouerait aussi bien avec ça qu'avec les autres règles". (p. 45). Donc, la règle a une valeur parce qu'elle a des motifs rationnels et qu'elle est admise par tous les joueurs.
•
Deuxième méthode d'investigation, la situation-problème. Raconter aux enfants une histoire qui fait problème, et leur demander quelle serait pour eux la bonne solution.
La première histoire est une comparaison entre deux enfants : Jean, qui absolument sans le faire exprès, a renversé un plateau et cassé 15 tasses ; Henri, qui, pour voler de la conditure, a cassé une tasse… Question : est-ce que les deux enfants sont "la même chose vilains" et sinon, lequel est "le plus vilain" ? (p.92/93) Réponses : - Les plus petits, jusqu'à 7 ans : il faut punir celui qui a cassé 15 tasses ! L'idée est donc celle d'une culpabilité objective. La faute se mesure aux conséquences physiques, matérielles, objectives, et non pas à l'intention. - Les plus grands : Il faut punir celui qui a volé. C'est l'intention qui compte.
624 D'autres histoires posent le problème du mensonge. Comparaison entre deux mensonges : X est rentré de l'école en disant à sa mère qu'il avait obtenu de bonnes notes… Y ayant eu très peur d'un chien raconte chez lui qu'il "a vu un chien gros comme une vache". Le quel des deux est "le plus vilain" ? Réponses : - 7/8 ans : Tous les enfants de cet âge disent que "le plus vilain" est celui de la vache ! "Pourquoi c'est le plus vilain ? - Parce que ce n'est pas vrai. - Et celui des bonnes notes ? - Il est moins vilain. - Pourquoi? - parce que sa maman aurait cru. Parce qu'elle voulait croire au mensonge". (6 ans, p. 117). On est toujours du côté de la "culpabilité objective". - 11/12 ans : Ce n'est que vers cet âge que l'enfant comprend le caractère intentionnel du mensonge. Piaget étudie également le sens de la sanction et de la faute : Un écolier, n'ayant pas fait ses devoirs, raconte qu'il était malade. Méfiante, la maîtresse prévient les parents. Trois punitions sont ptoposées aux enfants : 1) copier 50 fois un poème ; 2) "le mettre au lit avec une petite purge" (sic !) ; c) ne pas le croire le lendemain quand il rapportera une bonne note. Réponses : - Les petits adoptent la première punition. "C'est ce qui puni le plus". Conception expiatoire de la punition. - Les grands choisissent b et c. La punition a un rapport précis à la faute.
2. Conséquences éducatives •
De 5 à 12 ans, l'enfant passerait d'une morale de la contrainte à une morale de la réciprocité.
•
Ce passage est spontané : il correspond au développement intellectuel de l'enfant.
•
La coopération entre égaux (comme dans le jeu) favorise ce passage.
•
Au contraire, la morale de la famille, des institutions adultes, de l'école qui les reprend et les aggrave entrave le développement démocratique spontané.
•
Eduquer, c'est permettre à ce mouvement vers la coopération et la démocratie de s'accomplir et de porter ses fruits.
Plutôt que d'imposer de l'extérieur des règles et des contraintes, une autorité formelle, il faut que l'école utilise la ressource éducative naturelle qu'est la vie de groupe spontanée des enfants.
625 La vraie éducation morale est alors dans le jeu. L'école doit se mettre à l'école du jeu : apprentissage du respect d'autrui, du contrat, de la justice distributive, de la coopération. La classe, l'école, doivent devenir une société de libre coopération. •
On retiendra et analysera l'argument clé de Piaget : En rester à une morale de la contrainte, de l'autorité, de la règle, du devoir, etc., c'est empêcher l'accès à l'autonomie morale véritable, c'est maintenir l'enfant dans le premier stade, celui du "réalisme moral". La morale sociale instituée est en fait du côté de l'archaïque, de l'infantile (conséquence : la "peur du gendarme", bien éloignée de la responsabilité et d el'autonomie du citoyen !).
On notera qu'il y a bien là une critique de fond de l'éducation morale selon Durkheim. (Rappel : chez Durkheim, la morale est morale de la règle, de la discipline. L'éducation est alors intériorisation des règles extérieures, posées par la société. Intériorisation "vécue", affective, et rationnelle par l'explication des règles et de la nécessité de l'obéissance. Pour Durkheim, l'éducation morale devait être l'intériorisation des normes et des valeurs qui assurent la cohésion sociale et règlent les comportements individuels). On a donc bien là deux anthropologies politiques, deux conceptions opposées de la démocratie et de l'éducation à la démocratie. La discussion de ces thèses - on ne les mènera pas ici renvoie à la philosophie de l'éducation. •
Ce qu'on retiendra, du point de vue de l'histoire des idées et des doctrines éducatives : chez Piaget, le développement psychologique est bel et bien devenu la norme de l'éducation.
IV. LE PSYCHOLOGUE ET L'EDUCATION INTELLECTUELLE. Développer ce chapitre relèverait plutôt du cours de psychologie de l'enfant. On s'y reportera donc. On se contentera ici d'une évocation nécessaire pour éclairer l'histoire des idées et des doctrines éducatives modernes. Ce qui vaut sur le plan de l'éducation morale vaut a fortiori pour l'éducation intellectuelle ; le développement de l'éducation morale selon Piaget découle du développement intellectuel. Piaget avait bien entendu commencé par là : l'étude de l'intelligence et de la pensée enfantines. •
Avec les mêmes méthodes : des observations, des questionnements, des situationsproblèmes. Exemples : étude des "structures logiques élémentaires" et de leur développement ; étude de la représentation de l'espace chez l'enfant ; étude du raisonnement, de la formation du symbole chez l'enfant, etc.
•
Et les mêmes conclusions :
- L'intelligence se développe par stades (des paliers d'intégration) caractéristiques de classes d'âge.
626 - Le développement conduit "naturellement" (c'est-à-dire si le mécanisme à l'œuvre joue normalement n'est pas entravé) du "réalisme" à la pensée formelle. - Le développement de l'enfant (de l'individu) rappelle le développement de l'espèce (l'humanité historique). Les enfants retrouvent des phases antérieures de l'histoire. •
Et les mêmes conséquences éducatives et pédagogiques.
On le voit clairement dans les propositions que faisaient à l'époque - les années soixante-dix les psychologues du laboratoire de Piaget invités par le canton de Genève à étudier une rénovation de l'enseignement des sciences dans les écoles primaires : - Laisser libre cours à l'activité (action intériorisée) des élèves, moteur du développement. - Mettre en place des situations de jeu et d'exploration qui permettent aux élèves de faire surgir des "problèmes spontanés". - Accepter que les acquisitions soient moins commandées par un programme "extérieur" que par un mouvement intérieur. Le maître saura toujours s'accommoder des programmes. On aura reconnu là une formulation de la "révolution copernicienne " en éducation. D'où l'intérêt pour la pédagogie par objectifs, les référentiels d'objectifs. - Discuter avec la classe les situations-problèmes explorées ; confronter les analyses et points de vue. - Concevoir et conduire la classe en apprentissage comme une "société de libre coopération". - Reconnaître le rôle et l'importance du groupe des pairs dans l'apprentissage. •
Rôle de l'enseignant comme accompagnateur, catalyseur, fournissant des contreexemples.
•
Un principe, que Piaget empruntait à Papert et aimait à répéter, pourrait résumer tout cela : "Chaque fois qu'on apprend quelque chose à un enfant, on l'empêche de l'inventer". On voit bien que c epoint de vue ne va pas de soi et pose de nombreux problèmes !
V. CONCLUSION. INFLUENCE DE PIAGET Que demeure-t-il aujourd'hui de l'influence de Piaget dans les conceptions éducatives ? Sa place est trop importante pour prétendre la résumer ! Nous sommes vraisemblablement moins enclins aujourd'hui à situer l'éducation dans le prolongement de la psychologie du développement. Les dimensions sociales, politiques, institutionnelles, éthiques de l'éducation nous apparaissent avec insistance.
627 Sans doute faut-il alors distinguer deux aspects : - un aspect scientifique, celui des prolongements contemporains de la psychologie piagetienne, multiple et foisonnant ; - celui de l'histoire des idées éducatives en liaison avec l'histoire de la société. Sur ce plan, comme le notaient Philippe Raynaud et Paul Thibaud, la conception de Piaget est très caractéristique du monde moderne et de la place qu'il aura fait à l'individu : "La pédagogie moderne, telle qu'elle se développe de Peztalozzi à Piaget, repose sur ce qu'on peut appeler un " renversement copernicien " dans la définition des tâches de l'école : au lieu de partir des exigences abstraites ou externes de la société ou de l'école pour définir l'enseignement que l'on doit donner aux individus, on part des "besoins" de ces derniers pour créer un milieu éducatif où ils pourront réussir les " apprentissages" nécessaires à leur " développement " . Philippe RAYNAUD et Paul THIBAUD, La fin de l'école républicaine, Paris, Calmann-Levy, 1990,p.58.
BIBLIOGRAPHIE PIAGET J. Psychologie et pédagogie (1935, 1965), Paris, Denoël, Bibliothèque Médiations, 1969. PIAGET J. Où va l'éducation ? (1948, 1972, pour l'UNESCO), Paris, Gallimard, Col. Folio/essais, 1988. DOLLE J.M. Pour comprendre Jean Piaget, Toulouse, Privat, 1974. MAURY L. Piaget et l'enfant, Paris, PUF, col. Philosophies, 1984.
LA PHILOSOPHIE DE L'EDUCATION : POURQUOI COMMENT ? Alain KERLAN, Université Lumière Lyon 2 CNED Poitiers Futuroscope
628
Introduction La philosophie (de l’éducation) parmi les sciences de l’éducation. Une présence nécessaire, pourquoi ? Quelle place et quelles fonctions pour la philosophie (de l’éducation) en sciences de l’éducation ?
Trois références, trois points de vue seront pris en compte :
- La conception d’Olivier Reboul,. classique et bien connue des étudiants en sciences de l’éducation Elle est résumée dans sa petite mais précieuse Philosophie de l’éducation (PUF, 1989), particulièrement dans le chapitre 1 (les méthodes en philosophie) et le chapitre 7 (les valeurs en éducation).
- La synthèse proposée par Michel Fabre en conclusion du livre coordonnées par Jean Houssaye, Education et philosophie (PUF, 1999), sous le titre : "Qu’est-ce que la philosophie de l’éducation" ?
- Ma propre contribution, autour d’une distinction : «philosophie de l’éducation/philosophie pour l’éducation/philosophie tout court : cf Alain Kerlan Philosophie pour l’éducation. Le compagnonnage philosophique en éducation et en formation, ESF, 2003).
1. La perspective d’Olivier Reboul : la démarche philosophique, tout simplement Une simple piqûre de rappel !
1.1. La philosophie, avant tout un travail du concept Un travail de clarification et de production des concepts. Il faut d'abord rappeler que le "travail philosophique" réside essentiellement dans l'analyse des idées, le "décorticage" des concepts, parfois dans l'invention, la production de concepts. La philosophie est travail sur les
629 concepts, travail des concepts ; le philosophe est un travailleur, un spécialiste du concept ! La figure de Socrate demeure emblématique. Le travail philosophique commence donc par, inclut nécessairement, une déconstruction, un démontage des idées et des opinions, une remontée aux principes, une vigilance quant à l'usage et le sens des mots. L'allégorie platonicienne de la caverne reste ici une référence fondatrice, paradigmatique.
1.2. La philosophie est donc avant tout une interrogation Comme telle, la philosophie (de l’éducation) est « non pas un corps de savoirs, mais une mise en question de tout de que nous savons ou croyons savoir sur l’éducation » (La philosophie de l’éducation, p. 3) Cette mise en question est : Totale (« En droit, aucun domaine n’échappe à l’interrogation philosophique » ; d’autant que « l’éducation est le fait humain par excellence »). Radicale (elle va jusqu’au fond, aux racines. Elle ne peut poser la question des moyens sans s’interroger sur les fins). Vitale (Reboul insiste beaucoup là-dessus. L’interrogation philosophique n’est pas suscitée par le seul intérêt spéculatif ; elle est habitée d’un intérêt pratique (moral, éthique, politique : Comment agir ? Que pouvons-nous faire ?). La philosophie, écrit Reboul, « est en quête non seulement d’un savoir mais d’un savoir-être, d’un savoir-être par le savoir ». Remarque :le « retour » de la philosophie, son regain, est particulièrement retour de la philosophie pratique…
1.2.3 . La "démarche " et les méthodes de la philosophie au service de l'éducation Ces caractéristiques sont très clairement engagées dans les « démarches », les « méthodes » de la réflexion philosophique. On peut considérer les principales « méthodes » de la philosophie comme des indications sur l’usage qu’on peut faire de la philosophie (de l’éducation) dans la recherche en éducation. Le recours à l’histoire de la philosophie. Nos problèmes ont déjà été posés. Cela ne signifie pas que la démarche recherche les réponses dans le passé ; mais que les philosophies passées offrent des cadres logiques et conceptuels, des réserves cohérentes de pensées armées, des problématiques fortement élaborées. C'est pourquoi, comme le remarque Reboul, "l'histoire [de la philosophie] révèle à chacun ce qu'il pense de façon confuse et parfois contradictoire" (p. 6). Bref, les pensées philosophiques élaborées donnent une structure à nos débats. L’histoire de la philosophie est un prodigieux réservoir de problématiques explorées et élaborées.
630 Exemple : Le travail de Michel Fabre dans « Penser la formation » (PUF). Le recours à la philosophie politique chez Alain Renaut dans « La libération des enfants. Contribution philosophique à une histoire de l’enfance » (Bayard).
La démarche épistémologique, la réflexion sur les sciences constituées Toute pensée philosophique inclut d'une manière ou une autre une réflexion sur les savoirs constitués : leurs énoncés, valeur, leur sens, leurs limites…Cette préoccupation est désormais essentielle en éducation. Le philosophe ne peut pas l'ignorer quand il aborde le champ de l'éducation : il existe aujourd'hui des sciences de l'éducation. La philosophie ne peut se contenter de les recevoir comme des vérités établies. Il lui faut interroger tant leur pluralité que leur scientificité. L'existence et le sens même des "sciences de l'éducation" sont pour le philosophe de l'éducation des problèmes majeurs.
Exemple : les travaux de Georges Canguilhem concernant le Normal et le Pathologique. Les concepts des sciences de l’éducation ont aussi leur histoire et leurs enjeux. On peut ainsi interroger les didactiques et leur scientificité revendiquée (Cf. Alain Kerlan, "Les didactiques entre instruction et instrumentation", Revue du C.R.E. Université de Saint-Etienne, CDDP de la Loire, n° 17, décembre 1999).
L'analyse logique, ou analyse du langage. C'est une interrogation sur le vouloir-dire. Et particulièrement sur le langage courant, sur cette parole qui pense en nous et au-delà de nous. L'analyse logique débusque la pensée implicite dans la langue pour ne pas être pensée par elle Ainsi, pensons-nous vraiment ce que nous voulons dire quand, cédant à l'usage de plus en plus fréquent, nous substituons l'expression "former un enfant lecteur" à l'expression ""apprendre à lire" à un enfant ? Exemple : Le travail de Reboul dans "Le langage de l’éducation" (PUF) ; celui de Daniel Hameline dans "L’éducation, ses images, son propos " (ESF). Il y aurait beaucoup à faire aujourd’hui en interrogeant le vocabulaire de la formation…
L'argument a contrario. Cette méthode complète souvent la précédente. Faute de pouvoir ou de parvenir à définir positivement, on essaiera négativement. Il est en effet plus aisé de dire ce que n'est pas une chose plutôt que de dire ce qu'elle est.
631 Exemple : Il est plus aisé de s'entendre ainsi sur ce que, n'est pas éduquer : éduquer, ce n'est pas dresser, "formater", conditionner ; ni laisser-faire… cette méthode d'inspiration platonicienne convient particulièrement quand il s'agit de valeurs.
La dialectique Là encore l'origine est platonicienne. Hegel en a fait le moteur de son système. Entendue au sens hégélien, cette démarche consiste, pour penser, à partir des oppositions entre les théories en présence sur un sujet. Et tenter au moins pour chacune d'en mettre à plat les logiques respectives, pour peut-être les dépasser, en montrant les points où elles se renversent l'une dans l'autre. Au moins dans ce travail dégager les enjeux et les présupposés.
Exemple : la façon dont John Dewey tente de dépasser l'opposition effort/intérêt (Article « l’intérêt et l’effort », in « L’école et l’enfant ». On pourrait sans doute appliquer cette méthode à l'opposition contemporaine des "républicains" et des "pédagogues" !
L'approche phénoménologique Au cinq méthodes que retient Reboul, on en ajoutera une sixième, très engagée dans la philosophie moderne : la démarche phénoménologique. Elle ne s'interroge pas sur l'essence, mais sur l'existence et le donné dans l'expérience (le "phénomène"). Elle partira donc du donné, du fait de l'éducation et de la formation, de leur facticité. Elle cherche à élucider les expériences inhérentes à l’éducation et à la formation, au lieu d’interroger les objets à partir de principes a priori.
Par exemple, pour travailler sur la formation, partir non pas de définitions, mais de la rencontre par quoi une formation existe, de l’entrée en formation, de la relation entre le formé et le formateur.
2. Les perspectives de Michel Fabre Elles recouperont bien sûr souvent celles de Reboul. J’essaierai cependant d’insister sur ce qu’elles ont de complémentaires ou de différents.
2.1. Une triple nécessité
632 Nécessité du « maintien d’une ouverture du sens par rapport au savoir des experts » (« Qu’est-ce que la philosophie de l’éducation ? », in Jean Houssaye, Education et Philosophie, ESF, 1999, p. 271).
Nécessité de « la mise en question des allants de soi de la pratique » (Idem)
Nécessité d’une véritable pensée de l’éducation, « c’est-à-dire d’une philosophie dont la question fondatrice serait celle de l’éducation » (p. 273). D’une philosophie qui prenne à brasle-corps « ce fait fondamental et absolument premier que l’homme existe en formation, que la formation est une structure d’existence » (Idem).
Exemple : la façon dont Bachelard, montre Michel Fabre, « opère un quadruple enracinement ontologique, épistémologique, éthique et esthétique de l’idée de formation » (p. 274).
2.2. Les trois fonctions cardinales
La fonction épistémologique qui « renvoie à l’identification des savoirs élaborés par les sciences de l'éducation »(p. 277). Nous l’avons déjà abordée avec Reboul. Ce que l’on peut ajouter ici, pour se démarquer peutêtre d’une tentation de surplomb perceptible chez Reboul, c’est que la fonction épistémologique est d’abord enquête approfondie sur l’état des savoirs et de l’actualité de la recherche. « L’intervention philosophique en éducation suppose la connaissance sérieuse des objets que l’on prétend penser, tels qu’ils sont constitués dans la tradition pédagogique, les sciences de l’éducation et plus largement les sciences humaines » (p. 289/290). S’instruire avant de penser. Si la philosophie a la tâche « d’élucider les tenant et les aboutissant de la prise en charge « scientifique » du fait éducatif », elle doit d’abord bien la connaître, être attentive au « détail épistémologique » (Idem, p. 290).
La fonction élucidatrice Elle « revient à scruter les dispositifs, les démarches, les systèmes, pour en discerner les implications, les enjeux, bref les significations » (p. 277). La fonction élucidatrice, c'est donc :
633 •
un questionnement des réalités éducatives (discours, pratiques, systèmes, fonctionnements)
cherchant à dégager leurs conditions de possibilité, leur sens philosophique, les valeurs qu'elles attestent, promeuvent ou refusent : la « figure d'humanité »" qu'elles impliquent ; cherchant à comprendre ce qu’éduquer pour une société donnée veut dire, selon les figures qu’elle lui donne
•
Une « élucidation anthropologique », et donc un dévoilement des "figures de l'imaginaire fondamental" qui nous constitue, "les mythes par lesquels le sens advient aux humbles réalités éducatives".
Il s’agit donc essentiellement d’une démarche herméneutique : • •
Cohérence d'un questionnement faisant apparaître, à travers la multitude des signes convergents, la signification d'un même phénomène. Exigence de totalité, de transversalité : travailler sur toute l'épaisseur anthropologique des phénomènes, interroger le réseau des relations, rassembler des faisceaux cohérents de signes, reconstituer "le texte"
Un exemple pionnier, le déchiffrage par Nietzsche de l'actualité éducative allemande : Cf. « Sur l'avenir de nos établissements d'enseignement ». De quoi s’agit-il ? D’identifier les figures de l'identité culturelle qui s'y font jour (en commençant par les dégager par un travail d'interprétation à partir de l'analyse des discours, des pratiques ou des dispositifs) ; d’en dégager les implications, le système sous-jacent de valeurs ; de mener ce travail en fonction d'une lecture globale de la civilisation occidentale (celle que développe « La naissance de la tragédie »). C’est dans ces perspectives que Nietzsche est conduit à interpréter ce réseau de signes : l'encyclopédisme, la spécialisation étroite de l'enseignement universitaire, le culte de l'érudition, l'attention à la conjoncture, à l'éphémère – convergeant selon lui vers deux pôles antithétiques tous deux éloignés de la culture véritable : l'érudition et le journalisme.
Pour ma part, travaillant sur l’art et la culture, ou plutôt sur la place de plus en plus grande qu’occupent l’art et la culture dans le domaine de l’éducation et de la formation, au point de nourrir l’espérance d’un « modèle esthétique de l’éducation », je tente de me situer dans cette perspective d’élucidation, j’essaie de comprendre le sens de cette montée du modèle éducatif des arts dans la société et la culture contemporaines.
La fonction axiologique
634 On passe cette fois de l’analyse à la proposition. Du descriptif au prescriptif. La fonction axiologique « participe à la réflexion sur les finalités à promouvoir, les principes à diffuser » (p. 277). La fonction axiologique est voisine de l’utopie. La pensée de l’éducation peut-elle s’en passer ? Citant Paul Ricœur : « L’utopie, c’est ce qui mesure l’écart entre l’espérance et la tradition » (Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, vol II, Paris, Seuil, 1986), Michel Fabre estime qu’ « aucune société ne peut respirer sans se projeter dans des alternatives plus ou moins radicales » (p. 288). L’esprit des Lumières a été ainsi longtemps le sol de notre espérance éducative. Est-ce encore vrai ? La crise de l’éducation, on le sait, est prise dans la crise de l’idéal moderne. L’interrogation critique des utopies fondatrices est sans doute aujourd’hui l’un des objets majeurs de la philosophie de l’éducation sous sa forme la plus radicale. Quoi qu’il en soit, aucune action, aucune pensée en éducation ne peut se passer d’une grande référence axiologique, d’une utopie fondatrice. Au nom de quoi et pourquoi agir et penser, sinon ? Sans différence entre ce qui est, et ce qui doit être, sans l'intention de viser un "mieux", bref sans différence entre l'être et le devoir être, le fait et la valeur, l'éducation ne serait plus qu'une forme de dressage, d'adaptation, une forme d'élevage humain. Le propos d'Emmanuel Kant continue d'interroger et de guider l'éducation , même si la pensée philosophique de l'éducation exige aussi de nous aujourd'hui la reprise critique de l'humanisme des Lumières :
" Voici un principe de l'art de l'éducation que particulièrement les hommes qui font des plans d'éducation devraient avoir sous les yeux : on ne doit pas seulement éduquer des enfants d'après l'état présent de l'espèce humaine, mais d'après son état futur possible et meilleur, c'est-à-dire conformément à l'Idée de l'humanité et à sa destination totale. Ce principe est de grande importance. Ordinairement les parents élèvent leurs enfants seulement en vue de les adapter au monde actuel, si corrompu soit-il. Ils devraient bien plutôt leur donner une éducation meilleure, afin qu'un meilleur état pût en sortir dans l'avenir. Toutefois deux obstacles se présentent ici : 1) Ordinairement les parents ne se soucient que d'une chose : que leurs enfants réussissent bien dans le monde, et 2) les princes ne considèrent leurs sujets que comme des instruments pour leurs desseins ". Emmanuel KANT, Réflexions sur l'éducation, pp. 79/80, édition Vrin.
On pourra rapprocher ce propos de celui de Gaston Bachelard : "En fait, je suis toujours frappé de l'excellente tenue morale de nos écoles. Le milieu scolaire est un milieu que les adultes gagneraient à imiter. Ce n'est pas l'Ecole qui doit être faite à l'image de la Vie, mais bien la Vie qui doit être faite à l'image de l'Ecole. Quand nos sociétés auront trouvé le moyen de maintenir l'homme au niveau moral de l'adolescence, elles auront en grande partie résolu la question morale et la question sociale. Or on se tromperait si l'on cherchait la raison de cette haute valeur morale du milieu scolaire uniquement dans la sage
635 organisation d'une discipline. Il faut juger au niveau des âmes, au niveau des esprits. Les classes solides et ordonnées sont les classes où la connaissance se présente en sa nouveauté, dans la fraîcheur de la découverte. Alors on sent que des esprits se rectifient, se constituent, s'universalisent. L'ennui de vivre, - vague conscience d'un psychisme divisé - fait place à la joie de penser. L'optimisme irradie dans l'âme entière. Autour d'une vérité cristallise une activité saine. La vérité est un but. C'est le but humain". Gaston BACHELARD, Valeur morale de la culture scientifique, Communication de Cracovie, 1934.
3. Philosophie de l’éducation, philosophie pour l’éducation, philosophie tout court Cf. Alain Kerlan, Philosophie pour l’éducation, le compagnonnage philosophique en éducation et en formation, Paris, ESF, 2003
Philosophie de l’éducation « L’exigence philosophique en éducation est sans doute l’exigence d’une philosophie de l’éducation : la tâche d’éduquer et de former, comme la politique, le savoir, l'art, sont des pratiques humaines universelles, et mieux, des « propres » de l'homme, des structures d'existence, et la philosophie éducative devrait figurer aux côtés de la philosophie politique ou de la philosophie esthétique, et au même titre » (p. 9).
Philosophie pour l’éducation « Mais elle est aussi, et peut-être plus encore, exigence d’une philosophie pour l’éducation : toute réflexion éducative et toute pratique pédagogique, toute responsabilité d’éduquer, dès qu’elle se réfléchit, touchent à des interrogations qu’on peut qualifier de « philosophiques » en ce sens qu’elles font écho aux interrogations que la philosophie ne cesse de reprendre. Est-il possible d’instruire et d’éduquer sans manifester un intérêt pour le savoir ? Des questions de ce genre : Quelle est la nature et quel est le sens des mathématiques ? Qu'est-ce que la poésie ? Qu'est-ce qu'une langue ? Qu'est-ce que le plaisir esthétique ? ne sont-elles pas enveloppées dans la responsabilité d'instruire ?
636 Est-il possible d’avoir tâche d’éduquer sans manifester un intérêt pour la Cité ? Les valeurs de la Cité sont engagées dans la quotidienneté et les finalités de l’école. Est-il au total concevable d’éduquer sans préserver en soi la faculté de questionner et de s’étonner ? L’éducateur n’a-t-il pas besoin par profession de se tenir autant que faire se peut dans les commencements du savoir, à raviver, ranimer l'énigme de la connaissance ? Si l'éducation a besoin de la philosophie, il arrive aussi que grâce à l'éducation, la philosophie soit rappelée à elle-même, par exemple lorsqu’elle fait un devoir au maître de maintenir en lui-même la capacité de s'étonner – l'étonnement, « sentiment philosophique par excellence », comme le dit Aristote – afin d'accueillir et de faire vivre l’étonnement de l'élève » (p9/10).
Philosophie tout court, tout simplement : le compagnonnage philosophique « Reste qu’il n’y a guère d’autre façon d’apprendre la philosophie que d’y entrer, et qu’il n’y a pas de philosophie de l’éducation sans philosophie tout court, sans entrée dans la culture philosophique et les pensées où elle s’élabore, et les textes où elle se dépose. La philosophie a la réputation d’être abstraite et difficile, et présente néanmoins ce paradoxe de se dire accessible à tous. C’est qu’il y a sans doute deux manières de concevoir la philosophie. • •
comme une activité de construction théorique comme une démarche de vie et de pensée que chacun peut entreprendre pour soi.
Cela ne signifie pas qu’il faille les opposer. La philosophie n’est-elle pas toujours au bout du compte une expérience personnelle de pensée. Toutes sortes d’événements et de rencontres peuvent y conduire : le souci d’éduquer en propose de nombreux, et non des moindres…
Philosophie de l’éducation, philosophie pour l’éducation, et finalement philosophie tout court, philosophie tout simplement : tel est l’accompagnement, le compagnonnage des philosophes et de la philosophie » (Idem). DES ARTISTES POUR CHANGER L'ECOLE ? La politique éducative des arts et de la culture Alain KERLAN, Institut des sciences et des Pratiques d'Education et de Formation Université Lumière Lyon 2 UMR « Education et Politiques » [email protected] Conférence prononcée dans le cadre de l’Université d’Angers, « Les missions éducatives des institutions du spectacle vivant (danse, théâtre, arts du cirque, musique : une responsabilité partagée », Ministère de la culture, 22/26 octobre 2003
Introduction
637 Quelques images, quelques tableaux d’une éducation saisie par les arts, pour donner à chacun une idée du phénomène que je me propose d’éclairer . le recours à l’art et aux artistes en éducation. En voici quelques-unes : des artistes, peintres, sculpteurs, comédiens, danseurs, musiciens, en résidence dans les écoles maternelles de la ville de Lyon ; un peintre célèbre, Gérard Garouste, tenant atelier destiné aux élèves en difficulté dans la campagne normande ; un petit collège de Franche-Comté en partenariat pour l’année avec l’Opéra de Besançon ; le développement du Réseau Européen des Services Educatifs d’Opéra (RESEO) ; L’Ecole des Mines, l’Ecole des Beaux-Arts, l’Ecole supérieure de Commerce de Nancy unies dans un projet, Artem, dispensant une formation commune aux ingénieurs, aux managers, et aux artistes…. D’autres exemples, nombreux, que je laisse à chacun le soin d’évoquer. De quoi s’agit-il ? Selon moi, d’un mouvement qui témoigne d’une tentative (tentation) de recomposition et/ou de refondation de l’école et de l’idéal éducatif sur des bases artistiques et culturelles. Depuis une vingtaine d'années, les recours éducatifs et sociaux à l'art et à la culture ont pris une ampleur sans précédent. Je crois qu’il faut y voir une tendance forte, l'avancée d'un processus participant d'une recomposition éducative et culturelle. On pourrait, vous pourriez m’opposer d’emblée une objection : l’abandon programmé, faute de moyens et de volonté politique, du projet de développement des arts et de la culture à l’école. Je répondrai qu’il importe de distinguer un mouvement de fond, une nécessité qui est liée au mouvement historique de la culture et de la démocratie, des aléas des politiques mises en œuvre. Sans doute, ce mouvement pour un temps va reposer à nouveau plus particulièrement sur les convictions et les actions des acteurs, pédagogues, artistes, gens de culture, les plus engagés, les plus militants. Mais la nécessité demeure. Et pour quiconque se trouve engagé dans ce mouvement et comme porté par cette nécessité historique, partageant à quelque degré cette espérance éducative et culturelle, comprendre la signification et la portée de ce mouvement, ses ambiguïtés aussi, s'avère une exigence tant théorique que pratique.
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Mon intervention voudrait être une contribution à ce travail de lucidité et d’espérance, en proposant quelques repères. En trois temps. D’abord un premier cadrage historique qui permettra de situer la phase que nous vivons dans un mouvement plus général. Ensuite en élargissant le champ d’observation : le recours éducatif à l’art et à la culture ne concerne pas seulement l’école, l’éducation scolaire ; il touche à des pans de plus en plus nombreux de la société. Enfin, et c’est bien sûr l’essentiel, en vous soumettant une analyse de la signification de ce processus qui voit d’un côté l’école et l’éducation se tourner vers l’art et la culture, de l’autre l’art et la culture désireux d’assumer une mission éducative. Ces éclairages sont nécessaires. Mais ils ne prennent leur plein intérêt que s’ils aident à ouvrir et construire l’avenir, à relancer, accompagner le mouvement en faveur de l’art et de la culture dans l’éducation. C’est pourquoi je consacrerai le dernier temps de cette intervention à tenter de dire ce que devrait être selon moi la philosophie et la pratique éducative dont a besoin l’alliance des arts et de l’école. Cette conception repose sur une conviction : l’art comme la culture n’éduquent qu’en étant pleinement eux-mêmes. Je la présenterai en la plaçant sous le triple le signe de la rencontre, de l’événement, de la fidélité à l’événement. 1. Cadrage historique Si l’on examine sur la période contemporaine, les trente dernières années, les relations entre l’art et la culture d’un côté, l’école de l’autre, on peut distinguer trois principales périodes. 1.1. Le premier moment a marqué les années 70 : centré sur le sujet éduqué et la libération de son expression, il rabat la logique des programmes d’études sur une logique d’expressivité, de créativité, de croissance personnelle, bref, sur une « logique subjective »; c'est l'âge de la psychopédagogie, du maître animateur, de la primauté donnée aux activités de libre expression. En termes esthétiques, ce moment est tributaire des thématiques romantiques et expressionnistes, avant-gardistes, libertaires ; c’est plutôt un mélange un peu confus de tout cela, où domine le thème de l’expression libre soutenu par des considérations psychologiques et psychanalytiques. L’art et la culture, entendus comme patrimoine, n’y ont pas la plus grande part. Comme si l’art et la culture étaient bien plus dans le regard, dans le sujet, que
639 dans des objets et des formes. Il s’agit d’une conception proche de la conception pragmatique et subjective de la culture, telle qu’on peut la trouver par exemple sous la plume du philosophe américain John Dewey : « Si nous essayons de définir la culture, nous arriverons à la concevoir comme le pouvoir, disons l’habitude acquise, de notre imagination, de contempler dans des choses qui, prises isolément, se présentent comme purement techniques ou professionnelles, une portée plus vaste, s’étendant à toutes les choses de la vie, à toutes les perspectives de l’humanité1 ». On trouve quelque chose de semblable dans la définition que donne le psychanalyste Winnicott de la créativité : « Il s’agit avant tout, dit-il, d’un mode créatif de perception qui donne à l’individu le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue2 ». 1.2. Le second moment est au cœur des années 80. Mot d’ordre : retour aux savoirs, aux « contenus » de l’enseignement, centration sur les savoirs et les apprentissages scolaires, la transmission et l’appropriation des savoirs. Réaction, sans doute, à l’excès de subjectivité du moment précédent. Mais ce rappel à l’exigence du savoir s’effectue alors sous le signe d’une rationalité technicienne. Il marque la prise de conscience de ce qu’on a appelé « la société cognitive », de l’entrée dans la société cognitive. C'est l'âge des savoirs didactisés, et du maître ingénieur, de la logique didactique, et même de la multiplication et de la spécialisation des didactiques. On parle même d’une « didactique des arts plastiques », par exemple. Que pouvaient bien être dans cette perspective l’éducation artistique et les disciplines de la sensibilité, la place de l’art et de la culture en éducation, sinon une oscillation entre le « loisir » et le « supplément d’âme » ?Les savoirs et les apprentissages rationalisés, les didactiques instrumentalisées d’un côté, l’art et la culture, la vie et la personnalité, les affects de l’autre. L’instrumental ici, et là l’expressif. 1.3. Le troisième moment s’affirme au milieu des années 90. Il est caractérisé par une préoccupation de plus en plus explicite de la place et du sort de la culture dans l’éducation et dans la formation. C'est l'âge des perspectives culturelles dans l’éducation scolaire, dans le 1
John Dewey., « L’éducation au point de vue social », L’année pédagogique, Paris, Alcan, 1913. 2
David Winnicott, Jeu et réalité (1971), Paris, Gallimard, 1975 (traduction française), p. 91.
640 choix et la conception des contenus d’enseignement. L’enseignant ne doit plus être seulement « dudacticien », mais « passeur » de culture. Les savoirs ne suffisent pas ; toute société a besoin d’un socle de culture, besoin des repères que donnent aux individus et aux citoyens l’accès aux œuvres et aux formes symboliques d’une culture partagée. Cette exigence est bien résumée dans ce propos du sociologue Jean-Pierre Le Goff : « Le développement économique, scientifique et technique, pour important qu’il soit, fût-il accompagné d’un « volet » social et des restes impossibles de Mai 68, ne peut constituer à lui seul un projet… Manque précisément une dimension essentielle : le socle de culture qui permette d’intégrer cette « modernisation » dans un monde commun et une vision positive de l’avenir porteuse d’espérance de bien-être et d’émancipation... La culture n’est pas pour nous une superstructure ou un supplément d’âme à la sphère économique et sociale. La culture entendue comme univers de significations s’incarnant dans des institutions et des œuvres, des paroles et des actes, est ce qui donne sens à la vie en société3 ». Le plan Lang-Tasca de développement des arts et de la culture à l’école s’inscrit bien entendu dans cette perspective, et donne au mouvement une spectaculaire impulsion. Il comporte toutefois une dimension supplémentaire, sur laquelle je devrais revenir : l’ambition de changer l’école de l’intérieur, en y faisant pénétrer la culture vive, l’art vivant et les artistes. Dans une école bloquée, rongée d’incertitudes, l’art et l’artiste comme « cheval de Troie », levier d’Archimède. L’art et la culture pour engager les changements nécessaires que l’école ne parvient pas d’elle-même à accomplir : face aux blocages de l’école, sinon au constat de l’incapacité structurelle de l’école à changer, la politique éducative des arts et de la culture pariait sur l’art et la culture là où elle ne croyait plus à l’innovation. 1.4. S’il fallait qualifier la période dans laquelle nous nous trouvons, marquée par le retour surréaliste de veilles lunes comme ce port de l’uniforme à l’école, tentative fantasmatique d’annulation, d’effacement des différences dont l’affichage et l’affirmation sont précisément quelques-uns des effets du développement de l’individualisme démocratique, il me semble qu’on y assiste à l’entremêlement et à l’opposition confuse et anachronique des postures que je viens de distinguer. Je ne suis pas sûr que ces tentatives de reconstruire de vieilles et 3
Jean-Pierre LE GOFF, La barbarie douce, Paris, La découverte, 1999, p.123/125.
641 commodes oppositions dépassées intéressent vraiment qui que ce soit, ni même si elles ont un sens : elles me font penser à ces canards dont on dit qu’ils continuent de courir la tête tranchée… Il y a d’autres façons plus appropriées de tirer bénéfice de ce passé, et il me semble que si une tâche est nécessaire, c’est de prendre lucidement la mesure des intérêts et des limites que permet de dégager l’analyse de chaque période. L’art et la culture n’ont de chance d’entrer durablement dans l’école qu’en assumant le triple souci de la subjectivité émancipatrice, de la découverte des formes symboliques et de l’entrée dans l’univers des significations, de la construction du rapport au savoir. 2. Elargissement du champ d’analyse : un mouvement qui traverse la société tout entière Pour avancer dans la réflexion, il convient d’élargir encore d’un cran le champ de l’analyse, et ne pas l’enfermer dans la seule considération de l’école. Le recours éducatif à l’art et à la culture, je l’ai dit, ne concerne pas seulement l’école, l’éducation scolaire ; il touche à des pans de plus en plus nombreux de la société. Les quelques exemples que je proposais en commençant l’illustrent bien, et ne sont que le début d’une liste considérable. La diversité des domaines touchés est remarquable :
Le théâtre et la danse mobilisés contre le mal des banlieues.
Des ateliers de rap et des ateliers d’écriture pour réparer le lien social malmené. « Le rap contre la fracture sociale », titrait le journal Le Monde en novembre 1997.
Des écrivains, comme François Bon à Nancy, aidant les sans abri à trouver leur parole et à la porter jusqu’à la scène ou au livre.
En Bretagne, les employés licenciés d’une grande surface racontant sur la scène du théâtre les dessous de la belle vitrine du consommateur.
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En pleine coupe du monde de football, Armand Gatti décidé faire entendre par le théâtre ceux que l’événement recouvre d’une chape de silence médiatique, comme les Indiens d’Amérique du Sud en lutte.
En prison la multiplication des ateliers d’écriture et d’expression plastique.
A l’hôpital l’entrée de la musique et du cirque, des arts plastiques. C’est ainsi que la Foire International d’Art Contemporain de Paris en 2000 ouvrait un espace d’exposition aux autoportraits des enfants cancéreux de l’hôpital de Villejuif.
Les Musées eux-mêmes s’engagent sur ce front. Ainsi, le Musée de la civilisation de Québec consacrait une exposition au thème de la nuit, ouverte sur le monde de la nuit, au monde même de la nuit, aux jeunes de la rue dont le territoire est celui de la nuit, devenus un moment acteurs et spectateurs de leur propre exposition.
La liste pourrait longuement se poursuivre, mais les exemples disent tous la même chose : la volonté d’une mobilisation de l’art et de la culture pour la préservation du lien social, le refus de l’exclusion et du silence qui détruit les êtres, la réparation des existences et des identités, l’écoute de la parole de l’autre, grâce aux médiations des formes symboliques, grâce à l’entrée dans l’univers de la culture et des significations. Bref, c’est la société tout entière, et non la seule école, qui paraît chercher une issue, un remède à ses maux et à ses troubles du côté de l’art et de la culture. . L’espérance éducative se double d’une espérance sociale et politique. 3. L’art et l’artiste à l’école, pour quoi faire ? Il faut donc bien en venir à la question : Pourquoi ? Pourquoi une telle espérance investie dans l’art et la culture ? L’action lucide des acteurs engagés suppose qu’on tâche de le comprendre. A vrai dire, les réponses ne manquent pas. Vous en avez déjà sans doute quelques-unes à l’esprit. D’une certaine façon, c’est plutôt leur nombre et leur pluralité qui fait problème, non leur défaut. Toute la littérature qui a accompagné le plan Lang Tasca en fournissait plus qu’il
643 n’en fallait. Qu’attendait donc la politique éducative des arts de l’entrée de l’art et des artistes dans l’école ? Quelques grands types d’arguments peuvent être repérés, qui tous à quelque degré supposent l’existence d’une relation intime, profonde, fondatrice, entre l’art, la culture et le lien social ; entre l’univers de l’art, de la culture et la communauté humaine : 3.1 L’un des tout premiers types d’argument porte sur la revalorisation, la redécouverte de la sensibilité (esthesis) : le senti et le vécu, l'imagination, le corps vécu, l’émotion, l’affect, l’apparence. Autant de valeurs et de perspectives que la tradition scolaire tient trop souvent pour secondaires, voire opposées au projet d’éduquer. Contre l’hégémonie voire l’exclusivité d’une rationalité coupée de ses racines, cet argument d’inspiration critique et romantique et « revisité » par l’individualisme moderne croit en la vertu éducative et unifiante de la sensibilité, de l'imagination et de l'émotion partagée. Le nécessaire rééquilibrage d’une culture rationaliste morcelée passe par la réhabilitation de la sensibilité. Celle-ci participe à ce titre d’un mouvement plus général de révision des valeurs dans la culture moderne : les valeurs liées à la sphère esthétique, au sens large, jusque là subordonnées aux valeurs rationnelles, aux valeurs de la raison et de la pensée rationnelle, et dont l’école a été le bastion, s’émancipent, s’affichent pour elles-mêmes, et passent de l'arrière-plan au premier plan. Cette évolution témoigne des développements de l’individualisme démocratique, et, dans ce cadre, d’une sorte de recomposition anthropologique : le sentiment, l’émotion, la sensibilité prennent un sens nouveau, positif. Ce qu’on appelle « l’esthétisation de l’existence » s’inscrit d’ailleurs dans ce processus. 3.2 Un second type d’argument porte encore un peu plus loin la revendication en faveur de la place de l’art et de la culture dans l’éducation. Il affirme, non seulement que l’art est éducateur, éducatif, mais bien plus que seul l’art éduque pleinement. Seul l'art est éminemment, pleinement éducatif, sous les deux finalités que poursuit toute vraie éducation : la formation d’un individu et d’une personne accomplis, d’un côté, celle d’une société harmonieuse sous la gouverne d’un citoyen responsable, de l’autre. Equilibre individuel versus harmonie sociale. L'art accomplirait de façon exemplaire cette double ambition éducative. Cette doctrine de la vocation éminemment éducative de l'art et de l'esthétique a déjà trouvé dans l'histoire des idées une formulation capitale, à la toute fin du 18 ème siècle, dans l'œuvre du poète, dramaturge et philosophe Schiller. Dans ces Lettres sur l'éducation
644 esthétique de l'homme que le poète et philosophe adressa au duc Chrétien-Frédéric de Holstein-Augustenburg en 1795. Une supplique aux puissants de ce monde qui développait déjà l’espérance d’aujourd’hui : l’art pour l’accomplissement de l'homme dans son humanité, comme individu et comme « animal politique » ; l’art pour l’accomplissement de l'harmonie humaine et de l'harmonie politique, l’intégration de soi et l’intégration sociale. 3.3. Un troisième type d’argument éclaire la façon dont ce mouvement en faveur de l’art et de la culture dans l’école, cette politique éducative des arts et de la culture, s’inscrit dans le mouvement général d’un monde moderne en crise, « désenchanté », en quête de repères et de sens. L’aspiration éducative à l’unité trouve en face d’elle un monde éclaté, morcelé, désenchanté. L’art, explique-t-on alors, dans un argumentaire d’inspiration romantique et heideggerienne, nous en avons essentiellement besoin pour rééquilibrer, réorienter une culture et un rapport au monde dominés par la technique et la raison instrumentale, « l'arraisonnement », pour réenchanter un univers muet, vidé de ses dieux, réduit à l'utile et à l'utilitaire. 3.4. On touche là à un quatrième type d’argument, lequel d’ailleurs d’une certaine façon sous-tend tous les autres : si nous avons besoin de l’art pour éduquer, c’est peut-être d’abord pour lutter contre le mal qui ronge le monde moderne et son éducation : l’insignifiance et l’indifférence. L’art et la culture pour lutter contre l'insignifiance, pour retrouver du sens, réapproprier le sens, pour maintenir ouverte les interrogations que la technoscience et une conception « positiviste » de la culture scolaire4 recouvrent sans y répondre. Bref, l'art, lieu du sens, et mieux, de la signifiance. 3.5. Ces arguments sont d’ordre philosophique et politique. Mais l’argumentation éducative et pédagogique concrète s’y rattache.
Enrôlement de l’art et des artistes au service de l’égalité qui est la mission de l’école : « L’inégalité sociale, nous le savons, est d’abord une inégalité culturelle : c’est à l’école
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Ces guillemets pour signifier que l’usage aujourd’hui courant du terme ne fait pas justice aux préoccupations du fondateur de la philosophie positiviste, Auguste Comte.
645 de réduire cette distance par rapport au savoir et à la culture » (Jack Lang, Conférence de presse du 14 décembre 2000) ; « C’est une évidence : si l’École n’assure pas un accès démocratique à l’art, ce sont les logiques sociales qui prévaudront, dans le sens des inégalités, évidemment » (Idem).
Mobilisation dans la lutte contre l’échec scolaire, la démotivation, l’inappétence pour l’école et l’étude. Elle s’appuie sur la revalorisation de la sensibilité et le rééquilibrage de la culture scolaire grâce à l’art et aux artistes, comme en témoignent clairement nombre de déclarations : « l’éveil de la sensibilité » est ainsi présenté dans le propos officiel comme « un merveilleux sésame pour les autres formes d’intelligence », et donc pour l’accès aux disciplines scolaires centrales : « la musique introduit au calcul, le théâtre à la lecture », etc. L’argumentation repose sur la conception (d’inspiration romantique) d’une intelligence définie comme un tout indissociablement sensible et rationnel. En d’autres termes, ce n’est plus seulement à la volonté militante d’un développement des arts à l’école que nous avons affaire, mais à quelque chose comme une conception générale de l’école et des apprentissages dont l’art deviendrait l’une des bases: « L’art est une méthode d’appropriation des savoirs, faisant appel à l’affectif, à l’intelligence sensible, à l’émotion : il modifie l’écoute, le regard, le rapport à soi et le rapport aux autres, donne confiance en soi » (Idem).
Mobilisation de même dans la restauration de l’équilibre et de l’harmonie individuelle, sans laquelle il n’y a pas d’apprentissage véritable. A l’arrière-plan, bien sûr, tous ces élèves agités, instables, inattentifs, qui peuplent les classes. L’argumentation passe à nouveau par le thème de l’intelligence sensible, de l’intelligence multiple : « L’intelligence sensible est inséparable de l’intelligence rationnelle… L’enfant ne peut connaître un épanouissement harmonieux et équilibré que si son intelligence rationnelle et son intelligence sensible sont développées en harmonie et en complémentarité ». La préface à l’édition des Nouveaux programmes de février 2002 pour l’école primaire va même jusqu’à employer l’expression de « cerveau sensible » : « L’épanouissement de l’enfant forme un tout… Un élève n’est pas seulement un cerveau rationnel, mais il est aussi un cerveau sensible ».
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Mobilisation de même de l’art et des artistes dans la lutte contre la violence dans l’école, la pacification de l’école et de la société. A la totalité humaine individuelle préservée et enrichie par l’art répond l’harmonie sociale et collective, un horizon politique d’intégration par la pratique artistique. Bref, et plus simplement : « les pratiques culturelles sont aussi un sésame pour apprendre à vivre en communauté » (Jack Lang, Conférence de presse du 14 décembre 2000). Par la pratique artistique, « l’enfant cerne son identité, affirme sa personnalité, rencontre les autres sur des bases créatives, constructives et, en définitive, apaisées. L’apprentissage du groupe s’y fait selon des règles de plaisir, de partage qui diffèrent du seul pouvoir ou du seul profit » (Idem). L’horizon de la violence recule, dès lors, comme l’affirme la préface des Nouveaux programmes de février 2002, qu’« un élève épanoui dans chacune de ses facultés se sent mieux avec lui-même comme avec les autres ». Les textes officiels retrouvent ainsi la fonction disciplinante du chant collectif : « Que chaque école ait une chorale : source d’équilibre de l’esprit et du corps, la chorale exprime une discipline collective faite du respect de chacun pour l’effort commun. Elle est un excellent remède contre les pulsions agressives ». L’enrôlement du chant au service du lien social emprunte aux aspirations comme aux inquiétudes contemporaines : épanouissement et équilibre individuel, reconnaissance du corps, montée de la violence dans l’école.
Enrôlement enfin, last but not least, de l’art et des artistes dans le front que l’école doit opposer au déferlement de la culture médiatique. En voici dans la conférence du 14 décembre l’énoncé programmatique : « Notre grand projet d’éducation artistique et culturelle est une réponse aux menaces d’uniformisation culturelle ». L’entrée de l’art à l’école s’inscrit dans la critique et le refus du monde administré et de l’empire des images, du déferlement de la civilisation de masse dans une mondialisation sauvage. Seule l’éducation artistique, parce qu’elle éduque pleinement, totalement, dans le souci de la totalité humaine, peut s’opposer à l’appauvrissement et à l’unilatéralité, peut faire contrepoint « à la consommation passive des images déversées par “l’empire du profit” », et permettre de « résister aux menaces de nivellement issues de la mondialisation économique et culturelle » (Idem).
Je ne dis pas que ces visées sont sans raison ni justesse, ni même que l’art n’aurait rien à voir avec cela. Bien au contraire. Je m’interroge cependant, à la fois sur le plan de la philosophie éducative, et sur le plan de la philosophie de l’art :
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1) N’est-ce pas trop demander ? N’est-ce pas trop attendre de l’art et des artistes ? Et s’exposer à bien des désillusions ? Et rendre la tâche impossible ? A trop charger sa monture, ne risque-t-on pas de lui nuire ? L’instrumentation pédagogique de l’art et de l’artiste, aussi louable en soient les visées, est-ce bien la bonne voie ?
2) N’est-ce pas tout faire tenir sur une conception romantique de l’art ? Et cette conception est-elle bien à la mesure de l’art d’aujourd’hui, de l’art vivant ? L'art d'aujourd'hui et de demain n'est plus l'art qui inspirait l'espérance d’un Schiller. Ses fondements esthétiques et sociaux ont été profondément déplacés, modifiés. Ces déplacements ne sont guère dissociables des développements de la démocratie des individus, de l'âge de la reproduction mécanique et de l'interactivité, de la pluralité des normes… A ces interrogations, je crois qu’il n’y a rien d’autre à opposer, mais c’est l’essentiel que cette conviction : l’art comme la culture n’éduquent et n’éduqueront qu’en étant pleinement eux-mêmes. Je voudrais donc esquisser dans une dernière partie les grandes lignes d’une philosophie éducative et d’une pédagogie qui ne dicteraient pas à l’art et à l’artiste leur mission éducative. Cette philosophie et cette pédagogie sont, comme je le disais en commençant, sous le signe de la rencontre et de l’événement, de la fidélité à l’événement.
4. Pour une philosophie et une pratique de la rencontre et de l’événement 4.1. La rencontre de l’artiste et de l’enfant La rencontre entre l’artiste et de l’enfant est bel et bien au cœur de ce mouvement de l’art et de la culture dans l’école. Mais elle n’est pas seulement « pédagogique », et ne doit pas être réduite à quelques procédures ou commodités pédagogiques : la rencontre de l’artiste et de l’enfant commence avec Baudelaire, et nourrit en profondeur l’art et la culture modernes euxmêmes, de l’intérieur. La politique éducative des arts et de la culture participe à cet égard de cette histoire. Je ne saurais trop conseiller de lire et relire ces pages étonnantes du Peintre de la vie moderne dans lesquelles Baudelaire trace le portrait de l’artiste nouveau sous les traits de l’enfance éternelle :
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« Supposez un artiste qui serait toujours, spirituellement, à l’état du convalescent, et vous aurez la clé du caractère de M. G. Or la convalescence est comme un retour à l’enfance. Le convalescent jouit au plus haut degré, comme l’enfant, de la faculté de s’intéresser vivement aux choses, même les plus triviales en apparence. Remontons, s’il se peut, par un effort de l’imagination, vers nos plus jeunes, nos plus matinales impressions, et nous reconnaîtrons qu’elles avaient une singulière parenté avec les impressions, si vivement colorées, que nous reçûmes plus tard à la suite d’une maladie physique, pourvu que cette maladie est laissé pures et intactes nos facultés spirituelles. L’enfant voit tout en nouveauté ; il est toujours ivre. Rien ne ressemble plus à ce qu’on appelle l’inspiration, que la joie avec laquelle l’enfant absorbe la forme et la couleur… L’homme de génie a les nerfs solides ; l’enfant les a faibles. Chez l’un, la raison a pris une place considérable ; chez l’autre, la sensibilité occupe presque tout l’être. Mais le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté… » 4.2. Rencontre avec l’œuvre et fidélité à l’événement Cette rencontre est aujourd’hui rencontre de l’enfance et de l’art contemporain, de la culture vivante. Les éducateurs et les artistes eux-mêmes le constatent : l’enfant, le jeune enfant, fait souvent preuve d’une disponibilité, d’une étonnante ouverture à l’égard des démarches et des œuvres de l’art contemporain. Un accueil et une ouverture dont bien des adultes peinent à faire preuve. Pourquoi ? Sans doute y a-t-il là un processus d’acculturation : l’enfant, « nouveau venu en ce monde », comme le dirait Hannah Arendt ; « hors code » à l’égard d’une culture artistique dominante qui n’est pas encore la sienne, n’a pas encore les préventions de l’adulte. J’ajouterai toutefois une autre considération. Ce qui fait défaut à beaucoup, à bien des adultes dans leur relation à l’art, c’est moins la culture qu’une vraie rencontre. Une rencontre qui ait fait, qui fasse événement. Une vraie rencontre est un événement inaugural, une puissance, une potentialité formatrice immédiate. J’opposerai à la philosophie éducative du processus une philosophie éducative de l’événement. Qu’est-ce qu’un événement ? Au moins ce à partir de quoi on peut distinguer un avant et un après. Qu’est-ce qu’un événement biographique ? Quelque chose qui est « arrivé » dans ma vie et qui m’a « formé », en ce sens que je ne peux plus être « après » ce que j’étais « avant ». Quelque chose qui fait que ma vie comme
649 « forme », comme instance de totalisation immanente5, prend une autre orientation, une autre figure, un autre sens à quoi je me dois d’être fidèle. Dans une existence humaine, qu’est-ce qui peut faire événement ? Alain Badiou répond que les événements véritables ne sont que de quatre ordres : le domaine de la Vérité, le domaine de l’Histoire et du Politique, le domaine de l’Amour, et enfin le domaine de l’Art et de la Poésie. D’une certaine façon, le dernier accueille en lui les deux autres : de quoi d’autre est-il donc question dans l’art, sinon de Vérité, d’Amour, de Politique ? Mais dit Alain Badiou l’authenticité d’un événement réclame de nous fidélité à cet événement. Ainsi, c’est une chose que d’être allé au théâtre, au concert, à l’opéra pour la première fois de sa vie et de l’avoir assez vécu pour que la rencontre bouleverse le cours ordinaire de l’existence. C’en est une autre que d’y retourner pour faire revenir l’expérience de la rencontre, d’engager le travail d’une vraie connaissance, d’une authentique familiarité. Le recours éducatif à l’art et aux artistes doit introduire, dans la temporalité d’une éducation dominée par le processus régulier de la construction du savoir, la temporalité « irruptive », « intempestive » de l’événement et de la rencontre, mais aussi de la fidélité due à l’événement et à la rencontre. 4.3. Le jeu, le symbole, la fête : fondements anthropologiques et pédagogiques de l’art Mais comment, dira-t-on ? Comment aller au-delà de l’événement réduit à l’éphémère, ou bien à une expérience sans suite ? Une piste me semble pouvoir être dégagée de la lecture des réflexions que consacre H.G. Gadamer à l’art contemporain. Son propos n’est pas très éloigné d’une perspective éducative, puisqu’il s’agit de comprendre les raisons du fossé qui sépare l’art contemporain du public. Incompréhension d’autant plus douloureuse, note le philosophe, que l’art contemporain a bien la volonté de s’adresser à tous. Pour tenter de combler cette distance et avoir quelque chance de dépasser cette incompréhension, il convient selon H.G. Gadamer d’en revenir au fondements anthropologiques de l’art et de l’expérience esthétique, de la conduite esthétique ; le propre de l’art contemporain, en effet, estime Gadamer, tient dans cette démarche qui veut être au plus près de l’enracinement anthropologique de l’art : dans le jeu, dans le symbole, dans la fête ou cérémonie. Ces traits anthropologiques de l’art contemporain me semblent fournir les vecteurs d’une philosophie et d’une pédagogie de l’art Le jeu, le symbole, la cérémonie ne sont-ils pas aussi des « propres » de l’enfance ? Et donc des repères pour une politique éducative de l’art et de la culture ?
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Dans l’esprit des analyses de Charles Taylor.
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Le jeu d’abord. Le jeu est le mouvement même de la vie, « la caractéristique fondamentale du vivant tout court6 ». Plus précisément, il a la signification d’un excédent élémentaire, une représentation de soi de l'être vivant, que se donne l’être vivant quand il « déborde » de vie. C'est ce que montre l'observation du jeu animal et enfantin. L'excédent de vie appelle la représentation. Et réciproquement: la représentation constitue en tant que telle un gain d'être, un surcroît d’être. C’est là le miracle de l’œuvre d’art : une représentation qui accroît l'être qu'elle représente. Il y a dans tout jeu un spectacle tel que l'observateur en est un participant potentiel. « Même le spectateur qui regarde le jeu d'un enfant en train de courir avec sa balle » est inclus dans le jeu. Je deviens d'ailleurs mon propre spectateur en jouant, s'il y a vraiment jeu. Le jeu est un agir communicatif ; dit Gadamer. De même, l’art contemporain conçoit l’œuvre d’art en sorte qu’elle inclut le "spectateur" dans sa définition même.
Ensuite le symbole. L’art est le domaine des formes symboliques, qu’elles soient bâties de mots ou de pierres, de couleurs ou de sons. Mais qu’est-ce qu’une forme symbolique, qu’est-ce qu’un symbole ? Il faut pour le comprendre en rappeler la signification originelle: un moyen de reconnaissance, le tesson rompu de l'hospitalité grecque, qui assurait et engageait chacun des autres dans la réciprocité des lois de l’hospitalité. Chaque partie du tesson rompu appelle l’autre et « contient », désigne l’autre pour reconstituer la totalité initiale. L'expérience esthétique, explique Gadamer, l'expérience du beau, est l'expérience d'un symbolique de cet ordre. C’est la rencontre, l’expérience d'un « fragment d'être...qui porterait en lui la promesse de son corrélat, d'un corrélat apte à le guérir et à le compléter comme tout ». L’œuvre vaut pour ce qu’elle convoque, comme expérience d’une totalité jamais présente mais pressentie grâce à l’œuvre. L'expérience amoureuse – qu’on se souvienne du discours d'Aristophane dans le dialogue de Platon intitulé Le Banquet – s'apparente à l'expérience esthétique et en éclaire le sens symbolique : tout homme est pour ainsi dire le fragment d'un tout. Toute œuvre d'art authentique est une reconnaissance et une promesse : elle dit qu'il est possible « de faire l'expérience du monde comme d'une totalité où est intégrée la position ontologique de l'homme et où également sa finitude se trouve rapporter à la transcendance »; elle évoque « un ordre intégral possible, quelque soit sa nature »; elle est promesse d'un ordre intégral, d'un monde intègre. Mais, insiste Gadamer « cela ne veut pas du tout dire que nous puissions
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Cette citation et celles qui suivent sont tirées de H.G. Gadamer, Actualité du Beau, éditions Alinéa
651 comprendre l'intégralité de cette signification ». Pour ressaisir l'art d'aujourd'hui, il faut donc retrouver l'expérience symbolique comme expérience fondamentale du sens.
Enfin la fête, la cérémonie. Pour comprendre ce que veut dire ici Gadamer, il faut penser au silence que suppose le Musée, à la frontière proprement invisible que tracent un rond de lumière, le cercle d’une piste, le rideau même absent d’une scène de théâtre. Le théâtre de Peter Brook met cela à nu très simplement. L’enfant très jeune, très tôt, peut sentir cela, qu’au-delà commencent un autre monde, une autre expérience. Il y a dans la fête au sens anthropologique, dans la cérémonie, une expérience du temps différente, comparable à celle de l'art. L'expérience de l'art est une expérience temporelle spécifique.
Voilà ce qu’écrit Gadamer, et que je voudrais reprendre à mon compte pour conclure : « L'essence de l'expérience du temps propre à l'art consiste en ce qu'elle nous apprend à nous attarder. Peut-être est-ce cela qui correspond, au sein de la finitude qui nous est impartie, à ce qu'on appelle l'éternité ». Apprendre à s’attarder : c’est exactement le pouvoir qu’Hannah Arendt prêtait aux objets culturels. Si la culture, l’art et les artistes sont porteurs d’une vertu éminemment éducative, nul besoin de les contraindre dans une instrumentation pédagogique ; il faut seulement qu’ils puissent ouvrir ce temps et cette expérience différents.
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652 ANNEXE 1. Le point de vue synchronique : l’éducation en quête d’un modèle « L’école contemporaine est une école qui se cherche, une école en quête de modèles, de son modèle, et une bonne part de son identité, il faut le répéter, tient dans cette quête d’un modèle « introuvable ». Je me risquerai néanmoins à distinguer, au moins pour la phase la plus récente, celle des trente dernières années, trois directions ou trois phases, consécutives et/ou concurrentielles, dans lesquelles cette quête d’identité et de modèle s’est trouvée engagée. Le premier moment a marqué les années 70 : centré sur le sujet éduqué et la libération de son expression, il rabat la logique des programmes d’études sur une logique d’expressivité, de créativité, de croissance personnelle, bref, sur une « logique subjective », comme le rappelle Denis Simard7 ; c'est l'âge de la pédagogie, ou plutôt de la psychopédagogie, et du maître animateur. S'il est tributaire des thématiques romantiques et expressionnistes, à bien y regarder, ceux-ci n'en font pas moins assez bon ménage avec une conception pragmatique et subjective de la culture, assez proche de celle que proposait. John Dewey en 1913, dans un numéro de L’année pédagogique : « Si nous essayons de définir la culture, nous arriverons à la concevoir comme le pouvoir, disons l’habitude acquise, de notre imagination, de contempler dans des choses qui, prises isolément, se présentent comme purement techniques ou professionnelles, une portée plus vaste, s’étendant à toutes les choses de la vie, à toutes les perspectives de l’humanité8 ». Cette définition remarquable fait de la culture une affaire de regard et l’affaire du sujet, et non une réalité symbolique substantielle. Son actualité dans les années 70 est à la mesure du regain d’intérêt dont jouit l’éducation nouvelle dans la même période. Déjà les valeurs attachées à la sphère esthétique paraissent infléchir fortement le modèle éducatif. L’éducation scientifique elle-même, en cette époque où l’on parle d’ « éveil scientifique », comme en témoignent l’importance qu’y prend le thème des représentations, et la place que celles-ci réservent au sujet du savoir et à son expression, intègre cette orientation. 7
Denis Simard, « L’éducation peut-elle être encore une “ éducation libérale ” ? », Revue française de pédagogie, n° 132, juillet-août-septembre 2000, INRP. 8 John Dewey., « L’éducation au point de vue social », L’année pédagogique, Paris, Alcan, 1913.
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Un seconde orientation a néanmoins paru imposer un infléchissement différent, voire opposé, au milieu des années 80. Elle recentrait le paradigme sur les savoirs, les « contenus », la transmission et l’appropriation des savoirs. Réaction, sans doute, à l’excès de subjectivité dans laquelle on pouvait croire que la culture organique allait se dissoudre. Mais ce retour de l’exigence rationnelle s’effectue alors sous le signe de la rationalité technicienne. C'est l'âge des savoirs didactisés, et du maître ingénieur. J’emploie à dessein ce terme, « savoirs », au pluriel, plutôt que « connaissances ». Le savoir et la connaissance, en effet, appartiennent au vocabulaire classique, et sont encore affaire de philosophie et d’encyclopédie ; « connaissance », même au pluriel, garde une commode généralité sémantique ; mais la notion plurielle de « savoirs », la thématique des « savoirs scolaires » ne sont guère dissociables d’une entreprise de didactisation. La centration du paradigme éducatif sur les savoirs rabat l’encyclopédie, la dimension organique du savoir, sur la logique didactique, et même sur une pluralité de logiques et de techniques didactiques : la didactique générale, on le sait, a été très largement recouverte par des didactiques spécifiques. En quoi il convient de ne pas en faire le simple prolongement de la volonté de « diffusion des connaissances » propre aux Lumières. On notera à cet égard que la notion de « savoirs scolaires » est venue se substituer à une autre notion longtemps centrale dans le vocabulaire de l’éducation : la notion d’œuvre, précisément, qui marquait discrètement au sceau de l’esthétique le modèle classique. La didactisation de la culture scolaire, bien entendu, s’est plus particulièrement développée sur le terrain de l’enseignement des sciences, à partir de l’enseignement des sciences ; mais l’enseignement des lettres lui-même, et tout ce qui relève des sciences humaines dans la culture scolaire, ne sont pas demeurés insensibles à cette orientation du modèle. Son horizon positiviste paraît être une conception opératoire et procédurale de la culture scolaire. Que pouvaient bien être dans cette perspective l’éducation artistique et les disciplines de la sensibilité, sinon une oscillation entre le « loisir » et le « supplément d’âme » ? À moins de s’engager dans une périlleuse et bien paradoxale entreprise de didactisation. Le sort fait à la littérature et à la culture littéraire dans cette voie là, réduites à l’état de prétexte et de moyen d’exercices instrumentaux et d’entraînements méthodiques, constitue un avertissement dont on ne peut hélas dire qu’il fut sans frais.
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L’orientation des didactiques et de l’ingénierie signait au fond l’éclatement du modèle éducatif. Les apprentissages et les didactiques instrumentalisées d’un côté, la vie et la personnalité, les affects de l’autre. L’instrumental ici, et là l’expressif. J’ai cru un moment, pour ma part, en m’inspirant des analyses d’Alain Touraine, qu’il convenait désormais d’assumer ce partage inéluctable, et renoncer à tenir dans l’idée éducative un principe d’organisation et d’unification. C’était la conclusion de La science n’éduquera pas comme de L’école à venir. Je ne m’y étais pas résolu sans hésitations ni tergiversations, ni sans doute sans contradictions. En finir avec le souci de l’unité et du tout inhérent à l’idéal éducatif, n’était-ce pas renoncer à l’idée éducative elle-même ? L’appel à un usage régulateur de l’idée éducative, dans un esprit kantien, ne m’avait satisfait qu’à demi. Et si la tentation esthétique en éducation a retenu mon attention au point d’en faire aujourd’hui l’objet central de ma recherche, je dois bien avouer que c’est dans la mesure où elle rouvrait ce procès, et relançait autrement, comme on le verra, le souci de l’unité dont je n’étais pas parvenu à me défaire pleinement. J’en viens à présent à une troisième phase, une troisième orientation du modèle éducatif. On peut en percevoir l’émergence au milieu des années 90. On vit alors le débat éducatif et bientôt les politiques éducatives se préoccuper explicitement de la place et du sort de la culture. C'est l'âge des perspectives culturelles dans l’éducation scolaire, de l'enseignant « passeur » de culture, du « pédagogue cultivé » et du « rehaussement culturel », comme le disent les Québécois. Au Québec, le Conseil supérieur de l’éducation (1994) soulignait les lacunes du curriculum d’études en matière de culture, et se faisait le porte-parole d’une exigence de culture, de perspective culturelle dans le choix et la conception des contenus d’enseignement. Denis Simard la résume ainsi : « Le mot d’ordre est clair : c’est la perspective culturelle qui doit désormais présider à l’orientation générale des programmes d’études9 ». En France, un mouvement semblable s’est développé. La querelle récurrente des « républicains » et des « pédagogues » dans laquelle il s’est trouvé emprisonné n’a guère aidé à en saisir l’enjeu. Cependant, le livre critique dans lequel le philosophe Denis Kambouchner a entrepris de discuter les ouvrages de celui qui est souvent considéré en France comme le représentant des « pédagogues », Philippe Meirieu, a bien pour centre, pour l’un de ces centres tout au moins, la question de la culture. L’un des chapitres de Une école contre l’autre
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Denis Simard, Op. Cit., p. 33.
655 (2000) est titré : « La culture introuvable ». La Revue française de pédagogie s’est fait l’écho de ce débat dans un numéro récent ». Texte extrait de Alain KERLAN, L’art pour éduquer ? La tentation esthétique, à paraître, Québec, Presses de l’Université de Laval, 2003.
656 ANNEXE 2 La place des arts ou la culture revisitée J'aborderais enfin un autre grand domaine éducatif : celui de l'éducation artistique et de l'enseignement des arts. Sur l'exigence de faire place à une éducation si longtemps refoulée, refusée, le consensus paraît tel aujourd'hui qu'on ne voit guère l'utilité d'y ajouter d'autres arguments. Sur les obstacles que ne cesse de rencontrer, à l'épreuve de la forme scolaire, une volonté pourtant désormais partagée, l'inventaire serait vite répétitif. Dans l'introduction de leur ouvrage, Une éducation artistique pour tous ?, Philippe Pujas et Jean Ungaro font à leur tour le constat qui pourrait user la volonté la mieux armée : "L'éducation artistique a toutes les allures du serpent de mer. Insaisissable, fuyant, approchant de la rive mais n'y abordant jamais"10. On est là, concluent-ils, devant un problème de société, celui de l'héritage que nous a laissé la société industrielle, faisant de l'art "le domaine de l'inutile". Les auteurs font cependant un second constat susceptible de renverser la donne : la société est désormais en passe de précéder l'école. En porte témoignage le développement considérable de la demande sociale d'éducation artistique, autour du succès des écoles de musique. L'imagination devient une valeur, et "les disciplines de la sensibilité trouvent une considération nouvelle" 11. Et du coup, "la pression, au bout de ces années, revient sur l'école : au nom de la démocratie, c'est elle, maintenant, qui est interpellée"12. Ce point de vue me paraît en effet exprimer un changement réel et significatif. Je crois même qu'il faut aller plus loin et désormais poser la question de l'éducation artistique dans l'école à partir de là : ce renversement qui interpelle l'école. Naguère parents pauvres, voire exclus, l'art, l'imaginaire, l'imagination, la sensibilité, sont en passe de devenir pour la société et bientôt pour l'école un recours éducatif, une exigence démocratique, et même un modèle d'éducation accomplie. Pourquoi ? Pourquoi cette montée en puissance de ce que j'appellerai le modèle esthétique en éducation ? Pourquoi et comment ce retournement qui touche la société tout entière et déjà se prolonge dans l'école ? Il y a bien un certain parallélisme entre la démarche de certains artistes, tel Gérard Garouste, ouvrant un atelier de peinture pour voler au secours du lien social menacé dans les banlieues démunies, et l'ouverture dans les classes d'atelier d'écriture, ou l'aventure des "classes Opéra" ; entre l'action d'un François 10
Philippe Pujas et Jean Ungaro, Une éducation artistique pour tous ?, Paris, Erès, 1999, p. 7. Idem, p. 9. 12 Idem 11
657 Bon recueillant dans leur écriture théâtrale même et jusqu'à leur mise en scène, la parole des exclus de Nancy, et celle des animateurs d'ateliers de "rap" dans les banlieues de Lyon ou de Marseille. L'écriture contre la mort lente des exclus. Le rap contre la fracture sociale. Qu'attend donc notre société du recours aux arts et à l'imaginaire ? Comment l'éducation scolaire est-elle interpellée ? En quoi et pourquoi l'art peut-il désormais être perçu comme un modèle éducatif ? Pourquoi l'esthétique – le "vécu", le senti, l'imagination, la forme – et non plus la seule raison, l'encyclopédie, est-elle pressentie comme meilleur garant de l'unité éducative, accomplissement de l'idée éducative ? Les exemples évoqués indiquent déjà quelques-unes des lignes d'analyse où la réflexion nécessaire doit s'engager. Ils montrent assez comment le modèle esthétique en marche recoupe autant des préoccupations sociales et politiques : l'art pour "faire société", que le souci de soi et de l'expression : l'art comme accomplissement personnel, individuel. S'y essaie un rééquilibrage de la culture et du rapport au monde dans un univers rationalisé et dominé par la technique, un monde désenchanté vidé de ses dieux. L'appel à l'art au profit de l'éducation n'est pourtant pas un credo récent. Ne laissons pas croire que l'éducation issue des Lumières l'ignorait. Permettre à chacun d'accéder aux œuvres de la culture et à ces sommets que sont les grandes œuvres d'art est une ambition démocratique qui appartient pleinement à cet élan. On la retrouve particulièrement vive dans l'éducation populaire ; elle insuffle son énergie et ses exigences à un bon nombre des activités de la Ligue de l'enseignement. Cette conception de la culture artistique cependant (comme sa traduction dans l'éducation scolaire) reste pour l'essentiel tributaire de la philosophie et de l'esprit des Lumières. Dans l'école, elle fonde deux types de démarche éducative. La première organise la rencontre de l'élève et de l'œuvre, conçue comme un "sommet" de l'humanité et de l'universel, et vers lequel c'est la tâche de l'éducateur d'aider chacun à s'élever pour s'accomplir. L'idéalisme humaniste s'y exprime de façon plus ou moins discrète, selon que l'anime un souffle romantique concevant la vertu de l'art comme accomplissement de l'humanité, que plus modestement, à la façon d'Olivier Reboul, selon qu'on voit dans toute œuvre singulière une universalité au-delà des cultures particulières, ou encore que guéri de l'innocence de cet idéalisme, au sortir d'un siècle qui l'a discrédité, on s'accroche à ce qui demeure de la culture sous son aspect substantiel dans les chefs-d'œuvre incontestés. La seconde démarche, proche de cette dernière version d'une certaine façon, annexe l'éducation esthétique à l'éducation intellectuelle, et s'en tient à l'idée d'instruction, entendue comme la
658 maîtrise d'un ensemble de repères dans l'espace et dans le temps ; nul ne peut s'orienter dans la culture et la société sans y disposer d'un ensemble de repères d'ordre artistique. Ces dimensions demeurent. Le modèle esthétique venu de la société et en passe de "rattraper" l'école ajoute cependant une autre dimension, qui en contourne la forme dominante. Il met en avant la vertu éducative et unifiante de la sensibilité, de l'imagination et de l'émotion partagée, contre l'exclusivité de la raison. Sur le plan individuel et sur le plan collectif. Ce modèle esthétique en éducation avait d'ailleurs trouvé son expression déjà accomplie dès la fin du 18ème siècle dans les Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme de Schiller : texte capital et trop méconnu, qui fait retour, et qu'il faut relire aujourd'hui. Il ne s'agit pas bien entendu de s'incliner sans analyse et sans critique devant ce mouvement dont l'ambiguïté ne peut être dissimulée ; mais il serait tout aussi coupable de l'ignorer. Et d'ignorer plus particulièrement le déplacement qu'il illustre : une recentration de la culture sur la subjectivité individuelle, une recomposition de la culture autour du sujet. Cette subjectivation est bien en effet un des traits majeurs de la culture contemporaine. Je ne suis pas de ceux qui n'y voit qu'un recul de la raison, de l'objectivité et de l'universel, et une chute dans l'individualisme. J'y vois tout autant une chance pour la culture et la réappropriation démocratique de la culture pour et par l'éducation. …Cet appel à la subjectivité et à l'expression personnelle a été perçu, sur le front du refus, comme une régression : l'irruption de la subjectivité menacerait le système éducatif. On pourrait pourtant inverser le raisonnement en affirmant que la plus grande menace pesant sur l'idéal d'instruire loge aujourd'hui dans la distance toujours plus accentuée séparant la culture scolaire instituée des subjectivités individuelles. Que leur expression ouvre la porte à des particularités et à une culture de masse, à une industrie des loisirs contraires aux valeurs de la vraie culture ne change rien à l'affaire ; l'élévation culturelle n'a aucune chance si elle ne prend pas les élèves là où ils sont ; et c'est qu'elle doute trop des valeurs qu'elle brandit si haut quand elle refuse l'épreuve par principe. La place disputée des arts et de l'expression subjective à l'école témoigne ainsi du mouvement de recomposition de l'école comme école du sujet13. Il est en route. L'heure est venue de restaurer une culture et une modernité dans leur principe comme amputée d'une moitié d'elles-mêmes. Nous l'avions déjà constaté en réfléchissant aux tâches et au "programme" de 13
Cf. Alain Kerlan, L'école à venir, Paris, ESF, 1998, pp. 87 et sq.
659 l'éducation scientifique : la scientificité elle-même, pour accomplir ses promesses de culture et de civilisation, appelle l'approfondissement de la subjectivité, la libération de l'imagination et du sentiment, en même temps que de la raison. Il faut redécouvrir dans l'école, dès l'école, la dynamique émancipatrice de la subjectivité. Si l'appel à la culture perd malheureusement dans l'école même – et comment s'en accommoder, quand on est convaincu de sa vertu libératrice ? – sa force et puissance d'élévation, c'est aussi parce que l'universalisme abstrait et son manichéisme en matière de culture l'ont coupée des subjectivités réelles et concrètes. Texte extrait de Alain Kerlan, Quelle école voulons-nous ? Dialogue sur l’école avec la Ligue de l’enseignement, Paris, ESF, 2001.
660 ANNEXE 3 L’art et l’enfant C’est peut-être dans la figure de l’enfant que le monde moderne voit la dernière forme et l’ultime chance de l’unité. La rencontre de la figure de l’enfance et de la figure de l’artiste comme modèles de l’individualité et de la subjectivité s’effectue au cœur même de la culture moderne… On le sait, la comparaison voire l’assimilation de l’enfant à l’artiste, comme l’intérêt déclaré des artistes eux-mêmes à l’égard de l’enfance et de « l’art enfantin », n’ont cessé de marquer l’histoire de l’art comme celle de l’éducation dans le monde moderne. C’est d’ailleurs sous le signe même de la modernité, et en « inventant » le mot dans son usage, que Baudelaire, dans « Le peintre de la vie moderne », brosse le portrait de l’artiste nouveau sous les couleurs et dans le climat de l’enfance, et lance la fameuse formule : « Le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté14 ». L’artiste, « homme du monde, homme des foules et enfant15 », selon le titre du troisième chapitre de cet écrit : toute la modernité tient dans cette formule. « Éternel convalescent, », ou bien « homme-enfant », « homme possédant à chaque minute le génie de l’enfance », voilà Constantin Guys (ce pourrait être tout autant Edouard Manet), le peintre exemplaire de la vie moderne. C’est que « le convalescent jouit au plus haut degré, comme l’enfant, de la faculté de s’intéresser vivement aux choses, même les plus triviales en apparence ». Tous deux connaissent comme un état « normal » la vivacité des « matinales impressions » : l’enfant, écrit Baudelaire, « voit tout en nouveauté ; il est toujours ivre. Rien ne ressemble plus à ce qu’on appelle l’inspiration, que la joie avec laquelle l’enfant absorbe la forme et la couleur ». Le critique des « Salons » est l’un des tout premiers d’une longue suite d’artistes chez lesquels l’éloge de l’enfance constitue une véritable esthétique de la création. Comme pour un Picasso déclarant en un propos célèbre qu’il lui avait fallu toute une vie de peintre pour parvenir à dessiner comme un enfant ; ou encore un Henri Pichette désignant le poète comme « l'homme de la plus longue enfance ». La vie et l’œuvre de Jean Tardieu, redoublées de l’écho que lui ont assuré les pédagogues dans le monde de l’enfance, sont sans doute l’exemple d’un accomplissement discret mais très remarquable de la rencontre moderne de l’enfant et de l’artiste. 14 15
Baudelaire, Le peintre de la vie moderne (1863), Œuvres complètes, Paris, Seuil, col. L’Intégrale, 1968, p. 552. Ibid., p. 550.
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L’éloge « esthétique » de l’enfance tient à des raisons profondes qui engagent les valeurs de la modernité, et sur lesquelles il faudrait s’arrêter plus longuement, dans la perspective d’un modèle esthétique de l’éducation : faisant des valeurs de l’enfance des valeurs engagées au cœur de l’art moderne, il bouleverse la donne éducative. L’éducation nouvelle elle-même, qui s’est voulue éducation moderne, n’a-t-elle pas aussi, d’une certaine façon, et depuis Rousseau déjà, fait de l’enfance une certaine forme de fin pour l’éducation, et pour l’éducateur adulte une sorte de modèle ? Cela suppose à la fois un nouveau regard sur l’enfance et une nouvelle manière de concevoir l’art et les valeurs esthétiques : tous deux sous le signe de la sensibilité et de la sensation, de l’intuition et de l’imagination. Nouveaux regards en profonde rupture avec la vision cartésienne. Je crois même qu’il faut voir dans l’intérêt porté aujourd’hui à la philosophie pour enfants, une conséquence ou une manifestation d’un primat de l’esthétique, d’une « absorption » de la logique dans l’esthétique, et non la découverte tardive du don philosophique de l’enfance ; que l’enfance soit l’âge même des interrogations métaphysiques, des « grandes questions » de la vie et de la mort, de la vérité et de l’erreur, du bien et du mal, du beau et du laid, la littérature comme la pédagogie, la mémoire éducative, en donnent depuis longtemps de multiples exemples et témoignages. Comment alors situer dans notre culture ce couple mêlant l’insolite et l’évidence, cette ultime figure de l’individualité et de la subjectivité : l’enfant-artiste, l’artiste-enfant ? Je crois pouvoir y déceler, prolongeant en cela au croisement de l’art et de l’éducation les thèses d’Alain Renaut, une manifestation de la dynamique d’égalisation inhérente au monde démocratique, du paradoxe de l’identité démocratique, qui ne nous autorise plus à « exclure l’enfant du statut de « semblable » qui est, par définition, celui de l’individu démocratique comme alter ego16 ». La scène de l’art serait ainsi la scène où s’effacerait, symboliquement jusqu’à s’inverser, l’ultime différence, celle qui concerne la relation du monde des adultes au monde de l’enfance. La figure de l’enfant artiste conjugue le paradoxe de l’altérité, qui voit en l’enfant « un « autre » tout de même identique », et le paradoxe de l’identité, qui reconnaît en lui « un « même » néanmoins différent17 ». Les expressions alambiquées destinées à dire cette altérité dans l’identité, ou cette identité dans la différence, s’agissant de l’assimilation de l’artiste à l’enfant et de l’enfant à l’artiste, épousent bien cette dialectique. L’enfant est-il 16 17
Alain Renaut, La libération des enfants, p. 27. Ibid., p. 13.
662 vraiment un artiste ? L’artiste est-il réellement un enfant ? La fameuse formule d’André Malraux, jugeant que si l’artiste possède son art, l’enfant lui, en est possédé, possédé par son art, demeure un modèle du genre. Ces dernières réflexions me conduisent à revoir et nuancer l’hypothèse que je tirais des analyses d’Alain Renaut. S’il y a bien, dans la représentation que la modernité se fait de l’enfance sous la figure de l’enfant artiste, la marche en avant de la « passion égalitaire », on y trouve aussi et à l’inverse un goût romantique pour l’affirmation et l’exaltation des différences. C’est sans doute le propre de l’art que de « tenir » ensemble ces deux mouvements. Dans l’art, devant l’œuvre, et même, selon les credo de l’art de tous, dans la création, nous sommes égaux, mais tout autant uniques et singuliers. On comprend bien, à lire Baudelaire, comment l’artiste romantique trouve dans l’enfant l’image antithétique du « bourgeois » auquel son art et sa vie s’opposent violemment. En d’autres termes, l’artiste construit et légitime sa propre différence et sa valeur dans la différence et la valeur de l’enfant. Le génie accordé à l’enfance revient en miroir à l’artiste affronté à un monde fermé, bouclé par les gardiens du Temple. L’artiste moderne ne procède pas autrement. Que vont aujourd’hui chercher dans les écoles les artistes intervenants ? Quel sens esthétique doit-on donner à leur passion pédagogique ? Si la figure de l’enfant artiste importe dans une histoire de la subjectivité et de l’individu modernes, et si elle peut contribuer à l’éclairer, n’est-ce pas parce qu’elle demeure, comme l’art d’aujourd’hui lui-même, en tension entre l’affirmation des différences et la passion égalitaire, avant figure de l’effacement des différences ultimes, différences entre l’adulte et l’enfant, et au bout du compte entre l’art et la vie, entre l’œuvre et le quotidien, entre la spontanéité et la réflexivité… ? » Texte extrait de Alain Kerlan, L’art pour éduquer ? La tentation esthétique, à paraître, Presses de l’Université Laval, Québec, fin 2003.
Images et imaginaire de l’éducation et de l’enfance dans l’art et la fiction. 1. Exploration du champ de recherche. Exemples.
663 Sur fond de la problématique générale (cf. premier axe) : conduire des études dans le domaine des œuvres d’art, des images, de la fiction (arts plastiques, cinéma, littérature, photographie, théâtre, danse, publicité, documentaire, etc.) : comment y parle-t-on des choses de l’éducation et de la formation, et que dit-on ? Quelques exemples : Que racontent là-dessus les célèbres photographies de Doisneau ou de Boubat ? Photographier l’enfance, pourquoi ? Que nous dit de l’école d’aujourd’hui le film de Tavernier Ça commence aujourd’hui ? (ou encore : comment la littérature contemporaine parle-t-elle de l’enfance ? Et que dit là-dessus le film La vie est belle ? Et les films et documentaires pédagogiques ? Que nous dit Le cercle des poètes disparus de la société et de l’imaginaire éducatif américain ? Que nous racontent les publicités consacrées aux encyclopédies et aux équipements multimédias sur la " société cognitive ", la " société éducative " ?
2. L’enfance et l’éducation en littérature. Un exemple : Peter Handke Histoire d'enfant (1981), Paris, Gallimard, 1983 (traduction française de Georges -Arthur Goldschmidt). Présentation de l'auteur et de son œuvre. (On consultera pour approfondissement un étude essentielle : G. A. Goldschmidt, Peter Handke, col. Les contemporains, Seuil. Particulièrement les pages 136 et sq. consacrées Histoire d'enfant ) "Histoire d'enfant raconte la vie de Peter Handke avec sa file de 1970 à 1977. L'exceptionnel n'est pas ici que ce soit un père à qui ets confié le soin exclusif de l'éducation de son enfant et de sa vie quotidienne, mais l'attention portée aux gestes... Mais c'est lorsque ces petits faits deviennent, grâce à l'écriture, amples et neufs qu'ils prennent tout leur sens". (G. A. Goldschmidt, p.137). Handke reprenant l'expression à Kafka appelle ces faits-là "des histoires mondiales privées". Il s'agit de "faits de la vie particulière de chacun, mais de portée universelle. Seule la littérature est capable de transformer ainsi le particulier en aventure de tout le monde" (G. A. Goldschmidt, p.137). "Histoire d'enfant, c'est l'histoire du ralentissement des gestes. Ceux-ci, comme dans certains films japonais - et on sait l'importance que les films du cinéaste japonais Ozu ont eu pour P. H. - , deviennent l'expression de la mémoire de ceux qui les exécutent" (p. 146) Lecture des extraits proposés. I " Une des pensées d'avenir de l'adolescent c'était de vivre plus tard avec un enfant. L'image d'une entente muette, de courts échanges de regards : on s'accroupissait, une chevelure, une raie irrégulière, on était près et loin en heureuse harmonie. La lumière de cette image, quand elle revenait, c'était l'obscurité peu avant la pluie sur une cour au sable grossier, bordée d'une bande de gazon, devant une maison à la présence toujours imprécise et qu'on sentait seulement derrière soi, sous le toit de feuillage serré de grands arbres bruissants. Il était aussi naturel de penser à cet enfant que d'attendre deux autres choses importantes : la femme qui, il en était convaincu, lui était destinée et qui depuis toujours, par cercles concentriques, allait
664 secrètement à sa rencontre, et la vie professionnelle où seule lui faisait signe la liberté digne d'un homme, sans que ces trois attentes apparaissent, ne fût-ce qu'une seule fois, confondues en une seule image. Le jour de la naissance de l'enfant désiré, l'adulte se trouvait sur un terrain de sports à proximité de la clinique, un matin de clair soleil au printemps; dans les espaces sans herbe devant les buts les flaques d'eau étaient devenues de la boue dont s'élevaient des nuages de vapeur. A la clinique, il apprit qu'il arrivait trop tard. (Il avait éprouvé de la répugnance à être témoin oculaire de la naissance.) On roula sa femme dans le couloir, la bouche blanche et desséchée. La nuit précédente, elle avait attendu, seule au milieu d'une salle vide dans le lit à roulettes surélevé ; lorsqu'il était venu lui apporter quelque chose d'oublié à la maison, il y avait eu entre eux un instant de profonde douceur : l'homme debout sur le seuil avec un sac en plastique et la femme couchée nue au milieu de la pièce sur son haut dispositif métallique. La pièce est assez grande, ils se trouvent à une distance inhabituelle l'un de l'autre. Le linoléum brille, de la porte au lit, sous la lumière blanchâtre et chuintante du néon. Le visage de la femme, sous le vacillement de la lumière qui s'allume, s'est tourné vers lui sans surprise ni effroi. Derrière lui - il est minuit passé depuis longtemps - corridors et cages d'escalier du bâtiment se ramifient dans la pénombre sous une aura de paix que rien ne peut troubler et qui se prolonge jusque dans les rues silencieuses de la ville. Lorsqu'on montra l'enfant à l'adulte à travers la paroi vitrée, il ne vit pas un nouveau-né mais un être humain déjà parfait. (C'est seulement sur la photo qu'apparut la figure habituelle de nourrisson.) Une fille ? Cela lui convint tout de suite; dans le cas inverse - cela il le sut plus tard - la joie aurait été la même. Derrière la vitre on lui tendit non pas sa " fille " ni même sa " progéniture " mais un enfant. L'homme eut cette pensée : il est content, il aime bien être au monde. L'enfant, par le seul fait d'être, sans rien qui le distinguât, rayonnait de sérénité l'innocence était une forme de l'esprit! - et cela se communiquait presque furtivement à l'adulte à l'extérieur; eux deux, là-bas, paraissant former une fois pour toutes un groupe de conjurés. Le soleil éclaire la pièce où ils se trouvent, sur le dos d'une colline. A la vue de l'enfant l'homme non seulement se sent responsable mais éprouve l'envie de le défendre et comme une impression sauvage: la sensation d'être debout sur ses deux jambes et d'être fort. Chez lui, dans l'appartement vide, mais où tout était déjà préparé pour la venue du nouveauné, l'adulte prit un bain, abondamment, comme jamais encore, comme s'il en avait enfin terminé avec les avanies de l'existence. Il venait en effet de terminer un travail où il avait, croyait-il, pour une fois atteint ce qui est évident et ce qui, pourtant secondaire, était aussi de l'ordre de la loi. C'était cela qu'il s'était fixé pour but. Le nouveau-né; le travail mené à bien; ce minuit d'incroyable unisson avec la femme: pour la première fois l'homme étendu dans l'élément chaud et la vapeur se voit au sein d'un état de perfection petit, insignifiant, peut-être, mais qui lui convient. Quelque chose l'attire dehors, les rues pour une fois sont devenues les chemins d'une métropole familière: marcher là pour soi seul est en ce jour une véritable fête. Et de surcroît personne ne sait au juste qui je suis. Ce fut le dernier accord pour longtemps. A l'arrivée de l'enfant dans la maison, l'adulte crut revivre une jeunesse étriquée où il n'avait été, bien souvent, que le gardien de ses frères et soeurs plus jeunes. Au cours des années passées, cinémas, rues, tout ce qui était dehors et n'était pas sédentaire lui avait pénétré le corps et le sang; ce n'est qu'ainsi, pensait-il, qu'un espace existait pour les rêves de jour où l'existence pouvait enfin paraître aventureuse et digne d'attention. " Il te faut changer de vie! " Cela n'avait-il pas été écrit en lettres de feu pendant tout ce temps où rien ne l'attachait à rien ? Maintenant la vie allait nécessairement devenir tout
665 autre. Lui, qui s'était tout au plus attendu à quelques transformations, se vit prisonnier chez lui, et tout au long des heures durant lesquelles, la nuit, il roulait l'enfant en pleurs à travers l'appartement, il se disait, privé d'imagination, que maintenant c'en était pour longtemps fini de la vie. " (pp 11-14) II Pendant toutes ces années, il avait souvent été en désaccord avec sa femme. Certes il avait de l'estime pour l'enthousiasme et le scrupule qu'elle mettait dans son travail. Celui-ci se faisait par enchantement plutôt qu'elle ne semblait l'exécuter: l'effort restait imperceptible à qui la voyait de l'extérieur. Certes il se sentait responsable d'elle et pourtant, secrètement, il croyait toujours savoir qu'ils n'étaient pas faits l'un pour l'autre, que leur vie en commun était un mensonge, proprement une dérision, comparée aux rêves qu'il avait faits jadis de lui et d'une femme. Parfois même il maudissait en secret cette union comme l'erreur de sa vie. Mais c'est seulement avec l'enfant que cette désunion épisodique devint dissension définitive. De même qu'ils n'avaient jamais vraiment été mari et femme, ils ne furent pas non plus, dès le début, un couple de parents. Se rendre la nuit auprès de l'enfant qui s'agitait allait pour lui de soi. Pour elle, il n'en était pas question, et c'était déjà là une raison de silence hostile, presque d'inimitié. Elle, elle s'en tenait aux livres et aux règles de conduite des spécialistes que lui méprisait tous en bloc, si sûrs de leur expérience qu'ils pussent être. C'étaient d'inadmissibles, d'intolérables intrusions dans le secret entre lui et l'enfant, et elles l'indignaient. Ce tout premier regard - le visage du nouveau-né éraflé par ses propres ongles et pourtant apaisé derrière la vitre -, ce regard n'avait-il pas été d'une réalité à remuer l'univers tout entier, au point qu'à le voir on devait immédiatement savoir ce qu'il y avait lieu de faire ? Or ceci devint précisément le constant sujet de plainte de la femme: à la clinique on lui avait volé ce regard qui aurait pu la conduire. Par la faute d'une intervention extérieure, elle avait laissé passer l'instant de la naissance et manqué quelque chose pour toujours. L'enfant, disait-elle, lui était irréel ; de là cette peur de faire ce qu'il ne fallait pas et le respect de ces règles extérieures. L'homme ne la comprenait pas: ne lui avait-on pas tout de suite après, pour ainsi dire, mis l'enfant dans les bras ? Or, il le voyait bien, elle s'en occupait non seulement avec plus d'adresse mais aussi avec davantage de patience que lui. Ne s'en tenait-elle pas, avec constance et présence d'esprit, à ce qu'elle était en train de faire, alors que lui, cette brève félicité une fois atteinte on pouvait y apaiser cet autre être insomnieux et malade, se transmettre à lui d'une simple caresse de la main, le temps d'un battement de pouls encore futur et qui pourtant abolirait toutes les limites -, lui, cet instant passé, perdait toute énergie et laissait seulement s'écouler le temps, assis à côté du nourrisson, à s'ennuyer, avide de pouvoir enfin sortir. (p. 15-17) III Ce ne fut certes pas l'harmonie mais la dissension, rendue particulièrement nette par les événements d'alors, qui détermina tout ce qui suivit cette année-là. Pour la plus grande partie de cette génération les formes traditionnelles de vie étaient devenues " la mort " ; celles qui étaient en train de naître n'étaient enfin plus imposées par une autorité supérieure mais s'établissaient pourtant avec la puissance d'une loi générale. L'ami le plus proche, celui qu'on n'arrivait à se figurer dans sa chambre, dans la rue ou au cinéma qu'opiniâtrement seul (et qui n'avait été si proche de vous que pour cette raison), le voilà qui tout à coup habitait avec plusieurs autres et allait sur le boulevard bras dessus bras dessous dans la foule, et lui, dont les silences avaient jadis même été souvent pénibles, le voilà qui parlait au nom de tous, sa langue s'était déliée d'une manière surprenante, il semblait, lui, du bon côté par rapport à l'isolé qui restait à part et qui pour un certain temps même se voyait dans l'exercice de son
666 métier comme le ridicule " dernier de son es pèce ". Son travail, alors, lui semblait-il, c'était l'enfant: son excuse face à l'actualité de l'histoire du monde. Car il le savait, même sans enfant ou sans travail, dès le début il ne voulait ni n'était capable de s'engager activement. Aussi ne prit-il part que bon gré mal gré à quelques réunions où chaque phrase prononcée était un méfait, un meurtre de l'esprit; et l'ardent discours par lequel une fois pour toutes il les interdirait de parole, c'était après son départ qu'il se le tenait à lui-même. Un jour même il se joignit à une manifestation dont il disparut, il est vrai, quelques pas plus loin. Le sentiment qui dominait en lui, dans ces communautés nouvelles, était celui d'une irréalité plus douloureuse encore que dans les anciennes: celles-ci, du moins, avaient permis d'imaginer un avenir - celles-là se présentaient comme la seule solution possible, comme l'avenir obligé. La ville étant pour ainsi dire un théâtre majeur de ce bouleversement, il n'y avait pas moyen de leur échapper. Peut-être à cause de son indécision même, il devint pour eux une adresse. Depuis longtemps il avait reconnu en eux un pouvoir hostile, et s'il ne rompait pas de façon explicite avec eux c'était parce que ceux qu'ils combattaient avaient aussi, depuis toujours, été ses ennemis héréditaires. Du moins ne tarda-t-il pas à se retirer. Mais des isolés ou de petits groupes passaient toujours chez lui lors de leurs incursions journalières à travers la ville. Jamais il ne faudra oublier les regards dont les intrus de l'autre système (l'homme les voyait ainsi) gratifiaient l'enfant - si toutefois ils s'apercevaient de sa présence : sans en même avoir l'intention ils faisaient offense à cette créature couchée là, quelque part, à ses bruits, à ses mouvements sans signification - une manière de mépris pour le traintrain quotidien, mépris aussi visible qu'irritant. Là était le dilemme: au lieu de mettre dehors ces gens totalement étrangers, il s'en allait avec eux, comme si leur présence dans la maison allait priver l'enfant d'air. Il restait avec eux dans leurs lieux de rencontre ou bien demeurait assis, comme eux, des nuits entières avec un casque devant la télévision, le son coupé, ou bien il était le témoin poli et muet de leurs discussion toujours à la limite de la conspiration et pourtant presque officielles, où une phrase sans contrainte et allant d'elle-même aurait été quelque chose de gênant : dans les deux cas avec un sentiment de faute et de corruption parce que lui, pourtant convaincu de connaître la vérité, de temps à autre, et persuadé qu'il lui incombait de la transmettre, ne faisait que conforter, par sa seule présence, ces existences artificielles dans leur vie menteuse. Ce fut un temps sans amis ; même sa propre femme était devenue une étrangère, sans bonté aucune. Le remords même avec lequel l'homme rentrait, à la lettre, se réfugier auprès de l'enfant ne le rendait que plus réel. Lentement il traverse la chambre où l'on a fait le noir et va vers le lit : il se voit lui-même d'en haut et de derrière comme dans un classique du cinéma. Sa place est ici. Honte sur toutes ces fausses communautés, honte sur ces reniements, ces silences constants et lâches quant à ma véritable appartenance. Honte sur ma participation à votre actualité ! Ainsi en acquit-il peu à peu la certitude: pour les gens de sa sorte, l'histoire du monde était tout autre chose: elle lui apparut dans les contours de l'enfant endormi. Et pourtant dans la mémoire le trajet diagonal à travers la chambre toute chaude d'haleine s'associe au beuglement d'une troupe de policiers passant à l'attaque là-bas dans la rue nocturne, tel qu'il n'en fut jamais de plus inhumain, de plus infernal. Tout cela contribua à l'histoire de l'enfant, et, mises à part les anecdotes habituelles, l'adulte en retint ceci d'important : l'enfant pouvait se réjouir et il était vulnérable". (p. 21-24) IV " Et vint le jour de la faute et l'heure de l'enfant. Après une nuit de pluie - on était déjà au coeur du printemps - la partie basse de la construction neuve se trouva remplie d'eau. C'était
667 déjà arrivé plusieurs fois et ce matin-là le niveau était plus haut que jamais: une véritable inondation (après les lettres d'usage, inutiles, " à une entreprise en bâtiment "). Ivre de sommeil, l'homme fixait l'eau brunâtre avec des idées de meurtre. D'en haut, l'enfant qui n'arrivait pas à se débrouiller avec quelque chose appelait encore et encore, toujours plus pressant, criant finalement sur un ton de catastrophe. Alors l'adulte, debout dans l'eau jusqu'aux genoux, perdit le sens: il se précipita en haut de l'escalier comme un meurtrier et frappa l'enfant de toute sa violence, comme il n'avait encore jamais frappé personne, au visage. L'épouvante vint presque en même temps que l'acte. Il porta l'enfant en pleurs, luimême amèrement en peine de larmes, à travers les pièces où les portes du Jugement étaient partout grandes ouvertes sur les bouffées muettes et brûlantes des trompettes mortes. Bien que d'abord la joue seule de l'enfant enflât, il savait que le coup avait été si fort qu'il aurait pu tout aussi bien en mourir. Pour la première fois, l'adulte vit qu'il était un méchant; il n'était pas seulement un scélérat, il était aussi un réprouvé; aucune peine terrestre ne pouvait expier son forfait. Il avait détruit la seule chose qui lui eût jamais donné le sentiment glorieux d'une réalité durable, trahi la seule qu'il souhaitât jamais rendre éternelle et magnifier. Le damné s'accroupit auprès de l'enfant et s'adressa à lui dans les formes les plus anciennes de l'humanité, inexprimables et inimaginables pourtant jusque-là; plutôt en peine de mots que pénétré d'elles. Mais l'enfant opine de la tête et, dans la silhouette qui pleure calmement, se révèle, comme une fois déjà, le bref éclat d'yeux clairs, s'élevant au-dessus de la brume du monde environnant. Rarement plus flamboyante consolation échut à un misérable mortel (même si cet être prétendit plus tard " ne pas pouvoir consoler "). Donc on comprend l'adulte et on compatit : par une telle attention l'enfant, pour la première fois, entre en tant qu'acteur dans son histoire; et son intervention ainsi que toutes celles qui suivront, à diverses occasions, est comme un attouchement, front contre front et tout aussi laconique que le signe : "continuez à jouer" d'un arbitre expérimenté (qui est, lui, vraiment dans le monde). Bien entendu la silencieuse consolation du regard, cela ne suffisait pas : il continua à être un réprouvé jusqu'à ce que l'incident eût été explicitement confessé à un tiers, non pas une fois mais encore, et encore (sans en être effacé pour autant). - Et pourtant ce jour vibre dans le souvenir comme l'un de ces jours d'exception dont on pourra dire : l'herbe était verte, le soleil brillait, la pluie tombait, les nuages passaient, le crépuscule venait et la nuit était calme: ce sont là des repères pour une vie humaine autre, éternelle parfois dans l'intuition, et la seule vraie, en tout cas. Du lointain émerge, couverte de forêts, la montagne au pied de laquelle les maisons se rassemblent. Les arbres en un même élan montent de tous côtés vers le ciel et la douceur, la régularité de la pente qui semble sans fin, donne, à partir du cône de la montagne, un sentiment de fertilité. Les rochers clairs au milieu des arbres brillent, de loin, comme les couronnes d'écume de la mer et posent, sur la poitrine, des touches de liberté. Devant, pour un instant encore, serpente le fleuve étranger dont le scintillement s'étend au-delà de toutes les frontières possibles. C'est seulement dans la contrition d'une défaillance ou d'une faute où, magnétiques, les yeux s'ouvrent que ma vie s'amplifie jusqu'à l'épique. " (pp. 46-49) V "Dans l'autre pays l'histoire de l'enfant devint, sans événements particuliers, un petit exemple de l'histoire des peuples ou de leur description ; et l'enfant lui-même, sans rien faire pour cela, devint le héros d'événements effrayants, nobles, ridicules et dans l'ensemble, sans doute, éternellement quotidiens. Décembre, jour d'arrivée dans l'appartement de location sombre, illuminé par l'eau qui s'écoule avec un bruit de ruisseau, dehors dans le caniveau et par le ciel infléchi par-dessus le
668 bord de la ville, un ciel comme nulle part ailleurs où les faisceaux des jeux de signalisation se prolongent loin dans le vide, sautant sans cesse d'une couleur à l'autre, alternant et comme invitant par signes à entrer dans une porte ouest puissante et pourtant très douce et très secrète. Au lieu des grandes surfaces vitrées du bâtiment neuf qui rendaient la nature constamment très proche, les fenêtres étroites à battants où le monde extérieur semble être remis à sa juste mesure ; et au lieu de l'absence de bruits dans la maison les pas, ici, à l'étage au-dessus et les voix à côté que l'on écoute, tout au moins au début, comme quelque chose dont on était privé depuis longtemps. Les nombreux objets étrangers dans l'appartement deviennent vite familiers grâce à quelques petits apports personnels, livre et ours en peluche suffisent ; et puis, dans le long couloir qui mène aux chambres de derrière, étonnamment lumineuses, l'impression d'une suite d'hôtel de luxe. Dès la fin de l'hiver suivant, donc au milieu de l'année, ce fut le premier jour d'école de l'enfant. L'adulte ne l'avait pas prévu, cela se fit ainsi. Et il se trouva que l'école était aussi quelque chose de particulier. Elle n'était destinée, en réalité, qu'au seul peuple à qui l'on pouvait donner ce nom et dont il avait été dit déjà, longtemps avant sa dispersion dans tous les pays du monde, que même " sans prophètes ", " sans rois ", " sans princes ", " sans sacrifices ", " sans idoles ", et même " sans nom ", il resterait encore un peuple, et auquel, selon le mot d'une exégète ultérieur, il faudrait s'adresser pour connaître " la tradition ", " la loi, la plus ancienne et la plus rigoureuse du monde ". C'était le seul peuple dont l'adulte eût jamais souhaité faire partie. Le bâtiment d'école ressemblait à beaucoup d'autres écoles urbaines, avec une petite cour poussiéreuse, de petites pièces resserrées et le grondement du métro dans les profondeurs. Mais y accompagner l'enfant donnait à l'homme, chaque fois, cette conscience du bon chemin et un extraordinaire sentiment de bonheur qui, pour une fois, dépassait sa personne. Son enfant, par sa naissance et sa langue, un descendant de ces scélérats apparemment condamnés à seulement gigoter en tous sens, sans but et sans joie, jusqu'au dernier descendant et jusqu'à la fin des temps, métaphysiquement morts, son enfant, lui, allait faire l'expérience de la tradition en vigueur ; il y ferait route comme avec ses semblables et il allait donc incarner cette gravité vivante et sereine que lui l'adulte, incapable d'assumer une tradition, sentait bien être l'attitude nécessaire, mais que le manque de sérieux de ses humeurs lui faisait quotidiennement perdre. Bien que l'enfant ne fût accepté que provisoirement, pour le semestre, il espérait pouvoir l'y laisser définitivement et pas seulement à l'école. N'était-il pas évident que c'était là sa place, tel qu'il était, avec la couleur différente de ses yeux et de sa peau ? Ces fêtes d'un nouveau genre, où l'enfant n'était plus simple spectateur, mais participant et où il répétait par de petits signes dans la ronde des autres leur histoire exemplaire, ces fêtes ne donnaient-elles pas enfin un sens possible à des mots tels que " communauté " ou " initiation " ? L'adulte, lorsqu'il vit pour la première fois, peint par l'enfant, un caractère de cette autre écriture, ne fut-il pas bouleversé comme l'est le témoin d'un moment historique et ne s'en proposa-t-il pas la claire connaissance, comme l'historien jadis ? L'enfant lui-même était d'accord avec l'école. il n'eut pas même besoin de s'y habituer : le seuil franchi, dans la petite antichambre où à chaque crochet étaient suspendues des épaisseurs de manteaux de couleurs diverses, il avait déjà oublié la peur, comme on oublie peut-être un fardeau qui pèse sur le corps: grâce, certainement, à l'une des institutrices dont il sentit tout de suite qu'elle l'avait vu une fois pour toutes. Cette vieille femme possédait l'art du regard qui scrute et subjugue pourtant par tout ce qu'il contient d'accueil et d'hospitalité : et jamais l'autre ne se sentit observé ni encore moins perce à jour. Et c'est elle qui, parlant allemand de par ses propres origines, apprit en peu de temps à l'enfant la langue du pays.
669 Avant l'été, déjà, l'adulte l'entendit parler couramment avec d'autres enfants dans leur langue. Que l'enfant était gracieux en parlant la langue étrangère! Elle semblait, chaque fois qu'il se mettait à la parler, sortir de lui comme par enchantement, élégamment et avec assurance, sans cette intonation souvent fausse des habitants de la grande ville; et le témoin, en l'entendant, pensait à quel point il avait désiré jadis une langue autre, étrangère, dans les jeux de l'enfance, il avait pris un certain charabia pour une telle langue. Il voyait que son enfant était en avance sur lui en beaucoup de choses et il en était reconnaissant au temps - au présent." (p. 64-69).
Analyse : Les thèmes, les images et les métaphores. Le sens donné à l’enfance et à la relation enfant-adulte., à l'éducation, la tâche et à la responsabilité d'éduquer. La venue de l'enfant L'homme, la femme, l'enfant L'enfant et la collectivité humaine Le jour de la faute L'école
Discussion et perspectives En quoi ce livre-là nous parle-t-il de l’enfance, de l'éducation dans notre monde ? On essayera ici d'aller au-delà de l'étude littéraire, et prenant appui sur elle, d'analyser ce qu'elle nous permet de mieux comprendre du problème de l'éducation, en cette fin de siècle, en Europe. Et si la littérature en disait autant, sinon plus ? De sa contribution aux "sciences de l'éducation" : la littérature "pense". Voir Pierre MACHEREY, A quoi pense la littérature ?, Paris, PUF, 1990. Comme "pense" le cinéma. Lire à ce sujet Stanley CAVELL, La projection du monde, Belin, 1999 (traduction française ; édition originale The World Wiewed. Reflexions on the ontology of film, 1971). Quelles méthodes de travail sur ce terrain ? La forme et le contenu. L’œuvre et le contexte social, culturel. Prolongement : établir une bibliographie, un inventaire de base. Quels auteurs ? Quels ouvrages ? Un précédent classique : Marie-José CHOMBART DE LAUWE, Un autre monde : l’enfance, de ses représentations à son mythe, Paris, Payot, 1971. Un repère ancien mais utile : Marie-Ange MONSELLIER, L’enfant, Paris, Larousse, col. Idéologies et sociétés, 1979.
3. Enfance et éducation au cinéma : l’exemple de La vie est belle, de Roberto Benigni
670 Présentation, à partir d’une " revue " succincte de presse. Première approche : Quelles lectures faisons-nous de ce film ? Le point de vue de Charles Tesson : L’enfance de la mémoire, " Cahiers du cinéma ", novembre 1998, n° 529, pp. 46/48. Lecture et analyse de l’article : qu’est-ce qui est en jeu ? En quoi y a-t-il là quelque chose d’important concernant l’enfance et l’éducation aujourd’hui ? Quelles méthodes de travail sur ce terrain ? La forme et le contenu. L’œuvre et le contexte social, culturel. Les exigences de l’analyse. Peut-on étudier un film (ou un roman) au même titre qu’un ouvrage de réflexion, une étude sociologique ? Une thèse sous-jacente : la littérature et le cinéma pensent. Le philosophe Stanley Cavell parle de " la pensée du cinéma " (The thought of Movies). Cf Stanley Cavell, La projection du monde, Belin, 1999. Pour une présentation : Revue Esprit, mai 1999. Quelle méthode d’analyse ? L’analyse filmique, l’analyse de l’image et du récit. Une méthode minimale : trouver l’opposition qui fait avancer le récit et l’achemine inéluctablement à sa fin. L’analyse du contexte historique, politique, intellectuel, socio-culturel : le film se passe en 1940-1944 ; il sort en 1998. Quel est alors le contexte social et éducatif ? Un grand succès public : pourquoi ? Analyser la presse de l’époque… Prolongement : établir une filmographie, un inventaire de base. Quels cinéastes ? Quels films ? Quelles interrogations ? Un précédent : Marie-José CHOMBART DE LAUWE, Un autre monde : l’enfance. Des " spécifiques " : Jacques Chevallier, Kids , Centre national de la documentation pédagogique, 1986, 1988, 1992 ; Enfants du cinéma, Maison du geste et de l’image, 1993. Le colloque Enfance et Cinéma de Saint-Etienne. A titre de travail exploratoire : analyser le début de Zéro de conduite, de Jean Vigo. On fera notamment apparaître un invariant : le clivage monde de l’enfance – monde des adultes enseignants, et la figure du " passeur ", brouillant la frontière et le partage…
4. Du côté des peintres et des poètes Présentation : l’art moderne et le thème de l’enfance. L’exemple de la célèbre déclaration de Picasso :"J'ai mis toute ma vie pour apprendre à dessiner comme un enfant". Quel sens lui accorder ? Que cherchent les peintres du côté de l’enfance et de l’art enfantin ?
671 Autres exemples ? Interroger là dessus les étudiants qui ont un projet de recherche dans cette direction. Un thème lié à la modernité esthétique : sa formulation chez Charles BAUDELAIRE. L’artiste et l’enfant, dans Le peintre de la vie moderne (1863), chapitre III (L’artiste, homme du monde, homme des foules et enfant). Un exemple contemporain, chez un poète qui fut aussi un peintre, dessinateur : Henri MICHAUX, "Essais d’enfants. Dessins d’enfants", in Déplacements. Dégagements, Gallimard, 1985.
4. Démarches de recherche Les plans sur lesquels un travail conduit sur ces terrains devra nécessairement se situer : Délimitation et définition d’un corpus ( choix d’unités pertinentes dans le domaine considéré) : Un seul auteur ou artiste ? Plusieurs auteurs ou artistes ? Travailler sur une période donnée ? Autour d’un événement ? Etudier une évolution ? Un mouvement ? Une thématique ? Un genre ? Et quels documents recueillir ? Etude des moyens méthodologiques et théoriques de la recherche envisagée : analyse de contenus, analyse littéraire, lecture d’images et analyse filmique, analyse plastique et picturale, analyse rhétorique, etc. Il n’est pas indifférent que l’objet qu’on étudie se présente sous la forme d’un roman, d’un film, d’images : le médium doit être pris en considération. Formulation des interrogations de départ et des premières hypothèses. Si l’on décide d’étudier l’œuvre d’un écrivain, d’un artiste, ou encore un genre, une période, du point de vue de ce qu’ils nous semblent susceptibles de dire sur l’enfance, l’éducation, la formation, etc., si l’on délimite un corpus, c’est bien qu’on attend des éclairages, des réponses à des questions. Il est essentiel de les formuler . Exemple : travailler sur Le cercle des poètes disparus ; ou le thème de l’enfance dans l’œuvre de François Truffaut ; ou le regard des peintres modernes sur l’enfance… Et il faut inscrire ces questions dans l’horizon d’une problématique (des points de vue théoriques, des hypothèses). Justification et explicitation théoriques du terrain de recherche choisi. En quoi est-il pertinent de recourir aux œuvres d’art, à la fiction, au monde des images, pour étudier et tenter d’éclairer les problèmes de l’enfance et de l’éducation ? C’est le plan théorique, qui emprunte à l’esthétique, à la sociologie, à l’anthropologie, etc. On peut ainsi justifier le recours à la littérature pour des raisons philosophiques et esthétiques de fond concernant l’écriture et son rapport à l’enfance (Claude-Louis Combet) ; pour des raisons de psychologie de la création artistique ; pour des raisons d’ordre sociologique (" Les représentations de l’enfant pourraient constituer un excellent test projectif du système de valeurs et des aspirations d’une société… Connaître ces représentations, ces images aide à mieux comprendre l’enfant lui-même", écrit Marie-José Chombart de Lauwe.) ; pour des raisons d’ordre anthropologique (dans l’art on étudiera alors les grands mythes de l’imaginaire éducatif et de l’enfance).
5. Domaines de recherche
672 Ils sont ici définis par les différents domaines des arts, du langage de l’image et de l’imaginaire. Ne pas oublier d’y inclure le domaine des œuvres adressées à l’enfance : la littérature enfantine, le théâtre et le cinéma pour enfants, et aussi le domaine documentaire, y compris le documentaire pédagogique. Rappel de quelques champs de recherche envisagés : Enfance et éducation dans l’œuvre et le propos des artistes : Ecrivains : Baudelaire, André Breton et les surréalistes, Gombrowicz, Henri Michaux, Peter Handke, Claude-louis Combet, Charles Juliet, Nathalie Saraute, etc. Peintres : Paul Klee, Picasso, Joseph Beuys… Cinéastes : François Truffaut, Maurice Pialat, C. Chaplin, Jean Vigo… Thématiques éducatives à étudier dans l'œuvre d'art, l'image, la fiction : Au cinéma : Figures d'enfant L'homme et l'enfant, un nouveau couple éducatif ( Alice dans les villes, La vie de famille, Trois hommes et un couffin…). L'enfant et la guerre (Jeux interdits, Rome ville ouverte, Au revoir les enfants, La vie est belle…) L'enfant et la mort (De beaux lendemains, Le petit Prince a dit…) Figures de l'éducateur (Zéro de conduite, L'argent de poche, Le Cercle des poètes disparus, La gloire de mon père, Ca commence aujourd'hui…). Dans le film pour enfants : En littérature : Dans la littérature enfantine :
Un film documentaire : "Images en tempête. Une démarche plastique".
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Présentation. et visionnement Une classe de CM2 en arts plastiques. Film CNDP. Présentation Daniel Lagoutte L’amorce d’analyse portera ici autant sur le documentaire pédagogique audiovisuel (contenu et forme, images et texte) que sur le discours qui l’accompagne ; en effet, le film est destiné aux enseignants, et sa philosophie éducative est explicitée dans un texte d'accompagnement.
Le texte du document pédagogique d'accompagnement : " Ce film est centré sur l'attitude d'un instituteur qui fait pratiquer les Arts plastiques...en plasticien. L'enseignant est parti d'un projet longuement mûri, adapté à sa classe de CM2 comprenant vingt-huit élèves de neuf nationalités différentes. Ses élèves ayant été particulièrement sensibles, l'année précédente, aux déroulement des Jeux Olympiques et à l'esprit de loyauté qui les anime, il a pensé leur faire réaliser une grande fresque sur les activités physiques et sportives. Mais des problèmes matériels se posent : on ne peut pas peindre sur le mur prévu à cet effet, pourquoi une classe plutôt qu'une autre réaliserait-elle ce projet ? D'ailleurs, le sujet lui-même est contestable : l'actualité des Jeux Olympiques a disparu et la motivation des élèves n'y est plus. Alors le thème de la fresque sur les sports est abandonné pour l'expression de ce qui pourrait unir ces enfants de milieux culturels si différents. Ces derniers temps, en raison d'événements internationaux, les préoccupations des élèves tournaient autour de la protection contre l'agression des éléments naturels. On devine le glissement symbolique qui s'est opéré. Le sport permettait d'exprimer l'égalité de tous, mais ce- n'est pas la réalité de tous les jours, il faut sans cesse se protéger contre diverses agressions ; c'est bien le destin de l'homme de devoir se protéger continuellement contre les autres et contre la nature. Le projet évolue par association d'idées. On assiste, depuis ce moment, à l'évolution d'une pensée dont les contenus se précisent. L'instituteur évite de trop solliciter ses élèves parla parole, il ménage un environnement coloré et sonore qui aura une fonction imageante, énonciatrice et kinesthésique. La phase d'effectuation par groupes concrétisera dans le matériau cette émergence de signes. Mais doit-on en rester là ? Qu'est-ce qui est en jeu dans cette expression ? Les élèves n'ont fait que représenter, c'est-à-dire présenter une seconde fois ce qu'ils connaissaient déjà et qu'ils avaient verbalement évoqué. La
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séance d'Arts plastiques n'aurait donc servi qu'à la visualisation de stéréotype sur la mer, la banquise et le désert ? C'est le début d'un processus pédagogique sur lequel le film insiste. L'objectif de la production de ce document est de montrer combien l'enseignement des Arts plastiques participe à l’'éducation de l'enfant grâce à une attitude spécifique du maître. En effet' le verbe éduquer est un mot fort, il signifie "tirer de", emmener plus loin, vers un ailleurs. Pour un éducateur, la tentation est grande alors d'enseigner un savoir. Ce serait ignorer ce qui anime l'enfant dans son désir d'apprendre d'abord et non pas de savoir. Car les élèves possèdent tous ce désir de comprendre. Ils sont confiants en ceux qu'ils sentent capables de répondre à cette attente, en ceux qui prêtent attention à leur existence, en ceux qui ont su donner suite à leurs élans vers le monde, en ceux qui ont pu leur permettre cette rencontre avec eux-mêmes. car, en pratiquant les arts plastiques, il s'agit bien pour chacun de partir à sa propre découverte, afin de se connaître et de se faire reconnaître. L'instituteur est à l'écoute des préoccupations de ses élèves, il tient compte de leurs vécus différents, les aide à les exprimer, suscite des prises de conscience, propose des matériaux, organise un environnement inducteur, apporte des savoirs nécessaires au moment opportun, débloque des situations, accompagne l’action de chacun, reste attentif aux relations individuelles. On peut le qualifier de catalyseur (il déclenche des actions) et de socratique (il "accouche" les esprits). Il est aussi un praticien de la poïétique (Processus du faire) dans la mesure où il fait faire, où les réactions de ses élèves constituent un matériau à partir duquel il doit tirer le meilleur parti. C'est pourquoi il les incite à aller toujours plus loin dans leurs recherches. Il les accompagne en adoptant une attitude qui se modèle à la leur, il se veut lui-même plastique en modifiant son propre projet pédagogique en fonction des circonstances de l’actualité, de l'institution scolaire, du matériel, des possibilités locales. A titre d'exemple, l'instituteur utilise les services offerts gracieusement par les entreprises installées sur la commune et à sa proximité : la fonderie Delachaux, l'établissement de peinture Valentine, les ateliers municipaux à Gennevilliers, l'imprimerie Glory à Asnières. La production devient ambitieuse dans ses intentions et ses dimensions. L'imaginaire utilise un champ d'investigation à ses mesures. L'expression a besoin du patronage des dieux. On revient toujours à ceux-ci quand on touche aux choses essentielles parce que les idoles exorcisent les craintes. Des images primordiales apparaissent alors inévitablement dans les productions des élèves : la protection invite à un mouvement de repli sur soi (villages dans des paysages de sable), et la réaction contre l'agression à un mouvement d'élévation (les "tours de Babel", les pyramides). Ce sont là de "grandes gestuelles" à travailler, sources de multiples occasions de découvertes. Le tournage du film est termine, mais la classe continue de vivre son aventure. Les Arts plastiques ont servi de lien entre les différents éléments du groupe par un
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travail alternativement collectif et individuel qui entraînera des recherches dans lesquelles chacun s'impliquera. L'instituteur a réussi à faire aimer véritablement l'acte qui crée, l'acte qui permet de se sentir en harmonie avec le monde et avec les autres, de vivre avec volupté sa liberté parmi les libertés des autres. Et cela, parce que lui-même a su rester disponible sans renier ses compétences, si modestes soient-elles. "
Quelques questions pour initier l'analyse : Qu'attend l'enseignant de l'activité des élèves ? Quelles sont les compétences requises ? Quelles conceptions de l'art ? Quelles sont les fins poursuivies ? Pourquoi le "recours" à l'art ? Du côté des élèves : quelles productions, quels cheminements, quelles attitudes ? Qu'avons-nous à dire dela construction du document lui-même ?
NB. Il ne s'agit ici que d'amorcer l'analyse. Le travail pourra être repris en séminaire dans le cadre d'une analyse de démarches pédagogiques en art, et bien sûr être prolongé dans le cadre d'un éventuel mémoire de maîtrise !
APPROCHE DES DISCIPLINES DE L’ENSEIGNEMENT PRIMAIRE
INTRODUCTION : L' ECOLE QUI BOUGE Jusqu'aux années 60/70, l'école primaire en France n'avait en apparence guère changé : dans ses pratiques, ses dispositifs pédagogiques, ses objectifs déclarés, ses programmes et ses disciplines enseignées, en apparence, la continuité était de règle. Bon nombre de ces traits demeurent d'ailleurs encore présents, même s'ils ne sont pas immédiatement lisibles ; ce cours aura l'occasion de le vérifier.
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Toutefois, depuis une bonne trentaine d'années, l'école est en mouvement ; elle bouge et se cherche. Le changement, d'ailleurs, n'est pas sans nourrir des nostalgies, et l'illusion rétrospective d'un "âge d'or". Le récent succès d'un film documentaire, Etre et Avoir, en porte témoignage. Ce mouvement, ce changement, ce "bougé" de l'école s'expriment notamment dans la formulation des programmes scolaires. Les programmes de l'école primaire ont été renouvelés en cette rentrée 2002/2003. Le cours devra donc porter une attention particulière à ces modifications, à leur nature et à leur sens, du point de vue de l'organisation et du fonctionnement de l'école, de ses disciplines, de ses objectifs. Mais l'école n'est pas toute entière contenue dans les dernières I.O. ! Si nous porterons attention aux nouveaux programmes, ce sera donc pour les mettre en perspective. Si l'école change, si la société et l'Etat jugent nécessaire de modifier les programmes, de reformuler les lois, de redéfinir l'organisation pédagogique, de modifier les horaires attribués aux différentes disciplines, d'en modifier les contenus et d'ne préciser les objectifs, de faire place à de nouvelles disciplines, c'est bien parce que la perception que nous avons des besoins que l'école doit prendre en charge, de ses missions et de ses fonctions, de son rôle et de ses finalités se modifie. Les changements dans l'école, y compris ceux qui affectent les "disciplines", s'effectuent toujours au sein d'une société particulière à un moment donné de son histoire ; ils expriment toujours le regard d'une société sur elle-même, son présent et son avenir. Une discipline scolaire, ce n'est donc pas seulement du savoir "didactisé", pas seulement un objet pédagogique ; c'est aussi un objet social et culturel, voire politique. Ni l'épistémologie scolaire ni la pédagogie ne suffiraient à en rendre compte ; le regard sociologique et anthropologique, le point de vue philosophique sur les fins sont tout autant requis. Comment dès lors lire et mettre en perspective les nouveaux programmes scolaires ? On proposera, à titre introductif, une analyse critique de la préface générale aux nouveaux programmes rédigée par le Ministre en titre au moment de leur publication, en février/mars 2002. cette préface figure en tête des deux ouvrages édités par le CNDP : Qu'apprend-on à l'école maternelle ?, et Qu'apprend-on à l'école élémentaire ? On s'attachera à 3 lignes d'analyse : 1) La réaffirmation d'un certains nombres de principes, de finalités et de valeurs définissant la politique éducative de l'école républicaine, sa philosophie. 2) Les infléchissements, les modifications, les innovations, les thématiques mises en avant : Lesquels ? Pourquoi ? A quels "besoins" nouveaux répondent-ils ? Quelles exigences expriment-ils, à quels "problèmes" veulent-ils répondre ?
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3) L'infléchissement de la politique éducative elle-même. Et-ce toujours la même philosophie ? Les modifications introduites n'ont-elles pas une portée plus large, n'engagent-elles pas un déplacement significatif de la conception de l'école et de son rôle aujourd'hui ? Bref, quelle philosophie éducative sous-jacente ?
NB : L'ensemble des nouveaux programmes et horaires peut-être consulté sur le site suivant : http://www.education.gouv.fr/bo/2002/hs1/default.htm
APPROCHE DES DISCIPLINES DE L’ENSEIGNEMENT PRIMAIRE
PREMIERE PARTIE. L’ÉCOLE AUJOURD’HUI : PROGRAMMES,DISCIPLINES, OBJECTIFS, ENJEUX.
1. L’ÉCOLE ÉLÉMENTAIRE. ACTIVITES, APPRENTISSAGES, FINALITES
I. ESPACE, TEMPS, PROGRAMMES
On commencera tout simplement par l'examen de quelques exemples d’emploi du temps au cycle 2 et au cycle 3 (Cf. Norbert BABIN, Programmes et pratiques pédagogiques pour l’école élémentaire, Hachette Education, col. L’école au quotidien, Paris, 1996 , p.43, p. 45.) Que peut-on y remarquer ?
678 - La mention de quelques « disciplines », au sens traditionnel (« mathématiques ») , mais surtout :
- Des domaines d’activités (« pratique orale de la langue », « calcul réfléchi », « production d’écrits »), des préoccupations éducatives (« éducation civique »), des approches globales (« découverte du monde » : l’espace, le temps, le vivant, la matière, les objets).
- Des formes pédagogiques particulières : « bilan projets », « études dirigées ».
- La place et l’importance de l’éducation physique et sportive.
- Une organisation réfléchie, un quadrillage, un découpage méticuleux du temps des activités et des apprentissages (qui peut paraître à certains égards en opposition avec la globalisation et la continuité de la durée « vivante » de la classe).
- Une différenciation progressive des disciplines (de la « découverte du monde » en cycle 2 aux « sciences et technologie », « histoire et géographie du cycle 3).
- La recherche d’une autonomie croissante de l’élève.
- Le souci affiché de l’expression.
Comparons cela à un rapide examen des nouveaux programmes : quoi de neuf ?
II. SOUS L'EMPLOI DU TEMPS, LES VISEES EDUCATIVES
La lecture des emplois du temps suffit déjà à dégager des éléments très significatifs du "curriculum" (Dans le vocabulaire français de l’éducation, on traduit généralement curriculum
679 par « plan d’études », ou « programme d’études ». Mais, comme le note Jean-Claude Forquin, le mot anglais « curriculum » recouvre une approche plus globale des phénomènes éducatifs, « une manière de penser l’éducation qui consiste à privilégier la question des contenus et la façon dont ces contenus s’organisent dans des cursus » (Ecole et culture, De Boeck, 1996, p.22 .) : : - Des enseignements qui visent à une exhaustivité éducative : domaine du corps, de l’éducation intellectuelle, de l’éducation civique, de l’expression et de l’imagination…
- Des disciplines, certes, mais aussi et d’abord des approches globales, des activités de découverte. Les « disciplines » se différencient progressivement. La « logique éducative » ne se réduit pas à la « logique encyclopédique ».
- Une diversité de disciplines et d’activités, certes, mais une unité éducative et pédagogique postulée. L’ensemble des « disciplines » veut être orienté vers l’acquisition de grands objectifs communs et la visée de finalités communes. L’intégration au programme d’une « discipline » nouvelle (langue vivante, nouvelles technologies, par exemple,) doit donc prouver sa « légitimité éducative » à cet égard.
- Des objectifs pédagogiques qui ne sont pas exclusivement des objectifs d’acquisition de connaissances, mais des objectifs de maîtrise de compétences, de « savoir-faire » et de « savoir-être » (on parlera par exemple de « compétences orthographiques »).
- L’importance croissante de l’aide au travail, de « l’appendre à apprendre » de « l’apprentissage méthodologique ». Elle signale l’une des mutations majeures de l’école primaire, premier étage, base d’un système éducatif dans lequel l’enseignement du second degré doit devenir un enseignement pour tous. L’école primaire doit être regardée dans la perspective de l’entrée de tous les élèves au collège.
- On notera encore que la liberté d’initiative pédagogique laissée aux enseignants s’inscrit néanmoins dans un cadre national très précis, qui fixe les horaires et les programmes, définit les objectifs et les finalités. L’enseignement, et l’enseignement primaire tout particulièrement, constitue un enjeu politique et social. C’est vrai de tout pays, c’est particulièrement vrai en France, où l’école a été pensée et posée (CONDORCET), comme une exigence propre à la République et à l’exercice de la citoyenneté.
680 - Mais progressivement, la substitution à l'emploi du temps rigoureusement découpé et rythmé d'aires, d'espaces, de domaines d'activités dessinent une autre façon de faire et de concevoir la classe. - Les nouveaux programmes apportent-ils quelque chose de différent ?
On peut enfin et au total se demander si l’école d’aujourd’hui n’est pas prise entre deux logiques : une logique héritée, celle d’une école qui était la seule école pour tous, une école de la « discipline » au double sens du mot, et une autre logique, celle d’une école encore en gestation. Dans l’école d’aujourd’hui perdurent et résistent ainsi des traits d’une forme scolaire héritée, tandis qu’émergent les traits d’une autre forme à venir.
III. FINALITES ET OBJECTIFS DE L'ECOLE ELEMENTAIRE.
Les textes officiels et de nombreux documents peuvent être consultés sur le site du Ministère de l'éducation nationale : http://www.education.gouv.fr
On commencera par la lecture de l'Introduction aux programmes de l’école élémentaire, Arrêté ministériel du 22.02.95 De cet arrêté fixant les objectifs et les programmes, on soulignera particulièrement :
- Le cap fixé sur la scolarité ultérieure : le collège, détermine l’objectif central : « permettre à chaque élève de construire progressivement les apprentissages que requiert sa scolarité ultérieure » ( il lui faut en effet nécessairement « intégrer les savoirs, savoir-faire, et méthodes de travail personnel indispensables au collège ») ; il faut dans le même esprit aider l’élève à « acquérir les premiers éléments d’autonomie intellectuelle et la capacité de se repérer dans une structure scolaire nouvelle ».
- L’exigence de « socialisation » et d’intégration sociales et culturelles : il faut que l’élève commence à « s’approprier les bases culturelles et les valeurs constitutives de notre société ». - L’organisation de la scolarité en cycles pluriannuels : 1) cycle des apprentissages premiers (les sections de l’école maternelle) ; 2) cycle des apprentissages fondamentaux (grande section de maternelle, CP, CE1) ;
681 3) cycle des approfondissements (CE2, CM1, CM2).
Ce nouveau découpage destiné à englober et dépasser la répartition en classes veut d’abord être une prise en compte de la diversité des élèves et de leurs rythmes d’apprentissage, « sans perdre de vue les objectifs communs à tous ».
- L’affirmation d’une instance éducative nouvelle, par-delà l’unicité du maître dans sa classe : l’équipe enseignante, en charge de la « continuité d’ensemble » des apprentissages, des progressions, de la liaison intra et inter cycle(s) : « chaque enseignant doit connaître les démarches et objectifs des cycles qui encadrent celui où il exerce ».
- La réaffirmation de la polyvalence des maîtres, « spécificité de l’école primaire ». Deux principaux arguments s’ajoutent aux arguments psychologiques (un seul maître) et pédagogiques (unité éducative réelle) habituels, ou les renforcent : 1) le maître polyvalent seul à compétence pour faire appel à « plusieurs disciplines pour construire ou conforter un apprentissage », pour mettre en œuvre « des activités diversifiées, mais coordonnées, concourant au même objectif », qu’il s’agissent d’apprentissages notionnels ou d’apprentissages méthodologiques ou comportementaux ; 2) le maître polyvalent est mieux à même de prendre en charge l’acquisition de ces compétences transversales (dont la maîtrise de la langue est la toute première) que l’école met dorénavant au cœur de ses objectifs.
- Organisation en cycles, équipe enseignante, projet de cycle, compétences transversales, mais aussi projet d’école : la philosophie éducative de l’école d’aujourd’hui s’exprime notamment dans l’articulation de ces notions indissociables.
- La reconnaissance et l’acceptation de la diversité effective des élèves appellent et justifient la diversité des formes pédagogiques du travail et de l’organisation de la classe. 1) Ainsi, « le mode de répartition des élèves au sein de l’école peut varier en fonction des besoins ». Les décloisonnements entre classes redistribuent ponctuellement la diversité des élèves pour des activités spécifiques, et mettent à profit « les échanges de compétences entre les maîtres ». 2) De même, il appartient au maître de varier et diversifier les situations et les formes d’apprentissage : travail collectif, travail individuel, travaux par petits groupes, homogènes ou non, groupes de niveaux.
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- L’arrêté de 1995 précise dans cet esprit la mission, la « responsabilité des maîtres » dans l’école d’aujourd’hui : « il incombe au maître de la classe de faire le choix des démarches pédagogiques liées à la diversité des élèves » en visant trois domaines d’apprentissages essentiels :
•
Maîtrise des langages de base (« langue française en priorité, mathématiques, mais également langues vivantes, langages artistiques, langages du geste et du corps »). Education civique.
•
Méthodes de travail personnel et acquisition progressive de l’autonomie.
•
- Dès lors, la mission du maître s’inscrit dans la perspective d’une pédagogie de la réussite . « L’un des moyens privilégiés pour déterminer les meilleures stratégies d’apprentissage consiste à analyser collectivement les raisons d’une réussite, d’une difficulté ou d’un échec ». L’importance accordée aujourd’hui à l’évaluation doit également être envisagée dans cette perspective : « « le développement d’une pratique régulière de l’évaluation permet une connaissance plus objective de l’élève et un pilotage de classe mieux assuré ».
- L’arrêté de 1995 définit au total « des programmes allégés et recentrés » dont la nature et les contenus ne vont pas sans déplacer de façon significative la notion de « discipline » et substituent clairement des logiques éducatives à la logique encyclopédique. « Les programmes des différentes disciplines n’ont pas, en fait, le même statut ». Français, mathématiques, arts, éducation physique et sportive sont ainsi regroupés – pour certaines de leurs dimensions au moins – dans un ensemble dit des « langages de base », tandis que « le champ des disciplines relatives à la découverte du monde » participe au côté de l’éducation physique à l’acquisition de « repères ». En d’autres termes, « les programmes ne sauraient donc être enseignés de façon encyclopédique » mais bien selon les visées éducatives spécifiques de chaque domaine, et même selon les objectifs d’ensemble du cycle concerné : l’enseignement scientifique, à titre d’exemple, « est une initiation à la démarche expérimentale au service d’une culture générale ouverte à la connaissance scientifique », et c’est au cycle 3 qu’il appartient d’introduire « les premiers concepts et les démarches propres aux disciplines qui structureront la scolarité au collège ».
- Au « noyau dur » de ces programmes ainsi « recentrés » s’agrègent enfin « trois domaines qui prennent une importance croissante à l’école et dans la société » : la lecture et l’utilisation de ressources documentaires, le domaine de l’image et celui de l’informatique.
683 - On notera enfin qu’aux programmes se superpose (ce qui ne signifie pas qu’elle s’y substitue) une liste de compétences à acquérir aux cycles. Cette liste est présentée comme « un outil à la disposition des équipes d’enseignants destiné à faciliter la mise en œuvre de l’organisation en cycles ». Les compétences intègrent les programmes dans l’organisation fonctionnelle de l’école primaire en cycles pédagogiques pluriannuels. Pour bien comprendre la portée éducative d’une discipline ou d’un domaine disciplinaire, il faut donc toujours la référer au cycle concerné et aux compétences visées. Trois types de compétences sont distinguées :
• • •
Des compétences transversales (attitudes, concepts fondamentaux d’espace et de temps, acquisitions méthodologiques). Des compétences dans le domaine de la maîtrise de la langue. Des compétences disciplinaires proprement dites (« à la fois des savoirs et des méthodes ».
- Examinons maintenant à nouveaux les attendus et considérations accompagnant les nouveaux programmes ? Changent-ils cela ? Quels infléchissements ? Quelles nouveautés ? Quelles préoccupations sont particulièrement exprimées ?
IV. UNE POLITIQUE EDUCATIVE
Sous les « programmes » et les « disciplines », c'est bien une politique éducative qu'il faut dégager, expliciter, discuter.
En dernier ressort, tout programme scolaire, tout choix « curriculaire », engage une philosophie politique de l’éducation, selon les objectifs et les finalités visés.
L’école primaire contemporaine est ainsi portée par une philosophie politique exprimée dans la loi d’orientation sur l’éducation de 1989 (loi n° 89-486 du 10 juillet 1989).
Ce caractère de « philosophie politique » s’affirme dès l’article premier : « L’éducation est la première priorité nationale ». Ce service public « contribue à l’égalité des chances ». Le développement de la personnalité, l’insertion sociale et professionnelle, l’exercice de la citoyenneté y sont posés comme les tout premiers buts.
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Sous le chapitre intitulé « Les missions et les objectifs fixés par la nation », le Rapport annexé à la loi d’orientation de 1989 résume les objectifs que se donnent la politique éducative de la nation et les principes qui l’orientent :
- « respect des principes fondamentaux d’égalité, de liberté, et de laïcité » ;
- garantie du droit à l’éducation pour « tous les enfants et les jeunes qui vivent sur le territoire national » ;
- formation des femmes et des hommes « de demain » : l’école prépare aujourd’hui pour demain. Elle doit former les hommes et les femmes capables d'engager le « renouvellement nécessaire » ; si la formation des personnes est au cœur du système éducatif, il faut néanmoins rappeler que « l’école a aussi pour vocation de participer à l’adaptation permanente des femmes et des hommes aux évolutions sociales, technologiques et professionnelles de notre société ». On notera que la loi juxtapose dans des formules lourdes d’ambiguïté une conception « humaniste » et une conception « fonctionnelle » de l’école.
- Responsabilité personnelle, civique, professionnelle, capacités d’adaptation, créativité et solidarité : c’est pour assurer le développement de ces aptitudes et compétences nécessaires que « l’éducation doit développer chez le jeune le goût de créer, d’exercer des activités culturelles et artistiques et de participer à la vie de la cité ».
- Contribution à l’égalité des chances. C’est dans cette perspective qu’il faut situer les objectifs affirmés de lutte contre l’exclusion scolaire, de réduction des inégalités d’origine géographique, le développement des actions médico-sociales et de l’éducation pour la santé, comme le choix de l’intégration scolaire et sociale des enfants et des adolescents handicapés.
Chaque niveau d’enseignement, dans sa conception et ses modalités propres, participe dès lors à la réalisation de ces objectifs. On retiendra notamment :
•
Pour l’école maternelle : permettre aux jeunes enfants de « développer la pratique du langage », « d’épanouir leur personnalité naissante par l’éveil esthétique, la conscience
685 de leur corps, l’acquisition d’habiletés et l’apprentissage de la vie en commun » ; mais aussi participer au « dépistage des difficultés ».
•
Pour l’école élémentaire : apprentissage des bases de la lecture, de l’écriture et du calcul. Mais aussi : prise de conscience de : du temps et de l’espace, des « objets du monde moderne », de son propre corps. Quant à l’initiation à une langue étrangère, elle « contribue à l’ouverture sur le monde ».
On notera que le collège, qui « accueille l’ensemble d’une classe d’âge », est présenté comme un prolongement de l’école primaire : « il a pour mission d’approfondir les apprentissages de l’école primaire et de parfaire la maîtrise de la langue sous toutes ses formes, grâce à des démarches pédagogiques répondant à la diversité des élèves ». Même les disciplines y sont d’abord référées à l’apprentissage du raisonnement et de l’observation.
Une formule entend résumer l'esprit de la loi : " L'ELEVE AU CENTRE DU SYSTEME EDUCATIF ". Une façon de l'analyser serait d'en rapporter les principales dispositions à ce principe central affirmé.
Reprenons ici notre interrogation comparative : En quoi les Nouveaux Programmes infléchissent-ils, modifient-ils cette politique ? Et si infléchissements, modifications il y a, que signifient-ils ?
V. QUELQUES CONCLUSIONS
1) Qu’est-ce en fin de compte qu’une « discipline scolaire » ? Un objet social et culturel d’une grande complexité, parce qu’il intègre des dimensions et des problématiques multiples. Pour analyser une « discipline scolaire », il faut distinguer plusieurs niveaux ou angles d’étude :
•
niveau épistémologique (le savoir savant)
•
niveau didactique (le savoir enseigné et sa « transposition »)
686 •
niveau pédagogique et éducatif (les visées, les objectifs, les finalités)
•
niveau social, culturel, économique (les fonctions, les significations)
•
niveau historique (historicité de l’éducation)
•
niveau politique et philosophique (les valeurs, les principes)
Deux passages du texte de la loi d’orientation sont significatives à cet égard :
I. « La pédagogie englobe l’acquisition des savoirs et des savoir-faire, des méthodes de travail et d’assimilation des connaissances, la formation de l’esprit critique et le développement de la sensibilité et de la curiosité ».
II. « Une réflexion sur les contenus de l’enseignement et les programmes est aujourd‘hui indispensable. L’école doit intégrer l’évolution des sciences et des techniques qui constitue un élément déterminant pour élaborer les contenus des disciplines et le choix des programmes. Ces derniers doivent également tenir compte des besoins liés au développement personnel des élèves et à leur insertion sociale et professionnelle, des résultats des recherches sur l’éducation et sur l’évolution des emplois ainsi que de l’évaluation des résultats obtenus avec les programmes antérieurs ».
Dans ces deux textes, l’affleurement des niveaux est très perceptible, comme est bien lisible la superposition des deux sens du mot « discipline », comme « matière d’enseignement » et comme « mise en ordre », règlementation et régularité de la conduite et du comportement.
(Petit exercice conseillé : choisir une « discipline scolaire » et l’analyser pour repérer ses différents niveaux ! )
Au total, regarder l’école sous l’angle des « disciplines » et des « programmes » permet de voir bien au-delà des questions et des enjeux strictement « disciplinaires », au sens usuel du terme « discipline » : c’est choisir une entrée spécifique qui prend toute l’école en
687 perspective, interroge ses missions, ses enjeux sociaux et politiques, culturels, ses mutations, ses mouvements et ses résistances, les valeurs et les finalités qu’elle met en avant, les demandes sociales qui la traversent, l’histoire dans laquelle elle est prise.
2) On pourra le vérifier en comparant le projet de la Charte pour bâtir l’école du XXIème siècle (cf article Le Monde, 23 janvier 1999 : "Claude Allègre ouvre le chantier de l’école du XXIème siècle") et la position prise à ce sujet par le linguiste Alain Bentolila (cf. Le Monde, 30 janvier 1999 : "Levée d’immunité scolaire"). Le projet de réforme de la Charte pour bâtir l’école du XXIème siècle :
•
des programmes rénovés, recentrés sur les apprentissages fondamentaux : « apprendre à parler, lire, écrire, compter » ;
•
des rythmes scolaires mieux adaptés ;
•
une évolution du métier d’instituteur, devenant le « chef d’orchestre » d’une équipe composée d’aides éducateurs et d’intervenants extérieurs.
La critique de Bentolila :
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L’école a toujours été chargée de deux missions qui en assuraient la légitimité et le sens pour les familles et les élèves : « d’une part apprendre à lire, écrire et compter ; d’autre part, faire acquérir un ensemble de connaissances qui assuraient les bases d’une culture commune ».
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Ce pacte s’est défait. « L’école a perdu son immunité ! Son image est devenue floue, ses finalités obscures, son fonctionnement suspect parce qu’aucune réponse institutionnelle clairement énoncée n’a été apportée aux questions pédagogiques, culturelles et sociales qui ont ébranlé cette institution ».
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L’école doit se concentrer sur sa mission essentielle, pour reconstruire le pacte de l’école moderne : la formation intellectuelle. « Armer intellectuellement chacun des enfants qui lui est confié, telle est la mission de l’école moderne ; il ne s’agit donc plus
688 seulement de transmettre des connaissances, mais de faire prendre conscience à chaque enfant que tout ce qu’il apprend lui sert justement à exercer plus justement son intelligence afin d’occuper sa propre place dans un monde qu’il ne doit jamais renoncer à transformer ».
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Son sens et sa légitimité sociale en dépendent. « On a imposé à l’école la charge de signifier à chaque élève que le long séjour qu’elle lui impose est véritablement utile à lui, en tant qu’être particulier. Dans ses pratiques, dans ses démarches, dans le choix des savoirs qu’elle propose, elle doit aujourd’hui signifier que les efforts qu’elle exige et les contraintes qu’elle impose rendent chacun intellectuellement plus fort et meilleur ».
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Le programme du lire écrire compter « assaisonné de quelques activités artistiques » n’est pas à la hauteur du défi ! Une « naïveté », ou un « cynisme affligeant » ?
3) La réforme des programmes des trois cycles donne une place importante aux arts et à la culture à l'école. On y reviendra. Dans l'immédiat, on peut interroger les raisons et les objectifs d cet infléchissement disciplinaire... On l'étudiera en analysant les éléments du dossier et la consultation sur le site gouvernemental :
PREMIERE PARTIE : L’ÉCOLE D’AUJOURD’HUI : PROGRAMMES, DISCIPLINES , OBJECTIFS, ENJEUX.
2. L’ECOLE MATERNELLE. DE L'ENFANT A L'ELEVE
Introduction . Singularité de l’école maternelle française
Voilà, dit-on, l’école que le monde entier nous envie ! L’école maternelle française jouit en effet d’une grande réputation, celle d’un " modèle " qui n’a guère d’équivalent. En France, l’éducation préscolaire est une affaire d’école publique, elle est prise en charge par l’État. Elle est accessible à tous. Dans la plupart des pays, on parle plutôt pour ce niveau
689 d’éducation de " garderies ", ou de " jardins d’enfants ", le plus souvent privés et dans presque tous les cas payants (Cf. Carole Bitoun, " Panoramique extérieur " in La Maternelle, une école en jeu : l’enfant avant l’élève, Revue Autrement, n° 114 avril 1994.)
En réalité, deux conceptions éducatives, deux modes d’accueil de la petite enfance coexistent et s’opposent : le modèle de l’école et celui de la famille. Le débat qui a accompagné en France la généralisation de la préscolarisation des enfants de 2 ans l’illustrait. L’école maternelle française tente de concilier ces deux modèles.
La singularité de la maternelle est particulièrement inscrite dans ses conceptions et ses pratiques pédagogiques. Elles circonscrivent un univers pédagogique très conscient de ses fins et de ses objectifs, de sa mission éducative. L’école maternelle forme un univers en soi, elle a sa mémoire et son histoire particulière, un langage particulier et une culture propre, faite de conceptions et de pratiques éducatives mûries dans une forte tradition. Cette culture lui confère même une relative autonomie au sein du système éducatif.
Cette singularité dont toute l’histoire de l’école maternelle témoigne tient bien sûr à sa position et à son statut dans le système éducatif. La maternelle est partie intégrante de l’école ; l’école maternelle est bien une école. Mais en l’absence de contrainte disciplinaire et de programme imposé (" l’école maternelle n’est pas un lieu d’enseignement systématique et selon des disciplines ", rappelait le Ministre dans sa présentation des Instructions de 1986), le souci éducatif vient au tout premier plan. La reconnaissance de la spécificité de l’école maternelle intégrée à l’enseignement primaire est du même coup la reconnaissance de " l’enfant avant l’élève ". L’histoire de la maternelle est ainsi indissociable de l’histoire de l’enfance. On comprend aussi pourquoi l’école maternelle a été ouverte à l’innovation pédagogique.
On comprend dès lors pourquoi l’intégration de l’école maternelle dans le dispositif des cycles – elle y devient le " cycle des apprentissages premiers " - peut être perçue comme une menace de destruction et d’éclatement de son identité éducative. Le dossier du Monde de l’éducation consacré à cet réforme était titré : La maternelle en danger. (Cf. Le Monde de l’éducation, n° 174 septembre 1990.)
I. L’école maternelle, pourquoi, pour quoi faire ? Que fait-on, ajourd'hui, dan sune classe maternelle, dans une école maternelle ? Ce premier chapitre du cours essaie d'en rendre compte. Il prendra notamment appui : - sur le récit et le témoignage d'enseignants execçant en école maternelle (une journée, une semaine d'activités pédagogiques à l'école maternelle)
690 - sur un examen des programmes et des objectifs de l'école maternelle dans les nouveaux programmes - sur des documents audio-visuels que les étudiants sont invités à consultés : - Sur la Cinquième chaîne (France 5 Arte ), une émission hebdomadaire consacrée à l'école maternelle, tous le smatins à 08h45 : Les maternelles - Un documentaire vidéo dateéde 1984 : L’école maternelle, pourquoi ? Un film de Andrée Platteaux et Colette Girardot, éd. CNDP. Certes, l’école maternelle a changé depuis cette date et les textes qui l’organisent ont sensiblement modifié ses pratiques et ses perspectives. L’image de l’école maternelle qu’on trouve dans ce film n’en demeure pas moins représentative de ce qui demeure encore largement la culture pédagogique dominante dans l’école maternelle contemporaine. Ajoutons que le documentaire se donnait pour objectif " de faire connaître l’école maternelle de 1984 aux familles et au grand public, de montrer sa fonction et de répondre aux questions que se posent les parents ".
1. Fonctions et visées de l'école maternelle
A partir de là;,on cherchera à dégager ce que les activités de classe privilégient et valorisent dans les comportements, les compétences, les " qualités ", les productions attendus de l’enfant et particulièrement encouragés. On s’attachera ensuite plus particulièrement à dégager les fonctions et les objectifs prioritaires que se donne cette école-là, les valeurs qu’elle avoue. De ce point de vue, on soulignera surtout : • • • • • • • • • •
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la place accordée à l’éveil de la sensibilité, à l’éducation sensorielle ; l’importance du corps, de l’éducation motrice ; le souci de l’éducation intellectuelle et de l’accès à l’abstraction ; la place centrale, prépondérante, du langage et de l’expression orale ; la part faite à l’imagination et à la créativité ; la dialectique du " jouer " et du " travailler " dans les apprentissages la préoccupation d’une éducation à l’autonomie la valeur de la coopération la conception globale et intégrée des " apprentissages premiers ", qui trouve son instrument moyen privilégié dans la pédagogie du projet la diversité des fonctions de l’école maternelle, exprimée dans les attentes parentales : " garderie " ? Prolongement de l’enfance, du jeu ? " Dégourdir ", " débrouiller " ? Scolariser ? Socialiser ? la diversité géographique, sociale, des classes maternelles l’importance de l’espace et de l’architecture scolaires la maternelle, le lieu, la " maison de l’enfance ".
691 2. Signification sociale et culturelle de l'école maternelle
Il faut aussi s’interroger sur la signification sociale et culturelle des modèles pédagogiques de l’école maternelle.
Dans son livre publié en 1986, Eric Plaisance mettait en avant une certaine connivence entre les pratiques et les valeurs de l’école maternelle et certaines couches sociales. L’école maternelle était autrefois une institution exclusivement populaire ; or, les années 19451980 " ont connu à la fois une forte augmentation de la fréquentation de la maternelle et une présence nouvelle d’enfants des classes moyennes et supérieures " (Eric Plaisance, Maternelles et familles : quelles connivences sociales ? in La Maternelle, une école en jeu : l’enfant avant l’élève, Revue Autrement, n° 114 avril 1994.)
Ces classes partagent avec les enseignants une représentation culturelle valorisée du jeune enfant, " fortement liée à une vulgarisation de la psychologie ". Cette sorte de " connivence culturelle " entre ces nouvelles familles utilisatrices et les institutrices de l’école maternelle peut selon Eric Plaisance se lire dans l’évolution des " modèles pédagogiques " au cours de la période 1945-1980. Les rapports d’inspection en témoignent.
Ainsi, l’école maternelle serait passée d’un " modèle productif " à un " modèle expressif " ; dans le premier, l’enfant est évalué en fonction de ses " bons résultats ", de la réussite " technique " de ses travaux (tressage, pliage, tissage), de son aptitude à l’effort, de son " application " ; dans le second, " l’enfant qui est valorisé est celui qui parvient à exercer ses capacités d’autonomie et de coopération, voire ses capacités de " jeune chercheur " dans ses activités " et à faire preuve de son originalité et de l’expression de sa personnalité.
Or, les familles populaires, qui pouvaient encore reconnaître une certaine parenté entre le " modèle productif " et leurs propres activités productives, " sont beaucoup plus déroutées en face d’activités ouvertement ludiques " et esthétiques.
L’analyse d’Eric Plaisance invite ainsi à être attentif , derrière les programmes explicites et les contenus des disciplines, " à la signification sociale de tel ou tel type de contenu scolaire et aux modes de rapports sociaux qui s’instaurent entre les familles et les agents de l’institution scolaire ", ou encore à considérer le " curriculum caché ".
692 Dans son prolongement, il conviendrait de se demander si le " modèle expressif " n’est pas supplanté, dans l’école maternelle contemporaine soucieuse de " compétences transversales " et d’évaluations, par un autre modèle : un " modèle constructif " ? Il est sans doute plus juste de supposer que se combinent et cohabitent plusieurs modèles pédagogiques, à l’image de la pluralité des attentes sociales.
III. L’école maternelle dans son histoire
Si la mise en perspective historique est souvent un bon outil d’analyse des pratiques, des doctrines et des systèmes pédagogiques, elle s’avère particulièrement utile dans le cas de la maternelle. En effet, l’école maternelle a une trajectoire et des racines spécifiques. Son intégration au système éducatif n’a pas totalement effacé ce passé.
1. Les origines.
L’une des premières manifestations de ce qui deviendra l’école maternelle naît d’un souci " philanthropique " et religieux, face à l’abandon éducatif et moral des enfants de la main d’œuvre féminine des filatures des Vosges.
En 1770 le pasteur Jean-Frédéric OBERLIN ouvre dans sa paroisse du Ban-de-la-Roche des " petites écoles à tricoter ", ou " poêles à tricoter " pour les enfants de 4 à 7 ans, animées par de jeunes villageoises (" conductrices de la tendre enfance ") formées par le pasteur.
Il s’agit d’occuper des enfants rester sans surveillance et de les instruire. Au programme d’une journée qui s’ouvrait et se fermait par une prière : 3 à 4 heures d’apprentissage du tricot – ces enfants sont les futurs ouvriers -, lecture, alphabet, calligraphie, chant et récitation, calcul mental, reconnaissance de planches coloriées, histoire naturelle, histoire biblique.
L’œuvre du Pasteur OBERLIN fut reconnue et approuvée par la Convention en 1993, mais demeura sans suite. Les institutions enfantines se répandirent par un autre chemin, sur le modèle anglais.
693 En 1801, la marquise de Pastoret avait tenter d’ouvrir une " salle d’hospitalité " destinées aux petites filles délaissées et à celles dont les mères travaillaient. L’impulsion devait venir des infant schools de la banlieue londonienne. En 1816, Robert Owen, industriel philanthrope, avait conçu des lieux d’accueil pour les jeunes enfants des ouvrières de sa manufacture de coton. De très nombreux enfants y étaient réunis sur des gradins qui en facilitaient la surveillance sous une discipline quasi militaire. Les infant schools attirèrent de nombreux visiteurs étrangers, dont des français.
Ce modèle est à l’origine de l’ouverture en France des premières " salles d’asile " en 1926 (Paris, rue du Bac, rue des Gobelins) à l’initiative d’un comité de dames patronnesses autour de la marquise de Pastoret.
La pédagogie spécifique des salles d’asile est conçue et fixée par Denys COCHIN, dont l’ouvrage, Manuel des fondateurs et des directeurs de salles d’asile, publié en 1833 et diffusé avec la collaboration du ministère de l’Instruction publique, fait autorité pendant près d’un demi-siècle. Une série de textes et de circulaires vont alors institutionnaliser les salles d’asile.
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Circulaire d’Adolphe Thiers, mars 1833 : " Il ne peut être que fort utile de commencer l’instruction dès l’âge le plus tendre : et tel semble devoir être le but principal des salles d’asile, qui formeraient le premier degré de l’enseignement élémentaire, et que, par cette raison, on pourrait appeler plus justement petites écoles ou écoles de l'enfance ".
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Circulaire de François Guizot, juillet 1833 : " En première ligne se présentent les écoles les plus élémentaires de toutes, celles qui sont connues sous le nom de salles d’asile, et où sont reçus des petits enfants de l’âge de deux à six ou sept ans, trop jeunes encore pour fréquenter les écoles primaires proprement dites, et que leurs parents, pauvres et occupés, ne savent comment garder chez eux ".
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La même circulaire précise clairement les fonctions des salles d’asile : " Indépendamment des avantages de sûreté et de salubrité qu’elles offrent pour les petits enfants, si souvent et si dangereusement délaissés dans les classes pauvres, les salles d’asile ont le mérite de leur faire contracter dès l’entrée dans la vie des habitude d’ordre, de discipline, d’occupation régulière qui sont un commencement
694 de moralité ; et en même temps, ils y reçoivent les premières instructions, des notions élémentaires qui les préparent à suivre avec plus de fruit l’enseignement que d’autres établissements leur offriront plus tard… Les salles d’asile, les écoles primaires, élémentaires ou supérieures, les cours d’adultes, tel est le système général de l’instruction primaire ; tels sont les établissements divers qui, par leur coexistence et leur harmonie, embrassent à cet égard tous les faits et répondent à tous les besoins de la société ".
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L’ordonnance royale du 22 décembre 1837 confirme et précise : " ARTICLE PREMIER. Les salles d’asile, ou écoles du premier âge, sont des établissements où les enfants des deux sexes peuvent être admis jusqu’à l’âge de six ans accomplis pour recevoir les soins de surveillance maternelle et de première éducation que leur âge réclame. Il y aura dans les salles d’asile des exercices qui comprendront nécessairement les premiers principes de l’instruction religieuse et les notions élémentaires de la lecture, de l’écriture, du calcul verbal. On pourra y joindre des chants instructifs et moraux, des travaux d’aiguille et tous les ouvrages de main ".
A partir de cette date, le nombre des salles d’asile ne cesse de croître. Elles sont au nombre de 261 en 1837 ; en 1867, on en compte 3572.
Le rôle des congrégations religieuses y devient prépondérant.
Il faut décrire l’organisation et la pédagogie des salles d’asile pour mieux saisir ce qui est en jeu.
Une salle unique. Les enfants, nombreux – une centaine par salle d’asile, parfois plus – sont installés sur des gradins. Matériel : un tableau noir, des tableaux de lecture, des bouliers, des images, quelques ustensiles de ménage. Leçons magistrales rythmées par le claquoir et les prières. Enfants moniteurs formés parmi les plus âgés chargés ensuite de faire exercer les plus jeunes (modèle de l’enseignement mutuel).
2. la " maternelle " à la recherche de son identité
695 Marie PAPE-CARPANTIER (1815-1878), directrice de la salle d’asile de La flèche puis du Mans, contribua de façon décisive à l’évolution des méthodes d’enseignement. Ses écrits (Conseils sur la direction des salles d’asile (1845), Enseignement pratique dans les salles d’asile) et ses conférences eurent un grand retentissement. En 1848, elle prend à Paris la direction d’une " Ecole normale maternelle " (Cette école, baptisée " école Pape-Carpantier en 1879, forma les directrices de salles d’asile puis d’écoles maternelles).
Entre ces deux termes, salle d’asile, école maternelle, allait se jouer le sort et le sens de l’enseignement préscolaire.
Les textes portent la trace des difficultés à définir la spécificité de ces institutions de la petite enfance : Garderie ? Instruction ? Education ?
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Ainsi, la circulaire du 20 août 1847 dénoncent les deux excès entre lesquels sont prises les salles d’asile, transformées " ici en garderie où les enfants réunis et inoccupés contractent de funestes habitudes ; là en écoles où leur intelligence est énervée par des études prématurées ".
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Le rapport du 5 août 1859 prévient encore contre le même abus : " On consacre, dans ces établissements, beaucoup trop de temps à un enseignement scolaire qui n’est pas toujours en rapport avec l’âge et la destination des élèves, et on n’y laisse pas une place suffisante pour les exercices physiques si nécessaires au libre développement de l’enfance ".
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La circulaire de Victor Duruy aux préfets, le 12 mai 1867, montre que le problème se posait toujours : " Les succès des salles d’asile ont failli en compromettre l’avenir. Au lieu de se borner à donner les premières connaissances utiles et qui doivent être l’objet d’un enseignement verbal, on a tenté, dans quelques établissements, d’y développer l’instruction et d’en faire de véritables écoles. Il faut cultiver de bonne heure l’intelligence des enfants ; mais on doit se garder de la fatiguer et de l’appauvrir à jamais en la surexcitant outre mesure ".
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3. Spécificité et intégration
Amorcée dès 1833, l’intégration des salles d’asile dans l’enseignement primaire s’accomplit avec les textes de la période 1881 – 1887. En même temps, le titre et l’esprit pédagogique de " l’école maternelle " s’imposent. L’école maternelle devenait une école non obligatoire, mais gratuite et laïque.
Décret du 2 août 1881 :
" ARTICLE PREMIER. Les écoles maternelles (salles d’asile), publiques ou libres, sont des établissements d’éducation où les enfants des deux sexes reçoivent les soins que réclame leur développement physique, intellectuel et moral. " Les enfants peuvent être admis dès l’âge de deux ans accomplis et y rester jusqu’à ce qu’ils aient atteint l’âge de sept ans.
" ARTICLE 2. L’enseignement dans les écoles maternelles comprend :
1. Les premiers principes d’éducation morale ; des connaissances sur les objets usuels ; les premiers éléments du dessin ; de l’écriture et de la lecture ; des exercices du langage ; des notions d’histoire naturelle et de géographie, des récits à la portée des enfants ;
2. Des exercices manuels ;
3. Le chant et des mouvements gymnastiques gradués.
"ARTICLE 13. Les premiers principes d’éducation morale seront donnés dans des écoles maternelles publiques, non sous forme de leçons distinctes et suivies, mais par des entretiens familiers, des questions, des récits, des chants destinés à inspirer aux enfants le sentiment de leurs devoirs envers la famille, envers la patrie, envers Dieu. Les premiers principes devront être indépendants de tout enseignement confessionnel ".
697
L’arrêté du 22 juillet 1882 :
Il exprime la spécificité éducative de l’école maternelle : " Ce n’est pas une école au sens ordinaire du mot : elle forme le passage de la famille à l’école, elle garde la douceur affectueuse et indulgente de la famille, en même temps qu’elle initie au travail et à la régularité de l’école… Les directrices devront se préoccuper moins de délivrer à l’école primaire des enfants déjà fort avancés dans leur instruction que des enfants bien préparés à s’instruire ".
La reconnaissance de la spécificité de l’école maternelle doit particulièrement à l’œuvre et à l’influence de Pauline KERGOMARD, inspectrice générale des écoles maternelles de 1879 à 1917. " L’école maternelle est peu à peu dévoyée de ses fins ", écrivait-elle aux préfets et aux inspecteurs d’académie en 1905. " On oublie qu’elle a son objet propre ; qu’elle ne doit être ni une garderie, ni une école élémentaire ; qu’elle doit seulement préparer et acheminer les enfants à cette école ". Sa philosophie éducative est très présente dans " l’esprit " de la maternelle :
respect du petit enfant,
refus des exercices trop scolaires,
place du jeu, activité naturelle de l’enfant,
apport reconnu de la psychologie de l’enfant,
pédagogie en quête de l’épanouissement.
On prendra un dernier repère avec le décret du 15 juillet 1921, qui rappelle fermement le cap éducatif qu’entend garder l’école maternelle : " Dans ces établissements, le souci d’éducation doit primer celui de l’instruction… Ce n’est pas dire que les enfants de l’école maternelle ne doivent rien apprendre ; mais c’est dire qu’ils doivent appendre en exerçant leurs sens et leurs muscles plus qu’en lisant les livres ou en écoutant des leçons ".
698
4. Philosophie éducative de l’école maternelle contemporaine
Les objectifs, les orientations et les " programmes " de l’école maternelle aujourd’hui sont fixés par trois principaux textes :
4.1 La circulaire du 30 janvier 1986 " Orientations pour l’école maternelle "8.
Elle entend définir l’adaptation structurelle et pédagogique à laquelle a dû procéder l’école maternelle pour " développer toutes les potentialités de l’enfant, afin de lui permettre de former sa personnalité et de lui donner les meilleures chances de réussir à l’école et dans la vie ".
Sa lecture est particulièrement intéressante pour éclairer la façon dont une société, la nôtre, conçoit l’éducation scolaire et les " curriculum " dont elle a besoin.
En effet, le législateur fait état de quatre changements, entraînés par " les évolutions culturelles et sociales des dernières décennies " qui appellent une nouvelle formulation des programmes de l’école maternelle, parce qu’ils ont " entraînés des changements importants dans le mode de vie des enfants ".
- Importance reconnue, à la suite de nombreux travaux scientifiques et de leur diffusion, des première année de la vie pour le développement ultérieur ;
- Croissance considérable des effectifs, et élargissement de la scolarisation à l’ensemble des couches de la société. " Actuellement, les enfants de toutes origines géographiques, sociales, culturelles et ethniques la fréquentent ".
699 - Valorisation accrue de l’enfance dans notre culture. Des enfants moins nombreux, généralement désirés, objets d’une plus grande attention, bénéficiant de meilleures conditions sanitaires et matérielles.
- Un environnement profondément modifié par les évolutions technologiques et sociales. Urbanisation, multiplication des objets techniques, évolution de la condition féminine et de la vie de couple, de la famille, mobilité du travail, contraintes horaires des adultes : un environnement tel qu’il " est parfois difficile de répondre aux besoins des enfants " : besoin d’espace, d’action, de jeu, d’échange avec d’autres enfants. Mais aussi besoins d’adultes disponibles : pour " respecter leurs rythmes de vie, pour participer à leurs jeux, pour leur transmettre le patrimoine culturel, pour les intéresser et les associer peu à peu à leur propres occupations ".
Ainsi, l’école maternelle contemporaine est particulièrement en charge de l’intégration de l’enfant à la société, de la place qu’il convient de faire à l’enfance dans le monde des adultes. Elle est " la nécessaire médiation entre le monde de l’enfance et celui des adultes ".
Au fil de cette lecture se dégage la triple tension dans laquelle se définit le statut du jeune enfant dans notre société. Il faut que l’école lui fournisse les moyens de " vivre pleinement leur âge " ( valeur de l’enfance pour elle-même ), de " développer leurs facultés fondamentales " ( importance du " savoir " psychologique sur l’enfance comme " développement " ), et de " se disposer progressivement à recevoir les enseignement de l’école élémentaire " ( apprentissage du nécessaire " métier d’écolier ").
Les trois objectifs prioritaires montrent bien l’intrication du rôle éducatif et du rôle social :
- Scolariser. Habituer l’enfant à une nouvelle vie, un nouveau milieu. L’accueillir en respectant son enfance et ses besoins, faire transition, mais lui donner le goût de l’école. " Scolariser consiste à donner à l’enfant le sentiment que l’école, donc la maternelle, est faite pour apprendre, qu’elle a ses exigences, qu’elle réserve des satisfactions et des joies propres ".
- Socialiser. Apprendre à devenir sociable, à coopérer, à mener à bien des projets, prendre des habitudes collectives, bien sûr, mais aussi faire en sorte que les enfants prennent dès l’école maternelle " conscience de leur culture " et perçoivent " l’existence d’autres cultures ", et " saisissent les identités et les différences ". La socialisation est acculturation.
700
- Faire apprendre et exercer. Développement des capacités (sentir, agir, parler, réfléchir, imaginer), élargir son expérience, explorer le monde, augmenter ses connaissances.
Les grands domaines d’activités : activités physiques, activités de communication et d’expression orales et écrites, activités artistiques et esthétiques, activités scientifiques et techniques, sont les supports de ces objectifs. C’est pourquoi ils " se définissent autant en termes de démarche que de contenu ".
4.2 La loi d’orientation sur l’éducation du 10 juillet 1989
Elle intègre l'école maternelle à la nouvelle politique pour l’école, organisant la scolarité en cycles pluriannuels. Différents textes (1990 et 1991… ) précisent ce choix.
Faut-il y voir une conception dans laquelle l’école maternelle serait en passe de perdre son identité éducative ?
Faut-il craindre un mouvement qui tire la maternelle vers l’élémentaire et les apprentissages précoces, un primat de l’instruction au détriment de l’éducation ? La défaite posthume d’une certaine idée éducative, celle de Pauline KERGOMARD ?
Ou bien un nécessaire recentrage après les " dérives " du " modèle expressif " des années 70 – 80 ?
Il est clair pour le moins que l’intégration de la maternelle dans la structure de cycles pluriannuels permettant d’organiser la scolarité des enfants en fonction de leurs acquis, comme l’introduction du livret scolaire et de l’idée de compétences transversales témoignant du suivi scolaire de chaque enfant et de la structuration des apprentissages, renforcent l’objectif de réussite scolaire et se situent dans la perspective du " faire apprendre et exercer ".
4.3 Les nouveaux programmes pour l’école primaire de 1995
701
(Cf. Ministère de l’éducation nationale, Programmes de l’école primaire, Paris, CNDP /Savoir lire, 1995)
Ils prolongent ces perspectives. La place de l’école maternelle à la base du système est rappelée. Comme le sont ses grandes orientations :
école centrée sur l’enfant
complémentaire de l’éducation familiale
apprentissages structurés préparatoires à l’école élémentaire
L’enseignement, organisé dans une approche globale, voit ses activités réparties en cinq grands domaines :
" Vivre ensemble "
" Apprendre à parler et à construire son langage, s’initier au monde de l’écrit "
" Agir dans le monde "
" Découvrir le monde "
" Imaginer, sentir, créer ".
4.4 L'entrée dans le 21ème siècle…
702 L'école maternelle demeure plus que jamais le fondement d'une école "qui fait faire leurs gammes aux élèves, stimule leur intelligence et éveille leur sensibilité" (Jack LANG, conférence de presse du 20 juin 2000), la base sur laquelle l'école d'aujourd'hui tente de tenir ses "deux promesses" : donner à chacun les compétences de base, épanouir sa personnalité" (Idem). On notera cependant que le renforcement de l'école maternelle tel que l'envisage le Ministère passe par deux idées qui soulignent son rôle de pré-apprentissage, de préparation aux acquisitions scolaires : - Priorité à l'expression orale pour préparer l'accès à l'écrit "Mesurons cette simple donnée : le nombre de mots compris par un enfant, à l'entrée du cours préparatoire, varie, suivant les cas, de 600 à 1800. De tels écarts sont porteurs d'inégalités d'autant plus graves qu'elles sont précoces et que la pauvreté du vocabulaire perturbe l'apprentissage de la lecture. Parler, c'est énoncer des idées, formuler des interrogations. C'est aussi exprimer une volonté d'échange et une affirmation de soi. Le développement du langage oral doit donc demeurer l'objectif premier des maîtresses et des maîtres de maternelle.
L'ensemble des domaines d'activités de l'école maternelle, concourent à l'épanouissement du jeune enfant : rythmique, éducation physique, chant, modelage. Tous ces éléments sensibles de la pédagogie de l'école maternelle doivent nourrir aussi chez l'enfant sa conquête du langage en lui offrant des occasions de dialoguer, de questionner, de s'émerveiller, d'exprimer ses émotions et ses capacités de création. Un travail collégial des maîtres, en collaboration éventuelle avec des maîtres spécialisés, favorisera la réussite de chacun. Parce que chaque élève est important.
Pour faciliter le passage à l'écrit, le compagnonnage, dès l'école maternelle, avec les livres et les albums, le contact régulier avec la " langue des livres " et les langages écrits, grâce à la lecture à haute voix faite par un adulte, au conte, vrai don littéraire à l'enfant, ont une importance décisive. Les échanges qui permettent d'élucider le sens des textes et les effets sur soi des histoires amorcent un travail essentiel sur la compréhension qui facilitera les apprentissages systématiques et structurés du cours préparatoire.
Encore faut-il insister ici sur l'idée qu'il n'y a pas de lecture sans écriture, et pas de maîtrise de l'écriture sans la combinaison d'un travail de la pensée et d'un travail du geste technique qui en permet l'expression. Cette maîtrise technique du geste grapho-moteur qui permet le tracé adéquat des lettres a tendance parfois à faire défaut à nos élèves. Je donnerai des instructions pour que les enseignants des écoles maternelles soient aidés à réhabiliter les exercices qui en favorisent la maîtrise." " (Jack LANG, conférence de presse du 20 juin 2000)
703
- Exigence d'une rénovation de l'évaluation et des remédiations "Il n'y aura de progrès que si l'évaluation des compétences, le repérage des difficultés sont systématisés et si les procédures de remédiation sont généralisées. L'évaluation permet de faire le point afin de mieux adapter l'enseignement à chaque élève et de mieux suivre son évolution. Elle est une composante de toute action d'enseignement, un souci permanent du maître. L'évaluation des élèves en CE2 et en 6ème existe depuis maintenant une dizaine d'années. Cette procédure est appréciée des maîtres qui ont pris l'habitude d'utiliser les résultats pour mieux connaître les points forts et faibles d'un élève comme d'une classe. Pourtant, malgré une demande de plus en plus fréquemment exprimée, il faut constater deux grandes lacunes : - malgré quelques tentatives conçues au ministère ou par des équipes enseignantes, il n'existe pas d'évaluation systématique en grande section de maternelle ou au cours préparatoire , c'est-à-dire au début du cycle II ; - les outils ou les dispositifs de remédiation proposés aux enseignants sont rares. J'ai donc décidé qu'à la rentrée 2001 deux dispositifs nouveaux seraient mis en place : - un repérage systématique des compétences installées, des difficultés ou des retards sera effectué au début de la grande section de maternelle et au début du cours préparatoire; - des dispositifs d'aide et de remédiation seront proposés aux trois niveaux de l'école (grande section, cours préparatoire, cours élémentaire 2ème année) où il sera procédé à des évaluations nationales systématiques. Cette double volonté se traduira notamment par les dispositions suivantes : En grande section de maternelle et au cours préparatoire : - au cours du premier trimestre, diffusion sur Internet d'exercices, anciens et nouveaux, destinés à apprécier le niveau de maîtrise d'une compétence, à déceler une difficulté ou un progrès dans plusieurs domaines : le repérage dans l'espace et dans le temps, les compétences logiques, le langage, de l'attention… - des exercices de remédiation, destinés, par type de difficulté, à aider les élèves à franchir les obstacles seront ensuite élaborés, notamment à partir de travaux réalisés par les enseignants eux-mêmes, les conseillers pédagogiques, les équipes d'inspection ou les mouvements pédagogiques tels que l'association générale des institutrices et instituteurs des écoles maternelle publiques, l'AGIEM. - Les technologies de l'information et de la communication ouvrent, enfin, des perspectives pédagogiques nouvelles pour l'enseignement de la lecture. D'ores et déjà, des logiciels offrent
704 aux enseignants la possibilité de mettre en place une pédagogie plus active, plus diversifiée ou mieux adaptée. La lecture sera cette année une priorité pour l'achat de logiciels. Quatre millions de francs seront affectés dès le prochain semestre à la dotation de logiciels de lecture pour chaque cours préparatoire équipé d'ordinateurs." (Jack LANG, conférence de presse du 20 juin 2000)
On peut s'interroger : - Le poids de l'évaluation ne risque-t-il pas de peser bien lourd sur l'école maternelle ? De la tirer plus du côté de "l'instruction" que de l'éducation ? Certains enseignants, certains analystes ne dissimulent pas leur crainte. Lire par exemple Annick SAUVAGE et Odile SAUVAGE-DEPREZ, Maternelle sous contrôle, les dangers d'une évaluation précoce, Paris, Syros, 1998 ; Jean-Pierre LE GOFF, La barbarie douce. La modernisation aveugle de l'entreprise et de l'école, Paris, La Découverte, 1999.
- Entre compétences et épanouissement, performances et accomplissement, l'écartèlement n'est il pas un bon indicateur des problèmes de l'école contemporaine, dès la maternelle ? 4.5. L'école maternelle dans les nouveaux programmes (2002) Les nouveaux programmes en vigueur à la rentrée 2003 ont-ils changé le rôle, les fonctions, les contenus de l'école maternelle ? Quelles nouvelles accentuations ? On terminera cette pproche de l'école maternelle en analysant ces nouveaux programmes et en les mettant en perspective : quelles préoccupations nouvelles s'y expriment ? quelles continuités ?
CONCLUSION L'école maternelle peut être doublement regardée comme un miroir de l'éducation et du système éducatif : Elle reflète nos conceptions de l'enfance et participe de l'histoire de l'enfance telle qu'elle s'inscrit dans l'école ; Entre famille et école, famille et société, éducation et instruction, elle exprime toutes les tensions de cette position charnière.
PREMIERE PARTIE : L’ÉCOLE D’AUJOURD’HUI : PROGRAMMES, DISCIPLINES , OBJECTIFS, ENJEUX.
705
3. EVOLUTIONS ET MUTATIONS
I. Continuité et évolutions de la politique éducative 1. Comme on a pu le voir dans les deux précédents cours, comprendre ce qu'est l'école primaire, ce que sont les disciplines et leurs fonctions éducatives, c'est prendre la mesure d'une politique éducative . En dernier ressort, tout programme scolaire, tout choix " curriculaire " (Dans le vocabulaire français de l’éducation, on traduit généralement par " plan d’études ", ou " programme d’études ". Mais, comme le note Jean-Claude Forquin, le mot anglais " curriculum " recouvre une approche plus globale des phénomènes éducatifs, " une manière de penser l’éducation qui consiste à privilégier la question des contenus et la façon dont ces contenus s’organisent dans des cursus " (Ecole et culture, De Boeck, 1996, p.22 ), engage une philosophie politique de l’éducation, selon les objectifs et les finalités visés. L’école primaire contemporaine est ainsi portée par une philosophie politique exprimée dans la loi d’orientation sur l’éducation de 1989 (loi n° 89-486 du 10 juillet 1989). On se reportera au chapitre IV du premier cours (L'école élémentaire) pour en rappeler les principaux points, et la formule centrale : " L’ELEVE AU CENTRE DU SYSTEME EDUCATIF ".
2. Pour l'essentiel, ces perspectives demeurent aujourd'hui. Elles nen marquent pas moins des infléchissements. Ainsi, après la "charte de l'école du 21ème siècle" (contestée et abandonnée, mais...), les perspectives fixées pour la rentrée 2000 réactualisaient les chantiers prioritaires : • • • • •
aider mieux encore les élèves en difficultés permettre à chacun de maîtriser la langue française et de commencer à parler et comprendre une autre langue accès de tous au niveau de culture scientifique et technique qu'exige notre société favoriser l'éveil artistique et les pratiques culturelles individuelles et collectives.
Par-delà les perspectives et les principes réaffirmés, une lecture attentive permet de dégager les préoccupations contemporaines, les soucis d'adaptation de l'école d'aujourd'hui au monde environnant et à ses évolutions, sous l'image de "l'honnête élève de ce siècle". On lira de ce point de vue la conférence de presse sur l'Ecole primaire du 20 juin 2000 dans laquelle le Ministre de l'éducation nationale fixait ses orientations : http://www.education.gouv.fr/discours/2000/primaire.htm
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En voici le plan ( Intervention de Jack LANG, Ministre de l'éducation nationale, Conférence de presse sur l'Ecole primaire, Mardi 20 juin 2000) : "L'obsession de la réussite de l'élève ou le refus de la fatalité de l'échec. Quelle que soit la valeur de l'école on ne peut se résigner à avoir 10 à 15 % d'élèves en situation d'échec scolaire. C'est une ardente obligation pour la Nation de conduire tous les élèves, sans exclusive, sur les chemins de la réussite. Ce combat acharné réclame la réaffirmation et la redéfinition d'un idéal éducatif et des modes d'action pour y parvenir. I. UN IDÉAL EDUCATIF REDESSINÉ A) Une école ouverte à toutes les formes d'intelligence 1) Le développement de l'intelligence conceptuelle exige la maîtrise du langage. 2) Le développement de l'intelligence concrète peut prendre appui sur des situations très variées parmi lesquelles l'expérimentation en sciences. 3) Favoriser l'épanouissement de l'intelligence sensible par l'éducation artistique et culturelle B) Un enfant mieux armé pour affronter le futur 1) La maîtrise de deux langues vivantes. 2) L'usage des technologies d'information et de communication. 3) Un enfant préparé à mieux vivre en société. III. DE NOUYEAUX MOYENS D"ACTION AU SERVICE DE CET IDÉAL 1) Renforcer l'école maternelle. 2) Renouveler les modes d'élaboration des programmes. 3) Modifier les contenus et les modalités de la formation des maîtres. 4) Organiser différemment le travail des maîtres, améliorer l'encadrement pédagogique et le pilotage des actions éducatives. 5) Réorganiser l'évaluation. 6) Favoriser l'innovation pour la réussite scolaire."
Quelques extraits de l'introduction en soulignent la philosophie éducative :
707 "Aujourd’hui, comme hier, l’enfant qui quitte l’école doit, naturellement, avoir acquis les savoirs fondamentaux que sont lire, écrire, compter et raisonner ; il doit aussi disposer de compétences nouvelles, telles que comprendre et parler une langue vivante ou utiliser l’ordinateur pour écrire des textes et trouver des informations. Mais, en plus de l’intelligence conceptuelle, l’école doit favoriser l’éclosion de l’intelligence concrète et de l’intelligence sensible, faire jaillir chez l’enfant le plaisir de contempler la beauté, de s’exprimer dans divers registres artistiques, d’observer, d’expérimenter et d’agir sur le monde. Elle doit enfin lui permettre d’exercer son " intelligence sociale " en le conduisant à se montrer respectueux d’autrui, à prendre goût à l’initiative, à la responsabilité, au travail en équipe. C’est ainsi que l’école peut judicieusement préparer l’enfant à sa vie de futur citoyen. Au sens où le XVIIIe siècle, celui des Lumières, exaltait l’idéal de " l’honnête homme ", notre devoir est de faire advenir ce qu’on pourrait nommer " l’honnête élève " de ce siècle. Prélude à l’honnête homme à venir, il sera notamment le fruit de deux promesses de l’école : donner à chacun les compétences de base, épanouir sa personnalité. Malgré les efforts importants, la qualité professionnelle et l’engagement personnel des enseignants, force est de reconnaître que ces deux promesses ne sont pas partout et pour tous également tenues. Certes, l’école ne peut pas tout, ni toute seule. Elle peut cependant beaucoup et mon ambition est d’abord que l’école ne se résigne jamais à laisser des élèves dans la souffrance de l’échec. Elle doit sans cesse offrir à chaque enfant qui bute devant un obstacle des occasions nouvelles de le franchir, de vouloir déjà s’y affronter et, triomphant de la difficulté, d’acquérir ainsi de la confiance en lui-même. De toute la force de mon énergie et de ma conviction, je ferai l’impossible pour que chaque enfant, dans notre pays, trouve les chemins de la réussite. Si l’un d’entre eux perd momentanément pied, nous devrons lui donner une nouvelle chance. Certes, l’évolution d’un enfant ne se borne pas à la fin de l’école primaire ; les apprentissages se poursuivent et s’approfondissent au collège puis au lycée, mais c’est l’école qui fait faire leurs gammes aux élèves, stimule leur intelligence et éveille leur sensibilité."
On complétera l'analyse en consultant les nouveaux programmes de l'école primaire : Quels éventuels changements ? Quelles accentuations ? On notera notamment la place centrale (réaffirmée, accentuée) de la maîtrise de la langue.
A lire : Qu'apprend-on à l'école élémentaire ? Les nouveaux programmes, CNDP/MEN, février 2002 : Préface (page 7 sq.), et Préambule (p.46 sq.)
II. L’école qui change
708 Il faut donc bien poser la question : l’école d’aujourd’hui, celle qu’institutionnalisent les textes et les programmes rénovés, est-ce toujours " l’école de Jules Ferry " ? Ou bien cette école là est-elle totalement révolue ? Qu’est-ce qui a changé ? Qu’est-ce qu’engagent ces changements ? Continuité ou rupture ? Aménagement ou changement de " paradigme " ? Des interrogations qui nourrissent de très vives controverses. 1) Quoi de neuf dans la loi de 89 ? Certainement pas les principes réaffirmés : priorité nationale, laïcité, liberté. Un déplacement cependant très marqué du côté du principe d’égalité des chances, du droit à l’éducation pour tous, qui est en effet un axe le long duquel " l’école de Jules Ferry " s’est progressivement transformée. Une double centration ou reconnaissance dont il est légitime de se demander si elle n’accompagne pas une évolution essentielle, et peut-être l’émergence d’une " autre école " : la centration sur l’enfant, l’élève placé au centre du système éducatif ; acceptation, reconnaissance, prise en compte de la diversité des élèves. Reconnaissance de l’individu et reconnaissance de la diversité ne marquent-ils pas des déplacements fondamentaux ? Ces déplacements sont notamment inscrits dans les objectifs de " développement de la personnalité " du tryptique " adaptation créativité solidarité ", dans la place accordée aux activités artistiques et culturelles.
2) Illustration. Leçon d’hier et leçon d’aujourd’hui : l’exemple des mathématiques On comparera ici une séquence de mathématiques dans une classe d’aujourd’hui à quelques problèmes types de " l’école de Jules Ferry ". Sur quoi portent les différences ? L'évolution du "travail" scolaire exprime assez bien celle des "valeurs" et des visées de l'école. PROBLEMES POUR COURS MOYEN
Trois pêcheurs ont vendu 945 F. de poisson. Le patron du bateau reçoit 60 F. de plus que chacun de ses deux compagnons. Quelle est la part de chacun ? ( Manuel 1963 1ère édition 1949)
Une bonne terre donne en moyenne 32 quintaux de blé à l’hectare. Combien de quintaux de blé peut espérer récolter un cultivateur qui a ensemencé un terrain rectangulaire de 134 m sur 85 m ? (Manuel 1953, 1ère édition 1941)
Un élève dissipé perd en classe environ 20 minutes par jour. Evaluez la perte de temps de cet élève pendant sa scolarité de 6 à13 ans. (Manuel 1937)
709 Dans une usine on fabrique des ustensiles en aluminium à la cadence d’un ustensile toutes les 5 secondes. Quel est le nombre des ustensiles produits en 8 heures ? (Manuel 1963 1ère édition 1949)
Dans une chaîne de production, chaque ouvrier dispose de 3 mn 20 s pour effectuer son travail sur la pièce qui passe devant lui. Combien cette chaîne produit-elle de pièces à l’heure ? (Manuel 1967 )
3) L’évolution des formes pédagogiques. Comparaisons. Les comparaisons porteront sur quelques exemples d’organisation de classes : enseignement "frontal", enseignement "rénové", pédagogie du projets, travaux de groupe, intégration des moyens audio-visuels… On examinera comment la forme scolaire s’inscrit dans l’espace pédagogique : relation pédagogique, rapport au savoir, et comment les modifications des formes de travail font bouger la forme elle-même.
III. Des outils de conceptualisation. Une distinction nécessaire pour poursuivre la réflexion : les changements sociaux et leurs conséquences d’un côté, et la forme scolaire (Guy VINCENT) de l’autre. La question se déplace alors : les changements et les mutations qui affectent de toute évidence l’école contemporaine touchent-ils à la forme scolaire ? Annoncent-ils une trans-formation ? La naissance d’une autre forme scolaire ? D'un autre paradigme ? 1. Ecole et culture. Un modèle général de la " dynamique culturelle " Dans toute société donnée, le système et/ou les pratiques éducatives sont en rapports multiples avec une culture et des valeurs spécifiques . Peut-on éclairer ces rapports ? Quelles relations y a-t-il entre les contenus et les formes d’un système d’éducation (le " programme ", les " disciplines ", les " méthodes " ) ? L’analyse de la dynamique culturelle proposée par Gilbert DE LANDSHEERE (Viviane et Gilbert DE LANDSHEERE, Définir les objectifs de l’éducation, troisième édition, Paris, PUF, 1978, pp. 29-32) à partir d’une définition anthropologique de la culture (au sens de civilisation) distingue trois modèles. Définition anthropologique de la culture : " Tout complexe qui comprend les connaissances, les croyances, l’art, la morale, les lois, les coutumes, les techniques et les habitudes acquises par l’homme en tant que membre de la société ". (E. TYLOR, cité Par DE LANDSHEERE p.31).
710 En partant de cette définition, le " modèle zéro " fait de " l’éducation la pure expression d’une culture née de l’interaction de l’homme avec le milieu et l’environnement ". A partir de là, trois possibilités peuvent être envisagées : 1. Dans une " culture purement dynamique, l’éducation initie les enfants à la culture des parents pour leur permettre de s’insérer activement dans la société et fournit en même temps les moyens et la liberté de contester la culture existante, de la modifier pour mieux répondre aux besoins ressentis par l’homme à un moment de son histoire ". 2. Dans une culture purement statique, le schéma est très simplifié : la culture " crée " l’éducation, et l’éducation la reconduit intégralement. 3. Dans une culture mixte, le schéma se diversifie et se complexifie, parce que la culture y est en partie expression de la culture actuelle, et en partie expression de la culture passée. Selon DE LANDSHEERE, " cette troisième hypothèse correspond le mieux à la situation actuelle des pays industrialisés, où les sociétés dans leur ensemble et chacun des individus qui la composent, allient, à des taux très divers, l’esprit de régression, de statu quo et de progrès. Cette diversité constitue à la fois une explication et une des justifications du pluralisme des valeurs " (p. 32).
2. La notion de forme scolaire Critique de la conception anthropologique. Intérêts et limites. Essentiellement : elle fond dans le tout beaucoup trop général de " l’éducation " des pratiques et des institutions très spécifiques dans leur nature et dans leur sens comme dans leurs fonctions. En particulier : qu’est-ce que cette " école " qui apparaît à la fin du 16e siècle, sépare les enfants dans des lieux, des espaces, une organisation rigoureuse du temps, ne se contente pas de " montrer à lire et à compter ", mais vise aussi et même d’abord des fins morales ?
La notion de forme scolaire proposée par Guy VINCENT, L’école primaire française, Lyon, PUL, 1980, tente d’apporter une réponse élaborée à cette question.
Qu’est que la forme scolaire ? " L’ensemble des éléments constitutifs de ce que nous appelons école " (p.10), c’est-à-dire : - Un lieu à part, séparé, (" l’école séparée de la vie "), " d’abord un bâtiment construit ou à défaut choisi et aménagé de façon à ce que puisse s’y exercer cette activité distincte des autres activités sociales " (p. 21). - Un espace et des dispositions matérielles (fenêtres élevées, classes communicantes, tables et casiers, quadrillage de l’espace-classe, matériel scolaire uniforme) structurés selon des exigences éducatives (p.22), c’est-à-dire essentiellement morales.
711 - Un ordre scolaire impersonnel dont le maître est le garant et le modèle. Discipline et surveillance. - Des exercices répétés, gradués, incessants. Un travail réglé (l’écolier est astreint " non seulement à faire selon les règles – le résultat n’est pas seul à compter – mais surtout est astreint à faire et à refaire des exercices d’application des règles " p .55 ). - Une " organisation pédagogique " : organisation du temps, plan d’études, répartition des matières et des exercices (la scolarité, l’année, la semaine la journée), programme (p.40), apprentissage simultané. - Emprise permanente sur la totalité des activités et de la conduite de l’enfant. La forme scolaire, selon Guy VINCENT, est déjà bien ébauchée dès le 17e siècle dans l’école paroissiale, dans l’école des Frères de Jean-Baptiste de La Salle. Les lois sur l’école laïque, gratuite et obligatoire de la Troisième République ne feraient que la généraliser. Ne trouve-t-on pas en effet dans la défense de l’école " traditionnelle " chez quelqu’un comme ALAIN une sorte d’épure de la forme scolaire telle que la définit Guy VINCENT ? L’exemple de la calligraphie. Le refus du jeu. L’indifférence " institutionnelle ". L’espace scolaire à l’exemple de l’espace monacal, de son ordre et de son austérité. L’éloge de l’attention et du travail. L’enfant comme être à discipliner " contre " ses passions et son exubérance. C’est dans la double signification du mot " discipline " qu’on saisit le mieux le sens de la forme scolaire. Il y a forme scolaire quand l’instruction sert de support (voire de prétexte) à l’éducation ; lorsqu’on ne se contente pas de simplement transmettre des connaissances, des savoir-faire ou de faire acquérir des habiletés techniques. La manière dont on enseigne compte autant que ce qui s’enseigne. " Il n’est pas question seulement d’apprendre à lire, si possible écrire, et si possible un peu de catéchisme, mais aussi et surtout de discipliner " (p .17).
L’apprentissage du lire-écrire, du compter, existait déjà, auprès des maîtres-écrivains. Mais cette acquisition technique est bien différente de ce qui se met en place avec l’école. " Il y a loin de la simple transmission de techniques de nature purement professionnelle (même lorsqu’il s’agit de celles qui font la compétence du clerc, ou du clergeon des " écoles " presbytériales) à la formation du bon chrétien et du bon citoyen " (p.20). Ou encore, interroge Guy Vincent : " Comment appeler du même nom un lieu où des enfants apprennent à lire et à écrire pour tenir une comptabilité commerciale et cette école-officine d’humanité où la lecture et l’écriture sont incluses dans un système de pratiques qui sert essentiellement à " moraliser " ? " (pp.19-20).
La forme scolaire est donc d’abord une entreprise de moralisation, d’intégration, de régulation, de mise au pas sociale et politique de l’enfance. Elle a " une fonction (politique) d’emprise totale " (p.31). Les " disciplines " et d’une façon générale " l’organisation pédagogique " sont les instruments de cette fonction.
712
L’emploi du temps en est un bon exemple (pp. 18, 40-41). " L’emploi du temps est certes fait pour empêcher les pertes de temps, mais il est surtout une " règle " : elle " tempère l’ardeur irréfléchie des élèves qui seraient tentés de sacrifier certaines études à celle qui a leurs préférences " "(p.40. L’auteur cite ici l’article " emploi du temps " du Dictionnaire de pédagogie (1882) de F. BUISSON).
(On reprendra la réflexion sur le " découpage-quadrillage " de l’emploi du temps à partir de là. S’agit-il seulement de " varier " pour tenir compte de la fragilité de l’attention des élèves ? Limite et ambiguïté de l’argument psychopédagogique. Et même dans la classe Freinet – surtout dans la classe Freinet ? – l’emploi du temps n’a-t-il pas une fonction éminemment éducative ?)
3. Un basculement de l'idée éducative ? On peut aussi avancer une lecture plus "philosophique" des changements qui affectent l'école contemporaine : notre conception de l'éducation, l'idée éducative, le paradigme éducatif seraient aujourd'hui en recomposition. (Alain Kerlan, L'école à venir, Paris, ESF, 1998). Qu'est-ce que l'idée éducative ? Avant tout une conception unifiée de l'école et de l'éducation, telle que l'éducation intellectuelle, morale, politique, sont indissociables. N'assistons-nous pas aujourd'hui à la dissociation de ce que l'idée éducative tenait ensemble ? Que peut-il rester de l'idée éducative dans un monde postmoderne ? (Cf. annexe en fin de cours)
*** UNE QUESTION ESSENTIELLE DOIT ETRE EXAMINEE : QUE RESTE-T-IL DE LA FORME SCOLAIRE DANS LES " DISCIPLINES ", LES " DOMAINES D’ACTIVITES " ET " L’ORGANISATION PEDAGOGIQUE " DE L’ECOLE CONTEMPORAINE ? S’ESTELLE DEFAITE ? UNE AUTRE FORME SCOLAIRE EST-ELLE EN MARCHE ? OU BIEN AU CONTRAIRE A-T-ELLE ELARGI SON EMPIRE ET SON EMPRISE?
ET UN COROLLAIRE : L’ECOLE CONTEMPORAINE CONNAIT DES PROBLEMES DE " DISCIPLINE ", AU SENS PREMIER DU TERME ? Y A-T- IL UNE RELATION AVEC LES DISCIPLINES COMME CONTENUS D’ENSEIGNEMENT ? LES DISCIPLINES SONT- ELLES " DISCIPLINANTES " ? ***
713
Conclusion : une école qui se cherche 1) Au total, regarder l’école sous l’angle des " disciplines " et des " programmes " permet de voir bien au-delà des questions et des enjeux strictement " disciplinaires ", au sens usuel du terme " discipline " : c’est choisir une entrée spécifique qui prend toute l’école en perspective, interroge ses missions, ses enjeux sociaux et politiques, culturels, ses mutations, ses mouvements et ses résistances, les valeurs et les finalités qu’elle met en avant, les demandes sociales qui la traversent, l’histoire dans laquelle elle est prise.
En d’autres termes, il faut penser les disciplines, les " programmes en recourant au concept de forme scolaire, et aussi au concept (emprunté à la sociologie de l’éducation anglo-saxonne de curriculum.
" Le mot anglais " curriculum " désigne… une approche globale des phénomènes éducatifs, une manière de penser l’éducation qui consiste à privilégier la question des contenus et la façon dont ces contenus s’organisent dans des cursus. Un curriculum scolaire, c’est… un parcours éducationnel, un ensemble continu d’apprentissage (" learning experiences ") auxquelles un individu s’est trouvé exposé au cours d’une période donnée dans le cadre d’une institution éducative formelle ". Il met l’accent sur " ce qui arrive réellement aux élèves, sur le plan cognitif mais aussi sur le plan affectif et social… Certains auteurs utiliseront la notion de " curriculum caché " ou " programme latent " (" hidden curriculum ") pour bien faire ressortir la différence entre ce qui est explicitement poursuivi par l’école et ce qui est effectivement accompli par la scolarisation " Jean-Claude Forquin Ecole et culture, De Boeck, 1996, p.22 -23).
2) Les débats dont l'école est aujourd'hui l'objet à propos de ses méthodes, de ses objectifs et de ses finalités sont des débats bel et bien politiques, des débats de politique éducative. a) On pourra le vérifier en comparant le projet de la Charte pour bâtir l’école du XXIème siècle (cf. article Le Monde, 23 janvier 1999 : Claude Allègre ouvre le chantier de l’école du XXIème siècle) et la position prise à ce sujet par le linguiste Alain Bentolila (cf. Le Monde, 30 janvier 1999 : Levée d’immunité scolaire). Le projet de réforme : - des programmes rénovés, recentrés sur les apprentissages fondamentaux : " apprendre à parler, lire, écrire, compter " ; - des rythmes scolaires mieux adaptés ; - une évolution du métier d’instituteur, devenant le " chef d’orchestre " d’une équipe composée d’aides éducateurs et d’intervenants extérieurs. La critique de Bentolila :
714 - L’école a toujours été chargée de deux missions qui en assuraient la légitimité et le sens pour les familles et les élèves : " d’une part apprendre à lire, écrire et compter ; d’autre part, faire acquérir un ensemble de connaissances qui assuraient les bases d’une culture commune ". - Ce pacte s’est défait. " L’école a perdu son immunité ! Son image est devenue floue, ses finalités obscures, son fonctionnement suspect parce qu’aucune réponse institutionnelle clairement énoncée n’a été apportée aux questions pédagogiques, culturelles et sociales qui ont ébranlé cette institution ". - L’école doit se concentrer sur sa mission essentielle, pour reconstruire le pacte de l’école moderne : la formation intellectuelle " Armer intellectuellement chacun des enfants qui lui est confié, telle est la mission de l’école moderne ; il ne s’agit donc plus seulement de transmettre des connaissances, mais de faire prendre conscience à chaque enfant que tout ce qu’il apprend lui sert justement à exercer plus justement son intelligence afin d’occuper sa propre place dans un monde qu’il ne doit jamais renoncer à transformer ". - Son sens et sa légitimité sociale en dépendent. " On a imposé à l’école la charge de signifier à chaque élève que le long séjour qu’elle lui impose est véritablement utile à lui, en tant qu’être particulier. Dans ses pratiques, dans ses démarches, dans le choix des savoirs qu’elle propose, elle doit aujourd’hui signifier que les efforts qu’elle exige et les contraintes qu’elle impose rendent chacun intellectuellement plus fort et meilleur ". - Le programme du lire écrire compter " assaisonné de quelques activités artistiques " n’est pas à la hauteur du défi ! Une " naïveté ", ou un " cynisme affligeant " ? NB. La politique éducative commence dès que commence l'école, comme en témoigne une autre prise de position du même Bentolila, relayé par les médias, au sujet de la scolarisation des 2 ans. (Cf. Le Monde du 6 février 2001: L'école à 2 ans, est-ce bien raisonnable ? A consulter sur le site du journal : http://www.lemonde.fr)
*** Effacement ou réaffirmation actualisée de la forme scolaire comme emprise totale ? On peut se demander – j’en ferai pour ma part l’hypothèse –si l’exigence d’emprise ne s’est pas à la fois accrue et déplacée. Non plus la visée d’une socialisation morale " primaire ", mais ce qu’on pourrait appeler une socialisation cognitive, exigée par la " société cognitive ", et n’en demande pas moins une forme de " servitude volontaire ". Ainsi va l’école qui vient, " l’école à venir ".
ANNEXE QUELLE ECOLE A VENIR ?
715 Un terme pourrait résumer l’essentiel de mon propos dans ces pages : celui de changement. Mieux encore : celui de mutation. Notre système scolaire est engagé dans une profonde mutation. Oui, quelque chose dans l’école a changé, basculé. Une autre école est en train de naître. Ce n’est pas seulement le changement d’un modèle éducatif, mais tout le basculement d’un monde qu’il faut donc essayer de comprendre . Un changement de " paradigme ". Où va donc l’école ? Peut-on au moins tenter d’éclairer le sens de la mutation dans laquelle elle est prise ? Peut-on au moins dégager quelques-unes des lignes de force de cette " autre " école en gestation? Quelques considérations générales, " philosophiques ", sont ici nécessaires. Elles portent sur l’origine de la crise de l’école, de la crise de l’éducation. Cette crise n’est pas seulement celle du système éducatif. C’est la crise du monde moderne. L’école est aujourd’hui en recomposition parce que le monde moderne, ce que les philosophes appellent " la modernité ", se recompose. Nous sommes entrés dans le monde " postmoderne ". L’école est nécessairement prise dans cette recomposition, et ses difficultés lui sont liées. La diversification et la différenciation croissante des secteurs de la vie sociale et de la culture sont d’abord les conséquences du développement du monde moderne. Il est normal qu’elles se répercutent dans l’école. En simplifiant l’analyse, on peut dire que le modèle d’école qui disparaît avait un maître mot : unification. Eduquer, c’était nécessairement unifier. Tout devait converger vers le même but. Il fallait à la fois former l’intelligence, éduquer la personne, former le citoyen. Education intellectuelle, éducation affective, éducation sociale et politique, c’était tout un. L’apprentissage de la langue française imposé dans toutes les provinces de la nation a été l’un des aspects de cette volonté d’unité par l’éducation. Unité intellectuelle, unité morale, unité politique. Tous les enseignements, toutes les disciplines devaient converger vers cette fin. Dans ce modèle, l’instruction et l’éducation n’étaient pas opposables. Instruire et éduquer, c’était la même chose. Certains enseignants pensent encore ainsi aujourd’hui, et ont gardé la conviction qu’il suffit de bien enseigner une discipline pour bien former le citoyen, pour bien éduquer la personne. Voilà ce qui change dans le nouveau modèle d’école encore en gestation. Ce qui était uni, superposé, est à présent dissocié. Accès aux savoirs (l’éducation intellectuelle), formation de la personnalité (éducation morale et affective), formation du citoyen (éducation sociale et politique), ne sont plus immédiatement liés. Il faut alors inscrire la nouvelle école dans cette nouvelle donne. Je crois qu’elle devra s’organiser autour de trois axes principaux : la reconnaissance des individus et de leur subjectivité ; la gestion de l’accès aux savoirs ; l’orchestration de la diversité. L’école à venir devra être école du sujet, école des savoirs, école de la diversité. 1. L’école du sujet Il faut bien l’avouer : l’élève comme individu, l’élève comme personne étaient largement méconnus et " oubliés " dans l’école. L’école se méfiait des subjectivités et des sentiments, de l’imagination. Elle leur opposait la raison. Ce rejet de la subjectivité n’est plus tenable, il est à contre-courant de l’évolution de la culture contemporaine, des valeurs " postmodernes ". L’élève est un sujet qui demande considération. C’est le principal reproche qu’adressent les élèves aux professeurs : ne pas assez les considérer comme des personnes. Cela ressortait clairement des enquêtes de François Dubet; les lycéens l’ont récemment répété à l’occasion de la consultation Meirieu.
716 La " crise de la citoyenneté " ne s’explique sans doute pas autrement. L’éducation du citoyen doit commencer par la reconnaissance des individus et des subjectivités. On reproche souvent à l’homme contemporain, aux jeunes d’aujourd’hui, une absence d’engagement dans la cité, leur " individualisme ". C’est méconnaître les valeurs de l’individualisme et de la subjectivité. Elles ne doivent pas être opposées, mais intégrées à la citoyenneté. N’est-ce pas d’ailleurs ce que beaucoup cherchent et trouvent dans l’engagement humanitaire ? L’éducation passe aujourd’hui par la prise en compte d’une subjectivité émancipatrice. L’école du sujet devra d’abord permettre aux individus de re-découvrir la dynamique émancipatrice de la subjectivité. Le sort de la culture dans l’école appelle les mêmes réflexions. On se plaint du désintérêt croissant pour la culture scolaire, on redoute le développement chez nombre d’élèves d’une attitude purement " instrumentale ", " utilitaire ". " Çà ne sert à rien, mais puisqu’il faut en passer par là, attendons que ça passe ! ". Combien ont ce genre de raisonnement à propos de la littérature ou de la philosophie ? La force de la culture ne peut plus être comprise et saisie quand la culture est coupée des subjectivités réelles et concrètes, de la vie personnelle des individus. Il faut permettre à la personne, au sujet, de re-découvrir le sens dont toute vraie culture est porteuse. Seule l’école centrée sur le sujet peut libérer la force émancipatrice de la culture. Etre une personne, c’est aussi aujourd’hui l’exigence centrale du métier d’enseignant. Beaucoup d’enseignants le savent bien, et de nombreuses études sociologiques le montrent : enseigner est de plus en plus un engagement personnel. Les élèves attendent de leur professeur qu’il soit à la fois un enseignant (la compétence) et une personne (la relation). Le métier est dès lors aussi – ce qui ne veut pas dire seulement – une affaire de personnalité, de relation, de climat, de style personnel : bref une affaire de subjectivité(s). Comment se préparer à cela ? Qui éduquera l’éducateur ? L’expertise didactique touche là à sa limite. 2. L’école des savoirs La relation et la subjectivité ne sont pas tout. Réduire l’école qui vient à cette dimension serait une erreur grave. Plus que jamais, l’école sera le lieu des connaissances et des savoirs. Nous sommes entrés dans la " société cognitive ". Apprendre est le destin de nos sociétés. La croissance fulgurante des capacités d’accès aux informations et le rôle économique crucial des savoirs dans le monde contemporain ne nous laissent guère le choix. Dans le cadre d’une société fondée sur la science, la formation et l’innovation technologique, la maîtrise et le " partage " des savoirs, des connaissances et des compétences, sont des enjeux stratégiques et des exigences démocratiques. C’est pourquoi il faut désormais éduquer les " usagers " des savoirs. C’est une tâche complexe et dont les dimensions peuvent paraître contradictoires. Comment en effet concilier une appropriation " utilitaire ", pragmatique, des savoirs et des compétences, sans verser dans le pur utilitarisme ? Les savoirs dans notre société sont et seront de plus en plus des savoirs dont l’utilité individuelle et sociale est la raison d’être. Eduquer n’est plus leur seule et véritable légitimité. Le développement des didactiques comme celui de l’éducation cognitive, méthodologique vont à mon avis dans ce sens. Les savoirs et les compétences sont devenus des biens et des moyens qu’il convient de mettre à portée des individus. Les différentes didactiques s’y emploient. Elles recherchent les procédures rationnelles les mieux appropriées. L’éducation
717 cognitive, méthodologique, prépare les usagers à entrer, à se repérer et à opérer dans un monde où les connaissances se présentent sous la forme de gigantesques banques de données. Du côté des élèves, l’importance qu’accordent les sciences de l’éducation à la notion de rapport au savoir doit être comprise dans le même contexte. Le rapport au monde de chacun d’entre nous, le rapport au monde des enfants que nous préparons aujourd’hui, passe désormais et passera toujours plus par des connaissances abstraites et le maniement d’outils intellectuels formels. L’obligation d’apprendre est devenue obligation de construire un rapport de savoir au monde. Cet effort ne va pas de soi pour tous les élèves, il n’est pas donné d’emblée à chacun d’entre eux, et pourtant tous doivent en passer par là. Comment aider chaque élève à construire ce type particulier de rapport au monde, un rapport de savoir au monde ? Pas d’apprentissage réussi, pas de réussite scolaire sans cela. C’est donc lui, comme l’écrit Bernard Charlot, " qui doit être l’objet d’une éducation intellectuelle ". Il est néanmoins impossible de s’en tenir à une conception utilitaire des savoirs. Sinon, les savoirs instrumentés ne seront plus que des biens de consommation, et l’école deviendra un nouveau terrain de l’économie marchande. Dans toute société, les savoirs doivent aussi être une culture commune. Quelle culture commune voulons-nous asseoir sur les savoirs qu’enseigne l’école ? La redéfinition des programmes est à l’ordre du jour. Il ne s’agit pas seulement d’un " toilettage " et de l’allégement d’une encyclopédie en effet devenue bien lourde et encombrée. Il s’agit de s’accorder sur un socle commun, et sur la nature et la place des savoirs dans ce socle commun. A l’instrumentation nécessaire des savoirs doit répondre dans l’école et par l’école leur réappropriation culturelle. L’éducation instrumentale doit être accompagnée, doublée d’une éducation culturelle, d’une reprise culturelle des savoirs, qui se préoccupe de leur sens, de leur histoire, de leurs valeurs, de leurs conséquences et de leurs fins, des responsabilités éthiques et politiques qui y sont engagées. Des savoirs, des sciences et des techniques, pour quoi faire, pour quel monde, pour quelle société ? 3. L’école de la diversité Ce dernier point nous fera retrouver nos interrogations initiales. Ecole du sujet, l’école qui vient ne peut être que l’école de la diversité des sujets et des individus. Les évolutions récentes de l’école et de la pédagogie ont vu apparaître un ensemble de termes et de thèmes dont le sens est clairement convergent. " Différenciation pédagogique ", " trajectoires d’excellence individualisées ", " parcours diversifiés ", " projets personnalisés ", " parcours individualisés " : L’école à venir cherche à concilier l’exigence de culture commune, d’unité des objectifs, et la diversité nécessaire des itinéraires, voire la pluralité des conceptions du " bien éducatif ". L’ambition d’un socle commun est désormais doublée d’une exigence de parcours personnels, adaptés à la fois à la diversité et à l’hétérogénéité de la population scolaire, à la diversité des dispositions et des talents. Les valeurs que la société contemporaine accorde aux différences sont un aspect de cette mutation. La différenciation pédagogique, la pédagogie différenciée, par bien des aspects, restent du côté de l’école unique, de " l’école pour tous ". Passant de la différenciation à la diversification, nous glissons de " l’école pour tous " à " l’école de tous ", à l’école plurielle. La nuance n’est pas négligeable. Elle signale le chevauchement de deux logiques, de deux époques. Nous devons savoir qu’il s’agit là d’un défi démocratique, avant d’être un approfondissement possible de la démocratie. Comment prendre en charge la diversité reconnue des élèves ? Comment mettre en forme dans l’école la difficile équation que formule le sociologue Alain
718 Touraine: " tous égaux mais différents " ? Comment contenir les risques d’accroissement des inégalités sous couvert de pluralité et de différences ? Nous avions vécu jusque là dans l’idée et le modèle d’une école fondatrice de la citoyenneté. Nous voici embarqués dans une école qui se cherche et que traversent les exigences comme les difficultés et les incertitudes de la démocratie. Dans le " laboratoire " d’une école en quête de ses marques, c’est bien notre société elle-même qui se cherche et invente ses formes.
Extrait de Alain KERLAN, "L'école face aux défis de la diversité", in Pédagogie différenciée, VIèmes Journées pédagogiques des Ikastola du Pays Basque, 12, 13 14 mai 1999, Biarritz.
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4. IMAGINER, CRÉER, ÉVEILLER, CULTIVER : L’ÉDUCATION ARTISTIQUE ET CULTURELLE Ouverture Voilà un domaine de l'école, une discipline longtemps marginale, délaissée et qui occupe depuis quelques années une place grandissante. Elle en vient même à porter nombre des espoirs d'un renouveau de l'école. On pourra s'en faire une idée en consultant le supplément au numéro 302 (avril 2002) du Monde de l'éducation : "Les arts à l'école", et le portail ouvert par le ministère de la culture sur son site. Adresse : www.educart.culture.gouv.fr
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On commencera le cours en évoquant quelques exemples de pratiques artistiques conduites dans l'école primaire d'aujourd'hui (voir par exemple les annexes du livre de Pascale Lismonde : "Les arts à l'école. Le plan J. Lang et C. Tasca", Paris, Gallimard, col. Folio, 2002) Un film documentaire : "Images en tempête. Une démarche plastique" ( Daniel Lagoutte , CNDP), quoi que plus ancien, donne une bonne idée de l'ambition éducative investie dans les pratiques artistiques. En voici le document d'accompagnement pédagogique :
" Ce film est centré sur l'attitude d'un instituteur qui fait pratiquer les Arts plastiques...en plasticien. L'enseignant est parti d'un projet longuement mûri, adapté à sa classe de CM2 comprenant vingt-huit élèves de neuf nationalités différentes. Ses élèves ayant été particulièrement sensibles, l'année précédente, aux déroulement des Jeux Olympiques et à l'esprit de loyauté qui les anime, il a pensé leur faire réaliser une grande fresque sur les activités physiques et sportives. Mais des problèmes matériels se posent : on ne peut pas peindre sur le mur prévu à cet effet, pourquoi une classe plutôt qu'une autre réaliserait-elle ce projet ? D'ailleurs, le sujet lui-même est contestable : l'actualité des Jeux Olympiques a disparu et la motivation des élèves n'y est plus. Alors le thème de la fresque sur les sports est abandonné pour l'expression de ce qui pourrait unir ces enfants de milieux culturels si différents. Ces derniers temps, en raison d'événements internationaux, les préoccupations des élèves
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tournaient autour de la protection contre l'agression des éléments naturels. On devine le glissement symbolique qui s'est opéré. Le sport permettait d'exprimer l'égalité de tous, mais ce- n'est pas la réalité de tous les jours, il faut sans cesse se protéger contre diverses agressions ; c'est bien le destin de l'homme de devoir se protéger continuellement contre les autres et contre la nature. Le projet évolue par association d'idées. On assiste, depuis ce moment, à l'évolution d'une pensée dont les contenus se précisent. L'instituteur évite de trop solliciter ses élèves parla parole, il ménage un environnement coloré et sonore qui aura une fonction imageante, énonciatrice et kinesthésique. La phase d'effectuation par groupes concrétisera dans le matériau cette émergence de signes. Mais doit-on en rester là ? Qu'est-ce qui est en jeu dans cette expression ? Les élèves n'ont fait que représenter, c'est-à-dire présenter une seconde fois ce qu'ils connaissaient déjà et qu'ils avaient verbalement évoqué. La séance d'Arts plastiques n'aurait donc servi qu'à la visualisation de stéréotype sur la mer, la banquise et le désert ? C'est le début d'un processus pédagogique sur lequel le film insiste. L'objectif de la production de ce document est de montrer combien l'enseignement des Arts plastiques participe à l’'éducation de l'enfant grâce à une attitude spécifique du maître. En effet' le verbe éduquer est un mot fort, il signifie "tirer de", emmener plus loin, vers un ailleurs. Pour un éducateur, la tentation est grande alors d'enseigner un savoir. Ce serait ignorer ce qui anime l'enfant dans son désir d'apprendre d'abord et non pas de savoir. Car les élèves possèdent tous ce désir de comprendre. Ils sont confiants en ceux qu'ils sentent capables de répondre à cette attente, en ceux qui prêtent attention à leur existence, en ceux qui ont su
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donner suite à leurs élans vers le monde, en ceux qui ont pu leur permettre cette rencontre avec eux-mêmes. car, en pratiquant les arts plastiques, il s'agit bien pour chacun de partir à sa propre découverte, afin de se connaître et de se faire reconnaître. L'instituteur est à l'écoute des préoccupations de ses élèves, il tient compte de leurs vécus différents, les aide à les exprimer, suscite des prises de conscience, propose des matériaux, organise un environnement inducteur, apporte des savoirs nécessaires au moment opportun, débloque des situations, accompagne l’action de chacun, reste attentif aux relations individuelles. On peut le qualifier de catalyseur (il déclenche des actions) et de socratique (il "accouche" les esprits). Il est aussi un praticien de la poïétique (Processus du faire) dans la mesure où il fait faire, où les réactions de ses élèves constituent un matériau à partir duquel il doit tirer le meilleur parti. C'est pourquoi il les incite à aller toujours plus loin dans leurs recherches. Il les accompagne en adoptant une attitude qui se modèle à la leur, il se veut lui-même plastique en modifiant son propre projet pédagogique en fonction des circonstances de l’actualité, de l'institution scolaire, du matériel, des possibilités locales. A titre d'exemple, l'instituteur utilise les services offerts gracieusement par les entreprises installées sur la commune et à sa proximité : la fonderie Delachaux, l'établissement de peinture Valentine, les ateliers municipaux à Gennevilliers, l'imprimerie Glory à Asnières. La production devient ambitieuse dans ses intentions et ses dimensions. L'imaginaire utilise un champ d'investigation à ses mesures. L'expression a besoin du patronage des dieux. On revient toujours à ceux-ci quand on touche aux choses essentielles parce que les idoles exorcisent les craintes. Des
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images primordiales apparaissent alors inévitablement dans les productions des élèves : la protection invite à un mouvement de repli sur soi (villages dans des paysages de sable), et la réaction contre l'agression à un mouvement d'élévation (les "tours de Babel", les pyramides). Ce sont là de "grandes gestuelles" à travailler, sources de multiples occasions de découvertes. Le tournage du film est termine, mais la classe continue de vivre son aventure. Les Arts plastiques ont servi de lien entre les différents éléments du groupe par un travail alternativement collectif et individuel qui entraînera des recherches dans lesquelles chacun s'impliquera. L'instituteur a réussi à faire aimer véritablement l'acte qui crée, l'acte qui permet de se sentir en harmonie avec le monde et avec les autres, de vivre avec volupté sa liberté parmi les libertés des autres. Et cela, parce que lui-même a su rester disponible sans renier ses compétences, si modestes soient-elles. "
L’amorce d’analyse portera ici autant sur le documentaire pédagogique audiovisuel (contenu et forme, images et texte) que sur le discours qui l’accompagne ; en effet, le film est destiné aux enseignants, et sa philosophie éducative est explicitée dans un texte d'accompagnement. Quelques questions pour initier l'analyse : Qu'attend l'enseignant de l'activité des élèves ? Quelles sont les compétences requises ? Quelles conceptions de l'art ? Quelles sont les fins poursuivies ? Pourquoi le "recours" à l'art ? Du côté des élèves : quelles productions, quels cheminements, quelles attitudes ?
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I. UNE AMBITION : DEVELOPPER L'ART ET LA CULTURE A L'ECOLE
Une politique éducative de l'art et de la culture a été arrêtée, dont les récents programmes portent la marque. Pourquoi ? Quels objectifs, quelles finalités sont mise en avant ? Quelles attentes ? Pour répondre à ces questions, on analysera un extrait de la conférence de presse d décembre 2000 qui donnait le coup d'envoi du plan de développement : Conférence de presse de Jack Lang, ministre de l'éducation nationale
Orientations pour une politique des arts et de la culture à l'École Introduction Catherine Tasca vient de montrer combien le ministère de la Culture et de la Communication est notre premier partenaire pour une politique en faveur des arts et de la culture à l’Ecole. Les choses ont bien changé depuis l’époque où, rue de Valois, en 1983, je parvenais à faire adopter la première convention avec le ministère de l’Education nationale. L’entrée des arts et de la culture à l’école est le fruit d’une longue marche. Longtemps en effet notre système éducatif est resté rétif, prisonnier d’une conception trop abstraite et trop historique de la culture. Je l’ai ressenti moimême, comme étudiant ou jeune universitaire : l’Education nationale était alors indifférente à la création artistique. L’art et la culture n’appartenaient pas aux domaines nobles, dignes de la construction d’un savoir comme les mathématiques ou le français. Certes, dès avant 1980, certaines poussées se firent jour ici ou là, notamment grâce aux efforts
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conduits par la mission d’action culturelle dirigée par Jean-Claude Luc. Mais, dans son ensemble, le ministère de l’Education nationale restait sur la réserve au regard des initiatives prises alors par le ministère de la Culture et de la Communication, considérées comme des futilités ou je ne sais quels dévergondages. Changement de style et de comportement en 1983. Alain Savary accepte d’entrouvrir les portes. J’ai eu l’honneur de signer avec lui la première convention entre les deux ministères. Furent alors créées les premières classes culturelles : classes patrimoine, classes arc-en-ciel, classes musique. Des artistes entrèrent dans les écoles : c’était une " première ", à l’instigation de la jeune délégation aux arts plastiques qu’animait alors Claude Mollard. Une nouvelle étape fut franchie en 1988, lorsque Lionel Jospin devint ministre de l’Education nationale. Les enseignements optionnels artistiques des lycées, que j’avais introduits en 1983 à titre expérimental, trouvèrent alors un régime de croisière. Les classes culturelles se multiplièrent ainsi que les ateliers de pratiques artistiques, le tout avec le concours actif du ministère de la rue de Valois. Puis de nouveaux reculs, ou destabilisations. Puis de nouvelles avancées. Le Plan de cinq ans qui est présenté aujourd’hui, premier de ce type en France, a été élaboré conjointement. Il réaffirme les ambitions d’une politique des arts et de la culture à l’Ecole. Il dégage pour cinq ans des moyens budgétaires et humains importants et fixe les grandes orientations de l’éducation artistique et culturelle en milieu scolaire qui seront mises en œuvre par chacun des deux ministères de façon concertée, dans le respect de leurs compétences propres. Il est la charte d’un nouveau partenariat entre le ministère de la Culture et de la Communication et le ministère de l’Education nationale. On ne part pas de rien ! Beaucoup a été réalisé, mais beaucoup reste à faire.
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Ma philosophie est simple et s’articule sur quelques convictions
- Elle se fonde d’abord sur une volonté de rupture : ne plus considérer l’art comme le supplément d’âme du système éducatif, la matière à pratiquer après toutes les autres, la matière sacrifiée, comme c’est trop souvent le cas, aux savoirs plus " fondamentaux ". Cette opposition, cette hiérarchisation doivent cesser. De nombreux professeurs le savent déjà : dans les classes de musique, de dessin, mais aussi de mathématiques, de français et d'histoire, le talent et la volonté ne manquent pas, pas plus que les projets pionniers, visant à rapprocher l'art et les savoirs académiques. - Elle se fonde par ailleurs sur une volonté de généraliser les pratiques artistiques, d'étendre l'accès à la culture. Ce plan pour l'éducation artistique trouve sa force et son énergie dans un remarquable ensemble de réalisations, d'enseignements et de talents qui lui préexistent. C'est sur ces fondements que nous devons nous appuyer pour réussir. S'il est aujourd'hui question de changer de logique, de franchir un palier, il ne saurait être question de méconnaître notre dette envers ce qui existe déjà. Jusqu'à présent et trop souvent, ce qui s'est accompli le fût à travers des gestes de militantisme artistique et culturel. Je veux rendre hommage à ces professeurs qui sont des précurseurs, qui consacrent leur temps et leur énergie à inventer des croisements, des rencontres entre tous les champs de la culture et à faire découvrir l'art à leurs élèves. La tâche n'est facile: lourdeur des procédures, manque de moyens et d'outils pédagogiques adaptés, l'impression, aussi, de lutter seul. Beaucoup a été fait, grâce à eux. Beaucoup reste à faire maintenant. - Je voudrais en même temps dire qu’il n’y a pas d’autre lieu que l’École pour organiser la rencontre de tous avec l’art. Il n’y a pas d’autre lieu que l’École pour instaurer de manière précoce le contact avec les
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œuvres. Il n’y a pas, enfin, d’autre lieu que l’École pour réduire les inégalités d’accès à l’art et à la culture. C'est une évidence : si l’École n’assure pas un accès démocratique à l’art, ce sont les logiques sociales qui prévaudront, dans le sens des inégalités, évidemment. Et les élèves ayant, grâce à leurs familles ou leur milieu, la possibilité d’entretenir un rapport précoce aux livres, aux musées, aux théâtres, aux œuvres auront seuls la chance de vivre dans une part fondamentale de la culture à laquelle d’autres n’auront que difficilement accès. - L’intelligence sensible est inséparable de l’intelligence rationnelle. Comme je l’ai dit lors de ma conférence de presse sur l’école en juin 2000, l’enfant ne peut connaître un épanouissement harmonieux et équilibré que si son intelligence rationnelle et son intelligence sensible sont développées en harmonie et en complémentarité.
Il faut que l’enseignement prenne en compte la totalité de l’être humain. C’est un objectif qu’on retrouve tout au long de l’histoire de l’humanité, que ce soit dans l’Antiquité, au Moyen-Age avec les arts libéraux, à la Renaissance avec l’Humanisme, à la la Révolution avec l’abbé Grégoire et même sous la IIIe République avec Jules Ferry. Il faut curieusement attendre notre XXe siècle pour cet objectif disparaisse : une rationalité excessive semble avoir eu pour effet de fractionner les savoirs, de les techniciser, et de cantonner l’éducation artistique dans la marge du système.
Or, l’éveil de la sensibilité est un merveilleux sésame pour les autres formes d’intelligence: la musique introduit au calcul, le théâtre à la lecture, et les arts plastiques ne sont pas sans lien avec la géométrie et la perspective. A travers l’art et la culture, les autres disciplines, l’écriture, la géographie, l’histoire, les mathématiques deviennent vivantes, plus riches, plus denses. La pratique artistique développe une pensée mobile et souple qui permet de faire face de manière inventive à des situations inhabituelles. L’art
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est une méthode d’appropriation des savoirs, faisant appel à l’affectif, à l’intelligence sensible, à l’émotion : il modifie l’écoute, le regard, le rapport à soi et le rapport aux autres, et donne confiance en soi. La pratique d’un art est un puissant antidote à l’absence de motivation, à l’ennui, à la vacuité de l’esprit.
Enfin, les pratiques culturelles sont aussi un sésame pour apprendre à vivre en communauté. Elles sont souvent collectives. Par le chant choral, le jeu théâtral, la danse, l’enfant cerne son identité, affirme sa personnalité, rencontre les autres sur des bases créatives, constructives et, en définitive, apaisées. L’apprentissage du groupe s’y fait selon des règles de plaisir, de partage qui diffèrent de celles du seul pouvoir ou du seul profit.
Notre grand projet d’éducation artistique et culturelle est une réponse aux menaces d’uniformisation culturelle.
L’éducation artistique et culturelle apporte aux enfants une grammaire de la sensibilité capable de structurer leurs corps, d’élever leurs esprits et d’aiguiser leur sens de la responsabilité. Elle est porteuse de contrepoids intellectuels face à la consommation passive des images déversées par " l’empire du profit ". Elle les met en mesure de résister aux menaces de nivellement issues de la mondialisation économique et culturelle.
Si nous voulons que la France demeure créative et rayonnante, nous devons former de jeunes cinéphiles, de jeunes mélomanes, de jeunes amateurs de théâtre, de danse, de tous les arts qui font la richesse de notre culture. Nous devons défendre en commun " l’exception éducative " comme " l’exception culturelle " menacées
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toutes deux par l’extension d’une mondialisation sauvage.
Je crois pouvoir être optimiste lorsque j’observe, à l’occasion de mes multiples visites sur le terrain, le foisonnement d’initiatives, de projets et de réalisations remarquables. J’en suis sans cesse émerveillé. Aucune statistique ne peut rendre compte de cette richesse et de cette abondance. L’école a du talent : il existe partout, je le rencontre sans cesse.
A travers le plan de cinq ans pour le développement des arts et de la culture à l’école, nous décidons donc de nous engager conjointement, Catherine Tasca et moi, sur des actes et des moyens, et d’harmoniser nos interventions sur la durée.
Nous comptons sur le concours des enseignants, des artistes, des ressources humaines et artistiques des établissements culturels. Nous appelons à participer à ce Plan les partenaires essentiels que représentent les collectivités locales, avec les responsabilités qui sont les leurs, ainsi que les grandes associations éducatives et culturelles, qui se mobilisent depuis longtemps aux côtés de l’école.
Je voudrais saluer l’effort considérable qui est accompli par le ministère de la Culture et de la Communication à travers ses nombreux établissements culturels, avec le concours des collectivités locales et d’enseignants du ministère de l’Education nationale. Les services éducatifs des établissements culturels forment désormais une véritable " deuxième école ", avec son corps d’instruments et son lot infini d’initiatives, depuis les animations les plus modestes jusqu’aux manifestations les plus ambitieuses.
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Je vous ai dit mes convictions, je veux maintenant vous faire part de mon ambition. La politique que nous entendons mettre en œuvre a pour objectif de ne surtout pas compter sur le hasard pour que les élèves rencontrent, un jour, dans le cadre d’un rapport personnel, l’art et la culture. Et cette tâche doit commencer dès l’école primaire. Je crois aux vertus de l’acclimatation précoce avec les œuvres, aux stimulations multiples que l’École peut susciter : faire dessiner, faire jouer des pièces ou des scènes de théâtre, faire danser, faire chanter, faire écrire. Pour pouvoir le faire, peut-être, toute sa vie. Je me bornerai aujourd’hui à présenter le premier volet du Plan de 5 ans, qui va de l’école maternelle à la terminale du lycée. Il a été élaboré par Claude Mollard, qui s’est illustré comme bâtisseur d’institutions culturelles, depuis le Centre Pompidou jusqu’aux FRAC et la nouvelle politique des arts plastiques lancée en 1982. Depuis lors, nombre de bibliothèques, de musées et autres équipements culturels, y compris la cathédrale d’Evry, ont été érigés grâce à lui. Il travaille avec le concours de la nouvelle équipe de la Mission de l’éducation artistique et de l’action culturelle, composée de personnalités reconnues et de professionnels de talent du monde des arts et de la culture. Cette équipe va apporter le meilleur de la création aux élèves de l’Ecole, en liaison avec ceux qui, au sein de l’Education nationale, militent depuis longtemps en faveur de l’éducation artistique : l’inspection générale de l’Education nationale, et plus spécialement son groupe Arts, et les services de la Direction des enseignements scolaires, dirigée par Jean-Paul de Gaudemar. Ce Plan a fait et continuera à faire l’objet d’une concertation avec les services du ministère de la Culture. Le deuxième volet du Plan, sur l’éducation artistique et culturelle à l’université, sera présenté avant Pâques. Conférence de presse du 14 décembre 2000
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II. ENFANCE ET CREATIVITE
1) La créativité est-elle le propre de l'enfance ? L'idée selon laquelle l'enfant serait "par nature" créatif, et verrait sa créativité spontanée brimée par la société, l'école, l'adulte, est une idée fort répandue. Que faut-il en penser ? Pour initier la réflexion, le cours s'appuiera sur quelques dessins de l'humoriste italien Tonucci consacrés à la créativité enfantine et à l'éducation scolaire : "Le bricolage" (1978) ; "Animation ou réanimation ?" (1976) ; "Travaux manuels" (1977). L'analyse des relations art/enfant que le discours pédagogique et artistique envisage laisse apparaître un double visage de l'enfance : Invention, imagination, originalité, d'un côté ; stéréotype et conformisme de l'autre. 2) L'école et la société étouffent-elles la créativité enfantine ? Il est aisé de repérer une importante mutation des représentations à cet égard dans la société moderne. A la méfiance de l'éducation traditionnelle et de la culture scolaire à l'égard de l'imagination, à son refus, succède aujourd'hui son apologie ! La créativité est venue parmi les tout premiers objectifs de l'école contemporaine. Pourquoi ? La place accordée à la créativité en éducation correspond à une modification de la sensibilité et de la culture, à l'idée nouvelle que nous avons de l'enfance :
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a) dévalorisation ou crainte de l'imagination dans la culture classique (De Pascal à Alain, en passant par Durkheim…) ; b) puis renversement romantique, retournement surréaliste, qui placent l'imagination, le rêve, au centre de la vie (la valorisation des expériences de l'imaginaire s'accompagne d'une valorisation de l'enfance ; le "pré-romantisme" de Rousseau, à cet égard… Mais cette place tient aussi (et peut-être d'abord) aux changements qui affectent la société elle-même. La créativité est en effet devenue une valeur sociale, recherchée, revendiquée ; une nécessité liée aux évolutions de l'économie et du travail.
III. LA CREATIVITE ET LE DEVELOPPEMENT DE L'ENFANT
On défendra la thèse soutenue par Robert Gloton dans L'activité créatrice chez l'enfant (éditions Casterman) : La créativité, l'activité créatrice sont fonctionnellement, biologiquement liées au développement de l'enfant. Toutes les activités qui témoignent de l'activité et du développement de l'enfant témoignent de sa nécessaire créativité. On l'évoquera à travers quelques domaines d'activités caractéristiques de l'enfance : Jeu et créativité Langage et créativité. L'invention verbale enfantine.
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Le dessin enfantin. Le cours analysera plus particulièrement cette activité spécifique de l'enfance, à partir de quelques exemples. L'enfant dessine parce qu'il est un enfant. Le dessin, comme le jeu, est un comportement caractéristique de l'enfance. On doit le regarder à la lumière de cette définition de la créativité enfantine sous la plume du poète Pierre Emmanuel : "Ensemble des aptitudes de l'enfant à l'expression globale de son être, de son univers, des rapports entre eux, en un mot de sa personnalité".
IV LA CREATIVITE ET L'EXPRESSION ENFANTINE. EXEMPLE DU DESSIN On lira ci-dessous trois textes destinés à éclairer la créativité enfantine et réfléchir à sa pédagogie
1. L'art et l'enfant "L'enfance demeure ce moment de la vie humaine au cours duquel l'art, sous toutes ses formes, peut être littéralement vécu comme une manière d'être. " Le génie, écrivait Baudelaire, c'est l'enfance retrouvée à volonté. " La majorité des créateurs, poètes, peintres, musiciens, danseurs ont évoqué, leur vie durant, la nostalgie et la nécessité de leur enfance perdue. " La rêverie vers l'enfance " est bien, selon Bachelard qui s'y réfère constamment dans ses ouvrages sur l'imagination, une des sources de toute expression artistique, langagière, plastique, musicale, corporelle, etc. Le recours à " l'esprit d'enfance ", selon la formule de Breton, contribue, en particulier de nos jours, à briser les habitudes, à effacer le
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caractère standardisé des objets, des images et des paroles ainsi que les illusions de l'univers virtuel, médiatisé et faux. Intimité Un enfant peut regarder, entendre, sans chercher d'abord à comprendre ce qu' il voit ou écoute. Dès les petites sections de l'école maternelle, et même avant, les berceuses et les comptines charrient vers l'enfant des univers phonétiques encore proches des premiers gazouillis mais les dépassant, ainsi que des jeux de mots sémantiques ou formels : et rarement les enfants s'étonnent du " non-sens " de ces langages baroques " pour jouer ". Berceuses et chants de nourrice ont disparu, qui avaient la vertu d'imprégner le corps du petit enfant de rythmes, d'onomatopées, de fantaisie ! Dans le même esprit, on a montré que, dès sa vie prénatale, le futur enfant était sensible in utero à la musique, et que les enfants dont les mères durant leur grossesse travaillaient dans des lieux bruyants (les filatures par exemple) souffraient très souvent plus tard de séquelles telles que dyslexies, arythmies, etc. L'école maternelle, heureusement, prolonge dans de nombreux cas cet environnement musical intime. Puis, hélas ! pour la majorité des enfants, la musique disparaît de leur vie pour devenir matière du programme. En fait, la scolarisation brise trop souvent tout rapport organique de l'enfant avec toutes les formes de ]'art. Alors que l'enfance est la période de la vie au cours de laquelle le rapport à l'expression artistique est plus intime, précisément, qu'intellectuel. Cela a été admirablement vu et compris par un poète, Henri Michaux, qui, dans un texte fondamental sur les dessins d'enfants, écrit ceci : " ... Spontanément, non comme une recette d'atelier, les enfants traducteurs d'espaces montrent ce qu'avec bonheur on
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retrouve : la coexistence du vu et du conçu qui a lieu en tout cerveau qui évoque. On commence par là. C'est l'enfant et non l'homme fait qui, ici, est fidèle à la réalité (... ) Les manques de l'enfant font son génie... ". Autrement dit, l'enfant n'intellectualise pas d'abord. Privé naturellement et d'un certain vocabulaire et de connaissances théoriques, il entre sans complexe dans le monde des pures sensations, langagières, visuelles. auditives, tactiles, chromatiques, corporelles, c'est-à-dire dans la brute intimité de l'art. Devant un tableau abstrait ou expressionniste, l'enfant ne cherche pas à reconnaître quoi que ce soit. Ou alors, commerce petit garçon de CE l s'écriant devant un portrait peint par Bacon " Il a toutes ses têtes ensemble et nous regarde partout. " Il saisit d'un coup la vérité multiforme et saisissante de cette oeuvre. Les enfants entre quatre et six ans, et parfois au-delà demandent rarement, lorsqu'on leur montre un tableau, " à quoi ça ressemble " , pas plus qu'ils ne cherchent, en écoutant la lecture d'une comptine ou d'un poème " opaque ", ce que ça veut dire. Ils sont certes incapables de décrire techniquement une oeuvre d'art, peinture ou sculpture, ou d'expliquer un poème ou une courte pièce musicale de Webern. Dans une classe de CEI, j'ai eu l'occasion d'assister à l'audition de quelques pièces brèves de ce musicien. Les enfants, très silencieux, ont peu à peu réagi et l'un d'eux s'est écrié : " Ça me poignarde ! " C'est comme s'il n'existait aucun obstacle entre l'oeuvre et la sensibilité des enfants. Il s'agit donc bien d'un rapport intime entre l'oeuvre d'art et l'enfant. " Intime " provient d'un mot latin signifiant " intérieur ". Est intime " ce qui est au plus profond d'une chose, d'une personne, qui est lié à son existence même ".
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Dans les classes où, chaque jour, par l'enseignant ou par un enfant, sont lus des poèmes (à voix haute, ce que nombre d'enseignants ne savent pas faire pour ne l'avoir jamais appris), la poésie " comme un langage " imprègne peu à peu les enfants. Dans les classes où la musique est présente chaque jour, où l'on regarde chaque jour telle ou telle reproduction d'une oeuvre plastique ancienne ou moderne ; où l'expression corporelle et la danse font partie du cursus, ne constituant pas, comme c'est souvent le cas, une activité de loisir ou de détente, règne une ambiance particulière. L'art n'est plus alors épiphénomène ornemental de l'éducation, mais un des moteurs majeurs de l'imaginaire. Et, contrairement à ce que beaucoup pensent, une imprégnation bien conduite - ce point est essentiel, d'où de complexes et urgents problèmes de formation -, loin de nuire à la formation intellectuelle, au travail de la mémoire et à l'équilibre personnel, les favorise, au contraire. Il va sans dire que l'intimité de l'enfant et de l'art ne saurait se réduire à ne faire de l'enfant qu'un " récepteur " sensible et curieux. Chez l'enfant, L'oeuvre d'art, devant laquelle, à la différence de nombreux adultes, il n'éprouve aucun complexe, excite sa créativité. Dans le domaine du langage poétique, les enfants très jeunes sont capables de prolonger et de pasticher à l'infini des comptines dont on leur donne l'amorce ; car la plupart ces enfants maîtrisent très vite les rythmes simples et la pratique des rimes. En témoigne aujourd'hui l'étonnante virtuosité de très jeunes adeptes du rap. L'enfance de l'art Pour le reste, l'enfant crée avec les moyens du bord : un vocabulaire réduit, une connaissance élémentaire de la syntaxe et une certaine prédilection à user de catachrèses, ou
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" métaphores mortes ". Et très souvent, les enfants, avec bonheur, revitalisent ces métaphores usées, comme cette petite fille d'une grande section dans une école maternelle qui s écrie devant le soleil au crépuscule : " Maîtresse, le soleil se couche, il a mis son pyjama rouge ! ". De même, les enfants fabriquent souvent involontairement d'étonnants "mots", comme ce garçon d'un CE2 nommant le lundi de Pâques un " lundimanche ". Parfois, l'enfant dépasse le jeu de mots, l'image, la rime, faisant preuve d'un sens aigü de l'aphorisme poétique. Ainsi cette fillette d'un CM1 dans une école rurale qui, alors qu'on lui demandait de dire ce qu'elle entendait par le mot " liberté ", écrivit : " La liberté c'est un oiseau qui se sauve de sa cage et qui sait voler ! " Dans une autre classe (CM2), un enfant dit de la poésie que c'est " une rose inutile et nécessaire ". Il arrive rarement que l'enfant ait assez de souffle pour construire un poème fermé sur lui-même. Cela arrive cependant. Le tout est de laisser l'enfant s'exprimer librement, soit à partir de pastiches, sans en abuser (on a fait un peu trop de descriptions " à la manière de Ponge "), soit à partir de jeux de langage, en évitant de porter des jugements de valeur sur les textes produits (et de les noter comme cela arrive encore parfois). Il convient, en revanche, de ne pas se laisser aller à trop de laxisme et d'aider l'enfant à prendre peu àpeu conscience que toute création est liée à des contraintes matérielles et techniques. La singularité des capacités créatives de l'enfant est plus frappante peut-être dans les arts plastiques. Michaux remarque que " les petits apportent à la peinture des espaces libérés de l'Espace... Ils ont trouvé, quand ils en avaient besoin et selon leur envie, la simultanéité, celle qui unit et combine le vu et le conçu, le vu par l'oeil et le conçu par l'esprit, le lointain avec le proche, le
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dedans avec le dehors, lequel cesse de le dissimuler ". Les apprentissages consistent à entraîner les oreilles, les yeux, la voix, le corps entier à devenir, comme le disait Eluard, un regard "fertile ". C'est ainsi que l'enfant, sur le plan tant des formes que des graphismes, ainsi que des couleurs, trouve souvent, sans savoir qu'il trouve, quelques-uns des procédés qui font de la création plastique, et d'ailleurs de toute création, une démarche conjointe du corps, de l'esprit, de l'imagination, de la lucidité. Cela dit, il faut reconnaître que l'erreur de beaucoup a été de dire que l'enfant faisait spontanément du Miro, du Klee, du Dubuffet, etc. Dans ce domaine comme dans ceux qui ont été rapidement évoqués, il est ridicule de faire de l'enfant, comme le disaient déjà Montaigne et Rousseau, " un adulte en miniature ". L'intimité aujourd'hui entre l'art et l'enfant a ceci d'incomparable : il s'agit bien d'enfants, et d'enfants de notre temps, aux prises avec un monde violent, saturé d'images souvent virtuelles, de musiques de plus en plus bruyantes et répétitives, de langage de plus en plus déshumanisés et atones. La pratique quotidienne des arts à l'école et hors de l'école devient de ce fait une nécessité plus urgente, ne serait-ce que pour retrouver le réel par les voies de l'imaginaire. Pour redonner au corps de l'enfant, à ses sens, leurs fonctions de connaissance et d'investigation de l'espace, du temps, de la matière. Ces activités sont impératives non seulement pour vivre, mais encore, et ceci est capital, pour apprendre, comme disait Pascal, à " bien penser ". Il est temps de proclamer que l'intimité de l'art et de l'enfant n'est pas seulement une relation " ornementale ", destinée à lui donner un supplément d'âme et de culture, il est temps de souscrire à cette proclamation d'André Breton disant que " l'imagination est ce qui tend à devenir le réel " ; et que " c'est
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d'elle que naît la courbe blanche sur fond noir que nous appelons pensée ". Encore faut-il poursuivre le combat pour obtenir les moyens propres à gagner cette véritable révolution culturelle qui doit sauver l'enfant et les hommes d'une robotisation généralisée".
Georges JEAN, "La rêverie vers l'enfance", Le Monde de l'éducation, décembre 1996, pp. 24-25.
2. Le dessin enfantin Portrait de classe primaire avec couleurs et pinceaux "Ils ont sept ou huit ans. Bientôt, ils croiront quels dessinent " mal " et que la peinture moderne n'est que du barbouillage. C'est à cet âge qu'il faut leur ouvrir l'oeil par des jeux où se mêlent le plaisir d'inventer des formes, les apprentissages scolaires et la première rencontre avec l'art des " grands ". Depuis trente ans qu'elle enseigne à l'école Charles-Péguy de Dourdan, Françoise Crétenet a vu passer dans sa classe la plupart des parents de ses élèves. Bien que le bâtiment Pailleron construit au début des années 60 accuse quelques signes d'usure, l'institutrice, elle, puise une énergie sans cesse renouvelée dans son amour de l'art. Et si, lorsque l'on passe du préau bordé de champs lumineux, à la lisière de la forêt de Dourdan, les murs pelés ne paraissent pas trop tristes, c'est que les élèves ont gratté puis comblé les blessures de tous les tons de vert, et relevé leurs contours irréguliers pour les transformer en silhouettes de
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monstres joyeux. Ces " Créaturdumurs ", qui s'affichent désormais dans le couloir au-dessus des petits manteaux des élèves, tirent leur inspiration des décalcomanies de Max Ernst dont les enfants avaient visité l'exposition à Beaubourg. " Avant que je les fasse travailler là-dessus, raconte Françoise Crétenet, on me disait : "Voyons, Max Ernst pour les enfants, c'est trop difficile !" Mais après avoir vu l'exposition, ils se sont intéressés à la matière, à sa texture... J'ai utilisé la référence artistique comme point d'appui pour éveiller leur curiosité esthétique. " L'institutrice croit fermement qu'une approche de l'art moderne, fondée sur la sensibilité, l'émotion et la communication, permet à ses élèves de développer leurs potentialités créatrices. Elle déplore cependant la politique d'accueil des enfants dans certains musées. " A Beaubourg, dit-elle, nous sommes mal vus. On nous empêche d'entrer dans les salles avec du papier et des crayons... J'ai parfois l'impression que, pour le monde culturel les instituteurs sont des incompétents, qui ne sont pas censés se mêler de l'an. Ils sont pourtant chargés de l'éducation artistique, que je sache ! C'est inscrit dans les textes officiels ! " L'association d'initiation à l'art moderne à laquelle appartient Françoise Crétenet, l'Artelier, ne rencontre pas plus d'appui, bien que ses activités aient été jugées tout à fait adéquates aux souhaits des ministères de l'Éducation et de la Culture. Malgré l'absence totale de subventions de l'État ou de l'académie de Versailles, l'Artelier organise régulièrement pour ses élèves des excursions à Paris, vers la fontaine Stravinsky de Niki de Saint-Phalle et Jean Tinguely, les colonnes de Daniel Buren ou le musée Picasso... L'enfant dessine ce qu'il sait, pas ce qu'il voit
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Il ne s'agit évidemment pas de présenter les oeuvres aux élèves sans préparation. Au premier abord, ceux-ci sont déconcertés par l'art moderne. " À cet âge, ils commencent à se poser des questions sur la valeur des oeuvres, reconnaît Françoise Crétenet. Ils pensent que cela doit représenter quelque chose. L'art contemporain est déboussolant parce qu'il casse toutes leurs idées. Pour cette raison, il faut passer par des jeux, à partir d'oeuvres que l'on découpe, que l'on remonte, autour desquelles on peint autre chose. De cette manière, lorsque j'emmène ma classe voir des expositions après avoir "vécu" avec les tableaux, ils les reconnaissent et se les approprient. " La plupart des pédagogues doutent que l'on puisse introduire telle, à un si une référence culturelle qui fasse sens, en tant que jeune âge. Françoise Crétenet et ses collègues de l'Artelier restent cependant convaincus que l'initiation à l'art moderne, moins attaché à la représentation de la réalité, peut inculquer à l'enfant une autre manière de voir que celle des reproductions photographiques ou audiovisuelles auxquelles il est soumis quotidiennement. Ces modes d'expression, plus ouverts à l'imaginaire et à la subjectivité, " permettent de mieux respecter la production des enfants : il n'y a plus de laid, plus de beau, plus de "pas comme il faut". Donc plus de notion d'échec ". S'il n'est pas question pour l'institutrice de confondre les productions d'artistes contemporains avec celles de ses élèves, elle n'en est pas moins tentée d'y déceler les mêmes beautés. Mais, contrairement à certaines de ses collègues qui tentent d'apprendre à leurs élèves à " bien dessiner ", et peut-être précisément parce qu'elle est sensible à un art où le " bien
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dessiné " ne s'applique plus, Françoise Crétenet apprécie les créations enfantines selon des critères qui leur sont propres. En effet, lorsqu'un enfant dessine des objets alignés de face et en deux dimensions, ce n'est ni par parti pris esthétique ni parce qu'il manque de talent, mais parce que sa structure mentale ne lui permet pas de faire autrement. À sept ou huit ans, il ne cherche pas à reproduire ce qu'il voit, mais ce qu'il sait. L'art est un moyen parmi d'autres d'exprimer sa façon de se situer dans le monde. Il représente également, chez les tout-petits, un premier apprentissage du rapport entre le sensible et l'abstrait - les deux cercles superposés où sont fichés quatre traits sont une icône de l'" homme ", bien avant que les lettres H-0-M-M-E n'en deviennent le signe - qui permettra la structuration mentale nécessaire à la lecture et aux mathématiques. Ce n'est que plus tard, en cm, qu'il commencera à rechercher une adéquation entre son dessin et la réalité, à substituer l'objectivité à la subjectivité, à se sentir " pas bon " en dessin à cause de sa faible maîtrise technique et, par conséquent, à perdre son intérêt pour cette activité. On pourrait supposer qu'une initiation précoce à l'art moderne, parce qu'elle présente et valorise des choix plastiques s'éloignant des modes de représentation " classiques ", permette aux enfants de surmonter cette étape et de trouver un plaisir renouvelé à leurs activités d'expression " artistique ". Mais quelle part accorder à la dimension proprement esthétique et culturelle de ces activités ? Quelle que soit la sensibilité des enfants, il paraît difficile de déterminer à quel degré elle est infléchie par l'exposition à l'art moderne.
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Certains dessins semblent cependant attester d'une certaine recherche sur les formes. Kevin, en découpant une silhouette féminine dans un magazine pour en tracer les contours, a décidé de la reproduire tête en bas, de part et d'autre de la " poupée de papier " collée sur la feuille. Cherchait-il simplement à se distinguer de ses camarades, dont aucun n'a eu cette idée ? Faut-il considérer cette inversion d'un point de vue psychologique, l'analyser comme la trace d'un quelconque symptôme ? Ou Kevin souhaitait-il, tout simplement, expérimenter de nouvelles formes ? Françoise Crétenet pencherait pour la dernière hypothèse. Mais, en l'absence de références scientifiques sur le rôle de l'éducation artistique dans le développement psychique de l'enfant, on en est réduit à se poser la question. Les activités d'expression artistique représentent à tout le moins l'une des dimensions de l'apprentissage que peut enrichir le contact avec l'art moderne : " Il est très important de diversifier l'enseignement, affirme l'institutrice. Plus on ouvre de portes, plus les gosses peuvent sortir de leur gangue. " Aujourd'hui, dessin d'observation Parallèlement à son travail au sein de l'Artelier, Françoise Crétenet collabore avec Manon Potvin, responsable de l'enseignement pré-élémentaire et élémentaire au service culturel du musée du Louvre, à l'expérimentation des exercices pédagogiques proposés dans les dossiers pour enseignants. Cette approche de l'art classique vient enrichir son travail sur l'art moderne en offrant une entrée à la fois concrète et culturelle dans l'histoire de l'art, et inspirée par la démarche des peintres anciens.
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Les résultats des exercices de " Voir le beau dans l'ordinaire " sont d'ailleurs affichés aux murs de la salle de la classe : ici, des scènes de genre modernes glanées dans les magazines ou dans l'album de photos familial ; là, un portrait de classe réalisé à partir d'objets appartenant aux enfants ou trouvés sur place - vieille trousse à crayons, baskets défoncés, globe terrestre - ou, encore, une nature morte symbolisant la famille : maman est représentée par une carafe, papa par une montre et bébé par un biberon... La séance d'aujourd'hui sera consacrée - c'est une première au dessin d'observation. Les CE1 disposent sur une table les objets à partir desquels ils composeront leur " tableau " : un panier d'osier, un ballon rouge, un pot de terre, une bougie, une casserole et deux pichets. Les CE2 doivent deviner de quoi il s'agit. - C'est une nature morte ! Qu'est-ce qu'elle symbolise ? Les cinq sens ? - Les quatre éléments ! Françoise Crétenet tente de leur faire saisir la notion de contour. - Suivez les contours avec le doigt... tous les bords qui ne touchent rien... Mais les enfants sont sans doute trop jeunes : ils détourent comme ils dessinent, chaque objet séparément. Pour mieux leur expliquer, l'institutrice place un carton blanc derrière les objets afin d'y projeter leur ombre à l'aide du projecteur de diapositives. Lorsqu'ils semblent avoir saisi, elle en profite pour leur inculquer quelques notions de composition, dessins à l'appui. Celui-ci a entassé tous ses objets dans un coin ;
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celui-là, au contraire, occupe toute la feuille. Tantôt les objets semblent flotter dans l'espace, tantôt " le dessin touche le fond ". Lequel est le plus intéressant ? Les feuilles blanches sont distribuées, les crayons taillés. Chacun doit dessiner ce qu'il voit de sa place, de son point de vue. La tâche est plus ardue que ne pourrait l'imaginer un adulte, car, à cet âge, explique Françoise Crétenet, " ils dessinent les objets de face, les uns après les autres, comme s'ils étaient alignés au garde-à-vous devant eux ". L'exercice du dessin d'observation permet de déceler rapidement les enfants dont la structuration mentale est plus " avancée ", ce qui ne signifie pas pour autant qu'ils soient plus intelligents ou plus doués pour les arts. Tous les enfants sans exception passent par les mêmes stades de représentation de la réalité, à des vitesses légèrement différentes. À huit ans, ils arrivent à un âge charnière où la notion d'objectivité commence à être intégrée. Les plus" mûrs " parviennent à reproduire des objets qui se chevauchent. D'autres peinent, effacent, recommencent et finissent par revenir à des méthodes éprouvées. Johan s'estime rapidement quitte. - Tu es satisfait de ce que tu as fait ? - Je suis plus satisfait que toi, répond le petit bonhomme. Françoise Crétenet, elle, est incertaine du résultat de l'exercice, qui renoue avec les plus classiques traditions de l'éducation artistique. "je préfère le travail créatif, dit-elle. Le dessin d'observation réactive la notion d'échec. C'est la première fois que je leur en fais faire. Tout à l'heure, je leur laisserai mettre les couleurs qu'ils veulent. Il ne faut pas les frustrer. "
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Mais, déjà, quelques élèves mélangent leurs couleurs sur une feuille blanche, à partir des couleurs primaires dont ils disposent. La petite Virginie applique un magenta à peine délayé sur sa feuille. Gary, lui, est déjà en train d'essayer de reproduire la transparence de la carafe de verre bordeaux en peignant les contours plus foncés que les volumes. Lorsque sonne la cloche de la récréation, personne n'est pressé de quitter son " oeuvre " pour aller se laver les mains au point d'eau du bout du couloir... " Si c'est Pas beau, c'est beau quand même... " Françoise Crétenet associe en permanence la pratique des arts plastiques aux autres disciplines scolaires. Là encore, elle recherche dans l'imaginaire des enfants le point d'appui d'une pédagogie active. Chaque dessin donne donc lieu à une légende qui est l'occasion d'un travail sur la langue, dans lequel sont intégrées des notions de français : l'usage des adjectifs, la découverte du vocabulaire ou de la poésie... L'institutrice favorise, là encore, l'aspect créatif des apprentissages. Mathieu, qui a inscrit sous son dessin la phrase " dans une rue étroite, un écolier gluant rencontre une maison attentive ", n'est pas plus surréaliste que ses camarades. Plutôt moins, d'ailleurs... De famille cultivée, il a déjà acquis une telle maîtrise du vocabulaire que le fait d'accoler un adjectif incongru à un substantif lui est venu plus difficilement qu'aux autres. Maintenant, il a compris que les mots servaient aussi à imaginer. L'effet général est assez poétique. Le dessin très coloré de Pierre est légendé ainsi : " L'arlequin cueille des sauts périlleux et multiplie sa vie. " Celui d'Émilie évoque une
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peinture rupestre où " l'homme cerf nage dans le vent et vole tout doucement dans les ères ". Elle voulait dire " les airs ", mais la faute d'orthographe du dernier mot a été volontairement retenue par l'institutrice, qui a justifié la trouvaille à ses élèves. Elle est particulièrement fière du poème collectif créé par des élèves à partir d'une publicité de Benetton, où l'on voit une fillette indienne étreignant une poupée sale. " L'enfant perdue abandonnée A trouvé une poupée blanche Aux ombres noires Elle fixe sur les humains Un regard d'envie et de vengeance Avec un bout de plastique vert Elle frotte son talisman En espérant que quelqu'un l'adoptera. " C'est Kevin qui a proposé l'image. Un peu par provocation, sans doute. Mais peut-être, aussi, par choix esthétique. Lorsque sa maîtresse lui a fait remarquer le côté morbide de sa trouvaille, il s'en est défendu par ce commentaire : - Ah, c'est pas beau, hein ? Eh bien, c'est beau quand même! "
Denyse BEAULIEU, "Portrait de classe primaire avec couleurs et pinceaux", in L'enfant vers l'art, Revue Autrement n° 139, octobre 1993, pp. 51/57
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3. Art enfantin et art adulte. Arno Stern. "Le tableau d'enfant est une feuille de papier blanc sur laquelle apparaissent des traces colorées. Il naît d'une démarche qui assimile L'enfant à l'artiste sans que son acte créateur soit aussi concerté, ni même souvent aussi conscient que celui de l'adulte. Au stade primitif, la juxtaposition de touches résume toute la démarche créatrice. Le voisinage de plusieurs couleurs n'a pas une valeur sous-jacente, mais une valeur définitive. Colorer une feuille de papier est pour le petit enfant une fin en soi et non le prétexte à une représentation avec des moyens plastiques. Notre formule initiale, appliquée à une oeuvre d'art, n'en détermine que l'essence , mais elle résume dans sa totalité le tableau du petit enfant. Si l'on veut comprendre la création enfantine, un certain cheminement est nécessaire qui éloigne d'autant du monde adulte. Une certaine accoutumance précède obligatoirement la compréhension de cette plastique particulière où il n'y a d'étrangetés que pour le non-initié. Un contact prolongé avec les enfants doit mener l'éducateur à l'observation, la comparaison, la réflexion. sans quoi il ne serait qu'un manoeuvre inconscient. Mais ces connaissances doivent servir l'exercice de sa fonction éducative et non l'en dévier. Elles le rendront plus affirmatif dans ses principes et renforceront sa position d'éducateur qui ne se confond jamais avec celle de l'analyste. S'il doit connaître tout ce qu'il a été possible d'explorer de la plastique enfantine, c'est afin de ne pas commettre les erreurs qui caractérisent la plupart des adultes pour lesquels la création enfantine n'est qu'une forme imparfaite de l'art adulte.
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Dans l'appréciation d'un tableau d'enfant, s'il faut tenir compte sujet représenté, l'essentiel est cependant la manière dont la feuille de papier a été garnie. S'il en était autrement, comment serait-on capable de comprendre l'expression au stade préfiguratif ? Au premier contact avec le tableau, il est nécessaire de faire abstraction de ce qu'il contient de figuratif. On y retrouve alors toutes les composantes du stade d'expression primitif. Longtemps on n'a vu que le sujet représenté et le seul critère d'appréciation a été la conformité plus ou moins parfaite de ce que l'enfant a dessiné, ou peint, avec la figuration conventionnelle de l'adulte. Transposer ainsi le tableau d'enfant dans le langage adulte, c'est appliquer la grammaire française à l'allemand ou au chinois, c'est remplacer les mots d'une langue par ceux de l'autre sans tenir compte de la différence de syntaxe. Le sentiment exprimé par l'enfant à travers une esthétique particulière ne peut être capté par l'adulte que si celui-ci se met au niveau de l'art enfantin. L'écart entre l'image tracée par l'enfant et celle que porte en lui l'adulte peut être tel qu'il rend toute résonnance impossible. L'adulte doit chercher loin de sa propre conception (serait-ce dans des zones vierges de son passé, de son subconscient, dans des états où son raisonnement cesse de dominer) les racines d'une éventuelle compréhension. Une relation très profonde est possible avec l'art enfantin à condition d'une adaptation de l'adulte. Il n'y a de compréhension qu'au moment où il cesse d'ériger en étalon sa propre vision, de la prendre pour point de départ et de la considérer comme une valeur absolue. Il faut supprimer les repères communs, les étalons habituels. Alors seulement on est capable d'accorder à l'enfant, à chacun de ses stades, une pleine qualité de créateur.
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Nous devons permettre aux créations enfantines d'être différentes de celles de l'adulte. Au lieu de chercher d'inutiles points de comparaison entre les deux domaines, insistons au contraire sur ce qui les différencie. Nous quitterons ainsi la position fausse d'où l'on considère généralement l'enfance et nous ferons peu à peu des découvertes qui aident à la comprendre. L'enfance constitue une partie importante de la vie humaine elle n'est pas un état provisoire. Ce que l'enfant ressent, expéri mente, exprime est important et a une valeur définitive. A un âge donné, il est dans une situation particulière qui ne se représentera pas et dans laquelle il est capable de faire ce qu'à aucun autre moment de sa vie il ne pourra plus faire pareillement. A la lumière de ces considérations, son oeuvre prend une valeur intrinsèque, absolue, elle n'est pas l'imparfaite ébauche, mais un état achevé. L'enfant est doué de facultés d'expression totales. Ainsi apparaît un art enfantin différent de l'art adulte, Celui qui recherche avec ces créations une relation juste doit les maintenir dans leur monde, les considérer comme s'ils constituaient une forme d'art particulière. Alors ces oeuvres ne lui apparaîtront pas par rapport à ce qu'il est capable de faire, mais dans la plénitude de leur propre expression. Lorsque l'adulte a trouvé cette attitude, c'est-à-dire lorsqu'il cesse de contempler le tableau d'enfant comme si lui-même l'avait produit, il est devenu capable de le comprendre et aussi de fréquenter le monde enfantin. Alors seulement il est mûr pour apprendre l'essentiel sur l'appréciation des créations enfantines. L'enfant acquiert facilement ses moyens d'expression. Et, lorsqu'il les a acquis, il les emploie à traduire au mieux sa
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vision. non celle de l'adulte. Il existe des oeuvres d'enfants plus ou moins intenses à chaque degré d'évolution. Il serait sot de comparer un gribouillis à une peinture évoluée, mais l'un comme l'autre, chacun à son niveau, peut être plus ou moins expressif. Ainsi, l'aggloméré de taches par lequel s'exprime le tout petit enfant peut être une oeuvre importante lorsqu'à la fois elle contient un sentiment violent et que les moyens par lesquels elle l'exprime sont puissants. Lorsque l'enfant peint, il ne spécule pas avec l'esthétique, il ne produit donc jamais d'oeuvres " gratuites ". Cela veut dire que si parfois le contenu émotif d'une oeuvre est plus violent que le langage qui veut l'exprimer, jamais cependant n'existe l'inverse. Et, à mesure que les moyens plastiques de l'enfant évoluent, une matière sentimentale de plus en plus intense les alimente. Le contenant formel est à la mesure du contenu émotif a car l'enfant peint par besoin d'expression, et cela est valable à toutes les étapes de son évolution. Parvenu au stade figuratif, l'enfant veut représenter des images ; nous savons cependant qu'il exprime en même temps, par ces images, des préoccupations inconscientes. C'est comme s'il s'exprimait à la fois sur deux étages dont l'un est intentionnel et l'autre inconscient. Ce que peint et dessine l'enfant ne naît pas par génération spontanée. Les origines de ses images sont externes et proviennent du désir de l'enfant d'explorer et de s'approprier le monde qu'il palpe et observe dès son plus jeune âge. Mais i l ne dessine pas directement " d'après nature ". Il exprime dans une démarche dirigée vers l'extérieur les sensations qu'il a eues au cours d'une phase différente. Des formes sont entrées dans son cerveau en même temps que des sensations. Il en naît un véritable vocabulaire dans lequel il puise au moment de s'exprimer. Cette association de la sensation et du
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signe est un facteur important qu'il faut connaître pour comprendre l'art enfantin. L'enfant ne restitue pas à proprement parler des souvenirs visuels, mais traduit plastiquement des sensations et des pensées. Lorsqu'il représente des objets, il les fait revivre d'une manière personnelle, les chargeant de sa propre vie. On peut dire qu'il meuble son univers imaginaire d objets empruntés à la nature et qu'il a transposés à son échelle et à ses besoins. Ainsi utilisés, ils ne ressemblent pas toujours à ce quels étaient originellement. L'enfant leur donnant dans son tableau une fonction différente de l'usage que nous en faisons dans le monde réel, il n'est pas étonnant que leur configuration soit éloignée de celle que nous connaissons. Si l'adulte a raison de vouloir comprendre l'art enfantin, il ne doit cependant jamais chercher à en interpréter les signes, à en rechercher les motivations. La lecture d'un de ces dangereux ouvrages que d'irresponsables médecins ont offert en pâture à un public intrigué, ne peut qu'éloigner de la vraie compréhension de la création artistique de l'enfant. S'il fallait mettre en lumière l'erreur des interprétations psychologiques, ces livres fourniraient les plus parfaits exemples, car ils ne contiennent rien de ce qu'il est convenu d'appeler la grammaire de l'expression et leurs théories peuvent être contredites par d'autres thèses aussi poétiques et aussi fantaisistes. En ce qui concerne l'éducateur, qu'il se contente de savoir que l'expression enfantine ne se limite pas à la figuration d'objets. Il y a CE que l'enfant représente et CE POURQUOI il le représente ; sous l'aspect se cache un sens. Il doit en tenir compte dans ses rapports avec la création enfantine mais ne pas chercher à aller au-delà de cette constatation.
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La correspondance entre les deux étages, dans la création enfantine, se comprendra mieux par cet exemple pris dans notre vie d'adulte. Nous entretenons avec certains objets des relations particulières d'espèce sentimentale (reliques, objets hérités, " souvenirs "... ), certains lieux aussi sont pour nous chargés de signification à cause de sensations que nous y avons vécues. Pour d'autres, notre relique peut n'être qu'un objet quelconque dépourvu de toute signification et notre "haut-lieu" un endroit où l'on passe. L'aspect extérieur de l'objet et du lieu n'est qu'une forme qui prend sa valeur par un contenu sentimental. Ainsi est l'objet représenté par l'enfant. A notre relique, mesurons l'importance de chaque signe dans le tableau. L'enfant crée le haut4ieu, l'objet chargé de signification subjective. Son tableau, c'est cela. Lui ayant reconnu cette valeur, nous devons le respecter en conséquence. Dans son oeuvre, l'enfant exprime ce qu'il ne peut verbaliser. Il exprime, sans en être conscient et à l'insu de beaucoup d'adultes, ce qui peut se révéler du plus profond de lui-même. Soyons-y sensibles sans sensiblerie, intéressés sans curiosité intransigeante ; valorisons-le par notre sympathie, non par une condescendance accordée à une simple occupation. Il se peut que vous ayez dit à l'enfant : " Fais-moi un beau dessin " comme ça, pour l'occuper, ignorant que vous lui donniez ainsi plus qu'un passe-temps pendant lequel vous étiez tranquille, une occasion d'exprimer de graves préoccupations qui minaient son équilibre psychique. Les exprimant, il s'en libère. Lorsqu'on voit peindre les enfants, on est ému en percevant le dialogue entre leur moi profond et le tableau qui se construit face à leurs yeux. Chaque oeuvre est un miroir, mais qui ne reflète pas les apparences - un miroir qui filtre, à travers ces apparences, le visage intérieur de l'enfant, celui de son psychisme."
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Arno STERN, Une nouvelle compréhension de l'art enfantin, Delachaux Niestlé, 1968, pp. 18/25
V. LA CREATIVITE ET L'EDUCATION INTELLECTUELLE On assimile trop souvent la créativité au domaine de l'art. A tort. La créativité est une fonction psychologique spécifique, une fonction intellectuelle engagée dans bien d'autres domaines. La créativité est d'ailleurs l'objet d'investigations et de mesures spécifiques par des "tests" appropriés. On analysera la créativité à partir de quelques exemples, comme celui-ci : Consigne : Souligner, dans la liste de mots suivante, le mot qui n'appartient pas au groupe : POMME ROSE PAPILLON FEUILLE GAZON 1) Aspects de la créativité (d'après Maurice Debesse, "La créativité et les activités" Traité des sciences pédagogiques, vol 5, PUF, 1974) a) La créativité est une activité intellectuelle distincte de l'intelligence évaluée par un Q.I.. Elle correspond à une pensée divergente qui met particulièrement en jeu l'imagination et favorise les innovations de tous ordres b) Elle participe directement au travail de création. D'abord multiforme et foisonnante chez le jeune enfant, elle se
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différencie, se structure et se spécialise plus tard, aboutissant à la production d'une œuvre. c) La créativité n'est pas limitée aux activités artistiques et littéraires. On la retrouve dans toutes les activités humaines, techniques, économiques, scientifiques… d) C'est une "disposition" plus ou moins forte selon les individus. Mais elle est très fortement insérée dans la condition sociale de l'homme, au point qu'il existe une créativité de groupe. e) La créativité n'est donc pas, comme la création envisagée au sens traditionnel, quelque chose de réservée à une élite de créateurs. Elle concerne l'ensemble de la population. Elle correspond à un profond besoin social. f) Son importance éducationnelle est donc très grande.
2) Pensée divergente et pensée convergente Ce que mesure un test de créativité, c'est finalement l'aptitude à la divergence. La pensée convergente est requise quand un problème exige une solution et une seule ; la pensée divergente lorsqu'il s'agit de rechercher plusieurs réponses. Le modèle traditionnel de l'intelligence est entièrement centré sur l'intelligence convergente. Critique de l'école de ce point de vue : l'école et sa pédagogie sont également le plus souvent centrées sur la seule convergence. On le voit bien à la nature de la plupart des exercices scolaires. Ne favorisent-elles pas le conformisme et
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la passivité, comme l'en accusait d'ailleurs la critique de Freinet? L'éducation intellectuelle doit donc se préoccuper d'éduquer à la pensée divergente, et cela dans toutes les disciplines, y compris en mathématiques et dans les disciplines scientifiques. Document présenté en cours : Une grille d'évaluation des activités scientifiques intégrant l'évaluation de la divergence. Une fausse opposition à dépasser : expression libre/apprentissage de méthodes et de techniques. En vérité, la créativité se nourrit et d'ouverture et de contraintes. "L'expression libre n'aboutit à un succès que si parallèlement l'on mène les nécessaires apprentissages systématiques" (Alain Beaudot, La créativité à l'école, PUF, p. 133.). Ni "spontanéisme, ni "dogmatisme", mais une complémentarité qui est au centre des méthodes actives. "C'est par des méthodes actives que l'on devrait pouvoir concilier la contradiction apparente entre pédagogie de la convergence et pédagogie de la divergence. Une pédagogie qui se fonde sur l'activité authentique de l'élève permet, non plus d'emmagasiner des connaissances qui seraient des fins en elles-mêmes, mais l'assimilation du donné nécessaire à l'expression et à la création individuelles" (Idem).
VI. POUR UNE "PEDAGOGIE DE L'IMAGINAIRE" ET DE LA CREATIVITE
1) Une pédagogie nécessaire
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Faire place dans l'école à l'éducation artistique, c'est faire place à une fonction qui n'y était guère en faveur. Georges Jean, auteur de Pour une pédagogie de l'imaginaire (Casterman, 1976) est un des pionniers de cette exigence. Le texte ci-dessous est emprunté à son ouvrage : "C'est une banalité que de dire que, dans certains de ses aspects, la civilisation occidentale contemporaine tue l'imagination. L'homme d'aujourd'hui n'a plus (ou beaucoup moins) à faire d'effort d'imagination puisque " on " imagine pour lui. Certes, dans le passé, la situation était pire puisque la majorité des hommes vivaient en face d'un horizon quotidien étroit et qu'ils étaient réduits à assurer avant toute chose leur subsistance et leur survie matérielle. Pourtant, nous savons que dans ces conditions, et à tous les niveaux, l'imaginaire individuel et l'individuel collectif fonctionnaient intensément. J'ai été très frappé en lisant récemment le très beau livre de Pierre Jakez Hélias, Le Cheval d'orgueil, de l'intensité de la vie de l'imagination chez les paysans bretons du pays bigouden au siècle dernier. " Ce sont souvent les muets qui ont le plus à dire ", écrit Hélias, de ces paysans, pauvres et taciturnes, capables cependant d'inventer et de dire toute une culture. Les hommes dans nos pays occidentaux ne sont plus, dans leur majorité, des muets. Mais le prodigieux développement scientifique et technique des sociétés industrielles, la succession des vagues démographiques, l'expansion de la scolarité, loin de rendre les hommes à leur enracinement naturel, risquent de les en couper à tout jamais. Les sociétés primitives ou archaïques participent toutes, de quelque façon, aux phénomènes naturels; l'esprit religieux, en plus de la transcendance spirituelle qu'il exprime pour certains, s'enracine pour tous, de quelque façon, dans la sensibilité profonds, dans la faculté de s'émerveiller, dans la possibilité de mieux dépasser le réel pour mieux le saisir.
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Mais en dehors même des religions, dans tous les domaines de la vie quotidienne, l'imagination, sans être au pouvoir, était un pouvoir. Je n'écris pas cela sous l'impulsion d'une quelconque nostalgie passéiste. Et il est par ailleurs absurde de nier ce que le développement des sciences et des techniques doit à l'imagination. Mon propos n'est pas d'opposer à un scientisme froidement rationaliste l'onirisme le plus délirant. Mon propos est, au contraire, de pousser un cri pour une recherche de l'équilibre créateur de l'être. " J'ai pu écrire il y a quelques années ", note-t-on dans L'Homme imaginant de Henri Laborit, " que le rôle de l'homme était simple au fond : il suffisait pour assumer pleinement sa fonction qu'il laisse parler son imagination. Nous savons maintenant qu'il le peut s'il parvient à se dégager des jugements de valeur qui l'asservissent. " Rendre à l'homme son " rôle ", tout son rôle dans l'invention permanente de soi et ceci dans les conditions réelles de la vie contemporaine, tel est le sens de ce cri. Il s'agit en même temps, et dans des perspectives plus étroites, de transcender la stérile opposition que l'univers technocratique a tendance à établir entre les scientifiques, qui sont utiles à l'avenir du monde, et les littéraires, les poètes qui ne servent à rien. Car ce n'est pas la science qui est responsable de la religion aveugle de la science. Ce n'est pas la poésie qui est responsable du caractère gratuit, esthétisant et ornemental dans lequel se réduit pour beaucoup la " fonction " de la poésie dans nos moeurs actuelles. C'est peutêtre parce que les hommes de science, comme les hommes de lettres, manquent parfois d'imagination, qu'ils ne pressentent ni leur terrifiante responsabilité pour les premiers ni la gratuité de leurs jeux pour les seconds. Quant à l'immense masse des travailleurs, ouvriers, paysans, employés, elle s'abandonne aux rêves communs de la télévision, de plus en plus incapables de voir, d'entendre, de toucher, d' " odorer "
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comme dit Claudel. Et je pense ici à ce touriste américain en Europe qui s'interdisait de voir directement les paysages qu'il traversait, les êtres qu'il rencontrait, tant il était occupé à prendre des photos pour les montrer à ses amis, à son retour ! Ne peut-on pas dire dans le même sens, par exemple, que l'invasion des livres et des films pornographiques détruit l'imaginaire de l'érotisme. Au même titre d'ailleurs que la surabondance des livres de sexologie qui réduisent l'acte amoureux à des techniques compliquées d'où est exclue toute imagination et peut-être tout plaisir neuf et inattendu. Il faut savoir, et je l'ai vérifié bien souvent dans de très nombreuses classes d'école maternelle, que les " tout petits enfants de ce siècle " ne savent pas, pour la plupart d'entre eux, ce que sont les éléments chers à Bachelard. Pour reprendre une expression chère au philosophe de la Poétique de la rêverie, l'imagination " matérielle " disparaît, par laquelle l'homme peut rêver le feu, l'eau, l'air et la terre. Dans l'univers de béton des grands ensembles et es villes-dortoirs, la nature essentielle qui ouvre en chacun " les sentiers et les routes " de l'imaginaire, est absente. Il ne s'agit pas pour autant dans mon esprit de proposer la redécouverte "rousseauiste" des éléments et de l'homme. L'utopie pastorale n'est pas mon fait et ce serait manquer de beaucoup d'imagination que de croire en la possibilité de retours définitifs à la nature sauvage et à la vie idyllique des Troglodytes de Montesquieu. Je me défie de même d'une pensée écologique qui se prendrait pour sa propre fin et se contenterait de prêcher la croisade contre les pollutions et les nuisances en oubliant que l'homme quotidien est d'abord aliéné par l'homme, dans son esprit et dans son corps. Et puis, que nous le voulions ou non, nous vivons dans le monde d'aujourd'hui, parmi les hommes d'aujourd'hui, avec des problèmes d'aujourd'hui. Chacun d'entre nous peut penser
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qu'un certain type d'action, réformiste ou révolutionnaire, est nécessaire pour délivrer l'homme de ses chaînes. Ceci regarde chaque conscience. Mais les uns et les autres courent à la catastrophe s'ils ne respectent pas la libre disposition, pour chaque individu, de ses pouvoirs de transgression, d'invention, en bref de son imagination. Le drame que nous vivons est pour beaucoup un drame de la solitude. Nous vivons dans " la foule solitaire ", comme dit un sociologue américain, au sein de ce " vaste désert d'hommes " que Chateaubriand percevait déjà à l'aube du 19ème siècle. Foules passives, foules souffrantes, foules agitées qui vivent autour de nous, en nous et s'ignorent. Le pire est dans cette espèce d'indifférence des foules, des collectivités à l'égard d'elles-mêmes. Imaginer, c'est sans doute d'abord se reconnaître. Je ne voudrais pas donner l'impression que, pour moi, l'imaginaire est le lieu de l'évasion et d'un bonheur protégé qui oublierait la condition des hommes. L'imagination n'est pas un masque, l'imagination ne nous convie pas à un voyage sans retour vers quelque Eldorado. Et je tiens à dire également que je ne confonds pas les espaces de l'imaginaire et ceux que permettent de découvrir les " voyages " aux paradis artificiels de la drogue. On peut comprendre que certains êtres cherchent à traverser les murs qui se dressent tout près d'eux et qu'ils aient recours pour cela aux provocations de la marihuana, ce qui n'est pas grave, mais également au LSD et aux stupéfiants " forts ". Cet exemple, dont on a sans doute amplifié artificiellement la fascination, condamne précisément une société et des systèmes éducatifs qui n'ont pas su réveiller en chaque enfant, en chaque adolescent, le désir éperdu de la conquête et de l'invention lucide de soi. " Imagination morte. Imaginez. " C'est le titre d'un texte de Samuel Beckett. Semblables aux héros du dramaturge
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irlandais, l'homme d'aujourd'hui rampe dans la nuit et cherche. Mais il ne sait pas ce qu'il cherche, mais il parle, mais il crie. Il est urgent de saisir ce cri et de donner un sens à cette parole". Georges JEAN, Pour une pédagogie de l'imaginaire, Paris, Casterman, 1976, pp.15/19
2) Quelques idées obstacles Des idées concernant la créativité et l'imagination, fort répandues, en masquent le sens. Il faut donc mettre en cause : - L'assimilation de la créativité à la production (le "productivisme"). La créativité est d'abord dans l'acte créateur, l'activité elle-même. - La confusion de l'imaginaire avec le flou, le vague… Non, il y a aussi une rigueur, une exactitude, une exigence de l'imaginaire. - L'assimilation de l'imaginaire à l'irréel. Bien au contraire, l'imaginaire de l'art, la fiction, est une conscience plus forte, plus riche, plus ample plus vivante du réel. - La tentation des adultes et des éducateurs d'enfermer l'enfance dans un merveilleux infantil. Non, ne confondons pas l'imaginaire enfantin avec l'imagerie de l'enfance fabriquée par l'adulte !
3) La visée éducative
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Quel but éducatif, ou mieux quelle finalité, quelle visée éducative faut-il au bout du compte donner à une pédagogie de l'imaginaire ? Ecoutons la réponse de Georges Jean : "Rendre à l'homme son rôle, tout son rôle dans l'invention permanente de soi." Le travail créatif est un travail sur soi, une création renouvelée de soi, au plus près de notre débat avec le monde.
4) Les sources de l'imaginaire et de l'imagination Comment nourrir et faire croître cette faculté majeure ? Peutêtre d'abord, comme y incitait Bachelard qui a inspiré la pédagogie de l'imaginaire, en la rapprochant de ses sources, de ses racines : Le corps, la gestualité Les éléments : le feu, l'air, l'eau, la terre, l'espace… Le langage Les mythes fondamentaux inscrits dans la culture.
CONCLUSION On proposera cette définition de la créativité : La créativité est fondamentalement présence enrichie au monde, aux autres et à soi-même. Il faut concevoir la pédagogie de l'expression et de la créativité dans cette perspective : 1) Pour lutter contre le rétrécissement, l'appauvrissement. "La pédagogie de l'imaginaire", écrit Georges Jean, "se voudrait un entraînement dynamique à la perception et à la conscience du réel par toutes les facultés de l'être, lui permettant de ne
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pas limiter ses relations au monde à la perception immédiate qu'il en a". 2) Pour éduquer un mode d'être (un "savoir être") fondamental. Comme l'explique le psychanalyste D. Winnicott dans Jeu et réalité, la créativité "est avant tout un mode créatif de perception qui donne à l'individu le sentiment que la vie envaut la peine d'être vécue". La créativité est aussi, d'abord, dans le regard qui recrée ce qui est regardé. Savoir voir, écouter, sentir ce qui est constitue un investissement créatif…, et la toute première, la plus fondamentale tâche éducative. 3) Pour ne pas s'enfermer dans des contraintes d'adaptation et d'ajustement. C'est là la tendance du monde moderne. La créativité est un contre pouvoir nécessaire à l'équilibre de la personne. 4) Eduquer les éducateurs. Une pédagogie de la créativité pose peut-être d'abord la question de la formation des éducateurs. C'est cette question qu'aborde Georges Jean dans le texte qu'on lira pour finir, et qui se trouve à la fin de son livre :
"Avant de terminer ce petit livre, il me reste à dire que la pédagogie de l'imaginaire est une pédagogie qui n'existe pas. Plus précisément, elle n'existe que dans le moment même où elle se constitue. Il est matériellement et théoriquement impossible de penser qu'une telle pédagogie se dépose dans une série de recettes et de " conseils pratiques ". Tout revient, en fait, à remarquer que la pédagogie de l'imaginaire est la pédagogie, je l'ai déjà noté, du risque et de l'incertitude. C'est une pédagogie qui ne s'apprend pas. Une pédagogie qui s'invente. Ce qui suppose, pour les enseignants, une morale personnelle, car c'est bien de morale qu'il s'agit.
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Il importe d'abord de pouvoir mesurer ce qui distingue fondamentalement le savoir du faire. Or le savoir est de toute façon nécessaire. Pour plusieurs raisons. On a vu, en mai 1968, des jeunes gens, des étudiants, contester violemment la culture dite bourgeoise et proclamer que le moment était venu de " mettre l'imagination au pouvoir ". L'ignorance de cette culture bourgeoise a pour première conséquence qu'on ne sait pas comment la " déconstruire " pour inventer " une autre vie ". Avec une prodigieuse faculté de récupération, la société de consommation " digère " toutes les subversions, toutes les transgressions, et la culture " underground " elle-même, qui veut s'ériger contre la culture bourgeoise, devient marchandise. " Si tout cela se vend, et donc se consomme ensemble, c'est que la culture est soumise à la même demande concurrentielle de signes que n'importe quelle autre catégorie d'objets et qu'elle est produite en fonction de cette demande". Renoncer à connaître la culture " bourgeoise ", renoncer au savoir, c'est se condamner à imaginer dans le vide et à partir de rien. On confond trop facilement une pédagogie ouverte, fondée sur l'accueil, sur l'expression totalement libre, ou soi-disant telle, avec une pédagogie " irrécupérable " qui n'a jamais le même visage. Et cela suppose, de la part des maîtres, non seulement d'avoir des connaissances que l'on peut à chaque instant mettre en question, mais encore de se maintenir dans une totale disponibilité leur permettant de ne jamais prévoir à long terme. Il va sans dire que c'est là que devrait intervenir ce que j'ai appelé un peu schématiquement le " faire ". Le paradoxe le plus difficile à dénouer au niveau de la formation des maîtres est que le faire des enseignants est un faisceau de souvenirs. Beaucoup ont renoncé - faute de temps, il faut le constater, et d'incitations - à se placer en situation d'enseignés. On le voit bien, aujourd'hui, à l'occasion des très
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nombreuses sessions ou stages de recyclage qui ont été organisés pour la formation permanente des maîtres de l'école élémentaire. Ceux qui suivent ces sessions éprouvent très souvent, en même temps qu'une certaine fatigue, les plus grandes difficultés à prendre des notes, à se remettre en état de découvrir un savoir neuf et surtout à écrire, à dessiner, à s'exprimer par tous les moyens possibles. Nous en sommes tous là, en quelque domaine; et nous découvrons que les difficultés que rencontrent, en face de nous, les enfants ou les adolescents ne sont pas du tout celles que nous imaginions. Nous imaginions à travers nous, à travers notre imaginaire personnel. Une pédagogie de l'imaginaire commence au moment où nous sommes capables de nous saisir de l'imaginaire des autres. Or ce qui échappe le plus à l'adulte est l'imagination de l'enfant. Faire comme si est, certes, un pis-aller mais un pis-aller nécessaire. Sur un autre plan, les maîtres manquent dans l'ensemble d'activités purement créatrices. Et surtout d'activités créatrices dépourvues de finalités pédagogiques. On pourrait soutenir le paradoxe selon lequel l'obsession pédagogique annihile, pour certains maîtres (cela se voit assez souvent dans les écoles maternelles), tout désir de création désintéressée. On fait des stages de poterie, de vannerie, d'expression corporelle, etc., dans la mesure où les enfants pourront en bénéficier à leur tour. Que l'on me comprenne bien! Je ne saurais sans injustice et grossièreté reprocher à des collègues de ne penser qu'à leur métier. L'honneur du corps enseignant est de compter un nombre important de femmes et d'hommes préoccupés à ce point par leurs responsabilités face à l'enfance. Je veux simplement dire que, parfois, il faut être égoïste, ne penser qu'à soi pour mieux penser aux autres. C'est en définitive la condition de tout créateur. " Ah! insensé, qui crois que je ne suis pas toi ",
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s'écriait déjà Hugo dans la préface des Contemplations. Préservons donc, dans toutes les circonstances, l'engagement le plus intime; et que s'ouvrent toutes grandes, pour chacun, les vannes par où tout imaginaire s'inscrit dans le monde! Car il faut bien constater que, dans les stages ou sessions de formation des maîtres, on sacrifie un peu trop souvent aux mythes des groupes, des créations collectives, etc. La créativité de groupes, les techniques de " brain storming " ou les techniques voisines sont fondées sur l'observation, parfaitement juste, selon laquelle la " créativité " d'un individu est favorisée par l'apport des autres. Les déblocages de l'imagination et de la parole seraient plus faciles. Ils le font effectivement. Mais que fait-on pour l'intimité, pour la solitude, pour le silence, pour une certaine forme de paresse active? Les instants de retour sur soi, en dehors de préoccupations intimes, sont rares. Dans toutes les sessions de formation où j'ai pu intervenir, j'ai toujours essayé de ménager des temps d'expression solitaire. La seule consigne est de tenter d'aller jusqu'au bout d'un projet. La présentation du travail, ou de l'état du travail, importe peu. Encore que l'on doive reconnaître que, pour les adultes comme pour les enfants, il n'est pas indifférent de montrer à d'autres ce que l'on a fait. Ce qui suppose que les autres soient capables de proscrire autant qu'ils le peuvent les jugements de valeur. C'est d'ailleurs un moment important dans la formation des maîtres de tous les niveaux que celui où l'on devient capable d'oublier toute référence à un modèle esthétique ou culturel donné pour apprécier le " faire ", l'invention; les cheminements de l'enfant plus que l'effet de surprise, ou de répétition, ou de déjà vu. Car les modèles culturels sont, dans ces domaines, des pièges auxquels il est très difficile d'échapper. Ce qui me ramène plus
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ou moins à ce que je nommais le " savoir ". La majorité des maîtres de l'enseignement pré élémentaire, de l'enseignement élémentaire, du premier cycle, du second cycle, de l'enseignement supérieur, ont été formés dans une perspective culturelle extrêmement réductrice. Si bien que dans cette perspective qui, en France, est surtout celle de l'enseignement secondaire, la culture apprise n'a pratiquement rien à voir avec la culture vécue; les cultures étrangères sont perçues comme des cultures exotiques; la culture " populaire " comme du folklore. Je sais bien que de profonds mouvements tendent, aujourd'hui, à relativiser l'impact réel de la culture diffusée par l'école et le système éducatif. Mais l'imagination des maîtres n'est pas libérée au point de transgresser les modèles culturels qui marquent, depuis l'enfance, l'inconscient. La conséquence principale est la formation d'un imaginaire de l'école, comme il existe une langue de l'école. En réaction se produisent, dans certains types de pédagogie institutionnelle par exemple, des refus radicaux de toute culture diffusée par le milieu éducatif. Ce qui n'est pas mieux ; car, à la limite, l'enfant est en proie à toutes les idéologies dominantes, lesquelles ne s'expriment pas plus fortement par la voix de l'école que par celles des différents médias. Dans un cas comme dans l'autre, rien ne s'invente qui ne soit prévu. Dans les perspectives d'une pédagogie de l'imaginaire dégagée des illusions de la spontanéité de l'invention, il faudrait que les maîtres commencent à se mettre en question dans les conditions concrètes dans lesquelles ils se trouvent effectivement. J'ai souvent été frappé, dans les sessions ou stages de recyclage, par les réactions courantes d'enseignants qui disent aux formateurs : " Ce que vous nous racontez est théoriquement idéal et nous partageons vos rêves, - ceux, par exemple, d'une poésie faite par tous, pour tous. Mais lorsque nous rentrerons dans nos villages, auprès d'enfants qui ne
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parlent pas, qui viennent d'un milieu socioculturel très défavorisé, etc. ; lorsque nous nous retrouverons en face de la réalité, nous n'aurons rien. d'autre à imaginer que parer au plus pressé. " On ne saurait négliger cet argument. Une pédagogie de l'imaginaire n'est en rien une pédagogie de l'utopie. Mais elle devrait également inciter les maîtres à ne pas se réfugier dans les alibis des situations concrètes. Une fois de plus, l'invention pédagogique doit tenir compte de ce que l'on trouve et ne jamais s'en contenter. Ce que les maîtres en place savent bien, c'est que la classe n'est pas un milieu abstrait. Ils ont découvert que les conditions mêmes de l'entreprise pédagogique sont le mouvement, le bruit, des lieux semblables, à quelques exceptions près... On n'imagine jamais une classe tant que on n'y a pas vécu quelque temps. C'est pourquoi il est souhaitable de mettre au plus tôt le futur enseignant (je me situe au niveau de la formation initiale) au sein de ces milieux scolaires, en les diversifiant autant que possible. On aura pris le soin de munir le futur maître d'un certain nombre d'instruments et de méthodes d'observation. Ceci me semble une nécessité. Mais on n'aura rien fait si on ne demande pas en même temps a ce jeune homme ou à cette jeune fille de plonger corps et âme dans le " milieu classe " comme on plonge dans la mer. Les odeurs, les bruissements, les gestes, les regards, les sourires, les cris, les stridences d'une cour de récréation, les amitiés furtives; les jeux secrets; la classe vide le soir; ou, aux premiers jours des vacances, la présence des parents, du village, du quartier; les résurgences, dans la classe, de rites ou d'habitudes familiaux, etc., - tout cela fonde également, et sans doute plus que toutes les connaissances théoriques, une pédagogie qui tend sans cesse à s'imaginer différente. Mais cela vaut aussi pour l'enseignement secondaire. Dans un roman trop peu connu des enseignants et qui s'appelle Degrés,
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Michel Butor décrit la situation étrange dans laquelle se trouve le professeur en face des réseaux complexes de relations qui existent entre chaque élève de chaque classe d'un lycée. Il montre que le professeur, dans le système actuel, ne peut que renoncer à imaginer une réalité qui de toute façon lui échappe. Alors il parle à des absents. Mais il faut bien dire que, de leur côté, les élèves voient le professeur comme un personnage mythique qui joue son rôle de professeur. Toute pédagogie de l'imaginaire commence à partir du moment où enseignants et élèves se perçoivent en tant qu'êtres vivants et non en tant que personnages. Plus essentiellement, l'invention permanente d'une pédagogie - car c'est bien de cela qu'il s'agit - passe par la possibilité où chacun se trouve d'imaginer et d'inventer sa vie. Ce que les jeunes gens, en mai 1968, ont mis en cause est moins la routine pédagogique que les habitudes d'une société répétitive. L'absence totale de fantaisie dans la conduite même de la vie quotidienne puisait dans le milieu pédagogique (et l'y puise encore) la sécurité, la certitude d'un avenir prévisible. On se méfiait des marges, des transgressions, de la folie, comme du désir radical de remettre en question valeurs et habitudes. Mais, pour contester cela, on se jetait dans le conformisme du refus. On allait chercher, sans toujours le savoir, les paroles de feu que Rimbaud, Nietzsche ou les surréalistes avaient en leur temps lancées comme des défis aux bourgeois. Mais on n'a pas su imaginer la suite et, peu à peu, les transgressions se sont commercialisées. De sorte que les lieux où les techniques de créativité se sont développées furent les milieux industriels et commerciaux. On y cherche la rentabilité, la productivité, etc. L'imagination est devenue une technique au service du capitalisme et de l'idéologie dominante. C'est une des raisons pour lesquelles ces techniques - qui peuvent être utiles à la
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formation des maîtres, ne serait-ce que pour " débloquer ", comme on dit, des imaginations potentielles et trop souvent muettes -, ne sont pas sans danger. Elles doivent nécessairement être dépassées et subverties. Aussi les maîtres futurs, ou en place, doivent-ils apprendre en groupe mais également seuls, dans leur vie personnelle et dans leur vie sociale, à être à chaque seconde différents et semblables. Surtout, il importe qu'ils osent combattre pour que le système politique et social permette aux enfants et aux adultes de ne jamais voir " ce qu'on verra deux fois ". Il va de soi que, dans ces perspectives, la formation des maîtres ne saurait être imaginée par quelques-uns, mais qu'elle doit être, comme la poésie pour Lautréamont, conçue par tous!"
Georges JEAN, Pour une pédagogie de l'imaginaire, Paris, Casterman, 1976, pp. 155/161. DEUXIEME PARTIE : LA NOTION DE "DISCIPLINE" ET LES SAVOIRS SCOLAIRES EN PERSPECTIVE.
PARLER – LIRE – ECRIRE : LES DEFIS D’AUJOURD’HUI Préambule (février 2002) Les nouveaux programmes de l'école primaire (février 2002) font à nouveau de la maîtrise du langage et de la langue française plus qu'un objectif prioritaire, le socle, l'axe majeur de l'école, avec l'éducation civique. Comprendre cette place, en mesurer les enjeux sociaux, politiques, éducatifs, c'est saisir le cœur même de l'éducation scolaire. Cette finalité fondatrice de l'école demeure son actualité : en quoi "parler-lire-écrire" sont-ils des défis éducatifs d'aujourd'hui ? On trouvera en annexe(annexe 4) des extraits des programmes 2002, qu'on pourra lire à la lumière des éléments de réflexion et des analyses proposées ci-dessous.
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I. L'ENTREE DANS LA CULTURE ECRITE 1) Deux documents témoins de l’entrée dans le monde de l’écrit chez l’enfant : découverte de la communication à distance, mais aussi du coût et de la complexité des codes. Deux " vécus " : - joie, plaisir, découverte d’un vrai pouvoir : une enfant de CP s'approprie la langue écrite comme moyen personnel de communiquer et d'agir : "Papa, vien mangé cê prê" (sic !) (Un message adressé au père et glissé sous la porte de son bureau) - épreuve, monde touffus des normes et des codes. L'appropriation heureuse et signifiante bute cette fois sur la grammaire et l'orthographe, l'accès au pouvoir de la langue écrite ne "prend" pas : "mas cher élène, je te remersi de la leitre. Je orreur de la grammair. Maman mas dit que tu ans faisais beaucoup. Tu est comletemet FOLLE. Sylvie" (sic !) (Une lettre reçue par Hélène HUOT, et placée en exergue de son livre : Et voilà pourquoi ils ne savent pas lire, éditions Minerve, 1988) Document complémentaire : - l’échec scolaire selon MUCCHIELLI, ses conséquences pédagogiques et psychologiques. Les conséquences psychologiques entretiennent les difficultés pédagogiques et réciproquement (Cf. R. Mucchielli et A. Bourcier, La dyslexie, maladie du siècle ?, Paris ESF.) On peut aussi évoquer les travaux de René ZAZZO sur l’image de soi chez l’enfant, fortement centrée sur le statut scolaire chez l’enfant de CP/CE. Si l'image de soi du jeune enfant de CP est tributaire de son statut scolaire, quelles conséquences aura l'échec ? 2) Le "cœur" de l'école, la "colonne vertébrale" des apprentissages. Rien d'étonnant si l'accès à la langue et l'apprentissage du lire-écrire focalisent toutes les "passions" et les débats dont l'école primaire est l'objet. Le récent (et récurrent) "recentrage" de l'école sur cette tâche, ce chantier toujours ouvert, en témoigne à nouveau (Cf. Jack Lang, Conférence de presse du 20 juin 2000). Deux enjeux indissociables : a) Enjeu politique : "Transmettre la langue nationale est la priorité absolue. Se sentir chez soi dans la langue française est indispensable pour accéder aux savoirs".
771 b) Enjeu pédagogique : "La langue est en effet la véritable colonne vertébrale des apprentissages, le savoir des savoirs, la porte qui ouvre aux autres disciplines". On pourra lire ci-dessus le passage de cette conférence consacré à la langue et à la lecture :
"Un idéal éducatif redessiné : une école ouverte à toutes les formes d'intelligence" "Dans un monde qui change rapidement, l’école doit plus que jamais transmettre l’expérience et l’histoire des générations précédentes. Elle doit développer chez les élèves toutes les formes d’intelligence et les armer pour le futur. L’" honnête élève " dont j’ai brossé un rapide portrait doit se voir offrir la possibilité de développer toutes les formes d’intelligence. L’être humain forme un tout indissociable, l’élève doit se sentir bien dans son esprit comme dans son corps et c’est seulement par souci de clarté dans l’exposé des mesures que je distinguerai, de manière un peu arbitraire, les trois éléments d’un triptyque composé de : - l’intelligence conceptuelle et formelle, qui passe par la maîtrise du langage, qui exige la formulation d’hypothèses dont il faut ensuite vérifier la valeur ; - l’intelligence concrète qui mobilise le sens de l’observation, de l’action, le goût de l’expérimentation ; - l’intelligence sensible qui ouvre à l’écoute, à la contemplation, à l’expression artistique. Il va de soi que ces trois formes d’intelligence s’entrelacent, s’imbriquent, se nourrissent mutuellement. Par exemple, l’apprentissage de la langue et l’apprentissage de la musique vont ensemble : ils donnent tous deux la priorité à l’écoute et ce dès le plus jeune âge. L’apprentissage de l’une conforte l’apprentissage de l’autre. 1) Le développement de l’intelligence conceptuelle exige la maîtrise du langage
Il faut inlassablement le rappeler : transmettre la langue nationale est la priorité absolue. Se sentir chez soi dans la langue française est indispensable pour accéder à tous les savoirs. La langue est, en effet, la véritable colonne vertébrale des apprentissages, le savoir des savoirs, la porte qui ouvre aux autres disciplines. Or, c’est au moment des premiers pas dans l’acquisition de la langue que certains élèves, déjà, risquent de perdre pied. Tout se joue là : la promesse de la réussite comme les premiers signes de l’échec. L’échec n’est pas supportable, et nous devons le combattre avec détermination. Cela passe par une action résolue en faveur de la maîtrise de la langue orale et de l’apprentissage de la lecture. A fortiori, pour ceux qui n’ont pas le français comme langue maternelle. Ce chantier n’est pas nouveau. L’éducation s’est interrogée à maintes reprises, et encore récemment à l’occasion des Etats généraux de la lecture et des langages, sur les moyens à mettre en œuvre pour faciliter l’apprentissage de la lecture. À travers ces nombreux débats, deux idées fortes finissent par s’imposer : · la nécessité de mieux marquer deux temps essentiels d’acquisition : - la maîtrise de l’oral, à l’école maternelle, pour accéder, ultérieurement, plus facilement à l’écrit ; - l’apprentissage de la lecture à l’école élémentaire. · l’exigence d’une rénovation de l’évaluation et des remédiations. a) L’acquisition, en deux temps : · À l’école maternelle, priorité à l’expression orale pour préparer l’accès à l’écrit. Mesurons cette simple donnée : le nombre de mots compris par un enfant, à l’entrée du cours préparatoire, varie,
772 suivant les cas, de 600 à 1800. De tels écarts sont porteurs d’inégalités d’autant plus graves qu’elles sont précoces et que la pauvreté du vocabulaire perturbe l’apprentissage de la lecture. Parler, c’est énoncer des idées, formuler des interrogations. C’est aussi exprimer une volonté d’échange et une affirmation de soi. Le développement du langage oral doit donc demeurer l’objectif premier des maîtresses et des maîtres de maternelle. L’ensemble des domaines d’activités de l’école maternelle, concourent à l’épanouissement du jeune enfant : rythmique, éducation physique, chant, modelage. Tous ces éléments sensibles de la pédagogie de l’école maternelle doivent nourrir aussi chez l’enfant sa conquête du langage en lui offrant des occasions de dialoguer, de questionner, de s’émerveiller, d’exprimer ses émotions et ses capacités de création. Un travail collégial des maîtres, en collaboration éventuelle avec des maîtres spécialisés, favorisera la réussite de chacun. Parce que chaque élève est important. Pour faciliter le passage à l’écrit, le compagnonnage, dès l’école maternelle, avec les livres et les albums, le contact régulier avec la " langue des livres " et les langages écrits, grâce à la lecture à haute voix faite par un adulte, au conte, vrai don littéraire à l’enfant, ont une importance décisive. Les échanges qui permettent d’élucider le sens des textes et les effets sur soi des histoires amorcent un travail essentiel sur la compréhension qui facilitera les apprentissages systématiques et structurés du cours préparatoire. Encore faut-il insister ici sur l’idée qu’il n’y a pas de lecture sans écriture, et pas de maîtrise de l’écriture sans la combinaison d’un travail de la pensée et d’un travail du geste technique qui en permet l’expression. Cette maîtrise technique du geste grapho-moteur qui permet le tracé adéquat des lettres a tendance parfois à faire défaut à nos élèves. Je donnerai des instructions pour que les enseignants des écoles maternelles soient aidés à réhabiliter les exercices qui en favorisent la maîtrise. · À l’école élémentaire, l’apprentissage de la lecture. Savoir lire et aimer lire, tels sont les objectifs majeurs des premières classes de l’école élémentaire. Savoir lire - Au CP et au CE1, l’entrée dans l’écrit est une étape délicate pour l’enfant qui va devoir se familiariser avec le fonctionnement du langage écrit, en soi et dans sa relation avec le langage oral : mettre les sons qu’il perçoit en relation avec leur traduction graphique, comprendre la structure des phrases, l’importance du rôle de chaque élément qui les composent. Comprendre que la langue qu’il parle s’écrit et que cette langue écrite n’est pas exactement identique à celle qu’il parle. Pour les aider à percevoir l’enjeu de la lecture, il convient de mettre les élèves en contact avec de multiples supports de lecture, du livre à l’écran d’ordinateur, du poème au magazine, pour qu’ils puissent comprendre l’utilité quotidienne de l’écrit, autant que sa formidable capacité à faire rêver. - Au cycle des approfondissements, qui couvre les trois dernières années de la scolarité élémentaire, il faut continuer à enseigner la lecture. La lecture pour apprendre, la lecture pour comprendre. On apprend à lire dans toutes les disciplines et c’est cela qui justifie les efforts des élèves. Ce cycle doit favoriser les rencontres avec les textes longs et de plus en plus complexes, des textes riches qui donnent à penser, à s’émouvoir, à s’amuser, à apprendre, des textes qui nourrissent des discussions entre élèves, les rapprochent, les unissent : " Avoir lu le même livre, c’est avoir habité la même maison " disait magnifiquement Saint-Exupéry. Pour familiariser l’élève avec la lecture, il faut des manuels scolaires dans la case du bureau des élèves, des livres et des dictionnaires sur les étagères de la classe, beaucoup de livres dans les bibliothèques-centres documentaires. Dans le même esprit que celui qui conduit à réhabiliter les exercices graphiques à l’école maternelle, on n’omettra pas également de préparer à l’écrit les élèves des trois dernières années de l’école élémentaire, tant il est vrai qu’à leur arrivée au collège on observe une difficulté à écrire chez nombre d’entre eux. Comment, en effet, un élève deviendrait-il capable, au collège, de suivre des cours en prenant des notes, sans s’être astreint et sans avoir pris l’habitude, auparavant, d’écrire davantage et régulièrement ? Je donnerai donc aussi des instructions dans ce sens essentiel pour une bonne scolarité au collège. Aimer lire Le goût de lire, la passion de lire, s’acquièrent aussi dans des rencontres de qualité : de beaux livres, de vraies histoires - souvent fréquentées - entraînent à vouloir lire. Chaque équipe de cycle devrait définir un " bagage " de livres lus ou rencontrés chaque année ; aussi bien la littérature de jeunesse que les œuvres du patrimoine seront sollicitées. Chaque élève devrait pouvoir se construire une sorte d’anthologie des textes aimés. " La meilleure anthologie, c’est celle que l’on compose soi-même " écrivait Paul Eluard. Ce " trésor personnel ", l’élève l’emportera, de classe en classe. Il doit être possible d’appliquer déjà concrètement cette proposition au cahier ou au classeur de poésie : tout enfant devrait pouvoir le conserver et l’enrichir.
773 J’ai demandé à Henriette ZOUGHEBI, directrice du Salon du Livre de Jeunesse de Seine-Saint-Denis à Montreuil, de concevoir un plan de développement supplémentaire des bibliothèques-centres de documentation, qui comprendra en particulier une dotation de 500 000 ouvrages."
3) Les compétences requises en fin de chaque cycle (tableaux extraits des programmes de février 2002) Compétences devant être acquises en fin d'école maternelle 1 - COMPÉTENCES DE COMMUNICATION Être capable de : - répondre aux sollicitations de l'adulte en se faisant comprendre dès la fin de la première année de scolarité (à 3 ou 4 ans) ; - prendre l'initiative d'un échange et le conduire au-delà de la première réponse ; - participer à un échange collectif en acceptant d'écouter autrui, en attendant son tour de parole et en restant dans le propos de l'échange. 2 - COMPÉTENCES CONCERNANT LE LANGAGE D'ACCOMPAGNEMENT DE L'ACTION (LANGAGE EN SITUATION) Être capable de : - comprendre les consignes ordinaires de la classe ; - dire ce que l'on fait ou ce que fait un camarade (dans une activité, un atelier...) ; - prêter sa voix à une marionnette. 3 - COMPÉTENCES CONCERNANT LE LANGAGE D'ÉVOCATION Être capable de : - rappeler en se faisant comprendre un événement qui a été vécu collectivement (sortie, activité scolaire, incident...) ; - comprendre une histoire adaptée à son âge et le manifester en reformulant dans ses propres mots la trame narrative de l'histoire ; - identifier les personnages d'une histoire, les caractériser physiquement et moralement, les dessiner ; - raconter un conte déjà connu en s'appuyant sur la succession des illustrations ; - inventer une courte histoire dans laquelle les acteurs seront correctement posés, où il y aura au moins un événement et une clôture ; - dire ou chanter chaque année au moins une dizaine de comptines ou de jeux de doigts et au moins une dizaine de chansons et de poésies. 4 - COMPÉTENCES CONCERNANT LE LANGAGE ÉCRIT 4.1 Fonctions de l'écrit Être capable de : - savoir à quoi servent un panneau urbain, une affiche, un journal, un livre, un cahier, un écran d'ordinateur... (c'est-à-dire donner des exemples de textes pouvant être trouvés sur l'un d'entre eux). 4.2 Familiarisation avec la langue de l'écrit et la littérature Être capable de : - dicter individuellement un texte à un adulte en contrôlant la vitesse du débit et en demandant des rappels pour modifier ses énoncés ; - dans une dictée collective à l'adulte, restaurer la structure syntaxique d'une phrase non grammaticale, proposer une amélioration de la cohésion du texte (pronominalisation, connexion entre deux phrases, restauration de l'homogénéité temporelle...) ; - reformuler dans ses propres mots un passage lu par l'enseignant ; - évoquer, à propos de quelques grandes expériences humaines, un texte lu ou raconté par le maître ; - raconter brièvement l'histoire de quelques personnages de fiction rencontrés dans les albums ou dans les contes découverts en classe. 4.3 Découverte des réalités sonores du langage
774 Être capable de : - rythmer un texte en en scandant les syllabes orales ; - reconnaître une même syllabe dans plusieurs énoncés (en fin d'énoncé, en début d'énoncé, en milieu d'énoncé) ; - produire des assonances ou des rimes. 4.4 Activités graphiques et écriture Être capable de : - écrire son prénom en capitales d'imprimerie et en lettres cursives ; - copier des mots en capitales d'imprimerie, en cursives avec ou sans l'aide de l'enseignant ; - reproduire un motif graphique simple en expliquant sa façon de procéder ; - représenter un objet, un personnage, réels ou fictifs ; - en fin d'école maternelle, copier une ligne de texte en écriture cursive en ayant une tenue correcte de l'instrument, en plaçant sa feuille dans l'axe du bras et en respectant le sens des tracés. 4.5 Découverte du principe alphabétique Être capable de : - dès la fin de la première année passée à l'école maternelle (à 3 ou 4 ans), reconnaître son prénom écrit en capitales d'imprimerie ; - pouvoir dire où sont les mots successifs d'une phrase écrite après lecture par l'adulte ; - connaître le nom des lettres de l'alphabet ; - proposer une écriture alphabétique pour un mot simple en empruntant des fragments de mots au répertoire des mots affichés dans la classe.
Compétences devant être acquises en fin de cycle 2 1 - MAÎTRISE DU LANGAGE ORAL 1.1 Communiquer Être capable de : - écouter autrui, demander des explications et accepter les orientations de la discussion induites par l'enseignant ; - exposer son point de vue et ses réactions dans un dialogue ou un débat en restant dans les propos de l'échange ; - faire des propositions d'interprétation pour oraliser un texte appris par cœur ou pour dire un texte en le lisant. 1.2 Maîtrise du langage de l'évocation Être capable de : - rapporter un événement, un récit, une information, une observation en se faisant clairement comprendre ; - en situation de dictée à l'adulte (d'un texte narratif ou explicatif), proposer des corrections pertinentes portant sur la cohérence du texte ou sur sa mise en mots (syntaxe, lexique) ; - dégager la signification d'une illustration rencontrée dans un album en justifiant son interprétation à l'aide des éléments présents dans l'image ou des situations qu'elle suggère ; - dire un poème ou un court texte parmi ceux qui ont été appris par cœur dans l'année (une dizaine) en l'interprétant. 2 - LECTURE ET ÉCRITURE 2.1 Compréhension Être capable de : - comprendre les informations explicites d'un texte littéraire ou d'un texte documentaire appropriés à l'âge et à la culture des élèves ; - trouver dans un texte documentaire imprimé ou sur un site internet les réponses à des questions simples ; - dégager le thème d'un texte littéraire (de qui ou de quoi parle-t-il ?) ; - lire à haute voix un court passage en restituant correctement les accents de groupes et la courbe mélodique de la phrase (lecture préparée silencieusement) ; - relire seul un album illustré lu en classe avec l'aide de l'enseignant. 2.2 Reconnaissance des mots Avoir compris et retenu : - le système alphabétique de codage de l'écriture ;
775 - les correspondances régulières entre graphèmes et phonèmes. Être capable de : - proposer une écriture possible (et phonétiquement correcte) pour un mot régulier ; - déchiffrer un mot que l'on ne connaît pas ; - identifier instantanément la plupart des mots courts (jusqu'à 4 ou 5 lettres) et les mots longs les plus fréquents. 2.3 Production de textes Être capable de : - écrire de manière autonome un texte d'au moins cinq lignes (narratif ou explicatif) répondant à des consignes claires, en gérant correctement les problèmes de syntaxe et de lexique. 2.4 Écriture et orthographe Être capable de : - orthographier la plupart des "petits mots" fréquents (articles, prépositions, conjonctions, adverbes...) ; - écrire la plupart des mots en respectant les caractéristiques phonétiques du codage ; - copier sans erreur un texte de trois ou quatre lignes en copiant mot par mot et en utilisant une écriture cursive et lisible ; - utiliser correctement les marques typographiques de la phrase (point et majuscule), commencer à se servir des virgules ; - en situation d'écriture spontanée ou sous dictée, marquer les accords en nombre et en genre dans le groupe nominal régulier (déterminant, nom, adjectif) ; - en situation d'écriture spontanée ou sous dictée, marquer l'accord en nombre du verbe et du sujet dans toutes les phrases où l'ordre syntaxique régulier est respecté.
Compétences devant être acquises en fin de cycle 3 Tout au long de sa scolarité primaire et secondaire, l'élève acquiert de nombreuses compétences relatives au langage. Elles lui permettent d'accéder à une progressive autonomie dans son travail intellectuel. Pendant le cycle 3, l'élève commence à passer d'un usage scolaire du langage caractérisé par un fort accompagnement du maître à un usage plus personnel qui lui permet de progressivement travailler avec moins de guidage, en particulier en lecture. Il prend ainsi plus de responsabilité dans les processus d'apprentissage. Ces compétences sont en cours de construction et donc fragiles. Elles ne se stabiliseront pas avant la fin du collège. Ces compétences doivent être travaillées en permanence, quelle que soit l'activité programmée. Elles doivent être évaluées en premier lieu dans tous les apprentissages et faire l'objet de bilans réguliers. 1 - COMPÉTENCES GÉNÉRALES 1.1 Savoir se servir des échanges verbaux dans la classe Prendre la parole en public est un acte toujours difficile (peur de la réaction des autres, du jugement de l'adulte, inhibitions, traditions socioculturelles, etc.). La maîtrise du langage oral ne peut en aucun cas être réservée aux seuls élèves à l'aise. Il est donc essentiel que les situations mettant en jeu ces processus de communication soient régulièrement proposées à tous les élèves et qu'elles soient conduites avec patience et détermination. Situations de dialogue collectif (échanges avec la classe et avec le maître) - saisir rapidement l'enjeu de l'échange et en retenir les informations successives ; - questionner l'adulte ou les autres élèves à bon escient ; - se servir de sa mémoire pour conserver le fil de la conversation et attendre son tour ; - s'insérer dans la conversation ; - reformuler l'intervention d'un autre élève ou du maître. Situations de travail de groupe et mise en commun des résultats de ce travail - commencer à prendre en compte les points de vue des autres membres du groupe ;
776 - commencer à se servir du dialogue pour organiser les productions du groupe ; - commencer à rapporter devant la classe (avec ou sans l'aide de l'écrit) de manière à rendre ces productions compréhensibles. Situations d'exercice - mieux questionner la consigne orale ou écrite de manière à reconnaître la catégorie d'exercices à laquelle elle est rattachée ; - formuler une demande d'aide ; - lire à haute voix tout texte utile à l'avancée du travail ; - exposer ses propositions de réponse et expliciter les raisons qui ont conduit à celles-ci. En toute situation - s'interroger sur le sens des énoncés, comparer des formulations différentes d'une même idée, choisir entre plusieurs formulations celle qui est la plus adéquate ; - rappeler de manière claire et intelligible les expériences et les discours passés ; projeter son activité dans l'avenir en élaborant un projet ; - après avoir entendu un texte (texte littéraire ou texte documentaire) lu par le maître, le reformuler dans son propre langage, le développer ou en donner une version plus condensée ; - à propos de toute lecture entendue ou lue, formuler une interprétation et la confronter à celle d'autrui ; - oraliser des textes (connus, sus par cœur ou lus) devant la classe pour en partager collectivement le plaisir et l'intérêt. 1.2 Avoir acquis une meilleure maîtrise du langage écrit dans les activités de la classe Savoir lire pour apprendre - lire et comprendre seul les consignes ordinaires de l'activité scolaire ; - lire et utiliser tout texte scolaire relatif aux diverses activités de la classe (manuels scolaires, fiches de travail, affiches d'organisation des activités, etc.) ; - consulter avec l'aide de l'adulte les documents de référence (dictionnaires, encyclopédies, grammaires, bases de données, sites sur la toile, etc.) et se servir des instruments de repérage que ceux-ci comportent (tables des matières, index, notes, moteurs de recherche, liens hypertextes...) ; - mettre en relation les textes lus avec les images, les tableaux, les graphiques ou les autres types de documents qui les complètent ; - penser à s'aider, dans ses lectures, des médiations susceptibles de permettre de mieux comprendre ce qu'on lit. Avoir acquis une première compétence d'écriture et de rédaction - souligner (ou surligner) dans un texte les informations qu'on recherche, puis pouvoir les organiser en liste sur un support de papier ou grâce à l'ordinateur ; - copier rapidement un texte d'au moins dix lignes sans erreur orthographique, correctement mis en page, avec une écriture cursive régulière et lisible ; - orthographier correctement un texte simple lors de sa rédaction ou dans une phase de relecture critique, en s'aidant de tous les instruments disponibles ; - rédiger, à partir d'une liste ordonnée d'informations, un texte à dominante narrative, explicative, descriptive ou injonctive, seul ou à plusieurs, dans le cadre d'un projet d'écriture relevant de l'un des grands domaines disciplinaires du cycle 3, à partir des outils élaborés par la classe ; - réécrire un texte, en référence au projet d'écriture et aux suggestions de révision élaborées en classe et, pour cela, ajouter, supprimer, déplacer ou remplacer des morceaux plus ou moins importants de textes, à la main ou en utilisant un logiciel de traitement de texte ; - mettre en pages et organiser un document écrit dans la perspective d'un projet d'écriture en en respectant les conventions (affiche, journal d'école, fiche technique, opuscule documentaire, page de site sur la toile...) et en insérant éventuellement les images, tableaux ou graphiques nécessaires. 2 - COMPÉTENCES SPÉCIFIQUES La mise en œuvre des champs disciplinaires de chaque domaine est l'occasion de développer de nombreuses compétences de maîtrise du langage. Elles doivent être programmées sur toute la durée du cycle, prévues dans chaque préparation d'activité et régulièrement évaluées. PARLER
LIRE Éducation civique
ÉCRIRE
777 - Participer à un débat, - distribuer la parole et faire respecter l'organisation d'un débat, - formuler la décision prise à la suite d'undébat, - pendant un débat, passer de l'examen d'un cas particulier à une règle générale.
- Avec l'aide du maître, noter les décisions prises durant un débat, - Comprendre les articles successifs - avec l'aide du maître, des règles de vie de la classe ou de rédiger des règles de vie, l'école et montrer qu'on les a - participer à la rédaction compris en donnant les raisons qui collective d'un protocole les ont fait retenir. d'enquête ou de visite, - participer au compte rendu d'une enquête ou d'une visite Littérature (dire, lire, écrire)
- Formuler dans ses propres mots une lecture entendue, - participer à un débat sur l'interprétation d'un texte littéraire en étant susceptiblede vérifier dans le texte ce qui interdit ou permet l'interprétation soutenue, - être capable de restituer au moins dix textes (de prose, de vers ou de théâtre) parmi ceux qui ont été mémorisés, - dire quelques-uns de ces textes en proposant une interprétation (et en étant susceptible d'expliciter cette dernière), - mettre sa voix et son corps en jeu dans un travail collectif portant sur un texte théâtral ou sur un texte poétique.
- Se servir des catalogues (papiers ou informatiques) de la BCD pour trouver un livre, - se servir des informations portées sur la couverture et la page de titre d'un livre pour savoir s'il correspond au livre que l'on cherche, - comprendre en le lisant silencieusement un texte littéraire court (petite nouvelle, extrait...) de complexité adaptée à l'âge et à la culture des élèves en s'appuyant sur un traitement correct des substituts des noms, des connecteurs, des formes verbales, de la ponctuation..., et en faisant les inférences nécessaires, - lire, en le comprenant, un texte littéraire long en mettant en mémoire ce qui a été lu (synthèses successives) et en mobilisant ses souvenirs lors des reprises.
- Élaborer et écrire un récit d'au moins une vingtaine de lignes, avec ou sans support, en respectant des contraintes orthographiques, syntaxiques, lexicales et de présentation, - écrire un fragment de texte de type poétique en obéissant à une ou plusieurs règles précises en référence à des textes poétiques lus et dits.
Observation réfléchie de la langue française (grammaire, orthographe, conjugaison, vocabulaire) - Participer à l'observation collective d'un texte ou d'un fragment de texte pour mieux comprendre la manière dont la langue française y fonctionne, justifier son point de vue.
- Retrouver à quel substantif du texte renvoient les différents substituts (pronoms, substituts nominaux), - interpréter correctement les différents mots de liaison d'un texte, - comprendre correctement la signification des divers emplois des temps verbaux du passé dans la narration, - se servir d'un ouvrage simple de grammaire ou d'un répertoire pour chercher une information.
- Repérer, lors d'un projet d'écriture, une rupture du choix énonciatif et la corriger, - opérer toutes les transformations nécessaires pour, par un bon usage des substituts du nom, donner plus de cohésion à son texte, - employer à bon escient les principaux mots de liaison, - marquer l'accord sujet/verbe (situations régulières), - repérer et réaliser les chaînes d'accorddans le groupe nominal, - distinguer les principaux homophones grammaticaux (et/est ; ces/ses/s'est/c'est ; etc.),
778 - construire le présent, le passé composé, l'imparfait, le passé simple, le futur, le conditionnel et le présent du subjonctif des verbes les plus fréquents, - utiliser les temps verbaux du passé dans une narration (en particulier en utilisant à bon escient l'opposition entre imparfait et passé simple), - utiliser tous les instruments permettant de réviser l'orthographe d'un texte. Langues étrangères ou régionales - Comprendre quelques énoncés oraux simples dans une autre langue que le français, - engager un dialogue simple (avec un locuteur facilitant la communication) dans la langue étudiée, - décrire des lieux ou des personnes connus et faire un très court récit dans une autre langue que le français.
- Reconnaître des fragments de textes dans leur contexte d'usage dans une autre langue que le français
- Écrire une courte carte postale dans une autre langue que le français, - répondre à un questionnaire simple dans une autre langue que le français.
II. COMMENT LES ENFANTS APPRENNENT-ILS A LIRE ? REGARD SUR LES METHODES ET LES DEMARCHES
1) Dix minutes d'apprentissage dans un CP. Idée centrale : LIRE, C'EST CONSTRUIRE DU SENS.
2) Méthodique ou " naturel " ? Document audiovisuel IUFM de Versailles " Apprendre à lire naturellement ". Echantillon d'une démarche inspirée de la pédagogie Freinet. Méthode naturelle : méthode, ou nature ? Une formule d'allure contradictoire.
779 Qu'est-ce qu'une méthode ? Un chemin ( methodos ), une progression, un guide pour ne pas se perdre dans des répétitions sans profit de l'apprentissage par essais et erreurs. MÉTHODE : NI HASARD NI TÂTONNEMENT, MAIS UN PROCÉDÉ ACCOMPAGNÉ DE SON PRINCIPE DE JUSTIFICATION RATIONNELLE. En ce sens, la méthode… naturelle est bien une méthode ! Pente et risque inhérent à la méthode : se substituer à l'apprenant. Deux choses à retenir dans la perspective d'un apprentissage plus naturel de la langue écrite : - laisser l'enfant découvrir l'écrit dans le prolongement de ses capacités et de son expérience… sans tomber dans le spontanéisme. •
Organiser l'apprentissage … sans étouffer sa dynamique .
3) Fondements scientifiques de l'apprentissage - la psychologie de l'apprentissage - la psychologie de l'enfant - les nouvelles analyses de l'acte de lire : Lire, c'est interpréter une suite de mots et de phrases, saisir le sens d'un texte. Lire est une activité de construction de sens : éduquer avant tout l'attitude et l'activité de lecteur. Les présupposés des méthodes traditionnelles doivent être récusés (lesquelles accordaient priorité à la maîtrise de la combinatoire). L'existence de deux codes, idéo-graphique et grapho-phonétique. La démarche doit mener de front l'accès au sens et la découverte des constituants de la langue. Apprendre sur de vrais textes, des supports réels et variés. Diversité des situations de lecture. Diversité des activités de lecteur. Diversité des stratégies de lecture. Lecture et écriture, les deux faces d'une même pièce.
III. LIRE-ÉCRIRE : LES ENJEUX
780 Un apprentissage qui cristallise beaucoup de passions. Pourquoi ? Pourquoi les querelles et les guerres des méthodes ?
1. Pas seulement une compétence : un pouvoir Un savoir-faire " élémentaire "… mais aussi un pouvoir de maîtrise. Une compétence intellectuelle de grande portée politique. Lecture et émancipation. L’esprit des Lumières. Alphabétisation et libération. Sous la maîtrise de la langue orale et écrite : la parole comme pouvoir à conquérir. L'enjeu du langage à l'école maternelle, de ce point de vue. Un pouvoir qui est bien en jeu dès le début, dès le commencement de l’apprentissage. Un apprentissage authentique doit être pénétré, convaincu, conscient de ces dimensions libératrices. Comment être pénétré de cette consciences des enjeux, de cette conviction ? Il faut sans doute que le maître chaque fois re-découvre ce pouvoir de l'écrit à travers les yeux et l'expérience de l'enfant. Ce n'est sans doute pas chose aisée ; ici l'éducateur a besoin de la dynamique et de la nouveauté de l'enfance toujours renouvelée pour éduquer pleinement. Il faut dire de chaque enfant qui apprend à lire ce que Itard disait de Victor de l'Aveyron : chaque fois qu'il fait quelque chose, c'est vraiment la première fois ! La querelle des méthodes : un sentiment plus ou moins explicite de ces enjeux ? Le choix d’une méthode doit donc être un choix éclairé, et pas seulement une commodité technique. Il enveloppe une philosophie éducative. Pratique # Technique.
2. Une éducation intellectuelle
" Vous ne devez pas lâcher vos écoliers, vous ne devez pas, si je puis dire, les appliquer à autre chose tant qu’ils ne seront point par la lecture aisée en relation familière avec la pensée humaine ". Jean JAURES, cité par Gaston MIALARET, L’apprentissage de la lecture, Paris, PUF, 1975, p.10.) Savoir lire – écrire, c’est : - un nouveau moyen de communication - un élargissement des horizons intellectuels et de l’univers. (Un témoignage de cette conquête chez l’enfant dans le roman de S. MILHAUSER, La vie trop brève d’Edwin Mulhouse, Albin Michel, p. 153 sq. Cf. ci-dessous Annexe 1.)
781 - une entrée dans le monde des idées, des concepts, du sens. Une mise à distance. Voir la conception de ALAIN (Propos sur l’éducation n° 38. Cf. Annexe 2). - La capacité de juger, de faire preuve d’esprit critique. Cf. Jean GUEHENNO, extrait d’une conférence prononcée à l’UNESCO en 1950, cité par Gaston MIALARET, Op. Cit., p.11 : "Savoir lire, écrire et compter, la preuve est faite que décidément cela ne suffit pas. Bien mieux on se demande si cette sorte de demi-culture, d'une certaine façon, ne prépare pas des dupes et de plus faciles esclaves... Que vérifions-nous tous les jours ? C'est, hélas, que ces hommes à qui on a seulement appris à lire, à écrire et à compter peuvent n'être que de meilleurs esclaves, et il est sans doute plus difficile encore de défendre les hommes contre la demi-culture que contre l'ignorance. C'est qu'il y a lire et lire. Lire n'est rien, si ce n'est savoir distinguer sur un papier imprimé le mensonge de la vérité et reconnaître les secrètes et insidieuses combinaisons qu'ils peuvent parfois former ensemble... Apprendre à lire aux gens pour qu'ils se confient au premier papier imprimé n'est que les préparer à un nouvel esclavage... Lire devient le moyen du plus affreux enrégimentement, et certaine manière vaniteuse de savoir lire arrête en quelque sorte la pensée. " Un propos qui vient en écho à l'affirmation de CONDORCET, selon laquelle le savoir lire, en absence d'esprit critique, maintient dans l'ignorance et la dépendance au lieu de libérer (Troisième mémoire sur l’instruction publique (1791), éditions Edilig, p. 169. Cf. Annexe 3). - Une nourriture pour l’imaginaire et la créativité de la personne. La notion de " créativité " selon WINNICOTT dans Jeu et Réalité (Gallimard) est ici assez convaincante. Selon le psychanalyste, la créativité est moins une capacité de production (d'œuvres, etc. ) qu'une attitude en face du monde, une manière "d'être là", d'être au monde qui font que le monde existe pleinement. Les réflexions d’un lecteur hors du commun, Marcel PROUST (" Sur la lecture ", éditions Actes Sud) peuvent aussi nourrir la réflexion de l'éducateur. La lecture plaisir, la lecture joie, la lecture célébration, voilà ce dont nous entretient l'auteur. On peut y voir un programme éducatif ! EN FIN DE COMPTE APPRENDRE ET ENSEIGNER A LIRE C’EST FORMER ET EDUQUER L’INTELLIGENCE : - Parce que dans l’écrit sont engagés les procédés les plus généraux de la pensée ; - Parce qu’il y a des liens essentiels entre la lecture et la pensée ou la démarche scientifique. IL FAUT DONC VEILLER A CE QUE LES METHODES SOIENT A LA HAUTEUR DES OBJECTIFS ! On fera dans cette perspective la critique d’un certain usage " non émancipateur " des manuels scolaires. Trop souvent ceux-ci ne sont même pas la "propriété" de l'enfant, leur usage est constamment soumis aux commandes du maître, ils sont alors réduits à un recueil de fiches d'exercices qui soumettent l'enfant à la volonté enseignante, au lieu de lui ouvrir les portes de l'univers : où est alors le sens de l'émancipation ?
782
IV. L’ENFANT ET LA LECTURE
1) Les différences initiales Un apprentissage complexe. Se débarrasser de l'idée qu'il est "facile" d'apprendre à lire Des enjeux pas seulement " didactiques " mais aussi psychologiques. Des enjeux pas seulement psychologiques mais aussi et fondamentalement sociaux : - la langue et la distance sociale à la culture scolaire. - Fonction sociale du langage. - Fonction socialisante et personnalisante. (Cf. GFEN, Pour une autre pédagogie de la lecture, Paris, Casterman, 1976, p.18/19, et M.E.N., Maîtrise de la langue à l’école, CNDP, p.117/119).
2) Aux sources du goût de lire Seule motivation durable : le plaisir Découvrir le goût de lire, le cultiver, le préparer, l’entretenir, l’encourager. Qu’est-ce que le goût de lire et d’où vient-il ? Comment l’encourager ? Le point de vue d’un pédopsychiatre, René DIATKINE (Cf GFEN, Pour une autre pédagogie de la lecture, p.33/39) : - Trois groupes d’enfants. a) "Le premier groupe comprend les enfants apprenant facilement la langue écrite, et en tout cas sachant lire rapidement. Il est important de constater que le plus souvent, quelle que soit la méthode utilisée, ces enfants ont acquis la lecture entant qu'activité globale avant que le maître leur ait tout enseigné" (p. 34). b) "Un deuxième groupe est constitué par les enfants qui suivent à peu près, mais chez qui ce processus de généralisation ne se produit pas. Pour eux, on est obligé d'aller jusqu'au bout de la méthode, et, bien souvent, ces enfants ont tendance à oublier ce qu'ils ont appris au début quand on arrive à la fin. Il faut alors recommencer. Cette répétition est d'ailleurs relativement efficace" (Idem). c) "Enfin un troisième groupe est constitué d'enfants ne faisant aucune acquisition de la langue écrite au cours de la première année d'école élémentaire…". On y trouve selon Diatkine les enfants vivant dans des conditions particulièrement difficiles, ceux qui
783 appartiennent à des familles "n'ayant aucune dimension culturelle commune avec l'école", un certain nombre d'enfants "posant des problèmes psychopathologiques divers".
- Une différence qualitative et pas seulement quantitative sépare ces trois groupes : formés tôt, ces groupes sont très stables ; et ils laisseront place chez les adultes à une répartition plus tranchée : les lecteurs et les non-lecteurs. A quelques exceptions significatives (cf p. 36), "les lecteurs se recrutent presque exclusivement dans le groupe des enfants qui ont appris à lire vite au début de leur scolarité". - Le goût de lire n’est pas la " conséquence " de l’apprentissage réussi. - Il se joue dans le rapport très précoce de plaisir pris avec la langue : l’accès à la languerécit et le plaisir de l’imaginaire. - Conclusion : ne pas réduire la valeur du langage à celle d’un moyen de communication, mais prendre en compte sa dimension et son bénéfice imaginaires. Rôle essentiel de l’école maternelle à cet égard .
3) La dynamique de l’apprentissage (Cf. GFEN, " Un enfant apprend, mais quel enfant ? ", in Pour une autre pédagogie de la lecture, p.60 sq.) - Apprendre, c’est l’acte du sujet. - Un enfant y découvre un nouvel objet culturel. Il apprend à se l’approprier par une double prise : lire – écrire. - L’apprentissage doit être pensé dans la dynamique du développement de l’enfant : une activité transformatrice (manipuler, explorer, répéter), soutenue par un désir et un " espace de vie " suffisant. - Penser la lecture comme entrée dans une " autre " culture.
CONCLUSIONS
Eviter la mécanisation de l’apprentissage pour en préserver le sens, la force émancipatrice. Et pour cela ne jamais perdre de vue ses finalités éducatives. Ne pas oublier qu’avant d’entrer dans le monde de l’Écrit, l’enfant habite le monde de la Parole et du Corps. Une façon d’être au monde et aux autres.
784 Se souvenir que l’Écrit ne peut être réduit à la transcription de l’oral, qu’il a une signification anthropologique. Traces et inscriptions. Réactualiser les pouvoirs de l’écrit et les valeurs de l’alphabétisation. Par où passe aujourd’hui la liberté intellectuelle et politique que les Lumières avaient mise dans l’accès à la lecture ? *** Un dossier complémentaire à ouvrir : l’image contre le livre ? L'audio-visuel contre l'écrit ? Cette réflexion doit aujourd'hui absolument être conduite…
Annexe 1. "L'année scolaire avançant, Edwin s'aperçut qu'il surgissait des mots de toutes parts autour de lui. Il en poussait plein sur la table au petit déjeuner - sur les boîtes de céréales, sur les fioles de vitamines, sur les flacons de saccharine. Il trouva des dizaines de mots sur le chemin de l'école: BENJAMIN STREET, JORDAN AVENUE, A VENDRE, STOP, VINCENT CAPOBIANCO, BUZZY AIME SUE, MARIE MÈRE DE DIEU, OLDSMOBILE, MOBILOIL, et, bien sûr, son panneau préféré, qui le faisait penser à l'attaque de la diligence et au masque de tigre en carton : ATTENTION ENFANTS. Il y avait des mots sur les boîtes de puzzles, des mots sur les cartons de diapositives pour stéréoscope, des mots sur ses boîtes de peinture, des mots sur ses cahiers à colorier, des mots sur sa balle en caoutchouc rose, des mots sur sa balle de tennis, des mots sur son damier, des mots sur l'ampoule électrique, des mots sur l'interrupteur, des mots sur son oreiller. Sur un seul penny, que lut Mr. Mullhouse, il y avait les MOTS LIBERTY, IN GOD WE TRUST, ONE CENT, UNITED STATES OF AMERICA, et E PLURIBUS UNUM, que même Mrs. Mullhouse ne comprenait pas. Sur le fourreau en papier d'une seule craie de couleur, il y avait les MOTS COPPER, BINNEY & SMITH INC., NEW YORK, MADE IN U.S.A. Il y avait des mots dans les éléments de la cuisine, des mots dans l'armoire à pharmacie, des mots dans les placards, des mots dans tous les tiroirs. Il en poussait sur les crayons, sur les lampes, sur les horloges, sur les sacs en papier, sur les boîtes en carton, sur les balais à tapis, sur les pôles en laiton des prises de courant, sous les assiettes, et sur le dos des petites cuillères. Il en poussait dans ses tennis, dans ses slips, à l'intérieur de sa chemise derrière sa nuque. Il en poussait même sur la pelouse; sur la balancelle blanche, sur le couvercle des poubelles, sur la vanne à mazout qui dépassait du gazon devant la maison; et un beau jour de printemps, il regarda en l'air et vit un avion qui écrivait des mots dans le ciel. Et comme avec le passage de l'hiver au printemps, Edwin était passé de l'abécédaire au premier livre de lecture, c'était comme si la saison même bourgeonnait et fleurissait en mots." S. MILHAUSER, La vie trop brève d’Edwin Mulhouse, Albin Michel, p. 153/154
Annexe 2.
785 "Le problème de la lecture courante est admirable et difficile. Tant qu'il n'est point résolu, ne distinguez pas entre ceux qui savent lire et ceux qui ne le savent point. La lecture qui ânonne ne sert à rien. Tant que l'esprit est occupé à former les mots, il laisse échapper l'idée. Ces affiches lumineuses où la phrase semble sortir d'un trou comme un serpent, pour se précipiter aussitôt dans un autre, ce sont des leçons neuves et excellentes. On dit que nous vivons maintenant dans la vitesse, et emportés au train des machines. N'exagérons pas; la promenade du dimanche se fait toujours du même pas; et il ne manque pas de flâneurs, de pêcheurs à la ligne, ni d'amateurs qui s'arrêtent pour un tableau ou pour un vieux meuble. Mais nous avons gagné ceci, defaire vite ce qui ne mérite point qu'on s'arrête. Epeler un écriteau, cela est ridicule; il faut le saisir d'un regard; et la plus grande partie d'un journal doit être saisie à la course. Les titres, et quelques mots d'importance, cela suffit bien. Bref, il faut savoir lire l'imprimé comme le musicien exercé lit la musique. Nous en sommes restés au temps où l'on se lisait à soi-même, où l'on s'écoutait lisant. Mais cet orateur qui parle à soi pour se dire que la ville est à cinq kilomètres et que les Français jouent Andromaque, cet orateur n'est pas de ce temps-ci. Il ne sait point lire; et même s'il lit le journal à haute voix et pour d'autres, je ne suis pas assuré qu'il comprend ce qu'il dit, assez occupé de faire correspondre les sons aux signes." ALAIN, Propos sur l'éducation, n° 38, PUF/Quadrige p. 96/97.
Annexe 3. "Accoutumés à lire, habitués à des styles divers, ces accessoires nous amusent ou nous intéressent, nous rebutent ou nous ennuient, mais ne nous empêchent pas de saisir l'enveloppe qui la couvre, la proposition qu'on veut faire entendre. Il n'en est pas de même de ceux qui n'ont pas cette habitude. Il ne serait pas difficile de faire un récit purement allégorique où, changeant les noms, dénaturant les événements, faisant agir des êtres imaginaires, supposant des faits chimériques, on aurait cependant écrit une histoire réelle très-claire pour un certain nombre de personnes, mais absolument inintelligible pour tous les autres ou plutôt leur présentant, soit un conte, soit (pourvu merveilleux y ait été ménagé) une histoire absolument disparate. Or, ce double sens, si sensible dans cet exemple, n'est pas moins réel dans la plupart des livres. Il existe entre les hommes dont l'esprit est exercé et les autres, la même différence qu'entre ceux qui ont ou qui n'ont pas la clef de l'allégorie. Comment donc s'instruire dans les livres, si on n'a pas appris à les bien entendre ? Les éléments très simples de ce qu'on appelle critique ne sont pas moins nécessaires ; il faut distinguer les caractères et les degrés de l'autorité que donne aux faits ou le genre des livres qui les renferment, ou le nom des auteurs, et le ton de l'ouvrage, ou, enfin, la nature même de ces faits ; il faut savoir se décider entre les témoignages opposés, et pouvoir reconnaître quand l'accord de ces témoignages devient un signe de vérité. Le premier mouvement des hommes est de prendre littéralement et de croire tout ce qu'ils lisent comme tout ce qu'ils entendent. Plus celui qui n'a pas appris à se défendre de ce mouvement lira de livres, plus il deviendra ignorant ; car on ne sait que des vérités, et toute erreur est ignorance. La lecture n'apprendrait rien à un homme armé d'une défiance aveugle ; celui, au contraire, qui, résistant à cette impression, n'admet que ce qui est prouvé, et demeure dans le doute sur tout le reste, ne trouvera dans les livres que des vérités".
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CONDORCET, Troisième mémoire sur l’instruction publique (1791), éditions Edilig, p. 169.
Annexe 4 LA LANGUE DANS LES INSTRUCTIONS DE FEVRIER 2002
A) LA MAITRISE DE LA LANGUE ET L'ECOLE MATERNELLE
"Le langage au cœur des apprentissages Dans l'appropriation active du langage oral se développent des compétences décisives pour tous les apprentissages : comprendre la parole de l'autre et se faire comprendre, se construire et se protéger, agir dans le monde physique et humain, explorer les univers imaginaires... En s'ouvrant ainsi aux usages et fonctions du langage, l'enfant acquiert une langue, le français, qui lui permet non seulement de communiquer avec ceux qui l'entourent, mais aussi d'accéder à la culture dont la langue nationale est le vecteur, une langue qui lui permet d'apprendre et de comprendre le monde dans lequel il vit. Le langage s'exerce d'abord à travers l'expérience quotidienne, mais ses fonctions plus complexes se découvrent aussi dans des situations organisées qui permettent à chacun de découvrir, de structurer des manières neuves de comprendre la parole d'autrui ou de se faire comprendre. L'accent mis à l'école maternelle sur les usages oraux du langage n'interdit pas, bien au contraire, d'accéder à de multiples visages des cultures écrites. Cela n'empêche pas non plus l'enfant de commencer à concevoir comment fonctionne le code alphabétique et comment il permet de lire ou d'écrire. C'est en effet dans l'activité orale que l'écrit est rencontré à l'école maternelle. De la qualité de ce premier et nécessaire abord dépend en grande partie l'aisance des apprentissages ultérieurs. Profitant de la plasticité des compétences auditives du jeune enfant et de ses capacités expressives, l'école maternelle est partie prenante de l'effort du système éducatif en faveur des langues étrangères ou régionales. Elle conduit les enfants à devenir familiers des sons caractérisant d'autres langues, elle leur fait rencontrer d'autres rythmes prosodiques, d'autres phénomènes linguistiques et culturels. Elle utilise à ce propos la multiplicité des langues parlées sur le territoire national et, plus particulièrement, celles qui sont les langues maternelles de certains de ses élèves. Dès la grande section, elle met les enfants en situation de commencer à apprendre une nouvelle langue…. LE LANGAGE AU CŒUR DES APPRENTISSAGES OBJECTIFS ET PROGRAMME En accueillant des enfants de plus en plus jeunes, l'école maternelle a fait du langage oral l'axe majeur de ses activités. En effet, au moment de leur première rentrée, les tout-petits ne savent souvent produire que de très courtes suites de mots et ne disposent encore que d'un lexique très limité. Lorsqu'ils quittent l'école maternelle, ils peuvent construire des énoncés complexes et les articuler entre eux pour raconter une histoire, décrire un objet, expliquer un phénomène. Ils sont prêts à apprendre à lire. Ce parcours doit certes beaucoup au développement psychologique extrêmement rapide qui caractérise ces années, mais il doit plus encore à l'aide incessante des adultes ou des enfants plus âgés qui entourent "l'apprenti parleur". C'est dire l'attention de tous les instants que les enseignants doivent porter aux activités qui mettent en jeu le langage. 1 - Permettre à chaque enfant de participer aux échanges verbaux de la classe et inscrire les activités de langage dans de véritables situations de communication
787 Quand il arrive pour la première fois à l'école maternelle, l'enfant découvre qu'il ne se fait plus comprendre aussi facilement et que lui-même ne comprend plus très bien ce qui se passe et ce qui se dit autour de lui. La communication avec les adultes, comme avec les autres enfants, perd l'évidence attachée au milieu familial. La pédagogie du langage repose donc d'abord sur le rétablissement puis le maintien de la communication entre chaque enfant et les adultes de l'école d'une part, entre chaque enfant et tous les autres d'autre part. Cette communication est loin d'être seulement verbale. Elle s'inscrit aussi dans les gestes et les attitudes, dans la clarté et dans l'évidence des situations. Elle suppose donc, de la part de l'enseignant, un respect scrupuleux de l'organisation des espaces et du temps, une mise en place matérielle rigoureuse de chaque activité, une attention permanente à ce qui se passe dans la classe, un souci d'explicitation du vécu quotidien, une verbalisation simple et fortement ancrée dans son contexte. Le domaine d'activités "Vivre ensemble" contribue au développement progressif d'une communication efficace dans la classe et dans l'école. Toutefois, les autres domaines d'activités supposent, eux aussi, des échanges verbaux de qualité et, en conséquence, sont l'occasion de développer, chez chaque enfant, les compétences de communication que leur mise en œuvre exige. C'est dans le cadre de cette communication sans cesse relancée entre l'enfant et les adultes, entre l'enfant et ses camarades que vient s'inscrire toute la pédagogie du langage. Elle vise à accompagner l'enfant dans ses premiers apprentissages, à l'aider à franchir le complexe passage d'un usage du langage en situation (lié à l'expérience immédiate) à un langage d'évocation des événements passés, futurs ou imaginaires, à lui permettre de se donner enfin tous les moyens nécessaires à une bonne entrée dans l'écrit. Dans la mesure où le langage est au cœur de tous les apprentissages, il importe que chaque activité ait une dimension linguistique clairement affichée. Toutefois, le travail du langage ne peut être seulement occasionnel et doit donc être programmé avec rigueur. L'équilibre entre ces deux modalités est l'un des gages de la qualité des enseignements proposés. 2 - Accompagner le jeune enfant dans son premier apprentissage du langage : langage en situation Pour les plus jeunes (deux et trois ans), il s'agit, pour l'essentiel, de faciliter l'acquisition des usages les plus immédiats du langage : comprendre les énoncés qu'on leur adresse pourvu qu'ils soient "en situation", c'est-à-dire directement articulés avec l'action ou l'événement en cours ; se faire comprendre dans les mêmes conditions. 2.1 Créer pour chaque enfant le plus grand nombre possible de situations d'échange verbal L'essentiel de cette acquisition passe par la participation de chaque enfant à de nombreux échanges linguistiques ayant un sens pour lui et le concernant directement. La pédagogie du langage, pour les plus jeunes, relève donc d'abord d'une organisation de la classe qui permette à chaque enfant d'être sollicité personnellement à de nombreuses reprises dans la journée. Les autres adultes de l'école mais aussi les enfants plus âgés jouent un rôle tout aussi efficace que le maître dans cette première acquisition du langage. Cela signifie que, bien encadrés, ils peuvent contribuer notablement à l'augmentation des échanges verbaux dans la vie scolaire quotidienne. Cela signifie aussi que la répartition des élèves dans des classes d'âge hétérogène peut être un facteur déterminant de l'accès au langage en multipliant les interactions entre plus grands et plus petits. 2.2 Inscrire les activités de langage dans l'expérience (verbaliser les actions) et multiplier les interactions Pour que ces échanges aient une signification, il est nécessaire qu'ils soient très fortement ancrés dans le vécu d'une situation dont l'enfant est l'un des protagonistes. En effet, pour le tout-petit, le sens des énoncés se confond souvent avec ce qu'il perçoit et comprend de l'action ou de l'événement concomitant. C'est dire que, à cet âge, le travail du langage est obligatoirement lié à une activité ou à un moment de vie quotidienne. Comme en milieu familial, il importe que l'adulte verbalise abondamment la situation en cours, sollicite l'échange avec chaque enfant et interagisse avec lui chaque fois qu'il tente de produire un énoncé (reprise de l'énoncé, restructuration de celui-ci dans le langage oral de l'adulte). Les contrôles de la compréhension construite par l'enfant doivent être tout aussi fréquents et conduire aux mêmes interactions pour relancer son effort d'interprétation de la situation et des énoncés qui la commentent : ancrage fort des énoncés de l'adulte dans la situation, expressivité de la voix et des gestes, utilisation des moyens non verbaux de la communication, reprise de la formulation, paraphrases nombreuses. L'utilisation d'une marionnette ou d'une marotte peut permettre de créer des moments de dialogue qui engagent les plus timides à parler.
788 3 - Apprendre à se servir du langage pour évoquer des événements en leur absence : événements passés, à venir, imaginaires Vers trois ans, une nouvelle étape conduit l'enfant à entrer dans un langage susceptible d'évoquer des situations ou des événements qu'il n'est pas en train de vivre. Certes, le tout-petit tente aussi de dire ce qui a frappé son attention et qu'il a retenu, mais il ne dispose pas encore des moyens adéquats pour le verbaliser et rencontre donc les plus grandes difficultés à se faire comprendre lorsque son interlocuteur n'a pas vécu la même situation que lui. La compréhension de ces énoncés renvoyant à une expérience passée ou à venir (ou imaginaire) implique la maîtrise progressive d'un lexique de plus en plus précis et abondant, de structures syntaxiques nouvelles, de formes linguistiques qu'il ne connaît pas encore. La production de ce même langage suppose une structuration plus ferme d'énoncés plus longs et mieux articulés entre eux. Il s'agit en fait de l'acquisition d'un nouveau langage. Si, lors de la première phase, l'enfant semble capable de s'emparer aisément de la langue qu'on parle autour de lui, dans cette deuxième phase une action incessante de l'adulte est nécessaire. Chaque fois que ce dernier veut se faire entendre, il ne doit pas hésiter à reformuler différemment un premier énoncé de manière à fournir les points d'appui nécessaires à la compréhension. Quand, à l'inverse, l'enfant tente de rappeler un événement passé ou d'anticiper une situation à venir, il est nécessaire que l'adulte dialogue avec lui (interaction) pour l'amener progressivement à une formulation adéquate, c'est-à-dire qui offre à l'interlocuteur tous les repères nécessaires à la compréhension (dans le cas de l'annonce d'une nouvelle, par exemple, localisation dans le temps et l'espace de l'événement, présentation des individus ou des objets concernés, usage normal des pronoms de substitution, gestion des temps du passé, etc.). 3.1 Rappeler verbalement les activités qui viennent de se dérouler dans la classe Le rappel de ce qui vient de se passer dans la classe est certainement l'une des meilleures entrées dans ces apprentissages. On peut faire varier la complexité des événements concernés, le temps qui sépare le moment où ils ont eu lieu du moment où ils sont évoqués, le caractère individuel ou collectif de la verbalisation suggérée. Le rôle de l'adulte, dans ce type de travail, consiste à exiger l'explicitation nécessaire, à s'étonner lorsque la compréhension n'est pas possible, à relancer l'effort de l'enfant ou des enfants, à reformuler dans un langage plus approprié les essais qui ne parviennent pas à trouver leur forme adéquate. L'utilisation de dessins ou de photographies peut se révéler efficace lorsque l'on aborde un événement plus complexe à raconter. En effet, ils facilitent la restructuration collective des représentations mémorisées. La progressive maîtrise de la compréhension de ce langage passe par des activités mettant en jeu des situations d'échange avec les familles ("livre de vie"), de correspondance interscolaire, en particulier par le moyen du courrier électronique (l'enseignant est dans ce cas le lecteur des messages reçus). Elles peuvent aussi s'appuyer sur l'échange de cassettes, l'usage de la radio ou de la vidéo... Les discussions sur la signification des énoncés entendus permettent des interaction identiques à celles qui ont lieu lors d'activités de production. 3.2 Se repérer dans le temps et utiliser les marques verbales de la temporalité La construction de repères temporels est un aspect important du développement psychologique de l'enfant pendant sa scolarité à l'école maternelle. Le langage joue un rôle essentiel dans ce développement. Les marques de la temporalité sont complexes et supposent, pour être acquises, des interventions importantes de l'adulte. L'enfant doit d'abord apprendre à utiliser les marques de l'énonciation qui lui permettent de situer le présent au moment où il parle et, de part et d'autre, le passé et le futur. Ces marques sont soit des mots outils ou expressions ("maintenant", "aujourd'hui", "cette semaine"... ; "il y a un moment", "hier", "le mois dernier"... ; "tout à l'heure", "après-demain", "la semaine prochaine"...), soit des flexions temporelles (présent, temps du passé, temps du futur, passé proche, futur proche...). En général, elles font partie de ce langage en situation qui s'acquiert de manière quasi spontanée, à condition que l'enfant soit partie prenante d'échanges réguliers avec des adultes mettant en jeu ces différentes marques linguistiques dans un contexte à la signification facilement accessible. Il n'en est pas de même pour les marques temporelles relatives à l'usage du langage d'évocation, qui se révèlent beaucoup plus difficiles à acquérir et supposent un travail d'étayage assidu de la part de l'enseignant. Dans ce cas, l'enfant doit apprendre à se donner une origine temporelle référée au temps objectif des calendriers, que cette origine soit vague ("autrefois") ou précise ("le 1er janvier 2000"), qu'elle se réfère au temps réel du récit historique (date) ou au temps imaginaire de la fiction ("Il était une fois..."). Ce temps chronique peut être celui des différentes communautés dans lesquelles vit l'enfant : sa famille (dates d'événements familiaux marquants), son école (la rentrée, la fête de l'école). Il doit aussi devenir celui de la société civile (calendrier) et, plus tard, de la culture qui
789 la sous-tend (histoire). Une deuxième difficulté réside dans la compréhension et l'expression de la position relative des événements les uns par rapport aux autres dans la trame de ce temps objectif. Il en est de même pour la superposition ou la succession des différentes durées. Cela suppose l'emploi d'autres marques verbales : des mots-outils référés cette fois à des dates et non plus au présent de l'énonciation ("avant", "après", "le jour suivant", "le jour précédent"...), des usages différents des temps des verbes marquant l'antériorité relative (temps simples opposés au temps composé), le caractère ponctuel et fini d'un événement ou, au contraire, le fait qu'il dure ou soit répétitif (opposition du passé composé à l'imparfait, voire, dans les récits littéraires, du passé simple à l'imparfait). Comme pour l'espace, le lexique (les verbes en particulier) joue un rôle essentiel dans cette expression de la temporalité. À l'école maternelle, ce n'est que par l'usage répété de ces multiples manières de marquer la temporalité que l'enfant parvient à en comprendre le fonctionnement et qu'il commence à les utiliser à bon escient. Cela suppose de la part du maître d'incessantes interactions venant soutenir les efforts de chaque élève. La dictée à l'adulte est, dans ce cas, un instrument utile dans la mesure où elle permet de réviser les premières tentatives. 3.3 Du rappel des événements passés au récit : découvrir les cultures orales Les moments où l'on rassemble le groupe pour dire un conte ou une histoire constituent un apport important pour l'accès au langage de l'évocation. Ils permettent d'aller plus avant encore dans le pouvoir de représentation du langage, en explorant des mondes imaginaires et en constituant une première culture partagée. L'immense répertoire des traditions orales est ici au centre du travail. Son exploration doit être soigneusement programmée de manière à ce que se constitue une véritable connaissance des grands thèmes (la vie, la mort, les rites de passage, la dépendance et la liberté, le courage et la lâcheté, la pauvreté et la richesse, le bien et le mal...) ainsi que des personnages qui ne sauraient être ignorés (bestiaire traditionnel, héros des principaux contes ou des classiques de la littérature de jeunesse qui inspirent à leur tour la culture orale). On prendra soin de ne pas oublier les traditions orales régionales ainsi que celles des aires culturelles des enfants étrangers ou d'origine étrangère qui fréquentent l'école. Au travers de cette diversité, il est possible d'effectuer des rapprochements qui manifestent le caractère universel de cette culture. L'art du conteur, qui non seulement raconte mais adapte son texte à son public et dialogue avec lui, doit être ici au centre de la démarche. Le retour régulier sur les histoires ou les contes les plus forts est la règle : ils doivent pouvoir être connus et reformulés par tous les élèves. Certes, une partie de la trame narrative échappe toujours aux enfants, mais, si l'on prend soin de construire une progression qui aille des histoires les plus simples aux plus complexes, il est possible de constituer progressivement une culture des contes en s'appuyant sur l'un pour aller vers l'autre. Là encore, jouer avec les images est décisif : les albums illustrés, les images projetées, les films d'animation et, dans un second temps, les contes présentés sur des cédéroms interactifs peuvent être des supports de la parole de l'enseignant sans, cependant, se substituer à celle-ci. Il importe de faire se rencontrer des réalisations différentes d'un même conte de manière à permettre aux enfants de s'approprier sa forme verbale plutôt que l'une de ses mises en images. Enfin, on n'oubliera pas que la mémorisation de poèmes, de comptines, de jeux de doigts, de chansons participe largement, par leur caractère narratif, à cette construction progressive d'un riche répertoire de représentations et de langage. 3.4 Se repérer dans l'espace et décrire des objets ordonnés Lorsque l'enfant dispose d'une représentation orientée de son propre corps et commence à s'en servir pour organiser l'espace qui l'entoure (voir dans le domaine "Découvrir le monde" la rubrique "Repérages dans l'espace"), il peut verbaliser de manière plus assurée les relations spatiales. Il convient alors de l'aider à s'approprier : - les marques de l'énonciation structurant l'espace à partir de celui qui parle ("ici", "là", "près de moi", "loin de moi", "en haut", "en bas", "à droite", "à gauche", "devant moi", "derrière moi"...), - les éléments lexicaux exprimant des déplacements ou des situations orientés ("s'éloigner", "se rapprocher", "venir", "s'en aller", "partir", "arriver", "monter", "descendre"...). Les repérages dans un espace indépendant de celui qui parle se structurent parallèlement. Ce sont alors les caractéristiques fixes des objets qu'il contient qui permettent de l'orienter. Ainsi, la salle de classe comporte le côté des fenêtres, celui du tableau, celui de la porte d'entrée... Il est intéressant d'explorer les positions relatives de deux ou trois objets et les positions dans un espace strictement défini comme la classe ou la salle de jeu. L'enfant apprend alors à décrire les objets et leurs déplacements, indépendamment de sa position. Le langage utilisé dans ces différentes situations ne se limite pas à une liste de petits mots. Il comporte aussi de très nombreux noms et verbes qui ont des valeurs spatiales spécifiques comme "le
790 sol", "le plafond", "la cave", "le grenier", "l'escalier", "monter", "descendre", "avancer", "reculer"... 4 - Se familiariser avec le français écrit et se construire une première culture littéraire Dès quatre ans, quelquefois avant, la plupart des enfants sont attentifs aux écrits qui les entourent. Ils tentent d'en comprendre le fonctionnement et, souvent, construisent des hypothèses intelligentes, même inexactes, sur les relations entre les écritures et la réalité orale du langage qu'ils connaissent bien. L'école maternelle doit les aider dans cette appropriation progressive des formes écrites du langage et du principe alphabétique qui structure l'écriture du français : la représentation du langage oral par les signes écrits (graphèmes) se fait prioritairement au niveau des unités distinctives (phonèmes) et non au niveau de ce qui est signifié. Cet aspect du travail de la maîtrise du langage introduit l'enfant aux apprentissages fondamentaux de manière particulièrement efficace. Il est donc au centre de la dernière année de l'école maternelle (enfants de 5 ans) mais doit se poursuivre pendant la première année de l'école élémentaire comme préalable nécessaire à une entrée explicite dans l'apprentissage de la lecture. C'est en ce sens que le cycle des apprentissages fondamentaux commence dès l'école maternelle et se poursuit à l'école élémentaire. C'est aussi en ce sens que la programmation des activités des deux premières années de l'école élémentaire ne peut être effectuée sans l'aide des enseignants de l'école maternelle. 4.1 Découvrir les principales fonctions sociales de l'écrit Avant même de savoir lire, l'enfant peut et doit se familiariser avec les principales fonctions de l'écrit en jouant avec les supports les plus fréquents de celui-ci, de la signalisation aux affiches et aux livres, en passant par la presse ou les supports informatiques. Le monde de l'école est évidemment découvert le premier, mais le quartier, le milieu familial, les bibliothèques ou les musées de proximité supposent le même travail. Cette exploration commence lorsque l'adulte explicite les usages quotidiens qu'il fait de l'écrit. Elle est complétée par des séances de travail spécifiques qui permettent à l'enfant de s'interroger à haute voix sur le sens que pourrait avoir tel ou tel écrit. Le dialogue qui se constitue alors permet d'évoquer les différentes hypothèses, d'éliminer celles qui ne sont pas adéquates, d'affiner les premières représentations. La séquence se termine par une lecture à haute voix du maître. Une programmation précise des différents usages de l'écrit rencontrés doit être effectuée de manière à ce qu'une exploration suffisamment riche ait été conduite entre trois et six ans. De la même manière, les supports de l'écrit peuvent être explorés et donner lieu à des tris, à des comparaisons. Avec les plus grands, on peut commencer à travailler sur l'organisation du coin lecture ou de la bibliothèque-centre documentaire en séparant quelques types de livres. Dans toutes ces activités, il ne s'agit jamais de se livrer à un travail formel, excessif à cet âge, ni de construire des catégories abstraites. On attend des élèves qu'ils manipulent les matériaux proposés, qu'ils les comparent, qu'ils constituent des tris provisoires qui pourront être remis en question par le tri suivant. 4.2 Se familiariser avec le français écrit En français, la distance entre langue orale et langue écrite est particulièrement importante. Cela se remarque tout autant pour le lexique utilisé que pour la syntaxe ou encore pour la prégnance de la norme. Si le jeune enfant se rapproche des réalités de la langue écrite en apprenant à utiliser le langage de l'évocation, il reste encore très éloigné de celles-ci alors qu'il sait déjà comprendre beaucoup de choses et se faire bien comprendre à l'oral. Il convient donc de le familiariser avec la langue de l'écrit si l'on souhaite qu'il profite plus pleinement des lectures qui lui seront faites et que, plus tard, à l'école élémentaire, lorsqu'il apprendra à lire, il reconnaisse derrière les signes graphiques une langue qui lui est déjà familière. L'une des activités les plus efficaces dans ce domaine consiste certainement à demander à un enfant ou à un groupe d'enfants de dicter au maître le texte que l'on souhaite rédiger dans le contexte précis d'un projet d'écriture. Ce n'est que progressivement que l'enfant prend conscience de l'acte d'écriture de l'adulte. Lorsqu'il comprend qu'il doit ralentir son débit, il parvient à gérer cette forme inhabituelle de prise de parole par une structuration plus consciente de ses énoncés. L'adulte interagit en refusant des formulations "qui ne peuvent pas s'écrire" et conduit les enfants à s'inscrire progressivement dans cette nouvelle exigence et à participer à une révision négociée du texte. Peu à peu, l'enfant prend conscience que sa parole a été fixée par l'écriture et qu'il peut donc y revenir, pour terminer une phrase, pour la modifier en demandant à l'adulte de redire ce qui est déjà écrit. Chaque type d'écrit permet d'explorer les contraintes qui le caractérisent. La programmation met en jeu de nombreux paramètres : nombre d'élèves participant à l'exercice (moins il y a d'élèves, plus l'exercice est difficile), longueur du texte, évocation antérieure du thème, choix du thème et du type d'écrit... Les lectures entendues participent largement à la construction d'une première culture de la langue écrite pourvu qu'elles soient l'occasion, pour l'enfant, de reformuler fréquemment, dans ses propres
791 mots, les textes qu'il rencontre par la voix du maître. Les livres illustrés (albums) qui s'adressent aux enfants ne sachant encore lire constituent le plus souvent une littérature d'excellente qualité tant par les thèmes qu'elle traite que par la manière de les aborder dans un subtil échange entre textes et images. Ces objets sont faits pour être lus et discutés avec les enfants dans la famille (par un prêt de livres à domicile) comme à l'école. Ils sont l'occasion d'une première rencontre avec l'un des constituants importants d'une culture littéraire vivante et doivent tenir une place centrale dans le quotidien de l'école maternelle. Une bibliographie courante mise régulièrement à jour par le ministère de l'éducation nationale permet aux maîtres d'effectuer au mieux leurs sélections. 4.3 Se construire une première culture littéraire Des parcours de lecture doivent être organisés afin de construire progressivement la première culture littéraire, appropriée à son âge, dont l'enfant a besoin. Ces cheminements permettent de rencontrer des œuvres fortes, souvent rééditées, qui constituent de véritables "classiques" de l'école maternelle, tout autant que des œuvres nouvelles caractéristiques de la créativité de la littérature de jeunesse d'aujourd'hui. Ils conduisent à rapprocher des personnages ou des types de personnages, à explorer des thèmes, à retrouver des illustrateurs ou des auteurs... Cette imprégnation qui commence dès le plus jeune âge doit se poursuivre à l'école élémentaire afin de constituer une base solide pour les lectures autonomes ultérieures. Si, pour les plus petits (deux ans), l'essentiel de l'activité réside dans l'impact de la lecture faite par le maître ainsi que dans la verbalisation suggérée à propos des images qui accompagnent le texte, dès trois ans il convient de demander à l'enfant qu'il reformule ce qu'il a entendu dans son propre langage. La mémorisation est soutenue par les images. C'est par le dialogue qui accompagne ces tentatives que l'enseignant reconstruit les passages qui, parce qu'ils n'ont pas été compris, n'ont pas été mémorisés ou encore qui ont été compris de manière erronée. Dès cinq ans, des débats sur l'interprétation des textes peuvent accompagner ce travail rigoureux de la compréhension. On évitera de passer de trop longs moments à analyser de manière formelle les indications portées par les couvertures. Par contre, on peut, à partir des illustrations qu'elles comportent, apprendre aux enfants à retrouver le texte qu'ils cherchent, à faire des hypothèses sur le contenu possible d'un nouvel album. Dans tous les cas, il appartient au maître de dire ce qu'est réellement cette histoire par une lecture à haute voix des textes dont on a tenté de découvrir le contenu. Chaque fois que l'enseignant lit un texte à ses élèves, il le fait d'une manière claire avec une voix correctement posée et sans hésiter à mobiliser des moyens d'expressivité efficaces. Contrairement à ce qu'il fait lorsqu'il raconte, il s'interdit de modifier la lettre des textes de manière à permettre aux enfants de prendre conscience de la permanence des œuvres dans l'imprimé. C'est dire combien, au moment du choix, l'enseignant a dû tenir le plus grand compte de la difficulté de la langue utilisée ou des références auxquelles le texte renvoie. 4.4 Prendre conscience des réalités sonores de la langue Le système d'écriture alphabétique se fonde essentiellement sur la relation entre unités distinctives du langage oral (phonèmes) et unités graphiques (graphèmes). L'une des difficultés de l'apprentissage de la lecture réside dans le fait que les constituants phonétiques du langage sont difficilement perceptibles pour le jeune enfant. En effet, celui-ci traite les énoncés qui lui sont adressés pour en comprendre la signification et non pour en analyser les constituants. Il convient donc de lui permettre d'entendre autrement les paroles qu'il écoute ou qu'il prononce en apprenant à centrer son attention sur les aspects formels du message. On sait que la poésie joue avec les constituants formels, rythmes et sonorités, autant qu'avec les significations. C'est par cette voie que l'on peut introduire les jeunes enfants à une relation nouvelle au langage : comptines, jeux chantés, chansons, poésies, "virelangues" sont autant d'occasions d'attirer l'attention sur les unités distinctives de la langue. La syllabe est un point d'appui important pour accéder aux unités sonores du langage. Retrouver les syllabes constitutives d'un énoncé est le premier pas vers la prise de conscience des phonèmes de la langue. On prendra garde au fait qu'il s'agit de syllabes orales et que, selon les régions, les découpages syllabiques des énoncés sont différents (il suffit de se tenir à un même type de découpage). L'un des moyens les plus simples de faire sentir la réalité des syllabes consiste à rythmer les énoncés, en frappant dans les mains par exemple. Cela se fait naturellement dans une chanson et peut se faire très facilement dans des comptines ou des poèmes. On peut aller plus loin en instaurant des jeux visant à allonger un mot d'une syllabe, à le diminuer, à inverser les syllabes ou à trouver des enchaînements de la dernière syllabe d'un mot à la première du mot suivant... Ces jeux peuvent tout aussi bien se faire avec des syllabes non signifiantes dans la mesure où il s'agit précisément de détourner l'attention de la signification. Dans un deuxième temps, essentiellement à partir de cinq ans, on invite les enfants à découvrir que la langue comporte des syllabes semblables. Là encore tous les systèmes d'assonances peuvent être
792 explorés (rimes en fin de mot dans les poésies et les chansons, assonances en début de mot...). Les jeux consistent à trouver des mots rimant avec un autre, à prolonger des structures poétiques simples, à transformer des mots en jouant sur des substitutions de syllabes, sur l'introduction de syllabes supplémentaires ("javanais"), etc. C'est en jouant de cette manière que l'on découvre que l'on peut casser les syllabes elles-mêmes et, en définitive, comparer des mots qui ne diffèrent que d'un phonème. On ne s'engagera cependant pas dans des exercices d'épellation phonétique trop difficiles à réaliser pour des enfants qui ne savent pas encore lire. D'une manière générale, toutes ces activités doivent être courtes mais fréquentes et s'inscrire dans des jeux aux règles claires ou encore dans des moments centrés sur les activités artistiques. 4.5 Des activités graphiques aux activités d'écriture Dès qu'ils deviennent capables d'une pensée symbolique et grâce aux interactions verbales des adultes, les enfants découvrent le pouvoir d'expression et de communication des traces que laissent certaines de leurs actions motrices. Au fur et à mesure qu'ils acquièrent le contrôle de leurs mouvements et de leurs gestes, que s'affinent leurs capacités à manipuler les instruments et à utiliser les surfaces qu'on leur offre, ils explorent les multiples possibilités de l'activité graphique : le dessin, le graphisme, l'écriture. Ces trois dimensions de l'activité symbolique sont exercées à tous les niveaux de l'école maternelle sans jamais être confondues. Par le dessin, l'enfant organise des tracés et des formes pour créer des représentations ou exprimer des sentiments et les communiquer. Le graphisme utilise des enchaînements de lignes simples, rectilignes ou courbes, continues ou discontinues, et des alternances de couleurs qui se rythment et se structurent en motifs. L'écriture est une activité graphique et linguistique dont les deux composantes ne peuvent être dissociées, particulièrement dans le cycle des apprentissages premiers. Dans ces diverses activités, l'enseignant permet aux enfants de passer d'une activité spontanée à une activité intentionnelle qui réponde à leurs vœux, à leurs besoins mais aussi aux contraintes imposées par l'adulte. La verbalisation des activités permet de donner sens aux productions et de les rendre communicables, elle permet aussi à l'enfant de se repérer et de se situer dans les étapes successives de l'apprentissage. Le geste graphique Le développement et l'enrichissement du geste graphique relèvent à la fois d'un processus de maturation et de l'action attentive de l'enseignant. Du plaisir de l'action, spécifique des premières années, l'enfant passe au plaisir conscient et de plus en plus maîtrisé de la réalisation et de la représentation. Dans cette évolution, il se comporte comme un explorateur et un créateur de formes. Toutefois, l'école doit lui offrir les conditions sans lesquelles son engagement spontané serait rapidement tari : variété des outils, variation des supports et des matériaux mis à disposition, progression des propositions d'activités, rencontre d'œuvres et de propositions graphiques diversifiées. Tout au long de ces activités, l'enfant est amené à contrôler peu à peu la préhension de l'outil qu'il utilise ainsi que la pression exercée sur le support. Il découvre et renforce sa dominance motrice en même temps qu'il se donne progressivement des repères de latéralisation. C'est en étant attentif à ses comportements dans différentes activités qu'on peut vérifier si un enfant va devenir droitier ou gaucher et qu'on peut donc l'aider à structurer cette composante importante de sa motricité. Il convient de lui offrir de réelles alternatives et de lui faire prendre conscience des résultats qu'il obtient en fonction du geste et de la main qu'il mobilise. Qu'il soit droitier ou gaucher, il doit apprendre à tenir ses instruments sans crisper la main (en utilisant la pince du pouce et de l'index et le support du majeur), à disposer la surface qu'il utilise dans le prolongement de l'avant-bras (correctement placé) tout en adoptant une posture adéquate. Dans cet univers stimulant, l'enfant a l'occasion de découvrir ses possibilités, de contrôler ses tracés, de mettre en évidence les formes de base qui vont progressivement s'affiner, se complexifier pour être utilisées librement dans diverses situations. Cependant la tenue des instruments, la mise au point de gestes élémentaires efficaces (monter, descendre, tourner dans un sens, enchaîner, s'arrêter...), l'observation et l'analyse des formes, leur reproduction, nécessitent un véritable apprentissage. L'observation et l'analyse des formes sont certainement l'aspect le plus délicat de l'activité graphique. Ce sont des processus perceptifs qui restent difficiles jusqu'à l'école élémentaire. Là encore, la verbalisation joue un rôle déterminant. La reproduction de motifs graphiques suppose que l'enfant apprenne à trouver le geste le mieux adapté et le plus efficace dans la situation proposée. Cette exploration qui met en jeu des processus moteurs et perceptifs complexes et nécessite une maturation physiologique et nerveuse tout juste en place entre cinq et six ans pour la majorité des enfants, ne sera pas totalement aboutie à la fin de l'école maternelle et devra donc être poursuivie à l'école élémentaire. Activités de dessin
793 Elles sont détaillées dans le domaine "La sensibilité, l'imagination, la création". Activités graphiques Les activités graphiques sont très souvent utilisées, à l'école maternelle, dans l'unique but de former la main de l'enfant à l'écriture. C'est trop en réduire l'intérêt. L'expression graphisme peut en effet s'appuyer sur une culture très développée dans de nombreuses aires culturelles qui, pour diverses raisons, ne privilégient pas la figuration. Elle est aussi très présente dans les arts décoratifs (tissage, poterie, décoration d'objets utilitaires...). Elle utilise des enchaînements de lignes simples, rectilignes ou courbes, continues ou brisées, et des alternances de couleurs qui se structurent parfois en motifs. Elle s'inscrit sur la surface graphique en utilisant aussi bien le fond que les tracés et joue sur la répétition, l'alternance, les rythmes ou les multiples facettes de la symétrie. On peut faire entrer l'enfant dans ce riche univers dès qu'il peut mobiliser le bras et la main pour tenir un instrument scripteur et contrôler la dynamique de la trace. Toutefois, un véritable apprentissage est nécessaire et doit porter sur les trois faces de l'activité : la mise au point de gestes élémentaires efficaces, l'observation et l'analyse des modèles, leur reproduction et, éventuellement, leur détournement. Activités d'écriture Si les activités d'écriture requièrent des compétences grapho-motrices, elles sont indissociables d'apprentissages linguistiques. L'enfant doit ainsi devenir progressivement capable de tracer des écritures tout en découvrant le fonctionnement du code alphabétique, en le comprenant et en commençant à le maîtriser (voir § 4.6.). Au niveau moteur, l'entrée dans l'écriture s'appuie sur l'ensemble des compétences développées par les activités graphiques. Elle requiert toutefois des compétences particulières : la capacité de percevoir les traits caractéristiques d'une lettre, de les analyser et les décrire, de les reproduire. Comme dans les autres activités de symbolisation, l'enseignant attire l'attention de l'enfant sur la distinction entre l'objet, sa représentation par le dessin, son nom et l'écriture de son nom. Lors de ces échanges, les enfants expriment leur souhait d'écrire bien avant de pouvoir reproduire les lettres et les mots. Cette incapacité momentanée peut être contournée par la médiation de l'enseignant qui écrit sous la dictée. Il est cependant déterminant de favoriser toutes les tentatives d'écriture autonome de l'enfant, aussi imparfaites soient-elles. Le recours à l'écriture en capitales d'imprimerie facilite l'activité en proposant des formes faciles à reproduire. Cela nécessite toutefois un accompagnement vigilant, notamment pour parvenir à une orientation correcte et à un regroupement fiable des lettres. C'est par l'observation de ses productions que l'enfant, guidé par l'enseignant, parvient à comprendre en quoi elles sont inabouties ou inadéquates. Peu à peu, dans cet échange guidé par le maître, il acquiert ses premières connaissances sur l'alphabet et le code alphabétique, il intègre les premières règles de la communication écrite. L'usage parallèle du clavier de l'ordinateur, dont les touches sont repérées par des capitales d'imprimerie, permet d'utiliser les lettres ainsi découvertes avant même de savoir les tracer. Il renforce de manière particulièrement heureuse l'apprentissage de l'écriture. Le recours à l'écriture cursive (4) s'impose quand l'enfant est amené à reproduire des enchaînements de mots ou de phrases. Elle favorise le nécessaire découpage en mots de l'écriture. Elle doit donc être proposée à tous les enfants à l'école maternelle dès qu'ils en sont capables. L'écriture cursive nécessite une capacité d'observation des modèles particulièrement aiguisée puisque, dans ce cas, les lettres sont peu individualisées (un même tracé peut chevaucher deux lettres). Elle recourt à un geste graphique complexe fait d'enchaînements de tracés spécifiques selon un ordre prédéterminé et une orientation unique (de gauche à droite). Maîtriser les différents types de tracés, les enchaîner correctement pour former chaque lettre, suivre la trajectoire d'écriture en enchaînant les lettres entre elles constituent la première étape. Progressivement, en maîtrisant ses tracés, l'enfant est amené à écrire sur une ligne, puis, si possible, en fin de grande section, entre deux lignes. L'évaluation de ces compétences au début de la grande section permet à l'enseignant de situer la progression de ses élèves et de moduler ses exigences en fonction de leurs possibilités. Apprendre à écrire, c'est faire un long parcours qui débute tout juste à l'école maternelle et se prolonge tout au long du cycle des apprentissages fondamentaux, pour parvenir à une automatisation suffisante. L'observation des productions des enfants par l'enseignant est déterminante. Elle permet de repérer la façon dont ils entrent dans cet apprentissage, de comprendre leur évolution à un âge où les disparités sont importantes. Le maître a ainsi les moyens de mettre en place la différenciation pédagogique nécessaire, de relancer, pour certains, ses propositions au-delà de ce qu'il avait prévu ou, au contraire, de découvrir des difficultés inattendues pour d'autres et donc de revenir sur ses choix. 4.6 Découvrir le fonctionnement du code écrit
794 Si l'apprentissage explicite de la lecture ne fait pas partie du programme de l'école maternelle, la découverte du fonctionnement du code écrit en est un objectif important. On peut considérer que, dès quatre ans, la plupart des enfants ont commencé à s'intéresser aux écritures qui les entourent. Ils doivent être attentifs à trois phénomènes différents et s'en approprier les mécanismes. La première conquête est certainement celle qui permet de comprendre que le mot écrit renvoie au mot oral et non à la personne ou à l'objet qu'il représente et que, en conséquence, les caractéristiques d'un mot écrit, sa longueur par exemple, sont en relation avec les caractéristiques orales du mot et non avec sa signification ("train" n'est pas un mot plus long que "bicyclette"). Les imagiers peuvent être d'excellents supports pour de fréquents débats sur ce qui est écrit dans un mot et pour des comparaisons portant sur la relation entre ce qui est écrit et la longueur orale du mot. La deuxième conquête est celle qui permet de prendre conscience que l'écrit est composé de mots séparés les uns des autres, alors que l'oral est fait d'énoncés continus, rythmés par des coupures qui ne correspondent que rarement avec les frontières des mots. On peut aider l'enfant à faire ce nouveau pas en écrivant devant lui, tout en disant à haute voix ce qu'on écrit, ou encore en lui demandant où se trouve tel ou tel mot d'une phrase qu'on vient de lui lire. La troisième conquête, très progressive, est celle qui éclaire le mécanisme d'encodage de l'écriture alphabétique : il met en relation des unités sonores et des unités graphiques. Le prénom est souvent le support privilégié d'une première prise de conscience. Il en est de même pour les mots qui reviennent le plus souvent dans l'activité de la classe, comme les jours de la semaine. L'enfant les reconnaît d'abord de manière approximative, sans être capable de savoir comment les lettres qu'ils contiennent jouent leur rôle. Lorsqu'il tente de les reproduire, il invente des systèmes d'écriture successifs. Il est important de lui laisser le temps de construire cette connaissance du principe alphabétique et de lui en donner les moyens. Trouver comment l'on pourrait écrire un mot simple en se servant des matériaux qui ont été progressivement constitués dans la vie de la classe est l'aboutissement de ces "ateliers d'écriture". C'est dans les activités d'écriture, non de lecture, que les enfants parviennent à vraiment "voir" les lettres qui distinguent les mots entre eux. À cet égard, la reconnaissance globale de mots écrits sur des étiquettes est un exercice insuffisant. Les activités graphiques d'écriture, dans la mesure où elles individualisent des lettres, fournissent un matériel important pour la construction du principe alphabétique. Il en est bien sûr de même pour les exercices de copie, à condition qu'ils soient verbalisés. En copiant un mot (en lettres capitales pour les plus jeunes, en lettres cursives dès que c'est possible et, en tout état de cause, avant la fin de l'école maternelle), en décrivant un mot écrit, en utilisant le nom des lettres pour distinguer ce qui différencie deux mots, les enfants se dotent de connaissances importantes qu'ils peuvent réinvestir dans les moments où ils tentent de trouver la manière d'écrire un mot qui n'est plus présent devant eux. Tous les enfants ne sont pas parvenus à construire le principe alphabétique à la fin de l'école maternelle. Ils doivent donc continuer à travailler dans cette perspective à l'école élémentaire. La transmission des informations sur ce qui a été fait et sur ce qui a été obtenu par chaque élève au moment du changement d'école ne peut en aucun cas être éludée. 5 - Cas des élèves dont le français n'est pas la langue maternelle Il ne faut pas oublier que de nombreux élèves n'ont pas le français pour langue maternelle et vivent dans des milieux familiaux qui ont des comportements langagiers variés à l'égard des enfants (usage de la seule langue familiale, usage du français avec les enfants, usage des deux langues, usage d'une langue d'intercompréhension entre langue familiale et français...). L'accès au langage dans une situation de plurilinguisme n'est pas en soi un handicap ou une difficulté, particulièrement lorsque les interlocuteurs de chacune des langues sont bien identifiés et adoptent des attitudes claires en s'adressant à l'enfant. À cet égard, les enseignants de l'école "représentent" le pôle français de la situation de plurilinguisme et doivent s'y tenir. Les situations dans lesquelles une des deux langues est socialement dévalorisée par rapport à l'autre (on parle alors de "diglossie") sont très souvent pénalisantes pour l'enfant. L'école doit jouer un rôle équilibrant et montrer que, si le français est la langue qu'on y utilise, cela ne signifie pas que parler une autre langue dans le milieu familial soit un signe de relégation culturelle. Avec les tout-petits, il n'est pas nécessaire de mettre en place un enseignement de type français langue seconde. Les situations de communication liées à la vie quotidienne de la classe sont le plus souvent très efficaces, à condition qu'elles se déroulent dans un contexte où le plurilinguisme n'est pas déprécié et que l'enfant soit plus souvent sollicité. Dans certains cas, lorsque la langue maternelle fait réellement partie de la vie quotidienne familiale ou de celle du quartier, il n'est pas rare de voir que, lorsque la famille s'adresse à l'enfant, elle n'utilise
795 qu'un nombre limité des fonctions du langage (accompagner l'action, donner des ordres...). Dans ce cas, il peut être utile de ne pas laisser s'installer un bilinguisme dans lequel les deux langues ne se développent pas de manière équilibrée. Il faut alors trouver les moyens de renforcer la langue maternelle au moins dans deux directions : utilisation du langage d'évocation (rappel, projet, langage de l'imaginaire), prise de conscience des réalités sonores de la langue. 6 - Évaluation et identification des difficultés L'évaluation du langage oral est une chose particulièrement délicate. Elle repose sur une observation quotidienne. Il est utile à cet égard que l'enseignant tienne un journal de bord dans lequel il note, lorsqu'ils se produisent, les phénomènes marquants qui concernent les progrès ou les régressions de chaque élève. Les évaluations des apprentissages mis en œuvre viennent compléter ce dispositif et permettent de contrôler l'efficacité des actions engagées. Des instruments d'évaluation plus précis (grilles d'observation ou épreuves de langage) sont à la disposition des enseignants. Ils concernent des étapes caractéristiques de l'évolution du langage de l'enfant (début de la dernière année d'école maternelle, début de cours préparatoire...). Ils permettent de prendre la mesure du travail fait et de celui qui reste à faire, et de mieux doser l'effort en direction de tel ou tel élève. En effet, les progrès en langage sont liés à de multiples facteurs, et l'hétérogénéité des classes reste la règle dans ce domaine. 7 - Premier contact avec une langue étrangère ou régionale L'apprentissage d'une langue est commencé dès la dernière année d'école maternelle. Il sera poursuivi au cycle 2. Les objectifs de cet apprentissage sont précisés dans le programme du cycle 2. La programmation des activités est effectuée avec les enseignants de l'école élémentaire qui reçoit les élèves en cours préparatoire afin d'assurer la continuité des apprentissages. Certains aspects de ce programme sont privilégiés à l'école maternelle. 7.1 Éducation de l'oreille aux réalités phonologiques et accentuelles L'élève est systématiquement habitué à écouter les sonorités spécifiques de la langue étudiée, à en reconnaître, reproduire et produire les rythmes, phonèmes et intonations. Il est en particulier sensibilisé aux phonèmes inconnus dans la langue française, à des traits linguistiques non pertinents en français comme la durée dans la réalisation des voyelles, la succession des syllabes accentuées ou non accentuées, les rythmes... Les activités les mieux adaptées à cet apprentissage sont : - la mémorisation d'énoncés, de chants et de comptines ; - l'imitation de rythmes différents en accompagnant les phrases entendues ou reproduites au tambourin ; - les jeux sur les sonorités de la langue. 7.2 Acquisition des premiers énoncés et de quelques éléments de la culture des pays ou régions concernés L'élève est conduit à pouvoir parler de lui-même ou de son environnement, à pouvoir entretenir quelques relations sociales simples et participer oralement à la vie de la classe. Parallèlement, il découvre certaines réalités et faits culturels du ou des pays où la langue est en usage, concernant la vie d'enfants du même âge et en relation avec d'autres domaines du programme. 7.3 Familiarisation avec la diversité des cultures et des langues Selon les ressources présentes dans la classe, dans l'école ou dans son environnement immédiat, les langues parlées par des élèves dont le français n'est pas la langue maternelle sont valorisées. On peut présenter des énoncés, des chants ou des comptines dans ces diverses langues, en particulier lors d'événements festifs (anniversaire d'un élève, fête dans l'école...), et mémoriser les plus faciles. L'intervention ponctuelle de locuteurs de ces langues est favorisée.
1. L'enseignant de l'école primaire est le plus souvent une enseignante. La grammaire du français conduit toutefois à utiliser le seul masculin lorsqu'il est fait référence à des fonctions abstraites. "L'enseignant", "le maître" comme "les élèves" ou "l'enfant" renvoient donc ici à l'usage générique de chacun de ces termes sans distinction de sexe. Dans les autres emplois des termes désignant des professions, il est au contraire recommandé de distinguer par le masculin et le féminin les fonctions qu'exercent des personnes réelles.
796 (2) Décret n° 90-788 du 6 septembre 1990 relatif à l'organisation et au fonctionnement des écoles maternelles et élémentaires, J O du 8 septembre 1990.
(3) Lorsque l'enfant compare, classe ou range en explicitant ce qu'il fait dans le cadre d'un dialogue serré avec l'adulte, les propriétés des objets prennent progressivement de la consistance. Il convient d'engager ces activités dans des situations aussi proches que possible de la vie quotidienne (remise en ordre d'un local, réorganisation des classements dans le coin jeu ou en bibliothèque...), en évitant de les systématiser. (4) Si un travail suffisant est effectué sur la capitale d'imprimerie, il ne paraît pas nécessaire d'imposer aux élèves l'apprentissage du tracé des minuscules imprimées (ou de leur substitut manuscrit, l'écriture dite " script "). Ces caractères ne permettent pas à l'enfant de signaler facilement les frontières de mots. Ils doivent être réservés à la lecture. Il sera par contre nécessaire de faire progressivement découvrir les équivalences entre les différentes polices ou familles de caractères. Compétences devant être acquises en fin d'école maternelle 1 - COMPÉTENCES DE COMMUNICATION Être capable de : - répondre aux sollicitations de l'adulte en se faisant comprendre dès la fin de la première année de scolarité (à 3 ou 4 ans) ; - prendre l'initiative d'un échange et le conduire au-delà de la première réponse ; - participer à un échange collectif en acceptant d'écouter autrui, en attendant son tour de parole et en restant dans le propos de l'échange. 2 - COMPÉTENCES CONCERNANT LE LANGAGE D'ACCOMPAGNEMENT DE L'ACTION (LANGAGE EN SITUATION) Être capable de : - comprendre les consignes ordinaires de la classe ; - dire ce que l'on fait ou ce que fait un camarade (dans une activité, un atelier...) ; - prêter sa voix à une marionnette. 3 - COMPÉTENCES CONCERNANT LE LANGAGE D'ÉVOCATION Être capable de : - rappeler en se faisant comprendre un événement qui a été vécu collectivement (sortie, activité scolaire, incident...) ; - comprendre une histoire adaptée à son âge et le manifester en reformulant dans ses propres mots la trame narrative de l'histoire ; - identifier les personnages d'une histoire, les caractériser physiquement et moralement, les dessiner ; - raconter un conte déjà connu en s'appuyant sur la succession des illustrations ; - inventer une courte histoire dans laquelle les acteurs seront correctement posés, où il y aura au moins un événement et une clôture ; - dire ou chanter chaque année au moins une dizaine de comptines ou de jeux de doigts et au moins une dizaine de chansons et de poésies. 4 - COMPÉTENCES CONCERNANT LE LANGAGE ÉCRIT 4.1 Fonctions de l'écrit Être capable de : - savoir à quoi servent un panneau urbain, une affiche, un journal, un livre, un cahier, un écran d'ordinateur... (c'est-à-dire donner des exemples de textes pouvant être trouvés sur l'un d'entre eux). 4.2 Familiarisation avec la langue de l'écrit et la littérature Être capable de : - dicter individuellement un texte à un adulte en contrôlant la vitesse du débit et en demandant des rappels pour modifier ses énoncés ; - dans une dictée collective à l'adulte, restaurer la structure syntaxique d'une phrase non grammaticale, proposer une amélioration de la cohésion du texte (pronominalisation, connexion entre deux phrases, restauration de l'homogénéité temporelle...) ;
797 - reformuler dans ses propres mots un passage lu par l'enseignant ; - évoquer, à propos de quelques grandes expériences humaines, un texte lu ou raconté par le maître ; - raconter brièvement l'histoire de quelques personnages de fiction rencontrés dans les albums ou dans les contes découverts en classe. 4.3 Découverte des réalités sonores du langage Être capable de : - rythmer un texte en en scandant les syllabes orales ; - reconnaître une même syllabe dans plusieurs énoncés (en fin d'énoncé, en début d'énoncé, en milieu d'énoncé) ; - produire des assonances ou des rimes. 4.4 Activités graphiques et écriture Être capable de : - écrire son prénom en capitales d'imprimerie et en lettres cursives ; - copier des mots en capitales d'imprimerie, en cursives avec ou sans l'aide de l'enseignant ; - reproduire un motif graphique simple en expliquant sa façon de procéder ; - représenter un objet, un personnage, réels ou fictifs ; - en fin d'école maternelle, copier une ligne de texte en écriture cursive en ayant une tenue correcte de l'instrument, en plaçant sa feuille dans l'axe du bras et en respectant le sens des tracés. 4.5 Découverte du principe alphabétique Être capable de : - dès la fin de la première année passée à l'école maternelle (à 3 ou 4 ans), reconnaître son prénom écrit en capitales d'imprimerie ; - pouvoir dire où sont les mots successifs d'une phrase écrite après lecture par l'adulte ; - connaître le nom des lettres de l'alphabet ; - proposer une écriture alphabétique pour un mot simple en empruntant des fragments de mots au répertoire des mots affichés dans la classe.
B) AU CYCLE 2 : MAÎTRISE DU LANGAGE ET DE LA LANGUE FRANÇAISE
MAÎTRISE DU LANGAGE ET DE LA LANGUE FRANÇAISE OBJECTIFS Le cycle des apprentissages fondamentaux doit permettre à chaque élève d'apprendre à lire et à écrire le français tout en se familiarisant avec quelques aspects majeurs de la culture écrite. C'est une première étape dans un cheminement qui a commencé dès l'école maternelle par l'accès au langage de l'évocation (rappel des événements passés, formulation de projets, verbalisation de situations imaginaires) et par la familiarisation avec la langue et la culture de l'écrit. La fréquentation assidue des littératures orales et des albums destinés aux jeunes enfants en a été un élément décisif, de même que toutes les expériences et les connaissances accumulées dans les divers domaines d'activités. Ces objectifs sont loin d'être atteints lorsque l'enfant entre à l'école élémentaire. Ils doivent être visés avec la même détermination non seulement au cycle 2, mais au cycle 3, sans parler du début du collège. Le travail s'est poursuivi, particulièrement pendant la dernière année de l'école maternelle, par une patiente préparation à l'apprentissage de la lecture et de l'écriture : entendre et distinguer les différents sons de la langue française (phonèmes), comprendre comment les lettres (graphèmes) les représentent. Pour nombre d'enfants, cet apprentissage n'est pas terminé au moment d'accéder à l'école élémentaire. C'est en ce sens qu'on ne doit pas considérer le cours préparatoire comme le début d'un nouvel enseignement. En fait, il poursuit et complète le travail commencé à l'école
798 maternelle. Les enseignants doivent prendre le plus grand soin de vérifier les acquis des élèves qui entrent à l'école élémentaire et, lorsque les compétences de fin d'école maternelle dans le domaine du langage restent lacunaires, ne pas hésiter à prolonger les activités qui se déroulaient en grande section. L'accès à la langue écrite relève de la totalité du cycle des apprentissages fondamentaux et non de la seule année de cours préparatoire. L'apprentissage de la lecture et celui de l'écriture sont parfaitement complémentaires. L'un et l'autre sont en permanence menés de pair et se renforcent mutuellement. Si, pour la clarté de l'exposé, ils sont ici distingués, il est essentiel que dans la classe ils soient abordés au sein des mêmes séquences dans des alternances rigoureusement pensées. Apprendre à écrire est l'un des meilleurs moyens d'apprendre à lire. Dans chacun de ces apprentissages, les connaissances structurées dans les divers domaines du programme du cyle 2, les ouvrages de littérature de jeunesse signalés par la bibliographie mise à la disposition des enseignants et les différents instruments de documentation imprimés ou numérisés, adaptés à l'âge des élèves, constitutent la base culturelle sans laquelle parler, lire et écrire ne seraient que des mécanismes sans signification. PROGRAMME 1 - Maîtrise du langage oral La maîtrise du lange oral, principal domaine d'activités de l'école maternelle, doit être l'objet d'autant d'attention tout au long du cyle des apprentissages fondamentaux. Elle se renforce dans l'exercice des multiples situations de communication qui structurent la vie de la classe et celle de l'école, mais aussi dans des moments visant explicitement le développement et la structuration du langage de chacun. 1.1 Prendre toute sa place dans le réseau des communications quotidiennes À l'école élémentaire, une demi-heure par semaine a été inscrite à l'emploi du temps pour commencer à formaliser les moments de débats qui portent sur la vie collective (voir "Vivre ensemble"). Il convient de les conduire de manière à ce qu'aucun élève ne soit écarté des échanges, à ce que chacun apprenne à écouter tant les adultes que ses camarades et accepte la conduite du débat qui, pour l'essentiel, relève encore à cet âge de l'enseignant. Dans la mesure où la principale difficulté réside dans la capacité de tenir compte de l'échange en cours pour faire avancer la réflexion collective, c'est dans cette perspective que le maître doit être particulièrement attentif à guider le groupe. Des débats moins formalisés peuvent avoir lieu dans les séquences d'apprentissages. Ils doivent alors bénéficier du même accompagnement. 1.2 Entrer dans le dialogue didactique Les dialogues instaurés entre le maître et l'élève tout au long des apprentissages sont une autre face importante des communications qui se structurent durant ce cycle. L'élève doit apprendre à s'appuyer sur ces échanges pour structurer une connaissance incertaine, sortir d'une incompréhension, prendre conscience d'une erreur et la corriger. L'élargissement de l'échange à quelques élèves peut être profitable, à condition toutefois de ne jamais perdre de vue que l'essentiel reste de permettre à chaque élève de restructurer ses représentations et de rectifier les manières de les formuler, grâce aux interactions de celui qui sait, c'est-à-dire du maître. 1.3 Continuer à apprendre à parler la langue française et à la comprendre En entrant à l'école élémentaire, les élèves éprouvent encore de nombreuses difficultés lorsqu'ils tentent d'évoquer un événement que leur interlocuteur ne connaît pas ou quand ils veulent expliquer un phénomène un peu complexe. D'une manière générale, dès qu'ils s'aventurent dans une formulation enchaînant plusieurs énoncés et lorsqu'ils ne sont pas relancés par la parole d'un interlocuteur, ils restent encore souvent maladroits. Il en est de même lorsqu'ils tentent de comprendre des formulations orales de ce type. Lorsque ces situations se présentent, c'est en recourant au dialogue que le maître construit progressivement une meilleure compréhension ou une meilleure expression. Permettre des prises de parole plus longues, améliorer la compréhension en dehors des situations de dialogue Pour que chaque élève acquière progressivement une plus grande autonomie dans ces usages du langage, pour qu'il puisse assumer une prise de parole plus longue et plus structurée, il est nécessaire de programmer des activités spécifiques prolongeant celles qui étaient mises en place à l'école maternelle. Là encore, le rappel d'un événement passé doit être considéré comme prioritaire. Il débouche sur un usage oral du récit qui s'articule avec la compréhension des textes entendus. Faciliter la compréhension des textes narratifs (en situation d'écoute et de "reformulations" alternées)
799 La découverte d'albums ou d'histoires illustrées peut être, à l'école élémentaire encore, un moyen privilégié pour y parvenir. L'alternance entre lecture de l'enseignant, rappel par un ou plusieurs élèves reformulant le texte dans leurs propres mots, dialogue sur les difficultés, nouvelle lecture de l'enseignant, nouvelle formulation par les élèves (sous la forme d'une dictée à l'adulte, par exemple) est susceptible d'aider chacun à se doter d'une plus grande familiarité avec ces textes. On exige progressivement que l'élève prenne une part plus grande dans cet échange, de manière à ce qu'il structure mieux ce qu'il souhaite dire et comprenne des textes plus longs et plus complexes. Faciliter la compréhension des textes explicatifs (en situation de découverte collective) Il en est de même pour des formes qui relèvent de l'explication et peuvent déboucher sur une meilleure compréhension des multiples aspects du documentaire (film, livre, revue, multimédia...). Au cycle des apprentissages fondamentaux, l'accès oral à ces sources d'information, par le son ou par la voix du maître, l'appui sur les images ou les schémas restent nécessaires. Là encore, production et compréhension se complètent : parcours en commun d'un document, dialogue sur les aspects successifs des éléments d'information, synthèses partielles demandées aux élèves et relancées par le maître, synthèse finale qui peut être là encore obtenue par une dictée à l'adulte. Articuler maîtrise du langage oral et maîtrise du langage écrit D'une manière générale, au cycle des apprentissages fondamentaux, les élèves ne maîtrisent pas encore suffisamment l'écrit pour pouvoir se poser de véritables "problèmes" de compréhension sur les textes qu'ils lisent. Les manuels d'apprentissage de la lecture reflètent cette situation en évitant toute complexité narrative. Si l'on souhaite que le développement des stratégies de compréhension des textes longs et complexes puisse se poursuivre - et il est essentiel qu'il en soit ainsi-, c'est donc prioritairement sur des textes dits à haute voix par l'enseignant qu'elles doivent être exercées. 1.4 Parler sur des images Les images, sous toutes leurs formes, fixes ou animées, sont fréquemment utilisées au moment de l'apprentissage de la lecture comme équivalent du message écrit que l'enfant ne sait pas encore lire. Ainsi - une leçon de lecture commence presque toujours par l'exploration d'une image. Cette utilisation repose sur l'idée que l'image serait immédiatement décodable par l'enfant et que son message relèverait de l'évidence. En fait, il n'en est rien. Dans le cadre des activités artistiques, les élèves du cycle des apprentissages fondamentaux commencent à utiliser les images de façon plus réfléchie. Toutefois, c'est quotidiennement que des images sont employées dans les différentes activités de la classe. Il importe que, chaque fois qu'il en est ainsi, ces documents fassent l'objet d'une discussion patiente afin que le message qu'ils portent soit verbalement élaboré. Ce sera l'occasion de confirmer l'identification de nombreux éléments du langage iconographique et, réciproquement, de préciser la signification des mots qui les désignent, d'expliciter les actions suggérées par les rapprochements des objets ou personnages représentés, de retrouver, chaque fois que cela sera possible, les correspondances suggérées avec d'autres images déjà rencontrées, de s'engager dans une interprétation simple du point de vue adopté par le photographe, le dessinateur ou le cinéaste. Toutefois, on ne s'enfermera jamais dans un décodage formel des images. Il s'agit simplement de s'assurer que les élèves parviennent à construire un socle commun de compréhension et qu'ils sont susceptibles de passer sans difficulté de l'élaboration de cette signification à sa verbalisation. 1.5 Structurer et augmenter le vocabulaire disponible À partir de six ans, les enfants deviennent de plus en plus attentifs aux mots nouveaux qu'ils découvrent dans les discours d'autrui ou à l'occasion des lectures qu'ils écoutent. Grâce à leurs interventions, les adultes permettent d'ajouter précision et rigueur au réemploi plus ou moins spontané des mots ainsi rencontrés. Dans cette perspective, les discussions sur la compréhension des textes jouent encore un rôle essentiel. L'attention à la construction des mots permet d'accroître plus rapidement le vocabulaire disponible dans la mesure où chaque élément nouvellement acquis ouvre la possibilité de comprendre et de produire ceux que l'on peut dériver à partir de lui. La manipulation ludique des nombreux préfixes et suffixes de la langue ouvre la voie à des "inventions" de mots dont il appartient au maître de dire ensuite si elles sont licites ou non. Là encore, il ne s'agit pas de s'engager dans une description formelle du lexique mais de jouer avec lui et de développer ainsi le plaisir de la langue. 1.6 Dire des textes Parmi les nombreux textes, en prose ou en vers, que l'élève de cycle 2 découvre par la voix de son enseignant, il s'en trouve souvent qui, du fait de l'intérêt qu'ils ont suscité et de leurs qualités littéraires, méritent d'être appris par cœur. Cette mémorisation intervient au terme d'un travail qui a permis de comprendre le texte et d'en discuter les significations possibles. L'apprentissage se fait en classe, comme à l'école maternelle, c'est-à-dire collectivement. La préparation de l'interprétation suppose un débat, des essais, des jugements, des prises de décisions... Il est préférable à cet âge de
800 privilégier les interprétations collectives plutôt que les interprétations individuelles (voir "Éducation musicale"). Le théâtre peut offrir l'occasion d'un projet plus élaboré. Il peut en être de même avec des assemblages de textes en prose ou en vers. La poésie doit toutefois garder au cycle 2 une place aussi centrale qu'à l'école maternelle. La lecture à haute voix est un autre aspect de la diction des textes. Elle intervient, dès que la lecture est suffisamment assurée et suppose un travail très semblable à celui qui est fait avec des textes appris par cœur. Dans ce cas, le texte doit aussi être en partie mémorisé et la lecture n'intervient que comme support de la mémoire. Il est important de ne pas confondre ce travail d'interprétation d'un texte à l'intention d'un auditoire avec la lecture à voix haute qui accompagne la plupart des activités d'alphabétisation du cycle des apprentissages fondamentaux. Dans ce dernier cas, l'objectif est seulement de parvenir à rétablir l'accentuation des groupes de mots (en français, l'accent porte sur la dernière syllabe du groupe) ainsi que la courbe intonative normale de la phrase pour en retrouver la signification. 2 - Lecture Apprendre à lire, c'est apprendre à mettre en jeu en même temps deux activités très différentes : celle qui conduit à identifier des mots écrits, celle qui conduit à en comprendre la signification dans le contexte verbal (textes) et non verbal (supports des textes, situation de communication) qui est le leur. La première activité, seule, est spécifique de la lecture. La seconde n'est pas très dissemblable de celle qui porte sur le langage oral, même si les conditions de communication à l'écrit diffèrent (absence d'interlocuteur, permanence du message) et si la langue écrite comporte des spécificités de syntaxe, de lexique ou textuelles, assez rarement présentes à l'oral. Chez le lecteur confirmé, les deux activités sont presque simultanées. La première s'est automatisée, libérant toutes les ressources intellectuelles pour la seconde qui peut alors bénéficier d'une attention soutenue. Chez le lecteur débutant, l'identification des mots est encore peu efficace, elle est souvent trop lente pour que la mémoire conserve tous les mots reconnus jusqu'à la fin de l'énoncé. La compréhension reste difficile et doit être fortement soutenue, en particulier lorsqu'on aborde des textes longs ou complexes. Toutefois, ce n'est qu'en rendant plus efficace l'identification des mots que l'apprenti lecteur parvient en fin de cycle à une première autonomie. L'un et l'autre aspect de la lecture doit être enseigné. Cela suppose une programmation précise des activités tout au long du cycle. La plupart des "méthodes" de lecture proposent aujourd'hui des programmes de travail équilibrés. L'appui sur un manuel scolaire de qualité se révèle un gage de succès important dans cet enseignement délicat, en particulier pour les enseignants débutant dans ce cycle. Toutefois, ce manuel ne peut, en aucun cas, être le seul livre rencontré par les élèves. La fréquentation parallèle de la littérature de jeunesse, facilitée par de nombreuses lectures à haute voix des enseignants, est tout aussi nécessaire et demeure le seul moyen de travailler la compréhension des textes complexes. 2.1 Avoir compris le principe qui gouverne le codage alphabétique des mots Pour identifier des mots, l'apprenti lecteur doit avoir compris le principe qui gouverne le codage de la langue écrite en français : les lettres ou groupes de lettres (graphèmes) représentent le plus souvent des unités distinctives de la langue orale (phonèmes) assemblées en syllabes. L'enfant construit progressivement ce savoir dès l'école maternelle (voir le chapitre "Le langage au cœur des apprentissages" dans le programme de l'école maternelle) mais n'a pas encore pleinement compris la complexité de ce principe à l'entrée de l'école élémentaire. Il importe donc que l'enseignant évalue ses élèves dans ce domaine avant même de commencer l'enseignement de la lecture. On peut, par exemple, poser un"problème" d'écriture (si l'on souhaite écrire tel mot, comment fait-on ?) en complexifiant progressivement la tâche et en observant la manière dont travaillent les élèves : capacité ou non d'entendre les éléments phonologiques qui constituent le mot, capacité de proposer un signe graphique pour une unité phonologique, connaissance du nom des lettres et de leur(s) valeur(s)... D'une manière générale pour tous les élèves et d'une manière différenciée pour tous ceux qui sont encore loin d'avoir compris le principe alphabétique, un programme de travail doit être mis en place pour : - améliorer la reconnaissance des unités distinctives composant les mots : syllabe, attaque du mot (consonne(s) précédant la voyelle), rime (voyelle et consonne(s) suivant la voyelle), progressivement phonème ; - renforcer le répertoire des mots orthographiquement connus permettant de construire l'écriture phonétiquement correcte d'un mot nouveau ; savoir en analyser les composantes sonores (syllabes et, en partie, phonèmes), les écrire et les épeler ; pouvoir rapprocher des mots nouveaux de ces mots
801 repères ; - multiplier les exercices de "résolution de problèmes orthographiques" (comment pourrait-on écrire tel ou tel mot ?) conduisant à utiliser efficacement les deux premières compétences. 2.2 Savoir segmenter les énoncés écrits et oraux jusqu'à leurs constituants les plus simples Parallèlement au travail portant sur le principe du codage alphabétique des mots, il est décisif que les élèves bénéficient d'un enseignement ordonné et structuré leur permettant de progresser rapidement dans l'identification des mots. Segmentation du texte en mots À l'école maternelle, la première approche du code écrit porte plus souvent sur des mots que sur des textes. À l'école élémentaire, ce sont des textes qui très vite deviennent les supports privilégiés du travail de lecture, et l'élève doit apprendre à identifier les mots qui les composent. Or le mot n'est pas une réalité évidente du langage oral, elle ne s'impose qu'à celui qui sait lire et écrire. Il importe donc, dès les premières semaines d'enseignement de la lecture, de renforcer l'articulation entre mots écrits (unités graphiques séparées par des blancs) et unités correspondantes de la chaîne orale. Par exemple, l'enseignant peut montrer de la main les mots d'un texte qu'il lit à haute voix. C'est la première étape du travail de segmentation, phase importante de l'apprentissage de la lecture. Segmentation des mots en syllabes et phonèmes La segmentation des énoncés se poursuit au niveau du mot lui-même en accentuant le travail d'analyse des unités distinctives. À l'école maternelle et en début d'école élémentaire, il relève pour l'essentiel de jeux. Il faut que, à l'école élémentaire, la capacité d'analyse devienne plus sûre et plus précise. C'est dans cette perspective qu'il convient de multiplier les exercices permettant de catégoriser les unités sonores de différents niveaux, par l'élaboration de règles de tri, la mise en œuvre de classements, la recherche d'éléments nouveaux pouvant entrer dans les classes proposées... De même, il est important d'entraîner les élèves à transformer des mots en jouant sur leurs composants : segmentation, dénombrement des unités, modification du mot par raccourcissement, allongement, inversion (des syllabes, puis des phonèmes). L'analyse phonologique stricte semble être au moins autant la conséquence que la cause de l'apprentissage de la lecture. Elle ne peut donc être un préalable exigible. 2.3 Deux manières d'identifier les mots Pour identifier un mot, le lecteur doit relier une information visuelle (le mot écrit) à un savoir déjà acquis du fait de l'apprentissage de la parole : l'image acoustique de ce mot (la représentation des phonèmes qui le constituent) et sa (ou ses) signification(s). Deux manières de parvenir à ce résultat sont disponibles : la voie directe et la voie indirecte. L'apprenti lecteur doit apprendre à se servir efficacement de l'une et de l'autre. Elles se consolident mutuellement par leur utilisation fréquente et sont renforcées par toutes les activités d'écriture. Identification des mots par la voie directe (lecture courante) Ce type d'identification est possible si le lecteur dispose déjà, dans sa mémoire, d'une image orthographique du mot. Dans ce cas, le mot est quasi instantanément reconnu, à la fois visuellement, auditivement et sémantiquement. On sait aujourd'hui que le lecteur ne s'appuie pas sur la silhouette du mot pour l'identifier, mais sur la perception très rapide des lettres qui le composent. Identification des mots par la voie indirecte (déchiffrage) On peut aussi retrouver un mot dont on n'a pas mémorisé l'image orthographique en recourant à la voie indirecte, c'est-à-dire à son déchiffrage. Dans ce cas, les lettres sont assemblées pour constituer des syllabes prononçables, le mot est prononcé et comparé aux mots proches dont on a déjà l'image auditive dans la mémoire. Les écarts importants qui exigent en français entre syllabe écrite et syllabe orale rendent souvent cette identification délicate. 2.4 Apprendre à identifier les mots par la voie indirecte (déchiffrer) Pour pouvoir identifier les mots par la voie indirecte, les élèves de l'école élémentaire, qui ont commencé à comprendre la manière dont fonctionne le code alphabétique, doivent aussi mémoriser les relations entre graphèmes et phonèmes et apprendre à les utiliser. La plupart des méthodes proposent deux types d'abord complémentaires ; analyse de mots entiers en unités plus petites référées à des connaissances déjà acquises ; synthèse, à partir de leurs constituants, de syllabes ou de mots réels ou inventés. Les deux types d'activités sont travaillés en relation avec de nombreuses situations d'écriture permettant de renforcer la mise en mémoire de ces relations. Analyse du matériel graphique et synthèse des unités identifiées Dans le premier cas, chaque mot présenté est analysé par analogie avec les mots repères (dans "manteau", je vois le "man" de "maman", le "t" de "table", le "eau" de "beau"). Chaque unité graphique repérée, quelle que soit sa taille, peut être écrite ou épelée et a une valeur phonétique non ambiguë (je prononce [mã], [tø] ou [o]).
802 Dans un deuxième temps, le matériel sonore ainsi retrouvé doit être rassemblé, syllabe après syllabe, pour constituer un mot renvoyant à une image acoustique disponible dans la mémoire de l'élève. La principale difficulté réside dans l'assemblage de la syllabe à partir des phonèmes qui la constituent : le passage de [tø] et [o] à [to] est difficile à découvrir sans guidage et nécessite le plus souvent que l'équivalence soit apprise. D'où la nécessité d'exercer les élèves à la démarche de synthèse par la mémorisation des principaux assemblages syllabiques entre voyelles et consonnes dans les différentes combinaisons possibles. C'est par l'écriture, plus encore que par la lecture, que ces régularités sont mises en mémoire : production de syllabes à partir d'une consonne ou d'une voyelle, écriture de syllabes sous dictée, découpage d'un mot écrit régulier en syllabes... Difficultés de l'analyse liées aux irrégularités de l'orthographe du français L'analyse, elle-même, se complique au fur et à mesure que l'apprenti lecteur aborde des mots moins réguliers mettant en jeu des doubles consonnes, des lettres ayant une valeur phonétique indirecte ("u" après "c" et "g"...), une valeur grammaticale, comme "nt" du pluriel des verbes, ou une valeur lexicale ("gt" de "doigt"...). Ces réalités ne doivent pas être ignorées dans l'analyse, car elles sont des supports importants de l'identification des mots (c'est leur lettre muette qui permet de distinguer "rat" de "ras" ou, dans de nombreux cas, un pluriel d'un singulier). Elles doivent être intégrées et ellesmêmes référées à des mots repères caractéristiques. L'analyse se complexifie encore lorsqu'elle aborde des découpages ambigus ou des situations contextuelles très particulières. C'est le cas, par exemple, lorsque le découpage en syllabes orales ne correspond plus au découpage en syllabes écrites le plus fréquent comme dans les divers usages du "n" ou du "m" ("animal" opposé à "angine"). Là encore, le guidage est d'autant plus essentiel que l'apprenti lecteur se sert très rapidement des premières distinctions qu'on lui propose pour les étendre à toutes celles, similaires, qu'il rencontre. Le risque réside, bien sûr, dans une nouvelle irrégularité du codage qui doit, à son tour, être présentée par l'enseignant. Complémentarité entre exercices de lecture et exercices d'écriture L'articulation entre lecture et écriture reste, dans ce cas, comme dans les précédents, un excellent moyen de renforcer les apprentissages. L'écriture d'un mot que l'on ne sait pas encore écrire permet, en effet, de revenir à une activité de synthèse qui vient compléter l'analyse. La dictée n'en est pas le seul moyen. Les jeux d'écriture permettent de comparer des phonèmes proches (par exemple, de distinguer le [d] du [t]), des graphèmes différents renvoyant à un même phonème ("o", "au", "eau"), des règles de contexte (comme celles qui distinguent les différentes graphies du [s] ou du [z]), ou encore des découpages syllabiques ambigus. Programmation des activités Ces apprentissages sont au cœur de la plupart des méthodes d'enseignement de la lecture. La qualité des programmations proposées doit guider le choix des enseignants. Certains laissent se constituer ces connaissances au hasard des rencontres et des réactions des élèves (c'est le cas de la méthode "naturelle" proposée par Célestin Freinet), d'autres (en particulier les livrets proposés par les éditeurs) les organisent selon une progression qui combine complexité croissante des activités mises en jeu tant dans l'analyse que dans la synthèse et complexité croissante des relations entre graphèmes et phonèmes. Dans les deux cas, il importe d'aider les élèves à mémoriser ces informations, donc à leur permettre de les structurer de manière rigoureuse et de les réviser fréquemment. Certaines méthodes proposent de faire l'économie de l'apprentissage de la reconnaissance indirecte des mots (méthodes globales, méthodes idéo-visuelles...) de manière à éviter que certains élèves ne s'enferment dans cette phase de déchiffrage réputée peu efficace pour le traitement de la signification des textes. On considère souvent aujourd'hui que ce choix comporte plus d'inconvénients que d'avantages : il ne permet pas d'arriver rapidement à une reconnaissance orthographique directe des mots, trop longtemps appréhendés par leur signification dans le contexte qui est le leur plutôt que lus. On peut toutefois considérer que la plupart de ces méthodes, par le très large usage qu'elles font des activités d'écriture, parviennent aussi à enseigner, de manière moins explicite, les relations entre graphèmes et phonèmes. Il appartient aux enseignants de choisir la voie qui conduit le plus efficacement tous les élèves à toutes les compétences fixées par les programmes (les compétences de déchiffrage de mots inconnus en font partie). 2.5 Apprendre à identifier des mots par la voie directe À la fin du cycle des apprentissages fondamentaux, les élèves doivent utiliser de manière privilégiée la voie directe. Elle leur permet une identification quasi instantanée des mots et facilite donc la compréhension en soulageant la mémoire d'une part, en permettant une prise d'information plus sûre et plus complète de l'autre. Cet accès direct suppose que les élèves aient mémorisé la forme orthographique (et non l'image globale) de très nombreux mots et qu'ils aient donc bénéficié d'un entraînement important et régulier.
803 Il est toutefois normal qu'ils ne puissent pas lire par cette voie de manière continue, car la plupart des textes qu'ils découvrent comportent des mots peu fréquents qu'ils ne connaissent pas, à l'oral comme à l'écrit, ou dont la forme orthographique n'a pas été mémorisée. Identification des mots outils Les mots dont la forme orthographique est mémorisée en premier lieu sont bien sûr ceux qui sont les plus fréquemment rencontrés. Il convient que ce soient aussi les plus fréquents de la langue, pour l'essentiel des mots outils, et pas seulement ceux qui ont fait l'objet de multiples manipulations dans les rituels de la classe. Les mots outils sont peu perceptibles dans le langage oral (les enfants ne séparent pas aisément l'article du nom qui le suit, l'auxiliaire du verbe...). Ils doivent donc être particulièrement mis en valeur dans tous les exercices de segmentation des textes écrits. On peut commencer à se livrer, dès la première année d'école élémentaire, à des classifications faisant apparaître des similitudes graphiques (le "c" des démonstratifs, le "s" des possessifs de 3e personne...) ou rapprochant les mots appartenant à une même catégorie (définie essentiellement par les substitutions qu'elle autorise : en position de déterminant, de préposition...). Identification des noms, des verbes et des adjectifs L'identification des mots écrits autres que les mots outils passe évidemment par l'accroissement général du vocabulaire des élèves (leur lexique mental) et, donc, par les connaissances qu'ils accumulent. Au cycle des apprentissages fondamentaux, ces connaissances sont le plus souvent construites oralement dans les activités relevant des domaines "Découvrir le monde" ou "Éducation artistique" ou encore pendant les lectures de littérature de jeunesse. Il est donc essentiel de ne pas les négliger, en particulier pour les élèves qui ne bénéficient pas, hors de l'école, d'activités culturelles variées. Toutefois, l'identification des mots écrits pose aussi de simples problèmes de lecture et suppose, en particulier chez le lecteur débutant, accompagnement et guidage. Comme pour les mots outils, l'articulation entre exercices de lecture et exercices d'écriture joue un rôle important. Chaque fois que l'élève écrit un mot, il en mémorise les composantes graphiques de manière plus sûre que lorsqu'il le lit. Dans cette perspective, toutes les activités de copie sont intéressantes. Il s'agit de copies visant à favoriser la mise en mémoire de l'orthographe des mots et qui supposent donc que l'enfant apprenne rapidement à ne plus se contenter d'une transcription lettre à lettre. Le traitement du texte source relève donc, ici encore, d'une activité de segmentation et d'analyse du matériel graphique (où couper le mot lorsqu'on ne parvient pas à le mémoriser tout entier ? comment mémoriser ensemble le nom et son déterminant ? l'auxiliaire et le verbe ? etc.). Attirer l'attention sur la manière dont les mots sont assemblés ou construits L'attention aux marques grammaticales portées par l'écriture est précoce : dès cinq ans, de nombreux enfants s'interrogent spontanément sur le rôle du "s" du pluriel. À l'école élémentaire, il importe de signaler systématiquement ces phénomènes, tant en lecture qu'en écriture en les traitant comme de petits problèmes à résoudre (discussions sur leur distribution, sur leur rôle ; comparaison des différentes manières de marquer un même phénomène...) et en focalisant l'attention sur toutes leurs occurrences. Il ne s'agit pas de se livrer à des exercices d'analyse grammaticale, moins encore d'enfermer les élèves dans une terminologie approximative. Il convient, au contraire, de jouer avec les énoncés, à l'oral comme à l'écrit, de manière à sensibiliser les élèves aux effets de telle ou telle marque : que se passe-t-il lorsqu'on change un déterminant singulier par un déterminant pluriel ? une terminaison de personne ? de temps ? L'essentiel est de développer chez tous les élèves une conscience claire des effets produits par chaque modification sur la signification des énoncés. On peut faire l'hypothèse que ce travail contribue grandement à faciliter l'identification et le traitement, dans leur contexte, des mots des textes lus. On sera en particulier attentif aux marques du genre et du nombre dans le groupe nominal, aux marques du pluriel sur le verbe, aux marques de personne les plus régulières. On commencera à attirer l'attention sur quelques marques temporelles particulièrement prégnantes du passé (passé composé et imparfait). Il en est de même pour les liens introduits entre les mots par tous les phénomènes de dérivation ("sable", "sableux", "sablonneux", "sablière", "sablage", "sabler", "ensablé") qui doivent donner lieu à de très nombreux exercices de manière à en rendre la production aisée et, avec l'aide de l'enseignant, le contrôle plus rigoureux et la signification précise. On peut, comme ci-dessus, chercher tous les mots dérivables d'un mot simple, jouer sur un suffixe ou un préfixe et fabriquer des mots à partir de celui-ci en se demandant quels sont les mots qui existent dans la langue et ceux qui n'existent pas ("coiffure" opposé à "peignure"), ou encore tenter de retrouver le mot simple à partir des mots qui en sont dérivés, là encore en contrôlant les résultats. Il ne s'agit pas de se livrer à des exercices d'étymologie, mais d'amener les élèves à se servir des informations graphiques disponibles.
804 2.6 Comprendre les textes Il y a de très nombreux points communs entre compréhension des textes écrits et compréhension des énoncés oraux qui mettent en jeu des situations de communication proches (monologue, absence des référents...). C'est dire que tout ce qui permet d'approfondir la compréhension du langage oral prépare l'élève à une meilleure compréhension des textes. C'est dire aussi que, tant que l'élève ne dispose pas d'une capacité d'identification des mots suffisante, l'entraînement de la compréhension doit s'effectuer dans deux directions : oralement pour les textes longs et complexes, en particulier sur des textes de littérature adaptés à l'âge des enfants, sur l'écrit pour des textes plus courts et ne se référant pas à des connaissances ou à des expériences ignorées des élèves. Comprendre des textes littéraires Comme à l'école maternelle, les textes littéraires (albums d'abord, nouvelles ou courts romans ensuite) doivent être au cœur des activités de l'école élémentaire. Le plus souvent, ils sont rencontrés par la médiation des lectures à haute voix de l'enseignant. Les élèves tentent ensuite de reformuler dans leurs propres mots le texte entendu. Il appartient au maître de proposer les découpages qui permettent d'appréhender les étapes successives du récit, de construire les synthèses nécessaires, de tenter d'anticiper la suite de ce qui a déjà été lu... Les erreurs d'interprétation, les oublis renvoient souvent à des passages qui n'ont pas été compris. Relire ne suffit donc pas à dépasser les difficultés. Un dialogue doit s'engager entre l'enseignant et les élèves pour, en s'appuyant sur ce qui est connu, construire des représentations claires de ce qui ne l'est pas encore. Ce travail ne peut être conduit seulement avec le grand groupe. Il doit être mené pas à pas avec chacun des élèves de manière à ne jamais abandonner ceux qui sont le plus loin de la culture littéraire. Même si le résumé reste à cet âge hors de portée de la plupart des élèves, une part importante du travail de compréhension doit porter sur la construction d'une synthèse aussi brève que possible du texte lu : de qui ou de quoi parle ce texte (thème) ? qu'est-ce qu'il dit (propos) ? À l'oral, on ne peut se contenter d'exiger des élèves une compréhension des informations données littéralement dans le texte. On doit les engager à retrouver les informations implicites qui sont à leur portée (la compréhension des lacunes d'un message suppose que l'on dispose des connaissances permettant de les retrouver). Cela implique de la part de l'enseignant un questionnement précis sur l'implicite, y compris sur ce qui lui paraît le plus évident. C'est à ce prix seulement que tous les élèves deviennent susceptibles de comprendre les textes qu'ils lisent. Au-delà, il est tout aussi important de conduire les élèves à une attitude interprétative : le sens d'un texte littéraire n'est jamais totalement donné, il laisse une place importante à l'intervention personnelle du lecteur (ici l'auditeur). C'est par le débat sur le texte entendu, plus tard lu, que les diverses interprétations peuvent être comparées. Elles doivent aussi être évaluées en revenant au texte luimême de manière à contrôler qu'elles restent compatibles avec celui-ci. C'est en s'engageant résolument dans ce travail interprétatif que l'élève peut aussi apprendre le respect dû à la lettre du texte. Les auteurs de littérature de jeunesse, et en cela ils ne se distinguent pas des autres écrivains, tissent de nombreux liens entre les textes qu'ils écrivent et ceux qui constituent le contexte culturel de leur création. C'est dire qu'on ne comprend véritablement un livre, serait-ce un simple album, sans retrouver ces relations subtiles qui font d'une œuvre une œuvre littéraire. Les lectures littéraires du cycle des apprentissages fondamentaux, comme celles des autres cycles, doivent donc être choisies avec soin et organisées en parcours qui permettent de retrouver un personnage, un thème, un genre, un auteur, un illustrateur... Par là, et par là seulement, l'habitude de fréquenter les livres devient progressivement une culture. Il importe que les œuvres rencontrées soient nombreuses et variées. Les lectures en classe doivent être complétées par des lectures personnelles dans la BCD ou au domicile familial. L'emprunt à la BCD ou dans la bibliothèque de quartier doit devenir une habitude et un besoin. Les enseignants expliquent aux parents le rôle de médiateur qu'ils peuvent eux aussi jouer entre le livre et l'enfant. S'ils hésitent à lire à haute voix, il leur reste possible d'explorer les illustrations et d'engager le débat à leur propos. L'essentiel est que l'enfant découvre qu'une œuvre peut être prise dans de multiples horizons d'interprétations, reliée à des références culturelles variées, partagée avec ses camarades autant qu'avec sa famille ou le maître. Un autre moyen de rendre plus assurée la compréhension d'un texte est d'articuler celle-ci avec un travail d'écriture. Il s'agit le plus souvent de prolonger un texte dont seul le début a été proposé, de transformer un épisode, de changer de personnage, de transporter le personnage principal dans un autre univers... La littérature de jeunesse offre de très nombreux exemples de pastiches et de détournements de ce type. L'écriture étant encore difficile pour les élèves du cycle des apprentissages fondamentaux, il sera nécessaire de privilégier la dictée à l'adulte ou, progressivement, l'écriture appuyée sur des matériaux prérédigés. Le travail collectif est, dans ce cas, préférable au travail
805 individuel encore difficile à cet âge. Comprendre des textes documentaires Les textes informatifs peuvent faire l'objet d'un travail analogue. Eux aussi restent difficiles d'accès en lecture autonome individuelle tout au long du cycle des apprentissages fondamentaux. Un abord collectif et accompagné semble donc préférable. Il est essentiel que l'ouvrage documentaire apparaisse dans sa fonction de référence et soit l'une des étapes d'un travail de construction de connaissances, appuyé par ailleurs sur une expérience directe de la réalité (voir "Découvrir le monde"). Le texte informatif peut être parcouru comme un album (il comporte de nombreuses illustrations, des schémas, des tableaux...) et lu à haute voix par le maître. Il doit donner lieu aux mêmes efforts de construction de la signification. Très souvent, un documentaire est abordé pour répondre à une question précise. Il suppose donc que l'élève se dote d'une stratégie de recherche appuyée sur les tables des matières, les index, les titres et intertitres... Les réponses trouvées restent le plus fréquemment difficiles à interpréter, car elles renvoient souvent à d'autres informations qui se trouvent à d'autres endroits du texte. L'inférence joue dans ce type de lecture un rôle certainement plus important que dans le récit. Pour résoudre les problèmes que posent les lacunes du texte, il convient de faire de la fréquentation des documentaires un moment privilégié dans la construction de connaissances ordonnées plutôt qu'un acte de lecture autonome. La documentation accessible de manière électronique pose d'autres types de problèmes dans la mesure où le lien hypertexte tend à fragmenter plus encore l'information. L'accompagnement des élèves doit y être plus important que sur les ouvrages imprimés et l'effort de synthèse doit toujours prolonger la recherche. Comme pour la littérature, l'articulation entre lecture et écriture permet d'approfondir la compréhension des textes documentaires. L'occasion peut en être fournie par une visite, un élevage, une expérience, la rencontre d'un témoignage... Au cycle des apprentissages fondamentaux, le dessin reste encore le moyen privilégié de rendre compte d'une information. Il peut être aussi le support de la mise en ordre des idées, de l'organisation du document. Le texte arrive plutôt en complément de cette première représentation et vient la compléter. À cet âge, le texte documentaire reste souvent un récit. C'est là une étape normale et riche de l'accès aux textes explicatifs. Mieux comprendre les textes qu'on lit La compréhension des textes lus est tributaire de la qualité de la reconnaissance des mots. Lorsque celle-ci devient quasi automatique, le lecteur peut traiter de manière coordonnée l'information lexicale, l'information syntaxique, et connecter ce qu'il découvre dans le texte avec les connaissances qu'il possède déjà, de manière à construire une représentation assurée de ce qu'il a lu. Au fur et à mesure qu'il avance dans sa lecture, il doit, de plus, synthétiser l'information recueillie de manière à relier les informations nouvelles aux anciennes. Cela passe le plus souvent par une condensation des éléments du texte déjà traités. Au cycle des apprentissages fondamentaux, il importe donc que l'on conduise progressivement tous les élèves à se donner des stratégies efficaces pour comprendre les phrases successives d'un texte et leur articulation. Deux types d'activités peuvent être envisagés : celles qui rendent l'élève plus sensible à la fonction de la syntaxe dans la compréhension de la phrase, celles qui lui permettent de contrôler la qualité de la compréhension construite. En relèvent les situations dans lesquelles on demande aux élèves d'anticiper dans une lecture la fin d'une phrase dont on a déjà lu les premiers mots en respectant la structure syntaxique de l'énoncé (critiquer les solutions erronées est un aspect important de cette prise de conscience) ou encore de proposer des suites sémantiquement probables dans le contexte concerné et évidemment de critiquer les suites improbables. Certaines structures syntaxiques sont difficiles à comprendre. C'est le cas, par exemple, des phrases passives que beaucoup d'enfants comprennent comme si elles étaient des phrases actives. C'est aussi le cas des phrases complexes comprenant des relatives ou des conjonctives. L'interaction de l'enseignant est dans tous ces cas décisive. Il doit anticiper la difficulté et accompagner les élèves au moment où ils la rencontrent en mobilisant leur attention, en suggérant les points d'arrêt et en vérifiant ce qui a été réellement compris. Il faut aussi que le lecteur construise des représentations successives de ce qu'il lit et les articule entre elles. Cela suppose que l'on découpe dans le texte des ensembles cohérents d'information et qu'on les mémorise au prix d'un important travail de sélection et de condensation. Cela suppose aussi que l'on traite efficacement toutes les marques qui assurent la cohésion du texte : ponctuation, déterminants, substituts du nom (pronoms, synonymes), connecteurs, marques de temporalité... Là encore, c'est en conduisant les élèves à redire ce qu'ils viennent de lire dans leurs propres mots, à sélectionner les informations importantes et à les mémoriser qu'on les conduit à mieux comprendre les textes. C'est en attirant leur attention, en cours de lecture, sur les marques de cohésion
806 rencontrées et en assurant leur bonne interprétation qu'on leur permet de s'approprier progressivement leur usage. Comme on a pu le remarquer, l'apprentissage de la compréhension des phrases et de la compréhension des textes suppose des discussions soutenues, un contrôle rigoureux des tentatives par l'échange entre apprenti lecteur et lecteur expert. La situation de lecture silencieuse et solitaire doit donc être considérée comme l'aboutissement d'un long travail mettant en jeu l'échange oral sur les textes lus. La lecture à haute voix, parce qu'elle donne à entendre ce que le lecteur a lu, permet dialogue et contrôle. Elle est le meilleur instrument de l'apprentissage. 3 - Écrire des textes L'écriture et la lecture sont étroitement liées dans toutes les activités du cycle des apprentissages fondamentaux. Toutefois, des moments spécifiques doivent être consacrés à des activités qui conduisent les élèves à se doter, avant même la fin du cycle, de la capacité de produire de manière autonome un texte court mais structuré, qu'il s'agisse d'un texte narratif ou d'un texte explicatif. Cela n'est possible qu'à condition de sérier les difficultés de manière à ne jamais les présenter toutes en même temps et à exercer séparément les différentes composantes de la production de textes. En effet, tant que les compétences de base (tracer les lettres, gérer l'essentiel de l'orthographe) ne sont pas acquises et automatisées, il est difficile que l'enfant puisse se consacrer pleinement aux activités plus délicates comme la mobilisation des informations, l'organisation du texte ou l'élaboration des énoncés. En mettant en œuvre des projets d'écriture, ancrés dans des situations de communication véritables, il est possible d'accentuer tour à tour telle ou telle de ces composantes pendant que l'enseignant assume la gestion des autres. 3.1 Activités graphiques À l'école maternelle, l'enfant a appris à maîtriser les gestes essentiels de l'écriture. Qu'il soit droitier ou gaucher, il tient normalement son crayon ou son stylo sans crisper la main, il sait placer sa feuille sensiblement dans le prolongement de son avant-bras, il maîtrise les principaux tracés et respecte les sens de rotation, afin de faciliter la progressive mise en place d'une écriture cursive rapide et lisible. La motricité fine qu'il déploie dans l'écriture comme dans le dessin est sous-tendue par une aisance motrice plus générale. De nombreux enfants ne sont pas encore parvenus à cette aisance en arrivant à l'école élémentaire. Les activités de graphisme restent, à ce niveau aussi, un moyen efficace de développer la motricité nécessaire au geste graphique de tous les élèves. À l'école élémentaire, il doit se doter d'une écriture cursive (miniscules et majuscules) sûre et lisible. Les enseignants pourront s'appuyer sur les exemples publiés par le ministère de l'éducation nationale. Ils ont été crées pour que l'élève s'approprie les caractéristiques graphiques de chacune des lettres de l'alphabet et acquière une aisance dans le mouvement qui lui permette, progressivement, d'écrire vite tout en restant parfaitement lisible. Le clavier de l'ordinateur fait partie des instruments dont l'élève se sert dès l'école maternelle. Il familiarise l'enfant avec la structure alphabétique de notre orthographe en renforçant l'individualisation de la lettre. S'il est nécessaire qu'il soit "découvert" très librement à l'école maternelle, dès le cycle des apprentissages fondamentaux on peut aider l'élève dans les divers usages qu'il en fait en lui montrant comment quelques-unes de ses fonctionnalités dactylographiques peuvent être mobilisées plus efficacement par l'usage des deux mains, par celui du pouce... En découvrant, en particulier dans le domaine des arts visuels, d'autres écritures ou d'autres gestes graphiques, il est possible d'articuler les usages instrumentaux de l'écriture avec ses usages esthétiques. Des projets d'édition manuscrite des textes rédigés permettent d'explorer les multiples visages de la calligraphie. Il en est de même avec les polices d'imprimerie des logiciels de traitement de texte lorsque l'on vise une édition électronique ou une édition imprimée. 3.2 Problèmes de l'orthographe L'objectif du cycle des apprentissages fondamentaux est de conduire tous les élèves à une orthographe phonétique sûre, à la capacité de marquer l'accord entre le sujet et le verbe dans toutes les situations régulières, au contrôle des accords de genre et de nombre dans le groupe nominal (dans la proximité du déterminant). La forme orthographique des mots les plus fréquents, mêmes irréguliers, doit être aussi acquise (c'est particulièrement le cas des mots outils). Ces compétences sont relativement différentes et supposent des situations d'apprentissage spécifiques (la dictée ne peut tout régler). En ce qui concerne l'orthographe lexicale, il faut distinguer nettement la capacité de copier sans faute un mot (c'est-à-dire d'aller le chercher dans un répertoire pour le réutiliser) et la capacité d'écrire sans aide un mot dont on n'est pas encore sûr d'avoir tout à fait fixé la forme orthographique. En situation de production de texte, il est décisif que l'élève puisse choisir entre les deux procédures et s'appuyer soit sur ses acquis définitifs, soit sur un répertoire. Il
807 faut, en quelque sorte, le conduire à avoir une conscience claire de ce qu'il ne sait pas. Il est tout aussi important qu'il se pose des "problèmes d'orthographe" et qu'il réfléchisse à haute voix sur la manière dont on peut orthographier un mot. Les interactions de l'enseignant sont, dans ce cas, importantes. Elles doivent exiger la rigueur dans l'analyse phonologique du mot et permettre à l'élève de constituer ses premiers repères et ses premières règles de choix entre les différentes écritures possibles d'un même son. Le travail effectué sur la construction du lexique (dérivations) doit être réutilisé dès les premiers exercices d'écriture (par exemple, pour retrouver les lettres muettes). En ce qui concerne l'orthographe dite grammaticale, la difficulté réside moins dans la mémorisation des règles que dans la sollicitation de l'attention. Il est important que l'élève découvre rapidement que l'apparition d'un mot comme "les" ou "des" dans l'énoncé doit immédiatement conduire à un examen attentif des mots qui le suivent. Les différents signaux susceptibles de déclencher des accords doivent être repérés, faire l'objet d'affichages spécifiques dans la classe et sans cesse révisés. Dans le groupe nominal, les élèves ont en général, en fin de cycle 2, la capacité de marquer l'accord sur le premier mot qui suit le déterminant pluriel. Ils le font plus difficilement sur le second. L'accord du verbe avec le sujet devient très difficile lorsqu'on ne l'entend pas comme dans les verbes du premier groupe. Ces compétences orthographiques ne s'acquièrent véritablement que lorsqu'elles s'automatisent. C'est dans cette perspective qu'il faut les travailler. La révision orthographique des textes reste très difficile pour les élèves du cycle 2. On peut toutefois les introduire à cette pratique très importante en repérant d'abord les points du texte sur lesquels il y a eu des erreurs et en les amenant à évoquer à haute voix et à discuter les solutions possibles. D'une manière générale, on choisira de ne pas travailler les problèmes d'orthographe au moment où l'effort de l'enfant se concentre sur l'activité rédactionnelle proprement dite. On peut, par contre, soutenir l'attention orthographique dans l'écriture spontanée lorsque l'effort de conception et de mise en mots est moins grand (légende d'un dessin, texte très court, copie différée...). 3.3 Mobilisation des connaissances et organisation des textes Plus encore qu'organiser les parties successives d'un texte, c'est la mobilisation des connaissances nécessaires pour le rédiger qui présente pour l'élève de cycle 2 le plus de difficultés. Il sait élaborer des informations dans le cadre d'un dialogue avec l'adulte, il a beaucoup plus de mal à le faire seul. La mobilisation des connaissances doit donc rester une activité collective fortement soutenue par l'enseignant. Elle suppose souvent un travail oral préalable pendant lequel on discute des contenus possibles du projet d'écriture. L'usage du dessin (comme instrument de mobilisation des connaissances ou des souvenirs) peut être tout aussi efficace dans la mesure où il offre un support stable à la discussion. Les deux registres susceptibles d'être travaillés au cycle 2 (texte narratif et texte explicatif) renvoient à trois genres familiers des élèves : le compte rendu d'un événement vécu, le récit littéraire et le documentaire. Le compte rendu peut introduire aussi bien au récit qu'au documentaire. Son appui sur l'expérience vécue permet d'établir avec rigueur les moments pertinents parmi les éléments mémorisés, de les ordonner en fonction du texte que l'on veut produire. Dans chacun de ces cas, la mobilisation des connaissances sera d'autant plus assurée qu'elle s'appuiera sur une culture régulièrement entretenue de la littérature et du documentaire. L'organisation du texte, à cet âge, peut être difficilement considérée comme l'élaboration d'un plan préalable. On préférera les situations qui conduisent à ordonner des fragments de texte déjà élaborés, à prévoir la suite des événements ou des informations en s'appuyant sur des dessins ou des images les représentant... Là encore, on peut construire très progressivement l'apprentissage en abordant ces problèmes par le biais de tentatives de modifications réglées de textes déjà écrits comme le pastiche ou la transformation d'un épisode. 3.4 Mise en mots Au cycle des apprentissages fondamentaux, la mise en mots des textes produits passe encore de manière privilégiée par la dictée à l'adulte ou l'emprunt de fragments copiés dans des répertoires. Toutefois, les élèves doivent aussi s'initier à l'écriture autonome de textes dont tous les éléments constitutifs ont été évoqués et organisés au préalable. Dans cet effort pour construire des phrases, trouver les mots, gérer leurs relations, marquer leur orthographe, se constitue une nouvelle relation au langage. Là encore, il importe que l'enseignant soit particulièrement présent et qu'il accompagne l'effort singulier de chaque élève en signalant les difficultés non perçues, en donnant les informations qui manquent, en suggérant une solution pour un problème de syntaxe ou un problème d'orthographe... On peut considérer que, à la fin du cycle 2, chaque enfant, après une préparation rigoureuse, doit pouvoir écrire un texte d'une dizaine de lignes (texte narratif ou texte explicatif) en gérant correctement les problèmes de syntaxe et de lexique. 3.5 Édition des textes
808 Un projet d'écriture se termine, le plus souvent, par l'édition manuscrite ou imprimée du texte, qu'il soit collectif ou individuel. C'est un aspect important de la production de textes qui ne peut être négligé. On s'assurera, en particulier, que les modalités d'édition soient en accord avec le public lecteur visé. La liaison avec les activités artistiques permet d'inscrire l'écriture dans un projet d'expression et de création plus élaboré. 4 - Évaluer les compétences acquises Les évaluations nationales de début de cycle 3 permettent de prendre la mesure des résultats obtenus à l'issue de cinq, souvent six années de scolarité. Elles offrent des repères précis dans les différents domaines de la maîtrise du langage : - compréhension du langage oral, tant dans l'ordinaire de la vie scolaire (compréhension de consignes) que lors de la confrontation avec des textes longs oralisés par le maître (littérature de jeunesse, documentaires) ; - maîtrise de l'identification des mots par voie directe (cette identification doit être devenue automatique pour tous les mots fréquents ainsi que pour les mots moins fréquents dont l'orthographe est régulière) et par voie indirecte (déchiffrage des mots rares et des mots dont l'orthographe est irrégulière) ; - compréhension du langage écrit dont on peut considérer que, à cet âge, elle se limite à savoir retrouver de manière autonome, dans un texte, des informations qui appartiennent déjà à l'environnement culturel et aux connaissances de l'élève (l'utilisation de la lecture pour découvrir des connaissances neuves appartient plutôt au cycle 3) ; - copie correcte de textes courts ; - écriture orthographiquement correcte en production autonome ou en dictée préparée des mots les plus courants, respect de l'accord sujet verbe et de l'accord dans le groupe nominal (lorsqu'ils sont réguliers) ; - production, avec l'aide de l'enseignant, de textes courts comportant des contraintes variées ; - utilisation assurée des principaux instruments linguistiques donnant aux textes leur cohésion (substituts pronominaux et nominaux du nom, connecteurs, déterminants, temps des verbes) ; - utilisation assurée du vocabulaire courant et capacité à comprendre des mots nouveaux dans leur contexte et en s'appuyant sur quelques phénomènes de dérivation. L'existence d'une évaluation nationale n'exonère pas les enseignants du cycle des apprentissages fondamentaux d'organiser des évaluations en cours d'apprentissage, susceptibles d'attirer l'attention sur les difficultés que peuvent rencontrer certains élèves au moment même où elles se présentent. Elles sont un moyen de contrôler, en continu, la pertinence de la programmation des activités et des enseignements proposés, en particulier au début d'une séquence didactique ou d'une nouvelle phase d'apprentissage (début de cours préparatoire), puis chaque fois qu'une étape est franchie. De nombreux instruments d'évaluation sont mis à la disposition des enseignants par la direction de la programmation et du développement. Compétences devant être acquises en fin de cycle 1 - MAÎTRISE DU LANGAGE ORAL 1.1 Communiquer Être capable de : - écouter autrui, demander des explications et accepter les orientations de la discussion induites par l'enseignant ; - exposer son point de vue et ses réactions dans un dialogue ou un débat en restant dans les propos de l'échange ; - faire des propositions d'interprétation pour oraliser un texte appris par cœur ou pour dire un texte en le lisant. 1.2 Maîtrise du langage de l'évocation Être capable de : - rapporter un événement, un récit, une information, une observation en se faisant clairement comprendre ; - en situation de dictée à l'adulte (d'un texte narratif ou explicatif), proposer des corrections pertinentes portant sur la cohérence du texte ou sur sa mise en mots (syntaxe, lexique) ; - dégager la signification d'une illustration rencontrée dans un album en justifiant son interprétation à l'aide des éléments présents dans l'image ou des situations qu'elle suggère ;
809 - dire un poème ou un court texte parmi ceux qui ont été appris par cœur dans l'année (une dizaine) en l'interprétant. 2 - LECTURE ET ÉCRITURE 2.1 Compréhension Être capable de : - comprendre les informations explicites d'un texte littéraire ou d'un texte documentaire appropriés à l'âge et à la culture des élèves ; - trouver dans un texte documentaire imprimé ou sur un site internet les réponses à des questions simples ; - dégager le thème d'un texte littéraire (de qui ou de quoi parle-t-il ?) ; - lire à haute voix un court passage en restituant correctement les accents de groupes et la courbe mélodique de la phrase (lecture préparée silencieusement) ; - relire seul un album illustré lu en classe avec l'aide de l'enseignant. 2.2 Reconnaissance des mots Avoir compris et retenu : - le système alphabétique de codage de l'écriture ; - les correspondances régulières entre graphèmes et phonèmes. Être capable de : - proposer une écriture possible (et phonétiquement correcte) pour un mot régulier ; - déchiffrer un mot que l'on ne connaît pas ; - identifier instantanément la plupart des mots courts (jusqu'à 4 ou 5 lettres) et les mots longs les plus fréquents. 2.3 Production de textes Être capable de : - écrire de manière autonome un texte d'au moins cinq lignes (narratif ou explicatif) répondant à des consignes claires, en gérant correctement les problèmes de syntaxe et de lexique. 2.4 Écriture et orthographe Être capable de : - orthographier la plupart des "petits mots" fréquents (articles, prépositions, conjonctions, adverbes...) ; - écrire la plupart des mots en respectant les caractéristiques phonétiques du codage ; - copier sans erreur un texte de trois ou quatre lignes en copiant mot par mot et en utilisant une écriture cursive et lisible ; - utiliser correctement les marques typographiques de la phrase (point et majuscule), commencer à se servir des virgules ; - en situation d'écriture spontanée ou sous dictée, marquer les accords en nombre et en genre dans le groupe nominal régulier (déterminant, nom, adjectif) ; - en situation d'écriture spontanée ou sous dictée, marquer l'accord en nombre du verbe et du sujet dans toutes les phrases où l'ordre syntaxique régulier est respecté.
C) AU CYCLE 3 : MAITRISE ET CULTURE
INTRODUCTION Au cycle des approfondissements, l'élève continue à acquérir les bases de son éducation : maîtrise du langage et de la langue française, éducation civique, mathématiques, éducation artistique et éducation physique. Toutefois, il y accède différemment, car il entre dans une phase de son développement psychologique qui lui permet de construire des connaissances de manière plus réfléchie, de s'approprier des instruments intellectuels plus assurés. Il reste cependant plus que
810 jamais nécessaire de solliciter toutes les facettes de son intelligence et, plus particulièrement, ses capacités d'action et sa sensibilité. Ainsi, la pédagogie du cycle 3 ne doit pas se replier sur une conception abstraite et formelle de l'accès aux connaissances. Elle reste appuyée sur l'expérience concrète. En entrant au cycle 3, l'élève franchit une étape importante de sa scolarité. Les compétences qu'il vient d'acquérir en lecture et en écriture lui permettent d'enrichir ses possibilités d'information et de renforcer ses apprentissages. Les savoirs et les savoir-faire mathématiques qu'il a découverts lui donnent la possibilité de décrire plus rigoureusement les phénomènes auxquels il s'intéresse et leur évolution. Certes, il n'a encore que peu d'autonomie dans l'usage des uns et des autres, et le cycle 3 va être l'occasion d'acquérir, dans chacun de ces domaines, une maîtrise plus affirmée. Il sera aussi une ouverture vers de nouveaux enseignements : histoire, géographie, observation réfléchie de la langue française (grammaire), langue étrangère ou régionale, sciences expérimentales et technologie. Les enseignants disposent de trois années pour permettre à chaque élève, sans exception, d'acquérir des savoir-faire intellectuels, l'appétit de savoir et des attitudes à l'égard d'autrui sans lesquels il ne pourra bénéficier de l'enseignement qui lui sera proposé au collège. Ils disposent aussi de ces trois années pour continuer à faire de la mémoire de leurs élèves l'instrument privilégié de l'intégration des connaissances nouvellement acquises. Dans cette perspective, les programmes sont organisés de manière à articuler deux grands domaines généraux - la maîtrise du langage et de la langue française, l'éducation civique - avec des enseignements maintenant plus ancrés dans leurs disciplines de référence, qui fournissent à chacun les bases d'une culture équilibrée. La maîtrise du langage et de la langue française constitue le premier pôle. Elle doit être, pour chaque enseignant du cycle 3, la priorité des priorités et une préoccupation permanente. Aucun élève ne doit quitter l'école primaire sans avoir cette assurance minimale dans le maniement du français oral et du français écrit qui permet d'être suffisamment autonome pour travailler au collège. L'accès à la maîtrise du langage, telle qu'elle est définie par les programmes, peut se heurter au fait que certains élèves arrivent en début de cycle sans avoir acquis les bases de la lecture et de l'écriture. Il peut en être de même pour les mathématiques. La différenciation des enseignements dont ces élèves doivent bénéficier doit faire l'objet d'un "programme personnalisé d'aide et de progrès" (PPAP (5). Un accompagnement plus individualisé dans les moments de la progression qui visent les objectifs généraux de maîtrise du langage peut suffire dans certains cas, des moments spécifiques doivent être dégagés dans d'autres. Pour tous les élèves, les compétences relatives à l'usage du langage oral, de la lecture et de l'écriture qui devront être acquises en fin de cycle 3 supposent un travail assidu et régulier et, donc, pour les enseignants, l'élaboration d'une programmation rigoureuse mettant en jeu des progressions d'apprentissage ordonnées. Cette partie si importante du programme comporte deux types d'horaires : des horaires propres et des horaires transversaux. Les premiers sont répartis sur plusieurs champs disciplinaires : "littérature (dire, écrire, lire)", "observation réfléchie de la langue française (grammaire, conjugaison, orthographe, vocabulaire)", mais aussi "langue étrangère ou régionale" contribuant à une première prise de conscience des différences qui distinguent le français, et "vie collective" dont le temps hebdomadaire de "débat réglé" est l'occasion la plus féconde d'entraîner chacun à l'usage de la parole. Les seconds sont transversaux et concernent tous les champs disciplinaires sans exception : un temps significatif de chacun d'entre eux devra être consacré à l'apprentissage du parler, du lire et de l'écrire dans le contexte précis des savoirs et des types d'écrits qui le caractérisent. Cela conduit certes à une organisation plus complexe des emplois du temps, mais c'est un choix délibéré. En effet, la maîtrise du langage ne peut en aucun cas être acquise dans des exercices formels fonctionnant à vide. En particulier, si l'on souhaite que chaque élève comprenne les textes qu'il lit, il est nécessaire qu'il sache se servir du code alphabétique pour reconnaître quasi instantanément les mots qu'il rencontre, mais il est tout aussi nécessaire qu'il ait acquis des connaissances fermes et dispose d'une culture suffisamment riche pour se donner des représentations précises de ce qu'il a lu. Bref, la maîtrise du langage écrit s'acquiert d'abord dans tous les domaines spécifiques du cycle 3 grâce aux multiples connaissances qu'ils assurent. Pas une minute ne doit être soustraite des enseignements qui donnent à chacun une solide culture sous prétexte que certains élèves ne lisent pas comme ils le devraient ou ont des difficultés d'écriture. Ce sont ces derniers qui ont le besoin le plus évident de cet apport irremplaçable. Chaque lecture, chaque projet d'écriture doit venir s'ancrer dans une activité qui, par ailleurs, construit des connaissances précises. Ainsi, la maîtrise du langage et de la langue française est une dimension présente dans toutes les activités du cycle 3, elle doit avoir une place précise dans chaque progression d'apprentissage et faire l'objet d'évaluations régulières. Bref, elle doit être un souci constant des maîtres. Pour aider ces derniers à organiser leur enseignement, un tableau récapitulatif des compétences relatives au parler,
811 au lire et à l'écrire qui doivent être visées dans chaque domaine est proposé à la fin du chapitre "Maîtrise du langage et de la langue française". L'éducation civique est l'autre pôle organisateur d'une école qui se caractérise par le fait que les savoirs s'y constituent collectivement. Sans une conscience claire des contraintes du "vivre ensemble", l'élève ne peut découvrir les horizons que la confrontation avec autrui ouvre à chacun. C'est dans ses dernières années d'école primaire qu'il apprend véritablement à construire, avec ses camarades et avec ses enseignants, des relations de respect mutuel et de coopération réfléchie qui permettent une première sensibilisation aux valeurs civiques. L'habitude d'envisager les problèmes posés par la vie collective, lors de réunions régulièrement prévues à l'emploi du temps (une heure par quinzaine), est, au cycle 3, un aspect important de cette éducation. Celle-ci se nourrit aussi des connaissances acquises par ailleurs. Les autres enseignements du cycle 3 se distribuent en quatre grands domaines : le premier visant la langue française et l'éducation littéraire et humaine, le deuxième l'éducation scientifique, le troisième et le quatrième mettant plus directement en jeu le corps avec l'éducation artistique d'une part, l'éducation physique et sportive de l'autre. Aucun de ces domaines n'est fermé sur lui-même. Il faut constamment apprendre aux élèves à réutiliser les compétences et les connaissances qu'ils ont acquises, hors du champ particulier dans lequel elles ont été construites. Dans le premier domaine, langue française et éducation littéraire et humaine, ont été rassemblés des enseignements qui se renforcent en permanence les uns les autres tant par les connaissances qu'ils structurent que par les compétences communes qu'ils permettent d'acquérir. Ils constituent les bases d'une culture solide que les autres grands domaines viennent enrichir. La littérature fait partie de cette culture sans laquelle la plupart des références de la conversation ordinaire (a fortiori de nos lectures) nous échappent. Il ne s'agit pas, évidemment, d'instaurer au cycle 3 des techniques d'explication des textes qui ne pourraient être à ce niveau que des bavardages. Il faut, au contraire, que les enfants lisent et lisent encore de manière à s'imprégner de la riche culture qui s'est constituée et continue de se développer dans la littérature de jeunesse, qu'il s'agisse de ses "classiques" sans cesse réédités ou de la production vivante de notre temps. C'est sur la base de ces lectures que peuvent se développer dans l'école des débats sur les grands problèmes abordés par les écrivains, comme sur l'émotion tant esthétique que morale qu'ils offrent à leurs lecteurs. C'est sur la base des mêmes lectures que les enfants découvrent le plaisir de dire les textes qui les ont marqués ou de prolonger dans des tentatives d'écriture le plaisir qu'ils ont eu à les fréquenter. On ne saurait apprendre à maîtriser le langage, en particulier écrit, sans une observation réfléchie de la langue française (grammaire, conjugaison, orthographe, vocabulaire). C'est lorsqu'on comprend les logiques d'une langue que l'on peut prendre plaisir à jouer avec elle et le faire avec efficacité. C'est parce que l'on aura pris le temps de cette réflexion, dans le cadre de l'horaire qui lui est réservé, que l'on pourra, chaque fois qu'on écrit (dans n'importe lequel des domaines d'enseignement du cycle 3), faire référence à ces observations patiemment effectuées pour réviser les textes élaborés et s'assurer d'une relative sécurité orthographique. Cette plus grande familiarité avec la structure de la langue permet aussi de mieux comprendre les textes qui, du fait de leur relative complexité, résistent à une interprétation immédiate. Toutes les dimensions de cette observation, qu'elles concernent la syntaxe, la morphosyntaxe ou le lexique, peuvent être explorées. L'enseignement des langues étrangères ou régionales a été rapproché de cette découverte du fonctionnement de la langue française. Ce n'est pas parce qu'on suppose que la langue étrangère s'acquiert seulement par la maîtrise de la grammaire. Bien au contraire, le programme est tout entier placé sous le signe de l'exploration de situations de communication, d'autant plus consistantes pour l'élève qu'elles s'inscrivent dans des situations ordinaires de sa vie, tant à l'école qu'en dehors. Les enfants doivent pouvoir évoquer des moments de leur existence pour les mettre en regard avec l'expérience d'élèves d'autres pays et se donner des moyens d'entrer directement en contact avec eux. Les langues régionales jouent le même rôle, en particulier lorsqu'elles permettent aux élèves de nouer des relations avec d'autres générations. La découverte de ces langues est un appui pour consolider la réflexion sur la langue française. Elle est aussi une ouverture sur le monde, qu'il soit lointain (langues étrangères) ou proche (langues régionales)…
MAÎTRISE DU LANGAGE ET DE LA LANGUE FRANÇAISE OBJECTIFS La maîtrise du langage et de la langue française, dans leurs usages scolaires, à l'oral comme à l'écrit, est l'objectif essentiel de l'école primaire. Elle est un droit pour chaque élève et doit rester un souci
812 permanent de tous les enseignants du cycle 3. Elle est la base de l'accès à toutes les connaissances, permet d'ouvrir de multiples horizons et assure à l'enfant toute sa place de futur citoyen. La maîtrise du langage et de la langue française n'étant jamais définitivement atteinte, on entend par "maîtrise du langage et de la langue française dans leurs usages scolaires" l'ensemble des capacités qui permettent à un élève de bénéficier pleinement des échanges oraux qui ont lieu dans la classe à propos de tous les aspects du programme, de lire en les comprenant les textes supports de toutes les activités pédagogiques, de se servir de l'écriture pour organiser les connaissances requises à ce niveau, pour les mémoriser et pour manifester par écrit ce qui en a été compris et acquis. Ces capacités ne peuvent se construire à vide. Elles se mettent en place à l'occasion d'expériences intellectuelles et culturelles spécifiques dans l'école, mais aussi à l'extérieur de celle-ci. Pendant le cycle 2, l'acquisition de la lecture et de l'écriture constituait le versant le plus important de la maîtrise du langage et imposait qu'on y consacre l'essentiel des activités. Toutefois, on continuait parallèlement à développer tous les autres aspects du langage oral dans les grands domaines d'apprentissage et à nourrir l'élève des connaissances culturelles sans lesquelles la compréhension de ce qu'il lit demeurerait bien trop limitée. Au cycle 3, aucun des différents aspects de la maîtrise du langage oral et écrit ne doit être négligé. En particulier, le fait qu'une grande majorité des élèves soient parvenus à une première autonomie en lecture ne doit en aucun cas conduire à omettre d'en poursuivre l'enseignement de manière spécifique. On doit veiller à obtenir une véritable articulation entre la compréhension de textes de plus en plus complexes et de plus en plus variés et la reconnaissance des mots qui, progressivement, s'automatise. Afin d'éviter toute dispersion, ce sont les textes d'une culture scolaire, entendue dans son véritable sens de "culture devant être obligatoirement partagée par tous les élèves avant la fin de la scolarité primaire", qui sont privilégiés. Elle est définie par les programmes et orientée par de larges listes d'œuvres proposées dans les documents d'application. L'un des dangers majeurs des pédagogies de la lecture et de l'écriture de l'école primaire est d'isoler les textes rencontrés (ou produits) du contexte qui est le leur et de conduire les élèves à croire que la lecture ou l'écriture ne sont que des exercices. Un autre danger est celui qui fait négliger les entraînements nécessaires en se satisfaisant des résultats obtenus par les meilleurs élèves. Afin d'éviter l'un et l'autre, l'enseignement de la lecture et celui de l'écriture sont d'abord, au cycle 3, rattachés aux grands domaines disciplinaires définis par le programme. On lit, on écrit de la littérature, de l'histoire, de la géographie, des sciences, etc. Pour éviter que l'entraînement, encore nécessaire à cet âge, ne soit négligé, chacun de ces domaines disciplinaires comporte, dans l'horaire qui est le sien, des "ateliers" de lecture destinés à renforcer les compétences de tous les élèves (stratégies de compréhension, automatisation de la reconnaissance des mots). Les objectifs de ces ateliers, bien qu'ils concernent tous les domaines disciplinaires, sont plus particulièrement détaillés dans le programme du domaine "Littérature". Lorsque les évaluations nationales de CE2 mettent en évidence que certains des enfants scolarisés dans le cycle des approfondissements sont sortis du cycle précédent sans avoir encore acquis toutes les compétences de base de la maîtrise du langage, ils doivent bénéficier d'un programme personnalisé d'aide et de progrès (PPAP). Celui-ci comporte des activités adaptées aux difficultés spécifiques de chaque élève et s'organise dans le cadre ordinaire de la classe (par exemple, sous forme d'ateliers mis en place pendant que les autres élèves sont en activité autonome ou encore à l'occasion de décloisonnements offrant la possibilité de participer à des ateliers tournants). Les élèves concernés ne doivent, en aucun cas, être exclus des autres apprentissages prévus au programme du cycle 3 sans lesquels ils ne pourraient comprendre véritablement ce qu'ils lisent et seraient dans l'incapacité d'écrire des textes riches et variés. PROGRAMME La maîtrise du langage et de la langue française constitue l'objectif majeur du programme de l'école élémentaire. Elle donne lieu à des contenus spécifiques. Mais elle se construit aussi dans la transversalité de l'ensemble des apprentissages. Ce sont les compétences visées à la fin du cycle qui permettent d'organiser le travail : programmation des activités sur toute la durée du cycle, structuration de chaque séquence d'apprentissage (découverte des notions ou des savoir-faire et renforcement des acquis), évaluation des acquis. Ces compétences peuvent être générales ou spécifiques. Les compétences générales concernent toutes les activités intellectuelles mises en jeu par l'élève et toutes les formes de la communication qui s'établissent dans la classe. Elles sont travaillées dans des "ateliers" organisés au sein de chacun des domaines disciplinaires : pour introduire une technique de travail plus exigeante, pour consolider une technique qui paraît chancelante, pour conduire les élèves qui n'y sont pas encore parvenus à s'approprier plus fermement un savoir-faire. Dans ce cas, il ne s'agit en rien d'un travail occasionnel
813 mais d'un apprentissage organisé et structuré. Par exemple, prendre la parole devant la classe pour expliquer ce que l'on a fait ne s'improvise pas. Cela suppose une technique particulière : quels aspects du travail fait doit-on rapporter ? dans quel ordre ? de quelle manière ? en prenant appui sur quel type d'aide-mémoire ? Si l'on souhaite que cette prise de parole soit mise au service des apprentissages, il faut construire patiemment les savoir-faire concernés. On a des chances d'y parvenir si l'on ne se contente pas de le faire en mathématiques ou en sciences. Il faudra donc programmer des séquences de travail dans plusieurs domaines disciplinaires. L'équipe de cycle doit établir une programmation qui tienne compte, pour chaque compétence travaillée, de la hiérarchie des difficultés (se servir d'un aide-mémoire pour prendre la parole est plus difficile que se servir d'un aidemémoire pour rédiger un petit texte) et de la diversité des domaines dans lesquels la compétence est découverte, travaillée, retrouvée, évaluée. Les compétences spécifiques visent d'abord à construire les connaissances et les savoir-faire du domaine disciplinaire concerné : dire à haute voix un texte poétique qui a été lu et travaillé, lire seul et en dehors de la classe une œuvre littéraire, trouver une information dans une encyclopédie pour apprécier les conclusions tirées sur les résultats d'une expérience, écrire la légende d'un document de géographie, etc. La maîtrise du langage oral ou écrit est, dans ce cas, très fortement dépendante du domaine disciplinaire concerné. Elle suppose moins une généralisation des compétences travaillées qu'une particularisation de celle-ci (on ne lit pas un énoncé de mathématiques comme un compte rendu d'expériences, même si ces deux textes ont souvent en commun de comporter des données chiffrées). Les compétences visées relèvent alors d'une programmation propre au champ disciplinaire. La maîtrise du langage est renforcée par un programme de grammaire conçu comme un exercice de réflexion sur le fonctionnement du français, en particulier en liaison avec la production de textes. Le programme de littérature vient, lui aussi, soutenir l'autonomie en lecture et en écriture des élèves. Par ailleurs, l'apprentissage d'une langue étrangère ou régionale donne la possibilité à ceux qui n'ont pas la chance d'être déjà plurilingues de prendre une distance par rapport à la langue nationale et par là d'en mieux comprendre l'usage. Le débat hebdomadaire consacré à la vie collective sert de champ d'exercice privilégié pour le débat réglé. Compétences devant être acquises en fin de cycle Tout au long de sa scolarité primaire et secondaire, l'élève acquiert de nombreuses compétences relatives au langage. Elles lui permettent d'accéder à une progressive autonomie dans son travail intellectuel. Pendant le cycle 3, l'élève commence à passer d'un usage scolaire du langage caractérisé par un fort accompagnement du maître à un usage plus personnel qui lui permet de progressivement travailler avec moins de guidage, en particulier en lecture. Il prend ainsi plus de responsabilité dans les processus d'apprentissage. Ces compétences sont en cours de construction et donc fragiles. Elles ne se stabiliseront pas avant la fin du collège. Ces compétences doivent être travaillées en permanence, quelle que soit l'activité programmée. Elles doivent être évaluées en premier lieu dans tous les apprentissages et faire l'objet de bilans réguliers. 1 - COMPÉTENCES GÉNÉRALES 1.1 Savoir se servir des échanges verbaux dans la classe Prendre la parole en public est un acte toujours difficile (peur de la réaction des autres, du jugement de l'adulte, inhibitions, traditions socioculturelles, etc.). La maîtrise du langage oral ne peut en aucun cas être réservée aux seuls élèves à l'aise. Il est donc essentiel que les situations mettant en jeu ces processus de communication soient régulièrement proposées à tous les élèves et qu'elles soient conduites avec patience et détermination. Situations de dialogue collectif (échanges avec la classe et avec le maître) - saisir rapidement l'enjeu de l'échange et en retenir les informations successives ; - questionner l'adulte ou les autres élèves à bon escient ; - se servir de sa mémoire pour conserver le fil de la conversation et attendre son tour ; - s'insérer dans la conversation ; - reformuler l'intervention d'un autre élève ou du maître. Situations de travail de groupe et mise en commun des résultats de ce travail - commencer à prendre en compte les points de vue des autres membres du groupe ; - commencer à se servir du dialogue pour organiser les productions du groupe ; - commencer à rapporter devant la classe (avec ou sans l'aide de l'écrit) de manière à rendre
814 ces productions compréhensibles. Situations d'exercice - mieux questionner la consigne orale ou écrite de manière à reconnaître la catégorie d'exercices à laquelle elle est rattachée ; - formuler une demande d'aide ; - lire à haute voix tout texte utile à l'avancée du travail ; - exposer ses propositions de réponse et expliciter les raisons qui ont conduit à celles-ci. En toute situation - s'interroger sur le sens des énoncés, comparer des formulations différentes d'une même idée, choisir entre plusieurs formulations celle qui est la plus adéquate ; - rappeler de manière claire et intelligible les expériences et les discours passés ; projeter son activité dans l'avenir en élaborant un projet ; - après avoir entendu un texte (texte littéraire ou texte documentaire) lu par le maître, le reformuler dans son propre langage, le développer ou en donner une version plus condensée ; - à propos de toute lecture entendue ou lue, formuler une interprétation et la confronter à celle d'autrui ; - oraliser des textes (connus, sus par cœur ou lus) devant la classe pour en partager collectivement le plaisir et l'intérêt. 1.2 Avoir acquis une meilleure maîtrise du langage écrit dans les activités de la classe Savoir lire pour apprendre - lire et comprendre seul les consignes ordinaires de l'activité scolaire ; - lire et utiliser tout texte scolaire relatif aux diverses activités de la classe (manuels scolaires, fiches de travail, affiches d'organisation des activités, etc.) ; - consulter avec l'aide de l'adulte les documents de référence (dictionnaires, encyclopédies, grammaires, bases de données, sites sur la toile, etc.) et se servir des instruments de repérage que ceux-ci comportent (tables des matières, index, notes, moteurs de recherche, liens hypertextes...) ; - mettre en relation les textes lus avec les images, les tableaux, les graphiques ou les autres types de documents qui les complètent ; - penser à s'aider, dans ses lectures, des médiations susceptibles de permettre de mieux comprendre ce qu'on lit. Avoir acquis une première compétence d'écriture et de rédaction - souligner (ou surligner) dans un texte les informations qu'on recherche, puis pouvoir les organiser en liste sur un support de papier ou grâce à l'ordinateur ; - copier rapidement un texte d'au moins dix lignes sans erreur orthographique, correctement mis en page, avec une écriture cursive régulière et lisible ; - orthographier correctement un texte simple lors de sa rédaction ou dans une phase de relecture critique, en s'aidant de tous les instruments disponibles ; - rédiger, à partir d'une liste ordonnée d'informations, un texte à dominante narrative, explicative, descriptive ou injonctive, seul ou à plusieurs, dans le cadre d'un projet d'écriture relevant de l'un des grands domaines disciplinaires du cycle 3, à partir des outils élaborés par la classe ; - réécrire un texte, en référence au projet d'écriture et aux suggestions de révision élaborées en classe et, pour cela, ajouter, supprimer, déplacer ou remplacer des morceaux plus ou moins importants de textes, à la main ou en utilisant un logiciel de traitement de texte ; - mettre en pages et organiser un document écrit dans la perspective d'un projet d'écriture en en respectant les conventions (affiche, journal d'école, fiche technique, opuscule documentaire, page de site sur la toile...) et en insérant éventuellement les images, tableaux ou graphiques nécessaires. 2 - COMPÉTENCES SPÉCIFIQUES La mise en œuvre des champs disciplinaires de chaque domaine est l'occasion de développer de nombreuses compétences de maîtrise du langage. Elles doivent être programmées sur toute la durée du cycle, prévues dans chaque préparation d'activité et régulièrement évaluées. PARLER
LIRE
ÉCRIRE
Éducation civique - Participer à un débat, - distribuer la parole et
- Comprendre les articles successifs - Avec l'aide du maître, noter des règles de vie de la classe ou de les décisions prises durant un
815 faire respecter l'organisation d'un débat, - formuler la décision prise l'école et montrer qu'on les a à la suite d'undébat, compris en donnant les raisons qui - pendant un débat, passer les ont fait retenir. de l'examen d'un cas particulier à une règle générale.
débat, - avec l'aide du maître, rédiger des règles de vie, - participer à la rédaction collective d'un protocole d'enquête ou de visite, - participer au compte rendu d'une enquête ou d'une visite
Littérature (dire, lire, écrire) - Formuler dans ses propres mots une lecture entendue, - participer à un débat sur l'interprétation d'un texte littéraire en étant susceptiblede vérifier dans le texte ce qui interdit ou permet l'interprétation soutenue, - être capable de restituer au moins dix textes (de prose, de vers ou de théâtre) parmi ceux qui ont été mémorisés, - dire quelques-uns de ces textes en proposant une interprétation (et en étant susceptible d'expliciter cette dernière), - mettre sa voix et son corps en jeu dans un travail collectif portant sur un texte théâtral ou sur un texte poétique.
- Se servir des catalogues (papiers ou informatiques) de la BCD pour trouver un livre, - se servir des informations portées sur la couverture et la page de titre d'un livre pour savoir s'il correspond au livre que l'on cherche, - comprendre en le lisant silencieusement un texte littéraire court (petite nouvelle, extrait...) de complexité adaptée à l'âge et à la culture des élèves en s'appuyant sur un traitement correct des substituts des noms, des connecteurs, des formes verbales, de la ponctuation..., et en faisant les inférences nécessaires, - lire, en le comprenant, un texte littéraire long en mettant en mémoire ce qui a été lu (synthèses successives) et en mobilisant ses souvenirs lors des reprises.
- Élaborer et écrire un récit d'au moins une vingtaine de lignes, avec ou sans support, en respectant des contraintes orthographiques, syntaxiques, lexicales et de présentation, - écrire un fragment de texte de type poétique en obéissant à une ou plusieurs règles précises en référence à des textes poétiques lus et dits.
Observation réfléchie de la langue française (grammaire, orthographe, conjugaison, vocabulaire) - Participer à l'observation collective d'un texte ou d'un fragment de texte pour mieux comprendre la manière dont la langue française y fonctionne, justifier son point de vue.
- Retrouver à quel substantif du texte renvoient les différents substituts (pronoms, substituts nominaux), - interpréter correctement les différents mots de liaison d'un texte, - comprendre correctement la signification des divers emplois des temps verbaux du passé dans la narration, - se servir d'un ouvrage simple de grammaire ou d'un répertoire pour chercher une information.
- Repérer, lors d'un projet d'écriture, une rupture du choix énonciatif et la corriger, - opérer toutes les transformations nécessaires pour, par un bon usage des substituts du nom, donner plus de cohésion à son texte, - employer à bon escient les principaux mots de liaison, - marquer l'accord sujet/verbe (situations régulières), - repérer et réaliser les chaînes d'accorddans le groupe nominal, - distinguer les principaux homophones grammaticaux (et/est ; ces/ses/s'est/c'est ; etc.), - construire le présent, le passé composé, l'imparfait, le
816 passé simple, le futur, le conditionnel et le présent du subjonctif des verbes les plus fréquents, - utiliser les temps verbaux du passé dans une narration (en particulier en utilisant à bon escient l'opposition entre imparfait et passé simple), - utiliser tous les instruments permettant de réviser l'orthographe d'un texte. Langues étrangères ou régionales - Comprendre quelques énoncés oraux simples dans une autre langue que le français, - engager un dialogue simple (avec un locuteur facilitant la communication) dans la langue étudiée, - décrire des lieux ou des personnes connus et faire un très court récit dans une autre langue que le français.
- Reconnaître des fragments de textes dans leur contexte d'usage dans une autre langue que le français
- Écrire une courte carte postale dans une autre langue que le français, - répondre à un questionnaire simple dans une autre langue que le français.
EDUQUER AUX SCIENCES ET AUX TECHNIQUES Dans le prolongement de ce cours, les étudiants sont invités à lire les textes définissant les nouveaux progammes (février 2002) pour les 3 cycles de l'école primaire. Les continuités sont fortes et bien lisibles. Ya-t-il des changements, des infléchissements ? Les étudiants feront avec profit ce travail d'analyse comparative.
817
PRESENTATION, INTRODUCTION
Personne ne peut aujourd'hui en douter : la formation scientifique et technique est un enjeu éducatif capital pour nos sociétés modernes.
Il s'agit bien entendu d'une entreprise à long terme : dans une société scientifique et technique, cette formation ne peut que s'étendre "tout au long de la vie". Les sciences et les techniques, par nature, ne cessent d'évoluer.
Quel doit, quel peut être alors le rôle de l'école primaire, de la maternelle à la fin du cycle 3 ?
Celui d'une base, d'un fondement, assurément. Mais fondement de quoi ? Des premiers savoirs ? Des attitudes et de l'état d'esprit propre aux sciences ("l'esprit scientifique") ? Des démarches, des méthodes ? D'une culture commune ?
L'interrogation sur "ce que doit être la formation scientifique" dans l'école est au cœur de l'innovation et de la recherche didactique depuis une trentaine d'années. D'une certaine façon, les questions, les problèmes, les solutions restent les mêmes ! Le noyau dur de la rénovation se situe bien du côté d'une pédagogie constructiviste, qui emprunte à Piaget comme à Bachelard. On le vérifiera en comparant les travaux conduits dans les années 80 autour de ce qu'on appelait alors "les activités d'éveil scientifiques", et l'opération "la main à la pâte" (Georges CHARPAK) des années 95
I. DE "L'ÉVEIL SCIENTIFIQUE" À "LA MAIN À LA PÂTE"
1) "La main à la pâte" Initiée par G. Charpak et relayée par l'INRP, l'opération "la main à la pâte" a pour mission d'accompagner les enseignants dans le développement des activités scientifiques dans les classes, en relation avec les scientifiques, les didacticiens, les formateurs. Diverses méthodes doivent susciter l'activités des enfants. Principes de base :
818 "1. Les enfants observent un objet ou un phénomène du monde réel proche et sensible et expérimentent sur lui".
"2. Au cours d leurs investigations, les enfants argumentent et raisonnent, mettent en commun et discutent leurs idées et leurs résultats, construisent leurs connaissances, une activité purement manuelle ne suffisant pas".
"3. Les activités proposées aux élèves par le maître sont organisées en séquences en vue d'une progression des apprentissages. Elles relèvent des programmes et laissent une large part à l'autonomie des élèves".
"5. Les enfants tiennent chacun un cahier d'expériences avec leurs mots à eux."
" 6. L'objectif majeur est une appropriation progressive, par les élèves, de concepts scientifiques et de techniques opératoires, accompagnées d'une consolidation de l'expression écrite et orale".
2) Une démarche d'éveil scientifique
La notion d'éveil scientifique dans les années 80.
On analysera ici un documentaire pédagogique à destination des maîtres produit par le Centre National de la Documentation Pédagogique, de la série "L'enfant et son corps" : l'étude du corps humain dans une classe de CM ("Des activités représentation aux activités de symbolisation").
L'analyse s'attachera plus particulièrement aux objectifs poursuivis et aux démarches mises en œuvre. On comparera l'approche de l'opération "la main à la pâte" aux objectifs et aux démarches proposées par les activités d'éveil scientifiques.
819 L'originalité concerne peut-être du côté de "la main à la pâte" la mobilisation de "la cité scientifique" au profit de cet apprentissage : accompagnement des partenaires scientifiques (Universités, laboratoires), ressources didactiques et pédagogiques des IUFM, un site Internet au service de l'enseignant : http://www.inrp.fr/lamap/
Il faut donc prendre un peu de recul. L'important, dans toutes ces tentatives et cette répétition, c'est le FIL ROUGE.
Bien repérer les OBJECTIFS et donc de la continuité de la tâche, afin d'apprécier sereinement l'intérêt, la cohérence, et l'efficacité des MOYENS proposés. (Toute la recherche et l'innovation pédagogique en matière d'éducation scientifique, s'ordonnent et s'éclairent de ce point de vue.)
Pour restituer ce fil rouge, une question fondamentale : EDUQUER AUX SCIENCES, AUJOURD'HUI, C'EST QUOI ?
1) Eduquer aux sciences, c'est préparer (et accompagner) l'enfant à entrer dans LA PENSEE, LES DEMARCHES, LES PRATIQUES DES SCIENCES.
2) Eduquer aux sciences, c'est aussi préparer l'enfant, l'habitant de la planète Terre, le futur citoyen, à vivre dans UN UNIVERS, UN ENVIRONNEMENT TECHNIQUE, INDUSTRIEL, POLITIQUE, CULTUREL FACONNÉS DE PART EN PART PAR LES SCIENCES.
Sous l'objectif ÉDUQUER AUX SCIENCES, il faut donc distinguer deux perspectives :
a) La première est la problématique familière de L'EDUCATION SCIENTIFIQUE : attitudes, méthodes, savoirs, démarches, esprit et "valeurs" de la science.
b) La seconde celle, sans doute plus neuve, est celle de LA CULTURE SCIENTIFIQUE ET DE LA CITOYENNETÉ dans une société prise dans le développement des sciences et des techniques. Il ne s'agit plus seulement d'APPRENDRE LES SCIENCES ; nous devons
820 APPRENDRE À VIVRE AVEC les sciences, maîtriser le développement des sciences et des techniques.
II. L'EDUCATION SCIENTIFIQUE. ECLAIRAGES EPISTEMOLOGIQUES.
1) Les ruptures nécessaires En quoi consiste le "noyau dur" de la posture scientifique? Faire des sciences, qu'est-ce que cela recouvre?
a) UNE PENSEE, qui est mise en ordre par DES CONCEPTS, reconstruction intellectuelle (Expl. le concept de respiration, la théorie de l'évolution, le concept de masse, le concept de milieu intérieur, de programme génétique...);
b) UNE PRATIQUE, DES DEMARCHES : mise en ordre par des expérimentations, des montages. Toute expérience est une sorte de petite machine destinée à produire l'effet que l'on veut isoler, étudier, et dépend donc de l'ordre théorique.
c) UNE INTERROGATION, UN QUESTIONNEMENT. On sait bien que tout le talent et l'esprit scientifique est de poser les bonnes questions.
Or, sur ces trois plans, on peut situer LA DIFFICULTE MAJEURE DE L'EDUCATION SCIENTIFIQUE ET DE SES DEMARCHES : l'esprit scientifique, la connaissance scientifique, sont un esprit, une connaissance, UNE FACON DE PENSER ET DE FAIRE EN RUPTURES AVEC LA PENSEE ET L'ACTION ORDINAIRE, SPONTANEE, QUOTIDIENNE. Leurs formes de pensée, d'agir, d'interroger, de questionner rompent avec les façons de pensée, d'agir, d'interroger "naturelles". En effet :
•
SUR LE PLAN DE LA PENSEE, un concept scientifique met nécessairement à distance et en cause la perception, les impressions, les représentations initiales. Cf. Gaston BACHELARD. La mathématisation des sciences ne peut qu'accentuer cette difficulté.
821 •
SUR LE PLAN DE LA PRATIQUE, un montage expérimental n'est pas tout à fait un jeu de lego plus compliqué et ingénieux, même si le côté "bricolage" des sciences ne doit pas être ignoré. Un instrument scientifique est tout de même de la théorie "incarnée".
•
SUR LE PLAN DU QUESTIONNEMENT, on ne peut ignorer que l'interrogation et le questionnement scientifiques diffèrent de la "curiosité spontanée": celle-ci peut même d'une certaine façon être son plus fidèle ennemi! L'élève "bon" en éveil, hélas, n'est pas nécessairement un élève "bon" en sciences. Si L'ETONNEMENT, comme le voulaient les philosophes grecs avec ARISTOTE, est à l'origine de la science, c'est l'étonnement qui s'étonne de ce qui n'étonne personne!
La fameuse ALLEGORIE DE LA CAVERNE, dans PLATON, résume assez bien cela. •
CONSEQUENCE : L'EDUCATION SCIENTIFIQUE DOIT ETRE EDUCATION AUX RUPTURES NECESSAIRES ET CARACTERISTIQUES DE L'ACTIVITE SCIENTIFIQUE.
Il faut situer en fonction de cet objectif les propositions de la didactique des sciences. Ainsi de l'idée d'OBJECTIF-OBSTACLE, l'un des tout derniers concepts en usage sur le "marché" de la didactique. Que dit-il ?
•
Qu'il ne peut y avoir d'apprentissage proprement scientifique sans FRANCHISSEMENT D'OBSTACLES. (L'épistémologie de BACHELARD n'enseigne pas autre chose. Sa Formation de l'esprit scientifique (éd. Vrin), étude d'histoire des sciences, offre à cet égard un très grand intérêt pédagogique.
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Que la meilleure façon d'AIDER L'ELEVE A APPRENDRE EN SCIENCES, c'est peut-être de concevoir l'enseignement en toute connaissance de la NATURE DES OBSTACLES qu'il devra nécessairement affronter et franchir et de les PROGRAMMER POUR MIEUX LES DEPASSER.
On définira donc L'EDUCATION SCIENTIFIQUE comme suit :
•
ENSEIGNER , EDUQUER AUX SCIENCES, C'EST PREPARER ET ACCOMPAGNER L'ELEVE A FRANCHIR LES OBSTACLES ET ACCOMPLIR
822 LES RUPTURES NECESSAIRES, SANS QUOI IL N'Y A PAS DE VRAIE COMPETENCE SCIENTIFIQUE.
2) Les continuités pédagogiques J'ai très volontairement un peu forcé le propos en mettant tout le poids de la science sur la rupture… On peut rétorquer à juste titre que s'ils n'existaient pas de continuités, alors nulle éducation scientifique serait possible!
Reste que POUR BIEN PRENDRE LA MESURE DE CE QUE DOIT ETRE UNE EDUCATION SCIENTIFIQUE, IL FAUT D'ABORD AVOIR PRIS CONSCIENCE DES RUPTURES QU'ELLE ENGAGE. (L'erreur de l'éveil, à mon sens, du moins tel qu'il a été souvent compris et pratiqué, a été de trop l'ignorer, malgré la lucidité de certains de ses promoteur, comme Victor HOST). A partir de là, on peut tenter de préciser en quoi consiste à l'école l'initiation aux sciences, et envisager les continuités nécessaires elles aussi. D'une formule : il s'agit dans les classes primaires, en partant des activités "spontanées", "naturelles", "premières" de l'enfant, de mettre en place DES PONTS, DES PASSAGES VERS la science, d'aménager DES GUÉS, de parier sur DES CONTINUITÉS SUBSTITUTIVES, et ceci en toute conscience des inévitables discontinuités.
Il s'agit donc de: •
Construire les concepts scientifiques A PARTIR des représentations, des premières idées, des premières explications, etc., ... EN GARDANT UN OEIL SUR LES OBSTACLES qu'il faudra franchir.
•
Initier à la démarche scientifique A PARTIR des tâtonnements et des explorations spontanées, mais DANS LA PERSPECTIVE DES RUPTURES PROPREMENT EXPERIMENTALES. (Je note aujourd'hui un retour en force de cette entrée dans la science et les techniques par la "pratique", le "tâtonnement", le "bricolage". Voir les positions d'un Gilles DE GENNES ou d'un CHARPAK.)
823 •
Conduire de la curiosité élémentaire VERS le questionnement élaboré et armé, sans perdre de vue que LA SCIENCE COMMENCE AU-DELA DE LA CURIOSITE "NATURELLE".
3) Trois objectifs, trois orientations pédagogiques
Ces considérations me conduisent à proposer d'organiser la pédagogie des sciences autour de trois grands axes, de lui fixer trois principales orientations :
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FAIRE VIVRE le plus tôt possible aux enfants des situations et des investigations COMPARABLES aux activités de la science. L'essentiel ici demeure l'initiation à L'ESPRIT, aux METHODES, à la DEMARCHE, aux CURIOSITES ELABOREES, et pourquoi pas aux VALEURS de la science et associées à la science. Même de façon toute approximative, encore, de façon ANALOGIQUE.
A cet égard, il faut faire à nouveau l'éloge de LA CLASSE LABORATOIRE.
(Cela a été le choix assumé dans les années 70/80 par ce qu'on appelait les "AES" (activités d'éveil scientifiques). Un propos demeuré emblématique me revient : celui de Victor HOST, qui a été à 1,' INRP le fer de lance de la pédagogie d'éveil appliquée aux sciences, rapportant le plaisir et l'étonnement des "scientifiques" pénétrant dans ces classes-là : un climat de travail, disaient-ils, évoquant celui de leurs labos. Certes, la classe laboratoire n'est pas le laboratoire. mais... Notez comment les scientifiques à nouveau convoqués au chevet de l'enseignement des sciences refont ce même constat ! Charpak, de Gennes et les autres.)
•
FAIRE PRENDRE CONSCIENCE DES DIFFERENCES ET DES EXIGENCES PROPRES AUX SCIENCES, des ruptures qu'elle ne peut manquer d'exiger : conscience épistémologique, métacognition.
•
MAIS AUSSI développer chez les enfants, dans leur PENSEE ORDINAIRE, ce qui en elle ANNONCE, RAPPROCHE de la pensée des sciences,
824 de leurs démarches, de leurs valeurs.
Exemple 1 : les dessins d'une paire de ciseaux proposés par les enfants dans une classe -maternelle (4/5 ans), dont on soulignera la nature fonctionnelle, et l'esprit d'analyse dont ils témoignent:
Dessins type a : la paire de ciseaux est saisie comme "deux lames qui se croisent".
Dessins type b : l'idée cette fois porte sur "deux lames réunies, attachées".
Exemple 2 : les représentations "biologiques" du cœur humain, obtenues dans un CP/CE, dont on appréciera là encore la signification fonctionnelle symbolique, et non pas réaliste. Il s'agit non pas d'une image, mais bien d'un code, d'un codage, celui des battements cardiaques représentés par une succession de quatre cœurs comme les notes d'une portée de musique. Sous, dans le dessin enfantin, une pensée graphique est à l'œuvre, une écriture fonctionnelle exerçant des capacités d'abstraction et de généralisation.
III. LA CULTURE SCIENTIFIQUE, NOUVEL ENJEU EDUCATIF
Tant qu'il s'agissait de ce que j'ai appelé par commodité l'éducation scientifique, nous demeurions en pays très familier. Pédagogiquement et philosophiquement. Philosophiquement, nous nous rattachions à la philosophie des Lumières : conviction de l'émancipation individuelle et collective par et dans la science, progrès de l'esprit et de la civilisation dans et par les conquêtes de la science, maîtrise technique et politique de notre destin grâce aux sciences. Dans cette perspective, INSTRUIRE, transmettre le savoir scientifique, c'est aussitôt EDUQUER selon des VALEURS. Ce message de CONDORCET vient jusqu'à nous et légitime l'éducation scientifique, parée de toutes les vertus de l'émancipation et de la citoyenneté éclairée.
Il en va différemment si j'envisage l'éducation aux sciences sous l'angle qu'il est convenu d'appeler culture scientifique. Nous envisageons alors les sciences non plus comme des disciplines, mais comme des faits de société et de culture.
825
•
LES SCIENCES SONT DEVENUS NOTRE MONDE, NOTRE ENVIRONNEMENT, LA TERRE UNE PLANETE SUR LAQUELLE NOUS SOMMES TOUS EMBARQUES. LES SCIENCES ET LES TECHNIQUES SONT A PRESENT NOTRE DESTIN: PAS SEULEMENT NOS SOLUTIONS, MAIS AUSSI NOTRE PROBLEME. NOUS AVONS A APPRENDRE A VIVRE AVEC, APPRENDRE A DECIDER, APPRENDRE A GERER, APPRENDRE A CHOISIR (SELON QUELLES VALEURS? QUELLE PHILOSOPHIE ? QUELLE ETHIQUE? QUELS BUTS ?) A CONSTRUIRE ET TENTER DE MAITRISER NOTRE AVENIR SELON LES POUVOIRS QUE LES SCIENCES ONT PLACES ENTRE NOS MAINS.
•
EDUQUER AUX SCIENCES, C'EST NECESSAIREMENT PREPARER A CELA : TEL EST LE NOUVEAU CHANTIER, LE NOUVEAU FRONT, LE NOUVEL ENJEU DE L'EDUCATION.
1) Les enjeux C'est un chantier ouvert et neuf. On proposera ici quelques repères, en réfléchissant sur quelques faits qui paraissent bien souligner les nouveaux enjeux :
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Le développement de la muséologie scientifique, industrielle et technique, du tourisme scientifique.
La Villette, Montbéliard, Arc-et-Senans, Ebullisciences à Vaux en Velin, etc ... Pourquoi ces institutions ? Quelles significations ? •
L'opération "Science en fête", et son développement depuis plusieurs années.
Que faut-il en penser? Que vise-t-elle? "SCIENCE OUVRE-TOI !", proclamait la Journée de la documentation scientifique et technique pour les jeunes organisée à Besançon en mai 1994. Que signifie cette demande? •
Le discours des scientifiques eux-mêmes, appelés au chevet de l'enseignement des sciences.
Que faut-il enseigner, en classe de sciences, et comment, leur demandait-on lors du colloque de janvier 1993 organisé par le Ministère de l'Education Nationale et de la Culture à La Villette ? Que faire "avec" les sciences ?
826 •
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Les réponses d'un Pierre-Gilles DE GENNES, prix Nobel de Physique, d'un JeanMarie LEHN, prix Nobel de chimie, d'un Philippe KOURILSKY, biologiste, Directeur de recherche au CNRS, sont bien des réponses en termes de CULTURE SCIENTIFIQUE, de MAITRISE POLITIQUE, SOCIALE ET CULTURELLE DES SCIENCES. Tel est bien selon eux le nouveau combat des Lumières, aujourd'hui, dans le monde que les sciences et les techniques construisent. L'analyse d'un sociologue des sciences comme Bruno LATOUR, sur ce qui pourrait être une nouvelle donne sociale et culturelle des sciences. L'éducateur ne peut pas l'ignorée.
(On lira avec le plus grand profit l'article de Bruno Latour publié dans "Le Monde" du samedi 18 janvier 97.) L'école primaire est désormais en charge de l'entrée dans la culture scientifique et technique.
2 ) La culture scientifique existe-t-elle? •
Un paradoxe qu'il faut commencer par souligner : hégémoniques dans la civilisation, et dans la hiérarchie des disciplines scolaires, les sciences et les techniques n'ont pas ou guère d'existence culturelle.
•
D'où ce constat : La culture scientifique n'existe pas: elle est à inventer ! C'est ce qu'affirme Jean-Marc LEVY LEBLOND (CF Mettre la science en culture, éd., ANAIS).
3) Conséquences
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Scientisme versus Obscurantisme. La culture de l'homme de la rue, malgré un enseignement des sciences de plus en plus répandu, se partage entre le scientisme (foi aveugle en une science toute puissante) et l'obscurantisme (les mêmes recourent aux astrologues, aux sectes, à la divination, etc.). Conséquence : le citoyen tend à s'effacer devant l'expert. Les sciences menacentelles la démocratie ? C'est la question que pose Edgar Morin après et avec d'autres.
A l'opposé, nos sociétés prennent conscience de la nécessité du contrôle politique et éthique du développement scientifique et technique. "Science avec conscience", comme le dit Edgar Morin : le "retour" des valeurs s'effectue là aussi
827
CONCLUSION : QUELLE EDUCATION POUR QUELLE CULTURE SCIENTIFIQUE ET TECHNIQUE ? Telle est bien la question qu'il convient désormais de poser. •
L'objectif de l'accès de tous aux connaissances, à la pensée, à l'esprit, aux démarches et aux valeurs de la science demeure et doit être réactualisé.
Il doit néanmoins être élargi aux perspectives ouvertes par l'exigence d'accès à la culture scientifique et aux nouvelles formes de la citoyenneté. Voici quelques pistes qu'on soumettra à la réflexion et à l'action des pédagogues : •
Mettre à bas l'idole scientiste :
- en comblant le décalage entre la réalité vivante et prosaïque des sciences et leur image ; - en favorisant la réappropriation critique de la rationalité scientifique; - en montrant la science comme une entreprise, une production humaine et sociale (mettre fin au dogme de "L'Immaculée conception de la Science", comme le dit plaisamment Pierre THUILLIER !), historiquement et géographiquement située, comme un réseau social d'hommes et d'institutions, d'appareils, de capitaux, de flux d'informations ; - en restituant à la pensée scientifique sa vraie dimension d'aventure, de spéculation, de tâtonnement, de risque. (Cf Dominique Lecourt Contre la peur, de la science à l'éthique une aventure infinie, Paris, Hachette, 1990).
•
Mettre la science en culture : dans les Musées scientifiques, bien sûr, mais aussi dans le dialogue avec l'art (l'exposition L'âme au corps, le livre de JACQUARD La légende de la vie, en sont des exemples), au théâtre (le Galilée de BRECHT), au cinéma, par les pratiques sociales, les loisirs, l'imaginaire... Bref, favoriser la réappropriation culturelle : littéraire, théâtrale, romanesque,, picturale, etc., des sciences et des techniques. L'imaginaire des sciences fait partie de la culture scientifique.
•
Mettre la question des sciences et de leur maîtrise au cœur de la citoyenneté . L'éducation scientifique doit aussi être conçue dans la perspective de l'éducation civique.
828 •
Donner leur place aux sciences et aux techniques dans la culture générale.
ELEMENTS DE BIBLIOGRAPHIE
G. CHARPAK, La main à la pâte. Les sciences à l'école primaire, Paris, Flammarion, 1996.
J.P. ASTOLFI et col., Comment les enfants apprennent les sciences, Paris, Retz, 1998.
M. COQUIDÉ-CANTOR et A. GIORDAN, L'enseignement scientifique à l'école maternelle, Nice, Z'éditions, 1997.
EDUQUER LE CITOYEN L'éducation civique et morale, une exigence renouvelée
INTRODUCTION Pas tout à fait un "enseignement" comme les autres. L'éducation civique au centre, au cœur, au carrefour des finalités de l'école, aujourd'hui comme hier. Aujourd'hui comme hier ? Prenons garde cependant à ne pas laisser entendre qu'il suffirait d'en appeler à une restauration de l'éducation civique pour régler tous les problèmes de l'école d'aujourd'hui.
I. LE RETOUR DE L'EDUCATION CIVIQUE ET MORALE
829 Citoyenneté : un terme, une idée, une valeur, une préoccupation dont on ne pouvait prévoir la fortune actuelle, et le consensus ! Elle est dans toutes les bouches, elle clôt tous les discours, comme au bon vieux temps. Tout comme la laïcité : une valeur redécouverte. "Ségolène Royal sonne le retour de l'instruction civique dans les écoles" (Journal Le Monde, 27 novembre 1997). Renforcée en primaire et au collège, elle devient obligatoire au lycée. "Valeurs républicaines", "morale civique", "vivre ensemble", "citoyenneté". L'instruction civique sera désormais enseignée de la maternelle au lycée. A l'école élémentaire, les instituteurs devront privilégier l'enseignement de la civilité, à travers des valeurs comme la tolérance et la responsablité. Un retour cyclique. Le précédent des Instructions de 1985. Comment était alors accueilli, chez les enseignants, ce retour ? Les réactions du public normalien d'alors, à leur lecture et à leur injonction, je puis en témoigner, traduisaient presque toujours une distance amusée, souvent un scepticisme poli. Il me semble que le contexte s'est modifié. Une question ne peut manquer de se poser : pourquoi ? • • •
Pourquoi aujourd'hui cette demande insistante d'éducation civique et morale ? Et qui demande quoi ? Que demandent les parents, les enseignants, les politiques ? Est-on bien assuré que le mot recouvre chaque fois la même chose ?
Un exemple : l'éducation à la "politesse" à l'école maternelle. Que visent, veulent les enseignants, les parents ? Deux conceptions relativement antagonistes : politesse par héritage et politesse par scrupules. (Cf Sophie Duchesne, "La politesse entre utilité et plaisir. Modes d'apprentissage de la politesse dans la petite enfance", Esprit juillet 1997, p. 60 et suivantes). Des distinctions nécessaires : socialisation, éthique, morale, civisme, citoyenneté
La tentation de "tout" demander à l'éducation civique et morale. • •
•
L'école, pour panser les plaies sociales d'une société malade du chômage et de l'incivilité ? Elle est devenue, il est vrai, l'un des derniers lieux de constitution et de préservation du lien social, bientôt le seul lieu d'éducation sociale où l'ensemble de la société se trouvera encore réunie dans toute sa pluralité et ses différences sous une même loi. Ne pas grever une tâche en elle-même complexe et incertaine des ambiguités de la régénération sociale!
Une situation qui n'est pas propre à la France. Le problème a une dimension européenne, occidentale. •
Fernando Savater (Pour l'éducation, Payot,1998) en relève de nombreux exemples dans son pays, l'Espagne. "Aujourd'hui", déplore-t-il, "ce pays a pris l'habitude de désigner l'école comme le correcteur de tous les vices, de toutes les insuffisances culturelles de la société. Parle-t-on de violence des jeunes? de drogue, de décadence
830 de la lecture, du retour des attitudes racistes? Immédiatement surgit le diagnostic bien sûr infondé - selon lequel l'école est un champ de bataille adéquat pour combattre des maux qui plus tard seraient extrêmement difficiles à éradiquer". L'éducation civique, entre école et société. La formation du citoyen - condition de la démocratie - est bien la tâche de l'école. Et même sa raison d'être. Mais l'école ne peut être redevable de tous les maux de la société. Une bonne part des maux dont souffre une école malade de la société guérirait peut-être avec elle.
L'éducation civique dans l'école d'aujourd'hui demande une réflexion sur la citoyenneté dans le monde d'aujourd'hui. • •
Dans ce domaine, il ne peut y avoir de simple restauration, de retour au "bon vieux temps". L'unanimisme de la citoyenneté ne doit pas faire illusion à cet égard. Le modèle républicain concevait la citoyenneté d'un seul tenant. Elle montait d'une seule ligne de la maîtrise des savoirs à l'exercice de la souveraineté. Cf. Condorcet. C'est pourquoi instruire était pleinement éduquer : éduquer le citoyen, éduquer la personne. Ce modèle peut-il encore fonctionner ?
L'éducation civique dans l'école d'aujourd'hui concerne une citoyenneté en recomposition. Et d'abord en crise (manque d'engagement dans la cité, coloration éthique plus que politique des engagements, perte de confiance dans l'univers politique, etc). Paradoxe : unanimité et consensus pour voir dans l'éducation à la citoyenneté la réponse urgente aux problèmes de l'école… mais nous ne savons plus très bien ce qu'est la citoyenneté.
•
• • •
Citoyen, civisme, morale, reconaissons-le, les termes pouvaient paraître désuets, usés et compromis. Le civisme, dans beaucoup d'esprits, renvoyait à un républicanisme empesé et dépassé, étroit, étroitement national, à l'heure de la civilisation mondiale, et mal accordé à l'individualisme de la société contemporaine. Et la morale, avouons-le, trop souvent s'est rangée du côté d'un moralisme donneur de leçon. Peu compatible avec l'hédonisme contemporain. Elle est par ailleurs compromise dans l'histoire - n'a-t-elle pas fait bon ménage avec le colonialisme ?- et les tragédies du siècle.
Reste que l'éducation civique "repensée et élargie", indique bien de quel côté se trouvent le sens et la raison d'être de l'école républicaine : du côté de la citoyenneté, des vertus et des valeurs morales, de la laïcité.
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L'actualité se charge d'ailleurs de le rappeler : l'affaire de Carpentras, celle du foulard islamique, "l'incivisme" galopant, la violence des banlieues, etc., autant d'événements qui font redécouvrir périodiquement et solennellement cette mission première. •
Il faut un civisme d'aujourd'hui, pour la société laïque d'aujourd'hui.
II. L'EDUCATION CIVIQUE DANS LES PROGRAMMES DE L'ECOLE PRIMAIRE La lecture des programmes fixés par l'arrêté du 22 février 1995 sera plus particulièrement attentive à trois considérations : - Les objectifs et les finalités : que vise-t-on dans l'éducation civique et morale ? - La nature et le contenu des activités : quelles pratiques et quels appuis pédagogiques ? - La philosophie politique engagée : quelles valeurs et quelles conceptions du politique et de l'éthique ? Les étudiants sont invités à comparer avec les nouveaux programmes de février 2002
1. L'école maternelle : "vivre ensemble" Aspects pédagogiques (objectifs) : un "cheminement vers une plus grande autonomie". • • • • • • • • • • • •
Passer des relations de dépendance aux règles de vie collective : Acquérir "l'expérience de la collectivité" : se familiariser avec les exigences et les difficultés du groupe, avec les contraintes liées à "l'enchaînement des activités". Apprendre à partager des espaces communs Apprendre à entretenir des relations privilégiés avec des adultes Devenir un acteur dans la communauté scolaire : Assumer des responsabilités à sa mesure Expliquer ses actions Ecouter le point de vue de l'autre Apprendre à discuter des problèmes qui se posent dans la vie quotidienne Construire sa personnalité et affirmer son identité : Au travers des relations nouées avec les adultes et les camarades En faisant reconnaître son identité et en reconnaissant celle des autres
832 Nature et contenu des activités Accueil Vie collective Communication Une éthique de la communication "Apprendre à vivre ensemble, c'est aussi apprendre à communiquer" Une conception de la démocratie et des valeurs assez proche de "l'éthique de la discussion" et de la "rationalité communicationnelle" de Jürgen Habermas : nous dialogons, communiquons, nous sommes des êtres de discours : telle est la forme fondamentales d'une existence socialisée qui, loin de s'appréhender dans le conflit ou la lutte, vit son expérience langagière comme une communication réglée.
2. Le cycle des apprentissages fondamentaux "C'est à partir de la vie de la classe que l'enfant découvre les règles de la vie en société, les valeurs qui la fondent et fait l'apprentissage de sa propre responsabilité". La vie en commun : une pratique réfléchie • • •
Respect de la personne, de soi et des autres Respect du bien commun et du cadre de vie Prise de conscience des règles de la vie en commun
La vie civique • •
La république, ses symboles Le président de la République
3. Le cycle des approfondissements Aspects pédagogiques (objectifs) : des principes fondamentaux • • • • •
Pas une discipline à enseigner en tant que telle Des principes appréhendés à partir du quotidien de la vie et de l'école Une conscience des responsabilités de chacun en société Une réflexion sur les valeurs relative à la personne et les normes de la vie en commun L'apprentissage de la démocratie politique, de la République à l'europe et au monde
La vie civique dans la société
833 • • •
Dignité et droits de la personne humaine Les institutions de la République La vie démocratique
De l'école à la société : vers une citoyenneté responsable • • •
Respect de soi Respect de l'autre Le devoir de responsabilité
4. Regards sur le collège •
Parole, communication et démocratie
III. UN EXEMPLE DE DEMARCHE ACTIVE EN EDUCATION CIVIQUE Les fiches "éducation civique" de l'Office Central deCoopération à l'Ecole (octobre 1988) Ce matériel pédagogique conçu par l'OCCE sera présenté et étudié en cours. Les exemples seront empruntés aux trois cycles de la scolarité
IV.L'EDUCATION CIVIQUE ET L'ECOLE Il est nécessaire de le rappeler d'emblée : l'éducation civique et morale est une exigence fondatrice de l'Ecole, de l'école comme "idée" et de l'école comme "institution". Insistons encore. L'ordre fondateur, légitime, n'est pas : lecture, écriture, calcul, etc..., puis éducation civique et morale pour parachever. Mais bien: République, donc éducation civique et morale, donc lecture, écriture, calcul, etc... •
L'instruction doit être pensée comme la condition de possibilité d'une république.
L'Ecole qui instruit a donc la charge du contrat social, elle crée les conditions d'existence de la démocratie et de ses valeurs. CONDORCET commençait par là les premières lignes de son premier des Cinq mémoires sur l'instruction publique: "L'instruction publique est un devoir de la société à l'égard des citoyens". Certes, il ne suffit pas de ramener l'Ecole à ses fondements historiques pour la mettre à la hauteur de ses missions contemporaines. Rappeler la valeur civique de l'instruction, des connaissances, quand règne le "tout didactique", ne m'en semble pas moins utile.
1. L'école et la morale laïque
834 Voilà un autre élément que l'histoire de l'école conduit à rappeler: la possibilité et l'enseignement d'une morale laïque - au moins dès la fondation scolaire de la IIIème République - ont été des enjeux majeurs de l'Ecole. Il s'agissait de prouver qu'une véritable éducation morale était possible indépendamment de la religion et de l'enseignement religieux. Question philosophique assez redoutable, celle d'un fondement profane de la morale, à laquelle se seront attelés les pionniers et les fondateurs de l'école laïque. Lisons par exemple ce que déclarait Emile DURKHEIM en 1902, s'adressant à des instituteurs: "Si j'ai pris pour sujet de cours le problème de l'éducation morale, ce n'est pas seulement en raison de l'importance primaire que lui ont toujours reconnue les pédagogues, mais c'est qu'il se pose aujourd'hui dans des conditions de particulière urgence. En effet, c'est dans cette partie de notre système pédagogique traditionnel que la crise atteint son maximum d'acuité. C'est là que l'ébranlement est peut-être le plus profond, en même temps qu'il est le plus grave". N'est-ce pas encore aujourd'hui sur cette difficulté-là qu'on attend l'Ecole ? La foi en la toute puissance de la science et de la raison, une philosophie qui mêlait un certain positivisme et la pensée des Lumières ont été au fondement de l'éducation morale laïque. Voilà encore une foi que notre siècle a mise à mal...
2. La morale peut-elle s'enseigner ? Comment enseigner la morale et le civisme? Et même: la morale peut-elle à proprement parler s'enseigner? Ces questions doivent être posées. Hors du dogmatisme, les réponses ne vont pas de soi. Des points de vue et des pratiques opposés, des philosophies et des pédagogies divergentes traversent l'école sur ce sujet. La question a l'âge de la philosophie. Elle était formulée dans PLATON dès le début du Ménon : la vertu peut-elle s'enseigner et s'apprendre ? S'acquiert-elle par l'exercice ? Bref, les principes et les valeurs qui régissent les choix, les maximes qui gouvernent la (bonne) volonté sont-ils enseignables? Philosophiquement, deux grandes conceptions peuvent être dégagées: a) La citoyenneté est foncièrement affaire d'éthique, de morale, de volonté. L'éducation du citoyen est donc d'abord éducation de l'être moral, de la volonté, de la conscience: l'amour du bien, la haine du mal. Il faut former-forger le caractère, éveiller en chacun la conscience morale, l'intuition morale. La pratique de l'école traditionnelle s'inscrit assez bien dans cette conception. La leçon de morale y vise le citoyen en le disposant au bien. Cette "morale de nos pères" que Jules FERRY demandait aux instituteurs d'incarner s'enseignait certes à travers des leçons spécifiques, progressives, ajustées à l'âge des enfants, mais tout autant à travers l'histoire
835 et la littérature, s'emparant de toute occasion de s'interroger sur les valeurs. Voir le célèbre Tour de France de deux enfants. La notion centrale de cette conception est sans doute celle d'intuition morale. Les valeurs sont directement accessibles en chaque conscience, telle est la conviction qu'un Ferdinand BUISSON explicite dans son Dictionnaire de pédagogie et pose au fondement de l'éducation morale laïque : "La France républicaine a cru à la possibilité d'une intuition morale. Elle a fondé tout son régime éducatif sur cette puissance de l'intuition. Le propre de cette éducation est de produire une sorte d'action directe du bien, du beau et du vrai sur l'âme humaine. C'est spontanément et immédiatement que la conscience, la raison, la sensibilité, la volonté, impressionnées par l'idéal moral, s'en imprègnent, en subissent l'attrait, en suivent l'impulsion, tendent à le réaliser" b) Seconde option: la citoyenneté est affaire de connaissance et de raison. La morale naturelle, la "bonne" volonté, la conscience bien disposée n'y suffisent pas. Sans savoirs, sans lumières, sans connaissances, la conscience risque d'être aveugle. C'était bien la conviction de CONDORCET, bien éloigné en ceci de la conception de Jules FERRY: "On se tromperait si on croyait qu'en nourrissant dans l'âme l'amour de l'égalité et de la liberté, en l'inspirant dès l'enfance, en la fortifiant par des institutions morales, on assurerait à un peuple la jouissance de ses droits... Une instruction universelle, en se perfectionnant sans cesse, est le seul remède". Les Instructions de 85 s'inspiraient de l'esprit de CONDORCET en faisant de la vertu, de la morale, la conséquence éducative de l'instruction civique. •
Le droit et la morale naturels ne peuvent donc se passer des connaissances. Encore faut-il que ce lien entre le savoir, l'étude, et la liberté, l'existence citoyenne, soit vécu, perçu. (Je ne suis pas convaincu qu'il le soit clairement dans le monde contemporain, ni que ce sens profond de l'instruction vivante demeure lisible pour tous.)
DURKHEIM mettait au service de l'éducation morale laïque une conception originale. Aux yeux du sociologue, la morale est relative aux sociétés, lesquelles moralisent les individus dès leur naissance, par le langage, les cadres familiaux, les institutions. Les normes intégratrices s'imposent de l'extérieur à l'enfant comme au maître. La classe - microsociété libérée des enjeux affectifs familiaux - contribue à la fois à l'intériorisation et à l'explicitation rationnelle des normes : telle est la morale laïque et rationnelle de l'école. Comment situer les conceptions de l'école active? Toutes semblent bien tenir que la morale et la citoyenneté s'apprennent par l'exercice de la vie en commun qu'est la classe avec son organisation et sa coopération. PIAGET apporte une sensibilité particulière, en croyant pouvoir décrire chez l'enfant l'évolution naturelle d'une morale de la contrainte à une morale de la réciprocité. Mais peut-on tenir le pari d'une évolution démocratique spontanée?
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V. FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES ET POLITIQUES On l'aura constaté : l'éducation civique et morale doit prendre appui sur une réflexion et une clarification philosophiques et politiques. Ce chapitre propose quelques repères.
1. Education et valeur On ne peut faire l'économie d'une réflexion sur les valeurs. Trop de discours vont répétant la plainte du "déclin" des valeurs, de la "perte" du sens des valeurs. Mais qu'est-ce qu'une valeur? Le philosophe Olivier REBOUL proposait de définir les valeurs en rappelant d'abord "qu'elles constituent le contraire de l'indifférence. Oui", ajoutait-il, "la valeur est là dès que les choses cessent de "nous être égales",, dès que l'une d'elles appelle ou suscite notre préférence". Cela signifie fondamentalement qu'il n'y a pas d'éducation sans valeur. L'éducation valorise. Comme le dit encore Olivier REBOUL, apprendre, "c'est parvenir à mieux faire, à mieux comprendre, à mieux être. Or, qui dit "mieux" dit valeur". Les valeurs ne sont pas à l'extérieur de l'éducation, comme quelque chose qu'il faudrait inculquer et implanter, elles sont dans l'éducation même, elles en sont le sens.
•
Réfléchir sur l'éducation aux valeurs, c'est donc d'abord réfléchir sur l'éducation tout court.
2. La personne et le citoyen L'éducation civique recouvre une double ambition : éducation du citoyen, certes, mais tout autant éducation de la personne, sans laquelle il ne peut y avoir de pleine citoyenneté. Ces deux dimensions se superposaient, elles ne se recoupent plus d'évidence aujourd'hui, le développement de l'individualisme brouille les cartes. Nous sommes très soucieux de ce que nous croyons être la personne, beaucoup moins de la Cité, de l'Etat, de la polis. Nous avons même une approche psychologisante du "vivre ensemble", dont témoignent à mes yeux les ambiguités d'une notion comme celle de socialisation, trop souvent réduite à la capacité de s'ouvrir aux autres, en oubliant qu'il s'agit aussi d'apprendre à décider, délibérer, projeter, gérer, etc...Bref en oubliant la dimension du bien commun dont le politique a la charge.
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3. Individualité et citoyenneté La citoyenneté comporte trois dimensions, trois niveaux d'intégration de l'individu : intégration à la communauté sociale, intégration à la communauté culturelle et historique, intégration à la communauté politique. Mais le premier niveau tend de plus en plus à court-circuiter les deux autres. a) Passons rapidement sur un certain effacement de la communauté culturelle et historique, aisément perceptible. Ici, les références d'intégration se trouveraient dans les traditions, le passé, la culture comme façon de vivre et de penser. L'Etat apparaît alors comme l'incarnation de cette idée nationale, de cette identité dont il serait le défenseur. On serait donc citoyen par adhésion à cette culture. L'unité présumée de cette culture s'avère très contestable. Ce qui fait la communauté, ce n'est pas une identité originelle toute mythique - on en connaît les dangers - c'est une longue histoire composite. L'intégration doit être ici celle d'une citoyenneté ouverte à sa propre complexité historique et à la diversité des cultures. b) L'intégration à la communauté politique est peut-être devenue encore moins lisible. La communauté politique semble n'être qu'une communauté de fait, rassemblant des individus dont les origines et les habitudes diffèrent, chapoter d'un Etat perçu comme un pouvoir extérieur et subi, imposé aux individus ou aux communautés. On est loin de la fière appellation de "Citoyen"! Comment faire comprendre que l'Etat est l'affaire de tous, qu'il est la forme d'organisation que la communauté se donne en démocratie, quand le pouvoir du "maître" est remplacé par l'autorité d'une même loi à laquelle tous sont également soumis ? Il ne suffit pas de "l'apprendre" sous la forme d'un corps administratif et législatif. c) Restent alors deux pôles: l'individu, et la vie sociale dans laquelle il est pris, comme travailleur, comme habitant, producteur, consommateur, etc..., selon des rapports quotidiens de travail et d'échanges, des relations de proximité. C'est bien dans cette communauté-là que la plupart d'entre nous s'intègrent. La société mondiale est l'horizon de cette conception. Selon Patrice CANIVEZ, "cela signifie que nous ne sommes pas essentiellement à nos propres yeux des citoyens, mais d'abord des travailleurs et des individus, membres anonymes et interchangeables d'une société qui déborde les cadres de la nation". Dans cette perspective, la citoyenneté politique risque de devenir une notion marginale, voire même dépassée. La spontanéité et l'enracinement, l'accomplissement et la vie réelle sont dans la société, l'Etat n'est plus qu'un mal nécessaire, et la citoyenneté ne donne pas une valeur ou une dignité supplémentaire à l'individu.
838 C'est pourquoi, conclut Patrice CANIVEZ, "la citoyenneté paraît définir un cadre à la fois trop large et trop étroit. Trop large par rapport à la vie de l'individu privé ou à l'idéal de la communauté soudée autour de quelques valeurs; trop étoit par rapport à cette société mondiale à laquelle les médias donnent un visage à la fois quotidien et concret". Citoyens du monde, alors ?
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Il est clair que l'éducation civique dans les démocraties contemporaines doit prendre ensemble les trois niveaux d'intégration d'une pleine citoyenneté.
4. La morale et la crise du monde moderne On ne peut se le dissimuler : la demande d'éducation civique et morale s'inscrit sur fond de crise. De façon très significative, Louis LEGRAND ouvrait son livre, Enseigner la morale aujourd'hui, sur un inventaire des symptômes de cette crise: insécurité, violence, montée de l'intolérance et du fanatisme, "évolutions techniques qui brouillent les jugements", invasion d'une société de consommation et du profit, "confusionnisme éthique". Ce que traduit cette crise, c'est bien sûr la mise à mal du lien social, mais aussi une mutation profonde des traditionnelles fondations de "l'autorité". Fin d'une société normatrice et de la morale disciplinaire comme la concevait encore DURKHEIM. Fin d'une hiérarchie sociale "homogène", de la congruence des différents niveaux de l'autorité (Ecole, famille, état, médias...). Je ne crois pas qu'on doive le regretter.
PERSPECTIVES ET CONCLUSIONS 1. La question clé des droits et devoirs des élèves Peut-il y avoir citoyenneté sans délibération, décision, responsabilité, gestion d'un bien commun ? Plutôt le modèle de "la démocratie radicale" (Habermas) que celui de la représentation déléguée. La parabole de l'homme révolté (Albert Camus)
2. Deux priorités L'état des lieux de la société contemporaine me paraît appeler aujourd'hui deux priorités :
839 - Priorité du lien social. Elle commnande l'actuel "retour" de l'éducation civique, l'insistance de la demande. L'Ecole est en passe de devenir l'un des derniers lieux de constitution et de préservation du lien social, et du coup les vertus et les finalités civiques reviennent au tout premier plan. - Priorité d'une redéfinition de la relation enfant-adulte, laquelle doit être repensée, réinventée (si l'adulte n'est plus un modèle définitif, une norme, quoi alors ?).
3. Deux conclusions a) La demande d'éducation civique, son "retour", ne sont peut-être après tout qu'un rappel opportun de la vocation pleinement éducative de l'école. La simple "instruction", si elle n'a plus de sens que celui de l'efficacité didactique, et plus d'autre valeur que celle de la "réussite" du gestionnaire des apprentissages, ne peut suffire. Si l'instruction se réduit à cela, alors oui, il faut oser éduquer. b) La morale à l'école, certes; mais aussi la morale de l'école ! •
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Quel homme veut-on former, pour quelle fin ? Aucune société ne peut durablement éluder cette question en la rabattant sur l'instrumentalité des méthodes et des techniques pédagogiques. "Un principe de pédagogie que devraient surtout avoir devant les yeux les hommes qui font des plans d'éducation, c'est qu'on ne doit pas élever les enfants d'après l'état présent de l'espèce humaine, mais d'après un état meilleur, possible dans l'avenir, c'est-à-dire d'après l'idée de l'humanité et de son entière destination". Emmanuel KANT, Réflexions sur l'éducation, Paris, Vrin, p.79
Cours de licence : " Approche des disciplines de l’école élémentaire " (Cours de Monsieur Kerlan)
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1. Evaluation ("écrit") Consignes et conseils pour la construction du dossier 1) Le dossier doit comporter environ 10 pages. On peut y ajouter des annexes si elles paraissent nécessaires à la compréhension de l’exposé. (Il sera imprimé en police 12, avec double interligne : ces contraintes sont faites pour la lisibilité du texte).
2) Il peut porter :
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Soit sur l’enseignement d’une discipline (ou d'un domaine d'activités) de l’école primaire (maternelle et/ou élémentaire).
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Soit sur des finalités, des objectifs, et des enjeux éducatifs spécifiques de l’école primaire.
3) Il doit être conçu dans un esprit de synthèse : il s’agit de faire le point, de donner un aperçu d’ensemble sur le problème, le domaine qu’on a choisi d’examiner. L’important est de bien cerner la spécificité pédagogique et éducative de l’école primaire, de ses enjeux éducatifs, à partir du sujet choisi. Il faut donc prendre en compte les dimensions institutionnelles (la politique éducative, l'organisation administrative, les textes officiels…) et les dimensions pédagogiques (ou didactiques).
4) Il devra prendre en compte les Nouveaux programmes (2002) de l'école primaire : Qu'apporte-t-il de nouveau ? Quels chan,gements, quels infléchissements ?
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5) Pour construire ce dossier, on gardera bien présentes à l’esprit au moins deux questions simples mais essentielles (ces deux questions peuvent constituer les deux parties du dossier ) :
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Pourquoi ? (Quelles fins, quelles finalités, quels objectifs, quels principes, quels fondements, quels rôles, quels enjeux, quels buts… ?)
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Comment ? (Quels moyens, quelles procédures, quelles méthodes, quelle organisation ? Que valent ces moyens, etc. ? Qu’est-ce qui les justifie et les légitime ? Les buts visés sont-ils remplis… ? Quelles difficultés ?)
NB. Un éclairage historique (histoire d'une discipline, par exemple) est souvent utile.
6) L'esprit de synthèse et l'aperçu d'ensemble visés n'exclut pas de travailler sur une activité "pointue", plus spécifique. Mais il faut bien alors la situer par rapport aux finalités et aux objectifs de l'école (par exemple, s'intéresser à "l'accueil" à l'école maternelle devra montrer comment cette activité répond aux fonctions et finaltés de l'école maternelle...).
Prendre contact avec l’enseignant pour conseil et ajustement en cas d’hésitation. Ne seront acceptés que les sujets qui respectent le cadre fixé.
2. Evaluation ("Oral") QUESTIONS POUR L'EPREUVE ORALE
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1) Pour l'évaluation orale, les étudiants devront choisir au moment de l'épreuve entre deux questions proposées.
2) Elles seront tirées d'une liste de 7 questions, couvrant l'ensemble du cours, et qui constitue donc le "contrat" d'évaluation :
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Expliquez et commentez cette célèbre formule de la loi d’orientation sur l’éducation de 1989 (loi n° 89-486 du 10 juillet 1989) : "L'élève au centre du système éducatif". L'école maternelle se fixe trois objectifs prioritaires : "scolariser, "socialiser", "faire apprendre et exercer". Expliquez, commentez.
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Présentez et explicitez quelques exemples significatifs des modifications apportées par les Nouveaux Programmes de l'école primaire.
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Expliquez et justifiez la place centrale dans l'école primaire de cet objectif : "maîtrise de la langue".
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Expliquez la place et le rôle de l'école primaire dans l'éducation scientifique et technique.
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Montrez et expliquez pourquoi l'éducation civique est au cœur, au carrefour des finalités de l'école.
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Montrez et expliquez l'importance accrue des activités de création et d'expression dans l'école contemporaine.
3) Durée de l'épreuve : 15 minutes. Préparation : 15 minutes.
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4) Notes de cours autorisées.
NB : Pour toutes ces questions, on s'efforcera de tenir compte des nouveaux programmes
ANNEXE 2 Un paradigme du travail philosophique : l'allégorie de la caverne
Maintenant, repris-je, représente-toi, d'après la situation suivante, notre nature selon qu'elle a ou non reçu l'éducation. A cet effet, figure-toi des hommes dans une demeure souterraine formant une caverne, dont l'entrée s'ouvre à la lumière sur toute la largeur de la caverne ; ils y sont depuis leur enfance, enchaînés jambes et col, de telle façon qu'ils restent là à ne voir que ce qui est en face d'eux, les chaînes leur interdisant de tourner la tête, la lumière leur vient d'un feu allumé sur une hauteur et au loin derrière eux, et entre le feu et les prisonniers il y a une route en surplomb : le long de celle-ci figure-toi qu'un petit mur a été aménagé, pareil aux cloisons que dressent devant le public les faiseurs de tours, et au-dessus desquelles ils montrent leurs tours. - Je le vois, dit-il. Imagine-toi alors le long de ce petit mur des hommes porteurs d'ustensiles de toutes sortes qui dépassent ce mur, et des figurines d'hommes et des différents animaux en pierre, en bois et diversement façonnés, et, comme il est naturel, parmi ces porteurs qui marchent, les uns parlent, les autres se taisent. - Etrange tableau que voilà, dit-il, et étranges prisonniers. Semblables à nous, fis-je, et d'abord, en effet, penses-tu que de tels hommes aient vu d'euxmêmes et des autres autre chose que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face ? - Comment en serait-il autrement, dit-il, s'ils sont contraints de rester la tête immobile durant toute la vie? Et pour les objets qui passent, n'en est-il pas de même? - Sans contredit. Et si donc il leur était possible de converser entre eux, ne penses-tu pas qu'en nommant ce qu'ils verraient ils croiraient nommer les objets réels eux-mêmes?
844 - Nécessairement. Et qu'adviendrait-il si la paroi du fond de la prison avait un écho? Chaque fois que l'un des passants parlerait, crois-tu qu'ils penseraient que cette voix est autre chose que celle de l'ombre qui passe ? - Non, par Zeus, quant à moi, fit-il. Assurément, repris-je, de tels hommes ne concevraient pas que la réalité fût autre chose que les ombres des objets façonnés. - De toute nécessité, dit-il. Considère maintenant comment ils accueilleraient la libération de leurs chaînes et la guérison de leur ignorance si cela leur arrivait naturellement de la façon suivante. Qu'on délivre l'un d'eux et qu'on le force subitement à se dresser, à tourner le cou, à marcher et à lever les yeux vers la lumière, en faisant tous ces mouvements il souffrira et, par suite de l'éblouissement, il lui sera impossible de regarder les objets dont il voyait tout à l'heure les ombres. Que pensestu bien qu'il répondra si on lui dit que jusque-là il n'a vu que des billevesées et que maintenant plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste, et si enfin en lui montrant chacun des objets qui passent devant lui on le force de questions pour qu'il se prononce sur ce que c'est ? Ne penses-tu pas qu'il sera embarrassé, et qu'il croira que les choses qu'il voyait tout à l'heure étaient plus véritables que celles qu'on lui montre maintenant? - Beaucoup plus véritables, dit-il. Et si également on le force à regarder la lumière même, ne penses-tu pas qu'il aura mal aux yeux, qu'il se dérobera pour se retourner vers ces objets qu'il est capable de regarder et qu'il les croira réellement plus distincts que ceux qu'on lui montre? - Il en sera ainsi dit-il. Et si, repris-je, on le tire de là par force pour lui faire gravir la montée rocailleuse et escarpée et sans le lâcher avant de l'avoir traîné au dehors à la lumière du soleil, ne penses-tu pas qu'il souffrira et qu'il se révoltera d'être ainsi traîné, et qu'une fois parvenu à la lumière, les yeux éblouis de son éclat, il sera incapable de voir aucun des objets que nous appelons maintenant véritables? - Il en serait incapable, dit-il, du moins dans l'immédiat. Il lui faudra, en effet, dis-je, s'y habituer, s'il veut voir les choses de là-haut. Et tout d'abord ce sont les ombres qu'il pourra contempler le plus facilement, puis les images des hommes et des divers objets dans les eaux, ensuite les objets mêmes. Après quoi il contemplera la nuit les choses du ciel et le ciel même en élevant les yeux vers la lumière des astres et de la lune, plus facilement que de jour le soleil et la lumière du soleil. - Sans aucun doute.
845 Finalement, je pense, ce sera le soleil, non son apparence dans les eaux ouen quelque autre endroit, mais le soleil lui-même en lui-même dans son séjour propre qu'il sera capable de voir et de contempler tel qu'il est. - Nécessairement, dit-il. Et après cela il conclura dès lors au sujet du soleil, que c'est lui qui produit les saisons et les années, qu'il gouverne tout dans le domaine visible et qu'il est en quelque manière la cause de ce qu'ils voyaient, lui et les autres, dans la caverne. - Il est évident dit-il, que c'est à quoi il en viendrait à la suite de ces expériences. Eh bien, s'il se ressouvient de sa première demeure, du savoir qui y règne, de ses compagnons de chaîne, ne penses-tu pas qu'il se félicitera du changement et qu'il aura pitié d'eux? - C'est sûr. Quant aux honneurs et éloges qu'ils pouvaient se décerner les uns aux autres ainsi qu'aux récompenses pour celui qui observait avec le plus d'acuité les objets qui passaient, comme pour celui qui se rappelait le mieux ceux qui passaient ordinairement les premiers ou les derniers ou ensemble, et qui par là était le plus capable de conjecturer celui qui allait se présenter, estimes-tu qu'il en sera envieux et qu'il jalousera ceux d'entre eux qui jouiraient des honneurs et de la puissance ? Ou bien n'éprouvera-t-il pas le même sentiment que le héros d'Homère et ne préférera-t-il pas mille fois "être valet au service d'un pauvre laboureur", et ne supportera-t-il pas n'importe quoi plutôt que d'avoir de pareilles opinions et de vivre de la sorte ? - C'est bien, dit-il, ce que je pense, il aimerait mieux tout accepter plutôt que de vivre de la sorte. Imagine encore ceci, repris-je ; s'il redescendait et se rasseyait à la même place, n'aurait-il pas les yeux aveuglés par l'obscurité en venant brusquement du soleil ? - Assurément si, dit-il. Et quant à ces ombres, s'il lui fallait à nouveau en juger dans une concertation avec les prisonniers restés enchaînés, est-ce que, pendant qu'il y voit mal et avant que ses yeux ne soient encore remis, car il lui faudrait un assez long moment pour se réhabituer, ne prêterait-il pas à rire et ne dirait-on pas de lui qu'il revient de son ascension là-haut la vue perdue. et qu'il ne vaut vraiment pas la peine de faire l'expérience d'aller là-haut ; et si quelqu'un entreprenait de les délier et de les faire monter, et que d'aventure ils puissent le tenir entre leurs mains et le tuer, ne le tueraient-ils pas? - C'est tout à fait sûr, dit-il. Cette image, continuai-je, mon cher Glaucon, il faut maintenant la faire correspondre en son entier à ce que nous avons dit précédemment, en assimilant le domaine que fait apparaître la vue au séjour de la prison et la lumière du feu à l'intérieur de celle-ci à la puissance du soleil. Quant à l'ascension vers le haut et à la contemplation des choses d'en haut, en y voyant la montée de l'âme vers le lieu intelligible, tu ne te tromperas pas sur ma pensée, puisque tu
846 désires la connaître. Et c'est Dieu qui sait si elle est bien vraie. Mais pour moi les choses m'apparaissent de la façon suivante : dans le lieu du connaissable, l'idée du bien est l'ultime et on a peine à la voir, mais une fois qu'on l'a aperçue, il faut en conclure qu'elle est vraiment la cause universelle de tout ce qui est droit et beau, que dans le domaine visible elle a engendré la lumière et le maître de la lumière, que dans le domaine intelligible elle est maîtresse et dispensatrice de vérité et d'intelligence, et qu'il faut la voir si l'on doit se conduire avec sagesse tant dans la vie privée que dans la vie publique. - Je suis d'accord avec toi, dit-il, pour autant que je puis te suivre. Eh bien, continuai-je, accorde-moi encore ceci et ne sois pas étonné que ceux qui ont été làbas n'aient pas envie de s'occuper des affaires humaines et que leurs âmes aspirent à séjourner toujours là-haut, ce qui est d'ailleurs bien naturel si encore une fois il en est comme dans le tableau précédemment décrit. - Bien naturel en effet, dit-il. Eh quoi ! penses-tu qu'il soit étonnant, repris-je, que quelqu'un qui revient de contemplations divines aux choses humaines fasse mauvaise figure et paraisse tout à fait ridicule quand encore privé de la vue et avant de s'être suffisamment habitué à l'obscurité régnante, il est forcé d'entrer pour ainsi dire en compétition dans les tribunaux ou ailleurs sur les ombres du juste ou sur les images dont elles sont les ombres et de livrer combat sur la manière dont les comprennent ceux qui n'ont jamais vu la justice en soi ? - Il n'y a là rien d'étonnant, fit-il. Mais si l'on était sensé, repris-je, on se rappellerait que les yeux se trouvent affectés de troubles de deux sortes et pour deux causes : le passage de la lumière à l'obscurité et celui de l'obscurité à la lumière, puis ayant réfléchi que cela se produit aussi pour l'âme, quand on en verrait une déconcertée et incapable de discerner un objet, on n'en rirait pas inconsidérément, mais on rechercherait plutôt si venant d'une existence plus lumineuse elle est, par manque d'habitude, aveuglée ou si allant d'une grande ignorance vers du plus lumineux elle n'est pas éblouie par un éclat trop brillant, dans le premier cas, on la féliciterait de ce qu'elle a éprouvé et de son existence: dans le second, on en aurait pitié, et si l'on avait envie d'en rire, ce rire serait moins déplacé que s'il s'adressait à l'âme qui vient d'en haut de la lumière. - Tu parles, dit-il, avec une grande justesse. Il nous faut donc là-dessus, poursuivis-je, si cela est vrai, en conclure ceci l'éducation n'est point ce que d'aucuns proclament qu'elle est. Ils prétendent, en effet, mettre le savoir dans l'âme, où il n'est pas, comme on mettrait la vue dans des yeux aveugles. - Ils le prétendent, en effet, dit-il. Or, repris-je, le présent discours montre qu'il y a dans l'âme de chacun cette faculté d'apprendre et l'organe approprié, et que de même que si un œil n'était capable de se retourner de l'obscurité vers la lumière que par un mouvement d'ensemble de tout le corps, de même c'est avec l'âme tout entière que cet organe doit être détourné de ce qui est sujet au devenir jusqu'à ce qu'elle se trouve capable de supporter la contemplation de l'être et du plus lumineux de l'être, et nous dirons que c'est le bien, n'est-ce pas ?
847 - Oui. L'art de l'éducation, repris-je, consisterait donc dans la conversion de cet organe même, en déterminant la manière la plus aisée et la plus efficace de le faire tourner, non pour lui inculquer la faculté de voir, mais, s'il en est déjà pourvu, comme il n'est pas dirigé correctement et qu'il ne regarde pas où il faudrait, pour amener cette conversion. - C'est bien ce qu'il me semble, dit-il. Maintenant quant aux vertus de l'âme, elles semblent bien être très proches de celles du corps, car s'il est vrai qu'on ne les possède pas tout d'abord, on peut les acquérir ensuite par l'habitude et l'exercice. Mais pour la vertu de penser, elle touche à quelque chose de plus divin que tout, semble-t-il, qui ne perd jamais son pouvoir et qui, selon l'orientation se fait ou bien utile et profitable, ou bien inutile et nuisible. Et n'as-tu pas aussi remarqué de ceux dont on dit qu'ils sont méchants mais malins, combien leur petite âme a la vue perçante et avec quelle acuité elle discerne ce vers quoi elle se tourne ? Elle n'a donc pas mauvaise vue, mais elle est forcée de servir leur méchanceté, de sorte que plus elle a d'acuité, plus elle fait de mal. - C'est tout à fait cela, dit-il. Et pourtant, repris-je, si dès la plus tendre enfance on opérait un tel naturel et qu'on coupât ces sortes de masses de plomb qui appartiennent au devenir, et qui, s'y accroissant par la convoitise des mies, des plaisirs et appétits de ce genre, tournent vers le bas la vue de l'âme, et si, une fois débarrassée, on la tournait vers le vrai, cette même âme chez les mêmes hommes le verrait avec la plus grande netteté, comme elle voit ce que vers quoi elle est actuellement tournée. - C'est vraisemblable, dit-il. N'est-il pas également vraisemblable, repris-je, et ne suit-il pas nécessairement de ce que nous avons dit que ni ceux qui n'ont pas reçu l'éducation et sont ignorants de la vérité ne pourront administrer convenablement la cité, ni ceux qu'on a laissé passer toute leur vie dans l'étude; les premiers parce qu'ils n'ont pas dans la vie de but unique, qu'ils font tout dans leur vie privée et publique sans être fixés sur ce qu'on doit faire; les seconds parce que d'eux-mêmes lis ne feront rien, se figurant qu'ils résident déjà de leur vivant dans les îles des Bienheureux? C'est vrai, dit-il. C'est donc notre tâche à nous, les fondateurs de l'Etat, repris-je, de forcer les meilleures natures à s'orienter vers la science que nous avons désignée précédemment comme la Plus élevée, à voir le bien et à accomplir cette ascension, mais quand, au terme de celle-ci, ils l'auront suffisamment vu, il ne faudra pas leur permettre ce qu'on leur permet aujourd'hui. - Quoi donc? De rester là-haut, répondis-je, et ne pas consentir à redescendre auprès de nos prisonniers ni à participer à leurs travaux et à leurs honneurs, qu'ils soient plus ou moins méprisables ou estimables. - Mais alors, dit-il, nous serons injustes à leur égard et nous les ferons vivre plus mal, alors qu'il leur serait possible de vivre mieux.
848 Tu oublies encore une fois, mon ami, repris-je, que la loi ne se soucie pas que dans la cité une certaine classe jouisse d'un bonheur à part, mais qu'elle fait en sorte de le réaliser dans la cité tout entière en unissant les citoyens par la persuasion comme par la contrainte, les amenant à se rendre mutuellement les services que chacun est capable de rendre à la communauté, et en formant dans la cité de tels hommes non pour laisser chacun se diriger du côté où il l'entend mais pour se servir d'eux en faveur de la cohésion de la cité. - C'est vrai, dit-il, je l'avais en effet oublié.
PLATON, République, livre VI I, ch. I à IV, 514 à 520 a (trad. L.M. Morfaux)
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Annexe La perspective kantienne : l'universalité de la loi morale. 1. Première formule du devoir "Quand je conçois un impératif hypothétique en général, je ne sais pas d'avance ce qu'il contiendra, jusqu'à ce que la condition me soit donnée. Mais si c'est un impératif catégorique que je conçois, je sais aussitôt ce qu'il contient. Car, puisque l'impératif ne contient en dehors de la loi que la nécessité, pour la maxime, de se conformer à cette loi, et que la loi ne contient aucune condition à laquelle elle soit astreinte, il ne reste rien que l'universalité d'une loi en général, à laquelle la maxime de l'action doit être conforme, et c'est seulement cette conformité que l'impératif nous représente proprement comme nécessaire. L'impératif catégorique est donc unique, et c'est celui-ci: Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle." KANT, Fondements de la Métaphysique des moeurs (1785), 2e section.
2. Seconde formule du devoir "Les êtres dont l'existence dépend non pas de notre volonté, mais de la nature, n'ont cependant, quand ce sont des êtres dépourvus de raison, qu'une valeur relative, celle de moyens, et voilà pourquoi on les nomme des choses; au contraire, les êtres raisonnables sont appelés des personnes, parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, c'est-àdire comme quelque chose qui ne peut pas être employé simplement comme moyen, quelque chose qui par suite limite d'autant toute faculté d'agir comme bon nous semble (et qui est un objet de respect). Ce ne sont donc pas là des fins simplement subjectives, dont l'existence, comme effet de notre action, a une valeur pour nous : ce sont des fins objectives, c'est-à-dire des choses dont l'existence est une fin en soi-même, et même une fin telle qu'elle ne peut être
849 remplacée par aucune autre, au service de laquelle les fins objectives devraient se mettre, simplement comme moyens. Sans cela, en effet, on ne pourrait trouver jamais rien qui eût une valeur absolue. Mais si toute valeur était conditionnelle, et par suite contingente, il serait complètement impossible de trouver pour la raison un principe pratique suprême. Si donc il doit y avoir un principe pratique suprême, et au regard de la volonté humaine un impératif catégorique, il faut qu'il soit tel que, par la représentation de ce qui, étant une fin en soi, est nécessairement une fin pour tout homme, il constitue un principe objectif de la volonté, que par conséquent il puisse servir de loi pratique universelle. Voici le fondement de ce principe : la nature raisonnable existe comme fin en soi. L'homme se représente nécessairement ainsi sa propre existence ; c'est donc en ce sens un principe subjectif d'actions humaines. Mais tout autre être raisonnable se présente également ainsi son existence, en conséquence du même principe rationnel qui vaut aussi pour moi; c'est donc en même temps un principe objectif dont doivent pouvoir être déduites, comme d'un principe pratique suprême, toutes les lois de la volonté. L'impératif pratique sera donc celui-ci : Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen." KANT, Fondements de la Métaphysique des moeurs (1785), 2e section.
Annexe 5 LES SAVOIRS ET LA DÉMOCRATIE DANS L’ÉCOLE POSTMODERNE Alain KERLAN ISPEF, Université Lumière Lyon 2 (Revue Educations n° 17, 1999.) L’inversion de la relation entre le vivre et l’apprendre est dans l’air : la fin de la croyance à l’éducation, la fin de la scolastique européenne.
Peter SLOTERDIJK, Kritik der zynischen Vernunf, 1983.
La démocratie a quelque chose à voir avec la transmission et le partage des savoirs. Telle est, brièvement résumée, l’évidence sur laquelle s’appuient notre foi pédagogique et notre certitude politique. Il faut donc partir de là. Savoir versus démocratie ? L’intention qui anime les réflexions qui suivent – en dépit de la référence un peu encombrante du titre à la postmodernité ! – n’est pas de faire chorus au discours contemporain et désenchanté de dévalorisation des savoirs. Il y a cependant, dans le domaine de l’éducation, un devoir de pensée, comme on dit un devoir de mémoire, à ne pas se contenter de l’évidence de la " valeur " démocratique des savoirs. Les savoirs sont des biens, et tout le sens de l’école et de l’éducation tient dans cette équation, soit. Mais il faut alors tenter de comprendre de quels biens il s’agit, et en quoi les savoirs sont des biens, du point de vue de l’exigence démocratique. Savoirs et démocratie sont unis, fort bien. Mais il faut tenter d’expliciter la nature de cette liaison, de comprendre ce qu’elle exige et ce qu’elle engage.
850 D’ailleurs, la décision d’interroger l’évidence ne relève pas d’une pure volonté philosophique : d’une certaine façon, elle nous est imposée. L’évidence ne peut masquer combien le lien central et constitutif des savoirs et de la démocratie dans l’école s’est aujourd’hui particulièrement obscurci. Comment en effet pourrait-il demeurer inchangé, quand les savoirs eux-mêmes, l’exercice et les conditions effectives de la démocratie, l’école elle-même, et la société moderne tout entière, sont emportés dans de très profondes mutations ? S’il y a aujourd’hui un devoir de penser l’éducation et l’école, c’est que ces mutations et ces ruptures touchent à ses fondations, à ses fondements. Le lien savoir – démocratie est incontestablement de ceux-là. Il unit par l’école le sort de la démocratie au développement de la civilisation scientifique et technique. Il faut donc l’interroger d’un double point de vue, épistémologique et politique : du point de vue de ce que sont aujourd’hui les savoirs réels – les savoirs scientifiques et techniques, en tout premier lieu, car tel est bien le contenu concret qu’il faut donner à présent à la notion générale de savoir – de leur nature, de leur statut, de leur fonction ; et du point de vue des tâches et des problèmes de la démocratie contemporaine. Deux questions donc, deux dimensions de l’analyse doivent être prises en compte : 1) Etant donné ce que sont les savoirs, la place qui est désormais la leur dans les sociétés contemporaines, dans quelle mesure l’équivalence supposée de la formation scientifique et de la fondation démocratique peut-elle être reconduite ? Doit-elle être révisée ? Quelles en sont les conséquences ? 2) Etant donné ce que sont les enjeux et les tâches de la démocratie aujourd’hui, dans quelle mesure les savoirs constituent-ils la "bonne" réponse ? Ou encore, comme le demandait Alain Renaud (1995, p. 184), " la formation à la science " est-elle bien " la réponse qui convient au défi lancé à la culture par la modernité ", au défi de la démocratisation ? Les dessous d’une équation supposée Au cœur de l’école nous posons donc cette équation : savoir = démocratie. Mais comment la justifions-nous ? 1) Nous l’entendons généralement, dans notre tradition républicaine, comme un écho direct de l’esprit des Lumières, et plus largement comme une mise en œuvre de l’entreprise rationaliste. Nous voulons alors dire que les savoirs en tant que tels émancipent, et instituent le citoyen. Cette conception légitime politiquement l’attachement pédagogique de tout enseignant à la discipline qu’il professe ; elle repose en effet sur l’idée que les connaissances rationnelles sont par elles-mêmes des valeurs formatrices de sujets libres et autonomes. En quoi les connaissances et les savoirs sont-ils ici essentiels à la fondation et au développement de la démocratie ? En ceci qu’ils sont nécessaires à l’émancipation, à l’autonomie du citoyen et à l’exercice éclairé de la citoyenneté, dans tous les domaines où il en va de l’intérêt général, peut-on répondre, dans le sillage de Condorcet et de sa théorie de l’instruction publique. 2) Une seconde façon d’entendre l’équation savoir = démocratie relève d’une pensée sociale critique. L’inégalité dans le partage des savoirs est dénoncée comme l’une des formes et l’un des fondements de l’inégalité sociale et politique, et un déni de démocratie. Nous posons alors
851 l’exigence d’un combat politique et pédagogique pour la démocratie par l’accès aux savoirs, et il s’agit de faire en sorte "que tous aient accès au savoir comme une chose qu’il faut partager de façon égalitaire, qu’il n’y ait pas d’appropriation restreinte, que le savoir ne devienne pas la propriété de quelques-uns pour leur bénéfice exclusif" (Jorge Larrosa, 1999, p. 178). Tel est le contenu de notre principe républicain d’intégration et de promotion par le savoir. Cette seconde conception se trouve au principe de l’engagement dans la lutte contre l’échec scolaire, de l’exigence de démocratisation, et fonde même pour une bonne part l’identité " pratique " des sciences de l’éducation. On notera que ces deux conceptions ne sont pas sur le fond très éloignées. Elles ont en partage de considérer le savoir et sa possession comme un bien, une valeur, une ressource pour la vie et la démocratie. 3) Il existe une troisième conception qui diffère assez nettement des deux premières. Elle insiste moins sur l’émancipation du citoyen que sur la fondation du lien social. Une démocratie a besoin de savoirs partagés parce qu’il lui faut la base de notions communes. Des " catégories ", expliquait Durkheim, ces idées générales dont dépend notre interprétation du réel dans une même société, et pas seulement des " éléments ". Les savoirs qu’enseigne l’école devront donc faire office de ciment intellectuel et de lien affectif, indissociablement. Cette seconde conception est bien plus proche de la philosophie positive que de l’inspiration des Lumières. Sous l’équation savoir = démocratie, il est donc nécessaire de bien distinguer deux modèles éducatifs, deux paradigmes, deux façons de concevoir la fonction politique et sociale des savoirs scolaires. Ils ont été conjugués, confondus ou superposés, dans le compromis entre la philosophie des Lumières et le positivisme, qui fondait jusqu’à présent la légitimité des savoirs scolaires. La conception positiviste dont s’inspira Jules Ferry était déjà une tentative de répondre aux insuffisances de la conception républicaine de Condorcet. Durkheim, après Comte, en dépit ou plutôt en raison même de son engagement pour l’école de la République, n’a eu de cesse d’en dénoncer le rationalisme abstrait et l’individualisme atomisant. L’école du compromis positiviste voudra substituer à la souveraineté du paysan éclairé de Condorcet, non plus ce sujet maître de la chaîne des savoirs, mais le membre d’une société unie dans le partage de la raison commune et de savoirs démontrés des sciences. Ces deux modèles sont encore souvent confondus. Mais il est devenu indispensable de les discerner. D’ailleurs, cette distinction est bien repérable dans le débat contemporain sur les contenus et la réforme des programmes. Parce que le compromis de l’école républicaine vole en éclat, les deux thèses dissociées s’affrontent, et tentent d’autres recompositions. Pour s’en convaincre, qu’on examine de ce point de vue les propos par lesquels Luc Ferry (1995) justifiait les propositions du Conseil national des programmes pour le collège. Elles avaient le mérite d’afficher les principes qui doivent présider à une réorganisation des programmes dans l'école pour tous : il avait paru nécessaire à la commission de " réactiver aujourd’hui l’idéal républicain d’un "socle commun" cohérent de connaissances et de compétences ", de substituer à la juxtaposition des diverses disciplines " des pôles disciplinaires, … de façon que puisse mieux ressortir, contre les replis sur soi et les attitudes chauvines, l’idée d’une culture commune, faite de références partagées " (Luc Ferry, 1995, p. 151). Ou bien qu’on analyse les propositions de la commission présidée par Jacques Fauroux (1996) : en distinguant " les savoirs primordiaux de l’obligation scolaire ", qui peuvent et doivent être effectivement inculqués à tous, de l’enseignement des savoirs disciplinaires, leur interrogation centrale met
852 en doute rien moins que la possibilité et la légitimité de continuer à faire des "savoirs savants" le cœur et le socle de l’école de tous, de l’école diversifiée ! Sur la portée démocratique des savoirs : essai de déclinaison On peut s’entendre sans trop de difficultés sur l’exigence de démocratisation, d’intégration et de promotion par les savoirs. La notion n’engage pas nécessairement une analyse de la nature et de la valeur des savoirs en question. Bien sûr elle la suppose, mais l’accent porte plutôt sur le fait : les savoirs sont des biens sociaux, un " capital culturel ", l’accès et le partage généralisés sont donc essentiels à la démocratie. Les problèmes les plus difficiles – philosophiquement parlant – ne sont pas du côté de la démocratisation de l’enseignement, de l’accès aux savoirs. On peut en effet s’en accorder sans trop se soucier des fondements épistémologiques et politiques, du sens et de la valeur éducative des savoirs scolaires. Les difficultés commencent quand il faut réfléchir à la portée démocratique, éducative, des savoirs, et plus particulièrement des savoirs contemporains, des savoirs de l’âge des sciences et des techniques. C’est qu’il n’est pas si simple, au-delà des formules et des convictions, de donner un contenu précis à l’équation pourtant fondatrice de l’école démocratique. Il est moins aisé qu’il n’y paraît de donner une signification et un contenu explicite à la notion d’instruction, à l’idée de la valeur intrinsèquement formatrice, éducative, des savoirs. Plusieurs niveaux de signification s’y recouvrent. Et sans doute plusieurs conceptions de la culture et de la démocratie. La crise de l’école et des savoirs scolaires fait qu’elles resurgissent et parfois opposent ce qui demeurait plus ou moins bien lié ou confondu dans le compromis scolaire. La clarté du débat nécessaire, comme celle des choix qui s’imposent à présent, gagneraient à les distinguer. Nous pouvons tenter d’en repérer quelques-unes. 1) Un premier noyau de signification s’organise autour de l’idée de sens. Je lui accorde ici la priorité dans la mesure où la revendication du sens est aujourd’hui l’une des toute premières, et largement partagée. Il faut, dit-on, redonner du sens aux savoirs scolaires. La question du sens est bien en effet comme l’a montré Charles Taylor (1992) une question essentielle des démocraties modernes : l’individu n’a plus sa place donnée d’avance dans un ordre social et cosmique préalable. Les savoirs seraient alors, non pas un nouvel ordre octroyé, comme en a rêvé le positivisme, mais des clés pour la construction du sens, pour la compréhension du monde. On parle alors de " repères ", de " système de référence ", ou encore de " matrice " : la " matrice scolaire " devrait fournir des savoirs et des cadres organisateurs, nécessaires pour mettre en ordre des informations par nature proliférantes et décousues, " insignifiantes ". 2) Un premier registre de signification met en avant l’idée de maîtrise. Les savoirs sont des moyens, des instruments de la maîtrise du monde naturel et social, du gouvernement des choses et de soi-même. Se rendre " maître et possesseur de la nature ", selon le fameux programme cartésien, qui est bien le programme de la modernité. Cette conception du savoir est indissociable du projet de la modernité, qui lui donne son souffle et son sens. Il a trouvé avec Condorcet sa forme scolaire. Quels savoirs doivent être enseignés dans l’école de la République ? Des savoirs qui libèrent, des savoirs émancipateurs, des savoirs stratégiques, garants de la conduite des affaires humaines. L’idée du pouvoir émancipateur du savoir relève alors d’une vision du monde propre à la modernité : vision dans laquelle " les individus humains et les sociétés humaines peuvent et doivent être les protagonistes de leur propre devenir en organisant autour d’eux, et par leur propre activité, les significations du monde "
853 (Jorge Larrosa, 1999, p. 193). Vision dont la quête du sens selon la conception précédente marque à l’évidence sinon l’épuisement, du moins le recul. 3) Evoquer le nom de Condorcet suffit à rappeler que dans la maîtrise et l’appropriation des savoirs, dans la diffusion des lumières, il est question des libertés individuelles et politiques dans leur exercice même, dans leur conditions concrètes. Un second niveau de signification a donc pour centre l’idée d’autonomie et d’indépendance, et du même coup la formation de l’esprit critique. Ici, la première instruction est décisive. Elle se doit d’offrir, pose Condorcet, " le triple avantage de renfermer les connaissances les plus nécessaires, de former l’intelligence en donnant des idées justes, en exerçant la mémoire et le jugement ; enfin de mettre en état de suivre une instruction plus étendue et plus complète " (Second Mémoire sur l’instruction publique, pp. 102-103). L’autonomie intellectuelle et l’indépendance conquises sur la base des premiers savoirs sont les clés de toute maîtrise. Un savoir libérateur doit donner des connaissances suffisamment étendues et d’une " utilité générale " telle que chacun " puisse cultiver à son choix et sans maître, celle qu’il veut appliquer à ses besoins, ou vers laquelle sa curiosité l’entraîne " (Troisième Mémoire, p. 153). Les savoirs qui instruisent et éduquent sont donc les savoirs nécessaires pour oser penser par soi-même. On notera au passage que la démocratie inhérente aux savoirs ne tient pas seulement à leur possession (des " repères "), mais aussi et tout autant à la dynamique de l’appropriation et de l’élaboration. 4) La conception de Condorcet s’accommode assez bien d’un statut utilitaire des savoirs. Elle n’oppose pas les besoins et la curiosité, mais passe des uns à l’autre sans rupture, unit sans état d’âme " valeur " et " utilité ". Elle se distingue donc d’une conception héritée de la tradition philosophique, d’inspiration platonicienne, et qui fait des vrais savoirs une véritable ascèse intellectuelle. Ce troisième réseau de signification prend forme autour de l’idée d’universalité, de réflexion universalisatrice. Non pas une universalité visée au cœur de la particularité des cultures, mais obtenue dans la distance et le recul, l’arrachement à l’immédiat, la mise à distance des intérêts et des particularités, des attachements, la transcendance à l’égard des individus particuliers. Il n’y aurait peut-être pas lieu de s’y attarder si cette conception n’était encore vivace dans une certaine incarnation républicaine de l’idéal du philosophe-roi. Elle nourrit la conviction de la valeur intrinsèquement éducative des savoirs et des disciplines dans la culture scolaire du second degré. C’est cela que Durkheim avait en tête lorsqu’il entreprenait de démontrer que les savoirs scientifiques pouvaient faire œuvre d’éducation à leur tour, et prendre le relais des Humanités dans la culture moderne. C’est cela qu’en est venu à signifier le terme de " discipline " : une élévation, une formation de l’esprit par des contenus qui l’éduquent en même temps qu’ils l’instruisent. Non seulement cette vision du rôle éducateur des savoirs de l’universel rompt avec l’utilité et l’intérêt que la conception de Condorcet leur conférait – et que l’école primaire leur a longtemps conférés – mais elle trouve aujourd’hui dans la culture de masse, dans la valeur que la culture des élèves et des individus contemporains accorde aux images, aux sentiments, à l’immédiat, à l’actualité, la figure d’une antithèse systématique. 5) Il faut peut-être distinguer une version humaniste de ce spiritualisme. Alain puis Olivier Reboul l’auront illustrée chacun à sa façon. Le premier dans la conviction que la démocratie est le régime de la raison, et qu’il convient que l’école permette à tous les hommes de se hisser à la hauteur de ce que l’humanité rationnelle produit de plus haut et de plus grand. Le second en posant que le terme de l’éducation et donc la visée des savoirs doit être l’humanité : on éduque l’enfant " pour en faire un homme, c’est-à-dire un être capable de communiquer
854 avec les œuvres et les personnes humaines. Car, au-delà de toutes les cultures, il y a la culture " (1989). 6) L’humanisme d’Olivier Reboul – et il me semble que Louis Legrand peut aussi s’y reconnaître – nous permet, à défaut de prétendre à une énumération exhaustive des conceptions de l’équation savoir = démocratie, du moins de boucler le spectre des significations possibles. Parti de la quête du sens par les savoirs chez l’individu moderne, nous voici en face d’une autre grande préoccupation des démocraties contemporaines : le souci du lien social. Cette conception des savoirs prend un tour résolument anthropologique, et met en avant la notion de culture. Par-delà les savoirs, mais visée au travers des savoirs, il existe une culture qui nous fait semblables et nous permet de communiquer en dépit des différences. Puisque les savoirs sont des valeurs, quelle est donc la valeur de la valeur ? " Qu’est-ce qui vaut la peine d’être enseigné " demandait Reboul ? " Vaut la peine d’être enseigné ce qui unit, et ce qui libère ", répondait-il. La formule est remarquable notamment en ce qu’elle conjugue les deux paradigmes, les deux modèles éducatifs qui sont au fondement de l’idée d’éducation par les savoirs engagés dans notre conception de l’école : " ce qui libère " renvoie bien entendu aux Lumières, et " ce qui unit " reprend l’ambition positiviste. Il faut insister sur ce second pôle, car il me paraît venir aujourd’hui au premier plan, et a le mérite de réinscrire la réflexion sur le rôle de l’école et des savoirs dans le sillage d’une nécessaire philosophie de la culture, de nous obliger à réfléchir à la signification, aux modalités et aux contenus, de ce que je propose d’appeler la reprise éducative et culturelle des savoirs. Philippe Meirieu emprunte cette voie lorsqu’il se fait l’écho des propos d’Olivier Reboul, et insiste sur l’exigence de " donner à tous les élèves le sentiment d’appartenance à une même humanité : la littérature, la poésie ont cette fonction, mais aussi les mathématiques parce que c’est un langage universel " (1999). Il s’agit d’une conception qui voit en tout objet culturel véritable un lien, un pont entre les hommes et les individus. Il faut décidément que la décision comtienne de procéder à une reformulation subjective, anthroplogique, de l’encyclopédie (Alain Kerlan, 1998), touche à un problème de fond pour que la réflexion sur l’éducation et les savoirs en retrouve aujourd’hui la problématique et même certains accents. La démocratie des savoirs à l’épreuve de la postmodernité Répétons le, les significations et les conceptions que nous avons tenté de dégager et d’opposer étaient plus ou moins solidement mêlées dans les idées sur l’école, même lorsqu’elles s’opposaient. Le mérite de la formule d’Olivier Reboul est précisément d’en unir les deux pôles les plus marqués en une seule et même visée. L’ennui est que ce montage ne tient plus, en ce sens que les transformations qui touchent à la nature des savoirs et aux nouvelles exigences de la démocratie ébranlent tout autant le modèle " républicain " que le modèle positiviste, et tendent à dissocier ce que l’idée éducative entend unir. La conception républicaine (Condorcet) a sans doute pour elle la place qu’elle réserve à l’individu, en harmonie sur ce point avec le développement de l’individualisme et des valeurs de l’individu dans le mouvement démocratique contemporain ; mais elle ne peut faire de l’individu un sujet (politique) qu’en posant une raison transparente, une maîtrise rationnelle et une élémentarité bien peu en accord avec l’épistémologie ouverte et dispersée des savoirs postmodernes. La grandeur du portrait du cultivateur éclairé tel que le brosse Condorcet dans son Troisième Mémoire tient aussi à ce que l’unité de culture qu’il propose et le passage
855 naturel et continu qu’il postule des savoirs à la démocratie sont pour nous, postmodernes, des voies définitivement incertaines. De son côté, la conception organique, positiviste (Comte, Durkheim) a l’avantage du souci du lien social, et va en cela au devant des inquiétudes de notre société hantée par la peur de la dislocation et de l’éclatement ; mais elle n’y parvient qu’en assujettissant l’individu à une culture commune peu compatible avec l’individualisme moderne, le multiculturalisme, et exige par ailleurs une reprise encyclopédique des savoirs, hors de portée et même de signification épistémologique. N’en déplaise à Comte, les sciences ne sont pas faites pour l’école ! Car c’est bien la question des savoirs scientifiques et techniques, de l’éducation et de la culture dans la civilisation scientifique et technique qu’il convient de poser. L’équation éducative ne repose-t-elle pas sur une épistémologie caduque, une conception des savoirs de moins en moins conforme aux forces et aux valeurs qui portent le développement des savoirs scientifiques et techniques ? Comme le dit très justement Michel Fabre (1994) , " le succès même des sciences peut conduire à occulter la question de leur valeur formatrice ", tant il est vrai que notre " croyance spontanée en cette valeur " vient de ce que nous gardons pour référence une science toute philosophique, la théorie au sens grec, " sans apercevoir le changement fondamental de signification qui l’affecte dans la science moderne ". Comme on le sait, la philosophie a coutume de décrire sous le nom de postmodernité ce changement fondamental. Le mot " postmoderne ", rappelle Jean-François Lyotard, " désigne l’état de la culture après les transformations qui ont affecté les règles des jeux de la science, de la littérature et des arts à partir de la fin du XIXème siècle " (1979). Jean-François Lyotard souligne deux conséquences dont la portée éducative est décisive. En premier lieu, le savoir change de statut. Fin de la vision grecque et classique. Pour nous, pour l’homme d’aujourd’hui, les savoirs se présentent sous la forme des banques de données. Ils sont " devant nous ", plus qu’ils procèdent de nous. Nous ne sommes plus essentiellement des sujets producteurs des savoirs, mais d’abord des utilisateurs qui doivent se repérer dans la forêt inextricable des données, sans jamais prétendre en parcourir toutes les chaînes. " L’encyclopédie de demain ", affirme Lyotard, " ce sont les banques de données. Elles excèdent la capacité de chaque utilisateur. Elles sont "la nature" pour l’homme postmoderne ". C’est sans doute cela, " la société cognitive ". Désormais, le sujet du savoir, en tant qu’homme ordinaire, se trouve mis à distance, déconnecté des connaissances constituées, et cède le pas à l’utilisateur. Jean-François Lyotard parle d’une " forte extériorité du savoir par rapport au "sachant" " et ajoute que " la relation entre le savoir et la société (c’est-à-dire l’ensemble des partenaires, en tant qu’ils ne sont pas des professionnels de la science) s’extériorise ". La seconde conséquence majeure découle de là. Si le rapport au savoir dans la société postmoderne concerne moins le sujet que l’utilisateur, comment le savoir pourrait-il encore éduquer, former le sujet, la personne ? Lyotard formule alors ce pronostic : " L’ancien principe que l’acquisition du savoir est indissociable de la formation (Bildung) de l’esprit et même de la personne, tombe et tombera d’avantage en désuétude ". On mesure la portée du propos : l’analyse postmoderne met en question rien moins que le fondement de notre certitude et de notre conviction éducatives : celles du lien entre l’accès aux savoirs et l’éducation de la personne et du citoyen. Victoire posthume de Jean-Jacques Rousseau ? C’est
856 tout l’édifice d’une société politique basée sur l’équivalence de la fondation démocratique et de la compétence scientifique qui vacillerait sur ses bases, si du moins on ne prend pas acte de la dissociation qu’instaure la postmodernité. *** Il faudrait poursuivre dans l’étude des autres traits dominants de la société postmoderne : la montée des valeurs individualistes et l’installation de ce que Joël Roman nomme " la démocratie des individus ", la valorisation de " la jouissance individuelle des bien et des services " (Lyotard, 1979), le développement des valeurs de la diversité et de la différence, l’éthique de l’authenticité, la culture de l’image et du sentiment, de l’actualité et de l’immédiateté… Nous en avions déjà relevés quelques-uns au passage. Ils ne modifieraient guère le sens du tableau d’ensemble. Je voudrais donc pour terminer faire état de mes hésitations et de mon embarras face aux choix qu’il faut pourtant bien faire. Le divorce de ce qu’on avait coutume d’appeler " l’instruction " et de l’émancipation me paraît aujourd’hui assez largement consommé. L’effondrement des procédures avérées de légitimation et l’incrédulité à l’égard des métarécits dans l’âge postmoderne l’ont prononcé. Le mariage des savoirs et de la formation a du coup bien du plomb dans l’aile ! Je m’étonne même à cet égard que Luc Ferry puisse considérer comme un consensus l’idée d’une " complémentarité entre la transmission des savoirs et l’épanouissement de la personnalité " (1995). L’analyse postmoderne nous enjoint de nous préparer à et pour une école et une démocratie dans lesquelles l’accès aux savoirs et la formation des personnes seront de plus en plus dissociés. Ils me semble que ce monde là est déjà un peu le notre ; les lycéens qu’ont interrogés les enquêtes de François Dubet (1991) ne sont-ils pas installés dans la dissociation ? Mais faut-il l’accepter ? Et que faire ? Je crois qu’il existe deux voies principales, et que nous sommes régulièrement balancés de l’une à l’autre. 1) Ou bien nous devons accepter, assumer et organiser une école bâtie sur un rapport d’appropriation utilitaire et pragmatique avec les savoirs, selon ce rapport " d’extériorité " que diagnostique Jean-François Lyotard. C’est la voie des didactiques et des technologies de la connaissance, de l’instrumentation des didactiques. Et pourquoi pas ? N’avons nous pas chez Condorcet l’exemple d’une appropriation sagement utilitaire ? Je me méfie un peu de " l’appel au sens ". Pourquoi les nouveaux venus dans l’école se verraient-ils imposer le poids exorbitant de l’obligation du sens, de l’assignation au sens, de la métaphysique du sens, de la métaphysique des savoirs, et cela précisément quand les héritiers s’en débarrassent ? La vrai question du sens est peut-être ailleurs, en deçà de ce que Lévi-Strauss appelait " la quête d’un sens derrière le sens qui n’est jamais le bon ". Mais cette part de l’école en appelle une autre, en charge de la formation de la personne : une école du sujet. Ce partage me paraît se dessiner au moins en filigrane dans l’esprit de quelques réformes. Est-il viable ou n’est-ce qu’une illusion ? Cette autre part de l’école pourra-t-elle éviter que l’école tout entière ne glisse du côté de la pente qui guette la première, vers un marché de l’intelligence et des savoirs ?
857 2) Ou bien s’attaquer résolument à la reprise culturelle des savoirs. Non plus la seule " transposition didactique ", mais bien la reformulation, la réappropriation subjective, personnelle, sociale, citoyenne, culturelle des savoirs. Comment " reprendre " un savoir pour en faire un objet culturel unifiant, pour l’individu, pour le groupe ? Fort bien sur cette voie pour les humanités et le développement des sciences humaines ; fort bien pour la littérature qu’on arrachera à la positivité dans lequel son enseignement s’est fourvoyé, sous prétexte d’efficacité didactique. Mais pour les sciences et les techniques ? Voilà justement le cœur de la civilisation pour lequel la reprise culturelle est un impératif, ou l’éducation doit faire en sorte que ce qui se profère comme " le discours de personne " devienne " le discours de quelqu’un ". L’enseignement proprement dit des savoirs doit alors se doubler d’une réappropriation : par l’art, l’histoire, la philosophie, la pratique, le débat démocratique. Il me semble que c’est de ce côté là que cherchent ceux qui pensent et rêvent encore aujourd’hui en " pédagogues ". Alain KERLAN, "Les savoirs et la démocratie dans l'école postmoderne", Revue Educations n° 17, 1999.
ÉVALUATION. MODALITES ET SUJETS
Les deux sujets proposés lors de l'épreuve orale ou écrite (l’un sous forme d’une question, l’autre sous forme d’un texte) et entre lesquels vous choisirez celui que vous traiterez, seront tirés de la liste suivante, qui sera alimentée progressivement, au fur et à mesure de l’avancée du cours.
Les six sujets ci-dessous valent donc comme "contrat d'évaluation", pour l'écrit comme pour l'oral
Sujet 1 A quoi peut bien servir la philosophie de l'éducation ?
Sujet 2 Expliquez et discutez ce propos : "Les valeurs n'ont jamais disparu du domaine éducatif pour la raison très simple qu'il n'y a pas d'éducation sans valeurs. Apprendre, qu'il s'agisse de la politesse, de
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la musique, des sciences, d'une qualification professionnelle ou personnelle, apprendre, c'est toujours viser un mieux. On apprend à bien skier, à bien parler, à bien penser, à bien faire. N'ayons pas peur des mots bien et mieux ; en éducation on ne peut s'en passer. Reste que parler de valeurs ne va pas de soi". Olivier REBOUL, La philosophie de l'éducation, Paris, PUF, 1989
Sujet 3 Peut-on considérer la crise de l'éducation comme une crise des valeurs ?
Sujet 4 Expliquez et discutez ce propos. En quoi peut-il éclairer la réflexion éducative ? "Dans quel monde voulons nous vivre ? Quel avenir souhaitons-nous pour nos enfants ? Parmi toutes nos connaissances actuelles, quelles sont celles qui sont dignes d’être transmises aux nouvelles générations ? Qu’est-ce qui mérite d’être vu et regardé, lu et médité, entendu et écouté, appris et étudié ? En d’autres termes, quelle culture doit être privilégiée à l’école par l’école : culture scientifique, culture technique, culture littéraire, culture artistique, culture populaire ? Plus profondément, quelles formes de vie individuelles et collectives voulons-nous favoriser à travers l’éducation, la formation et l’apprentissage ? Ces questions sont essentielles et inévitables, car l’école ne peut ni refléter la totalité de la culture d’une société, ni transmettre l’ensemble des savoirs produit par cette société. L’école doit forcément sélectionner, au sein de la culture globale, une culture partielle qu’elle considère exemplaire et porteuse d’avenir. L’école promeut toujours une certaine culture, qu’elle tient pour le modèle culturel par excellence. Elle choisit forcément certains savoirs parmi l’ensemble des savoirs qui existent. Il faut, par conséquent, que les responsables de la formation scolaire établissent une hiérarchie des œuvres, des activités, des croyances et des savoirs, afin de choisir ceux qu’ils considèrent dignes d’être transmis aux nouvelles générations. Bref, éduquer et instruire, c’est choisir parmi un ensemble de possibilités culturelles une certaine base de connaissances qui sera intégrée à la culture scolaire et aux programmes enseignés dans les écoles ".
Maurice TARDIF, La pédagogie, Théories et pratiques de l’Antiquité à nos jours, sous la direction de Clermont Gauthier et Maurice Tardif, Montréal, Gaëtan Morin éditeur, 1996.
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Sujet 5 Comment expliquez-vous l'intérêt accordé aujourd'hui à l'éducation esthétique ?
Sujet 6 Dans quelle mesure ce propos d'Emmanuel Kant peut-il encore éclairer la réflexion et la pratique éducatives ? "Voici un principe de l'art de l'éducation que particulièrement les hommes qui font des plans d'éducation devraient avoir sous les les yeux : on ne doit pas seulement éduquer des enfants d'après l'état présent de l'espèce humaine, mais d'après son état futur possible et meilleur, c'est-à-dire conformément à l'Idée de l'humanité et à sa destination totale. Ce principe est de grande importance. Ordinairement les parents élèvent leurs enfants seulement en vue de les adapter au monde actuel, si corrompu soit-il. Ils devraient bien plutôt leur donner une éducation meilleure, afin qu'un meilleur état pût en sortir dans l'avenir. Toutefois deux obstacles se présentent ici : 1) Ordinairement les parents ne se soucient que d'une chose : que leurs enfants réussissent bien dans le monde, et 2) les princes ne considèrent leurs sujets que comme des instruments pour leurs desseins. Les parents songent à la maison, les princes songent à l'Etat. Les uns et les autres n'ont pas pour but ultime le bien universel et la perfection à laquelle l'humanité est destinée, et pour laquelle elle possède aussi des dispositions". Emmanuel KANT, Réflexions sur l'éducation.
CONSIGNES ET RECOMMANDATIONS
La durée de l'épreuve écrite est limitée à 2 heures ; c'est peu pour conduire jusqu'au bout la rédaction d'une réflexion écrite développée. Les consignes et recommandations ci-dessous ont pour but de définir un "contrat d'évaluation" mieux adapté à cette limite, tout en respectant l'esprit du travail philosophique. Il s'agit d'indications et de suggestions pour vous aider, pas d'un plan obligé ! L'important est que vous procédiez à une clarification du problème et de ses "enjeux" théoriques et pratiques.
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Les mêmes consignes valent pour l'oral. Vous disposez à l'oral de 30 minutes de préparation. L'exposé dure 15 minutes.
Les notes de cours sont autorisées.
EVALUATION ECRITE/ORALE. PLAN SUGGÉRÉ.
Première partie :
Expliquez comment vous comprenez le problème posé, quels sont pour vous ses différents aspects ou dimensions, précisez ce qu'il met en question, ce qui est en jeu. Lorsque le sujet se réfère à un texte, cette explicitation comporte une présentation de ses thèses et de ses arguments.
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L'introduction sera tout simplement "l'amorce" de cette première partie.
Deuxième partie :
Présentez les principales étapes de votre analyse. Il ne s'agit pas nécessairement du plan de la dissertation que vous feriez si vous disposiez de beaucoup plus de temps ; essayez plutôt de présenter les articulations essentielles de votre approche du problème.
Troisième partie :
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Développez la partie centrale de votre réflexion. Indiquez dans quelle direction il vous paraît nécessaire d'engager votre réflexion, présentez le point de vue que vous voulez soutenir et argumentez. Précisez si possible quelles sont les thèses en présence sur le sujet, comment elles s'opposent. Dites à quels auteurs, à quels courants, à quels textes vous envisagez de vous référer pour asseoir votre réflexion.
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Conclure en essayant d'apporter une réponse à la question posée.
DE LA PHILOSOPHIE DE L'EDUCATION ET DE LA FORMATION A LA PHILOSOPHIE TOUT COURT !
INTRODUCTION Un constat qui mérite qu'on s'y arrête : le "retour" de la philosophie sur la scène culturelle et médiatique. Quelques exemples, des "Cafés de l'éducation" à la philosophie pour enfants (Michel Tozzi (coord.), Diversifier les formes d'écriture philosophique. Ateliers d'écriture et pratiques de classe, CRDP Languedoc Roussillon, et L'éveil de la pensée réflexive chez l'enfant. Discuter philosophiquement à l'école primaire ?, CNDP-Hachette, 2000), en passant par quelques figures et best-sellers. D'une certaine façon, un peu tardive, à la remorque - on peut d'ailleurs se demander pourquoi ce retard sur la société… - , une demande comparable sur le terrain de l'éducation et de la formation. Alors que les dernières décennies ont été marquées par un recul sinon un abandon sans précédent de la philosophie sur ce terrain. Qu'on regarde la place qui revient à la philosophie (de l'éducation) dans la formation des maîtres. La première réflexion proposée dans ce cours interrogera ce retour en grâce : pourquoi ce retour, cette demande de philosophie, à la fin du second millénaire et à l'aube du troisième, dans la société en général et dans le domaine de l'éducation et de la formation en particulier ? On élargira le propos en proposant un aperçu sur la place et le sens de la philosophie, son rôle, sa nature, ses méthodes
I. SUR LA DEMANDE DE PHILOSOPHIE, AUJOURD'HUI
1. Pourquoi ? Que faut-il en attendre ?
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Le retour de la philosophie après la vague des sciences humaines
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Les tirages
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Les succès de librairie inattendus
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La "popularité" de certains philosophes
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Les "Cafés de philosophie", etc.
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Le recours à la philosophie dans les grandes écoles de commerce et d'ingénieurs. HEC. Polytechnique et sa chaire "d'Humanités". La philosophie d'entreprise… Etonnant ! Pourquoi ?
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Le retour à la philosophie pratique :la philosophie comme art de vivre ? (Cf. Sciences humaines, n° 122, décembre 2001, dossier : "Le changement personnel. Comment conduire sa vie ?")
2. Eléments de réponse et de débat
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La perte des repères et du sens (La thèse de Charles Taylor, Le malaise de la modernité, Paris, éditions du Cerf, 1994 (pour la traduction), chapitre 1.) On lira ci-dessous des extraits d'un entretien de la revue Sciences Humaines avec Charles Taylor où la thèse est résumée (Cf. Jean-François DORTIER (coor), Philosophie de notre temps, éditions Sciences Humaines, 2000, p. 122 sq.) :
La fin des grands récits ? La difficulté à entrer dans l'âge postmoderne ? (Les thèses de J.-F. Lyotard, La condition postmoderne, Paris, éditions de minuit, 1979, particulièrement p. 54-68)
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La nostalgie du religieux ? Revenir aux thèses de Taylor et Lyotard pour en discuter.
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Quoi encore ?
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Et si la question de l'éducation, de la formation était une des clés de cette demande ? (Re)découverte que toute activité de formation et d'éducation touche à des questions des idées des problèmes des valeurs qui regardent ce que nous sommes, notre existence et son sens, notre humanité et notre historicité : éducation et formation, deux des "structures d'existence", des "propres de l'homme".
3. Un article et un texte pour prolonger l'analyse et nourrir le débat :
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Article de Nicolas TRUANG, "Le malentendu", Le Monde, janvier 97, p. 33/34 (photocopie distribuée en cours)
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Emmanuel KANT : Réflexions sur l'éducation, Texte écrit entre 1776 et 1787 :
"Puisque le développement des dispositions naturelles en l'homme ne s'effectue pas spontanément, toute éducation est un art. La nature n'a mis en l'homme aucun instinct qui la concerne. L'origine, aussi bien que le progrès de cet art, est ou bien mécanique, ordonnée sans plan d'après des circonstances données, ou bien raisonnée. mécaniquement lorsqu'il résulte simplement des circonstances en lesquelles nous apprenons par l'expérience si quelque chose est nuisible ou utile à l'homme. Tout art éducatif qui se constitue mécaniquement seulement doit comprendre beaucoup d'erreurs et de lacunes, parce qu'il ne possède aucun plan à son principe. L'art de l'éducation, ou la pédagogie, doit donc devenir raisonné, s'il doit développer la nature humaine de telle sorte que celle-ci atteigne sa destination. Des parents, qui eux-mêmes ont été éduqués, sont déjà des exemples, d'après lesquels les enfants se forment, et d'après lesquels ils se guident. Mais si ces enfants doivent devenir meilleurs, il faut que la pédagogie devienne une étude ; car autrement il n'en faut rien attendre et un homme que son éducation a gâté sera le maître d'un autre. Il faut dans l'art de l'éducation transformer le mécanisme en science, sinon elle ne sera jamais un effort cohérent, et une génération pourrait bien renverser ce qu'une autre aurait déjà construit. Voici un principe de l'art de l'éducation que particulièrement les hommes qui font des plans d'éducation devraient avoir sous i les yeux : on ne doit pas seulement éduquer des enfants d'après l'état présent de l'espèce humaine, mais d'après son état futur possible et meilleur, c'est-à-dire conformément à l'Idée de l'humanité et à sa destination totale. Ce principe est de grande importance. Ordinairement les parents
864 élèvent leurs enfants seulement en vue de les adapter au monde actuel, si corrompu soit-il. Ils devraient bien plutôt leur donner une éducation meilleure, afin qu'un meilleur état pût en sortir dans l'avenir. Toutefois deux obstacles se présentent ici : 1) Ordinairement les parents ne se soucient que d'une chose : que leurs enfants réussissent bien dans le monde, et 2) les princes ne considèrent leurs sujets que comme des instruments pour leurs desseins. Les parents songent à la maison, les princes songent à l'Etat. Les uns et les autres n'ont pas pour but ultime le bien universel et la perfection à laquelle l'humanité est destinée, et pour laquelle elle possède aussi des dispositions. Cependant la conception d'un plan d'éducation doit recevoir une cosmopolitique. Et alors le bien universel est-il une Idée qui puisse nuire à notre bien particulier ? En aucun cas ! car même s'il semble qu'il faille lui sacrifier quelque chose, on n'en travaille que mieux, grâce à cette Idée, au bien de son état présent. Et aussi que de magnifiques conséquences l'accompagnent ! La bonne éducation est précisément la source dont jaillit tout bien en ce monde. Les germes, qui sont en l'homme, doivent seulement être toujours davantage développés. Car on ne trouve pas les principes qui conduisent au mal dans les dispositions naturelles de l'homme. L'unique cause du mal, c'est que la nature n'est pas soumise à des règles. Il n'y a dans l'homme de germe que pour le bien."
Emmanuel KANT, Réflexions sur l'éducation, pp. 79/80, édition Vrin.
II. SUR LE "POURQUOI" D'UNE PHILOSOPHIE DE L'EDUCATION ET DE LA FORMATION
1. La philosophie et la formation On s'interrogera d'abord - volontairement - sur la formation, plutôt que sur l'éducation : en effet, si le domaine de l'éducation est traditionnellement un domaine de l'interrogation philosophique, le "terrain" de la formation est celui sur lequel la demande de philosophie c'est beaucoup manifestée, notamment en direction de l'éthique. Pourquoi cette demande, ce besoin ? On esquissera et discutera quelques pistes.
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Toute activité de formation concerne la personne. Avoir la fonction de "changer l'autre" - la formation vise bien en effet à "changer" - est bien une responsabilité éthique.
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Toute activité de formation, d'éducation, d'insertion, etc., touche à des questions à des idées, des notions, des valeurs qui relèvent de la pensée philosophique. Ainsi de ce qui est en jeu dans la formation, pour l'adulte qui s'y engage : le sens qu'on donne à sa vie, le travail, la culture, la démocratie, la justice, le bien individuel et le bien commun…
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La gestion du complexe. La qualité. La philosophie comme sens du complexe.
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Le monde pluriel. Le multiculturalisme. La mondialisation. La philosophie - L'histoire de la philosophie - comme école de souplesse mentale, capacité à passer d'un système de pensée à un autre, de Aristote à Spinoza, etc.
(Le recours à la philosophie dans les grandes écoles de commerce et d'ingénieurs - HEC. Polytechnique et sa chaire "d'Humanités", etc., - peut en partie s'expliquer à partir de là !)
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La nature même du discours de la formation, "l'idéologie de la formation", et ses concepts dominants, appellent des clarifications philosophiques : employabilité, changement, ingénierie, évaluation, compétences, etc. Qu'y a-t-il sous les mots ? Quelles idées ? Ne pas se payer de mots. Ne pas laisser les mots penser pour nous. Refuser de reprendre ce discours là sans analyse ni mise en perspective de ses enjeux, notamment de pouvoir..
On plaidera donc pour un devoir, une exigence de pensée. Le propos peut être élargi : sous la question de la formation, celles de la technocratie, de la démocratie, qui en appellent à la "lucidité" philosophique C'est au fond rappeler l'origine socratique de la philosophie. Le personnage de Socrate. Imaginez Socrate au pays de la formation ! c'est le mérite du livre de Jean-Pierre Le Goff - La barbarie douce, La découverte, 1999 - de tenter les clarifications nécessaires
2. Education et philosophie. On peut sans peine élargir ces réflexions à l'éducation : nous sommes entrés dans un monde où sous le nom de "formation", l'éducation est devenue un besoin permanent. La société éducative est notre lot, et l'éducation au sens traditionnelle prend place dans un processus de formation "tout au long de la vie". En résumé, la philosophie est particulièrement requise parce que nous ne pouvons plus éviter la question du sens et de la nature de l'entreprise éducative. Nous ne le pouvons plus, parce
866 que, comme l'a bien montré Hannah ARENDT, la crise de l'éducation nous enjoint, enjoint à chacun, à tous les citoyens, de la poser. Il y a , écrit Hannah ARENDT, une raison "péremptoire pour obliger l'homme de la rue à s'intéresser à une crise qui ne le concerne pas directement : c'est l'occasion, fournie par le fait même de la crise, - qui fait tomber les masques et efface les préjugés - d'explorer et de s'interroger sur tout ce qui a été dévoilé de l'essence du problème, et l'essence de l'éducation est la natalité, le fait que des êtres humains naissent dans le monde. La disparition des préjugés signifie tout simplement que nous avons perdu les réponses sur lesquelles nous nous appuyons généralement, sans même nous rendre compte qu'elles étaient à l'origine réponses à des questions. Une crise nous force à revenir aux questions elles-mêmes et requiert de nous des réponses, nouvelles ou anciennes, mais en tout cas des jugements directs. Une crise ne devient catastrophique que si nous y répondons par des idées toutes faites, c'est-à-dire des préjugés. Non seulement une telle attitude rend la crise plus aiguë mais encore elle nous fait passer à côté de cette expérience de la réalité et de cette occasion de réfléchir qu'elle nous fournit". Hannah ARENDT, "La crise de l'éducation" (1960), in La crise de la culture, éd. Gallimard, col. Folio/essais, 1972 pour la traduction française.
La "réponse" et la "question" sur lesquelles reposait notre conception de l'éducation étaient intrinsèquement liées à "l'humanisme", dont KANT a fourni l'expression la plus achevée. Cette réponse est-elle toujours possible ? Suffisante ? Et sinon, pouvons-nous néanmoins nous en passer ? On y réfléchira en lisant le texte suivant (ainsi que le précédent) de Kant en contrepoint du texte de H. Arendt. Cet "humanisme" est en effet la formule même d'un de ces "grands récits" dont le postmodernisme nous dit qu'ils sont devenus obsolètes et se sont effondrés… (On peut lire aujourd'hui une version très provocatrice de cette thèse postmoderne sous la plume du philosophe Peter SLOTERDIJK, dans un texte prononcé au cours d'une conférence en 1999 : "Règles pour le parc humain.. Réponse à la lettre sur l'humanisme")
"Il est possible que l'éducation devienne toujours meilleure et que chaque génération, à son tour, fasse un pas de plus vers le perfectionnement de l'humanité ; car c'est au fond de l'éducation que gît le grand secret de la perfection de la nature humaine. Dès maintenant on peut marcher en cette voie. Car ce n'est qu'actuellement que l'on commence à juger correctement et à saisir clairement ce qui est véritablement nécessaire à une bonne éducation. C'est une chose enthousiasmante de penser que la nature humaine sera toujours mieux développée par l'éducation et que l'on peut parvenir à donner à cette dernière une forme qui convienne à l'humanité. Ceci nous ouvre une perspective sur une future espèce humaine plus heureuse. C'est un noble idéal que le projet d'une théorie de l'éducation et quand bien même nous ne serions pas en état de le réaliser, il ne saurait être nuisible. On ne doit pas
867 tenir l'Idée pour chimérique et la rejeter comme un beau rêve, même si des obstacles s'opposent à sa réalisation. Une Idée n'est rien d'autre que le concept d'une perfection, qui ne s'est pas encore rencontrée dans l'expérience. Par exemple l'Idée d'une ré publique parfaite, gouvernée d'après les règles de la justice ! Est-elle pour cela impossible ? Il suffit d'abord que notre Idée soit correcte pour qu'ensuite elle ne soit pas du tout impossible, en dépit de tous les obstacles qui s'opposent encore à sa réalisation. Si par exemple tout le monde mentait, la franchise serait pour cela une simple chimère? Et l'Idée d'une éducation, qui développe toutes les dispositions naturelles en l'homme, est certes véridique. Dans l'éducation actuelle l'homme n'atteint pas entièrement le but de son existence. Car - comme les hommes vivent différemment ! Il ne peut y avoir d'uniformité entre eux que s'ils agissent seulement d'après des principes identiques et que ces principes deviennent pour eux une autre nature. Mais nous pouvons travailler au plan d'une éducation conforme au but de l'homme et léguer à la postérité des instructions qu'elle pourra réaliser peu à peu." E. KANT, Réflexions sur l'éducation, pp. 74-76 (édition Vrin)
Ainsi, tout se passe aujourd'hui comme si la philosophie de l'éducation était tout à la fois plus que jamais nécessaire (l'éducation comme problème), et comme impossible (l'éducation comme réponse)… Reste que l'éducation demeure bel et bien, et pour cela même, un problème philosophique majeur, comme le rappelle bien Franc Morandi dans les deux textes ci-dessous :
a) "S'il est une pratique universelle, c'est bien celle de l'éducation : aucune société ne peut faire l'économie de porter de nouvelles générations à l'état adulte. Des dispositifs naturels aux dispositifs sociaux et éthiques, se construit le principe de notre personnalité et de toute humanité. La philosophie s'efforce d'interroger le sens d'une telle entreprise, d'en assurer la conscience. Car on n'éduque pas seulement pour éduquer mais aussi pour réaliser une fin : perfectionner, accorder l'homme au monde ou à sa liberté, accomplir une nature, construire le progrès collectif, inventer... Le " faire " de l'éducation repose sur la poursuite du principe de l'humain, ce " propre de l'homme" qu'Aristote recherchait. Le lien fondateur qui légitime l'oeuvre de l'éducation, fonde la naissance du sujet à l'essence et à l'existence : tel est ici l'objet de l'enquête philosophique. Notre monde, à l'échelle d'une conscience des " droits de l'homme " et de son universalité, des évolutions technologiques et scientifiques (qui modifient notre rapport au monde mais aussi à nous-mêmes, enjeu d'une écologie de l'humain), est le théâtre d'une conscience nouvelle du principe d'humanité et de la part de l'éducation dans la garantie de son exercice. Ces transformations suscitent la nécessité de trouver une " origine ", un point qui permette de s'orienter. Philosopher, c'est d'abord interroger, poser les questions qui donnent prise au sens et aux valeurs attachées à la transformation individuelle et collective de l'humanité, sens de son devenir, responsabilité pour le futur (Jonas). C'est également interroger nos réponses,
868 celles que nous apportons dans le jeu des représentations, ces indispensables " philosophies d'ombre " qui, nous dit Foucault, " ont formé la philosophie spontanée de ceux qui ne philosophaient pas ", autant que les propositions des philosophes qui ont constitué la conscience éducative". Franc MORANDI, Philosophie de l'éducation, Nathan, 2000, pp. 6-7
b) "L'étonnement est qu'il y ait de l'éducation : tous les problèmes éducatifs reposent sur le caractère éducable de l'homme et le sens de l'éducabilité. La question fondamentale est de savoir si le caractère éducable de l'homme le conduit à recouvrer ou à réaliser une essence ou une nature, ou bien, au contraire, à faire de son existence (son action, son histoire) le point de départ d'une construction, d'une " nouvelle " essence humaine (individuelle, sociale, morale), en proclamant " l'innocence du devenir " (Nietzsche) et la nécessaire autoéducation de l'humanité (Castoriadis). À cette question est associée celle des enjeux et des valeurs de telles entreprises.
On peut également considérer cette question à l'échelle du sujet, ou d'une communauté, essayer de concevoir les rapports humains qui s'y rapportent, le " sens de l'autre " et les savoirs dans de telles hypothèses éducatives. L'étonnement est alors porté sur le pourquoi autant que le comment éduquons-nous. Il introduit une distance, une conscience (Arendt parle de vigilance) au sein des phénomènes éducatifs : gardons-nous bien l'homme au travers de nos entreprises éducatives, familiales et scolaires ? comment le garder dans un monde " ouvert ", où la liberté humaine rejoint le risque de la perte d'une liberté ?" Franc MORANDI, Philosophie de l'éducation, Nathan, 2000, p. 7
III. L'ENTREE EN PHILOSOPHIE. COMMENCER A PHILOSOPHER L'éducateur et le citoyen - chacun d'entre nous dès lors qu'il est parti prenante dans la question de l'éducation - auraient donc beaucoup à gagner à "cultiver la philosophie". La philosophie serait donc l'affaire de tous ? Tous philosophes ? La philosophie a pourtant la réputation de l'aridité, de l'abstraction la plus difficile, la plus réservée…
1. La philosophie, réservée à tous ?
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L'avis de PLATON : géomètre et cinquantenaire ! La signification du fameux "mythe de la caverne" : une rupture nécessaire.
"L'allégorie de la caverne débouche sur la mise en oeuvre d'une éducation, d'une conversion : " Au-dedans de son âme chacun possède la puissance du savoir, ainsi que l'organe au moyen duquel chacun acquiert l'instruction. " La connaissance n'est que la reconnaissance de l'intelligibilité de l'Etre. L'éducation est l'art qui se propose ce
869 but. Les gens sans éducation, ceux qui n'ont pas d'expérience de la vérité, ne peuvent diriger État, et c'est le rôle de l'Etat de former des hommes capables établir l'harmonie entre les citoyens. La cité est une analogie du monde et de l'âme, organisée selon cette union (ou homologie) fondatrice : seul le philosophe la connaît. À chaque partie de l'âme correspond une vertu : la tête pour la pensée, le tronc pour le courage, le bas du corps pour les passions. À l'image de l'âme, l'État aura des gardiens, des guerriers et des travailleurs. Une cité juste - comme un corps sain - se reconnaît dans l'équilibre entre ses parties. Sous l'autorité de la pensée des philosophes (la tête), qui ont seul besoin de penser la cité, s'établit la justice à laquelle les autres membres devront se conformer. La cité de Platon peut nous sembler bien peu idéale. Dans Des lois, il distribuera plus équitablement les rôles de citoyenneté. Mais on peut retenir l'acte fondateur par lequel l'éducation et la citoyenneté se fondent dans le principe de la recherche, par la pensée, d'une rationalité politique et éducative. Il existe un lien entre " programme " d'éducation, conception de l'homme et de la cité. Cette pensée est un acte philosophique : par là, le philosophe est bien l'éducateur de la cité. F. MORANDI, Philosophie de l'éducation, Paris, Nathan, 2000, p. 48-49.
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L'avis d'un philosophe contemporain, Jacques BOUVERESSE
a."Il y a deux manières fondamentalement antithétiques et inconciliables de concevoir la philosophie. On peut la voir comme une activité de construction théorique qui, nécessairement, se situe plus ou moins dans la continuité de celle de la science et qui ne se distingue de celle-ci que par une généralité et une abstraction plus grande, ou bien comme une activité ou un exercice qu'on entreprend d'abord sur soi-même, qui porte sur la façon dont on vit le monde et sur ce qu'on en attend, un travail d'analyse et de réforme de soi, qu'on peut éventuellement aider les autres à réaliser sur eux-mêmes, mais que chacun doit entreprendre pour soi. C'est la conception de Wittgenstein, qui le rapproche plus de certains moralistes de l'Antiquité que de Russell ou Carnap." Jacques BOUVERESSE, Le philosophe et le réel, Hachette, 1998, pp. 121/122
b."On surestime considérablement en France la capacité qu'a la philosophie de transformer profondément la façon de penser des gens, et même éventuellement la société elle-même… L'enseignement de la philosophie se présente généralement comme une sorte de rite initiatique qui est supposé provoquer une transformation radicale : après, les gens ne seront plus comme avant…Mais jusqu'à quel point l'enseignement de la philosophie développe-t-il réellement l'esprit critique de nos concitoyens ? La réponse est loin d'être
870 évidente… Quand on affirme le droit de tout un chacun à la philosophie, on présuppose que celui qui ne fait pas de philosophie est réellement privé de quelque chose d'essentiel. Pour un philosophe professionnel, dont la philosophie est la raison d'être, c'est évident. Mais peut-on généraliser à tout le monde ? Que la philosophie permette (peut-être) à certains de mieux vivre, cela signifie-t-il qu'on ne peut pas vivre bien sans la philosophie, en tout cas sans celle qu'enseignent les philosophes ? " (pp. 234/238)
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Eloge du cogito kanak, malgré tout ! Entre l'enracinement et l'arrachement
2. L'entrée en philosophie. Beaucoup de notre rapport à la philosophie se joue dans l'entrée en philosophie : personnelle et autodidacte pour certains, à l'occasion de l'enseignement de la classe terminale ou de l'université pour d'autres. Comment cela "se passe-t-il" ? Quel "rapport" entretenons-nous avec la philosophie ?
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Expériences d'enseignés (témoignages des étudiants)
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Le problème de l'entrée et de la progression dans l'enseignement philosophique :
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L'élémentarité : la philosophie est-elle "élémentarisable" ?
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Le saut et l'autodidaxie : N'y a-t-il pas d'autre voie d'accès que de "sauter dedans", et de "recommencer" chaque fois la philosophie pour soi-même ? Jean-François Lyotard : "La philosophie est d'abord une auto-didactique" (Voir la conception du cours de philosophie selon l'auteur dans J-F Lyotard, "Adresse au sujet du cours philosophique", in Le postmoderne expliquée aux enfants, Le Livre de Poche boblio/essais, 1988)
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La théorie platonicienne de la réminiscence (Platon, Le Ménon)
871 3. La philosophie est un cercle La tentative de définir la philosophie : une question ultime et indéfiniment ouverte ! Une question qui est tout autant au début qu'à la fin La philosophie n'est elle pas toujours "en première main" ? La philosophie n'est elle pas toujours une expérience personnelle de pensée ? Une réappropriation personnelle de la pensée ? Donc une expérience et un événement de pensée, une rencontre ? Penser/produire par soimême ? Kant le disait bien : on n'apprend pas la philosophie, on ne peut qu'apprendre à philosopher…
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la thèse hégélienne de la "Phénoménologie de l'esprit"
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une version "artiste", esthétique développée par Gilles DELEUZE : il faudrait entrer dans la philosophie comme on entre dans une œuvre d'art ; lire Spinoza, par exemple, comme on écoute une symphonie, se "plonger" dedans, ne pas exiger la maîtrise extérieure totale…
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Par où donc commencer ? Qu'est-ce que commencer, en philosophie ? En philosophie, mais plus généralement dans le savoir, dans l'apprentissage. La question du commencement est bien une question philosophique par excellence, une de ces questions qui engage l'essentiel du problème?
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L'exemple de la formation, du commencement de la formation. Pourquoi cette importance du commencement, que tout formateur connaît implicitement ? Parce que toute la philosophie de la formation est bien là dès le commencement, dans le commencement de la formation
IV. LA PENSEE ET LA DEMARCHE PHILOSOPHIQUE.
La philosophie de l'éducation est une philosophie à part entière. Ce dernier chapitre rappellera donc au philosophe de l'éducation ce qui caractérise la pensée et la démarche philosophique à l'œuvre dans le domaine de l'éducation et de la formation comme ailleurs en philosophie 1. La philosophie par elle-même Quelques approches philosophiques de la philosophie
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On ne peut qu'apprendre à philosopher
"Soit qu'on lise Aristote, soit qu'on lise Descartes, il ne faut croire d'abord ni Aristote ni Descartes: mais il faut seulement méditer comme ils ont fait ou comme ils ont dû faire". MALEBRANCHE, De la Recherche de la vérité, 1674, Liv, I, chap. III. "La philosophie n'est que la simple idée d'une science possible qui n'est donnée nulle part in concreto, mais dont on cherche à s'approcher par différentes voies jusqu'à ce qu'on ait découvert l'unique sentier qui y conduit, mais qu'obstruait la sensibilité, et que l'on réussisse, autant qu'il est permis à des hommes, à rendre la copie, jusque-là manquée, semblable au modèle. Jusqu'ici on ne peut apprendre aucune philosophie; car où est-elle, qui la possède et à quoi peut-on la reconnaître ? On ne peut qu'apprendre à philosopher, c'est-à-dire à exercer le talent de la raison dans l'application de ses principes généraux à certaines tentatives qui se présentent, mais toujours avec la réserve du droit qu'a la raison de rechercher ces principes euxmêmes à leurs sources et de les confirmer ou de les rejeter". KANT, Critique de la Raison pure, 1781, trad. Trémesaygues et Pacaud, Alcan, p. 646.
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Valeur humaine de la philosophie : dans son incertitude même
"La valeur de la philosophie doit être cherchée pour une bonne part dans son incertitude même. Celui qui n'a aucune teinture de philosophie traverse l'existence, emprisonné dans les préjugés qui lui viennent du sens commun, des croyances habituelles à son temps et à son pays, et des convictions qui se sont développées en lui sans la coopération ni le consentement de sa raison. Pour un tel individu, le monde est sujet à paraître précis, fini, évident; les objets habituels ne lui posent aucune question et les possibilités non familières sont dédaigneusement rejetées. Dès que nous commençons à philosopher, au contraire, nous trouvons que même les choses les plus ordinaires de la vie quotidienne conduisent à des problèmes auxquels nous ne pouvons donner que des réponses très incomplètes. La philosophie, bien qu'elle ne soit pas en mesure de nous dire avec certitude quelle est la vraie réponse aux doutes qu'elle élève, peut néanmoins suggérer diverses possibilités qui élargissent le champ de nos pensées et les délivrent de la tyrannie de la coutume. Tout en diminuant notre certitude à l'égard de ce que sont les choses, elle augmente beaucoup notre connaissance à l'égard de ce qu'elles peuvent être ; elle repousse le dogmatisme quelque peu arrogant de ceux qui n'ont jamais pénétré dans la région du doute libérateur et garde vivace notre sens de l'étonnement en nous montrant les choses familières sous un aspect non familier".
Bertrand RUSSELL, The Problems of Philosophy,
873 1912, Oxford University Press, Londres, chap. 15, trad. L. L. Grateloup.
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La philosophie comme sagesse : le stoïcisme
"Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d'assister du rivage à la détresse d'autrui; non qu'on trouve si grand plaisir à regarder souffrir; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent. Il est doux aussi d'assister aux grandes luttes de la guerre, de suivre les batailles rangées dans les plaines, sans prendre sa part du danger. Mais la plus grande douceur est d'occuper les hauts lieux fortifiés par la pensée des sages, ces régions sereines d'où s'aperçoit au loin le reste des hommes, qui errent çà et là en cherchant au hasard le chemin de la vie, qui luttent de génie ou se disputent la gloire de la naissance, qui s'épuisent en efforts de jour et de nuit pour s'élever au faîte des richesses ou s'emparer du pouvoir. Ô misérables esprits des hommes ô cœurs aveugles ! Dans quelles ténèbres, parmi quels dangers, se consume ce peu d'instants qu'est la vie ! Comment ne pas entendre le cri de la nature, qui ne réclame rien d'autre qu'un corps exempt de douleur, un esprit heureux, libre d'inquiétude et de crainte ? Au corps, nous voyons qu'il est peu de besoins. Tout ce qui lui épargne la douleur est aussi capable de lui procurer maintes délices. La nature n'en demande pas davantage : s'il n'y a point dans nos demeures des statues d'or, éphèbes tenant dans leur main droite des flambeaux allumés pour l'orgie nocturne ; si notre maison ne brille pas d'argent et n'éclate pas d'or ; si les cithares ne résonnent pas entre les lambris dorés des grandes salles, du moins nous suffit-il, amis étendus sur un tendre gazon, au bord d'une eau courante, à l'ombre d'un grand arbre, de pouvoir à peu de frais réjouir notre corps surtout quand le temps sourit et que la saison émaille de fleurs l'herbe verte des prairies. Et puis, la brûlure des fièvres ne délivre pas plus vite notre corps, que nous nous agitions sur des tapis brodés, sur la pourpre écarlate, ou qu'il nous faille coucher sur un lit plébéien. Puisque les trésors ne sont pour notre corps d'aucun secours, et non plus la noblesse ni la gloire royale, comment seraient-ils plus utiles à l'esprit ? […] Si la hantise des soucis ne cède ni au bruit des armes, ni aux cruels javelots, s'ils tourmentent avec audace rois et puissants du monde, s'ils ne respectent ni l'éclat de l'or, ni la glorieuse splendeur de la pourpre : comment douter que la raison ait seule le pouvoir de les chasser, d'autant plus surtout que notre vie se débat dans les ténèbres ?" LUCRÈCE (98-55 av. J.-C.), De la Nature, Livre Il, v. 1-52, trad. H. Clouard, Garnier-Flammarion 2. Le travail philosophique : un travail du concept
874 Si l'on doit définir l'objet et les méthodes de la pensée philosophique, il faut d'abord rappeler que le "travail philosophique" réside essentiellement dans l'analyse des idées, le "décorticage" des concepts, parfois dans l'invention, la production de concepts. La philosophie est travail sur les concepts, travail des concepts ; le philosophe est un travailleur, un spécialiste du concept ! Il faut donc ici à nouveau et inlassablement rappeler la figure historique et légendaire de Socrate, cet homme qui allait dans la Cité d'Athènes au devant de tous les "experts" et professionnels pour les interroger sur les notions dont ils sont censés en tant que "spécialistes" être des "connaisseurs" et des "savants" ; interrogeant donc l'homme d'Etat sur le bien commun, sur la justice ; le sophiste, qui prétend éduquer, enseigner la vertu, la beauté, etc. ; le général meneur d'hommes au combat sur le courage… Imaginons un moment un Socrate contemporain interrogeant interpellant ainsi de front, sur notre moderne Agora qu'est un plateau de télévision, tous ceux qui agissent au nom d'une légitimité d'experts, et les confrontant à leur méconnaissance… Le travail philosophique commence donc par, inclut nécessairement, une déconstruction, un démontage des idées et des opinions, une remontée aux principes, une vigilance quant à l'usage et le sens des mots. L'allégorie platonicienne de la caverne reste ici une référence fondatrice, paradigmatique. 3. Méthodes et démarches de la philosophie Pour une présentation générale des méthodes de la philosophie et leur application à l'éducation, on se reportera à Olivier REBOUL, Philosophie de l'éducation, PUF, col. Que sais-je ?, chapitre 1. Reboul y rappelle d'abord que la philosophie de l'éducation est une interrogation mettant délibérément en question ce que l'on croit savoir sur l'éducation ; qu'elle est "totale", parce qu'elle porte sur le fait humain par excellence ; qu'elle est "radicale" (elle entend aller jusqu'aux racines) ; qu'elle est "vitale", vise un savoir-être par le savoir, et n'est donc pas dictée par un intérêt purement spéculatif, mais bien par un intérêt pratique. Concernant ses méthodes, Reboul en retient cinq principales :
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Le recours à l'histoire de la philosophie.
On lira ci-dessus deux textes qui justifient cette démarche en effet très répandue (trop répandue ?) en philosophie. Nos problèmes ont déjà été posés. Cela ne signifie pas que la démarche recherche les réponses dans le passé ; mais que les philosophies passées offrent des cadres logiques et conceptuels, des réserves cohérentes de pensées armées, des problématiques fortement élaborées. C'est pourquoi, comme le remarque Reboul, "l'histoire [de la philosophie] révèle à chacun ce qu'il pense de façon confuse et parfois contradictoire" (p. 6). Bref, les pensées philosophiques élaborées donnent une structure à nos débats.
875 a) "Le domaine de la philosophie se ramène aux questions suivantes : 1) Que puis-je savoir? 2) Que dois-je faire? 3) Que m'est il permis d'espérer? 4) Qu'est-ce que l'homme? A la première question répond la métaphysique, à la seconde la morale, à la troisième la religion, à la quatrième l'anthropologie. Mais au fond, on pourrait tout ramener à l'anthropologie, puisque les trois premières questions se rapportent à la dernière. Car sans connaissances on ne deviendra jamais philosophe, mais jamais non plus les connaissances ne suffiront à faire un philosophe, si ne vient s'y ajouter une harmonisation convenable de tous les savoirs et de toutes les habiletés jointes à l'intelligence de leur accord avec les buts les plus élevés de la raison humaine. De façon générale, nul ne peut se nommer philosophe s'il ne peut philosopher. Mais on n'apprend à philosopher que par l'exercice et par l'usage qu'on fait soi-même de sa propre raison. Comment la philosophie se pourrait-elle, même à proprement parler, apprendre? En philosophie, chaque penseur bâtit son œuvre pour ainsi dire sur les ruines d'une autre ; mais jamais aucune n'est parvenue à devenir inébranlable en toutes ses parties. De là vient qu'on ne peut apprendre à fond la philosophie, puisqu'elle n'existe pas encore. Mais à supposer même qu'il en existât une effectivement, nul de ceux qui l'apprendraient ne pourrait se dire philosophe, car la connaissance qu'il en aurait demeurerait subjectivement historique. Il en va autrement en mathématiques. Cette science peut, dans une certaine mesure, être apprise ; car ici, les preuves sont tellement évidentes que chacun peut en être convaincu ; et en outre, en raison de son évidence, elle peut être retenue comme une doctrine certaine et stable. Celui qui veut apprendre à philosopher doit, au contraire, considérer tous les systèmes de philosophie uniquement comme une histoire de l'usage de la raison et comme des objets d'exercice de son talent philosophique. Car la science n'a de réelle valeur intrinsèque que comme instrument de sagesse. Mais à ce titre, elle lui est à ce point indispensable qu'on pourrait dire que la sagesse sans la science n'est que l'esquisse d'une perfection à laquelle nous n'atteindrons jamais. Celui qui hait la science mais qui aime d'autant plus la sagesse s'appelle un misologue. La misologie naît ordinairement d'un manque de connaissance scientifique à laquelle se mêle une certaine sorte de vanité. Il arrive cependant parfois que certains tombent dans l'erreur de la misologie, qui ont commencé par pratiquer la science avec beaucoup d'ardeur et de succès mais qui n'ont finalement trouvé dans leur savoir aucun contentement. La philosophie est l'unique science qui sache nous procurer cette satisfaction intime, car elle referme, pour ainsi dire, le cercle scientifique et procure enfin aux sciences ordre et organisation."
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E. KANT, Logique (1800), trad. Guillermit, Paris, Vrin, pp. 25-26.
b) "Le problème de l'éducation renvoie la philosophie à son propre fonctionnement. Philosopher, c'est apprendre à penser : existe-t-il une démarche pour philosopher ? Pour étayer sa réflexion, la philosophie s'appuie sur l'" histoire " des idées conçue non comme une connaissance historique mais comme un ordre des idées. Cet ordre est l'indispensable support à la compréhension et à la constitution de nos modes de pensée actuels, et le lieu d'exercice du philosopher. L'aller et retour entre présent et origine fait partie de la " méthode " philosophique : celle-ci s'appuie sur le déroulement des moments de la pensée, la naissance des questionnements, la rencontre des œuvres qui ont posé les questions importantes… À mi-chemin entre l'histoire et la logique des idées, à l'articulation des manières de penser, la philosophie s'inscrit comme une discipline fondatrice et interprétative : d'où son caractère inactuel et actuel. Lorsque l'on présente une idée philosophique issue du passé, c'est son "actualité", c'est-à-dire son caractère premier et essentiel pour engager le débat, son "originalité", qui est retenue, à charge d'organiser la pertinence de la question par rapport à l'actualité des problèmes, tel celui des rapports entre le politique et l'éducation. C'est ainsi que les problèmes contemporains se rattachent à ceux des fondements. On rencontre également l'idée que les auteurs " anciens " ou " modernes " ne sont pas d'une époque, mais coexistent, ou existent dans un ordre anachronique. On ne peut de toute façon pas faire l'économie des fondements : leur interrogation reste fondamentalement contemporaine. Mais par là, le rôle de la philosophie, c'est d'identifier ce qui est réellement nouveau". F. MORANDI, Philosophie de l'éducation, Paris, Nathan, 2000, pp. 10-11.
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La réflexion sur les sciences constituées.
Toute pensée philosophique inclut d'une manière ou une autre une réflexion sur les savoirs constitués : leurs énoncés, valeur, leur sens, leurs limites… Cette préoccupation est désormais essentielle en éducation. Le philosophe ne peut pas l'ignorer quand il aborde le champ de l'éducation : il existe aujourd'hui des sciences de l'éducation. La philosophie ne peut se contenter de les recevoir comme des vérités établies. Il lui faut interroger tant leur pluralité que leur scientificité. L'existence et le sens même des "sciences de l'éducation" sont pour le philosophe de l'éducation des problèmes majeurs. Par exemple, il faut interroger les "didactiques" et leur "scientificité" revendiquée (Cf. Alain Kerlan, "Les didactiques entre instruction et instrumentation", Revue du C.R.E. Université de Saint-Etienne, CDDP de la Loire, n° 17, décembre 1999).
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L'analyse logique, ou analyse du langage.
C'est une interrogation sur le vouloir-dire. Et particulièrement sur le langage courant, sur cette parole qui pense en nous et au-delà de nous. Ainsi, pensons-nous vraiment ce que nous voulons dire quand, cédant à l'usage de plus en plus fréquent, nous substituons l'expression "former un enfant lecteur" à l'expression ""apprendre à lire" à un enfant ? L'analyse logique débusque la pensée implicite dans la langue pour ne pas être pensée par elle.
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L'argument a contrario
Cette méthode complète souvent la précédente. Faute de pouvoir ou de parvenir à définir positivement, on essaiera négativement. Il est en effet plus aisé de dire ce que n'est pas une chose plutôt que de dire ce qu'elle est. Il est plus aisé de s'entendre ainsi sur ce que, n'est pas éduquer : éduquer, ce n'est pas dresser, "formater", conditionner… cette méthode d'inspiration platonicienne convient particulièrement quand il s'agit de valeurs.
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La dialectique
Là encore l'origine est platonicienne. Hegel en a fait le moteur de son système. Entendue au sens hégélien, cette démarche consiste, pour penser, à partir des oppositions entre les théories en présence sur un sujet. Et tenter au moins pour chacune d'en mettre à plat les logiques respectives, pour peut-être les dépasser, en montrant les points où elles se renversent l'une dans l'autre. Au moins dans ce travail dégager les enjeux et les présupposés. (On peut en trouver un exemple en pédagogie dans la façon dont John Dewey tente de dépasser l'opposition "effort-intérêt. On pourrait sans doute appliquer cette méthode à l'opposition contemporaine des "républicains" et des "pédagogues" !)
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L'approche phénoménologique
Au cinq méthodes que retient Reboul, on en ajoutera une sixième, très à l'œuvre dans la philosophie moderne : la démarche phénoménologique. Elle ne s'interroge pas sur l'essence, mais sur l'existence et le donné dans l'expérience (le "phénomène"). Elle partira donc du donné, du fait de l'éducation et de la formation, de leur facticité : par exemple de la rencontre par quoi une formation existe, la relation entre le formé et le formateur. a) "- Pourquoi "Phénoménologie" ? - Le terme signifie étude des " phénomènes ", c'est-à-dire de cela qui apparaît à la conscience, de cela qui est " donné ". Il s'agit d'explorer ce donné, " la chose même " que l'on perçoit, à laquelle on pense, de laquelle on parle, en évitant de forger des hypothèses, aussi bien sur le rapport qui lie le phénomène avec l'être de qui il est phénomène, que sur le rapport qui l'unit avec le Je pour qui il est phénomène. Il ne faut pas sortir du morceau de cire pour faire une
878 philosophie de la substance étendue, ni pour faire une philosophie de l'espace forme a priori de la sensibilité, il faut rester au morceau de cire lui-même, sans présupposé, le décrire seulement tel qu'il se donne. Ainsi se dessine au sein de la méditation phénoménologique un moment critique, un " désaveu de la science " (Merleau-Ponty) qui consiste dans le refus de passer à l'explication : car expliquer le rouge de cet abat-jour, c'est précisément le délaisser en tant qu'il est ce rouge étalé sur cet abatjour, sous l'orbe duquel je réfléchis au rouge ; c'est le poser comme vibration de fréquence, d'intensité données, c'est mettre à sa place " quelque chose ", l'objet pour le physicien qui n'est plus du tout " la chose même ", pour moi. Il y a toujours un préréflexif, un irréfléchi, un antéprédicatif, sur quoi prend appui la réflexion, la science, et quelle escamote toujours quand elle veut rendre raison d'elle-même. On comprend alors les deux visages de la phénoménologie : une puissante confiance dans la science impulse la volonté d'en asseoir solidement les accotements, afin de stabiliser tout son édifice et d'interdire une nouvelle crise. Mais pour accomplir cette opération, il faut sortir de la science même et plonger dans ce dans quoi elle plonge " innocemment ". C'est par volonté rationaliste que Husserl s'engage dans l'antérationnel. Mais une inflexion insensible peut faire de cet anté-rationnel un antirationel, et de la phénoménologie le bastion de l'irrationalisme. De Husserl à Heidegger il y a bien héritage, mais il y a aussi mutation". Jean-François LYOTARD, La phénoménologie, Paris, PUF, Que sais-je ?, 1969, pp. 78.
b) "L'objet principal de philosophie de l'éducation n'est ni une axiologie, ni la présentation quasi scientifique des finalités d'une société particulière. Cet objet serait plutôt le processus d'éducation lui-même, qu'il s'agirait de décrire, de comprendre, en en découvrant le sens. Or vouloir décrire ce processus, lui arracher ses significations essentielles, c'est proposer une approche phénoménologique de l'éducation : "La phénoménologie, c'est l'étude des essences et tous les problèmes, selon elle, reviennent à définir des essences... Mais la phénoménologie, c'est aussi une philosophie qui replace les essences dans l'existence et ne pense pas qu'on puisse comprendre l'homme et le monde autrement qu'à partir de leur "facticité"" (M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, N.R.F., 1945, avant-propos, p. 1). Cette approche phénoménologique de l'éducation, si elle peut naître de la méfiance à l'égard des idéologies et des "idéalismes" moraux, n'est pas fondée sur cette méfiance mais sur la distinction - essentielle à notre avis - entre les "pédagogies de l'existence" et les "pédagogies de l'essence", le terme de pédagogie devant être pris, ici, comme désignant une philosophie de l'éducation plutôt qu'une étude de l'enfance. Nous rencontrons un choix nécessaire entre deux "genres" de philosophie et entre deux principes définissant ces genres : ou bien le philosophe part de l'existence de la relation vécue entre l'éduqué et l'éducateur et cherche dans le processus même du développement de cette relation la définition de l'essence de l'éducation ; ou bien le philosophe, en premier lieu, définit l'essence de l'homme (par exemple il pose qu'il est
879 raisonnable et qu'il doit "devenir ce qu'il est", à savoir cette raison) et le processus de l'éducation sera lui-même défini a priori comme la réalisation de cette essence. Le philosophe ayant posé l'éducation comme objet privilégié de sa réflexion est obligé de choisir comme point de départ de son discours soit l'essence, soit l'existence de la relation pédagogique. Ce choix, dans la pédagogie et la philosophie contemporaines, se fait en faveur de l'existence, du vécu de la relation éducative. L'essence de l'éducation est définie par cette relation existentielle même". F. BEST et R. LEVEQUE, "Pour une philosophie de l'éducation", dans M. Debesse et G. Mialaret (dir.), Traité des sciences pédagogiques, tome 1, Paris, PUF, 1969. •
Au-delà des méthodes
On reprendra volontiers ici la comparaison - rapportée ici à Heidegger, mais toutautant applicable à Wittgenstein - que rappelle O. Reboul entre la pensée philosophique et le travail à la main. Penser est un artisanat, et doit disposer d'une boite à outils où puiser selon les besoins et la nature de l'ouvrage et de l'ouvré ! Des méthodes en fin de compte "non démonstratives".
CONCLUSION
Pourquoi donc la nécessité de la philosophie de l'éducation ? •
PHILOSOPHIE DE l'éducation : l'éducation et la formation, comme la politique, le savoir, l'art, sont des "pratiques universelles", et mieux, des "propres" de l'homme, des structures d'existence, une dimension essentielle de la condition de l'homme (post)moderne, qui doivent être pensées.
"L'homme existe en formation, la formation est une structure d'existence" (Michel FABRE, "Qu'est-ce que la philosophie de l'éducation ?", in Jean HOUSSAYE (dir.) Education et philosophie, Paris, ESF, 1999, p. 273. "Penser la formation, c'est élucider toutes les significations de ce fait premier que l'homme existe en formation" (Idem, p. 294)
880 Mais aussi PHILOSOPHIE POUR l'éducation : toute réflexion éducative et toute pratique pédagogique engagent ou recoupent une interrogation philosophique.
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Et finalement PHILOSOPHIE TOUT COURT : l'éducateur, le formateur, l'éducation et la formation même ont tout à gagner à l'accompagnement, au "compagnonnage" des philosophes et de la philosophie. L'éducation est problème philosophique par excellence
Pour - quoi la philosophie de l'éducation ? La fonction élucidatrice (D'après FABRE M., "Qu'est-ce que la philosophie de l'éducation ?", in HOUSSAYE J. (dir.), Education et philosophie. Approches contemporaines, Paris, ESF, 1999, pp. 280/282.)
Pour reconquérir l'espace d'un libre déploiement de l'interrogation philosophique En refusant :
•
une philosophie simplement "de service" (éclatée, mutilée en multiples fonctions spécialisées)
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une posture philosophique crispée sur la philosophie première (oublieuse des réalités éducatives).
En se démarquant :
- de "la rhétorique philosophique qui prétend dire les principes, l'essence de toutes choses (celle de l'éducation, de l'école), comme si ces principes et cette essence se situaient dans un ciel platonicien, comme s'ils n'étaient pas portés par l'histoire et la culture d'une société et d'une époque".
"Ce
qu'est l'homme ne peut se déterminer que par l'analyse des institutions, des pratiques qui prétendent faire advenir l'humanité en l'homme".
881
La fonction élucidatrice, c'est donc :
•
un questionnement des réalités éducatives (discours, pratiques, systèmes, fonctionnements)
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cherchant à dégager leurs conditions de possibilité, leur sens philosophique, les valeurs qu'elles attestent, promeuvent ou refusent : la "figure d'humanité" qu'elles impliquent.
•
Une "élucidation anthropologique", et donc un dévoilement des "figures de l'imaginaire fondamental" qui nous constitue, "les mythes par lesquels le sens advient aux humbles réalités éducatives".
Un exemple pionnier, le déchiffrage par Nietzsche de l'actualité éducative allemande ( Sur l'avenir de nos établissements d'enseignement) :
•
identifier les figures de l'identité culturelle qui s'y font jour (en commençant par les dégager par un travail d'interprétation à partir de l'analyse des discours, des pratiques ou des dispositifs)
882 •
en dégager les implications, le système sous-jacent de valeurs
•
en fonction d'une lecture globale de la civilisation occidentale (celle que développe La naissance de la tragédie).
La fonction élucidatrice, comme interprétation, relève donc d'une démarche herméneutique, d'une sémiologie :
•
cohérence d'un questionnement faisant apparaître, à travers la multitude des signes convergents, la signification d'un même phénomène
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exigence de totalité, de transversalité : travailler sur toute l'épaisseur anthropologique des phénomènes, interroger le réseau des relations, rassembler des faisceaux cohérents de signes, reconstituer "le texte"
(Ainsi de l'interprétation de Nietzsche de ce réseau de signes : l'encyclopédisme, la spécialisation étroite de l'enseignement universitaire, le culte de l'érudition, l'attention à la conjoncture, à l'éphémère – convergeant selon lui vers deux pôles antithétiques tous deux éloignés de la culture véritable : l'érudition et le journalisme).
C'est à partir de cette fonction centrale d'élucidation qu'il est possible de donner sens aux autres fonctions :
•
fonction axiologique
883 •
fonction épistémologique
La fonction élucidatrice ne peut se déployer qu'en vertu d'une axiologie. La question du sens est inseparable de celle de la valeur.
La mise à jour des figures fondamentales de l'imaginaire qui nous constitue n'est donc en rien un simple repérage objectif et neutre.
EVALUEZ-VOUS
Deux sujets de réflexion sont proposés à la fin de chaque chapitre du cours. Le sujet de l'évaluation terminale (écrit ou oral) sera choisi parmi la douzaine de sujets proposés pour l'ensemble du cours.
1. Quelle est pour vous l'utilité de la philosophie de l'éducation ?
2. Dans quelle mesure ce propos de Kant vous paraît-il encore susceptible de guider la réflexion éducative ? "Voici un principe de l'art de l'éducation que particulièrement les hommes qui font des plans d'éducation devraient avoir sous les yeux : on ne doit pas seulement éduquer des enfants d'après l'état présent de l'espèce humaine, mais d'après son état futur possible et meilleur, c'est-à-dire conformément à l'idée de l'humanité et à sa destination totale. Ce principe est de grande importance. Ordinairement les parents élèvent leurs enfants seulement en vue de les adapter au monde actuel, afin qu'un meilleur état pût en sortir dans l'avenir. Toutefois deux obstacles se présentent ici : 1) Ordinairement les parents ne se soucient que d'une chose : que leurs enfants réussissent bien dans le monde, et 2) les princes ne considèrent leurs sujets que comme des instruments pour leurs desseins". Emmanuel KANT, Réflexions sur l'éducation (Introduction). (Les Réflexions sur l'éducation sont la matière de cours professés entre 1776 et 1787.)
884
ANNEXES 1. Le "malaise du monde moderne", selon Charles Taylor SH : La laïcité, la désacralisation, le " désenchantement du monde " a, selon vous, changé le sens que l'individu donne à sa vie. C.T. : Nos ancêtres pensaient faire partie d'un ordre qui les dépassait. Il s'agissait parfois d'un ordre cosmique, d'une "grande chaîne des êtres" qui assignait à chacun une place dans la société. Un ordre divin assignait et justifiait aussi la place de chacun dans la société : son rôle, son statut, et le sens qu'il doit donner à sa vie (la recherche du salut dans l'au-delà, par exemple). La liberté moderne a fini par discréditer ces hiérarchies. Ce qui m'intéresse, c'est d'examiner les conséquences que la désacralisation a entraînées pour la vie humaine et pour son sens. L'individu contemporain s'est coupé des vastes horizons sociaux et cosmiques qui régentaient son existence. Pour l'éthique guerrière du cavalier ou l'éthique contemplative platonicienne, la vie ordinaire est vile et méprisable. L'affirmation de la vie ordinaire a impliqué, pour certains, la perte de toute dimension supérieure dans l'existence, la valorisation des " petits et vulgaires plaisirs", comme le disait Tocqueville. SH : Mais vous ne partagez pas le point de vue de ceux qui voient dans l'affirmation du sujet moderne un repli vers le narcissisme, l'égocentrisme? C.T. : L'existence humaine n'a effectivement pas de sens hors de son caractère dialogique fondamental, c'est-à-dire hors du lien qui unit le sujet à autrui. Nous devenons des agents humains à part entière, capables de nous comprendre, et donc de définir une identité, par l'intermédiaire d'une relation à autrui. En effet, nous nous définissons toujours dans un dialogue, parfois par opposition, parfois par identité, avec "les autres qtà comptent". Et même quand nous survivons à certains d'entre eux - nos parents, par exemple -, la conversation que nous entretenons avec eux se poursuit en nous, bien après leur disparition, aussi longtemps que nous vivons. Si certaines des choses auxquelles j'accorde le plus de valeur ne me sont accessibles qu'en relation avec la personne que j'aime, cette personne devient un élément de mon identité intérieure. De ce point de vue, les discours à la mode, qui prônent l'authenticité et l'épanouissement de soi indépendamment de nos liens aux autres, sont improductifs et détruisent les conditions mêmes de l'authenticité.
SH : Vous menez donc une double critique : contre le relativisme postmoderne qui nie l'existence de valeurs supérieures, et contre les théories plus conservatrices d'auteurs qui remettent en cause toute forme de culture de l'authenticité. C.T. : L'idéal de l'authenticité affirme que l'existence humaine ne trouve son sens que dans l'affirmation de soi, de sa nature propre, de son autonomie. Certains aspects de cette philosophie de l'existence contribuent à sa propre dégradation. Je viens d'évoquer un premier dérapage de la culture populaire actuelle vers les modalités égocentriques de l'idéal de l'épanouissement de soi. Une seconde dérive est celle du nihilisme, qui sévit depuis un siècle
885 et demi. Sa figure principale est Nietzsche. Plusieurs traits de ce nihilisme ont trouvé leur expression dans diverses tendances de la modernité, qui a resurgi chez les philosophes que l'on qualifie souvent aujourd'hui de " postmodernes ", comme Jacques Derrida ou Michel Foucault. Or, la recherche de la liberté et celle de l'authenticité ne vont pas ensemble. Pour beaucoup de jeunes, cette philosophie de la vie propose un scénario captivant dans lequel on peut essayer d'écrire sa vie. Il y a un certain penchant vers la rupture, contre la famille, le système, le capitalisme... "J'ai raison, puisque je m'évade. " C'est de là que naissent beaucoup de ces illusions autour de l'authenticité. C'est un discours très séducteur qui touche beaucoup de gens. Ce n'est rien d'autre qu'une recherche de loisirs, une aspiration que l'on a lorsqu'on est étudiant, placé entre l'enfance, d'une part, et la "vraie vie", d'autre part; d'où l'extraordinaire popularité de ces auteurs. Dans un monde aplati, dont les horizons de signification reculent, l'idéal de liberté autodéterminée en vient à exercer une attraction de plus en plus forte. Par ailleurs, d'autres penseurs adoptent un ton méprisant à l'égard de la culture qu'ils décrivent. Par exemple, Alan Bloom ne semble pas reconnaître l'idéal moderne d'authenticité, si dégradée et si travestie qu'en soit l'expression. La critique d'A. Bloom néglige la force morale de l'idéal de l'authenticité. Contrairement aux détracteurs de la culture contemporaine, je pense qu'on devrait considérer l'authenticité comme un véritable idéal moral. SH : Dans Le Malaise de la modernité, vous observez la face sombre de la modernité : perte de sens, éclipse des fins, et perte de la liberté. Vous associez cela à trois causes : l'individualisme comme repli sur soi; le progrès de le raison instrumentale, de la technique comme primauté des moyens sur les fins humaines; la crise de la citoyenneté et de la participation Politique. ment articulez-vous ces malaises de la modernité? C.T. : je crois que ces causes ont des sources différentes mais quelles se combinent de façon dangereuse. Commençons par la troisième : dans toutes les démocraties, des gens disent que la politique ne mène à rien, que la démocratie n'est pas véritable. Quiconque dit qu'il n'est plus intéressé par la politique parce que les politiciens sont tous des corrompus n'exprime pas seulement un dégoût personnel, mais aussi un acte de délégitimation de l'Etat. Par exemple, l'importance extraordinaire que prend dans notre civilisation la raison instrumentale technologie, gestion, recherche de l'efficacité - veut dire que beaucoup de problèmes sont conçus nécessairement comme des problèmes techniques, avec des solutions trouvées par des experts ou par des systèmes dont on va garantir qu'ils vont donner les meilleurs rendements, comme le marché. Et on ne semble plus trouver le moyen d'en sortir. Et cela crée le cynisme et le sentiment d'impuissance. Tel est le défi contemporain comment réimprimer des buts humains sur ces mécanismes qui gèrent notre vie. SH : Si vous vous inquiétez du poids de la "raison instrumentale ", de la technologie dans nos sociétés, vous contestez cependant l'image de la "cage de fer" d'une humanité enfermée par la technologie ou la raison économique. C.T. : S'il était vrai que la société technologique nous enfermait dans une cage de fer, toute mon entreprise se réduirait à un aimable bavardage. je crois qu'il y a une sorte de vérité dans cette image de la cage de fer, mais je crois que la vision de la société technologique comme une sorte de fatalité ne tient pas : elle oublie l'essentiel. Sans chercher à l'exagérer, je crois que notre marge de liberté existe, elle n'est pas nulle. Cela implique que comprendre les sources morales de notre civilisation peut contribuer à une nouvelle prise de conscience collective. J'ai
886 analysé certaines des sources qui expliquent la force d'un idéal de liberté autodéterminée dans notre culture. Nous sommes libres quand nous pouvons redéfinir les conditions de notre propre existence, quand nous pouvons maîtriser ce qui nous domine. Nous pouvons comprendre ce qu'impliquerait une réflexion de ce genre en examinant l'exemple important des soins médicaux. La mise en oeuvre abusive de la raison instrumentale, comme ces pratiques médicales qui oublient que le patient est une personne, ne tient aucun compte, dans l'administration des soins, de son histoire, et donc de ses motifs d'espérer ou de désespérer, néglige le rapport essentiel entre le pourvoyeur de soins et le patient qui les reçoit, etc. Si nous parvenions d'abord à comprendre pourquoi la technologie est importante, alors nous saurions lui assigner des limites et l'encadrer dans une éthique de soins. Dans ce contexte, il importe de comprendre nos sources morales. C'est pourquoi un travail de ressourcement vaut d'être tenté. Mais il est également vrai que ce combat d'idées est inextricablement fié à des luttes politiques concernant les modes d'organisation sociale. En d'autres termes, la seule force qui peut faire reculer l'hégémonie galopante de la raison instrumentale est un vaste mouvement démocratique. Le danger ne réside pas tant dans un contrôle despotique que dans la fragmentation, c'est-à-dire dans l'inaptitude de plus en plus grande des gens à former un projet commun et à le mettre à exécution. Une société fragmentée est celle dont les membres éprouvent de plus en plus de mal à s'identifier à leur collectivité politique en tant que communauté. Des obstacles qui paraissent incontournables à un moment donné peuvent, par une lente éducation publique, devenir surmontables. Actuellement, il y a une certaine perte de moral , voire de désespoir chez certains mouvements de gauche, parce que la marche vers la mondialisation, la pénétration des marchés partout au niveau supranational, semble avoir rendu caduques toutes les mesures qui avaient été prises dans le passé. Les mouvements de gauche sont divisés entre ceux qui veulent revenir aux bonnes vieilles mesures d'antan, et qui n'ont pas de réel programme de rechange à proposer, et ceux qui prônent une reconstitution de mouvements de solidarité nécessairement plus larges, supranationaux. S'il n'y a pas eu préalablement une implication de la société civile dans des associations, dans les ONG, qui suscitent l'intérêt médiatique qui lui-même a un effet à rebours, les initiatives politiques ne sont pas possibles. A cet égard, l'arrestation de Pinochet représente un progrès possible de l'humanité. Propos recueillis par Serge LE LLOUCHE Sciences Humaines n° 97, août/septembre 1999
2. Un paradigme du travail philosophique : l'allégorie de la caverne
Maintenant, repris-je, représente-toi, d'après la situation suivante, notre nature selon qu'elle a ou non reçu l'éducation. A cet effet, figure-toi des hommes dans une demeure souterraine formant une caverne, dont l'entrée s'ouvre à la lumière sur toute la largeur de la caverne ; ils y
887 sont depuis leur enfance, enchaînés jambes et col, de telle façon qu'ils restent là à ne voir que ce qui est en face d'eux, les chaînes leur interdisant de tourner la tête, la lumière leur vient d'un feu allumé sur une hauteur et au loin derrière eux, et entre le feu et les prisonniers il y a une route en surplomb : le long de celle-ci figure-toi qu'un petit mur a été aménagé, pareil aux cloisons que dressent devant le public les faiseurs de tours, et au-dessus desquelles ils montrent leurs tours. - Je le vois, dit-il. Imagine-toi alors le long de ce petit mur des hommes porteurs d'ustensiles de toutes sortes qui dépassent ce mur, et des figurines d'hommes et des différents animaux en pierre, en bois et diversement façonnés, et, comme il est naturel, parmi ces porteurs qui marchent, les uns parlent, les autres se taisent. - Etrange tableau que voilà, dit-il, et étranges prisonniers. Semblables à nous, fis-je, et d'abord, en effet, penses-tu que de tels hommes aient vu d'euxmêmes et des autres autre chose que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face ? - Comment en serait-il autrement, dit-il, s'ils sont contraints de rester la tête immobile durant toute la vie? Et pour les objets qui passent, n'en est-il pas de même? - Sans contredit. Et si donc il leur était possible de converser entre eux, ne penses-tu pas qu'en nommant ce qu'ils verraient ils croiraient nommer les objets réels eux-mêmes? - Nécessairement. Et qu'adviendrait-il si la paroi du fond de la prison avait un écho? Chaque fois que l'un des passants parlerait, crois-tu qu'ils penseraient que cette voix est autre chose que celle de l'ombre qui passe ? - Non, par Zeus, quant à moi, fit-il. Assurément, repris-je, de tels hommes ne concevraient pas que la réalité fût autre chose que les ombres des objets façonnés. - De toute nécessité, dit-il. Considère maintenant comment ils accueilleraient la libération de leurs chaînes et la guérison de leur ignorance si cela leur arrivait naturellement de la façon suivante. Qu'on délivre l'un d'eux et qu'on le force subitement à se dresser, à tourner le cou, à marcher et à lever les yeux vers la lumière, en faisant tous ces mouvements il souffrira et, par suite de l'éblouissement, il lui sera impossible de regarder les objets dont il voyait tout à l'heure les ombres. Que pensestu bien qu'il répondra si on lui dit que jusque-là il n'a vu que des billevesées et que maintenant plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste, et si enfin en lui
888 montrant chacun des objets qui passent devant lui on le force de questions pour qu'il se prononce sur ce que c'est ? Ne penses-tu pas qu'il sera embarrassé, et qu'il croira que les choses qu'il voyait tout à l'heure étaient plus véritables que celles qu'on lui montre maintenant? - Beaucoup plus véritables, dit-il. Et si également on le force à regarder la lumière même, ne penses-tu pas qu'il aura mal aux yeux, qu'il se dérobera pour se retourner vers ces objets qu'il est capable de regarder et qu'il les croira réellement plus distincts que ceux qu'on lui montre? - Il en sera ainsi dit-il. Et si, repris-je, on le tire de là par force pour lui faire gravir la montée rocailleuse et escarpée et sans le lâcher avant de l'avoir traîné au dehors à la lumière du soleil, ne penses-tu pas qu'il souffrira et qu'il se révoltera d'être ainsi traîné, et qu'une fois parvenu à la lumière, les yeux éblouis de son éclat, il sera incapable de voir aucun des objets que nous appelons maintenant véritables? - Il en serait incapable, dit-il, du moins dans l'immédiat. Il lui faudra, en effet, dis-je, s'y habituer, s'il veut voir les choses de là-haut. Et tout d'abord ce sont les ombres qu'il pourra contempler le plus facilement, puis les images des hommes et des divers objets dans les eaux, ensuite les objets mêmes. Après quoi il contemplera la nuit les choses du ciel et le ciel même en élevant les yeux vers la lumière des astres et de la lune, plus facilement que de jour le soleil et la lumière du soleil. - Sans aucun doute. Finalement, je pense, ce sera le soleil, non son apparence dans les eaux ouen quelque autre endroit, mais le soleil lui-même en lui-même dans son séjour propre qu'il sera capable de voir et de contempler tel qu'il est. - Nécessairement, dit-il. Et après cela il conclura dès lors au sujet du soleil, que c'est lui qui produit les saisons et les années, qu'il gouverne tout dans le domaine visible et qu'il est en quelque manière la cause de ce qu'ils voyaient, lui et les autres, dans la caverne. - Il est évident dit-il, que c'est à quoi il en viendrait à la suite de ces expériences. Eh bien, s'il se ressouvient de sa première demeure, du savoir qui y règne, de ses compagnons de chaîne, ne penses-tu pas qu'il se félicitera du changement et qu'il aura pitié d'eux? - C'est sûr. Quant aux honneurs et éloges qu'ils pouvaient se décerner les uns aux autres ainsi qu'aux récompenses pour celui qui observait avec le plus d'acuité les objets qui passaient, comme pour celui qui se rappelait le mieux ceux qui passaient ordinairement les premiers ou les derniers ou ensemble, et qui par là était le plus capable de conjecturer celui qui allait se
889 présenter, estimes-tu qu'il en sera envieux et qu'il jalousera ceux d'entre eux qui jouiraient des honneurs et de la puissance ? Ou bien n'éprouvera-t-il pas le même sentiment que le héros d'Homère et ne préférera-t-il pas mille fois "être valet au service d'un pauvre laboureur", et ne supportera-t-il pas n'importe quoi plutôt que d'avoir de pareilles opinions et de vivre de la sorte ? - C'est bien, dit-il, ce que je pense, il aimerait mieux tout accepter plutôt que de vivre de la sorte. Imagine encore ceci, repris-je ; s'il redescendait et se rasseyait à la même place, n'aurait-il pas les yeux aveuglés par l'obscurité en venant brusquement du soleil ? - Assurément si, dit-il. Et quant à ces ombres, s'il lui fallait à nouveau en juger dans une concertation avec les prisonniers restés enchaînés, est-ce que, pendant qu'il y voit mal et avant que ses yeux ne soient encore remis, car il lui faudrait un assez long moment pour se réhabituer, ne prêterait-il pas à rire et ne dirait-on pas de lui qu'il revient de son ascension là-haut la vue perdue. et qu'il ne vaut vraiment pas la peine de faire l'expérience d'aller là-haut ; et si quelqu'un entreprenait de les délier et de les faire monter, et que d'aventure ils puissent le tenir entre leurs mains et le tuer, ne le tueraient-ils pas? - C'est tout à fait sûr, dit-il. Cette image, continuai-je, mon cher Glaucon, il faut maintenant la faire correspondre en son entier à ce que nous avons dit précédemment, en assimilant le domaine que fait apparaître la vue au séjour de la prison et la lumière du feu à l'intérieur de celle-ci à la puissance du soleil. Quant à l'ascension vers le haut et à la contemplation des choses d'en haut, en y voyant la montée de l'âme vers le lieu intelligible, tu ne te tromperas pas sur ma pensée, puisque tu désires la connaître. Et c'est Dieu qui sait si elle est bien vraie. Mais pour moi les choses m'apparaissent de la façon suivante : dans le lieu du connaissable, l'idée du bien est l'ultime et on a peine à la voir, mais une fois qu'on l'a aperçue, il faut en conclure qu'elle est vraiment la cause universelle de tout ce qui est droit et beau, que dans le domaine visible elle a engendré la lumière et le maître de la lumière, que dans le domaine intelligible elle est maîtresse et dispensatrice de vérité et d'intelligence, et qu'il faut la voir si l'on doit se conduire avec sagesse tant dans la vie privée que dans la vie publique. - Je suis d'accord avec toi, dit-il, pour autant que je puis te suivre. Eh bien, continuai-je, accorde-moi encore ceci et ne sois pas étonné que ceux qui ont été làbas n'aient pas envie de s'occuper des affaires humaines et que leurs âmes aspirent à séjourner toujours là-haut, ce qui est d'ailleurs bien naturel si encore une fois il en est comme dans le tableau précédemment décrit. - Bien naturel en effet, dit-il. Eh quoi ! penses-tu qu'il soit étonnant, repris-je, que quelqu'un qui revient de contemplations divines aux choses humaines fasse mauvaise figure et paraisse tout à fait ridicule quand encore privé de la vue et avant de s'être suffisamment habitué à l'obscurité régnante, il est forcé d'entrer pour ainsi dire en compétition dans les tribunaux ou ailleurs sur les ombres du
890 juste ou sur les images dont elles sont les ombres et de livrer combat sur la manière dont les comprennent ceux qui n'ont jamais vu la justice en soi ? - Il n'y a là rien d'étonnant, fit-il. Mais si l'on était sensé, repris-je, on se rappellerait que les yeux se trouvent affectés de troubles de deux sortes et pour deux causes : le passage de la lumière à l'obscurité et celui de l'obscurité à la lumière, puis ayant réfléchi que cela se produit aussi pour l'âme, quand on en verrait une déconcertée et incapable de discerner un objet, on n'en rirait pas inconsidérément, mais on rechercherait plutôt si venant d'une existence plus lumineuse elle est, par manque d'habitude, aveuglée ou si allant d'une grande ignorance vers du plus lumineux elle n'est pas éblouie par un éclat trop brillant, dans le premier cas, on la féliciterait de ce qu'elle a éprouvé et de son existence: dans le second, on en aurait pitié, et si l'on avait envie d'en rire, ce rire serait moins déplacé que s'il s'adressait à l'âme qui vient d'en haut de la lumière. - Tu parles, dit-il, avec une grande justesse. Il nous faut donc là-dessus, poursuivis-je, si cela est vrai, en conclure ceci l'éducation n'est point ce que d'aucuns proclament qu'elle est. Ils prétendent, en effet, mettre le savoir dans l'âme, où il n'est pas, comme on mettrait la vue dans des yeux aveugles. - Ils le prétendent, en effet, dit-il. Or, repris-je, le présent discours montre qu'il y a dans l'âme de chacun cette faculté d'apprendre et l'organe approprié, et que de même que si un œil n'était capable de se retourner de l'obscurité vers la lumière que par un mouvement d'ensemble de tout le corps, de même c'est avec l'âme tout entière que cet organe doit être détourné de ce qui est sujet au devenir jusqu'à ce qu'elle se trouve capable de supporter la contemplation de l'être et du plus lumineux de l'être, et nous dirons que c'est le bien, n'est-ce pas ? - Oui. L'art de l'éducation, repris-je, consisterait donc dans la conversion de cet organe même, en déterminant la manière la plus aisée et la plus efficace de le faire tourner, non pour lui inculquer la faculté de voir, mais, s'il en est déjà pourvu, comme il n'est pas dirigé correctement et qu'il ne regarde pas où il faudrait, pour amener cette conversion. - C'est bien ce qu'il me semble, dit-il. Maintenant quant aux vertus de l'âme, elles semblent bien être très proches de celles du corps, car s'il est vrai qu'on ne les possède pas tout d'abord, on peut les acquérir ensuite par l'habitude et l'exercice. Mais pour la vertu de penser, elle touche à quelque chose de plus divin que tout, semble-t-il, qui ne perd jamais son pouvoir et qui, selon l'orientation se fait ou bien utile et profitable, ou bien inutile et nuisible. Et n'as-tu pas aussi remarqué de ceux dont on dit qu'ils sont méchants mais malins, combien leur petite âme a la vue perçante et avec quelle acuité elle discerne ce vers quoi elle se tourne ? Elle n'a donc pas mauvaise vue, mais elle est forcée de servir leur méchanceté, de sorte que plus elle a d'acuité, plus elle fait de mal. - C'est tout à fait cela, dit-il.
891 Et pourtant, repris-je, si dès la plus tendre enfance on opérait un tel naturel et qu'on coupât ces sortes de masses de plomb qui appartiennent au devenir, et qui, s'y accroissant par la convoitise des mies, des plaisirs et appétits de ce genre, tournent vers le bas la vue de l'âme, et si, une fois débarrassée, on la tournait vers le vrai, cette même âme chez les mêmes hommes le verrait avec la plus grande netteté, comme elle voit ce que vers quoi elle est actuellement tournée. - C'est vraisemblable, dit-il. N'est-il pas également vraisemblable, repris-je, et ne suit-il pas nécessairement de ce que nous avons dit que ni ceux qui n'ont pas reçu l'éducation et sont ignorants de la vérité ne pourront administrer convenablement la cité, ni ceux qu'on a laissé passer toute leur vie dans l'étude; les premiers parce qu'ils n'ont pas dans la vie de but unique, qu'ils font tout dans leur vie privée et publique sans être fixés sur ce qu'on doit faire; les seconds parce que d'eux-mêmes lis ne feront rien, se figurant qu'ils résident déjà de leur vivant dans les îles des Bienheureux? C'est vrai, dit-il. C'est donc notre tâche à nous, les fondateurs de l'Etat, repris-je, de forcer les meilleures natures à s'orienter vers la science que nous avons désignée précédemment comme la Plus élevée, à voir le bien et à accomplir cette ascension, mais quand, au terme de celle-ci, ils l'auront suffisamment vu, il ne faudra pas leur permettre ce qu'on leur permet aujourd'hui. - Quoi donc? De rester là-haut, répondis-je, et ne pas consentir à redescendre auprès de nos prisonniers ni à participer à leurs travaux et à leurs honneurs, qu'ils soient plus ou moins méprisables ou estimables. - Mais alors, dit-il, nous serons injustes à leur égard et nous les ferons vivre plus mal, alors qu'il leur serait possible de vivre mieux. Tu oublies encore une fois, mon ami, repris-je, que la loi ne se soucie pas que dans la cité une certaine classe jouisse d'un bonheur à part, mais qu'elle fait en sorte de le réaliser dans la cité tout entière en unissant les citoyens par la persuasion comme par la contrainte, les amenant à se rendre mutuellement les services que chacun est capable de rendre à la communauté, et en formant dans la cité de tels hommes non pour laisser chacun se diriger du côté où il l'entend mais pour se servir d'eux en faveur de la cohésion de la cité. - C'est vrai, dit-il, je l'avais en effet oublié.
PLATON, République, livre VI I, ch. I à IV, 514 à 520 a (trad. L.M. Morfaux)
EDUCATION ET SOCIÉTÉ (1) : DE L'ÉDUCATION À LA FORMATION, ENJEUX ET PROBLÉMATIQUES.
892 INTRODUCTION Est-il bien opportun de "commencer" par une question aussi générale : qu'est-ce que former, qu'est-ce qu'éduquer ? Pourquoi il faut, aujourd'hui, plus que jamais, s'interroger sur l'essence même de l'éducation et de la formation. La question doit être résolument posée parce qu'elle est plus que jamais posée dans les faits : les choses de l'éducation et de la formation sont en plein mouvement ; nos sociétés s'interrogent et doutent et se divisent là-dessus ; notre époque est celle d'un monde qui bascule et l'éducation est empotée avec elle. Nous sommes peut-être dans le mouvement d'un changement de paradigme, dans l'une de ces périodes d'effervescence où la conscience pédagogique, comme le disait Durkheim, est particulièrement sensible aux mouvements qui touchent en profondeur la société. L'un des signes de ce mouvement, de ce glissement de paradigme : la façon dont l'idée de formation tend à recouvrir celle d'éducation. Comment le vocabulaire de la formation s'impose dans le champ de l'école et de l'éducation. La vigilance philosophique commence notamment par l'attention aux mots qui nous servent à penser l'éducation. De l'intérêt de l'analyse logique (analyse du langage), de l'étymologie à cet égard. Educere (tirer de), ou bien educare (nourrir, prendre soin de) ? Educere, et donc arrachement, ou bien inin (= répéter deux fois, dans la langue Drehu) et donc enracinement ? Et former formare, est-ce accomplir, ou bien "formater" ? Ce chapitre du cours tentera donc de proposer quelques repères pour cette réflexion, de prendre la mesure de ce qui est en jeu, en question dans ces "glissements" du paradigme éducatif, dans cette entrée dans la "société cognitive" où l'individu appartient à la formation "tout au long de la vie" … : l'homme y est-il une fin, ou bien une sorte de moyen ? I. EDUQUER, FORMER : LE SENS DES MOTS 1. Du sens des mots à l'interrogation du sens Les termes éduquer et éducation ont été introduits à partir des XIVe et XVe siècles : jusque là l'ancien français utilisait nourrir et nourriture pour signifier « l'acte d'élever un enfant », ce que l'on retrouve dans différentes expressions comme « être nourri de bons principes ». Ces termes dériveraient du latin educare (prendre soin de) et non de educere (faire sortir, conduire loin de). Cette fausse étymologie est aussi une métaphore qui suggère l'accompagnement participant à l'œuvre éducative, ainsi qu'une dimension d'à venir, d'histoire ou/et de développement personnel. Le mot « éducation » semble en fait difficilement contenir toutes les significations du phénomène qu'il désigne. L'émergence du thème de la pensée éducative, de l'Antiquité, de la Renaissance à nos jours, est celle de la question de l'éducabilité de l'homme, sociale,
893 rationnelle, politique et éthique. Ce principe est illustré par d'autres termes dont procède la pensée éducative : - la paideia grecque désigne à la fois la technique, le soin porté à l'enfant, et le résultat de l'effort éducatif, une culture ; - la Bildung est à la fois figuration (bild : image) et éducation : pour Heidegger, « Bildung veut dire deux choses. D'abord un acte formateur qui imprime à la chose un caractère, suivant lequel elle se développe. Ensuite [... ] si cette formation "informe", imprime un caractère, c'est parce qu'en même temps elle conforme la chose à une vue déterminante qui pour cette raison est appelée modèle » ; - l'instruction, terme associé à l'école, décrit un autre aspect, celui de l'instruction publique comme lien politique, garant d'une citoyenneté. Instruire, c'est bâtir, établir, disposer sur le plan politique et non pas éduquer, ce qui relève de l'éducation privée. Cette distinction est faite par Condorcet pour qui l'« instruction institue le citoyen » ; et l'instituteur est celui qui, depuis Montaigne, instruit les enfants. Un autre terme, un autre thème, attaché à l'éducation est celui de l'enfance. Le sens premier est celui d'infans, celui qui ne peut parler. Le terme, ainsi que le décrit Philippe Ariès, lie l'idée à une dépendance en désignant aussi bien les « enfants », que les hommes de basse condition. Son emploi au sens moderne apparaît au XVIIe siècle, la « découverte de l'enfance » (Ariès) coïncidant avec l'émergence d'une nouvelle conscience éducative. Mais la référence à l'enfance est alors marquée du sceau du « péché de l'enfance », décrit par saint Augustin dans La Cité de Dieu : que ce soit chez Descartes, à Port-Royal ou dans la pensée religieuse, l'éducation est un travail de redressement contre l'enfance. Cette enfance, métaphore de l'humanité, entre compréhension et histoire, est aussi depuis Nietzsche une figure et un principe critique de la philosophie (la généalogie). L'enfance, comme répondant de l'éducation, signifie une disposition à être éduqué : en est-elle la destination ? Franc MORANDI, Philosophie de l'éducation, Paris, Nathan, 2000, pp. 12-14. 2. Education et pédagogie : une distinction nécessaire On a souvent confondu les deux mots d'éducation et de pédagogie, qui demandent pourtant à être soigneusement distingués. L'éducation, c'est l'action exercée sur les enfants par les parents et les maîtres. Cette action est de tous les instants, et elle est générale. Il n'y a pas de période dans la vie sociale, il n'y a même, pour ainsi dire, pas de moment dans la journée où les jeunes générations ne soient pas en contact avec leurs aînés, et où, par suite, elles ne reçoivent de ces derniers l'influence éducatrice. Car cette influence ne se fait pas seulement sentir aux instants très courts où parents ou maîtres communiquent consciemment, et par la voie d'un enseignement proprement dit, les résultats de leur expérience à ceux qui viennent après eux. Il y a une éducation inconsciente qui ne cesse jamais. Par notre exemple, par les paroles que nous prononçons, par les actes que nous accomplissons, nous façonnons d'une manière continue l'âme de nos enfants.
894 Il en est tout autrement de la pédagogie. Celle-ci consiste, non en actions, mais en théories. Ces théories sont des manières de concevoir l'éducation, non des manières de la pratiquer. Parfois elles se distinguent des pratiques en usage au point de s'y opposer. La pédagogie de Rabelais, celle de Rousseau ou de Pestalozzi, sont en opposition avec l'éducation de leur temps. L'éducation n'est donc que la matière de la pédagogie. Celle-ci consiste dans une certaine manière de réfléchir aux choses de l'éducation. C'est ce qui fait que la pédagogie, au moins dans le passé, est intermittente, tandis que l'éducation est continue. Il y a des peuples qui n'ont pas eu de pédagogie proprement dite ; elle n'apparaît même qu'à une époque relativement avancée de l'histoire. On ne la rencontre en Grèce qu'après l'époque de Périclès, avec Platon, Xénophon, Aristote. C'est à peine si elle a existé à Rome. Dans les sociétés chrétiennes, ce n'est guère qu'au XVIe siècle qu'elle produit des œuvres importantes ; et l'essor qu'elle prit alors se ralentit au siècle suivant, pour ne reprendre toute sa vigueur qu'au cours du XVIIIe siècle. C'est que l'homme ne réfléchit pas toujours, mais seulement quand il est nécessité à réfléchir, et que les conditions de la réflexion ne sont pas toujours et partout données. Emile DURKHEIM, "Nature et méthode de la pédagogie" , dans Education et sociologie, Paris, PUF, col. Quadrige, pp. 69-70. 3. De l'éducation à la formation 3.1. La constellation sémantique : éduquer, instruire, enseigner, former Educere : tirer de , conduire vers. Idée centrale d'élévation. Educare : nourrir, prendre soin de. L'intérêt réside moins dans la véracité étymologique que dans la tension que ces deux étymologies installent au cœur de l'idée d'éduquer. Instruire, instruere : insérer, bâtir, munir, édifier, disposer…un terme d'architecture ! La "matrice" scolaire. Instruction et éducation. Enseigner, insignare : mettre une marque, faire signe vers…L'enseignant, celui qui indique, fait signe vers… 3.2. Ce que former veut dire Que voulons nous dire d'autre quand nous disons "former" ? Quels sens donnons nous à ce terme ? On tentera de "mettre à plat" les contenus de cette notion, les significations (dénotation, connotation qu'on lui donne) Pour compléter cette enquête, on s'interrogera sur le sens de quelques expressions : - Que veut-on dire lorsqu'on déclare que "l'école doit former des enfants lecteurs" (et non "leur apprendre à lire"…) ? - Et la formule : "formation du citoyen", "former des citoyens" ? En quoi diffère-t-elle de l'instruction civique" ?
895 - Quelle différence entre "former un musicien, un violoniste", et "enseigner la musique, le violon" ? "Le pôle «former » vient du latin formare qui signifie au sens fort, donner l'être et la forme, et au sens affaibli : organiser, établir. Pierre Goguelin souligne le sens ontologique de « former » qui apparaît bien dans le mythe de la genèse où Dieu pétrit l'homme à son usage. Former évoque donc une action profonde sur la personne impliquant une transformation de tout l'être. C'est aussi une action globale qui porte à la fois sur les savoirs, savoir-faire et savoirêtre. D'autre part, il peut s'agir aussi bien d'une intervention sur un formé que du développement d'un « se formant ». Enfin, former implique que l'instruction passe dans la vie, soit mise en pratique. Si l'on compare ces quatre pôles du champ lexicographique de l'éducation, on constate que l'ère sémantique de former, tout en recoupant naturellement des traits venus d'éduquer, ou d'instruire, dessine cependant une constellation originale. Ainsi, former semble très loin d'enseigner : leurs deux graphes lexicaux sont indépendants. Par contre, former implique la transmission de connaissances, comme l'instruction, mais également de valeurs et de savoirêtre comme l'éducation. En outre, former concerne le rapport du savoir à la pratique, à la vie. Former est donc moins spécifique qu'instruire, ce qui le rapproche d'éduquer. Comme l'éducation, la formation se caractérise par un aspect global : il s'agit d'agir sur la personnalité entière. Mais former est plus ontologique qu'instruire ou éduquer : dans la formation, c'est l'être même qui est en jeu, dans sa forme. Au total, former semble se caractériser par une triple orientation : 1) transmettre des connaissances comme l'instruction ; 2) modeler la personnalité entière ; 3) intégrer le savoir à la pratique, à la vie." Michel FABRE, Penser la formation, Paris, PUF, 1994, pp. 22-23. En résumé, pour définir la "formation", selon Michel Fabre, il faut souligner que : - former vise des "compétences" ; - former évoque une action profonde sur la personne, impliquant une (trans)formation de tout l'être ; - former est une action globale qui porte à la fois sur les savoirs, les savoir-faire, le savoir être ; - former implique que ce qui est appris passe dans la vie, mis en pratique. On notera une polarité qui oriente le sens de "former" vers deux conceptions opposées et souvent confondues : la première lui donne une portée ontologique, et la "forme" visée y est pensée sur le modèle du vivant ; la seconde recoupe une vision, adaptatrice, technologique, "mécanique" (le "formatage"), et la métaphore sous-jacente est plutôt celle du modelage.
896 Michel Fabre parle d'une "dualité d'inspiration", des "oppositions du moule et de la vie, du mécanique et du vivant" (p. 29) : "Tantôt la formation est pensée sur le modèle technologique du modelage d'un formé ou comme "ajustage" à un poste de travail. On cherche alors l'identification à un modèle et à la production de copies conformes. Tantôt au contraire, c'est le paradigme biologique qui domine : on vise alors l'adaptation souple d'un sujet à une réalité mouvante. Les oppositions du moule et de la vie, du mécanique et du vivant, de l'auto ou de l'hétéro-formation traversent ainsi toutes les conceptions de la formation". 3.3 De l'éducation à la formation, une simple affaire de mots ? ou plus ? Simple affaire de vocabulaire, de variation dans l'usage des mots, ou bien indice d'un changement plus profond dans notre manière de concevoir et d'institutionnaliser notre relation au savoir et à sa transmission ? Une affaire de mots ou un remaniement de la raison pédagogique ? Selon Pierre GOGUELIN (La formation continue des adultes, PUF, 1970), ce changement terminologique marquerait une révolution profonde dans nos façons de penser la pédagogie. On s'interrogera : l'emprise du paradigme de la formation sur l'ensemble du champ éducationnel est-il le signe d'un dépassement, d'une désintégration de la "forme scolaire" (Guy VINCENT), ou bien au contraire son triomphe, son extension à l'ensemble de la société, bien au-delà des bornes de la clôture l'école ? "La formation - le mot et la chose - envahit le champ des discours et des pratiques éducatives. Elle s'étale dans la durée : formation initiale, continue, bref permanente. Elle se répand dans l'espace d'une société que l'on n'hésite plus à qualifier de "pédagogique". Elle dérange les traditions en s'insinuant là où ne l'attendait pas : à l'école où il faudrait désormais «former des lecteurs !» voire «former des citoyens !», à l'Université avec la mise en place des filières professionnelles. L'idée de formation brouille également les distinctions conceptuelles et obscurcit le discours pédagogique en s'insinuant quelque part entre «instruction», «éducation», «enseignement», «apprentissage», sans qu'on puisse lui assigner un site, la fixer sur un territoire. Savons-nous bien désormais ce que nous sommes : enseignants, éducateurs, formateurs ou rien de tout cela, ou encore tout cela à la fois ? Simple question de mots ou remaniement de la raison pédagogique ? Les avis se partagent. Déjouons au moins quelques pièges verbaux ! Dans le discours contemporain, tantôt la formation se réduit à son ancrage professionnel, tantôt au contraire tout devient formation ! On n'avancera qu'en reformulant la question : peut-on repérer dans le champ des pratiques éducatives actuelles quelque chose comme une problématique de formation, distincte d'une problématique d'instruction ou d'éducation ? Et ceci quelles que soient les livrées exhibées et sans prendre pour argent comptant les éventuels brevets d'authenticité que ces différentes pratiques se décerneraient à elles-mêmes. S'interroger de la sorte c'est proposer un modèle théorique à confronter aux pratiques : celles dont il prétend rendre compte et celles qu'il exclut". Michel FABRE, Penser la formation, Paris, PUF, 1994, pp. 19/20. II. EDUQUER, FORMER : CONCEPTIONS, FINALITÉS
897 Il faut en prendre acte : il existe dans nos sociétés développées une diversité, une pluralité parfois contradictoires de manières de concevoir l'éducation. Non pas une réponse, mais une multiplicité de réponses coexistent. Eduquer se pense au pluriel. Cette pluralité partage les groupes, et mieux encore, les individus eux-mêmes, traversés de ces tensions entre des pôles irréductibles. Il faut donc prendre cette pluralité pour point de départ : éduquer se décline d efaçon multiple… 1. Un outil d'analyse Le Q.sort de De Peretti (ci-dessous) consacrés aux conceptions de l'éducation (datant des années 70, il mériterait d'être analysé de ce point de vue - en quoi "date-t-il", quels manques, quels ajouts nécessaires ? - et complété ) illustrent de ces 32 items cette pluralité. On s'en servira pour amorcer la confrontation au sein du groupe d'étudiants la confrontation et l'analyse des conceptions éducatives. Quelles sont les 3 ou 4 définitions de l'éducation auxquelles vous adhérez ? Lesquelles 3 ou 4 rejetez-vous ? Pour quelles raisons ? Q. SORT SUR LES CONCEPTIONS DIVERSES DE L'EDUCATION (D'après André DE PERETTI) 1. Eduquer, c'est savoir attendre. 2. Eduquer, c'est inculquer le sens du devoir. 3. Eduquer, c'est permettre aux possibilités d'une personne de se révéler. 4. Eduquer, c'est laisser faire. 5. Eduquer, c'est apporter les conditionnements qui faciliteront l'apprentissage de bonnes habitudes. 6. Eduquer, c'est donner l'exemple. 7. Eduquer, c'est communiquer en profondeur avec un jeune pour l'aider à communiquer avec lui-même. 8. Eduquer, c'est savoir se taire. 9. Eduquer, c'est instruire. 10. Eduquer, c'est dresser. 11. Eduquer, c'est révéler les valeurs essentielles. 12. Eduquer, c'est entraîner les jeunes à obéir.
898 13. Eduquer, c'est accompagner les démarches tâtonnantes des jeunes pour qu'ils prennent d'avantage de hardiesse et de sécurité. 14. Eduquer, c'est présenter les modèles de comportements fondamentaux. 15. Eduquer, c'est apporter les contraintes immédiates qui refréneront les instincts et les pulsions anarchiques. 16. Eduquer, c'est provoquer inlassablement. 17. Eduquer, c'est aider progressivement un jeune à affronter son angoisse et à s'ouvrir aux autres. 18. Eduquer, c'est savoir bousculer. 19. Eduquer, c'est faire confiance. 20. Eduquer, c'est s'éduquer. 21. Eduquer, c'est inculquer des règles de vie. 22. Eduquer, c'est favoriser l'apprentissage d'une méthode personnelle. 23. Eduquer, c'est pousser chaque jeune à raisonner par lui-même. 24. Eduquer, c'est conseiller sans contraindre. 25. Eduquer, c'est rendre conforme à la société. 26. Eduquer, c'est accepter en tant qu'adulte de discuter avec les jeunes. 27. Eduquer, c'est protéger les jeunes contre leurs propres défaillances. 28. Eduquer, c'est répondre à l'attente des jeunes. 29. Eduquer, c'est s'ajuster avec souplesse à l'attente des jeunes. 30. Eduquer, c'est aider les jeunes à s'insérer progressivement dans la société des adultes. 31. Eduquer, c'est entraîner à des méthodes éprouvées. 32. Eduquer, c'est démystifier les anxiétés des jeunes. 2. Le "degré zéro" de l'éducation, ou le plan des principes 2.1 Dressage et apprentissage (On pourra pour y réfléchie prendre l'exemple du travail éducatif de J. Itard avec Victor de l'Aveyron, confronté à cette frontière…)
899 "Essayons maintenant de récapituler les traits distinctifs du dressage, au sens le plus général du terme, et de voir son rapport avec l'apprentissage. 1) Le dressage est une contrainte extérieure qui impose au sujet d'acquérir certaines conduites, sans que soit fait appel à son initiative ; s'il est un procédé pour le dresseur, il n'est pour le dressé qu'un processus, qui se déroule en lui sans lui. En d'autres termes, on ne se dresse pas soi-même; on est toujours dressé par quelqu'un d'autre et pour quelqu'un d'autre. 2) Le dressage refuse de prendre en compte les goûts, les désirs et les aspirations du sujet ; il n'utilise que ses craintes et ses répulsions. En ce sens, le conditionnement pavlovien n'est pas un pur dressage, puisqu'il utilise des réactions positives ; mais il s'agit toujours de réactions partielles, non du bien-être total de l'individu ; il est probable que le chien serait nettement mieux à courir dans un bois qu'à saliver dans un laboratoire. C'est pourquoi chez l'homme, le dressage, même quand il n'est pas accompagné de souffrance physique, a toujours un caractère humiliant. 3) Dans le dressage, la correction du comportement se fait par une peine réelle qui agit mécaniquement sur l'individu. Dans l'éducation, la sanction, même physique, a toujours un caractère symbolique, et c'est bien en tant que symbole qu'elle opère ; elle n'est pas une cause mécanique de redressement, mais le signe qu'il faut se corriger. Donner un coup sur la main de l'apprenti pianiste quand il fait une fausse note est du pur dressage ; lui dire « c'est faux » est de l'enseignement. Il reste que si le coup ou la gifle sont si douloureux pour l'enfant, c'est qu'il les reçoit comme le signe, soit de sa culpabilité, soit de la haine des grandes personnes ; dans ses jeux, il peut encaisser des coups bien plus forts sans en souffrir, parce qu'ils ne l'humilient pas. 4) La conduite acquise par dressage est un automatisme aveugle, qui se déclenche dès que les circonstances s'y prêtent, sans que le sujet puisse le transformer pour l'adapter. William James cite l'exemple d'un vieux soldat si bien dressé qu'il se mit au garde-à-vous au cri d'un officier et laissa tomber le repas qu'il portait. 5) Enfin, la conduite acquise par dressage n'est ni transférable ni généralisable, contrairement à un savoir-faire véritable. Celui du pianiste, par exemple, consiste à pouvoir jouer un nombre indéfini de morceaux très différents de ceux qu'il a appris ; plus encore, le pianiste a appris à apprendre de nouvelles techniques, donc à généraliser ce qu'il savait déjà. Le résultat du dressage est à l'opposé : le sujet ne sait faire qu'une chose, autrement dit il ne sait rien; il n'a acquis aucun pouvoir réel sur les choses ou sur lui-même. Il a été conditionné à réagir, il n'a pas appris à agir. Même si l'acquisition d'un savoir-faire comporte souvent une part de dressage, le dressage en lui-même ne confère aucun savoir-faire. Il n'est même pas le niveau inférieur de l'apprentissage; il se situe à un niveau inférieur à tout apprentissage. Il est du domaine de l'acquis, non de l'appris." Olivier REBOUL, Qu'est-ce qu'apprendre ? Paris, PUF, 1980, pp. 48-49. 2. 2 Le laisser-faire "Tout est bien sortant des mains de l'Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l'homme. Il force une terre à nourrir les productions d'une autre, un arbre à porter les fruits
900 d'un autre; il mêle et confond les climats, les éléments, les saisons; il mutile son chien, son cheval, son esclave; il bouleverse tout, il défigure tout, il aime la difformité, les monstres; il ne veut rien tel que l'a fait la nature, pas même l'homme; il le faut dresser pour lui, comme un cheval de manège; il le faut contourner à sa mode, comme un arbre de son jardin. Sans cela, tout irait plus mal encore, et notre espèce ne veut pas être façonnée à demi. Dans l'état où sont désormais les choses, un homme abandonné dès sa naissance à lui-même parmi les autres serait le plus défiguré de tous. Les préjugés, l'autorité, la nécessité, l'exemple, toutes les institutions sociales, dans lesquelles nous nous trouvons submergés, étoufferaient en lui la nature, et ne mettraient rien à la place. Elle y serait comme un arbrisseau que le hasard fait naître au milieu d'un chemin, et que les passants font bientôt périr, en le heurtant de toutes parts et le pliant dans tous les sens." J.J. ROUSSEAU, Emile ou de l'éducation, Livre premier (édition GF p. 35) Dressage et laisser faire révèlent le principe sans lequel l'éducation se dissout : la liberté. "Ainsi, pour que le processus de transformation qu'est l'éducation soit possible, il faut poser en principe que l'être à éduquer est libre. La première condition de possibilité de l'éducation serait d'affirmer, en reprenant la phrase célèbre de J.-P. Sartre, que « l'homme ne saurait être tantôt libre et tantôt esclave : il est tout entier et toujours libre ou il n'est pas » (L'être et le néant, p.515-.516, éd. Gallimard.). Ce principe de liberté peut être présenté de façon plus concrète sans, croyons-nous, qu'il soit dénaturé pour autant : prétendre que l'homme n'est pas libre serait détruire toute possibilité d'éducation ; un homme figé, fixé dans des réflexes et habitudes contraignantes ne pourrait pas se transformer lui-même, donc ne pourrait pas être éduqué. A la rigueur, il pourrait être rendu à l'animalité ou détruit. Il ne pourrait être question alors d'éducation ; l'être à éduquer n'est pas, ne peut pas être considéré comme esclave de l'hérédité et de conditionnements physiologiques. S'il y a des déterminismes, ils sont repris à un autre niveau d'existence par sa liberté. Comment pourrait-on d'ailleurs prévoir absolument la réaction à l'influence du milieu et à celle de l'éducateur - toute réaction étant en un certain sens choisie par la liberté ? Au reste, l'éducateur ne détermine pas, il influence seulement. Il invite la personnalité à choisir entre telle ou telle orientation, à perfectionner telle ou telle aptitude, à s'adapter - en partie seulement et en sauvegardant sa liberté de critique - au milieu social. Même lorsque le philosophe propose des moyens d'éducation s'apparentant à la contrainte (nous pensons aux Réflexions sur l'éducation de Kant), il montre simultanément que l'éducation ne peut que se fonder sur la liberté et vouloir cette liberté. Aussi ne saurait-on lire les Réflexions de l'éducation de Kant sans se référer aux Fondements de la métaphysique des moeurs et à la Critique de la raison pure pratique, deux oeuvres où la liberté est affirmée comme principe fondateur du devoir et de l'action. Il s'agit bien d'un principe, car nous ne pouvons pas remonter au-delà de cette source de l'action. Il s'agit aussi d'une condition de possibilité et d'un fondement puisque, sans poser la liberté, l'éducation n'existerait pas. Le corollaire de ce premier principe est celui du respect de cette liberté par l'éducateur. Si l'éducateur prend conscience du fait que toute éducation a pour fondement la liberté, que le processus éducationnel est la rencontre de deux libertés, il respecte l'autre en tant que tel - en tant que liberté. S'il nie ce respect, l'éducateur nie sa propre action, son influence sur l'autre,
901 car pour faire agir l'autre - et que cet acte reste authentiquement acte, c'est-à-dire animé de liberté - il faut respecter l'altérité et la liberté de l'autre. Ce respect de la liberté humaine est d'ailleurs prôné par toute pédagogie moderne, « nouvelle » ou ancienne : La différence qu'entretient la forme d'éducation dite « nouvelle » avec les pédagogies précédentes, c'est de promouvoir la liberté comme moyen d'éducation (« liberté d'allure » et de mouvement des enfants; liberté dans l'expression de soi ; liberté dans la relation éducateur-éduqué). « L'éducation nouvelle » ne se contente pas de poser la liberté comme principe et comme fin elle la veut agissante et pratique - vécue autant qu'affirmée. La différence, si elle est mince sur le plan théorique, est d'une importance primordiale dans la pratique pédagogique. Le recours aux principes, la recherche des conditions de possibilité de l'éducation - dont nous venons de donner un exemple avec l'affirmation de la liberté - sont d'ordre philosophique. Ces principes se veulent et sont universels, la philosophie restant perpétuellement quête d'universalité, se proposant de subsumer sous des concepts la réalité pédagogique. F. BEST et R. LEVEQUE, "Pour une philosophie de l'éducation", dans M. Debesse et G. Mialaret (dir.), Traité des sciences pédagogiques, tome 1, Paris, PUF, 1969. Tel est donc le problème même de l'éducation : cultiver la liberté sous la contrainte
"Un des plus grands problèmes de l'éducation est le suivant comment unir la soumission sous une contrainte légale avec la faculté de se servir de sa liberté ? Car la contrainte est nécessaire ! Mais comment puis-je cultiver la liberté sous la contrainte ? Je dois habituer mon élève à tolérer une contrainte pesant sur sa liberté, et en même temps je dois le conduire lui-même à faire un bon usage de sa liberté. Sans cela tout n'est que pur mécanisme et l'homme privé d'éducation ne sait pas se servir de sa liberté. Il doit de bonne heure sentir l'inévitable résistance de la société, afin d'apprendre qu'il est difficile de se suffire à soimême, qu'il est difficile de se priver et d'acquérir, pour être indépendant. On doit ici observer les règles suivantes : 1) Il faut laisser l'enfant libre en toutes choses depuis la première enfance (exception faite des choses en lesquels il peut se nuire à lui-même par exemple lorsqu'il veut saisir un couteau tranchant), mais à la condition qu'il ne s'oppose pas à la liberté d'autrui ; par exemple lorsqu'il crie, ou lorsque il est d'une gaieté par trop bruyante et ainsi incommode les autres ; 2) On doit lui montrer qu'il ne saurait parvenir à ses fins si ce n'est en laissant les autres atteindre les leurs, par exemple qu'on ne fera rien qui lui plaise s'il ne fait pas ce que l'on veut, qu'il doit s'instruire, etc. ; 3) On doit lui prouver qu'on exerce sur lui une contrainte qui le conduit à l'usage de sa propre liberté, qu'on le cultive afin qu'un jour il puisse être libre, c'est-à-dire ne point dépendre des attentions d'autrui." E. KANT, Réflexions sur l'éducation, p. 87-88 (édition Vrin). Du plan des principes - et il n'y en un qu'un dont tous les autres dépendraient - on pourra distinguer le plan des fins et des valeurs. Un plan, sur lequel les différentes conceptions
902 trouvent les motifs de leurs divergences. Un plan où s'expriment les différences entre et aux sein des sociétés. Il faut également bien distinguer le plan des moyens, des méthodes, du faire, entre technique et phénoménologie. Et toujours bien veiller à interroger les moyens à la lumière des principes et des fins… Les pratiques sont toujours tributaires de valeurs : pas de "neutralité" technologique. 3. Les polarités du champ éducationnel La diversité des conceptions de l'éducation n'est pas "quelconque" ; on peut l'ordonner autour de quelques axes qui permettent de lire les principales polarités du champ éducationnel : individu, culture, société, particulièrement. On s'exercera à "classe" les définitions de De Peretti dans ce champ que schématise le triangle ci-dessous :
903
Savoir
Pouvoir
CULTURE
EDUQUER
Savoir
faire INDIVIDU
Savoir être SOCIETE
904 Nature
Fonctions
Liberté
Normes
Personne Idées Valorisation
Valeurs
905
4. Diversité, pluralité, incertitude Pourquoi néanmoins cette pluralité, cette diversité, cette absence dans notre monde d'une conception unifiée de l'éducation ? Quelques pistes de réflexion : La diversité des conceptions et des choix en matière d'éducation renvoie à la diversité des valeurs et des fins assignées à l'éducation et finalement à la diversité des conceptions de l'homme et de la société au sein même de notre monde. Sous la pluralité des conceptions, la multiplicité proliférante des demandes sociales adressées à l'éducation et des missions qu'on tente de lui confier. -
Une pluralité propre au temps des incertitudes
"Tout se passe donc comme si l'idéal humaniste en éducation, animé par une quête de la certitude, fondé sur la foi dans l'Absolu, porté par le développement de l'éducation et de l'école, s'abîmait en contradictions tant dans là définition de ses principes que dans la mise en œuvre de ses pratiques. Portée par ses « bons principes », l'école a fait le choix de la normalisation et de la conformation sociales. Tant et si bien que le réel en est venu à dénoncer l'idéal, non seulement dans sa distance, mais encore dans son principe. C'est la quête même de certitude qui devient problématique en éducation, et en matière de valeurs en éducation. Un monde s'en est peut-être allé. Certes, l'incertitude a toujours été peu ou prou le lot de l'éducation. Il y a fort longtemps que l'on recense les apories ou les paradoxes de l'éducation (Ferry, 1984 ; Reboul, 1989 ; Paturet, 1995) : contrainte et liberté, modélisation et autonomie, conformisation et affranchissement, répression et révolte, conflit et adhésion, enseignement et apprentissage, transmission et appropriation, forme et contenu, imposition et désir, transmission et spontanéité, incertitude et technicité, rupture et continuité, identité et sociabilité, etc. Mais, la plupart du temps, ces apories se déclinaient sur un fond de quête de la certitude en matière éducative. C'est cette perspective qui s'est radicalement modifiée. L'incertitude est désormais première et la question des valeurs en éducation se doit d'être posée autrement. La question première est désormais autre, elle ne relève plus de la recherche d'un fondement absolu mais, au contraire, de la gestion du pluralisme." Jean HOUSSAYE, "Valeurs et éducation", dans J. Houssaye (dir.), Education et philosophie. Approches contemporaines, Paris, ESF, 1999, p. 246) Le domaine de l'éducation n'est il pas désormais par excellence le domaine de la "pluralité des principes de justice" ? (Luc BOLTANSKY,, Jean-Louis DEROUET) - La pluralité et l'effacement, l'obscurité du sens, caractère constitutif de l'éducation du monde postmoderne.
906 "Il est temps d'en venir à l'examen de la tentation postmoderne qui ne peut manquer de toucher la réflexion sur l'école, comme elle touche la pensée de la société et de la culture. La description et l'analyse que font du champ social et culturel contemporain ceux qui en rassemblent les principales caractéristiques sous le terme de postmodernité frappent quiconque est familier de l'école par de nombreuses ressemblances. Quoi d'étonnant ? L'état et l'esprit d'une société s'expriment particulièrement dans son école. L'usage de ces termes, postmoderne, postmodernité est cependant si divers et si répandu qu'on pourrait n'y voir qu'un effet de mode ; après la vague des ismes, la vogue des post. Pourtant, le postmodernisme est plus et autre chose qu'une mode intellectuelle. Il est aussi l'aboutissement d'un mouvement de critique de la modernité, interne à la modernité (Alain Touraine, 1992). S'il fallait résumer d'un seul mot la situation postmoderne, reviendrait l'un de ceux auxquels j'ai eu ici le plus souvent recours à propos de la situation de l'école : dissociation. éclatement. L'analyse postmoderne constate la brisure et l'éclatement, la décomposition, la fragmentation de ce que la modernité prétendait tenir ensemble dans une unité globale : l'individu et la société, les institutions et les acteurs sociaux, la culture et la technique, la communication et la subjectivité, l'économique et le politique, le progrès et la culture, la raison et le plaisir, l'instrumentalité et le sens. « Les conditions de la croissance économique, de la liberté politique et du bonheur individuel », écrit Alain Touraine, « ne nous semblent plus analogues et interdépendantes ». Comment l'idée d'école ne serait-elle pas touchée de plein fouet : elle prenait tout son sens dans la convergence de ce qui est à présent dénoué. La postmodemité dissocie cela que l'école, pièce-maîtresse de la modernité, avait pour raison d'être et pour fonction d'unir… L'éclatement de la culture, la dissolution de l'unité de la culture et le développement du pluralisme culturel sont sans doute parmi les aspects de la situation postmoderne qui atteignent l'école et son propos universaliste le plus vivement. Ce sont aussi ceux qu'on perçoit le plus immédiatement, et qui trouvent dans notre expérience quotidienne de multiples illustrations. Le rapprochement des espaces et des temps permis par les moyens de communication et de reproduction fait entrer le différent dans l'ère du simultané et de la coexistence. L'histoire s'apparente au kaléidoscope. Nous passons ainsi de Mozart au rap, des oeuvres du musée aux affiches du métro, des peintures rupestres aux tag, de l'écrit à l'écran, sans rupture, ni continuité. Le seul principe de hiérarchie que nous acceptons n'emprunte plus à une extériorité objective, mais à l'intimité. L'authenticité est la valeur qui assure la coexistence d'expériences entre lesquelles le choix n'est désormais plus requis." Alain KERLAN, L'école à venir, Pris, ESF, 1998, pp. 81-82. - Une crise endémique, sinon définitive, ou il faut peut-être saisir, répétons-le, l'occasion de réfléchir et de revenir à la question de l'essence de l'éducation. En dehors de ces raisons d'ordre général qui sembleraient conseiller à l'homme de la rue de s'intéresser aux problèmes qui se posent dans des domaines dont, du point de vue du spécialiste, il ignore tout (et ceci est bien sûr mon cas quand je parle de la crise de l'éducation, puisque je ne suis pas éducatrice de profession), s'ajoute une autre raison beaucoup plus péremptoire pour obliger l'homme de la rue à s'intéresser à une crise qui ne le concerne pas directement : c'est l'occasion, fournie par le fait même de la crise – qui fait tomber les masques et efface les préjugés – d'explorer et de s'interroger sur tout ce qui a été dévoilé de l'essence du problème, et l'essence du problème est la natalité, le fait que des êtres humains naissent dans le monde. La disparition des préjugés signifie tout simplement que
907 nous avons perdu les réponses sur lesquelles nous nous appuyons généralement, sans même nous rendre compte qu'elles étaient à l'origine réponses à des questions. Une crise nous force à revenir aux questions elles-mêmes, et requiert de nous des réponses, nouvelles et anciennes, mais en tout cas des jugements directs. Une crise ne devient catastrophique que si nous y répondons par des idées toutes faites, c'est-à-dire par des préjugés. Non seulement une telle attitude rend la crise plus aiguë mais encore elle nous fait passer à côté de cette expérience de la réalité et de cette occasion de réfléchir qu'elle fournit." Hannah ARENDT, "La crise de l'éducation" (1958), in La crise de la culture, Paris, Folio/Essais, Gallimard, 1972 (traduction française) III. L 'EDUCATION COMME "PROBLEME PHILOSOPHIQUE" Peut-on se satisfaire de ces constats ? Sachons au moins en faire bon usage pour se prémunir des illusions métaphysiques. Mais comment choisir ? Ne faut-il pas nécessairement choisir, trancher ? Eduquer, n'est-ce pas nécessairement faire des choix ? Et selon quelles lignes de partage ? Le temps des incertitudes ne condamne-t-il pas définitivement au relativisme ? Notre interrogation ouvre la question des fins ultimes de l'éducation, la question du sens et des valeurs en éducation. Elles feront l'objet de la seconde partie de ce chapitre. On peut néanmoins commencer de l'éclairer, en prenant gardez toutefois que ce "retour" à la valeur et aux fins éducatives ne sit pas une façon de refuser ou d'échapper à la nécessité d'assumer le pluralisme, la "pluralité des principes de justice" en éducation, bref de ne pas réinstaurer quelque pseudo transcendance… Les textes qui suivent sont destinés à initier la réflexion. 1. "Eduquer d'après un état futur possible et meilleur "Voici un principe de l'art de l'éducation que particulièrement les hommes qui font des plans d'éducation devraient avoir sous les yeux : on ne doit pas seulement éduquer des enfants d'après l'état présent de l'espèce humaine, mais d'après son état futur possible et meilleur, c'est-à-dire conformément à l'Idée de l'humanité et à sa destination totale. Ce principe est de grande importance. Ordinairement les parents élèvent leurs enfants seulement en vue de les adapter au monde actuel, si corrompu soit-il. Ils devraient bien plutôt leur donner une éducation meilleure, afin qu'un meilleur état pût en sortir dans l'avenir. Toutefois deux obstacles se présentent ici : 1) Ordinairement les parents ne se soucient que d'une chose : que leurs enfants réussissent bien dans le monde, et 2) les princes ne considèrent leurs sujets que comme des instruments pour leurs desseins." Emmanuel KANT, Réflexions sur l'éducation, pp. 79/80, édition Vrin. 2. L'éducation et le "principe d'humanité" a) "S'il est une pratique universelle, c'est bien celle de l'éducation : aucune société ne peut faire l'économie de porter de nouvelles générations à l'état adulte. Des dispositifs naturels aux dispositifs sociaux et éthiques, se construit le principe de notre personnalité et de toute
908 humanité. La philosophie s'efforce d'interroger le sens d'une telle entreprise, d'en assurer la conscience. Car on n'éduque pas seulement pour éduquer mais aussi pour réaliser une fin : perfectionner, accorder l'homme au monde ou à sa liberté, accomplir une nature, construire le progrès collectif, inventer... Le « faire » de l'éducation repose sur la poursuite du principe de l'humain, ce « propre de l'homme» qu'Aristote recherchait. Le lien fondateur qui légitime l'oeuvre de l'éducation, fonde la naissance du sujet à l'essence et à l'existence : tel est ici l'objet de l'enquête philosophique. Notre monde, à l'échelle d'une conscience des « droits de l'homme » et de son universalité, des évolutions technologiques et scientifiques (qui modifient notre rapport au monde mais aussi à nous-mêmes, enjeu d'une écologie de l'humain), est le théâtre d'une conscience nouvelle du principe d'humanité et de la part de l'éducation dans la garantie de son exercice. Ces transformations suscitent la nécessité de trouver une « origine », un point qui permette de s'orienter. Philosopher, c'est d'abord interroger, poser les questions qui donnent prise au sens et aux valeurs attachées à la transformation individuelle et collective de l'humanité, sens de son devenir, responsabilité pour le futur (Jonas). C'est également interroger nos réponses, celles que nous apportons dans le jeu des représentations, ces indispensables « philosophies d'ombre » qui, nous dit Foucault, « ont formé la philosophie spontanée de ceux qui ne philosophaient pas », autant que les propositions des philosophes qui ont constitué la conscience éducative." Franc MORANDI, Philosophie de l'éducation, Nathan, 2000, pp. 6-7 b) "L'étonnement est qu'il y ait de l'éducation : tous les problèmes éducatifs reposent sur le caractère éducable de l'homme et le sens de l'éducabilité. La question fondamentale est de savoir si le caractère éducable de l'homme le conduit à recouvrer ou à réaliser une essence ou une nature, ou bien, au contraire, à faire de son existence (son action, son histoire) le point de départ d'une construction, d'une « nouvelle » essence humaine (individuelle, sociale, morale), en proclamant « l'innocence du devenir » (Nietzsche) et la nécessaire autoéducation de l'humanité (Castoriadis). À cette question est associée celle des enjeux et des valeurs de telles entreprises. On peut également considérer cette question à l'échelle du sujet, ou d'une communauté, essayer de concevoir les rapports humains qui s'y rapportent, le « sens de l'autre » et les savoirs dans de telles hypothèses éducatives. L'étonnement est alors porté sur le pourquoi autant que le comment éduquons-nous. Il introduit une distance, une conscience (Arendt parle de vigilance) au sein des phénomènes éducatifs : gardons-nous bien l'homme au travers de nos entreprises éducatives, familiales et scolaires ? comment le garder dans un monde « ouvert », où la liberté humaine rejoint le risque de la perte d'une liberté ? Franc MORANDI, Philosophie de l'éducation, Nathan, 2000, p. 7
3. Ethique et responsabilité éducative « Du fait de sa responsabilité vis-à-vis des droits de l’enfance et du jeune à l’autoréalisation, la pédagogie doit rappeler à l’enseignant qu’il a un devoir éthique vis-à-vis de l’enseigné. De là, on peut déduire une distance critique par rapport à la réalité sociale et aux forces sociales dominantes. Une critique éducative du monde devient possible. On entend ici par « monde » les conditions institutionnelles de l’éducation, les conditions de vie individuelles et les conditions sociales générales. En prenant en compte le cadre historique
909 dans lequel elle survient, la pédagogie a l’obligation d’aider l’enfant à s’autoréaliser. Quand les conditions sociales données sont défavorables à cette autoréalisation, la critique éducative doit alerter l’opinion sur la tension entre ce qui devrait être et ce qui est ». Christoph WULF, Introduction aux sciences de l’éducation, A. Colin, 1995 (traduction), p.36. CONCLUSION, TRANSITION
A ce moment de la réflexion, nous soulignerons deux principales considérations, au demeurant liées, et qui ouvrent la réflexion sur le problème des valeurs et du sens de l'éducation, en éducation : 1. L'éducation se tient dans la différence, la tension entre ce qui est, et ce qui doit être. On l'annule dans son essence en gommant cette différence. Entre le plan des faits et celui des valeurs. Edquer va des faits aux valeurs, engage la capacité humaine de "mettre en valeur". Valorisation (dynamique) plutôt que valeur (statique). 2. La responsabilité de l'éducateur découle de là. Eduquer, c'est refuser de gommer la différence entre ce qui est et ce qui doit être. Refuser de s'incliner devant ce qui est. Le sens de l'action éducative procède de la contradiction non résolue entre ce qui est et ce qui doit être. Est-ce cela la "foi pédagogique" ? "C'est toujours la même question, que le positivisme "à la française", teinté de laïcisme antireligieux, et qui n'a jamais trouvé devant lui que le vieux métaphysisme régulièrement repeint aux couleurs du temps, a obstinément étouffée : peut-on faire l'économie du mouvement qui nous porte au-delà des réalités de ce monde et de la science que l'on peut en faire ? Quoi d'étonnant à ce qu'après tant de déboires politico-scientifiques, ce désir renaisse plus pur que jamais, jusque dans son expression religieuse, dans une humanité plus que jamais insatisfaite de ce qu'elle est ! Et comment ce désir pourrait-il ne pas donner forme à ce qui est désormais le plus humain des projets humains, à savoir la formation de l'homme ? Et, écartelé entre ce que l'homme est, matière de bout en bout déterminée, et ce qu'il veut être, forme libre, je ne vois pas comment le pont de la formation pourrait être jeté entre les deux rives sans la mise en œuvre d'une foi..." Michel SOETARD, "La philosophie de l'éducation dans une logique de formation professionnelle enseignante", dans H. Hannoun et AM Drouin-Hans (dir.) Pour une philosophie de l'éducation, CNDP/CRDP de Bourgogne, 1993, p. 39. EVALUEZ VOUS 3. Expliquez et discutez ce propos :
910 "Il est possible que l'éducation devienne toujours meilleure, et que chaque génération à son tour, fasse un pas de plus vers le perfectionnement de l'humanité ; car c'est au fond de l'éducation que gît le grand secret de la perfection de la nature humaine… C'est une chose enthousiasmante de penser que la nature humaine sera toujours mieux développée par l'éducation et que l'on peut parvenir à donner à cette dernière une forme qui convienne à l'humanité. Ceci nous ouvre un perspective sur une nature humaine plus heureuse." Emmanuel KANT, Réflexions sur l'éducation. 4. Eduquer et former : est-ce la même chose ?
LE PROBLEME DES SAVOIRS L'EDUCATION INTELLECTUELLE ET LA CULTURE
On trouvera ci-dessous un choix raisonné de textes destinés à aider et éclairer la réflexion philosophique sur cette question centrale de l'éducation.
I. LA CULTURE, PROBLEME EDUCATIF ET PROBLEMATIQUE PHILOSOPHIQUE 1) L'éducation et la question de la culture
"De toutes les questions (et de toutes les mises en question) qui ont été suscitées par la réflexion sur les problèmes d'éducation depuis le début des années soixante, celles qui touchent à la fonction de transmission culturelle de l'école sont à la fois les plus confuses et les plus cruciales. C'est quelles concernent le contenu même du processus pédagogique et interpellent les enseignants au plus profond de leur identité. S'il n'y a pas en effet d'enseignement possible sans la reconnaissance par ceux à qui l'enseignement s'adresse d'une légitimité de la chose enseignée, corollaire de l'autorité pédagogique de l'enseignant, il faut aussi, il faut d'abord que ce sentiment soit partagé par l'enseignant lui-même. Toute pédagogie cynique, c'est-à-dire consciente de soi comme manipulation, mensonge ou passe-temps futile se détruirait d'elle-même : nul ne peut enseigner véritablement s'il n'enseigne pas quelque chose de véritable ou de valable à ses propres yeux. Cette notion de valeur intrinsèque de la chose enseignée, aussi difficile à définir et à justifier qu'à réfuter ou à rejeter, est au cœur même de ce qui fait la spécificité de l'intention enseignante comme projet de communication formatrice. C'est pourquoi toute interrogation ou toute critique portant sur la nature propre des contenus enseignés, sur leur pertinence, leur consistance, leur utilité, leur intérêt, leur valeur éducative ou culturelle constitue pour les enseignants un motif privilégié de réaction inquiète ou de conscience malheureuse. Aussi le développement de ce type de questionnement dans le contexte de bouleversement institutionnel et culturel qu'ont traversé les systèmes d'enseignement (et particulièrement les institutions d'enseignement secondaire) depuis les années soixante constitue sans doute un facteur essentiel (quoique pas toujours clairement identifié) de ce qu'on a coutume d'appeler, de manière un peu stéréotypée, la crise de l'éducation.
911 De cette crise témoigne en particulier l'instabilité partout constatée aujourd'hui des programmes et cursus scolaires. On ne sait plus ce qui mérite véritablement d'être enseigné au titre des études générales : le cercle des savoirs formateurs, ce que les Grecs appelaient l'"enkuklios païdéia", a perdu son centre et son équilibre, la culture générale sa forme et sa substance. Les années soixante-dix ont vu triompher un "discours de délégitimation" puissamment articulé sur certains apports récents des sciences sociales. Le "discours de restauration" qui s'esquisse dans les années quatre-vingt reste bien souvent confiné dans la sphère étroite du ressentiment. En fait, partout, c'est l'instrumentalisme court qui règne, le discours d'adaptation et d'utilité momentanée, tandis que les questions fondamentales, celles qui concernent la justification culturelle l'école, sont étouffées ou ignorées. On comprend certes que dans un monde où l'idée de culture tend à devenir à la fois pléthorique et inconsistante la fonction de transmission culturelle de l'école soit de plus en plus difficile à identifier et a fortiori à assumer. Cependant la pensée pédagogique contemporaine ne peut faire l'économie d'une réflexion sur la question de la culture et les enjeux culturels des différents types de choix éducatifs, sous peine de tomber dans la superficialité. Elle se trouve en fait dans la situation paradoxale de ne pouvoir ni se passer de l'idée de culture ni s'appuyer sur elle comme sur un concept clair et opératoire. Elucider cette question des fondations et des implications culturelles de l'éducation est sans doute aujourd'hui une tâche qui ne peut être poursuivie que de manière indirecte et fragmentaire, mais qui de toute façon vaut la peine d'être poursuivie, parce que c'est la justification fondamentale de l'entreprise éducative qui est enjeu à travers elle". Jean-Claude FORQUIN, Ecole et culture, Paris, Bruxelles, De Boeck Université, 1996 (2e édition), pp. 7-8.
2) Des questions fondamentales et incontournables
" Ainsi, qu’on le veuille ou non, en raison de cette situation de crise et d’incertitude, la pensée éducative se heurte désormais à des questions fondamentales incontournables. Dans quel monde voulons nous vivre ? Quel avenir souhaitons-nous pour nos enfants ? Parmi toutes nos connaissances actuelles, quelles sont celles qui sont dignes d’être transmises aux nouvelles générations ? Qu’est-ce qui mérite d’être vu et regardé, lu et médité, entendu et écouté, appris et étudié ? En d’autres termes, quelle culture doit être privilégiée à l’école par l’école : culture scientifique, culture technique, culture littéraire, culture artistique, culture populaire ? Plus profondément, quelles formes de vie individuelles et collectives voulons-nous favoriser à travers l’éducation, la formation et l’apprentissage ? Ces questions sont essentielles et inévitables, car l’école ne peut ni refléter la totalité de la culture d’une société, ni transmettre l’ensemble des savoirs produit par cette société. L’école doit forcément sélectionner, au sein de la culture globale, une culture partielle qu’elle considère exemplaire et porteuse d’avenir. L’école promeut toujours une certaine culture, qu’elle tient pour le modèle culturel par excellence. Elle choisit forcément certains savoirs parmi l’ensemble des savoirs qui existent. Il faut, par conséquent, que les responsables de la formation scolaire établissent une hiérarchie des œuvres, des activités, des croyances et des savoirs, afin de choisir ceux qu’ils considèrent dignes d’être transmis aux nouvelles générations. Bref, éduquer et instruire, c’est choisir parmi un ensemble de possibilités culturelles une certaine base de connaissances qui sera intégrée à la culture scolaire et aux programmes enseignés dans les écoles ".
912 Maurice TARDIF, La pédagogie, Théories et pratiques de l’Antiquité à nos jours, sous la direction de Clermont Gauthier et Maurice Tardif, Montréal, Gaëtan Morin éditeur, 1996.
3) Penser l'école comme lieu de culture "L'éducation, avant d'être technique de préparation à la vie sociale et professionnelle, est appropriation d'un patrimoine de connaissances, de valeurs et de symboles qui permet à chacun de mieux comprendre le monde, d'y vivre et d'y répondre d'une manière active, créatrice et autonome. En d'autres termes, parce que le monde dans lequel nous vivons est le résultat de productions humaines, connaître les plus significatives d'entre elles permet de se situer dans l'histoire et dans son identité humaine. Tel est, en substance, le sens de l'éducation et des études… Mais au-delà de ce consensus général, des divergences apparaissent dès lors qu'il s'agit de préciser les contenus de culture à transmettre et les moyens à mettre en œuvre pour faire de l'école un véritable lieu de culture. Comment, en effet, articuler l'école à la culture de nos jours ? Comment penser l'école comme lieu de culture ? Comment raviver la dimension pédagogique et plus largement éducative de la culture …? Ces questions sont difficiles parce que les réponses habituelles et les notions comme celles de culture, d'éducation et de pédagogie, qui tiraient leur force d'évidence d'une longue tradition rationaliste et humaniste, sont devenues problématiques". Denis SIMARD, "L'éducation peut-elle être encore une "éducation libérale" ?", Revue française de pédagogie, INRP, n° 132, juillet/août/septembre 2000, p. 33/34.
4) Le savoir et le sens de la vie
"L'éducation a quelque chose à voir avec la transmission et l'acquisition du savoir. Cependant, au-delà de cette thèse évidente, la pensée de l'éducation doit se soucier de la relation entre le savoir et la vie humaine ou, si l'on préfère, de la valeur du savoir pour orienter et donner sens à la vie des hommes. Aujourd'hui, le " savoir " est essentiellement constitué par la science et la technologie et il est conçu comme quelque chose d'essentiellement infini, qui ne peut que croître, quelque chose d'universel et d'objectif, d'impersonnel en quelque sorte, quelque chose qui se trouve être là, à l'extérieur de nous, comme quelque chose que nous pouvons nous approprier et que nous pouvons utiliser, et quelque chose qui a fondamentalement à voir avec une utilité dans son sens le plus pragmatique, avec la fabrication d'instruments. Par ailleurs, la " vie " est réduite à sa dimension biologique, à la satisfaction des besoins (toujours plus importants selon la logique de la consommation), à la survie des individus et des sociétés. Lorsque nous disons que l'éducation doit préparer " à la vie ", nous voulons dire qu'elle doit préparer à " gagner sa vie " et pour " survivre " de la meilleure façon possible dans un " environnement vital " (compris comme une espèce de niche écologique) toujours plus complexe. Dans ces conditions, il est clair que la médiation entre le savoir et la vie n'est autre que l'appropriation
913 utilitaire du savoir en relation avec les besoins de la vie : avec les exigence du Marché et les finalités de l'État. Dans ce contexte, le problème central des pédagogies critiques est celui de l'inégale répartition de cette " ressource vitale " qu'est le savoir : il s'agit que tous aient accès au savoir compris comme une chose qu'il faut partager de façon égalitaire, qu'il n'y ait pas d'appropriation restreinte, que le savoir ne devienne pas la propriété de quelques-uns pour leur bénéfice exclusif Par ailleurs, le problème essentiel des pédagogies actives et progressistes est celui de privilégier la logique de l'acquisition sur la logique de la transmission ou, ce qui revient à la même chose, de cesser de s'occuper de l'organisation standard du savoir comme quelque chose qui doit être transmis et de considérer de façon prioritaire tant les compétences cognitives que les contextes socioculturels de l'apprenant. Mais dans l'un et l'autre cas, la question essentielle est évidente: celle du sens et de la valeur du savoir pour la vie. Et ici " valeur " n'a pas le même sens que " utilité ". Si nous nous interrogeons sur l'utilité du savoir pour la vie, nous ne nous posons pas de question ni sur le savoir ni sur la vie, ni sur le savoir comme marchandise ( y compris comme argent : que l'on se souvienne des théories du capital humain et de tout le discours contemporain sur la rentabilité de la connaissance) ni sur la vie comme satisfaction des besoins réels ou induits (que l'on pense à ce que signifie pour nous " qualité de vie " ou " niveau de vie "). Mais si nous nous interrogeons sur la valeur du savoir pour la vie, peut-être la question elle-même fera-t-elle émerger un soupçon de misère sur ce que nous savons et sur les limites de nos possibilités d'existence. Il se peut aussi qu'aujourd'hui la crise de l'éducation coïncide autant avec une crise de légitimité du savoir transmis qu'avec un appauvrissement du sens de la vie. Et peut-être qu'aussi aujourd'hui la pensée de l'éducation doit s'interroger sur la relation entre le savoir et la vie humaine. Supposons que cette relation donne encore à penser, qu'elle ait encore besoin d'être pensée. Supposons que ce qui est en jeu n'est pas tant la vérité du savoir et sa forme de transmission que la valeur de la vérité. Et c'est là une expression que nous devons à Nietzsche :... "il faut essayer une bonne fois de mettre en doute la valeur de la vérité". Lorsque l'on nous parle de la vérité, il nous faut nous demander quel est le sens et la valeur de ce que l'on nous présente comme vrai (et non pas son prix ou sa rentabilité). C'est qu'il faut distinguer, en termes de valeur, entre les vérités nobles, celles qui dérangent ce que nous sommes et sont un élan pour la liberté, et les vérités viles, celles du conformisme, celles qui consolent et réclament de la soumission. Distinguer également entre les vérités utiles, qui tout simplement peuvent être mises à profit, et les vérités inutiles du point de vue de leur utilisation pragmatique dans un monde administré. Jorge LARROSA, "Savoir et éducation", dans Jean Houssaye (dir.), Education et philosophie, Paris, ESF, 1999.
II. LA CULTURE INTELLECTUELLE ET LA CONCEPTION RATIONALISTE 1) Savoir scolaire et laïcité
Ce qui donne contenu et légitimité à la laïcité, c'est le savoir scolaire. Comme la volonté générale souveraine, la laïcité scolaire n'est possible qu'à la condition que chacun renonce à
914 ses déterminations strictement particulières et fasse appel en soi à l'universel. C'est en ce sens que Condorcet affirmait que l'on ne peut instruire que des raisons. L'assise de la laïcité est constituée par un certain type de savoir scolaire, le savoir rationnel scientifique. La laïcité scolaire détermine les formes et les contenus de l'enseignement. Elle exclut toute croyance en tant que la croyance est expression dogmatique. Elle ordonne au maître d'argumenter ou de démontrer ou de prouver. Pour reprendre ici encore Condorcet, on n'enseigne pas les vérités de la raison comme les tables de la loi, nul n'a le droit de dire " voilà ce que je vous demande de croire et que je ne puis prouver " (Premier mémoire sur l'Instruction publique). La laïcité rationaliste et critique renvoie à l'affirmation de l'unité de l'esprit humain et de l'unité exemplaire de la démarche scientifique dont nous avons dégagé les déterminations essentielles. À cet égard, les orientations nouvelles du savoir scolaire demeurent fidèles à l'idéal de la laïcité : elles entendent concourir à l'éducation d'un citoyen libre de juger souverainement par lui-même. La volonté de penser l'acte pédagogique comme processus d'auto-construction et d'auto-évaluation des compétences de l'individu, en renvoyant à l'idéal fondateur des sociétés démocratiques, en opérant la conciliation de la liberté et de l'autorité, vise à construire en chacun la reconnaissance de son identité et de son autonomie. En revanche, dans la mesure où la forme de cet idéal est pensée en référence à la positivité scientifique, la laïcité est ouverte à contestation. Certes, l'idée que ce qui est rationnel ne tient pas aux objets mais à la démarche ou à la méthode de connaissance, trouve aujourd'hui écho dans l'affirmation d'une nécessité d'apprendre à apprendre. Mais l'affirmation que la positivité scientifique serait absolue, l'idée d'une objectivité assurée dans une extériorité de ce qui constitue le savoir, tout comme le rapport au progrès, trouvent aujourd'hui des remises en cause qui, articulant les revendications de l'individualisme à l'analyse de la connaissance, proposent une conception " sécularisée " de la connaissance. Brigitte FRELAT-KHAN, Le savoir, l'école et la démocratie, Paris, Hachette, 1996, pp. 96-97.
2) La haute culture pour tous ?
"Le pédagogue est sans cesse confronté à ce mystère comment ce qui en droit devrait être universellement apprécié et parler à tout homme, peut-il faire l'objet d'un refus parfois violent, parfois seulement douloureux, ou même purement indifférent. De multiples explications existent, d'ordre psychologique (rejet de l'autorité que représente l'école, refus du nouveau) ou d'ordre social (refus de ce qui représente une classe sociale différente, un univers différent). On pourrait ajouter que la familiarité avec des formes culturelles répétitives, rassurantes, finit par rendre difficile l'accès à ce qui devrait toucher tout homme sensible et raisonnable. De même, le sentiment d'être toujours celui qui reçoit peut finir par être intolérable, d'où la volonté de s'en tenir à ce qui est spontanément connu, et de le faire valoir. Anorexie culturelle ou volonté de faire reconnaître d'autres formes culturelles ? De cette incertitude est née la mauvaise conscience des pédagogues, prompts à remettre en cause la valeur de leur propre culture, renonçant d'avance à faire partager ce qu'ils aiment, et cherchant à valoriser ce que spontanément ils n'aiment pas.
915 L'autocensure culturelle est le résultat de beaucoup de découragement et d'échecs, mais aussi celui d'une analyse et d'une prise de conscience que la culture imposée par force est une contradiction. Avoir une attitude claire dans ce domaine suppose de pouvoir se débarrasser de quelques comportements parasites : ainsi, pour éviter le piège du paternalisme, s'interroger sur les éléments culturels qu'il est bon de proposer, mais pour éviter le piège du suivisme, ne pas réduire l'apport culturel à ce que les élèves ont déjà pu acquérir par eux-mêmes. Mettre à la portée de tous la Culture humaine dans toute sa diversité, est bien l'idéal d'ouverture démocratique de la culture. Et pour demeurer vraiment générale, la culture s'ouvre aussi, mais sans complaisance, vers des productions populaires, ou étrangères, qui à leur tour pourront tester leur universalité". A.-M. HANS DROUIN, L'éducation un question philosophique, Paris, Anthopos, 1998, p. 51.
3) Valeurs du savoir et éducation morale.
Le problème essentiel de l'éducation morale est de provoquer des oeuvres à la fois individuelles et sociales, à la fois personnelles et générales, à la fois originales et réglées. D'une manière plus philosophique, le problème essentiel de la vie morale consiste à déterminer chez l'être humain, pris comme sujet singulier, une activité objective et sociale. En d'autres termes encore, une éducation morale doit former une volonté solitaire d'action sociale. Elle doit nourrir d'idéal objectif la solitude d'une âme. Dès lors tout ce qui contribue à universaliser l'activité de la personne morale doit retenir l'attention du moraliste. Dans cette communication, je voudrais montrer que toute culture du moi sera morale à la condition de rompre une singularité, de s'attacher à un système de pensée objective. Je désignerai ainsi l'objectivité de l'idéal comme le premier des devoirs. Il sera d'abord utile de rappeler le caractère solide de l'universalisme kantien. il semble que Kant ait trouvé la première axiomatique morale. On mesurera la valeur de l'objectivité morale kantienne si l'on médite sur le passage des morales de l'intérêt général à la morale de l'obligation universelle. On comprendra alors que toute physique sociale doit comporter une mathématique morale qui encadre et informe activement la matière sociale dans des formes absolues. On verra alors l'action de la raison morale sur le fait social. Le mathématicien Henri Poincaré, dans des pages célèbres, prétendit apporter une raison péremptoire pour séparer l'activité scientifique et l'activité morale. Cette raison serait d'ordre grammatical. Les prescriptions de la science, disait-il, se mettent au mode indicatif. Les prescriptions de la morale se mettent au mode impératif. Or, il est facile de montrer que le dilemme n'est pas absolu et qu'aucun de ses deux pôles n'est aussi fixe que Poincaré veut bien le dire. Ce qui est de plus remarquable, c'est que ce soit un mathématicien qui ait paru négliger le caractère normatif de la science. Dès qu'on arrive à raisonner une activité morale, en considérant l'a moralité comme la base raisonnable de la sociabilité, on se rend bien vite compte qu'on ne raisonne pas différemment que dans une activité scientifique. La théorétique morale relève donc d'une activité rationnelle. Elle a beau s'attacher à une matière sociale, elle en discute appuyée sur des principes rationnels, tout comme le physicien qui prépare et discute les hypothèses rationnelles qu'il soumettra ensuite au contrôle de l'expérience. La morale est ainsi une partie de la raison constituée. Si Henri Poincaré a scindé l'activité humaine en suivant les modes grammaticaux, c'est qu'il a considéré la science comme un
916 enregistrement de faits, comme une tâche qui demanderait la description d'une réalité toute faite. Il n'y a pas plus de réalité toute faite en science qu'en morale. La réalité scientifique n'est pas aussi loin qu'il semblerait d'une réalisation morale. Le problème change de face quand on considère la valeur réalisante de la science et de la technique qui commandent à la Nature, quand on voit toute la puissance de réalisation de l'expérience physique. On s'aperçoit alors que la matière obéit à l'esprit. Comment dès lors l'esprit n'obéirait-il pas à l'esprit, la conscience morale à la raison ? Quelle soudaine timidité nous prend devant l'information rationnelle de la conscience morale ? A mon avis, rien ne s'oppose à une éducation morale franchement rationnelle, à une conduite morale entièrement appuyée sur la raison pure. L'enfant doit être mis en face du caractère absolu et universel des règles morales qui sont objectives comme la vérité. On a plus vite fait de montrer le caractère nécessaire de la loi morale que son caractère général. L'enfant est d'ailleurs très apte à recevoir cette leçon de la nécessité et de l'absolu. On pourrait même dire que l'adolescence est l'âge de l'absolu, l'âge de l'efficience maxima de la vérité. Or cet intérêt et ce respect pour la vérité, cette soumission à l'objectif peuvent être atteints dans des voies diverses. Les tâches scientifiques sont à cet égard éminemment éducatives. Poincaré n'a pas manqué de reconnaître l'avantage moral que recevait une âme dans la contemplation de la vérité scientifique ; mais il a pensé que cette contemplation est très rare et qu'elle est réservée à une minorité. Il s'est effrayé du grand nombre de derni-savants qui utilisent les résultats scientifiques pour des fins non spirituelles, non morales. Je proposerais d'être à la fois plus modeste et plus orgueilleux. Plus modeste d'abord, car en ce qui concerne une éducation générale, nous ne sommes évidemment pas devant le problème du génie qui doit aller au fond d'une science ; nous sommes simplement devant un problème psychologique, devant une tâche d'un jour, devant un devoir pédagogique. Or en réformant une pensée, en donnant à une pensée vague et personnelle une allure précise et objective, nous nous apercevrons que nous avons à extravertir l'intérêt qu'une âme porte nativement à ellemême. Nous trouvons toute une série d'exemples de correction intime. On ne corrige une faute que si l'on a pu faire comprendre que cette faute est une erreur. La conscience morale ne doit pas rester sourde et confuse ; elle reçoit une grande lumière de l'apprentissage discursif d'une conduite rationnelle. On insiste d'habitude sur la bonne intention ; c'est cependant la méditation des conséquences fines de l'acte qui déterminera dans l'intention les délicatesses qui relèvent de toute évidence de l'intelligence. Si l'on réfléchit alors au caractère non intuitif de tout progrès moral, on aura plus d'orgueil, on aura plus de confiance dans la valeur morale de la science élémentaire qui se révèle dès le début comme une réaction contre l'illusion. Dès lors on se rendra compte qu'il n'y a pas de formation morale sans formation intellectuelle objective. En vain on objectera que la science fruste ou élevée donne des moyens pour la réalisation de fins égoïstes ou immorales. Ce n'est pas au moment de l'application qu'il faut juger la science. Du point de vue moral comme du point de vue psychologique, c'est au moment de son acquisition qu'on doit en saisir la valeur. Il faut donc souligner l'importance formative du moment où la connaissance illumine une âme, il faut insister sur l'instant où une activité de la raison constituante enrichit la raison constituée. L'être qui pense le vrai rompt dans ce moment même avec l'égoïsme; il oppose en soi-même la conscience universelle à un inconscient subjectif mystérieux et impur. Mais, dira-t-on, est-ce avec ces quelques centres de clarté que vous allez constituer la lumière morale d'une âme ? Ce qui s'oppose à cette constitution, c'est précisément l'étrange arrêt de la croissance intellectuelle que tolèrent les sociétés modernes. En gros, nos sociétés limitent à l'Ecole l'activité intellectuelle. Elles ne voient pas l'immense intérêt de la connaissance
917 continuée qui serait pourtant une création morale continuée. Les hommes auraient d'autant plus besoin de leçons d'extraversion de l'intérêt qu'ils sont aux prises avec des forces matérielles plus fortes ; et c'est hélas quand ils luttent qu'ils ne pensent plus. Une des idées les plus immorales et les plus fausses, c'est de représenter la vie humaine sous le jour d'une lutte pour la vie. Nous troublons notre pédagogie avec ce fantôme, triste revenant de sociétés périmées. En fait, je suis toujours frappé de l'excellente tenue morale de nos écoles. Le milieu scolaire est un milieu que les adultes gagneraient à imiter. Ce n'est pas l'Ecole qui doit être faite à l'image de la Vie, mais bien la Vie qui doit être faite à l'image de l'Ecole. Quand nos sociétés auront trouvé le moyen de maintenir l'homme au niveau moral de l'adolescence, elles auront en grande partie résolu la question morale et la question sociale. Or on se tromperait si l'on cherchait la raison de cette haute valeur morale du milieu scolaire uniquement dans la sage organisation d'une discipline. Il faut juger au niveau des âmes, au niveau des esprits. Les classes solides et ordonnées sont les classes où la connaissance se présente en sa nouveauté, dans la fraîcheur de la découverte. Alors on sent que des esprits se rectifient, se constituent, s'universalisent. L'ennui de vivre, - vague conscience d'un psychisme divisé -fait place à la joie de penser. L'optimisme irradie dans l'âme entière. Autour d'une vérité cristallise une activité saine. La vérité est un but. C'est le but humain. Gaston BACHELARD, Valeur morale de la culture scientifique, Communication de Cracovie, 1934.
4) La valeur intrinsèque de la chose enseignée
Nul ne peut enseigner véritablement s'il n'enseigne pas quelque chose de véritable ou de valable à ses propres yeux. Cette notion de valeur intrinsèque de la chose enseignée, aussi difficile à définir et à justifier qu'à réfuter ou rejeter, est au cœur même de ce qui fait la spécificité de l'intention enseignante comme projet de communication formatrice. Jean-Claude FORQUIN, Ecole et culture, Paris, Bruxelles, éditions De Boeck Université, 1996 (seconde édition), p. 7.
III. UNE CONCEPTION PRAGMATIQUE ET FONCTIONNELLE 1) Savoirs et utilité
" Les rapports des effets aux causes dont nous n’apercevons pas la liaison, les biens et les maux dont nous n’avons aucune idée, les besoins que nous n’avons jamais sentis, sont nuls pour nous ; il est impossible de nous intéresser par eux à rien faire qui s’y rapporte. Il est aisé de convaincre un enfant que ce qu’on veut lui enseigner est utile : mais ce n’est rien de le convaincre, si on ne sait le persuader. En vain la tranquille raison nous fait approuver ou blâmer ; il n’y a que la passion qui nous fasse agir ; et comment se passionner pour les intérêts qu’on n’a point encore ? Ne montrez jamais rien à l’enfant qu’il ne puisse voir. Tandis que l’humanité lui est presque étrangère, ne pouvant l’élever à l’état d’homme, rabaissez pour lui l’homme à l’état d’enfant. En songeant à ce qui lui peut être utile dans un autre âge, ne lui parlez que de ce dont il voit dès à présent l’utilité ".
918 Jean-Jacques ROUSSEAU, Emile ou de l’éducation (1862), livre troisième. 2) Savoirs et sociétés
" Il (l’homme) n’a connu la soif du savoir que quand la société l’a éveillée en lui, et la société ne l’a éveillée que quand elle-même en a senti le besoin. Ce moment arriva quand la vie sociale, sous toutes ses formes, fut devenue trop complexe pour pouvoir fonctionner autrement que grâce au concours de la pensée réfléchie, c’est-à-dire de la pensée éclairée par la science. Alors la culture scientifique devint indispensable, et c’est pourquoi la société la réclame de ses membres et la leur impose comme un devoir ". Emile DURKHEIM , L’éducation, sa nature, son rôle (1911).
3) La valeur fonctionnelle du savoir
" Le principe fonctionnel, qui nous rappelle que l’action a toujours pour fonction de répondre à un besoin (organique ou intellectuel), nous révèle du même coup quelle est la signification biologique du savoir, des connaissances que nous acquérons. Ce savoir n’a de valeur que pour autant qu’il sert à ajuster notre action, à lui permettre d’atteindre le mieux possible son but, la satisfaction du désir qui l’a fait naître. Que le savoir n’a qu’une valeur fonctionnelle et n’est pas une fin en soi, voilà aussi ce que l’école active ne doit pas perdre de vue. C’est à la lumière de cette vérité qu’elle établira ses programmes. Le savoir au service de l’action. Schématisons de la façon suivante, pour fixer les idées, les étapes du processus éducatif dans l’école active : 1) Eveil d’un besoin (d’un intérêt, d’un désir) en mettant l’élève dans une situation propre à susciter ce besoin ou ce désir ; 2) Déclenchement par ce besoin de la réaction propre à le satisfaire ; 3) Acquisition des connaissances propres à contrôler cette réaction, à la diriger, à la conduire au but qu’elle s’était proposé ". Edouard CLAPAREDE, La psychologie de l’école active, 1923.
4) Les études au service de la croissance de l'enfant ?
" On pourrait énumérer indéfiniment les différences et divergences apparentes qui existent entre l’enfant et le programme scolaire. Différentes écoles pédagogiques sont nées de ces conflits. L’une d’elles fixe son attention sur l’importance des matériaux du programme qu’elle compare au contenu de l’expérience enfantine. Les études sont là précisément pour révéler à l’enfant le grand, le vaste univers, si complexe et si riche, d’une signification si profonde. L’enfant, c’est l’être qui doit être amené à maturité, l’être superficiel auquel il faut donner de la profondeur et dont il faut élargir l’étroite expérience. Non pas, répond l’école opposée. L’enfant est le point de départ, le centre, le but. L’idéal, c’est son développement, sa croissance. Cela seul fournit une méthode pédagogique. Toutes les études doivent être les servantes de cette croissance ".
919 John DEWEY, L’enfant et les programmes d’études, 1902.
5) La notion de culture dans le pragmatisme de John dewey
"Si nous essayons de définir la culture, nous arriverons à la concevoir comme le pouvoir, disons l'habitude acquise, de notre imagination, de contempler dans des choses qui, prises isolément, se présentent comme purement techniques ou professionnelles, une portée plus vaste, s'étendant à toutes les choses de la vie, à toutes les entreprises de l'humanité." John DEWEY, "L'éducation au point de vue social", L'année pédagogique, Paris, Alcan, 1913, p. 32-48. Texte reproduit par G. Deledalle, John Dewey, coll. "Pédagogues et pédagogies", PUF, 1995, p. 76-94 (texte cité p. 88).
IV. LA CUTLURE COMME FORMES SYMBOLIQUES ET L'IDEE D'OEUVRE 1) La culture comme univers de significations
"Le développement économique, scientifique et technique, pour important qu'il soit, fût-il accompagné d'un "volet" social et des restes de l'héritage impossible de Mai 68, ne peut constituer à lui seul un projet. C'est précisément sur ce terrain désertifié que le marché peut apparaître comme le fondement ultime du réel et que la vague libérale se développe. Manque précisément une dimension essentielle : le socle de culture qui permette d'intégrer cette "modernisation" dans un monde commun et une vision positive de l'avenir porteuse d'espérance de bien-être et d'émancipation… La culture n'est pas pour nous une superstructure ou un supplément d'âme à la sphère économique et sociale. La culture entendue comme univers de significations s'incarnant dans des institutions et des œuvres, des paroles et des actes, est ce qui donne sens à la vie en société. C'est parce que la réalité de la société et son dynamisme ne sont pas un donné naturel qu'ils doivent faire l'objet d'une confrontation permanente. Les difficultés que traverse notre société ne proviennent pas d'une simple inadaptation aux évolutions, elles condensent une crise de l'idée de l'homme et de la vie commune en société. C'est en portant aussi le débat sur ce plan qu'on peut donner figure humaine à une société et à un monde en plein bouleversement." Jean Pierre LEGOFF, La barbarie douce, Paris, La découverte, 1999, p.123/125.
2) La culture, médiation culturelle universelle Pour moi, le rapport à la vérité c'est la manière dont un individu va investir un objet culturel élaboré par d'autres. L'objectif de l'école devrait permettre à chacun de trouver dans des savoirs universels (valables pour tous) des réponses à des questions singulières. Pourquoi le Petit Poucet intéresse-t-il toujours les enfants d'aujourd'hui ? C'est un conte affreux, qui évoque la trahison, l'anthropophagie... mais il renvoie à des peurs profondément
920 ancrées dans l'individu : la peur de se perdre, d'être abandonné, d'être mangé, d'être trahi. L'objet culturel " Petit Poucet " est une médiation qui me permet de reconnaître ce que je ressens moi-même, sans pour autant violer mon intimité. Cette image rend compte de ce qu'est le savoir, une médiation culturelle dans le vrai sens du terme : un objet dans lequel on peut se reconnaître et s'investir et qui permet de sortir de sa solitude. On peut d'ailleurs définir les savoirs comme ce qui permet d'échapper à la solitude et la folie. En me les appropriant, je rejoins tous les hommes dont les questions et les inquiétudes ont donné naissance à ces savoirs, les ont fait vivre et les ont transmis. Les savoirs m'inscrivent dans l'histoire et m'évitent d'errer dans le monde en ressassant les mêmes obsessions. Philippe MEIRIEU, "L'aventure des savoirs", entretien, Sciences Humaines n° 24, 1999, La dynamique des savoirs.
3) La culture, monde de formes symboliques "En un certain sens, bien entendu, toute éducation digne de ce nom doit être, ou se vouloir, communication du souci et du sens de la vérité. La question est néanmoins de savoir si c'est de vérité qu'il doit être question à l'école en tout premier lieu. En ce qui me concerne, je tendrais plutôt à définir l'école comme lieu institutionnel (institué) dans lequel les enfants sont introduits à un monde de formes symboliques qui autrement leur resteraient beaucoup moins accessibles. A cet égard, l'expérience première doit être celle de l'émerveillement. En quelques mois de grande section de maternelle, une petite fille de ma connaissance a appris des centaines de choses étonnantes et mémorables, au cours d'un travail collectif et suivi sur les Arborigènes, qui représente, me semble-t-il, une action pédagogique exemplairement efficace, parce qu'elle a été menée avec autant d'intelligence et de persévérance que de passion. Tout le prix de cette expérience a été fonction de son caractère organique. C'est cette dimension qui me semble absolument primordiale : celle d'un univers de réalités et de formes à découvrir ; si l'on n'apporte pas très tôt aux enfants cette dimension de l'expérience, alors on risque de les installer dans l'idée qu'il n'y a partout qu'opinion… La véritable transcendance (au sens métaphysiquement neutre où Charles Taylor prend ce mot) dont in convient que l'école donne le sens, c'est d'abord et peut-être exclusivement celles des œuvres de culture, dans leur déploiement planétaire et historique". KAMBOUCHNER D., " La pédagogie et les savoirs : éléments de débat ", Revue française de pédagogie, Paris, INRP, n° 137, octobre-novembre-décembre 2001, p. 10/11.
4) Les savoirs et l'univers symbolique : une question anthropologique ?
La question du désir d'apprendre doit donc être posée à un autre niveau : face aux orphelins de Stans comme aux " meutes " de nos " cités ", il n'est pas possible de ruser. De didactique, la question est devenue anthropologique. Inutile de commencer par faire miroiter de belles " situations-problèmes " : il faut d'abord réinstaller le savoir dans l'ordre du désirable. Restituer aux savoirs leur place dans un univers symbolique où la transmission fait grandir et permet de sortir de la solitude. Inscrire la connaissance comme acte possible où l'on peut se " mettre en jeu " sans se renier, mais sans rester enfermé, non plus, dans la répétition mortifère.
921 Là est sans doute l'enjeu essentiel : l'école a abandonné le symbolique au marché. Walt Disney, les Mangas, les thrillers américains et les films d'horreur font fortune en exploitant l'espace laissé vide par une laïcité frileuse. Après avoir dépensé tout leur argent de poche dans les jeux vidéos et les superproductions cinématographiques, les enfants retournent en classe " parce que c'est obligatoire " et pour obtenir, si possible, quelques notes leur permettant de " limiter les dégâts ". Plus rien de ce qui est essentiel à l'homme ne vibre dans les savoirs scolaires, tout entiers récupérés par la " pédagogie bancaire ", comme disait Paolo Freire. C'est sur ce terrain-là qu'il faut travailler si nous ne voulons pas laisser les " barbares " dériver et l'école se vider de toute substance : l'école ne trouvera le chemin du désir d'apprendre que si elle se donne explicitement la mission de transmettre une culture universelle qui reconstitue la chaîne généalogique et restaure la filiation de " l'humain ". Non point en arrachant les cultures vernaculaires pour imposer au forceps une culture scolaire standardisée. Mais en s'attachant à ce qui, dans les cultures qui s'expriment, résonne en chacun, touche aux invariants de l'humain et relie un être singulier à ses semblables. Aucune renonciation dans cette démarche, bien au contraire. Une exigence forte qui articule l'intime et l'universel. Car c'est bien là l'enjeu de toute éducation. On n'aide pas un homme à se construire en l'obligeant à renoncer à son histoire et à ce qui, au plus intime de lui-même, nourrit son désir. Mais on ne l'aide pas, non plus, à se construire en le privant de ce qui peut donner forme à son désir, l'inscrire dans l'histoire des hommes, le relier aux autres dans une filiation ou trouvent place les " grandes oeuvres ", les questions fondamentales de la science, les créations les plus marquantes de l'histoire humaine : Lascaux et le calcul infinitésimal, les cartes au trésor et la déclaration des droits de l'homme, Homère et Einstein, Marco Polo et Mozart... Pestalozzi peut-être ? Philippe MEIRIEU, "Ce que l'école doit réinventer", Le Monde l'éducation, numéro spécial Le bilan du siècle, juillet-août 2000.
V. LES SCIENCES ET LA CULTURE
1) La culture scolaire à l'âge des sciences, des techniques et de la consommation "De façon générale, l'humanisme ne constitue plus le cadre de référence unique des systèmes d'éducation en Occident… La culture des humanités devaient être intégrée à un concept plus large de culture et de formation, mieux adapté aux impératifs économiques de l'heure et plus sensible aux réquisits de la culture scientifique et technique…" Mesurons néanmoins le risque de laisser l'éducation "au seul jeu de consommation des connaissances" : "En bout de piste, il serait à craindre une planification tout externe des programmes en fonction d'indicateurs très complexes, où cohabiteraient des connaissances éparses, le plus souvent sans liens entre elles, tenant lieu de substitut factice à une culture mieux intégrée… Dans le contexte de compétition économique que l'on ne cessez de rabâcher sur tous les tons, l'éducation peut-elle encore être autre chose qu'une simple partie du système de la consommation généralisée, n'ayant pour seule logique, toujours plus extrinsèque à elle-
922 même, que de répondre à la demande d'une formation pertinente et spécialisée en fonction des exigences et des caprices d'un marché du travail de plus en plus aléatoire ?" Denis SIMARD, "L'éducation peut-elle être encore une "éducation libérale" ?", Revue française de pédagogie, INRP, n° 132, juillet/août/septembre 2000, p. 36.
2) De l'instruction scientifique à la culture scientifique Tant qu'il s'agissait de ce que j'ai appelé par commodité l'instruction scientifique, nous demeurions en pays assez familier. Pédagogiquement et philosophiquement. Philosophiquement, nous nous rattachions encore d'une certaine façon à la philosophie des Lumières : conviction de l'émancipation individuelle et collective par et dans la science, progrès de l'esprit et de la civilisation dans et par les conquêtes de la science, maîtrise technique et politique de notre destin grâce aux sciences. Dans cette perspective, instruire, transmettre le savoir scientifique, c'est aussitôt éduquer selon des valeurs. Ce message de Condorcet vient jusqu'à nous et légitime l'éducation scientifique, parée de toutes les vertus de l'émancipation et de la citoyenneté éclairée. Il en va différemment si j'envisage l'éducation aux sciences sous l'angle de la culture scientifique. Nous ne sommes plus alors au cœur de la modernité triomphante, mais déjà installés sur son versant critique. Nous sommes si l'on veut du côté d'une postmodernité hésitante : alors nous n'envisageons plus les sciences comme des disciplines, mais comme des faits de société et de culture. Et nous devons commencer par en prendre acte : les sciences ne sont plus seulement des savoirs qu'ils faut transmettre, des modes de pensée qu'il faut développer, des valeurs qu'il convient de promouvoir, bref, les moyens de l'émancipation et du progrès. Les sciences sont devenues notre monde, notre environnement, la terre une planète sur laquelle nous sommes tous embarqués. Les sciences et les techniques sont à présent notre destin : pas seulement nos solutions, mais aussi notre problème. Nous avons à apprendre à vivre avec, apprendre à décider, apprendre à gérer, apprendre à choisir (selon quelles valeurs ? Quelle philosophie ? Quelle éthique ? Quels buts ?). Nous avons à construire et tenter de maîtriser notre avenir selon les pouvoirs que les sciences et les techniques ont placés entre nos mains et nos intelligences. Eduquer aux sciences, c'est aussi dorénavant cela : tel est le nouveau chantier, le nouveau front, le nouvel enjeu de l'éducation. C'est un chantier ouvert et neuf, pour lequel je me contenterai de proposer quelques repères. On peut commencer d'y réfléchir en soulignant un paradoxe : hégémoniques dans la civilisation, et dans la hiérarchie des disciplines scolaires, les sciences et les techniques n'ont pas ou guère d'existence culturelle. D'une certaine façon, la culture scientifique n'existe pas : elle est à inventer ! C'est ce qu'affirme par exemple Jean-Marc Lévy Leblond. Quels romanciers, quels poètes, quels cinéastes, peintres, ont su trouver dans la vie des sciences leur inspiration, un imaginaire ? Et quelle place ont-ils trouvée, ceux-là, dans la culture scolaire ? Le Galilée de Bertolt Brecht n'est pas le grand classique de la culture contemporaine qu'il devrait être. Non seulement la coupure intervenue au 19ème siècle dans la culture et dans la formation des hommes s'est aggravée, mais nous n'avons souvent qu'une culture hémiplégique. Les conséquences de cette absence et de cette indigence ne sont pas minces. D'abord sur le plan de la formation intellectuelle. En guise de culture scientifique, l'opinion moderne oscille
923 entre le scientisme et l'obscurantisme. Tantôt elle paraît s'en remettre à l'image d'une science toute puissante, maîtresse de la vie et de la mort, comme on le voit à l'occasion de quelque Téléthon célébrant les noces positivistes de la science, de l'argent, et du cœur ; tantôt elle cède à tous les obscurantismes, à la prolifération de toutes les croyances, de tous les occultismes et illuminismes. Besoin de croire, dira-t-on, de réenchanter le monde. Mais qui ne voit que l'image dominante de la science n'enraye nullement l'irrationalisme ? L'anti-science même s'en nourrit. Que sont la peur incontrôlée, le rejet des sciences et des techniques qui peuvent un moment venir balayer tout le reste, sinon la pure inversion, une sorte de négatif de la toute puissance accordée ? La science, en raison de son succès même, est exposée à une déviation mythologique, cesse d'être un objet de raison pour devenir objet de foi ou d'épouvante. L'absence d'une vraie culture scientifique touche également le domaine politique. Le lien entre la science et la démocratie, pourtant originaire et fondateur, s'est distendu, s'efface, et bientôt s'inverse. La science menace-t-elle la démocratie, s'interroge-t-on ? "L'homme en danger de science", titrait une livraison de la revue Manière de voir. Deux dimensions du problème peuvent être distinguées. La première concerne l'exercice de la citoyenneté comme capacité de décisions et de choix délibérés. Quand tant de choix pourtant politiques sont tributaires du développement des sciences et des techniques, comment faire le partage, comment décider, comment retrouver le politique sous le scientifique ? La seconde dimension engage la citoyenneté et le destin de la démocratie de façon peut-être plus profonde. L'idéal scientiste d'une maîtrise totale tend à s'étendre aux choses politiques. Dans une sorte de triomphe posthume du positivisme, notre société, qui se veut de plus en plus rationnelle, rongée par la technocratie, en vient à confondre ses idéaux démocratiques et la rationalité scientifico-technique. Impossible enfin de discuter ce que devrait être une éducation scientifique sans prendre en compte ce qu'avaient longtemps dissimulé l'optimisme des Lumières puis l'ambition positiviste : l'impossibilité de réduire les valeurs aux faits. C'est l'une des grandes leçons d'un siècle du règne planétaire des sciences et des techniques. Nos sociétés redécouvrent l'éthique au cœur même des pouvoirs sur les faits que les sciences et les techniques donnent aux hommes ; nous savons désormais, comme l'écrit Edgar Morin, que "conscience sans science et science sans conscience sont mutilées et mutilantes" Nous avons appris que "les deux dieux" que sert la science, le premier dieu, "celui de l'éthique de la connaissance, qui exige que tout soit sacrifié à la soif de connaître", et le second dieu, "le dieu de l'éthique civique et humaine", "ne sont pas seulement complémentaires, mais encore antagonistes". Quels remèdes ? De quelle culture scientifique avons-nous besoin ? Comment la produire et la diffuser ? Que doit alors être l'éducation scientifique scolaire ? Car l'éducation scolaire a bien ici un rôle capital à jouer. L'édification d'une vraie culture scientifique passe par le déboulonnage de cette idole scientiste, que l'enseignement a largement contribué à dresser. Il est grand temps de redonner aux sciences et aux techniques toutes leurs dimensions et leur place dans la culture et la civilisation, dans l'histoire sociale, politique, religieuse, dans l'aventure humaine. En regardant dès l'école la science comme une entreprise, une production humaine et sociale (mettre fin au "dogme de L'Immaculée conception de la Science !", comme le réclame plaisamment Pierre Thuillier), historiquement et géographiquement située, comme un réseau social d'hommes et d'institutions, d'appareils, de capitaux, de flux d'informations ; en s'efforçant de combler le décalage entre la réalité vivante et prosaïque des sciences et leur image publique ; en restituant à la pensée scientifique sa vraie dimension d'aventure, de spéculation, de tâtonnement, de risque intellectuel ; en favorisant la réappropriation critique
924 de la rationalité scientifique. Qui ne voit que dans cette refondation de la culture générale l'ensemble des disciplines d'enseignement se trouve convoqué ? Il est de même nécessaire de se préoccuper dès l'école de la réappropriation culturelle des sciences et des techniques. "Mettre la science en culture" : réappropriation historique, sociologique, anthropologique, littéraire, cinématographique, théâtrale, romanesque, picturale, etc., dans les musées scientifiques, bien sûr, mais aussi par le dialogue des sciences et des arts, mais aussi par les pratiques sociales, les loisirs, l'imaginaire… L'imaginaire des sciences fait partie de la culture scientifique. Il faut enfin dès l'école se préoccuper de la réappropriation citoyenne des sciences et des techniques ; mettre la question de la techno-science et de sa maîtrise au cœur de la citoyenneté contemporaine. Pareille refondation ne va pas de soi, et il ne faut pas méconnaître les difficultés et les risques. L'attention à la culture scientifique, et au fond la reconnaissance de la nécessaire vulgarisation qu'elle enveloppe, pourrait enfermer l'ambition d'instruire dans un rôle mineur, si l'on n'y prenait garde. Attention donc à la "gadgétisation", au rabattement de l'instruction et du savoir sur le loisir ! Ce serait renoncer, réserver à quelques-uns les privilèges d'une vraie maîtrise, celle qui procède des savoirs. Oui à la nécessaire culture scientifique générale, mais dès lors qu'elle a pour fond ou arrière-plan et pour tous une authentique et ambitieuse instruction scientifique. Instruction scientifique et culture scientifique, indissociables, doivent alors, et dans toutes leurs dimensions, être engagées ensemble dès les premiers degrés de l'enseignement. Cette exigence touche nécessairement à la conception des programmes et des paliers et degrés d'enseignement, à leur articulation : missions du premier degré ? Du collège ? Du Lycée ? Elle exclut par exemple de réserver au premier degré une initiation seulement méthodologique, ou de reporter au terme du second degré les implications politiques et éthiques. Alain KERLAN, in KERLAN A., DEVELAY M., LEGRAND L., FAVEY E., Quelles école voulons-nous ? Dialogue sur l'école avec la Ligue de l'enseignement, Paris, ESF, 2001.
VI. SAVOIRS ET DEMOCRATIE 1) Ce qui vaut la peine d'être enseigné Olivier Reboul, dans une formule devenu célèbre a bien exprimé l'alliance intime de la culture enseignée et de la démocratie. Nous partirons donc de là : "Vaut la peine d'être enseigné ce qui unit, et ce qui libère. Ce qui unit : oui, ce qui vaut la peine d'être enseigné est ce qui intègre chaque individu, d'une façon ou d'une autre, à une communauté aussi large que possible… Ce qui libère, tel est le second critère. Car enfin, qu'y a-t-il de commun entre les diverses disciplines, entre l'éducation physique, technique, artistique, intellectuelle, et même entre les diverses branches de celle-ci, la scientifique et la littéraire ? Précisément cela". Olivier REBOUL, La philosophie de l'éducation, Paris, PUF, 1989.
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2) Les savoirs et la démocratie dans l'école postmoderne Néanmoins, le monde postmoderne nous enjoint de repenser ce lien fondateur de l'école. C'est à quoi s'essaie l'article qu'on pourra lire en annexe Voir annexe Alain KERLAN, "Les savoirs et la démocratie dans l'école postmoderne", Educations n° 17, 1999.
VII. L'ART ET L'EDUCATION ESTHETIQUE : UN NOUVEAU PARADIGME ? 1) La place nouvelle de l'art à l'école On amorcera, pour finir, une réflexion sur un phénomène très caractéristique au sein de l'éducation contemporaine : la place qu'on tend à y faire à l'art et aux "pratiques culturelles". Le développement des activités artistiques et des pratiques culturelles au sein du système éducatif, l'importance croissante que lui accordent en France, et ailleurs, les politiques éducatives et les acteurs de l’école, constituent sans aucun doute l’un des traits les plus remarquables des deux dernières décennies.Il s'agit d'un mouvement dont on peut penser qu’il déborde un simple enjeu disciplinaire, dont le sens et la portée vont au-delà de la reconnaissance dans l'école de disciplines ou de contenus d'enseignement longtemps tenus à l'écart ou bien minorés, ou encore d'un simple rééquilibrage des curricula.. L'École désormais commence à intégrer ce qu’elle tendait à écarter par nature et par principe, ou du moins ce qu’elle contenait avec la plus grande vigilance ; elle s'ouvre sur le Musée et l'ensemble des lieux institués de la culture ; les artistes et les créateurs entrent dans la classe. De son côté, le Musée et les institutions culturelles se tournent vers L’école, et plus largement développent en direction de tous les publics un service pédagogique devenu une part de leur identité. Au point que l'on peut supposer que la forme scolaire et les formes culturelles s'interpénètrent. La "mise en culture" des arts, des sciences et des techniques passe par cette rencontre, qui dessine le nouveau visage de l’école. 2) L'éducation esthétique comme éducation de l'humanité. L'œuvre de Schiller Bref, beaucoup d'espoir sont aujourd'hui investis dans l'éducation esthétique comme éducation de l'humanité. Cette ambition fut à l'extrême fin du 18ème siècle celle du poète et philosophe SCHILLER. La lecture de ses Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme peut éclairer notre présent. "C'est par la beauté qu'on arrive à la liberté". SCHILLER.
LETTRE II. Mais cette liberté que vous m'accordez, n'en pourrais-je point faire un meilleur usage que d'appeler votre attention sur le théâtre de l'art? N'est-il pas au moins intempestif d'aller à la recherche d'un code pour le monde esthétique alors que les affaires du monde moral présentent un intérêt bien plus immédiat, et que l'esprit d'examen philosophique est si
926 vivement excité par les circonstances actuelles à s'occuper de la plus accomplie de toutes les oeuvres d'art, l'édifice d'une véritable liberté politique? Je serais fâché de vivre dans un autre siècle et de lui avoir consacré mes travaux. 0n est citoyen du temps aussi bien que de l'État ; et, si l'on trouve inconvenant et même illicite de se mettre en dehors des moeurs et des habitudes du cercle dans lequel on vit, pourquoi serait-ce moins un devoir d'écouter la voix du siècle, de consulter le besoin et le goût de son temps dans le choix de sa sphère d'activité? Cette voix du siècle, il faut le dire, ne paraît nullement se prononcer en faveur de l'art, de celui du moins qui sera l'objet exclusif de mes recherches. Le cours des événements a donné au génie du temps une direction qui menace de l'éloigner de plus en plus de l'art de l'idéal. Cet art doit abandonner le domaine du réel, et s'élever avec une noble hardiesse au-dessus du besoin : l'art est fils de la liberté et il veut recevoir la loi, non de l'indigence de la matière, mais des conditions nécessaires de l'esprit. Aujourd'hui cependant c'est le besoin qui règne et qui courbe sous son joug tyrannique l'humanité déchue. L'utile est la grande idole d l'époque, toutes les forces s'emploient à son service, tous les talents lui rendent hommage. Dans cette balance grossière le mérite spirituel de l'art n'est d'aucun poids, et, privé de tout encouragement, il disparaît du marché bruyant du siècle. Il n'est pas jusqu'à l'esprit d'investigation philosophique qui n'enlève à l'imagination une province après l'autre, et les bornes de l'art se rétrécissent à mesure que la science agrandit son domaine. Pleins d'attente, les regards du philosophe comme de l'homme du monde se fixent sur la scène politique où se traitent aujourd'hui, on le croit du moins, les grandes destinées de l'humanité. Ne point prendre part à ce colloque général n'est-ce point trahir une indifférence coupable pour le bien de la société ? Autant ce grand procès touche de près, par sa matière et ses conséquences, tout ce qui porte le nom d'homme, autant il doit, par la forme des débats, intéresser particulièrement quiconque pense par soi-même. Une question à laquelle on ne répondait jadis que par le droit aveugle du plus fort, est portée maintenant, à ce qu'il semble, devant le tribunal de la raison pure. Or, tout homme capable de se placer au centre de la société humaine et d'élever son individualité à la hauteur de l'espèce, peut se considérer comme assesseur dans ce tribunal de la raison ; et d'un autre côté, en tant qu'homme et citoyen du monde, il est en même temps partie au procès, et, à ce titre, se voit intéressé, d'une manière plus ou moins directe, à l'issue des débats. Ce n'est donc pas seulement sa propre cause qui se décide dans ce grand litige : le jugement doit en outre être rendu d'après des lois, qu'en qualité d'être raisonnable il a la capacité et le droit de dicter. Qu'il serait attrayant pour moi d'examiner un pareil sujet avec un homme qui unit les lumières du penseur à l'âme libérale du cosmopolite, et de remettre la décision à un coeur qui se consacre avec un noble enthousiasme au bien de l'humanité ! Que je serais agréablement surpris de pouvoir, malgré la différence de position, malgré cette grande distance qui nous sépare et que les rapports du monde réel rendent nécessaire, me rencontrer dans le même résultat, sur le terrain des idées, avec un esprit libre de préjugés, comme le vôtre ! Si je résiste à cette tentation séduisante, et donne le pas à la beauté sur la liberté, je crois pouvoir justifier cette préférence, non seulement par mon penchant personnel, mais par des principes. J'espère pouvoir vous convaincre que cette matière est beaucoup moins étrangère au besoin qu'au goût du siècle, et, bien plus, que pour résoudre pratiquement le problème politique, c'est la voie esthétique qu'il faut prendre, parce que c'est par la beauté qu'on arrive à la liberté. Mais cette
927 démonstration exige que je vous remette en mémoire les principes sur lesquels en général se règle là raison dans une législation politique. SCHILLER, Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme (1795)
LETTRE XXVII. Ne craignez rien pour la réalité et la vérité, lors même que l'idée élevée de l'apparence esthétique que je posais dans ma dernière lettre , deviendrait générale. Elle ne le deviendra pas tant que l'homme sera encore assez peu cultivé pour pouvoir en abuser, et, si elle devenait générale , cela ne pourrait être que l'effet d'une culture qui rendrait en même temps tout abus impossible. La poursuite de l'apparence indépendante demande plus de force d'abstraction, de liberté de coeur, d'énergie de volonté, qu'il n'en faut à l'homme pour se renfermer dans la réalité, et il est nécessaire qu'il ait déjà laissé celle-ci derrière lui, s'il veut atteindre à l'apparence esthétique. Dès lors, quel mauvais calcul ne ferait pas celui qui prendrait le chemin de l'idéal pour s'épargner celui de la réalité ! Ainsi donc, la réalité n'aurait pas grand'chose à redouter de l'apparence, telle que nous l'entendons; mais, en revanche, l'apparence n'en aurait que plus à craindre de la réalité. Enchaîné à la matière longtemps l'homme fait servir l'apparence à ses desseins, avant de lui reconnaître une personnalité propre dans l'art de l'idéal. Pour en venir là, il faut qu'il subisse dans sa manière de sentir une révolution complète, sans laquelle il ne se trouverait pas même sur la voie de l'idéal. En conséquence, partout où nous découvrons chez l'homme les indices d'une estime libre et désintéressée pour la pure apparence, nous pouvons conclure que cette révolution a eu lieu dans sa nature, et que l'humanité a vraiment commencé en lui. On trouve déjà des indices de ce genre dans les premières et grossières tentatives qu'il fait pour embellir son existence, même au risque de l'empirer dans ses conditions matérielles. Dès qu'en général il commence à préférer la forme au fond, et à risquer la réalité pour l'apparence (mais il faut qu'il la reconnaisse pour telle), les barrières de la vie animale tombent, et il se trouve entré dans une voie qui n'a point de fin. Non content de ce qui suffit à la nature et de ce qu'exige le besoin, il demande le superflu ; d'abord, à la vérité, rien qu'un superflu de matière, pour cacher au désir les limites qui lui sont posés, et pour assurer la jouissance au delà du besoin présent ; mais, plus tard, il veut une surabondance dans la matière, un supplément esthétique, pour satisfaire aussi à l'impulsion formelle, pour étendre la jouissance au-delà de tout besoin. En amassant des provisions, simplement pour un usage ultérieur, et en en jouissant d'avance par l'imagination, il franchit, à la vérité, les limites du moment actuel, mais sans franchir celles du temps en général: il jouit davantage, il ne jouit pas autrement. Mais, dès qu'il fait entrer aussi la forme dans ses jouissances, qu'il tient compte des formes des objets qui satisfont, ses désirs, il n'a pas seulement accru son plaisir en étendue et en intensité, mais encore il l'a ennobli quan tau mode et à l'espèce. Sans doute, même à l'être irraisonnable, la nature a donné au-delà du besoin ; elle a fait briller jusque dans les ténèbres de la vie animale une lueur de liberté. Quand la faim ne ronge pas le lion et qu'aucune bête féroce ne le provoque au combat, sa vigueur oisive se crée elle-même un objet : plein d'ardeur, il remplit de ses rugissements terribles le désert retentissant, et la force exubérante jouit d'elle-même en se déployant sans but. L'insecte voltige, joyeux de
928 vivre, dans un rayon de soleil, et ce n'est certainement pas le cri du désir qui se fait entendre dans le chant mélodieux de l'oiseau. Incontestablement, il y a liberté dans ces mouvements… Au milieu de l'empire formidable des forces, et de l'empire sacré des lois, l'impulsion esthétique formelle crée insensiblement un troisième et joyeux empire, du jeu et de l'apparence, où elle délivre l'homme des chaînes de toutes ses relations, et le débarrasse de tout ce qui s'appelle contrainte tant au physique, qu'au moral. Si dans l'État dynamique des droits les hommes se rencontrent et se heurtent mutuellement comme forces, si dans l'État moral (éthique) des devoirs l'homme oppose à l'homme la majesté des lois et enchaîne sa volonté : dans le domaine du beau, dans l'État esthétique , l'homme ne doit apparaître à l'homme que comme forme, que comme objet d'un libre jeu. Donner la liberté par la liberté est la loi fondamentale de cet État. L'État dynamique ne peut que rendre la société simplement possible, en domptant la nature par la nature ; l'État moral (éthique) ne peut que la rendre moralement nécessaire, en soumettant la volonté individuelle à la volonté générale ; seul, l'État esthétique peut la rendre réelle, parce qu'il exécute par la nature de l'individu la volonté de l'ensemble. Si déjà le besoin force l'homme d'entrer en société, et si la raison grave dans son âme des principes sociaux, c'est la beauté seule qui peut lui donner un caractère social: le goût seul porte l'harmonie dans la société, parce qu'il crée l'harmonie dans l'individu. Toutes les autres formes de perception divisent l'homme, parce qu'elles se fondent exclusivement, soit sur la partie sensible, soit sur la partie spirituelle de son être; ce n'est que la perception du beau qui fait de lui un tout, parce qu'elle demande le concours de ses deux natures. Toutes les autres formes de communication divisent la société, parce qu'elles s'adressent exclusivement, soit à la réceptivité, soit à l'activité privée de ses membres, et, par conséquent, à ce qui distingue les hommes les uns des autres : seule, la communication esthétique unit la société, parce qu'elle s'adresse à ce qu'il y a de commun dans tous ses membres. Nous ne goûtons les plaisirs des sens qu'en tant qu'individus, sans que l'espèce qui nous est immanente y ait part : nous ne pouvons dès lors donner un caractère général à nos plaisirs physiques parce que nous ne pouvons généraliser notre individu. Les plaisirs de la connaissance, nous les goûtons uniquement comme espèce et en écartant avec soin de nos jugements toute trace d'individualité : nous ne pouvons, en conséquence, généraliser nos plaisirs rationnels, parce que nous ne pouvons exclure des jugements d'autrui comme des nôtres les traces d'individualité. C'est le beau seul que nous goûtons tout à la fois comme individus et comme espèce, c'est-à-dire comme représentants de l'espèce. Le bien sensible ne peut faire qu'un heureux, parce qu'il se fonde sur l'appropriation, qui entraîne toujours une exclusion avec elle - et même, cet heureux ne peut l'être que partiellement, parce que la personnalité ne prend point part à ce bien. Le bien absolu ne peut rendre heureux qu'à des conditions qu'on ne peut supposer généralement ; car la vérité ne s'acquiert qu'au prix du renoncement, et il faut un coeur pur pour croire à une volonté pure. Le beau seul rend tout le monde heureux, et tous les êtres, tant qu'ils ressentent sa magique influence, oublient les limites où ils sont renfermés. Nul privilège, nul despotisme n'est toléré aussi loin que s'étend l'empire du goût et de la belle apparence. Cet empire s'élève jusqu'à la région où la raison domine avec une absolue nécessité et où cesse toute matière, et il descend jusqu'à celle où l'impulsion naturelle exerce son aveugle contrainte et où la forme ne commence pas encore. Même à cette limite extrême où le pouvoir législatif lui est ravi, le goût ne se laisse point arracher le pouvoir exécutif. Il faut que la convoitise insociable renonce à son égoïsme, et que l'agréable, qui d'ordinaire ne charme que les sens, essaye même sur, les esprits les séductions de la grâce. Il faut que la voix
929 sévère de la nécessité, le devoir, modifie ses formules de reproche, que la résistance seule légitime, et qu'il honore la nature docile, par une plus noble confiance. Arrachant la connaissance aux mystères de la science le goût la produit au grand jour du sens commun, et fait du patrimoine des écoles le bien commun de l'espèce humaine tout entière. Dans le domaine du goût, le génie même le plus puissant doit abdiquer sa grandeur et descendre familièrement jusqu'à la naïveté enfantine. Il faut que la force se laisse enchaîner les Grâces, et que le fier lion obéisse au frein d'un Amour. En retour, le goût étend sur le besoin physique, qui, sous sa forme nue, blesse la dignité d'esprits libres, son voile adoucissant, et, par une aimable illusion de liberté, il nous cache l'affinité déshonorante de ce besoin avec la matière. Sur les ailes du goût, l'art mercenaire qui rampait dans la poudre prend lui-même son essor, et, touchées de sa baguette magique, tombent à la fois les chaînes des êtres vivants et des êtres inanimés. Dans l'Etat esthétique, chacun, jusqu'à l'instrument subordonné, jusqu'au serviteur, est libre citoyen, ayant les mêmes droits que le plus noble, et l'intelligence, qui ailleurs courbe violemment sous son joug la masse patiente pour la faire servir à ses fins, doit ici demander son assentiment. Ici donc, dans la sphère de l'apparence esthétique, est accompli cet idéal d'égalité que le rêveur enthousiaste aimerait tant à voir réaliser aussi dans le domaine des faits ; et, s'il est vrai que le bel et bon ton se développe le plus tôt et le plus complètement dans le voisinage du trône, il faudrait, ici encore, reconnaître la bonté de la Providence qui souvent ne semble borner l'homme dans la réalité que pour le pousser dans un monde idéal. Mais cet État que nous nommons de la belle apparence, existe-t-il, et où le trouver ? Il existe, quant au besoin et à l'aspiration, dans toute âme douée de sentiments délicats ; en fait, comme l'Église pure, la république pure, on pourrait tout au plus le trouver dans un petit nombre de cercles choisis où, conservant son originalité, l'on prend pour règle de sa conduite la belle nature et non une fade imitation des moeurs étrangères où, marchant à travers les relations les plus complexes avec une hardie simplicité et une calme innocence, l'homme n'a besoin, ni de léser la liberté d'autrui pour maintenir la sienne, ni de dépouiller sa dignité pour montrer de la grâce. SCHILLER, Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme (1795)
L'utopie de l'art, une utopie nécessaire
Une autre version de l'utopie de l'art consiste à radicaliser l'affirmation kantienne des ressources coinmunicationnelles du libre jeu de l'entendement et de l'imagination dans l'expérience esthétique. C'est ce que fait Schiller dans ses Lettres sur l'éducation esthétique de l'humanité rédigées de septembre 1794 à juin 1795 et publiées en 1795. Schiller y diagnostique deux extrêmes de la dépravation humaine, - la grossièreté des instincts dans les classes inférieures et le relâchement des classes supérieures : "Ainsi voit-on l'esprit du temps hésiter entre la perversion et la sauvagerie, entre l'éloignement de la nature et la seule nature, entre la superstition et l'incrédulité morale, et seul l'équilibre du mal lui assigne quelquefois des limites". Si l'on donne aux classes inférieures la liberté politique, elles en feront un abus anarchique, mais si les classes supérieures se soumettent à une législation commune, les derniers restes de
930 spontanéité naturelle seront étouffés. Il faut donc ennoblir les caractères. Telle sera la tâche de l'art. S'adressant à l'artiste, Schiller écrit : "C'est en vain que tu livreras assaut à leurs maximes, que tu condamneras leurs actes ; mais ta main d'artiste peut essayer de les prendre par leur désoeuvrement. Chasse de leurs plaisirs l'arbitraire, la frivolité, la rudesse, et insensiblement tu les banniras aussi de leurs actes, enfin de leurs sentiments. En quelque lieu que tu les trouves, entoure-les de formes nobles, grandes, pleines d'esprit, environne-les complètement des symboles de ce qui est excellent, jusqu'à ce que l'apparence triomphe de la réalité et l'art de la nature". Il ne s'agit plus de pratiquer une propagande mais de favoriser l'éducation et le raffinement, de créer les conditions esthétiques d'une culture de l'âme et de la civilisation de l'humanité. Au terme de la réflexion, Schiller en vient à dépasser l'État dynamique des droits et l'Etat éthique des devoirs par l'Etat esthétique des relations belles "qui accomplit la volonté de tous par le moyen de la nature des individus ". Le goût met alors de l'harmonie dans la société parce que l'harmonie est désormais dans les individus : "Seules les relations fondées sur la beauté unissent la société, parce qu'elles se rapportent a ce qui est commun à tous." Malgré le caractère utopique qu'il lui reconnaît encore, Schiller décrit ainsi l'État esthétique, qui paraît véritablement accomplir le programme kantien : "Dans l'État esthétique, tout le monde, le manoeuvre lui-même qui n'est qu'un instrument, est un libre citoyen dont les droits sont égaux à ceux du plus noble, et l'entendement qui plie brutalement à ses desseins la masse résignée, est ici mis dans la nécessité de lui demander son assentiment. Ici donc, dans le royaume de l'apparence esthétique, l'idéal d'égalité a une existence effective, lui que les illuminés aimeraient tant voir réalisé dans son essence même." J'ai consacré ces développements à Kant et à Schiller parce qu'ils montrent que l'utopie de l'art se présente dans son noyau conceptuel le plus pur comme une utopie de communication et de civilisation. Elle est, qui plus est, indissociable du souci de l'aptitude à la liberté et à l'égalité postulée par l'utopie citoyenne. L'expérience esthétique est, dans ces conditions, ce qui garantit l'unité du monde humain, la sociabilité, et elle vient étayer et redoubler l'égalité citoyenne par ailleurs posée. Il n'est donc nullement question que l'art apporte la préfiguration d'un monde transfiguré, changé, révolutionné, ou anticipe cette transformation : il est, au sein de ce monde même, ce qui permet l'accomplissement des promesses de la citoyenneté. Il est lui-même transformation en tant que principe de transformation de l'humanité, principe d'humanisation. C'est bien après Hegel, en relation notamment avec les utopies socialistes du travail et, plus encore, le mirage de la technique et de la machine, que l'utopie de l'art imputera à l'art non seulement une fonction de communication et de civilisation - de sociabilité dit Kant -, mais une fonction d'anticipation d'un monde transfiguré. Même les mages et prophètes romantiques des années 1830, avec lesquels apparaît la notion d'avant-garde, annoncent encore cette réconciliation esthétique de l'homme avec son humanité qui est le prélude à un monde nouveau mais pas ce monde nouveau lui-même. L'État esthétique ressemble, en fait, plus au domaine de Clarens de La nouvelle Héloïse, ou au monde de la belle âme hégélienne qu'au monde futuriste du ProOUne (Projet d'affirmation-fondation du nouveau) de Lissitzky des années 1920. La dimension de transformation sociale viendra tardivement. De ce point de vue, d'ailleurs, c'est toute une "histoire sainte" du modernisme qui doit être remise en cause : l'art pour l'art pose la question de la communication démocratique, pas celle de la transfiguration du social, qui ne peut être que politique.
931 Yves MICHAUD, La crise de l'art contemporain, Paris, PUF, 1997, pp. 238-241.
********** Annexe LES SAVOIRS ET LA DÉMOCRATIE DANS L’ÉCOLE POSTMODERNE Alain KERLAN ISPEF, Université Lumière Lyon 2
L’inversion de la relation entre le vivre et l’apprendre est dans l’air : la fin de la croyance à l’éducation, la fin de la scolastique européenne.
Peter SLOTERDIJK, Kritik der zynischen Vernunf, 1983.
La démocratie a quelque chose à voir avec la transmission et le partage des savoirs. Telle est, brièvement résumée, l’évidence sur laquelle s’appuient notre foi pédagogique et notre certitude politique. Il faut donc partir de là. Savoir versus démocratie ? L’intention qui anime les réflexions qui suivent – en dépit de la référence un peu encombrante du titre à la postmodernité ! – n’est pas de faire chorus au discours contemporain et désenchanté de dévalorisation des savoirs. Il y a cependant, dans le domaine de l’éducation, un devoir de pensée, comme on dit un devoir de mémoire, à ne pas se contenter de l’évidence de la " valeur " démocratique des savoirs. Les savoirs sont des biens, et tout le sens de l’école et de l’éducation tient dans cette équation, soit. Mais il faut alors tenter de comprendre de quels biens il s’agit, et en quoi les savoirs sont des biens, du point de vue de l’exigence démocratique. Savoirs et démocratie sont unis, fort bien. Mais il faut tenter d’expliciter la nature de cette liaison, de comprendre ce qu’elle exige et ce qu’elle engage. D’ailleurs, la décision d’interroger l’évidence ne relève pas d’une pure volonté philosophique : d’une certaine façon, elle nous est imposée. L’évidence ne peut masquer combien le lien central et constitutif des savoirs et de la démocratie dans l’école s’est aujourd’hui particulièrement obscurci. Comment en effet pourrait-il demeurer inchangé, quand les savoirs eux-mêmes, l’exercice et les conditions effectives de la démocratie, l’école elle-même, et la société moderne tout entière, sont emportés dans de très profondes mutations ? S’il y a aujourd’hui un devoir de penser l’éducation et l’école, c’est que ces mutations et ces ruptures touchent à ses fondations, à ses fondements.
932 Le lien savoir – démocratie est incontestablement de ceux-là. Il unit par l’école le sort de la démocratie au développement de la civilisation scientifique et technique. Il faut donc l’interroger d’un double point de vue, épistémologique et politique : du point de vue de ce que sont aujourd’hui les savoirs réels – les savoirs scientifiques et techniques, en tout premier lieu, car tel est bien le contenu concret qu’il faut donner à présent à la notion générale de savoir – de leur nature, de leur statut, de leur fonction ; et du point de vue des tâches et des problèmes de la démocratie contemporaine. Deux questions donc, deux dimensions de l’analyse doivent être prises en compte : 1) Etant donné ce que sont les savoirs, la place qui est désormais la leur dans les sociétés contemporaines, dans quelle mesure l’équivalence supposée de la formation scientifique et de la fondation démocratique peut-elle être reconduite ? Doit-elle être révisée ? Quelles en sont les conséquences ? 2) Etant donné ce que sont les enjeux et les tâches de la démocratie aujourd’hui, dans quelle mesure les savoirs constituent-ils la "bonne" réponse ? Ou encore, comme le demandait Alain Renaud (1995, p. 184), " la formation à la science " est-elle bien " la réponse qui convient au défi lancé à la culture par la modernité ", au défi de la démocratisation ? Les dessous d’une équation supposée Au cœur de l’école nous posons donc cette équation : savoir = démocratie. Mais comment la justifions-nous ? 1) Nous l’entendons généralement, dans notre tradition républicaine, comme un écho direct de l’esprit des Lumières, et plus largement comme une mise en œuvre de l’entreprise rationaliste. Nous voulons alors dire que les savoirs en tant que tels émancipent, et instituent le citoyen. Cette conception légitime politiquement l’attachement pédagogique de tout enseignant à la discipline qu’il professe ; elle repose en effet sur l’idée que les connaissances rationnelles sont par elles-mêmes des valeurs formatrices de sujets libres et autonomes. En quoi les connaissances et les savoirs sont-ils ici essentiels à la fondation et au développement de la démocratie ? En ceci qu’ils sont nécessaires à l’émancipation, à l’autonomie du citoyen et à l’exercice éclairé de la citoyenneté, dans tous les domaines où il en va de l’intérêt général, peut-on répondre, dans le sillage de Condorcet et de sa théorie de l’instruction publique. 2) Une seconde façon d’entendre l’équation savoir = démocratie relève d’une pensée sociale critique. L’inégalité dans le partage des savoirs est dénoncée comme l’une des formes et l’un des fondements de l’inégalité sociale et politique, et un déni de démocratie. Nous posons alors l’exigence d’un combat politique et pédagogique pour la démocratie par l’accès aux savoirs, et il s’agit de faire en sorte "que tous aient accès au savoir comme une chose qu’il faut partager de façon égalitaire, qu’il n’y ait pas d’appropriation restreinte, que le savoir ne devienne pas la propriété de quelques-uns pour leur bénéfice exclusif" (Jorge Larrosa, 1999, p. 178). Tel est le contenu de notre principe républicain d’intégration et de promotion par le savoir. Cette seconde conception se trouve au principe de l’engagement dans la lutte contre l’échec scolaire, de l’exigence de démocratisation, et fonde même pour une bonne part l’identité " pratique " des sciences de l’éducation.
933 On notera que ces deux conceptions ne sont pas sur le fond très éloignées. Elles ont en partage de considérer le savoir et sa possession comme un bien, une valeur, une ressource pour la vie et la démocratie. 3) Il existe une troisième conception qui diffère assez nettement des deux premières. Elle insiste moins sur l’émancipation du citoyen que sur la fondation du lien social. Une démocratie a besoin de savoirs partagés parce qu’il lui faut la base de notions communes. Des " catégories ", expliquait Durkheim, ces idées générales dont dépend notre interprétation du réel dans une même société, et pas seulement des " éléments ". Les savoirs qu’enseigne l’école devront donc faire office de ciment intellectuel et de lien affectif, indissociablement. Cette seconde conception est bien plus proche de la philosophie positive que de l’inspiration des Lumières. Sous l’équation savoir = démocratie, il est donc nécessaire de bien distinguer deux modèles éducatifs, deux paradigmes, deux façons de concevoir la fonction politique et sociale des savoirs scolaires. Ils ont été conjugués, confondus ou superposés, dans le compromis entre la philosophie des Lumières et le positivisme, qui fondait jusqu’à présent la légitimité des savoirs scolaires. La conception positiviste dont s’inspira Jules Ferry était déjà une tentative de répondre aux insuffisances de la conception républicaine de Condorcet. Durkheim, après Comte, en dépit ou plutôt en raison même de son engagement pour l’école de la République, n’a eu de cesse d’en dénoncer le rationalisme abstrait et l’individualisme atomisant. L’école du compromis positiviste voudra substituer à la souveraineté du paysan éclairé de Condorcet, non plus ce sujet maître de la chaîne des savoirs, mais le membre d’une société unie dans le partage de la raison commune et de savoirs démontrés des sciences. Ces deux modèles sont encore souvent confondus. Mais il est devenu indispensable de les discerner. D’ailleurs, cette distinction est bien repérable dans le débat contemporain sur les contenus et la réforme des programmes. Parce que le compromis de l’école républicaine vole en éclat, les deux thèses dissociées s’affrontent, et tentent d’autres recompositions. Pour s’en convaincre, qu’on examine de ce point de vue les propos par lesquels Luc Ferry (1995) justifiait les propositions du Conseil national des programmes pour le collège. Elles avaient le mérite d’afficher les principes qui doivent présider à une réorganisation des programmes dans l'école pour tous : il avait paru nécessaire à la commission de " réactiver aujourd’hui l’idéal républicain d’un "socle commun" cohérent de connaissances et de compétences ", de substituer à la juxtaposition des diverses disciplines " des pôles disciplinaires, … de façon que puisse mieux ressortir, contre les replis sur soi et les attitudes chauvines, l’idée d’une culture commune, faite de références partagées " (Luc Ferry, 1995, p. 151). Ou bien qu’on analyse les propositions de la commission présidée par Jacques Fauroux (1996) : en distinguant " les savoirs primordiaux de l’obligation scolaire ", qui peuvent et doivent être effectivement inculqués à tous, de l’enseignement des savoirs disciplinaires, leur interrogation centrale met en doute rien moins que la possibilité et la légitimité de continuer à faire des "savoirs savants" le cœur et le socle de l’école de tous, de l’école diversifiée ! Sur la portée démocratique des savoirs : essai de déclinaison On peut s’entendre sans trop de difficultés sur l’exigence de démocratisation, d’intégration et de promotion par les savoirs. La notion n’engage pas nécessairement une analyse de la nature et de la valeur des savoirs en question. Bien sûr elle la suppose, mais l’accent porte plutôt sur le fait : les savoirs sont des biens sociaux, un " capital culturel ", l’accès et le partage généralisés sont donc essentiels à la démocratie. Les problèmes les plus difficiles –
934 philosophiquement parlant – ne sont pas du côté de la démocratisation de l’enseignement, de l’accès aux savoirs. On peut en effet s’en accorder sans trop se soucier des fondements épistémologiques et politiques, du sens et de la valeur éducative des savoirs scolaires. Les difficultés commencent quand il faut réfléchir à la portée démocratique, éducative, des savoirs, et plus particulièrement des savoirs contemporains, des savoirs de l’âge des sciences et des techniques. C’est qu’il n’est pas si simple, au-delà des formules et des convictions, de donner un contenu précis à l’équation pourtant fondatrice de l’école démocratique. Il est moins aisé qu’il n’y paraît de donner une signification et un contenu explicite à la notion d’instruction, à l’idée de la valeur intrinsèquement formatrice, éducative, des savoirs. Plusieurs niveaux de signification s’y recouvrent. Et sans doute plusieurs conceptions de la culture et de la démocratie. La crise de l’école et des savoirs scolaires fait qu’elles resurgissent et parfois opposent ce qui demeurait plus ou moins bien lié ou confondu dans le compromis scolaire. La clarté du débat nécessaire, comme celle des choix qui s’imposent à présent, gagneraient à les distinguer. Nous pouvons tenter d’en repérer quelques-unes. 1) Un premier noyau de signification s’organise autour de l’idée de sens. Je lui accorde ici la priorité dans la mesure où la revendication du sens est aujourd’hui l’une des toute premières, et largement partagée. Il faut, dit-on, redonner du sens aux savoirs scolaires. La question du sens est bien en effet comme l’a montré Charles Taylor (1992) une question essentielle des démocraties modernes : l’individu n’a plus sa place donnée d’avance dans un ordre social et cosmique préalable. Les savoirs seraient alors, non pas un nouvel ordre octroyé, comme en a rêvé le positivisme, mais des clés pour la construction du sens, pour la compréhension du monde. On parle alors de " repères ", de " système de référence ", ou encore de " matrice " : la " matrice scolaire " devrait fournir des savoirs et des cadres organisateurs, nécessaires pour mettre en ordre des informations par nature proliférantes et décousues, " insignifiantes ". 2) Un premier registre de signification met en avant l’idée de maîtrise. Les savoirs sont des moyens, des instruments de la maîtrise du monde naturel et social, du gouvernement des choses et de soi-même. Se rendre " maître et possesseur de la nature ", selon le fameux programme cartésien, qui est bien le programme de la modernité. Cette conception du savoir est indissociable du projet de la modernité, qui lui donne son souffle et son sens. Il a trouvé avec Condorcet sa forme scolaire. Quels savoirs doivent être enseignés dans l’école de la République ? Des savoirs qui libèrent, des savoirs émancipateurs, des savoirs stratégiques, garants de la conduite des affaires humaines. L’idée du pouvoir émancipateur du savoir relève alors d’une vision du monde propre à la modernité : vision dans laquelle " les individus humains et les sociétés humaines peuvent et doivent être les protagonistes de leur propre devenir en organisant autour d’eux, et par leur propre activité, les significations du monde " (Jorge Larrosa, 1999, p. 193). Vision dont la quête du sens selon la conception précédente marque à l’évidence sinon l’épuisement, du moins le recul. 3) Evoquer le nom de Condorcet suffit à rappeler que dans la maîtrise et l’appropriation des savoirs, dans la diffusion des lumières, il est question des libertés individuelles et politiques dans leur exercice même, dans leur conditions concrètes. Un second niveau de signification a donc pour centre l’idée d’autonomie et d’indépendance, et du même coup la formation de l’esprit critique. Ici, la première instruction est décisive. Elle se doit d’offrir, pose Condorcet, " le triple avantage de renfermer les connaissances les plus nécessaires, de former l’intelligence en donnant des idées justes, en exerçant la mémoire et le jugement ; enfin de
935 mettre en état de suivre une instruction plus étendue et plus complète " (Second Mémoire sur l’instruction publique, pp. 102-103). L’autonomie intellectuelle et l’indépendance conquises sur la base des premiers savoirs sont les clés de toute maîtrise. Un savoir libérateur doit donner des connaissances suffisamment étendues et d’une " utilité générale " telle que chacun " puisse cultiver à son choix et sans maître, celle qu’il veut appliquer à ses besoins, ou vers laquelle sa curiosité l’entraîne " (Troisième Mémoire, p. 153). Les savoirs qui instruisent et éduquent sont donc les savoirs nécessaires pour oser penser par soi-même. On notera au passage que la démocratie inhérente aux savoirs ne tient pas seulement à leur possession (des " repères "), mais aussi et tout autant à la dynamique de l’appropriation et de l’élaboration. 4) La conception de Condorcet s’accommode assez bien d’un statut utilitaire des savoirs. Elle n’oppose pas les besoins et la curiosité, mais passe des uns à l’autre sans rupture, unit sans état d’âme " valeur " et " utilité ". Elle se distingue donc d’une conception héritée de la tradition philosophique, d’inspiration platonicienne, et qui fait des vrais savoirs une véritable ascèse intellectuelle. Ce troisième réseau de signification prend forme autour de l’idée d’universalité, de réflexion universalisatrice. Non pas une universalité visée au cœur de la particularité des cultures, mais obtenue dans la distance et le recul, l’arrachement à l’immédiat, la mise à distance des intérêts et des particularités, des attachements, la transcendance à l’égard des individus particuliers. Il n’y aurait peut-être pas lieu de s’y attarder si cette conception n’était encore vivace dans une certaine incarnation républicaine de l’idéal du philosophe-roi. Elle nourrit la conviction de la valeur intrinsèquement éducative des savoirs et des disciplines dans la culture scolaire du second degré. C’est cela que Durkheim avait en tête lorsqu’il entreprenait de démontrer que les savoirs scientifiques pouvaient faire œuvre d’éducation à leur tour, et prendre le relais des Humanités dans la culture moderne. C’est cela qu’en est venu à signifier le terme de " discipline " : une élévation, une formation de l’esprit par des contenus qui l’éduquent en même temps qu’ils l’instruisent. Non seulement cette vision du rôle éducateur des savoirs de l’universel rompt avec l’utilité et l’intérêt que la conception de Condorcet leur conférait – et que l’école primaire leur a longtemps conférés – mais elle trouve aujourd’hui dans la culture de masse, dans la valeur que la culture des élèves et des individus contemporains accorde aux images, aux sentiments, à l’immédiat, à l’actualité, la figure d’une antithèse systématique. 5) Il faut peut-être distinguer une version humaniste de ce spiritualisme. Alain puis Olivier Reboul l’auront illustrée chacun à sa façon. Le premier dans la conviction que la démocratie est le régime de la raison, et qu’il convient que l’école permette à tous les hommes de se hisser à la hauteur de ce que l’humanité rationnelle produit de plus haut et de plus grand. Le second en posant que le terme de l’éducation et donc la visée des savoirs doit être l’humanité : on éduque l’enfant " pour en faire un homme, c’est-à-dire un être capable de communiquer avec les œuvres et les personnes humaines. Car, au-delà de toutes les cultures, il y a la culture " (1989). 6) L’humanisme d’Olivier Reboul – et il me semble que Louis Legrand peut aussi s’y reconnaître – nous permet, à défaut de prétendre à une énumération exhaustive des conceptions de l’équation savoir = démocratie, du moins de boucler le spectre des significations possibles. Parti de la quête du sens par les savoirs chez l’individu moderne, nous voici en face d’une autre grande préoccupation des démocraties contemporaines : le souci du lien social. Cette conception des savoirs prend un tour résolument anthropologique, et met en avant la notion de culture. Par-delà les savoirs, mais visée au travers des savoirs, il existe une culture qui nous fait semblables et nous permet de communiquer en dépit des
936 différences. Puisque les savoirs sont des valeurs, quelle est donc la valeur de la valeur ? " Qu’est-ce qui vaut la peine d’être enseigné " demandait Reboul ? " Vaut la peine d’être enseigné ce qui unit, et ce qui libère ", répondait-il. La formule est remarquable notamment en ce qu’elle conjugue les deux paradigmes, les deux modèles éducatifs qui sont au fondement de l’idée d’éducation par les savoirs engagés dans notre conception de l’école : " ce qui libère " renvoie bien entendu aux Lumières, et " ce qui unit " reprend l’ambition positiviste. Il faut insister sur ce second pôle, car il me paraît venir aujourd’hui au premier plan, et a le mérite de réinscrire la réflexion sur le rôle de l’école et des savoirs dans le sillage d’une nécessaire philosophie de la culture, de nous obliger à réfléchir à la signification, aux modalités et aux contenus, de ce que je propose d’appeler la reprise éducative et culturelle des savoirs. Philippe Meirieu emprunte cette voie lorsqu’il se fait l’écho des propos d’Olivier Reboul, et insiste sur l’exigence de " donner à tous les élèves le sentiment d’appartenance à une même humanité : la littérature, la poésie ont cette fonction, mais aussi les mathématiques parce que c’est un langage universel " (1999). Il s’agit d’une conception qui voit en tout objet culturel véritable un lien, un pont entre les hommes et les individus. Il faut décidément que la décision comtienne de procéder à une reformulation subjective, anthroplogique, de l’encyclopédie (Alain Kerlan, 1998), touche à un problème de fond pour que la réflexion sur l’éducation et les savoirs en retrouve aujourd’hui la problématique et même certains accents. La démocratie des savoirs à l’épreuve de la postmodernité Répétons le, les significations et les conceptions que nous avons tenté de dégager et d’opposer étaient plus ou moins solidement mêlées dans les idées sur l’école, même lorsqu’elles s’opposaient. Le mérite de la formule d’Olivier Reboul est précisément d’en unir les deux pôles les plus marqués en une seule et même visée. L’ennui est que ce montage ne tient plus, en ce sens que les transformations qui touchent à la nature des savoirs et aux nouvelles exigences de la démocratie ébranlent tout autant le modèle " républicain " que le modèle positiviste, et tendent à dissocier ce que l’idée éducative entend unir. La conception républicaine (Condorcet) a sans doute pour elle la place qu’elle réserve à l’individu, en harmonie sur ce point avec le développement de l’individualisme et des valeurs de l’individu dans le mouvement démocratique contemporain ; mais elle ne peut faire de l’individu un sujet (politique) qu’en posant une raison transparente, une maîtrise rationnelle et une élémentarité bien peu en accord avec l’épistémologie ouverte et dispersée des savoirs postmodernes. La grandeur du portrait du cultivateur éclairé tel que le brosse Condorcet dans son Troisième Mémoire tient aussi à ce que l’unité de culture qu’il propose et le passage naturel et continu qu’il postule des savoirs à la démocratie sont pour nous, postmodernes, des voies définitivement incertaines. De son côté, la conception organique, positiviste (Comte, Durkheim) a l’avantage du souci du lien social, et va en cela au devant des inquiétudes de notre société hantée par la peur de la dislocation et de l’éclatement ; mais elle n’y parvient qu’en assujettissant l’individu à une culture commune peu compatible avec l’individualisme moderne, le multiculturalisme, et exige par ailleurs une reprise encyclopédique des savoirs, hors de portée et même de signification épistémologique. N’en déplaise à Comte, les sciences ne sont pas faites pour l’école !
937 Car c’est bien la question des savoirs scientifiques et techniques, de l’éducation et de la culture dans la civilisation scientifique et technique qu’il convient de poser. L’équation éducative ne repose-t-elle pas sur une épistémologie caduque, une conception des savoirs de moins en moins conforme aux forces et aux valeurs qui portent le développement des savoirs scientifiques et techniques ? Comme le dit très justement Michel Fabre (1994) , " le succès même des sciences peut conduire à occulter la question de leur valeur formatrice ", tant il est vrai que notre " croyance spontanée en cette valeur " vient de ce que nous gardons pour référence une science toute philosophique, la théorie au sens grec, " sans apercevoir le changement fondamental de signification qui l’affecte dans la science moderne ". Comme on le sait, la philosophie a coutume de décrire sous le nom de postmodernité ce changement fondamental. Le mot " postmoderne ", rappelle Jean-François Lyotard, " désigne l’état de la culture après les transformations qui ont affecté les règles des jeux de la science, de la littérature et des arts à partir de la fin du XIXème siècle " (1979). Jean-François Lyotard souligne deux conséquences dont la portée éducative est décisive. En premier lieu, le savoir change de statut. Fin de la vision grecque et classique. Pour nous, pour l’homme d’aujourd’hui, les savoirs se présentent sous la forme des banques de données. Ils sont " devant nous ", plus qu’ils procèdent de nous. Nous ne sommes plus essentiellement des sujets producteurs des savoirs, mais d’abord des utilisateurs qui doivent se repérer dans la forêt inextricable des données, sans jamais prétendre en parcourir toutes les chaînes. " L’encyclopédie de demain ", affirme Lyotard, " ce sont les banques de données. Elles excèdent la capacité de chaque utilisateur. Elles sont "la nature" pour l’homme postmoderne ". C’est sans doute cela, " la société cognitive ". Désormais, le sujet du savoir, en tant qu’homme ordinaire, se trouve mis à distance, déconnecté des connaissances constituées, et cède le pas à l’utilisateur. Jean-François Lyotard parle d’une " forte extériorité du savoir par rapport au "sachant" " et ajoute que " la relation entre le savoir et la société (c’est-à-dire l’ensemble des partenaires, en tant qu’ils ne sont pas des professionnels de la science) s’extériorise ". La seconde conséquence majeure découle de là. Si le rapport au savoir dans la société postmoderne concerne moins le sujet que l’utilisateur, comment le savoir pourrait-il encore éduquer, former le sujet, la personne ? Lyotard formule alors ce pronostic : " L’ancien principe que l’acquisition du savoir est indissociable de la formation (Bildung) de l’esprit et même de la personne, tombe et tombera d’avantage en désuétude ". On mesure la portée du propos : l’analyse postmoderne met en question rien moins que le fondement de notre certitude et de notre conviction éducatives : celles du lien entre l’accès aux savoirs et l’éducation de la personne et du citoyen. Victoire posthume de Jean-Jacques Rousseau ? C’est tout l’édifice d’une société politique basée sur l’équivalence de la fondation démocratique et de la compétence scientifique qui vacillerait sur ses bases, si du moins on ne prend pas acte de la dissociation qu’instaure la postmodernité. *** Il faudrait poursuivre dans l’étude des autres traits dominants de la société postmoderne : la montée des valeurs individualistes et l’installation de ce que Joël Roman nomme " la démocratie des individus ", la valorisation de " la jouissance individuelle des bien et des services " (Lyotard, 1979), le développement des valeurs de la diversité et de la différence, l’éthique de l’authenticité, la culture de l’image et du sentiment, de l’actualité et de
938 l’immédiateté… Nous en avions déjà relevés quelques-uns au passage. Ils ne modifieraient guère le sens du tableau d’ensemble. Je voudrais donc pour terminer faire état de mes hésitations et de mon embarras face aux choix qu’il faut pourtant bien faire. Le divorce de ce qu’on avait coutume d’appeler " l’instruction " et de l’émancipation me paraît aujourd’hui assez largement consommé. L’effondrement des procédures avérées de légitimation et l’incrédulité à l’égard des métarécits dans l’âge postmoderne l’ont prononcé. Le mariage des savoirs et de la formation a du coup bien du plomb dans l’aile ! Je m’étonne même à cet égard que Luc Ferry puisse considérer comme un consensus l’idée d’une " complémentarité entre la transmission des savoirs et l’épanouissement de la personnalité " (1995). L’analyse postmoderne nous enjoint de nous préparer à et pour une école et une démocratie dans lesquelles l’accès aux savoirs et la formation des personnes seront de plus en plus dissociés. Ils me semble que ce monde là est déjà un peu le notre ; les lycéens qu’ont interrogés les enquêtes de François Dubet (1991) ne sont-ils pas installés dans la dissociation ? Mais faut-il l’accepter ? Et que faire ? Je crois qu’il existe deux voies principales, et que nous sommes régulièrement balancés de l’une à l’autre. 1) Ou bien nous devons accepter, assumer et organiser une école bâtie sur un rapport d’appropriation utilitaire et pragmatique avec les savoirs, selon ce rapport " d’extériorité " que diagnostique Jean-François Lyotard. C’est la voie des didactiques et des technologies de la connaissance, de l’instrumentation des didactiques. Et pourquoi pas ? N’avons nous pas chez Condorcet l’exemple d’une appropriation sagement utilitaire ? Je me méfie un peu de " l’appel au sens ". Pourquoi les nouveaux venus dans l’école se verraient-ils imposer le poids exorbitant de l’obligation du sens, de l’assignation au sens, de la métaphysique du sens, de la métaphysique des savoirs, et cela précisément quand les héritiers s’en débarrassent ? La vrai question du sens est peut-être ailleurs, en deçà de ce que Lévi-Strauss appelait " la quête d’un sens derrière le sens qui n’est jamais le bon ". Mais cette part de l’école en appelle une autre, en charge de la formation de la personne : une école du sujet. Ce partage me paraît se dessiner au moins en filigrane dans l’esprit de quelques réformes. Est-il viable ou n’est-ce qu’une illusion ? Cette autre part de l’école pourra-t-elle éviter que l’école tout entière ne glisse du côté de la pente qui guette la première, vers un marché de l’intelligence et des savoirs ? 2) Ou bien s’attaquer résolument à la reprise culturelle des savoirs. Non plus la seule " transposition didactique ", mais bien la reformulation, la réappropriation subjective, personnelle, sociale, citoyenne, culturelle des savoirs. Comment " reprendre " un savoir pour en faire un objet culturel unifiant, pour l’individu, pour le groupe ? Fort bien sur cette voie pour les humanités et le développement des sciences humaines ; fort bien pour la littérature qu’on arrachera à la positivité dans lequel son enseignement s’est fourvoyé, sous prétexte d’efficacité didactique. Mais pour les sciences et les techniques ? Voilà justement le cœur de la civilisation pour lequel la reprise culturelle est un impératif, ou l’éducation doit faire en sorte que ce qui se profère comme " le discours de personne " devienne " le discours de quelqu’un ". L’enseignement proprement dit des savoirs doit alors se doubler d’une réappropriation : par l’art, l’histoire, la philosophie, la pratique, le débat démocratique. Il me
939 semble que c’est de ce côté là que cherchent ceux qui pensent et rêvent encore aujourd’hui en " pédagogues ". Alain KERLAN, "Les savoirs et la démocratie dans l'école postmoderne", Educations n° 17, 1999.
A. ÉVALUATION. RECAPITULATIFS DES SUJETS
Attention, sujet n°5 modifié afin de tenir compte du déroulement du cours
Les deux sujets proposés lors de l'épreuve orale ou écrite et entre lesquels vous choisirez celui que vous traiterez seront tirés de la liste suivante. Les six sujets ci-dessous valent donc comme "contrat d'évaluation", pour l'écrit comme pour l'oral
Sujet 1 A quoi peut bien servir la philosophie de l'éducation ? Sujet 2 Expliquez et discutez ce propos : "Les valeurs n'ont jamais disparu du domaine éducatif pour la raison très simple qu'il n'y a pas d'éducation sans valeurs. Apprendre, qu'il s'agisse de la politesse, de la musique, des sciences, d'une qualification professionnelle ou personnelle, apprendre, c'est toujours viser un mieux. On apprend à bien skier, à bien parler, à bien penser, à bien faire. N'ayons pas peur des mots bien et mieux ; en éducation on ne peut s'en passer. Reste que parler de valeurs ne va pas de soi". Olivier REBOUL, La philosophie de l'éducation, Paris, PUF, 1989. Sujet 3 Eduquer et former : est-ce la même chose ?
Sujet 4
940 Expliquez et discutez ce propos : "La question de l'éducation morale à l'école met donc en cause aujourd'hui une interrogation plus radicale sur les valeurs morales en général, et l'interrogation sur la pédagogie devra nécessairement aborder des problèmes philosophiques fondamentaux que les pédagogies de la morale n'ont pas connus jusqu'ici... Le problème aujourd'hui est plus fondamental. Il concerne les valeurs elles-mêmes. Le fonds commun que l'on pouvait considérer comme allant de soi n'a pas résisté à l'évolution des moeurs. La bonne vieille morale de nos pères, que Jules Ferry pouvait évoquer dans son souci d'une éducation morale universelle dégagée des dogmes religieux, n'a plus de sens si l'on cherche une traduction opérationnelle au lieu de s'en tenir aux principes généraux. L'honnêteté, l'économie, le dévouement, la générosité, le patriotisme, la fidélité, le respect des biens, le respect de la vie, tout cela pose problème aujourd'hui. Il n'y a plus de bonne volonté incontestable. Avant de définir une pédagogie il est donc nécessaire aujourd'hui d'interroger les valeurs. C'est donc par une réflexion philosophique qu'il convient de commencer, avec toute la difficulté d'une telle entreprise." Louis LEGRAND, Enseigner la morale aujourd'hui ?, Paris, PUF, 1991, p. 13.
Sujet 5 Peut-on considérer la "crise de l'éducation" comme une crise pédagogique ? Sujet 6 Expliquez et discutez ce propos : "On ne sait plus ce qui mérite véritablement d'être enseigné au titre des études générales : le cercle des savoirs formateurs, ce que les Grecs appelaient l'"enkuklios païdéia", a perdu son centre et son équilibre, la culture générale sa forme et sa substance. Les années soixante-dix ont vu triompher un "discours de délégitimation" puissamment articulé sur certains apports récents des sciences sociales. Le "discours de restauration" qui s'esquisse dans les années quatre-vingt reste bien souvent confiné dans la sphère étroite du ressentiment. En fait, partout, c'est l'instrumentalisme court qui règne, le discours d'adaptation et d'utilité momentanée, tandis que les questions fondamentales, celles qui concernent la justification culturelle l'école, sont étouffées ou ignorées. On comprend certes que dans un monde où l'idée de culture tend à devenir à la fois pléthorique et inconsistante la fonction de transmission culturelle de l'école soit de plus en plus difficile à identifier et a fortiori à assumer. Cependant la pensée pédagogique contemporaine ne peut faire l'économie d'une réflexion sur la question de la culture et les enjeux culturels des différents types de choix éducatifs, sous peine de tomber dans la superficialité. Elle se trouve en fait dans la situation paradoxale de ne pouvoir ni se passer de l'idée de culture ni s'appuyer sur elle comme sur un concept clair et opératoire. Elucider cette question des fondations et des implications culturelles de l'éducation est sans doute aujourd'hui une tâche qui ne peut être poursuivie que de manière indirecte et fragmentaire, mais qui de toute façon vaut la peine d'être poursuivie, parce que c'est la justification fondamentale de l'entreprise éducative qui est enjeu à travers elle".
941 Jean-Claude FORQUIN, Ecole et culture, Paris, Bruxelles, De Boeck Université, 1996 (2e édition), pp. 7-8.
B. ÉVALUATION. CONSIGNES ET RECOMMANDATIONS
La durée de l'épreuve écrite est limitée à 2 heures ; c'est peu pour conduire jusqu'au bout la rédaction d'une réflexion écrite développée. Les consignes et recommandations ci-dessous ont pour but de définir un "contrat d'évaluation" mieux adapté à cette limite, tout en respectant l'esprit du travail philosophique. Il s'agit d'indications et de suggestions pour vous aider, pas d'un plan obligé ! L'important est que vous procédiez à une clarification du problème et de ses "enjeux" théoriques et pratiques. Les mêmes consignes valent pour l'oral. Vous disposez à l'oral de 30 minutes de préparation. L'exposé dure 15 minutes.
EVALUATION ECRITE/ORALE. PLAN SUGGÉRÉ. Première partie : Expliquez comment vous comprenez le problème posé, quels sont pour vous ses différents aspects ou dimensions, précisez ce qu'il met en question, ce qui est en jeu. Lorsque le sujet se réfère à un texte, cette explicitation comporte une présentation de ses thèses et de ses arguments.
•
L'introduction sera tout simplement "l'amorce" de cette première partie.
Deuxième partie : Présentez les principales étapes de votre analyse. Il ne s'agit pas nécessairement du plan de la dissertation que vous feriez si vous disposiez de beaucoup plus de temps ; essayez plutôt de présenter les articulations essentielles de votre approche du problème. Troisième partie : Développez la partie centrale de votre réflexion. Indiquez dans quelle direction il vous paraît nécessaire d'engager votre réflexion, présentez le point de vue que vous voulez soutenir et argumentez. Précisez si possible quelles sont les thèses en présence sur le sujet,
942 comment elles s'opposent. Dites à quels auteurs, à quels courants, à quels textes vous envisagez de vous référer pour asseoir votre réflexion.
•
Conclure en essayant d'apporter une réponse à la question posée.
LES NOTES DE COURS SONT AUTORISEES PENDANT L'EPREUVE
Demandez le programme ! LES DOMAINES DE LA PHILOSOPHIE DE L'EDUCATION ET DE LA FORMATION
Quatre principaux volets pour éclairer les principaux domaines de la philosophie de l'éducation, conduire et approfondir une interrogation philosophique sur l'éducation :
1) Utilité et nécessité de la philosophie : En quoi et pourquoi l'éducation et la formation ontelles besoin de philosophie ? Pourquoi avons-nous besoin de philosopher ? Et en quoi consiste la pensée, la démarche philosophique ?
2) Qu'est-ce qu'éduquer, qu'est-ce que former ? Quelles sont les fins de l'éducation ? Celles de la formation ? Quelles en sont les valeurs ? Quel(s) sens donner aujourd'hui à l'éducation et à la formation, quand est venu le temps de la "société cognitive", de la formation tout au long de la vie ? Que signifie la crise de l'éducation, que nous dit-elle de sa nature, de ses enjeux, de son avenir ?
3) L'élucidation philosophique des questions éducatives. Les questions que posent aujourd'hui aux éducateurs, aux citoyens, l'évolution et les enjeux de l'éducation et la formation touchent nécessairement à des concepts ou problématiques majeurs en philosophie. Notamment :
Le problème des savoirs
943 Le problèmes des valeurs La question du sens
Ces thèmes sont donc nécessairement au cœur d'une philosophie de l'éducation et de la formation.
4) Les grands domaines de l'éducation et de la formation. C'est l'entrée la plus traditionnelle en philosophie de l'éducation. Les préoccupations pédagogiques y croisent naturellement l'interrogation philosophique, et y retrouvent "en scène" ses principaux concepts et ses problématiques. On distinguera, classiquement :
La formation intellectuelle et la culture L'éducation morale et l'éthique L'éducation politique et la formation du citoyen L'éducation artistique et l'esthétique Sans oublier l'éducation du corps
On voit donc que la philosophie de l'éducation est indissociable de la philosophie "tout court" ! Dans nos réflexions il s'agira donc :
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De philosophie de l'éducation, proprement dite : l'éducation et la formation, comme la politique, le savoir, l'art, sont des "pratiques universelles", et mieux, des "propres" de l'homme, des structures d'existence, une dimension essentielle de la condition de l'homme (post)moderne, qui doivent être pensées.
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Mais aussi de philosophie pour l'éducation : toute réflexion éducative et toute pratique pédagogique engagent ou recoupent une interrogation philosophique.
944 •
Et finalement de philosophie tout court : l'éducateur, le formateur, l'éducation et la formation même ont tout à gagner à l'accompagnement, au "compagnonnage" des philosophes et de la philosophie. L'éducation est problème philosophique par excellence
PROGRAMME PREVISIONNEL DES SÉANCES
Les domaines de la philosophie de l'éducation et de la formation constituent un très vaste programme, qu'on n'épuisera pas ! Certains points seront plus approfondis, certains thèmes seront à peine abordés, au détour d'une autre question. A vrai dire, il ne faut pas considérer le plan proposé comme l'énoncé d'un "programme" obligé. Il s'agit plutôt de quelques portes ou fenêtres qu'on se propose d'ouvrir comme autant de points de vue sur l'édifice… L'important est d'en avoir ouvert suffisamment quelques-unes. En règle générale, le programme proposé, dans les thèmes retenus et les démarches de réflexion mises en œuvre, s'efforce de prendre en charge les principales interrogations et les principaux débats dont l'éducation et la formation sont aujourd'hui l'objet.
Le "programme" de ce cours de maîtrise comportera donc 6 thèmes principaux. Ces thèmes demeurent "modulables" en fonction des interrogations qu'apporteront les étudiants, en fonction des orientations que prendra le questionnement dans le cours, voire même de "l'actualité" de certaines questions.
1. Utilité et nécessité d'une philosophie de l'éducation. De la philosophie de l'éducation à la philosophie tout court.
2. Qu'est-ce qu'éduquer, qu'est-ce que former ? De l'éducation à la formation, enjeux et problématiques.
3. L'éducation, ses fins son sens, ses valeurs. Réflexions sur la crise de l'éducation.
4. L'éducation morale et civique. Morale, éthique, citoyenneté : quels enjeux, quelle éducation ?
945 5. La formation intellectuelle : savoirs, culture, éducation.
6. La formation artistique : art, éducation, démocratie.
ELEMENTS BIBLIOGRAPHIQUES
Sur l’éducation et la formation Bernard CHARLOT, Du rapport au savoir. Eléments pour une théorie, Paris, Economica/Anthropos, 1997. Jacky BEILLEROT, La société pédagogique, Paris, PUF, 1982. Michel FABRE, Penser la formation, Paris, PUF, 1994. Daniel HAMELINE, Le domestique et l’affranchi, Paris, éd. Ouvrières, 1977. Anne-Marie HANS-DROUIN, L'éducation, une question philosophique, Paris, Anthopos, 1998 Bernard HONORÉ, Sens de la formation, sens de l'être : en chemin avec Heidegger, Paris, L'Harmattan, 1990. Jean. HOUSSAYE, Les valeurs à l’école, Paris, PUF, 1992. Jean HOUSSAYE (dir.) Education et philosophie, Paris, ESF, 1999. Pierre KAHN, A. OUZOULIAS, Patrick THIERRY, (coor.), L'éducation, approches philosophiques, Paris, PUF, 1990 Emmanuel KANT, Réflexion sur l'éducation, édition Vrin. Alain KERLAN, L’école à venir, Paris, ESF, 1998. Alain KERLAN, "A quoi pensent les pédagogues ? La pensée pédagogique au mitoir du philosophe", Revue Française de Pédagogie, n° 137, octobre novembre décembre 2001, Paris, INRP. Alain KERLAN, Michel DEVELAY, Louis LEGRAND, Eric FAVEY, Quelle école voulonsnous ? Dialogue sur l'école avec la Ligue de l'enseignement, Paris, ESF, 2001. Jean-Pierre LE GOFF, La barbarie douce. La modernisation aveugle des entreprises et de l’école, Paris, La découverte, 1999.
946 Franc MORANDI, Philosophie de l 'éducation, ¨Paris, Nathan Université, 2000. A. PROST, Eloge des pédagogues, Paris, Seuil, 1985 (disponible en col. Points). O. REBOUL , La philosophie de l’éducation, Paris, PUF, col Que sais-je ?, 1989. O. REBOUL , Les valeurs de l’éducation, Paris, PUF, 1992. Jacques RANCIERE, Le maître ignorant, Paris, Fayard, 1987. P. RAYNAUD et P. THIBAUD, La fin de l’école républicaine, Paris, Calmann-Lévy, 1990. Jean-Yves ROCHEX, Le sens de l’expérience scolaire, Paris, PUF, 1995. J.-J. ROUSSEAU, Emile ou de l’éducation (1762), disponible en poche Garnier-Flammarion. Denis SIMARD, "L'éducation peut-elle être encore une éducation "libérale" ? ", Revue Française de Pédagogie, n° 132, juillet août septembre 2000, Paris, INRP. Michel SOËTARD, Qu'est-ce que la pédagogie ? Le pédagogue au risque de la philosophie, Paris, ESF, 2001.
Philosophie et éthique
Hannah ARENDT, La crise de la culture, Paris, Gallimard, col « Folio-Essais, 1972 Alain BADIOU, L’éthique, Paris, Hatier, col. Optiques, 1993. CAMUS, L’homme révolté, Paris, Gallimard, col « Folio-Essais », 1951. Marcel CONCHE, Orientation philosophique, Paris, PUF, 1990. Jean-François DORTIER (coor), Philosophie de notre temps, Editions Sciences Humaines, 2000. Alain FINKIELKRAUT, La sagesse de l’amour, Paris, Gallimard, 1984. Alain KERLAN, La science n'éduquera pas. comte, Durkheim, le modèle introuvable, Bern, peter Lang, 1998. Michel FOUCAULT, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975. Robert LEGROS, L'idée d'humanité, Paris, Grasset, 1990 Jean-François LYOTARD, Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Le livre de poche Biblio/Essais, Paris, 1988.
947 Jacques RANCIERE, La nuit des prolétaires, Paris, Fayard, 1981. Alain RENAUD, L’individu, Paris, Hatier, col. Optiques, 1995. Paul RICOEUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, col « Points », 1990. Paul RICOEUR, lectures 1, Paris, Seuil, 1991 (édition poche Points/Seuil) Paul RICOEUR, La critique et la conviction, Entretien avec F. Azouvi et M. de Launay, Paris, Calmann-Lévy, 1995 Charles TAYLOR, Le malaise de la modernité, Paris, Editions du Cerf, 1994. Gianni VATTIMO, La fin de la modernité. Nihilisme et herméneutique dans la culture postmoderne, Paris, Le Seuil, 1987 (trad. franç.)
ART, IMAGE ET IMAGINAIRE EN EDUCATION ET EN FORMATION (ART ET EDUCATION. L’EDUCATION ESTHETIQUE) Séminaire de maîtrise 2001/2002 Alain KERLAN ISPEF Université Lumière Lyon 2
ART, CULTURE ET IMAGINAIRE EN EDUCATION ET EN FORMATION : PROBLEMATIQUES ET PERSPECTIVES.
POURQUOI CE SEMINAIRE ?
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Couvrir un champ de la réflexion et de la recherche en éducation et en formation qui mérite qu’on lui consacre des approches et des investigations spécifiques : en gros, le domaine de l’art et de l’imaginaire. Un secteur qui mérite développement, et qu'on incluera plus largement dans une réflexion sur l'art et la culture en éducation, les pratiques artistiques et culturelles dasn l'école et dans la société. La mise en place du plan Lang de développement des arts et de la culture à l'école lui a donner une nouvelle visibilité.
I. UNE SITUATION TRES PARADOXALE Un champ dont l’importance est marquée d’emblée par un paradoxe : 1) Un secteur qui paraît être le parent pauvre et sacrifié à d’autres valeurs et investissements éducatifs : le peu de place dans les programmes, le combat militant pour le développement des arts plastiques à l’école toujours d’actualité… L’état des lieux n’est guère encourageant ! Un rapide tour d’horizon, de la maternelle à l’université, selon l’expression consacrée, révèle surtout une disparition progressive et programmée . Pourquoi ? La place de l’art vivant à l’école maternelle : les activités créatrices, le dessin enfantin, la place de l’art moderne et contemporain sur les murs des classes, le compagnonnage de l’artiste et de l’enfant… Pourquoi cette proximité, et pourquoi son effacement progressif et bientôt général ?
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Pistes : art et enfance, intelligence et sensibilité, raison et sensation…
2) Mais un constat qu’il faut cependant nuancer. Des actions et des initiatives de grande ampleur, de plus en plus nombreuses, attestent à l’inverse de l’importance croissante accordée aux arts dans le domaine de l’éducation et de la formation : Classes Opéra, PPD (Cf. recherche INRP/ISPEF Diversifier sans exclure, l’autre curriculum), la fréquentation scolaire des salles de théâtre (des salles dont une grande partie est composée d’élèves, les partenariats de plus en plus nombreux, les " banlieues " à la Maison de la danse), des artistes et des écrivains dans les classes, les espaces culturels des IUFM (Lyon, Besançon)…
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Ce séminaire pourrait d’ailleurs être l’occasion de dresser un répertoire de ces activités.
Bref, il faut aussi constater une volonté de promotion de l’éducation artistique, une conjoncture où le rôle éducatif essentiel des activités créatrices, de l’accès à l’imaginaire, la place et l’importance des images ne cessent d’être affirmés :
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l’engagement constant du Président Chirac, des pouvoirs publics, la réaffirmation régulière de l’importance des activités créatrices dans les textes et les réformes (Exemple : article paru dans Libération le 11 février 2000 : Trautmann conforte les arts plastiques ).
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EN RESUME, UN CONSTAT : NAGUERE PARENTS PAUVRES VOIRE EXCLUS – CF DURKHEIM ET L’IMAGINATION ! – L’ART, L’IMAGINAIRE, L’IMAGINATION, L’EDUCATION ARTISTIQUE ET ESTHETIQUE SONT EN PASSE DE DEVENIR UN RECOURS EDUCATIF, UN MODELE D’EDUCATION ACCOMPLIE. UN CONSTAT, MAIS AUSSI UNE INTERROGATION ! Chercher des exemples L'importance accordée aux activités artistiques et culturelles par le plan Lang mérite d'être analysée de de point de vue.
3) Un processus qui touche la société tout entière •
La fréquentation des grandes expositions
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Les artistes en banlieue : l’atelier de peinture au secours du lien social (Gérard Garouste)
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L’écriture contre la mort lente des exclus : " La Moquette ", rue Gay-Lussac à Paris ; le travail de l’écrivain François Bon chez les sans-abris de Nancy (Le Monde, 22 décembre 1998)
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Le rap contre la fracture sociale (Le Monde, 12 novembre 1997)
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Le théâtre d’Armand Gatti (Le monde, 24 juin 98)
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Guy Bedos en banlieue
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Le théâtre dans l'entreprise
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Le conte au service de la formation
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Et encore ? Poursuivre l’inventaire avec les étudiants. Le séminaire peut donner cette occasion.
UNE QUESTION DE FOND DOIT DONC ETRE POSEE : QU’ATTEND NOTRE SOCIETE DU RECOURS AUX ARTS ET A L’IMAGINAIRE ? EN QUOI ET POURQUOI L’ART PEUT-IL ETRE UN MODELE EDUCATIF ? Telle est donc la question de fond, l’arrière-plan des recherches que je propose de mener dans le cadre de ce séminaire : Pourquoi ? Pourquoi cette montée en puissance du " modèle esthétique " ? Pourquoi et comment ce retournement qui touche la société tout entière ? •
Quelques éléments pour ouvrir, amorcer ici la réflexion : o La dimension sociale et politique o La dimension d’accomplissement personnel, individuel o Le rééquilibrage de la culture et du rapport au monde dans un univers rationalisé et dominé par la technique, un monde désenchanté vidé de ses dieux o L'esthétique – le " vécu ", le senti, l’imagination – comme unité éducative (accomplissement de ce que j’appelle l’idée éducative), unification, totalité, et non plus la seule raison, l’encyclopédie).
II. DEUX OU TROIS AXES D’INVESTIGATION Pour explorer ce champ et cette problématique générale, je crois qu’il faut ouvrir largement le domaine d’investigation et les terrains de recherche. Trois axes principaux proposés :
1) Les pratiques artistiques et culturelles, dans l'école et dans la société. De la classe aux associations et institutions spécialisées, de l'école au musée, de l'atelier d'écriture aux interventions d'artistes dans les écoles, les quartiers et les prisons, on s'interesse ici à tout le domaine de l’éducation artistique et de la pédagogie de
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l’imaginaire, et plus largement au recours à l’art et aux "activités culturelles" en éducation et en formation. Quelques exemples de domaine d’investigation : a) L'art et la culture dans le champ scolaire et éducatif : la didactique des arts plastiques à l’école primaire (cf. Images en tempête), la " pédagogie " de l’éducation musicale, chorégraphique (anecdote : le violon intérieur), le cinéma à l’école et au collège, l’éducation artistique dans les projets d’établissement, (les PPD…), l’éducation artistique chez Freinet, dans l’éducation nouvelle... Mais aussi et plus largement comment forme-t-on les danseurs, les musiciens, les plasticiens ? b) L'art et la culture dans le champ social : le théâtre ou la danse au secours des banlieues. Vaux en Velin, Guy Bedos, Armand Gatti, etc… : quels ont été les " effets " de ces expériences ? Que sont devenus les participants ? Interviews, enquêtes. Quelques exemples tirés de la presse : • • • • • • • •
Paroles de vérité chez les sans-abri de Nancy (Le Monde 22/12/98) Aux côtés des Indiens, Aemand Gatty (Le Monde 24/06/98) Blues rouge chez Auchan (Le Monde 09/11/2000) Ecrits de prison (Le Monde 22/01/2000) Les ateliers d'écriture de rap (Le Monde 12/11/97) La caravane des quartiers (Le Monde 02/09/97) A l'hôpital, des artistes (Le Monde 27/12/2000) Sur un lit de couleurs (Libération 27/10/2000)
2) L'art et l'éducation artistique dans les doctrines pédagogiques et la philosophie de l'éducation. Art et éducation. Théories et pratiques. Pédagogies et philosophies de l'art. De la philosophie de l'art à l'éducation esthétique. Des recherches spécifiques peuvent être conduites ici sur des auteurs, des textes, des problématiques. Il s'agit par ailleurs d'une réflexion qu'on trouvera toujours plus ou moins présente dans tous les travaux. On peut ainsi s'intéresser à la place de l'éducation artistique chez certains pédagogues, à la place éducative que la philosophie accorde à l'art... On peut s'intéresser à l'oeuvre de "pédagogues de l'art" (Willems, Dalcroze, en musique, Stern et ses ateliers du côté de l'expression plastique enfantine, etc.), ou de pédagogues ( comme la trop méconnue Germaine Tortel) ou philosophes (Schiller et ses Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme) ou artistes (tel Kandinsky) qui ont donné une première place à l'éducation artistique...
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3) Le domaine des œuvres d’art et des images, de la fiction (arts plastiques, cinéma, littérature, photographie, etc.) : comment parlent-elles des choses de l’éducation et de la formation, et que disent-elles ? L'oeuvre d'art et la fiction comme comme "mirroir" des questions de l'enfance et de l'éducation .L'oeuvre d'art et la fiction nous "parlent" de l'éducation et de l'enfance : que disent-elles ? Comment le disent-elles ? Quelques exemples : Que racontent là-dessus les célèbres photographies de Doisneau ou de Boubat ; que nous dit de l’école d’aujourd’hui le film de Tavernier Ça commence aujourd’hui ? Ou encore : comment la littérature contemporaine parle-t-elle de l’enfance ? Et le cinéma ? Comment par exemple l'œuvre de François Truffaut parle-t-elle de l'enfance et de l'éducation ? Et que dire là-dessus du film La vie est belle ? et les films et documentaires pédagogiques ? D'un film comme Le sixième sens ? La rencontre de l'enfant et de l'artiste, de l'enfance et de l'art est sans doute ici le thème majeur et sous-jacent. Elle trouve son origine chez Baudelaire comparant l'esprit de l'artiste (Constantin Guys) et l'esprit de l'enfant (cf.Baudelaire, "Le peintre de la vie moderne") Procéder à un inventaire, établir un corpus d'oeuvres "qui parlent" de cela , l'éducation, l'enfance, l'art, pourrait être un rôle du séminaire.
Ces trois directions ont un point de convergence : l'étude de ce que j’appellerai " l’imaginaire éducatif " : ses mythes, ses métaphores, ses figures de rhétorique. Tous les discours sur l’éducation et sur la formation ont recours aux symboles, aux images, aux comparaisons, aux mythes, aux emprunts de vocabulaire. Exemples : les figures du maître, passeur, jardinier, potier, ingénieur, gestionnaire, chef d’orchestre, etc. Je propose ici une investigation et une analyse de ces discours : dans les textes officiels, les journaux, les medias, les déclarations politiques, les revues pédagogiques, les revues professionnelles, les doctrines constituées, la littérature, etc. Exemples : le langage de la formation aujourd’hui ; les métaphores de l’éducation nouvelle…
Ces trois axes ont donc de nombreux points de recoupement, et ne sont distingués que par souci de clarification et par méthode. Les étudiants intéressés par le séminaire et l’entreprise d’un mémoire de maîtrise dans ces domaines sont invités à faire connaître leur(s) projet(s).
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III. LES PROJETS DE MAITRISE Un tour de table ici pour examiner les projets des étudiants. Si possible, en tâchant de procéder selon les trois axes distingués ci-dessus. Susciter une exploration collective pour " donner des idées " de recherche (thèmes, domaines, méthodes)…
ARCHITECTURE DU SEMINAIRE
D'abord quelques séances exploratoires (nous sommes dans la première), destinées à approcher les principales problématiques, et repérer les domaines d'investigation et les pistes de recherche :
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Axe 1 : l’éducation esthétique. Art et éducation. Le recours à l’art en éducation et en formation : quelles significations ? Quels enjeux pour l’éducation artistique et la pédagogie de l’imaginaire ?
Exemples de domaine de recherche possible : les peintres et l’enfance ; la notion d’art enfantin (Depouilly, revue " Art enfantin "…) ; théâtre et danse en Banlieue ; une classe à l’Opéra, les ateliers d'écriture, les écrivains dans la classe, le théâtre au service de la formation, etc. Mais aussi : l'éducation artistique chez les pédagogues, dans l'histoire de la pédagogie (Freinet, Willems, Dalcroze…). o Recherche collective de " terrains ", domaines et thèmes d’investigation possibles. o Analyse collective d'un document pédagogique : Image en tempête, une classe de CM à l'oeuvre en arts plastiques Axe 2 : L'éducation et la formation dans l’art et la fiction. Art, éducation, société. Exploration à travers quelques exemples : l’iconographie de l’enfance dans la peinture (d’après P. Ariès) ; le poète H. Michaux et le dessin enfantin ; le film de Tavernier, Çà commence aujourd’hui, etc. o Travail d’analyse amorcé sur des exemples : Le cercle des poètes disparus. o Recherche collective d’un corpus. o
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Puis une ou deux séances de " cadrage initial " des mémoires de maîtrise (sujets, problématiques, méthodes). A partir de la 7ème séance environ, alterneront les travaux collectifs (analyse d’images, d’œuvres littéraires, de textes et de documents pédagogiques, sociologiques, etc.), les phases consacrées à l’avancement des recherches des étudiants pour leur maîtrise (exposé de l’état des travaux, de lectures, etc.) et la part de cours magistral. L’organisation et le calendrier seront arrêtés avec les étudiants.
V. PRINCIPALES DEMARCHES ET METHODES MISES EN OEUVRE
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Démarche " philosophique " (notamment domaine esthétique).
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Appuis sur la philosophie et l’histoire de l’éducation et de la pédagogie.
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Démarches et méthodes de la sociologie ( entretien, enquête et questionnaire plus particulièrement).
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Analyse de contenus.
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Analyse d’image (cinématographique, photographique).
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Approche littéraire.
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Alain KERLAN ISPEF Université Lumière Lyon Cours DEUG Premier degré Wallis Août/septembre 2001
LES GRANDS DOMAINES DE L'EDUCATION SCOLAIRE. APPROCHE PSYCHOPEDAGOGIQUE ET HISTORIQUE Eléments de philosophie de l'éducation
II. L'EDUCATION INTELLECTUELLE
I. Nature et objectifs de l'éducation intellectuelle. Les savoirs et l'école 1. Eduquer et instruire pour émanciper
Instruction et égalité des droits
LA SOCIÉTÉ DOIT AU PEUPLE UNE INSTRUCTION PUBLIQUE. 1) Comme moyen de rendre réelle l'égalité des droits. "L'instruction publique est un devoir de la société à l'égard des citoyens. Vainement aurait-on déclaré que les hommes ont tous les mêmes droits ; vainement les lois auraient-elles respecté ce premier principe de l'éternelle justice, si l'inégalité dans les facultés morales empêchait le plus grand nombre de jouir de ces droits dans toute leur étendue. L'état social diminue nécessairement l'inégalité naturelle, en faisant concourir les forces communes au bien-être des individus. Mais ce bien-être devient en même temps plus dépendant des rapports de chaque homme avec ses semblables, et les effets de l'inégalité s'accroîtraient à proportion, - si l'on ne rendait plus faible et presque nulle, relativement au bonheur et à l'exercice des droits communs, celle qui naît de la différence des esprits."
Condorcet, Premier Mémoire sur l'instruction publique (1791)
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De quoi faut-il d'abord instruire les enfants ?
" Il faut d’abord apprendre aux enfants ce qu’il leur sera utile de savoir, lorsqu’ils entreront dans la jouissance entière de leurs droits, lorsqu’ils exerceront d’une manière indépendante les professions auxquelles ils sont destinés ; mais il est une autre espèce d’instruction qui doit embrasser toute la vie. L’expérience a prouvé qu’il n’y avait pas de milieu entre faire des progrès ou des pertes. L’homme qui, en sortant de son éducation, ne continuerait pas de fortifier sa raison, de nourrir par des connaissances nouvelles celles qu’il aurait acquises, de corriger les erreurs ou de rectifier les notions incomplètes qu’il aurait pu recevoir, verrait bientôt s’évanouir tout le fruit du travail des premières années ; tandis que le temps effacerait les traces de ces premières impressions qui ne seraient pas renouvelées par d’autres études, l’esprit lui-même, en perdant l’habitude de l’application, perdrait sa flexibilité et sa force ".
CONDORCET, Premier mémoire sur l’instruction publique (1791), dans Ecrits sur l’instruction publique, volume premier, Paris, Edilig, p.48-49, 1989 .
Education et instruction
" Ainsi, même quand nous avançons que l’instruction suffit à l’éducation et qu’elle est même la seule puissance capable de mener à bien l’œuvre de l’éducation, nous lui accorderons tout le contenu qu’elle est en droit de revendiquer et nous entendrons par instruction non pas, comme l’indiquerait le mot pris au pied de la lettre, l’opération par laquelle on nous munirait d’une bonne quantité de formules et de recettes, mais la sollicitation des esprits à comprendre, l’initiation des esprits à la vérité " (p. 95).
La fonction du maître est ici décisive : " Grâce à lui, que d’âmes toutes changées, détachées de superstitions basses et de misérables préjugés de classe, élargies et purifiées pour s’être données au vrai ! Nous n’aimerions pas dire de notre éducateur qu’il prépare des conversions et des rédemptions et pourtant il peut, il doit sortir de ses mains des hommes nouveaux. Disons donc qu’il travaille à préparer en chacun de ses disciples cet affranchissement définitif, ce règne de la raison et de la justice qu’a inauguré, pour l’ensemble de l’humanité, la Révolution française " (p. 107).
Octave HAMELIN (1856 – 1907), texte d’une conférence prononcée à Bordeaux en 1902.
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2. Valeur et sens des savoirs
Ce qui vaut la peine d'être enseigné
"Vaut la peine d'être enseigné ce qui unit, et ce qui libère. Ce qui unit : oui, ce qui vaut la peine d'être enseigné est ce qui intègre chaque individu, d'une façon ou d'une autre, à une communauté aussi large que possible… Ce qui libère, tel est le second critère. Car enfin, qu'y a-t-il de commun entre les diverses disciplines, entre l'éducation physique, technique, artistique, intellectuelle, et même entre les diverses branches de celle-ci, la scientifique et la littéraire ? Précisément cela".
Olivier REBOUL, La philosophie de l'éducation, Paris, PUF, 1989. L'éducation et la question de la culture
De toutes les questions (et de toutes les mises en question) qui ont été suscitées par la réflexion sur les problèmes d'éducation depuis le début des années soixante, celles qui touchent à la fonction de transmission culturelle de l'école sont à la fois les plus confuses et les plus cruciales. C'est quelles concernent le contenu même du processus pédagogique et interpellent les enseignants au plus profond de leur identité. S'il n'y a pas en effet d'enseignement possible sans la reconnaissance par ceux à qui l'enseignement s'adresse d'une légitimité de la chose enseignée, corollaire de l'autorité pédagogique de l'enseignant, il faut aussi, il faut d'abord que ce sentiment soit partagé par l'enseignant lui-même. Toute pédagogie cynique, c'est-à-dire consciente de soi comme manipulation, mensonge ou passe-temps futile se détruirait d'elle-même : nul ne peut enseigner véritablement s'il n'enseigne pas quelque chose de véritable ou de valable à ses propres yeux. Cette notion de valeur intrinsèque de la chose enseignée, aussi difficile à définir et à justifier qu'à réfuter ou à rejeter, est au cœur même de ce qui fait la spécificité de l'intention enseignante comme projet de communication formatrice. C'est pourquoi toute interrogation ou toute critique portant sur la nature propre des contenus enseignés, sur leur pertinence, leur consistance, leur utilité, leur intérêt, leur valeur éducative ou culturelle constitue pour les enseignants un motif privilégié de réaction inquiète ou de conscience malheureuse. Aussi le développement de ce type de questionnement dans le contexte de bouleversement institutionnel et culturel qu'ont traversé les systèmes d'enseignement (et particulièrement les institutions d'enseignement secondaire) depuis les années soixante constitue sans doute un facteur essentiel (quoique pas toujours clairement identifié) de ce qu'on a coutume d'appeler, de manière un peu stéréotypée, la crise de l'éducation.
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De cette crise témoigne en particulier l'instabilité partout constatée aujourd'hui des programmes et cursus scolaires. On ne sait plus ce qui mérite véritablement d'être enseigné au titre des études générales : le cercle des savoirs formateurs, ce que les Grecs appelaient l'"enkuklios païdéia", a perdu son centre et son équilibre, la culture générale sa forme et sa substance. Les années soixante-dix ont vu triompher un "discours de délégitimation" puissamment articulé sur certains apports récents des sciences sociales. Le "discours de restauration" qui s'esquisse dans les années quatre-vingt reste bien souvent confiné dans la sphère étroite du ressentiment. En fait, partout, c'est l'instrumentalisme court qui règne, le discours d'adaptation et d'utilité momentanée, tandis que les questions fondamentales, celles qui concernent la justification culturelle l'école, sont étouffées ou ignorées. On comprend certes que dans un monde où l'idée de culture tend à devenir à la fois pléthorique et inconsistante la fonction de transmission culturelle de l'école soit de plus en plus difficile à identifier et a fortiori à assumer. Cependant la pensée pédagogique contemporaine ne peut faire l'économie d'une réflexion sur la question de la culture et les enjeux culturels des différents types de choix éducatifs, sous peine de tomber dans la superficialité. Elle se trouve en fait dans la situation paradoxale de ne pouvoir ni se passer de l'idée de culture ni s'appuyer sur elle comme sur un concept clair et opératoire. Elucider cette question des fondations et des implications culturelles de l'éducation est sans doute aujourd'hui une tâche qui ne peut être poursuivie que de manière indirecte et fragmentaire, mais qui de toute façon vaut la peine d'être poursuivie, parce que c'est la justification fondamentale de l'entreprise éducative qui est enjeu à travers elle.
Jean-Claude FORQUIN, Ecole et culture, Paris, Bruxelles, De Boeck Université, 1996 (2e édition), pp. 7-8.
Penser l'école comme lieu de culture
"L'éducation, avant d'être technique de préparation à la vie sociale et professionnelle, est appropriation d'un patrimoine de connaissances, de valeurs et de symboles qui permet à chacun de mieux comprendre le monde, d'y vivre et d'y répondre d'une manière active, créatrice et autonome. En d'autres termes, parce que le monde dans lequel nous vivons est le résultat de productions humaines, connaître les plus significatives d'entre elles permet de se situer dans l'histoire et dans son identité humaine. Tel est, en substance, le sens de l'éducation et des études…
Mais au-delà de ce consensus général, des divergences apparaissent dès lors qu'il s'agit de préciser les contenus de culture à transmettre et les moyens à mettre en œuvre pour faire de
959 l'école un véritable lieu de culture. Comment, en effet, articuler l'école à la culture de nos jours ? Comment penser l'école comme lieu de culture ? Comment raviver la dimension pédagogique et plus largement éducative de la culture …?
Ces questions sont difficiles parce que les réponses habituelles et les notions comme celles de culture, d'éducation et de pédagogie, qui tiraient leur force d'évidence d'une longue tradition rationaliste et humaniste, sont devenues problématiques".
Denis SIMARD, "L'éducation peut-elle être encore une "éducation libérale" ?", Revue française de pédagogie, INRP, n° 132, juillet/août/septembre 2000, p. 33/34.
Le savoir et le sens de la vie
... le rythme de base de notre respiration, de notre façon de regarder et d'écouter, tout comme il semble que ce fut leur cas et celui de ceux qui les ont précédés, est un rythme qui continue à être celui d'une permanente interrogation, d'une interrogation muette, avec la nostalgie d'un enfant qui est en chemin vers l'expression libératrice. Peter Handke
L'éducation a quelque chose à voir avec la transmission et l'acquisition du savoir. Cependant, au-delà de cette thèse évidente, la pensée de l'éducation doit se soucier de la relation entre le savoir et la vie humaine ou, si l'on préfère, de la valeur du savoir pour orienter et donner sens à la vie des hommes.
Aujourd'hui, le " savoir " est essentiellement constitué par la science et la technologie et il est conçu comme quelque chose d'essentiellement infini, qui ne peut que croître, quelque chose d'universel et d'objectif, d'impersonnel en quelque sorte, quelque chose qui se trouve être là, à l'extérieur de nous, comme quelque chose que nous pouvons nous approprier et que nous pouvons utiliser, et quelque chose qui a fondamentalement à voir avec une utilité dans son sens le plus pragmatique, avec la fabrication d'instruments. Par ailleurs, la " vie " est réduite à sa dimension biologique, à la satisfaction des besoins (toujours plus importants selon la logique de la consommation), à la survie des individus et des sociétés. Lorsque nous disons
960 que l'éducation doit préparer " à la vie ", nous voulons dire qu'elle doit préparer à " gagner sa vie " et pour " survivre " de la meilleure façon possible dans un " environnement vital " (compris comme une espèce de niche écologique) toujours plus complexe. Dans ces conditions, il est clair que la médiation entre le savoir et la vie n'est autre que l'appropriation utilitaire du savoir en relation avec les besoins de la vie : avec les exigence du Marché et les finalités de l'État. Dans ce contexte, le problème central des pédagogies critiques est celui de l'inégale répartition de cette " ressource vitale " qu'est le savoir : il s'agit que tous aient accès au savoir compris comme une chose qu'il faut partager de façon égalitaire, qu'il n'y ait pas d'appropriation restreinte, que le savoir ne devienne pas la propriété de quelques-uns pour leur bénéfice exclusif Par ailleurs, le problème essentiel des pédagogies actives et progressistes est celui de privilégier la logique de l'acquisition sur la logique de la transmission ou, ce qui revient à la même chose, de cesser de s'occuper de l'organisation standard du savoir comme quelque chose qui doit être transmis et de considérer de façon prioritaire tant les compétences cognitives que les contextes socioculturels de l'apprenant.
Mais dans l'un et l'autre cas, la question essentielle est évidente: celle du sens et de la valeur du savoir pour la vie. Et ici " valeur " n'a pas le même sens que " utilité ". Si nous nous interrogeons sur l'utilité du savoir pour la vie, nous ne nous posons pas de question ni sur le savoir ni sur la vie, ni sur le savoir comme marchandise ( y compris comme argent : que l'on se souvienne des théories du capital humain et de tout le discours contemporain sur la rentabilité de la connaissance) ni sur la vie comme satisfaction des besoins réels ou induits (que l'on pense à ce que signifie pour nous " qualité de vie " ou " niveau de vie "). Mais si nous nous interrogeons sur la valeur du savoir pour la vie, peut-être la question elle-même fera-t-elle émerger un soupçon de misère sur ce que nous savons et sur les limites de nos possibilités d'existence.
Il se peut aussi qu'aujourd'hui la crise de l'éducation coïncide autant avec une crise de légitimité du savoir transmis qu'avec un appauvrissement du sens de la vie. Et peut-être qu'aussi aujourd'hui la pensée de l'éducation doit s'interroger sur la relation entre le savoir et la vie humaine. Supposons que cette relation donne encore à penser, qu'elle ait encore besoin d'être pensée. Supposons que ce qui est en jeu n'est pas tant la vérité du savoir et sa forme de transmission que la valeur de la vérité. Et c'est là une expression que nous devons à Nietzsche :... "il faut essayer une bonne fois de mettre en doute la valeur de la vérité". Lorsque l'on nous parle de la vérité, il nous faut nous demander quel est le sens et la valeur de ce que l'on nous présente comme vrai (et non pas son prix ou sa rentabilité). C'est qu'il faut distinguer, en termes de valeur, entre les vérités nobles, celles qui dérangent ce que nous sommes et sont un élan pour la liberté, et les vérités viles, celles du conformisme, celles qui consolent et réclament de la soumission. Distinguer également entre les vérités utiles, qui tout simplement peuvent être mises à profit, et les vérités inutiles du point de vue de leur utilisation pragmatique dans un monde administré.
Jorge LARROSA, "Savoir et éducation",
961 dans Jean Houssaye (dir.), Education et philosophie, Paris, ESF, 1999.
Savoirs et utilité
" Les rapports des effets aux causes dont nous n’apercevons pas la liaison, les biens et les maux dont nous n’avons aucune idée, les besoins que nous n’avons jamais sentis, sont nuls pour nous ; il est impossible de nous intéresser par eux à rien faire qui s’y rapporte. Il est aisé de convaincre un enfant que ce qu’on veut lui enseigner est utile : mais ce n’est rien de le convaincre, si on ne sait le persuader. En vain la tranquille raison nous fait approuver ou blâmer ; il n’y a que la passion qui nous fasse agir ; et comment se passionner pour les intérêts qu’on n’a point encore ? Ne montrez jamais rien à l’enfant qu’il ne puisse voir. Tandis que l’humanité lui est presque étrangère, ne pouvant l’élever à l’état d’homme, rabaissez pour lui l’homme à l’état d’enfant. En songeant à ce qui lui peut être utile dans un autre âge, ne lui parlez que de ce dont il voit dès à présent l’utilité ".
Jean-Jacques ROUSSEAU, Emile ou de l’éducation (1862), livre troisième.
" Il faut d’abord apprendre aux enfants ce qu’il leur sera utile de savoir, lorsqu’ils entreront dans la jouissance entière de leurs droits, lorsqu’ils exerceront d’une manière indépendante les professions auxquelles ils sont destinés ".
CONDORCET, Premier mémoire sur l’instruction publique (1791).
3. Valeur morale et politique du savoir. Education intellectuelle et éducation du citoyen
Valeurs du savoir et éducation morale.
Le problème essentiel de l'éducation morale est de provoquer des oeuvres à la fois individuelles et sociales, à la fois personnelles et générales, à la fois originales et réglées. D'une manière plus philosophique, le problème essentiel de la vie morale consiste à déterminer chez l'être humain, pris comme sujet singulier, une activité objective et sociale. En
962 d'autres termes encore, une éducation morale doit former une volonté solitaire d'action sociale. Elle doit nourrir d'idéal objectif la solitude d'une âme.
Dès lors tout ce qui contribue à universaliser l'activité de la personne morale doit retenir l'attention du moraliste. Dans cette communication, je voudrais montrer que toute culture du moi sera morale à la condition de rompre une singularité, de s'attacher à un système de pensée objective. Je désignerai ainsi l'objectivité de l'idéal comme le premier des devoirs.
Il sera d'abord utile de rappeler le caractère solide de l'universalisme kantien. il semble que Kant ait trouvé la première axiomatique morale. On mesurera la valeur de l'objectivité morale kantienne si l'on médite sur le passage des morales de l'intérêt général à la morale de l'obligation universelle. On comprendra alors que toute physique sociale doit comporter une mathématique morale qui encadre et informe activement la matière sociale dans des formes absolues. On verra alors l'action de la raison morale sur le fait social.
Le mathématicien Henri Poincaré, dans des pages célèbres, prétendit apporter une raison péremptoire pour séparer l'activité scientifique et l'activité morale. Cette raison serait d'ordre grammatical. Les prescriptions de la science, disait-il, se mettent au mode indicatif. Les prescriptions de la morale se mettent au mode impératif. Or, il est facile de montrer que le dilemme n'est pas absolu et qu'aucun de ses deux pôles n'est aussi fixe que Poincaré veut bien le dire. Ce qui est de plus remarquable, c'est que ce soit un mathématicien qui ait paru négliger le caractère normatif de la science. Dès qu'on arrive à raisonner une activité morale, en considérant l'a moralité comme la base raisonnable de la sociabilité, on se rend bien vite compte qu'on ne raisonne pas différemment que dans une activité scientifique. La théorétique morale relève donc d'une activité rationnelle. Elle a beau s'attacher à une matière sociale, elle en discute appuyée sur des principes rationnels, tout comme le physicien qui prépare et discute les hypothèses rationnelles qu'il soumettra ensuite au contrôle de l'expérience. La morale est ainsi une partie de la raison constituée. Si Henri Poincaré a scindé l'activité humaine en suivant les modes grammaticaux, c'est qu'il a considéré la science comme un enregistrement de faits, comme une tâche qui demanderait la description d'une réalité toute faite. Il n'y a pas plus de réalité toute faite en science qu'en morale. La réalité scientifique n'est pas aussi loin qu'il semblerait d'une réalisation morale. Le problème change de face quand on considère la valeur réalisante de la science et de la technique qui commandent à la Nature, quand on voit toute la puissance de réalisation de l'expérience physique. On s'aperçoit alors que la matière obéit à l'esprit. Comment dès lors l'esprit n'obéirait-il pas à l'esprit, la conscience morale à la raison ? Quelle soudaine timidité nous prend devant l'information rationnelle de la conscience morale ? A mon avis, rien ne s'oppose à une éducation morale franchement rationnelle, à une conduite morale entièrement appuyée sur la raison pure. L'enfant doit être mis en face du caractère absolu et universel des règles morales qui sont objectives comme la vérité. On a plus vite fait de montrer le caractère nécessaire de la loi morale que son caractère général. L'enfant est d'ailleurs très apte à recevoir cette leçon de la nécessité et de l'absolu. On pourrait même dire que l'adolescence est l'âge de l'absolu, l'âge de l'efficience maxima de la vérité.
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Or cet intérêt et ce respect pour la vérité, cette soumission à l'objectif peuvent être atteints dans des voies diverses. Les tâches scientifiques sont à cet égard éminemment éducatives. Poincaré n'a pas manqué de reconnaître l'avantage moral que recevait une âme dans la contemplation de la vérité scientifique ; mais il a pensé que cette contemplation est très rare et qu'elle est réservée à une minorité. Il s'est effrayé du grand nombre de derni-savants qui utilisent les résultats scientifiques pour des fins non spirituelles, non morales. Je proposerais d'être à la fois plus modeste et plus orgueilleux. Plus modeste d'abord, car en ce qui concerne une éducation générale, nous ne sommes évidemment pas devant le problème du génie qui doit aller au fond d'une science ; nous sommes simplement devant un problème psychologique, devant une tâche d'un jour, devant un devoir pédagogique. Or en réformant une pensée, en donnant à une pensée vague et personnelle une allure précise et objective, nous nous apercevrons que nous avons à extravertir l'intérêt qu'une âme porte nativement à ellemême. Nous trouvons toute une série d'exemples de correction intime. On ne corrige une faute que si l'on a pu faire comprendre que cette faute est une erreur. La conscience morale ne doit pas rester sourde et confuse ; elle reçoit une grande lumière de l'apprentissage discursif d'une conduite rationnelle. On insiste d'habitude sur la bonne intention ; c'est cependant la méditation des conséquences fines de l'acte qui déterminera dans l'intention les délicatesses qui relèvent de toute évidence de l'intelligence.
Si l'on réfléchit alors au caractère non intuitif de tout progrès moral, on aura plus d'orgueil, on aura plus de confiance dans la valeur morale de la science élémentaire qui se révèle dès le début comme une réaction contre l'illusion. Dès lors on se rendra compte qu'il n'y a pas de formation morale sans formation intellectuelle objective. En vain on objectera que la science fruste ou élevée donne des moyens pour la réalisation de fins égoïstes ou immorales. Ce n'est pas au moment de l'application qu'il faut juger la science. Du point de vue moral comme du point de vue psychologique, c'est au moment de son acquisition qu'on doit en saisir la valeur. Il faut donc souligner l'importance formative du moment où la connaissance illumine une âme, il faut insister sur l'instant où une activité de la raison constituante enrichit la raison constituée. L'être qui pense le vrai rompt dans ce moment même avec l'égoïsme; il oppose en soi-même la conscience universelle à un inconscient subjectif mystérieux et impur.
Mais, dira-t-on, est-ce avec ces quelques centres de clarté que vous allez constituer la lumière morale d'une âme ? Ce qui s'oppose à cette constitution, c'est précisément l'étrange arrêt de la croissance intellectuelle que tolèrent les sociétés modernes. En gros, nos sociétés limitent à l'Ecole l'activité intellectuelle. Elles ne voient pas l'immense intérêt de la connaissance continuée qui serait pourtant une création morale continuée. Les hommes auraient d'autant plus besoin de leçons d'extraversion de l'intérêt qu'ils sont aux prises avec des forces matérielles plus fortes ; et c'est hélas quand ils luttent qu'ils ne pensent plus. Une des idées les plus immorales et les plus fausses, c'est de représenter la vie humaine sous le jour d'une lutte pour la vie. Nous troublons notre pédagogie avec ce fantôme, triste revenant de sociétés périmées.
964 En fait, je suis toujours frappé de l'excellente tenue morale de nos écoles. Le milieu scolaire est un milieu que les adultes gagneraient à imiter. Ce n'est pas l'Ecole qui doit être faite à l'image de la Vie, mais bien la Vie qui doit être faite à l'image de l'Ecole. Quand nos sociétés auront trouvé le moyen de maintenir l'homme au niveau moral de l'adolescence, elles auront en grande partie résolu la question morale et la question sociale. Or on se tromperait si l'on cherchait la raison de cette haute valeur morale du milieu scolaire uniquement dans la sage organisation d'une discipline. Il faut juger au niveau des âmes, au niveau des esprits. Les classes solides et ordonnées sont les classes où la connaissance se présente en sa nouveauté, dans la fraîcheur de la découverte. Alors on sent que des esprits se rectifient, se constituent, s'universalisent. L'ennui de vivre, - vague conscience d'un psychisme divisé -fait place à la joie de penser. L'optimisme irradie dans l'âme entière. Autour d'une vérité cristallise une activité saine. La vérité est un but. C'est le but humain.
Gaston BACHELARD, Valeur morale de la culture scientifique, Communication de Cracovie, 1934. Instruction et démocratie
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Au cœur de l’école nous posons donc cette équation : savoir = démocratie. Mais comment la justifions-nous ?
a) Nous l’entendons généralement, dans notre tradition républicaine, comme un écho direct de l’esprit des Lumières, et plus largement comme une mise en œuvre de l’entreprise rationaliste. Nous voulons alors dire que les savoirs en tant que tels émancipent, et instituent le citoyen. Cette conception légitime politiquement l’attachement pédagogique de tout enseignant à la discipline qu’il professe ; elle repose en effet sur l’idée que les connaissances rationnelles sont par elles-mêmes des valeurs formatrices de sujets libres et autonomes.
En quoi les connaissances et les savoirs sont-ils ici essentiels à la fondation et au développement de la démocratie ? En ceci qu’ils sont nécessaires à l’émancipation, à l’autonomie du citoyen et à l’exercice éclairé de la citoyenneté, dans tous les domaines où il en va de l’intérêt général, peut-on répondre, dans le sillage de Condorcet et de sa théorie de l’instruction publique.
b) Une seconde façon d’entendre l’équation savoir = démocratie relève d’une pensée sociale critique. L’inégalité dans le partage des savoirs est dénoncée comme l’une des formes et l’un des fondements de l’inégalité sociale et politique, et un déni de démocratie. Nous posons alors l’exigence d’un combat politique et pédagogique pour la démocratie par l’accès
965 aux savoirs, et il s’agit de faire en sorte "que tous aient accès au savoir comme une chose qu’il faut partager de façon égalitaire, qu’il n’y ait pas d’appropriation restreinte, que le savoir ne devienne pas la propriété de quelques-uns pour leur bénéfice exclusif" (Jorge Larrosa, 1999, p. 178). Tel est le contenu de notre principe républicain d’intégration et de promotion par le savoir. Cette seconde conception se trouve au principe de l’engagement dans la lutte contre l’échec scolaire, de l’exigence de démocratisation, et fonde même pour une bonne part l’identité " pratique " des sciences de l’éducation.
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On notera que ces deux conceptions ne sont pas sur le fond très éloignées. Elles ont en partage de considérer le savoir et sa possession comme un bien, une valeur, une ressource pour la vie et la démocratie.
c) Il existe une troisième conception qui diffère assez nettement des deux premières. Elle insiste moins sur l’émancipation du citoyen que sur la fondation du lien social. Une démocratie a besoin de savoirs partagés parce qu’il lui faut la base de notions communes. Des " catégories ", expliquait Durkheim, ces idées générales dont dépend notre interprétation du réel dans une même société, et pas seulement des " éléments ". Les savoirs qu’enseigne l’école devront donc faire office de ciment intellectuel et de lien affectif, indissociablement. Cette troisième conception est bien plus proche de la philosophie positive que de l’inspiration des Lumières.
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Sous l’équation savoir = démocratie, il est donc nécessaire de bien distinguer deux modèles éducatifs, deux paradigmes, deux façons de concevoir la fonction politique et sociale des savoirs scolaires.
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Ils ont été conjugués, confondus ou superposés, dans le compromis entre la philosophie des Lumières et le positivisme, qui fondait jusqu’à présent la légitimité des savoirs scolaires.
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La conception positiviste dont s’inspira Jules Ferry était déjà une tentative de répondre aux insuffisances de la conception républicaine de Condorcet. Durkheim, après Comte, en dépit ou plutôt en raison même de son engagement pour
966 l’école de la République, n’a eu de cesse d’en dénoncer le rationalisme abstrait et l’individualisme atomisant.
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L’école du compromis positiviste voudra substituer à la souveraineté du paysan éclairé de Condorcet, non plus ce sujet maître de la chaîne des savoirs, mais le membre d’une société unie dans le partage de la raison commune et de savoirs démontrés des sciences.
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Ces deux modèles sont encore souvent confondus. Mais il est devenu indispensable de les discerner.
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D’ailleurs, cette distinction est bien repérable dans le débat contemporain sur les contenus et la réforme des programmes.
Parce que le compromis de l’école républicaine vole en éclat, les deux thèses dissociées s’affrontent, et tentent d’autres recompositions.
Alain KERLAN "Les savoirs et la démocratie dans l'école postmoderne", Revue Educations n° 17, 1999.
II. Deux exemples : apprendre à lire-écrire, former l'esprit scientifique
1. Lire-écrire : les défis d'aujourd'hui
"Un idéal éducatif redessiné : une école ouverte à toutes les formes d'intelligence"
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"Dans un monde qui change rapidement, l’école doit plus que jamais transmettre l’expérience et l’histoire des générations précédentes. Elle doit développer chez les élèves toutes les formes d’intelligence et les armer pour le futur. L’" honnête élève " dont j’ai brossé un rapide portrait doit se voir offrir la possibilité de développer toutes les formes d’intelligence. L’être humain forme un tout indissociable, l’élève doit se sentir bien dans son esprit comme dans son corps et c’est seulement par souci de clarté dans l’exposé des mesures que je distinguerai, de manière un peu arbitraire, les trois éléments d’un triptyque composé de : - l’intelligence conceptuelle et formelle, qui passe par la maîtrise du langage, qui exige la formulation d’hypothèses dont il faut ensuite vérifier la valeur ; - l’intelligence concrète qui mobilise le sens de l’observation, de l’action, le goût de l’expérimentation ; - l’intelligence sensible qui ouvre à l’écoute, à la contemplation, à l’expression artistique. Il va de soi que ces trois formes d’intelligence s’entrelacent, s’imbriquent, se nourrissent mutuellement. Par exemple, l’apprentissage de la langue et l’apprentissage de la musique vont ensemble : ils donnent tous deux la priorité à l’écoute et ce dès le plus jeune âge. L’apprentissage de l’une conforte l’apprentissage de l’autre.
1) Le développement de l’intelligence conceptuelle exige la maîtrise du langage Il faut inlassablement le rappeler : transmettre la langue nationale est la priorité absolue. Se sentir chez soi dans la langue française est indispensable pour accéder à tous les savoirs. La langue est, en effet, la véritable colonne vertébrale des apprentissages, le savoir des savoirs, la porte qui ouvre aux autres disciplines. Or, c’est au moment des premiers pas dans l’acquisition de la langue que certains élèves, déjà, risquent de perdre pied. Tout se joue là : la promesse de la réussite comme les premiers signes de l’échec. L’échec n’est pas supportable, et nous devons le combattre avec détermination. Cela passe par une action résolue en faveur de la maîtrise de la langue orale et de l’apprentissage de la lecture. A fortiori, pour ceux qui n’ont pas le français comme langue maternelle. Ce chantier n’est pas nouveau. L’éducation s’est interrogée à maintes reprises, et encore récemment à l’occasion des Etats généraux de la lecture et des langages, sur les moyens à mettre en œuvre pour faciliter l’apprentissage de la lecture. À travers ces nombreux débats, deux idées fortes finissent par s’imposer : · la nécessité de mieux marquer deux temps essentiels d’acquisition : - la maîtrise de l’oral, à l’école maternelle, pour accéder, ultérieurement, plus facilement à l’écrit ;
968 - l’apprentissage de la lecture à l’école élémentaire. · l’exigence d’une rénovation de l’évaluation et des remédiations. a) L’acquisition, en deux temps : · À l’école maternelle, priorité à l’expression orale pour préparer l’accès à l’écrit. Mesurons cette simple donnée : le nombre de mots compris par un enfant, à l’entrée du cours préparatoire, varie, suivant les cas, de 600 à 1800. De tels écarts sont porteurs d’inégalités d’autant plus graves qu’elles sont précoces et que la pauvreté du vocabulaire perturbe l’apprentissage de la lecture. Parler, c’est énoncer des idées, formuler des interrogations. C’est aussi exprimer une volonté d’échange et une affirmation de soi. Le développement du langage oral doit donc demeurer l’objectif premier des maîtresses et des maîtres de maternelle. L’ensemble des domaines d’activités de l’école maternelle, concourent à l’épanouissement du jeune enfant : rythmique, éducation physique, chant, modelage. Tous ces éléments sensibles de la pédagogie de l’école maternelle doivent nourrir aussi chez l’enfant sa conquête du langage en lui offrant des occasions de dialoguer, de questionner, de s’émerveiller, d’exprimer ses émotions et ses capacités de création. Un travail collégial des maîtres, en collaboration éventuelle avec des maîtres spécialisés, favorisera la réussite de chacun. Parce que chaque élève est important. Pour faciliter le passage à l’écrit, le compagnonnage, dès l’école maternelle, avec les livres et les albums, le contact régulier avec la " langue des livres " et les langages écrits, grâce à la lecture à haute voix faite par un adulte, au conte, vrai don littéraire à l’enfant, ont une importance décisive. Les échanges qui permettent d’élucider le sens des textes et les effets sur soi des histoires amorcent un travail essentiel sur la compréhension qui facilitera les apprentissages systématiques et structurés du cours préparatoire. Encore faut-il insister ici sur l’idée qu’il n’y a pas de lecture sans écriture, et pas de maîtrise de l’écriture sans la combinaison d’un travail de la pensée et d’un travail du geste technique qui en permet l’expression. Cette maîtrise technique du geste grapho-moteur qui permet le tracé adéquat des lettres a tendance parfois à faire défaut à nos élèves. Je donnerai des instructions pour que les enseignants des écoles maternelles soient aidés à réhabiliter les exercices qui en favorisent la maîtrise. · À l’école élémentaire, l’apprentissage de la lecture. Savoir lire et aimer lire, tels sont les objectifs majeurs des premières classes de l’école élémentaire. Savoir lire - Au CP et au CE1, l’entrée dans l’écrit est une étape délicate pour l’enfant qui va devoir se familiariser avec le fonctionnement du langage écrit, en soi et dans sa relation avec le langage oral : mettre les sons qu’il perçoit en relation avec leur traduction graphique, comprendre la structure des phrases, l’importance du rôle de chaque élément qui les composent. Comprendre que la langue qu’il parle s’écrit et que cette langue écrite n’est pas exactement identique à celle qu’il parle. Pour les aider à percevoir l’enjeu de la lecture, il convient de mettre les élèves en contact avec de multiples supports de lecture, du livre à l’écran d’ordinateur, du poème au magazine, pour qu’ils puissent comprendre l’utilité quotidienne de l’écrit, autant que sa formidable capacité à faire rêver. - Au cycle des approfondissements, qui couvre les trois dernières années de la scolarité élémentaire, il faut continuer à enseigner la lecture. La lecture pour apprendre, la lecture
969 pour comprendre. On apprend à lire dans toutes les disciplines et c’est cela qui justifie les efforts des élèves. Ce cycle doit favoriser les rencontres avec les textes longs et de plus en plus complexes, des textes riches qui donnent à penser, à s’émouvoir, à s’amuser, à apprendre, des textes qui nourrissent des discussions entre élèves, les rapprochent, les unissent : " Avoir lu le même livre, c’est avoir habité la même maison " disait magnifiquement Saint-Exupéry. Pour familiariser l’élève avec la lecture, il faut des manuels scolaires dans la case du bureau des élèves, des livres et des dictionnaires sur les étagères de la classe, beaucoup de livres dans les bibliothèques-centres documentaires. Dans le même esprit que celui qui conduit à réhabiliter les exercices graphiques à l’école maternelle, on n’omettra pas également de préparer à l’écrit les élèves des trois dernières années de l’école élémentaire, tant il est vrai qu’à leur arrivée au collège on observe une difficulté à écrire chez nombre d’entre eux. Comment, en effet, un élève deviendrait-il capable, au collège, de suivre des cours en prenant des notes, sans s’être astreint et sans avoir pris l’habitude, auparavant, d’écrire davantage et régulièrement ? Je donnerai donc aussi des instructions dans ce sens essentiel pour une bonne scolarité au collège. Aimer lire Le goût de lire, la passion de lire, s’acquièrent aussi dans des rencontres de qualité : de beaux livres, de vraies histoires - souvent fréquentées - entraînent à vouloir lire. Chaque équipe de cycle devrait définir un " bagage " de livres lus ou rencontrés chaque année ; aussi bien la littérature de jeunesse que les œuvres du patrimoine seront sollicitées. Chaque élève devrait pouvoir se construire une sorte d’anthologie des textes aimés. " La meilleure anthologie, c’est celle que l’on compose soi-même " écrivait Paul Eluard. Ce " trésor personnel ", l’élève l’emportera, de classe en classe. Il doit être possible d’appliquer déjà concrètement cette proposition au cahier ou au classeur de poésie : tout enfant devrait pouvoir le conserver et l’enrichir. J’ai demandé à Henriette ZOUGHEBI, directrice du Salon du Livre de Jeunesse de SeineSaint-Denis à Montreuil, de concevoir un plan de développement supplémentaire des bibliothèques-centres de documentation, qui comprendra en particulier une dotation de 500000 ouvrages." Jack LANG, Conférence de presse du 20 juin 2000
" Vous ne devez pas lâcher vos écoliers, vous ne devez pas, si je puis dire, les appliquer à autre chose tant qu’ils ne seront point par la lecture aisée en relation familière avec la pensée humaine ".
Jean JAURES, cité par Gaston MIALARET, L’apprentissage de la lecture, Paris, PUF, 1975, p.10.)
970 "Savoir lire, écrire et compter, la preuve est faite que décidément cela ne suffit pas. Bien mieux on se demande si cette sorte de demi-culture, d'une certaine façon, ne prépare pas des dupes et de plus faciles esclaves... Que vérifions-nous tous les jours ? C'est, hélas, que ces hommes à qui on a seulement appris à lire, à écrire et à compter peuvent n'être que de meilleurs esclaves, et il est sans doute plus difficile encore de défendre les hommes contre la demi-culture que contre l'ignorance. C'est qu'il y a lire et lire. Lire n'est rien, si ce n'est savoir distinguer sur un papier imprimé le mensonge de la vérité et reconnaître les secrètes et insidieuses combinaisons qu'ils peuvent parfois former ensemble... Apprendre à lire aux gens pour qu'ils se confient au premier papier imprimé n'est que les préparer à un nouvel esclavage... Lire devient le moyen du plus affreux enrégimentement, et certaine manière vaniteuse de savoir lire arrête en quelque sorte la pensée. " Jean GUEHENNO, extrait d’une conférence prononcée à l’UNESCO en 1950, cité par Gaston MIALARET, Op. Cit., p.11
"Accoutumés à lire, habitués à des styles divers, ces accessoires nous amusent ou nous intéressent, nous rebutent ou nous ennuient, mais ne nous empêchent pas de saisir l'enveloppe qui la couvre, la proposition qu'on veut faire entendre. Il n'en est pas de même de ceux qui n'ont pas cette habitude. Il ne serait pas difficile de faire un récit purement allégorique où, changeant les noms, dénaturant les événements, faisant agir des êtres imaginaires, supposant des faits chimériques, on aurait cependant écrit une histoire réelle très-claire pour un certain nombre de personnes, mais absolument inintelligible pour tous les autres ou plutôt leur présentant, soit un conte, soit (pourvu merveilleux y ait été ménagé) une histoire absolument disparate. Or, ce double sens, si sensible dans cet exemple, n'est pas moins réel dans la plupart des livres. Il existe entre les hommes dont l'esprit est exercé et les autres, la même différence qu'entre ceux qui ont ou qui n'ont pas la clef de l'allégorie. Comment donc s'instruire dans les livres, si on n'a pas appris à les bien entendre ?
Les éléments très simples de ce qu'on appelle critique ne sont pas moins nécessaires ; il faut distinguer les caractères et les degrés de l'autorité que donne aux faits ou le genre des livres qui les renferment, ou le nom des auteurs, et le ton de l'ouvrage, ou, enfin, la nature même de ces faits ; il faut savoir se décider entre les témoignages opposés, et pouvoir reconnaître quand l'accord de ces témoignages devient un signe de vérité.
Le premier mouvement des hommes est de prendre littéralement et de croire tout ce qu'ils lisent comme tout ce qu'ils entendent. Plus celui qui n'a pas appris à se défendre de ce mouvement lira de livres, plus il deviendra ignorant ; car on ne sait que des vérités, et toute erreur est ignorance. La lecture n'apprendrait rien à un homme armé d'une défiance aveugle ; celui, au contraire, qui, résistant à cette impression, n'admet que ce qui est prouvé, et demeure dans le doute sur tout le reste, ne trouvera dans les livres que des vérités".
971
CONDORCET, Troisième mémoire sur l’instruction publique (1791), éditions Edilig, p. 169.
2. L'éducation scientifique L'opération "La main à la pâte". Quelques principes de base "1. Les enfants observent un objet ou un phénomène du monde réel proche et sensible et expérimentent sur lui".
"2. Au cours d leurs investigations, les enfants argumentent et raisonnent, mettent en commun et discutent leurs idées et leurs résultats, construisent leurs connaissances, une activité purement manuelle ne suffisant pas".
"3. Les activités proposées aux élèves par le maître sont organisées en séquences en vue d'une progression des apprentissages. Elles relèvent des programmes et laissent une large part à l'autonomie des élèves".
"5. Les enfants tiennent chacun un cahier d'expériences avec leurs mots à eux."
" 6. L'objectif majeur est une appropriation progressive, par les élèves, de concepts scientifiques et de techniques opératoires, accompagnées d'une consolidation de l'expression écrite et orale". (L'originalité de "la main à la pâte" concerne notamment la mobilisation de "la cité scientifique" au profit de cet apprentissage : accompagnement des partenaires scientifiques (Universités, laboratoires), ressources didactiques et pédagogiques des IUFM, un site Internet au service de l'enseignant : http://www.inrp.fr/lamap/ )
FINALITÉS DE L!ENSEIGNEMENT SCIENTIFIQUE FACE AUX ANNÉES 2000*
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L'éducation scientifique, instrument de médiation entre les cultures La cohésion des sociétés est assurée en grande partie par une culture, ensemble de représentations qui fonde les règles imposées et s'exprime par les rites et les traditions qui assurent l'agrégation sociale. Elle masque aussi les causes matérielles de conflit et les origines biologiques de l'agressivité pour justifier les guerres et l'asservissement d'autres hommes. La transformation rapide du milieu de vie et le développement des médias fragilisent actuellement de nombreuses sociétés par dissolution des valeurs traditionnelles. Elle se traduit aussi par une certaine homogénéisation des sociétés, homogénéisation de surface qui ne réduit pas les causes d'antagonismes, mais qui assure la diversification des procédures de destruction : guerres scientifiques, guerres civiles, terrorisme, massacres... La culture scientifique a été accusée d'entretenir ces violences pour des raisons opposées. D'aucuns lui reprochent de vouloir se substituer aux religions, qualifiées de sources de fanatisme; elle se proposerait de donner un fondement rationnel à la morale en se posant comme la seule source de certitudes communes à tous les hommes, Mais le scientisme a échoué, pour peu que l'on se réfère à sa régression au cours des dernières décennies. Lorsqu'il a été imposé de façon systématique, il a complètement dénaturé la pensée scientifique comme le montrent la lecture du rapport relatif à l'affaire Lyssenko ou le livre de biologie des lycées imposé par les autorités nazies. D'autres accusent la pensée scientifique d'engendrer un scepticisme destructeur à cause de son postulat fondamental : la vérité s'exprime non point par des énoncés immuables, mais par des approximations successives qui se poursuivent indéfiniment. Ce postulat ne s'applique qu'à l'intérieur du champ des activités scientifiques. Sa limitation n'est pas perçue par les chercheurs dont la pensée est confinée à la maîtrise de leur spécialité et au repérage des pouvoirs qu'elle leur donne. Le vide créé par l'absence de réflexion sur le sens de leur activité rejette certains esprits vers un intégrisme agressif. En réalité, la formation scientifique peut jouer un grand rôle dans l'ouverture et la communication des cultures, à condition de prendre au sérieux le message et les valeurs de ces dernières. Elle facilite le passage du stade fragile de la tolérance tolérée et de la coexistence pacifique subie à la découverte de convergences communes et à la valorisation des différences. La culture scientifique actualise des activités et des méthodes qui doivent caractériser tout vécu humain : importance de l'attitude de création régulée par la confrontation sociale, importance de l'écoute d'autrui, disposition à remodeler ses représentations. Ces attitudes ne sont pas nécessairement transférées dans le domaine des valeurs et des chocs éthiques, mais elles constituent des repères et des garde-fous, et facilitent l'évolution de ceux qui reconnaissent la nécessité de ces exigences. Par ailleurs, les sciences nous apportent des connaissances objectives sur l'homme, la société et la nature. Elles nous donnent une image plus objective des origines et de l'évolution de l'homme et de la nature, et décapent les représentations sociales des supports périmés. Dans certains domaines, comme ceux de la reproduction humaine, la science n'impose pas de solution précise, mais permet d'expliciter les conséquences probables de l'intervention de l'homme. Elle joue aussi un grand rôle en démasquant le délire raciste qui souvent couve insidieusement dans les cultures avant
973 d'éclater en période de crise. Les efforts pour rationaliser des représentations sociales peuvent faire apparaître des convergences entre systèmes en apparence imperméables.
L'éducation scientifique, instrument de démocratisation
Depuis plus d'un siècle, de nombreux réformateurs de l'enseignement ont cherché à prolonger l'alphabétisation par une initiation scientifique du futur citoyen pour permettre le bon fonctionnement des institutions démocratiques et donner une étiquette scientifique aux pratiques d'hygiène imposées. Par exemple, Jules Ferry en France a préconisé un enseignement scientifique précoce pour soustraire le futur citoyen à l'influence des notables. En démocratie, les prises de décision doivent être réalisées à la suite d'une discussion publique, ouverte à tous sans domination, queue soit explicite ou masquée par les médias. C'est le mode de fonctionnement de la démocratie directe dont la palabre constitue encore une survivance : le maître de jeu donne la parole à chaque membre du groupe et, au cours des tours de parole successifs, réalise progressivement l'unanimité par la négociation.
En fait, la réalisation de cet idéal est devenue de plus en plus difficile à cause de la complexité croissante de la société technicienne à la fois sur le plan des moyens matériels et sur celui de l'organisation hiérarchique fondée sur l'échelle des compétences. Les détenteurs du Pouvoir détiennent tous les éléments nécessaires à la prise de décisions : l'information et les procédures permettant de la traiter, les connaissances scientifiques et les méthodes de calcul pour les mettre en oeuvre, la maîtrise des instruments de communication et éventuellement de conditionnement. Ainsi, ils détiennent ces pouvoirs par l'intermédiaire des experts à leur service. Le dialogue entre l'expert et l'exécutant de base est faussé par la hiérarchie des compétences. L'expert maîtrise l'ensemble des compétences mentionnées ci-dessus et les met en oeuvre au niveau le plus élevé. Son discours est d'une complexité déroutante par le vocabulaire et surtout par le mode de raisonnement : procédures de calcul sur modèles et raisonnement probabiliste. Or, malgré sa rigueur dans son domaine de compétence, l'expert se trompe souvent, car il peut négliger complètement des variables étrangères à son champ disciplinaire ou non quantifiables.
L'exécutant, au contraire, peut repérer des indices négligés grâce au contact avec les situations concrètes, mais il n'est pas écouté ou ne peut pas les exploiter puisqu'il ne maîtrise pas certains aspects de la pensée expérimentale, ou il raisonne souvent par des analogies fondées sur le simple rapprochement de situations globales; il confond les données des raisonnements probabilistes avec l'absence de connaissances. De ce fait, la discussion se présente souvent comme une tentative de conditionnement et l'exécutant reste le plus fréquemment étranger aux prises de décisions.
974 Les défauts de la formation scientifique traditionnelle - déjà évoqués ci-dessus - expliquent en partie cette situation : le caractère tardif et élitiste de cet enseignement est dû aux exigences de rigueur de la formulation mathématique. On ne reconnaît pas de caractère scientifique à la vulgarisation destinée au grand public. La distinction de paliers de compétence scientifique permet de caractériser plus facilement un enseignement scientifique progressif. Le niveau le plus élevé, celui de la recherche, se reconnaît à la maîtrise de toutes les facettes de la méthode expérimentale dans un domaine défini: la capacité à poser les problèmes à partir de l'état actuel de la science, à dépasser une démarche pertinente, à inventer les pratiques instrumentales impliquées par la résolution du problème. La maîtrise des démarches est limitée à la discipline et détermine un îlot de rationalité restreinte. Le palier intermédiaire se caractérise par la possibilité de réinvestir le savoir appris : capacité à identifier les situations où il s'applique, maîtrise de techniques cognitives ou instrumentales pour le mettre en oeuvre, disposition à suivre l'évolution du savoir dans le domaine disciplinaire concerné, qui est souvent plus vaste que celui du chercheur. Le palier le plus élémentaire est celui de la vulgarisation honnête. Elle n'exige pas la maîtrise de la démarche expérimentale, des pratiques instrumentales de la discipline. La compétence se reconnaît à la possibilité de traduire le même énoncé dans des langages différents et de reconnaître les analogies, à la prédominance de la pensée iconique sur la pensée symbolique. Ce registre définit le mode de présentation le plus utilisé par les médias. De plus, du fait de son extension, il permet d'intégrer les îlots de rationalité discontinus des deux autres paliers et favorise les rapprochements entre éléments de savoir venus de disciplines différentes. La progression de la formation scientifique ne passe guère par l'accès successif aux trois paliers, mais plutôt par leur importance relative et par leur complication progressive. L'introduction d'un enseignement scientifique précoce implique la prise en compte du niveau de développement cognitif des élèves. D'où la nécessité de postuler des énoncés différents pour un même concept, comme celui de reproduction ou de molécules. Loin d'être un pisaller, le passage par les niveaux de formulation successifs permet de réaliser une exigence positive : il est possible de déterminer la meilleure formulation pour une pratique sociale donnée; la définition opérationnelle de la respiration n'est pas la même pour un sportif, un pisciculteur ou un biochimiste. Par ailleurs, il semble que l'activité scientifique du jeune enfant favorise son développement cognitif et constitue un support favorable pour les apprentissages fonctionnels de la langue écrite et des mathématiques. Le rôle de la formation scientifique comme instrument de communication est particulièrement important en éducation pour la santé, par exemple pour l'efficacité du dialogue malademédecin, qui différencie médecine humaine et pratique vétérinaire. Les informations objectives et précises du malade conditionnent en partie l'exactitude du diagnostic et la régulation du traitement. L'évolution actuelle de la médecine exige de la part du malade une prise de conscience critique et positive : il doit compter avec la diversité des spécialistes et parfois avec des pratiques robotisées; il est parfois le seul à pouvoir faire la synthèse de données divergentes et de propositions contradictoires.
Victor HOST, in Perspectives, vol. XXV, n° 1, mars 1995, UNESCO
975 III. L'éducation intellectuelle et le développement de l'enfant 1. L'enfant et les savoirs Les études au service de la croissance de l'enfant ?
" On pourrait énumérer indéfiniment les différences et divergences apparentes qui existent entre l’enfant et le programme scolaire. Différentes écoles pédagogiques sont nées de ces conflits. L’une d’elles fixe son attention sur l’importance des matériaux du programme qu’elle compare au contenu de l’expérience enfantine. Les études sont là précisément pour révéler à l’enfant le grand, le vaste univers, si complexe et si riche, d’une signification si profonde. L’enfant, c’est l’être qui doit être amené à maturité, l’être superficiel auquel il faut donner de la profondeur et dont il faut élargir l’étroite expérience. Non pas, répond l’école opposée. L’enfant est le point de départ, le centre, le but. L’idéal, c’est son développement, sa croissance. Cela seul fournit une méthode pédagogique. Toutes les études doivent être les servantes de cette croissance ".
John DEWEY, L’enfant et les programmes d’études, 1902.
La valeur fonctionnelle du savoir
" Le principe fonctionnel, qui nous rappelle que l’action a toujours pour fonction de répondre à un besoin (organique ou intellectuel), nous révèle du même coup quelle est la signification biologique du savoir, des connaissances que nous acquérons. Ce savoir n’a de valeur que pour autant qu’il sert à ajuster notre action, à lui permettre d’atteindre le mieux possible son but, la satisfaction du désir qui l’a fait naître. Que le savoir n’a qu’une valeur fonctionnelle et n’est pas une fin en soi, voilà aussi ce que l’école active ne doit pas perdre de vue. C’est à la lumière de cette vérité qu’elle établira ses programmes. Le savoir au service de l’action. Schématisons de la façon suivante, pour fixer les idées, les étapes du processus éducatif dans l’école active : 1) Eveil d’un besoin (d’un intérêt, d’un désir) en mettant l’élève dans une situation propre à susciter ce besoin ou ce désir ; 2) Déclenchement par ce besoin de la réaction propre à le satisfaire ; 3) Acquisition des connaissances propres à contrôler cette réaction, à la diriger, à la conduire au but qu’elle s’était proposé ".
Edouard CLAPAREDE, La psychologie de l’école active, 1923.
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Rapport au savoir et sens du savoir. Le "comment" et le "quoi".
Aujourd'hui, on se rend compte que l'on ne peut pas séparer les deux questions: qu'est-ce qu'on apprend ? Comment on apprend ? Mais ce qui me paraît très important est ce qui relie le comment et le quoi : ce qu'on appelle le rapport au savoir. Quel rapport existe entre un élève et les mathématiques ? Un rapport de consommation, de création, d'usage social, de sélection ? C'est ce qui intéresse aujourd'hui les chercheurs : comprendre comment le sujet construit son rapport avec les savoirs. Quel rapport existe entre d'une part un élève, son passé, son histoire, et d'autre part des contenus de savoirs tels que la géographie, un problème de mathématiques ou un exercice de français ? Sur la question du rapport au savoir, on en reste, à mon sens, trop souvent à des constats sociologiques, sans travailler sur les méthodes pédagogiques qui permettent de faire de ce rapport au savoir une recherche de la vérité. Ce que l'école doit apprendre, c'est la construction du rapport à la vérité. Cela signifie de savoir renoncer à son propre point de vue, savoir changer d'avis, surseoir a son jugement, renoncer à ses préjugés... La tâche du pédagogue est de mettre en place des dispositifs qui permettent de s'engager dans une dynamique de recherche de vérité, dans une démarche rigoureuse pour répondre de façon pertinente à une question que l'on s'est posée.
Philippe MEIRIEU, "L'aventure des savoirs", Sciences Humaines n° 24, 1999, La dynamique des savoirs.
2. Quand l'enfant apprend à lire "L'année scolaire avançant, Edwin s'aperçut qu'il surgissait des mots de toutes parts autour de lui. Il en poussait plein sur la table au petit déjeuner - sur les boîtes de céréales, sur les fioles de vitamines, sur les flacons de saccharine. Il trouva des dizaines de mots sur le chemin de l'école: BENJAMIN STREET, JORDAN AVENUE, A VENDRE, STOP, VINCENT CAPOBIANCO, BUZZY AIME SUE, MARIE MÈRE DE DIEU, OLDSMOBILE, MOBILOIL, et, bien sûr, son panneau préféré, qui le faisait penser à l'attaque de la diligence et au masque de tigre en carton : ATTENTION ENFANTS. Il y avait des mots sur les boîtes de puzzles, des mots sur les cartons de diapositives pour stéréoscope, des mots sur ses boîtes de peinture, des mots sur ses cahiers à colorier, des mots sur sa balle en caoutchouc rose, des mots sur sa balle de tennis, des mots sur son damier, des mots sur l'ampoule électrique, des mots sur l'interrupteur, des mots sur son oreiller. Sur un seul penny, que lut Mr. Mullhouse, il y avait les MOTS LIBERTY, IN GOD WE TRUST, ONE CENT, UNITED STATES OF AMERICA, et E PLURIBUS UNUM, que même Mrs. Mullhouse ne comprenait pas. Sur le fourreau en papier
977 d'une seule craie de couleur, il y avait les MOTS COPPER, BINNEY & SMITH INC., NEW YORK, MADE IN U.S.A. Il y avait des mots dans les éléments de la cuisine, des mots dans l'armoire à pharmacie, des mots dans les placards, des mots dans tous les tiroirs. Il en poussait sur les crayons, sur les lampes, sur les horloges, sur les sacs en papier, sur les boîtes en carton, sur les balais à tapis, sur les pôles en laiton des prises de courant, sous les assiettes, et sur le dos des petites cuillères. Il en poussait dans ses tennis, dans ses slips, à l'intérieur de sa chemise derrière sa nuque. Il en poussait même sur la pelouse; sur la balancelle blanche, sur le couvercle des poubelles, sur la vanne à mazout qui dépassait du gazon devant la maison; et un beau jour de printemps, il regarda en l'air et vit un avion qui écrivait des mots dans le ciel. Et comme avec le passage de l'hiver au printemps, Edwin était passé de l'abécédaire au premier livre de lecture, c'était comme si la saison même bourgeonnait et fleurissait en mots."
S. MILHAUSER, La vie trop brève d’Edwin Mulhouse, Albin Michel, p. 153/154
Analysant les comportements de lecture chez l'enfant, le pédopsychiatre René DIATKINE distinguent trois groupes d’enfants :
a) "Le premier groupe comprend les enfants apprenant facilement la langue écrite, et en tout cas sachant lire rapidement. Il est important de constater que le plus souvent, quelle que soit la méthode utilisée, ces enfants ont acquis la lecture entant qu'activité globale avant que le maître leur ait tout enseigné" (p. 34).
b) "Un deuxième groupe est constitué par les enfants qui suivent à peu près, mais chez qui ce processus de généralisation ne se produit pas. Pour eux, on est obligé d'aller jusqu'au bout de la méthode, et, bien souvent, ces enfants ont tendance à oublier ce qu'ils ont appris au début quand on arrive à la fin. Il faut alors recommencer. Cette répétition est d'ailleurs relativement efficace" (Idem).
c) "Enfin un troisième groupe est constitué d'enfants ne faisant aucune acquisition de la langue écrite au cours de la première année d'école élémentaire…". On y trouve selon Diatkine les enfants vivant dans des conditions particulièrement difficiles, ceux qui appartiennent à des familles "n'ayant aucune dimension culturelle commune avec l'école", un certain nombre d'enfants "posant des problèmes psychopathologiques divers".
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René DIATKINE, in GFEN, Pour une autre pédagogie de la lecture, p.33/39
3. Les apprentissages intellectuels et la psychologie génétique
L'éducation génétique
S'il est vrai comme l'affirmait Claparède que " la notion de croissance est au coeur de la notion d'enfance", toute pédagogie moderne sera nécessairement génétique. Elle pose en effet que l'étape de développement est le point d'appui fondamental d'une éducation naturelle. De la naissance à la maturité, le psychologue et le pédagogue qui observent l'enfant constatent " des étapes successives et solidaires ". A noter toutefois que l'histoire d'une enfance n'a pas le caractère d'un processus continu. Elle est marquée de changements incessants qui jalonnent et déterminent des périodes d'acquisition. Pour Maurice Debesse, chacune de ces périodes est centrée sur des dominantes génétiques qui intéressent la connaissance des choses pour les unes, la vie sociale pour les autres. A chaque étape de développement, l'effort du maître s'appliquera à l'éducation de chaque dominante génétique. Au niveau de la 3e enfance qui se situe entre 6 et 13 ou 14 ans et que Debesse caractérise comme l'âge de l'écolier, s'organise une nouvelle structure mentale : "A la pensée syncrétique succède la pensée de relations qui fournit à l'enfant une interprétation du monde extérieur beaucoup plus proche de la nôtre. La causalité scientifique lui devient compréhensible. Il use plus correctement des liaisons logiques. Un rudiment d'esprit critique apparaît. Vers 10 ans, l'écolier atteint le stade notionnel. Sa pensée s'organise autour de quelques notions fondamentales qui unifient les données sensibles notion de temps, d'espace, de nombre, de cause, de mouvement etc." Au cours de ces années décisives, une saine pédagogie génétique suppose l'éducation de ces notions-mères. Dans un chapitre majeur de son ouvrage, Debesse définit le style de travail qui convient à l'âge de l'écolier et dresse le plan des acquisitions de la pensée notionnelle qui est au centre de toute éducation intellectuelle. Qu'on ne s'y trompe pas, toutefois. Pas plus que magistrale transmission du savoir, l'éducation génétique n'est simple éducation d'accompagnement. Elle se veut éducation créatrice. Soutenu par l'éducateur dans l'élan qui caractérise cette étape d'âge, exploitant les données de son patrimoine héréditaire, l'élève est capable d' " ajouter " quelque chose de neuf au type humain ". En éducation génétique, ni le maître ni l'élève ne sont enchaînés à un psychologisme étroit et à un psychisme prédéterminé. A chaque étape, l'enfant doit être aidé à se choisir.
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Louis LEGRAND, Textes de pédagogie pour l'école d'aujourd'hui, volume 1, Paris Nathan, 1974, p. 271
Si l'on se place sur le terrain de l'enseignement élémentaire, les notions fondamentales qui règlent l'activité de l'esprit de l'écolier sont surtout celles de nombre, d'espace, de temps et de cause, que complètent à l'étape suivante celles de loi et de milieu. L'acquisition de chacune d'elles est facilitée par un enseignement : celui de l'histoire, par exemple, aide l'élève à élaborer la notion de temps, celui de la physique à savoir ce que c'est qu'une cause. Plusieurs enseignements peuvent concourir, cela va de soi, à l'acquisition d'une même notion, et il est entendu aussi qu'un enseignement n'a pas pour but unique l'exercice de la pensée notionnelle. Mais, pour définir le problème de l'éducation intellectuelle par sa donnée essentielle, nous considérerons qu'un enseignement correspond à une notion-mère de l'esprit. La notion de nombre s'éveille bien avant l'âge scolaire. Elle débute par la distinction de l'un et du multiple, puis de 2 à 5 ans l'acquisition du nombre progresse en moyenne d'une unité par an, jusqu'à 5. Un brusque démarrage se produit alors pour peu que l'éducateur s'y prête. Toutefois les grands nombres restent longtemps un simple objet de récitation. Au cours de cette première étape, le nombre n'est pas encore un symbole abstrait, il adhère à chaque groupe d'objets, auquel l'enfant l'applique. Les premières opérations, addition et soustraction, se prêtent à cette manipulation concrète du nombre. La déconcrétisation du nombre s'accélère grâce aux opérations plus abstraites de la multiplication et de la division. L'écolier traverse alors une période de jeu fonctionnel du nombre à travers le calcul. Sa jonglerie facilite l'accès à un nouveau stade où le nombre n'est plus qu'un signe permettant le calcu et le raisonnement. L'étape de l'algèbre vient plus tard : elle accompagne l'entrée dans l'adolescence. Durant la 3e enfance, le rôle du nombre est de mettre l'écolier en contact avec le monde de la quantité et de la mesure et l'arithmétique est l'enseignement tout désigné pour cela. Elle fait servir l'apprentissage du calcul à des applications pratiques sous forme de problèmes simples qui permettent d'exercer le raisonnement. Elle doit s'employer aussi à donner peu à peu au nombre sa pleine signification de symbole : à cet égard, un problème sur la division d'un champ en parties égales est plus formateur qu'un problème sur les dépenses variées d'une famille. Là encore, ne soyons ni trop ambitieux, ni trop pressés. Beaucoup de gens autour de nous vivent fort bien sans le concept mathématique de nombre : la notion de nombre, encore pleine d'adhérences concrètes, leur suffit. Elle suffit aussi, sauf exception, à l'écolier. L'aptitude mathématique ne s'éveille guère que vers la fin de la 3e enfance, lorsque la puissance accrue du raisonnement permet de passer de la simple vérification d'une proposition à la véritable démonstration. A ce moment, c'est la géométrie qui intervient à son tour avec ses figures. Le nombre est, pour la pensée logique, la notion-mère fondamentale, celle qui commande à l'acquisition de toutes les autres. L'évolution de la civilisation contemporaine accroît sans cesse son importance. Aussi son acquisition exige-t-elle les soins les plus attentifs de l'éducateur.
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La notion d'espace, elle aussi, est précoce. Les jeunes enfants ont très vite une idée de la place des objets, de l'étendue, de la distance. La manipulation, la marche, l'exercice des sens précisent la situation des choses dans l'espace à l'aide d'un vocabulaire approprié : gauche, droite, dessus, dessous, etc. Il s'agit de l'espace concret, visuel, tactile et locomoteur, non de l'espace mathématique abstrait, homogène, dont la géométrie leur donnera plus tard l'idée. L'enseignement le plus propre à développer cette notion de l'espace observable permettant de localiser les phénomènes, c'est la géographie. Son enseignement est fait de plusieurs éléments : une nomenclature, une localisation et une explication des phénomènes. L'acquisition d'une nomenclature simple, appuyée sur une description imagée, est possible dès les premières années scolaires, mais son intérêt intellectuel est faible. C'est le second élément de cet enseignement, la localisation, qui, à cet âge, possède la plus grande valeur éducative, car c'est sur elle que s'organise la notion d'espace. D'où l'importance de l'initiation au plan et à la carte par des exercices gradués qui, tout en élargissant peu à peu l'horizon de l'enfant, lui fournissent une représentation figurée de l'espace où tous les phénomènes géographiques physiques et humains viennent s'inscrire à leur place. Un élève entraîné ainsi sans cesse à situer, à localiser les choses dont il parle se prépare à l'explication, c'est-à-dire à l'étude des rapports entre les phénomènes géographiques. Mais durant l'enfance, cette explication demeure très fragmentaire et schématique parce qu'elle suppose acquise, pour être complète, la notion beaucoup plus complexe de milieu.
La notion de temps est liée à celle d'espace, mais son évolution psychologique chez l'enfant est plus lente, et cette différence entraîne d'importantes conséquences pédagogiques. Si l'on pense aux premiers souvenirs immédiats, on pourrait dire qu'elle apparaît très tôt elle aussi. En fait, le bébé et le bambin vivent et pensent dans le présent. Ils n'ont pas conscience du temps qui passe, de la durée des événements, ils distinguent mal le passé du présent, ils restent fermés au devenir, bien qu'ils l'incarnent. L'enfant apprend à lire l'heure et à répéter des dates longtemps avant d'avoir une idée claire du temps. Ce syncrétisme temporel tend à disparaître au cours de la 3e enfance et le temps historique commence à s'organiser dans sa pensée en une succession d'événements. C'est l'amorce d'une chronologie. De même l'idée du vieillissement apparaît. Mais jusqu'à l'adolescence, on observe encore des confusions tenaces et une grande difficulté à situer correctement, sans aide extérieure, les événements dans le temps. C'est évidemment l'enseignement de l'histoire qui favorise le plus l'acquisition de cette notion. Nous retrouvons dans l'enseignement historique trois éléments comme dans celui de la géographie, mais ici, la chronologie remplace la localisation. Tous les éducateurs savent que l'écolier aime l'histoire pour son côté anecdotique et pittoresque qui stimule son imagination puis son désir d'aventure; mais il a d'ordinaire beaucoup de peine à constituer une chronologie des grands faits historiques qu'on lui apprend. Avant 9 ou 10 ans, les dates qu'il récite ne sont qu'un exercice verbal sans intérêt. Le sens de l'évolution historique ne s'éveillera qu'au cours
981 de l'adolescence. Dans l'intervalle, un rudiment chronologique peut se constituer. L'enseignement de l'histoire est l'un de ceux qui ont suscité le plus d'efforts et d'ingéniosité de la part des pédagogues d'aujourd'hui. On l'a rendu vivant, et tel petit manuel est une merveille de présentation. Mais il reste l'un des plus difficiles qui soient lorsqu'on le considère en fonction du jeu des notions-mères de l'esprit. L'écolier ne pense pas naturellement les événements dans le temps. Il est à l'âge des histoires plutôt qu'à celui de l'histoire.
Le mot cause désigne des choses bien différentes : l'agent de l'action, les événements étant liés entre eux par ce qu'on appelle parfois la causalité psychologique; le rapport nécessaire et constant entre deux phénomènes, et c'est la causalité scientifique. La causalité du premier type domine la pensée syncrétique du bambin. Celle du second type devient accessible à l'esprit de l'écolier à partir de l'âge de 9 ou 10 ans, mais des adhérences égocentriques peuvent subsister jusqu'à l'adolescence ainsi que l'a montré Michaud. La suggestion collective peut aussi provoquer d'étranges confusions : témoin cette classe de 7e d'un lycée de filles où, un commencement d'incendie s'étant produit dans une cave pleine de papiers, les élèves crurent très sérieusement que l'incendie avait été provoqué par la rupture d'une conduite d'eau bouillante ! La causalité constitue l'une des notions les plus importantes de la pensée scientifique. Elle sera complétée à l'étape suivante par le concept de loi. L'enseignement des sciences physiques est ici le meilleur auxiliaire de l'éducateur. L'observation des phénomènes d'abord, puis surtout les expériences que l'élève voit faire et qu'il refait pour son propre compte lui font découvrir le mécanisme des liaisons causales. Il s'habitue à l'idée de rapports déterminés entre les phénomènes. Vers 12 ans, on commence même à lui parler de quelques lois simples, celle de la chute des corps ou de leur dilatation par exemple. Mais la loi physique est encore à ce moment plus apprise que comprise; le raisonnement inductif qui permet son élaboration n'a pas assez de fermeté. L'idée de loi politique lui est accessible un peu plus tôt, sans doute parce qu'elle se rapproche de la notion de règle qui, nous le verrons, domine sa vie sociale. La confusion entre ces deux notions de loi est du reste fréquente à l'âge scolaire et l'un des résultats de l'enseignement des sciences physiques est précisément de la faire cesser.
On voit qu'en orientant tout le travail d'acquisition des connaissances scolaires en fonction des notions fondamentales, le savoir, loin d'être une accumulation de faits confiés à la mémoire, est une organisation des connaissances. Il assure un premier mode d'intelligibilité logique du réel, une approximation notionnelle du monde. Son acquisition se confond avec l'exercice de l'intelligence soucieuse de saisir des rapports entre les choses, avec la formation du jugement et du raisonnement. Le savoir ainsi organisé, lié, assimilé, c'est la pensée de l'écolier ellemême. Il me semble que l'aphorisme célèbre de la tête bien faite et de la tête bien pleine qui a suscité plus d'admirations passionnées que d'interprétations sensées trouve de cette façon une justification génétique raisonnable : la tête bien faite que souhaite Montaigne, ce n'est pas une
982 tête vide, c'est celle où le savoir notionnel de l'écolier se confond avec le jeu alerte de sa pensée.
Maurice DEBESSE Les étapes de l'éducation , P.U.F. Paris, I956
IV. LES PEDAGOGUES ET L'EDUCATION INTELLECTUELLE
1. Jean Itard, à la recherche d'une éducation intellectuelle scientifique " Il faut bien convenir que les descriptions minutieuses d'Itard furent les premiers essais de pédagogie expérimentale... J'ai accompli pour ma part mes expériences à Rome, sur les déficients, durant deux années, selon le livre de Séguin et faisant mon trésor des admirables tentatives d'Itard. Guidée par ses tests, je conçus et pu construire un abondant matériel... Dans les Mémoires d'Itard on voit que des moyens très proches de ceux sollicités par les initiatives de la psychologie scientifique ont réussi à transformer un individu, extra-social au point de paraître à la fois sourd-muet et idiot, en un homme qui entend et comprend le langage... Après que le temps eut ancré ma confiance en ces méthodes je quittai une activité consacrée aux handicapés pour me remettre à l'étude des oeuvres de Séguin et de celles d'Itard. J'éprouvai le besoin de les méditer : je recopiais, en italien, leurs écrits, tout comme l’aurait fait, jadis, un Bénédictin. "
Maria MONTESSORI, 1926
" Je reportais le bandeau sur les yeux, et les éclats de rire recommencèrent. Je m'attachai alors à l'intimider par mes manières, puisque je ne pouvais pas le contenir par mes regards. Je m'armai d'une des baguettes de tambour qui servait à nos expériences, et lui en donnai de petits coups sur les doigts lorsqu’il se trompa. Il prit cette correction pour une plaisanterie , et sa joie n'en fut que plus bruyante. Je crus devoir, pour le détromper, rendre la correction un peu plus sensible. Je fus compris, et ce ne fut pas sans un mélange de peine et de plaisir que je vis dans la physionomie assombrie de ce jeune homme combien le sentiment de l'injure l'emportait sur la douleur du coup. Des, pleurs sortirent de dessous son bandeau ; je me hâtai de l'enlever ; mais, soit embarras ou crainte, soit préoccupation profonde des sens intérieurs, quoique débarrassé de ce bandeau, il persista à tenir les yeux fermés. Je ne puis rendre l’expression douloureuse que donnaient à sa physionomie ses deux paupières ainsi
983 rapprochées, à travers lesquelles s’échappaient de temps en temps quelques larmes. Oh! combien dans ce moment, comme dans beaucoup d'autres, prêt à renoncer à la tâche que je m’étais imposée, et regardant comme perdu le temps que j’y donnais, ai-je regretté d'avoir connu cet enfant, et condamné hautement la stérile et inhumaine curiosité des hommes qui, les premiers, l'arrachèrent à une vie innocente et heureuse ! " Jean Itard, Rapport sue les nouveaux développements de Victor de l’Aveyron, dans Lucien Malson, Les enfants sauvages, pp. 198/199
" I. - On doit aux travaux de Locke et de Condillac, d'avoir apprécié l'influence puissante qu'a sur la formation et le développement de nos idées, l’action isolée et simultanée de nos sens. L'abus qu'on a fait de cette découverte n’en détruit ni la vérité ni les applications pratiques qu'on peut en faire à un système d'éducation médicale. C'est d'après ces principes que lorsque j'eus rempli les vues principales que je m'étais d'abord proposées, et que j'ai exposées dans mon premier ouvrage, je mis tous mes soins à exercer et à développer séparément les organes des sens du jeune Victor.
II. - Comme de tous nos sens l’ouïe est celui qui concourt le plus particulièrement au développement de nos facultés intellectuelles, je mis en jeu toutes les ressources imaginables Pour tirer de leur long engourdissement les oreilles de notre sauvage. Je me persuadai que pour faire l'éducation de ce sens, il fallait en quelque sorte 1’isoler, et que n'ayant à ma disposition, dans tout le système de son organisation, qu'une dose modique de sensibilité, je devais la concentrer sur le sens que je voulais mettre en jeu, en paralysant artificiellement celui de la vue par lequel se dépense la plus partie de cette sensibilité. En conséquence, je couvris d'un bandeau épais les yeux de Victor, et je fis retentir à ses oreilles les sons les plus forts et les plus dissemblables. Mon dessein n'était pas seulement de les lui faire entendre, mais encore de les lui faire écouter. "
Jean Itard, Rapport sur les nouveaux développements de Victor de l’Aveyron, dans Lucien Malson, Les enfants sauvages, p. 194-195
2. Jean-Jacques Rousseau et l'éducation négative
984 L'éducation négative
Oserais-je exposer ici la plus grande, la plus importante, la plus utile règle de toute l'éducation ? Ce n'est pas de gagner du temps, c'est d'en perdre. Lecteurs vulgaires, pardonnez-moi mes paradoxes: il en faut faire quand on réfléchit; et, quoi que vous puissiez dire, j'aime mieux être homme à paradoxes qu'homme à préjugés. Le plus dangereux intervalle de la vie humaine est celui de la naissance à l'âge de douze ans. C'est le temps où germent les erreurs et les vices, sans qu'on ait encore aucun instrument pour les détruire; et quand l'instrument vient, les racines sont si profondes, qu'il n'est plus temps de les arracher. Si les enfants sautaient tout d'un coup de la mamelle à l'âge de raison, l'éducation qu'on leur donne pourrait leur convenir; mais, selon le progrès naturel, il leur en faut une toute contraire. Il faudrait qu'ils ne fissent rien de leur âme jusqu'à ce qu'elle eût toutes ses facultés; car il est impossible qu'elle aperçoive le flambeau que vous lui présentez tandis qu'elle est aveugle, et qu'elle suive, dans l'immense plaine des idées, une route que la raison trace encore si légèrement pour les meilleurs yeux. La première éducation doit donc être purement négative. Elle consiste, non point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le coeur du vice et l'esprit de l'erreur. Si vous pouviez ne rien faire et ne rien laisser faire; si vous pouviez amener votre élève sain et robuste à l'âge de douze ans, sans qu'il sût distinguer sa main droite de sa main gauche, dès vos premières leçons les yeux de son entendement s'ouvriraient à la raison; sans préjugés, sans habitudes, il n'aurait rien en lui qui pût contrarier l'effet de vos soins. Bientôt il deviendrait entre vos mains le plus sage des hommes; et en commençant par ne rien faire, vous auriez fait un prodige d'éducation. "
Jean-Jacques ROUSSEAU, Emile ou de l'éducation, Livre II., édition Garnier Flammarion, p. 112/113
(La question de la lecture résume assez bien cette thèse essentielle dans la pédagogie de Rousseau. Emile vivra jusqu’à 12 ans sans bureau, sans livre et sans bibliothèque ! Les livres sont même dénoncés comme le " fléau " de l’enfance. Emile doit vivre à la campagne, dans une liberté qui ne passe ni par la lecture, ni par les savoirs. Même après 12 ans l’éducation refusera d’être livresque, verbale, intellectuelle, et préférera toujours la leçon de choses.
C’est bien clair : l’éducation selon Rousseau s’oppose à l’éducation selon la philosophie des Lumières, et l’importance que celle-ci accorde à l’instruction : l’émancipation humaine ne passe pas tout droit par les savoirs, leur diffusion, leur publicité, bref, l’instruction par les " lumières ".)
985
La dépendance des choses
" Il y a deux sortes de dépendances : celle des choses, qui est de la nature; celle des hommes, qui est de la société. La dépendance des choses, n'ayant aucune moralité, ne nuit point à la liberté, et n'engendre point de vices ; la dépendance des hommes étant désordonnée les engendre tous, et c'est par elle que le maître et l'esclave se dépravent mutuellement. Maintenez l'enfant dans la seule dépendance des choses, vous aurez suivi l'ordre de la nature dans le progrès de son éducation. N'offrez jamais à ses volontés indiscrètes que des obstacles physiques ou des punitions qui naissent des actions mêmes, et qu'il se rappelle dans l'occasion; sans lui défendre de mal faire, il suffit de l'en empêcher. L'expérience ou l'impuissance doivent seules lui tenir lieu de loi. N'accordez rien à ses désirs parce qu’il le demande, mais parce qu'il en a besoin. Qu'il ne sache ce que c'est qu'obéissance quand il agit, ni ce que c'est qu'empire quand on agit pour lui. Qu'il sente, également sa liberté dans ses actions et dans les vôtres. Suppléez à la force qui lui manque, autant précisément qu'il en a besoin pour être libre et non pas impérieux; qu'en recevant vos services avec une sorte d'humiliation, il aspire au moment où il pourra s'en passer, et où il aura l'honneur de se servir lui-même. " (pp. 100/101)
Il faut bien prendre garde au contresens le plus grave qu’on fait sur ce thème du respect des besoins naturels de l’enfant. Il ne signifie nullement satisfaction des désirs et des caprices. Tout au contraire : céder à toutes les demandes de l’enfant, c’est corrompre sa liberté, nourrir en lui un tyran qui l’asservira à ses caprices et à ses passions ; c’est le faire esclave, car " l’impulsion du seul appétit est esclavage "
" Savez-vous quel est le plus sûr moyen de rendre votre enfant misérable ? c'est de l'accoutumer à tout obtenir; car ses désirs croissant incessamment par la facilité de les satisfaire, tôt ou tard l'impuissance vous forcera malgré vous d'en venir au refus; et ce refus inaccoutumé lui donnera plus de tourment que la privation même de ce qu'il désire. D'abord il voudra la canne que vous tenez; bientôt il voudra votre montre; ensuite il voudra l'oiseau qui vole; il voudra l'étoile qu'il voit briller; il voudra tout ce qu'il verra : à moins d'être Dieu, comment le contenterez-vous ? " (p. 103)
986 Etudier l'enfance
" On ne connaît point l'enfance : sur les fausses idées qu'on en a, plus on va, plus on s'égare. Les plus sages s'attachent à ce qu'il importe aux hommes de savoir, sans considérer ce que les enfants sont en état d'apprendre. Ils cherchent toujours l'homme dans l'enfant sans penser à ce qu'il est avant que d'être homme. Voilà l'étude à laquelle je me suis le plus appliqué, afin que, quand toute ma méthode serait chimérique et fausse, on pût toujours profiter de mes observations. Je puis avoir très mal vu ce qu'il faut faire; mais je crois avoir bien vu le sujet sur lequel on doit opérer. Commencez donc par mieux étudier vos élèves; car très assurément vous ne les connaissez point; or, si vous lisez ce livre dans cette vue je ne le crois pas sans utilité pour vous. "
Jean-Jacques ROUSSEAU, Emile ou de l'éducation, Préface, édition Garnier Flammarion, p. 32
La leçon d'orientation
"Rappelons le scénario de cette leçon d'orientation du livre III. D'abord un principe . refus de l'explication verbale et recours aux choses. Cherchons-en l'illustration dans un exemple inventé, une supposition.
a) Premier tableau. - Leçon en chambre qui commence par une observation. Voici Emile et Jean-Jacques à la fenêtre : là-bas, au nord de Montmorency, la forêt ! Survient la question importune de l'élève interrompant l'étude : points cardinaux, mouvement apparent du soleil, repères, ombre et lumière, à quoi sert tout ceci ? La réponse verbale du maître explique l'intérêt de l'orientation par l'énumération pédante de ses utilités. A partir de là, la fiction se subdivise : suppositions dans la supposition ; d'où deux cas : ou l'élève est docile et le discours pédagogique continue dans le faire-semblant (c'est le cas ordinaire), ou l'élève est indocile (à l'instar d'Emile) et le discours verbal s'interrompt. Le fil pédagogique apparemmentt rompu se renoue alors, mais ailleurs et différemment. Le maître, interpellé, tire de l'échec de la leçon la leçon de l'échec. b) Deuxième tableau. - Leçon en plein air. Voici Emile perdu en forêt : petit Poucet sans cailloux et qui pleure ! On l'égare, mais sans l'abandonner. C'est l'occasion d'apprendre, non par le fil d'Ariane mais par les signes que le maître propose et que l'élève compose. Le sens du
987 savoir apparaît, à présent, en cette explication par les choses mêmes et par le chemin enfin retrouvé.
Ce qu'il fallait démontrer !
1 - LES INTERPRÉTATIONS TRADITIONNELLES
LA méthode de Rousseau se fonde " sur la mesure des facultés de l'homme à ses différents âges et sur le choix des occupations qui conviennent à ses facultés " (p. 249). Or la deuxième enfance (dix à douze ans), celle qui concerne le livre III, est le temps de l'étude parce qu'elle est l'âge de la plus grande force relative, les capacités de l'individu excédant de beaucoup ses désirs (p. 213). L'étude doit cependant se borner à l'utile, à ce qui fait sens pour l'enfant et correspond d'autre part à un vrai besoin, non à une vaine curiosité (p. 214). Dans ce contexte, la question " A quoi cela est-il bon ? " comporte nécessairement deux faces. Si elle permet au maître de couper court aux questions futiles, il faut s'attendre à ce que l'élève s'en empare : "Lui faire cette question, c'est lui apprendre à nous la faire à son tour " (p. 231). Or ce besoin d'explication signifie l'échec de la leçon. Cela peut être un échec radical qui tient à l'inadaptation du contenu même de l'enseignement : il faut alors abandonner. Ce peut être seulement - comme ici - un problème de méthode : il faut alors chercher une occasion de rendre sensible l'intérêt de l'étude.
Les mots et les choses
L'opposition se situe ici entre l'explication verbale et l'explication sensible, ou la constatation par l'élève lui-même de l'utilité du savoir acquis. A la déclaration liminaire de Rousseau : "Je n'aime point les explications en discours" (p. 134) fait écho l'évaluation finale de la séquence par la sentence d'Emile : " L'astronomie est bonne à quelque chose " (p. 235). Une première lecture peut donc légitimement se centrer sur la problématique de l'intérêt et considérer ce texte comme un manifeste de cette pédagogie fonctionnelle dont Claparède systématisera les fondements psychologiques. A ce niveau d'analyse, la pointe critique se dirige non pas exactement contre la leçon magistrale, mais plutôt contre l' "éducation babillarde " (p. 232), et précisément contre ce verbalisme de l'explication où se manifeste l'incompréhension de la demande de l'élève sous l'apparente adéquation de la réponse à sa question.
988 Mais le texte développe également une opposition plus large entre les mots et les choses, entre un enseignement verbal (en contexte abstrait) et une mise en situation. En conclusion de la leçon en forêt, Rousseau compare la mise en situation et la simple évocation de la situation, qu'effectuerait une pédagogie centrée sur les mots'. De fait, la critique du verbalisme renverra constamment à ces textes (concurremment à ceux de Montaigne, Rabelais, Coménius), pour fonder philosophiquement ce que la tradition pédagogique appellera précisément la "leçon de choses". C'est qu'on trouve chez Rousseau le clivage constant des signes et des choses. Déjà la Logique de Port-Royal mettait en évidence la dualité du signe, sa nature à la fois transparente et opaque : la même chose pouvant cacher comme chose ce qu'elle révèle comme signe. Rousseau radicalise cette intuition en reprenant l'opposition des sophistes entre nature et institution. Ainsi l'image, la carte, la sphère armillaire, au lieu de s'effacer devant le dénoté, perdent leur transparence et font obstacle. La tragédie du signe c'est de ne pouvoir signifier autre chose sans retenir l'attention sur lui-même. Aussi bien, le mot d'ordre "Les choses ! les choses !" (p. 232) revient-il dans l'Emile comme un leitmotiv de la critique de l'enseignement verbal et livresque. Mais, au-delà même de la fondation de la "leçon de choses", tous les thèmes de l'école nouvelle sont ici virtuellement présents. La leçon d'orientation est le type même de la situation problème : celle dont l'issue réclame de l'élève l'invention ou la découverte d'un fragment de savoir. Certes, la méthode d'apprentissage se fonde ici sur l'intuition, plus que sur l'action ; et l'intervention du précepteur repose sur cette méthode interrogative dont on peut penser que - à l'instar du dialogue socratique -, elle fait encore la part trop belle au maître dans la recherche de la solution. On ne saurait en tout cas reprocher à Rousseau de négliger le rôle du maître. Si certaines lectures de l'éducation négative ont pu abuser, force est bien de reconnaître ici la définition d'une néo-directivité tenant précisément à la mise en situation de l'élève.
Michel FABRE, Penser la formation, Paris, PUF, 1994, pp. 164/167
3. Célestin Freinet, apprendre autrement Le travail-jeu
"Il y a certaines activités qui sont spécifiques au petit d'homme, comme la course après la souris est spécifique au petit chat. Elles sont la satisfaction normale de nos besoins naturels les plus puissants : intelligence, union profonde avec la nature, adaptation aux possibilités physiques ou mentales, sentiment de puissance, de création et de domination, efficacité technique immédiatement sensible, utilité familiale et sociale manifeste, grande amplitude de sensations, peine, fatigues et souffrances incluses. Il ne s'agit pas ici d'une vulgaire joie, d'un superficiel plaisir, mais d'un processus fonctionnel : la satisfaction de ces besoins procure par elle-même la plus salutaire des jouissances, un bien-être, un sentiment de plénitude, au même titre que la satisfaction normale de nos autres besoins fonctionnels. Et cette satisfaction se suffit à elle-même. C'est pourquoi de telles activités sont en même temps des jeux, dont elles ont les caractéristiques générales, qu'elles détrônent et remplacent le jeu.
989 Si donc nous parvenions - ce qui serait l'idéal - à réaliser ainsi, en permanence, la satisfaction normale de ces besoins fonctionnels... ... L'enfant ne jouerait plus... ce qui serait tout simplement une monstruosité! Ne chicanons pas sur des mots et des appellations, mais appliquons-nous plutôt à en dépouiller le contenu. Nous sommes là à l'origine de cette séparation arbitraire, et partisane, entre travail et jeu... Je sais, il est ordinairement admis que travail - c'est-à-dire contrainte, peine et souffrance - suppose détente de son antithèse le jeu, comme la souffrance suppose l'éclair obstiné d'un bien-être dont on espère le retour, comme la fatigue suppose la période de repos qui suivra. Mais s'il y a des souffrances qui nous sont plus précieuses que la joie, des fatigues que nous recherchons plus que le repos; et si le travail nous suffit parce qu'il porte en lui les éléments du jeu, où sera la monstruosité? Si nous voulons ressouder puissamment la nature humaine, il nous faut, à cette profondeur, tâcher de réaliser une activité idéale que nous appellerons TRAVAIL-JEU pour bien montrer qu'elle est les deux à la fois, répondant aux multiples exigences qui nous font d'ordinaire supporter l'un et rechercher l'autre. La chose n'est certainement pas impossible puisqu'elle se réalise spontanément en certains milieux, dans certaines circonstances. A nous de la généraliser et d'en étendre le bénéfice à notre effort scolaire. Ces considérations, et les preuves que je vous en donne, ont beaucoup plus d'importance que vous ne pourriez le croire. On se persuade tellement qu'il y a opposition radicale et définitive entre travail et jeu, et que le travail, dont on connaît, hélas! la commune tyrannie, n'est pas fait pour les enfants qu'on ne demande à ceux-ci aucune activité sociale, les laissant de plus en plus dans le domaine du jeu qui leur serait propre. Il est incontestable qu'une telle conception tend à se généraliser; que, de moins en moins, on s'astreint à faire travailler les enfants, qu'on accorde au jeu une attention et une importance croissantes. Et l'école, dans ce domaine, ne s'est pas contentée de suivre le mouvement; elle a contribué à le justifier en acceptant sans réagir cette séparation. Vos psychologues et vos pédagogues se sont ingéniés ces dernières années à démontrer la puissance particulière de l'instinct ludique, aux dépens d'une conception du travail dont ils n'ont jamais senti la chaleur intime. Le jeu est venu honteusement à la rescousse du travail, et on n'a pas hésité parfois à faire appel à des pratiques qui excitent des appétits mineurs... Lorsqu'on est engagé dans une mauvaise voie, il est bien difficile de se garder des dangers queue comporte... - Tout de même, il y a jeu et jeu 1... - Nous le verrons : la pente est bien glissante de l'un à l'autre et les frontières difficiles à tracer. Il est bien préférable de se prémunir au départ... Il y a entre nos conceptions de travail et de jeu une sorte de question de préséance. S'il est admis, ce que j'ai cru démontrer, que c'est le travail qui est la fonction essentielle, naturelle, répondant sans mise en scène, sans substitution, primitivement pour ainsi dire, aux besoins spécifiques des enfants, alors le jeu n'apparaîtra plus que comme une activité subsidiaire, mineure, qui ne mérite pas d'être hissée ainsi au premier plan du processus éducatif. Si l'on pense au contraire que c'est le jeu qui est essentiel ; si l'on admet que le travail n'est pas une activité naturelle d'enfant, alors, bien sûr, on donnera au jeu une importance nouvelle, jusqu'à en faire le moteur de la vie.
990 Pour moi, il n'y a aucun doute possible. Et si nous entrevoyons enfin la vérité, nous reléguerons le jeu à sa vraie place - dont je vous parlerai tout à l'heure -; nous exalterons le travail, nous rétablirons la filiation normale qui le veut au sommet de nos préoccupations, au centre même de notre destinée. La méconnaissance de cette filiation, la séparation aujourd'hui consommée entre jeu et travail, ont une portée humaine, dont on ne sait plus mesurer l'importance tragique. Cette méconnaissance, cette séparation sont à l'origine de la dégradation catastrophique du travail humain, et nous en subissons le spectacle et les conséquences. Si le travail n'est qu'une peine, s'il ne nous est pas substantiel, si le nouveau dieu, si fallacieusement prometteur, est le jeu, il est normal qu'on en vienne à fuir le travail, ou du moins, si on y est contraint, à l'accepter passivement comme un mal nécessaire, et seulement parce qu'il permet la satisfaction de certains besoins, la faveur de nouvelles jouissances. Je vous ai déjà donné là-dessus mon point de vue de paysan : le jour où le travailleur de la terre n'aimera plus son travail, ne le pratiquera plus que pour les satisfactions accessoires qu'il lui vaut, ce jour-là, la terre ellemême nous deviendra marâtre."
Célestin FREINET, L'éducation du travail, Delachaux et Niestlé, 1967, pp. 135/137
La méthode naturelle
"QU'EST-CE QU'UNE METHODE NATURELLE ?
Si vous demandiez à une maman, serait-elle agrégée ou femme de lettres ou même professeur de grammaire ou de phonétique, selon quelle méthode elle a appris à parler à son enfant, elle vous regarderait étonnée. Comme si il pouvait y avoir deux façons d'enseigner le langage à un enfant ! Comme s'il pouvait même exister une façon d'enseigner le langage ! Il y a seulement une façon pour l'enfant d'apprendre à parler selon le seul processus naturel et général de tâtonnement expérimental que nous avons défini dans notre livre "Essai de psychologie sensible appliquée à l'éducation". L'enfant jette un cri plus ou moins accidentel, plus ou moins différencié. Il se rend compte, d'une façon plus intuitive que formelle, que ce cri a un certain pouvoir sur le milieu. C'est ce cri, lentement modulé à l'expérience, puis articulé, qui deviendra langage. Sous quels mobiles, selon quelles normes se fera cette évolution, se parfera cette conquête?
991 Nous résumons ici ce processus, qui n'est d'ailleurs pas particulier à l'acquisition du langage : a) L'être humain est, dans tous les domaines, animé par un principe de vie qui le pousse à monter sans cesse, à croître, à se perfectionner, à se saisir des mécanismes et des outils, afin d'acquérir un maximum de puissance sur le milieu qui l'entoure. Si ce besoin n'existait pas, toutes nos sollicitations, toutes nos inventions pédagogiques seraient foncièrement inopérantes comme elles le sont dans les tentatives, pourtant patientes et méthodiques, d'éducation des singes. b) L'individu éprouve une sorte de besoin non seulement psychologique mais fonctionnel d'accorder ses actes, ses gestes, ses cris avec ceux des individus qui l'entourent. Tout désaccord, toute disharmonie sont ressentis comme une désintégration, cause de souffrance. Il serait insuffisant de parler seulement, en l'occurrence, d'imitation. C'est plus profond, plus organique et plus impératif : c'est un geste qui suscite un geste semblable, comme une vibration qui se transmet avec une égale longueur d'onde, c'est un rythme qui secoue les muscles d'une façon similaire, un cri qui appelle un cri identique. En vertu de cette loi de résonance, il est naturel que l'enfant qui veut croître en puissance s'efforce de mettre ses gestes et ses cris à l'unisson du comportement et des paroles de son entourage. c) Comment se réalisera cette conquête? Il n'existe pas d'autre processus que le tâtonnement expérimental, et la science elle-même n'en est que l'aboutissement. Dans son effort naturel pour mettre ses cris à l'unisson des cris ambiants, l'enfant essaie successivement toutes les possibilités physiologiques et techniques, toutes les combinaisons qu'autorise son organisme : mouvement de la langue et des lèvres, action des dents, inspiration et expiration. Il retient, pour les répéter et les utiliser, les essais qui ont réussi et qui, par la répétition systématique, se fixent en règles de vie plus ou moins indélébiles. Il parvient ainsi en un temps record, à l'imitation parfaite des sons divers qu'il entend. Ce résultat est obtenu après un nombre plus ou moins grand d'expériences, mais l'individu adulte ou enfant - ne ménage jamais sa peine quand toute sa vie est engagée. Et la preuve qu'il n'y a là que tâtonnement et non construction logique, c'est que : - l'enfant ne parviendra pas à imiter parfaitement un langage s'il entend imparfaitement, si par suite de quelque malformation organique par exemple, certaines inflexions ne sont pas perçues par son oreille déficiente ou si, bien qu'entendant parfaitement, la gamme des expériences possibles est entamée par une faiblesse congénitale ou accidentelle ; - l'enfant imite aussi bien les défauts que les qualités. Il se met tout simplement à 1'unisson de l'expression ambiante. D'où la persistance des accents, des idiomes locaux, comme aussi de certaines prononciations défectueuses communes à une famille ou à un groupe. d) Le processus de tâtonnement expérimental n'est pas forcément plus long que les constructions prétendues logiques.
992 Ce processus peut d'ailleurs être perfectionné et accéléré. Un milieu " aidant " qui présente des modèles aussi parfaits que possible, qui facilite et motive une permanente expérience personnelle, qui oriente la répétition et la systématisation des réussites en diminuant les fausses manœuvres et les risques d'erreur est, sans aucun doute, décisif dans cette accélération.
L'éducateur commettrait une erreur fatale s'il croyait devoir négliger la généralité de ce processus pour lui substituer une méthode artificielle, apparemment logique et scientifique, qui prétendrait éviter et supprimer ce tâtonnement jugé superflu."
C. FREINET, La méthode naturelle. L'apprentissage de la langue, Marabout, 1975, pp. 29/31. Alain KERLAN ISPEF Université Lumière Lyon Cours DEUG Premier degré Wallis Août/septembre 2001
LES GRANDS DOMAINES DE L'EDUCATION SCOLAIRE. APPROCHE PSYCHOPEDAGOGIQUE ET HISTORIQUE Eléments de philosophie de l'éducation
III. L'EDUCATION MORALE ET CIVIQUE
I. SA NATURE, SES OBJECTIFS, LES ROLES DE L'ECOLE
1. L'éducation morale et civique aujourd'hui : données du problèmes, axes de réflexion. Le retour de l'éducation morale et civique
993 L'interrogation sur les valeurs est à la mode. Le rôle de l'école en ce domaine ne saurait échapper au mouvement de l'opinion.
Des raisons multiples et convergentes expliquent probablement cette situation : En premier lieu ce qu'on peut appeler d'un mot générique l'insécurité. La violence envahit peu à peu nos cités. Vol, viol, assassinats font le pain quotidien des médias. On peut d'ailleurs légitimement s'interroger sur le caractère réel de cette aggravation et se demander si cette insécurité ressentie n'est pas l'effet d'une certaine information, plus qu'une réalité. En deuxième lieu, la montée de l'intolérance et du fanatisme avec le développement de l'immigration, la perduration de conflits sanglants, d'actes terroristes, de prises d'otages, d'assassinats politiques. Notre pays est relativement épargné, mais là encore l'information quotidienne nous apporte par l'image et le son l'écho de faits lointains devenus proches par le miracle de l'électronique. En troisième lieu, les évolutions techniques qui brouillent des jugements jusqu'ici assurés et créent des situations radicalement nouvelles auxquelles nous ne savons pas répondre : la contraception, avec ses conséquences sur la sexualité le génie génétique, avec ses conséquences sur la procréation les drogues, avec leurs conséquences sur l'hygiène et l'usage du corps ; le chômage structurel, avec ses conséquences sur l'image du travail, etc. En quatrième lieu, l'invasion d'une société de consommation et du profit qui entraîne toutes les tentations conduisant à l'endettement, à la fraude, à la délinquance civique.
Tous ces faits convergent vers une confusion mentale nous ne savons plus quoi exalter et quoi condamner. Ou plutôt, nous sommes atteints de confusionnisme éthique, condamnant là avec d'autant plus de vigueur que nous ne sommes plus très assurés d'avoir raison, nous indignant ici dans les mêmes conditions, admirant ailleurs ce qui nous paraît finalement exceptionnel, comme tel dévouement charitable ou tel sacrifice qu'au fond de nous nous jugeons excessifs ou voués à l'échec. La recherche de valeurs et la quête inquiète d'un fondement assuré résultent de cet état chronique de confusion avec les tentatives de simplification irrationnelle proposée par les fanatismes : racismes, nationalismes, mysticismes divers.
L'univers scolaire n'échappe pas à cette confusion. On la rencontre à la fois dans l'institution, dans la mesure où les instructions manquent d'assurance ou même de présence, et dans les pratiques scolaires et la vie des établissements. Sur le premier point, il est significatif que la morale, présente en place d'honneur dans les instructions de l'école élémentaire depuis 1887 et 1923, ait pratiquement disparu dans le cadre général des " Activités d'éveil " en 1978 pour réapparaître en 1985, à la fin des
994 instructions, comme seule " Education civique ". Je reviendrai plus longuement sur cette évolution. Sur le second point, il suffit de visiter aujourd'hui des classes et de se souvenir, si l'on est assez âgé, des conditions dans lesquelles on vivait à l'école en 1930 pour saisir la différence. Conformisme, rigidité, discipline quasi militaire dans la cour, dans les couloirs, dans la salle de classe, marques extérieures de respect pour la hiérarchie dont le maître faisait partie, récompenses publiques, châtiments publics quasi corporels, respect scrupuleux des bâtiments, tel était le spectacle quotidien de la vie scolaire d'avant 1945. Aujourd'hui règne une anomie bon enfant. S'il existe encore des sonnettes pour rythmer le déroulement des cours et des récréations, la mise en rang se fait " gentiment ". On entre en classe décontracté. On répond souvent spontanément sans lever le doigt, on laisse traîner ses affaires, on jette du papier, on " orne " les murs de graffiti, etc. Il n'est pas jusqu'à la tenue vestimentaire qui diffère. Autrefois la blouse grise servait d'uniforme. Aujourd'hui les blousons, les jeans offrent un spectacle bariolé et parfois franchement relâché.
Tout cela traduit, à n'en pas douter, sinon comme on sera tenté de le dire, du "laxisme", mais au moins un manque certain de conviction quant à la conformité des comportements à une norme universellement acceptée. Les élèves, dans leur majorité, ne sont plus conditionnés par la famille. Les professeurs ne sont plus convaincus de leur droit ou de leur devoir d'intervenir. Certes, cette impression demande à être confirmée et précisée, et il ne manque pas de parents ou de maîtres pour déplorer cet état de fait et réclamer plus de rigueur dans la conduite de la classe et dans la vie scolaire. Mais il conviendra de s'interroger sur la nature exacte de ces revendications, de qui elles émanent, de quelle cohérence elles relèvent. Si la " chienlit " de 1968 est universellement condamnée, le retour aux bonnes vieilles habitudes n'est peut-être pas l'aspiration de tous. A l'école comme dans la cité, la confusion est le trait dominant de la situation.
Est-il possible d'en sortir ou, du moins, de définir clairement ce qui serait souhaitable ? La question est d'autant plus importante qu'on s'accorde pour penser que l'école a un rôle irremplaçable à jouer en matière de formation civique et que la confusion dans la cité provient de la confusion à l'école. Les anciens déjà constataient l'importance des conditionnements scolaires pour la vie des cités : " Quand le fouet règne à l'école, l'ordre règne au Capitole ". Cette cohérence n'est probablement pas aussi simple, et nous aurons à nous interroger sur de possibles filiations dont le sens n'est pas aussi évident que la chronologie pourrait nous le faire croire. L'école précède la vie adulte. Mais les maîtres sont aussi des adultes et l'air du temps crée probablement plus sûrement l'isomorphisme cité-école que l'école ne crée à elle seule les manières de vivre dans la cité. Mais qu'est-ce que " l'air du temps " ? La question de l'éducation morale à l'école met donc en cause aujourd'hui une interrogation plus radicale sur les valeurs morales en général, et l'interrogation sur la pédagogie devra nécessairement aborder des problèmes philosophiques fondamentaux que les pédagogies de la morale n'ont pas connus jusqu'ici. On a pu se borner en effet jusqu'alors à dénoncer l'incohérence d'une pédagogie quotidienne qui ne permettrait pas d'atteindre les finalités
995 officiellement affichées. L'autonomie, la responsabilité, la coopération, la solidarité, autant de valeurs considérées comme allant de soi et rappelées habituellement dans les objectifs assignés à l'école. Par opposition les pédagogues novateurs, ceux en particulier qui se réclamaient des " méthodes actives " ou de la " Pédagogie nouvelle " pouvaient dénoncer l'inadéquation de la pédagogie traditionnelle à l'atteinte de ces valeurs officiellement admises. Le problème aujourd'hui est plus fondamental. Il concerne les valeurs elles-mêmes. Le fonds commun que l'on pouvait considérer comme allant de soi n'a pas résisté à l'évolution des moeurs. La bonne vieille morale de nos pères, que Jules Ferry pouvait évoquer dans son souci d'une éducation morale universelle dégagée des dogmes religieux, n'a plus de sens si l'on cherche une traduction opérationnelle au lieu de s'en tenir aux principes généraux. L'honnêteté, l'économie, le dévouement, la générosité, le patriotisme, la fidélité, le respect des biens, le respect de la vie, tout cela pose problème aujourd'hui. Il n'y a plus de bonne volonté incontestable. Avant de définir une pédagogie il est donc nécessaire aujourd'hui d'interroger les valeurs. C'est donc par une réflexion philosophique qu'il convient de commencer, avec toute la difficulté d'une telle entreprise. Il serait présomptueux de penser que cette réflexion pourra atteindre des certitudes. Essayons du moins de poser les problèmes avec l'espoir de dégager quelques orientations utiles au pédagogue engagé.
Louis LEGRAND, Enseigner la morale aujourd'hui ?, Paris, PUF, 1991, pp. 9-13.
2. Education morale et citoyenneté, des objectifs indissociables ?
L'éducation civique et morale traditionnelle ne dissocie pas moralité et citoyenneté, comme en témoignent les manuels : 1
"Considérons maintenant un autre manuel, celui de Paul Bert. Il est intitulé : L'Instruction civique à l'école. Cela veut-il dire que Paul Bert, contrairement à Gabriel Compayré, néglige
996 la morale, et en particulier, la relation, établie par la loi de Jules Ferry, entre la morale et l'instruction civique ? Il n'en est rien. Et d'ailleurs, Compayré, dans la préface de son manuel, s'appuie très exactement sur une conférence de Paul Bert - une conférence, faite au Havre en 1880 sur " L'instruction dans une démocratie " -, pour justifier cette relation étroite entre les deux enseignements. En fait, pour Paul Bert, la morale et l'instruction civique se confondent pratiquement. Ou, pour parler plus exactement, la morale est le résultat, le produit, ou encore " l'effet " de l'instruction civique. Celle-ci, qui n'existe que sous un gouvernement républicain, donne à l'enfant, une attitude ou une mentalité collective qui, par définition, est morale. En effet, l'attitude collective exige la subordination des intérêts particuliers de chaque individu aux intérêts collectifs. Cette subordination à son tour, ne va pas de soi - nous ne sommes plus dans l'optimisme théorique du XVIIIème siècle -, elle exige parfois, et même très souvent, le sacrifice de l'intérêt personnel. Paul Bert est mieux placé que tout autre pour préconiser cette morale altruiste, car lui-même la pratique.
Liliane MAURY, L'enseignement de la morale, Paris, PUF, col. Que sais-je ? , 1999, pp. 46-47.
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" C'était une nouveauté il y a peu d'années, et c'est aujourd'hui un lieu commun de dire qu'on ne peut continuer à élever dans l'ignorance de ses devoirs et de ses droits un peuple souverain. La proposition de loi sur laquelle j'ai eu l'honneur de déposer un rapport à la dernière chambre, le 6 décembre 1879, et qui est devenue loi d'État (le 28 mars 1882), disait dans son article 3 : 10 l'instruction morale et civique 2", etc. " Et cette disposition nouvelle, que bien des esprits timorés considéraient alors comme révolutionnaire, j'en donnais les raisons, et j'en indiquais la portée avec l'assentiment de la Commission dans les termes suivants : " A l'instruction morale vient s'ajouter, dès l'école primaire proprement dite, l'instruction civique. C'est encore une innovation, presque aussi importante que la première (l'instruction morale). " Si, en effet, nous devons d'abord, dans l'école, former des hommes et des femmes dont l'âme, fortement trempée, ne subordonne pas l'idée de la morale aux croyances religieuses, et
997 qui puissent être moraux sans avoir été ou après avoir cessé d'être croyants, notre premier souci doit être ensuite d'y former des citoyens… " Mettre les citoyens à la hauteur de leur rôle, tel est le grand problème de l'époque actuelle, où le commun pouvoir a précédé la connaissance des devoirs qu'il impose et une suffisante préparation des esprits. " Si l'on considère les conditions dans lesquelles ont été jusqu'ici élevés dans l'école les futurs citoyens, il n'y a pas lieu de s'étonner des fautes commises depuis notre grande Révolution. Et si l'on cherche à rendre compte avec précision de ce qui manque à cette préparation, réduite dans l'immense majorité des cas à la lecture, à l'écriture, aux éléments de calcul et de grammaire, avec quelques notions de géographie et d'histoire, on s'aperçoit que c'est, après l'éducation morale, qui domine tout, l'éducation civique et l'éducation scientifique…
Paul BERT, L'Instruction civique à l'école (1881), Avant-propos. (Cité par Liliane MAURY, L'enseignement de la morale, Paris, PUF, col. Que sais-je ? , 1999, pp. 47-51.)
En vérité, l'éducation se situe par nature même entre éthique et politique : "L'éducation du citoyen a été, de tout temps, au centre de la réflexion sur le politique. Dans L'Esprit des lois, Montesquieu analyse la " puissance de l'éducation " : " C'est dans le gouvernement républicain que l'on a en le plus besoin ", écrit-il, et dans les " États despotiques " qu'elle est " bornée car jugée dangereuse " (L'Esprit des Lois, IV, III et v). Comme répondant à l'éducation philosophique de Platon, l'instruction publique devient le point incontournable de l'ordre de l'éducation dans l'organisation politique. Liant à son tour éducation et république, Condorcet (Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain [1793], Paris, Editions sociales, 1971) , qui en conçoit les principes, fait du politique le lieu d'accomplissement de l'humain. Ces principes illustrent la présence des idées philosophiques dans le projet politique d'éducation : entre école et société, l'" autre " est d'abord citoyen. Condorcet donne à l'éducation le rôle d'" instituer " le citoyen, c'est-à-dire, d'une part, de l'éclairer sur ses droits (" un être jouit-il de ses droits, quand il les ignore ? ") et, d'autre part, de " cultiver les talents et les oriente vers l'utilité publique " en assurant la répartition du progrès des Lumières. Cette double disposition repose sur la " puissance publique " à qui revient le devoir de l'instituer. Cette " institution " (principe sous lequel s'est construite l'idée de l'école publique, du projet du Comité d'instruction publique de la Convention en 1792 à celui de l'école républicaine sous la Troisième République) fait de l'école le lien politique de ces deux libertés. Les " idées philosophiques " ont contribué à construire l'ordre politique et à le conduire. L'idée d'éducation s'en est enrichie, elle est devenue un point de convergence que souligne le concept d'" instruction publique ". Celui-ci repose chez l'auteur des Cinq
998 mémoires sur l'instruction publique sur une théorie politique (celle de la souveraineté républicaine), éducative (la famille reste le lieu privé de l'éducation, l'instruction relevant du civisme), et sur le rôle historique et social des lumières : " Le perfectionnement des lois des institutions publiques, suite du progrès des sciences, n'a-t-il pas pour effet de rapprocher, d'identifier l'intérêt commun de chaque homme avec l'intérêt commun de tous. " L'éducation est bien idée et réalisation: " Il n'a encore existé chez aucun peuple une éducation publique digne de ce nom, c'est-à-dire une éducation où tous les individus puissent se former, dans leurs premières années, des idées justes de leurs droits et de leur devoir... ; acquérir les connaissances élémentaires nécessaires pour la conduite de la vie commune. " L'instruction est donc au carrefour de ces liens entre l'ordre politique et l'ordre humain, la légalité et l'égalité, comme garant d'une liberté. L'idée d'éducation devient celle du moteur du progrès de l'individu comme de celui de la société: " Nous ferons voir que par un choix heureux, et des connaissances elles-mêmes, et des méthodes de les enseigner, on peut instruire la masse entière d'un peuple de tout de ce que chaque homme a besoin de savoir pour connaître ses droits, les défendre et les exercer, pour pouvoir les bien remplir ; pour juger ses actions et celles des autres, d'après ses propres lumières ; pour ne point dépendre aveuglément de ceux à qui il est obligé de confier le soin de ses affaires ; pour se défendre contre les préjugés avec les seules forces de la raison... "".
Franc MORANDI, Philosophie de l'éducation, Paris, Nathan, 2000, pp. 29-30.
3. Une éducation civique devenue introuvable
L'assurance des éducateurs de la Troisième république n'est plus la nôtre. L'éducation civique est affectée d'une grande instabilité et d'une grande incertitude, comme en témoigne son histoire récente dans les programmes de l'école. Mais comment l'éducation civique seraitelle assurée si la citoyenneté et le civisme eux-mêmes sont incertains ?
"AVEC UNE REMARQUABLE constance, le discours politique des quinze dernières années invoque le retour de l'éducation civique à l'école. Jean-Pierre Chevènement voulait en faire une discipline à part entière, assortie de programmes, horaires et instructions. François Bayrou ambitionnait de la "revitaliser" dans une société qui aurait eu "droit au sens ". Lionel Jospin, passé lui aussi par le ministère de l'éducation nationale, souhaite " que soient enseignées et pratiquées non seulement l'instruction civique, mais aussi la morale civique ".
L'ombre de Jules Ferry est passée sur le discours de politique générale du premier ministre, le 19 juin. "Dès l'enfance, il faut faire naître et vivre durablement un profond sentiment
999 d'attachement aux valeurs républicaines, au premier rang desquelles la laïcité, le respect de la chose publique, l'adhésion à une citoyenneté active et responsable, ensemble indissociable de droits et de devoirs ", déclarait M. Jospin. Son ami Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale, le relayait en recommandant, quelques mois plus tard, d'inventer pour les jeunes "une citoyenneté moderne" fondée sur la raison et l'universalité. Voilà quelques jours, Ségolène Royal se saisissait à son tour, avec prudence, de ce chantier républicain (Le Monde du 27 novembre). Loin de proposer un contenu précis pour ce nouvel enseignement, qui devra être dispensé à tous les étages du système éducatif, y compris aux futurs enseignants, la ministre déléguée à l'enseignement scolaire s'est contentée de rappeler quelques valeurs : la tolérance, la responsabilité, le respect des droits et des devoirs, la laïcité, la solidarité, la politesse. Qui serait contre ? Au terme d'un travail de terrain qui viserait à tirer l'essentiel des " innovations " réussies dans les établissements, probablement à partir de ces valeurs communément admises, Mme Royal souhaite établir, au printemps 1998, des " textes de référence ". En adoptant cette démarche, elle veut, comme elle le laisse entendre, éviter de se voir reprocher d'imposer d'en haut une "doctrine " suscitant inévitablement le rejet, voire les quolibets. La référence explicite à Jules Ferry oblige peut-être à cette circonspection. "La bonne vieille morale de nos pères, la nôtre, la vôtre, car nous n'en avons qu'une ", comme aimait à le dire le fondateur de récole laïque, gratuite et obligatoire, peut-elle en effet être resservie toute crue aux enfants et aux adolescents d'aujourd'hui ? Cette morale "sans épithète ", qui ne requiert pas d'être définie davantage pour Jules Ferry, "vise à fonder sur des bases incontestables un esprit national" et à asseoir la République naissante, rappelle l'historien Antoine Prost. C'est une religion sans la foi, sauf, dans l'humanité. Le plus banal exercice d'écriture concourt à l'exalter: " C'est un des droits les plus sacrés de la personne humaine que de rechercher librement la vérité ", copie plusieurs fois dans son cahier un écolier de 1905 (exemple tiré de La Morale laïque contre l'ordre moral, de jean Baubérot, Seuil, 1997). Au-delà de cette séduisante universalité, la morale de Jules Ferry vise à évacuer toute forme de contestation du monde politique, encore fragile, qui s'ordonne autour de récole. Elle doit le produire et le renforcer. Dans sa lettre aux instituteurs, Jules Ferry traçait ainsi le chemin du devoir: il faut que les enfants " rapportent de votre classe de meilleures habitudes, des manières plus douces et plus respectueuses, plus de droiture, plus d'obéissance, plus de goût pour le travail, plus de soumission au devoir, enfin tous les signes d'une incessante amélioration de la morale ". Même lorsque les instituteurs ont qualifié cet enseignement de " borné " ou de " niaiseries", ils ont joué leur rôle, "qui consistait précisément à transmettre des valeurs considérées comme banales puisque consensuelles (ou qui pouvaient apparaître telles) ", relève jean Baubérot. Il ajoute que, lorsque les idéaux " devenaient conflictuels, ils s'arrêtaient de parler ou du moins atténuaient leur propos ". Au milieu des années 70, à la fin des " trente glorieuses ", L'instruction civique disparaît comme discipline autonome. Dans la République pacifiée, après la décolonisation, ouverte aux échanges internationaux, " la priorité est donnée à une initiation économique", comme le souligne François Audigier (Education civique et initiation juridique dans les collèges, INRP,
1000 1996). "Plus que de bons citoyens, il faut former de bons consommateurs ", la consommation devenant " une autre forme de la citoyenneté", commente-t-il. Emporté par la querelle de récole privée, Alain Savary n'aura guère le temps de mettre en place " l'éducation aux droits de l'homme " qu'il avait en projet. C'est donc Jean-Pierre Chevènement qui, en 1985, sonne, avec un succès certain auprès de l'opinion publique, le retour à une éducation civique assez formelle et institutionnelle. En prônant aujourd'hui des valeurs consensuelles mais souvent vidées de leur contenu, en laissant le "terrain" définir la mise en oeuvre de la nouvelle morale civique invoquée, la gauche ne fait-elle pas preuve d'une prudence qui ressemble à un manque d'imagination ? A-telle vraiment clarifié ses intentions sur les objectifs réels de l'instruction civique ?
Un pauvre camouflage
Si le but inavoué de cette énième revitalisation de l'éducation civique est de calmer les banlieues, il ne doit guère laisser d'illusions. On ne peut manquer de remarquer que les incivilités et les violences au sein même de l'école se sont développées aussi vite qu'enflait le discours sur l'éducation civique. Sans elle, la situation eût peut-être été pire, mais comme discipline scolaire elle a montré ses limites. La surenchère du discours ne cache-t-elle pas à grand peine la difficulté du politique à traiter les vrais problèmes que sont le chômage, la dévalorisation des diplômes ou la pauvreté croissante ? L'éducation civique serait: alors un pauvre camouflage. Comment répondre en cette fin de siècle par un discours fédérateur unique de l'école à la diversité des expériences sociales, alors que la famille, le métier, l'armée ne jouent plus le même rôle qu'autrefois dans cet e complexe alchimie qu'est le civisme ? Depuis des années, des voix se sont élevées pour que les valeurs de la démocratie et de la République soient transmises par la vertu de l'exemple. On a bien vu que les affaires, ternissant l'image de la politique, ont surtout profité au Front national. Auréolé de probité, M. Jospin avait donc une légitimité pour tenir le discours qu'il tient. Mais que veut dire aujourd'hui former des citoyens lorsque l'on entend laisser une partie de la jeunesse, les enfants d'immigrés, grandir dans l'école de la République jusqu'à treize ans sans pouvoir pour autant accéder à la nationalité française ? Leur apprendrat-on qu'ils doivent mériter ce que leur voisin a acquis en naissant, alors qu'ils sont nés comme eux dans la " patrie des droits de l'homme"? L'exercice risque d'être difficile pour bon nombre d'enseignants. Vertu de l'exemple encore : la vie d'un établissement, où écoliers, lycéens et collégiens passent le plus clair de leur temps. Y apprend-on vraiment le civisme lorsque, par exemple, le système de sanctions varie d'un enseignant à l'autre, lorsqu'une classe entière s'entend dire qu'elle est " nulle ", lorsque la parole des élèves n'a aucun pouvoir? Ne faudrait-il pas commencer, dans les établissements, par l'élaboration de règles reconnues par tous et acceptées, dans la réciprocité des droits et devoirs, des élèves, mais aussi de l'équipe éducative ?" Béatrice Gurrey, Le Monde, 1.12.1997
1001
II. MORALE, ETHIQUE, CITOYENNETE : DES DEFINITIONS ET DES DISTINCTIONS NECESSAIRES
1. La morale et l'exigence d'universel
"La morale se fonde non sur telle ou telle croyance, religion ou système, mais sur cet absolu qu'est la relation de l'homme à l'homme dans le dialogue. … La morale, non l'éthique. L'"éthique" de Spinoza suppose le système de ce philosophe. C'est donc une éthique particulière, car on est spinozien ou on ne l'est pas. De même pour l'éthique nietzschéenne du surhomme, ou épicurienne, ou stoïcienne, ou toute autre. L'éthique est la doctrine de la sagesse – mais, chaque fois, d'une sagesse ; et la sagesse est l'art de vivre la meilleure vie possible. Comment vivre ? On en jugera ainsi ou autrement selon, par exemple, que l'on concevra la mort comme un point final ou un passage. Il en va des philosophies comme des religions : elles sont nécessairement multiples, et nul ne peut démontrer la fausseté des conceptions qu'il ne partage pas".
Marcel CONCHE, Le fondement de la morale, Paris, PUF, 1993.
"Si je fonde ma morale sur ma religion, vous contesterez ma religion au nom d'une autre religion ou de l'irréligion (si vous êtes agnostique ou athée), et ma morale ne sera plus qu'une morale à côté d'une autre, une morale parmi d'autres, une morale particulière. Je ne pourrai que dire : voici ma morale, vous avez la vôtre, et moi la mienne. Si je fonde ma morale sur ma philosophie, vous contesterez ma philosophie au nom d'une autre philosophie ou de la nonphilosophie, et ma morale ne sera plus qu'une morale entre autres, sans aucun droit de s'imposer. Si vous contestez que nous ayons à fonder la morale, car chacun, d'une morale, se trouve déjà pourvu, je croirai, certes, que ma morale est la meilleure, mais vous le croirez aussi de la vôtre. Toutes les morales auront un droit égal de juger de ce qui est bon et de ce qui ne l'est pas. Alors les assassins de Buchenwald, Dachau, Auschwitz, etc., auront beau jeu. Avoir été vaincus par une force supérieure, mais dont on ne pourra pas dire qu'elle était, plus qu'une autre, au service de la vérité morale, avoir été vaincus, dis-je, sera leur seule faute.
S'il n'en est pas ainsi, d'abord il faut fonder la morale ; ensuite, il faut la fonder non sur le particulier - et une religion ou une philosophie sont toujours particulières, puisqu'il y en a d'autres -, mais sur l'universel. L'universel est ce qui laisse de côté toutes les particularités.
1002 Laisser de côté ce qui nous sépare ou nous distingue, c'est ce qui se fait dans le dialogue, lorsqu'on écoute. Je parle, vous m'écoutez; vous parlez, je vous écoute. Nous opérons, ]'un et l'autre, la réduction dialogique, mettant de côté nos croyances, nos opinions, nos traditions, nos particularités de toutes sortes, pour être attentifs, exclusivement, au vrai et au faux. Nous réalisons, par notre opération réciproque, l'universel vivant. Que se passe-t-il alors? Chacun présuppose l'autre comme pouvant saisir la vérité qui est la sienne, fût-elle seulement, pour chacun, celle de l'autre. Ou : chacun, simplement pour pouvoir s'adresser à lui, lui parler, présuppose l'autre comme capable de vérité. Chacun, à ce titre, présuppose l'autre comme son égal. Dès lors que les inégaux des régimes à privilèges se fussent adressé la parole autrement que pour juger, louer ou blâmer, ou commander sans réplique, ils eussent mis en péril, par le simple fait d'être deux êtres humains parlant ensemble seulement pour dire le vrai ou le faux, le système même qui les établissait, inégaux. C'est pourquoi, privilégiés et non-privilégiés ne dialoguaient pas, et, souvent, ne se parlaient pas. Or, de cette égalité de tous les hommes, impliquée dans le simple fait de pouvoir lier réelle conversation, se tire toute la morale - celle qui, par différence avec les morales collectives particulières, est la même pour tous, et contient tous les droits et les devoirs universels de l'homme. La morale se fonde non sur telle ou telle croyance, religion ou systèmes mais sur cet absolu qu'est la relation de l'homme à l'homme dans le dialogue.
... La morale, non l'éthique. L'"éthique" de Spinoza suppose le système de ce philosophe. C'est donc une éthique particulière, car on est spinozien ou on ne l'est pas. De même pour l'éthique nietzschéenne du surhomme, ou épicurienne, ou stoïcienne, ou toute autre."
Marcel CONCHE Le fondement de la morale, Paris, PUF, 1993, p. 1/2
2. La morale, un système de règles. Durkheim
"On ne peut rechercher ce que la morale doit être, que si l'on a d'abord déterminé ce qu'est l'ensemble de choses que l'on appelle de ce nom, quelle en est la nature, à quelles fins, en fait, elle répond. Commençons donc par l'observer comme un fait, et voyons ce que nous pouvons actuellement en savoir. En premier lieu, il y a un caractère commun à toutes les actions que l'on appelle communément morales, c'est qu'elles sont toutes conformes à des règles préétablies. Se conduire moralement, c'est agir suivant une norme, déterminant la conduite à tenir dans le cas donné avant même que nous n'ayons été nécessités à prendre un parti. Le domaine de la morale, c'est le domaine du devoir, et le devoir, c'est une action prescrite. Ce n'est pas que des questions ne puissent se poser pour la conscience morale; nous savons même qu'elle est
1003 souvent embarrassée, qu'elle hésite entre des partis contraires. Seulement, ce qu'il s'agit alors de savoir, c'est quelle est la règle particulière qui s'applique à la situation donnée, et comment elle doit s'y appliquer. Ainsi, il ne faut pas se représenter la morale comme quelque chose de très général, qui ne se détermine qu'au fur et à mesure que cela est nécessaire. Mais, au contraire, c'est un ensemble de règles définies; c'est comme autant de moules, aux contours arrêtés, et dans lesquels nous sommes tenus de couler notre action. Ces règles, nous n avons pas à les construire au moment où il faut agir, en les déduisant de principes plus élevés ; elles existent, elles sont toutes faites, elles vivent et fonctionnent autour de nous. Elles sont la réalité morale sous sa forme concrètes Or, cette première constatation est pour nous d'une grande importance. Elle montre, en effet, que le rôle de la morale est, en premier lieu, de déterminer la conduite, de la fixer, de la soustraire à l'arbitraire individuel. Sans doute, le contenu de ces préceptes moraux, c'est-àdire la nature des actes qu'ils prescrivent, a bien aussi une valeur morale, et nous aurons à en parler. Mais puisque, tous, ils tendent à régulariser les actions des hommes, c est qu'il y a un intérêt moral à ce que ces actions, non seulement soient telles ou telles, mais encore, d'une manière générale, soient tenues à une certaine régularité. C'est donc, en d'autres termes, que régulariser la conduite est une fonction essentielle de la morale. Mais la régularité n'est qu'un élément de la moralité. La notion même de règle, bien analysée, va nous en révéler un autre, non moins important. La régularité, pour être assurée, n'a besoin que d'habitudes assez fortement constituées. Mais les habitudes, par définition, sont des forces intérieures à l'individu. C'est de l'activité accumulée en nous qui se déploie d'elle-même par une sorte d'expansion spontanée. Elle va du dedans vers le dehors, par voie d'impulsion, à la manière de l'inclination ou du penchant. Or, tout au contraire, la règle est, par essence, quelque chose d'extérieur à l'individu. Nous ne pouvons la concevoir que sous la forme d'un ordre ou tout au moins d'un conseil impératif qui vient du dehors. S'agit-il des règles de l'hygiène ? Elles nous viennent de la science qui les édicte, ou, d'une manière plus concrète, des savants qui la représentent. S'agit-il des règles de la technique professionnelle? Elles nous viennent de la tradition corporative et, plus directement, de ceux de nos aînés qui nous l'ont transmise, et qui l'incarnent à nos yeux. C'est pour cette raison que les peuples ont vu, pendant des siècles, dans les règles de la morale, des ordres émanés de la divinité. C'est qu'une règle n'est pas une simple manière d'agir habituelle, c'est une manière d'agir que nous ne nous sentons pas libres de modifier à notre gré. Elle est, en quelque mesure, et dans la mesure même où elle est une règle, soustraite à notre volonté. Il y a en elle quelque chose qui nous résiste, qui nous dépasse, qui s'impose à nous, qui nous contraint. Il ne dépend pas de nous qu'elle soit ou ne soit pas, ni queue soit autre queue n'est. Elle est ce qu'elle est, indépendamment de ce que nous sommes. Elle nous domine bien loin de nous exprimer. On voit ce qu'il y a dans l'idée de règle, outre l'idée de régularité. C'est la notion d'autorité. Par autorité, il faut entendre l'ascendant qu'exerce sur nous toute puissance morale que nous reconnaissons comme supérieure à nous. En raison de cet ascendant, nous agissons dans le sens qui nous est prescrit, non parce que l'acte ainsi réclamé nous attire, non parce que nous y sommes enclins par suite de nos dispositions intérieures naturelles ou acquises, mais parce qu'il y a, dans l'autorité qui nous le dicte, je ne sais quoi qui nous l'impose. C'est en cela que consiste l'obéissance consentie.
1004 Nous voici maintenant en présence d'un autre aspect de la moralité : à la racine de la vie morale, il y a, outre le goût de la régularité, le sens de l'autorité morale. D'ailleurs, entre ces deux aspects, il y a une étroite affinité, et ils trouvent leur unité dans une notion plus complexe qui les embrasse. C'est la notion de discipline. La discipline, en effet, a pour objet de régulariser la conduite ; elle implique des actes qui se répètent eux-mêmes dans des conditions déterminées ; mais elle ne va pas sans autorité. C'est une autorité régulière. Nous pouvons donc dire, pour résumer cette leçon, que le premier élément de la moralité, c'est l'esprit de discipline. Mais faisons bien attention au sens de cette proposition. D'ordinaire la discipline n'apparaît utile que parce qu'elle nécessite certains actes qui sont considérés comme utiles. Elle n'est qu'un moyen de les déterminer en les imposant. C'est d'eux qu'elle tient sa raison d'être. Si l'analyse qui précède est exacte, il faut dire que la discipline a sa raison d'être en elle-même, qu'il est bon que l'homme soit discipliné, abstraction faite des actes auxquels il se trouve ainsi tenu.
Emile DURKHEIM, L'éducation morale (nouvelle édition PUF, 1974, pp. 20-27)
3. L'éthique avant la loi morale : Paul Ricoeur
"Le propos de cet essai est de mettre au jour l'intention éthique qui précède, dans l'ordre du fondement, la notion de loi morale, au sens formel d'obligation requérant du sujet une obéissance motivée par le pur respect de la loi elle-même. Si je parle d'intention éthique plutôt que d'éthique, c'est pour souligner le caractère de projet de l'éthique et le dynamisme qui soustend ce dernier. Ce n'est pas que l'idée de loi morale n'ait pas sa place en éthique. Elle a une fonction spécifique ; mais on peut montrer que celle-ci est dérivée et doit être située sur le trajet d'effectuation de l'intention éthique. Je propose donc de distinguer entre éthique et morale, de réserver le terme d'éthique pour tout le questionnement qui précède l'introduction de l'idée de loi morale et de désigner par morale tout ce qui, dans l'ordre du bien et du mal, se rapporte à des lois, des normes, des impératifs. L'intention éthique Nous mettrons à la base de notre réflexion un réseau conceptuel en forme de triangle, en prenant pour modèle les trois pronoms personnels je, tu, il. Nous définissons de cette manière un pôle-je, un pôle-tu, un pâle-il (neutre) qui, pris ensemble, constituent le triangle de base de l'éthique. C'est à l'interaction de ces trois pôles que je réserve le titre d'intention éthique. Le troisième pôle prépare l'entrée en scène de l'idée de loi, qui nous fera passer de l'éthique à la morale. Le " pôle-je "
1005 Au pôle-je, nous trouvons une liberté en première personne qui se pose elle-même. Ma liberté veut être. Mais, s'il est vrai que la liberté se pose par elle-même, elle ne se voit pas, elle ne se possède pas elle-même. Nous avons donc besoin de toute une suite de notions intermédiaires qui permettent à la liberté de se réfléchir, de prendre possession d'elle-même. À cet égard, la liberté, ne pouvant ni se voir ni se trouver, ne peut que s'attester - rendre témoignage d'ellemême par le moyen d'oeuvres dans lesquelles elle se rend objective. Cette liberté qui se pose, non seulement je ne la vois pas, je ne la sais pas, mais je ne peux que croire en elle; me poser libre, c'est me croire libre. C'est faute de vision, d'intuition, que la liberté est condamnée à s'attester dans des oeuvres. Je ne peux donc partir que de la croyance que je peux initier des actions nouvelles dans le monde; je suis très exactement ce que je peux, et je peux ce que je suis. Il y a là une corrélation tout à fait primitive entre une croyance et une oeuvre. Il y a éthique d'abord parce que, par l'acte grave de position de liberté, je m'arrache au cours des choses, à la nature et à ses lois, à la vie même et à ses besoins. La liberté se pose comme l'autre de la nature. Avant donc de pouvoir opposer, comme Kant, loi morale à loi physique, il faut opposer le pouvoir-être à l'être-donné, le faire au tout-fait. On peut parler ici d'acte grave, parce que c'est le parcours entier d'une vie, la traversée par des métiers, des rôles sociaux, des institutions, des œuvres, une politique, qui justifie la croyance purement ponctuelle, formelle et vide du je peux C'est parce ce que la causalité de la liberté ne s'appréhende pas elle-même dans l'immédiateté qu'elle doit se découvrir et se recouvrer par le grand détour de ses oeuvres, donc s'attester dans l'action. Le je peux doit être égalé par tout un cours d'existence, sans qu'aucune action particulière en témoigne à elle seule. C'est pourquoi on a pu parler plus haut d'attestation. C'est tout un cours ultérieur, toute une durée à venir, qui est requise pour témoigner de l'être-libre. En ce sens, aucune question ne précède celle-ci : qu'est-ce que s'attester pour une liberté qui ne se constate ni ne se voit ? On peut, dès maintenant, appeler éthique cette odyssée de la liberté à travers le monde des oeuvres, ce voyage de la croyance aveugle (je peux) à l'histoire réelle (je fais). A ce stade tout à fait élémentaire de notre enquête, il n'est pas encore question de loi, mais tout au plus de tâche. Encore moins est-il question d'interdiction. Cela n'empêche pas qu'un certain négatif se dessine déjà en pointillé, à savoir l'inadéquation ressentie par chacun entre son désir d'être et toute effectuation. On peut parler ici de faillibilité pour désigner cet écart entre l'aspiration et la réalisation. Cet aveu d'inadéquation, d'inégalité de soi à soi teinte de tristesse la joie de l'attestation originaire. Mais ce qui reste absolument primitif, c'est l'affirmation joyeuse du pouvoir-être, de l'effort pour être, du conatus - au sens de Spinoza - à l'origine de la dynamique de l'être. Le " pôle-tu " de l'éthique La position par soi-même de la liberté a pu être appelée le point de départ de l'éthique, mais elle ne constitue pas encore l'éthique elle-même. Ce qui manque, c'est la position dialogique de la liberté en seconde personne. Nous n'avons donc fait que la moitié, et même le tiers, du chemin dans une analyse purement solipsiste de l'exigence d'effectuation de la liberté. On entre véritablement en éthique, quand, à l'affirmation par soi de la liberté, s'ajoute la volonté que la liberté de l'autre soit. Je veux que ta liberté soit. Si le premier acte était un acte d'arrachement, le second est un acte de déliement. Il veut rompre les liens qui enserrent l'autre. Entre ces deux actes, il n'y a toutefois aucune préséance,
1006 mais une absolue réciprocité. C'est pourquoi on verra tout à l'heure cette requête de l'autre affleurer dans le premier commandement, lequel s'énonce à la seconde personne : tu ne tueras pas. On connaît, à cet égard, les belles analyses du philosophe Emmanuel Lévinas sur le visage. Chaque visage est le Sinaï d'où procède la voix qui interdit le meurtre. Mais, avant de m'interdire quoi que ce soit, le visage de l'autre me requiert ; il me demande de l'aimer comme moi-même. La relation est ainsi parfaitement réversible : je suis visé comme un me à l'accusatif car celui à qui je dis tu au vocatif et qui dit je pour lui-même. Il se passe ici quelque chose de tout à fait semblable à ce que les linguistes observent concernant le fonctionnement des pronoms personnels : celui qui dit " je " se sait interpolé par un autre comme " tu " et réciproquement. C'est pourquoi on peut partir soit du tu soit du je, dans la mesure où le tu est un alter ego : comme moi, tu dis " je ". Si, en effet, je ne comprenais pas ce que veut dire je, je ne saurais pas que l'autre est je pour lui-même, donc liberté comme moi, liberté qui elle aussi se pose, croit en elle-même, cherche à s'attester. Si je cesse de croire en ma liberté, si je m'estimais entièrement écrasé par le déterminisme, je cesserais aussi de croire à la liberté de l'autre et ne voudrais pas aider cette liberté, ni être aidé par elle :je n'attendrais d'autrui aucun secours, comme l'autre ne pourrait attendre de moi aucun geste responsable. C'est tout l'échange des actes mutuels de délivrance qui s'effondrerait. Inversement, on peut partir, comme Emmanuel Lévinas, du seul visage d'autrui et tenir le visage pour la première transcendance par rapport à l'ordre des choses. Je dirai alors que l'autre me requiert et que, par cette requête, je suis rendu capable de responsabilité; Lévinas dit même : " Je suis l'otage de l'autre. " Par là, il veut souligner que la reconnaissance du visage d'autrui constitue un véritable départ, un commencement entièrement original, dans la voie éthique. Toute l'éthique naît donc de ce redoublement de la tâche dont nous parlions : faire advenir la liberté de l'autre comme semblable à la mienne. L'autre est mon semblable ! Semblable dans l'altérité, autre dans la similitude. À ce stade de notre recherche, il faut faire deux remarques semblables à celles qui se sont imposées au terme de notre première étape. D'abord la requête de l'autre est entièrement affirmatives Tout le négatif de l'interdiction procède de ce positif de la reconnaissance par laquelle des libertés veulent se rendre analogues l'une à l'autre par le moyen de l'action responsable; cette pratique analogisante de la liberté, si l'on peut ainsi parler, est sans négation. Toutefois, et c'est là notre seconde remarque, un nouveau moment négatif se dessine : non plus l'inadéquation de moi à moi-même, mais l'opposition d'une liberté à l'autre, l'affrontement dans la sphère de l'action. C'est sans doute ce que Hegel voulait dire lorsqu'il affirmait, dans la dialectique du maître et de l'esclave, que le premier désir, à savoir le désir du désir d'une autre conscience, passe par une histoire spécifique, celle de l'esclavage, de l'inégalité et de la guerre. Nous touchons ici, avec ce moment négatif, à ce qu'il y a de plus primitif dans l'expérience du mal, à savoir le meurtre, comme on le voit dans le récit biblique d'Abel et de Caïn. La tâche de devenir libre est contrariée originellement par le mal primordial du meurtre de la liberté. "Le pôle-il " Et maintenant nous rencontrons le pôle-il, que je qualifierai par la médiation de la règle. En faisant ce dernier tiers du chemin, nous prenons aussi le chemin du tiers. De même que, sur le plan du langage, toute relation dialogique entre un locuteur et un autre locuteur exige un référent commun, une chose placée entre deux sujets, de même l'intention éthique se précise et prend corps avec ce moment de la non-personne, représenté dans notre langage par des
1007 termes neutres tels que ceux d'une cause à défendre, d'un idéal à réaliser, d'une oeuvre à faire, de valeurs auxquelles nous donnons des noms abstraits : la justice, la fraternité, l'égalité. On peut certes retrouver derrière ces substantifs abstraits des adjectifs très concrets : juste, fraternel, égal, etc. Il n'en reste pas moins vrai que ces prédicats éthiques constituent un pâle distinct de celui du je et de celui du tu. D'où la question : pourquoi, dans l'entrecroisement des visées de vouloir-être, dans l'échange des positions affirmatives de liberté, faut-il la médiation d'un terme neutre ? La réponse à cette question doit être cherchée dans la direction suivante : il faut se demander quel rôle ce terme neutre joue dans la relation intersubjective entre deux positions de liberté. Ce rôle, c'est celui de la règle. La règle est cette médiation entre deux libertés qui tient, dans l'ordre éthique, la même position que l'objet entre deux sujets. Pourquoi faut-il qu'il en soit ainsi ? Il faut remarquer ici que chaque projet éthique, le projet de liberté de chacun d'entre nous, surgit au milieu d'une situation qui est déjà éthiquement marquée; des choix, des préférences, des valorisations ont déjà eu lieu, qui se sont cris dans des valeurs que chacun trouve en s'éveillant à la vie consciente. Toute praxis nouvelle s'insère dans une praxis collective marquée par les sédimentations des oeuvres antérieures déposées par l'action de nos prédécesseurs. Cette situation, une fois encore, a son parallèle dans le langage. Toute prise nouvelle de parole suppose l'existence d'une langue déjà codifiée et la circulation de choses déjà dites qui ont laissé leurs traces dans le langage, en particulier dans le langage écrit sous forme de textes, de livres, etc. J'entre ainsi dans une conversation qui m'a précédé, à laquelle je contribue pendant une certaine durée et qui continuera après moi. De même que nul d'entre nous ne commence le langage, nul ne commence l'institution. Un indice remarquable de cette situation est le fait qu'en histoire et en sociologie on n'assiste jamais au commencement de la règle; on ne peut que remonter d'institution en institution. Tout commencement, comme dans le Contrat social de Rousseau, est une fiction littéraire ou philosophique, une sorte de " comme si... " Encore cette fiction repose-t-elle sur un cercle vicieux, à savoir que l'on suppose que des hommes se mettent d'accord pour poser une règle commune d'accord. Ce paradoxe est tout à fait instructif ; il signifie que nous ne pouvons agir qu'à travers des structures d'interaction qui sont déjà là et qui tendent à déployer une histoire propre, faite d'innovations, d'inerties et de sédimentations. Nous venons de saisir un premier indice du caractère ingénérable de la règle, que nous appelons, pour cette raison, institution. Ce premier indice est purement historique, en ce sens que je ne suis jamais au commencement, que c'est toujours dans l'après-coup que je prends conscience de l'antériorité de la règle par rapport à tout choix nouveau. Un deuxième indice du caractère ingénérable de la règle est l'échec de toute tentative (phénoménologique ou autre) pour faire l'économie d'un terme neutre. Il est vrai que nous rêvons d'un dialogue qui serait un face à face perpétuel. Mais même le rapport le plus intime se détache sur un fond d'institutions, sur la paix de l'ordre, sur la tranquillité qui protège la vie privée. Nous pouvons en être déçus, mais nous ne pouvons pas faire que le eux égale le nous. Seule une petite part des relations humaines peut être personnalisée; le reste (eux) reste anonyme et se réduit à un jeu réglé de rôles (j'attends du postier qu'il livre le courrier, sans espoir qu'il devienne jamais mon ami). Ce trajet que nous venons de faire est celui que Hegel a parcouru dans sa philosophie de l'esprit objectif, incarné dans des objets pratiques, des institutions au sens courant du mot : relations familiales, économiques, sociales, politiques, etc. On peut, certes, se proposer d'intérioriser, d'intimiser ces relations objectives ; on ne peut engendrer leur objectivité à
1008 partir de ce projet d'intimité. Il faut quelque chose comme une " substance des moeurs " (Sittlichkeit au sens de la Phénoménologie de l'esprit), par quoi une chose cédée par contrat médiatise deux volontés et par quoi une volonté médiatise la relation entre une autre volonté et la chose cédée ; ü faut encore ce que Hegel appelait " État extérieur ", identique au système des besoins dont la loi échappe à chaque individu ; il faut enfin quelque chose comme une constitution sur le plan politique, laquelle, pour Hegel, marquerait le point où la coordination de l'action de tous serait intériorisée par chacun dans la reconnaissance mutuelle. L'individu devient alors un citoyen et, la loi de tous étant devenue la loi de chacun, la coïncidence se fait entre la conscience de soi et l'esprit du peuple. Cette coïncidence représente l'utopie d'une existence politique réussie. Quoi qu'il en soit, il faut toujours partir d'une relation extérieure pour ensuite l'intérioriser. Au terme de cette troisième analyse, quelques remarques s'imposent, semblables à celles qui ont été proposées à propos du pôle-je et du pôle-tu de l'intention éthique. D'abord, on peut parfaitement partir de ce pôle pour définir cette dernière. Ainsi, certains sociologues ont défini l'action humaine comme une conduite soumise à des règles. On identifie alors l'éthique à la socialisation de l'individu. On peut certes procéder ainsi, mais à deux conditions : il faut d'abord penser cette socialisation de telle façon qu'elle ne supprime pas le droit égal de partir du pôle-je et du pôle-tu de la liberté; ensuite, inclure dans la notion même de règle sociale et dans l'assignation des rôles que celle-ci implique la possibilité d'intérioriser la règle. Cette seconde condition ne diffère pas de la première : elle renvoie à la capacité pour chacun de reconnaître la supériorité de la règle, le pouvoir de l'assumer ou de la refuser, ce qui équivaut à inscrire dans la notion de règle la référence à une position de liberté première ou en deuxième personne.
De l'éthique à la morale Au long de ce nouveau trajet, la référence à l'intention éthique s'effacera progressivement, à mesure que le terme neutre se chargera lui-même de significations nouvelles qu'il faut considérer comme étant non négligeables et même incontournables. La constitution de la notion de valeur Partons d'un terme de notre vocabulaire éthique ou moral (à ce niveau, la différence n'est pas encore marquée) qui est encore proche de la constitution primaire de l'intention éthique: le terme de valeur. Nous l'employons en relation avec des entités telles que la justice, l'égalité, la tempérance, l'amitié, etc. Les Anciens ont été les premiers à essayer de fixer ces entités dans un tableau des vertus. Ainsi en est-il dans les dialogues socratiques sur le courage (Lachès), la pitié (Euthyphron), la justice (République). C'est surtout dans la grande Éthique d'Aristote que cette recherche s'épanouit, les vertus y prenant le sens fort d'excellences dans l'ordre de l'agir. On peut retrouver dans la constitution de la notion de valeur le rapport triangulaire dans lequel se fonde l'intention éthique. Dans le mot " valeur ", il y a d'abord un verbe : évaluer, lequel à son tour renvoie à préférer : ceci vaut mieux que cela ; avant valeur, il y a valoir plus ou moins. Or la préférence est l'apanage d'un être de volonté et de liberté ; c'est pourquoi Aristote fait précéder le traité des vertus par une analyse de l'acte libre : seul celui qui peut se poser en auteur de ses actes, en agent moral, peut hiérarchiser ses préférences. Cette toute première
1009 référence à une position de liberté en première personne est essentielle à l'évaluation. Elle met en jeu le jugement moral, inséparable de la volonté qu'aura chacun d'effectuer sa propre liberté, de l'inscrire dans des actes et dans des oeuvres qui pourront eux-mêmes être jugés par d'autres. À son tour, cette référence à l'évaluation par autrui - en fonction de l'aide que ma liberté apporte à ta liberté et à la requête que ta liberté adresse à ma liberté - élève le valable au-dessus du simple désirable. Le facteur de reconnaissance du droit de l'autre s'ajoute ainsi au facteur subjectif d'évaluation, bref, au pouvoir subjectif et intime de préférer une chose à une autre. On retrouve enfin le neutre, qu'on ne peut dériver ni de l'évaluation, ni de la reconnaissance intersubjective, et qui se présente comme médiation en tiers entre évaluation en première personne et reconnaissance en seconde personne. La référence à la règle déjà là ainsi que l'inscription de la valeur dans une histoire culturelle des moeurs confèrent à la valeur cette étrange quasi-objectivité qui a toujours été la croix des philosophes. Il y a, en effet, quelque chose d'irritant dans le problème épistémologique posé par l'idée de valeur. D'un côté, on voudrait pouvoir aligner la notion de valeur sur celle d'essence éternelle, dans une sorte de géométrie éthique. Platon s'y est employé le premier, et, après lui, tous les auteurs de traités des vertus, jusqu'à Max Scheler dans son éthique antiformelle. Il y a quelque chose de juste dans cette prétention ; il n'est pas douteux que les valeurs se présentent comme des étalons de mesure qui transcendent les évaluations individuelles; à cet égard, il y a toujours quelque chose de prétentieux à parler d'une création de valeurs. A part quelques grands fondateurs de la vie éthique, tels Socrate, Jésus, Buddha, qui donc a jamais inventé une valeur ? Et, pourtant, les valeurs ne sont pas des essences éternelles. Elles sont liées aux préférences, aux évaluations des personnes individuelles et finalement à une histoire des moeurs. Mais alors, comment ne pas verser dans une sorte de nihilisme éthique pour lequel n'importe quoi serait permis ? C'est ici, semble-t-il, qu'il faut placer la réflexion sur l'idée de valeur dans le prolongement de la méditation antérieure sur l'idée de règle; la justice, disions-nous, n'est pas une essence que je lis dans quelque ciel intemporel, mais un instituant-institué, grâce auquel plusieurs libertés peuvent coexister. Cette médiation en vue de la coexistence est peut-être la clé du problème : la justice est le schème des actions à faire pour que soit institutionnellement possible la communication, ou mieux la communauté, voire la communion des libertés. On peut dire encore que le désir d'" analoguer " une liberté dans une autre liberté trouve un support dans l'ensemble des actions instituées dont le sens est la justice. La justice correspond à ceci : que ta liberté vaille autant que la mienne. La valeur est la marque d'excellence des actions qui satisfont à cette exigence. L'interprétation proposée ici permet de donner sa juste place à l'idée de socialisation de l'individu. Il est bien vrai que l'effectuation de ma liberté et la reconnaissance par moi de celle d'autrui se font dans une situation éthique que ni toi ni moi n'avons commencée. Il y a depuis toujours un ordre institué du valable. Jean Nabert, dans son Introduction à une éthique, observe très justement le caractère mixte de la notion de valeur : c'est une notion de compromis entre le désir de liberté des consciences singulières, dans leur mouvement de reconnaissance mutuelle, et les situations déjà qualifiées éthiquement. C'est pourquoi il y a une histoire des valeurs, des valorisations, des évaluations, qui dépasse celle des individus pris un à lm L'éducation consiste en grande partie à e le projet de liberté de chacun dans cette histoire commune des valeurs. Mais le primat de la socialisation sur l'individuation n'est justifié que si l'on peut aussi dire l'inverse. L'histoire sociale des valeurs doit pouvoir s'inscrire dans le projet de liberté de chacun et jalonner son trajet d'effectuation. Sinon, on substitue à un essentialisme moral une socialisation dangereuse pour la notion même de personne. Pour
1010 respecter le caractère mixte de l'idée de valeur, on peut dire que la valeur justice est la règle socialisée, toujours en tension avec le jugement moral de chacun. Cette dialectique de la socialisation et du jugement moral privé fait de la valeur un mixte entre, d'une part, la capacité de préférence et d'évaluation liée à la requête de liberté - prolongée par la capacité de reconnaissance qui me fait dire que ta volonté vaut autant que la mienne et, d'autre part, un ordre social déjà éthiquement marqué. Ce statut difficile, étrange, explique pourquoi l'idée de valeur se présente à nous comme un quasi-objet, doté d'une transcendance spécifique. Si l'on pouvait traiter l'idée de justice comme on traite les nombres et les figures, on aurait la sécurité rationnelle de pouvoir étendre à l'ordre éthique les prérogatives de l'ordre mathématique. On aurait alors substitué une entité éternelle à des " excellences " inséparables de l'aventure de la liberté. Les valeurs sont plutôt les sédiments déposés par les préférences individuelles et les reconnaissances mutuelles. Ces sédiments, à leur tour, servent de relais objectivés pour les nouvelles évaluations dont les individus sont responsables un à un. En conclusion, un essentialisme moral fait perdre de vue le lien des valeurs avec le jugement moral, lequel, à son tour, s'enracine dans la volonté de promotion mutuelle des libertés ; inversement, un nihilisme moral néglige le rôle médiateur des valeurs entre les personnes et entre les libertés. Le tournant de l'interdiction On passe franchement de l'éthique à la morale avec les notions d'impératif et de loi, qui sont deux notions de même niveau, sans être exactement des synonymes. Il est très important de voir où se fait le tournant entre l'idée de valeur, qu'on vient d'examiner, et le couple de l'impératif et de la loi -. il est constitué par le rôle de l'interdiction. Les commandements de base, on l'a remarqué, s'expriment négativement : " tu ne tueras pas ". Pourquoi ce retournement qui fait nommer d'abord les actions à ne pas faire ? Il faut ici introduire une réflexion sur l'état de scission qui résulte de la quasi-transcendance des valeurs par rapport à nos désirs non conformes, donc déviants. Le non-préférable est alors mis à part, frappé d'une valeur négative. Ce tournant de l'analyse est tout à fait remarquable. Il nous contraint à introduire, sur le chemin de l'effectuation individuelle de la liberté et de la reconnaissance mutuelle des libertés, un retournement de la règle contre quelque chose de nous-mêmes que nous pouvons appeler notre désir. Nous touchons ici à un facteur négatif tout à fait nouveau par rapport à ce que nous avons appelé plus haut le sentiment d'inadéquation de soi-même à soi-même au même par rapport au sentiment de non-reconnaissance, de conflit, de meurtre ; il s'agit d'un véritable phénomène de scission. C'est que pour l'être-scindé, partagé entre un préférable, déjà objectivé, et un désirable, refermé sur quelque intérêt égoïste, la règle fait figure de norme, c'est-à-dire départage le normal du " pathologique ", au sens moral du mot, qui est celui de Kant. Alors commence à s'imposer le il faut, qui est le comble du neutre, en tant que règle devenue étrangère à mon projet de liberté et même à mon intention de reconnaissance de la liberté d'autrui. L'origine de l'éthique dans la liberté en première personne, dans la liberté en deuxième personne et dans les règles qui médiatisent ces dernières est tout simplement oubliée; ici commence la sévérité de la moralité. Sans doute ce mouvement est-il inévitable, en ce sens que le régime de scission constitue certainement un destin, à partir d'une faille originelle qui fait que l'homme est séparé de son vouloir le plus profond et que la médiation par la règle instituée, par la valeur, ne peut apparaître que comme médiation par l'interdiction. Quelle que soit la clé de l'énigme de cette faille originelle, c'est avec cette scission que commence l'interdiction, qui marque la non coïncidence entre mon désirable et ce que je tiens pour le préférable.
1011 L'important, c'est d'apercevoir le caractère bénéfique de l'interdiction : à bien des égards, c'est une aide, un support, pour assurer, dans l'intermittence des désirs, la continuité de la personne morale. Ici, on pourrait renvoyer à la première partie de la Généalogie de la morale de Nietzsche : l'homme est un animal capable de promesse, donc capable de compter à l'avance sur lui-même et sur les autres; il acquiert la durée d'une volonté normée dans le chaos temporel des désirs. La fonction de l'interdiction est de mettre des valeurs à l'abri de l'arbitraire de chacun. De mon vouloir arbitraire, je fais une volonté sensée, raisonnable. Ajoutons encore qu'un commandement négatif est plus libéral - c'est-à-dire plus libérant qu'une énumération exhaustive et close de devoirs. L'interdiction : " tu ne tueras pas " me laisse libre d'inventer les actions positives dont le champ est ouvert par l'interdiction ellemême : quoi faire pour ne pas tuer ? Le moment terminal de la loi Le tournant de l'interdiction est ce qui conduit de la valeur à l'impératif et à la loi. Ces deux notions, avons-nous dit, sont connexes, bien qu'elles ne se recouvrent pas tout à fait. La grammaire de l'impératif, ou encore du commandement, est à cet égard tout à fait intéressante. Elle révèle le caractère de Scission qui s'attache à l'idée même de conscience morale. Seul un être de scission est capable de conscience morale : une part de moi-même commande à l'autre. Une volonté sensée, normée, commande à une volonté arbitraire. L'allemand oppose ainsi Wille à Wilkühr (Kant). Autrement dit, je suis de moi-même à moi-même dans une relation de commandement et d'obéissance ; en moi-même, une voix s'adresse à moi. Remarquons en passant que nous sommes ici à un carrefour important de l'éthique et du politique, dans la mesure où la relation entre commander et obéir se retrouve dans les deux domaines. Et bornons-nous ici à dire que cette relation prend un caractère moral et non politique dès lors qu'elle est entièrement intériorisée, c'est-à-dire du fait que je suis également celui qui commande et celui qui obéit. Il s'agit bien d'une scission de la même volonté entre un maître et, sinon un esclave, en tout cas un disciple, ce qui nous permet d'évoquer ici, bien entendu, l'admirable traité de saint Augustin sur le " maître intérieur ". La morale apparaît ainsi comme un magistère intériorisé. Quoi qu'il en soit du rapport très complexe entre éthique et politique, on peut dire qu'un être à qui la notion de conscience morale serait tout à fait étrangère ne pourrait pas entrer dans une relation politique saine, sur un mode d'appartenance participative, bref dans une relation de citoyenneté. C'est un problème proprement éthique que de resituer la moralité, avec ses impératifs et ses interdictions, par rapport à l'intention éthique primordiale : ma liberté, ta liberté, la règle. Si l'interdiction était absolument première, et si l'impératif nous était absolument étranger, comment y déchiffrerions-nous jamais le chemin de notre liberté et celui de la reconnaissance mutuelle ? La loi constitue le moment terminal de cette constitution de sens ; il présuppose tous ceux qui précèdent. Loin donc d'être le premier, le concept de loi est le dernier. Qu'ajoute-t-il à l'impératif (sous la forme négative de l'interdiction) ? L'impératif s'adresse encore à moi comme un toi : " tu ne tueras pas ". Il parle comme une voix, la voix de la conscience. Il est encore une parole adressée. La loi ajoute le facteur absolument anonyme d'une exigence d'universalisation. Nous rejoignons ici Kant : vouloir que la maxime de mon action soit une loi universelle. L'idée importante alors est que la morale peut accéder à un niveau aussi rationnel que la science et partager avec elle l'idée commune de législation. Il n'y a pas deux raisons. La raison est pratique. C'est seulement dans la mesure où nous pourrons appliquer sur nos désirs, sur nos valeurs, sur nos normes, le sceau de l'universalité qu'un
1012 certain air de famille, une certaine parenté, se révélera entre l'être historique et l'être naturel. L'idée de loi fait prévaloir la pensée de l'ordre. Mais reconnaître la légitimité de cette règle d'universalisation n'empêche pas de se retourner contre toute prétention à faire de la législation la première démarche éthique. C'est probablement ici la faiblesse ultime de la pensée kantienne d'avoir voulu construire la seconde Critique, la Critique de la raison pratique, sur le modèle de la première Critique, c'est-à-dire sur la base d'une rationalité d'entendement. Ainsi s'explique la concentration de toute son analyse du problème éthique sur ce moment terminal. Tout le dynamisme éthique et toute la genèse de sens que nous avons parcourue sont purement et simplement identifiés à ce stade ultime ; autrement dit, le défaut du kantisme est d'avoir érigé en fondement ce qui n'est qu'un critère. À ce titre, l'idée de loi est assurément irremplaçable. Puis-je vouloir que tout le monde en fasse autant ? Par cette question, je mets à l'épreuve mon propre désir : peut-il valoir comme loi pour tous ? De cette question, on ne peut tirer aucun contenu. En un sens, il est très bien qu'il en soit ainsi : le formalisme kantien, ramené à ces proportions, plus modestes, est très libérateur. Il ne dit pas : " fais ceci ", " fais cela ". Ni même : " ne fais pas... ", mais : " examine la capacité d'universalisation de ta maxime ". En cela consiste la grandeur du formalisme en éthique. Il laisse ouvert le champ entier des actions capables de satisfaire ce critère. Quant au contenu de nos maximes, nous l'apprenons par la pratique de la vie, par l'expérience éthique prise dans toutes ses dimensions. Nous pouvons dire, en conclusion, que le formalisme en éthique définit la moralité. Mais l'éthique a une ambition plus vaste, celle de reconstruire tous les intermédiaires entre la liberté, qui est le point de départ, et la loi, qui est le point d'arrivée. Paul RICOEUR, Avant la loi morale : l'éthique (texte intégral), dans Encyclopédia Universalis, "Les enjeux, 1985.
4. Qu'est-ce que la citoyenneté ? Citoyenneté active et citoyenneté passive. L'analyse de Michaël Walser
Le point de vue du philosophe Michaël WALSER s'inscrit sur fond du débat "communautaristes/libertaires". On trouvera ci-dessous un article du philosophe publié dans la revue Esprit
"POUR ÉCLAIRCIR LES DÉBATS qui touchent au communautarisme et au libéralisme, qui sont très fréquents aux États-Unis et rencontrent des échos en Europe, il est indispensable au préalable de parler de la citoyenneté et de décrire ses formes " communautariennes " et libérales, pour lesquelles j'éprouve un mélange de sympathie et de distance critique. Je commencerai par revenir sur leur histoire, parce que celle-ci n'est pas dépourvue, me semblet-il, d'intérêt pour l'époque actuelle.
1013 Un citoyen est, dans sa définition la plus simple, le membre d'une communauté politique, jouissant des prérogatives et assumant les responsabilités attachées à cette appartenance. Le mot nous vient du latin civis ; nous tenons de l'équivalent grec le mot de " politique ", ce qui veut dire, selon une certaine conception de celle-ci, activité attendue des citoyens. Mais nous avons hérité des Grecs et des Romains davantage qu'un simple vocabulaire. Ce qu'on peut appeler l'idéologie de la citoyenneté, ainsi que sa version communautarienne moderne, est essentiellement une interprétation moderne tardive du républicanisme grec et romain, et l'actuelle compréhension libérale du concept a sa source dans la Rome tardive de l'Empire et dans les réflexions modernes sur le droit romain. Nous pouvons saisir cette idéologie in medias res, non pas, pour le moment, à ses origines ou dans son histoire intellectuelle antique, pas davantage dans son déclin ultérieur ni dans ses réveils intermittents, mais au sommet de sa vigueur : pendant la Révolution française. Celle-ci est particulièrement importante dans la mesure où le républicanisme civique - version de gauche du communautarisme - y est entouré d'une certaine aura d'enthousiasme pur. Dans sa phase jacobine, la Révolution est comprise comme un effort pour. établir la citoyenneté comme l'identité dominante de tout Français - par opposition aux identités alternatives qu'elles soient confessionnelle, professionnelle, familiale ou régionale. La citoyenneté devait remplacer la foi religieuse et la fidélité familiale comme motif central de la conduite vertueuse. En effet, citoyenneté, vertu et esprit public étaient des idées étroitement liées, suggérant un engagement rigoureux et individuel dans l'activité politique (et militaire) en faveur de la communauté. L'activité était cruciale : rassemblements, discours, service public ; cela renvoyait à une conception emphatiquement positive du rôle de citoyen. Dans l'idéologie jacobine, la citoyenneté était un devoir universel ; chacun devait servir la communauté. Ainsi la levée en masse de 1793 va bien au-delà des lois de conscription ultérieures, bien qu'elle ait quelque chose de commun avec l'idée contemporaine de " service national ", part importante du programme communautaire aux États-Unis ; la levée de 1793 enrôlait littéralement chaque personne, assignant des tâches aux hommes et femmes de tous âges. La République, Rome et la Révolution L'inspiration de tout cela était classique, au sens où elle dérivait de la lecture d'Aristote, Plutarque, Tacite, etc. Mais l'idéologie est clairement une production néo-classique, des débuts de la modernité. Machiavel, Harrington, Montesquieu et Mably sont les théoriciens clés, mais c'est Rousseau (et plus tard Kant) qui donne à la citoyenneté ses fondements philosophiques modernes, la reliant à la théorie de la participation volontaire. Le citoyen, dans le Contrat social, est l'individu libre et autonome, qui élabore ou prend part à l'élaboration de la loi à laquelle il obéit: " L'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté. " Seul le citoyen activiste, qui " vole aux assemblées publiques ", peut être à la fois libre et moral (au sens d'une rectitude, plutôt que d'une bonté naturelle). Pour Rousseau comme pour les théoriciens communautariens d'aujourd'hui (les républicains civiques), les républiques ne peuvent fonctionner que si chaque citoyen trouve la plus grande proportion de son bonheur dans l'activité publique plutôt que dans la sphère privée. Car, la recherche du bonheur renforcera les structures de la responsabilité civique. Dans le monde bourgeois en expansion du XVII Siècle, cependant, l'activité privée - surtout dans les domaines du marché et de la famille - était une source plus probable de bonheur. La richesse et l'affection, plutôt que le pouvoir et la gloire, apparaissaient à la plupart des hommes et des femmes comme des buts plus réalistes, peut-être aussi plus désirables. Et certains d'entre eux,
1014 au moins, parvenaient effectivement à accumuler des richesses et à gagner l'affection - non pas comme citoyens au sens voulu par Rousseau, mais comme entrepreneurs, amants, parents, membres de la société civile plutôt que de la société politique. Mais alors, la société civile devenait une menace pour la République, car elle tirait ses membres hors de la politique : désormais, ils volaient vers leur foyer plutôt que vers les assemblées. Il s'ensuivait que la citoyenneté et la vertu requéraient soit la répression de la société civile, soit la réduction de son étendue et de son attrait. Ce projet est déjà implicite dans la théorie de Rousseau; la politique jacobine le rend explicite. " Les révolutionnaires doivent être des Romains ", déclara Saint-Just. Ils doivent être citoyens dans le style de la république classique. Mais cela demanderait ce que Marx, à propos de la Terreur jacobine de 1793, appela le " sacrifice " des valeurs bourgeoises - industrie, compétition, intérêt privé et souci de soi. De fait, l'État révolutionnaire peut imposer ces sacrifices ; il peut " abolir " l'exubérance et la diversité de la société civile, mais " seulement de la façon dont il abolit la propriété privée par [...] la confiscation ou seulement de la manière dont il abolit la vie par la guillotiner ". Il n'y a pas d'autre route pour revenir à la citoyenneté grecque ou romaine que la route de la coercition et de la terreur, parce que la société civile moderne n'engendre pas des citoyens mais plutôt, dans le jargon philosophique de Marx, " une individualité naturelle et spirituelle auto-aliénée " - des hommes et des femmes qui ont besoin de se représenter occasionnellement comme des citoyens mais dont l'activité quotidienne est régie par les impératifs du marché. Le jacobinisme tente de faire exister une autonomie inauthentique, et il échoue car il ne peut le faire sans employer une violence continue. Cet échec à établir la vie politique comme la " vraie vie " des hommes et des femmes ordinaires apparaît très tôt dans l'histoire moderne, et n'est pas nécessairement définitif. Mais il nous incite à porter notre regard plus loin dans le passé, à regarder derrière le républicanisme néo-classique, en quelque sorte, pour étudier ses modèles antiques, plus authentiques. Qu'est-ce (ou qu'était-ce) alors que la citoyenneté ? Cette question est très disputée parmi les spécialistes actuels de la Grèce et de Rome, mais il est de plus en plus clair qu'un certain scepticisme s'impose face aux visions idéalisées de l'esprit public et de la participation politique dans les républiques antiques. Là aussi, la citoyenneté était prise dans une tension avec la famille, la religion et l'intérêt économique privé, là aussi les citoyens étaient souvent tournés vers eux-mêmes et indifférents à la chose publique. Mais la cité-État constituait une société beaucoup moins Complexe et différenciée que nos sociétés. Et pour beaucoup de ses citoyens mâles, la cité en elle-même, la communauté politique était bel et bien le point focal de leur vie quotidienne. Ils pouvaient effectivement trouver sur ses places publiques, dans ses cours et ses assemblées la plus grande part de leur bonheur.
Le degré minime de différenciation sociale est ici crucial. La citoyenneté dans l'Athènes de Périclès, par exemple, était doublement " endogame -, et le corps politique était ainsi quelque chose comme une famille élargie, une tribu urbaine. Socrate pouvait représenter de façon plausible la Cité et ses lois comme les parents des citoyens. " Nous vous avons mis au monde ", fait-il dire aux Lois, " nous avons pris soin de vous et veillé à votre éducation, nous vous avons donné, à vous et à tous vos compagnons, une part de tous les biens dont nous dispositions… ". La religion commune était une religion civile (telle que Rousseau l'a comprise), fournissant à la Cité des dieux locaux et un mythe d'origine. L'idée d'une foi privée était inconnue ; les rituels religieux étaient accomplis par des prêtres publics dans des temples
1015 publics. Bien qu'Athènes fût un centre impérial et possédât une population significative d'étrangers résidents et d'esclaves étrangers, le sentiment du lieu et l'attachement à la patrie étaient forts chez les citoyens. Précisément en raison de la présence d'étrangers et d'esclaves, les divisions de classe entre les citoyens libres et " autochtones ", bien qu'elles fussent assez visibles, n'étaient jamais absolues et ne revêtaient pas une forme légale dans l'assemblé , chacun était l'égal de tout autre. Tout cela, visant à réaliser l'unité morale de la Cité élevait la citoyenneté à un niveau qui lui assurait le primat sur les autres identités. Mais ce primat était lié à la faible différenciation et à l'" exclusivité " de cette forme de citoyenneté.
La citoyenneté antique était l'expérience de ce primat, non pas à l'occasion mais chaque jour, dans le débat politique, la participation aux jurys et conseils, le service militaire et le culte commun. La chose la plus importante de toutes était peut-être la rotation des citoyens aux principales magistratures. Aristote définissait la citoyenneté en termes d'éligibilité pour l'office (comme nous pour rions la définir par le vote) : " Le citoyen au sens strict est mieux défini [comme] un homme qui prend part à l'administration de la justice et à l'accomplissement des offices. " Quand il continue en décrivant les citoyens démocratiques comme des hommes qui gouvernent et sont gouvernés tout à tour, il ne se réfère pas à la fonction législative - faire des lois puis leur obéir -, mais plutôt à la fonction exécutive assurer une charge publique puis se soumettre à ceux qui l'assurent. Là encore, le style et l'échelle de la communauté jouent un rôle crucial. Les citoyens pouvaient se connaître les uns les autres (ou au moins avoir entendu parler les uns des autres), et ainsi ils étaient prêts à se faire confiance pour les offices publics, acceptant même que certains choix particuliers s'effectuent par tirage au sort (à Athènes, seuls les généraux et les physiciens publics étaient élus) - forte expression de proximité communautaire et d'unité morale.
Quand l'échelle change, la proximité disparaît, l'unité et la confiance s'effondrent, et une compréhension différente de la citoyenneté est requise. C'est dans la société bourgeoise moderne que la nécessité de cette mutation est peut-être la plus visible, mais elle était déjà sensible dans l'Empire romain: elle est le produit du caractère inclusif de l'empire. L'expansion de Rome s'est accompagnée de l'octroi de la citoyenneté aux peuples qu'elle conquérait - au début, seulement à certains et par degrés ; puis, en l'an 212, par l'édit de Caracalla, à tous les sujets de l'Empire à l'exception des classes les plus basses (rurales, essentiellement). Cette extension ne transforma pas la définition formelle de la citoyenneté, toujours exprimée en termes d'office, mais elle altéra les réalités politiques et légales. Quand Saint Paul se déclarait citoyen romain, il ne s'imaginait pas comme un membre actif et impliqué dans la communauté politique, certainement pas non plus comme un magistrat potentiel, mais plutôt comme le détenteur passif de titres et de droits spécifiques. Un citoyen était plus profondément un homme protégé par la loi que quelqu'un qui prenait part à son élaboration et à son exécution. D'après cette vision, la citoyennneté était relativement facile à étendre à une population vaste et hétérogène dont les membres ne se connaissaient pas et n'avaient ni histoire ni culture commune. Par là, le corps politique des citoyens romains incluait des gens ethniquement différents des Romains d'origine, des hommes et des femmes d'autres religions, avec des conceptions différentes de la vie politique, qui vivaient de manière différente, etc. La citoyenneté, pour ces gens, était une identité importante mais occasionnelle, un statut légal plutôt qu'un fait de la vie quotidienne.
1016 Les choses restèrent à peu près dans cet état durant la période féodale, où le statut légal luimême n'avait qu'une existence formelle, remplacée dans les relations sociales effectives par des identités du droit privé telles que serf, vilain, vassal, seigneur, etc. La construction des États modernes, cherchant à imposer l'autorité royale à des populations diverses et hétérogènes, fit retour au modèle romain (impérial). Jean Bodin, le grand juriste du XVIe siècle, et l'un des premiers théoriciens de la souveraineté, avait à l'esprit l'expérience romaine lorsqu'il définit le citoyen comme " une personne jouissant de la liberté commune et de la protection de l'autorité ". " Jouir de " peut signifier " prendre plaisir à ", mais je pense que c'est une relation entièrement passive que Bodin entendait décrire. Selon cette conception, le citoyen n'est pas lui-même une autorité ; il est plutôt quelqu'un que les autorités s'engage à protéger. Cet engagement, pour autant qu'il est sérieux, exclut l'usage arbitraire du pouvoir poli tique ; il rend ainsi possible le genre de liberté qui sera la plus valorisée par les libéraux ultérieurs, quelquefois appelée la " liberté négative " - la liberté de la vie privée et du choix individuel.
Le libéralisme moderne représente un effort pour étendre l'engagement bodinien. " La liberté politique ", écrit Montesquieu, " consiste dans la sécurité ou [...] dans l'opinion que nous jouissons de la sécurité ". Avoir part à la " liberté commune " revient à être protégé contre différentes sortes de dangers - qu'ils viennent d'autre, citoyens ou des autorités elles-mêmes. Il s'agit d'être en sécurité quant à sa vie physique (Hobbes), dans sa famille ou chez soi (Bodin et Montesquieu) ou concernant sa conscience et sa propriété (Locke). Mais cette recherche de protection suppose le primat de ce qui est protégé, savoir le monde privé ou familial. C'est là que les hommes et les femmes trouvent la plus grande part de leur bonheur; ils " jouissent " de la protection mais ils trouvent leur plaisir ailleurs. Ils ne sont pas des personnes " politiques " ; ils ont d'autres intérêts, dans la religion, les affaires, l'amour, l'art, la littérature. Pour eux. la communauté politique n'est qu'un cadre nécessaire, un d'arrangements externes, pas une vie commune.
La citoyenneté comme protection domine toujours le droit contemporain. Les citoyens sont distingués des étrangers par la protection supplémentaire à laquelle ils ont droit (quelquefois aussi par l'obligation supplémentaire du service militaire), non par leur droit à occuper des charges publiques. Dans les États démocratiques, bien sûr, le vote fait partie du titre de citoyen, mais la politique a une place nettement moins centrale que dans le modèle antique. Ainsi, pour la langue anglaise, le Dictionnaire international Webster fournit la définition suivante de la citoyenneté : " Un citoyen comme tel a droit à la protection de sa vie, de sa liberté, de ses biens, aussi bien chez lui qu'à l'étranger, mais il n'est pas nécessairement doté du suffrage ou d'autres droits politiques. "
Le radicalisme jacobin représentait une révolte totale contre la version moderne primitive de cette citoyenneté passive - une réaffirmation des valeurs républicaines contre les prétentions de l'État monarchique ou libéral. Mais ce fut une réaffirmation idéologique et une révolte ratée parce que les intellectuels jacobins ne prirent jamais la mesure de leur propre société. La France n'était pas une cité-État. Territorialement vaste (pour les critères de l'époque), hétérogène et divisée, le pays ne fournissait pas une base sociale appropriée pour une
1017 citoyenneté activiste. Pourtant, le républicanisme politique a survécu à l'expérience jacobine, comme il avait survécu à la chute des cités antiques ; il a eu une longue " vie- après - la mort ", et aujourd'hui, pour beaucoup de " républicains civiques " et de communautariens, il évoque toujours une alternative, en partie praticable, en partie utopique, à l'existence largement apolitique des citoyens modernes - et ravivée chaque fois que des difficultés apparaissent dans le domaine privé. Retrouver une citoyenneté active
Les constructions dualistes ne sont jamais adéquates aux réalités de la vie sociale. Il peut être néanmoins utile de résumer ce dualisme particulier qui oppose la citoyenneté républicaine ou communautarienne, d'un côté, et la citoyenneté impériale ou libérale de l'autre avant de tenter de voir au-delà. Nous avons donc deux compréhensions différentes de ce que signifie être un citoyen. La première décrit la citoyenneté comme une charge, une responsabilité, un fardeau fièrement assumé la seconde décrit la citoyenneté comme un statut, un titre, un droit ou un ensemble de droits dont on jouit passivement. La première fait de la citoyenneté le coeur même de notre vie, la seconde y voit un cadre extérieur. La première suppose un corps de citoyens étroitement lié et homogène, foncièrement engagés dans la vie de la Cité ; la seconde suppose un corps diversifié et lié de façon distendue, dont les membres sont engagés dans d'autres relations. La première convient à une communauté relativement exclusive, la seconde combine ouverture et inclusion. D'après la première, le citoyen est l'acteur politique essentiel, l'élaboration des lois et l'administration sont son affaire quotidienne. Selon la seconde, cellesci sont largement l'affaire de politiciens professionnels ; les citoyens ont d'autres professions. La première interprétation de la citoyenneté, selon Marx, est appropriée à " la république démocratique antique, réaliste, basée sur l'esclavage effectif " tandis que la seconde est appropriée à " l'État moderne spiritualiste [... ] représentatif, qui est basé sur l'esclavage émancipé, sur la société bourgeoises ". Mais cette distinction, comme le dualisme en question lui-même, est beaucoup trop rigide. Par " réaliste ", Marx veut dire que la citoyenneté chez les Anciens était une expérience concrète et actuelle ; par " spiritualiste ", il veut dire que la citoyenneté dans les conditions modernes est une idéologie et une illusion. En fait, cependant, le réalisme ancien était - au moins en partie - illusoire, car il y avait beaucoup de citoyens passifs ou ineffectifs dans l'action (et bien plus encore de non-citoyens, femmes et esclaves, à qui était imposé le silence politique). Et le spiritualisme moderne est au moins partiellement réel, car des citoyens ordinaires sont quelquefois engagés dans des partis et des mouvements qui transforment la société dans son ensemble - souvenez-vous des années 1970. Pour comprendre la citoyenneté en Occident aujourd'hui, nous devons nous concentrer sur cette réalité partielle. Elle a son origine dans deux faits simples de la vie politique : d'abord, la sécurité garantie par les autorités ne peut être seulement éprouvée passivement ; elle doit ellemême être assurée, quelquefois contre les autorités elles-mêmes. La jouissance passive de la citoyenneté requiert, au moins par intermittences, un activisme politique des citoyens. Et deuxièmement, dès lors qu'un activisme politique est possible, on peut être sûr que la définition de la " liberté commune " sera contestée. (La politique démocratique depuis la Révolution française est essentiellement cette contestation même, toujours recommencée.) Les contestataires ne sont pas des jacobins (ni des Grecs, ni des Romains) mais ils ne sont pas
1018 non plus les purs bénéficiaires ou consommateurs de la protection politique - le seraient-ils qu'ils bénéficieraient de beaucoup moins de protection qu'ils n'en ont. La "liberté commune" est une idée susceptible d'expansion. L'expansion peut être de deux sortes : le nombre et l'échelle des personnes comprises dans le " commun " augmente par invasion et incorporation: esclaves, travailleurs, nouveaux immigrants, juifs, Noirs, femmes, minorités de toutes sortes - tous se meuvent dans le cercle des " protégés ", même si la protection dont ils disposent effectivement est encore inégale et inadéquate. Et en même temps, le nombre et l'échelle des " libertés " et des titres croît également, et la citoyenneté en vient graduellement à entraîner non seulement la protection de la vie et de la famille mais aussi l'octroi, à un degré ou à un autre, de l'éducation, du soin médical, des pensions de retraite, etc. Ces deux expansions sont contestées ; l'une et l'autre impliquent une organisation et des luttes, et ainsi la citoyenneté comme participation politique ou " contrôle " et la citoyenneté comme obtention de bénéfices vont main dans la main. Au moins vont-elles main dans la main jusqu'à ce que la série complète de bénéfices soit finalement offerte à la série complète de citoyens. Alors, il pourrait n'y avoir plus rien pour quoi s'organiser et lutter, plus de conquête qui vaille la peine de " contester ". Mais ce temps-là semble bien lointain. D'ici là, la citoyenneté reste simultanément active et passive, requérant l'exercice des vertus antiques mais seulement pour la jouissance des droits modernes.
Cependant, le nombre de citoyens actuellement impliqués dans des organisations politiques, occupant effectivement des charges politiques, est extrêmement réduit aujourd'hui, et la volonté des hommes et des femmes ordinaires de consacrer du temps et de l'énergie à la politique est limitée. La citoyenneté démocratique sous sa forme contemporaine ne semble pas encourager un haut degré d'implication et de dévouement. D'où la réapparition périodique de la citoyenneté antique dans sa robe idéologique, expression du sentiment désespéré que quelque chose de vital a été perdu, et que la santé de la République requiert un retour aux vertus antiques, la responsabilité civique, l'activisme politique. Peut-être est-ce vrai, et pourtant on ne peut pas dire que le primat de la politique et le sentiment exaltant de camaraderie qu'entretenaient les cités grecques et romaines auraient été " perdus ", puisque de telles choses n'ont jamais été " trouvées " dans un cadre pleinement moderne. La communauté, comme nous l'ont répété littéralement des centaines de poètes, de critiques et de théoriciens de la politique, a été perdue depuis des siècles maintenant. Cependant, dans le cadre des partis et des mouvements sociaux qui ont lutté pour l'expansion de la citoyenneté démocratique (les mouvements ouvriers, féministes, le combat pour les droits civiques aux États-Unis et ses équivalents dans beaucoup d'autres pays, le mouvement écologiste), quelque chose du sens de la communauté a pu survivre ; ces mouvements ont sans doute suscité un sentiment de solidarité, un activisme et un engagement quotidien chez un grand nombre d'hommes et de femmes. Il ne s'agit pourtant pas là -et il ne peut probablement pas s'agir - d'états durables : ces sentiments puissants ne perdurent pas au-delà du succès du mouvement, voire de ses succès partiels. La citoyenneté est de moins en moins l'identité première ou la passion brûlante d'hommes et de femmes qui vivent dans des sociétés complexes et hautement différenciées, où la politique fait face à la concurrence - en temps et en attention - de la classe sociale, de l'ethnicité, de la religion et de la famille, et où ces quatre composantes ne rassemblent pas les gens mais les séparent plutôt, les divisent. La séparation et la division débouchent sur le primat du domaine privé. Étant donné le pouvoir réel de ce domaine, l'image d'un citoyen vertueux et heureux se ruant aux meetings politiques est un
1019 morceau de kitsch républicain ou communautarien. Elle manque (ou évite) la tension et la perte que tout homme ou femme d'aujourd'hui qui est entraîné dans une activité politique est sûr de connaître. Mais il y a une perte aussi dans le fait de ne jamais y être entraîné, de ne jamais faire l'expérience de la passion du débat public et de l'agitation politique. La véritable question, dès lors, n'est pas celle du primat mais celle de la possibilité. La citoyenneté. dans le sens activiste, n'est pas première et ne le sera jamais plus. Mais elle peut, même dans le monde moderne, être plus ou moins accessible, plus ou moins importante, attractive et absorbante. C'est encore, en partie, une affaire d'échelle. Les propositions faites ces dernières années pour une décentralisation des structures gouvernementales et pour un renforcement de la vie organisationnelle de la société civile représentent une meilleure réponse à la "perte" de communauté que les tentatives visant à réprimer la diversité et la différence, à nationaliser la politique, à restreindre l'immigration, etc. La société civile est effectivement le domaine de la fragmentation ; elle s'accorde mieux à la conception libérale de la politique qu'à la vision communautarienne : les citoyens se dispersent et poursuivent leurs intérêts séparés. Mais la société civile aujourd'hui est également un domaine de coopération, où les citoyens apprennent à travailler ensemble en vue d'intérêts communs. Et la poursuite commune de ces intérêts les pousse dans la politique au sens large ; elle les prépare à, et leur demande de, jouer, au moins de temps en temps, le rôle de citoyens. Ainsi, plus de participation aux niveaux locaux et dans les associations, partis et mouvements contribuerait sans doute à faire de la citoyenneté une expérience plus concrète et plus " réaliste " ; cela permettrait d'étendre la vie publique et la responsabilité civique. Pour ma part, j'incline à penser cette expansion suivant une version socialiste plutôt que libérale ou communautarienne de la citoyenneté (dans la mesure où elle implique pour moi une démocratisation de la société elle-même), mais je n'insisterai pas ici sur cette orientation. En aucun cas cette expansion n'est-elle susceptible de faire renaître la " vertu politique " au sens antique, pas plus qu'elle ne réduira la complexité et la différenciation de la vie sociale moderne. Mais elle pourrait mener à quelque chose que l'on peut se représenter comme une vertu " en mode mineur ", ou comme une vertu intermittente. La citoyenneté et la participation politique auraient leurs moments, plus variés et plus nombreux qu'aujourd'hui, et même les citoyens modernes qui sont absorbés dans leur vie privée pourraient bien trouver de tels moments heureux.
Michaël WALZER, "Communauté, citoyenneté et jouissance des droits", Esprit, mars-avril 1997, pp. 122-131.
III. LA MORALE ET LE CIVISME SONT-ILS ENSEIGNABLES ?
1. Un enseignement aujourd'hui difficile
1020
"La grande difficulté de penser l'éthique dans son rapport à l'éducation, vient d'une double déception, l'une à l'égard de l'universalisme optimiste des Lumières, l'autre à l'égard d'un relativisme qui s'est voulu lucide, qui s'est défini comme post moderne, et dont on voit aussi les limites. En effet, éduquer suppose une certaine foi dans ce qu'on enseigne, comme y insiste JeanClaude Forquin , ce qui ne signifie pas une confiance béate dans les valeurs universelles, mais une attention à ce qui est universalisable. On peut reprendre les affirmations de Todorov : " Rompons les associations faciles : revendiquer l'égalité de droit de tous les êtres humains n'implique nullement de renoncer à la hiérarchisation des valeurs ; chérir l'autonomie et la liberté des individus ne nous oblige pas à répudier toute solidarité ; la reconnaissance d'une morale publique n'entraîne pas inévitablement la régression au temps de l'intolérance religieuse et de l'inquisition ; ni la recherche d'un contact avec la nature, à celui des cavernes " Nourri de ces résolutions pratiques et théoriques, l'éducateur peut envisager plus sereinement son rapport à l'éthique. Il ne s'agit pas de vouloir enseigner un ensemble de préceptes moraux prétendus universels, mais d'être convaincu que des universalisables sont pensables, comme repères, et régulateurs pour une recherche du bien. Il ne s'agit pas non plus de cultiver une culpabilité systématique à l'égard des autres cultures, ni de les ignorer superbement. Savoir faire la distinction entre tradition et valeur, amener à faire la distinction entre impératif technique et impératif moral, entre jugement de valeur et connaissance, entre jugement esthétique et jugement éthique, tels sont les objectifs que peut se donner l'éducateur. L'approche de l'éthique ne se fait pas qu'à travers les sentiments - même si les sentiments peuvent en donner le goût ou l'avant-goût - mais à travers la raison d'un être destiné à la liberté. La liberté elle-même, qui est tout autre chose que la pure impulsion, se construit aussi sur la connaissance, et en particulier la connaissance des autres, leur reconnaissance.
C'est à ce titre que l'un des universalisables de l'éducation est le principe de laïcité. La laïcité se présente comme une garantie contre les pouvoirs idéologiques en séparant religion et État. Or, de même que les promoteurs des Droits de l'homme ont parfois été ceux qui les ont le plus bafoués, de même, les défenseurs de la laïcité ont pu se montrer intolérants et propagandistes. Mais dans ni l'un ni l'autre cas les faits ne peuvent démentir la justesse des principes. La généralisation des Droits de l'homme ne lèse personne d'autre que les tyrans, tout comme l'application de la laïcité ne lèse que les intolérants qui voudraient imposer leurs croyances. Autrement dit, les Droits de l'homme comme la laïcité sont des universalisables, dont la réalisation ne produirait pas de contradiction avec les principes de départ.
Mais ces universalisables, une fois les principes posés, officialisés dans des textes, reconnus légitimement, demeurent indéfiniment à l'état de projet, et sont toujours à repenser, à réinterpréter. La laïcité à elle seule, dans ses principes de liberté et de tolérance, n'a pas permis par exemple de trouver un accord unanime sur ce qu'on a appelé l'affaire du " voile islamique ", puisque c'est au sein même des défenseurs de la laïcité que les désaccords se sont développés. La difficulté des choix pratiques n'est pas non plus un argument contre les
1021 principes généraux qui sont là comme guides et comme repères et non comme prescription automatique. Mais il est bon de se détacher d'un faux problème qui serait de se demander si la tolérance exigée par la laïcité doit conduire à tolérer l'intolérance. Que la laïcité soit née, comme les Droits de l'homme, dans l'univers occidental, ne signifie pas qu'elle soit propre à l'occident. En droit elle est exportable sans que cela porte préjudice à l'essence de la liberté humaine. Ce côté universalisable de la laïcité est paradoxalement associé en France à un caractère traditionnel. Il faut alors prendre garde que 1'attachement aux traditions ne devienne pas ce qui guide la défense de la laïcité, au lieu que ce soient les universalisables dont elle est porteuse. Mais lorsque les traditions sont en accord avec le désir d'universalité, il n'est pas opportun de les renier sous le prétexte qu'elles seraient, en tant que traditions, suspectes de particularisme."
Anne-Marie HANS-DROUIN, L'éducation une question philosophique, Paris, Anthropos, 1998, p. 60-61.
2. La morale, est-ce bien l'affaire de l'école ? Condorcet
"L'ÉDUCATION PUBLIQUE DOIT SE BORNER A L'INSTRUCTION. 1) Parce que la différence nécessaire des travaux et des fortunes empêche de lui donner plus d'étendue. 2) Parce qu'alors elle porterait atteinte aux droits des parents. 3) Parce qu'une éducation publique deviendrait contraire à l'indépendance des opinions.
L'éducation publique doit-elle se borner à l'instruction ? On trouve chez les anciens quelques exemples d'une éducation commune où tous les jeunes citoyens, regardés comme les enfants de la république, étaient élevés pour elle, et non pour leur famille ou pour eux-mêmes. Plusieurs philosophes ont tracé le tableau d'institutions semblables. Ils croyaient y trouver un moyen de conserver la liberté et les vertus républicaines, qu'ils voyaient constamment fuir, après un petit nombre de générations, les pays où elles avaient brillé avec le plus de splendeur ; mais ces principes ne peuvent s'appliquer aux nations modernes. Cette égalité absolue dans l'éducation ne peut exister que chez des peuples où les travaux de la société sont exercés par des esclaves. C'est toujours en supposant une nation avilie que les anciens ont cherché les moyens d'en élever une autre à toutes les vertus dont la nature humaine est capable. L'égalité qu'ils voulaient établir entre les citoyens, ayant constamment pour base l'inégalité monstrueuse de l'esclave et du maître, tous leurs principes de liberté et de justice étaient
1022 fondés sur l'iniquité et la servitude. Aussi n'ont-ils pu jamais échapper à la juste vengeance de la nature outragée. Partout ils ont cessé d'être libres, parce qu'ils ne voulaient pas souffrir que les autres hommes le fussent comme eux. Leur indomptable amour de la liberté n'était pas la passion généreuse de l'indépendance et de l'égalité, mais la fièvre de l'ambition et de l'orgueil; un mélange de dureté et d'injustice corrompait leurs plus nobles vertus : et comment une liberté paisible, la seule qui puisse être durable, aurait-elle appartenu à des hommes qui ne pouvaient être indépendants qu'en exerçant la domination, et vivre avec leurs concitoyens comme avec des frères, sans traiter en ennemis le reste des hommes ? Que cependant ceux qui aujourd'hui se vantent d'aimer la liberté en condamnant à l'esclavage des êtres que la nature a faits leurs égaux, ne prétendent pas même à ces vertus souillées des peuples antiques; ils n'ont plus pour excuse ni le préjugé de la nécessité, ni l'invincible erreur d'une coutume universelle ; et l'homme vil, dont l'avarice tire un honteux profit du sang et des souffrances de ses semblables, n'appartient pas moins que son esclave au maître qui voudra l'acheter."
CONDORCET, Premier Mémoire sur l'instruction publique (1791), éditions Edilig 1989.
3. L'école publique doit enseigner la morale commune. Jules Ferry En vous dispensant de l'enseignement religieux, on n'a pas songé à vous décharger de l'enseignement moral : c'eût été vous enlever ce qui fait la dignité de votre profession. Au contraire, il a paru tout naturel que l'instituteur, en même a temps qu'il apprend aux enfants à lire et à écrire, leur enseigne aussi ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement acceptées que celles du langage ou du calcul.
En vous conférant de telles fonctions, le Parlement s'est-il trompé ? A-t-il trop présumé de vos forces, de votre bon vouloir, de votre compétence ? Assurément il eût encouru ce reproche s'il avait imaginé de charger tout à coup quatre-vingt mille instituteurs et institutrices d'une sorte de cours ex professo sur les principes, les origines et les fins dernières de la morale. Mais qui jamais a conçu rien de semblable? Au lendemain même du vote de la loi, le Conseil Supérieur de l'Instruction publique a pris soin de vous expliquer ce qu'on attendait de vous, et il l'a fait en termes qui défient toute équivoque. Vous trouverez ci-inclus un exemplaire des programmes qu'il a approuvés et qui sont pour vous le plus précieux commentaire de la loi: je ne saurais trop vous recommander de les relire et de vous en inspirer. Vous y puiserez la réponse aux deux critiques opposées qui vous parviennent. Les uns vous disent: "Votre tâche d'éducateur moral est impossible à remplir". Les autres: "Elle est banale et insignifiante". C'est placer le but ou trop haut ou trop bas. Laissez-moi vous expliquer que la tâche n'est ni au-dessus de vos forces, ni au-dessous de votre estime; qu'elle est très limitée, et pourtant d'une très grande importance; extrêmement simple, mais extrêmement difficile.
1023 J'ai dit que votre rôle, en matière d'éducation morale, est très limité. Vous n'avez à enseigner, à proprement parler, rien de nouveau, rien qui ne vous soit familier comme a tous les honnêtes gens. Et, quand on vous parle de mission et d'apostolat, vous n'allez pas vous y méprendre: vous n'êtes point l'apôtre d'un nouvel Evangile: le législateur n'a voulu faire de vous ni un philosophe ni un théologien improvisé. Il ne vous demande rien qu'on ne puisse demander à tout homme de coeur et de sens. Il est impossible que vous voyiez chaque jour tous ces enfants qui se pressent autour de vous, écoutant vos leçons, observant votre conduite, s'inspirant de vos exemples, à l'âge où l'esprit s'éveille, où le coeur s'ouvre, où la mémoire s'enrichit, sans que l'idée ne vous vienne pas aussitôt de profiter de cette docilité de cette confiance, pour leur transmettre, avec les connaissances scolaires propre ment dites, les principes mêmes de la morale, j'entends simplement cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et mères et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de la vie, sans nous mettre en peine d'en discuter les bases Philosophiques. Vous êtes l'auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille : parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l'on parlât au votre: avec force et autorité, toutes les fois qu'il s'agit d'une vérité incontestée, d'un précepte de la morale commune; avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d'effleurer un sentiment religieux dont vous n'êtes pas juge.
Jules FERRY, Lettre aux instituteurs, 17 novembre 1883.
4. L'éducation morale, une exigence impérieuse de l'école laïque. Durkheim "Si j'ai pris pour sujet de cours le problème de l'éducation morale, ce n'est pas seulement en raison de l'importance primaire que lui ont toujours reconnue les pédagogues, mais c'est qu'il se pose aujourd'hui dans des conditions de particulière urgence. En effet, c'est dans cette partie de notre système pédagogique traditionnel que la crise, dont je parlais dans notre dernière leçon, atteint son maximum d'acuité. C'est là que l'ébranlement est peut-être le plus profond, en même temps qu'il est le plus grave ; car tout ce qui peut avoir pour effet de diminuer l'efficacité de l'éducation morale, tout ce qui risque d'en rendre l'action plus incertaine, menace la moralité publique à sa source même . Il n'est donc pas de question qui s'impose d'une manière plus pressante à l'attention du pédagogue. Ce qui a, non pas créé, mais rendu manifeste cette situation, qui, en réalité, était depuis longtemps latente et même plus qu'à demi réalisée, c'est la grande révolution pédagogique que notre pays poursuit depuis une vingtaine d'années. Nous avons décidé de donner à nos enfants, dans nos écoles, une éducation morale qui fût purement laïque : par là, il faut entendre une éducation qui s'interdise tout emprunt aux principes sur lesquels reposent les religions révélées, qui s'appuie exclusivement sur des idées, des sentiments et des pratiques justiciables de la seule raison, en un mot une éducation purement rationaliste. Or, une nouveauté aussi importante ne pouvait pas se produire sans troubler des idées reçues, sans déconcerter des habitudes acquises, sans nécessité des réarrangements dans l'ensemble de nos procédés éducatifs, sans poser par suite des problèmes nouveaux, dont il importe de prendre conscience."
1024 Emile DURKHEIM, L'éducation morale (nouvelle édition PUF, 1974, pp. 2-3.)
5. La morale entre sacré et raison. Durkheim : " Rendre sensible à l'enfant, sous une forme rationnelle, l'aspect sacré de la morale "
"Sans qu'il soit nécessaire de pousser bien loin l'analyse, tout le monde sent assez facilement qu'en un sens, tout relatif d'ailleurs, l'ordre moral constitue une sorte de régime à part dans le monde. Les prescriptions de la morale sont marquées comme d'un signe qui impose un respect tout particulier. Tandis que toutes les opinions relatives au monde matériel, à l'organisation physique ou mentale, soit de l'animal, soit de l'homme, sont aujourd'hui abandonnées à la libre discussion, nous n'admettons pas que les croyances morales soient aussi libre ment soumises à la critique. Quiconque conteste devant nous que l'enfant a des devoirs envers ses parents, que la vie de l'homme doit être respectée, soulève en nous une réprobation très différente de celle que peut susciter une hérésie scientifique, et qui ressemble de tous points à celle que le blasphémateur soulève dans l'âme du croyant. A plus forte raison, les sentiments qu'éveillent les infractions aux règles morales ne sont aucunement comparables aux sentiments que provoquent les manquements ordinaires aux préceptes de la sagesse pratique ou de la technique professionnelle. Ainsi, le domaine de la morale est comme entouré d'une barrière mystérieuse qui en tient à l'écart les profanateurs, tout comme le domaine religieux est soustrait aux atteintes du profane. C'est un domaine sacré. Toutes les choses qu'il comprend sont comme investies d'une dignité particulière, qui les élève au-dessus de nos individualités empiriques, qui leur confère une sorte de réalité transcendante. Ne disons-nous pas couramment que la personne humaine est sacrée, qu'il faut lui rendre un véritable culte ? Si donc, en rationalisant l'éducation, on ne se préoccupe pas de retenir ce caractère et de le rendre sensible à l'enfant sous une forme rationnelle, on ne lui transmettra qu'une morale déchue de sa dignité naturelle. Un progrès quelconque de l'éducation morale dans la voie d'une plus grande rationalité ne peut pas se produire, sans que, au même moment, des tendances morales nouvelles ne se fassent jour, sans qu'une soif plus grande de justice ne s'éveille, sans que la conscience publique ne se sente travaillée par d'obscures aspirations. L'éducateur qui entreprendrait de rationaliser l'éducation, sans prévoir l'éclosion de ces sentiments nouveaux, sans la préparer et la diriger, manquerait donc à une partie de sa tâche. Voilà pourquoi il ne peut se borner à commenter, comme on l'a dit, la vieille morale de nos pères. Mais il faut, de plus, qu'il aide les jeunes générations à prendre conscience de l'idéal nouveau vers lequel elles tendent confusément, et qu'il les oriente dans ce sens. Il ne suffit pas qu'il conserve le passé, il faut qu'il prépare l'avenir.
Et c'est, d'ailleurs, à cette condition que l'éducation morale remplit tout son office. Si l'on se contente d'inculquer aux enfants cet ensemble d'idées morales moyennes, sur lequel l'humanité vit depuis des siècles, on pourra bien, dans une certaine mesure, assurer la moralité
1025 privée des individus. Mais ce n'est là que la condition minimum de la moralité, et un peuple ne peut s'en contenter.
Une société comme la nôtre ne peut donc s'en tenir à la tranquille possession des résultats moraux qu'on peut regarder comme acquis. Il faut en conquérir d'autres : et il faut, par conséquent, que le maître prépare les enfants qui lui sont confiés à ces conquêtes nécessaires, qu'il se garde donc de leur transmettre l'évangile moral de leurs aînés comme une sorte de livre clos depuis longtemps, qu'il excite au contraire chez eux le désir d'y ajouter quelques lignes, et qu'il songe à les mettre en état de satisfaire cette légitime ambition. Emile DURKHEIM, L'éducation morale (nouvelle édition PUF, 1974, pp. 8-11)
6. Former la conscience morale, tel est le but et le contenu. Louis Legrand.
Texte 1 : L'école a un rôle à jouer dans la formation de la conscience morale
"Enseigner la morale c'est créer chez l'enfant et l'adolescent une conscience morale qui lui permettra de déterminer sa conduite à l'égard des personnes et des choses.
Poser le problème de la sorte c'est déjà choisir... En premier lieu c'est affirmer que l'école a un rôle à jouer dans la formation d'une telle conscience, ce qui n'est pas admis par tous, ni en fait, ni en droit. Le rôle de la famille et du milieu naturel pourra paraître prépondérant, l'école ne pouvant en la matière que recevoir et éventuellement exploiter ce qui lui vient d'ailleurs. Car si le fonctionnement harmonieux de l'école exige des comportements moralement réglés, certains affirment que ce n'est pas à l'école de les produire mais seulement de les exploiter. Neil Postmann s'est fait le champion de ces idées aux Etats-Unis : " Une école ne peut pas procurer à des enfants la préparation affective et sociale qu'exige l'apprentissage scolaire. Seuls les parents peuvent le faire, et quand ils ne le font pas leurs enfants sont le plus souvent désavantagés... L'école n'est pas organisée pour justifier aux yeux des enfants la valeur de son enseignement ou pour suppléer à ce que les parents ont négligé. L'école procure un service et non pas une religion... Une école n'est pas une famille... " (Neil Postmann, 1979). Jean-Claude Milner a récemment défendu en France la même conception : " L'école est là pour diffuser le savoir ; il ne lui appartient pas de s'intéresser au personnel et au relationnel " (J.C. Milner,1984).
1026 Il est vrai que d'autres ont de tout temps prôné une autre façon de voir. Les théoriciens des méthodes actives ont toujours insisté sur la nécessité d'un apprentissage social à l'école. Des institutions ont même été pensées et installées dans le but de remédier aux carences morales du milieu. C'est dire que, sur ce point également, le débat reste ouvert. Au temps où l'école dans son fonctionnement codé ne faisait que prolonger la structure du milieu familial, le problème ne se posait même pas. L'affirmation chez les novateurs d'un rôle social de l'école ne mettait pas en cause ce rôle possible, mais la manière dont il était tenu. Par la même occasion, elle mettait en cause l'influence néfaste de la famille et les normes sociales communément admises. Les réformateurs scolaires étaient ainsi, à leur manière, des réformateurs sociaux et politiques. De même, lorsque l'école se définissait comme un lieu de " redressement " moral, elle ne faisait qu'affirmer une fonction unanimement admise en regard de ce qui était perçu comme une défaillance du milieu familial.
Les points de vue actuels d'un Postman ou d'un Milner sont d'une tout autre nature. Ils traduisent au fond ce malaise décrit dans mon introduction : la perte de l'assurance dans la détermination des valeurs morales conduit à se réfugier dans le seul savoir. Mais le problème est, et demeure, des conditions d'accès à ce savoir et des conditions également de son élaboration. Par où, qu'on le veuille ou non, se réintroduit le problème moral à l'école. Je reviendrai plus longuement sur ce point capital. Mais il suffisait ici de dire de quel côté je me situe : ce livre porte sur le rôle de l'école dans la formation morale. C'est dire que je crois à sa responsabilité : il appartient à l'école de contribuer à la formation de la conscience morale."
Louis LEGRAND, Enseigner la morale aujourd'hui ?, Paris, PUF, 1991, p.14-15.
Texte 2 : Qu'est-ce que la conscience morale ?
"Mettre l'accent sur la conscience morale c'est également choisir une certaine conception de la morale. On pourrait en effet s'intéresser en premier à la conduite et à sa conformité aux normes admises. Mettre au contraire l'accent sur la conscience morale et sur les conditions de son développement c'est considérer que la responsabilité personnelle et la liberté de choix sont fondamentales en la matière, même s'il doit y avoir un écart entre la conscience et la conduite, et même si la conduite doit également être prise en considération. Ce choix est important, comme il sera dit plus bas, dans la mesure où il détermine à l'avance un type privilégié d'enseignement.
1027 Ces choix étant faits en toute lucidité, qu'est-ce que la conscience morale, comment fonctionne-t-elle et quels objectifs et quelles tâches en découlent pour celui qui souhaite en favoriser la constitution ?
Je me placerai évidemment au niveau de la conscience morale constituée, c'est-à-dire chez l'adulte qui en est pourvu, quelle que soit par ailleurs la nature de sa conduite, délinquante ou conforme aux règles admises. Une analyse phénoménologique classique nous permet d'en dégager les caractères (Mucchieli, 1970).
La conscience se manifeste à des moments particuliers de notre vie : ceux où un choix de conduite est nécessaire. Ce peut être dans des conditions tout à fait banales : nous avons passé une bonne soirée entre amis ; nous avons un peu bu et nous nous apprêtons à monter en voiture. Qui conduira ? Boire ou conduire, il faut choisir ! Une employée nous rend une monnaie trop importante : vais-je faire remarquer l'erreur ou empocher la différence ? Mais ce peut-être dans des conditions plus dramatiques. Un être proche, atteint d'une maladie incurable, souffre atrocement. Il me demande d'en finir. Que vais-je décider ? Un enfant s'annonce. Il n'est pas désiré. Faut-il avorter ?
On pourrait multiplier les exemples, mais n'importe lequel suffit à constater que la conscience morale naît lorsque l'action est suspendue et qu'un jugement devient nécessaire c'est bien, c'est mal, où est le bien et le mal ?
La conscience morale est donc liée à l'action. Mais elle se distingue de la conscience pragmatique, celle qui permet d'estimer l'adéquation de moyens à des fins utilitaires : fumer est mauvais pour la santé ! Elle se distingue également de la conscience esthétique : celle qui discrimine le beau et le laid. Certes, il y a une beauté de l'action morale mais cette beauté particulière est liée à la satisfaction intime de voir un jugement moral suivi d'effet, quelles que soient les conditions pénibles de son exécution. C'est donc, ici, un jugement au second degré qui doit suivre une reconnaissance de valeur morale.
La conscience morale naît d'autre part dans une problématique humaine. Elle consiste en une hésitation de jugement face à un autre ou à soi-même. Ce n'est que par extension que la conscience morale s'éveille face aux objets. Les animaux font la transition. Un animal domestique " est presque une personne ! il ne lui manque que la parole ! ". Le respect des animaux sauvages et celui de la nature relève soit de l'esthétique, soit du rapport que la nature entretient au vivant, l'homme étant finalement toujours présent comme vivant archétype : projection sur autrui de la douleur ou de l'angoisse de la mort.
1028 La conscience morale naît enfin soit devant l'action conduite ou à entreprendre personnellement, soit devant l'action exécutée par un autre. Mais dans tous les cas, elle concerne l'homme et sa responsabilité. Un phénomène naturel n'éveille pas la conscience morale à moins qu'il ne mette en cause l'homme. Un tremblement de terre entraînant la mort de milliers de personnes conduit à chercher des responsabilités humaines : " on n'a pas su prévoir; on n'a pas construit comme il fallait ". En quoi, avec l'idée d'une responsabilité humaine, l'homme est réintroduit parce que l'homme a été frappé. Ou bien encore on cherchera une responsabilité plus générale, une faute commise par la personne ou la collectivité : un châtiment s'en est suivi où l'on voit le doigt de Dieu.
Cette interrogation sur l'action à entreprendre ou ce jugement sur l'action entreprise sont susceptibles de degrés divers selon l'intensité du sentiment de responsabilité, c'est-à-dire finalement selon la conscience prise des conditions de l'action, de ses effets et de la marge de liberté qui m'est laissée. Il y a un " degré zéro " de la conscience morale, celui où l'action envisagée ne requiert aucune interrogation, où elle "va de soi". C'est le cas de la plupart de nos activités sociales : nous agissons par habitude, avec le savoir régulateur acquis par l'expérience antérieure. C'est précisément ce qui fait l'ambiguïté de ce niveau. Le caractère quasi automatique de l'action peut provenir d'une absence fondamentale de conscience, ce qui résulte soit de l'ignorance des valeurs, soit de l'ignorance des conditions et des effets de l'action. Mais il peut s'agir au contraire d'une action dont les effets et la valeur sont connus depuis longtemps, par où s'exprime l'habitude de " bien " agir. La " vertu " est devenue naturelle et ne nécessite aucune réflexion ni aucun effort. C'est finalement l'objectif final de toute formation morale.
Le deuxième niveau est celui où la conscience morale paraît. L'action envisagée ne va pas de soi. Elle s'accompagne d'un sentiment non explicité : hésitation, gêne ou satisfaction : ce qu'on appelle bonne ou mauvaise conscience. C'est le règne de l'affectivité sous ses aspects divers, selon que l'acte est envisagé ou qu'il a eu lieu et qu'on se le remémore. L'anticipation peut s'accompagner de scrupule, d'indignation, d'angoisse, du sentiment d'obligation, de la crainte des effets imaginés. La remémoration de l'action passée s'accompagne du sentiment positif de satisfaction d'avoir " bien agi " ou au contraire, de façon plus habituelle compte tenu des conditions de fonctionnement de la mémoire, du sentiment de la faute, du remords, de la honte.
Le troisième niveau, enfin, est celui où la conscience morale prend sa pleine signification avec l'intellectualisation de la situation. L'action anticipée ou perçue s'accompagne d'une exploration des conséquences et des conditions de mise en œuvre. Par où s'introduit l'importance de la connaissance, non seulement de ce qui est bien ou mal, des valeurs et de leurs fondements, mais aussi des effets possibles des actes sur autrui, de ses réactions physiques ou affectives, des réactions du milieu, des coutumes et des lois, des raisons pragmatiques de ces institutions, etc. Une décision morale, au sens plein du terme, ne peut être prise sans une exploration aussi complète que possible du champ social, et par conséquent sans une connaissance de ce champ. Il est clair que l'urgence de l'action rend souvent illusoire une telle exploration. Il est clair également que nous ne sommes pas facilement informés, ni
1029 complètement. Par où s'introduit l'usage d'experts, hommes de lois, conseillers psychologues, etc. dont l'intervention suppose suspension de l'action, temporisation et maîtrise de soi. C'est la raison pour laquelle cette maîtrise apparat souvent comme la qualité morale essentielle, celle qui rend possible l'émergence et le fonctionnement de la conscience morale et de la responsabilité librement assumée (Durkheim, 1925).
Une réflexion particulière est nécessaire ici sur les notions de liberté et de nécessité. Le noeud de la conscience morale apparat bien en effet comme le sentiment de la responsabilité, c'est-àdire de la liberté attachée à l'acte projeté ou accompli. Le sentiment d'obligation qui découle de la connaissance des valeurs ne se confond pas avec celui qui découle d'une nécessité objective ou subjective. Dans les cas extrêmes la conscience morale est le sentiment d'une impuissance à résister aux pulsions internes ou aux pressions externes alors que la loi morale exigerait cette résistance. Il en résulte un sentiment de culpabilité ou au contraire de soulagement : je n'y suis pour rien ! C'est plus fort que moi ! C'est pourquoi, en matière de moralité, la conscience morale ne suffit pas. La maîtrise de soi est nécessaire, nous l'avons vu, pour en permettre l'émergence et la pleine connaissance des attendus. Mais il faut y ajouter la capacité de résister aux pressions internes ou externes, c'est-à-dire le courage et la volonté. Résumons nous :
La conscience morale est la condition première de la moralité. Elle nécessite la maîtrise de soi pour retarder l'action et permettre l'exploration de ses conditions et de ses effets. Elle nécessite la connaissance des valeurs et celle des raisons qui les fondent. Elle nécessite la connaissance des conditions et des effets objectifs de l'action. Elle nécessite enfin le courage et la volonté, expression de la liberté.
Ces éléments constitutifs de la conscience morale permettent de définir les tâches d'un enseignement.
En premier lieu - et c'est le plus facile et le moins contestable - former la conscience morale nécessite l'information. D'une part, l'information sur le bien et le mal, c'est-à-dire concrètement sur les valeurs des actes possibles. D'autre part, l'information sur les conditions et les effets de nos actes sur autrui et sur nous-mêmes. Les premières relèvent de l'univers spécifiquement moral. Les secondes de la psychologie, de la sociologie et du droit.
1030 En deuxième lieu, une réflexion sur les fondements des valeurs et du droit et une connaissance des justifications théoriques ou idéologiques de ces valeurs. En troisième lieu la naissance, le développement et l'habitude de la maîtrise de soi : rendre capable de réfléchir avant d'agir. En quatrième lieu la naissance, le développement et l'habitude du courage et de la volonté.
Il est clair que si tout ce qui relève de l'information peut naturellement appartenir à la sphère des apprentissages scolaires, il n'en va pas de même de la maîtrise de soi et de la volonté. Ces compétences sont-elles natives, liées au caractère ? Sont-elles apprises ? Sont-elles susceptibles d'une consolidation ou d'une extension. Et si oui, quelle part l'école peut-elle prendre dans cette formation ?"
Louis LEGRAND, Enseigner la morale aujourd'hui ?, Paris, PUF, 1991, pp. 15-20.
7. L'éducation de la conscience comme "éthique du futur" et discernement des valeurs
"L'éducation est au carrefour paradoxal de la relation au monde et de la relation à la vie...: comme exigence éthique, elle est liée à une éducation à la pensée. L'objet de l'activité du sujet n'est pas ici une praxis, mais une conscience, une vigilance éthique : la réalisation sociale (règles, normes, lois, etc.) naît de l'esprit mais ne s'y résout pas. La conscience, nous dit Hannah Arendt, est le lieu qui peut donner un sens à la connaissance de la justice. L'oeuvre éducative est d'apprendre à penser et non d'apprendre les doctrines, les règles, le conventionnalisme. Arendt dessine l'espace de mémoire politique et éthique qui permet d'échapper à " l'homme nouveau " privé de mémoire des totalitarismes, qui fait de l'éducation du devenir le lieu et le temps qui préservent l'ancien comme le nouveau dans le devenir de l'humanité. Pour Jonas aussi, la mémoire est la dimension d'une responsabilité de l'esprit humain, d'une éducation à l'" éthique du futur " (Hans Jonas, " Le Principe responsabilité - Sur le fondement d'une éthique du futur ", in : Pour une éthique du futur, Paris, Le Seuil, 1993.). Cette éducation à la responsabilité repose sur " deux angles d'attaque ou deux tâches préliminaires : 1) maximaliser la connaissance des conséquences de notre agir, dans la mesure où elles peuvent déterminer et mettre en péril, la future destinée de l'homme ; et 2) élaborer à la lumière de ce savoir, c'est-à-dire de la nouveauté sans précédent qui pourrait advenir, une connaissance elle-même nouvelle de ce qui convient et de ce qui ne convient pas... Le savoir, qui est ici un double savoir, à la fois intellectuel et éthique, devient la matière du lien éducatif, celui du temps, de l'ancien, du nouveau et aussi du futur."
1031
F. MORANDI, Philosophie de l'éducation, Paris, Nathan, 2000; p. 35.
IV. L'ENFANT, LA MORALE, LA LOI
1. Individu et société. L'éducation morale selon Durkheim
"Il s'en faut donc qu'il y ait entre l'individu et la société cet antagonisme que tant de théoriciens ont trop facilement admis. Tout au contraire, il y a en nous une multitude d'états qui expriment en nous-mêmes autre chose que nous-mêmes, à savoir la société ; ils sont la société même vivant et agissant en nous. Sans doute, elle nous dépasse et nous déborde, car elle est infiniment plus vaste que notre être individuel, mais, en même temps, elle nous pénètre de toutes parts. Elle est hors de nous et nous enveloppe, mais elle est aussi en nous, et, par tout un côté de notre nature, nous nous confondons avec elle. De même que notre organisme physique se nourrit d'aliments qu'il emprunte au-dehors, de même notre organisme mental s'alimente d'idées, de sentiments, de pratiques qui nous viennent de la société. C'est d'elle que nous tenons la plus importante partie de nous-mêmes. De ce point de vue, on s'explique sans peine comment elle peut devenir l'objet de notre attachement. Nous ne pouvons pas, en effet, nous en détacher, sans nous détacher de nous-mêmes. Entre elle et nous, il y a les liens les plus étroits et les plus forts, puisqu'elle fait partie de notre propre substance, puisqu'en un sens elle est le meilleur de nous-mêmes. Dans ces conditions, on comprend ce qu'il y a de précaire dans une existence d'égoïste.
C'est qu'il est contre nature. L'égoïste vit comme s'il était un tout, qui a en soi sa raison d'être, et qui se suffit à soi-même. Or, un tel état est une impossibilité, car il est contradictoire dans les termes. Nous avons beau faire, nous avons beau essayer de détendre les liens qui nous rattachent au reste du monde, nous ne pouvons y parvenir. Nous tenons forcément au milieu qui nous entoure ; il nous pénètre, il se mêle à nous. Par conséquent, il y a en nous autre chose que nous, et, par cela seul que nous tenons à nous-mêmes, nous tenons à autre chose que nous. Même, on peut dire plus : l'égoïsme absolu est une abstraction irréalisable. Car, pour vivre d'une vie purement égoïste, il nous faudrait nous dépouiller de notre nature sociale, ce qui nous est tout aussi impossible que de sauter hors de notre ombre. Tout ce que nous pouvons faire, c'est de nous rapprocher plus ou moins de cette limite idéale. Mais aussi, plus nous nous en rapprochons, plus nous sortons de la nature, plus notre vie fonctionne dans des conditions anormales. Ce qui explique qu'elle nous devienne facilement intolérable. Des fonctions ainsi faussées, ainsi détournées de leur destination normale ne peuvent jouer sans froissements et sans souffrances que grâce à des combinaisons de circonstances exceptionnellement favorables. Qu'elles manquent et tout manque. Aussi, les époques où la société désintégrée attire moins fortement à elle, en raison de sa déchéance, les volontés particulières, et où, par suite, l'égoïsme a plus librement carrière, sont des époques tristes. Le culte du moi et le
1032 sentiment de l'infini sont fréquemment contemporains. Le bouddhisme est la meilleure preuve de cette solidarité. Ainsi, de même que la morale, en nous limitant et en nous contenant, ne faisait que répondre aux nécessités de notre nature, en nous prescrivant de nous attacher et de nous subordonner à un groupe elle ne fait que nous mettre en demeure de réaliser notre être. Elle ne fait que nous ordonner de faire ce qui est réclamé par la nature des choses. Pour que nous soyons un homme digne de ce nom, il faut que nous nous mettions en rapport, et d'aussi près que possible, avec la source éminente de cet vie mentale et morale qui est caractéristique de l'humanité. Or, cette source n'est pas en nous ; elle est dans. la société. C'est la société qui est ouvrière et détentrice de toutes ces richesses de la civilisation, sans lesquelles l'homme tomberait au rang de l'animal. Il faut donc que nous nous ouvrions largement à son action, au lieu de nous replier jalousement sur nous-mêmes pour défendre notre autonomie. Or, c'est précisément cette occlusion stérile que condamne la morale, quand elle fait de l'attachement au groupe le devoir par excellence. Aussi, bien loin que ce devoir fondamental, principe de tous les autres, implique je ne sais quelle abdication de nous-mêmes, la conduite qu'il nous prescrit ne peut avoir pour effet que de développer notre personnalité. Nous disions récemment que la notion de personne suppose d'abord, comme premier élément, une maîtrise de soi que nous ne pouvons apprendre qu'à l'école de la discipline morale. Mais cette première et nécessaire condition n'est pas la seule. Une personne, ce n'est pas seulement un être qui se contient, c'est aussi un système d'idées, de sentiments, d'habitudes, de tendances, c'est une conscience qui a un contenu ; et l'on est d'autant plus une personne que ce contenu est plus riche en éléments. Est-ce que, pour cette raison, le civilisé n'est pas une personne à un plus haut degré que le primitif, et l'adulte que l'enfant ? Or, la morale, en nous tirant hors de nousmêmes, en nous ordonnant de nous plonger dans ce milieu nourricier de la société, nous met précisément à même d'alimenter notre personnalité. Un être qui ne vit pas exclusivement de soi et pour soi, un être qui s'offre et se donne, qui se mêle au-dehors et se laisse pénétrer par lui, vit certainement d'une vie plus riche et plus intense que l'égoïste solitaire qui se renferme en lui-même, qui s'efforce de rester extérieur aux choses et aux hommes. C'est pourquoi un homme vraiment moral, non pas de cette moralité médiocre et moyenne qui ne va pas au-delà des abstentions élémentaires, un homme moral d'une moralité positive et active ne peut manquer de constituer une forte personnalité. Ainsi, la société dépasse l'individu, elle a sa nature propre, distincte de la nature individuelle, et, par là, elle remplit la première condition nécessaire pour servir de fin à l'activité morale. Mais, d'un autre côté, elle rejoint l'individu ; entre elle et lui, il n'y a pas de vide ; elle plonge en nous de fortes et profondes racines. Ce n'est pas assez dire ; la meilleure partie de nousmêmes n'est qu'une émanation de la collectivité. Ainsi s'explique que nous puissions nous y attacher et même la préférer à nous."
Emile DURKHEIM, L'éducation morale, Paris, PUF, pp. 60/62
2. La morale démocratique est-elle "naturelle" ? Durkheim ou Piaget ?
1033
"Piaget et la formation morale de l'enfant
Le sacré, voilà au fond ce que Piaget reproche à Durkheim, contre lequel son livre, Le jugement moral chez l'enfant, est en partie, en grande partie, dirigé. Ce livre dont la première édition remonte à 1932, a connu et conserve une immense influence chez les psychologues et les éducateurs anglo-saxons. J'avoue que pour moi aussi il s'agit d'un grand livre, tant par la richesse de ses découvertes psychologiques que par l'éducation morale démocratique qu'il propose, à partir précisément de ces découvertes. Soyons d'abord au clair sur deux points. Il est de fait que le livre de Piaget ne s'oppose pas à celui de Durkheim comme une thèse à une autre. Il se présente, à juste titre, comme une étude de psychologie de l'enfant. Seulement, ce qu'il étudie, c'est le jugement moral de l'enfant, non pas celui que l'école est censée lui enseigner, mais celui qu'il porte de lui-même, aux différents stades de sa croissance. Et ses observations conduisent l'auteur à un jugement de valeur fondamental sur l'éducation : étant donné ce qu'est le jugement moral chez l'enfant, étant donné surtout le sens dans lequel il évolue, voilà comment il faudrait l'éduquer. Et cette conclusion pratique s'oppose radicalement à celle de Durkheim. Ensuite, on pourrait penser que s'ils s'opposent, c'est parce que Piaget aborde le problème en psychologue, non en sociologue. Mais, de même que Durkheim recourt à la psychologie quand il veut passer du quoi au comment, des principes moraux à la manière de les enseigner, Piaget n'hésite pas à parler de sociologie puisqu'il considère, comme Durkheim, que la morale est tout entière d'origine sociale (cf p. 275). Bref, nos auteurs sont d'accord sur deux peints : d'abord, que l'étude de l'éducation ne peut être qu'interdisciplinaire ; ensuite qu'il est légitime de tirer des jugements de valeur des résultats de l'étude.
Les expériences de Piaget
Les méthodes d'enquête de Piaget, auxquelles il a lui-même reproché d'être trop verbales, sont pourtant d'une ingéniosité remarquables Elles sont de deux types.
Dans le premier, Piaget observe comment les enfants jouent aux billes, quitte à prendre luimême part au jeu. Il décrit comment le comportement des joueurs varie selon leur âge. Il leur pose aussi des questions sur l'origine du jeu, les règles, la tricherie, etc. ; les réponses des enfants peuvent être classées d'après leur âge, entre cinq et douze ans. Par exemple, à la question : " Peut-on changer les règles du jeu ? ", les enfants de cinq-six ans répondent que non, pour eux, changer la règle serait tricher. Pourquoi ? Parce que les règles ont été posées "
1034 par les messieurs de la commune ", " par le bon Dieu ", etc., bref par une autorité extérieure et supérieure (cf. p. 38 à 40). 0 n voit que ces chers petits donnent totalement raison à Durkheim. Mais prenons-les maintenant à l'autre extrême, vers onze-douze ans ; leur réponse à la même question est tout autre.
Comment ça a commencé ces règles ? - C'est des garçons qui se sont entendus entre eux et qui les ont faites. - Pourrais-tu inventer encore une nouvelle règle ? - Peut-être (... ) - On pourrait jouer comme ça ? - Oh ! Oui. - C'est une règle juste comme les autres ? - Les gamins pourraient dire que c'est pas très juste, parce que c'est de la chance. Pour qu'une règle soit bonne, il faut que ce soit de l'adresse. - Mais si tout le monde jouait comme ça, ce serait une vraie règle ou pas ? - Oh ! oui, on jouerait aussi bien avec ça qu'avec les autres règles. (p. 45)
La réponse de cet enfant de onze ans est typique de cet âge. Si la règle a une valeur, ce n'est plus parce qu'elle vient d'une autorité supérieure qui l'a donnée une fois pour toutes, c'est pour des motifs rationnels : elle est admise par tous les joueurs elle sanctionne l'adresse et non la chance. Or, cette évolution du jugement de l'enfant ne concerne pas seulement le 'eu ; elle porte sur toute sa conception de la morale. Et c'est ce que montrent les enquêtes du second type. Elles consistent à raconter à l'enfant une histoire qui fait problème, et lui demander quelle en serait, pour lui, la solution. Résumons la première, qui compare deux enfants : Jean qui, absolument sans le faire exprès, a renversé un plateau et cassé quinze tasses ; Henri qui, pour voler de la confiture, a cassé une tasse. On demande ensuite si les deux enfants sont " la même chose vilains ", et si non lequel des deux est " le plus vilain " (cf. p. 92-93). Les petits jusqu'à sept ans en moyenne) tiennent pour la culpabilité objective ; celui qui a cassé quinze tasses est plus coupable que celui qui n'en a cassé qu'une, et il faut le punir bien plus. Les plus grands jugent au contraire que c'est l'intention qui compte. Piaget montre que les enfants résistent à toutes les suggestions. Par exemple, il demande à un " petit " : si c'était toi qui avais cassé les tasses sans le faire exprès, et ta sœur qui avait cassé l'unique tasse pour voler... :
qui est-ce qu'on punirait le plus ? - C'est moi, parce que j'ai cassé plus d'une tasse. (p. 95, Geo, six ans)
D'autres histoires permettent de poser le problème du mensonge, identifié d'abord au " vilain mot ", puis à l'erreur, erreur d'autant plus coupable qu'elle est moins vraisemblable ! Ainsi, Piaget demande à des enfants de sept ans de comparer ces deux mensonges : X est rentré de l'école en disant à sa mère qu'il avait obtenu de bonnes notes, sans que ce fût le cas ; Y ayant eu très peur d'un chien dit chez lui qu'il " a vu un chien gros comme une vache ". Lequel des deux est le plus vilain ? Tous, vers sept-huit ans, disent que c'est celui de la vache :
1035 Lequel est le plus vilain ? - C'est celui de la vache. - Pourquoi c'est le plus vilain ? - Parce que ce n'est pas vrai. - Et celui des bonnes notes ? - Il est moins vilain. - Pourquoi ? - Parce que sa maman aurait cru. Parce qu'elle voulait croire le mensonge. (Bug, six ans, p. 117)
Cet enfant comprend admirablement la psychologue des parents et en général de l'autorité, qui tient pour vrai ce qu'elle ne demande qu'à croire... Mais il lui faudra attendre onze douze ans pour comprendre le caractère intentionnel du mensonge.
D'autres histoires portent sur la sanction et son rapport avec la faute. Un écolier n'ayant pas fait ses devoirs raconte qu'il était malade. Méfiante, la maîtresse prévient les parents. Piaget propose alors trois punitions et dit aux enfants : si tu étais le père, laquelle choisirais-tu ? 1 / Copier cinquante fois un poème ? 2 / Le mettre au lit avec une petite purge ? 3 / Ne pas le croire le lendemain quand il rapportera une bonne note ?
Les petits adoptent aussitôt la première : " Faire copier cinquante fois. C'est ce qui punit le plus " (Syl., sept ans et demi, p. 169). Pour elle, la punition se justifie par sa sévérité, son côté " bien fait pour lui ". La punition est ainsi expiatoire ; elle vise à " infliger au coupable une douleur assez cuisante pour lui faire sentir la gravité de sa faute " (p. 170). Les grands choisissent au contraire la deux et la trois, en soulignant qu'elles ont un rapport précis avec la faute.
Il y a morale et morale
De cinq à douze ans, l'enfant passerait donc d'une morale de la contrainte à une morale de la réciprocité. Passage spontané, qui correspond au développement intellectuel de l'enfant, mais que la coopération entre égaux facilite, alors qu'il est au contraire entravé par la morale de la famille, que l'école reprend en l'aggravant.
On le voit : pour Piaget, les mots du vocabulaire moral ont tous deux sens distincts, et de valeur opposée. La " règle " est de l'ordre de la contrainte ou de l'ordre du contrat. La " sanction " est expiatoire ou réciproque. La morale est bien, comme le voulait Durkheim, d'origine sociale, mais il y a deux types de " social " : d'une part celui de la famille et des
1036 institutions adultes, qui exercent et maintiennent la contrainte ; d'autre part le groupe des pairs, qui crée et développe la coopération.
Il y a une morale qui donne raison à Durkheim et une qui le réfute !
(…) La raison et le sacré Piaget contre Durkheim Le dernier chapitre de son livre, et le plus théorique, Piaget le consacre (pour l'essentiel) à une critique de fond de L'éducation morale de Durkheim. Il lui concède volontiers que toute morale est sociale, mais lui reproche aussitôt de ne pas voir les deux sens que peuvent prendre et " morale " et " sociale " et tout le reste. En d'autres termes, la " morale " que définit Durkheim et qu'il propose aux éducateurs n'est qu'une morale, et malgré ses prétentions à la rationalité, cette morale correspond fâcheusement au " réalisme moral " de l'enfant. Dans les deux cas en effet, on réduit la morale à l'obéissance à une règle donnée toute faite, qu'il faut observer à la lettre, l'acte bon étant celui qui lui est conforme, le coupable celui qui s'en écarte, qu'il en ait ou non l'intention (c£ Le jugement..., p. 83). Selon Piaget, la pédagogie morale que propose Durkheim, loin de déboucher sur une autonomie véritable, ne fait que maintenir l'enfant dans son " réalisme moral ", car elle ignore ou refoule le sens de la réciprocité qu'il manifeste dans ses jeux. Et pourtant, Durkheim n'a rien d'un autoritariste ! On a vu que, pour lui, le problème pédagogique central n'est pas de donner l'autorité au maître, mais de l'empêcher d'en abuser. L'école est par essence une " société monarchique " qui, comme telle, " dégénère aisément en despotisme " (L'éducation morale, p. 164). Eh bien, répond Piaget, pourquoi ne pas en faire une démocratie ?
Et il reprend au vol un argument de Durkheim qui, pour fonder l'autorité et les contraintes scolaires, affirme que la vie n'est pas un jeu, et que c'est là une des bonnes choses que l'enfant doit apprendre à l'école. Pas un jeu ? Mais il suffit d'observer les groupes d'enfants en train de jouer pour comprendre que le jeu lui-même est une école, et sans doute bien meilleure que l'autre. L'enfant qui joue apprend en effet le respect d'autrui, le contrat, la justice distributive, la coopération. Alors, pourquoi l'école, au lieu de se figer dans son autorité, n'utiliserait-elle pas à fond cette ressource éducative qu'est le jeu ? Elle deviendrait une société de libre coopération, où le maître ne serait qu' " un simple camarade " (p. 293), et où les enfants pourraient choisir d'apprendre ce qui les intéresse (c£ p. 294). L'école de la démocratie passe nécessairement par la démocratie à l'école. La critique de Piaget contre Durkheim est sans doute plus nuancée que ne le suggère mon bref résumé. N'oublions pas qu'il écrit trente ans après L'éducation morale dont l'auteur, s'il avait vécu, aurait peut-être accepté certaines de ses suggestions pédagogiques et, plus encore, ses
1037 découvertes psychologiques. Reste que cette critique est fondamentale ; et c'est son enjeu qui m'importe."
(…)
Bilan et ouverture
Que pouvons-nous retenir de ces deux auteurs ? D'abord une masse d'observations et de conseils sur le concret de l'éducation morale, qu'il est inutile de rapporter ici. Ensuite leurs points communs. D'abord, l'affirmation que, de nos jours, l'éducation morale est foncièrement laïque. Durkheim concilie la raison et le sacré ' alors que Piaget persiste à les opposer. Mais, pour l'un comme pour l'autre, la source de la morale est sociale, ce qui exclut à la fois le principe d'une morale innée comme celui d'une morale transcendante au monde et révélée. Ensuite, la combinaison de deux thèses opposées. Première thèse : l'éducation morale est inséparable de l'éducation tout court. Pour Durkheim, elle se fait spontanément dans la famille et ensuite à l'école, de façon plus codifiée et méthodique, mais sans qu'on puisse la séparer de l'ensemble de la vie scolaire, qui est tout entière une éducation morale. Pour Piaget, l'éducation morale se fait également dans la famille, mais il s'agit là d'une morale archaïque, fondée sur la contrainte ; elle se fait ensuite dans la société enfantine, où apparaît cette valeur fondamentale de la morale rationnelle qu'est la coopération. Ici encore, la formation morale reste inséparable de la formation tout court, et l' " école active " que souhaite Piaget se garde bien de les séparer. Deuxième thèse, qui contredit en apparence la première c'est qu'il existe pourtant un moment réservé à la morale comme telle, le moment de l'explication. Pourquoi vaut-il mieux faire ceci que cela ? Quel est le sens de la règle ? Bref,, un enseignement proprement moral peut se construire sur le socle de l'éducation tout court, un enseignement sans lequel la morale resterait une affaire d'habitudes et de sentiments aveugles. A vrai dire, ce point est plus net chez Durkheim que chez Piaget.
La morale pour les enfants
1038 Un dernier point commun entre nos deux auteurs me paraît, lui, plutôt fâcheux. L'un et l'autre arrêtent l'éducation morale - comme on arrête un bilan - au seuil de l'adolescence, comme si ensuite plus rien ne restait à, faire, du moins d'essentiel. Durkheim le dit explicitement. Piaget, quant à lui, arrête son enquête sur les jeux à douze-treize ans, sans se demander pourquoi ensuite les jeunes cessent de jouer, ou plutôt, par quoi ils remplacent leurs jeux d'enfants. On dira que l'auteur était libre de limiter son enquête. Eh bien, non ! Pas du moment qu'il tirait de cette enquête une définition de la morale adulte ; il n'y a qu'à se reporter aux autres études de Piaget sur le nombre, l'espace, la causalité, l'intelligence, pour constater qu'aucune ne s'arrête avant terme, avant la maturité. Tout se passe en fait comme si l'auteur concevait l'adolescence comme la fin de l'autonomie morale, comme le triomphe de la contrainte sur la réciprocité, comme l'étouffement par la société adulte de ce que l'enfant avait découvert en coopérant, comme la mort des jeux. En tout cas, peut-on vraiment soutenir que l'éducation morale s'arrête à l'adolescence ? C'està-dire à l'âge où l'on cesse de respecter les maîtres sans condition, comme aussi l'âge où l'on cesse de jouer aux billes ; où par contre surgissent des questions inédites qui remettent tout en cause. Il est significatif que ni Durkheim ni Piaget n'abordent le problème de la sexualité et d'une (possible) éducation sexuelle ! A mon avis, si le terme " morale " s'est à ce point déprécié, c'est dû en grande partie à cette lacune. On a pris l'habitude de considérer la morale comme bonne pour les écoliers - à l'instar de la table de multiplication, du dessin libre, de 1515... -, bonne parce qu'elle fait des enfants sages, mais ne concerne en rien les adultes. Certains iront jusqu'à dire que l'éducation elle-même ne concerne que les enfants, non les adultes. Il me semble pourtant que l'éducation ne serait qu'un gaspillage de temps et d'efforts si elle n'avait pas pour fin l'homme adulte."
Olivier REBOUL, Les valeurs de l'éducation, Paris, PUF, 1992, pp. 111/127
3. Le point de vue de Maria Montessori : l'adulte est la cause des défauts de l'enfant
L'éducation morale (et esthétique ) est présente dès le début, dans le matériel éducatif même.
Comme ils apprennent à respecter les autres, "les élèves sont tenus de ne pas détruire l'ordre et la beauté limpide de l'environnement et du matériel" explique Wilfried Böhm, dans son commentaire de la pédagogie Montessori : "ils doivent bien plus être soucieux d'agencer l'environnement de façon accueillante et agréable pour eux-mêmes et pour les autres".
1039 L'enfant développe là "les traits de caractère indispensables à une vie en communauté" :
"la discipline, l'ordre, le silence, l'obéissance, la sensibilité morale, bref, tout ce qui dénote un pouvoir d'adaptation très prononcé. Et cet enfant présente aussi de la vivacité, de la confiance en soi, du courage, de la solidarité, bref des forces qui sont aussi d'ordre moral. En même temps disparaissent, ou pour mieux dire, ne se présentent pas, les défauts qu'on avait cherché en vain à détruire par l'éducation : le caprice, l'esprit destructeur, le mensonge, la timidité, la peur, et, en général, tous les caractères liés à l'état de défense".
Maria Montessori (1931) citée par W. Böhm, "Maria Montessori", in Jean HOUSSAYE, Quinze pédagogues, leur influence aujourd'hui, Paris, A. Colin, 1994, p. 164.
3. L'apprentissage de la politesse à l'école maternelle. Enquête.
"EST-ON FONDÉ À DIRE, comme on l'entend si souvent, qu'aujourd'hui les enfants n'apprennent plus la politesse ? Une enquête réalisée en crèche et en maternelle, auprès de responsables de l'éducation de jeunes enfants, conduit à nuancer le propos : s'il est clair que, dans les lieux étudiés, la politesse n'est pas " morte ", dans la mesure où elle imprègne profondément les relations entre enfants et adultes, il est cependant frappant de constater à quel point les éducateurs, entre eux, en parlent peu. La répugnance à s'interroger ensemble sur leu pratiques respectives, en réunion ou même de façon informelle, est particulière à cet apprentissage. Elle s'explique surtout par une dualité des significations attribuées à la politesse qui rend le sujet complexe, personne ne sachant plus exactement de quoi l'on parle. Dualité des conceptions de la politesse Les pratiques observées et les représentations recueillies par entretiens laissent en effet apparaître deux conceptions, relativement antagonistes, à la fois dans la façon dont la politesse intervient dans les rapports entre les individus et dans les moyens de l'apprendre aux enfants. La première pourrait être qualifiée de " traditionnelle ", dans la mesure où elle n'est pas sans évoquer les pratiques décrites dans la littérature du XIXe et de la première moitié du XXe siècle. Elle se présente comme un rituel destiné à modeler des comportements compatibles
1040 avec un déroulement pacifique des relations sociales. Elle traduit, de façon formelle, la nature des relations qui s'établissent entre deux personnes, en fonction de leurs statuts respectifs ou de la part supposée que chacune prend à la persistance du corps social. Les formules de politesse reflètent l'ordre, sur lequel repose la société et le respect particulier dû à chacun de ses membres. Cette acception de la politesse sera désignée par l'expression " politesse en héritage " dans la mesure où les formes ou les comportements spécifiques attendus de l'enfant lui sont transmis de sorte qu'il en " hérite " en même temps que la position qu'il occupe, à l'origine, dans l'espace social. Cette politesses en héritage s'inscrit dans une vision du monde holiste et particulariste. Pour ce qui est de son apprentissage, la politesse en héritage se caractérise par un certain formalisme dans la tenue et les expressions enseignées à l'enfant, et repose sur une asymétrie dans les attentes à l'égard des enfants et des adultes. Ici , l'enfant intègre sa place dans l'univers social en apprenant d'abord à manifester du respect à ses aînés, à ceux qui savent et lui transmettent leur savoir. Ses parents et ses éducateurs doivent mériter et exiger le respect de leur fonction. Dans les entretiens où résonne une certaine nostalgie de cette forme traditionnelle de la politesse, se trouve très souvent évoquée la question de la démission des parents et des adultes en général. Cet extrait d'entretien avec une " dame de service " dans une école du Nord de Paris en est l'exemple :
"L'enfant est beaucoup plus déstabilisé à l'heure actuelle qu'avant. Avant, il y avait vraiment la cellule familiale. L'enfant restait chez lui au moins jusqu'à ce qu'il aille à l'école. Et c'était vraiment la famille, avec les grands-parents. La méthode pour élever un enfant n'est plus du tout la même que de mon temps. On n'avait pas le droit de parler à table, il y avait beaucoup d'interdits. Tandis que maintenant l'enfant, dès tout petit, il fait ce qu'il veut".
La différence irréductible entre l'enfant et l'adulte, parce qu'elle est le vecteur d'apprentissage des différences constitutives du corps social, est l'une de celles que les personnes favorables à cette première acception de la politesse supportent le plus difficilement de voir mise à mal. Mais la politesse, telle qu'elle se pratique ou s'enseigne dans les crèches et les écoles maternelles où l'enquête s'est déroulée, relève plus fréquemment d'une autre conception, qui s'inscrit dans une vision du monde profondément individualiste et universaliste, dans laquelle l'être humain, présent, vivant, est la seule finalité. Cette deuxième acception sera donc appelée " politesse par scrupules " dans la mesure où les attitudes qu'elle requiert reposent sur l'inquiétude suscitée par l'absence d'un fondement naturel de l'ordre social et sur une exigence morale de justification. En effet, quand la justification de soi, dans la conception holiste qui imprègne la politesse de l'héritage, procède de la fusion du " je " et du " nous ", celle qui sous-tend la politesse des scrupules repose sur l'équivalence entre " je " et " tu ", entre soi et n'importe quel autre. Seule la conscience que l'on a des autres génère et entretient la conscience que l'on a de soi. Le regard et l'écoute que l'on accorde aux autres permet regard et écoute de soi, par un jeu de miroir, entre l'autre et soi-même. Enfin la considération que l'on a pour soi se nourrit, principalement, de la considération portée à autrui. Toute forme de dénégation de l'autre ouvre par réflexion (au sens physique du mot) une brèche dans la conscience de sa propre identité.
1041
Alors que la politesse en héritage reflète l'ordre " naturel " des relations inscrit dans la structure sociale, la politesse par scrupules manifeste et, ce faisant, concrétise le lien abstrait, moral mais nécessaire, qui unit les êtres humains conduits à vivre ensemble. Elle est l'ensemble des manifestations, des modes d'expression par lesquels l'individu rend tangible sa prise en compte d'autrui. La directrice d'une école maternelle du Nord de Paris exprime ainsi l'importance qu'elle accorde au " bonjour " qu'elle adresse, chaque matin, à chaque enfant arrivant à l'école :
"Je crois qu'il faut passer par le bonjour, le regard, le matin: Tiens, tu existes. Je te dis bonjour parce que je sais que tu es là, que tu existes et que je vais passer un moment avec toi. C'est le bonjour. C'est formel, mais c'est aussi la reconnaissance de l'existence de l'autre".
Accueillir, exprimer la part que l'on reconnaît à autrui dans la satisfaction de ses attentes ou de ses demandes, manifester sa gratitude, remarquer les séparations, sont autant de registres élémentaires dans lesquels l'individu rend compte du fait qu'il n'est rien si les autres ne sont pas autant que lui. Peu importent les mots - bonjour, s'il te plaît, au revoir - ou les gestes : il suffit que soient perceptibles la prises en compte d'autrui et le désir de la lui manifester. L'incitation à être poli À chaque conception de la politesse correspondent, de façon idéale, des modes différents d'apprentissage. La politesse par héritage est transmise de façon autoritaire, par le recours au modèle ou à imitation, à la punition et la récompense ; tandis que l'enfant est éveillé à la politesse des scrupules par la réciprocité mise en oeuvre à travers le langage et la communication avec les autres. Mais les entretiens et les observations recueillies lors de cette enquête montrent en fait que la politesse ne s'apprend aujourd'hui ni vraiment grâce à l'autorité, ni vraiment par réciprocité. L'une et l'autre y contribuent, mais les pratiques les plus courantes mêlent, de façon plus ou moins cohérente, plus ou moins harmonieuse, autorité et réciprocité, à travers des modes d'incitation à la politesse. Et de fait, le plus frappant, dans cette enquête, est la mixité des modes de pensée de l'univers étudié et le sentiment que chaque acteur est, pour reprendre le terme de Louis Dumont, " hanté " par la vision du monde à laquelle il ne veut pas croire. Tous les éducateurs dont l'entretien fait apparaître une relative conviction dans leur vision du monde, qu'elle soit holiste ou individualiste, et dans la façon de concevoir la politesse et son apprentissage, expriment en même temps la certitude que cela ne se passe pas - ou ne se passe plus - comme ça dans la société."
Sophie DUSCHENE,
1042 "La politesse entre utilité et plaisir, modes d'apprentissage de la politesse dans la petite enfance", Esprit juillet 1997, p. 60-63.
1043
APPROCHE DES DISCIPLINES DE L’ENSEIGNEMENT PRIMAIRE
PREMIERE PARTIE. L’ÉCOLE AUJOURD’HUI : PROGRAMMES,DISCIPLINES, OBJECTIFS, ENJEUX.
1. L’ÉCOLE ÉLÉMENTAIRE. ACTIVITES, APPRENTISSAGES, FINALITES
I. ESPACE, TEMPS, PROGRAMMES
On commencera tout simplement par l'examen de quelques exemples d’emploi du temps au cycle 2 et au cycle 3 (Cf. Norbert BABIN, Programmes et pratiques pédagogiques pour l’école élémentaire, Hachette Education, col. L’école au quotidien, Paris, 1996 , p.43, p. 45.) Que peut-on y remarquer ? - La mention de quelques « disciplines », au sens traditionnel (« mathématiques ») , mais surtout :
- Des domaines d’activités (« pratique orale de la langue », « calcul réfléchi », « production d’écrits »), des préoccupations éducatives (« éducation civique »), des approches globales (« découverte du monde » : l’espace, le temps, le vivant, la matière, les objets).
- Des formes pédagogiques particulières : « bilan projets », « études dirigées ».
- La place et l’importance de l’éducation physique et sportive.
1044
- Une organisation réfléchie, un quadrillage, un découpage méticuleux du temps des activités et des apprentissages (qui peut paraître à certains égards en opposition avec la globalisation et la continuité de la durée « vivante » de la classe).
- Une différenciation progressive des disciplines (de la « découverte du monde » en cycle 2 aux « sciences et technologie », « histoire et géographie du cycle 3).
- La recherche d’une autonomie croissante de l’élève.
- Le souci affiché de l’expression.
II. SOUS L'EMPLOI DU TEMPS, LES VISEES EDUCATIVES
La lecture des emplois du temps suffit déjà à dégager des éléments très significatifs du "curriculum" (Dans le vocabulaire français de l’éducation, on traduit généralement curriculum par « plan d’études », ou « programme d’études ». Mais, comme le note Jean-Claude Forquin, le mot anglais « curriculum » recouvre une approche plus globale des phénomènes éducatifs, « une manière de penser l’éducation qui consiste à privilégier la question des contenus et la façon dont ces contenus s’organisent dans des cursus » (Ecole et culture, De Boeck, 1996, p.22 .) : : - Des enseignements qui visent à une exhaustivité éducative : domaine du corps, de l’éducation intellectuelle, de l’éducation civique, de l’expression et de l’imagination…
- Des disciplines, certes, mais aussi et d’abord des approches globales, des activités de découverte. Les « disciplines » se différencient progressivement. La « logique éducative » ne se réduit pas à la « logique encyclopédique ».
- Une diversité de disciplines et d’activités, certes, mais une unité éducative et pédagogique postulée. L’ensemble des « disciplines » veut être orienté vers l’acquisition de grands objectifs
1045 communs et la visée de finalités communes. L’intégration au programme d’une « discipline » nouvelle (langue vivante, nouvelles technologies, par exemple,) doit donc prouver sa « légitimité éducative » à cet égard.
- Des objectifs pédagogiques qui ne sont pas exclusivement des objectifs d’acquisition de connaissances, mais des objectifs de maîtrise de compétences, de « savoir-faire » et de « savoir-être » (on parlera par exemple de « compétences orthographiques »).
- L’importance croissante de l’aide au travail, de « l’appendre à apprendre » de « l’apprentissage méthodologique ». Elle signale l’une des mutations majeures de l’école primaire, premier étage, base d’un système éducatif dans lequel l’enseignement du second degré doit devenir un enseignement pour tous. L’école primaire doit être regardée dans la perspective de l’entrée de tous les élèves au collège.
- On notera encore que la liberté d’initiative pédagogique laissée aux enseignants s’inscrit néanmoins dans un cadre national très précis, qui fixe les horaires et les programmes, définit les objectifs et les finalités. L’enseignement, et l’enseignement primaire tout particulièrement, constitue un enjeu politique et social. C’est vrai de tout pays, c’est particulièrement vrai en France, où l’école a été pensée et posée (CONDORCET), comme une exigence propre à la République et à l’exercice de la citoyenneté. - Mais progressivement, la substitution à l'emploi du temps rigoureusement découpé et rythmé d'aires, d'espaces, de domaines d'activités dessinent une autre façon de faire et de concevoir la classe.
On peut enfin et au total se demander si l’école d’aujourd’hui n’est pas prise entre deux logiques : une logique héritée, celle d’une école qui était la seule école pour tous, une école de la « discipline » au double sens du mot, et une autre logique, celle d’une école encore en gestation. Dans l’école d’aujourd’hui perdurent et résistent ainsi des traits d’une forme scolaire héritée, tandis qu’émergent les traits d’une autre forme à venir.
III. FINALITES ET OBJECTIFS DE L'ECOLE ELEMENTAIRE.
Les textes officiels et de nombreux documents peuvent être consultés sur le site du Ministère de l'éducation nationale : http://www.education.gouv.fr
1046 On commencera par la lecture de l'Introduction aux programmes de l’école élémentaire, Arrêté ministériel du 22.02.95 De cet arrêté fixant les objectifs et les programmes, on soulignera particulièrement :
- Le cap fixé sur la scolarité ultérieure : le collège, détermine l’objectif central : « permettre à chaque élève de construire progressivement les apprentissages que requiert sa scolarité ultérieure » ( il lui faut en effet nécessairement « intégrer les savoirs, savoir-faire, et méthodes de travail personnel indispensables au collège ») ; il faut dans le même esprit aider l’élève à « acquérir les premiers éléments d’autonomie intellectuelle et la capacité de se repérer dans une structure scolaire nouvelle ».
- L’exigence de « socialisation » et d’intégration sociales et culturelles : il faut que l’élève commence à « s’approprier les bases culturelles et les valeurs constitutives de notre société ». - L’organisation de la scolarité en cycles pluriannuels : 1) cycle des apprentissages premiers (les sections de l’école maternelle) ; 2) cycle des apprentissages fondamentaux (grande section de maternelle, CP, CE1) ; 3) cycle des approfondissements (CE2, CM1, CM2).
Ce nouveau découpage destiné à englober et dépasser la répartition en classes veut d’abord être une prise en compte de la diversité des élèves et de leurs rythmes d’apprentissage, « sans perdre de vue les objectifs communs à tous ».
- L’affirmation d’une instance éducative nouvelle, par-delà l’unicité du maître dans sa classe : l’équipe enseignante, en charge de la « continuité d’ensemble » des apprentissages, des progressions, de la liaison intra et inter cycle(s) : « chaque enseignant doit connaître les démarches et objectifs des cycles qui encadrent celui où il exerce ».
- La réaffirmation de la polyvalence des maîtres, « spécificité de l’école primaire ». Deux principaux arguments s’ajoutent aux arguments psychologiques (un seul maître) et pédagogiques (unité éducative réelle) habituels, ou les renforcent : 1) le maître polyvalent seul à compétence pour faire appel à « plusieurs disciplines pour construire ou conforter un apprentissage », pour mettre en œuvre « des activités diversifiées,
1047 mais coordonnées, concourant au même objectif », qu’il s’agissent d’apprentissages notionnels ou d’apprentissages méthodologiques ou comportementaux ; 2) le maître polyvalent est mieux à même de prendre en charge l’acquisition de ces compétences transversales (dont la maîtrise de la langue est la toute première) que l’école met dorénavant au cœur de ses objectifs.
- Organisation en cycles, équipe enseignante, projet de cycle, compétences transversales, mais aussi projet d’école : la philosophie éducative de l’école d’aujourd’hui s’exprime notamment dans l’articulation de ces notions indissociables.
- La reconnaissance et l’acceptation de la diversité effective des élèves appellent et justifient la diversité des formes pédagogiques du travail et de l’organisation de la classe. 1) Ainsi, « le mode de répartition des élèves au sein de l’école peut varier en fonction des besoins ». Les décloisonnements entre classes redistribuent ponctuellement la diversité des élèves pour des activités spécifiques, et mettent à profit « les échanges de compétences entre les maîtres ». 2) De même, il appartient au maître de varier et diversifier les situations et les formes d’apprentissage : travail collectif, travail individuel, travaux par petits groupes, homogènes ou non, groupes de niveaux.
- L’arrêté de 1995 précise dans cet esprit la mission, la « responsabilité des maîtres » dans l’école d’aujourd’hui : « il incombe au maître de la classe de faire le choix des démarches pédagogiques liées à la diversité des élèves » en visant trois domaines d’apprentissages essentiels :
•
Maîtrise des langages de base (« langue française en priorité, mathématiques, mais également langues vivantes, langages artistiques, langages du geste et du corps »). Education civique.
•
Méthodes de travail personnel et acquisition progressive de l’autonomie.
•
- Dès lors, la mission du maître s’inscrit dans la perspective d’une pédagogie de la réussite . « L’un des moyens privilégiés pour déterminer les meilleures stratégies d’apprentissage consiste à analyser collectivement les raisons d’une réussite, d’une difficulté ou d’un échec ». L’importance accordée aujourd’hui à l’évaluation doit également être envisagée dans cette
1048 perspective : « « le développement d’une pratique régulière de l’évaluation permet une connaissance plus objective de l’élève et un pilotage de classe mieux assuré ».
- L’arrêté de 1995 définit au total « des programmes allégés et recentrés » dont la nature et les contenus ne vont pas sans déplacer de façon significative la notion de « discipline » et substituent clairement des logiques éducatives à la logique encyclopédique. « Les programmes des différentes disciplines n’ont pas, en fait, le même statut ». Français, mathématiques, arts, éducation physique et sportive sont ainsi regroupés – pour certaines de leurs dimensions au moins – dans un ensemble dit des « langages de base », tandis que « le champ des disciplines relatives à la découverte du monde » participe au côté de l’éducation physique à l’acquisition de « repères ». En d’autres termes, « les programmes ne sauraient donc être enseignés de façon encyclopédique » mais bien selon les visées éducatives spécifiques de chaque domaine, et même selon les objectifs d’ensemble du cycle concerné : l’enseignement scientifique, à titre d’exemple, « est une initiation à la démarche expérimentale au service d’une culture générale ouverte à la connaissance scientifique », et c’est au cycle 3 qu’il appartient d’introduire « les premiers concepts et les démarches propres aux disciplines qui structureront la scolarité au collège ».
- Au « noyau dur » de ces programmes ainsi « recentrés » s’agrègent enfin « trois domaines qui prennent une importance croissante à l’école et dans la société » : la lecture et l’utilisation de ressources documentaires, le domaine de l’image et celui de l’informatique.
- On notera enfin qu’aux programmes se superpose (ce qui ne signifie pas qu’elle s’y substitue) une liste de compétences à acquérir aux cycles. Cette liste est présentée comme « un outil à la disposition des équipes d’enseignants destiné à faciliter la mise en œuvre de l’organisation en cycles ». Les compétences intègrent les programmes dans l’organisation fonctionnelle de l’école primaire en cycles pédagogiques pluriannuels. Pour bien comprendre la portée éducative d’une discipline ou d’un domaine disciplinaire, il faut donc toujours la référer au cycle concerné et aux compétences visées. Trois types de compétences sont distinguées :
• • •
Des compétences transversales (attitudes, concepts fondamentaux d’espace et de temps, acquisitions méthodologiques). Des compétences dans le domaine de la maîtrise de la langue. Des compétences disciplinaires proprement dites (« à la fois des savoirs et des méthodes ».
1049 IV. UNE POLITIQUE EDUCATIVE
Sous les « programmes » et les « disciplines », c'est bien une politique éducative qu'il faut dégager, expliciter, discuter.
En dernier ressort, tout programme scolaire, tout choix « curriculaire », engage une philosophie politique de l’éducation, selon les objectifs et les finalités visés.
L’école primaire contemporaine est ainsi portée par une philosophie politique exprimée dans la loi d’orientation sur l’éducation de 1989 (loi n° 89-486 du 10 juillet 1989).
Ce caractère de « philosophie politique » s’affirme dès l’article premier : « L’éducation est la première priorité nationale ». Ce service public « contribue à l’égalité des chances ». Le développement de la personnalité, l’insertion sociale et professionnelle, l’exercice de la citoyenneté y sont posés comme les tout premiers buts.
Sous le chapitre intitulé « Les missions et les objectifs fixés par la nation », le Rapport annexé à la loi d’orientation de 1989 résume les objectifs que se donnent la politique éducative de la nation et les principes qui l’orientent :
- « respect des principes fondamentaux d’égalité, de liberté, et de laïcité » ;
- garantie du droit à l’éducation pour « tous les enfants et les jeunes qui vivent sur le territoire national » ;
- formation des femmes et des hommes « de demain » : l’école prépare aujourd’hui pour demain. Elle doit former les hommes et les femmes capables d'engager le « renouvellement nécessaire » ; si la formation des personnes est au cœur du système éducatif, il faut néanmoins rappeler que « l’école a aussi pour vocation de participer à l’adaptation permanente des femmes et des hommes aux évolutions sociales, technologiques et professionnelles de notre société ». On notera que la loi juxtapose dans des formules lourdes d’ambiguïté une conception « humaniste » et une conception « fonctionnelle » de l’école.
1050
- Responsabilité personnelle, civique, professionnelle, capacités d’adaptation, créativité et solidarité : c’est pour assurer le développement de ces aptitudes et compétences nécessaires que « l’éducation doit développer chez le jeune le goût de créer, d’exercer des activités culturelles et artistiques et de participer à la vie de la cité ».
- Contribution à l’égalité des chances. C’est dans cette perspective qu’il faut situer les objectifs affirmés de lutte contre l’exclusion scolaire, de réduction des inégalités d’origine géographique, le développement des actions médico-sociales et de l’éducation pour la santé, comme le choix de l’intégration scolaire et sociale des enfants et des adolescents handicapés.
Chaque niveau d’enseignement, dans sa conception et ses modalités propres, participe dès lors à la réalisation de ces objectifs. On retiendra notamment :
•
Pour l’école maternelle : permettre aux jeunes enfants de « développer la pratique du langage », « d’épanouir leur personnalité naissante par l’éveil esthétique, la conscience de leur corps, l’acquisition d’habiletés et l’apprentissage de la vie en commun » ; mais aussi participer au « dépistage des difficultés ».
•
Pour l’école élémentaire : apprentissage des bases de la lecture, de l’écriture et du calcul. Mais aussi : prise de conscience de : du temps et de l’espace, des « objets du monde moderne », de son propre corps. Quant à l’initiation à une langue étrangère, elle « contribue à l’ouverture sur le monde ».
On notera que le collège, qui « accueille l’ensemble d’une classe d’âge », est présenté comme un prolongement de l’école primaire : « il a pour mission d’approfondir les apprentissages de l’école primaire et de parfaire la maîtrise de la langue sous toutes ses formes, grâce à des démarches pédagogiques répondant à la diversité des élèves ». Même les disciplines y sont d’abord référées à l’apprentissage du raisonnement et de l’observation.
Une formule entend résumer l'esprit de la loi : " L'ELEVE AU CENTRE DU SYSTEME EDUCATIF ". Une façon de l'analyser serait d'en rapporter les principales dispositions à ce principe central affirmé. V. QUELQUES CONCLUSIONS
1051 Qu’est-ce en fin de compte qu’une « discipline scolaire » ? Un objet social et culturel d’une grande complexité, parce qu’il intègre des dimensions et des problématiques multiples. Pour analyser une « discipline scolaire », il faut distinguer plusieurs niveaux ou angles d’étude :
•
niveau épistémologique (le savoir savant)
•
niveau didactique (le savoir enseigné et sa « transposition »)
•
niveau pédagogique et éducatif (les visées, les objectifs, les finalités)
•
niveau social, culturel, économique (les fonctions, les significations)
•
niveau historique (historicité de l’éducation)
•
niveau politique et philosophique (les valeurs, les principes)
Deux passages du texte de la loi d’orientation sont significatives à cet égard :
I. « La pédagogie englobe l’acquisition des savoirs et des savoir-faire, des méthodes de travail et d’assimilation des connaissances, la formation de l’esprit critique et le développement de la sensibilité et de la curiosité ».
II. « Une réflexion sur les contenus de l’enseignement et les programmes est aujourd‘hui indispensable. L’école doit intégrer l’évolution des sciences et des techniques qui constitue un élément déterminant pour élaborer les contenus des disciplines et le choix des programmes. Ces derniers doivent également tenir compte des besoins liés au développement personnel des élèves et à leur insertion sociale et professionnelle, des résultats des recherches sur l’éducation et sur l’évolution des emplois ainsi que de l’évaluation des résultats obtenus avec les programmes antérieurs ».
1052 Dans ces deux textes, l’affleurement des niveaux est très perceptible, comme est bien lisible la superposition des deux sens du mot « discipline », comme « matière d’enseignement » et comme « mise en ordre », règlementation et régularité de la conduite et du comportement.
(Petit exercice conseillé : choisir une « discipline scolaire » et l’analyser pour repérer ses différents niveaux ! )
Au total, regarder l’école sous l’angle des « disciplines » et des « programmes » permet de voir bien au-delà des questions et des enjeux strictement « disciplinaires », au sens usuel du terme « discipline » : c’est choisir une entrée spécifique qui prend toute l’école en perspective, interroge ses missions, ses enjeux sociaux et politiques, culturels, ses mutations, ses mouvements et ses résistances, les valeurs et les finalités qu’elle met en avant, les demandes sociales qui la traversent, l’histoire dans laquelle elle est prise.
On pourra le vérifier en comparant le projet de la Charte pour bâtir l’école du XXIème siècle (cf article Le Monde, 23 janvier 1999 : "Claude Allègre ouvre le chantier de l’école du XXIème siècle") et la position prise à ce sujet par le linguiste Alain Bentolila (cf. Le Monde, 30 janvier 1999 : "Levée d’immunité scolaire"). Et on pourra actualiser et prolonger la vérification en examinant les textes et déclarations du Ministère J. Lang...
Le projet de réforme de la Charte pour bâtir l’école du XXIème siècle :
•
des programmes rénovés, recentrés sur les apprentissages fondamentaux : « apprendre à parler, lire, écrire, compter » ;
•
des rythmes scolaires mieux adaptés ;
•
une évolution du métier d’instituteur, devenant le « chef d’orchestre » d’une équipe composée d’aides éducateurs et d’intervenants extérieurs.
La critique de Bentolila :
1053
•
L’école a toujours été chargée de deux missions qui en assuraient la légitimité et le sens pour les familles et les élèves : « d’une part apprendre à lire, écrire et compter ; d’autre part, faire acquérir un ensemble de connaissances qui assuraient les bases d’une culture commune ».
•
Ce pacte s’est défait. « L’école a perdu son immunité ! Son image est devenue floue, ses finalités obscures, son fonctionnement suspect parce qu’aucune réponse institutionnelle clairement énoncée n’a été apportée aux questions pédagogiques, culturelles et sociales qui ont ébranlé cette institution ».
•
L’école doit se concentrer sur sa mission essentielle, pour reconstruire le pacte de l’école moderne : la formation intellectuelle. « Armer intellectuellement chacun des enfants qui lui est confié, telle est la mission de l’école moderne ; il ne s’agit donc plus seulement de transmettre des connaissances, mais de faire prendre conscience à chaque enfant que tout ce qu’il apprend lui sert justement à exercer plus justement son intelligence afin d’occuper sa propre place dans un monde qu’il ne doit jamais renoncer à transformer ».
•
Son sens et sa légitimité sociale en dépendent. « On a imposé à l’école la charge de signifier à chaque élève que le long séjour qu’elle lui impose est véritablement utile à lui, en tant qu’être particulier. Dans ses pratiques, dans ses démarches, dans le choix des savoirs qu’elle propose, elle doit aujourd’hui signifier que les efforts qu’elle exige et les contraintes qu’elle impose rendent chacun intellectuellement plus fort et meilleur ».
•
Le programme du lire écrire compter « assaisonné de quelques activités artistiques » n’est pas à la hauteur du défi ! Une « naïveté », ou un « cynisme affligeant » ?
Dans le vocabulaire français de l’éducation, on traduit généralement par « plan d’études », ou « programme d’études ». Mais, comme le note Jean-Claude Forquin, le mot anglais « curriculum » recouvre une approche plus globale des phénomènes éducatifs, « une manière de penser l’éducation qui consiste à privilégier la question des contenus et la façon dont ces contenus s’organisent dans des cursus » (Ecole et culture, De Boeck, 1996, p.22 .)
1054 PREMIERE PARTIE : L’ÉCOLE D’AUJOURD’HUI : PROGRAMMES, DISCIPLINES , OBJECTIFS, ENJEUX.
C. EVOLUTIONS ET MUTATIONS
I. Sous les " programmes " et les " disciplines ", une politique éducative :
1. approche de la loi d’orientation de 89.
En dernier ressort, tout programme scolaire, tout choix " curriculaire " (Dans le vocabulaire français de l’éducation, on traduit généralement par " plan d’études ", ou " programme d’études ". Mais, comme le note Jean-Claude Forquin, le mot anglais " curriculum " recouvre une approche plus globale des phénomènes éducatifs, " une manière de penser l’éducation qui consiste à privilégier la question des contenus et la façon dont ces contenus s’organisent dans des cursus " (Ecole et culture, De Boeck, 1996, p.22 .)), engage une philosophie politique de l’éducation, selon les objectifs et les finalités visés.
L’école primaire contemporaine est ainsi portée par une philosophie politique exprimée dans la loi d’orientation sur l’éducation de 1989 (loi n° 89-486 du 10 juillet 1989).
Ce caractère de " philosophie politique " s’affirme dès l’article premier : " L’éducation est la première priorité nationale ". Ce service public " contribue à l’égalité des chances ". Le développement de la personnalité, l’insertion sociale et professionnelle, l’exercice de la citoyenneté y sont posés comme les tout premiers buts.
Sous le chapitre intitulé " Les missions et les objectifs fixés par la nation ", le Rapport annexé à la loi d’orientation de 1989 résume les objectifs que se donnent la politique éducative de la nation et les principes qui l’orientent : - " respect des principes fondamentaux d’égalité, de liberté, et de laïcité " ; - garantie du droit à l’éducation pour " tous les enfants et les jeunes qui vivent sur le territoire national " ; - formation des femmes et des hommes " de demain " : l’école prépare aujourd’hui pour demain. Elle doit former les hommes et les femmes capables d'engager le " renouvellement nécessaire " ; si la formation des personnes est au cœur du système éducatif, il faut néanmoins
1055 rappeler que " l’école a aussi pour vocation de participer à l’adaptation permanente des femmes et des hommes aux évolutions sociales, technologiques et professionnelles de notre société ". On notera que la loi juxtapose dans des formules lourdes d’ambiguïté une conception " humaniste " et une conception " fonctionnelle " de l’école. - Responsabilité personnelle, civique, professionnelle, capacités d’adaptation, créativité et solidarité : c’est pour assurer le développement de ces aptitudes et compétences nécessaires que " l’éducation doit développer chez le jeune le goût de créer, d’exercer des activités culturelles et artistiques et de participer à la vie de la cité ". - Contribution à l’égalité des chances. C’est dans cette perspective qu’il faut situer les objectifs affirmés de lutte contre l’exclusion scolaire, de réduction des inégalités d’origine géographique, le développement des actions médico-sociales et de l’éducation pour la santé, comme le choix de l’intégration scolaire et sociale des enfants et des adolescents handicapés.
Chaque niveau d’enseignement, dans sa conception et ses modalités propres, participe dès lors à la réalisation de ces objectifs. On retiendra notamment : Pour l’école maternelle : permettre aux jeunes enfants de " développer la pratique du langage ", " d’épanouir leur personnalité naissante par l’éveil esthétique, la conscience de leur corps, l’acquisition d’habiletés et l’apprentissage de la vie en commun " ; mais aussi participer au " dépistage des difficultés ". Pour l’école primaire : apprentissage des bases de la lecture, de l’écriture et du calcul. Mais aussi : prise de conscience de : du temps et de l’espace, des " objets du monde moderne ", de son propre corps. Quant à l’initiation à une langue étrangère, elle " contribue à l’ouverture sur le monde ".
On notera que le collège, qui " accueille l’ensemble d’une classe d’âge ", est présenté comme un prolongement de l’école primaire : " il a pour mission d’approfondir les apprentissages de l’école primaire et de parfaire la maîtrise de la langue sous toutes ses formes, grâce à des démarches pédagogiques répondant à la diversité des élèves ". Même les disciplines y sont d’abord référées à l’apprentissage du raisonnement et de l’observation.
Une formule entend résumer l’esprit de la loi : " L’ELEVE AU CENTRE DU SYSTEME EDUCATIF ". Une façon de l’analyser serait d’en rapporter les principales dispositions à ce principe central affirmé.
2. Perspectives 2000
1056 Pour l'essentiel, ces perspectives demeurent aujourd'hui. Après la "charte de l'école du 21ème siècle" (contestée et en sommeil, mais…), les perspectives fixées pour la rentrée 2000 réactualisent les chantiers prioritaires : • • • • • •
aider mieux encore les élèves en difficultés permettre à chacun de maîtriser la langue française et de commencer à parler et comprendre une autre langue accès de tous au niveau de culture scientifique et technique qu'exige notre société favoriser l'éveil artistique et les pratiques culturelles individuelles et collectives.
Par-delà les perspectives et les principes réaffirmés, une lecture attentive permet de dégager les préoccupations contemporaines, les soucis d'adaptation de l'école d'aujourd'hui au monde environnant et à ses évolutions, sous l'image de "l'honnête élève de ce siècle". On lira de ce point de vue la conférence de presse sur l'Ecole primaire du 20 juin 2000 dans laquelle le Ministre de l'éducation nationale fixait ses orientations : http://www.education.gouv.fr/discours/2000/primaire.htm
En voici le plan ( Intervention de Jack LANG, Ministre de l'éducation nationale, Conférence de presse sur l'Ecole primaire, Mardi 20 juin 2000) : "L'obsession de la réussite de l'élève ou le refus de la fatalité de l'échec. Quelle que soit la valeur de l'école on ne peut se résigner à avoir 10 à 15 % d'élèves en situation d'échec scolaire. C'est une ardente obligation pour la Nation de conduire tous les élèves, sans exclusive, sur les chemins de la réussite. Ce combat acharné réclame la réaffirmation et la redéfinition d'un idéal éducatif et des modes d'action pour y parvenir. I. UN IDÉAL EDUCATIF REDESSINÉ A) Une école ouverte à toutes les formes d'intelligence 1) Le développement de l'intelligence conceptuelle exige la maîtrise du langage. 2) Le développement de l'intelligence concrète peut prendre appui sur des situations très variées parmi lesquelles l'expérimentation en sciences. 3) Favoriser l'épanouissement de l'intelligence sensible par l'éducation artistique et culturelle B) Un enfant mieux armé pour affronter le futur 1) La maîtrise de deux langues vivantes. 2) L'usage des technologies d'information et de communication.
1057 3) Un enfant préparé à mieux vivre en société. III. DE NOUYEAUX MOYENS D"ACTION AU SERVICE DE CET IDÉAL 1) Renforcer l'école maternelle. 2) Renouveler les modes d'élaboration des programmes. 3) Modifier les contenus et les modalités de la formation des maîtres. 4) Organiser différemment le travail des maîtres, améliorer l'encadrement pédagogique et le pilotage des actions éducatives. 5) Réorganiser l'évaluation. 6) Favoriser l'innovation pour la réussite scolaire."
Quelques extraits de l'introduction en soulignent la philosophie éducative : "Aujourd’hui, comme hier, l’enfant qui quitte l’école doit, naturellement, avoir acquis les savoirs fondamentaux que sont lire, écrire, compter et raisonner ; il doit aussi disposer de compétences nouvelles, telles que comprendre et parler une langue vivante ou utiliser l’ordinateur pour écrire des textes et trouver des informations. Mais, en plus de l’intelligence conceptuelle, l’école doit favoriser l’éclosion de l’intelligence concrète et de l’intelligence sensible, faire jaillir chez l’enfant le plaisir de contempler la beauté, de s’exprimer dans divers registres artistiques, d’observer, d’expérimenter et d’agir sur le monde. Elle doit enfin lui permettre d’exercer son " intelligence sociale " en le conduisant à se montrer respectueux d’autrui, à prendre goût à l’initiative, à la responsabilité, au travail en équipe. C’est ainsi que l’école peut judicieusement préparer l’enfant à sa vie de futur citoyen. Au sens où le XVIIIe siècle, celui des Lumières, exaltait l’idéal de " l’honnête homme ", notre devoir est de faire advenir ce qu’on pourrait nommer " l’honnête élève " de ce siècle. Prélude à l’honnête homme à venir, il sera notamment le fruit de deux promesses de l’école : donner à chacun les compétences de base, épanouir sa personnalité. Malgré les efforts importants, la qualité professionnelle et l’engagement personnel des enseignants, force est de reconnaître que ces deux promesses ne sont pas partout et pour tous également tenues. Certes, l’école ne peut pas tout, ni toute seule. Elle peut cependant beaucoup et mon ambition est d’abord que l’école ne se résigne jamais à laisser des élèves dans la souffrance de l’échec. Elle doit sans cesse offrir à chaque enfant qui bute devant un obstacle des occasions nouvelles de le franchir, de vouloir déjà s’y affronter et, triomphant de la difficulté, d’acquérir ainsi de la confiance en lui-même. De toute la force de mon énergie et de ma conviction, je ferai l’impossible pour que chaque enfant, dans notre pays, trouve les chemins de la réussite. Si l’un d’entre eux perd momentanément pied, nous devrons lui donner une nouvelle chance. Certes, l’évolution d’un enfant ne se borne pas à la fin de l’école primaire ; les apprentissages se poursuivent et s’approfondissent au collège puis au lycée, mais c’est
1058 l’école qui fait faire leurs gammes aux élèves, stimule leur intelligence et éveille leur sensibilité."
II. L’école qui change Il faut donc bien poser la question : l’école d’aujourd’hui, celle qu’institutionnalisent les textes et les programmes rénovés, est-ce toujours " l’école de Jules Ferry " ? Ou bien cette école là est-elle totalement révolue ? Qu’est-ce qui a changé ? Qu’est-ce qu’engagent ces changements ? Continuité ou rupture ? Aménagement ou changement de " paradigme " ? Des interrogations qui nourrissent de très vives controverses. 1) Quoi de neuf dans la loi de 89 ? Certainement pas les principes réaffirmés : priorité nationale, laïcité, liberté. Un déplacement cependant très marqué du côté du principe d’égalité des chances, du droit à l’éducation pour tous, qui est en effet un axe le long duquel " l’école de Jules Ferry " s’est progressivement transformée. Une double centration ou reconnaissance dont il est légitime de se demander si elle n’accompagne pas une évolution essentielle, et peut-être l’émergence d’une " autre école " : la centration sur l’enfant, l’élève placé au centre du système éducatif ; acceptation, reconnaissance, prise en compte de la diversité des élèves. Reconnaissance de l’individu et reconnaissance de la diversité ne marquent-ils pas des déplacements fondamentaux ? Ces déplacements sont notamment inscrits dans les objectifs de " développement de la personnalité " du tryptique " adaptation créativité solidarité ", dans la place accordée aux activités artistiques et culturelles.
2) Illustration. Leçon d’hier et leçon d’aujourd’hui : l’exemple des mathématiques On comparera ici une séquence de mathématiques dans une classe d’aujourd’hui à quelques problèmes types de " l’école de Jules Ferry ". Sur quoi portent les différences ? L'évolution du "travail" scolaire exprime assez bien celle des "valeurs" et des visées de l'école. PROBLEMES POUR COURS MOYEN
Trois pêcheurs ont vendu 945 F. de poisson. Le patron du bateau reçoit 60 F. de plus que chacun de ses deux compagnons. Quelle est la part de chacun ? ( Manuel 1963 1ère édition 1949)
Une bonne terre donne en moyenne 32 quintaux de blé à l’hectare. Combien de quintaux de blé peut espérer récolter un cultivateur qui a ensemencé un terrain rectangulaire de 134 m sur 85 m ? (Manuel 1953, 1ère édition 1941)
1059 Un élève dissipé perd en classe environ 20 minutes par jour. Evaluez la perte de temps de cet élève pendant sa scolarité de 6 à13 ans. (Manuel 1937)
Dans une usine on fabrique des ustensiles en aluminium à la cadence d’un ustensile toutes les 5 secondes. Quel est le nombre des ustensiles produits en 8 heures ? (Manuel 1963 1ère édition 1949)
Dans une chaîne de production, chaque ouvrier dispose de 3 mn 20 s pour effectuer son travail sur la pièce qui passe devant lui. Combien cette chaîne produit-elle de pièces à l’heure ? (Manuel 1967 )
3) L’évolution des formes pédagogiques. Comparaisons. Les comparaisons porteront sur quelques exemples d’organisation de classes : enseignement "frontal", enseignement "rénové", pédagogie du projets, travaux de groupe, intégration des moyens audio-visuels… On examinera comment la forme scolaire s’inscrit dans l’espace pédagogique : relation pédagogique, rapport au savoir, et comment les modifications des formes de travail font bouger la forme elle-même.
III. Des outils de conceptualisation. Une distinction nécessaire pour poursuivre la réflexion : les changements sociaux et leurs conséquences d’un côté, et la forme scolaire (Guy VINCENT) de l’autre. La question se déplace alors : les changements et les mutations qui affectent de toute évidence l’école contemporaine touchent-ils à la forme scolaire ? Annoncent-ils une trans-formation ? La naissance d’une autre forme scolaire ? D'un autre paradigme ? Ecole et culture. Un modèle général de la " dynamique culturelle " Dans toute société donnée, le système et/ou les pratiques éducatives sont en rapports multiples avec une culture et des valeurs spécifiques . Peut-on éclairer ces rapports ? Quelles relations y a-t-il entre les contenus et les formes d’un système d’éducation (le " programme ", les " disciplines ", les " méthodes " ) ? a) L’analyse de la dynamique culturelle proposée par Gilbert DE LANDSHEERE (Viviane et Gilbert DE LANDSHEERE, Définir les objectifs de l’éducation, troisième édition, Paris, PUF, 1978, pp. 29-32) à partir d’une définition anthropologique de la culture (au sens de civilisation) distingue trois modèles. Définition anthropologique de la culture : " Tout complexe qui comprend les connaissances, les croyances, l’art, la morale, les lois, les coutumes, les techniques et les
1060 habitudes acquises par l’homme en tant que membre de la société ". (E. TYLOR, cité Par DE LANDSHEERE p.31). En partant de cette définition, le " modèle zéro " fait de " l’éducation la pure expression d’une culture née de l’interaction de l’homme avec le milieu et l’environnement ". A partir de là, trois possibilités peuvent être envisagées : 1. Dans une " culture purement dynamique, l’éducation initie les enfants à la culture des parents pour leur permettre de s’insérer activement dans la société et fournit en même temps les moyens et la liberté de contester la culture existante, de la modifier pour mieux répondre aux besoins ressentis par l’homme à un moment de son histoire ". 2. Dans une culture purement statique, le schéma est très simplifié : la culture " crée " l’éducation, et l’éducation la reconduit intégralement. 3. Dans une culture mixte, le schéma se diversifie et se complexifie, parce que la culture y est en partie expression de la culture actuelle, et en partie expression de la culture passée. Selon DE LANDSHEERE, " cette troisième hypothèse correspond le mieux à la situation actuelle des pays industrialisés, où les sociétés dans leur ensemble et chacun des individus qui la composent, allient, à des taux très divers, l’esprit de régression, de statu quo et de progrès. Cette diversité constitue à la fois une explication et une des justifications du pluralisme des valeurs " (p. 32).
b) La notion de forme scolaire Critique de la conception anthropologique. Intérêts et limites. Essentiellement : elle fond dans le tout beaucoup trop général de " l’éducation " des pratiques et des institutions très spécifiques dans leur nature et dans leur sens comme dans leurs fonctions. En particulier : qu’est-ce que cette " école " qui apparaît à la fin du 16e siècle, sépare les enfants dans des lieux, des espaces, une organisation rigoureuse du temps, ne se contente pas de " montrer à lire et à compter ", mais vise aussi et même d’abord des fins morales ?
La notion de forme scolaire proposée par Guy VINCENT, L’école primaire française, Lyon, PUL, 1980, tente d’apporter une réponse élaborée à cette question.
Qu’est que la forme scolaire ? " L’ensemble des éléments constitutifs de ce que nous appelons école " (p.10), c’est-à-dire : - Un lieu à part, séparé, (" l’école séparée de la vie "), " d’abord un bâtiment construit ou à défaut choisi et aménagé de façon à ce que puisse s’y exercer cette activité distincte des autres activités sociales " (p. 21).
1061 - Un espace et des dispositions matérielles (fenêtres élevées, classes communicantes, tables et casiers, quadrillage de l’espace-classe, matériel scolaire uniforme) structurés selon des exigences éducatives (p.22), c’est-à-dire essentiellement morales. - Un ordre scolaire impersonnel dont le maître est le garant et le modèle. Discipline et surveillance. - Des exercices répétés, gradués, incessants. Un travail réglé (l’écolier est astreint " non seulement à faire selon les règles – le résultat n’est pas seul à compter – mais surtout est astreint à faire et à refaire des exercices d’application des règles " p .55 ). - Une " organisation pédagogique " : organisation du temps, plan d’études, répartition des matières et des exercices (la scolarité, l’année, la semaine la journée), programme (p.40), apprentissage simultané. - Emprise permanente sur la totalité des activités et de la conduite de l’enfant. La forme scolaire, selon Guy VINCENT, est déjà bien ébauchée dès le 17e siècle dans l’école paroissiale, dans l’école des Frères de Jean-Baptiste de La Salle. Les lois sur l’école laïque, gratuite et obligatoire de la Troisième République ne feraient que la généraliser. Ne trouve-t-on pas en effet dans la défense de l’école " traditionnelle " chez quelqu’un comme ALAIN une sorte d’épure de la forme scolaire telle que la définit Guy VINCENT ? L’exemple de la calligraphie. Le refus du jeu. L’indifférence " institutionnelle ". L’espace scolaire à l’exemple de l’espace monacal, de son ordre et de son austérité. L’éloge de l’attention et du travail. L’enfant comme être à discipliner " contre " ses passions et son exubérance. C’est dans la double signification du mot " discipline " qu’on saisit le mieux le sens de la forme scolaire. Il y a forme scolaire quand l’instruction sert de support (voire de prétexte) à l’éducation ; lorsqu’on ne se contente pas de simplement transmettre des connaissances, des savoir-faire ou de faire acquérir des habiletés techniques. La manière dont on enseigne compte autant que ce qui s’enseigne. " Il n’est pas question seulement d’apprendre à lire, si possible écrire, et si possible un peu de catéchisme, mais aussi et surtout de discipliner " (p .17).
L’apprentissage du lire-écrire, du compter, existait déjà, auprès des maîtres-écrivains. Mais cette acquisition technique est bien différente de ce qui se met en place avec l’école. " Il y a loin de la simple transmission de techniques de nature purement professionnelle (même lorsqu’il s’agit de celles qui font la compétence du clerc, ou du clergeon des " écoles " presbytériales) à la formation du bon chrétien et du bon citoyen " (p.20). Ou encore, interroge Guy Vincent : " Comment appeler du même nom un lieu où des enfants apprennent à lire et à écrire pour tenir une comptabilité commerciale et cette école-officine d’humanité où la lecture et l’écriture sont incluses dans un système de pratiques qui sert essentiellement à " moraliser " ? " (pp.19-20).
1062 La forme scolaire est donc d’abord une entreprise de moralisation, d’intégration, de régulation, de mise au pas sociale et politique de l’enfance. Elle a " une fonction (politique) d’emprise totale " (p.31). Les " disciplines " et d’une façon générale " l’organisation pédagogique " sont les instruments de cette fonction.
L’emploi du temps en est un bon exemple (pp. 18, 40-41). " L’emploi du temps est certes fait pour empêcher les pertes de temps, mais il est surtout une " règle " : elle " tempère l’ardeur irréfléchie des élèves qui seraient tentés de sacrifier certaines études à celle qui a leurs préférences " "(p.40. L’auteur cite ici l’article " emploi du temps " du Dictionnaire de pédagogie (1882) de F. BUISSON).
(On reprendra la réflexion sur le " découpage-quadrillage " de l’emploi du temps à partir de là. S’agit-il seulement de " varier " pour tenir compte de la fragilité de l’attention des élèves ? Limite et ambiguïté de l’argument psychopédagogique. Et même dans la classe Freinet – surtout dans la classe Freinet ? – l’emploi du temps n’a-t-il pas une fonction éminemment éducative ?)
c) Un basculement de l'idée éducative ? On peut aussi avancer une lecture plus "philosophique" des changements qui affectent l'école contemporaine : notre conception de l'éducation, l'idée éducative, le paradigme éducatif seraient aujourd'hui en recomposition. (Alain Kerlan, L'école à venir, Paris, ESF, 1998). Qu'est-ce que l'idée éducative ? Avant tout une conception unifiée de l'école et de l'éducation, telle que l'éducation intellectuelle, morale, politique, sont indissociables. N'assistons-nous pas aujourd'hui à la dissociation de ce que l'idée éducative tenait ensemble ? Que peut-il rester de l'idée éducative dans un monde postmoderne ? (Cf. annexe en fin de cours)
*** UNE QUESTION ESSENTIELLE DOIT ETRE EXAMINEE : QUE RESTE-T-IL DE LA FORME SCOLAIRE DANS LES " DISCIPLINES ", LES " DOMAINES D’ACTIVITES " ET " L’ORGANISATION PEDAGOGIQUE " DE L’ECOLE CONTEMPORAINE ? S’ESTELLE DEFAITE ? UNE AUTRE FORME SCOLAIRE EST-ELLE EN MARCHE ? OU BIEN AU CONTRAIRE A-T-ELLE ELARGI SON EMPIRE ET SON EMPRISE?
ET UN COROLLAIRE : L’ECOLE CONTEMPORAINE CONNAIT DES PROBLEMES DE " DISCIPLINE ", AU SENS PREMIER DU TERME ? Y A-T- IL UNE RELATION AVEC
1063 LES DISCIPLINES COMME CONTENUS D’ENSEIGNEMENT ? LES DISCIPLINES SONT- ELLES " DISCIPLINANTES " ? ***
Conclusion : une école qui se cherche
1) Au total, regarder l’école sous l’angle des " disciplines " et des " programmes " permet de voir bien au-delà des questions et des enjeux strictement " disciplinaires ", au sens usuel du terme " discipline " : c’est choisir une entrée spécifique qui prend toute l’école en perspective, interroge ses missions, ses enjeux sociaux et politiques, culturels, ses mutations, ses mouvements et ses résistances, les valeurs et les finalités qu’elle met en avant, les demandes sociales qui la traversent, l’histoire dans laquelle elle est prise.
En d’autres termes, il faut penser les disciplines, les " programmes en recourant au concept de forme scolaire, et aussi au concept (emprunté à la sociologie de l’éducation anglo-saxonne de curriculum. (" Le mot anglais " curriculum " désigne… une approche globale des phénomènes éducatifs, une manière de penser l’éducation qui consiste à privilégier la question des contenus et la façon dont ces contenus s’organisent dans des cursus. Un curriculum scolaire, c’est… un parcours éducationnel, un ensemble continu d’apprentissage (" learning experiences ") auxquelles un individu s’est trouvé exposé au cours d’une période donnée dans le cadre d’une institution éducative formelle ". Il met l’accent sur " ce qui arrive réellement aux élèves, sur le plan cognitif mais aussi sur le plan affectif et social… Certains auteurs utiliseront la notion de " curriculum caché " ou " programme latent " (" hidden curriculum ") pour bien faire ressortir la différence entre ce qui est explicitement poursuivi par l’école et ce qui est effectivement accompli par la scolarisation " (Jean-Claude Forquin Ecole et culture, De Boeck, 1996, p.22 -23).
2) Les débats dont l'école est aujourd'hui l'objet à propos de ses méthodes, de ses objectifs et de ses finalités sont des débats bel et bien politiques, des débats de politique éducative. a) On pourra le vérifier en comparant le projet de la Charte pour bâtir l’école du XXIème siècle (cf. article Le Monde, 23 janvier 1999 : Claude Allègre ouvre le chantier de l’école du XXIème siècle) et la position prise à ce sujet par le linguiste Alain Bentolila (cf. Le Monde, 30 janvier 1999 : Levée d’immunité scolaire). Le projet de réforme : - des programmes rénovés, recentrés sur les apprentissages fondamentaux : " apprendre à parler, lire, écrire, compter " ; - des rythmes scolaires mieux adaptés ;
1064 - une évolution du métier d’instituteur, devenant le " chef d’orchestre " d’une équipe composée d’aides éducateurs et d’intervenants extérieurs. La critique de Bentolila : - L’école a toujours été chargée de deux missions qui en assuraient la légitimité et le sens pour les familles et les élèves : " d’une part apprendre à lire, écrire et compter ; d’autre part, faire acquérir un ensemble de connaissances qui assuraient les bases d’une culture commune ". - Ce pacte s’est défait. " L’école a perdu son immunité ! Son image est devenue floue, ses finalités obscures, son fonctionnement suspect parce qu’aucune réponse institutionnelle clairement énoncée n’a été apportée aux questions pédagogiques, culturelles et sociales qui ont ébranlé cette institution ". - L’école doit se concentrer sur sa mission essentielle, pour reconstruire le pacte de l’école moderne : la formation intellectuelle " Armer intellectuellement chacun des enfants qui lui est confié, telle est la mission de l’école moderne ; il ne s’agit donc plus seulement de transmettre des connaissances, mais de faire prendre conscience à chaque enfant que tout ce qu’il apprend lui sert justement à exercer plus justement son intelligence afin d’occuper sa propre place dans un monde qu’il ne doit jamais renoncer à transformer ". - Son sens et sa légitimité sociale en dépendent. " On a imposé à l’école la charge de signifier à chaque élève que le long séjour qu’elle lui impose est véritablement utile à lui, en tant qu’être particulier. Dans ses pratiques, dans ses démarches, dans le choix des savoirs qu’elle propose, elle doit aujourd’hui signifier que les efforts qu’elle exige et les contraintes qu’elle impose rendent chacun intellectuellement plus fort et meilleur ". - Le programme du lire écrire compter " assaisonné de quelques activités artistiques " n’est pas à la hauteur du défi ! Une " naïveté ", ou un " cynisme affligeant " ? NB. La politique éducative commence dès que commence l'école, comme en témoigne une autre prise de position du même Bentolila, relayé par les médias, au sujet de la scolarisation des 2 ans. (Cf. Le Monde du 6 février 2001: L'école à 2 ans, est-ce bien raisonnable ? A consulter sur le site du journal : http://www.lemonde.fr)
*** Effacement ou réaffirmation actualisée de la forme scolaire comme emprise totale ? On peut se demander – j’en ferai pour ma part l’hypothèse –si l’exigence d’emprise ne s’est pas à la fois accrue et déplacée. Non plus la visée d’une socialisation morale " primaire ", mais ce qu’on pourrait appeler une socialisation cognitive, exigée par la " société cognitive ", et n’en demande pas moins une forme de " servitude volontaire ". Ainsi va l’école qui vient, " l’école à venir ".
1065
ANNEXE
Extrait de Alain KERLAN, "L'école face aux défis de la diversité", in Pédagogie différenciée, VIèmes Journées pédagogiques des Ikastola du Pays Basque, 12, 13 14 mai 1999, Biarritz.
QUELLE ECOLE A VENIR ? Un terme pourrait résumer l’essentiel de mon propos dans ces pages : celui de changement. Mieux encore : celui de mutation. Notre système scolaire est engagé dans une profonde mutation. Oui, quelque chose dans l’école a changé, basculé. Une autre école est en train de naître. Ce n’est pas seulement le changement d’un modèle éducatif, mais tout le basculement d’un monde qu’il faut donc essayer de comprendre . Un changement de " paradigme ". Où va donc l’école ? Peut-on au moins tenter d’éclairer le sens de la mutation dans laquelle elle est prise ? Peut-on au moins dégager quelques-unes des lignes de force de cette " autre " école en gestation? Quelques considérations générales, " philosophiques ", sont ici nécessaires. Elles portent sur l’origine de la crise de l’école, de la crise de l’éducation. Cette crise n’est pas seulement celle du système éducatif. C’est la crise du monde moderne. L’école est aujourd’hui en recomposition parce que le monde moderne, ce que les philosophes appellent " la modernité ", se recompose. Nous sommes entrés dans le monde " postmoderne ". L’école est nécessairement prise dans cette recomposition, et ses difficultés lui sont liées. La diversification et la différenciation croissante des secteurs de la vie sociale et de la culture sont d’abord les conséquences du développement du monde moderne. Il est normal qu’elles se répercutent dans l’école. En simplifiant l’analyse, on peut dire que le modèle d’école qui disparaît avait un maître mot : unification. Eduquer, c’était nécessairement unifier. Tout devait converger vers le même but. Il fallait à la fois former l’intelligence, éduquer la personne, former le citoyen. Education intellectuelle, éducation affective, éducation sociale et politique, c’était tout un. L’apprentissage de la langue française imposé dans toutes les provinces de la nation a été l’un des aspects de cette volonté d’unité par l’éducation. Unité intellectuelle, unité morale, unité politique. Tous les enseignements, toutes les disciplines devaient converger vers cette fin. Dans ce modèle, l’instruction et l’éducation n’étaient pas opposables. Instruire et éduquer, c’était la même chose. Certains enseignants pensent encore ainsi aujourd’hui, et ont gardé la conviction qu’il suffit de bien enseigner une discipline pour bien former le citoyen, pour bien éduquer la personne. Voilà ce qui change dans le nouveau modèle d’école encore en gestation. Ce qui était uni, superposé, est à présent dissocié. Accès aux savoirs (l’éducation intellectuelle), formation de la personnalité (éducation morale et affective), formation du citoyen (éducation sociale et politique), ne sont plus immédiatement liés. Il faut alors inscrire la nouvelle école dans cette
1066 nouvelle donne. Je crois qu’elle devra s’organiser autour de trois axes principaux : la reconnaissance des individus et de leur subjectivité ; la gestion de l’accès aux savoirs ; l’orchestration de la diversité. L’école à venir devra être école du sujet, école des savoirs, école de la diversité. 1. L’école du sujet Il faut bien l’avouer : l’élève comme individu, l’élève comme personne étaient largement méconnus et " oubliés " dans l’école. L’école se méfiait des subjectivités et des sentiments, de l’imagination. Elle leur opposait la raison. Ce rejet de la subjectivité n’est plus tenable, il est à contre-courant de l’évolution de la culture contemporaine, des valeurs " postmodernes ". L’élève est un sujet qui demande considération. C’est le principal reproche qu’adressent les élèves aux professeurs : ne pas assez les considérer comme des personnes. Cela ressortait clairement des enquêtes de François Dubet; les lycéens l’ont récemment répété à l’occasion de la consultation Meirieu. La " crise de la citoyenneté " ne s’explique sans doute pas autrement. L’éducation du citoyen doit commencer par la reconnaissance des individus et des subjectivités. On reproche souvent à l’homme contemporain, aux jeunes d’aujourd’hui, une absence d’engagement dans la cité, leur " individualisme ". C’est méconnaître les valeurs de l’individualisme et de la subjectivité. Elles ne doivent pas être opposées, mais intégrées à la citoyenneté. N’est-ce pas d’ailleurs ce que beaucoup cherchent et trouvent dans l’engagement humanitaire ? L’éducation passe aujourd’hui par la prise en compte d’une subjectivité émancipatrice. L’école du sujet devra d’abord permettre aux individus de re-découvrir la dynamique émancipatrice de la subjectivité. Le sort de la culture dans l’école appelle les mêmes réflexions. On se plaint du désintérêt croissant pour la culture scolaire, on redoute le développement chez nombre d’élèves d’une attitude purement " instrumentale ", " utilitaire ". " Çà ne sert à rien, mais puisqu’il faut en passer par là, attendons que ça passe ! ". Combien ont ce genre de raisonnement à propos de la littérature ou de la philosophie ? La force de la culture ne peut plus être comprise et saisie quand la culture est coupée des subjectivités réelles et concrètes, de la vie personnelle des individus. Il faut permettre à la personne, au sujet, de re-découvrir le sens dont toute vraie culture est porteuse. Seule l’école centrée sur le sujet peut libérer la force émancipatrice de la culture. Etre une personne, c’est aussi aujourd’hui l’exigence centrale du métier d’enseignant. Beaucoup d’enseignants le savent bien, et de nombreuses études sociologiques le montrent : enseigner est de plus en plus un engagement personnel. Les élèves attendent de leur professeur qu’il soit à la fois un enseignant (la compétence) et une personne (la relation). Le métier est dès lors aussi – ce qui ne veut pas dire seulement – une affaire de personnalité, de relation, de climat, de style personnel : bref une affaire de subjectivité(s). Comment se préparer à cela ? Qui éduquera l’éducateur ? L’expertise didactique touche là à sa limite. 2. L’école des savoirs La relation et la subjectivité ne sont pas tout. Réduire l’école qui vient à cette dimension serait une erreur grave. Plus que jamais, l’école sera le lieu des connaissances et des savoirs. Nous sommes entrés dans la " société cognitive ". Apprendre est le destin de nos sociétés. La croissance fulgurante des capacités d’accès aux informations et le rôle économique crucial des
1067 savoirs dans le monde contemporain ne nous laissent guère le choix. Dans le cadre d’une société fondée sur la science, la formation et l’innovation technologique, la maîtrise et le " partage " des savoirs, des connaissances et des compétences, sont des enjeux stratégiques et des exigences démocratiques. C’est pourquoi il faut désormais éduquer les " usagers " des savoirs. C’est une tâche complexe et dont les dimensions peuvent paraître contradictoires. Comment en effet concilier une appropriation " utilitaire ", pragmatique, des savoirs et des compétences, sans verser dans le pur utilitarisme ? Les savoirs dans notre société sont et seront de plus en plus des savoirs dont l’utilité individuelle et sociale est la raison d’être. Eduquer n’est plus leur seule et véritable légitimité. Le développement des didactiques comme celui de l’éducation cognitive, méthodologique vont à mon avis dans ce sens. Les savoirs et les compétences sont devenus des biens et des moyens qu’il convient de mettre à portée des individus. Les différentes didactiques s’y emploient. Elles recherchent les procédures rationnelles les mieux appropriées. L’éducation cognitive, méthodologique, prépare les usagers à entrer, à se repérer et à opérer dans un monde où les connaissances se présentent sous la forme de gigantesques banques de données. Du côté des élèves, l’importance qu’accordent les sciences de l’éducation à la notion de rapport au savoir doit être comprise dans le même contexte. Le rapport au monde de chacun d’entre nous, le rapport au monde des enfants que nous préparons aujourd’hui, passe désormais et passera toujours plus par des connaissances abstraites et le maniement d’outils intellectuels formels. L’obligation d’apprendre est devenue obligation de construire un rapport de savoir au monde. Cet effort ne va pas de soi pour tous les élèves, il n’est pas donné d’emblée à chacun d’entre eux, et pourtant tous doivent en passer par là. Comment aider chaque élève à construire ce type particulier de rapport au monde, un rapport de savoir au monde ? Pas d’apprentissage réussi, pas de réussite scolaire sans cela. C’est donc lui, comme l’écrit Bernard Charlot, " qui doit être l’objet d’une éducation intellectuelle ". Il est néanmoins impossible de s’en tenir à une conception utilitaire des savoirs. Sinon, les savoirs instrumentés ne seront plus que des biens de consommation, et l’école deviendra un nouveau terrain de l’économie marchande. Dans toute société, les savoirs doivent aussi être une culture commune. Quelle culture commune voulons-nous asseoir sur les savoirs qu’enseigne l’école ? La redéfinition des programmes est à l’ordre du jour. Il ne s’agit pas seulement d’un " toilettage " et de l’allégement d’une encyclopédie en effet devenue bien lourde et encombrée. Il s’agit de s’accorder sur un socle commun, et sur la nature et la place des savoirs dans ce socle commun. A l’instrumentation nécessaire des savoirs doit répondre dans l’école et par l’école leur réappropriation culturelle. L’éducation instrumentale doit être accompagnée, doublée d’une éducation culturelle, d’une reprise culturelle des savoirs, qui se préoccupe de leur sens, de leur histoire, de leurs valeurs, de leurs conséquences et de leurs fins, des responsabilités éthiques et politiques qui y sont engagées. Des savoirs, des sciences et des techniques, pour quoi faire, pour quel monde, pour quelle société ? 3. L’école de la diversité Ce dernier point nous fera retrouver nos interrogations initiales. Ecole du sujet, l’école qui vient ne peut être que l’école de la diversité des sujets et des individus. Les évolutions récentes de l’école et de la pédagogie ont vu apparaître un ensemble de termes et de thèmes dont le sens est clairement convergent. " Différenciation pédagogique ", " trajectoires d’excellence individualisées ", " parcours diversifiés ", " projets personnalisés ", " parcours
1068 individualisés " : L’école à venir cherche à concilier l’exigence de culture commune, d’unité des objectifs, et la diversité nécessaire des itinéraires, voire la pluralité des conceptions du " bien éducatif ". L’ambition d’un socle commun est désormais doublée d’une exigence de parcours personnels, adaptés à la fois à la diversité et à l’hétérogénéité de la population scolaire, à la diversité des dispositions et des talents. Les valeurs que la société contemporaine accorde aux différences sont un aspect de cette mutation. La différenciation pédagogique, la pédagogie différenciée, par bien des aspects, restent du côté de l’école unique, de " l’école pour tous ". Passant de la différenciation à la diversification, nous glissons de " l’école pour tous " à " l’école de tous ", à l’école plurielle. La nuance n’est pas négligeable. Elle signale le chevauchement de deux logiques, de deux époques. Nous devons savoir qu’il s’agit là d’un défi démocratique, avant d’être un approfondissement possible de la démocratie. Comment prendre en charge la diversité reconnue des élèves ? Comment mettre en forme dans l’école la difficile équation que formule le sociologue Alain Touraine: " tous égaux mais différents " ? Comment contenir les risques d’accroissement des inégalités sous couvert de pluralité et de différences ? Nous avions vécu jusque là dans l’idée et le modèle d’une école fondatrice de la citoyenneté. Nous voici embarqués dans une école qui se cherche et que traversent les exigences comme les difficultés et les incertitudes de la démocratie. Dans le " laboratoire " d’une école en quête de ses marques, c’est bien notre société elle-même qui se cherche et invente ses formes. *** DEUXIEME PARTIE : LA NOTION DE "DISCIPLINE" ET LES SAVOIRS SCOLAIRES EN PERSPECTIVE.
LIRE –ECRIRE : LES DEFIS D’AUJOURD’HUI INTRODUCTION 1) Deux documents témoins de l’entrée dans le monde de l’écrit chez l’enfant : découverte de la communication à distance, mais aussi du coût et de la complexité des codes. Deux " vécus " : - joie, plaisir, découverte d’un vrai pouvoir : une enfant de CP s'approprie la langue écrite comme moyen personnel de communiquer et d'agir : "Papa, vien mangé cê prê" (sic !) (Un message adressé au père et glissé sous la porte de son bureau)
1069 - épreuve, monde touffus des normes et des codes. L'appropriation heureuse et signifiante bute cette fois sur la grammaire et l'orthographe, l'accès au pouvoir de la langue écrite ne "prend" pas : "mas cher élène, je te remersi de la leitre. Je orreur de la grammair. Maman mas dit que tu ans faisais beaucoup. Tu est comletemet FOLLE. Sylvie" (sic !) (Une lettre reçue par Hélène HUOT, et placée en exergue de son livre : Et voilà pourquoi ils ne savent pas lire, éditions Minerve, 1988) Document complémentaire : - l’échec scolaire selon MUCCHIELLI, ses conséquences pédagogiques et psychologiques. Les conséquences psychologiques entretiennent les difficultés pédagogiques et réciproquement (Cf. R. Mucchielli et A. Bourcier, La dyslexie, maladie du siècle ?, Paris ESF.) On peut aussi évoquer les travaux de René ZAZZO sur l’image de soi chez l’enfant, fortement centrée sur le statut scolaire chez l’enfant de CP/CE. Si l'image de soi du jeune enfant de CP est tributaire de son statut scolaire, quelles conséquences aura l'échec ? 2) Le "cœur" de l'école, la "colonne vertébrale" des apprentissages. Rien d'étonnant si l'accès à la langue et l'apprentissage du lire-écrire focalisent toutes les "passions" et les débats dont l'école primaire est l'objet. Le récent (et récurrent) "recentrage" de l'école sur cette tâche, ce chantier toujours ouvert, en témoigne à nouveau (Cf. Jack Lang, Conférence de presse du 20 juin 2000). Deux enjeux indissociables : a) Enjeu politique : "Transmettre la langue nationale est la priorité absolue. Se sentir chez soi dans la langue française est indispensable pour accéder aux savoirs". b) Enjeu pédagogique : "La langue est en effet la véritable colonne vertébrale des apprentissages, le savoir des savoirs, la porte qui ouvre aux autres disciplines". On pourra lire ci-dessus le passage de cette conférence consacré à la langue et à la lecture :
"Un idéal éducatif redessiné : une école ouverte à toutes les formes d'intelligence" "Dans un monde qui change rapidement, l’école doit plus que jamais transmettre l’expérience et l’histoire des générations précédentes. Elle doit développer chez les élèves toutes les formes d’intelligence et les armer pour le futur. L’" honnête élève " dont j’ai brossé un rapide portrait doit se voir offrir la possibilité de développer toutes les formes d’intelligence. L’être humain forme un tout indissociable, l’élève doit se sentir bien dans son esprit comme dans son corps et c’est seulement par souci de clarté dans l’exposé des mesures que je distinguerai, de manière un peu arbitraire, les trois éléments d’un triptyque composé de : - l’intelligence conceptuelle et formelle, qui passe par la maîtrise du langage, qui exige la formulation d’hypothèses dont il faut ensuite vérifier la valeur ;
1070 - l’intelligence concrète qui mobilise le sens de l’observation, de l’action, le goût de l’expérimentation ; - l’intelligence sensible qui ouvre à l’écoute, à la contemplation, à l’expression artistique. Il va de soi que ces trois formes d’intelligence s’entrelacent, s’imbriquent, se nourrissent mutuellement. Par exemple, l’apprentissage de la langue et l’apprentissage de la musique vont ensemble : ils donnent tous deux la priorité à l’écoute et ce dès le plus jeune âge. L’apprentissage de l’une conforte l’apprentissage de l’autre. 1) Le développement de l’intelligence conceptuelle exige la maîtrise du langage
Il faut inlassablement le rappeler : transmettre la langue nationale est la priorité absolue. Se sentir chez soi dans la langue française est indispensable pour accéder à tous les savoirs. La langue est, en effet, la véritable colonne vertébrale des apprentissages, le savoir des savoirs, la porte qui ouvre aux autres disciplines. Or, c’est au moment des premiers pas dans l’acquisition de la langue que certains élèves, déjà, risquent de perdre pied. Tout se joue là : la promesse de la réussite comme les premiers signes de l’échec. L’échec n’est pas supportable, et nous devons le combattre avec détermination. Cela passe par une action résolue en faveur de la maîtrise de la langue orale et de l’apprentissage de la lecture. A fortiori, pour ceux qui n’ont pas le français comme langue maternelle. Ce chantier n’est pas nouveau. L’éducation s’est interrogée à maintes reprises, et encore récemment à l’occasion des Etats généraux de la lecture et des langages, sur les moyens à mettre en œuvre pour faciliter l’apprentissage de la lecture. À travers ces nombreux débats, deux idées fortes finissent par s’imposer : · la nécessité de mieux marquer deux temps essentiels d’acquisition : - la maîtrise de l’oral, à l’école maternelle, pour accéder, ultérieurement, plus facilement à l’écrit ; - l’apprentissage de la lecture à l’école élémentaire. · l’exigence d’une rénovation de l’évaluation et des remédiations. a) L’acquisition, en deux temps : · À l’école maternelle, priorité à l’expression orale pour préparer l’accès à l’écrit. Mesurons cette simple donnée : le nombre de mots compris par un enfant, à l’entrée du cours préparatoire, varie, suivant les cas, de 600 à 1800. De tels écarts sont porteurs d’inégalités d’autant plus graves qu’elles sont précoces et que la pauvreté du vocabulaire perturbe l’apprentissage de la lecture. Parler, c’est énoncer des idées, formuler des interrogations. C’est aussi exprimer une volonté d’échange et une affirmation de soi. Le développement du langage oral doit donc demeurer l’objectif premier des maîtresses et des maîtres de maternelle. L’ensemble des domaines d’activités de l’école maternelle, concourent à l’épanouissement du jeune enfant : rythmique, éducation physique, chant, modelage. Tous ces éléments sensibles de la pédagogie de l’école maternelle doivent nourrir aussi chez l’enfant sa conquête du langage en lui offrant des occasions de dialoguer, de questionner, de s’émerveiller, d’exprimer ses émotions et ses capacités de création. Un travail collégial des maîtres, en collaboration éventuelle avec des maîtres spécialisés, favorisera la réussite de chacun. Parce que chaque élève est important. Pour faciliter le passage à l’écrit, le compagnonnage, dès l’école maternelle, avec les livres et les albums, le contact régulier avec la " langue des livres " et les langages écrits, grâce à la lecture à haute voix faite par un adulte, au conte, vrai don littéraire à l’enfant, ont une importance décisive. Les échanges qui permettent d’élucider le sens des textes et les effets sur soi des histoires amorcent un travail essentiel sur la compréhension qui facilitera les apprentissages systématiques et structurés du cours préparatoire. Encore faut-il insister ici sur l’idée qu’il n’y a pas de lecture sans écriture, et pas de maîtrise de l’écriture sans la combinaison d’un travail de la pensée et d’un travail du geste technique qui en permet l’expression. Cette maîtrise technique du geste grapho-moteur qui permet le tracé adéquat des lettres a tendance parfois à faire défaut à nos élèves. Je donnerai des instructions pour que les enseignants des écoles maternelles soient aidés à réhabiliter les exercices qui en favorisent la maîtrise.
1071 · À l’école élémentaire, l’apprentissage de la lecture. Savoir lire et aimer lire, tels sont les objectifs majeurs des premières classes de l’école élémentaire. Savoir lire - Au CP et au CE1, l’entrée dans l’écrit est une étape délicate pour l’enfant qui va devoir se familiariser avec le fonctionnement du langage écrit, en soi et dans sa relation avec le langage oral : mettre les sons qu’il perçoit en relation avec leur traduction graphique, comprendre la structure des phrases, l’importance du rôle de chaque élément qui les composent. Comprendre que la langue qu’il parle s’écrit et que cette langue écrite n’est pas exactement identique à celle qu’il parle. Pour les aider à percevoir l’enjeu de la lecture, il convient de mettre les élèves en contact avec de multiples supports de lecture, du livre à l’écran d’ordinateur, du poème au magazine, pour qu’ils puissent comprendre l’utilité quotidienne de l’écrit, autant que sa formidable capacité à faire rêver. - Au cycle des approfondissements, qui couvre les trois dernières années de la scolarité élémentaire, il faut continuer à enseigner la lecture. La lecture pour apprendre, la lecture pour comprendre. On apprend à lire dans toutes les disciplines et c’est cela qui justifie les efforts des élèves. Ce cycle doit favoriser les rencontres avec les textes longs et de plus en plus complexes, des textes riches qui donnent à penser, à s’émouvoir, à s’amuser, à apprendre, des textes qui nourrissent des discussions entre élèves, les rapprochent, les unissent : " Avoir lu le même livre, c’est avoir habité la même maison " disait magnifiquement Saint-Exupéry. Pour familiariser l’élève avec la lecture, il faut des manuels scolaires dans la case du bureau des élèves, des livres et des dictionnaires sur les étagères de la classe, beaucoup de livres dans les bibliothèques-centres documentaires. Dans le même esprit que celui qui conduit à réhabiliter les exercices graphiques à l’école maternelle, on n’omettra pas également de préparer à l’écrit les élèves des trois dernières années de l’école élémentaire, tant il est vrai qu’à leur arrivée au collège on observe une difficulté à écrire chez nombre d’entre eux. Comment, en effet, un élève deviendrait-il capable, au collège, de suivre des cours en prenant des notes, sans s’être astreint et sans avoir pris l’habitude, auparavant, d’écrire davantage et régulièrement ? Je donnerai donc aussi des instructions dans ce sens essentiel pour une bonne scolarité au collège. Aimer lire Le goût de lire, la passion de lire, s’acquièrent aussi dans des rencontres de qualité : de beaux livres, de vraies histoires - souvent fréquentées - entraînent à vouloir lire. Chaque équipe de cycle devrait définir un " bagage " de livres lus ou rencontrés chaque année ; aussi bien la littérature de jeunesse que les œuvres du patrimoine seront sollicitées. Chaque élève devrait pouvoir se construire une sorte d’anthologie des textes aimés. " La meilleure anthologie, c’est celle que l’on compose soi-même " écrivait Paul Eluard. Ce " trésor personnel ", l’élève l’emportera, de classe en classe. Il doit être possible d’appliquer déjà concrètement cette proposition au cahier ou au classeur de poésie : tout enfant devrait pouvoir le conserver et l’enrichir. J’ai demandé à Henriette ZOUGHEBI, directrice du Salon du Livre de Jeunesse de Seine-Saint-Denis à Montreuil, de concevoir un plan de développement supplémentaire des bibliothèques-centres de documentation, qui comprendra en particulier une dotation de 500 000 ouvrages."
I. COMMENT LES ENFANTS APPRENNENT-ILS A LIRE ? REGARD SUR LES METHODES ET LES DEMARCHES 1) Dix minutes d'apprentissage dans un CP. Document audiovisuel CNDP Idée centrale : LIRE, C'EST CONSTRUIRE DU SENS. 2) Méthodique ou " naturel " ?
1072 Document audiovisuel IUFM de Versailles " Apprendre à lire naturellement ". Echantillon d'une démarche inspirée de la pédagogie Freinet. Méthode naturelle : méthode, ou nature ? Une formule d'allure contradictoire. Qu'est-ce qu'une méthode ? Un chemin ( methodos ), une progression, un guide pour ne pas se perdre dans des répétitions sans profit de l'apprentissage par essais et erreurs. MÉTHODE : NI HASARD NI TÂTONNEMENT, MAIS UN PROCÉDÉ ACCOMPAGNÉ DE SON PRINCIPE DE JUSTIFICATION RATIONNELLE. En ce sens, la méthode… naturelle est bien une méthode ! Pente et risque inhérent à la méthode : se substituer à l'apprenant. Deux choses à retenir dans la perspective d'un apprentissage plus naturel de la langue écrite : - laisser l'enfant découvrir l'écrit dans le prolongement de ses capacités et de son expérience… sans tomber dans le spontanéisme. - Organiser l'apprentissage … sans étouffer sa dynamique. 3) Fondements scientifiques de l'apprentissage - la psychologie de l'apprentissage - la psychologie de l'enfant - les nouvelles analyses de l'acte de lire : Lire, c'est interpréter une suite de mots et de phrases, saisir le sens d'un texte. Lire est une activité de construction de sens : éduquer avant tout l'attitude et l'activité de lecteur. Les présupposés des méthodes traditionnelles doivent être récusés (lesquelles accordaient priorité à la maîtrise de la combinatoire). L'existence de deux codes, idéo-graphique et grapho-phonétique. La démarche doit mener de front l'accès au sens et la découverte des constituants de la langue. Apprendre sur de vrais textes, des supports réels et variés. Diversité des situations de lecture. Diversité des activités de lecteur. Diversité des stratégies de lecture. Lecture et écriture, les deux faces d'une même pièce.
II. LIRE-ÉCRIRE : LES ENJEUX
1073 Un apprentissage qui cristallise beaucoup de passions. Pourquoi ? Pourquoi les querelles et les guerres des méthodes ? 1. Pas seulement une compétence : un pouvoir Un savoir-faire " élémentaire "… mais aussi un pouvoir de maîtrise. Une compétence intellectuelle de grande portée politique. Lecture et émancipation. L’esprit des Lumières. Alphabétisation et libération. Un pouvoir qui est bien en jeu dès le début, dès le commencement de l’apprentissage. Un apprentissage authentique doit être pénétré, convaincu, conscient de ces dimensions libératrices. Comment être pénétré de cette consciences des enjeux, de cette conviction ? Il faut sans doute que le maître chaque fois re-découvre ce pouvoir de l'écrit à travers les yeux et l'expérience de l'enfant. Ce n'est sans doute pas chose aisée ; ici l'éducateur a besoin de la dynamique et de la nouveauté de l'enfance toujours renouvelée pour éduquer pleinement. Il faut dire de chaque enfant qui apprend à lire ce que Itard disait de Victor de l'Aveyron : chaque fois qu'il fait quelque chose, c'est vraiment la première fois ! La querelle des méthodes : un sentiment plus ou moins explicite de ces enjeux ? Le choix d’une méthode doit donc être un choix éclairé, et pas seulement une commodité technique. Il enveloppe une philosophie éducative. Pratique # Technique. 2. Une éducation intellectuelle
" Vous ne devez pas lâcher vos écoliers, vous ne devez pas, si je puis dire, les appliquer à autre chose tant qu’ils ne seront point par la lecture aisée en relation familière avec la pensée humaine ". Jean JAURES, cité par Gaston MIALARET, L’apprentissage de la lecture, Paris, PUF, 1975, p.10.) Savoir lire – écrire, c’est : - un nouveau moyen de communication - un élargissement des horizons intellectuels et de l’univers. (Un témoignage de cette conquête chez l’enfant dans le roman de S. MILHAUSER, La vie trop brève d’Edwin Mulhouse, Albin Michel, p. 153 sq. Cf. ci-dessous Annexe 1.) - une entrée dans le monde des idées, des concepts, du sens. Une mise à distance. Voir la conception de ALAIN (Propos sur l’éducation n° 38. Cf. Annexe 2). - La capacité de juger, de faire preuve d’esprit critique. Cf. Jean GUEHENNO, extrait d’une conférence prononcée à l’UNESCO en 1950, cité par Gaston MIALARET, Op. Cit., p.11 :
1074 "Savoir lire, écrire et compter, la preuve est faite que décidément cela ne suffit pas. Bien mieux on se demande si cette sorte de demi-culture, d'une certaine façon, ne prépare pas des dupes et de plus faciles esclaves... Que vérifions-nous tous les jours ? C'est, hélas, que ces hommes à qui on a seulement appris à lire, à écrire et à compter peuvent n'être que de meilleurs esclaves, et il est sans doute plus difficile encore de défendre les hommes contre la demi-culture que contre l'ignorance. C'est qu'il y a lire et lire. Lire n'est rien, si ce n'est savoir distinguer sur un papier imprimé le mensonge de la vérité et reconnaître les secrètes et insidieuses combinaisons qu'ils peuvent parfois former ensemble... Apprendre à lire aux gens pour qu'ils se confient au premier papier imprimé n'est que les préparer à un nouvel esclavage... Lire devient le moyen du plus affreux enrégimentement, et certaine manière vaniteuse de savoir lire arrête en quelque sorte la pensée. " Un propos qui vient en écho à l'affirmation de CONDORCET, selon laquelle le savoir lire, en absence d'esprit critique, maintient dans l'ignorance et la dépendance au lieu de libérer (Troisième mémoire sur l’instruction publique (1791), éditions Edilig, p. 169. Cf. Annexe 3). - Une nourriture pour l’imaginaire et la créativité de la personne. La notion de " créativité " selon WINNICOTT dans Jeu et Réalité (Gallimard) est ici assez convaincante. Selon le psychanalyste, la créativité est moins une capacité de production (d'œuvres, etc. ) qu'une attitude en face du monde, une manière "d'être là", d'être au monde qui font que le monde existe pleinement. Les réflexions d’un lecteur hors du commun, Marcel PROUST (" Sur la lecture ", éditions Actes Sud) peuvent aussi nourrir la réflexion de l'éducateur. La lecture plaisir, la lecture joie, la lecture célébration, voilà ce dont nous entretient l'auteur. On peut y voir un programme éducatif ! EN FIN DE COMPTE APPRENDRE ET ENSEIGNER A LIRE C’EST FORMER ET EDUQUER L’INTELLIGENCE : - Parce que dans l’écrit sont engagés les procédés les plus généraux de la pensée ; - Parce qu’il y a des liens essentiels entre la lecture et la pensée ou la démarche scientifique. IL FAUT DONC VEILLER A CE QUE LES METHODES SOIENT A LA HAUTEUR DES OBJECTIFS ! On fera dans cette perspective la critique d’un certain usage " non émancipateur " des manuels scolaires. Trop souvent ceux-ci ne sont même pas la "propriété" de l'enfant, leur usage est constamment soumis aux commandes du maître, ils sont alors réduits à un recueil de fiches d'exercices qui soumettent l'enfant à la volonté enseignante, au lieu de lui ouvrir les portes de l'univers : où est alors le sens de l'émancipation ?
III. L’ENFANT ET LA LECTURE 1) Les différences initiales Un apprentissage complexe. Se débarrasser de l'idée qu'il est "facile" d'apprendre à lire
1075 Des enjeux pas seulement " didactiques " mais aussi psychologiques. Des enjeux pas seulement psychologiques mais aussi et fondamentalement sociaux : - la langue et la distance sociale à la culture scolaire. - Fonction sociale du langage. - Fonction socialisante et personnalisante. (Cf. GFEN, Pour une autre pédagogie de la lecture, Paris, Casterman, 1976, p.18/19, et M.E.N., Maîtrise de la langue à l’école, CNDP, p.117/119). 2) Aux sources du goût de lire Seule motivation durable : le plaisir Découvrir le goût de lire, le cultiver, le préparer, l’entretenir, l’encourager. Qu’est-ce que le goût de lire et d’où vient-il ? Comment l’encourager ? Le point de vue d’un pédopsychiatre, René DIATKINE (Cf GFEN, Pour une autre pédagogie de la lecture, p.33/39) : - Trois groupes d’enfants. a) "Le premier groupe comprend les enfants apprenant facilement la langue écrite, et en tout cas sachant lire rapidement. Il est important de constater que le plus souvent, quelle que soit la méthode utilisée, ces enfants ont acquis la lecture entant qu'activité globale avant que le maître leur ait tout enseigné" (p. 34). b) "Un deuxième groupe est constitué par les enfants qui suivent à peu près, mais chez qui ce processus de généralisation ne se produit pas. Pour eux, on est obligé d'aller jusqu'au bout de la méthode, et, bien souvent, ces enfants ont tendance à oublier ce qu'ils ont appris au début quand on arrive à la fin. Il faut alors recommencer. Cette répétition est d'ailleurs relativement efficace" (Idem). c) "Enfin un troisième groupe est constitué d'enfants ne faisant aucune acquisition de la langue écrite au cours de la première année d'école élémentaire…". On y trouve selon Diatkine les enfants vivant dans des conditions particulièrement difficiles, ceux qui appartiennent à des familles "n'ayant aucune dimension culturelle commune avec l'école", un certain nombre d'enfants "posant des problèmes psychopathologiques divers".
- Une différence qualitative et pas seulement quantitative sépare ces trois groupes : formés tôt, ces groupes sont très stables ; et ils laisseront place chez les adultes à une répartition plus tranchée : les lecteurs et les non-lecteurs. A quelques exceptions significatives (cf p. 36), "les lecteurs se recrutent presque exclusivement dans le groupe des enfants qui ont appris à lire vite au début de leur scolarité".
1076 - Le goût de lire n’est pas la " conséquence " de l’apprentissage réussi. - Il se joue dans le rapport très précoce de plaisir pris avec la langue : l’accès à la langue-récit et le plaisir de l’imaginaire. - Conclusion : ne pas réduire la valeur du langage à celle d’un moyen de communication, mais prendre en compte sa dimension et son bénéfice imaginaires. Rôle essentiel de l’école maternelle à cet égard .
3) La dynamique de l’apprentissage (Cf. GFEN, " Un enfant apprend, mais quel enfant ? ", in Pour une autre pédagogie de la lecture, p.60 sq.) - Apprendre, c’est l’acte du sujet. - Un enfant y découvre un nouvel objet culturel. Il apprend à se l’approprier par une double prise : lire – écrire. - L’apprentissage doit être pensé dans la dynamique du développement de l’enfant : une activité transformatrice (manipuler, explorer, répéter), soutenue par un désir et un " espace de vie " suffisant. - Penser la lecture comme entrée dans une " autre " culture.
CONCLUSIONS
Eviter la mécanisation de l’apprentissage pour en préserver le sens, la force émancipatrice. Et pour cela ne jamais perdre de vue ses finalités éducatives. Ne pas oublier qu’avant d’entrer dans le monde de l’Écrit, l’enfant habite le monde de la Parole et du Corps. Une façon d’être au monde et aux autres. Se souvenir que l’Écrit ne peut être réduit à la transcription de l’oral, qu’il a une signification anthropologique. Traces et inscriptions. Réactualiser les pouvoirs de l’écrit et les valeurs de l’alphabétisation. Par où passe aujourd’hui la liberté intellectuelle et politique que les Lumières avaient mise dans l’accès à la lecture ? ***
1077 Un dossier complémentaire à ouvrir : l’image contre le livre ? L'audio-visuel contre l'écrit ? Cette réflexion doit aujourd'hui absolument être conduite…
Annexe 1. "L'année scolaire avançant, Edwin s'aperçut qu'il surgissait des mots de toutes parts autour de lui. Il en poussait plein sur la table au petit déjeuner - sur les boîtes de céréales, sur les fioles de vitamines, sur les flacons de saccharine. Il trouva des dizaines de mots sur le chemin de l'école: BENJAMIN STREET, JORDAN AVENUE, A VENDRE, STOP, VINCENT CAPOBIANCO, BUZZY AIME SUE, MARIE MÈRE DE DIEU, OLDSMOBILE, MOBILOIL, et, bien sûr, son panneau préféré, qui le faisait penser à l'attaque de la diligence et au masque de tigre en carton : ATTENTION ENFANTS. Il y avait des mots sur les boîtes de puzzles, des mots sur les cartons de diapositives pour stéréoscope, des mots sur ses boîtes de peinture, des mots sur ses cahiers à colorier, des mots sur sa balle en caoutchouc rose, des mots sur sa balle de tennis, des mots sur son damier, des mots sur l'ampoule électrique, des mots sur l'interrupteur, des mots sur son oreiller. Sur un seul penny, que lut Mr. Mullhouse, il y avait les MOTS LIBERTY, IN GOD WE TRUST, ONE CENT, UNITED STATES OF AMERICA, et E PLURIBUS UNUM, que même Mrs. Mullhouse ne comprenait pas. Sur le fourreau en papier d'une seule craie de couleur, il y avait les MOTS COPPER, BINNEY & SMITH INC., NEW YORK, MADE IN U.S.A. Il y avait des mots dans les éléments de la cuisine, des mots dans l'armoire à pharmacie, des mots dans les placards, des mots dans tous les tiroirs. Il en poussait sur les crayons, sur les lampes, sur les horloges, sur les sacs en papier, sur les boîtes en carton, sur les balais à tapis, sur les pôles en laiton des prises de courant, sous les assiettes, et sur le dos des petites cuillères. Il en poussait dans ses tennis, dans ses slips, à l'intérieur de sa chemise derrière sa nuque. Il en poussait même sur la pelouse; sur la balancelle blanche, sur le couvercle des poubelles, sur la vanne à mazout qui dépassait du gazon devant la maison; et un beau jour de printemps, il regarda en l'air et vit un avion qui écrivait des mots dans le ciel. Et comme avec le passage de l'hiver au printemps, Edwin était passé de l'abécédaire au premier livre de lecture, c'était comme si la saison même bourgeonnait et fleurissait en mots." S. MILHAUSER, La vie trop brève d’Edwin Mulhouse, Albin Michel, p. 153/154
Annexe 2. "Le problème de la lecture courante est admirable et difficile. Tant qu'il n'est point résolu, ne distinguez pas entre ceux qui savent lire et ceux qui ne le savent point. La lecture qui ânonne ne sert à rien. Tant que l'esprit est occupé à former les mots, il laisse échapper l'idée. Ces affiches lumineuses où la phrase semble sortir d'un trou comme un serpent, pour se précipiter aussitôt dans un autre, ce sont des leçons neuves et excellentes. On dit que nous vivons maintenant dans la vitesse, et emportés au train des machines. N'exagérons pas; la promenade du dimanche se fait toujours du même pas; et il ne manque pas de flâneurs, de pêcheurs à la ligne, ni d'amateurs qui s'arrêtent pour un tableau ou pour un vieux meuble. Mais nous avons gagné ceci, defaire vite ce qui ne mérite point qu'on s'arrête. Epeler un
1078 écriteau, cela est ridicule; il faut le saisir d'un regard; et la plus grande partie d'un journal doit être saisie à la course. Les titres, et quelques mots d'importance, cela suffit bien. Bref, il faut savoir lire l'imprimé comme le musicien exercé lit la musique. Nous en sommes restés au temps où l'on se lisait à soi-même, où l'on s'écoutait lisant. Mais cet orateur qui parle à soi pour se dire que la ville est à cinq kilomètres et que les Français jouent Andromaque, cet orateur n'est pas de ce temps-ci. Il ne sait point lire; et même s'il lit le journal à haute voix et pour d'autres, je ne suis pas assuré qu'il comprend ce qu'il dit, assez occupé de faire correspondre les sons aux signes." ALAIN, Propos sur l'éducation, n° 38, PUF/Quadrige p. 96/97.
Annexe 3. "Accoutumés à lire, habitués à des styles divers, ces accessoires nous amusent ou nous intéressent, nous rebutent ou nous ennuient, mais ne nous empêchent pas de saisir l'enveloppe qui la couvre, la proposition qu'on veut faire entendre. Il n'en est pas de même de ceux qui n'ont pas cette habitude. Il ne serait pas difficile de faire un récit purement allégorique où, changeant les noms, dénaturant les événements, faisant agir des êtres imaginaires, supposant des faits chimériques, on aurait cependant écrit une histoire réelle très-claire pour un certain nombre de personnes, mais absolument inintelligible pour tous les autres ou plutôt leur présentant, soit un conte, soit (pourvu merveilleux y ait été ménagé) une histoire absolument disparate. Or, ce double sens, si sensible dans cet exemple, n'est pas moins réel dans la plupart des livres. Il existe entre les hommes dont l'esprit est exercé et les autres, la même différence qu'entre ceux qui ont ou qui n'ont pas la clef de l'allégorie. Comment donc s'instruire dans les livres, si on n'a pas appris à les bien entendre ? Les éléments très simples de ce qu'on appelle critique ne sont pas moins nécessaires ; il faut distinguer les caractères et les degrés de l'autorité que donne aux faits ou le genre des livres qui les renferment, ou le nom des auteurs, et le ton de l'ouvrage, ou, enfin, la nature même de ces faits ; il faut savoir se décider entre les témoignages opposés, et pouvoir reconnaître quand l'accord de ces témoignages devient un signe de vérité. Le premier mouvement des hommes est de prendre littéralement et de croire tout ce qu'ils lisent comme tout ce qu'ils entendent. Plus celui qui n'a pas appris à se défendre de ce mouvement lira de livres, plus il deviendra ignorant ; car on ne sait que des vérités, et toute erreur est ignorance. La lecture n'apprendrait rien à un homme armé d'une défiance aveugle ; celui, au contraire, qui, résistant à cette impression, n'admet que ce qui est prouvé, et demeure dans le doute sur tout le reste, ne trouvera dans les livres que des vérités".
CONDORCET, Troisième mémoire sur l’instruction publique (1791), éditions Edilig, p. 169.
EDUQUER AUX SCIENCES ET AUX TECHNIQUES
1079
PRESENTATION, INTRODUCTION
Personne ne peut aujourd'hui en douter : la formation scientifique et technique est un enjeu éducatif capital pour nos sociétés modernes.
Il s'agit bien entendu d'une entreprise à long terme : dans une société scientifique et technique, cette formation ne peut que s'étendre "tout au long de la vie". Les sciences et les techniques, par nature, ne cessent d'évoluer.
Quel doit, quel peut être alors le rôle de l'école primaire, de la maternelle à la fin du cycle 3 ?
Celui d'une base, d'un fondement, assurément. Mais fondement de quoi ? Des premiers savoirs ? Des attitudes et de l'état d'esprit propre aux sciences ("l'esprit scientifique") ? Des démarches, des méthodes ? D'une culture commune ?
L'interrogation sur "ce que doit être la formation scientifique" dans l'école est au cœur de l'innovation et de la recherche didactique depuis une trentaine d'années. D'une certaine façon, les questions, les problèmes, les solutions restent les mêmes ! Le noyau dur de la rénovation se situe bien du côté d'une pédagogie constructiviste, qui emprunte à Piaget comme à Bachelard. On le vérifiera en comparant les travaux conduits dans les années 80 autour de ce qu'on appelait alors "les activités d'éveil scientifiques", et l'opération "la main à la pâte" (Georges CHARPAK) des années 95
I. DE "L'ÉVEIL SCIENTIFIQUE" À "LA MAIN À LA PÂTE"
1) "La main à la pâte" Initiée par G. Charpak et relayée par l'INRP, l'opération "la main à la pâte" a pour mission d'accompagner les enseignants dans le développement des activités scientifiques dans les
1080 classes, en relation avec les scientifiques, les didacticiens, les formateurs. Diverses méthodes doivent susciter l'activités des enfants. Principes de base : "1. Les enfants observent un objet ou un phénomène du monde réel proche et sensible et expérimentent sur lui".
"2. Au cours d leurs investigations, les enfants argumentent et raisonnent, mettent en commun et discutent leurs idées et leurs résultats, construisent leurs connaissances, une activité purement manuelle ne suffisant pas".
"3. Les activités proposées aux élèves par le maître sont organisées en séquences en vue d'une progression des apprentissages. Elles relèvent des programmes et laissent une large part à l'autonomie des élèves".
"5. Les enfants tiennent chacun un cahier d'expériences avec leurs mots à eux."
" 6. L'objectif majeur est une appropriation progressive, par les élèves, de concepts scientifiques et de techniques opératoires, accompagnées d'une consolidation de l'expression écrite et orale".
2) Une démarche d'éveil scientifique
La notion d'éveil scientifique dans les années 80.
On analysera ici un documentaire pédagogique à destination des maîtres produit par le Centre National de la Documentation Pédagogique, de la série "L'enfant et son corps" : l'étude du corps humain dans une classe de CM ("Des activités représentation aux activités de symbolisation").
L'analyse s'attachera plus particulièrement aux objectifs poursuivis et aux démarches mises en œuvre.
1081 On comparera l'approche de l'opération "la main à la pâte" aux objectifs et aux démarches proposées par les activités d'éveil scientifiques.
L'originalité concerne peut-être du côté de "la main à la pâte" la mobilisation de "la cité scientifique" au profit de cet apprentissage : accompagnement des partenaires scientifiques (Universités, laboratoires), ressources didactiques et pédagogiques des IUFM, un site Internet au service de l'enseignant : http://www.inrp.fr/lamap/
Il faut donc prendre un peu de recul. L'important, dans toutes ces tentatives et cette répétition, c'est le FIL ROUGE.
Bien repérer les OBJECTIFS et donc de la continuité de la tâche, afin d'apprécier sereinement l'intérêt, la cohérence, et l'efficacité des MOYENS proposés. (Toute la recherche et l'innovation pédagogique en matière d'éducation scientifique, s'ordonnent et s'éclairent de ce point de vue.)
Pour restituer ce fil rouge, une question fondamentale : EDUQUER AUX SCIENCES, AUJOURD'HUI, C'EST QUOI ?
1) Eduquer aux sciences, c'est préparer (et accompagner) l'enfant à entrer dans LA PENSEE, LES DEMARCHES, LES PRATIQUES DES SCIENCES.
2) Eduquer aux sciences, c'est aussi préparer l'enfant, l'habitant de la planète Terre, le futur citoyen, à vivre dans UN UNIVERS, UN ENVIRONNEMENT TECHNIQUE, INDUSTRIEL, POLITIQUE, CULTUREL FACONNÉS DE PART EN PART PAR LES SCIENCES.
Sous l'objectif ÉDUQUER AUX SCIENCES, il faut donc distinguer deux perspectives :
a) La première est la problématique familière de L'EDUCATION SCIENTIFIQUE : attitudes, méthodes, savoirs, démarches, esprit et "valeurs" de la science.
1082
b) La seconde celle, sans doute plus neuve, est celle de LA CULTURE SCIENTIFIQUE ET DE LA CITOYENNETÉ dans une société prise dans le développement des sciences et des techniques. Il ne s'agit plus seulement d'APPRENDRE LES SCIENCES ; nous devons APPRENDRE À VIVRE AVEC les sciences, maîtriser le développement des sciences et des techniques.
II. L'EDUCATION SCIENTIFIQUE. ECLAIRAGES EPISTEMOLOGIQUES.
1) Les ruptures nécessaires En quoi consiste le "noyau dur" de la posture scientifique? Faire des sciences, qu'est-ce que cela recouvre?
a) UNE PENSEE, qui est mise en ordre par DES CONCEPTS, reconstruction intellectuelle (Expl. le concept de respiration, la théorie de l'évolution, le concept de masse, le concept de milieu intérieur, de programme génétique...);
b) UNE PRATIQUE, DES DEMARCHES : mise en ordre par des expérimentations, des montages. Toute expérience est une sorte de petite machine destinée à produire l'effet que l'on veut isoler, étudier, et dépend donc de l'ordre théorique.
c) UNE INTERROGATION, UN QUESTIONNEMENT. On sait bien que tout le talent et l'esprit scientifique est de poser les bonnes questions.
Or, sur ces trois plans, on peut situer LA DIFFICULTE MAJEURE DE L'EDUCATION SCIENTIFIQUE ET DE SES DEMARCHES : l'esprit scientifique, la connaissance scientifique, sont un esprit, une connaissance, UNE FACON DE PENSER ET DE FAIRE EN RUPTURES AVEC LA PENSEE ET L'ACTION ORDINAIRE, SPONTANEE, QUOTIDIENNE. Leurs formes de pensée, d'agir, d'interroger, de questionner rompent avec les façons de pensée, d'agir, d'interroger "naturelles". En effet :
1083 •
SUR LE PLAN DE LA PENSEE, un concept scientifique met nécessairement à distance et en cause la perception, les impressions, les représentations initiales. Cf. Gaston BACHELARD. La mathématisation des sciences ne peut qu'accentuer cette difficulté.
•
SUR LE PLAN DE LA PRATIQUE, un montage expérimental n'est pas tout à fait un jeu de lego plus compliqué et ingénieux, même si le côté "bricolage" des sciences ne doit pas être ignoré. Un instrument scientifique est tout de même de la théorie "incarnée".
•
SUR LE PLAN DU QUESTIONNEMENT, on ne peut ignorer que l'interrogation et le questionnement scientifiques diffèrent de la "curiosité spontanée": celle-ci peut même d'une certaine façon être son plus fidèle ennemi! L'élève "bon" en éveil, hélas, n'est pas nécessairement un élève "bon" en sciences. Si L'ETONNEMENT, comme le voulaient les philosophes grecs avec ARISTOTE, est à l'origine de la science, c'est l'étonnement qui s'étonne de ce qui n'étonne personne!
La fameuse ALLEGORIE DE LA CAVERNE, dans PLATON, résume assez bien cela. •
CONSEQUENCE : L'EDUCATION SCIENTIFIQUE DOIT ETRE EDUCATION AUX RUPTURES NECESSAIRES ET CARACTERISTIQUES DE L'ACTIVITE SCIENTIFIQUE.
Il faut situer en fonction de cet objectif les propositions de la didactique des sciences. Ainsi de l'idée d'OBJECTIF-OBSTACLE, l'un des tout derniers concepts en usage sur le "marché" de la didactique. Que dit-il ?
•
Qu'il ne peut y avoir d'apprentissage proprement scientifique sans FRANCHISSEMENT D'OBSTACLES. (L'épistémologie de BACHELARD n'enseigne pas autre chose. Sa Formation de l'esprit scientifique (éd. Vrin), étude d'histoire des sciences, offre à cet égard un très grand intérêt pédagogique.
•
Que la meilleure façon d'AIDER L'ELEVE A APPRENDRE EN SCIENCES, c'est peut-être de concevoir l'enseignement en toute connaissance de la NATURE DES OBSTACLES qu'il devra nécessairement affronter et franchir et de les PROGRAMMER POUR MIEUX LES DEPASSER.
1084 On définira donc L'EDUCATION SCIENTIFIQUE comme suit :
•
ENSEIGNER , EDUQUER AUX SCIENCES, C'EST PREPARER ET ACCOMPAGNER L'ELEVE A FRANCHIR LES OBSTACLES ET ACCOMPLIR LES RUPTURES NECESSAIRES, SANS QUOI IL N'Y A PAS DE VRAIE COMPETENCE SCIENTIFIQUE.
2) Les continuités pédagogiques J'ai très volontairement un peu forcé le propos en mettant tout le poids de la science sur la rupture… On peut rétorquer à juste titre que s'ils n'existaient pas de continuités, alors nulle éducation scientifique serait possible!
Reste que POUR BIEN PRENDRE LA MESURE DE CE QUE DOIT ETRE UNE EDUCATION SCIENTIFIQUE, IL FAUT D'ABORD AVOIR PRIS CONSCIENCE DES RUPTURES QU'ELLE ENGAGE. (L'erreur de l'éveil, à mon sens, du moins tel qu'il a été souvent compris et pratiqué, a été de trop l'ignorer, malgré la lucidité de certains de ses promoteur, comme Victor HOST). A partir de là, on peut tenter de préciser en quoi consiste à l'école l'initiation aux sciences, et envisager les continuités nécessaires elles aussi. D'une formule : il s'agit dans les classes primaires, en partant des activités "spontanées", "naturelles", "premières" de l'enfant, de mettre en place DES PONTS, DES PASSAGES VERS la science, d'aménager DES GUÉS, de parier sur DES CONTINUITÉS SUBSTITUTIVES, et ceci en toute conscience des inévitables discontinuités.
Il s'agit donc de: •
Construire les concepts scientifiques A PARTIR des représentations, des premières idées, des premières explications, etc., ... EN GARDANT UN OEIL SUR LES OBSTACLES qu'il faudra franchir.
•
Initier à la démarche scientifique A PARTIR des tâtonnements et des explorations spontanées, mais DANS LA PERSPECTIVE DES RUPTURES PROPREMENT EXPERIMENTALES. (Je note aujourd'hui un retour en force de cette entrée dans la science et les techniques par la "pratique", le "tâtonnement", le "bricolage". Voir les positions d'un Gilles DE GENNES ou d'un CHARPAK.)
1085
•
Conduire de la curiosité élémentaire VERS le questionnement élaboré et armé, sans perdre de vue que LA SCIENCE COMMENCE AU-DELA DE LA CURIOSITE "NATURELLE".
3) Trois objectifs, trois orientations pédagogiques
Ces considérations me conduisent à proposer d'organiser la pédagogie des sciences autour de trois grands axes, de lui fixer trois principales orientations :
•
FAIRE VIVRE le plus tôt possible aux enfants des situations et des investigations COMPARABLES aux activités de la science. L'essentiel ici demeure l'initiation à L'ESPRIT, aux METHODES, à la DEMARCHE, aux CURIOSITES ELABOREES, et pourquoi pas aux VALEURS de la science et associées à la science. Même de façon toute approximative, encore, de façon ANALOGIQUE.
A cet égard, il faut faire à nouveau l'éloge de LA CLASSE LABORATOIRE.
(Cela a été le choix assumé dans les années 70/80 par ce qu'on appelait les "AES" (activités d'éveil scientifiques). Un propos demeuré emblématique me revient : celui de Victor HOST, qui a été à 1,' INRP le fer de lance de la pédagogie d'éveil appliquée aux sciences, rapportant le plaisir et l'étonnement des "scientifiques" pénétrant dans ces classes-là : un climat de travail, disaient-ils, évoquant celui de leurs labos. Certes, la classe laboratoire n'est pas le laboratoire. mais... Notez comment les scientifiques à nouveau convoqués au chevet de l'enseignement des sciences refont ce même constat ! Charpak, de Gennes et les autres.)
•
FAIRE PRENDRE CONSCIENCE DES DIFFERENCES ET DES EXIGENCES PROPRES AUX SCIENCES, des ruptures qu'elle ne peut manquer d'exiger : conscience épistémologique, métacognition.
•
MAIS AUSSI développer chez les enfants, dans leur PENSEE ORDINAIRE, ce qui en elle ANNONCE, RAPPROCHE de la pensée des sciences, de leurs démarches, de leurs valeurs.
1086 Exemple 1 : les dessins d'une paire de ciseaux proposés par les enfants dans une classe -maternelle (4/5 ans), dont on soulignera la nature fonctionnelle, et l'esprit d'analyse dont ils témoignent:
Dessins type a : la paire de ciseaux est saisie comme "deux lames qui se croisent".
Dessins type b : l'idée cette fois porte sur "deux lames réunies, attachées".
Exemple 2 : les représentations "biologiques" du cœur humain, obtenues dans un CP/CE, dont on appréciera là encore la signification fonctionnelle symbolique, et non pas réaliste. Il s'agit non pas d'une image, mais bien d'un code, d'un codage, celui des battements cardiaques représentés par une succession de quatre cœurs comme les notes d'une portée de musique. Sous, dans le dessin enfantin, une pensée graphique est à l'œuvre, une écriture fonctionnelle exerçant des capacités d'abstraction et de généralisation.
III. LA CULTURE SCIENTIFIQUE, NOUVEL ENJEU EDUCATIF
Tant qu'il s'agissait de ce que j'ai appelé par commodité l'éducation scientifique, nous demeurions en pays très familier. Pédagogiquement et philosophiquement. Philosophiquement, nous nous rattachions à la philosophie des Lumières : conviction de l'émancipation individuelle et collective par et dans la science, progrès de l'esprit et de la civilisation dans et par les conquêtes de la science, maîtrise technique et politique de notre destin grâce aux sciences. Dans cette perspective, INSTRUIRE, transmettre le savoir scientifique, c'est aussitôt EDUQUER selon des VALEURS. Ce message de CONDORCET vient jusqu'à nous et légitime l'éducation scientifique, parée de toutes les vertus de l'émancipation et de la citoyenneté éclairée.
Il en va différemment si j'envisage l'éducation aux sciences sous l'angle qu'il est convenu d'appeler culture scientifique. Nous envisageons alors les sciences non plus comme des disciplines, mais comme des faits de société et de culture.
1087 •
LES SCIENCES SONT DEVENUS NOTRE MONDE, NOTRE ENVIRONNEMENT, LA TERRE UNE PLANETE SUR LAQUELLE NOUS SOMMES TOUS EMBARQUES. LES SCIENCES ET LES TECHNIQUES SONT A PRESENT NOTRE DESTIN: PAS SEULEMENT NOS SOLUTIONS, MAIS AUSSI NOTRE PROBLEME. NOUS AVONS A APPRENDRE A VIVRE AVEC, APPRENDRE A DECIDER, APPRENDRE A GERER, APPRENDRE A CHOISIR (SELON QUELLES VALEURS? QUELLE PHILOSOPHIE ? QUELLE ETHIQUE? QUELS BUTS ?) A CONSTRUIRE ET TENTER DE MAITRISER NOTRE AVENIR SELON LES POUVOIRS QUE LES SCIENCES ONT PLACES ENTRE NOS MAINS.
•
EDUQUER AUX SCIENCES, C'EST NECESSAIREMENT PREPARER A CELA : TEL EST LE NOUVEAU CHANTIER, LE NOUVEAU FRONT, LE NOUVEL ENJEU DE L'EDUCATION.
1) Les enjeux C'est un chantier ouvert et neuf. On proposera ici quelques repères, en réfléchissant sur quelques faits qui paraissent bien souligner les nouveaux enjeux :
•
Le développement de la muséologie scientifique, industrielle et technique, du tourisme scientifique.
La Villette, Montbéliard, Arc-et-Senans, Ebullisciences à Vaux en Velin, etc ... Pourquoi ces institutions ? Quelles significations ? •
L'opération "Science en fête", et son développement depuis plusieurs années.
Que faut-il en penser? Que vise-t-elle? "SCIENCE OUVRE-TOI !", proclamait la Journée de la documentation scientifique et technique pour les jeunes organisée à Besançon en mai 1994. Que signifie cette demande? •
Le discours des scientifiques eux-mêmes, appelés au chevet de l'enseignement des sciences.
Que faut-il enseigner, en classe de sciences, et comment, leur demandait-on lors du colloque de janvier 1993 organisé par le Ministère de l'Education Nationale et de la Culture à La Villette ? Que faire "avec" les sciences ? •
Les réponses d'un Pierre-Gilles DE GENNES, prix Nobel de Physique, d'un JeanMarie LEHN, prix Nobel de chimie, d'un Philippe KOURILSKY, biologiste, Directeur de recherche au CNRS, sont bien des réponses en termes de CULTURE SCIENTIFIQUE, de MAITRISE POLITIQUE, SOCIALE ET CULTURELLE DES
1088
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SCIENCES. Tel est bien selon eux le nouveau combat des Lumières, aujourd'hui, dans le monde que les sciences et les techniques construisent. L'analyse d'un sociologue des sciences comme Bruno LATOUR, sur ce qui pourrait être une nouvelle donne sociale et culturelle des sciences. L'éducateur ne peut pas l'ignorée.
(On lira avec le plus grand profit l'article de Bruno Latour publié dans "Le Monde" du samedi 18 janvier 97.) L'école primaire est désormais en charge de l'entrée dans la culture scientifique et technique.
2 ) La culture scientifique existe-t-elle? •
Un paradoxe qu'il faut commencer par souligner : hégémoniques dans la civilisation, et dans la hiérarchie des disciplines scolaires, les sciences et les techniques n'ont pas ou guère d'existence culturelle.
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D'où ce constat : La culture scientifique n'existe pas: elle est à inventer ! C'est ce qu'affirme Jean-Marc LEVY LEBLOND (CF Mettre la science en culture, éd., ANAIS).
3) Conséquences
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Scientisme versus Obscurantisme. La culture de l'homme de la rue, malgré un enseignement des sciences de plus en plus répandu, se partage entre le scientisme (foi aveugle en une science toute puissante) et l'obscurantisme (les mêmes recourent aux astrologues, aux sectes, à la divination, etc.). Conséquence : le citoyen tend à s'effacer devant l'expert. Les sciences menacent-elles la démocratie ? C'est la question que pose Edgar Morin après et avec d'autres.
A l'opposé, nos sociétés prennent conscience de la nécessité du contrôle politique et éthique du développement scientifique et technique. "Science avec conscience", comme le dit Edgar Morin : le "retour" des valeurs s'effectue là aussi
1089 CONCLUSION : QUELLE EDUCATION POUR QUELLE CULTURE SCIENTIFIQUE ET TECHNIQUE ? Telle est bien la question qu'il convient désormais de poser. •
L'objectif de l'accès de tous aux connaissances, à la pensée, à l'esprit, aux démarches et aux valeurs de la science demeure et doit être réactualisé.
Il doit néanmoins être élargi aux perspectives ouvertes par l'exigence d'accès à la culture scientifique et aux nouvelles formes de la citoyenneté. Voici quelques pistes qu'on soumettra à la réflexion et à l'action des pédagogues : •
Mettre à bas l'idole scientiste :
- en comblant le décalage entre la réalité vivante et prosaïque des sciences et leur image ; - en favorisant la réappropriation critique de la rationalité scientifique; - en montrant la science comme une entreprise, une production humaine et sociale (mettre fin au dogme de "L'Immaculée conception de la Science", comme le dit plaisamment Pierre THUILLIER !), historiquement et géographiquement située, comme un réseau social d'hommes et d'institutions, d'appareils, de capitaux, de flux d'informations ; - en restituant à la pensée scientifique sa vraie dimension d'aventure, de spéculation, de tâtonnement, de risque. (Cf Dominique Lecourt Contre la peur, de la science à l'éthique une aventure infinie, Paris, Hachette, 1990).
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Mettre la science en culture : dans les Musées scientifiques, bien sûr, mais aussi dans le dialogue avec l'art (l'exposition L'âme au corps, le livre de JACQUARD La légende de la vie, en sont des exemples), au théâtre (le Galilée de BRECHT), au cinéma, par les pratiques sociales, les loisirs, l'imaginaire... Bref, favoriser la réappropriation culturelle : littéraire, théâtrale, romanesque,, picturale, etc., des sciences et des techniques. L'imaginaire des sciences fait partie de la culture scientifique.
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Mettre la question des sciences et de leur maîtrise au cœur de la citoyenneté. L'éducation scientifique doit aussi être conçue dans la perspective de l'éducation civique.
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Donner leur place aux sciences et aux techniques dans la culture générale.
ELEMENTS DE BIBLIOGRAPHIE
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G. CHARPAK, La main à la pâte. Les sciences à l'école primaire, Paris, Flammarion, 1996.
J.P. ASTOLFI et col., Comment les enfants apprennent les sciences, Paris, Retz, 1998.
M. COQUIDÉ-CANTOR et A. GIORDAN, L'enseignement scientifique à l'école maternelle, Nice, Z'éditions, 1997.
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