Emploi
La solidarité contre le chômage
Sommet de Rio
Une ville pas vraiment écolo
courrierinternational.com N° 1128 du 14 au 20 juin 2012
Ukraine
La kippa et le ballon rond
libre?
De Bogotá à Stockholm, les nouvelles solutions pour lutter contre le trafic
La drogue
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M 03183 - 1128 - F: 3,50 E
Afrique CFA : 2 600 FCFA - Algérie : 450 DA Allemagne : 4,00 € - Autriche : 4,00 € - Canada : 5,95 $CAN DOM : 4,20 € - Espagne : 4,00 € - E-U : 5,95 $US - G-B : 3,50 £ Grèce : 4,00 € - Irlande : 4,00 € - Italie : 4,00 € - Japon : 700 ¥ Maroc : 30 DH - Norvège : 50 NOK - Portugal cont. : 4,00 € Suisse : 5,90 CHF - Tunisie : 4,50 DTU - TOM : 700 CFP
Séries Tel-Aviv cartonne à Hollywood France 3,50 €
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Sommaire
ÉDOUARD CAUPEIL
Avez-vous déjà fumé un joint ? Il y a vingt ans, Bill Clinton reconnaissait avoir essayé a u cours de ses études en Grande-Bretagne, ajoutant toutefois qu’il avait peu goûté l’expérience. Barack Obama, lui aussi, a admis avoir “inhalé” de la marijuana. En Europe, 78 millions d’adultes âgés de 15 à 64 ans déclarent avoir déjà expérimenté le cannabis au cours de leur vie. Autant de délinquants, puisque, dans la plupart des pays, la consommation de stupéfiants relève des tribunaux. A peine ouvert par l’écologiste Cécile Duflot, le débat français sur la dépénalisation de la drogue a aussitôt été refermé par le chef du gouvernement, qui redoutait de tomber dans un piège électoral. Rien à voir, fermez le ban. C’est dommage. Fidèle à sa tradition de curiosité, Courrier international a donc décidé d’aller regarder ailleurs comment évolue le débat. En Amérique latine, par exemple, où le président colombien, Juan Manuel Santos, a lancé en novembre dernier un appel en faveur de la légalisation de la drogue. En juin 2011, déjà, la Commission mondiale pour la politique des drogues, qui n’était pas précisément un ramassis de vieux hippies (Kofi Annan, Javier Solana et l’ancien président de la Fed Paul Volcker en faisaient partie), avait encouragé dans son rapport final “l’expérimentation de modèles de régulation légale des drogues”. Quant au Portugal, il n’a pas attendu, le pays s’est même forgé une image de laboratoire international, depuis que, voilà onze ans, le gouvernement a aboli les sanctions pénales pour les tous les stupéfiants. Surprise : la consommation de drogue non seulement n’a pas explosé, mais aurait même plutôt baissé. Depuis, des Etats-Unis à la Norvège, des experts du monde entier se rendent à Lisbonne pour tirer les leçons du cas portugais, même si les études divergent quant à l’efficacité des mesures mises en place. La France, elle, continue de se boucher les narines quand flotte un petit parfum de marijuana, en s’en tenant à un appareil aussi répressif qu’inefficace : selon l’enquête Espad 2011, dont les résultats viennent d’être publiés par l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies, près de 39 % des jeunes de 15 à 16 ans reconnaissent avoir déjà consommé au moins une fois dans leur vie du cannabis, contre 31 % en 2007. Les jeunes Français se classent ainsi au premier rang européen des usagers récents de cannabis (au moins une fois au cours des trente derniers jours précédant l’enquête). Eric Chol
En couverture : photo extraite de la série américaine Weeds, où une mère de famille devient trafiquante. (RUE DES ARCHIVES)
12 La drogue libre ? Un débat mondial En Amérique latine et en Europe, la question de la légalisation de la drogue refait surface. Mais de quoi parle-t-on ? De la dépénalisation de la consommation ? De la libéralisation du commerce ? Du contrôle de la production ? De quelles drogues ?Les Etats sont encore loin de répondre à toutes ces questions.
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Recette portugaise
En couverture
D’un continent à l’autre
Brésil A Rio, la vie n’est pas si verte 33 Moyen-Orient Turquie L’obsession nataliste d’Erdogan Dérive La tentation autoritaire des islamistes au pouvoir Syrie Hier ambassadeurs, aujourd’hui chômeurs Emirats arabes unis Le malheur du Liban fait le bonheur des épouses Egypte Adieu ma révolution ! 36 Afrique Kenya La révolution haut les murs Gambie La débrouille, ma patrie ! Libye Une violence chasse l’autre 39 Dossier emploi Mobilisation La solidarité, c’est bon pour trouver du travail
19 France Législatives Des bords de la Loire à Matignon Littérature Le grand Meaulnes, un éternel adolescent
Long courrier
Dossier emploi La solidarité, c’est bon pour trouver du travail
21 Europe Grèce Après la colère, la peur de l’isoloir Allemagne Berlin, son aéroport, son opéra et tout ses chantiers en retard Ukraine La kippa et le ballon rond Football Le dernier espace de “poésie“ Russie Une société au bord de la fracture Suède La messe techno devient culte 26 Amériques Etats-Unis Les grandes oreilles de la police Brésil A Rio, la vie n’est pas si verte 30 Asie Afghanistan-Pakistan La galère des camionneurs de l’Otan Chine Un rein pour payer ses dettes Laos La nouvelle vague du cinéma
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Editorial
7 Planète presse 8 A suivre 10 Controverse
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n° 1128 | du 14 au 20 juin 2012
46 Arts plastiques L’orientalisme revu et corrigé de Lalla Essaydi 49 Cuisine Un peu de géopolitique dans l’assiette 50 Séries télé Tel-Aviv cartonne à Hollywood 55 Insolites Libérer 500 kilos de serpents, c’est bon pour le karma
Libye Une violence chasse l’autre
Courrier international | n° 1128 | du 14 au 20 juin 2012
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Courrier international n° 1128 Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €. Actionnaire Le Monde Publications internationales SA. Directoire Antoine Laporte, président et directeur de la publication ; Eric Chol. Conseil de surveillance Louis Dreyfus, président. Dépôt légal mai 2012 Commission paritaire n° 0712C82101. ISSN n° 1 154-516 X - Imprimé en France / Printed in France
Planète presse courrierinternational.com
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Retrouvez l’ensemble des sources sur notre site Bangkok Post 55 000 ex., Thaïlande, quotidien. Fondé en 1946, ce journal indépendant en anglais, réalisé par une équipe internationale, s’adresse à l’élite urbaine et aux expatriés. The Christian Science Monitor (csmonitor.com) Etats-Unis. En proie à des difficultés financières, cet élégant tabloïd fondé en 1908 à Boston et lu from coast to coast a cessé d’être imprimé quotidiennement le 27 mars 2009, pour mieux concentrer ses efforts sur son site Internet. Une version papier continue toutefois de paraître hebdomadairement. Dagens Nyheter 360 000 ex., Suède, quotidien. Fondé en 1864, c’est le grand quotidien libéral du matin. Sa page 6 est célèbre pour les grands débats d’actualité. “Les Nouvelles du jour” appartient au groupe Bonnier, le plus grand éditeur et propriétaire de journaux en Suède. Fokus 22 000 ex., Suède, hebdomadaire. Créé en décembre 2005, le titre est le premier hebdomadaire d’informations générales de Suède. Créé sur le modèle de Newsweek, il mêle actualité de la semaine, analyses et reportages ambitieux sur la politique nationale et internationale, les questions de société, l’économie et la culture. Folha de São Paulo 330 000 ex., Brésil, quotidien. Née en 1921, la “Feuille de São Paulo” a fait, au début des années 1980, une cure de jouvence ayant pour maîtres mots : objectivité, modernité, ouverture. Le quotidien est devenu le plus influent du pays, attirant l’intérêt, entre autres, d’une jeune élite qui se bat pour la consolidation de la démocratie. Gazeta Tema 12 000 ex., Albanie, quotidien. Ce titre indépendant, né en juillet 1999 et édité par la société Media Enter, est dirigé depuis l’origine par Mero Baze. Son équipe, qui
avait adopté une attitude ouvertement critique envers le gouvernement de l’époque constitué par une coalition de gauche, continue de suivre la ligne de la transparence. Göteborgs-Posten 50 000 ex., Suède, quotidien. Ce journal libéral de centre droit est avant tout un journal régional. Réputé pour son sérieux, il a tout de même adopté le format tabloïd des quotidiens populaires. Huanqiu 257 000 ex., Chine, bimensuel. Créé en 1980 par l’agence officielle Xinhua, “Globe” compte une centaine de correspondants permanents basés à l’étranger. Le magazine est apprécié pour la qualité de ses grands reportages. Il s’adresse à une élite cultivée de la classe moyenne urbaine, et son lectorat est essentiellement masculin. Jadaliyya (jadaliyya.com), Etats-Unis. “Polémique” est un webzine indépendant édité par l’Institut d’études arabes basé à Washington. Lancé en juillet 2010, il propose des articles de journalistes et écrivains sur des sujets politiques, économiques et culturels concernant les pays du monde arabe. The Jewish Journal 65 000 ex., Etats-Unis, hebdomadaire. Fondé par des laïcs de la région de Los Angeles, c’est à la fois une publication locale et un espace de réflexion sur l’identité et les problématiques juives. Le magazine juif le plus lu des Etats-Unis après ceux de New York consacre une large part aux articles d’analyse.
Jüdische Allgemeine 13 000 ex., Allemagne, hebdomadaire. Né à Düsseldorf en 1946, venu s’installer à Berlin en 1999, le plus grand hebdomadaire de la communauté juive est proche du Conseil central des Juifs d’Allemagne. Il se singularise par ses suppléments culturels et son nouveau magazine, Die Jüdische Illustrierte, inscrit dans la tradition des années 1950. Al-Mustaqbal 10 000 ex., Liban, quotidien. Fondé en 1999 et spécialisé dans la politique, “L’Avenir” appartient à l’empire médiatique de l’ex-Premier ministre libanais Rafic Hariri (assassiné le 14 février 2005). Nezavissimaïa Gazeta 42 000 ex., Russie, quotidien. “Le Journal indépendant” a vu le jour en 1990. Démocrate sans être libéral, dirigé par Vitali Tretiakov, une personnalité du journalisme russe, il fut une tribune critique de centre gauche. Il est aujourd’hui moins austère, plus accessible, et moins virulent. Now Lebanon (nowlebanon.com) Liban. Créé en 2007, le site propose une couverture de l’actualité, des analyses et une base documentaire – ainsi que des cartes – concernant la vie politique du Liban sur le plan intérieur
et international. Une version anglaise reprend certaines de ses rubriques. Origo (http://www.origo.hu), Hongrie. Ce site d’information, fondé en 1998, est le plus visité du pays. Sa rédaction, jalouse de son indépendance, travaille avec une centaine de journalistes et de correspondants. Sa page d’opinion, Komment.hu, donne la parole aux grandes signatures nationales et internationales. Le Quorum 5 000 ex., Sénégal, mensuel. Lancé fin 2011, ce titre panafricain francophone propose de nombreuses analyses et articles de fond en mettant en avant l’économie, la politique et l’Afrique centrale. Radikal 65 000 ex., Turquie, quotidien. Lancé par le groupe Milliyet en 1996 pour devenir le quotidien des intellectuels. Certains l’appellent “Cumhuriyet light”, en référence au grand journal kémaliste qu’il veut concurrencer. Razón Pública (http://razonpublica.com), Colombie. Revue en ligne créée en 2008 par un groupe d’intellectuels colombiens réunis au sein de la Fondation Razón Pública, une association sans but lucratif qui veut servir l’intérêt public. “Pour savoir vraiment ce qui se passe en Colombie”, affirme-t-elle en sous-titre. Shandong Shang Bao 300 000 ex., Chine, quotidien. Créé en 2001 par le groupe de médias
Vu d’ailleurs avec Christophe Moulin Vendredi 14 h 10, samedi 21 h 10 et dimanche 14 h 10 et 17 h 10
La vie politique française vue de l’étranger chaque semaine avec
Lu Shang, le titre se situe au deuxième rang des quotidiens de la province du Shandong (dans l’est de la Chine) pour la diffusion. Stern 1 275 000 ex., Allemagne, hebdomadaire. Premier magazine d’actualité allemand. Appartient au groupe de presse Gruner + Jahr. Toujours à la recherche d’un scoop, cette “étoile” a un peu pâli depuis l’affaire du faux journal intime de Hitler. Think Africa Press (http://thinkafricapress.com), Royaume-Uni. Créé en janvier 2011, ce site propose une couverture exhaustive de l’actualité africaine et cherche à s’affranchir des analyses à courte vue des médias conventionnels. Zhongguo Qingnian Bao 586 000 ex., Chine, quotidien. Le “Journal de la jeunesse chinoise” est l’organe du Mouvement de la ligue de la jeunesse. Plutôt réformateur, il est à l’écoute d’une société chinoise en pleine mutation. Il rivalise cependant difficilement avec son concurrent pékinois (Beijing Qingnian Bao) et d’autres journaux plus audacieux.
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Courrier international | n° 1128 | du 14 au 20 juin 2012
A suivre ce samedi à Lisbonne “contre l’exploitation et l’appauvrissement”, réclamant entre autres le smic à 515 euros (485 euros actuellement). Alors que le chômage continue de grimper (36,6 % chez les moins de 25 ans et 15,2 % tous âges confondus), relate le quotidien Público, la politique d’austérité bat son plein. La Banque centrale portugaise préconise même de réduire les salaires. De nombreuses voix appellent à une renégociation du plan de sauvetage de la troïka (BCE, Commission européenne et FMI), à l’instar de l’Irlande.
Pays-Bas
L’Ouest birman à feu et à sang Le 10 juin, l’état d’urgence a été instauré dans une partie de l’Etat Rakhine (Etat d’Arakan) pour tenter de mettre fin à une irruption de violences intercommunautaires. Tout a commencé le 4 juin, quand quelque 300 bouddhistes s’en sont pris à un bus transportant des musulmans avec l’intention de venger l’une des leurs, violée et tuée quelques jours auparavant. Dix passagers ont été lynchés. Des groupes musulmans ont répliqué en incendiant des maisons et des commerces appartenant à des bouddhistes. Dans l’Etat Rakhine, les tensions entre bouddhistes et musulmans, dont une majorité de Rohingyas, minorité ostracisée et privée de droits, ne sont pas nouvelles. Mais cette flambée de violence pourrait, aux dires du président Thein Sein lui-même, cité par The Irrawaddy, mettre en péril “notre démocratie naissante”.
Mexique
L’amour ou le PRI A deux semaines de l’élection présidentielle et alors que tous les observateurs annonçaient il y a quelques mois un inexorable retour au pouvoir du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI, qui a gouverné soixante-dix ans, jusqu’en 2000), le panorama politique semble avoir changé radicalement. L’irruption inattendue sur la scène politique, début mai, du mouvement étudiant #YoSoy132
Turquie
Laurent Gbagbo en procès à La Haye Sous la houlette de Fatou Bensouda, la nouvelle procureure de la Cour pénale internationale, s’ouvre le 18 juin le procès de l’ancien président ivoirien poursuivi pour crimes contre l’humanité. a contribué à écorner l’image du candidat du PRI Enrique Peña Nieto (EPN). Au dernier débat télévisé, le 10 juin, celui-ci est arrivé “décomposé”, note Reforma. La contestation profite au candidat de gauche Andrés Manuel López Obrador (Amlo), longtemps annoncé troisième dans les sondages, derrière la candidate de droite. Amlo, avec son programme “la République amoureuse”, qui propose de faire de l’amour le moteur du changement, talonne désormais EPN dans les intentions de vote. Verdict le 1er juillet.
Zone euro
Madrid accepte à contrecœur l’aide de l’Europe Après avoir résisté jusqu’au bout, l’Espagne s’est résignée à faire appel à ses partenaires européens, comme l’avaient fait avant elle l’Irlande, la Grèce et le Portugal. Mais, contrairement aux plans de sauvetage
précédents, celui-ci ne concernera que les banques. L’utilisation de ce prêt, qui pourrait atteindre 100 milliards d’euros, sera contrôlée par les bailleurs de fonds (Commission européenne et Banque centrale européenne) et par le FMI. Son montant et ses contreparties seront négociés dans les prochaines semaines. “Il y aura évidemment des conditions. Celui qui donne de l’argent ne le fait jamais gratuitement”, a reconnu le viceprésident de la Commission, Joaquín Almunia. Désormais “l’Espagne est moins libre, résume El País. Sa souveraineté sur son système financier, mais aussi sa souveraineté budgétaire sont réduites.”
Portugal
Grande manifestation le 16 juin
Fazil Say en procès pour blasphème Le célèbre pianiste turc Fazil Say, connu pour ses interprétations de Mozart et son répertoire de jazz, est menacé d’une peine allant de neuf mois à un an et demi de prison par un procureur d’Istanbul qui l’accuse d’“avoir insulté publiquement les valeurs religieuses dont se revendique une partie de la population”, écrit le quotidien Habertürk. L’objet du délit ? Un message qu’il a retweeté et qui fait allusion non sans ironie au paradis musulman à travers un poème d’Omar Khayyam. Les quotidiens Vatan et Radikal s’inquiètent de ces poursuites et font remarquer que “la Turquie aime à persécuter ses artistes”, rappelant le cas du Prix Nobel de littérature Orhan Pamuk, tandis que Star, plus proche du gouvernement, tout en critiquant ce qu’il qualifie de “provocations” de Fazil Say, estime que “cette procédure judiciaire ne se justifie pas”. Le procès doit s’ouvrir à Istanbul le 18 octobre.
La CGTP, principale confédération syndicale du pays, appelle les Portugais à manifester
Agenda Myanmar
Aung San Suu Kyi en Europe
L’icône de la démocratie birmane entame une tournée européenne par une intervention attendue devant l’Organisation internationale du travail, à Genève, le 14 juin. Deux jours plus tard, elle recevra à Oslo le prix Nobel de la paix, qui lui fut décerné en 1991 pour saluer son engagement face à la junte militaire. Aung San Suu Kyi se rendra également en GrandeBretagne, en Irlande et en France.
14 juin Une grève générale est prévue au Pérou contre l’immense projet minier Conga, un investissement de plus de 3,5 milliards d’euros qui mobilise le nord du pays depuis des mois, et particulièrement la région de Cajamarca. Visite de François Hollande à Rome. 16-17 juin Second tour de l’élection présidentielle en Egyptes. Il départagera
Mohamed Morsi (Frères musulmans) et Ahmed Chafiq (dernier chef du gouvernement sous Hosni Moubarak). L’annonce des résultats est attendue pour le 20 juin. 17 juin Elections législatives anticipées en Grèce (voir page 21). 18-19 juin A Moscou, nouveau round de négociations entre les grandes puissances “5+1” et l’Iran sur le programme nucléaire iranien.
20 juin Parallèlement à la Documenta – 13e édition de l’exposition d’art internationale qui se tient à Kassel du 9 juin au 16 septembre –, Kaboul inaugure une exposition sur l’art en état de siège. En avant-première, un vidéo-film de Mariam Ghani qui trace un parallèle entre un musée de Kassel et un palais détruit de la capitale afghane.
DESRUS BENEDICTE/SIPA - ISSOUF SANOGO/AFP - FRED DUFOUR/AFP - SOE THAN WIN/AFP
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Courrier international | n° 1128 | du 14 au 20 juin 2012
Controverse La Chine doit-elle tolérer la corruption ? Oui La maintenir à un niveau supportable Il faut composer avec les fonctionnaires corrompus, car le pays ne peut pas éradiquer la corruption. Huanqiu Shibao Pékin
I
© XAVIER BELLANGER
l est clair que la Chine connaît actuellement un pic de corruption et que les conditions ne sont pas remplies pour éradiquer ce fléau. Certains affirment qu’il suffirait que le pays devienne une démocratie pour que le problème soit facilement résolu, mais c’est faire preuve d’une grande naïveté. On trouve en Asie de nombreuses “démocraties”, comme l’Indonésie, les Philippines ou l’Inde, où la corruption sévit beaucoup plus qu’en Chine. Cependant, la Chine est sans doute le pays d’Asie où le “sentiment de souffrir de la corruption” est le plus aigu. Le principe déontologique qui veut que les agents de l’Etat soient “au service du peuple” est profondément ancré dans les mentalités populaires. Mais ce principe est difficile à appliquer lorsqu’il est confronté aux assauts de l’économie de marché, et les hauts fonctionnaires qui le négligent, voire le trahissent, profitent des failles du système pour échapper à la règle. Aucun pays n’a réussi à éradiquer toute trace de corruption. L’essentiel est de maintenir ce fléau à un niveau tolérable pour la population, et la Chine a justement beaucoup de mal à y parvenir. Singapour et la région chinoise de Hong Kong appliquent dans la fonction publique un système de rémunérations élevées visant à encourager l’intégrité. Aux Etats-Unis, les candidats aux élections sont souvent très fortunés. Les gens ordinaires qui entrent dans l’administration s’y font un nom et se constituent un bon carnet d’adresses. Une fois leur carrière terminée, ils monnayent ces avantages. Ces soupapes de sécurité n’existent pas en Chine. L’opinion publique chinoise n’accepterait pas que l’on augmente largement la rémunération des hauts fonctionnaires et le système ne permet pas non plus qu’ils tirent parti de leur cercle d’influence et de leur réseau de relations pour gagner beaucoup d’argent après avoir quitté l’administration. Quant à autoriser des grosses fortunes à accéder à ces postes-là, ce serait encore plus mal perçu par la population. Le salaire statutaire des hauts fonctionnaires est très bas en Chine, et les dirigeants locaux se créent bien souvent des avantages sociaux en mettant en place des “règles tacites”. La société chinoise est aujourd’hui régie par ces règles tacites, qui concernent également des professions du secteur public comme celles d’enseignant ou de médecin. Beaucoup ont des rentrées d’argent en sous-main à côté de leur rémunération officielle peu élevée. Où se situe la limite de ces règles tacites ? Ce n’est pas très clair, et c’est ce qui explique le nombre assez important d’affaires de corruption et l’existence parfois de véritables “nids de corruption”.
Contexte Les scandales de corruption se multiplient en Chine. Pourtant, le 6 septembre 2007, Pékin a installé son Bureau national de prévention de la corruption. Cinq ans après, non seulement le mal n’a pas reculé, mais il se développe à un rythme effréné eu égard au nombre et au niveau des fonctionnaires impliqués, ainsi qu’à la dimension des affaires. Le Premier ministre Wen Jiabao a même dû rappeler que la corruption reste la plus grande menace pour le Parti communiste. Durant la conférence du Conseil des affaires de l’Etat – instance suprême du gouvernement – sur l’intégrité de l’administration, le 26 mars, il est revenu sur ce fléau qui mine le peuple et la politique. Récemment, le 15 mai, Cui Hairong, directeur adjoint du Bureau national de prévention de la corruption, a livré ce qu’il présente comme une bonne nouvelle : selon une enquête de cet organisme, 72,7 % des Chinois se disent satisfaits de la lutte contre la corruption. Les internautes chinois se sont emparés de ce pourcentage et n’ont pas tardé à s’en moquer.
LE BLOGUEUR PRÉSENTÉ PAR ANTHONY BELLANGER
DIFFUSION LE 17 JUIN À
20.10
IVG, PEUT MIEUX FAIRE Naturellement pro-choix, le Blogueur enquête au Portugal, en Espagne et aux Pays-Bas. À RETROUVER SUR
leblogueur.arte.tv
Il est impératif de sanctionner sévèrement toutes les personnes malhonnêtes sans jamais se montrer conciliant. Ainsi le risque lié aux pratiques corruptrices sera-t-il considérablement augmenté, avec un indispensable “effet de choc et de dissuasion”. Un des principaux objectifs des hauts dirigeants doit être de réduire la corruption pour gouverner en toute intégrité. De son côté, la population doit comprendre que, malgré ce grand principe, la Chine n’a pas aujourd’hui les moyens d’étouffer toute forme de corruption. Il s’agit là d’une réalité objective ! Le pays tout entier ne doit pas sombrer pour autant dans les affres de la souffrance.
Non La catastrophe nous guette Il est absurde de plaider pour admettre une dose de corruption, alors que la “tolérance zéro” doit être de mise. Zhongguo Qingnian Bao Pékin
L
e Huanqiu Shibao a publié un éditorial [ci-contre] intitulé : “La lutte contre la corruption, un combat contre un bastion entravant le développement de la société chinoise”. D’après le titre, on pouvait penser que cet article critiquait la corruption et prônait sa destruction, mais, par-delà la langue de bois officielle et les affirmations creuses sur le sujet, on y découvre de stupéfiantes insanités. Hormis la manie de jouer sur les mots, on se rend compte qu’au fond le point de vue défendu par l’auteur est celui de la tolérance vis-à-vis de la corruption. De quoi en perdre ses lunettes ! Affirmer en contrevenant à toute règle de bon sens et à l’esprit d’un Etat de droit qu’il est impossible d’éradiquer toute trace de corruption, que la population peut la tolérer à un certain niveau et qu’on est obligé de vivre avec dans une certaine mesure revient en fait à dire qu’il s’agit d’un phénomène normal. Est-ce vraiment le cas ? Si les citoyens avaient le choix, qui tolérerait la corruption ? On peut lire aussi dans cet article que la Chine est sans doute le pays d’Asie où le “sentiment de souffrir de la corruption” est le plus aigu. L’auteur en tire ensuite une conclusion assez incroyable, à savoir que cela s’explique par le fait que “le principe déontologique qui veut que les agents de l’Etat soient ‘au service du peuple’ est profondément ancré dans les mentalités populaires”. Par conséquent, si l’on suit sa logique, la Chine n’est pas le pays objectivement le plus touché par la corruption, mais seulement celui où la souffrance subjective que cela suppose est le plus aiguë. Pourquoi cette souffrance estelle si exacerbée ? Ce n’est pas parce que le problème de la corruption est vraiment grave, mais parce que le principe d’être “au service du peuple” fait peser sur les hauts fonctionnaires trop d’attentes populaires irréalistes, et c’est ce décalage qui est à l’origine de cette souffrance. Quel point de vue absurde ! Si notre lutte contre la corruption était guidée par ce genre d’idées erronées, nous ne devrions plus nous efforcer de combattre le fléau de façon institutionnelle, nous ne devrions plus sanctionner sévèrement toutes les malversations en appliquant le principe de “tolérance zéro”, mais nous devrions au contraire agir pour que la population nourrisse des attentes moins élevées et accepte une certaine dose de corruption. Tout irait alors pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ! Si c’était vraiment le cas, la grande cause de la lutte anticorruption serait en péril. Ce genre de raisonnement fallacieux, loin de protéger vraiment les agents de l’Etat, loin de prendre en considération l’avenir de notre pays, fait au contraire courir celui-ci à la catastrophe. Alors que la corruption fait rage malgré l’objectif de “tolérance zéro”, que se passerait-il si l’on ouvrait des brèches en prônant une certaine tolérance de la corruption ? Si la corruption est douloureusement ressentie par la population, estce parce que vouloir des hauts fonctionnaires “au service du peuple” est une attente irréaliste ? Bien sûr que non ! L’exigence d’agents de l’Etat “au service du peuple” n’est pas propre à la Chine ; les fonctionnaires de tous les pays ont cette responsabilité. Cela fait partie des engagements liés à leur mission et il s’agit là de normes universelles. La souffrance qu’infligent aux citoyens les problèmes de corruption est liée à la corruption même. Pour supprimer cette souffrance, la seule solution est d’engager une lutte généralisée contre la corruption et de soumettre le pouvoir aux institutions.
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Courrier international | n° 1128 | du 14 au 20 juin 2012
En couverture
La drogue libre ? Un débat mondial En Amérique latine et en Europe, la question de la légalisation de la drogue refait surface. Mais de quoi parle-t-on : de la dépénalisation ? de la consommation ? de la libéralisation du commerce ? du contrôle de la production ? de quelles drogues ? Les Etats sont encore loin de répondre à toutes ces questions.
Courrier international | n° 1128 | du 14 au 20 juin 2012
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Hypermarché planétaire Mettre fin à la prohibition des drogues pour réduire le trafic : l’idée fait son chemin. Mais tous les pays n’ont pas les mêmes intérêts. En mai 2009, Courrier international (n°965) reprenait des articles constatant l’échec de la lutte contre le trafic de drogue. A retrouver dans nos archives sur notre site web.
Durcissement Les Pays-Bas, où la vente de drogues “douces” est tolérée dans les fameux coffee shops, ont récemment durci leur législation. Depuis le 7 octobre
2011, le cannabis contenant un pourcentage de THC de 15 % ou plus est considéré comme une drogue dure et donc interdit de vente dans les coffee shops. Depuis le 1er mai 2012, les coffee shops des provinces du Limbourg, du Brabant du Nord et de la Zélande (frontalières avec l’Allemagne et la Belgique) sont obligés de tenir un fichier de leurs membres : seuls les détenteurs d’un passeport néerlandais peuvent obtenir un passe pour y entrer.
BLOOMBERG
A partir du 1er janvier 2013, ces coffee shops ne pourront avoir plus de 2 000 membres et toutes ces règles seront adoptées dans le pays entier.
A Tijuana, au Mexique, après la saisie de 134 tonnes de marijuana.
El País (extraits) Madrid
U
n Espagnol manipule avec dextérité une carte de crédit pour se préparer une ligne de cocaïne ; la police mexicaine trouve quatorze cadavres dans une fourgonnette ; trois tonnes d’opium afghan traversent la Russie ; une mère de famille colombienne entre dans une prison américaine où elle va passer la prochaine décennie pour trafic de stupéfiants ; un jeune New-Yorkais meurt d’overdose au cours d’une soirée ; un Marocain connaît lui aussi une fin tragique dans une patera [embarcation de fortune] après que sa cargaison de drogue a éclaté dans son estomac. La séquence est fictive, mais de tels faits ont lieu chaque jour dans le monde. Ils sont tous la conséquence d’un même phénomène, le trafic de drogue, qui alimente le plus grand marché du monde. Ces derniers mois, des responsables politiques comme l’actuel président du Guatemala, Otto Pérez, ont demandé l’ouverture d’un débat sur la question. Le fait de diriger certains des pays le plus directement touchés par une guerre qui fait des victimes quotidiennes leur confère toute la légitimité nécessaire. Le président du Honduras, quant à lui, a été le premier à demander que soit mis fin à la “prohibition” des drogues. Certains, comme eux, défendent l’idée qu’une réglementation réduirait le trafic de drogue et mettrait fin à un commerce qui pèse 216 milliards d’euros par an sur la planète entière, selon l’ONU. Au Mexique uniquement, à en croire les Etats-Unis, le trafic aurait généré 19 milliards d’euros en 2009.
D’autres ne voient pas en quoi réguler améliorerait la sécurité. Dans ce débat qui commence seulement à s’amorcer, le maître mot est légalisation. Rien ne suscite davantage l’adhésion ou le rejet que le fait de la défendre. Amira Armenta, membre du Transnational Institute, un groupe de réflexion international fondé à Amsterdam, explique qu’“a priori les gens ont peur de la légalisation”. Elle estime qu’Otto Pérez a souhaité avant tout attirer l’attention des médias. “C’est un discours médiatique, estime-t-elle. Otto Pérez n’a pas dit : ‘Faisons ça’, mais ‘Parlons-en’. Entre la politique actuelle et la légalisation, il y a beaucoup de possibilités. Il faudrait étudier les options les plus réalistes, les moins risquées, notamment celles qui envisagent la dépénalisation de la consommation, du commerce et de la production.” Le cannabis est de loin la drogue la plus consommée à l’échelle mondiale. Entre 125 et 203 millions de personnes dans le monde en ont consommé en 2009, selon des chiffres de l’ONU. Toutes drogues confondues, on atteint entre 149 et 272 millions de consommateurs, soit entre 3,3 % et 6,1 % de la population âgée de 15 à 64 ans. “Il est absurde de penser que la demande va cesser ici ou là : il faut l’accepter et œuvrer en faveur de la sécurité”, commente le président du Collectif pour une politique intégrale en matière de drogues (Mexique). Les spécialistes font très nettement la distinction entre pays producteurs et consommateurs : ce qui fonctionnerait pour les uns ne conviendra pas forcément aux autres. “Qui dit changement de politique dit en réalité légalisation, réglementation ou dépénalisation [de la consommation]”, met en garde l’ancien guérillero salvadorien et expert en résolution des conflits Joaquín Villalobos. “Et, même si je suis d’accord avec de telles mesures, il est clair que ce n’est pas un objectif réaliste et que cela ne changerait pas grand-chose dans les pays de production et de trafic.” Inés Santaeulalia
Tolérance
En Belgique, des “Cannabis Social Clubs” Un mois après l’introduction du “passe cannabis” dans les municipalités frontalières néerlandaises [voir ci-contre], les plaintes concernant des problèmes liés aux stupéfiants se sont multipliées. Ce “passe cannabis” n’autorise que les personnes résidant aux Pays-Bas et possédant une carte de membre à se procurer du cannabis dans les coffee shops. Les autres consommateurs de joints doivent trouver une solution de rechange. Certains se tournent donc vers le commerce illégal. D’autres cherchent leur salut auprès de l’association anversoise Trekt Uw Plant [Tire ton plant], une
coopérative de consommateurs de cannabis.“Le nombre de membres de notre association a plus que doublé, dit son porte-parole, Joep Oomen. Nous sommes passés de 90 membres le mois dernier à 190 membres aujourd’hui. Nous avons même dû créer une liste d’attente.” Il s’agit souvent, selon lui, de consommateurs de cannabis d’un certain âge, qui ne connaissent pas les réseaux clandestins. “En collaboration avec notre association, ajoute-t-il, des Cannabis Social Clubs se sont ouverts à Limbourg et à Arlon. Bientôt, il y aura aussi une antenne à Bruxelles.”Un Cannabis Social Club cultive à l’intérieur d’un circuit fermé suffisamment
de marijuana pour satisfaire la demande de ses membres. Trekt Uw Plan administre dix plantations réparties sur toute la Belgique. Chaque membre a son propre plant, qui est cultivé par l’organisation dans un espace collectif. L’association respecte ainsi la directive ministérielle concernant le cannabis, selon laquelle la possession de trois grammes ou d’un plant de cannabis cultivé à usage personnel ne donne lieu qu’à un procès-verbal simplifié, ce qui signifie en pratique que les coordonnées du détenteur sont conservées, mais qu’il n’y aura pas de suite. Pieter-Jan Borgelioen, De Standaard, Bruxelles
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En couverture La drogue libre ?
En Suède, un débat fumeux et houleux Comme ailleurs, les diverses études contradictoires sur la dangerosité du cannabis sont utilisées par les deux camps, partisans et adversaires de la légalisation.
Saisie de marijuana par la police suédoise.
Dagens Nyheter Stockholm
A tout juste 69 ans, Paul McCartney, autrefois bassiste des Beatles, a annoncé qu’il venait de renoncer à fumer de l’herbe. Mais il va à l’encontre de la tendance : selon une récente étude de l’institut de psychiatrie du King’s College de Londres, la consommation de drogue parmi les plus de 50 ans a décuplé depuis les années 1990 au Royaume-Uni. Un consultant cité par The Irish Times explique que cette hausse est due au fait que les baby-boomers qui approchent du troisième âge ne veulent pas renoncer pour autant aux plaisirs de leur jeunesse. “C’est le phénomène de l’adolescent perpétuel. Non seulement ils veulent bouger comme Jagger, mais ils veulent aussi mener le même train de vie que lui.” De “vieux” consommateurs cités par le journal dublinois rejettent cette thèse. Un homme de 50 ans prétend qu’à son âge il est “plus mûr et plus raisonnable” dans sa façon de consommer de la drogue que pendant son adolescence.
LARS G PERSSONN
P
eu de débats, en Suède, sont aussi houleux que celui sur le cannabis. Il suffit d’aborder sur le sujet pour qu’un bataillon de contradicteurs s’empresse de vous couper le sifflet. Et les attaques viennent des deux côtés. Evoquez le cas d’un toxicomane qui a vu sa mémoire immédiate se dégrader et cent personnes vous feront remarquer que vous oubliez les effets bénéfiques du cannabis et que vous devriez comparer celui-ci à l’alcool et au tabac. En revanche, citez l’échec de toutes les études qui ont essayé de trouver au cannabis les effets terrifiants qu’on lui impute et vous serez accusé d’être l’un de ces tenants du libéralisme qui veulent transformer les citoyens suédois en zombies lymphatiques. Parmi ceux qui s’engagent courageusement dans le débat, Johan Anderberg, auteur de “Cannabusiness – De l’art de légaliser une drogue” [non traduit en français]. Il y cite entre autres chercheurs Stig Agurell, qui se fait l’écho d’un des arguments les plus entendus et clame haut et fort que l’alcool est plus dangereux que le cannabis : “Le risque de dépendance est plus grand, on devient plus agressif, et ainsi de suite.” Pour autant, il n’est pas favorable à une légalisation : “Mon point de vue sur la question est clair. On a déjà bien assez de l’alcool.” C’est vrai, pourquoi ajouter une drogue à la liste ? N’avons-nous déjà pas suffisamment de problèmes avec les drogues déjà en vente libre, à savoir l’alcool et le tabac ? A cela, on peut imaginer deux contre-arguments. Le premier est d’ordre médical et moral. S’il s’avère – ce que démontrent de nombreuses études – que le cannabis est moins nocif pour la santé que l’alcool
Les seniors de l’herbe
et les cigarettes, n’est-il pas foncièrement hypocrite de commercialiser ces deux dernières drogues dans n’importe quel patelin du pays et d’envoyer la police chez ceux qui fument du cannabis ? Le second argument est d’ordre économique et social. La lutte contre le cannabis coûte une fortune dans le monde entier. La légalisation permettrait d’employer cet argent à d’autres fins – à quoi il faudrait ajouter les recettes de la taxation d’un produit devenu légal. Ces fonds pourraient servir à informer des risques et à améliorer la prise en charge des toxicomanes, exactement comme c’est le cas aujourd’hui pour l’alcool et le tabac. Pour autant, ce n’est pas pour des raisons économiques que fumer un joint est interdit, mais pour des raisons de dangerosité. Quel est le degré de nocivité du cannabis ? Une question, des milliers de réponses. Un chapitre de “Cannabusiness” présente ainsi une dizaine d’études et autant de conclusions différentes. “La recherche sur le cannabis s’apparente ni plus ni moins à un buffet où n’importe qui pourrait venir piocher une étude qui correspond à son opinion”, écrit Johan Anderberg. Reste un fait qui semble difficile à réfuter : tout porte à croire qu’il n’est pas plus dangereux de fumer du cannabis que de boire de l’alcool ou de fumer des cigarettes. Pour une personne
qui a subi des lésions cérébrales après avoir consommé du haschisch ou de la marijuana, combien ont vu leurs capacités intellectuelles altérées par l’alcool ? Cette situation découle-t-elle du fait que l’alcool est en vente libre dans le monde occidental pendant que la consommation de cannabis est limitée par la loi ? Eh bien, tout dépend de ce que vous piochez au buffet… Supposez que la Suède souscrive aux arguments en faveur de la légalisation – les économies réalisées, une nocivité moindre par rapport aux autres drogues, des vertus médicales, les bénéfices pour le tiers-monde – et se mette à vendre des joints dans des pharmacies. Le débat risque naturellement de se détourner du cannabis et les tenants de la légalisation pourront passer à la drogue suivante. Où tracer la frontière ? L’Etat va-t-il se transformer en dealer de cocaïne, d’amphétamines, de crack et d’héroïne, autoriser la vente directe aux particuliers et taxer ces drogues pour les regarder ensuite se répandre dans la rue ? Rares sont les Suédois qui ont envie de vivre dans un pays noyé sous un nuage de fumée permanent. Mais la question est de savoir si le système en place est bien le plus souhaitable, avec des fumeurs de haschisch traqués par la police et un laboratoire d’analyses médico-légales qui traite huit fois plus d’affaires liées au cannabis que d’affaires de cambriolage. Erik Helmerson
Vu de Suisse
A Zurich, des médecins plutôt que des policiers Dans les années 1980, Zurich a traversé une période sombre. A l’époque, dans cette ville suisse réputée paisible, 1 % des jeunes âgés d’une vingtaine d’années étaient héroïnomanes, et Zurich affichait le triste record du taux de sida le plus élevé en Europe. Le quartier général des toxicomanes, le Platzspitz, près de la gare centrale, était devenu une vaste zone de non-droit hantée par les dealers et les drogués, où les interventions de la police
étaient aussi violentes que vaines, se souvient André Seidenberg, qui fut parmi les pionniers d’un programme de changement radical de politique antidrogue. Ce médecin rappelle dans la Neue Zürcher Zeitung que les autorités ont longtemps campé sur leur position répressive, jusqu’à ce qu’une équipe de médecins volontaires se mobilise et commence à distribuer sur place seringues et aiguilles stériles dans le but
de limiter la propagation du sida parmi les toxicomanes. Quelque 10 000 seringues étaient distribuées chaque jour à plus de 2 000 personnes. Face au succès de l’opération, la municipalité finit par accepter de soutenir cette initiative, baptisée Zipp-Aids. Celle-ci allait ensuite déboucher sur un vaste programme de prise en charge médicale des drogués. Ce changement d’optique s’est révélé décisif : les héroïnomanes sont passés
du statut de délinquants et d’exclus à celui de malades, autorisant ainsi les décideurs – et l’opinion publique – à accepter l’idée de “fidéliser” les drogués par un programme de distribution de méthadone, un opioïde de substitution à l’héroïne. Copié dans le monde entier, ce programme a permis – et permet toujours – de protéger les toxicomanes contre les pathologies lourdes (hépatite, sida, infections) et de les stabiliser sur le plan
psychologique et social grâce à un accompagnement professionnel. Si cette stratégie n’a pas éradiqué la consommation d’héroïne, elle a limité le trafic et même le nombre de consommateurs. Elle a également suscité un consensus dans tout le pays sur une politique antidrogue fondée sur la prise en charge médicale plutôt que policière. Même si le mépris n’a pas disparu à l’égard des toxicomanes.
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Le village où le cannabis est roi
[son carnet de voyage à travers l’Amérique latine] et ont choisi notre pays pour tenter l’expérience. Dès leur arrivée, les deux jeunes ont entendu parler de Lazarat, une petite bourgade du sud de l’Albanie, perchée à flanc de montagne, baignée par le soleil les trois quarts de l’année… et couverte de cannabis. Les autorités ont beau déclarer chaque année que “Lazarat doit être nettoyé de ce fléau”, la plante y règne en maître. Les deux jeunes ont voulu voir par euxmêmes. Sur place, ils n’ont pas été déçus : les regards lourds de suspicion des villageois se sont rapidement mués en sourires dès qu’ils ont décliné leur identité : “Des Hollandais, des Hollandais !” Ce sésame leur a ouvert toutes les portes. Le petit film tiré de cette visite et posté sur YouTube a fait des vagues. “Les Hollandais ont réussi là où la police albanaise a échoué”, ont titré les journaux. “Nous sommes restés à peine deux heures dans ce village, banal en apparence, si ce n’était toutes ces plantations de cannabis”, raconte Theo. “Tout ce qui est vert, c’est du cannabis. Le type qui nous a accompagnés parlait un anglais impeccable. Ses parents lui ont payé des études à l’étranger grâce à l’argent du cannabis. On était en pleine récolte
Dans le sud de l’Albanie, deux jeunes Néerlandais découvrent Lazarat, une bourgade qui vit de la culture du cannabis. Gazeta Tema (extraits) Tirana
T
out un village couvert de plantations de cannabis, des enfants qui se frayent un chemin parmi des plants de trois mètres pour se rendre à l’école. C’est incroyable !” Ces deux Néerlandais, partis à la découverte de l’Albanie à moto, n’en reviennent toujours pas. Agés de 25 ans, Theo Roelofs et Daan Vonk se sont inspirés du Voyage à motocyclette de Che Guevara
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annuelle et sa famille était en train d’étaler des plants énormes dans la cour ensoleillée. On n’a pas eu le droit de prendre des photos mais on a pu fumer autant que l’on a voulu !” s’enthousiasme le jeune homme. “Le cannabis leur rapporte un dixième du prix qu’il est vendu dans les coffee shops néerlandais, et cela suffit à faire vivre confortablement la famille, poursuit Theo. Les gens étaient très accueillants, même si un automatique chargé trônait sur la table. C’est un petit commerce familial minuscule comparé à ceux des environs. Aucun doute, le cannabis est roi ici.” La récolte, assurée surtout par des paysannes désœuvrées, nourrit leur famille pour une année entière. “Pourvu que la police ne s’en mêle pas, elle nous priverait de notre seule ressource”, dit une saisonnière. Mais cet irréductible village craint peu les autorités. En 2008, des hélicoptères de l’armée, venus survoler les plantations illégales, ont été accueillis par des tirs de kalachnikov. En 2012, les saisies de cannabis ont atteint trois tonnes en Albanie. La dépénalisation ? Le sociologue Edmond Dragoti est plutôt contre. Cela introduirait encore plus de confusion dans une société toujours en transition : “Nous souffrons d’une liberté incontrôlée.”
La consommation de drogue chez les jeunes Européens 19,4
8,4
Part des 15-24 ans ayant consommé de la drogue au cours des 12 derniers mois (en % par pays)*
18,9
cannabis cocaïne
13,1
12,8
de la consommation de cannabis
2
aïn
6,4 5,1
20,4
BIÉLORUSSIE
na
bi
s
0,9
2,1 1,3
BELG. LUX.
5,3
0,7
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RÉP.TCHÈQUE
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4
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0,7 1 / p
2,4
pp
is
ESPAGNE
ne
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de
c
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MAROC
ab
La Belgique et les Pays-Bas, d’une part, la péninsule Ibérique, d’autre part, sont les deux portes d’entrée de la cocaïne en provenance d’Amérique latine et de la résine de cannabis en provenance du Maroc
500 km
ne
1,5 ROUMANIE
Principales voies d’acheminement de l’héroïne vers l’Europe en provenance d’Afghanistan
8,7
4
PORTUGAL
Héroï
SLOVAQUIE
nabis
22,3
UKRAINE
Can
1,1 1,1
s Ré
Pas de peine prévue
RUSSIE
1,8
21,7
6,6
aï
Pour tout type autre que le cannabis
PAYSBAS
1,1 373
7,5
ROYAUME-UNI
AUTRICHE
c Co
Pour tout type de drogue
3,6 1,3
LITUANIE
11,9
e
an
15,1
Code couleur des pays Possibilité d’emprisonnement pour détention de drogue pour consommation personnelle (infractions mineures) :
LETTONIE
2,2
DANEMARK
IRLANDE
de
c
c Co
ESTONIE
29,5
* Les estimations de l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT) présentées ici se basent sur les dernières données disponibles (enquêtes réalisées entre 2004 et 2010)
3,3
2,9 1,1
11,4
2
12,9
29,5 Top 5
3,8 2,8
Principales routes de la drogue
FINLANDE
SUÈDE
NORVÈGE
21,2
0,9
1,6
0,9
ecstasy
9,1
5,6
1,9 2,4 BULGARIE
Héroï
ALBANIE
2,5
1,2
ITALIE
ne
3,6 Les Balkans sont une zone GRÈCE de culture et de trafic de cannabis végétal
7,5 TURQUIE
1,5 1,1 CHYPRE
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En couverture La drogue libre ? Bienfaits et méfaits du cannabis
Système limbique
Cerveau
A faible dose, le cannabis atténue l’anxiété en stimulant les neurones producteurs de dopamine. A forte dose, il l’accroît.
Des études montrent un risque accru de schizophrénie chez les fumeurs réguliers. De 30 à 50 % des usagers présenteraient des états dépressifs à des degrés divers. La prise chronique peut entraîner des comportements agressifs et paranoïdes.
Il peut altérer la mémoire, l’attention, la concentration, l’orientation spatiale et la coordination.
Une équipe de chercheurs espagnols a montré que le cannabis pouvait réduire de 80 % la croissance de certaines tumeurs cérébrales chez des modèles animaux.
Hypothalamus Le cannabis inhibe le centre de régulation de la satiété. On l’utilise parfois dans le traitement de l’anorexie. Mais son abus peut entraîner des crises de boulimie chez certains individus.
Œil
Il permet de prévenir les nausées provoquées par les traitements antisida et les chimiothérapies.
En réduisant la pression à l’intérieur de l’œil, le cannabis pourrait contribuer au traitement du glaucome et de la rétinite.
Cervelet L’inhalation de fumée de cannabis, avec ou sans tabac, peut entraîner des affections bronchopulmonaires. Les goudrons contenus dans la fumée de cannabis ont des effets cancérigènes. Une étude de la British Lung Foundation [Fondation britannique pour le poumon] rapporte que fumer un joint par jour pendant un an augmente le risque de développer un cancer du poumon de 8 %. A titre de comparaison, fumer 20 cigarettes par jour pendant un an accroît ce risque de 7 %.
Cœur et circulation La prise de cannabis provoque une tachycardie qui réduit l’endurance aux efforts physiques. Le delta-9-tétrahydrocannabinol (THC) et d’autres constituants de la fumée de cannabis peuvent boucher les artères.
Mode d’action Moelle épinière Les effets analgésiques du cannabis sont plus puissants que ceux de l’aspirine. Des recherches ont montré son efficacité dans le traitement des douleurs chroniques et des rhumatismes inflammatoires.
En se fixant sur les récepteurs cannabinoïdes, le THC provoque une série de réactions à l’intérieur des cellules.
Récepteurs
Système reproducteur Des expériences sur des rats ont rapporté qu’une injection chronique de cannabis pouvait entraîner une altération des testicules et du cycle ovulatoire.
THC
Cellule
Le principal composant du cannabis est une substance appelée delta-9tétrahydrocannabinol (THC). Le THC mime le comportement des cannabinoïdes endogènes (naturellement fabriqués par l’organisme) dont on sait qu’ils peuvent agir sur l’ensemble des cellules du corps et influencer de nombreuses fonctions : le mouvement, la pensée, la perception du monde extérieur…
Sources : “La Vanguardia”, “Los Angeles Times”, “Nature”, “New Scientist”, “The Independent”, Plos Medicine, Toxibase, “Les Usages médicaux du cannabis” (éd. L’Esprit frappeur).
Système respiratoire
L’effet anticonvulsif du cannabis est étudié dans le traitement des spasmes musculaires liés à la sclérose en plaques. Certaines personnes atteintes d’épilepsie l’utilisent pour mieux contrôler leurs mouvements.
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La grande illusion de la légalisation La naïveté qui domine dès que l’on parle de légaliser les drogues sans préciser lesquelles, ni la forme que prendrait cette légalisation, pourrait être contre-productive, estime un universitaire colombien.
En Bolivie, où la culture de la feuille de coca est autorisée.
A relire, un article de l’hebdomadaire colombien El Malpensante paru dans CI n° 1112, du 24 février 2012, expliquant comment, en janvier dernier, le président de la Colombie, Juan Manuel Santos, a brisé un tabou en évoquant – prudemment – la légalisation de la cocaïne.
CARLOS VILLALON/REDUX
S
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a prohibition n’a fait que plonger les pays producteurs dans un bain de sang et dans les horreurs de la corruption… La guerre contre la drogue a échoué puisqu’on continue à en consommer… C’est le problème des gringos, pas le nôtre… Chacun a le droit de faire ce qu’il veut de son propre corps…” Tels sont les arguments progressistes, nationalistes et relativement en vogue qui courent aujourd’hui sur les lèvres des chefs d’Etat, des analystes et des citoyens lambda appelant à la “légalisation des drogues”. Mais “légaliser les drogues” est une idée si floue qu’elle pourrait ne mener nulle part. Aussi incroyable que cela puisse paraître, personne, pas plus lors des sommets présidentiels que dans le débat qui s’amplifie ces derniers temps, ne s’est attaché à éclaircir trois “détails” pourtant essentiels. A commencer par la nature exacte de ces “drogues” dont on parle. La liste des substances chimiques altérant le comportement, la perception, le jugement ou les émotions est plutôt longue et assez controversée. Et la liste desdits stupéfiants à laquelle nous nous référons aujourd’hui répond à une classification arbitraire : dans les pays occidentaux sont licites l’alcool, le tabac, les stimulants mineurs et d’autres produits pharmaceutiques (comme la méthadone), ces derniers uniquement sur prescription médicale. Tous les autres stupéfiants, et en particulier ceux qui engendrent une addiction, sont illicites selon les conventions internationales. Mais chacune des substances actuellement interdites produit (ou paraît produire, car cet aspect-là aussi est controversé) des effets différents sur la santé physique et mentale, s’adresse (ou semble s’adresser) à des consommateurs différents et provient (ou non) de pays différents. De ce fait, légaliser le cannabis, la cocaïne, l’opium ou les amphétamines représente des démarches totalement différentes. Deuxième “détail” fondamental : il faut préciser la phase du processus dont on parle. Dans le cas des substances d’origine végétale (qui sont le cœur du problème en Amérique latine), il faut distinguer la culture de la coca et du pavot (et, pour le Mexique, celle du cannabis) de la production et de l’exportation de cocaïne et d’héroïne, faire la différence entre vente de drogue et consommation, et distinguer encore le trafic de produits précurseurs [servant à la fabrication des drogues, en amont] et les activités de blanchiment. Dans le débat actuel, s’agit-il de légaliser la consommation, la production, la vente, la culture, etc. ? Ce n’est pas la même chose que les Etats-Unis autorisent la consommation de cocaïne ou que les cultivateurs du Putumayo [département colombien, dans le sud-ouest du
w u in ww r l te .c e rn ou w at rr e io ie b na r l.c om
Razón Pública Bogotá
pays] puissent vendre librement leurs récoltes [de feuilles de coca]. Troisième point : l’idée de “légalisation” recouvre des champs très différents : s’agit-il de mettre en place un marché libre ou, à l’inverse, d’instaurer un monopole d’Etat ? Est-il question de supprimer les peines d’emprisonnement pour les remplacer par des thérapies ? D’arrêter les campagnes de fumigation [épandage aérien d’herbicide pour tuer les cultures] au profit de programmes de développement rural ? D’autoriser les médecins à prescrire ? De créer des lieux de ventes réservés ? Bref, de quoi parlons-nous ?
Etats-Unis
La main de fer d’Obama Dans une nouvelle biographie du locataire de la Maison-Blanche intitulée Barack Obama: the Story (Barack Obama : l’histoire), qui sera publiée le 19 juin prochain aux Etats-Unis, le journaliste du Washington Post David Maraniss revient sur la jeunesse mouvementée du président américain et notamment sur son goût pour l’herbe. S’il ne s’agit pas d’un scoop, puisque Obama a confessé dans son autobiographie Les Rêves de mon père qu’il avait déjà fumé de l’herbe et l’a répété durant la campagne électorale de 2008, ces nouvelles indiscrétions ont tout de même fait réagir les défenseurs de la légalisation du cannabis aux Etats-Unis, déçus de la politique répressive poursuivie par Barack Obama depuis son arrivée à la MaisonBlanche. Comme l’écrit le chroniqueur Clarence Page dans
les colonnes du Chicago Tribune, ”depuis son investiture, les arrestations pour détention de marijuana ont atteint des niveaux records et se sont chiffrées à 850 000 par an en 2009 et 2010, selon les derniers chiffres du FBI. De même, plus de 100 raids ont été menés par les autorités fédérales dans neuf Etats ayant autorisé la consommation de marijuana à des fins thérapeutiques, en particulier en Californie. Ces raids se sont soldés par la fermeture de dizaine de centres de distribution de cannabis thérapeutique agréés, ainsi que par la fermeture d’un centre de formation à la culture et à la distribution du cannabis à Oakland”. De quoi se demander, conclut le chroniqueur, “si le Barack Obama d’aujourd’hui ne ferait pas tout pour arrêter le jeune adepte de la fumette qu’il était dans les années 1970”.
Face à tant de flou, les prohibitionnistes resserrent les rangs autour d’une idée simple : mieux vaut ne rien changer du tout. Et, pendant que le président [de la Colombie], Juan Manuel Santos, évoque timidement l’idée d’“étudier des scénarios” ou que les sorties des présidents Evo Morales [en Bolivie] et Otto Pérez Molina au Guatemala [qui prônent tous deux un changement de politique] sont présentées comme de simples “pantalonnades”, la quasi-totalité des membres de l’ONU (Colombie comprise) s’en tiennent au régime orthodoxe en vigueur. Dans ce paysage pétrifié, on ne discerne guère que deux ébauches de changement possibles. D’une part, une dépénalisation de la consommation et, éventuellement, des petites cultures de cannabis à usage personnel aux EtatsUnis (comme cela a été proposé en Alaska, au Nevada, dans l’Etat de Washington, dans l’Oregon et, de façon plus notoire, en Californie), voire aussi en Europe. D’autre part, l’extension des programmes de traitement médical et de réduction des risques pour les toxicomanes, comme l’ont fait les Pays-Bas (coffee shops à Amsterdam, délivrance médicale d’héroïne, distribution gratuite de seringues pour lutter contre le sida, etc.). Ces mesures pourraient peut-être améliorer les choses pour les pays consommateurs – et pour les consommateurs colombiens aussi. Mais elles ne changeraient rien au principal problème de l’Amérique latine : l’exportation de cocaïne et le dilemme tragique entre violence et paralysie de l’Etat qui nous voue à la destruction. Pis, la libéralisation de la drogue aux Etats-Unis ou en Europe risquerait bien d’entraîner une augmentation des exportations latino-américaines, et notre dilemme se ferait plus cruel encore. J’ai donc un message pour les progressistes qui dans notre pays réclament la “légalisation des drogues” : attention au retour de boomerang. Hernando Gómez Buendía* * Philosophe, économiste, avocat et sociologue, très impliqué dans la vie politique et intellectuelle de la Colombie, directeur de la revue en ligne Razón Pública.
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GUILLAUME ZUILI/VU
En couverture La drogue libre ?
Constat d’échec pour la prohibition La guerre contre les drogues menée en Amérique latine a échoué. L’expérience montre qu’il est impossible de lutter contre le trafic. Des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour exiger un changement de politique et… des lois.
A Oakland, une association enseigne la culture du cannabis.
El País Madrid
En Argentine, la dépénalisation des drogues est actuellement au cœur des débats au Parlement. Les députés travaillent sur un projet de loi autorisant la détention de tout type de stupéfiants à des fins de consommation personnelle et dépénalisant la culture de toutes les drogues sans objectifs commerciaux. Au Brésil, le Parlement est également en train de discuter d’un projet de réforme du Code pénal qui propose de dépénaliser la possession de “petites quantités” de cannabis, voire d’autres stupéfiants.
L
e 8 avril dernier, les ex-présidents latino-américains Fernando Henrique Cardoso [Brésil, de 1995 à 2003], César Gaviria [Colombie, de 1990 à 1994] et Ernesto Zedillo [Mexique, de 1994 à 2000] ont publié un nouveau document sur la question des drogues en Amérique latine. Celui-ci reprend les idées de leurs déclarations antérieures, faites il y a quatre ans dans le cadre de la Commission mondiale sur les drogues. Mais, cette fois, plus explicitement encore, ils réitèrent que “quarante ans d’immenses efforts n’ont pas réussi à réduire la production ni la consommation de substances illicites” et qu’“au vu de l’inefficacité et des conséquences désastreuses de la ‘guerre contre les drogues’ [force est de constater] l’échec de la stratégie prohibitionniste et l’urgence d’ouvrir un débat sur d’autres politiques”. D’ores et déjà, ils parlent clairement de la réglementation du cannabis, qui équivaudrait à celle de l’alcool et du tabac. Ils passent en revue
Des projets qui avancent
les expériences pertinentes tentées ces derniers temps : “les expériences européennes en matière de santé publique et de réduction des dommages ; celles de médecins dans certains Etats des Etats-Unis avec l’utilisation médicale du cannabis ; la mobilisation du secteur privé et des milieux scientifiques, ainsi que les attentes des jeunes…” Qu’il s’agisse d’anciens présidents comme Vicente Fox [Mexique] ou Felipe González [Espagne], d’intellectuels comme Mario Vargas Llosa [écrivain péruvien, Prix Nobel de littérature 2010] ou encore de nombreux anciens dirigeants d’autres pays, tous s’accordent sur un point : l’actuelle politique ne fonctionne pas. Grâce à l’initiative de ces trois anciens présidents, le Sommet des Amériques, qui eu lieu à Cartagena [Colombie] du 14 au 15 avril dernier, a lancé le débat à l’échelle des chefs d’Etat en exercice. Pour la première fois, un président des EtatsUnis s’est vu obligé d’écouter les arguments, les thèses, la douleur de ses homologues du sud du Rio Grande, qui évoquaient les conséquences désastreuses et les maigres résultats de la guerre contre la drogue. Comme l’ont bien dit Juan Manuel Santos [Colombie], Otto Pérez Molina [Guatemala] et Laura Chinchilla [Costa Rica], ce n’est que le début d’un long processus, et seul le temps et la discussion inciteront d’autres dirigeants latino-américains à convaincre Barack Obama ou son successeur que la politique des quarante dernières années est un fiasco. L’actuelle position mexicaine va bientôt changer, et ainsi le principal obstacle à un consensus régional en faveur d’une alternative sera levé. Le Mexique est le seul pays de la région qui soit à la fois producteur de drogue et zone de transit ; c’est celui qui a payé le plus lourd tribut – plus de 50 000 morts ces cinq dernières années – à la lutte contre le trafic de drogue (la Colombie a aussi combattu les guérilleros et les paramilitaires) ; et c’est celui qui, pour des raisons évidentes, a le plus de liens avec les Etats-Unis. L’actuel président, Felipe Calderón, a été l’un des principaux champions de la position prohibitionniste, même s’il a accepté du bout des lèvres qu’il y ait un débat sur la légalisation. Mais Calderón termine son mandat le 30 novembre, et tous ses successeurs éventuels ont déjà commencé à prendre leurs distances par rapport à la politique menée pendant son sexennat. Si l’on cesse de concentrer toutes les ressources sur la guerre contre la drogue, cela signifie qu’on “laisse passer la drogue” aux Etats-Unis, comme l’a dit en privé un ancien président d’Amérique centrale ; et si on légalisait le marché de la drogue sans le réglementer, cela reviendrait à encourager la culture de l’illégalité et de l’impunité. Comme personne ne souhaite en arriver là dans une région sinistrée par la faiblesse de l’Etat de droit, nous en venons à la recommandation de Cardoso, Gaviria et Zedillo : changer la loi pour l’adapter à la réalité, au lieu de vouloir changer la réalité pour l’adapter à la loi. Beaucoup disent la même chose depuis cinq ans, tant au Mexique que dans de nombreux pays d’Amérique latine. Penser qu’on puisse réprimer le narcotrafic tout en protégeant la société dans un contexte de rareté des ressources et de faiblesse institutionnelle relève de la naïveté, voire de la bêtise. Il est bon que l’Amérique latine, peu à peu, avance sur ce chemin ; il est bon que Cardoso, Gaviria, Zedillo, Fox et Vargas Llosa prennent parti plus clairement ; il est bon que Barack Obama écoute ; il est bon que même au Mexique les choses changent. Jorge Castañeda* * Ancien ministre des Affaires étrangères du Mexique de 2000 à 2003.
Vu du Brésil
A l’origine de la violence L’Amérique latine se noie dans un véritable bain de sang. C’est le continent le plus violent au monde, loin devant l’Afrique. Parmi les quatorze pays du monde qui comptent le plus d’assassinats, sept se trouvent en Amérique latine, à commencer par le Salvador, où l’on court bien plus de risques de prendre une balle qu’en pleine guerre d’Irak. L’origine de toute cette violence est claire comme l’eau de la mer des Caraïbes : la lutte contre la drogue. Ces quarante dernièresannées, à partir du jour où Richard Nixon s’est assis dans le fauteuil présidentiel, les Etats-Unis ont mené une politique de répression contre la drogue sur tout le continent. Avec le durcissement de la réglementation, les criminels se sont assuré le monopole d’un marché des plus lucratifs qui leur permet d’être mieux armés et mieux payés que n’importe quelle force officielle de sécurité. Résultat ? Un niveau de violence jamais atteint. Paradoxalement, en l’absence d’investissements dans la santé et l’éducation, la consommation de drogue ne cesse d’augmenter. La lutte contre la drogue représente aujourd’hui le principal obstacle au développement de l’Amérique latine. Mais le vent tourne. Le mois dernier, Otto Pérez Molina, le président du Guatemala , a demandé à ses homologues d’Amérique latine d’amorcer une réflexion pour trouver des solutions à ce problème, évoquant même l’idée de créer des marchés contrôlés pour le cannabis, de sorte que le trafic devienne moins lucratif, ce qui aura pour effet de limiter les ventes d’armes. Or Pérez Molina n’a pas exactement le profil d’un hippie aux cheveux longs : il s’agit d’un général, partisan de la ligne dure, élu sur sa promesse de “mettre KO les cartels”. Des pays aussi importants que la Colombie, le Mexique, l’Argentine, le Chili et l’Uruguay n’ont pas tardé à apporter leur soutien à cette courageuse initiative. L’ex-président colombien César Gaviria a affirmé que la plupart des responsables gouvernementaux américains savent que la lutte contre la drogue est une erreur, qui doit sa persistance au simple fait qu’elle “fonctionne en mode automatique”. Au milieu de ce chaos, il reste un pays, le Brésil, dont la position est fondamentale. Si Dilma Rousseff soutient clairement cette initiative, le Brésil, le Mexique et la Colombie, les trois principales économies d’Amérique latine, parleront d’une même voix et pourront empêcher un bain de sang dans la région. Ce qui pourrait changer bien des choses dans le monde entier. Et pourtant, le Brésil ne s’engage pas. Le palais Itamaraty, le ministère des Affaires étrangères, s’est refusé à tout commentaire hormis une vague déclaration selon laquelle le pays “n’est pas opposé à un débat”. Denis Russo Burgierman* Folha de São Paulo (extraits) São Paulo * Journaliste brésilien, auteur de l’ouvrage O fim da guerra : a maconha e a criação de um novo systema para lidar com as drogas (La fin de la guerre : le cannabis et la création d’un nouveau système de lutte contre les drogues) Leya, 2011.
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France
Premier tour Réélu avec 56,21 % des voix, Jean-Marc Ayrault a très facilement conservé son siège de député dans la circonscription de Nantes-Saint-Herblain, qu’il détient depuis 1988. Cinq de ses ministres se sont comme lui fait élire dès le
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premier tour des législatives, le 10 juin, dont Laurent Fabius. Dixneuf autres ministres doivent en passer par un second tour, ce 17 juin. Ceux qui échoueront dans les urnes devront renoncer à leur portefeuille, a fait savoir Matignon.
Législatives
Des bords de la Loire à Matignon Réélu député dès le premier tour des législatives, Jean-Marc Ayrault se reconnaît deux modèles : l’Allemagne et sa chère ville de Nantes.
et rapport à l’Histoire honnête mais pas chargé de culpabilité : telles sont les caractéristiques de la métamorphose de la ville. “Nantes n’est peut-être pas un modèle pour la France entière, mais en tant que vitrine de transformation urbaine oui, c’est un bon exemple”, déclare Jean-Marc Ayrault, qui manie volontiers la litote. Jean-Marc Ayrault ne reste pas à Nantes, il part faire campagne dans les communes voisines, direction la côte atlantique. Sainte-Pazanne était un bastion du sarkozysme ; aujourd’hui, la circonscription pourrait tomber aux mains des socialistes. “Venez prendre un petit verre avec le Premier ministre !” lit-on sur l’invitation de la candidate socialiste Monique Rabin [en ballottage favorable à l’issue du premier tour]. Ça sonne bien et la moitié de la ville est là, debout, à attendre sous le soleil, sur la place entre la mairie et l’église. Quand Jean-Marc Ayrault sort de sa voiture, le costume impeccable, sans le moindre faux pli, les cheveux gris-blanc à la raie bien nette, Monique Rabin ne sait plus très bien comment elle doit l’accueillir. “Bonjour*, Jean-Marc”, pardon, “bonjour, monsieur le Premier ministre”, se reprend-elle.
Frankfurter Allgemeine Zeitung (extraits) Francfort
ean-Marc Ayrault n’est pas pressé. Le TGV de Paris va bientôt arriver, avec à son bord Martine Aubry, la première secrétaire du Parti socialiste. Une poignée de main au marchand de journaux du kiosque et le Premier ministre poursuit tranquillement sa route. Il bavarde un peu avec l’homme qui se trouve derrière le comptoir de sandwichs. “Bonjour*, comment ça va aujourd’hui ?” Un couple âgé passe en traînant une valise à roulettes. “Où partez-vous en voyage ?” s’enquiert Ayrault. Dans le hall de la gare de Nantes, il reste pour tous Monsieur le Maire*, un responsable politique sympathique et accessible, toujours disponible pour les électeurs de sa ville [il doit abandonner cette fonction fin juin à son premier adjoint, Patrick Rimbert]. Puis, tout d’un coup, une équipe de tournage se rue sur lui, on lui brandit un micro touffu sous le nez, Jean-Marc Ayrault cligne des yeux et prononce quelques phrases appliquées. “Maintenant il a son costume de Premier ministre”, confie Brigitte Ayrault, une créature mince et élégante. Elle observe son mari à bonne distance.
J
La fierté de l’urbaniste Le voilà parvenu sur le quai. La cohorte de caméramans, de photographes et de journalistes qui l’entoure est devenue plus dense. Martine Aubry arrive, il la serre dans ses bras, une bise sur la joue droite, une sur la gauche, des gestes d’amitié pour le JT du soir. Après tout, ce 2 juin, on est en campagne électorale. Jean-Marc Ayrault et Martine Aubry prennent place côte à côte dans un monospace Citroën bleu foncé et démarrent à toute vitesse. Ils franchissent le pont qui traverse la Loire et empruntent des rues à propos desquelles Jean-Marc Ayrault pourrait en dire long en matière de changement urbain. Car, à 62 ans, le maire a, au cours des vingt-trois dernières années, transformé la grise capitale de Loire-Atlantique en l’une des métropoles les plus dynamiques de France. Quand ce professeur d’allemand est arrivé à la mairie, en 1989, Nantes était à peu près dans le même état que la France aujourd’hui. Les gens regardaient l’avenir avec angoisse, ils étaient démoralisés parce qu’ils ne se sentaient pas en mesure de faire face aux bouleversements économiques en cours – le dernier chantier naval venait de fermer.
Net et sans un pli
Dessin de Glez paru dans le Journal du jeudi, Ouagadougou. Maintenant Jean-Marc Ayrault peut flâner en ville avec la fierté de l’urbaniste qui a réussi. Non loin de la gare, l’ancienne usine de biscuits LU abrite désormais un centre culturel appelé Lieu Unique, qui comprend salles d’exposition, restaurant, café, librairie et hammam. Au milieu de la Loire, sur l’île de Nantes, qui abritait jadis des chantiers navals et de gigantesques entrepôts de produits coloniaux, seule une grue de chantier naval jaune vif rappelle l’ancienne destination du lieu. Aujourd’hui, Nantais et touristes viennent y voir Les Machines de l’île, des animaux géants
mécaniques inspirés de Jules Verne, ou s’amuser au Hangar à bananes, un ensemble de vastes salles d’exposition, de restaurants et de bars. L’île abrite également le palais de justice dessiné par Jean Nouvel, et sur le quai d’en face se trouve le Mémorial de l’abolition de l’esclavage, inauguré en avril, qui rappelle que Nantes fut la principale ville négrière de France. Développement de nouvelles branches économiques dans les services et la culture, volonté de mettre en place un développement durable – Nantes sera capitale européenne de l’environnement en 2013 –
Souvenirs de Sarre
Jean-Marc Ayrault dans mon salon Si la nomination de JeanMarc Ayrault à Matignon a été bien accueillie en Allemagne, c’est dans une petite ville de Sarre qu’elle a fait le plus d’heureux. A Saint-Ingbert, 37 000 habitants, monsieur le Premier ministre est en effet une figure connue : la ville est jumelée depuis 1981 avec Saint-Herblain, une commune de
l’agglomération nantaise dont il fut maire de 1977 à 1989, avant de prendre la mairie de Nantes. Winfried Brandenburg était en 1981 chef du groupe social-démocrate au conseil municipal de Saint-Ingbert. Il se rappelle qu’Ayrault, à l’époque, était venu chez lui, dans son salon, négocier ce partenariat.
Et les liens sont restés étroits entre les deux hommes. Interrogé par la Saarbrücker Zeitung, Brandenburg se souvient qu’Ayrault, alors maire de Nantes, lui avait une fois emprunté sa petite maison de campagne, pour des vacances “sans électricité, mais avec l’eau courante”.
Interrogé par des journalistes allemands, Ayrault leur répond dans un allemand parfait ; les personnes qui l’entourent le contemplent avec un certain étonnement. L’Europe doit à nouveau incarner l’espoir d’une vie meilleure, déclare-t-il, elle ne peut pas être uniquement synonyme de rigueur. Brigitte Ayrault lui tire doucement le bras : il pourra expliquer tout ça plus tard, ditelle en souriant. La femme de Jean-Marc Ayrault est elle aussi enseignante de métier. Elle ne parle pas allemand, explique-t-elle gaiement, mais elle connaît la passion de son mari pour la langue et la culture allemandes. “Il peut en parler pendant des heures”, confiet-elle. Quand il était étudiant, ce fils d’ouvriers a passé un semestre à Wurtzbourg, c’était encore inhabituel à l’époque. Maire de Nantes, il s’est régulièrement rendu à Sarrebruck, commune avec laquelle sa ville est jumelée, et il entretenait des contacts à Berlin en tant que président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale. Son équipe parisienne comprend des gens qui connaissent l’Allemagne – Christophe Chantepy, son chef de cabinet, a un appartement à Berlin et le germaniste JacquesPierre Goujon, son conseiller, a passé beaucoup de temps en Allemagne. Le cortège reprend sa route. Sophie Errante, une autre candidate socialiste, compte sur l’aide du Premier ministre [elle affronte le second tour en ballottage très serré]. “Ensemble nous gagnerons”, promet Jean-Marc Ayrault. Martine Aubry, elle, a déjà disparu. Michaela Wiegel * En français dans le texte.
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France
L’auteur Né en 1946, l’écrivain britannique Julian Barnes est un grand admirateur de la France et de la culture française. Les Français le lui rendent bien : l’écrivain a successivement
remporté le prix Médicis pour Le Perroquet de Flaubert (1986) et le prix Femina étranger pour Love, etc. (1992). En 2004, il a été fait commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres.
En 2011, Julian Barnes a par ailleurs reçu le Booker Prize, un très prestigieux prix littéraire anglais, pour son dernier roman, The Sense of an Ending, encore inédit en français.
Littérature
Le grand Meaulnes, un éternel adolescent A 60 ans passés, l’écrivain britannique Julian Barnes redécouvre le roman d’AlainFournier. Et, miracle, le charme opère comme au premier jour.
admirent l’altérité et l’audace de l’aventurier ; tous deux pressent leur nez contre la vitrine du magasin (un peu comme nous, lecteurs) tout en sachant pertinemment que jamais la vitre ne rompra. Fitzgerald, qui se trouvait à Paris dans les années 1920, a probablement lu Le Grand Meaulnes (et peut-être même emprunté la structure de son titre pour son Great Gatsby [titre original]). Mais je n’ai pas réussi à en apporter la preuve. Tout ce que j’ai pu découvrir, c’est que le premier traducteur du roman d’Alain-Fournier était Harry Crosby, un expatrié millionnaire qui gravitait dans les mêmes cercles parisiens que Fitzgerald.
The Guardian (extraits) Londres
l ne fait aucun doute que Le Grand Meaulnes compte parmi les classiques de la littérature. Interrogés il y a une douzaine d’années sur leurs romans du XXe siècle préférés, les Français l’avaient placé en sixième position, derrière Proust et Camus. Mais, si la plupart des Français l’ont lu en classe, peu d’entre eux le relisent à l’âge adulte (du moins selon un sondage que j’ai mené autour de moi). Se replonger des années après dans des textes imposés par le corps enseignant peut en décourager certains ; mais c’est surtout la crainte de ne plus voir la magie du roman opérer qui explique sans doute cette désaffection – comme si à l’âge adulte nous en savions trop pour nous laisser happer par le charme de l’ouvrage. C’est pourtant une erreur. “Le plus grand roman de l’adolescence de la littérature européenne”, dixit John Fowles [l’auteur de Sarah et le Lieutenant français], ne peut être appréhendé que de manière tronquée par les adolescents, qui ignorent encore tout ce qu’ils vont perdre avec l’âge. Les Britanniques lisent ce livre généralement plus tard que les Français. Pour ma part, j’ai attendu d’approcher la quarantaine pour m’y atteler. Pendant longtemps j’avais été rebuté par le titre de l’ouvrage, par la couverture qui montrait un superbe château français émergeant d’une forêt de conte de fées, et par la quatrième de couverture qui annonçait l’histoire d’un garçon découvrant mystérieusement une superbe propriété et rencontrant une jeune fille énigmatique, pour mieux ensuite les perdre tous les deux. J’imaginais une histoire sentimentale sur fond de terroir et pensais, à tort, que j’étais trop vieux pour ce genre de choses. En fait, j’étais surtout trop jeune.
I
Jouer à être grands Dans les souvenirs de la plupart d’entre nous, l’adolescence reste l’âge d’une double impasse : trop vieux pour continuer à nous conduire comme des enfants, nous étions encore trop jeunes pour être considérés comme des adultes. Dans Le Grand Meaulnes, toute la magie d’AlainFournier est justement de créer un univers onirique où ces impasses sont autant de portes ouvertes. Quand le grand Meaulnes, inlassable voyageur vagabond, tombe sur le château perdu, il s’y déroule une sorte de fête champêtre, où les participants portent des costumes des années 1830. Surprenant une conversation entre
Derniers feux
Dessin de Cost, Belgique. enfants, il apprend que, le temps des festivités, ces derniers ont le droit de “faire ce qu’ils veulent”. Le rêve impossible du grand Meaulnes est donc celui d’une existence où nous pourrions rester des enfants tout en décidant de notre vie – nous jouerions en quelque sorte à être grands : voilà la définition de la liberté donnée par Le Grand Meaulnes. En relisant cette œuvre à plus de 60 ans, je craignais de la trouver mièvre. [Or] le roman est à la fois magique, chevaleresque et improbable, faisant la part belle aux coïncidences et aux coups de théâtre, mais il ne sombre jamais dans le sentimentalisme, car il reste fidèle à ce que fut notre adolescence, pleine d’espoirs, de peurs et de rêves impossibles. Ce qui m’a surpris à la relecture, c’est l’intensité littéraire de ce roman. AlainFournier, en 1905, avait travaillé trois mois comme employé dans l’usine de papier peint de Sanderson, à l’ouest de Londres. Anglophile, il était un grand admirateur de Dickens, de Kipling et de Stevenson – il qualifiait ce dernier de “délicieux Anglais”. La grande aventure de Meaulnes rappelle le Grand Jeu [conflit larvé qui opposa la Russie et la Grande-Bretagne en Asie au XIXe siècle] de Kim [de Kipling, paru en 1901], et le roman est truffé de trouvailles à la Stevenson (la carte incomplète, la quête d’un trésor perdu, le coffre fermé à clé qui contient l’indice vital). Le Robinson Crusoé
de Defoe est cité dès les premières pages. Les influences françaises sont multiples elles aussi. Même si Alain-Fournier est resté imperméable à l’œuvre de Flaubert, le premier chapitre de son roman (comme Madame Bovary) s’ouvre sur l’arrivée d’un nouvel élève dans une salle de classe. L’univers onirique de Laforgue imprègne également le roman, tout comme le Pelléas et Mélisande de Maeterlinck, pris à travers le prisme de l’opéra de Debussy. La phrase “Nous sommes deux enfants” rend ainsi hommage à la célèbre réplique de Golaud surprenant les deux amoureux transis : “Vous êtes des enfants.” Gorgé de références littéraires, le roman porte aussi en lui la littérature à venir. Pour moi, il est évident que le narrateur, François Seurel, préfigure Nick Carraway, le narrateur de Gatsby le Magnifique [publié en 1925 par l’Américain Francis Scott Fitzgerald]. Tous deux sont des personnages falots et plutôt passifs, fascinés par un monde enchanté, des êtres casaniers qui
J’imaginais une histoire sentimentale sur fond de terroir et pensais, à tort, que j’étais trop vieux pour ce genre de choses. En fait, j’étais trop jeune
Bien entendu, la relecture met à nu les faiblesses du roman. Dans le premier tiers de l’ouvrage, le monde onirique cohabite à la perfection avec l’univers réaliste d’une enfance vécue à la campagne. Dans le deuxième tiers, le charme n’opère plus. Ce n’est que dans le dernier tiers que l’histoire retrouve son brio, l’extrême complexité de l’intrigue (cinq personnages principaux pour deux triangles amoureux) se dénouant comme par magie pour donner toute la mesure des chagrins que la vie peut nous offrir, ainsi que le souhaitait Alain-Fournier. Je suis pourtant resté sur un léger regret, celui de voir Meaulnes et Seurel résoudre le mystère et débusquer le Domaine perdu [dont Meaulnes, dans le roman, a oublié l’accès]. Le charme mystérieux de la propriété est si puissant qu’il est presque douloureux de pouvoir finalement la situer sur une carte. Mais il faut bien que l’intrigue se dénoue une fois que le roman a rempli sa mission première de nous enchanter. Dans les premières pages du roman, ensorcelantes, Meaulnes monte au grenier des Seurel et y découvre de vieux feux d’artifice du 14-Juillet datant de plusieurs années. Deux des fusées peuvent encore servir. Meaulnes emmène Seurel dans la cour et allume la mèche ; les deux garçons, main dans la main, regardent le ciel s’illuminer sans broncher. Cette scène préfigure la réaction impassible de Meaulnes face aux embrasements de l’amour ; elle incarne également la réaction du lecteur au roman lui-même. Car le romantisme fut un formidable spectacle pyrotechnique et, des décennies après la fin de son bouquet final, des artistes ont continué de lancer leurs fusées. Le Grand Meaulnes fut l’un des derniers embrasements du romantisme tardif. Il fut publié en 1913 ; l’année suivante, la Grande Guerre éclatait (tuant Alain-Fournier dès les premières semaines) et enterrait définitivement le romantisme. Mais il nous reste la possibilité de contempler ses derniers feux, éblouis. Julian Barnes
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Europe
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Les élections grecques à suivre au quotidien sur presseurop.eu.
Grèce
Après la colère, la peur dans l’isoloir Les élections législatives anticipées du 17 juin doivent permettre de désigner un nouveau gouvernement. Après une campagne menée dans un climat de catastrophe, le scrutin s’annonce très incertain.
t-il sous couvert d’anonymat. Ainsi, il estime qu’il y aura un renforcement du vote en faveur du système [mémorandum sur l’austérité] et, parallèlement, un resserrement du vote anti-système. Pour lui, les électeurs qui “en toute ignorance” avaient opté pour Aube dorée aux dernières élections voteront, en restant
Syriza est entré dans le pôle des décideurs de l’avenir du pays
To Vima (extraits) Athènes
e 17 juin, la Grèce organise un scrutin crucial sur fond de naufrage économique, social et politique du pays. Les actes de violence s’ajoutent à la tension et les statistiques de l’économie nationale montrent à l’évidence que le gouvernement qui va sortir des urnes n’aura aucune marge de manœuvre. Le pays est isolé puisque les grandes sociétés d’assurance-crédit (Coface, Euler Hermes) ont cessé d’assurer les exportations vers la Grèce. Les entreprises grecques sont à bout, car elles doivent désormais payer comptant toutes leurs importations. Le risque de pénurie de matières premières, de médicaments et de nourriture est palpable et impose des réactions immédiates, alors que les milieux d’affaires parlent déjà d’“un cauchemar qui rappelle l’Albanie de Hoxha” si aucune solution n’est trouvée. Les entreprises grecques manquent de matières premières, au point que leur production dépend des importations. Sur le plan énergétique, le pays est au bord du gouffre car il n’y a plus de crédits et la Grèce risque bientôt de ne plus avoir
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Sur la pancarte : Ferry du Styx. Nous acceptons les euros ou les drachmes. Espèces uniquement ! “Alors l’ami, vous faites la traversée ou pas ?” Dessin de Schrank paru dans The Independent, Londres. accès au marché iranien à cause de l’embargo international imposé à Téhéran. Les économistes et les milieux politiques internationaux considèrent que la probabilité d’une sortie du pays de la zone euro est de plus en plus forte, alors que l’isolement gèle les échanges et accords commerciaux dans les secteurs du tourisme, du commerce et des transports. Par ailleurs, les sociétés multinationales qui conservent une activité dans le pays prennent leurs dispositions et mettent du liquide de côté. Dans cet environnement, et alors que la tension sur le plan politique est évidente, surtout après l’incident violent entre représentants politiques retransmis en direct à
la télévision la semaine dernière, ou l’affaire de Paiania [un adolescent de 15 ans a tué un cambrioleur pour protéger sa famille], les analystes politiques sont unanimes : le 17 juin, le vote de la peur dominera. A en croire les intentions de vote, les sondeurs ont déjà une idée du résultat auquel il faut s’attendre le 17 juin, mais ils restent sur leurs gardes quant aux conséquences de l’attaque du député de Chrysi Avgi [Aube dorée, extrême droite] contre la députée communiste Liana Kaneli. Un analyste qui travaille avec plusieurs partis politiques considère que le caractère même de l’élection a changé. “Les élections du 6 mai étaient celles de la colère, celles du 17 juin seront celles de la peur”, souligne-
dans une logique antimémorandum, pour Syriza, la coalition de la gauche radicale [arrivée deuxième le 6 mai et favorite pour le 17 juin]. Il estime également probable un report des électeurs du Parti communiste vers Syriza ainsi qu’un recul du vote antisystème avec un report des électeurs d’Aube dorée qui ne veulent pas voter pour des partis de gauche ou de centre droit sur le Parti des Grecs indépendants [parti de droite antimémorandum]. Selon le président de l’un des principaux instituts de sondages, Aube dorée est déjà sur une pente descendante et ne retrouvera pas les 7 % qu’il a recueillis le 6 mai. La plupart des analystes politiques et sondeurs d’opinion estiment donc qu’il faut s’attendre, dimanche prochain, à un rassemblement important autour des “forces politiques plus flexibles” – dont Syriza, qui est entré dans le pôle des décideurs pour l’avenir du pays. Angelos Kovaios* * Angelos Kovaios est l’un des principaux éditorialistes de l’hebdomadaire grec To Vima.
Allemagne
Berlin, son aéroport, son opéra et tous ses chantiers en retard Le report en mars 2013 de l’inauguration du grand aéroport international de Schönefeld suscite d’âpres commentaires sur l’incurie de la capitale et de son maire, Klaus Wowereit. Stern (extraits) Hambourg
l arrive parfois que le sommet d’un iceberg soit aussi énorme qu’un iceberg entier. C’est le cas à Berlin. Le fait que le nouvel aéroport de Schönefeld n’ouvre pas le 3 juin comme prévu, mais le 17 mars 2013, à cause d’une série d’erreurs de planification, de négligences et de manœuvres de dissimulation est déjà une honte pour la capitale et pour Klaus Wowereit, son maire, mais ce n’est
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que le sommet de l’iceberg berlinois. Pour juger de ses véritables dimensions, il faut prendre en compte une seconde nouvelle tout aussi honteuse : la réouverture de l’Opéra national Unter den Linden a, elle aussi, été repoussée d’un an, pour la deuxième fois. La maison devait à l’origine rouvrir ses portes en octobre 2013, puis on avait parlé de 2014 ; maintenant ce ne sera qu’à l’automne 2015. Furieux, Daniel Barenboïm, le directeur musical, n’y va pas de main morte et dénonce une “totale incurie”. Il ne se doute pas à quel point il a raison. Car sous l’aéroport et l’Opéra se dissimule le véritable iceberg, un scandale quotidien, de grande ampleur, un monument d’incompétence : les autorités politiques n’exercent pas leur mission de surveillance sur les chantiers publics.
Lorsqu’on se déplace dans la capitale les yeux grands ouverts, on s’aperçoit rapidement que quelque chose ne va pas. Berlin est truffée de chantiers, de rues et de places éventrées, de bâtiments publics couverts d’échafaudages où l’on ne travaille pas ou alors très lentement, pendant des mois, voire des années. Le bureau de Stern, en face de la cathédrale et de l’île aux Musées, se trouve dans une petite rue qui illustre à merveille ce phénomène. Nous nous sommes installés là en 2004 et, en huit ans, nous n’avons jamais vu cette ruelle sans chantier. Je me suis plusieurs fois entretenu avec Klaus Wowereit de cette situation impossible. Que font les autorités avec des entreprises manifestement incapables d’exécuter les contrats dans les temps impartis, ce qui a un coût nécessairement
élevé pour le contribuable ? Wowereit convenait que cela faisait beaucoup d’argent gaspillé, s’en inquiétait, mais relatait l’impuissance de ses services, car les entrepreneurs avaient déjà intégré les pénalités standards en cas de retard dans le prix de leur prestation. Une capitulation. Ce système de renonciation et d’indifférence a frappé fort à Schönefeld. Pourtant, malgré ce désastre, rien n’indique que les choses pourraient changer dans l’anarchie qui règne à Berlin en matière de travaux publics. Schönefeld finira peut-être par coûter près de deux fois plus que prévu, soit dans les 4 milliards, alors qu’on n’a pas d’argent pour les crèches, les écoles et les piscines. Tiens, soit dit en passant, à Berlin, les Pirates sont actuellement crédités de 15 % dans les sondages. Hans-Ulrich Jörges
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Europe
Auschwitz En mars, le président
du Conseil central des Juifs en Allemagne, Dieter Graumann, avait déclaré sur le site du Spiegel qu’“une visite de l’équipe d’Allemagne au camp d’extermination d’Auschwitz [en Pologne] ou de Babi Yar [en Ukraine]
serait un signe important de la part de la Fédération allemande de football [en mémoire de la Shoah]”. Le 1er juin, comme en témoigne une photo parue dans Stern, une délégation s’est en effet rendue à Auschwitz-Birkenau. “Les joueurs n’ont accordé aucune
interview, souligne le magazine de Hambourg, ne souhaitant pas transformer ce geste en action de relations publiques. Mais les visages parlent d’eux-mêmes.” Les équipes néerlandaise, britannique et italienne ont suivi l’exemple allemand.
Ukraine
La kippa et le ballon rond Du club communautaire aux grands clubs nationaux, l’hebdomadaire de la communauté juive de Berlin a réalisé un reportage sur les milieux footballistiques juifs de Kiev. Jüdische Allgemeine Berlin
quelques pas d’Arena City, quartier animé de Kiev et principal bastion des supporters de football pour cet Euro 2012 en Ukraine, se trouve le petit musée Cholem Aleikhem. “Nous sommes très heureux d’accueillir cette compétition et nous espérons que des visiteurs s’arrêteront aussi chez nous”, déclare Irina Klimova, responsable du musée. C’est ici, au 5 Krasnoarmeïskaïa, qu’a vécu Cholem Aleikhem – le “Mark Twain juif” – lors de son séjour à Kiev, à la fin du XIXe siècle. C’est également ici que l’on peut régulièrement croiser Anatoli Chengaït, président de la communauté juive de Kiev. Il passe régulièrement par le musée quand il a à faire à la synagogue, située quelques rues plus loin. Egalement amateur de football, Chengaït est aujourd’hui préoccupé par autre chose : les préparatifs du pèlerinage sur la tombe du rabbin Nahman à Ouman, dans la région de Tcherkassy. Comme tous les ans, des dizaines de milliers de Juifs du monde entier se rassemblent en septembre pour les célébrations de Roch Hachana sur la tombe du grand rabbin. En attendant, néanmoins, et Anatoli Chengaït le sait bien, place au football. Chengaït porte sa kippa sous une casquette de base-ball. Quand il parle de foot, les scènes qui se sont déroulées il y
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Dessin de Vlahovic, Serbie. a quelques années lui reviennent en mémoire : la synagogue de la rue Roustavelli Chota, non loin du stade olympique de Kiev, avait alors été attaquée*. “Aujourd’hui encore, on ne sait pas très bien si [les agresseurs] étaient vraiment des supporters de foot”, explique Chengaït. Interrogé sur les dispositifs de sécurité mis en place pour l’événement d’aujourd’hui, il hausse les épaules et répond : “On ne peut malheureusement rien exclure.” Comme en Allemagne, les institutions juives de Kiev et d’autres villes ukrainiennes font l’objet d’une surveillance permanente de la part des forces de police ou de services privés. Les chiffres officiels ont beau indiquer une baisse des agressions à caractère antisémite, il existe encore un fort sentiment antijuif en Ukraine.
De nombreuses personnalités du monde des affaires, de la politique ou du showbusiness préfèrent dissimuler leurs origines juives. Certains vont jusqu’à arborer une croix en pendentif lors de leurs apparitions publiques. “Plusieurs grands clubs de foot appartiennent à des Juifs”, souligne l’Anglais Peter Dickinson, producteur de la chaîne Jewish News One (JN1), fondée l’année dernière par Igor Kolomoïski et Vadim Rabinovitch, deux hommes d’affaires qui ont également investi dans le football. Kolomoïski est propriétaire du club de première division Dnipro Dnipropetrovsk, et Rabinovitch contrôle l’Arsenal Kiev. Cette année, leurs équipes figurent en quatrième et cinquième place du classement de la première ligue ukrainienne. La réussite de ces clubs aux
mains d’oligarques juifs n’est pas toujours bien vue en Ukraine. Bon nombre de supporters appartiennent à la droite radicale et ne soutiennent que les clubs sans lien avec des Juifs. Comme dans bien d’autres pays, les jeunes Juifs ukrainiens ont la possibilité de jouer au foot dans le cadre de leur communauté. Certains joueurs du Maccabi de Kiev rêvent d’ailleurs de devenir professionnels. Bon nombre de jeunes talents font leurs débuts au Maccabi avant de rejoindre les équipes juniors d’Arsenal ou du Dynamo de Kiev, le club culte de la capitale. Le propriétaire du Dynamo, Igor Sourkis, et son frère Grigori, président de la Fédération ukrainienne de football, ne sont d’ailleurs pas étrangers à la désignation de l’Ukraine comme organisatrice de cette édition du championnat d’Europe. Pendant le tournoi, le Maccabi de Kiev organisera son traditionnel camp d’été. Des écrans seront installés pour les jeunes afin qu’ils puissent regarder ensemble les retransmissions des principaux matchs se déroulant en Pologne et en Ukraine. Et au sein de la communauté ellemême ? “Non, il n’y aura pas de grand écran chez nous”, explique Chengaït en secouant la tête. “Mais tous ceux qui voudront se rendre dans l’une des trois synagogues de Kiev pendant la compétition sont les bienvenus, qu’ils viennent pour prier ou pour visiter.” Nina Eglinski * En avril 2002, à l’issue d’un match opposant le Dynamo de Kiev au Shakhtar de Donetsk, une vingtaine de hooligans vêtus en supporters de foot ont attaqué la synagogue du centre de la capitale, brisant les vitres, agressant les personnes se trouvant à l’intérieur et criant des slogans antisémites. L’enquête n’a pu déterminer s’il s’agissait de supporters déchaînés ou de jeunes néonazis “déguisés” en supporters.
Vu de Pologne
Niet à la faucille et au marteau ! Les supporters russes voulant célébrer leur fête nationale (qui tombe le 12 juin, jour du match Russie-Pologne) peuvent-ils défiler dans les rues de Varsovie en arborant des maillots rouges et en brandissant des drapeaux de l’URSS frappés de la faucille et du marteau ou de l’étoile rouge ? Tel est le débat qui a agité les médias polonais à la veille du match en question. “Les organisateurs de cette marche ont consulté la mairie de Varsovie et les forces de l’ordre”, affirme la radio RMF FM, tout en émettant une objection d’ordre historique : “Pour nous Polonais, la couleur rouge évoque le communisme.
On ne peut pas exclure que la couleur des maillots que les supporters russes ont revêtus pour défiler à Varsovie constitue une provocation. Puisque le 12 juin est le jour de la fête nationale russe, les maillots aux couleurs du drapeau russe [blanc, bleu, rouge] auraient été beaucoup plus appropriés”, poursuit RMF FM. “L’Union des supporters russes [USR], qui est à l’initiative de la marche, est téléguidée et financée par les autorités russes. On a toutes les raisons de croire que l’idée de ce défilé est née dans les cabinets du Kremlin…” “Le leader de l’USR, Alexandre Chpryguine, est non
seulement membre d’un parti nationaliste, mais il est aussi le chef des supporters du Dynamo de Moscou – club qui, contrairement à d’autres, passe pour pro-Kremlin”, précise le quotidien conservateur Rzeczpospolita. Des drapeaux rouges avec faucille et marteau constituent une invitation à l’émeute. Des accrochages dans la rue, quel cadeau ce serait pour la propagande russe, qui présente volontiers la Pologne comme un pays maladivement paranoïaque vis-à-vis de la Russie !” “Dans un pays libre, chacun peut porter ce qu’il veut, à condition que les symboles
exhibés ne soient pas interdits par la loi, explique Wojciech Maziarski, du quotidienGazeta Wyborcza. Or l’étoile rouge ne l’est pas. En effet, le Conseil constitutionnel polonais a remis en question [en 2011] – heureusement pour les libertés civiques – la disposition du code pénal qui interdisait la possession et la présentation d’objets ayant une symbolique fasciste, communiste ou totalitaire. Les supporters russes arborent l’étoile rouge non parce qu’ils sont des agitateurs communistes, mais parce qu’elle est un des éléments importants de leur identité.
Ils ne les ont pas choisis.” Tous les journalistes de Gazeta Wyborcza ne partagent pas ce point de vue. “Pour nous, le lieu de naissance, l’époque et la famille ne déterminent pas la destinée de l’homme. L’individu choisit ses symboles suivant son système de valeurs. Il n’est pas forcément communiste parce qu’il a fait sa scolarité à l’école communiste. Le svastika [croix nazie] n’est pas son signe distinctif pour le reste de sa vie sous prétexte que ses parents ont servi dans la Wehrmacht ou qu’il était lui-même dans les Jeunesses hitlériennes. La vraie liberté est là.”
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Football
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Le dernier espace de “poésie”
e philosophe de l’école de Francfort Theodor Adorno a affirmé qu’écrire de la poésie après Auschwitz était un acte de barbarie. Ne peut-il vraiment plus y avoir de poésie après Auschwitz ? Si ! Il nous reste encore un espace poétique : le monde du football. De même que la poésie est un fruit culturel, le foot est un univers culturel dans lequel les enfants que nous sommes doivent faire preuve de noblesse, d’honnêteté et se montrer beaux joueurs. Le foot est aussi un monde fraternel où Noirs et Blancs sont traités à égalité. Je pense qu’il n’existe pas d’autre monde où le racisme et le fanatisme soient combattus avec autant de détermination. Dans d’autres univers, il est possible de se montrer intolérant vis-à-vis d’un groupe ethnique, culturel ou social. Mais n’essayez pas de pratiquer l’intolérance sur le terrain vert, à plus forte raison si elle est teintée de racisme. Vous serez aussitôt expulsé. Le ballon donne à tous les mêmes chances. Sur la pelouse, toute discrimination est “hors jeu”, y compris la discrimination religieuse. Le football flirte avec la violence, mais il s’acharne à civiliser cette violence et à la transformer en un jeu équitable qui renforce l’amitié et la fraternité. Le football est un monde de beauté. Rien d’étonnant à ce qu’il suscite des mots à résonance poétique. Le sélectionneur allemand Joachim Löw, par exemple, associe la victoire à l’éternité : “En remportant un championnat d’Europe, les joueurs écrivent une page de l’Histoire et se rendent immortels. Ne parle-t-on pas encore de ceux que nous avons remportés en 1972 et en 1996 ?” Le football, comme l’explique très bien l’ancien président de Pologne Lech Walesa, c’est aussi un monde de liberté. Sous le communisme, les leaders du mouvement Solidarnosc jouaient souvent au foot. Walesa était gardien de but, tandis que son collègue Januzs Lewandowski, aujourd’hui commissaire européen au Budget, était défenseur. “Nous cherchions une forme de combat qui ne puisse pas être muselée par le régime. Il n’était pas possible d’interdire les matchs de foot. C’est pourquoi nous nous retrouvions dans ces rassemblements sportifs, où, tout en jouant au foot, nous parlions politique”, raconte Walesa. Lorsque, en septembre 1983, Walesa tout juste libéré de prison est allé assister au match du Lechia Gdansk contre la Juventus de Turin, des milliers de supporters l’ont acclamé. “Les gens criaient pour moi et pour la Pologne libre. Leurs cris prouvaient que nous existions toujours. Ce n’est pas le communisme qui avait de nombreux supporters, mais Solidarnosc”, explique Walesa. Tel est le football : un monde de lutte et de liberté. Un monde d’espoir. Sindhunata* Kompas (extraits) Jakarta
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* Ecrivain, chroniqueur de football.
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Courrier international | n° 1128 | du 14 au 20 juin 2012 “Le 5 juin, l’article 31 de la Constitution a été aboli”, titre en une l’hebdomadaire d’opposition Novoïé Vremia, faisant référence à l’adoption par la Douma d’une loi qui durcit de façon draconienne la législation sur la participation à des
Europe
manifestations. Pour le magazine, cette loi menace directement le bien-être des citoyens les plus actifs socialement et le droit et la liberté de se rassembler et de manifester, stipulés par l’article 31 de la Loi fondamentale russe.
Russie
Une société au bord de la fracture Pour une part de la population, les derniers espoirs de démocratisation se sont envolés avec le retrait de Dmitri Medvedev de la course présidentielle. La confrontation avec le pouvoir est désormais ouverte. Nezavissimaïa Gazeta (extraits) Moscou
es dernières élections [les législatives du 4 décembre, qui ont donné lieu à une contestation massive de la victoire de Russie unie, et la présidentielle du 4 mars] ont définitivement convaincu ceux qui en doutaient encore que la société russe était désormais divisée, et que les anti-Poutine n’étaient pas si minoritaires. Dans un premier temps, le leader a pris peur. On peut le comprendre : il n’a pas de véritable expérience du combat politique (on ne va quand même pas qualifier ainsi l’instauration de la censure à la télé ou l’emprisonnement de l’oligarque Khodorkovski). Mais il s’est assez vite ressaisi. Et à leurs meetings [de protestation], il a opposé ses poutings [contremanifestations réunissant des foules immenses]. Il s’est rapidement aperçu que la confrontation entre cohortes de manifestants n’avait rien de si terrifiant. Diriger une société divisée n’est pas difficile pour Poutine parce que son camp pèse deux fois plus lourd que l’autre. Son équipe se compose à la fois des hommes qui partagent le pouvoir et de ses partisans, alors que ses adversaires ne peuvent compter que sur eux-mêmes. En outre, l’“arbitrage” lui est acquis. Ainsi, le président est triplement avantagé. D’une certaine façon, l’opposition rend service à Poutine. Elle est suffisamment agressive, et suffisamment passive. Surtout, elle est trop intellectuelle. Selon un sondage réalisé par l’Institut de sociologie, 65,8 % des manifestants moscovites seraient diplômés de l’enseignement supérieur, 28,5 % étant encore à l’université. On peut même s’étonner qu’aucun des pontes du Kremlin n’ait encore songé à utiliser à ce propos la fameuse expression d’Alexandre Soljenitsyne, la “tribu instruite”. Pour Poutine, il est d’autant plus facile de monter ceux qui pensent comme lui contre ceux qui s’opposent à lui, en s’indignant au passage que ces derniers piétinent les pelouses des Etangs purs [quartier du centre de Moscou où les opposants se rassemblent régulièrement] et entravent la circulation. En revanche, combien ces massacreurs de gazon seraient heureux dans un Hyde Park moscovite, où ils pourraient se défouler à leur aise ! On ne peut pas dire que l’entourage de Poutine manque d’idées,
CAI-NYT
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Gorbatchev, Eltsine, Poutine, Medvedev, Poutine... et un citoyen russe en colère. Dessin de Danziger, Etats-Unis. même s’il arrive après la bataille. En Russie, le terme “Hyde Park” évoque un espace dévolu à des illuminés qui déclament des manifestes politiques ou de la poésie d’amateurs. Anton Orekh, de la radio Echo de Moscou, a parlé à ce propos de “zoo” où l’on pourrait venir contempler une galerie d’énergumènes. Dans notre Hyde Park russe, aucun véritable parti politique ne pourrait voir le jour. Au contraire, on y perdrait le goût d’en créer. Fonder un parti constitue un travail de Sisyphe. Pendant longtemps, les divinités du Kremlin ont empêché les sisyphes russes de simplement pousser leurs pierres. A présent, ils les y ont autorisés, se disant que les Ryjkov et les Kassianov [personnalités politiques de la droite libérale] n’avaient qu’à créer leur petit parti. Tout le monde verrait à quel point ils étaient minables comparés à la grandeur de Russie unie. Le Kremlin dispose toujours d’une arme qui a fait ses preuves : l’appel à combattre l’ennemi du peuple venu de l’étranger. Le procédé n’a guère évolué depuis l’époque soviétique. Avant, l’adversaire était tout bêtement l’impérialisme américain. Il est désormais remplacé par le subtil “politburo de Washington”. Imaginez combien tout serait plus simple si, en novembre, le président Obama était battu par l’ennemi préféré du Kremlin, le mormon Mitt Romney… Mais ne rêvons pas. Dans les derniers temps de la perestroïka, [l’intellectuel nationaliste] Alexandre Prokhanov avait formulé la notion de “mentalité de défense”. Elle conviendrait très bien en cas d’instauration d’un climat de confrontation intérieure. Il serait alors très simple de diviser les gens entre partisans et ennemis, et de lâcher ses partisans contre ceux qui pensent autrement. Vladimir Poutine, qui n’est plus leader national, mais simplement le dirigeant à l’étoile pâlissante d’une fraction de la
société, a grand besoin d’entretenir son aura. Les gens sont déçus par lui. Pas au point de lui refuser la présidence, mais assez pour ne plus voir en lui le chef irremplaçable, charismatique et providentiel. Le travail de communication autour de son image est en train d’entrer dans une nouvelle phase. On compose des odes à Poutine, des ballades dont il est le héros. Dmitri Peskov, porte-parole de l’ex-Premier ministre, nous décrit, le souffle court, la journée type d’un Poutine bourreau de travail : après avoir rempli diverses obligations officielles à Moscou, il prend un avion pour une ville de province où il visite un site quelconque, puis “retour à l’aéroport, pour prendre un nouvel avion qui l’emmène vers une autre ville ou une autre région”… Et durant les vols, Poutine “ne pique pas du nez,
Le régime a besoin de s’attirer une jeunesse “contre-protestataire” il tient des consultations”. C’est la Corée du Nord. On croirait Kim Il-sung. Dans quel état faut-il avoir mis le pays pour être contraint de s’occuper de tout ! Eh bien parlons-en, du bilan ! Qu’estce qui a permis de multiplier le PIB russe par deux, conformément aux annonces de Poutine ? Selon les sceptiques, ce serait la hausse du prix du baril de pétrole, passé de 20 à 120 dollars (il a baissé depuis). La “fameuse” modernisation [grand mot d’ordre de Dmitri Medvedev, président de 2008 à 2012] n’est qu’une formule qui se veut magique. La “grande zone touristique intégrée” du Caucase du Nord ressemble au mythe des Argonautes, la lutte contre la corruption à une vaste fumisterie… Quoi d’autre ? Transférer la capitale dans la partie orientale de la Russie ?
Et malgré tout, Poutine a une image à entretenir, même s’il faut pour cela prendre des libertés avec la vérité. Mikhaïl Weller, l’écrivain déchaîné que rien n’arrête, a écrit : “Le régime de Poutine a utilisé le mensonge dès le début.” Je dirais pour ma part “presque” dès le début. Et ce “presque” fait toute la différence. A son entrée en politique, Poutine avait franchement l’intention d’aller “buter jusque dans les chiottes” les rebelles du Caucase du Nord. Mais, comme la rougeole, l’honnêteté lui a vite passé. Le “cortège” que Poutine a entraîné derrière lui n’a aucun principe et ne comprend pas grand-chose aux intérêts du pays. Mais son entourage ne peut survivre que dans le cadre d’une politique dure. Dans une société divisée, il ne peut que tirer son épingle du jeu. En effet, il ne dirige que ceux qui se laissent diriger, et ne regroupe autour de lui que ceux qui souhaitent l’être. Le plus compliqué pour le régime est sans doute de créer sa branche jeunesse. De distinguer, au sein de la génération montante, ceux qui lui sont favorables, qu’il pourra façonner, qu’il pourra acheter. Si Poutine tient à battre le record de longévité au pouvoir détenu par Léonid Brejnev [1964-1982], il ne pourra se dispenser de ce soutien. L’âge moyen des manifestants qui défilent dans Moscou est de 31 ans. Poutine a besoin d’une jeunesse contre-protestataire. Et c’est sur cet objectif que le Kremlin va désormais concentrer ses efforts financiers et intellectuels. Mais il sait que les jeunes d’aujourd’hui ne se laissent pas facilement embobiner. Si on leur coupe Internet, ils s’y accrochent encore plus. Et ce n’est pas l’Union eurasiatique qui les passionnera. Quant au nationalisme, cela peut se révéler dangereux. Le pouvoir est actuellement prêt à vivre dans une société divisée. Pour l’instant, il s’y sent assez bien. Mais si l’opposition commence à se sentir forte, coordonne ses actions, crée un véritable parti (ou plusieurs) autour d’un programme clair et constructif, et un vrai leader, le pouvoir sera confronté à un réel problème. Il est aussi possible que Poutine ait décidé de rester au pouvoir pour toujours. Dans ce cas, s’il sent que ses bases chancellent, il serait capable de fomenter une “fausse” révolution, un “maïdan* poutinien”, et d’accuser ses adversaires d’être la cause de tous les maux dont souffre la Russie. Alors, ses hommes s’attelleraient enfin à leur véritable mission, la restauration de l’ordre. La modernisation et la démocratisation redeviendraient le cadet de leurs soucis. Certains croient à l’éventualité de ce scénario, d’autres pas. Mais il est impossible de l’exclure totalement. Alexeï Malachenko * Mot d’origine arabe signifiant “place”, mais synonyme de “révolution” dans toute l’ex-URSS . depuis la “révolution orange” ukrainienne de 2004
Courrier international | n° 1128 | du 14 au 20 juin 2012 Défections Depuis la séparation de l’Eglise et de l’Etat, en 2000, les Suédois ont quitté l’Eglise en masse, avec un pic de 73 400 départs en 2009. Auparavant, ils étaient automatiquement
membres de l’Eglise à la naissance, sauf si leurs parents demandaient qu’ils ne le soient pas. Une des principales raisons avancées pour expliquer l’ampleur des défections est que l’“impôt de l’Eglise”, qui se
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monte à 1 % des revenus, apparaît désormais de façon séparée sur les avis d’imposition, devenant ainsi plus visible. L’Eglise estime qu’elle va perdre 1 million de membres au cours des dix prochaines années.
Suède
La messe techno devient culte Un office célébré avec de la musique “jeune” et qui se termine sur une piste de danse sous des lumières de discothèque : c’est le pari réussi d’une église de Stockholm pour enrayer la chute du nombre de fidèles. Fokus (extraits) Stockholm
’imposant édifice de briques sombres se met à vibrer sous le rythme sourd des basses qui s’échappent de Högalidberget, une colline du quartier de Södermalm, à Stockholm. L’église de Högalid y est implantée depuis 1923. Le contraste entre un crépuscule tranquille de printemps et les pulsations des ondes sonores est un peu incongru : à voir la façade austère de l’église, ses tours caractéristiques et ses hauts vitraux, on ne devinerait pas ce qui se passe à l’intérieur. Or, ce soir-là, ce sont des bouchons pour les oreilles que l’on distribue à la place des livres de cantiques habituels. “Vous allez en avoir besoin”, glisse Johan Lindström, assistant de la paroisse de Katarina et coorganisateur de la “messe techno”. Avec le pasteur Olle Ideström, il a écrit la musique de ce service religieux hors normes qui, cette année, a fait le tour de la Suède. La “messe techno”, qui suit la liturgie traditionnelle, se déroule au son d’une musique de boîte de nuit interprétée par des jeunes et par les confirmands de la paroisse. Les morceaux s’intitulent Pose ta main sur moi, Ne m’abandonne jamais ou encore Un alléluia silencieux, et l’on y tutoie Dieu, si bien qu’ils peuvent être considérés comme des chansons d’amour et seraient susceptibles de passer sur n’importe quelle radio. “Nous avons donné une nouvelle place à la musique de boîte, un genre associé à la culture underground ou aux rave parties. En même temps, c’est sûr que nous rendons service à l’Eglise, quand on voit le nombre de gens qui viennent aux offices. En l’espace de quelques années, le nombre de confirmands de la paroisse a grimpé de près de 100 % et beaucoup arrivent ici par le biais de la messe techno”, confie Olle Ideström. Le soir du service religieux, il enfile une chasuble blanche par-dessus un jean de couleur. Lorsqu’il grimpe sur l’estrade pour le prêche, il a face à lui 700 personnes – non pas assises, mais debout, faisant la fête et se déhanchant sous des lumières tournoyantes de discothèque. C’est aussi populaire, festif et bondé que les finales régionales du Melodifestivalen [concours de présélection suédois à l’Eurovision]. “N’oubliez pas que l’amour de Dieu est infini”, proclame Olle sur le rythme de la musique. Il lève les bras au ciel en ajoutant : “Allez, on met le feu !” L’office se termine sur la piste de danse. Pour clore la soirée, une des idoles
CB2/ZOB/WENN.COM/SIPA
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Des fidèles chantent et dansent sur de la techno à Stockholm. des jeunes filles du pays, Danny Saucedo, grimpe sur scène. Il interprète quelquesuns de ses tubes, dont In the Club, rebaptisé pour l’occasion In the Church, et Amazing, le titre qui lui a permis de décrocher la deuxième place lors du Melodifestivalen de cette année. Une chanson qui parle de Dieu, raconte-t-il. Depuis son lancement, voilà un peu plus d’un an, la messe techno a été citée dans plus de 150 médias à travers le monde. L’idée a même été reprise en Finlande, à Turku. Beaucoup se félicitent de cette initiative, à commencer par les conseillers de l’Eglise suédoise, confrontés quotidiennement au recul du nombre de fidèles, dont les médias se font souvent l’écho. Dans les années 1990, de 10 000 à 20 000 fidèles quittaient chaque année l’Eglise de Suède. Ce nombre s’est encore accru dans les années 2000 : l’année dernière, 52 415 personnes ont demandé à ne plus en faire partie.
Certains prétendent que Jésus n’aime que Bach, comment le savent-ils ? “La paroisse de Katarina a le courage d’innover. L’Eglise de Suède est une institution parfois figée, sourde au changement. Plus exactement, je crois que les membres de l’Eglise souhaitent le changement, mais qu’ils ne sont pas nombreux à prendre l’initiative. Il faut être courageux”, analyse Olle Ideström.
Certains y voient une provocation. “J’ai reçu des mails anonymes qui disaient que j’allais brûler en enfer pour avoir passé de la musique électronique dans une église. Certains prétendent que Jésus n’aime que Bach – mais comment le savent-ils ? Quelqu’un a écrit que ‘Jésus doit se retourner dans sa tombe’ en voyant la messe techno. Or, autant que je sache, le christianisme annonce la résurrection du Christ !” poursuit Olle Ideström en riant. Ces dernières années, la culture populaire a multiplié les incursions dans la sphère religieuse, à la fois par l’intermédiaire des associations culturelles rattachées à l’Eglise et des organisateurs indépendants. Ce printemps, l’église de Högalid organise également une série de concerts, où des artistes et des musiciens jouent de la musique sur des films qu’ils ont eux-mêmes choisis. Toutefois, le fait d’ouvrir les édifices religieux à la culture populaire ne va pas sans soulever un certain nombre de questions, notamment ce qui est acceptable ou non dans un lieu de culte et quelles sont les personnes habilitées à en juger. Pasteur à la paroisse de la cathédrale de Göteborg, Madeleine Forsberg estime que l’Eglise doit défendre ses idéaux sous peine de voir s’effriter la confiance. “Notre capital, c’est la confiance. A côté de l’Evangile, la confiance est l’une de nos grandes forces. Après les événements survenus en Norvège l’été dernier, des gens sont venus en pèlerinage à la cathédrale pour faire brûler un cierge et laisser des messages. Cela montre bien que l’église est un lieu d’empathie et un rempart contre le mal. Il est naïf de penser que les deux peuvent cohabiter dans un même lieu”, assure-t-elle.
Cet automne, la paroisse a nommé un groupe de cinq personnes chargées d’examiner les demandes de renseignements, de contrôler la qualité et de veiller à ce que les activités qui s’y déroulent ne soient pas contraires au socle de valeurs de l’Eglise. “La marge d’interprétation peut être assez élastique. Je ne vois rien à redire au fait que des artistes se servent d’images ou d’expressions tirées de la Bible. Nous le faisons aussi – et nous n’en avons pas le monopole. Le champ d’action de l’Eglise, ce sont les grandes questions existentielles, comme trouver sa place dans l’existence, communiquer et partager des expériences humaines. Mais, lorsqu’il s’agit de choses fondamentalement antinomiques – des histoires de drogue ou de culte de la mort –, il y a un problème.” En revanche, la paroisse de la cathédrale est tout à fait disposée à prendre part au débat dès lors qu’elle est habilitée à contrôler les contenus. Ainsi, Madeleine Forsberg est en train d’organiser un concert de l’organiste Ulla Olsson dans le cadre du festival HBTQ [homosexuels, bisexuels, transgenre et queer], qui aura lieu entre fin mai et début juin. “Elle a une image très queer et un style gothique très marqué. Elle ne passe pas inaperçue et n’est pas dans le ‘paroissialement correct’. Son film A Royal Swedish Goth Wedding sera diffusé dans le cadre du concert, ce qui risque bien sûr de déclencher des réactions, puisqu’il s’agit d’une esthétique qui peut être jugée inhabituelle.” Alexandra Sundqvist
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Amériques Etats-Unis
Les grandes oreilles de la police C’est le joujou préféré des forces de l’ordre américaines : des capteurs ultrasensibles qui se déclenchent au moindre coup de feu et permettent aux policiers d’intervenir partout le plus rapidement possible.
nombreux quartiers à forte criminalité, les coups de feu font partie de la vie quotidienne : ils sont “aussi ordinaires que le chant des oiseaux”, commente le commandant Mikail Ali, de la police de San Francisco. Que ce soit par paresse, par peur ou parce qu’ils ont des doutes, les gens appellent rarement la police. Dans le quartier de Hunter’s Point, à San Francisco, une surface de 2,6 km2 est couverte par des capteurs ShotSpotter ; seuls 10 % des coups de feu détectés par le système ont été signalés par des appels d’urgence, explique M. Ali. Richmond, une petite commune californienne de 120 000 âmes située au nord de Berkeley, se classe régulièrement parmi les villes les plus violentes du pays. Chris Magnus, le chef de la police de la ville, se souvient de l’enregistrement d’une fusillade, réalisé par ShotSpotter en 2010, où l’on pouvait entendre une centaine de coups de feu. “Cela dépasse l’entendement, témoigne-t-il. Il était environ 11 heures du soir, en plein été, et personne ne nous a appelés.”
The New York Times (extraits) New York
n jeudi soir, récemment, à 19 h 22 min et 7 s, une alarme retentit dans la salle de contrôle d’un immeuble de bureaux de Mountain View, en Californie. Une technicienne se penche aussitôt sur l’écran de l’ordinateur où le message “Multiples coups de feu” s’affiche en gros caractères. Elle écoute un enregistrement de la fusillade – cinq coups tirés avec un petit calibre – et zoome sur un plan satellite pour situer la scène du crime : la 23e rue, à Milwaukee, dans le Wisconsin, à 3 500 kilomètres de là. A 19 h 23 min 48 s, la technicienne alerte le poste de police de Milwaukee. Moins de deux minutes plus tard, à 21 h 25 min 2 s, heure du Wisconsin, les forces de l’ordre arrivent sur le lieu du crime : elles découvrent cinq douilles de calibre 22 et un garçon de 15 ans ensanglanté, touché au bras. Les douilles, explique Chris Blaszak, de la police criminelle de Milwaukee, ont été retrouvées dans un périmètre de 5 mètres autour de l’endroit où le système d’alerte avait localisé le tireur. Durée totale de l’opération : trois minutes et cinquantecinq secondes. Aux Etats-Unis, de plus en plus de municipalités choisissent d’utiliser le système de détection ShotSpotter, qui localise des coups de feu en quelques secondes. Parmi ces quelque 70 villes figurent notamment Milwaukee et plusieurs municipalités de l’Etat de New York.
U
Prévention et sécurisation Le système localise par triangulation les sons enregistrés par des capteurs acoustiques placés sur des bâtiments, des poteaux électriques et d’autres structures. Il fait partie d’une vague d’avancées technologiques qui transforment la manière de travailler de la police. Mais, tout comme d’autres technologies – notamment celles des scanners de plaques d’immatriculation, des minicaméras mobiles et des traceurs GPS –, ShotSpotter fait débat. En décembre, à New Bedford, dans le Massachusetts, ShotSpotter a enregistré une altercation qui s’est déroulée en pleine rue, avec une fusillade meurtrière. L’affaire a soulevé des questions sur le respect de la vie privée et les limites de la surveillance policière dans la lutte contre la criminalité.
Atteinte à la vie privée
Dessin de Kazanevsky, Ukraine. De plus en plus de villes s’interrogent également sur les bénéfices de ce système de surveillance par rapport à son coût. Tout comme les municipalités, les services de police sont frappés par la crise et contraints de réduire leur personnel. L’année dernière, par exemple, le conseil municipal de Detroit a rejeté une offre de contrat de ShotSpotter de trois ans pour un montant de 2,6 millions de dollars [2 millions d’euros] : un membre du conseil avait objecté qu’il n’y avait pas suffisamment de policiers disponibles pour réagir aux alertes. Par le passé, les villes qui installaient ShotSpotter achetaient les équipements et géraient elles-mêmes les alertes, ce qui leur coûtait plusieurs centaines de milliers de dollars. Mais, aujourd’hui, la société propose une offre comprise entre 40 000 et 60 000 dollars par an et par mile carré [de 12 400 à 18 600 euros par km²], qui inclut la surveillance des alertes 24 heures sur 24 par des contrôleurs basés à Mountain View. Pour bon nombre de responsables de la police, le système améliore significativement le délai de réaction lors de crimes
commis avec une arme à feu ; il renforce le sentiment de sécurité de la population et contribue à prévenir les agressions à main armée en montrant que la police peut arriver très vite au bon endroit. Cette technologie, expliquent-ils, fournit aux policiers des informations cruciales sur ce à quoi ils doivent s’attendre en arrivant sur les lieux d’un crime et elle offre une précision de localisation rarement égalée par les appels au numéro d’urgence 911. Le sergent Chris Bolton fait partie de la police d’Oakland, en Californie, qui a installé ShotSpotter dans les quartiers à forte criminalité de l’est et de l’ouest de la ville. Il se souvient du travail de la police avant l’arrivée du système. “Un agent en patrouille recevait un appel d’un voisin signalant des coups de feu. Nous passions parfois une demi-heure à inspecter trois ou quatre pâtés de maison autour de la scène du crime, à la recherche d’une éventuelle victime, d’une agression en cours ou de preuves.” ShotSpotter a également mis en évidence ceci : un très grand nombre de coups de feu ne sont pas signalés. Dans de
ShotSpotter a été développé dans les années 1990 par Robert Showen, un ingénieur qui souhaitait aider à endiguer la hausse des homicides par arme à feu à Palo Alto, en Californie. A mesure que l’outil a évolué, il est devenu plus précis, avec moins de fausses alertes et moins d’omissions, s’enthousiasme Robert Showen. Le sergent Eric Smith, de Richmond, raconte qu’il lui est déjà arrivé d’entendre des enregistrements de ShotSpotter avec en arrière-plan des bruits divers et variés – “des portes qui claquent, des oiseaux qui gazouillent ou encore des conversations”. Une chose est sûre, selon l’avocat Franck Camera, le débat que soulève cette nouvelle technologie est “un gros sac de nœuds”. “Si la police a le droit d’utiliser les conversations des enregistrements, où est la limite ?” s’interroge-t-il. Mais, pour Sam Sutter, procureur général du comté de Bristol, au Massachusetts, ShotSpotter est “un outil extrêmement utile”, qui a aidé son bureau à présenter des preuves lors de quatre cas de fusillade, dont celle de New Bedford. “De mon point de vue, ce qui est dit et enregistré par ShotSpotter ne relève pas de la vie privée car c’est dit à l’extérieur, en public. Je pense donc que ces enregistrements constituent des preuves recevables”, confie-t-il. Selon James G. Beldock, l’un des viceprésidents de ShotSpotter, le système n’a pas été conçu pour enregistrer autre chose que des coups de feu, et les cas comme celui de New Bedford restent extrêmement rares. “Certains pensent que les capteurs sont aussi déclenchés par les conversations, mais ce n’est pas vrai. Ils ne se mettent pas en route à moins de détecter un coup de feu.” Erica Goode
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Sport et argent
L’amour fou !
Fièvre dépensière Golf urbain Caïds des stades Prime à la blessure Zéro pointé
Chez votre marchand de journaux
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S
Amériques
Provocateur Selon l’“écologiste
sceptique” Bjørn Lomborg, pour sauver la planète il faut d’abord éradiquer la pauvreté. Et, pour ce faire, on doit recourir aux énergies fossiles. Une longue tribune à lire sur notre site.
Brésil
A Rio, la vie n’est pas si verte La Conférence des Nations unies sur le développement durable se tient à Rio de Janeiro du 20 au 22 juin. Une ville qui, en matière d’environnement, est encore loin d’être exemplaire. Démonstration. O Estado de São Paulo (extraits) São Paulo
i elle s’apprête à accueillir la Conférence des Nations unies sur le développement durable, Rio de Janeiro n’est pas une capitale verte, tant s’en faut. La ville cumule les problèmes – égouts qui contaminent les plages et les lagunes, absence de tri sélectif des déchets, bus polluants en guise de transports collectifs. Bref, le siège de la Conférence des Nations unies sur le développement durable Rio+20 n’est pas vraiment une vitrine en matière d’environnement. Les problèmes sont omniprésents même dans les zones où se dérouleront les diverses manifestations de la conférence. Ainsi, les participants au Sommet des peuples pour la justice sociale et environnementale, qui a lieu [du 15 au 23 juin] à l’Aterro do Flamengo, un parc de 1,2 million de mètres carrés, devront supporter la pollution de la baie de Guanabara : les égouts s’y déversent avec un débit d’environ 15 000 litres par seconde et cela fait vingt ans qu’on attend la réalisation du programme d’assainissement. Rio est l’une des rares villes à s’enorgueillir de posséder en son cœur deux immenses zones forestières : la forêt de Tijuca et le parc de Pedra Branca. La ville compte également 34 700 hectares de végétation naturelle et 2 200 hectares d’espaces reboisés (30,3 % de son territoire), ainsi que la plus grande surface urbaine verte dans le pays – près de 700 000 arbres plantés sur les bordures et les trottoirs. Mais ceux qui ne traversent que les zones touristiques du sud et de l’ouest de la ville,
GUILLAUME BINET/MYOP
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Rio de Janeiro, vue d’ensemble de la favela Rocinha. qui figurent sur la plupart des fameuses cartes postales de Rio, sont loin d’imaginer que la capitale carioca manque cruellement de verdure à certains endroits. La ville compte en moyenne 55 mètres carrés d’espaces verts par habitant, un chiffre largement supérieur aux 12 mètres carrés recommandés par l’Organisation mondiale de la santé. Mais dans les quartiers nord il n’y a plus que 3,75 m2 d’espaces verts par habitant. Et ce chiffre tombe à 0,6 m2 si l’on ne prend en compte que les parcs et les jardins. Dans les quartiers ouest, avec les raccordements clandestins aux égouts et les
ordures, les lagunes de la Baixada de Jacarepaguá agonisent depuis des années. Elles se trouvent à proximité de Riocentro, siège de la conférence de l’ONU. Le quartier ouest représente d’ailleurs le pire indicateur en matière de propreté urbaine : 79 % seulement des domiciles sont reliés au réseau d’assainissement, qui continue de se déverser dans les vallées, les fleuves et la mer. Mais la situation la plus alarmante est celle de l’Alto da Boa Vista, dans la forêt de Tijuca, au nord. Ce quartier huppé ne dispose d’un réseau d’égouts que pour 66 % des habitations ; 14 % des résidences sont pourvues de fosses septiques
Rio+20
Sommet sans ambition pour planète en perdition 1992 : la conférence de Rio marquait un tournant dans la prise de conscience mondiale des questions d’environnement. 2012 : du 20 au 22 juin, la communauté internationale se réunit de nouveau dans la métropole brésilienne au sein de la conférence des Nations
unies pour le développement durable. La mise en œuvre d’une véritable économie verte ainsi que la création d’une organisation mondiale de l’environnement feront partie des enjeux abordés, mais de nombreux observateurs prédisent déjà qu’aucun nouveau traité n’en
sortira. Pourtant, deux études scientifiques publiées récemment dans la revue Nature tirent la sonnette d’alarme : la biosphère mondiale est plus que jamais menacée par une activité humaine dont les dommages vont se révéler irréversibles plus rapidement que prévu.
Mais si gouvernements et institutions semblent délaisser l’écologie, la société civile reste engagée. Parallèlement au Sommet de la Terre, se tiendra le Sommet des peuples pour la justice sociale et environnementale qui attend près de 20 000 participants.
rudimentaires et, dans 11 % des cas, les eaux usées vont directement dans le fleuve. Les célèbres plages de la zone sud sont elles aussi touchées par ces problèmes d’assainissement. L’été dernier par exemple, les eaux de la plage de Leblon n’ont été déclarées propres à la baignade que durant deux jours. Deux projets, pour un montant de 650 millions de reais [253 millions d’euros], prévoient l’assainissement des plages d’ici à 2014 et des lagunes d’ici à 2017. Le traitement des déchets constitue par ailleurs un défi majeur. Car si la mairie a annoncé la fermeture du site de Gramacho, la plus grande décharge à ciel ouvert d’Amérique latine, le 1er juin, le problème est loin d’être résolu. Quant au tri sélectif, il ne concerne que 0,3 % des 152 000 tonnes de déchets collectées par mois. Le maire de Rio, Eduardo Paes, a promis une ville plus verte d’ici à 2016. “Nous construisons actuellement dix centres de recyclage dans le cadre d’un premier partenariat avec le Banco Nacional de Desenvolvimento Econômico e Social (BNDES, première banque d’investissement au Brésil), soit un investissement de 600 millions de reais [254 millions d’euros]. La situation s’améliore, mais il reste encore beaucoup à faire”, reconnaît-il. Clarissa Thomé et Heloísa Aruth Sturm
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Initiative
Déforestation : une tribu mise sur le marché du carbone
Folha de São Paulo (extraits) São Paulo
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ne tribu amazonienne, qui avait abandonné il y a dix ans seulement ses terres à l’exploitation illégale du bois, sera la première nation indigène au monde à exploiter le gaz carbonique piégé par la forêt. En effet, les Paiters Suruís de Rondônia ont reçu récemment deux labels internationaux leur permettant de conclure des contrats de vente de crédits carbone avec pour objectif de lutter contre la déforestation. Le projet repose sur le programme Redd (réduction des émissions de CO2 provenant du déboisement et de la dégradation des forêts) qui vise à apporter une compensation financière destinée à préserver la forêt tropicale dans le cadre de la limitation des émissions de gaz à effet de serre à l’origine du réchauffement climatique.
Le chef de la tribu, Almir Narayamoga Suruí, estime que l’affaire pourrait rapporter de 2 à 4 millions de reais [de 790 000 à 1,6 million d’euros] d’ici à 2038. Les revenus seront versés à une sorte de “fonds souverain” qui encouragera des activités économiques durables, comme le tourisme et la production agricole sur les terres déjà déboisées. Le projet de vente de crédits carbone forestier des Suruís, fruit de quatre ans de négociations, est le premier dispositif indigène du programme Redd à bénéficier des labels VCS (Verified Carbon Standard) et CCB (Climate, Community and Biodiversity). Selon Mariano Cenamo, de l’Idesan, une ONG de Manaus à l’origine du projet, le label VCS garantit aux investisseurs que la tribu suivra à la lettre des méthodes d’exploitation fondées sur des critères stricts de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Le label CCB atteste, quant à lui, que le projet ne porte atteinte ni à la biodiversité ni aux droits des Indiens. Le marché du programme Redd est encore purement volontaire. Sa réglementation ne devrait pas être mise en œuvre à l’échelle mondiale avant 2020. Il a pourtant connu, pendant la seule année 2010, une progression de 35 % et on estime qu’il pèse aujourd’hui près de 250 millions
de dollars [200 millions d’euros] par an dans le monde. Selon Michael Jenkins, directeur de l’ONG américaine Forest Trends, les Suruís comptent parmi leurs clients potentiels des entreprises cherchant à compenser les émissions de gaz à effet de serre issues de leurs activités. De plus, ce projet est validé après que le programme Redd appliqué aux terres indigènes a fait couler beaucoup d’encre. La Funai (Fundação
Au cœur de l’Amazonie PARÁ AMAZONAS Source : Instituto Socioambiental (ISA)
Dans l’Etat de Rondônia, les Paiters Suruís vont vendre des crédits carbone pour financer la protection de la forêt tropicale sur leur territoire. Une première mondiale.
Porto Velho
Terres des Paiters Suruís
RONDÔNIA
Cacoal
BOLIVIE
B R É S I L
MATO GROSSO
Brasília
200 km Terres indiennes
Nacional do Indio [Fondation nationale de l’Indien, organisme gouvernemental mettant en application les politiques liées aux peuples indigènes] et l’AGU [Advocacia-Geral da União, institution représentant l’Etat fédéral en justice] ont enquêté sur trente contrats d’achat de crédits carbone conclus par certaines sociétés avec des Indiens en Amazonie. L’un d’eux, passé entre l’entreprise irlandaise Celestial Green et les chefs mundurucus au Pará, interdit notamment à la tribu d’utiliser ses propres terres. La décision des Paiters (c’est ainsi que les Suruís se nomment eux-mêmes) de se lancer sur le marché des crédits carbone a fait l’objet de longues négociations, qui ont nécessité l’approbation des chefs de vingt-cinq villages et l’expulsion d’une centaine d’entreprises d’exploitation forestière. Le chef de tribu Almir Suruí, âgé de 37 ans, s’était rendu célèbre en 2008 en signant un contrat avec Google pour le contrôle de la déforestation des terres indigènes. Approchés par des entrepreneurs dès 1969, les Paiters Suruís ont fait parler d’eux dans les années 1990 pour avoir fait du commerce de bois avec des exploitants illégaux de Rondônia sur la quasi-totalité des terres de la tribu. Claudio Angelo
Polémique
Les grands propriétaires au paradis Le veto présidentiel sur les articles les plus controversés du nouveau Code forestier ne changera rien. Depuis le XIXe siècle, ce sont les grands propriétaires terriens qui mènent la danse. Folha de São Paulo São Paulo
L
e veto opposé par Dilma Rousseff à seulement douze articles du nouveau Code forestier, approuvé fin avril par la Chambre des députés [alors que les écologistes demandaient un veto total sur le Code forestier, jugé favorable à l’agro-industrie], et les quelque trente-deux amendements qu’elle entend y apporter illustrent de manière éclatante ce qu’est le pouvoir politique et social au Brésil : les “coroneis”, ces grands propriétaires terriens qui étaient à la tête du Brésil politique, économique et social au XIXe siècle, représentent toujours aujourd’hui, par l’intermédiaire de leurs héritiers dans l’agriculture et l’élevage, une force politique prédominante. L’interminable polémique à propos du projet
de nouveau Code forestier [qui dure depuis deux ans] aurait dû prendre fin avec l’approbation du texte devant le Sénat. Cela aurait mis fin à l’amnistie des responsables de la déforestation, de la restructuration forestière sur les berges des fleuves, des brèches laissées ouvertes à d’autres déforestations comme aux autres exigences ultraconservatrices des “ruralistas” représentant le secteur agricole. Raté. Les tenants du secteur agricole ont appelé à la rescousse leurs alliés conservateurs urbains, et la Chambre a ainsi approuvé, contrairement à tous les engagements du gouvernement, un texte final qui avait déjà totalement perdu de sa substance au Sénat. De plus, en matière rurale, Dilma Rousseff n’innove pas vraiment. Il n’y a rien dans ce qu’elle propose qui ne se trouve déjà dans les accords internationaux sur l’environnement et dans les thèses que le Brésil a défendues dans le cadre des forums environnementaux, comme il le fera au Sommet de la Terre de Rio+20. Car les exigences des “ruralistas” ont la peau dure. Les veto et les amendements présidentiels doivent encore être soumis au Congrès, où
ils seront soit acceptés, soit rejetés. Et tout peut encore arriver. Depuis la Constitution de 1988, lorsque la lignée des “coroneis” a réussi à imposer que le texte obéisse à ses intérêts, le mouvement conservateur rural s’est trouvé face à une alternative simple : soit retourner devant le Congrès [le premier Code forestier date de 1965], ce qui ne lui convenait pas ; soit continuer ses pratiques, en toute tranquillité, ce que la loi avait fini par accepter. Il en va ainsi de la déforestation, notamment par les producteurs de soja, les éleveurs plus récemment en Amazonie et les exportateurs de bois ; il en va ainsi de la destruction des réserves environnementales, de l’invasion des réserves indiennes, du refus de payer des impôts ruraux, ce qui ne dérange aucunement l’ordre public dans un pays qui sait promulguer des lois pour sa propre sauvegarde, mais qui n’a aucun moyen pour les appliquer. Le nouveau Code forestier connaîtra sans doute le même sort et de façon durable. Car, même en cas d’approbation par le Congrès des veto et amendements présidentiels, à quelques exceptions près, rien ne changera en
pratique pour les “coroneis” actuels. Et en cas de refus des veto et des amendements, rien ne changera pour eux non plus. Car leur paradis est sur terre, juste ici. Janio de Freitas* *Journaliste et éditorialiste brésilien indépendant très célèbre.
Dessin de Martirena, Cuba.
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Asie
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Al-Qaida Les autorités américaines ont déclaré le 5 juin que le numéro deux d’Al-Qaida, Abou Yahya Al-Libi, avait été tué par un tir de drone de la CIA au Pakistan. Al-Libi, considéré comme l’un des principaux théoriciens d’Al-Qaida, était chargé
des opérations de l’organisation terroriste au Pakistan. Retrouvez notre dossier spécial “Ben Laden, un an après. Quel héritage ?” sur courrierinternational.com, où l’on revient sur la nouvelle page qui s’ouvre dans les relations
américano-pakistanaises : autrefois alliés dans la lutte antiterroriste, les deux pays sont désormais à couteaux tirés, notamment à propos de l’utilisation accrue des drones par les Américains.
Afghanistan-Pakistan
La galère des camionneurs de l’Otan Itinéraires bis pour ravitailler les troupes étrangères OUZB.
TermezHairatan Mazar-e Charif IRAN
Herat
The New York Times New York
’est probablement ici, au sommet de l’Hindou Kouch, sur l’un des seuls itinéraires permettant d’accéder par le nord à Kaboul ainsi qu’au reste du pays, que l’on constate le mieux l’effet de l’interdiction des routes pakistanaises aux camions de l’Otan décrétée par Islamabad [en novembre 2011]. Sur près de 30 kilomètres au nord et au sud du tunnel de Salang [en Afghanistan], des milliers de camions sont immobilisés le long de la route. Ils attendent leur tour pour passer ce tunnel particulièrement dangereux, long de 2,5 km environ. Il constitue la seule voie carrossable pour les poids lourds chargés d’approvisionner les bases de l’Otan, désormais contraints de traverser les républiques d’Asie centrale. Il existe bien d’autres chemins, mais ils se réduisent souvent à de simples pistes non goudronnées qui franchissent des cols encore plus hauts et souvent propices aux embuscades des insurgés ou des bandits.
C
Dans le tunnel de Salang, large de 6 m, l’éclairage ne fonctionne pas Conçu pour faire transiter un millier de véhicules par jour, ce tunnel – qui en accueillait déjà 2 000 avant le blocus pakistanais de novembre – doit aujourd’hui en faire passer près de 10 000, en alternant tous les jours le sens de la circulation. “Il va y avoir une catastrophe, ce n’est qu’une question de temps”, reconnaît le général Mohammed Rajab, responsable de la maintenance du tunnel. “Un désastre est inévitable et quand il se produira, ce ne sera pas seulement une catastrophe pour l’Afghanistan, mais pour toute la communauté internationale qui utilise cette route.” Aujourd’hui, les camions d’approvisionnement de l’Otan représentent 90 % du trafic. Situé à près de 3 600 mètres d’altitude, ce tunnel construit en 1964 par les Soviétiques ne mesure que 6 mètres de large à la base. Des poids lourds bloquent régulièrement le passage en essayant de se croiser, leur chargement ne passant pas sous l’arrondi des parois. Il faut alors les tracter à l’aide d’équipements lourds. D’autres restent coincés, leurs chauffeurs ayant
OU HIND H KOUC
Tunnel de Salang altitude : 3 360 m Passe de Chibar 2 940 m
Postes-frontières pakistanais fermés depuis novembre 2011 aux convois militaires de l’Otan Itinéraires des convois qui approvisionnaient les bases du nord ou du sud de l’Afghanistan
TADJIKISTAN
TURKMÉNISTAN
Principales attaques subies par les convois de l’Otan au Pakistan
K-P*
Passe de Khyber Peshawar
Kaboul
Islamabad
AFGHANISTAN
Pour contourner le Pakistan, l’Otan a organisé le Northern Distribution Network (NDN), un réseau de routes, voies ferrées et maritime stratégiques pour approvisionner - et plus tard évacuer - l’Afghanistan Routes Voies ferrées * Khyber Pakhtunkhwa Voie maritime ** Zones tribales
ZT**
Kandahar
Deux alternatives aux routes pakistanaises LETTONIE
Quetta
PAKISTAN
KAZAKHSTAN
HONGRIE
PENDJAB AB
Kalat IRAN
FÉDÉRATION DE RUSSIE
ALLEMAGNE
AUTRICHE ROUMANIE BULGARIE
BALOUTCHISTAN
GÉORGIE
OU.
TURQUIE
KI. TA.
AZERBAÏDJAN TURKMÉNISTAN
300 km
SINDH
INDE 1 500 km
MER D’OMAN
Karachi
sous-estimé la hauteur de leur véhicule. La voûte fait presque 5 mètres de haut, mais seulement en son centre. “C’est un véritable cauchemar”, reconnaît un conducteur de camion-citerne. L’éclairage ne fonctionne pas, pas plus que les caméras de surveillance. Il y a des fuites d’eau et la plupart des ventilateurs sont hors d’usage. Fin mai, un camion-citerne de l’Otan s’est renversé au niveau de l’entrée sud du tunnel, laissant sa cargaison s’échapper de sa cuve percée sur la route en lacets. Avec l’augmentation du trafic et la détérioration des routes, le trajet entre Kaboul et Hairatan, dépôt de fret et de carburant situé sur la frontière nord avec l’Ouzbékistan, prend aujourd’hui entre huit et dix jours au lieu d’une journée auparavant, expliquent de nombreux chauffeurs. En voiture, le voyage prend désormais deux, jours. “Hier, j’ai dormi là-bas, explique Sayid Ali, en désignant le dernier virage derrière lui à environ 1,5 km. Ce soir, je dormirai probablement ici.” Il lui a fallu cinq jours pour parcourir environ 40 kilomètres. Mohammadullad, chauffeur de camionciterne pour l’Otan, est parti depuis huit jours et il n’est toujours pas parvenu jusqu’à l’entrée du tunnel. Il explique que les conducteurs finissent souvent par manquer de nourriture et doivent payer des prix exorbitants pour se fournir auprès des vendeurs qui montent les ap-
Abréviations : KI. Kirghizistan, OU. Ouzbékistan, TA. Tadjikistan
provisionner. D’après ses estimations, le voyage aller-retour devrait lui prendre presque un mois. “J’aimerais mieux être sur la route de Kandahar, dit-il. Là-bas, les camions doivent être accompagnés de gardes armés à cause du risque d’embuscade mais je préférerais ça à ces heures d’attente.” Les routes pakistanaises partant de ports comme Karachi, bien meilleures et bien plus rapides, ont été interdites aux camions de l’Otan en signe de protesta-
26 novembre 2011 Ce jour-là, 26 gardes-frontières pakistanais sont tués par une attaque d’hélicoptères de l’Otan à la frontière avec l’Afghanistan. En représailles, le gouvernement pakistanais interdit son territoire aux convois de ravitaillement de l’Otan en route vers l’Afghanistan. “Il s’agissait d’une agression pure et simple, d’un acte délibéré et planifié. Les soldats de l’Otan ne pouvaient pas ignorer la présence de ces postes militaires. Ceux-ci devaient forcément figurer sur leurs cartes”, estima à l’époque le quotidien nationaliste de Peshawar The Frontier Post. Le 11 juin, les négociations entre Washington et Islamabad, censées rouvrir les frontières pakistanaises aux convois de l'Otan, ont échoué. Après six semaines de pourparlers au Pakistan, les Etats-Unis ont rappelé leurs négociateurs.
tion contre la mort de 24 soldats pakistanais due à une frappe aérienne américaine. Le Pakistan a exprimé son intention de rouvrir la frontière mais le passage coûtera désormais 1 000 dollars [802 euros] par camion, contre 250 dollars [200 euros] auparavant. “Nous n’allons pas nous faire racketter !” a déclaré Leon Panetta, ministre de la Défense américain, sur la chaîne ABC. Le tunnel de Salang, qui n’a jamais été achevé (il manque un revêtement intérieur sur les parois ainsi qu’un tunnel de secours), a déjà une histoire tragique. Neuf cents personnes, des Russes et des Afghans, y auraient péri asphyxiées, en 1982, un convoi militaire étant resté bloqué à l’intérieur à la suite d’un accident ou d’une explosion [Le Time américain à l’époque parlait de 2 700 victimes, les autorités russes de moins de 200]. Il y a deux ans, une énorme avalanche à l’entrée sud du tunnel a fait au moins 64 victimes, ensevelies dans leurs véhicules. Le seul autre point de passage possible se situe à l’ouest, par le col de Shibar, explique le général Rajab. Ce trajet représente un détour de trois jours, ce qui pourrait être considéré comme un progrès par rapport au tunnel de Salang. Encore faudrait-il améliorer la sécurité : les camions que le général Rajab a récemment fait passer par cette route ont été pillés avant d’atteindre la passe. Rod Nordland
Courrier international
En représailles à une bavure américaine, Islamabad interdit les routes pakistanaises aux convois de l’Otan en novembre 2011. Ils doivent désormais emprunter des itinéraires bien plus longs et plus dangereux.
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Chine
Un rein pour payer ses dettes Tout se vend, et la loi de l’offre et de la demande vaut aussi pour les organes humains. Plongée avec un blogueur chinois au sein d’un réseau de trafiquants. Shandong Shang Bao (extraits) Jinan
ébut mai, le célèbre blogueur chinois, Shanmuge, dont le microblog QQ [une des plates-formes de microblog les plus utilisées avec celle de Sina Weibo] compte plus de 200 000 fils de discussion, a pris contact par Internet sous un faux nom avec un trafiquant de reins de Hangzhou [capitale de la province orientale du Zhejiang] en prétextant des dettes de jeu considérables. Le 14 mai au matin, mal rasé et portant un vieux sac à dos, il débarque à la gare de Hangzhou, où il fait connaissance avec un certain Ciel bleu, second couteau de la bande. On le conduit vers midi dans un meublé d’une petite résidence du district de Jianggan. Trois des chambres de ce quatre pièces sont destinées à accueillir les donneurs venus vendre leurs reins. Il y a dix lits superposés : vingt couchages. Le soir même, Shanmuge conclut un arrangement : il touchera 35 000 yuans [environ 4 400 euros] pour la vente d’un de ses reins [qui sera revendu ensuite huit fois plus cher]. Les trois jours suivants, huit autres vendeurs de reins arrivent des provinces du Jiangxi, du Hunan, du Shanxi, du Zhejiang et du Gansu. Des examens médicaux aux prises de sang, en passant par différents tests et une vérification de compatibilité, la procédure est bien rodée. Une fois ce parcours terminé, une longue attente commence pour Shanmuge comme pour les autres donneurs, âgés d’une vingtaine d’années. Le délai d’attente peut varier de un à deux ou trois mois, jusqu’à ce que les tests se révèlent concluants, qu’un acheteur téléphone et que soit délivré le “bon pour l’opération”. Dans le meublé, chacun a droit à un paquet de cigarettes bon marché par jour et tue le temps en jouant aux cartes, en faisant la sieste, en discutant ou en surfant sur Internet. Le budget prévu pour la nourriture est très juste. Au début, il était seulement de 40 yuans [5 euros], mais il a été revu à la hausse : 55 yuans [soit près de 7 euros], face à la grogne générale des occupants du logement qui, à partir du 19 mai, sont passés au nombre de quinze. Cela ne permet que deux repas par jour, le plus souvent des pommes de terre et du chou, parfois du tofu. L’appartement, quasiment sans meubles, fait penser à un atelier. Chaque jour, de nouvelles personnes arrivent et d’autres partent. Aux dires de l’intermédiaire, les deux reins d’un homme ne fonctionnent pas en
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même temps : l’un d’eux ne se met à fonctionner que vers la trentaine et on enlève au donneur celui qui a déjà travaillé durant plus de vingt ans. “Vous resterez alité trois jours et, au bout d’une semaine, vous pourrez à nouveau courir comme un lapin ! Cela n’aura aucune conséquence pour vous…” Les futurs donneurs croient dur comme fer à ces affirmations mensongères qui les réconfortent. Quand il apprend qu’on a trouvé un acheteur pour lui, un donneur de la province du Shandong [dans le Nord-Est] invite tout le monde à fêter l’événement autour d’un bon repas… Avant d’“y passer”, il prend même soin de se laver les cheveux, puis de les coiffer longuement en se regardant dans un miroir ; il veut faire bonne impression à l’acheteur ! Il passe ensuite un coup de fil à sa femme, avant de se décider enfin à partir. Les autres espèrent avoir la chance de trouver un acheteur au plus tôt. Finalement, le 28 mai au matin, Shanmuge alerte la police : “Il fallait que quelqu’un les arrête avant qu’ils ne soient plus en mesure de le regretter…” Pour Shanmuge, ces “donneurs” qui s’apprêtaient à vendre un de leurs reins étaient des gens ordinaires, blessés par la
Dessin d’Ares, Cuba.
vie, abandonnés par celui ou celle qu’ils aimaient. La plupart étaient dans une situation difficile, acculés à cette extrémité par des conditions de vie extrêmement dures.“Les gens qui ont de l’importance à mes yeux ne se soucient pas de moi ; je suis seul, sans personne à qui me raccrocher. Si j’avais quelqu’un qui se soucie de moi, je ne serais pas là”, dit l’un d’entre eux. Shanmuge nous a expliqué que son intermédiaire, Ciel bleu, avait lui aussi vendu un de ses reins, tout comme son patron. Celui qui passe sur le billard pour vendre un de ses reins finit par entrer dans le réseau et devient trafiquant à son tour. La cicatrice qui lézarde son ventre signe son appartenance à l’organisation. Les intermédiaires encouragent les donneurs à leur présenter des amis susceptibles de vendre un rein en leur promettant une prime de 500 yuans [63 euros] pour chaque personne ayant passé avec succès les examens préliminaires et 3 000 yuans [380 euros] par personne opérée. Ainsi, 35 000 yuans [environ 4 400 euros] est le prix final auquel un jeune homme en bonne santé peut vendre l’un de ses reins ! Ji Qiang
Le mot de la semaine
“shangpin” Marchandise Combien de tragédies et d’injustices se cachent derrière la croissance économique chinoise, si admirée ? Parmi celles-ci, la traite des êtres humains et le commerce d’organes sont les plus déplorables. La traite d’êtres humains existe partout, mais il est rare d’entendre que les institutions officielles chargées du planning familial se mêlent de la vente d’enfants à l’étranger. Ce fut pourtant le cas l’an dernier dans un district du Hunan : les cadres kidnappent “les enfants de trop” (qui contreviennent à la politique de l’enfant unique) pour les vendre à l’étranger. Mais ce trafic semble détrôné par une nouvelle marchandise : les organes. La prospérité récente de ce nouveau négoce est une réponse indirecte pour justifier la provenance des organes transplantés. En 2005, un ministre a reconnu que presque tous les organes transplantés provenaient des condamnés à mort. Pour compléter le manque de dons, le commerce d’organes a trouvé sa raison d’être. D’autre part, ce commerce est plus lucratif que le trafic d’êtres humains. Le prix d’un rein est de 63 000 euros, celui d’un foie, de 20 000 euros, alors que le prix d’une jeune femme ne va que de 700 euros à 2 400 euros et celui d’un enfant est de 3 500 euros. Une chaîne de distribution s’est développée autour de la vente d’organes. Interdite par la loi, cette activité a su trouver des complicités au sein de la police et jusque dans les hôpitaux. Après les prélèvements de ces intermédiaires, celui qui vend son organe ne gagne que quelques centaines d’euros. Tous les moyens sont utilisés par les malfrats pour convaincre le fournisseur d’organes, mais celui-ci se trouve sans aucun recours vis-à-vis de trafiquants sans scrupule. Chen Yan
Calligraphie d’Hélène Ho
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Asie Laos
La nouvelle vague du cinéma Séries thaïlandaises ou films de propagande communiste, voilà le choix qui s’est longtemps offert aux Laotiens. Mais une jeune génération de cinéastes écrit aujourd’hui une nouvelle page du septième art. Bangkok Post Bangkok
es décennies durant, le Laos est resté plongé dans l’obscurité. Le rideau est tombé sur les écrans de cinéma. Depuis de nombreuses années, notre voisin a dû se contenter d’une poignée de feuilletons télé et de films thaïlandais, des produits culturels importés, légalement ou non. Mais, avec un peu de chance, voilà qui devrait changer. En début d’année, la sortie du premier film policier de l’histoire du pays a certes attiré un public encore peu nombreux, mais il a ressuscité le plaisir de se rendre dans une salle obscure. La bande-annonce d’une nouvelle comédie romantique réalisée par un Thaïlando-Laotien, tournée entièrement au Laos avec des acteurs amateurs laotiens, fait actuellement sensation sur YouTube, de Vientiane à Paksé. La Thaïlande continue de jouer un rôle, tant direct qu’indirect, pour épauler l’industrie cinématographique laotienne dans ses premiers pas. L’acteur australo-laotien Ananda Everingham, qui mène une carrière si brillante dans le royaume que le public le croit à tort à moitié thaïlandais, s’investit corps et âme. “On sent un frémissement. En général, ce n’est pas aussi vivant, aussi passionnant qu’à Bangkok, mais espérons que nous parviendrons à mettre en mouvement quelque chose”, commente Panumas Deesatha, le réalisateur de la comédie sentimentale Hak Um Lum. Panumas fait partie d’un groupe de jeunes metteurs en scène et spécialistes des médias qui ont uni leurs forces sous l’appellation Lao New Wave. Anysay Keola, dont le film Plai Tang (A l’horizon) est le premier du genre dans le pays à montrer des armes à feu, des scènes de violence et des femmes vêtues à l’occidentale au lieu de porter le traditionnel sinh, en est le fondateur. Panumas comme Anysay entretiennent des liens étroits avec la Thaïlande. De fait, leur sensibilité cinématographique est largement influencée par le contact avec le nouveau cinéma thaïlandais et l’expérience acquise dans le royaume. Le polar Plai Tang constitue le mémoire universitaire d’Anysay. “Nous avons appelé notre groupe, à moitié pour rire, Lao New Wave en hommage à la nouvelle vague française, indique Anysay, 29 ans. Nous n’inventons pas un nouveau langage cinématographique comme l’ont fait les Français, nous n’en sommes pas capables ! Nous voulons simplement marquer notre différence avec, disons, les films de
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la vieille garde du cinéma laotien, qui comprend généralement des œuvres de propagande ou des mélodrames.” Plai Tang est l’histoire d’une vengeance, dans laquelle se croisent les destins de deux hommes lors d’une rencontre meurtrière. Le film a été projeté dans trois salles, à Vientiane, Savannakhet et Paksé. Il a engrangé 300 000 bahts [8 000 euros] de recettes (un billet coûte environ 50 bahts, 1,25 euro), ce qui est un assez joli succès, même si cela couvre à peine les coûts, d’après le metteur en scène. Mais sa plus importante réussite a été de faire accepter par le public local l’idée de film commercial laotien. Après sa sortie, le groupe d’Anysay s’est vu proposer par une société laotienne la réalisation d’un autre long-métrage. C’est ainsi qu’a pu voir le jour Hak Um Lum, une comédie sur la vie amoureuse de plusieurs couples. Depuis 1975 et l’instauration du régime communiste, le cinéma laotien est une denrée rare, un produit inaccessible et un instrument essentiellement idéologique plutôt que de divertissement. Les quelques films réalisés – certains avec l’aide du gouvernement vietnamien – sont porteurs d’un message de propagande. L’une des œuvres reconnues des trente dernières années, Bua Daeng (Le lotus rouge), s’inscrivant dans le genre réalisme
social, raconte les difficultés rencontrées par une famille en temps de guerre. Pour tourner un film, les cinéastes doivent obtenir une autorisation. Tout en préparant Plai Tang, Anysay a déposé sa demande. Dans un premier temps, il a essuyé un refus parce que le scénario contenait des scènes violentes. Le réalisateur a fait appel, au motif qu’il s’agissait simplement d’un film d’étudiant, présenté comme mémoire à ses professeurs et non destiné au public. Les autorités lui ont alors donné leur feu vert, et, de fait, le produit fini leur a plu, rapporte Anysay. A tel point que le département du film lao a même autorisé la sortie en salle, à condition que le metteur en scène modifie l’épilogue et floute toutes les images d’armes à feu.
“Les autorités se sont rendu compte que le film ne faisait pas l’apologie de la violence, elles ont fait preuve d’ouverture d’esprit, se félicite Anysay. Mais j’ai été prié de changer la fin, de manière que le méchant aille en prison. J’ai obéi parce que je voulais que mon film soit projeté dans les cinémas. C’est le premier longmétrage lao à montrer des hommes tatoués, portant des boucles d’oreilles et maniant des armes à feu, ainsi que des scènes de bagarre.” Comme la plupart des Laotiens, Anysay a grandi avec des films et des feuilletons pour la plupart venus de l’autre côté de la frontière [de Thaïlande]. Comme le public thaïlandais, estime-t-il, ses compatriotes raffolent de comédies, de films d’action ou d’horreur, qui constituent le quotidien à la télévision nationale et dans les rares salles obscures du pays. Mais la Lao New Wave attribue le mérite de la renaissance actuelle à une œuvre marquante, la comédie sentimentale de 2008 Sabaidee Luang Prabang (Bonjour, Luang Prabang), du Thaïlandais Sakchai Deenan. C’est une coproduction de sociétés thaïlandaises et laotiennes. Comme il se doit, Ananda Everingham y tient la vedette. Il joue le rôle d’un photographe métis laotien qui sillonne le pays et tombe amoureux d’une Laotienne. “C’est bien mieux maintenant de voir des cinéastes laotiens faire des films laotiens, se réjouit Sakchai. Il règne un climat plus ouvert, même si je m’inquiète de la taille du marché. Le public n’est pas assez nombreux pour que cela devienne rentable.” Kong Rithdee Dessin d’Ajubel paru dans El Mundo, Madrid.
Développement
Paré pour le décollage “Le Laos est en plein boom, et nulle part ailleurs cela n’est plus visible qu’à Vientiane”, écrit le Bangkok Post. De fait, la population de Vientiane, longtemps décrite comme une capitale endormie, croît au rythme de 5 % chaque année et devrait doubler d’ici à vingt ans. Les immatriculations de nouveaux véhicules explosent (+ 14 % d’une année sur l’autre), provoquant déjà embouteillages et pollution. Les chantiers de construction prolifèrent, raconte un journaliste du quotidien pakistanais Dawn.
Les plus emblématiques : un centre de conférences qui accueillera le sommet AsieEurope (Asem) en novembre et un immense complexe immobilier, baptisé Vientiane New World – où seront logées les 48 délégations étrangères de cette réunion –, financé par des capitaux chinois. La Chine, qui a ravi à la Thaïlande en 2010 sa place de premier investisseur étranger, est omniprésente, de l’immobilier à l’énergie, en passant par le secteur minier et les infrastructures (hôpitaux, ponts, et une hypothétique ligne
de chemin de fer). Bien qu’enclavé et abritant un peu plus de 6 millions d’habitants, le Laos est convoité pour ses ressources naturelles. Forêts, terres agricoles, énergie hydroélectrique et minerais représentent la moitié de sa richesse, précise la Banque mondiale. Les barrages hydroélectriques et le secteur minier ont contribué à eux seuls pour un tiers à la croissance du pays entre 2005 et 2010. Une croissance qui s’est élevée à un taux moyen annuel de 7,1 % entre 2001 et 2010
et devrait se poursuivre à un niveau de 7,6 % jusqu’en 2015. “A ce rythme, le Laos est en voie d’atteindre son objectif à long terme : avoir quitté la catégorie des pays les moins avancés en 2020”, note la Banque mondiale. Et déjà, à la fin 2012, dix années d’efforts et de réformes économiques devraient être récompensées par l’admission du pays, toujours dirigé par un parti unique (le Parti populaire révolutionnaire lao), au sein de l’Organisation mondiale du commerce.
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Moyen-Orient Turquie
L’obsession nataliste d’Erdogan Le Premier ministre multiplie les déclarations hostiles à l’avortement. Ces propos rappellent les phobies de l’extrême droite européenne. Radikal Istanbul
es Etats qui recherchent la puissance accordent traditionnellement de l’importance à leur démographie. Alors que les pays réellement puissants n’affichent pas de fierté particulière quant à l’importance numérique de leur population, ceux qui aspirent à cette puissance ont tendance à mettre en avant leur dynamisme démographique. Outre la possibilité d’avoir une armée forte, une population numériquement importante débouche également sur une croissance économique significative. C’est ainsi que la croissance économique et l’accroissement de sa population ont permis à la Turquie de faire partie depuis dix ans du G20, même si en revenu par habitant elle est beaucoup moins bien classée. Les projections démographiques peuvent aussi être utilisées comme une menace. Elles constituent d’ailleurs le fonds de commerce principal de l’extrême droite européenne. Le journaliste américain Christopher Caldwell, source d’inspiration de ce mouvement, défend ainsi la thèse douteuse selon laquelle les musulmans
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seraient en train d’envahir l’Europe en utilisant l’arme démographique. La Turquie n’échappe pas non plus à cette phobie démographique. Celle-ci est agitée par des Turcs racistes pour lesquels la menace est incarnée par les Kurdes. La revue emblématique des kémalistes radicaux et ultranationalistes turcs Türk Solu [Gauche turque] décrit ainsi par le menu sur son site la façon dont se déroulerait l’“invasion démographique des Kurdes”, qui aurait pour conséquence que les Turcs, dont le taux de natalité est inférieur à celui des Kurdes, deviendraient minoritaires dans leur propre pays dans le cadre d’“un complot ourdi par les forces internationales visant à soumettre les Turcs”. A côté de cela, il y a aussi ceux qui rêvent que la Turquie compte 130 à 140 millions d’habitants [environ 75 millions aujourd’hui], ce qui lui permettrait dès lors de devenir une
véritable puissance mondiale. Et ceux-là sont nombreux au sein de l’AKP [le parti islamiste modéré au pouvoir]. Le Premier ministre Erdogan est d’ailleurs l’un d’entre eux. C’est dans ce contexte qu’il a récemment déclaré : “Nous savons qu’il existe un plan sournois pour rayer la Turquie de la scène internationale.” Selon lui, ce plan se distingue par le recours à “la planification familiale et à l’avortement”. “Afin que la nation turque puisse grandir, il n’est pas question d’encourager ce genre de pratique.” Si le complot qu’Erdogan évoque semble à l’opposé de celui ressassé par l’extrême droite européenne, ils sont en réalité de même nature. Et c’est bien cette proximité qui est remarquable. Ils constituent en effet les deux faces d’un même état d’esprit. Nous avons donc d’une part une pensée obnubilée par la paranoïa d’une invasion démographique des musulmans, et de l’autre celle des gens qui sont obsédés par l’idée qu’il existerait un plan visant à faire en sorte que les musulmans, ou les Turcs, fassent moins d’enfants. Dans les deux cas, les individus sont considérés comme les petits soldats d’une cause, chaque enfant étant regardé comme un simple pion censé contribuer à la volonté de puissance d’un Etat, d’une société ou d’une communauté idéologique. Ahmet Insel Dessin de Springs paru dans le Financial Times, Londres.
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La tentation autoritaire des islamistes au pouvoir L’expérience d’un parti islamiste réconcilié avec la démocratie qu’incarnait le parti AKP au pouvoir est de plus en plus vacillante, écrit ce quotidien musulman modéré. Zaman (extraits) Istanbul
epuis que le Parti de la justice et du développement (AKP, musulman modéré) est aux affaires [novembre 2002], le revenu moyen en Turquie a plus que doublé, la tutelle exercée sur la société turque par l’oligarchie bureaucratique et militaire s’est considérablement affaiblie, l’identité kurde a cessé d’être niée et des initiatives visant par le dialogue à mettre un terme à la violence du PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan] ont été lancées. Le processus de négociation en vue d’une adhésion à l’Union européenne a été lancé et la Turquie est devenue un pays cité en exemple au niveau
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international. Ce succès s’explique avant tout parce que le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, lorsqu’il a fondé l’AKP [en août 2001], a réussi à donner à son parti une identité “conservatrice démocrate” sur le modèle des partis démocrates-chrétiens européens. C’est comme cela que lui et son parti sont arrivés au pouvoir avec 34 % des voix et que ce score n’a fait ensuite qu’augmenter, pour frôler les 50 % [aux élections législatives de juin 2011]. Les opposants à l’AKP et les partisans du maintien d’une tutelle bureaucratique et militaire sur la société ont tout essayé pour chasser l’AKP du pouvoir. Ils ont agité l’épouvantail d’une République islamique. Ils ont planifié des putschs. Quand ils ont vu que cela ne donnait rien, ils ont tenté de faire interdire l’AKP par la Cour constitutionnelle, sans succès. Sauf que, depuis qu’il a entamé sa troisième législature, l’AKP est devenu petit à petit méconnaissable. Le discours du Premier ministre Erdogan peut ainsi se résumer en ces termes : “J’incarne la nation.
Le peuple ne sait pas ce qui est bon pour lui, mais moi je le sais. C’est moi qui décide de qui va remporter un appel d’offres ou de ce que la presse peut écrire. Idem en matière de football, d’art, de théâtre, de religion, d’avortement ou de césarienne. Critiquer un gouvernement qui a obtenu la moitié des voix revient à jouer le jeu de l’étranger et s’apparente donc à de la trahison.” Dans ce contexte, le processus de réformes démocratiques s’est retrouvé au point mort. Les journalistes qui se permettent des critiques à l’égard du pouvoir sont exclus de leur rédaction par des patrons de presse aux ordres du gouvernement. Le ministre de l’Intérieur prend des accents d’extrême droite pour déclarer que les victimes du bombardement d’Uludere [34 villageois kurdes ont été tués lors d’un bombardement visant le PKK en avril 2012] “sont responsables de leur malheur”. La volonté d’Erdogan de faire adopter une nouvelle Constitution fait planer le doute sur la future démocratie. Comment expliquer ce retour en arrière et cette
tendance à l’autoritarisme de la part d’Erdogan et de l’AKP ? Plusieurs thèses circulent à ce propos. Dès lors qu’il domine l’appareil d’Etat, Erdogan considère qu’il incarne désormais cet Etat, ce qui lui permet d’affirmer au passage que tous ceux qui le critiquent sont des “ennemis de la Turquie”. Cette évolution serait également liée au souhait d’Erdogan d’être élu président de la République, raison pour laquelle il essaie de gagner des voix du côté de l’extrême droite. Il aurait en outre renoncé à l’idéal démocratique pour revenir à une posture conservatrice islamique. Sans parler de la confiance excessive qu’il aurait en lui-même, encouragée par les courtisans gravitant autour de lui. Si Erdogan ne tient pas compte des critiques qui le visent, lui et son parti, cette évolution risque bien à terme de mener l’AKP à la défaite électorale. En effet, la Turquie, dont l’économie s’est renforcée et qui s’ouvre de plus en plus au monde et à l’esprit critique, ne supportera pas cette surenchère autoritariste. Sahin Alpay
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Moyen-Orient Syrie
Hier ambassadeurs, aujourd’hui chômeurs De nombreux pays, excédés par la brutalité du régime syrien, ont expulsé ses ambassadeurs. Ces diplomates n’étaient que des mouchards, rappelle le quotidien libanais anti-Assad. Al-Mustaqbal (extraits) Beyrouth
’est au moment où ils se font chasser d’à peu près partout qu’on se souvient soudain de leur existence : les ambassadeurs de Syrie à travers le monde, dont l’Europe. Tout un continent que le ministre des Affaires étrangères syrien n’a pas hésité à vilipender en déclarant : “Nous avions oublié que l’Europe existait.” Si leur expulsion ne se produit que maintenant, c’est peut-être tout simplement parce qu’on avait oublié leur présence. Ces ambassadeurs vont donc devoir faire leur valise – fût-elle diplomatique – et quitter les pays où ils étaient en poste. Puisqu’ils n’ont de toute façon pas l’habitude de s’exprimer, ils ont encaissé l’offense sans broncher. Depuis le début de la révolution syrienne, il y a quinze mois, ces ambassadeurs ont été inaudibles et n’ont pas fait la moindre déclaration, ne serait-ce que pour expliquer le point de vue du régime. Leur travail consistait uniquement à écouter de temps en temps les protestations des ministres des Affaires étrangères des pays hôtes. Et encore, de moins en moins souvent à mesure que les pays occidentaux perdaient l’espoir que leur parler, voire dialoguer avec leur régime, serait utile. Même quand les Syriens de la diaspora ont pris d’assaut leurs ambassades afin de protester contre les massacres commis par
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Didier Reynders, ministre des Affaires étrangères de Belgique. Dessin de Clou paru dans La Libre Belgique, Bruxelles. le régime, aucun diplomate n’a jugé bon de s’exprimer ou de faire une conférence de presse. Dans certains pays arabes, les diplomates ont riposté en tirant sur les manifestants. Il faut dire que le personnel politique syrien a plus de talent pour tirer sur les foules que pour manier le langage diplomatique. La seule tâche des ambassadeurs syriens à l’étranger était de poursuivre la surveillance de leurs compatriotes en exil,
proférant des menaces, organisant des filatures et prenant en photo des manifestants pour ensuite les transmettre aux services secrets syriens. Bref, entre les Syriens et leurs ambassades, ça n’a jamais été une histoire d’amour. Quant aux démarches consulaires indispensables, elles n’étaient pour la diaspora syrienne qu’une piqûre de rappel de la corruption administrative régnant dans leur pays natal. A part ça, on ne savait pas trop à quoi servait ce corps
diplomatique. Avec ses pauvres moyens et ses effectifs modestes, il ne s’est jamais distingué par ses initiatives dans les relations bilatérales. Car toute décision de politique extérieure a toujours été prise, jusque dans les moindres détails, par un petit cercle hermétique à Damas. Les ambassadeurs n’étaient que les exécutants d’ordres qui arrivaient de manière sporadique. Ils ne s’en plaignaient pas, s’accommodant fort bien de l’inertie générale, qui était le meilleur moyen de ne pas commettre d’erreur, et donc de ne pas risquer de blâme ou de révocation. Car être diplomate s’accompagne d’un certain nombre de privilèges. C’est d’ailleurs pour ça que tous ceux qui n’ont pas de compétences particulières sont attirés par la fonction. Leur recrutement ne passe pas nécessairement par les canaux diplomatiques ou le ministère théoriquement de tutelle, ce qui explique peut-être leur incapacité effrayante à parler le langage diplomatique. Les seuls mots que certains d’entre eux ont trouvés quand ils ont été mis devant l’obligation de faire une déclaration ont été des mots d’insulte. Depuis le début de la crise, le régime a brûlé ses vaisseaux diplomatiques à l’extérieur, tandis qu’à l’intérieur les chabiha [milices du régime] continuent de brûler la terre. Le régime n’a plus aucun profit à tirer de relations diplomatiques ne servant qu’à entendre les condamnations internationales. L’expulsion des ambassadeurs ne changera rien aux méthodes du régime. Celui-ci se vengera à l’intérieur des déconvenues encaissées à l’extérieur. Mais, sur le fond, il ne s’agit que d’officialiser ce qui était déjà vrai, à savoir qu’il s’agit de diplomates sans travail. Omar Kaddour
Emirats arabes unis
Le malheur du Liban fait le bonheur des épouses L’été, de nombreux Emiratis laissent leurs femmes et leurs enfants et vont seuls au Liban pour s’encanailler. La tension actuelle au Moyen-Orient va les obliger à rester en famille. The National (extraits) Abou Dhabi
ien de tel qu’un poème de Nizar Qabbani, le poète romantique syrien, pour nous rappeler que l’amour peut se manifester même dans la pénible chaleur de l’été. “En été, je m’étends sur la plage/et je pense à toi/Si j’avais dit à la mer ce que je ressens pour toi, elle aurait quitté ses côtes, ses coquillages, ses poissons et
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m’aurait suivi.” Cet été, c’est toutefois quelque chose de moins poétique qui réunira les couples de la région. Pour reprendre les termes d’un message Blackberry qui fait le tour du Golfe, “les épouses sont heureuses cet été, car leur mari passe les vacances à la maison”. Les soulèvements arabes, dont les effets se font encore sentir dans toute la région, voire dans les actuels troubles au Liban [plusieurs pays du Golfe ont demandé à leurs ressortissants d’éviter le Liban cette année], sont au cœur de cette histoire d’amour. Ce qui veut dire que monsieur consacrera plus de temps à sa famille. “C’est l’un des meilleurs étés que je vais avoir” depuis longtemps, me confiait récemment une de mes amies émiraties.
Comme nombre de femmes arabes, elle est exaspérée par les “virées entre copains”, pour reprendre ses propres termes – ces voyages réservés aux mecs au Liban, par exemple. “Mon mari ne partira pas au Liban avec ses amis et j’en suis ravie.” Le mari s’empresse de répondre : “Ben, si on veut des montagnes, il y en a au Liban. Si on veut la plage, il y en a au Liban. Et, chose qui ne fait pas de mal, où qu’on regarde il y a de belles femmes. Un petit plus pour les yeux.” Chez beaucoup de couples, la règle veut que, quand madame et les enfants vont voir la famille, monsieur va avec des amis au Liban, en Syrie, en Egypte ou au Maroc. Les femmes ont horreur de cette situation. Quand elles demandent à leur mari de rester à la maison, ça tourne à la dispute
et tout le monde souffre. Cette année est particulièrement délicate. Et, comme cet été nombre de femmes [mariées à des hommes du Golfe] ne pourront se rendre dans leur famille si elles viennent d’un pays où la situation est tendue – la Syrie ou la Libye –, elles resteront avec leur mari. L’annulation des vacances pour les hommes comme pour les femmes n’est peut-être pas une si mauvaise chose. En passant l’été dans les Emirats arabes unis, des couples qui sont en général séparés pendant quelques mois auront peut-être une occasion en or de ranimer leur relation et de trouver le moyen de se divertir avec ce qu’on trouve sur place. Rym Ghazal
Egypte
Adieu ma révolution ! Les sit-in des jeunes sur la place Tahrir ne font plus recette. Les Egyptiens veulent retrouver leur vie paisible. Al-Hayat Londres
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rès imbu de lui et n’écoutant que lui-même, il est convaincu que tout le monde lui donne raison. Et, si jamais il doit écouter quelqu’un qui le contredit, il pense que ce dernier doit être un idiot. Voilà à quoi ressemble un vieux dictateur. Ou un jeune de 20 ans. Tandis que les Egyptiens lambda ont tourné le dos à la politique, lassés d’attendre un dénouement qui ne vient pas, et cherchent désormais à gagner leur pain quotidien et à parvenir à une situation matérielle supportable, avec un toit pour eux et leur famille, une catégorie de jeunes continue à s’agripper à la politique, à vouloir renverser la table et à se vouer corps et âme à des combats dont on ne comprend plus les tenants ni les aboutissants. C’est un jeu de dupes entre différents groupes, chacun prétendant représenter la majorité de la population égyptienne. La place Tahrir, au Caire, continue de crier haut et fort. Pour être plus précis, différents courants tentent de s’en emparer et d’en ressusciter la dynamique afin de présenter des revendications révolutionnaires. Mais, chaque fois qu’un groupe se lance dans l’entreprise, d’autres en contestent la pertinence et le moment choisi. Au lieu d’aboutir à un front uni, ce sont des divisions profondes qui sont apparues entre les groupes cherchant à accaparer une révolution inachevée et les nombreuses catégories sociales qui ont vu leurs problèmes s’aggraver. Beaucoup d’Egyptiens auraient été contents si les revendications actuellement proclamées sur la place Tahrir avaient été satisfaites en février 2011, lors de la révolution. Mais, depuis, ils pensent que, puisqu’un processus de transition politique a été engagé, il faut que celui-ci aille jusqu’au bout, même s’il est loin d’être parfait. Quant aux jeunes de Tahrir, quitte à demander d’autres sacrifices à la population, ils refusent l’idée de poursuivre un processus mal engagé. Avant le premier tour de la présidentielle, une vi-
déo incitait les jeunes à faire disparaître la carte d’identité [nécessaire pour voter] de leur père si celui était partisan d’un des candidats issus de l’ancien régime [tels que le général Ahmed Chafik et Amr Moussa]. Depuis ce premier tour, l’échec de la révolution est officiellement acté, avec un second tour qui oppose Ahmed Chafik au Frère musulman Mohamed Morsi : tous les deux sont tout ce qu’il y a de plus éloigné des objectifs de la révolution. En réaction, les jeunes ont réinvesti Tahrir, mais ils ont déjà perdu la popularité qui avait été la leur lors de la révolution. “J’avais beaucoup de sympathie et même du respect pour eux”, dit un chauffeur de
Le véritable problème réside dans l’absence de culture du dialogue taxi quadragénaire. “Mais, à force de les voir promettre une milioniya [une manifestation d’un million de personnes] chaque semaine, j’ai perdu confiance.” Et de dire son ras-lebol d’être bloqué en voiture à cause des manifestations et de voir sa situation économique se dégrader. Zeinab Ghraib, employée, explique quant à elle qu’elle avait laissé ses enfants à la maison pour aller sur la place Tahrir, apportant avec elle sandwichs et boissons pour les manifestants, mais que ses sentiments envers eux ont bien changé depuis. “Avec leurs divisions successives, ils donnent l’impression de se battre davantage pour leur propre gloire que pour les intérêts du peuple”, déplore-t-elle. Le véritable problème réside dans l’absence de culture du dialogue entre les différents courants. Cela se retrouve jusque dans les foyers, chaque membre de la famille étant plongé dans son univers propre, dans des réseaux sociaux où il ne croise que ceux qui pensent comme lui. Le père honnit la place Tahrir parce qu’elle s’arroge le droit de parler au nom du peuple, la mère est satisfaite du Parlement [dominé par les Frères musulmans], la fille exècre la population pour avoir choisi Chafik et Morsi au premier tour et le fils adhère au mot d’ordre : “La révolution jusqu’à la victoire !” Mais quelle victoire ? Qu’elle vienne de Tahrir ou des urnes, elle ne pourra être obtenue qu’en acceptant le dialogue. Amina Kheiry Dessin de Demirci, Turquie.
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Afrique
ÉTHIOPIE OUG.
KENYA
Nairobi TANZANIE 500 km
Kenya
SOM. Equateur
Océan Indien
Superficie : 580 367 km2 (France : 550 000) Population : 41,1 millions d’habitants (France : 63) Classement selon l’IDH* : 143e sur 187 Etats (France : 20e) PIB par habitant** : 1 880 dollars (France : 35 195) * Indice de développement humain. ** En parité de pouvoir d’achat.
La révolution haut les murs A six mois d’élections redoutées, un jeune photojournaliste militant, Boniface Mwangi, a engagé une campagne percutante contre les élites. Les murs de Nairobi, la capitale, fleurissent de slogans révolutionnaires contre la vieille garde politique.
au poste occupé actuellement par le président Mwai Kibaki font partie de la vieille école : le Premier ministre Raila Odinga, qui appartient à l’ethnie luo (13 % de la population), a dénoncé en 2007 des fraudes et manipulations électorales qui ont envenimé les violences ; Uhuru Kenyatta, de son côté, est l’homme le plus riche du pays et le fils de
THOMAS MUKOYA/REUTERS
Think Africa Press Londres
“Ma voix, mon vote, mon futur.” Graffiti dans le centre de Nairobi. d’autres ont été contraintes de fuir. Finalement, avec l’aide de médiateurs internationaux, le Kenya a évité le désastre complet. Toutefois, de nombreux analystes et citoyens kényans maintiennent que les problèmes sous-jacents – les inégalités et les problèmes d’accès à la terre – ne sont toujours pas résolus. Les ressentiments ne se sont pas évanouis, d’autant plus que personne n’a été traduit en justice. L’objectif de Boniface Mwangi est de pousser les électeurs à rejeter l’élite au pouvoir, qui, selon
Les politiciens kényans sont parmi les mieux payés au monde lui et beaucoup d’autres, ne fait que servir ses propres intérêts, semer la discorde et faire preuve d’incompétence. Néanmoins, la perspective de tels changements est intimidante dans un pays où les avancées – comme la ratification d’une nouvelle Constitution en 2010 – sont souvent anéanties par les alliances politico-tribales qui régissent les urnes. Selon Boniface Mwangi, les prochaines élections auront une importance cruciale, notamment parce que les jeunes Kényans (12 millions de personnes entre 18 et 34 ans, dont 67 % des chômeurs) commencent à perdre patience. D’après lui, la révolution aura lieu dans les urnes ou alors elle sera bien plus dangereuse. “Environ 68 % de la population a moins de 35 ans, explique-t-il. Ils sont au chômage, ils ont énormément d’énergie et ils ne font rien. Alors, l’année prochaine, si les élections n’apportent pas de changement, la situation va finir par exploser… C’est à ce moment que la révolution sociale commencera.” Selon le photographe, une partie du problème vient du fait qu’il n’y a pas de candidat compétent pour prendre la place des personnes
actuellement au pouvoir. “Ceux qui devraient nous gouverner ne veulent pas se présenter car ils pensent que la politique est un monde sordide : alors, il faut commencer par faire du nettoyage, martèle-t-il. Pour cela, il faut absolument que davantage d’hommes et de femmes intègres rejoignent le Parlement.” Pour parvenir à ses fins, Boniface Mwangi, qui a aussi lancé l’initiative pour la paix intitulée Picha Mtaani (qui signifie “exposition de rue” en swahili), a l’intention d’aller au-devant de ces personnes. “Nous organisons des forums avec des jeunes et des réunions publiques… Nous essayons d’inciter les hommes et les femmes intègres à se présenter, parce que, s’ils ne le font pas, tous les candidats seront des vautours”, insistet-il. Toutefois, rivaliser avec le budget des éternels candidats ne sera pas une mince affaire pour les candidats indépendants. Les prochaines élections au Kenya seront historiques à plus d’un titre. On aura tout d’abord la réponse à la question : les fantômes de 2007-2008 ont-ils fini de hanter le pays ? Ce sera également la première fois que les Kényans voteront pour élire des sénateurs, des préfets et des représentants des femmes, des comtés et de la jeunesse. Il est pourtant possible que les nouveautés s’arrêtent là, car les prétendants
THOMAS MUKOYA/REUTERS
oniface Mwangi lance un appel au changement et, pour le diffuser auprès de la population kényane, il a choisi les murs de Nairobi : pendant trois semaines, son équipe de graffeurs et lui ont parcouru toute la ville, enchaîné les nuits blanches et pris le risque d’être arrêtés, pour peindre des fresques qui s’en prennent violemment aux politiciens, sans la moindre censure. Ce photographe, nommé photojournaliste de l’année par CNN en 2008 et en 2010, ne veut pas que ses trois enfants assistent aux horreurs qu’il a vues et photographiées lors des violences qui ont suivi les élections de 2007. Son objectif ? Faire réagir la jeunesse à l’approche des prochains scrutins, qui auront lieu entre décembre 2012 et mars 2013. Sur les fresques, les hommes politiques sont représentés par des vautours avides et voraces qui méprisent le peuple. On peut lire sur l’une des images : “Les députés pigeonnent les Kényans depuis 1963”. Cette déclaration n’a pas eu l’air de choquer beaucoup de monde à Nairobi, la capitale de la plus grande économie de l’Afrique de l’Est, où les critiques infligées aux hommes politiques ne sont pas rares, mais ne semblent pas avoir de répercussions dans les urnes. “Je ne vois là absolument rien de choquant”, affirme Peter, qui se décrit comme un “Kényan ordinaire”. “Voilà la tragédie : on a les dirigeants que l’on mérite. Si nous ne changeons pas, alors nous, les Wananchi [les gens ordinaires], continuerons à être opprimés.” De nombreux politiciens kényans – qui sont parmi les mieux payés au monde – siègent au Parlement depuis des décennies, même si la plupart ont trempé dans des scandales de corruption, qui vont des fonds publics “égarés” à des transactions immobilières louches. Pourtant, au moment de voter, le mépris de la population pour l’élite politique semble s’effacer face aux alliances tribales. Boniface Mwangi accuse les hommes politiques de se servir des divisions entre clans pour accaparer le pouvoir, une pratique surnommée “l’ethnicité négative”. Pendant les élections de décembre 2007, les clivages ethniques ont été attisés par des rivalités politiques sur fond d’accusations de fraude électorale. Cette crise a entraîné la mort d’environ 1 200 personnes, et des centaines de milliers
B
Les prochaines élections seront historiques à plus d’un titre Jomo Kenyatta, père fondateur de la nation. Uhuru Kenyatta, qui appartient à l’ethnie des Kikuyus [22 %], est l’un des quatre Kényans assignés à comparaître devant la Cour pénale internationale (CPI) pour son implication présumée dans les violences de 2007 et 2008. La position d’Uhuru Kenyatta dans les sondages s’est d’ailleurs améliorée depuis sa mise en accusation par la CPI, car nombre de Kikuyus le voient à la fois comme un bouc émissaire et le sauveur de leur clan. Il arrive toujours en seconde place derrière Raila Odinga, mais il a rattrapé une partie de son retard. Parmi les autres candidats, on compte Martha Karua, une ancienne ministre de la Justice surnommée la “dame de fer”, et Peter Kenneth, qui n’est affilié à aucun parti. Ils plaisent surtout aux jeunes Kényans et en particulier à ceux qui appartiennent aux classes moyennes, qui ont fait des études, vivent en ville, n’hésitent pas à s’exprimer et sont très présents sur les réseaux sociaux comme Twitter. Néanmoins, Nairobi n’est pas représentative du Kenya et Twitter n’est pas une tendance politique. Il est difficile de savoir quelle décision prendront les jeunes qui ne vivent pas dans la capitale et qui ne sont pas connectés à Internet. Dans les zones rurales, la fidélité tribale a encore beaucoup de poids et certains politiciens s’en servent déjà dans le cadre de leur campagne. La frustration que suscite cet immobilisme politique est palpable. Boniface Mwangi en arrive même à se demander si les messages sulfureux de son équipe suffiront à entraîner des changements. Début mars, les graffeurs ont passé une nuit à peindre au pochoir le message “Fukuza Mavulture Bungeni na Kura Yako” (Votez pour chasser les vautours hors du Parlement, en kiswahili) à de nombreux carrefours, dans tout Nairobi. Boniface les a regardés faire. “Ne voyez-vous pas que la jeunesse souffre à cause de nos dirigeants ? demande-t-il. Je veux que les choses changent pour mon fils.” Mais il sait qu’il en demande beaucoup. “Je ne sais pas combien de temps ça durera”, s’interroge-t-il face au graffiti encore frais, peu avant l’aube. Clar Ni Chonghaile
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Gambie
La débrouille, ma patrie ! La presse parle rarement de ce petit pays enclavé dans le Sénégal, qui est l’un des plus verrouillés d’Afrique. Une journaliste raconte le quotidien des habitants.
Poche de pauvreté 200 km Dakar SÉNÉGAL GAMBIE Banjul
Le Quorum Dakar
l est 4 heures de l’après-midi, à Bakau, un quartier populaire situé à une dizaine de kilomètres de Banjul, la capitale de la Gambie. Samba, un frêle jeune homme d’une trentaine d’années, tient la boutique de son frère aîné expatrié aux Etats-Unis. Samba vend des habits, des chaussures, des outils et divers objets, neufs et d’occasion, que lui fait parvenir son frangin. Une paire de chaussures Puma dernier cri coûte presque aussi cher qu’un sac de riz de 50 kg : 900 dalasis (environ 22,50 euros) ; et le prix de celles de seconde main avoisine les 500 dalasis (12,50 euros). Une petite fortune pour la majorité des Gambiens, qui vivent avec moins de 1 600 dalasis (40 euros) par mois, le prix d’une scie électrique d’occasion chez Samba ! On est loin aujourd’hui de l’effervescence qu’a connue ce coin il y a deux semaines à peine. Le frère d’Amérique, débarqué dans une BMW bleu nacré flambant neuve, avait approvisionné le magasin, et les curieux se pressaient pour dégotter tee-shirts, chaînes hi-fi et vélos. La voiture de luxe sitôt revendue, les diverses marchandises écoulées et les vacances terminées, il s’en était retourné vers le rêve américain. Depuis, le calme est revenu, mais les affaires marchent évidemment moins bien. Samba et ses amis puisent l’eau à un robinet collectif. Ce soir, avant la prière de 17 heures, ils mangeront du benichin, le thiebou yapp gambien : du riz, beaucoup de riz, une aubergine sauvage amère, une patate douce et trois bouchées de viande. Sans plus. C’est presque l’ordinaire du Gambien moyen. Ici, on ne prend généralement qu’un seul grand repas par jour – le déjeuner, pris au milieu de l’après-midi –, car on travaille en journée continue.
I
Trois boulots Samba ne parle pas de ce qu’il gagne par mois, il calcule ses revenus chaque jour. Peintre en bâtiment de profession, il n’a pas de chantiers depuis plus d’un mois. Voilà pourquoi il travaille pour son frère. Avant que son frère ne l’emploie, il se débrouillait comme il pouvait. “Pour survivre, je vendais des sachets de sucre ou des sprays parfumés. Je gagnais entre 200 et 300 dalasis [entre 5 et 7,50 euros] par semaine sur chaque paquet de sucre de 5 kilos vendus ou sur chaque douzaine de sprays. Je fabriquais des briques aussi : 100 dalasis [2,50 euros]
CASAMANCE
Océan Atlantique
GUINÉEBISSAU Bissau GUINÉE
Superficie : 11 295 km2 (≈ Ile-de-France) Population : 1,8 millions d’habitants PIB par habitant * : 1 536 dollars (France : 35 195) Taux de croissance : 5 % (2010) Classement selon l’IDH : 168e sur 187 Etats Principales ressources : arachide, activités portuaires, tourisme
par jour pour 70 à 100 briques”, détaille-t-il. Mais, du fait de la modicité de ses revenus, Samba est contraint de rogner sur les dépenses. Il les a quasiment réduites au minimum vital. Il achète son riz à la tasse et réussit ainsi à économiser 120 dalasis [3 euros] par mois. Mais, pour l’eau, le marché et l’électricité, c’est près de 4 000 dalasis [100 euros] qu’il doit fournir tous les mois. Sa femme, elle, vend de la glace pour aider le ménage. Mais, malgré ce petit apport financier, c’est souvent du porridge pour toute la famille, car il y a des jours où il lui est pratiquement impossible d’avoir de quoi acheter sa tasse de riz, ni de sortir les 100 dalasis nécessaires pour payer les condiments. Encore heureux que son vieux père soit là pour le dépanner de temps en temps, en attendant que son frère lui envoie des sous. Devant les difficultés à trouver un emploi, beaucoup de Gambiens rêvent d’être leurs propres patrons… Sans l’aide des banques, car elles demandent des taux d’intérêt exorbitants. Alors, ils travaillent. Tout le temps. Jusqu’à ce que leur activité personnelle soit assez solide pour quitter leur employeur. Oumarou, 40 ans, est électricien et informaticien. Il est marié à une caissière avec qui il a quatre enfants. Du lundi au samedi, de 8 h 30 à 17 heures, il travaille pour un opérateur de téléphonie mobile et fournisseur d’accès à Internet. Il aide 70 clients à résoudre leurs problèmes de connexion au réseau. Quand il quitte sa société, les déplacements continuent. Lorsqu’il prend sa pause à la mi-journée, le soir et le dimanche, il devient technicien de maintenance à son compte. Pour l’instant, il n’a que deux gros clients permanents. Il lui en faudrait au
Chiffres : 2011 ; taux de croissance : 2010. Sources : FMI, Pnud, Banque mondiale. * en parité de pouvoir d’achat.
SEYLLOU/AFP
la Gambie depuis dix-sept ans. En juin 1994, jeune lieutenant de l’armée, il prend la tête d’une mutinerie et en profite pour orchestrer le renversement du président Daouda Diawara
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S’installe dès lors une dictature féroce. Le nouveau président met le pays au pas. Les exécutions se multiplient. Le pouvoir sombre dans la paranoïa. La presse indépendante est muselée.
et s’imposer à la tête du pays. Son règne commence dans le sang. D’autres militaires contestent la légitimité du jeune officier de 29 ans et tentent de le renverser. L’accrochage fait 40 morts, mais le régime de Jammeh tient bon.
Yahya Jammeh, 46 ans, dirige
moins quatre pour lâcher son employeur définitivement. Il est confiant. Exténué, mais motivé. Il triple son salaire mensuel actuellement. De 7 000 dalasis [175 euros] par mois, il est passé à 21 000 [525 euros]. Sans compter les bénéfices qu’il engrange avec son taxi. Quoi qu’il en soit, il dépense presque tout. Entre la scolarité des enfants, la paie de son chauffeur de taxi et de sa bonne, ses frais personnels et ceux du ménage, il dépense près de 20 000 dalasis [500 euros] par mois. Sans compter l’assistance qu’il apporte à son frère, à sa sœur et à sa mère.
Disette en campagne Changement de décor. Nous voici à Barra. C’est une petite communauté rurale située à une vingtaine de kilomètres de Banjul. Ici, c’est à trente que l’on vit par cour. Partager les récoltes et le gain de la revente du riz cultivé est vite réglé cette année. La saison des pluies a été très courte. Avant même que les grains ne soient arrivés à maturité, plus une seule goutte ne tombait. Résultat : sur un champ de 300 mètres
carrés, le riz a séché sur pied. Pas un seul grain n’a été sauvé, et les autres cultures n’ont pas trop donné. Le seul sac de 50 kilos de maïs a déjà été mangé, de même que celui de millet. Les deux sacs de haricots sont finis aussi. Seul le sac de sorgho est encore plein. Et la prochaine récolte n’est que dans neuf ou dix mois. Pour trouver l’argent nécessaire à la survie, les cinq hommes de la famille en âge de travailler s’activent… après l’école, pour certains. Ils arrivent à gagner 80 dalasis [2 euros] pour une journée de maçonnerie ou de manutention, un peu moins lorsqu’ils creusent un puits. Les femmes, elles, font pousser des légumes dans un jardin financé par une ONG. Quand elles en cueillent assez pour la famille, elles en revendent un peu. Elles dépensent tout pour faire le marché et payer la facture d’électricité à cause du frigo et de la télévision. De temps en temps, ils revendent un poulet et, dans les cas de grande pénurie, un mouton. En attendant des temps meilleurs et un bon hivernage, ici, comme en ville, c’est bien la débrouille au quotidien ! Naomi Monroe
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Courrier international | n° 1128 | du 14 au 20 juin 2012
Contexte La Libye se prépare
Afrique
pour ses premières élections libres depuis quarante-deux ans. Sous le régime de Kadhafi, il n’y avait aucun pouvoir exécutif ou législatif, aucune Constitution. Sur les 3,5 millions de Libyens en âge
de voter, 2,7 millions se sont inscrits entre le 1er et le 21 mai sur les listes électorales. Ils vont choisir, le 7 juillet, parmi 4 013 candidats, dont 374 affiliés à des partis politiques, les 200 membres de la prochaine Assemblée constituante.
Libye
Une violence chasse l’autre Des forces de sécurité chargées de contrôler les milices enlèvent et torturent un défenseur des droits de l’homme. Le pays est-il prêt pour son premier scrutin libre, prévu pour le 7 juillet ? The Guardian (extraits) Londres
es membres d’une unité d’élite constituée par le gouvernement pour neutraliser les milices rivales sont accusés d’avoir enlevé et passé à tabac l’un des chirurgiens les plus éminents du pays. Salem Forjani, spécialiste en chirurgie cardiaque, qui travaillait pour le ministère de la Santé, a été enlevé le 17 mai au centre médical de Tripoli, le plus grand hôpital de la ville, où il s’était rendu sur l’ordre de la ministre pour relever le directeur de ses fonctions en raison des liens de celui-ci avec le régime déchu de Kadhafi. Salem Forjani s’est retrouvé face à des membres du Comité suprême de sécurité (CSS) qui l’attendaient dans le bureau de l’intéressé. Ils l’ont traîné dans l’hôpital et l’ont battu si sévèrement qu’il a perdu connaissance devant le personnel horrifié. Un médecin a photographié des membres du CSS portant Forjani, sans chemise et les jambes écartées, le long de la rampe des ambulances pendant qu’un soldat menaçait de son arme les agents de sécurité désarmés qui les poursuivaient. Le médecin a été jeté dans une voiture, puis incarcéré dans une base de Naklia, dans la banlieue de Tripoli, où il a été de nouveau si gravement battu qu’il souffre de la rupture d’un testicule. Il s’en est tiré, mais, pendant cinq jours, ni sa famille ni Fatima Hamroush, la
L
ministre de la Santé, n’ont su où il était ni même s’il était toujours vivant. Après l’avoir transféré à l’aéroport Mitiga de Tripoli, le CSS a contacté le ministère de la Santé, puis relâché le chirurgien sans l’avoir mis en accusation, ni même expliqué la raison de ces violences. Forjani, qui a été menacé de représailles s’il parlait, se cache depuis à Tripoli. “Je ne sais pas comment une chose pareille a pu se produire : la Libye a changé, nous a-t-il confié. Je n’arrêtais pas de leur demander : ‘Qui êtesvous, pourquoi faites-vous ça ?’” Ce qui choque les Libyens, maintenant que la photographie se répand comme une traînée de poudre sur Facebook, c’est que Forjani est une personnalité de premier plan de la défense des droits de l’homme. Expert auprès de la commission gouvernementale sur les personnes disparues, il a présidé une enquête sur un massacre de prisonniers commis par le régime Kadhafi dont le rapport a été communiqué aux Nations unies et à la Cour pénale internationale.
Un enchevêtrement de fiefs Depuis son enlèvement et les tortures qu’il a subies – dans le silence du gouvernement –, nombre de Libyens s’inquiètent pour l’avenir. “C’est un enlèvement”, déclare son frère Salah, membre d’une association de défense des droits de l’homme. “Le CSS est plus puissant que la police, et c’est voulu.” Les choses n’étaient pas censées tourner ainsi. Le CSS a été constitué sous les auspices du ministère de l’Intérieur pour permettre à l’Etat de reprendre le contrôle sur les diverses milices. La plus grande partie du pays est contrôlée par les quelque 500 milices rebelles qui sont sorties
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Dessin de Cost, Belgique. victorieuses du soulèvement de l’année dernière. On a donc un enchevêtrement complexe de fiefs. Les associations de défense des droits de l’homme accusent un petit nombre de ces groupes de maltraiter les prisonniers. Nombre de Libyens craignent que le CSS, qui recrute auprès des anciens rebelles et des unités de sécurité intérieure de l’ère Kadhafi, ne soit devenu un Etat dans l’Etat. Ian Martin, représentant spécial des Nations unies, a fait part de ses préoccupations au Conseil de sécurité le mois dernier. “Le mécanisme d’intérim appelé Comité suprême de sécurité, qui compte 60 000 à 70 000 combattants, a jusqu’à un certain point permis d’avoir un commandement unifié. Il est cependant essentiel qu’il ne devienne pas une force de sécurité parallèle.” C’est pourtant exactement ce qui s’est passé, selon ses détracteurs. Quand son collaborateur a été enlevé, Fatima Hamroush a écrit à Abdurrahim El-Keib, le Premier ministre par intérim, et au président Moustafa Abdel Jalil pour leur demander leur aide. “Nous n’avons eu aucune réponse”, déclare Hussam Bubash, du ministère de la Santé. Abdurrahim El-Keib s’est rendu en Grande-Bretagne le mois dernier et s’est entretenu avec David Cameron [le 24 mai]. Il a souligné que le Conseil national de transition (CNT) s’engageait à défendre les droits de l’homme. Il a en outre soutenu un décret controversé pénalisant l’apologie de l’ancien régime et “l’insulte aux objectifs de la révolution du 17 février”. Ce texte était selon lui “transitoire”, et la future Constitution de la Libye protégerait la liberté d’expression. Le comportement du CSS est embarrassant pour la Grande-Bretagne et la France, qui, l’année dernière, avaient pris la tête de la campagne de bombardements de l’Otan qui a permis aux rebelles de vaincre les forces de Muammar Kadhafi. Par ailleurs, la Grande-Bretagne a dépêché une responsable de la police
pour conseiller le nouveau ministère de l’Intérieur libyen. Mais, à la veille d’élections cruciales [prévues le 7 juillet], le pays demeure divisé. De son côté, le Dr Khalid Urayath, directeur du centre médical de Tripoli que Forjani devait relever de ses fonctions, campe sur ses positions. Il refuse de démissionner et affirme avoir le soutien du personnel de l’hôpital. C’était la quatrième fois cette année que le ministère de la Santé ordonnait à Urayath de se retirer. Celui-ci avait refusé et Forjani avait, sur les instructions de la ministre, appelé le bureau du procureur général pour demander le concours des forces de l’ordre. Urayath est luimême un spécialiste de chirurgie cardiovasculaire hautement qualifié et membre du Collège royal de chirurgie du RoyaumeUni. Le British Libyan Business Council, groupe de pression puissant qui compte entre autres parmi ses membres BP [British Petroleum], Barclays et GlaxoSmithKline [laboratoire pharmaceutique], lui a proposé le mois dernier du matériel informatique.
Les réformes restent en friche Le ministère de la Santé accuse Urayath d’avoir dilapidé les fonds publics en payant 150 voyages à l’étranger à certains membres du personnel. Celui-ci dément et ajoute que ses liens avec l’ancien régime se bornaient à servir de mentor à Hanna, la fille adoptive du défunt dictateur, qui était étudiante en médecine. “Le meilleur cardiochirurgien du pays, c’est moi, je le dis humblement. On ne pouvait pas dire non au Colonel.” Les diplomates font discrètement pression sur le gouvernement libyen pour qu’il garantisse la sécurité de Salem Forjani, mais, comme Urayath refuse de se retirer, les projets de réforme du ministère de la Santé restent en friche. Le service de santé, que la dictature de Kadhafi a rendu chaotique, en aurait pourtant bien besoin. La ministre de la Santé a pressé le gouvernement d’arrêter les ravisseurs de Salem Forjani, mais, deux semaines après l’enlèvement, rien n’a été fait et le Premier ministre n’a toujours pas lancé d’enquête. “Que pouvons-nous faire ? Nous ne pouvons pas chasser Urayath, nous n’avons pas de forces armées, confie Hussam Bubash. Je fais partie des personnes qui ont été menacées. Le Conseil de sécurité suprême a dit : ‘Vous voyez ce qui vous arrivera.’” Dans ce contexte, le ministère de l’Intérieur n’a pas donné suite à nos appels et le porte-parole du CNT a annulé l’entretien dont nous étions convenus. Chris Stephen
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En couverture La drogue libre ? Bienfaits et méfaits du cannabis
Système limbique
Cerveau
A faible dose, le cannabis atténue l’anxiété en stimulant les neurones producteurs de dopamine. A forte dose, il l’accroît.
Des études montrent un risque accru de schizophrénie chez les fumeurs réguliers. De 30 à 50 % des usagers présenteraient des états dépressifs à des degrés divers. La prise chronique peut entraîner des comportements agressifs et paranoïdes.
Il peut altérer la mémoire, l’attention, la concentration, l’orientation spatiale et la coordination.
Une équipe de chercheurs espagnols a montré que le cannabis pouvait réduire de 80 % la croissance de certaines tumeurs cérébrales chez des modèles animaux.
Hypothalamus Le cannabis inhibe le centre de régulation de la satiété. On l’utilise parfois dans le traitement de l’anorexie. Mais son abus peut entraîner des crises de boulimie chez certains individus.
Œil
Il permet de prévenir les nausées provoquées par les traitements antisida et les chimiothérapies.
En réduisant la pression à l’intérieur de l’œil, le cannabis pourrait contribuer au traitement du glaucome et de la rétinite.
Cervelet L’inhalation de fumée de cannabis, avec ou sans tabac, peut entraîner des affections bronchopulmonaires. Les goudrons contenus dans la fumée de cannabis ont des effets cancérigènes. Une étude de la British Lung Foundation [Fondation britannique pour le poumon] rapporte que fumer un joint par jour pendant un an augmente le risque de développer un cancer du poumon de 8 %. A titre de comparaison, fumer 20 cigarettes par jour pendant un an accroît ce risque de 7 %.
Cœur et circulation La prise de cannabis provoque une tachycardie qui réduit l’endurance aux efforts physiques. Le delta-9-tétrahydrocannabinol (THC) et d’autres constituants de la fumée de cannabis peuvent boucher les artères.
Mode d’action Moelle épinière Les effets analgésiques du cannabis sont plus puissants que ceux de l’aspirine. Des recherches ont montré son efficacité dans le traitement des douleurs chroniques et des rhumatismes inflammatoires.
En se fixant sur les récepteurs cannabinoïdes, le THC provoque une série de réactions à l’intérieur des cellules.
Récepteurs
Système reproducteur Des expériences sur des rats ont rapporté qu’une injection chronique de cannabis pouvait entraîner une altération des testicules et du cycle ovulatoire.
THC
Cellule
Le principal composant du cannabis est une substance appelée delta-9tétrahydrocannabinol (THC). Le THC mime le comportement des cannabinoïdes endogènes (naturellement fabriqués par l’organisme) dont on sait qu’ils peuvent agir sur l’ensemble des cellules du corps et influencer de nombreuses fonctions : le mouvement, la pensée, la perception du monde extérieur…
Sources : “La Vanguardia”, “Los Angeles Times”, “Nature”, “New Scientist”, “The Independent”, Plos Medicine, Toxibase, “Les Usages médicaux du cannabis” (éd. L’Esprit frappeur).
Système respiratoire
L’effet anticonvulsif du cannabis est étudié dans le traitement des spasmes musculaires liés à la sclérose en plaques. Certaines personnes atteintes d’épilepsie l’utilisent pour mieux contrôler leurs mouvements.
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Dossier emploi Etats-Unis
Dessins (Pages 39 et 40) de Justine Beckett, Nouvelle-Zélande. 39 ça en vaut la peine, car permettre aux gens de contribuer à l’économie favorise leur bien-être et celui de la ville.” Si l’altruisme adoucit le quotidien des membres d’une communauté, il est également rentable financièrement. Selon une étude publiée en octobre dernier par la National Conference on Citizenship (NCoC), un groupe de réflexion bipartisan de Washington DC, les Etats et les villes où le civisme est développé ont des taux de chômage plus faibles que les autres. Pour l’instant, rien ne prouve la relation de cause à effet. Mais la corrélation est forte.
et le taux d’inscription sur les listes électorales sont également corrélés à des taux de chômage plus faibles. Pour David Smith, qui dirige la NCoC, il ne s’agit pas de coïncidences. Les réseaux communautaires aident les gens à développer des compétences dont ils peuvent se servir dans un contexte professionnel. Par ailleurs, ils permettent de diffuser des informations. “Les gens trouvent souvent du travail par le biais d’amis ou de collègues, explique-t-il. Lorsqu’ils s’engagent et tissent des liens au sein d’une com-
munauté, il est plus facile de faire correspondre l’offre et la demande.” C’est ce qui se passe actuellement à Ajo, une ville pauvre [d’environ 4 000 habitants] située en plein désert d’Arizona qui tente de se reconstruire depuis que les mines de cuivre ont fermé, dans les années 1980. Des entrepreneurs se sont alliés à une association locale à but non lucratif, l’International Sonoran Desert Alliance (Isda), pour travailler sur un projet de rénovation urbaine et, par la même occasion, proposer aux habitants une formation dans le bâtiment. Même s’il existe peu d’emplois formels à Ajo, le savoir-faire que les habitants acquièrent est très demandé, explique Aaron Cooper, directeur du développement économique de l’Isda. “C’est l’aspect le plus innovant de notre programme : non seulement nous faisons appel à la maind’œuvre locale, mais nous essayons de mettre en contact les personnes qui cherchent du travail avec celles qui sont susceptibles de les embaucher.” Si le projet réussissait, il pourrait devenir un modèle de développement économique local. “Pour que le capital financier ait un effet réellement positif au sein des communautés, reprend David Smith, il faut d’abord que ces communautés disposent d’un capital humain susceptible de le faire fructifier. Les investissements sont alors bien plus efficaces. Plus d’emplois seront créés dans ces localités et y resteront.” David Smith et les chercheurs de son équipe ne prétendent pas que le civisme permette à lui seul de créer des emplois. Toutefois, comme
la corrélation entre les deux facteurs est très forte, la NCoC s’est associée à la Knight Foundation [qui soutient l’engagement au sein des communautés] pour tenter de déterminer comment l’attachement à une communauté influence la prospérité économique.
L’industrie a souffert Comme beaucoup d’autres régions, le comté de Chatham a souffert de la crise. Une bonne partie de ses 65 000 habitants travaillent dans d’autres villes, comme Chapel Hill, Raleigh, Durham et Greensboro. Depuis des années, le nombre d’emplois industriels et agricoles diminue. Trois usines de transformation de volaille ont fermé ces dernières années, laissant 2 000 employés sur le carreau. En janvier, le plus grand restaurant de Pittsboro a fait faillite. Si cette solidarité entre voisins n’existait pas, la région aurait bien plus de mal à encaisser le choc, assure Charlie Horne, administrateur du comté de Chatham. “Car la demande de services serait plus forte, et nous ne pourrions pas forcément la satisfaire. Les organisations locales comblent ce vide. Les personnes qui s’entraident ont probablement moins tendance à faire appel aux services publics.” De fait, ici, les chiffres sont plutôt bons. Outre un taux de chômage de 7,3 %, soit l’un des plus bas de toute la Caroline du Nord, le comté a enregistré une croissance de près de 29 % depuis l’an 2000, contre 18,5 % pour l’ensemble de l’Etat. Leda Hartman
Liban
Bénévolat et engagement Pour mesurer le civisme, les chercheurs ont utilisé les données de l’enquête sur la population active effectuée par le Bureau du recensement et le Bureau des statistiques du travail. Cinq grands indicateurs ont été analysés : la fréquence à laquelle les personnes font du bénévolat et se rendent à des réunions publiques, le nombre de personnes qui aident leurs voisins, s’inscrivent sur les listes électorales et vont voter. Certains facteurs extérieurs qui pourraient influer sur l’économie locale ont aussi été pris en compte : la présence de pétrole et de gaz, l’état du marché immobilier, le pourcentage de personnes ayant fini leurs études secondaires et qui occupent un emploi qualifié. Les Etats qui ont perdu le moins d’emplois entre 2006 et 2010 (Alaska, Dakota du Nord, Dakota du Sud, Kansas et Minnesota) ont aussi le taux de bénévolat le plus élevé. A l’inverse, la population fait preuve de moins d’engagement dans ceux qui ont perdu le plus d’emplois (Nevada, Californie, Alabama, Floride, Rhode Island). Pour l’ensemble des Etats-Unis, une hausse de 4 % de l’entraide correspond à une baisse de 1 % du nombre d’emplois perdus ; une hausse de 4 % du taux de présence aux réunions publiques semble produire le même effet. Dans une moindre mesure, le bénévolat
L’émancipation par la cuisine Plusieurs centaines de villageoises font désormais partie d’un réseau de coopératives spécialisées dans les produits du terroir. Now Lebanon (extraits) Beyrouth
e plateau de zestes d’orange confits occupe presque toute la table. Zainab Ahmud les enfourne par poignées dans des sachets en plastique. A ses côtés, cinq autres femmes portant bonnets et gants de protection rangent divers produits dans des boîtes en carton. Toutes viennent d’Arab Salim, petit village situé à 8 kilomètres de Nabatieh, dans le sud du Liban. Le bâtiment dans lequel elles travaillent se trouve sur la colline qui domine le village. Les produits qu’elles fabriquent sont destinés à la boutique Namlieh de Beyrouth. Namlieh, qui signifie en arabe “gardemanger”, est le nom d’un projet lancé par le Collectif pour la recherche et la formation pour le développement-action
L
(CRTDA) en 2003. “Nous voulions monter pour les femmes des zones rurales un projet de développement socio-économique dont l’objet serait de fournir des produits ancrés dans la tradition libanaise mais difficiles à trouver dans la capitale”, explique Nathalie Chemaly, la coordinatrice du projet. Financé par des fonds venant entre autres du Canada et d’Espagne, le projet regroupe désormais 32 coopératives et emploie plus de 500 femmes dans tout le pays. La boutique Namlieh, située près du Musée national, propose un peu de tout, du grand classique comme l’eau de rose à des choses plus inhabituelles comme les olives vertes fourrées aux amandes ou la confiture de potiron à la vanille. L’objectif : préserver les recettes traditionnelles et aider les villageoises à s’émanciper tout en protégeant l’environnement. Les femmes participent pleinement à la prise de décision. Au début de chaque saison, elles se réunissent avec les gérants de Namlieh pour décider de ce que chacune fournira. “Nous, les femmes, sommes devenues plus autonomes”, affirme Samira Hara à la fin d’une dure journée de travail. “Et nous
avons mis en œuvre une belle dynamique économique dans le village.” Les villageoises ont appris à négocier et savent s’affirmer quand elles achètent les matières premières aux agriculteurs. “Il n’y a pas de concurrence avec les hommes parce qu’ils proposent des produits différents. Et les matières premières qu’ils achètent localement sont également différentes”, explique Nathalie Chemaly. Même les hommes reconnaissent que les projets les plus solides sont ceux de la coopérative féminine. Au début, ses membres gagnaient à peine 50 dollars [40 euros] par saison. Aujourd’hui, cette somme peut atteindre 2 000 dollars [1 600 euros]. “Une femme âgée nous a raconté qu’elle pouvait désormais donner de l’argent à ses petits-enfants sans avoir à demander à son mari, raconte Nathalie Chemaly. Une autre pourra enfin réaménager sa maison, ce qui était impensable depuis la mort de son mari, il y a longtemps.” Les coopératives cherchent aujourd’hui à pénétrer de nouveaux marchés. Elles étudient la possibilité de vendre leurs produits aux restaurants, voire de les exporter. Nicolas Lupo
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Dossier emploi Pays-Bas
Jeunes, autistes et fondus d’informatique Les autistes sont créatifs, persévérants, et aiment se lancer des défis. Autant de qualités qui font d’eux des programmeurs hors pair, estime un concepteur néerlandais de logiciels. NRC Handelsblad (extraits) Rotterdam
D
ans la vie courante certaines caractéristiques de l’autisme créent des contraintes, mais dans le domaine des technologies de l’information et de la communication elles constituent au contraire un avantage”, affirme Marcel Hurkens, directeur général de NoXqs (qui se prononce “no excuse”). En octobre 2010, ce concepteur de logiciels installé à Tilburg a embauché treize jeunes autistes dotés d’une intelligence supérieure à la moyenne et passionnés d’informatique. La société leur propose une formation à la programmation en trois ans dans le cadre du projet NoXqs Labs. De petites cloisons séparent leurs bureaux, afin de limiter les causes éventuelles
d’irritation. Jeroen, 24 ans, est assis devant un grand écran. Il est en train de concevoir un site Internet pour handicapés mentaux. Ses doigts courent sur le clavier. “Avant je travaillais dans un magasin d’ordinateurs. Quand j’arrivais dix minutes en retard, on me faisait aussitôt une remarque. Ce n’était vraiment pas un endroit pour moi.”
Liste d’attente Lorsqu’il avait à peine une dizaine d’années, Jeroen concevait déjà des jeux informatiques. Maintenant, il construit ses propres ordinateurs. Sur les treize jeunes, cinq ont 19 ou 20 ans, les autres sont plus âgés. A l’école primaire, ils ont tous obtenu un bon score au test du CITo [Centraal Instituut voor Toetsontwikkeling, Institut national pour le développement de tests scolaires]. Puis tout est allé de travers. “Pour réussir sa scolarité, il faut savoir un peu tout faire. Or ces jeunes excellent justement
Dessin de Walenta, Pologne. dans un seul domaine.” Seuls deux d’entre eux sont diplômés de l’enseignement secondaire général, les autres ont un diplôme technique – ou rien du tout. Les formations de ce genre sont rares, et donc très demandées. “Des mères ou des travailleurs sociaux nous appellent tous les jours pour inscrire quelqu’un”, ajoute Jeroen Van Schaik, directeur de la création de NoXqs. Vingt candidats sont sur la liste d’attente. Les autistes n’ont guère de perspectives d’emploi. “La plupart passent leur journée dans un établissement spécialisé, où on les occupe tant bien que mal, déplore Marcel Hurkens. Un vrai gâchis. Beaucoup de gens talentueux sont ainsi mis au rebut.” Généralement, ceux qui trouvent un emploi dans l’informatique testent des logiciels. Un travail répétitif. “On pense souvent qu’un autiste veut faire la même chose tous les jours”, note Marcel Hurkens. Mais ce n’est pas forcément le cas. “Ces jeunes sont très créatifs, ajoute Jeroen Van Schaik. Ils aiment se lancer des défis et sont donc particulièrement adaptés à la programmation. Concentration,
Un projet subventionné NoXqs Labs a été lancé en collaboration avec l’UWV (équivalent de Pôle emploi) et le centre de l’autisme Leo-Kannerhuis. NoXqs, qui reçoit des subventions et des primes de tutorat, verse aux jeunes le salaire minimum. La société devrait ouvrir cette année un nouvel établissement et, à terme, quatre autres. Elle attend pour cela le feu vert de l’UWV. “Mais le budget de l’UWV diminue, la moitié de son personnel a été licencié, et le Wajong [système d’aide à la recherche d’emploi destiné aux jeunes ayant grandi avec un handicap] est remis en cause”, s’inquiète le patron de NoXqs, Marcel Hurkens.
persévérance, souci du détail, ils ont toutes ces capacités.” Les sites Internet et les applications de NoXqs Labs suscitent un grand enthousiasme, car les programmeurs néerlandais sont une espèce rare. Selon Marcel Hurkens, le fait que NoXqs soit une véritable entreprise commerciale joue en sa faveur. Le projet NoXqs Labs a d’ailleurs été lancé pour des raisons économiques et non idéologiques, insiste-t-il. “Nous avions besoin de personnes douées, mais nous ne voulions pas payer le prix fort. Par conséquent, cette solution nous convient. Et elle leur convient aussi, car nous leur proposons une structure où ils se sentent à l’aise et où leurs talents sont mis à profit.” La société s’efforce de développer chaque année son activité pour se préparer au tarissement des subventions et des primes de tutorat [voir encadré]. La première année, elles représentaient 90 % du chiffre d’affaires de NoXqs Labs. Cette année, c’est seulement 50 %. L’objectif est de générer un chiffre d’affaires suffisant pour embaucher quelques jeunes et les rémunérer comme des salariés permanents. “Nous avons actuellement deux ou trois apprentis qui seraient très appréciés sur le marché du travail. Nous les formons pour en faire des professionnels, ce qui veut dire qu’à la fin de l’apprentissage il faudra les payer comme des professionnels.”
Travail, repas, sport, travail Cette approche froidement commerciale ne semble toutefois pas être le seul moteur de l’opération. Marcel Hurkens et Jeroen Van Schaik ont un beau jour découvert que Joeri, 19 ans, ne dormait plus. Et pour cause : en dehors de son travail chez NoXqs, il gérait sa propre petite affaire de création d’applications. Ils ont donc décidé que Joeri se consacrerait uniquement à son entreprise, mais dans les locaux de NoXqs. “Il conçoit de nombreuses applications, ce qui est plutôt lucratif pour lui, mais il a besoin du rythme que nous lui offrons ici.” En ce moment, Joeri est particulièrement occupé, car il épargne pour s’acheter une voiture électrique. Il passe sa journée ainsi : travail, repas, sport, puis travail de nouveau. Il produit deux applications par semaine. “Mais maintenant, au moins, je dors.” “Tu savais que Bill Gates [le fondateur de Microsoft] était autiste ?” me lance Jeroen Van Schaik. “Comme toute la haute hiérarchie de Philips !” Il ôte ses lunettes en soupirant. “Ecoute, bien sûr qu’il y a du sentiment dans cette histoire ! Nous aimons les gens qui s’écartent de la norme. Et puis je me reconnais dans ces jeunes. Moi aussi, je suis une catastrophe quand il s’agit de m’organiser. Si on m’examinait, on me trouverait sûrement quelque chose.” Lisa Van der Velden
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Hongrie
“Je n’ai encore renversé aucun plat” Dans ce restaurant de province, la serveuse se déplace en fauteuil roulant et les cuisiniers sont malentendants. Origo (extraits) Budapest
haque matin à 8 h 15, Marika Kecskemeti, dans sa chaise roulante électrique, quitte sa maison, située dans un quartier pavillonnaire de Szekszárd [dans le sud-ouest de la Hongrie], pour se rendre dans le centre-ville. Elle travaille sept heures par jour au restaurant Izlelő [Dégustation] : elle fait le service, le ménage, et un peu d’administration. Les cuisiniers embauchent à 7 heures. Le chef, Sándor Both, leur distribue les tâches. Ils sont tous malentendants et lisent les consignes sur ses lèvres. Sándor Both dirige la cuisine depuis l’ouverture de l’établissement, en 2007. “Pour moi c’était un défi : j’ai longtemps été mal à l’aise avec les personnes handicapées”, confie-t-il. Malgré ses quarante-trois années d’expérience
C
professionnelle, il a dû réfléchir aux moyens de faire fonctionner une cuisine avec des salariés ayant des capacités réduites. Le restaurant partage son toit avec la fondation L’Oiseau bleu, qui soutient le projet. Sa création doit beaucoup à un organisme américain qui aide les entreprises à caractère social, le Nonprofit Enterprise and Self-sustainability Team (NESsT). L’idée trottait dans la tête de la gérante, Andrea Mészáros, depuis qu’elle avait découvert, dans les années 1990, une initiative semblable aux Pays-Bas. “On voulait un lieu où les personnes handicapées rencontrent du monde. On voulait aussi faire tomber les préjugés.” Avant d’être engagés, les travailleurs handicapés ont dû faire un stage d’un an pour obtenir une qualification. Leur groupe de départ s’est finalement réduit à un noyau de cinq personnes. Presque tous sont employés à temps partiel et touchent le salaire minimum des ouvriers qualifiés. Marika compte parmi les employés préférés du chef. “Elle sait s’y prendre avec les clients et travaille bien.” Il suffit de la voir
sortir de la cuisine avec les assiettes de soupe pour s’en convaincre. Elle accueille les clients par leur nom, bavarde avec chacun d’eux, et manœuvre son fauteuil habilement entre les six tables. “J’aime les gens. Dans mon travail, c’est le contact avec les clients que je préfère. Ce que j’aime le moins, c’est le ménage.” Ses emplois précédents ne la réjouissaient guère. Elle accomplissait des tâches monotones sans rapport avec
Les cuisiniers lisent les consignes du chef sur ses lèvres ses compétences : ranger des figurines dans des œufs Kinder, plier des sacs d’aspirateur, fabriquer des gants de protection industriels… “Je touche du bois : je n’ai encore renversé aucun plat, dit-elle en riant. Lorsque je sers les clients, je lis la crainte dans leurs yeux : ‘Elle va lâcher l’assiette !’” Les habitués, qui représentent la moitié de la clientèle,
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ne se posent plus la question. “Avec le temps, ajoute le chef, ils ont compris qu’ils ne devaient pas les aider. Ce sont des professionnels.” Vers 11 heures, tout doit être prêt. Les premiers clients arrivent vers 11 h 15, la ruée commence une demi-heure plus tard. Marika jongle avec les assiettes : elle en porte trois avec la main gauche et une avec la droite, tout en manipulant le joystick de son fauteuil avec le petit doigt. Huit mois après son ouverture, le restaurant était déjà rentré dans ses frais ; au bout de deux ans, il était rentable. Il n’est cependant pas à l’abri de la crise. Le nombre des clients est devenu fluctuant : parfois ils font la queue pour avoir une table, parfois la salle n’est qu’à moitié pleine. Le service prend fin à 15 heures. Marika enchaîne alors avec des tâches administratives, jusqu’à 16 heures. Puis elle enlève son uniforme et rentre chez elle. “Cette journée était plus calme que de coutume : nous n’avons eu qu’une soixantaine de clients. Sans doute parce qu’on est à la veille d’un long week-end.” Barbara Vincze
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Dossier emploi Suède
Portugal
Echange soins contre un logement et des choux Deux infirmières au chômage ont décidé d’aller travailler bénévolement à la campagne. La commune est tellement satisfaite qu’elle souhaite désormais les salarier. Público (extraits) Lisbonne
A
près huit mois de chômage, deux infirmières fraîchement diplômées sont parties sur les routes vers l’extrême nord du pays. Elles ont atterri avec armes et bagages à Atenor, hameau de la commune de Miranda do Douro, réputée pour ses efforts de protection des ânes de bât. Sans espoir de décrocher un poste dans un hôpital ou un centre de santé, Isabel Moreira, 39 ans, a lancé un défi à sa camarade de classe Tânia Dias, 22 ans : mettre en place sur le plateau mirandais un projet de solidarité locale intitulé Laços [“liens”], reposant dans un premier temps sur le bénévolat. Les deux jeunes femmes espèrent, d’ici à l’été, avoir semé des graines qui leur permettront plus tard de récolter un salaire. Elles offrent à la communauté tous leurs services (prise de la tension artérielle, mesure de la glycémie, accompagnement aux consultations médicales, aide à la médication, pansements). “Nous nous sommes fixé trois mois pour cette expérience, de façon à nous faire connaître, nous et notre travail”, explique Isabel Moreira. La mairie leur apporte son soutien, précise-t-elle, en leur fournissant un logement, un véhicule pour se déplacer et accompagner les personnes âgées à
Dessin de Walenta, Pologne. leurs rendez-vous médicaux, ainsi qu’une aide modique pour l’alimentation et autres petites dépenses.
Une population généreuse A ce soutien de la municipalité s’ajoutent les petits cadeaux des gens du coin qui, en bons habitants du Trás-os-Montes, n’ont pas honte de partager ce que leur donne la terre. “Laitues, carottes, choux, pommes de terre, les gens nous donnent un peu de tout de ce qu’ils produisent. Au début, nous étions étonnées, mais si nous refusons, ils se vexent”, raconte l’infirmière, qui a travaillé auparavant vingt-deux ans dans l’hôtellerie. Deux mois après son lancement, l’initiative est une réussite qui dépasse leurs attentes. “Nous allons tout faire pour que le projet soit maintenu”, annonce le maire, Moisés Esteves. D’une part, diverses associations de la région vont être invitées à y participer. D’autre part, une nouvelle association sera chargée de collecter les
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excédents agricoles de la commune, de l’huile principalement, pour les vendre et dégager des bénéfices qui permettront de verser un salaire aux deux infirmières. Plus que les soins, c’est l’aspect affectif du projet qui enchante les anciens d’Atenor. “La tendresse, surtout”, confesse dans un sourire Isabel Moreira. En plus de la santé, c’est une compagnie que ces infirmières apportent aux habitants. Parmi les bénéficiaires du projet Laços, 90 % ont plus de 65 ans. “La moyenne d’âge dépasse 70 ans”, disent les infirmières. “Je critiquais ma propre région, celle de Mêda [dans le nord-ouest du pays], mais la situation est bien pire ici”, reconnaît Isabel entre deux visites. Agé de 66 ans, le patient dont elle vient de s’occuper, Fernando Marcos, est une bonne illustration de ces statistiques. Sa vue est très dégradée par un glaucome, malgré douze opérations. L’infirmière lui a pris sa tension, un peu plus élevée que d’habitude, a mesuré son taux de glycémie, lui a donné ses médicaments. Puis il s’est mis à bavarder, assis sur le banc de sa cuisine. “Ce projet est une excellente idée. Nous sommes mieux accompagnés, mieux surveillés, et elles nous aident à passer le temps”, explique-t-il sous le regard attentif de son épouse Isabel. Ce service “est très commode pour les médicaments.”
Quelques minutes d’attention Un peu plus loin, de l’autre côté de la rue pavée du hameau de Teixeira, vit Gregório, qui a fait une chute la veille. “Aller chez le médecin ? Pas question. Je suis allé une fois aux urgences, et ils ont bien failli m’achever”, raconte-t-il, sous le regard réprobateur de sa femme, Natividade da Purificação, qui en profite à son tour pour égrener ses plaintes : “Vous savez, moi aussi je consulte depuis 1999. Il faut que je prenne de l’oxygène, vu que j’ai une bronchite chronique très grave.” Le pansement est changé, les médicaments donnés : il est temps de partir vers un autre “client”. “Attendez, aujourd’hui vous ne me prenez pas ma tension ?” rappelle au dernier moment Gregório, qui estime bien avoir droit à quelques minutes d’attention de plus. A la fin, il demande encore : “Ça fait combien ?… Rien ? Vous ne voulez même pas un petit verre ?” Mais il se fait tard, et il y a encore Felicidade qui attend. “C’est juste pour lui prendre sa tension et lui apporter un peu de compagnie”, dit doucement Isabel Moreira, déjà repartie. Pendant ce temps, Tânia va prendre la tension d’un autre habitant, M. Altino, lui-même pressé – il faut qu’il aille aux champs. En tout, une cinquantaine de personnes attendent régulièrement, sur le pas de leur porte, l’arrivée des infirmières. De toute évidence, le projet a réussi à créer des liens. António Gonçalves Rodrigues
Employer une femme de ménage n’est plus tabou Göteborgs-Posten (extraits) Göteborg
ouer au foot avec les enfants ou faire le ménage ? Pour les sociaux-démocrates, la réponse a longtemps coulé de source : faire nettoyer ses saletés par quelqu’un d’autre était tout simplement tabou. C’était avant l’arrivée du nouveau gouvernement et l’introduction du programme RUT [depuis 2007, celui-ci offre aux utilisateurs de services à la personne une réduction d’impôt de 50 % du coût de la main-d’œuvre dans la limite de 5 000 euros par contribuable ou 10 000 euros par foyer]. A mesure que les Suédois découvraient les avantages du système, les sociaux-démocrates eux-mêmes ont commencé à se demander s’il était bien judicieux de déconsidérer certains métiers. Aujourd’hui, le programme RUT ne recueille leur agrément que pour les personnes âgées et les familles. Les autres utilisateurs risquent d’être pointés du
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C’est aussi une bonne nouvelle pour l’égalité des sexes doigt en cas de basculement du pouvoir [à gauche]. Mais, même timide, cette évolution des mentalités est préférable au statu quo. Les parents travaillant à plein-temps pourront désormais s’offrir quelques heures de plus avec leurs enfants mais le changement est surtout positif pour les entreprises de services à la personne nouvellement créées ou en pleine croissance. La proportion de femmes d’origine étrangère est particulièrement élevée parmi ces nouveaux entrepreneurs. Un grand nombre d’entre elles, qui travaillaient jusqu’ici au noir, peuvent aujourd’hui bénéficier d’une protection sociale et d’une plus grande sécurité de l’emploi. Par ailleurs, il y a lieu de se féliciter de l’augmentation du nombre d’emplois dans le secteur, ainsi que de l’élargissement de l’offre. Même si les tâches ménagères y sont encore prédominantes, d’autres types de services ont le vent en poupe, comme le jardinage ou la garde d’enfants, avec ou sans soutien scolaire. La demande ne montre aucun signe de fléchissement. Car un dos fatigué ou une urgence au bureau sont difficiles à concilier avec une haie à tailler ou des enfants à aller chercher. Autre avantage du dispositif : des tâches ménagères jusque-là invisibles et non rémunérées ont désormais un prix. C’est une bonne nouvelle pour l’égalité des sexes.
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Arts plastiques
Cette peintre et photographe marocaine établie aux Etats-Unis démonte dans son œuvre les clichés circulant à propos des femmes du monde arabe. Elle explique sa démarche à l’occasion de la grande rétrospective qui lui est consacrée en ce moment à Washington.
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L’orientalisme revu et corrigé de Lalla Essaydi
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Harem Série réalisée dans le palais Dar El-Bacha, Marrakech (2009).
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epuis des siècles, les questions de genre, de mentalité, d’identité et d’espace s’entrechoquent pour donner une vision faussée des femmes arabes. La peinture orientaliste a produit des scènes de femmes dans des harems, cachées et isolées derrière des voiles et des murs. L’artiste d’origine marocaine Lalla Essaydi récupère et déconstruit ces images qui continuent d’influer sur l’idée que se font les Occidentaux des femmes arabes. Dans l’exposition “Lalla Essaydi: Revisions” – qui se tient jusqu’au 24 février 2013 au Smithsonian National Museum of African Art, à Washington – , elle évoque son passé à travers son vécu de femme arabe habitant en Occident.
Quels sont les principaux thèmes de votre exposition et en quoi sont-ils reflétés dans son intitulé ? Lalla Essaydi Le but de cette exposition est effectivement de réviser, de corriger des sté-
réotypes, et c’est ma première exposition individuelle rassemblant des œuvres faisant appel à différentes techniques. Cette approche holistique montre le dialogue que j’entretiens avec différents modes d’expression, différentes conventions historiques en matière d’art et différentes histoires culturelles, ainsi que ma maîtrise de la composition et de la couleur. Il s’agit d’une rétrospective. En quoi votre travail interroge-t-il le genre, l’identité et l’espace ? Mon travail est hanté par l’espace, réel et métaphorique, vécu et pensé. J’ai commencé à prendre des photos parce que je ressentais le besoin de garder une trace d’espaces réels, en particulier ceux de mon enfance. Je me suis rendu compte que, pour progresser en tant qu’artiste, il fallait que je retourne physiquement dans la maison de mon enfance, au Maroc, et que je garde une trace de ce monde que j’avais quitté physiquement, mais qu’au fond, bien sûr, je n’ai jamais complètement abandonné. La sexualité des femmes, dans le monde arabe,
Musée Inaugurée le 9 mai dernier, l’exposition “Lalla Essaydi: Revisions” au Smithsonian National Museum of African Art, à Washington, présente jusqu’au 24 février 2013 une sélection des séries photographiques, des tableaux et des installations multimédias réalisés par la plasticienne marocaine dans les années 2000. Plus d’informations sur le site du musée (africa.si.edu).
est ce qui définit l’espace public et l’espace privé. Les femmes arabes ont toujours occupé l’espace privé, mais où qu’une femme se trouve, dès qu’un homme pénètre dans cet espace, il le rend public. Cette séparation du public et du privé témoigne du pouvoir de la sexualité féminine. Elle contribue également à expliquer pourquoi les femmes arabes ont été sexualisées par le regard occidental. En un sens, l’Occident a aboli la frontière entre public et privé, et – c’est là un point crucial – le monde arabe a réagi en rétablissant cette séparation, en la rendant encore plus nette. Derrière le voile, une femme arabe préserve un espace privé, même en public. La calligraphie a joué le rôle de substitut de la représentation figurée dans l’art islamique. Quel rôle joue-t-elle dans votre travail ? Dans mon enfance, la calligraphie n’était pas enseignée à l’école, mais on pouvait s’y initier par des cours particuliers. Elle ne figure au programme des écoles d’art marocaines que depuis peu. En ce qui me concerne, je n’ai aucune 48
LALLA ESSAYDI/COURTESY EDWYNN HOUK GALLERY, NEW YORK
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Les femmes du Maroc
Profil
“Après le bain” (2008). La calligraphie associée à l’art éminemment féminin du henné.
Orient-Occident, allers-retours
public et espace privé, entre la richesse et les aspects oppressants des traditions islamiques.
LALLA ESSAYDI/COURTESY EDWYNN HOUK GALLERY, NEW YORK
Une jeune fille grandit dans un harem au Maroc. Elle est assise, seule, dans une maison abandonnée au milieu des oliviers. C’est sa punition pour être “sortie de l’espace autorisé” et s’être rebellée contre des règles qui donnent plus de liberté à ses frères. Cloîtrée pendant un mois dans cette maison avec les domestiques pour seule compagnie, la jeune Lalla Essaydi amorce sa réflexion sur les espaces privés où sont cantonnées les femmes du monde arabe. Aujourd’hui âgée de 55 ans et établie à New York, elle retournera des décennies plus tard dans ce lieu de bannissement pour comprendre l’artiste qu’elle est devenue. Le père de Lalla Essaydi, propriétaire d’oliveraies et notable d’une petite localité, était réputé être un descendant direct du prophète Mahomet. Il a eu onze enfants de ses quatre épouses. La mère de Lalla était la plus jeune. A l’âge de 16 ans, Lalla Essaydi quitte le Maroc pour entrer au lycée à Paris. Peu après ses 20 ans, elle rentre dans son pays, où elle rencontrera son mari, un fonctionnaire. Le couple s’installe en Arabie Saoudite. Leur mariage ne durera que six ans, mais Lalla Essaydi restera dans ce pays treize années de plus, vivant seule avec ses deux enfants. Au début des années 1990, Lalla Essaydi retourne à Paris pour étudier aux Beaux-Arts. C’est lors d’un cours d’histoire de l’art qu’elle découvre les fantasmes des artistes occidentaux sur la vie au harem. “C’est là, à cet instant, que ma fascination est née.” Parmi ces tableaux, il y a bien sûr l’emblématique Grande Odalisque peinte par Jean-Auguste-Dominique Ingres en 1814. Mais d’autres œuvres intéressent aussi Lalla Essaydi : celles de Jean-Léon Gérôme, Frederic Leighton, John Singer Sargent et Eugène Delacroix – auteur notamment de Femmes d’Alger dans leur appartement, en 1834, où il dépeint des femmes arabes dans un harem exotique. Ces tableaux incitent l’artiste à se lancer dans des “recherches sur l’orientalisme” et sur la représentation de la femme arabe dans la peinture occidentale. En 1996, Lalla Essaydi s’installe à Boston, où elle poursuit ses études et décroche en 2003 un master en beaux-arts. La distance qui la sépare de son pays lui offre une nouvelle perspective. DeNeen Brown The Washington Post (extraits) Washington
47 formation en calligraphie et je l’ai abordée comme un artiste aborde une nouvelle technique : avec la pratique, j’ai acquis des compétences. J’ai créé ma propre méthode pour transcrire mes textes calligraphiés : j’applique du henné avec une seringue. Le texte est écrit dans un style abstrait, poétique, de façon à acquérir une universalité et à dépasser les frontières culturelles. En revanche, le texte inscrit sur les femmes est volontairement indéchiffrable : ce sont des formes inventées qui rappellent la calligraphie coufique [le plus ancien style de calligraphie arabe, développé au VIIe siècle dans la ville de Koufa, dans l’actuel Irak], mais qui ne donnent pas réellement d’informations. De cette manière, les interactions entre le symbolisme graphique et la signification littérale, ainsi que cette idée européenne selon laquelle l’écrit est le meilleur moyen d’accéder à la réalité sont constamment remises en question. Dans mon esprit, puisque la calligraphie, la poésie et l’architecture sont considérées comme des arts nobles dans la tradition islamique, comme on le voit à travers l’histoire de l’art, je m’en sers pour récupérer la riche tradition de la calligraphie en l’associant à l’art éminemment féminin du henné. J’ai pu ainsi exprimer – et abolir – les contradictions qui existent dans ma culture entre hiérarchie et fluidité, entre espace
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Je ne reproduis pas les images “exotiques” et “mystérieuses” de femmes arabes tirées de la peinture orientaliste. Je déconstruis ces tableaux
Comment vos expériences en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, d’une part, dans le monde occidental, d’autre part, ont-elles influé sur votre démarche d’artiste ? Le fait d’être une artiste arabe vivant en Occident me confère une perspective unique pour observer les deux cultures, deux cultures qui m’ont également marquée. D’une certaine manière, j’ai le sentiment d’occuper (et peut-être même d’incarner) un “carrefour” où les cultures se rencontrent, fusionnent, s’entremêlent et parfois s’affrontent. En tant qu’artiste, j’habite un terrain non pas seulement géoculturel, mais aussi imaginaire. Cet espace ne cesse de se définir, de se dévoiler et d’évoluer, et mon travail (et ma passion) est de tenter de le comprendre et de produire des œuvres qui découlent de cette recherche permanente. L’espace que j’habite en Occident est un espace d’indépendance et de mobilité. C’est de là que je peux retourner au paysage de mon enfance au Maroc et l’aborder avec du recul, sous un nouveau jour. Quand j’observe ces espaces aujourd’hui, je vois les deux cultures qui m’ont façonnée – et qui sont déformées lorsqu’on les regarde à travers le prisme orientaliste de l’Occident. Que cherchez-vous à faire lorsque vous reproduisez les images “exotiques” et “mystérieuses” de femmes arabes dans des harems, tirées de la peinture orientaliste ? Je ne reproduis pas les images “exotiques” et “mystérieuses” de femmes arabes tirées de la peinture orientaliste. Je déconstruis ces tableaux en utilisant les mêmes stéréotypes que l’y on trouve. Mon travail va au-delà de la culture islamique et intègre la fascination occidentale pour l’odalisque, le voile et le harem, si visible dans la peinture. Il suffit de regarder autour de soi pour voir que ces images de harems et d’odalisques sont encore très répandues de nos jours. Je me sers du corps féminin pour remettre en cause les préjugés et ébranler la perspective orientaliste. Je souhaite que le spectateur prenne conscience que l’orientalisme est une projection des fantasmes sexuels d’artistes masculins occidentaux, c’est-à-dire une tradition de voyeurisme qui implique de scruter et de dénaturer l’espace privé. Votre travail étant de plus en plus connu du public occidental, quel rôle aimeriez-vous qu’il joue dans le cadre du discours sur les femmes arabes ? J’espère qu’il amènera les spectateurs à prendre conscience de ce qu’ils attendent de la peinture orientaliste – c’est-à-dire un certain contenu sexuel – en décevant ces attentes. Je veux renvoyer les spectateurs à eux-mêmes, pour les obliger à voir la dynamique à l’œuvre dans le regard orientaliste. Mais, en invoquant la tradition orientaliste d’une façon qui rend le spectateur conscient de ses stéréotypes, je n’entends pas déclencher une “chasse au coupable”. Mon but est plutôt de délivrer les spectateurs, arabes comme occidentaux, de l’emprise de ces préjugés. Propos recueillis par Samia Errazzouki
Cuisine
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Un peu de géopolitique dans l’assiette A Pittsburgh, le café “Conflict Kitchen” sert des spécialités de pays mis au ban par les Etats-Unis. Une façon d’éduquer le palais et de nourrir la réflexion des gourmets du cru. Los Angeles Times (extraits) Los Angeles De Pittsburgh
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on Rubin avait une question importante et savait où trouver la réponse : à l’ambassade de Corée du Nord à La Havane, où il s’est rendu en mars avec quelques compatriotes américains. Le petit groupe a sonné à la porte de la mission diplomatique, située dans le quartier du Vedado, dans la capitale cubaine. Un homme en survêtement et en tongs est venu à leur rencontre. Les Américains lui ont demandé : “Qu’estce qu’on mange exactement en Corée du Nord ?” “Il était un peu surpris”, se remémore Dawn Weleski, l’associée de M. Rubin. On ne peut pas reprocher à l’attaché coréen d’avoir cru que les Américains n’étaient pas uniquement en quête de la recette du kimchi [chou chinois ou navet, fermenté et pimenté]. M. Rubin et Mme Weleski ont l’habitude de susciter des réactions embarrassées depuis qu’ils ont ouvert Conflict Kitchen, un café de Pittsburgh qui sert uniquement des plats de pays en conflit avec les Etats-Unis et dont la carte change régulièrement, en fonction de la guerre ou du contentieux diplomatique du moment. Lorsque le café a ouvert ses portes, en 2010, la cuisine iranienne était à l’honneur. On y a ensuite servi des mets afghans, puis vénézuéliens. En mai, Conflict Kitchen a décidé de revenir à la cuisine iranienne en raison des tensions persistantes entre Washington et Téhéran. Le restaurant a même organisé récemment un dîner auquel ont participé en simultané des habitants de Pittsburgh et de Téhéran, reliés par visioconférence. Le restaurant propose en ce moment des plats cubains, inspirés des idées glanées par l’équipe lors de son séjour à La Havane. Viendront peutêtre ensuite des spécialités nord-coréennes.
En savoir plus Le site du Conflict Kitchen (conflictkitchen.org) regorge d’informations sur le restaurant, son histoire et les différents événements qui y sont organisés. Après avoir servi de la cuisine iranienne en mai, le Conflict Kitchen propose depuis le 1er juin des spécialités cubaines.
les clients soient assis à une table dans le quartier d’affaires de Pittsburgh ou debout sur un trottoir dans le quartier d’East Liberty, l’intérêt du restaurant est autant la cuisine que l’on y sert que les conversations que l’on peut y avoir. Les employés sont notamment recrutés pour leur capacité à débattre de l’actualité internationale. “Nous ne cherchons pas à simplifier, mais plutôt à complexifier la façon dont les gens perçoivent les autres pays”, explique M. Rubin, qui est également professeur d’arts plastiques à l’université Carnegie Mellon. Avec son associée, il cherchait un usage pour le petit local attenant au café Waffle Shop, son premier établissement, ouvert en 2008. C’est ainsi qu’il a eu l’idée de créer Conflict Kitchen. “Nous avons choisi de faire de la vente à emporter parce que nous voulions discuter avec les passants et que nous n’avions pas vraiment la place de mettre des tables”, explique Mme Weleski, une ancienne étudiante de M. Rubin, qui assure aujourd’hui la gérance du Waffle Shop. Les deux associés s’étaient déjà fait une clientèle avec ce café, où les employés animent des émissions diffusées en direct sur Internet, tandis que les clients dévorent leurs gaufres. “Au Waffle Shop, on se sert de la cuisine pour inciter les gens à venir parler au micro ; au Conflict Kitchen, on s’en sert pour les inciter à s’ouvrir et à parler aux inconnus”, souligne M. Rubin, qui s’est spécialisé dans les interventions artistiques dans l’espace public. Le concept du Conflict Kitchen se décline jusque dans les emballages. Des témoignages de personnes originaires des pays dont la cuisine est mise à l’honneur sont imprimés sur les sachets de sandwichs. Par exemple : “En général, les Iraniens n’ont rien contre les Juifs” ou bien “La plupart des Américains que j’ai rencontrés pensent que les Iraniens sont dangereux, agressifs, violents, que ce sont des terroristes, des islamistes, des gens peu civilisés”. Ces deux commentaires figuraient sur les sachets des sandwichs servis par Lauren Pucci un samedi de la fin avril. “Ce n’est pas toujours facile de faire parler un client qui n’en a pas envie”, explique la jeune employée. Ce n’était pas un problème ce jour-là : les conversations allaient bon train sur le trottoir devant le guichet de vente à emporter. “Y a-t-il une meilleure façon de comprendre un pays
Conflict Kitchen Le café change de devanture en fonction de la cuisine qu’il met à l’honneur.
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qu’à travers sa cuisine ?” opine Laura Goodman, qui est venue au Conflict Kitchen avec un groupe d’amis et attend sa commande. Marc Parenteau, un habitué, ajoute : “La cuisine est un terrain d’entente. Peu importe la nature du conflit, peu importe le camp dans lequel on se situe : tout le monde a besoin de se nourrir.”
Curcuma et cannelle Dans la minuscule cuisine qui dessert à la fois le Waffle Shop et le Conflict Kitchen, les gaufres, le beurre et le sirop voisinent avec le cumin, l’aneth, la menthe, l’ail et d’autres condiments typiques de la cuisine iranienne. Des pots de curcuma, de cannelle et de graines de sésame noires côtoient des bocaux de farine et de noix hachées. Un employé transporte 5 kilos de viande de bœuf hachée provenant d’une boucherie halal, qui serviront à préparer des kebab-e-koubideh [brochettes de viande hachée] pour les sandwichs. Dans le réfrigérateur, un immense récipient contient le kookoo sabzi, une omelette aux herbes, destinée à garnir les sandwichs végétariens. Au Conflict Kitchen, chaque plat coûte 5 dollars, et seuls les paiements en espèces sont acceptés. Le restaurant est également financé par des associations artistiques et sollicite les dons sur son site Internet. En dépit de la démarche inhabituelle du restaurant, personne ne se souvient d’un client qui se serait emporté contre un employé parce qu’il servait des plats de pays comme le Venezuela de Hugo Chávez. Une seule fois, en juillet 2010, une femme s’est plainte sur le site du café : elle reprochait à l’équipe de ne pas se soucier du sort d’une Iranienne [Sakineh Mohammadi Ashtiani] condamnée à mort par lapidation pour adultère. “Si vous devez gagner votre vie de cette façon, veillez au moins à nous informer correctement sur l’Iran”, écrivait-elle. (La peine a été suspendue, mais cette femme iranienne est toujours en prison.) Les choses pourraient se compliquer avec le déménagement du restaurant dans le quartier d’affaires. On peut en effet supposer que les professions libérales et les employés de bureau surmenés chercheront avant tout à engloutir un repas rapide et impersonnel. “C’est l’une des raisons qui nous poussent à déménager”, souligne le conseiller culinaire du café, Robert Sayre. “Nous aimons beaucoup le quartier d’East Liberty et tous ceux qui nous soutiennent, mais l’idée, c’est justement d’amener les gens à réfléchir à des choses auxquelles ils n’auraient pas réfléchi autrement.” Tina Susman
En discutant avec le diplomate coréen – lequel s’est montré poli, mais n’a pas laissé ses visiteurs pénétrer dans l’enceinte de l’ambassade –, M. Rubin a notamment appris que la cuisine de Corée du Nord n’était pas très différente de celle du Sud. Dans un espagnol parfait, le diplomate leur a rappelé que les deux pays n’en formaient qu’un jusqu’en 1945. Il a cependant précisé que les Nord-Coréens préféraient les nouilles de sarrasin aux nouilles de riz. Pour l’instant, Conflict Kitchen n’est ouvert qu’à l’heure du déjeuner et ne fait que de la vente à emporter. Les bons jours, il sert entre trente et cinquante clients, parfois plus. Cet été, Conflict Kitchen déménagera dans le centre de Pittsburgh et deviendra un véritable restaurant. Mais, que
CONFLICT KITCHEN
Témoignages sur les emballages
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“Hatufim” Lancée en 2010, la série a reçu en Israël le prix de la meilleure série dramatique.
KESHET MEDIA GROUP
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Séries télé
Tel-Aviv cartonne à Hollywood
“Homeland” L’adaptation américaine de “Hatufim” sera diffusée en France à partir de septembre sur Canal+.
RUE DES ARCHIVES/BCA
La série Homeland, adaptée d’une idée originale israélienne, a créé l’événement à la rentrée 2011 aux Etats-Unis. Un signe parmi d’autres de l’inventivité des fictions télévisées produites dans l’Etat hébreu.
The Jewish Journal (extraits) Los Angeles
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n décembre 2009, Avi Nir, le patron de Keshet, l’une des principales sociétés israéliennes de production et de distribution, invite l’agent hollywoodien Rick Rosen à Tel-Aviv. Lors d’un déjeuner, il lui parle d’une nouvelle série israélienne intitulée Hatufim – “Prisonniers de guerre”, en hébreu. Rosen a raconté leur conversation dans une interview récente. “Vous voyez qui est Gilad Shalit ?” lui demande Nir [en référence au Franco-Israélien capturé en 2006 dans la bande de Gaza, alors qu’il effectuait son service militaire dans l’armée israélienne]. “Alors, imaginez qu’il n’y ait pas un mais trois Gilad Shalit et que deux d’entre eux reviennent au pays en héros ; et puis on découvre que les apparences peuvent être trompeuses et que l’un d’eux travaille peut-être pour les services secrets. Vous pensez que ça pourrait marcher aux Etats-Unis ?” Rosen réfléchit une seconde. “Absolument, répond-il, si les protagonistes sont des soldats américains qui rentrent d’Irak ou d’Afghanistan.” Avant le 11 septembre 2001, les Américains n’auraient sans doute pas eu envie de regarder une série leur disant qu’ils vivaient dans un pays perpétuellement en guerre – ou ils ne l’auraient pas comprise. Mais, désormais, Israël et les Etats-Unis se retrouvent sur un même terrain psychologique. “Je connais la personne parfaite pour adapter Hatufim, ajoute alors Rosen : Howard Gordon.” Rosen se rappelle l’enthousiasme de Nir à l’idée que Gordon, le producteur de 24 Heures chrono [série culte diffusée sur la chaîne américaine Fox entre 2001 et 2010, et en France à partir de 2002], travaille sur une série israélienne. Quelques jours plus tard, Rosen appelle Gordon de l’aéroport de Los Angeles, où il vient d’atterrir. “J’ai ta prochaine série”, lui annonce-t-il. Homeland était née.
Israël sous un nouveau jour Homeland est la preuve qu’une idée israélienne peut faire un carton aux Etats-Unis. La série, un thriller psychologique, met en scène Carrie Mathison, une femme agent de la CIA, psychologiquement instable. Elle soupçonne un ancien combattant de retour d’Irak, Nicholas Brody, d’avoir été “retourné” par des terroristes. Inspirée de Hatufim, Homeland a remporté en janvier 2012 le Golden Globe de la meilleure série dramatique et a permis à la chaîne câblée Showtime d’augmenter son nombre d’abonnés au point de talonner sa concurrente, HBO. A Hollywood et à 15 000 kilomètres de là, en Israël, tout le monde considère désormais Homeland comme LE modèle. Le secteur israélien du divertissement apporte sa capacité d’innovation et sa créativité, et Hollywood fait office à la fois de mentor et de marché en aidant le petit Etat du Proche-Orient à transformer son inventivité nationale en marchandise internationale. Actuellement, au moins six “formats” (en jargon hollywoodien, le terme désigne les synopsis sur lesquels se fondent les adaptations) israéliens en sont à des stades plus ou moins avancés de développement. Et les allers-retours entre les deux pays ont pris une telle ampleur ces derniers temps que beaucoup de scénaristes, de producteurs et même de grandes chaînes en Israël sont aujourd’hui représentés par des agences artistiques américaines. “Tout Israélien qui prend la plume – avec
Repères Hatufim (Israël) Série diffusée depuis 2010 sur la chaîne israélienne Aroutz 2. L’intrigue. Trois soldats israéliens ont été capturés lors de la guerre du Liban (1975-1990). Dix-sept ans plus tard, deux d’entre eux sont libérés, le troisième revient dans un cercueil. La série raconte la difficulté des deux premiers à se réinsérer, étroitement surveillés par les services de sécurité israéliens. L’audience. Enorme succès en Israël, la série a été vendue dans plus de trente pays. En mai 2011, la chaîne britannique Sky Arts 1 a entrepris de la diffuser en VO sous-titrée, une première au Royaume-Uni pour une série en hébreu.
Homeland (Etats-Unis) Adaptation de Hatufim, diffusée depuis 2011 sur la chaîne américaine Showtime. L’intrigue. Un marine américain retrouve sa famille après huit ans de captivité en Irak. Une analyste de la CIA, certaine qu’il a été “retourné” par ses ravisseurs, entreprend de prouver qu’il constitue une menace pour les Etats-Unis. Elle le traque et l’espionne, dans l’illégalité la plus complète. L’audience. Applaudi par la critique américaine, Homeland a fait l’événement aux Etats-Unis. La série sera diffusée sur Canal+ à partir de septembre 2012.
ou sans talent – s’imagine à présent qu’il va devenir millionnaire aux Etats-Unis. Ça devient un peu ridicule”, regrette Rosen. Une chose est sûre : beaucoup de gens à Hollywood estiment qu’il est trop tôt pour savoir si la frénésie actuelle est appelée à durer. A ce jour, seules deux séries – In Treatment [En analyse dans la version française] et Homeland – ont réussi leur greffe aux Etats-Unis. D’autres ont été des échecs cuisants, comme Traffic Light [inspirée de Ramzor, autre succès israélien] sur la chaîne Fox, qui n’est restée que quatre mois à l’antenne en 2011. Mais quiconque connaît les Israéliens sait qu’ils ne baissent pas les bras facilement. Et ce n’est pas un coup de malchance qui les fera capituler tant que leur lien avec Hollywood leur offrira la possibilité de triompher doublement sur la scène internationale. A tout le moins, ces adaptations permettent d’injecter des sommes considérables dans l’économie israélienne ; elles offrent également une possibilité rare de peser sur les discours et les opinions publiques. Car imaginez ce que cela peut signifier, pour un téléspectateur espagnol, français ou chinois, de découvrir que sa série préférée vient d’Israël. A terme cela pourrait, comme beaucoup l’espèrent ardemment, montrer Israël sous un tout autre jour. “Dieu sait combien de personnes, en apprenant qu’In Treatment et Homeland étaient des séries israéliennes, se sont dit : ‘Peutêtre que [les Israéliens] ne sont pas des sauvages’, relève l’actrice israélienne Noa Tishby, qui a produit In Treatment. ‘Peut-être que ce n’est pas l’Afghanistan, là-bas’.”
Israël compte environ 8 millions d’habitants, selon les dernières estimations de la Banque mondiale. Un marché trop restreint pour assurer la rentabilité d’une superproduction. Et encore plus restreint si l’on retranche les Arabes israéliens et les Palestiniens arabophones (environ 1,6 million de personnes), ainsi que les juifs ultraorthodoxes (environ 1 million), qui ne sont pas consommateurs d’audiovisuel.
Public ultra-exigeant “Le marché israélien est prisonnier de deux paramètres sur lesquels personne n’a prise”, explique Noa Tishby, qui vit aujourd’hui à Los Angeles. L’un est la taille du marché, l’autre le goût du public. “Les Israéliens sont un public ultraexigeant, très instruit, aux opinions très arrêtées. Ils sont capables d’éteindre la télé et de vous éreinter dans la minute qui suit sur les forums Internet s’ils n’aiment pas ce que vous faites. Alors, on a intérêt à trouver de bons scénarios.” Il existe actuellement cinq écoles de cinéma en Israël, mais le secteur de la télévision est relativement jeune. A la fondation d’Israël, en 1948, le Premier ministre, David Ben Gourion, avait freiné l’arrivée de la télévision dans les foyers, “de peur qu’elle ne sape sa tentative pour créer une vraie culture israélienne”, explique Nechemia Meyers, chercheur à l’Institut Weizmann des sciences. Mais l’Histoire l’a obligé à infléchir sa position : pendant la guerre des SixJours, en 1967, Ben Gourion lance une chaîne unique, contrôlée par l’Etat, pour combattre la propagande arabe. Ce n’est qu’en 1993 que cette chaîne – aujourd’hui connue sous le nom 52
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Gideon Raff Le créateur de Hatufim est aussi scénariste et producteur exécutif de la version américaine, Homeland. En 2010, la série Hatufim a fait polémique en Israël. Pourquoi ? Gideon Raff En Israël, les prisonniers de guerre sont un sujet très sensible, une blessure ouverte. Aborder la question a mis les téléspectateurs mal à l’aise. Pour la première fois en prime time, une série montrait ce qui attendait les captifs à leur retour – les retrouvailles familiales, mais aussi les interrogatoires par les services secrets. D’habitude, on considère que l’histoire prend fin avec le retour des prisonniers. Pour moi, c’est le début. Des gens se sont indignés que l’on traite le sujet en prime time, surtout alors que Gilad Shalit était encore en captivité [le soldat franco-israélien a été libéré en octobre 2011]. Cette réaction avait quelque chose de primitif. Car ceux qui s’indignaient étaient aussi ceux qui louaient Démineurs, de l’Américaine Kathryn Bigelow, oscar du meilleur film en 2010 : un film dur sur la guerre d’Irak, tourné alors que le conflit était en cours. Les Israéliens adoraient ce film, mais refusaient d’affronter leurs traumatismes à eux. En quoi Hatufim diffère-t-elle de son adaptation américaine, Homeland ? Ce qui intéressait les téléspectateurs israéliens, c’était de suivre d’anciens prisonniers de retour de captivité, et de découvrir qu’ils pouvaient être surveillés par les services secrets – un fait avéré. Homeland introduit un nouveau défi avec le personnage de Nicholas Brody. Ce sergent des marines, blanc, revient de huit ans de captivité en Irak. Une analyste de la CIA le suspecte d’avoir été retourné par ses ravisseurs et d’être devenu terroriste. On a pu lire récemment dans The New York Times qu’une bonne partie des terroristes présumés arrêtés aux Etats-Unis sont des Blancs. Qui s’en serait douté ? Aujourd’hui, les Américains ne savent plus qui sont leurs ennemis. Hatufim et Homeland poussent à s’interroger : dans une société en guerre contre le terrorisme, qu’est-ce qu’un comportement suspect ? Dans Homeland, on voit le sergent Brody chez lui, en train de prier en arabe. Quand j’ai écrit cette scène, je me suis interrogé : vais-je faire de Brody un musulman converti ? Cela ne va-t-il pas automatiquement faire de lui un méchant ? Ces questions m’ont incité à écrire la suite, pour voir la réaction des téléspectateurs. Plus tard, Brody explique comment sa foi islamique l’a aidé à tenir en captivité. Mais la première réaction des téléspectateurs en le voyant prier a été : zut, il était pourtant sympathique ! Propos recueillis par Marie Béloeil, Courrier international
“Golden Globe” Claire Danes a été récompensée cette année pour son interprétation d’une agente de la CIA bipolaire dans “Homeland”.
Trop parfait ? Devant les médias, les Brodys offrent l’apparence d’une famille unie et soudée.
51 d’Aroutz 2 – est devenue une entreprise commerciale, diffusant des séries américaines comme Seinfeld ou Friends. Le gouvernement a toutefois rapidement compris que la popularité des programmes américains menaçait la production locale. Au début des années 2000, il a commencé à réglementer le temps d’antenne accordé aux émissions étrangères. Aujourd’hui, l’Etat impose que 40 % à 50 % des programmes diffusés sur les télés israéliennes soient produits localement.
Vouloir tout maîtriser “Pour qu’Israël réussisse, il faut que ses idées voyagent dans le monde, clame Ben Silverman, PDG d’Electus, un studio de production américain. Hollywood n’est qu’une étape de ce périple.” A l’instar du secteur des hautes technologies, les idées
israéliennes sont maintenant vendues dans le monde entier comme une sorte de capital intellectuel. Pour le producteur israélien Avi Armoza, c’est une démarche plus sûre que de développer des adaptations en Israël même. Le gouvernement et les municipalités essaient depuis longtemps d’attirer les productions hollywoodiennes dans l’Etat hébreu, mais le coût du travail y est prohibitif. Assurer un tournage dans l’une des régions les plus instables du monde est déjà assez dissuasif, mais le pays n’offre pas non plus les incitations fiscales suffisantes pour compenser le temps et les frais liés à un long voyage. Comme toujours, la réussite comporte ses écueils, et les intérêts des deux industries ne convergent pas toujours. Côté américain, on craint que les Israéliens, à trop vouloir vendre
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leur production à l’étranger, ne transigent sur l’originalité. “Ecrire une série dans l’intention de la vendre aux Américains n’a pas de sens, souligne Noa Tishby, car, dans ce cas, on écrit souvent des choses qui sont ‘américaines’ et qui n’ont pas l’authenticité d’une histoire vraiment sentie.” L’inverse aussi est vrai – le pouvoir peut dénaturer le contenu. Certains créateurs israéliens en ont aujourd’hui assez de cette tendance d’Hollywood à vouloir tout maîtriser, surtout dans le domaine de l’adaptation. Car tous les scénarios ne sont pas transposables, et l’altération d’un synopsis original peut changer le destin d’une série. La série israélienne Ramzor, par exemple, suit trois amis qui se connaissent depuis l’université et qui, devenus trentenaires, se retrouvent l’un célibataire, l’autre avec une petite amie, le troisième marié avec un enfant. Ramzor en est à sa quatrième saison en Israël et à sa troisième en Russie, mais son adaptation américaine, Traffic Light, a été un échec aux Etats-Unis. “La télévision israélienne a tendance à être plus audacieuse, plus avant-gardiste et un peu plus directe que la télévision américaine”, analyse la productrice Lisa Shiloach-Uzrad, de la société israélienne July August Productions. “Il fallait que la version américaine de Ramzor soit gentille, mignonne, réconfortante. Du coup, elle a perdu de son mordant.”
“On ne fait pas de chichis” Certaines de ces différences de personnalité se manifestent également dans les négociations commerciales. Les Israéliens se plaignent des décideurs américains, qu’ils jugent timorés et évasifs. “En Israël, on ne fait pas de chichis, on se fiche des convenances !” s’exclame Noa Tishby. Comme elle joue les intermédiaires entre les
deux parties, il lui arrive souvent, expliquet-elle, de devoir composer avec les différences de comportement. “Aux Etats-Unis, on est beaucoup plus subtil. Quand un Américain dit ‘génial’, ça ne veut pas dire : ‘Génial ! Faisons affaire.’ Cela peut vouloir dire : ‘Génial ! Je ne veux plus jamais vous revoir.’ Pour quelqu’un qui n’est pas familier des deux cultures, c’est très difficile à déchiffrer. Les Américains peuvent trouver les Israéliens extrêmement grossiers et les Israéliens trouver les Américains hypocrites. C’est très déroutant.” Pourtant, côté américain, le producteur Ben Silverman est formel : “Israël reste le pays où il est le plus difficile de conclure un accord. Ce sont les négociateurs les plus redoutables – quand on croit le marché conclu, ils trouvent toujours encore un point sur lequel pinailler.” Heureusement, les deux parties semblent prendre ces petites différences culturelles avec humour, ne serait-ce que parce que les interlocuteurs de part et d’autre sont à 99 % des
En savoir plus En avril dernier, Gideon Raff, le cocréateur de Hatufim et de Homeland, était l’invité du festival Séries Mania, au Forum des images, à Paris. On peut lire une interview de lui (en anglais) sur le site du Forum (bit.ly/GidRaff ).
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La télévision israélienne a tendance à être plus audacieuse, plus avantgardiste et plus directe que la télévision américaine”
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Juifs. “Il allait de soi pour moi [quand je suis allé en Israël] que les chaînes israéliennes fonctionnaient exactement de la même façon que les chaînes américaines, raconte Rosen. La seule différence, c’est que les [Israéliens] sont tous en tee-shirts et en tongs.”
L’épreuve de la réalité “Pour ce qui est des valeurs, des centres d’intérêt, nous sommes très semblables”, reconnaît Tishby. Evitez simplement de demander à une personne impliquée dans les relations HollywoodIsraël si elle se laisse guider par ses sentiments. “Je suis producteur, dit Gordon. Mon but est de gagner de l’argent.” Mais Gordon connaît également ses limites. “Ce serait super qu’un jour une adaptation de Homeland marche dans le monde arabe et que les téléspectateurs égyptiens, yéménites et saoudiens se disent : ‘Tiens, cette série vient d’Israël’.” Cependant, si cet intérêt accru pour Israël est utile, nul ne sait s’il durera. “On parle d’un secteur qui est encore en transition”, tempère Nina Tassler, présidente de CBS Entertainment. “Il évolue, il se développe, il mûrit.” “L’épreuve de la réalité sera décisive dans les deux ans à venir. On verra alors ce qui a vraiment marché”, acquiesce Noa Tishby. Bien sûr, il y a toujours la crainte qu’un grand succès à Hollywood n’incite les créateurs israéliens à quitter en masse leur pays, mais les Israéliens ne s’en inquiètent visiblement pas. “En général, on est fiers lorsqu’une série israélienne cartonne à l’étranger. Et puis il y a des vols directs Los Angeles-Tel-Aviv, ce qui fait qu’on peut rentrer chez soi à tout moment”, plaisante Lisa Shiloach-Uzrad. Danielle Berrin
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Insolites
“Si nous devons détruire 1 000 œuvres, nous le ferons” Le 17 avril, Antonio Manfredi, directeur du musée d’art contemporain de Casoria, près de Naples, brûlait une peinture de l’artiste française Séverine Bourguignon. Depuis, ce sont 19 œuvres qui ont été détruites : une photographie de l’Indien Ashis Gosh, une sculpture de l’Italien Luciano Campitelli (à coups de massue), une toile de l’Allemande Astrid Stöfhas… Le directeur, qui est lui-même artiste, entend ainsi alerter l’opinion publique et les autorités sur l’état déplorable de la culture dans son pays. L’Etat n’y consacre que
0,21 % de son budget alors qu’il assure abriter la moitié du patrimoine mondial. Les institutions ferment et Pompéi s’effrite. Un acte terrible et pour l’instant inefficace. Le musée brûle et personne ne bouge. Nous vous avions interviewé à la miavril. Où en êtes-vous maintenant ? Antonio Manfredi Nous continuons à détruire des œuvres parce que personne ne nous a répondu sur rien. Il y a une heure [le 7 juin], j’ai brûlé la photographie d’un artiste croate. Cela a été retransmis via Skype et toutes les vidéos sont mises en ligne. De
Le nucléaire expliqué au sexe faible L’Agence pour l’énergie atomique japonaise a supprimé une page pédagogique de son site Internet. Une illustration y comparait les radiations aux cris d’une épouse en colère contre son mari, la radioactivité à sa fureur croissante et les matériaux radioactifs à la femme elle-même. L’agence a déclaré qu’elle essayait juste de fournir une information accessible au profane – “une enquête ayant montré que les femmes avaient un niveau de compréhension moindre à l’égard de l’information de base sur l’énergie nucléaire”. Paradoxalement, note The Japan Daily Press, l’illustration est l’œuvre de six femmes. Celles-ci vivent à Tokaimura, près d’une usine de préparation de combustible nucléaire où s’est déclenchée une réaction de fission incontrôlée en 1999.
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Relâcher des animaux captifs dans la nature ? Rien de tel pour améliorer son karma. Mais cet acte de miséricorde n’a pas toujours les résultats escomptés. Un millier de serpents libérés par un groupe de bouddhistes pékinois ont récemment causé la panique dans un village de la province du Hebei, rapporte le Global Times. Les reptiles n’ont pas pu goûter longtemps à leur liberté retrouvée : des centaines d’entre eux ont été tués, rapporte le quotidien chinois. Les libérateurs, qui avaient acheté 500 kilos de serpents sur un marché pékinois, ont dû s’acquitter d’une amende de 40 000 yuans (5 000 euros). “Les gens pensent que libérer des animaux captifs est une bonne action, mais le faire sans avertir l’administration est illégal. Cela peut mettre des vies en danger et perturber sérieusement l’équilibre écologique”, tempête Wang Minzhong, des services forestiers du comté de Xinlong. “Il n’y a rien de mal à relâcher des serpents, mais l’endroit était mal choisi, si bien que ces créatures ont été tuées au lieu d’être sauvées, ce qui est un très mauvais exemple.” En mai, 100 reptiles ont été écrasés par des voitures après avoir été relâchés en montagne dans le district de Fangshan. L’an passé, note The Daily Telegraph, des renards libérés s’en sont pris à un élevage de 20 000 poules. La pratique bouddhiste plurimillénaire du fang sheng est devenue une véritable industrie en Chine. Le rituel de libération des animaux est un commerce juteux pour les vendeurs de tortues, de serpents ou de poissons de Pékin. Chaque week-end, des groupes partent vers la campagne pour relâcher des animaux achetés dans la capitale. La libération du serpent, animal malaimé, est particulièrement payante spirituellement pour les libérateurs. Mais l’élévation des uns fait le malheur des autres. Cinq habitants du village de Suizhong – une destination de choix pour les bouddhistes compatissants – ont été mordus par des reptiles rendus à la nature. L’un d’eux n’aurait pas survécu, indique The Daily Telegraph.
AFP
Libérer 500 kilos de serpents, c’est bon pour le karma
Mr. Bean – version contrefaçon – et la star Dewi Persik.
toute façon, si le musée doit fermer demain faute de soutien financier, ces œuvres finiront également par être détruites. Vos gestes désespérés n’ont cependant entraîné aucune réaction ? Aucune, c’est comme si nous n’existions pas, comme si nous ne faisions rien. C’est très étonnant, parce que cela fait plus d’un mois maintenant que nous avons commencé cette révolution. Nous sommes en revanche soutenus par nombre d’artistes. Les auteurs des œuvres détruites donnent toujours leur accord et beaucoup d’autres ont également brûlé des créations en signe de solidarité. Qu’en est-il au niveau local ? Casoria est une ville morte, une citédortoir. Les gens d’ici sont occupés à gérer leurs problèmes avec la Camorra [mafia]. La culture est bien le dernier de leur souci. Y a-t-il des gens qui dénoncent votre conduite ? Non, parce que nous ne sommes pas un musée traditionnel. Nous n’avons pas la démarche d’une galerie privée ou d’une institution publique patrimoniale. Notre premier but est de changer la société. Nous pensons que l’art a ce pouvoir, et c’est vraiment capital dans une région comme la nôtre, rongée par les problèmes sociaux, politiques et économiques. Pensez-vous que la situation de la culture puisse s’améliorer avec le gouvernement Monti, comparé à l’ère berlusconienne ? Cela ne change absolument rien. Ce gouvernement est obnubilé par les problèmes économiques. Il se fout de la culture. Craignez-vous de devoir tout brûler ? En effet, mais, si nous devons en arriver là et détruire les 1 000 œuvres que nous possédons, alors nous le ferons. En commençant, il y a un mois, j’espérais que cela provoquerait assez vite des réactions, ce n’est malheureusement pas le cas. Propos recueillis par Caroline Stevan Le Temps Genève