Maurice GODELIER
LA NOTION DE « MODE DE PRODUCTION ASIATIQUE » ET LES SCHÉMAS MARXISTES D'ÉVOLUTION DES SOCIÉTÉS Avant-propos Publié en 1964, ce texte fut discuté, parfois avec quelque polémique, en U. R. S. S., Pologne, Tchécoslovaquie 1, Mexique, Pérou. Sa réédition en 1968 appelle une brève mise au point. Rien n'est venu infirmer les thèses principales que nous développions et que nous allons rappeler dans un moment. Cependant, sur un point secondaire, celui de savoir si Engels, après la lecture de Morgan, avait abandonné le concept de « mode de production asiatique », notre conclusion était erronée. Une analyse plus minutieuse et chronologique des correspondances de Marx et d'Engels a fait clairement apparaître que ni l'un ni l'autre n'avaient rejeté les idées élaborées de 1853 à 1877 sur l'existence de formes « despotiques » d'État édifiées en Asie, en Russie ou ailleurs sur la base des anciennes communautés agricoles. En 1881, rédigeant les brouillons de sa réponse à Vera Zassoulitch, Marx, qui vient de lire Kovalevsky et Morgan, affirme une fois de plus l'existence d'un état despotique en Russie. Il en cherche les fondements non dans la nécessité de grands travaux, hydrauliques ou autres, mais, d'une part dans la dispersion et l'isolement des communautés agricoles sur un immense territoire (ce qu'il suggérait en 1858 également pour l'Inde), d'autre part dans la domination mongole. En 1882, Engels qui vient de signer avec Marx la préface à l'édition russe du Manifeste reprend les idées de la réponse de Marx à Vera Zassoulitch de 1881 lorsqu'il rédige l' « Époque franque » texte dans lequel 1. Petr SKALNIK - Timoteus POKORA :.< Beginning of the discussion about the asiatic mode of production in the U. S. S. R. and the people's republic of China », Eirene v., Prague 1966 pp. 179-187.
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il suggère la possibilité pour les anciennes communautés villageoises germaniques d'évoluer, dans un autre contexte historique, vers une société « despotique » du type russe. Plus précisément, en janvier et février 1884, quatre semaines avant d'entreprendre la rédaction de L'Origine de la famille, Engels écrit à Bebel et à Kautsky à propos du « socialisme d'État » que l'exemple de Java, de l'Inde et de la Russie illustre parfaitement comment l'exploitation de l'homme par l'homme et un État despotique trouvent leur « base la plus large » dans l'existence des communautés primitives. Cela suffit à démontrer que ni Marx ni Engels n'ont abandonné leurs anciennes thèses à la lecture de Morgan. En lui-même ce point a une importance mineure puisque, même s'ils les avaient abandonnées, rien n'empêcherait de les reprendre de nos jours si l'état actuel de l'information scientifique leur confère une nouvelle actualité. En fait, L'Origine de la famille a laissé de côté l'histoire de l'Asie et de l'Amérique parce que, à la différence de celle de l'Occident grécoromain, elles n'ont pas, aux yeux d'Engels, développé les formes les plus directes de passage de l'ancienne communauté clanique aux formes typiques d'État et de sociétés de classes. L'Origine de la famille approfondit donc à la lumière de Morgan l'une des deux voies de passage à l'État qu'avait suggérées Engels dans l'AntiDühring 1 (1887), la voie occidentale qui mène à la généralisation de l'esclavage productif et de la production marchande. A côté de cette voie, une autre mène en Russie, au Pérou, aux Indes, vers des formes primitives, grossières et despotiques, d'État et de sociétés de classes sans briser l'ancienne organisation communautaire. Il y a donc continuité entre le texte des Formen, l'Anti-Dühring et L'Origine de la famille. Les thèses sur le mode de production asiatique restent valables aux yeux d'Engels et continuent à désigner une forme de transition des sociétés sans classes vers les sociétés de classes, transition en quelque sorte inachevée et qui entraîne la lenteur ou la stagnation du développement social. Cependant cette continuité réelle ne doit pas dissimuler le caractère inachevé, ouvert de la pensée de Marx et d'Engels, inachèvement qu'exprime le fait que certaines de leurs thèses restent inajustées ou mal ajustées. Par exemple, lorsqu'en 1881 Marx, à la suite de Kovalevsky, suggère que les communautés hindoues, russes ou germaniques sont les formes les plus récentes de l'ancienne « formation primitive » de la société et manifestent un dynamisme et une vitalité ignorés des commu1. Editions sociales, Paris, 1963.
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mutés grecques, romaines, sémites, etc., un changement profond des analyses développées de 1853 à 1877 s'opère. L'Asie s'en trouve « rajeunie » et la vision d'une Asie végétant des millénaires dans la stagnation et la misère et subissant passivement les invasions étrangères semble se transformer. Ces formes jeunes de communautés primitives, Marx les appelle « communautés rurales » et il prend soin de noter qu'une part de leur dynamisme vient de ce qu'elles ne reposent plus entièrement sur le cercle « fort mais étroit » des rapports de parenté entre ses membres. Chez Engels, au contraire, l'accent est mis sur la persistance des rapports de parenté primitifs, sur la vitalité de l'organisation clanique. Pour expliquer l'histoire primitive, on passe définitivement du modèle hindou au modèle « indien » des sociétés claniques de chasseurs-agriculteurs, caractéristiques des stades inférieur et moyen de la barbarie. Toutes les communautés agricoles anciennes redeviennent à nouveau des formes « gentilices » de société, donc fondées sur des rapports de parenté et perdent ainsi en partie la « nouvelle jeunesse » que Marx leur avait découverte en 1881. Tels sont les faits. En esquissant la reconstitution historique du contexte archéologique (fouilles de Schliemann à Troie en 1870-1873, de Mycènes en 1874), ethnologique et historique des textes de Morgan et d'Engels, en montrant que le concept morganien de « démocratie militaire » empêchait Engels de reprendre, en ce qui concernait les Aztèques et les Incas, les thèses sur le mode de production asiatique et de reprendre les analyses de l'AntiDühring du processus de genèse d'une aristocratie tribale, processus qui est, à nos yeux, le problème-clé de la formation des sociétés de classes primitives, nous faisions oeuvre utile, même si cela ne prouvait en rien qu'Engels ait abandonné l'hypothèse du mode de production asiatique. Mais l'essentiel de notre texte n'était pas là et peut se résumer en trois thèses que la discussion internationale de ces dernières années n'a nullement infirmées : 1. Spécificité du mode de production asiatique. Le concept de mode de production asiatique désigne un mode de production spécifique, original qu'on ne peut confondre ni avec le mode
de production esclavagiste antique ni avec le mode de production féodal. L'essence même du mode de production asiatique est l'existence combinée de communautés primitives où règne la possession commune du sol et organisées, partiellement encore, sur la base des rapports de parenté, et d'un pouvoir d'État qui exprime l'unité réelle ou imaginaire
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de ces communautés, contrôle l'usage des ressources économiques essentielles et s'approprie directement une partie du travail et de la production des communautés qu'il domine. Ce mode de production constitue une des formes possibles de passage des sociétés sans classes aux sociétés de classes, peut-être la plus ancienne forme de ce passage et contient la contradiction de ce passage, c'est-à-dire la combinaison de rapports communautaires de production et de formes embryonnaires de classes exploiteuses et d'État.
2. Fondement de l'apparition des formes primitives d'État et de sociétés de classes. A l'explication étroite proposée par Engels en 1853 de l'apparition d'un pouvoir central au-dessus des communautés villageoises locales, Marx a substitué une hypothèse beaucoup plus ample et plus féconde qui se résume dans la formule de l'Anti-Dühring : « C'est toujours l'exercice de fonctions sociales qui est à la base d'une suprématie politique. » Le changement fondamental qui mène à l'apparition de sociétés de classes consiste dans la transformation graduelle de ce pouvoir de fonction d'une minorité sociale en un pouvoir d'exploitation et en une domination de classe exploiteuse. Cette formule déborde l'explication étroite d'Engels qui cherchait (en 1853) dans un déterminisme écologique imposant l'organisation de grands travaux hydrauliques la raison principale de l'apparition de formes despotiques d'un pouvoir d'État. Cette explication, critiquée et élargie par Marx, est cependant celle que se borne à répéter mécaniquement K. Wittfogel au point de la faire passer aux yeux d'un public scientifique non averti pour la véritable pensée de Marx (cf. Carrasco, Leach, Murdoch, etc.). Or, cette hypothèse de Marx mène au-delà du problème du mode de production asiatique en posant le problème général des formes multiples d'évolution des sociétés sans classes organisées principalement selon des rapports de parenté vers des formes différentes de sociétés de classes et d'État. En voyant dans le mode de production asiatique une des formes possibles de passage à l'État et non la seule forme possible, on évite d'inventer un nouveau dogmatisme qui se bornerait à ajouter un nouveau « stade nécessaire » à ceux énumérés par Staline. On va d'ailleurs au-delà du mode de production asiatique dès que l'on suit jusqu'au bout l'idée de Marx que l'apparition de classes exploiteuses naît de la transformation des fonctions d'une minorité sociale.
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Car ces fonctions ne concernent pas seulement l'économie et singulièrement celle des peuples «asiatiques » mais la religion, l'autorité politique, les rapports de parenté. Il faut donc pour analyser en profondeur cette transformation des fonctions, mobiliser les connaissances accumulées par l'anthropologie religieuse, sociale, économique, l'archéologie, la linguistique, l'histoire; combiner ces savoirs disponibles, faire coopérer des disciplines cloisonnées dans des institutions universitaires distinctes et des voies d'approche spécifiques. A la lumière de ces connaissances modernes doivent être confrontées et critiquées les hypothèses héritées du xtx e siècle au sujet des formes primitives de l'évolution de l'humanité ainsi que les postulats et les méthodes de l'évolutionnisme. C'est également le marxisme qui doit se transformer s'il veut jouer le rôle d'avant-garde dans cette grande recherche comparative où convergent, comme au ',axe siècle mais sur une base théorique nouvelle, archéologie, anthropologie, histoire et linguistique. Et, comme nous l'indiquions en 1964, cette transformation du marxisme n'est pas et ne peut être, malgré la richesse des thèses de Marx sur le mode de production asiatique, un retour à Marx.
3. Développement du marxisme et non
«
retour à Marx
».
Les recherches actuelles ne peuvent en aucune façon se présenter comme un simple « retour à Marx » et ceci, pour deux raisons : la première est que ce retour signifierait la reprise d'un état partiellement dépassé de l'information et de la conceptualisation théoriques en ce qui concerne les sociétés primitives; la deuxième est que nos informations actuelles exigent une élaboration plus poussée de certains concepts marxistes fondamentaux, tels que concepts d'infrastructure, de superstructure, de structure dominante, de causalité d'une structure et de nécessité historique. C'est pourquoi si le concept de mode de production asiatique ou un concept équivalent mais mieux nommé peut et doit être« remis en marche» par la science moderne, c'est à la condition qu'il soit débarrassé de ses parties mortes confronté avec toute l'information disponible et enrichi par une analyse théorique nouvelle des structures de parenté, des structures économiques, religieuses dans les sociétés sans classes ou les sociétés de classes primitives. Parmi ces éléments morts, citons : a) Le concept de « despotisme » qui n'est pas un concept scientifique
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mais idéologique. Il véhicule avec lui les conflits philosophiques et politiques du xvme siècle et, de façon générale, il traduit d'une manière déformée et partiale le fait que dans les formes primitives d'État celui-ci est incarné dans la personne du souverain et semble dépendre de ses volontés arbitraires. Comme le soulignait Radcliffe-Brown à propos du souverain africain traditionnel, le roi est le chef de l'exécutif, le législateur, le juge suprême, le maître du rituel et l'administrateur des ressources essentielles du royaume. Cette « fusion » des fonctions et des pouvoirs en la personne d'un seul homme n'est apparue le plus souvent aux yeux d'un occidental que comme la marque d'un pouvoir « despotique » ne connaissant d'autre loi que la volonté arbitraire du souverain. b) L'image d'une Asie stagnant de façon millénaire dans une transition inachevée entre sociétés sans classes et sociétés de classes, entre la barbarie et la civilisation n'a pas résisté aux progrès de l'archéologie et de l'histoire de l'Orient et du Nouveau Monde. En fait, si l'Égypte pharaonique, la Mésopotamie, les empires précolombiens appartiennent à quelque chose comme le mode de production asiatique, celui-ci correspond alors aux temps où l'humanité s'arrache localement mais définitivement à l'économie d'occupation du sol, invente l'agriculture, l'élevage, l'architecture, le calcul, l'écriture, le commerce, la monnaie, le droit, de nouvelles religions, etc. Ce n'est pas la civilisation qui naît en Grèce mais l'Occident, une de ses formes particulières qui devait finalement la dominer tout en prétendant la symboliser. Dans ses formes originaires, le mode de production asiatique signifierait non pas la stagnation mais le plus grand progrès des forces productives accompli sur la base des anciennes formes communautaires de production et d'existence sociale. Le mode de production asiatique n'implique donc pas nécessairement stagnation et despotisme. La thèse de Marx peut cependant sembler garder une certaine validité pour l'évolution ultérieure des sociétés de type « asiatique » qui se seraient alors enlisées dans une stagnation millénaire. Sans nier la lenteur et l'inégalité de développement de nombreuses sociétés de classes non occidentales, nous avons suggéré que ce processus d'enlisement n'apparaîtrait que dans les cas où la contradiction propre au mode de production asiatique ne se développerait pas, où les anciens rapports communautaires de propriété et parfois de production n'ont pas été détruits et remplacés par des formes diverses de propriété privée. Dans d'autres cas, celui de la Chine et du Japon surtout, nous avons suggéré que l'évolution a pu passer de formes diverses de mode de production asiatique à des formes plus ou moins analogues aux rapports féodaux européens bien que l'État ait pu jouer un rôle qu'on ne retrouve pas en Europe.
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c) Si les discussions sur le mode de production asiatique doivent nécessairement entraîner une discussion plus générale sur les structures des sociétés sans classes, et en particulier de leurs structures de parenté, d'autres parties de l'oeuvre de Morgan et d'Engels devront être éliminées. C'est ainsi que la reconstruction de Morgan, acceptée par Engels, de l'évolution des rapports de parenté dans les sociétés primitives à partir d'un stade de promiscuité primitive et faisant se succéder parenté matrilinéaire et parenté patrilinéaire n'est plus acceptable de nos jours. La correspondance binaire entre formes de mariage et terminologie de parenté qu'il supposait pour reconstruire les stades disparus de l'évolution de la famille n'existe pas. La terminologie de parenté traduit non seulement le mariage mais aussi la résidence et la multiplicité des fonctions qu'assument dans une société primitive les rapports de parenté et ceci pose au marxisme un problème plus vaste, point de départ d'un nouvel enrichissement théorique. d) Les rapports de parenté dans une société primitive sont à la fois rapports de production, rapports d'autorité, schème idéologique organisant en partie la représentation des rapports de la nature et de la société 1. Ils sont donc à la fois infrastructure et superstructure et c'est parce qu'ils unifient des fonctions multiples qu'ils jouent le rôle de structure dominante dans la vie sociale. Ceci pose un double problème au marxisme. Comment comprendre le rôle déterminant de l'économie dans la vie sociale et le rôle dominant des rapports de parenté dans les sociétés primitives 2 ? Dans quelles conditions les rapports de parenté cessent de jouer dans ces sociétés un rôle dominant et glissent à une place secondaire alors que des structures sociales nouvelles, l'État, se développent et occupent la place centrale laissée libre? e) Sur un plan philosophique, les recherches actuelles imposent au marxisme d'approfondir la notion de « nécessité historique » outre celles de « structure dominante » et de « causalité d'une structure ». f) Enfin, sur un plan secondaire mais important, de nombreuses conclusions du xIxe siècle partagées par Marx et Engels concernant la priorité chronologique de l'élevage nomade sur l'agriculture, le caractère d'auto-subsistance des économies primitives, le problème des castes, l'évolution directe de la Grèce et de la Rome primitives vers des 1. Cf. CI. Lévi-STRAUSS : Le Cru et le cuit. 2. Cf. sur ce point notre ouvrage Rationalité et irrationalité en économie, éd. Maspéro, 1966, pp. 90-98 et notre article « Système, structure et contradiction dans « Le Capital », Temps Modernes, nov. 66, pp. 828-864.
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sociétés de classes à partir de rapports « claniques » doivent être abandonnées ou réévaluées. Cette sèche énumération suffit à démontrer que le marxisme, purifié de tout dogmatisme et au prix d'un immense effort théorique dont l'idée même est excellente, pourra prendre en charge les révolutions scientifiques qu'exige notre époque tout autant que les révolutions sociales.
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« Les Grecs vécurent autrefois comme les Barbares vivent maintenant. » THUCYDIDE I, 6, 6.
Le marxisme s'est posé, dès son origine 1, comme une tentative de penser scientifiquement l'histoire, c'est-à-dire de mettre à nu les structures essentielles des sociétés et d'expliquer leurs raisons d'être et leurs lois d'évolution. Marx et Engels trouvèrent et reprirent une hypothèse générale avancée par de nombreux savants selon laquelle l'histoire de l'humanité est celle du passage de formes d'organisation sociale sans classes à des sociétés de classes 2. Ils enrichirent cette hypothèse 2 en proposant de chercher dans le développement des forces productives et des rapports de production le fondement, en dernière analyse, de ce passage. Dans cette perspective, ils montrèrent que le capitalisme, en développant les forces productives, créait les conditions de l'abolition des sociétés et de l'exploitation de classe... A travers leurs oeuvres, ils léguaient, semblait-il, l'image plus précise d'une évolution «nécessaire» de l'humanité à travers la succession de la communauté primitive, de l'esclavage, de la féodalité et du capitalisme. Pour de nombreux marxistes, cette « nécessité » parut impliquer qu'on la retrouve, plus ou moins déformée par les « particularités » locales, dans toutes les sociétés. Cette interprétation, confrontée avec l'immense matériel archéologique, ethnologique et historique accumulé depuis Marx et Morgan, nourrit des débats sans fin chez les spécialistes sur la date d'apparition et le développement d'un stade « esclavagiste » en Chine, au Japon, en Afrique, d'un stade 1. Lettre de MARX à Joseph WEYDEMEYER, 5 mars 1852. 2. Plusieurs schémas généraux de l'évolution de l'humanité avaient été construits avant Marx par Ferguson, Adam Smith, etc. Cf. I. SELLNOW : Grundprinzipien einer Periodisierung der Urgeschichte et le commentaire de Ch. PARAI, La Pensée, art. cité.
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« féodal » chez les Mongols, le monde islamique, etc. Toutes ces difficultés venaient se nouer dans le drame des « périodisations » non pas celles de la succession chronologique des événements mais de la succession logique des structures esclavagiste, féodale, capitaliste. Pour échapper à ce drame de l'impuissance à épeler la logique de l'histoire, beaucoup de savants choisirent de ne pas « ranger » dans un stade ou un autre les faits, les sociétés qu'ils analysaient. L'histoire non occidentale éclatait en un pullulement de faits « empiriques », sauvés peut-être du contre-sens mais privés de sens. Source de ces désordres théoriques inversement complémentaires, l'histoire non occidentale semblait échapper à la « nécessité de l'histoire » de ce qu'elle ne reproduisait pas la nécessité de l'histoire occidentale. Par un singulier paradoxe, au coeur du drame, certains spécialistes marxistes ou non, tout en refusant également de ranger leurs « faits » sous les catégories d'esclavage ou de féodalité, proposèrent de leur rendre un sens théorique, comparatif, en les rangeant sous une catégorie marxiste glissée depuis longtemps dans l'ombre portée sur de nombreux textes par l'ouvrage étincelant d'Engels, L'Origine de la famille, la catégorie de « mode de production asiatique ». Par exemple, J. SuretCanale, à propos de l'Afrique noire précoloniale déclarait : « Il semble bien qu'on puisse rapprocher le mode de production prépondérant des régions les plus évoluées de l'Afrique noire traditionnelle de ce que Marx avait dénommé « mode de production asiatique 1. » et A. Métraux, décrivant les États pré-incaïques, écrivait à propos des Mochicas, Indiens de la côte nord du Pérou (300 à 800 après J. C.) : « Comme en Égypte et en Mésopotamie, la conquête du désert sur la côte péruvienne postule l'existence d'une autorité respectée et d'une bureaucratie bien organisée. K. Marx avait déjà pressenti le rôle de l'irrigation dans la formation des gouvernements despotiques de type asiatique 2. » Ce singulier retour à un Marx oublié allait poser une chaîne nouvelle de problèmes théoriques. Le premier problème, relevant de la « marxologie » semblait-il, était d'établir le contenu de cette catégorie de Marx en le repérant à travers un ensemble de textes dispersés dont il fallait faire l'inventaire, puis de confronter ce contenu avec le schéma bâti par 1. J. SURET-CANALE : Afrique n0lre, ouv. cité. tome I, p. 101. 2. A. MÉTRAUX : Les Incas, ouv. cité, p. 24, pp. 113 sq.
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Engels dans L'Origine de la famille. Le concept restauré, il convenait ensuite de le mesurer aux faits pour en apprécier la fécondité, et éventuellement pour le remodeler, le remettre en chantier. Cette tâche est en cours. Enfin, dans le prolongement de ces deux démarches, une question fondamentale surgissait, inévitable : qu'entend-on par ligne typique de développement de l'humanité? Nous nous bornerons à développer le premier point, esquissant les deux autres sur lesquels nous reviendrons. Mais avant d'entreprendre ce périple il faut nous assurer au préalable d'une idée claire sur ce qu'on appelle « un schéma d'évolution des sociétés ».
1. Qu'est-ce qu'un schéma d'évolution des sociétés ? C'est une représentation simplifiée, idéale des mécanismes de fonctionnement des sociétés, construite pour rendre intelligibles leurs évolutions possibles. Une telle représentation constitue un « modèle », c'est-à-dire un ensemble lié d'hypothèses sur la nature des éléments qui composent une société, sur leurs rapports et leurs modes d'évolution. De tels « modèles » sont des instruments essentiels des sciences de la nature et de l'histoire. Dans Le Capital, Karl Marx décrit la structure fondamentale de l'organisation capitaliste de la production en ces termes : « Ici il n'y a que deux classes en présence : la classe ouvrière qui ne dispose que de sa force de travail, la classe capitaliste qui possède le monopole des moyens de production sociaux et de l'argent 1. » A partir de ce rapport fondamental peuvent se comprendre à la fois les autres structures qui composent un système économique capitaliste (analyse synchronique) et leur mouvement (analyse diachronique). Mais un modèle ne correspond qu'en partie à la réalité. Le Capital n'est pas l'histoire réelle, concrète de telle ou telle nation capitaliste, mais l'étude de la structure qui les caractérise comme « capitalistes », abstraction faite de l'infinie diversité des réalités nationales. Marx nous en avertissait explicitement : « Nous supposerons toujours dans cet examen général de la production capitaliste que les rapports économiques 1. K. MARX : Le Capital, Livre II, tome II, p. 73.
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réels correspondent bien à leur concept ou, ce qui revient au même, les rapports réels ne seront exposés ici que dans la mesure où ils traduisent leur propre type général 1. » Par cette méthode, une « logique 2 » du développement social peut être appréhendée. Il faut donc, pour ne point se méprendre grossièrement sur les schémas d'évolution construits par Marx et Engels, reconnaître au préalable qu'ils ne veulent ni ne peuvent constituer l'histoire réelle des sociétés mais une histoire abstraite de réalités réduites à leurs structures essentielles, une vue rétrospective de la raison d'être de leur évolution saisie comme développement des possibilités et impuissances internes de ces structures. Ces schémas sont donc des édifices d'hypothèses de travail liées à un état de la connaissance et de la réalité, à la fois point d'arrivée de la réflexion théorique et point de départ pour déchiffrer plus avant l'infinie variété de l'histoire concrète. C'est au niveau de celle-ci que les schémas hypothétiques font la preuve de leur vérité. Là doit se briser la tentation perpétuelle de transformer l'hypothèse en dogme, une vérité à prouver en une évidence qui n'a plus à se vérifier et peut, superbe, régner a priori sur les faits. Dans cet esprit, Marx, dessinant dans l'Idéologie allemande (1845) son premier schéma d'évolution, nous en donnait le mode d'emploi, et critiquait ceux qui voudraient y voir une nouvelle philosophie de l'histoire, un corps de vérités premières ou dernières accessibles au seul philosophe et d'où l'histoire tirerait sa nécessité et son sens. « A la place de la philosophie, on pourra tout au plus mettre une synthèse des résultats les plus généraux qu'il est possible d'abstraire de l'étude du développement historique des hommes. Ces abstractions, prises en soi, détachées de l'histoire réelle, n'ont absolument aucune valeur. Elles peuvent tout au plus servir à classer plus aisément la matière historique, à indiquer la succession de ses stratifications particulières. Mais elles ne donnent en aucune façon, comme la philosophie, une recette, un schéma selon lequel 1. K. MARX : Le Capital, Livre III, tome I, p. 191. Souligné par nous M. G. 2. F. ENGELS : « La Contribution é la critique de l'Économie politique de
K. Marx, » Das Volk, 20 août 1859. Sur ces questions voir : BOCCARA : « Quelques hypothèses sur le développement du capital », Économie et Politique, n°' 79-80-81-82. ILIENKOV : « La Dialectique de l'abstrait et du concret dans « Le Capital » de Marx », Recherches Internationales, 1962, n° 34, GODELIER : « La Méthode du « Capital », Économie et Politique, n0' 70-71-80.
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on peut accomoder les époques historiques. La difficulté commence seulement, au contraire, quand on se met à étudier et à classer cette matière '... » Nous verrons combien l'oubli de cette grammaire de l'hypothèse dans les sciences historiques fit entrer peu à peu de nombreux chercheurs dans des langages fous par lesquels ils sommaient la réalité d'entrer dans les mots qui devaient en dire le sens « rationnel ».
2. La notion de mode de production asiatique chez Marx et Engels. a) Les sources.
La notion s'élabore vers 1853 2 et reste présente chez Marx jusqu'à la fin de sa vie. Engels dans l'Anti-Dühring (1877), dans l'Époque franque (1882) la reprend et l'enrichit, mais elle disparaît dans L'Origine de la famille, de la propriété privée, de l'État (1884). Engels la laisse dans les éditions des Livres II (1885) et III (1894) du Capital qu'il fait paraître après la mort de Marx. L'élaboration la plus poussée de ce concept par Marx se trouve dans un manuscrit de 1855-1859 resté inédit jusqu'en 1939 et intitulé Formen die der Kapitalistischen Produktion vorhergehn, publié dans la Grundrisse der Kritik der Politischen Ökonomie. Le texte Formen est le schéma d'évolution des sociétés le plus complexe que Marx nous ait laissé. Il devra donc être confronté avec L'Origine de la famille d'Engels qu'il précède de vingt-cinq ans. b) La notion de mode de production asiatique.
La notion fut élaborée à partir d'une réflexion sur des documents britanniques 3 qui décrivaient les communautés villageoises et les États 1. K. MARx-F. ENGELS : l'Idéologie allemande, ouv. cité, pp. 37-38. 2. Dans la correspondance de mai-juin-juillet 1853 entre MARX et ENGELS. Dans les articles de MARX sur l'Inde dans le New York Daily Tribune, juin, juillet, août 1853. 3. Cf. Lettre de MARX à ENGELS, 14 juin 1853. MARX cite des rapports parlementaires et l'History of Java de Sir Stamford RAFFLES.
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de la société indienne du xtx e siècle. A cette information s'ajoutèrent des lectures de récits de voyageurs au Moyen-Orient et en Asie centrale 1. Un fait frappe Marx et Engels : l'absence de propriété privée du sol. Dans le manuscrit Formen, Marx décrit sept formes différentes d'appropriation du sol, c'est-à-dire du rapport dominant de production entre les hommes dans les sociétés pré-industrielles. Ces formes se succèdent jusqu'au mode de production capitaliste dans lequel la séparation du travailleur et des conditions objectives de la production est radicale. Le texte de Marx se présente donc comme une esquisse de l'évolution de la propriété foncière au sein de l'humanité et surtout de l'Europe et est un fragment détaché de l'analyse des formes d'accumulation primitive $. Cette évolution voit succéder : la communauté primitive, le mode de production asiatique, le mode de production antique, le mode de production esclavagiste, le mode de production germanique, le mode de production féodal, le mode de production capitaliste. Nous nous bornerons à quelques mots sur les modes de production distincts du mode de production asiatique que nous représenterons par des schémas empruntés au sinologue hongrois F. Tökei 3. La communauté primitive
Fondée sur les liens de sang, de langue, de moeurs, elle apparaît « non comme un résultat mais comme une condition préalable de l'appropriation et de l'utilisation communautaires du sol ». La « propriété » du sol appartient à la communauté tout entière et l'appartenance à la communauté est ainsi la condition pour l'individu de la «possession» (individuelle) du sol. I c 7 (COMMUNAUTE)
(INDIVIDU)
I TERRE )
Cette communauté correspond à l'économie d'occupation de la natu re — chasse, cueillette, pêche — et aux premières formes d'agriculture iti1. Récit de François BERNIER sur le royaume du Grand Mogol cité par MARX dans la lettre du 2 juin 1852 à ENGELS et par ENGELS dans sa lettre du 6 juin. 2. Le sous-titre du manuscrit est « Über der Prozess, der der Bildung des Kapital verhältnisses oder der ursprünglichen Akkumulation vorhergeht ». Cf. Le Capital, Livre I, tome III, chap. 16 à 23. 3. F. T%KEM : Sur le mode de production asiatique, Conférence au C. E. R. M., Paris, juin 1962.
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nérante, au passage à la transformation de la nature. La survie des individus dépend entièrement, à ce niveau de développement des forces productives, de leur appartenance à un groupe et leur place dans ce groupe dépend d'abord des rapports de parenté qu'ils entretiennent avec ses membres sur la base du système de parenté qui les règle : « Moins le travail est développé, moins est grande la masse de ses produits et, par conséquent, la richesse de la société, plus aussi l'influence prédominante des liens du sang semble dominer l'ordre social. » Les communautés primitives ont pris de multiples formes selon les genres de vie et les systèmes de parenté. Elles ont évolué au cours de la préhistoire et peuvent subsister, plus ou moins altérées, dans la mesure où se maintiennent les genres de vie primitifs. Leur évolution est liée au développement de nouvelles formes de production — agriculture, élevage, artisanat — et va dans le double sens de l'extension de la possession et de la propriété individuelles des biens et de la transformation des vieux rapports familiaux $. Au cours de cette évolution apparaît le mode de production asiatique. Le mode de production asiatique.
Il apparaît lorsque des formes de production plus développées permettent l'apparition d'un surplus régulier, condition d'une division plus complexe du travail et de la séparation de l'agriculture et de l'artisanat. Cette division renforce le caractère d'autosubsistance de la production : « Cette combinaison de l'artisanat et de l'agriculture à l'intérieur de la petite communauté devenant ainsi tout à fait self-substaining et contenant en soi toutes les conditions de produire et de reproduire un surplus 4. » La production n'est pas orientée vers un marché, l'usage de la monnaie est limité, l'économie reste donc « naturelle » 4. L'unité de ces communautés peut être représentée par une assemblée de chefs de famille, ou un chef suprême, et l'autorité sociale prend des formes plus ou moins démo1. F. Errons : L'Origine de la famille..., out). cité, p. 16. Voir aussi lettre d'Exoacs à MAxx, 8 décembre 1882. 2. F. Exo u : L'Origine de la famille..., out'. cité, p. 16. 3. K.. MAax : Grundrisse..., out,. cité, p. 376. 4. La description classique d'une communauté vivant en économie d'auto-subsistance se trouve dans le passage célébre sur les communautés de l'Inde, Le Capital, Livre I, tome II, pp. 46 à 48.
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cratiques ou despotiques. L'existence d'un surplus rend possible une différenciation sociale plus poussée et l'apparition d'une minorité d'individus qui s'approprie une part de ce surplus et exploite, par là, les autres membres des communautés. Comment s'opère ce passage? Engels a esquissé un modèle de ce processus dans l'Anti-Dühring (1874) : « ... Ces individus sont armés d'une certaine plénitude de puissance et représentent les prémisses du pouvoir d'État. Peu à peu, les forces de production augmentent; la population plus dense crée des intérêts ici communs, là antagonistes entre les diverses communautés, dont le groupement en ensembles plus importants provoque derechef une nouvelle division du travail, la création d'organes pour protéger les intérêts communs et se défendre contre les intérêts antagonistes. Ces organes, qui déjà en tant que représentants des intérêts communs de tout le groupe, ont vis-à-vis de chaque communauté prise à part une situation particulière, parfois même en, opposition avec elle, prennent bientôt une autonomie plus grande encore, soit du fait de l'hérédité de la charge, qui s'instaure presque toute seule dans un monde où tout se passe selon la nature, soit du fait de l'impossibilité grandissante de s'en passer à mesure qu'augmentent les conflits avec d'autres groupes. Comment, de ce passage à l'autonomie vis-à-vis de la société, la fonction sociale a pu s'élever avec le temps à la domination de la société... comment, au bout du compte, les individus dominants se sont unis pour former une classe dominante, ce sont là des questions que nous n'avons pas besoin d'étudier ici. Ce qui importe ici, c'est seulement de constater que, partout, une fonction sociale est à la base de la domination politique; et que la domination politique n'a aussi subsisté à la longue que lorsqu'elle remplissait cette fonction sociale qui lui était confiée 1. » Dans ce contexte les contours de la classe dominante embryonnaire sont extrêmement fluides et difficiles à repérer, car le même individu exerce un pouvoir de fonction et un pouvoir d'exploitation. La partie des surplus qu'on lui attribue, dans la mesure où elle est la contrepartie de sa fonction, revient indirectement à la communauté et il n'y a pas exploitation de celle-ci par celui-là. L'exploitation commence lorsque 1. F. ENGELS : Anti-Dühring, ouv cité, p. 211-213. Voir Le Capital, Livie III, tome III, pp. 26, 175-176, 252.
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l'appropriation est effectuée sans contrepartie et il est difficile de déterminer le point où la communauté commence d'être exploitée par ceux-là mêmes qui lui rendent des services. L'exploitation prend donc la forme de la domination non pas d'un individu sur un autre mais d'un individu personnifiant une fonction sur une communauté. Étant donné la structure de ce rapport de domination, on peut facilement supposer les conditions particulières qui en favoriseront l'apparition et le développement maximum. Ces conditions seront réunies, lorsque la mise en valeur de certaines données naturelles imposera la coopération à grande échelle des communautés particulières pour la réalisation de grands travaux d'intérêt général qui excèdent les forces de ces communautés prises isolément comme des individus particuliers. L'aménagement hydraulique (travaux d'assèchement, d'irrigation, de construction) des grandes vallées alluviales d'Égypte, de Mésopotamie, en serait un exemple frappant 1. La réalisation de tels travaux exigeait à la fois des forces productives nouvelles et une direction centralisée rassemblant et coordonnant les efforts des communautés particulières sous son haut commandement économique. L'« unité rassembleuse » apparaît alors comme la condition de l'efficacité du travail et de l'appropriation des communautés locales. Sur cette base, la transformation du pouvoir de fonction de l'autorité supérieure en instrument d'exploitation des communautés subordonnées devient possible. Cette transformation s'accélère lorsque l'unité rassembleuse place sous son contrôle direct les terres des communautés qui deviennent propriété éminente de l'État, de la communauté supérieure qui rassemble et réglemente toutes les communautés locales. L'appropriation du sol par l'État, personnifié par le roi, le pharaon, etc., signifie l'expropriation universelle des communautés qui perdent la propriété mais gardent la possession de leurs terres. « Dans la plupart des formes de base asiatique, l'unité rassembleuse qui se situe au-dessus de toutes ces petites communautés apparaît comme le propriétaire supérieur 1. Lettre d'ENon s à MARX, 6 juin 1853: « L'irrigation artificielle est ici (dans les grandes zones désertiques depuis le Sahara jusqu'aux hauts plateaux d'Asie) la condition première de l'agriculture oa elle est l'affaire soit des communautés, soit des provinces ou du gouvernement central. » F. ENGELS : dnti•DAhrlxg, ouu. cité, p. 212: «Quel que soit le nombre des pouvoirs despotiques qui ont surgi ou ont décliné en Perse ou aux Indes, chacun a su très exactement qu'il était, avant tout, l'entrepreneur général de l'irrigation des vallées, sans laquelle aucune culture, n'est là-bas possible. »
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Sur le « mode de production asiatique »
ou l'unique propriétaire, les communautés réelles partant comme des possesseurs héréditaires 1 . » Devenu propriétaire éminent du sol, l'État apparaît plus encore comme la condition de l'appropriation par les communautés et les individus des conditions naturelles de la production. Pour l'individu, la possession de la terre passe par le double intermédiaire de la communauté locale à laquelle il appartient et de la communauté supérieure devenue propriétaire. Nous proposons, pour représenter ce double rapport, le schéma suivant 2. /1`,
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Ce schéma montre que l'apparition de l'État et l'exploitation des communautés ne modifient pas la forme générale des rapports de propriété puisque celle-ci reste propriété communautaire, propriété de la 1. K. MARX : Grundrisse..., eue. cité, p. 376. 2. J. CHESNEAUX nous signale que ce schéma évoque le caractère chinois ancien
Wang qui signifie roi (Vuong en vietnamien) et à propos duquel il écrivait : « Le caractère Vuong, dans sa simplicité, reflète déjà les rapports sociaux dont les écoliers doivent s'imprégner docilement : il comporte trois traits horizontaux parallèles, dont le premier passe pour représenter le ciel, celui du centre, le plus court, l'homme et celui du bas, la terre; un trait vertical réunissant le ciel et la terre, transperce l'homme et l'emprisonne dans l'acceptation de sa condition; c'est de haut en bas qu'on trace ce trait car l'homme doit obéir à la volonté du ciel et la terre recevoir ses travaux; seul le roi a un pouvoir assez vaste pour embrasser le système du monde. » Le Viet-Nam, p. 99. M. J. BER.QUE, professeur au Collège de France, nous a suggéré un rapprochement avec le polygone étoilé, employé comme motif symbolique dans le monde islamique.
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communauté supérieure cette fois, tandis que l'individu reste possesseur du sol en tant que membre de sa communauté particulière. Il y a donc eu passage à l'État et à une forme embryonnaire d'exploitation de classe sans développement de la propriété privée du sol. Dans ce cadre le surplus, autrefois approprié par la communauté locale, va en partie aux représentants de la communauté supérieure : « Une partie du surtravail de la communauté appartient à la communauté supérieure qui finit par exister en tant que personne et ce surtravail se traduit à la fois par le tribut et par des travaux communs pour glorifier l'unité, pour glorifier soit le despote réel soit le Dieu représentant imaginaire de la tribu 1. » La centralisation et l'accumulation de ce surplus entre les mains de l'État permettent le développement des villes et du commerce extérieur. Le commerce n'est pas ici l'expression d'une production marchande intérieure à la vie des communautés mais la transformation du surplus en marchandises (matériaux rares, armes) 2. Le commerçant apparaît comme un fonctionnaire de l'État s. En même temps, le travail commun au bénéfice des communautés se double d'un travail forcé au bénéfice de l'État. L'impôt en nature levé par l'État se transforme en rente foncière prélevée au bénéfice des individus personnifiant l'État 4. L'exploitation des paysans et artisans par une aristocratie de nobles et de fonctionnaires de l'État n'est pas individuelle puisque la corvée est collective et la rente foncière confondue avec l'impôt et que l'une et l'autre sont exigées par un fonctionnaire, non pas en son nom mais au nom de sa fonction dans la communauté supérieure. L'individu, homme libre au sein de sa communauté, n'est pas protégé par cette liberté et cette communauté de la dépendance à l'égard de l'État, du despote. L'exploitation de l'homme par l'homme prend, au sein du mode de production asiatique, une forme que Marx a appelée «esclavage général 5» distinct par essence de l'esclavage gréco-latin puisqu'il n'exclut pas la 1. Cf. Grundrisse..., ouv. cité, p. 376. Pour l'analyse des rapports entre représentations religieuses et politiques et organisation sociale des sociétés antiques voir FRANKFORT : La Royauté et les dieux (1951), Before Philosophy (1946) chap. 3, « The formation of the State », et J. P. VERNANT : Les Origines de la Pensée grecque, chap. 7, et le travail de P. DERCHAIN : Le Pouvoir et le Sacré, Bruxelles, 1962, 2. Le Capital, Livre III, tome I, p. 338, à propos des peuples commerçants dans l'antiquité. Voir K. PoLANYI : Trade and market in early Empires, chap. de R. Rovere. 3. GARELLI : « Etudes des établissements assyriens en Cappadoce », Annales, 1961. 4. E. WELSKOPF: Problème der Periodisierung der Altengeschichte, art, cité. 296-313. 5. « Bei der allgemeinen sklaverei des Orients », Grundrisse..., ouv. cité, p. 395.
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liberté personnelle de l'individu, n'est pas un lien de dépendance vis-à-vis d'un autre individu et se réalise par l'exploitation directe d'une communauté par une autre. Dans ce cadre, l'esclavage et le servage individuels peuvent cependant apparaître par suite de guerres, de conquêtes. Esclave et asservi deviennent propriété commune du groupe auquel appartient leur maître et ce maître lui-même dépend de sa communauté et est soumis à l'oppression de l'État : « L'esclavage et le servage en conséquence ne sont que des développements de la propriété reposant sur l'existence tribale. Ils modifient nécessairement toutes les formes de cette propriété, mais c'est dans la forme asiatique qu'ils peuvent les modifier le moins... L'esclavage ici n'abolit ni les conditions de travail ni ne modifie le rapport essentiel 1. » L'usage productif des esclaves ne peut devenir le rapport de production dominant. L'absence de propriété privée du sol, de façon générale, l'en empêche ainsi que l'obligation générale au surtravail imposée aux communautés. L'usage des esclaves par le roi, les prêtres, les fonctionnaires est freiné par l'usage de la main-d'oeuvre paysanne corvéable et se limite aux activités exceptionnellement pénibles comme le travail dans les mines. La possession héréditaire de domaines par les dignitaires de l'État pouvait offrir cependant une base pour l'usage productif des esclaves dans l'agriculture. Mais un véritable développement de l'esclavage] productif suppose la propriété privée du sol au sein des communautés rurales et ceci, en Europe, fut accompli au sein de ce que Marx appelle « le mode de production antique ». Avant de rassembler les éléments décrits par Marx sous le terme de mode de production asiatique, indiquons brièvement la nature des modes de production qui, selon Marx, lui succèdent en Europe. Le mode de production antique.
Marx en trouve la forme « la plus pure, la plus achevée » dans l'histoire romaine. La ville, la cité, est le siège des habitants de la campagne. La condition préalable de l'appropriation du sol par l'individu demeure I le fait d'être membre de la communauté mais le sol est divisé en deux parts, l'une reste à la communauté en tant que telle — c'est « rager publicus sous toutes ses formes » — l'autre est répartie en parcelles attribuées à titre de propriété privée à chaque citoyen romain. 1. Cf. Grundrisse..., ouv. cité.
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M. Tökei schématise cette structure de la façon suivante :
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(PARCELLES PRIVEES)
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(AGER PUBLICUS)
L'individu est donc copossesseur des terres publiques et propriétaire privé de sa parcelle. Les deux propriétés foncières, d'État et privée, s'impliquent et se limitent. L'histoire de Rome développera cette contradiction au détriment de la propriété d'État. Le maintien de cette structure repose sur le maintien de l'égalité entre les petits propriétaires. Le développement de la production marchande, les conquêtes, etc. accélèrent les inégalités entre les hommes libres I. Parmi ceux-ci, certains perdent même leur propriété et avec elle leur titre de citoyen. L'esclavage pour dettes apparaît. L'usage privé des esclaves par les particuliers se généralise car l'existence d'une propriété privée du sol constitue la condition la plus favorable à cet usage. Le mode de production antique, par son évolution même, crée les conditions du passage à un véritable mode de production esclavagiste. Le mode de production esclavagiste.
Celui-ci apparaît donc comme le développement et la dissolution du mode de production antique qu'il remplace 2. Le mode de production esclavagiste évolue et se décompose en une longue agonie où se mettent en place les formes germaniques de propriété, une des bases du mode de production féodal. Le mode de production germanique.
Produit d'une longue évolution à partir d'une propriété communautaire du sol de type primitif, liée au genre de vie de tribus guerrières pratiquant l'agriculture itinérante sur brûlis avec prédominance de l'élevage B, le mode de production germanique combine la propriété commune et la propriété individuelle du sol. A l'opposé de rager publicus romain, la propriété commune apparaît comme le complément fonction1. Ibidem, p. 380. 2. Cf. Ch. PARAIN : « La Lutte de classes dans l'antiquité classique ,», La Pensée, n. 108, 1963. 3. Lettre d'Errons à MARx, 22 novembre 1882 et F. ENGELS : L'Origine de la famille... ouv. cité, pp. 171 à 183 et pp. 272-273.
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Sur le « mode de production asiatique »
nel de la propriété privée (terrains de pacage, de chasse, etc.), comme « l'accessoire communautaire 1 » des appropriations individuelles. Il s'agit donc « d'une propriété réellement commune de propriétaires individuels 2 ». La communauté agricole est une association de propriétaires individuels.
T Lentement ces paysans libres perdirent leur indépendance personnelle et furent de plus en plus asservis sous l'autorité d'une noblesse nouvelle, ébauchée à partir des chefs germaniques et de leurs suites armées, des gaulois romanisés entrés dans l'administration. « Ruinés par les guerres et les pillages, ils avaient dû se mettre sous la protection de la noblesse nouvelle ou de l'Église, puisque le pouvoir royal était trop faible pour les protéger; mais cette protection il leur fallut l'acheter chèrement. Comme jadis les paysans gaulois, ils durent transférer la propriété de leur terre à leur suzerain qui la leur concédait comme tenure sous des formes variées et variables, mais toujours contre prestation de services et de redevances; une fois assujettis à cette forme de dépendance, ils perdirent ainsi peu à peu leur liberté personnelle ; au bout de quelques générations, ils étaient déjà serfs pour la plupart s. » Ce processus d'assujettissement partiel des hommes libres vint converger avec le mouvement de libération partielle des esclaves commencé depuis les derniers siècles de l'Empire romain et déboucher, au terme de cette évolution multiligne, sur une situation uniforme d'exploitation d'une classe de petits producteurs directs dépendants par une classe de nobles propriétaires fonciers, sur les rapports de production féodaux. 1. « Allgemeinschaftliches Zubehör », Grundrisse..., ouv. cité, p. 384. 2. Cf. Lettre de MARX à Vera Zassouttrcx (2° version), mars 1881: «La terre labourable appartient en propriété privée aux cultivateurs en même temps que forêts, pâtures, terres vagues, etc. restent encore propriété commune. » Cf. F. ENGELS : L'Origine de la famille..., ouv. cité, p. 139. 3. Ibidem, pp. 141-142.
Sur le « mode de production asiatique »
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Le mode de production féodal.
Les rapports de production essentiels sont ceux qui règlent l'appropriation de la terre et de ses produits. Ils lient et opposent à la fois le seigneur, propriétaire de la terre et en partie de la personne du paysan, et le paysan, producteur direct, possesseur de droits d'occupation et d'usage plus ou moins héréditaires sur la terre et propriétaire des autres moyens de production. Dans sa forme typique, cette structure présente deux traits caractéristiques : la propriété du seigneur est effective, mais non absolue, lorsque lui-même appartient à la hiérarchie féodale des seigneurs et est le vassal d'un suzerain qui a la propriété éminente, mais non effective, de sa terre '. Les paysans, individuellement dépendants de leur seigneur, sont groupés en communautés de village 2, organisation économique et sociale qui décuple leur capacité de résistance et de lutte contre leur seigneur 3. Ils sont soumis aux corvées et aux rentes en nature et en argent et ces redevances rendent nécessaire l'usage de contraintes extra-économiques. L'évolution du système féodal amena un développement des échanges, des villes et de la production marchande et la genèse des rapports capitalistes de production qui allaient devenir la contradiction principale du système et le mener à sa perte. Au cours de cette genèse, de nombreux paysans furent expropriés de leurs terres et contraints de travailler contre un salaire. Ce mouvement historique « qui fait divorcer le travail d'avec ses conditions extérieures voilà donc le fin mot de l'accumulation appelée « primitive » parce qu'elle appartient à l'ordre préhistorique du monde bourgeois. L'ordre économique capitaliste est sorti des entrailles de l'ordre économique féodal. La dissolution de l'un a dégagé les éléments constitutifs de l'autre 4 ». Nous voici au terme de la démarche par laquelle Marx essayait de prendre une vue rétrospective des étapes qui avaient fait émerger, comme condition générale de la production, la séparation du producteur des conditions objectives de la production et avant tout de la terre, sépara1. Cf. Ch. PARMN : « Seigneurie et féodalité », La Pensée, 1961, n° 96. 2. K. MARX : Le Capital, Livre I, tome III, p. 157: « Le serf même était non seulement possesseur, tributaire il est vrai, des parcelles attenant à sa maison, mais aussi copossesseur des biens communaux. » 3. Cf. A. SonouL : « La Communauté rurale française », La Pensée, 1957, n° 73. 4. K. MARX : Le Capital, Livre I, tome III, p. 155.
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Sur le « mode de production asiatique »
tion caractéristique du mode capitaliste de production. Nous pouvons maintenant préciser la spécificité de ce que Marx appelait « mode de production asiatique » en le distinguant soigneusement d'autres modes de production avec lesquels il semble, par un trait ou un autre, se confondre. c) Spécificité du « mode de production asiatique » et son champ d'application selon Marx et Engels.
Nous avons tenté de cerner le contenu théorique que Marx avait donné, selon nous, au concept de « mode de production asiatique ». Notre brève esquisse des autres concepts, communauté primitive, esclavage, féodalité doit nous permettre de le distinguer de ces concepts, alors qu'ils semblent se confondre par l'un ou l'autre des éléments de leurs définitions. — Communauté primitive et mode de production asiatique supposent tous deux l'existence de communautés où règnent des formes de propriété commune du sol. La propriété privée du sol est absente et l'individu, en tant que membre d'une communauté, a des droits d'usage et d'occupation. Mais le mode de production asiatique ne se confond pas avec la communauté primitive car son fonctionnement implique et développe l'exploitation de l'homme par l'homme, la formation d'une classe dominante. Il apparaît comme une forme d'évolution et de dissolution des communautés primitives liée à des formes de production nouvelles, agriculture sédentarisée, élevage plus intensif, usage des métaux, etc. — Le mode de production asiatique ne peut se confondre avec le mode de production esclavagiste, à moins de mal interpréter les textes de Marx où il parle d' « esclavage général » des individus soumis au despotisme étatique et montre que l'esclavage patriarcal peut prendre une grande ampleur au sein de ce régime. En tant que membre des communautés, l'individu est libre selon les formes de liberté d'une existence communautaire. Cette liberté, cependant, ne le protège pas contre l'impôt, la corvée, l'expropriation et la soumission à l'État et à ses représentants. L'esclavage peut se développer avec les guerres, les conquêtes, mais l'esclavage est propriété d'un groupe lui-même dépendant de l'État. L'usage productif des esclaves est limité au sein des communautés et freiné au niveau de l'État par la possibilité de disposer en permanence et en abondance du travail des paysans corvéables.
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— L'existence de paysans corvéables permet-elle de confondre mode de production asiatique et mode de production féodal? La propriété éminente par l'État du sol des communautés villageoises, l'expropriation de celles-ci, qui gardent ensuite des droits d'occupation et d'usage, la hiérarchie de nobles et de fonctionnaires soumis à un prince, incarnation de la communauté, ces traits ne sont-ils pas à rapprocher d'aspects essentiels du mode de production féodal? Il nous semble que la différence fondamentale tient au caractère de l'exploitation et de la dépendance paysannes dans les deux cas. Dans le mode de production asiatique, l'État est propriétaire du sol en tant que personnification de toutes les communautés et l'exploitation des paysans est collective. La dépendance de l'individu par rapport à un fonctionnaire de l'État est indirecte et passe par l'intermédiaire de la dépendance de sa communauté d'origine par rapport à l'État que représente ce fonctionnaire. Au contraire, dans le mode de production féodal, les paysans sont individuellement dépendants de leur seigneur propriétaire de leurs terres et de son propre domaine. L'organisation communautaire des paysans apparaît moins comme une communauté de sang que comme le complément fonctionnel de l'exploitation de parcelles individuelles et tire son existence des contraintes économiques auxquelles elle répond et sa force des avantages qu'elle procure (caractères éclairés à travers la notion de mode de production germanique). La notion de mode de production asiatique désignerait donc aux yeux de Marx une structure spécifique dont les éléments pris séparément pourraient se retrouver dans d'autres structures (royauté, centralisation, corvée et rentes paysannes, etc.) mais sans que l'on puisse confondre le mode de production asiatique avec ces structures ou le dissoudre en elles. Pour Marx et Engels, il nous semble que l'intérêt essentiel de cette notion était d'indiquer une voie d'apparition de l'État et de l'exploitation de classe à partir des communautés primitives 1. Dans la mesure où Marx et Engels liaient surtout cette apparition à la réalisation de grands travaux et particulièrement de travaux d'irrigation 2, cette voie leur a semblé propre à certaines sociétés d'Asie et être la clé d'un « despotisme oriental » s. Cette voie, enfin, aurait entraîné la « stagna1. C'est très précisément ce que déclare ENGELS dans l'Anti-Dühring, ouv. cité, pp. 211 et 213. 2. Lettre d'ErroELs à MARX, 6 juin 1853. 3. Lettre de MARX à ENGELS, 14 juin 1853. Article de MARX sur l'Inde, 25 juin 1853. Le Capital, Livre I, tome II, pp. 26, 55, 186-188, Livre III, tome I, p. 339 Livre III, tome II, p. 49.
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Sur le « mode de production asiatique »
tion » relative de ces sociétés, leur « immutabilité » 1 dues à l'absence de développement de la propriété privée et de la production marchande. Définie de cette manière, la notion leur paraissait s'appliquer à l'Égypte antique, la Perse, l'Hindoustan, Java, Bali, les hauts plateaux de l'Asie, à certaines parties de la Russie, c'est-à-dire à un ensemble de sociétés asiatiques d'époques différentes mais organisées pour répondre à des conditions naturelles en partie comparables. A la suite de cette reconstitution théorique de la notion de mode de production asiatique, à travers les fragments de textes où elle apparaît et avant de poser la question de la validité aujourd'hui d'une telle notion, il nous faut tenter d'éclairer les raisons de sa disparition dans L'Origine de la famille de Engels et des autres mésaventures qu'elle connut chez les marxistes ou les non-marxistes depuis Engels.
3. Les mésaventures de la notion de mode de production asiatique. « Morgan est le premier qui tente, en connaissance de cause, de mettre un certain ordre dans la préhistoire de l'humanité; tant qu'une documentation considérablement élargie n'imposera pas des changements, sa manière de grouper les faits restera sans doute en vigueur 2. » Jusqu'en 1882 Marx et Engels reviennent de nombreuses fois sur la notion de mode de production asiatique et l'enrichissent. Dans L'Epoque franque (1882) Engels écrivait : « La forme du pouvoir d'État est conditionnée à son tour par la forme qui est momentanément celle des communautés. Là où — comme chez les peuples aryens d'Asie et chez les Russes — il naît en un temps où la commune cultive encore la terre à compte commun ou du moins ne l'affecte qu'à terme aux différentes familles, où, par conséquent, il ne s'est pas constitué de propriété privée du sol, le pouvoir d'État apparaît sous la forme du despotisme s. » En 1884 dans L'Origine de la famille Engels ne reprend pas cette notion. Pourquoi? Nous indiquerons brièvement les hypothèses que 1. Lettre de MARX à ENGELS, 14 juin 1853. Le Capital, Livre I, tome II, pp. 46-48. 2. F. ENGELS : L'Origine de la famille..., out). cité, p. 27. Soulignà par nous. 3. Ibidem, p. 224.
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nous avons avancées au terme d'une longue analyse que nous n'avons pas la place de reproduire ici. Quel est le projet d'Engels en écrivant L'Origine de la famille? C'est de construire un schéma d'évolution générale de l'humanité de la société sans classes à la société de classes en saisissant les lois et rapports de correspondance entre les évolutions particulières de trois ensembles de structures : les systèmes de production, les systèmes de parenté et les systèmes politiques. S'appuyant sur les matériaux de l'histoire antique et de l'ethnologie, Engels établit que : 1 0 La loi d'évolution des systèmes de production est la tendance au développement de la propriété privée des moyens de production à partir de multiples formes de propriété commune. 2° La loi d'évolution des systèmes de parenté est la tendance au développement de la famille monogamique à partir des formes de mariage par groupe et des formes d'organisation gentilice. 3° La loi d'évolution des systèmes politiques est la tendance au développement de l'État à partir des formes de gouvernement des sociétés primitives, de la démocratie primitive. Lorsque les trois éléments : propriété privée, famille monogamique, État sont noués ensemble au sein d'une société, celle-ci est passée de la barbarie à la civilisation, de la société sans classes à la société de classes. Étre civilisé signifie donc appartenir à une société de classes, à une réalité « contradictoire 1 » où le développement des forces productives est nécessairement lié au développement des formes d'exploitation de l'homme par l'homme. Esclavage, servage, salariat, « sont les trois grandes formes de servitude qui caractérisent les trois grandes époques de la civilisation 2 ». Pour Engels, les formes typiques du passage à la société de classes et de l'évolution des rapports de classes caractérisent l'histoire occidentale inaugurée par les Grecs et débouchant sur le capitalisme industriel. « Athènes présente la forme la plus pure, la plus classique : ici l'État, prenant la prépondérance, naît directement des antagonismes de classes qui se développent à l'intérieur même de la société gentilice 8. » Première raison pour ne point reprendre la notion de mode de production asiatique, Engels privilégie l'histoire occidentale comme typique 1. F. ENGELS : L'Origine de la famille..., ouv. cité, pp. 65-66. 2. Ibidem, p. 161. 3. Ibidem, p. 155. Souligné par nous.
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du développement général de l'humanité et exclut, explicitement, de son champ d'analyse l'histoire de l'Asie et du Proche-Orient '. La raison fondamentale n'est pas là. Elle se trouve, selon nous, dans l'acceptation par Engels des thèses de Morgan dans Ancient Society (1877) sur l'impossibilité du développement de l'État et d'une classe dominante dans le cadre des sociétés barbares, tribales, et sur l'acceptation du concept de « démocratie militaire » dont Morgan faisait la dernière forme d'organisation des sociétés sans classes avant et pendant leur passage à la société de classes. Précisons ces points. Pour Morgan, que reprend Engels, l'humanité passe du stade supérieur de la sauvagerie au stade inférieur de la barbarie lorsque l'on passe de la gens (clan) à la tribu. L'humanité passe du stade inférieur de la barbarie au stade moyen, lorsque la société évolue de la tribu à la confédération de tribus; et du stade moyen au stade supérieur de la barbarie, lorsque la société passe de la confédération de tribus à la démocratie militaire. Les peuples, dans leur âge « héroïque », à l'aube de leur entrée dans la civilisation, dans la société de classes, se trouvent donc organisés dans une « démocratie militaire ». « Comme les Grecs au temps des héros, les Romains au temps des prétendus « rois » vivaient donc en une démocratie militaire issue des gentes, phratries et tribus, sur lesquelles elle était basée... même si la noblesse patricienne spontanée avait déjà gagné du terrain, même si les reges tentaient peu à peu d'élargir leurs attributions, cela ne change pas le caractère fondamental originel de la constitution 2.
»
Les Grecs passent donc de la tribu à la confédération de tribus et à la démocratie militaire. Pour comprendre cette évolution, il faut une idée claire de son point de départ, l'organisation gentilice. Engels, à la suite de Morgan, suppose que « la forme américaine (de la gens) est la forme originelle, tandis que la forme gréco-romaine est la forme ultérieure, dérivée 3 »... 1. Ibidem, p. 122 (Asie), p. 137 (Orient). 2. Cf. L. MORGAN : Ancient Society, à propos des Étrusques et des Romains, pp. 287-288. 3. F. ENGELS : L'Origine de la famille..., ouv. cité, p. 81. Marx avait également accepté l'hypothèse de Morgan. Cf. Archiv., p. 134.
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Il suppose que la gens des Iroquois, et particulièrement celle des Senecas, est « la forme classique de cette gens primitive 1 ». De plus, les Iroquois avaient évolué au XIX e siècle jusqu'à l'organisation en tribus confédérées. L'analyse des Iroquois devenait le point de départ pour comprendre l'histoire primitive de l'Occident. Cependant, la confédération des Iroquois n'était pas d'après Morgan et Engels l'organisation sociale la plus avancée à laquelle soient parvenus les Indiens d'Amérique. «Les Indiens de ce qu'on appelle les pueblos du Nouveau Mexique, les Mexicains, les habitants de l'Amérique centrale et les Péruviens se trouvaient, au temps de la conquête, au (à la fin du) stade moyen de la barbarie 2. » Ainsi les grandes civilisations précolombiennes (Incas, Mayas, Aztèques) en étaient au terme de leur histoire autonome, au point où finissait l'histoire héroïque des Grecs et où commençait leur histoire de société de classes. Pour cette raison, Engels ne les analyse pas puisqu'il suppose que leurs institutions sont du même type que celles des Grecs et analyse au contraire la gens iroquoise pour expliquer le passage à la démocratie militaire. Qu'est-ce qui caractérise la démocratie militaire? C'est le fait qu'une aristocratie gentilice dispose pour l'accomplissement d'une guerre de pouvoirs d'exception. Or ce pouvoir est limité parce qu'il est à la fois provisoire et concédé par le peuple ou le conseil des Anciens. Par là, il ne peut devenir permanent et, échappant au contrôle des membres de la communauté, supplanter le pouvoir de celle-ci et la dominer. L'existence d'une démocratie militaire ne signifie donc pas la fin ou le contraire d'un gouvernement démocratique mais une de ses formes 8. Cette structure, Morgan la voit illustrée autant par le chef militaire aztèque, que par le basileus grec. Engels et Marx l'admettent également : « Le mot basileia que les écrivains grecs emploient pour la pseudo-royauté homérique (parce que le commandement des armées en est la principale marque distinctive) accompagnée du conseil et de l'assemblée du peuple signifie seulement démocratie militaire 4. » « On a substitué au chef militaire aztèque, tout comme au basileus grec, un prince moderne. Morgan soumet pour 1. 2. 3. 4.
F. ENGELS : L'Origine de la famille..., ouv. cité, p. 82. Ibidem. L. MORGAN : Ancient Society, ouv. cité, p. 220 Archiv., p. 145.
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la première fois à la critique historique les récits des Espagnols, d'abord pleins de méprises et d'exagérations, plus tard nettement mensongers; il prouve que les Mexicains se trouvaient au stade moyen de la barbarie mais à un stade plus avancé que les Indiens des pueblos du Nouveau Mexique et que leur constitution, autant que les récits déformés permettent de le reconnaître, correspondait à ceci : une confédération de trois tribus, qui en avait obligé un certain nombre d'autres à leur verser des redevances et qui était régie par un conseil fédéral et un chef militaire fédéral; les Espagnols firent de ce dernier un « empereur » 1. » Nous sommes ici au coeur d'un ensemble multiple de paradoxes. En montrant que l'évolution tribale fait apparaître des aristocraties, Engels était parvenu au point exact où il pouvait reprendre l'hypothèse du mode de production asiatique et interpréter à sa lumière les grandes civilisations précolombiennes. Mais cette possibilité théorique lui est ôtée par Morgan qui exclut l'hypothèse que le pouvoir d'une aristocratie tribale puisse se transformer en pouvoir absolu aux mains d'un monarque sans que cette transformation ne détruise les communautés villageoises ou tribales 2. L'existence d'une aristocratie tribale ouvrait une possibilité que la théorie de la démocratie militaire fermait $. Mais, autre paradoxe, Morgan avait raison de ne pas interpréter le basileus des poèmes homériques ou le grand Inca comme des monarques féodaux. De plus, la critique moderne l'a confirmé, le basileus grec n'est pas un roi. Mais Morgan passe du rejet de la pseudo-royauté du basileus au rejet de toute royauté chez les peuples de l'Amérique précolombienne et de l'Europe antique. La solidité de son argumentation pour fonder son premier rejet semblait garantir sa deuxième conclusion. Y avait-il un moyen pour Marx et Engels de ne pas suivre Morgan sur ce deuxième terrain? Non, car l'archéologie et la linguistique des temps primitifs 1. ENGEIS : L'Origine de la famille..., ouv. cité, p. 101. Cf. MORGAN : Ancient Society, ouv. cité, chap. vu, p. 193. L'absence de discussion sérieuse sur la notion
de « démocratie militaire », ses origines, sa nature, prive de beaucoup de portée les travaux marxistes qui utilisent cette notion : J. VARtoor : «La Société homérique, la famille patriarcale, l'origine de la propriété privée. » M. RODINSON : « Sur le concept de démocratie militaire », La Pensée, n° 66 (1956). La meilleure étude se trouve dans SERENI : Communita rurali nell 'talla antica, chap. lx. 2. L. MORGAN : Ancient Society, ouv. cité. « Le royaume de Mexico... est une fiction de l'imagination» p. 193. 3. Ibidem p. 254.
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de la Grèce et de Rome étaient en 1880 en train de naître. Dernier paradoxe, les découvertes modernes allaient rendre aux Grecs des rois qui n'étaient pas « basileus » mais « anax », donc confirmer Morgan sur ce point particulier et infirmer sa généralisation critique. Ces royautés grecques appartiennent aux temps reculés de l'époque mycénienne et crétoise, au noyau initial des traditions orales qui devaient du xve au vite siècle avant J.-C. se sédimenter en couches multiples et contenir, dans un grand mélange, des descriptions d'objets matériels et de réalités sociales de l'âge de bronze à l'âge du fer grecs 1. Mais au moment où Morgan écrit, Schliemann vient à peine de fouiller Troie (1870-1873) et commence la fouille de Mycènes (1874). Il publie un ouvrage sur Mycènes en 1878 après avoir fouillé Tyrinthe et, en 1888, reconnaît le site du Palais de Minos. L'étape décisive vint après la mort d'Engels lorsque Sir A. Evans découvrit de 1900 à 1905 l'âge de bronze et la civilisation minoenne de Crète 2. En 1951, M. Ventris commençait le déchiffrement du linéaire B, suivi de M. Chadwick (1953) et les discussions se poursuivent aujourd'hui entre MM. Blegen, Palmer, etc. Or, paradoxe suprême dans cette analyse du destin de la notion de mode de production asiatique, ces royautés grecques retrouvées apparaissent très proches des grandes sociétés de l'âge de bronze de la Méditerranée orientale dont elles étaient contemporaines, sociétés auxquelles semblait s'appliquer la catégorie de mode de production asiatique. Au centre de la société mycénienne, nous voyons le palais et le roi qui « concentre et unifie en sa personne tous les éléments » religieux, politique, militaire, administratif et économique de la souveraineté. Le roi réglemente, par l'intermédiaire de services et de dignitaires, la production, la distribution et l'échange des biens au sein d'une économie qui ignore largement commerce et monnaie. Les producteurs sont groupés en communautés rurales possédant collectivement des terres qui sont peut-être l'objet d'une redistribution périodique 3. Leur dépendance vis-à-vis du roi n'est pas absolue dans la mesure où les conditions de la production ne rendent pas nécessaire la coopération à grande échelle des communautés. Celles-ci sont donc soumises au roi et à l'aristocratie guerrière qui l'entoure et qui le représente, dans la personne du basileus, auprès du conseil des Anciens des dèmes villageois. Avec les invasions doriennes du xlle siècle, 1. 2. et la 3.
P. VmAL-NAQUET : « Homère et le monde mycénien », Annales, 1963, n° 4. Cf. WILLETTS : « Early Crete and early Greek », Marxism Today, déc. 1962 bibliographie de HUTCHINSON : Prehistoric Crete, 1962, pp. 355 à 368. J. P. VERNANT : Les Origines de la pensée grecque, ouv. cité, p. 25.
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« ce n'est pas une simple dynastie qui succombe dans l'incendie ravageant tour à tour Pylos et Mycènes, c'est un type de royauté qui se trouve à jamais détruit, toute une vie sociale centrée autour du palais, qui est définitivement abolie, un personnage, le roi divin, qui disparaît de l'horizon grec 1 ». A l'âge du bronze succède l'âge du fer, à la société palatiale fait suite avec lenteur la polis, la cité grecque Q. Face à face subsistent deux groupes rivaux, les communautés villageoises et une aristocratie guerrière qui détient également des monopoles juridiques et religieux. Au sein d'une société d'une certaine manière moins complexe, moins développée que la société créto-mycénienne, une autre basileia apparaît qui n'est en aucune façon une autre royauté ou même un héritage de l'ancienne royauté. Il y a donc une discontinuité entre l'ancienne société et celle qui lui succède et qui mène à la polis et au système esclavagiste. Mais, dernier paradoxe, à la lumière de cette information nouvelle, les descriptions de Morgan et d'Engels de la société grecque et de la genèse de l'État athénien se trouvent à la fois infirmées et confirmées. Infirmées puisqu'elles ne renvoient plus aux premiers siècles de l'évolution des peuples grecs mais aux derniers, et confirmées lorsqu'elles renvoient aux derniers siècles de cette évolution, au moment otù la propriété privée se développe et qu'un nouvel État au service d'intérêts privés apparaît, l'État athénien, forme typique d'instrument du pouvoir d'une classe dominante. Dans ce contexte tardif, le concept de démocratie militaire pourrait être maintenu pour décrire une société dominée par une aristocratie guerrière, mais il ne serait plus un obstacle à la reconnaissance pour les temps anciens de la Grèce de l'existence des royautés. Cependant l'analyse d'Engels ne pourrait plus prétendre montrer qu'en Grèce « l'État naît directement des antagonismes de classes qui se développent à l'intérieur même de la société gentilice 3 ». En effet, avant l'État athénien, l'État était apparu en Crète et à Mycènes et la démocratie militaire ne serait pas l'étape qui précède l'apparition de l'État, mais une étape entre deux formes d'État, l'État de type « asiatique » et l'État-cité typique de la Grèce. Pour résumer cette trop brève analyse de L'Origine de la famille, 1. Ibidem, p. 2. 2. F. ENGELS : L'Origine de la famille..., ouv. cité, p. 149 : « Nous voici au stade
supérieur de la barbarie, période pendant laquelle tous les peuples civilisés passent par leurs temps héroïques : l'âge de l'épée de fer mais aussi de la charrue et de la hache de fer. » 3. Ibidem, p. 155. Souligné par nous.
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l'abandon par Engels du concept de mode de production asiatique n'est pas dei à d'obscures raisons d'ordre politique, comme K. Wittfogel l'a prétendu 1, mais à l'influence de Morgan, à la solidité de sa critique du basileus grec et du rex romain, critique qui l'avait entraîné à contester l'existence de toute royauté dans l'histoire primitive des Grecs, des Romains. A travers cette influence de Morgan, ce qui se montre c'est l'état de l'information scientifique au milieu du xlx e siècle sur cette histoire primitive 2. Celle-ci pour les savants de cette époque commençait avec la première Olympiade. De nos jours, l'archéologie a élargi de deux millénaires cette histoire et fait surgir en Europe des rapports sociaux qui évoquent le Proche-Orient 3. L'hypothèse du mode de production asiatique semble donc conquérir une validité que Marx n'avait guère prévue, sauf dans la forme théorique de la célèbre note du Capital, restée longtemps obscure, où il situait le mode de production asiatique, « après que la propriété orientale originairement indivise se fût dissoute et avant que l'esclavage se fût emparé sérieusement de la production 4 ». C'est à cette période du mode de production antique que l'analyse d'Engels renvoie, c'est-à-dire à l'époque du véritable « miracle grec » marquée par la généralisation de la propriété privée et le développement de la production marchande. Là s'est inaugurée réellement la ligne de développement occidentale dont Engels avait saisi les caractères essentiels. Il nous reste à narrer brièvement les autres épisodes des mésaventures de la notion de mode de production asiatique après Engels et achever de prendre conscience de l'immense charge « idéologique » que véhicule cette notion et dont il faudra la purifier si l'on veut qu'elle redevienne une hypothèse sérieuse de travail entre les mains de l'historien ou de l'ethnologue. 1. K. WIrrFOGEL : Oriental despotism, a comparative study of total power, p. 411 : « The managerial-bureaucratic implications of the asiatic concept soon embarassed its new adherent, Marx... increasingly disturbed his friend, Engels. » 2. L. MORGAN : Ancient Society, ouv. cité, p. 222 : « When graecian society came for the first time under historical observation about the first Olympiad (776 B. C.), and down to the legislation of Clisthences (509 B. C.). » ENGELS, à propos de la Rome primitive : «Dans la grande obscurité qui enveloppe l'histoire primitive, toute légendaire, de Rome, il est impossible de rien dire de certain sur la date, le déroulement, les circonstances de la Révolution qui mit fin à l'ancienne organisation gentilice. » 3. PIGANIOL : « Les Étrusques, peuple d'Orient », Cahiers d'Histoire mondiale, 1953 Livre I, tome H. 4. Le Capital, Livre I, tome H, p. 27.
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La tendance se développa de plus en plus de considérer l'ouvrage d'Engels comme l'explication définitive de la loi d'évolution de l'humanité. Au nom de cette loi, toute société devait plus ou moins se trouver dans l'un des quatre stades énumérés par Engels et reproduire plus ou moins les traits de la société occidentale qui avait fourni la forme typique de ce stade. Cependant longtemps encore, des marxistes allaient reprendre la notion de mode de production asiatique pour éclairer des aspects particuliers du développement de certaines sociétés. Lénine par exemple parle d'ordre « semi-asiatique » en Russie, prolongeant certaines hypothèses de Marx sur le rôle despotique de l'État en Russie exploitant les communautés villageoises. A partir de ceci, il souligne le caractère tardif et original du développement d'une féodalité en Russie d'Europe 1. En Chine, au Japon le concept est discuté et appliqué par des marxistes. Mais la tendance générale était l'abandon du concept. Plekhanov dans son exposé, Questions fondamentales du marxisme (1908), suppose que Marx après la lecture de Morgan a abandonné son ancienne hypothèse, ou du moins n'a plus considéré le mode de production asiatique comme une formation « progressive » de l'humanité, comme il le faisait en 1859, dans la Contribution. L'interprétation de Plekhanov renforçait l'impression que le mode de production asiatique signifiait stagnation millénaire 2. Par ailleurs, la tendance à voir dans la triade esclavage, féodalité, capitalisme une loi d'évolution universelle pour toutes les sociétés faisait oublier le caractère très particulier de l'évolution des Germains décrite par Engels. En effet, Engels nous montre les tribus germaniques confédérées et organisées, selon lui, en « démocratie militaire » comme les Grecs et les Romains des temps « héroïques », suivre à partir de ce même stade de la «barbarie supérieure » une ligne complètement différente, puisqu'elles évoluent après la conquête de l'Empire romain vers des royautés « préféodales ». Il nous montre ainsi des sociétés sans classes évoluer vers une société et un État de classes sans passer par les modes de production antique et esclavagiste. De ce fait la singularité de l'évolution gréco-romaine était manifeste puisqu'elle apparaissait comme une des formes de passage à l'organisation de classes 1. Voir l'importante préface de P. VIDAL-NAQUET à la traduction de Oriental Despotism. 2. G. PLEKHANOV : Questions fondamentales du marxisme, Éditions sociales, Paris, 1950, pp. 52 à 54. A notre connaissance aucun texte ne peut être invoqué à l'appui de l'interprétation de Plekhanov d'un abandon par Marx de la notion de mode de production asiatique.
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et non comme la seule forme de ce passage. L'hypothèse d'une pluralité, des formes de passage à la société de classes glissait de plus en plus dans l'ombre avec cet oubli de l'analyse d'Engels. Autre épisode qui allait rendre plus difficile l'analyse scientifique des hypothèses de Marx : à la suite de l'échec de la révolution chinoise de 1927, une discussion sur la voie révolutionnaire de l'Asie fut engagée. Certains, s'appuyant sur des bouts de citations de Marx sur le mode de production asiatique, invoquèrent « la stagnation » de l'Asie pour justifier leur scepticisme vis-à-vis des chances de la révolution en Chine. Ils furent condamnés et, avec eux, l'hypothèse du mode de production asiatique qui semblait un obstacle théorique pour analyser correctement l'histoire de l'Asie j. Dernier avatar, qui allait achever de la compromettre aux yeux des marxistes, la notion, expulsée du marxisme, allait être ramassée par un sinologue, K. Wittfogel et utilisée pour démontrer que les marxistes avaient chassé cette notion par peur d'y reconnaître l'aveu de leur totalitarisme, l'aveu qu'une classe bureaucratique, disposant d'un pouvoir despotique, pouvait s'édifier sur les formes de propriété collective socialistes. Au terme de cette longue histoire, certains marxistes en vinrent à parler d'un « prétendu mode de production asiatique, une pensée que Marx n'a jamais développée », de la « théorie erronée du mode de production asiatique, erronée parce que basée sur une voie spéciale d'évolution des peuples orientaux et sur une prétendue stagnation »... de «notions discréditées et réactionnaires» 2 etc. La liste serait trop longue. Mais l'essentiel n'est pas là. Il est dans la transformation et la dégradation des hypothèses théoriques avancées par Marx et Engels pour éclairer l'histoire de l'humanité. Cette histoire, de nombreux marxistes l'abordaient maintenant, privés de la double hypothèse du mode de production asiatique et de la pluralité des formes de passage à la société de classes. Il leur restait une seule voie qui semblait s'imposer : chercher comment on était passé de la communauté primitive (le mode de production asiatique étant exclu) à l'esclavage antique (d'autres formes de sociétés de classes étant exclues) pour suivre ensuite une évolution plus ou moins à l'image de celle des sociétés occidentales (esclavage, féodalité, capitalisme). Le matérialisme historique, système ouvert d'hypothèses à vérifier, s'était ainsi transformé et dégradé en une « philosophie de l'histoire », philosophie que Marx stigmatisait dans l'Idéologie 1. Ce fut l'objet de la fameuse discussion de Leningrad : « Diskussia o aziatskom sposobe proisvodstva », 1931. 2. M. SHAPIRO : Marxism Today, août 1962, pp. 282-284.
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allemande comme « une recette, un schéma selon lequel on peut accommoder les époques historiques ».
Ce schéma-recette, antipode du marxisme, trouva son expression la plus claire et sa consécration dans l'exposé de J. Staline Matérialisme dialectique et matérialisme historique. La tâche de nombreux historiens marxistes devint paradoxalement non plus de découvrir l'histoire, mais de la «retrouver », retrouver un stade esclavagiste, un stade féodal, etc. Mais les faits sont têtus et les sociétés entraient mal ou n'entraient pas dans ces conclusions faites à l'avance, et leur rébellion nourrissait les drames des périodisations, non pas chronologiques mais sociologiques, celles qui permettent de caractériser une société par un mode de production, esclavagiste, féodal ou autre. Citons pour mémoire les querelles interminables des savants lorsque l'on « trouvait » un stade esclavagiste aux Indes, au Japon, en Chine 1, au Vietnam ou en Afrique noire. L'ouvrage de S. A. Dange, India from primitive communism to slavery (1949), prétendait par exemple retrouver dans l'évolution des aryens le passage du communisme primitif à l'esclavage sans tenir compte des sources nouvelles de l'archéologie sur les civilisations agricoles de Mohendjo-Daro et d'Harappa, etc. La réponse d'autres spécialistes marxistes fut cependant claire. M. Kosambi déclarait : « Dange est tellement anxieux d'identifier les stades généraux établis par Engels que l'on peut trouver des contre-vérités atroces presque à chaque page... Entrelarder des hypothèses sans fondement de citations d'Engels ne suffit pas 2. » Pour la Chine, l'analyse fut menée dans la même perspective théorique, définie par Kuo Mo Jo en ces termes : « Suivant les vues de Marx, les phases du développement de la société peuvent être raccourcies mais non sautées... Il n'est pas possible qu'une nation simple arrive au féodalisme sans passer par l'esclavagisme et il ne leur suffit pas non plus de passer par un semi-esclavagisme 3. » 1. Voir la discussion dans T. PoxoRA : « Existierte in China eine Sklavenhaltergesellschaft? » art. cité. 2. KOSAMBI : « On a marxist approach to India chronology », Annals of Bhandarkar Oriental Research Institute, 1951. Du même auteur, « The Basis of ancient Indian History », Journal of the American Oriental Society, 1955, I et 4. Et la critique de Dange par M. BEDEKAR : Marxism Today, juillet 1951. 3. Kuo Mo Jo : « Conférence 1950 », Recherches Internationales, pp. 31-32.
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Et l'History of China (Pékin 1958) affirmait à propos de la société des Tchou dont l'interprétation reste très controversée : « Les Tchou étaient aussi une société esclavagiste. La classe exploiteuse comprenait le roi, les princes féodaux et la noblesse, et les exploités étaient les paysans et les esclaves 1. » Devant les échecs de ce dogmatisme on en vint à oser bouleverser le schéma des quatre stades en le contestant, en quelque sorte, de l'intérieur, sans le jeter bas. Ne disposant d'autres catégories que celles d'esclavage et de féodalité et conscients du caractère non esclavagiste de nombreuses sociétés où existaient des formes d'exploitation de l'homme par l'homme, de nombreux historiens poussèrent ces sociétés dans la catégorie de féodalité qui se dilatait ainsi démesurément, rendant difforme le schéma dogmatique mais sans le briser. Pour prendre un cas limite citons l'un des participants de la discussion poursuivie dans Marxism Today en 1961-1962 sur les schémas marxistes de l'évolution des sociétés : « Homère, reflétant la civilisation mycénienne et édité finalement autour de 750 a y. J.-C., ne fait pas un tableau soit d'une société communautaire primitive soit d'une société esclavagiste : ce qui est dépeint est de nouveau plutôt une société féodale. En bref, dans le monde classique, le féodalisme paraît avoir à la fois précédé et succédé d l'esclavage 2. » Mais en définitive, la catégorie de féodalité en se dilatant se trouvait toujours prisonnière du schéma que sa dilatation conteste. Paradoxalement, cette critique du dogmatisme menait les marxistes sur les positions mêmes de tant d'historiens non marxistes qui inventent une « féodalité » chaque fois qu'ils trouvent une aristocratie 3, et ces positions ont déjà fait l'objet de la critique impitoyable de Marc Bloch en 1940 4. Celui-ci ne retenait de toutes ces féodalités « exotiques » 1. P. 20. Cf. Histoire de l'antiquité, Moscou, 1962, p. 266: «Il est établi sans contestation possible que la société chinoise a évolué du régime communautaire s1 la féodalité en passant par une forme d'exploitation basée sur l'exploitation des esclaves. » Le contraire est affirmé p. 270. 2. B. TAIT : Marxism Today, octobre 1961. 3. Ex. POTEKHINE : On Feudalism of the Ashanti, XXV' Congrès international des Orientalistes, Moscou, 1960. 4. Marc BLOCH : La Société féodale, tome I, pp. 94, 350 et tome II, pp. 154, 250-252.
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que l'exemple du Japon et attendait, pour les autres, un supplément de preuves, rejoignant les thèses de Marx dans Le Capital '. Enfin devant le double échec du dogmatisme aveugle et des révisions théoriques difformes, beaucoup d'historiens cherchaient « à sauver leurs faits » et répugnaient à proposer une interprétation théorique quelconque pour les expliquer. Cet empirisme, tout en amassant d'immenses, quantités de faits nouveaux, aboutissait au paradoxe de les défendre des vieux non-sens ou contre-sens théoriques en les privant tout simplement de « sens ». Mais les faits pensés à travers les vieux schémas dogmatiques ou révisés n'étaient-ils pas eux aussi privés de leur sens théorique, attendant le « bon-sens », leur sens « vrai »? Ces innombrables faits nouveaux, accumulés sans théorie ou sur la base de théories fausses, restent le bilan positif de l'effort de nombreux historiens marxistes qui s'étaient voués à la connaissance de l'histoire non occidentale. A côté d'eux cependant des historiens continuaient d'utiliser l'hypothèse du mode de production asiatique, pour éclairer l'histoire de la Chine comme E. Welskopf, F. Tökei, du Japon ou de l'Amérique précolombienne comme A. Métraux. Cette brève analyse du destin de la notion de mode de production asiatique met, selon nous, en évidence l'immense charge de déformations théoriques, d'idéologies contradictoires dont cette notion est devenue le véhicule. II nous a semblé nécessaire de consacrer beaucoup de peine et de temps à reconstituer minutieusement le contenu littéral de cette notion chez Marx et Engels et de suivre ses mésaventures théoriques depuis L'Origine de la famille, mésaventures aux raisons multiples mais menant toutes à la transformation des hypothèses du matérialisme historique en une philosophie de l'histoire, corps de dogmes-recettes avec lesquels l'historien gérait mécaniquement le matériel historique qu'on lui avait confié. Sans une conscience théorique claire du contenu original du concept et de ses déformations successives, il nous semble extrêmement dangereux de proposer ce concept au public et de demander aux savants de le confronter avec les faits dont ils ont connaissance. S'imaginer par ailleurs que la simple lecture des textes de Marx sans commentaire théorique suffirait à éviter les vieilles ornières, c'est croire que l'on peut lire Le Capital ou un traité de physique théorique sans préparation préalable, c'est se rassurer à la bonne vieille façon positiviste en reportant à plus tard l'analyse théorique. Nous voudrions en conclusion proposer une interprétation nouvelle 1. Le Capital, Livre I, tome III, p. 158.
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de la notion de mode de production asiatique et, puisque ce problème est inévitable, quelques hypothèses sur ce que l'on appelle la ligne typique de développement de l'humanité.
4. Hypothèses sur la nature et les lois d'évolution du mode de production asiatique et la notion de ligne typique de développement de l'humanité. a) Nature du mode de production asiatique.
Marx nous a donné, à travers la notion de mode de production asiatique, l'image de sociétés au sein desquelles des communautés villageoises particulières sont soumises au pouvoir d'une minorité d'individus qui représentent une communauté supérieure, expression de l'unité réelle ou imaginaire des communautés particulières. Ce pouvoir, à l'origine, prend racine dans des fonctions d'intérêt commun (religieuses, politiques, économiques) et se transforme graduellement en pouvoir d'exploitation sans cesser d'être un pouvoir de fonction. Les avantages particuliers dont bénéficie cette minorité au titre des services rendus aux communautés se transforment en obligations sans contrepartie, c'est-à-dire en exploitation. Souvent, les communautés sont expropriées de leur sol qui devient propriété éminente du roi, personnification de la communauté supérieure. Il y a donc exploitation de l'homme, apparition d'une classe exploiteuse sans qu'il y ait propriété privée du sol. Il nous semble que cette image met en évidence une forme d'organisation sociale caractérisée par une structure contradictoire. Cette forme d'organisation est l'unité de structures communautaires et d'un embryon de classe exploiteuse. L'unité de ces deux éléments contradictoires réside justement dans le fait que c'est au nom d'une communauté supérieure que les communautés particulières sont exploitées par cette minorité. Une société caractérisée par cette contradiction se présente donc à la fois comme une dernière forme de société sans classes (communautés villageoises) et une première forme de société de classes (minorité exerçant un pouvoir étatique, communauté supérieure). Nous faisons donc l'hypothèse que Marx a décrit, sans le savoir
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exactement, une forme d'organisation sociale propre au passage de la société sans classes à la société de classes, une forme contenant la contradiction du passage de la société sans classes à la société de classes.
Cette hypothèse théorique, nous semble-t-il, permettrait de comprendre pourquoi la notion de mode de production asiatique est de plus en plus sollicitée pour éclairer des époques et des sociétés de l'Europe antique (royautés créto-mycéniennes ou étrusques), de l'Afrique noire (royaumes et empires du Mali, du Ghana, royauté Bamoum, etc.), de l'Amérique précolombienne (grandes civilisations agraires mésoaméricaines ou andines). A travers ces multiples réalités singulières, un élément commun apparaîtrait, une structure commune combinant rapports communautaires et embryon de classe et renvoyant à une situation identique de passage à la société de classes. Cette relation entre situation et structure permettrait d'éclairer théoriquement l'universalité géographique et historique de cette forme d'organisation sociale qui apparaîtrait lorsque les conditions du passage à la société de classes se développeraient, que ce soit à la fin du Ive millénaire avant J.-C. en Égypte avec le passage des sociétés tribales du Nil aux deux monarchies puis à un empire unifié I, ou au xlxe avec la naissance de la royauté Bamoum du Cameroun. Les connaissances archéologiques et ethnologiques accumulées depuis le xlxe, en multipliant les exemples de sociétés en voie de passage à l'organisation de classes, apporteraient à la notion un champ d'application que ne pouvaient prévoir Marx ou Engels. En devenant de plus en plus universelle dans le temps et l'espace, la notion cesserait d'être exclusivement caractéristique de l'Asie et il faudrait abandonner l'usage de l'adjectif « asiatique ». b) Apparition et formes du mode de production asiatique.
Dans la perspective de cette hypothèse théorique générale, le second problème à poser serait l'étude systématique des conditions de passage à la société de classes, de l'apparition des situations de passage. Pour Marx, le mode de production asiatique est lié à la nécessité d'organiser des grands travaux économiques qui dépassent les moyens des communautés particulières ou des individus isolés et constituent pour ces communautés les conditions de leur activité productive. Dans ce contexte, apparaissent des formes de pouvoir centralisé qu'il nomme 1. EMERY : Archaic Egypt,
1961, « The Unification », pp. 38 8 104.
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selon un usage courant depuis le xvue siècle « despotisme oriental 1 ». L'État et la classe dominante interviennent directement dans les conditions de la production et la correspondance entre forces productives et rapports de production est directe à travers l'organisation des grands travaux. Cette hypothèse ne nous semble pas épuiser à elle seule toutes les conditions possibles de passage au mode de production « asiatique » même si elle fournit la clef des formes typiques, les plus développées de ce mode de production. Nous proposons d'adjoindre une seconde hypothèse à celle de Marx. Nous supposons qu'il peut exister une autre voie et une autre forme de mode de production asiatique par lesquelles une minorité domine et exploite les communautés sans intervenir directement dans leurs conditions de production, mais intervient indirectement en prélevant à son profit un surplus en travail ou en produits. En Afrique de l'Ouest, l'apparition des royaumes du Ghana, du Mali, Songhai 2, etc. n'est pas née de l'organisation de grands travaux mais semble liée au contrôle du commerce intertribal ou interrégional exercé par des aristocraties tribales sur l'échange de produits précieux, or, ivoire, peaux, etc., entre Afrique noire et Afrique blanche s. A Madagascar, à côté du royaume des Imerina qui reposait sur la riziculture irriguée et avait permis la mise en valeur des marais de la plaine de Tananarive 4, était apparu le royaume Sakalava qui reposait sur l'élevage nomade et le commerce de boeufs et d'esclaves 5. Notre hypothèse théorique fournirait la possibilité d'éclairer l'apparition d'une classe dominante dans les sociétés agricoles ne reposant pas sur de grands travaux agricoles ou reposant sur l'élevage. Cette hypothèse éviterait peut-être les difficultés ou contradictions suscitées par les expressions « féodalités nomades » (féodalité mongole, etc.) 6. 1. Cf. VENTURI : « L'Histoire du concept de « Despotisme oriental » en Europe », Journal of History of Ideas, 1963, n° 1. 2. Cf. SERENI : Communita rurali..., ouv. cité. 3. Cf. J. SURET-CANALE : Afrique noire, ouv. cité, p. 112 : « L'apparition de l'État... accompagne celle de l'aristocratie qui en est l'instrument et la principale bénéficiaire... » 4. Cf. G. CONOOMINAS : Fokon' olona et collectivités rurales en Imerina, Ed. BergerLevrault, Paris, 1960, p. 29 : A propos de la propriété du sol : « Le grand roi ne fait que transposer, sur le souverain, le droit éminent morcelé jusque-là entre la multitude des fokon'dona qui composaient le pays. » 5. P. BoITEAU : Contribution à l'histoire de la nation malgache, Editions sociales, Paris, 1958. 6. Cf. VLADIMIRTSOV : La Féodalité mongole, 1948. Mise au point de BELENITSKY : « Les Mongols et l'Asie centrale », C. Hist. mondiale 1960, 3, et l'étude de J. HARMATTA : « Hun Society in the Age of Attila », Acts Archeologics Ac. S. Mong, 1952.
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Si nous comparons ces deux formes de mode de production asiatique avec ou sans grands travaux, nous constatons qu'elles ont un élément commun : l'apparition d'une aristocratie disposant d'un pouvoir d'État et assurant les bases de son exploitation de classe par le prélèvement d'une partie du produit des communautés (en travail et en nature). Mais, selon l'existence ou l'inexistence des grands travaux, apparaîtraient ou non une bureaucratie et un pouvoir absolu, centralisé, appelé d'un terme vague et vieilli, « despotisme ». Il n'est donc pas, à nos yeux, nécessaire de chercher partout de façon mécanique comme le fait K. Wittfogel, des travaux immenses de nature surtout hydraulique, une bureaucratie et un pouvoir fortement centralisés pour retrouver le mode de production « asiatique » 1. La tâche théorique serait plutôt de dresser une typologie des formes diverses de ce mode de production avec ou sans grands travaux, avec ou sans agriculture, et de dresser en même temps une typologie des formes de communautés au sein desquelles ce mode de production s'édifie. On pourrait peut-être ainsi reconstituer plusieurs modèles des processus par lesquels l'inégalité s'introduit dans les sociétés sans classes et mène à l'apparition de contradictions antagonistes et à la formation d'une classe dominante. Pour cette tâche, la collaboration des historiens de l'antiquité et des ethnologues serait indispensable. Nous avons cherché à définir la structure, certaines formes et certaines conditions d'apparition du mode de production asiatique; il nous faut maintenant aborder le problème des lois d'évolution de cette formation sociale.
c) Dynamique et lois d'évolution du mode de production asiatique.
Si l'apparition du mode de production asiatique signifie émergence d'une première structure de classe aux contours encore fluides, elle signifie appropriation régulière d'une partie du travail des communautés par cette classe, c'est-à-dire existence d'un surplus régulier. Du point de vue de la dynamique des forces productives, le passage d'une société au mode de production asiatique ne signifierait pas une entrée dans la stagnation mais témoignerait au contraire d'un progrès des forces productives. Si l'Égypte pharaonique, la Mésopotamie, les royautés mycéniennes, les empires précolombiens appartiennent au mode de 1. Cf. les objections de M. MAQUET à K. WITTFOOEL : « Une Hypothèse pour l'étude des féodalités africaines », Cahiers d'Études africaines, 1961, n° 6.
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production asiatique, nous aurions témoignage que celui-ci correspond aux plus brillantes civilisations de l'âge des métaux, aux temps où l'homme s'arrache définitivement à l'économie d'occupation du sol et passe à la domination de la nature et invente des formes nouvelles d'agriculture, l'architecture, le calcul, l'écriture, le commerce, la monnaie, le droit, de nouvelles religions, etc. Donc, sous de nombreuses formes, le mode de production asiatique signifie dans son origine non pas la stagnation mais, selon nous, le plus grand progrès des forces productives accompli sur la base des anciennes formes communautaires de production. Nous trouverions facilement dans l'ceuvre des grands archéologues Childe 1, Clark 2, confirmation de ceci. Quelle est donc la loi d'évolution du mode de production asiatique, s'il signifie dans son origine progrès des forces productives? Pour nous, sa loi d'évolution est, comme pour toute autre formation sociale, la loi du développement de sa contradiction interne. La contradiction interne du mode de production asiatique est celle de l'unité de structures communautaires et de structures de classes. Le mode de production asiatique évoluerait par le développement de sa contradiction vers des formes de sociétés de classes dans lesquelles les rapports communautaires ont de moins en moins de réalité par suite du développement de la propriété privée. Comme toute autre forme sociale, le mode de production asiatique signifierait stagnation lorsqu'il ne pourrait être dépassé, lorsque ses contradictions ne se développant pas, sa structure se pétrifierait et provoquerait l'enlisement, le blocage de la société dans une relative stagnation. La nature et le moment de ce dépassement dépendraient à chaque fois de circonstances particulières, mais ce dépassement signifierait défaite des anciens modes d'organisation sociale communautaires, son échec signifierait au contraire, leur maintien, leur permanence. Cette permanence et la stagnation qui l'accompagne peuvent d'autant plus menacer une société «asiatique » que celle-ci repose sur des communautés vivant en auto-subsistance, sans séparation radicale de l'agriculture et de l'industrie et disposant, s'il y a vacance de terres, de la possibilité de supporter leur croissance démographique en se séparant de communautés-filles qui perpétueront à leurs côtés les mêmes formes traditionnelles de production et de vie sociale. C'est cette évolution possible que décrit le célèbre texte de Marx sur les communautés in1. Surtout dans Social Evolution, 1950, où CHILDE cherchait à compléter le schéma de Morgan en y intégrant les grandes civilisations orientales de l'âge de bronze. 2. World Prehistory. Cf. notre compte rendu, La Pensée, 1963. n° 107.
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diennes devenu le dogme des partisans de la stagnation séculaire de
l'Asie :
« La simplicité de l'organisme productif de ces communautés qui se suffisent à elles-mêmes, se reproduisent constamment sous la même forme, et, une fois détruites accidentellement, se reconstituent au même lieu et avec le même nom, nous fournit la clef de l'immutabilité des sociétés asiatiques, immutabilité qui contraste de manière si étrange avec la dissolution et la reconstruction incessantes des États asiatiques, les changements violents de leurs dynasties. La structure des éléments économiques fondamentaux de la société reste hors des atteintes de toutes les tourmentes de la région politique 1. » De plus, dans la mesure où l'exploitation par l'État des communautés prend la forme d'un prélèvement massif d'une rente de produits, les structures de la production peuvent se stabiliser puisqu'il n'y a pas d'incitation à la naissance d'un marché. La possibilité pour l'État de disposer du travail paysan limite également les possibilités de développement d'un marché et freine la transformation des forces productives. L'intensité de ces formes d'exploitation peut d'ailleurs être telle que tout développement de la production soit entravé pour longtemps 2. En dehors de cette évolution du mode de production asiatique vers la stagnation et l'enlisement, quelles sont les formes que peut prendre son évolution lorsque se développe sa contradiction interne? Ce sont des formes qui mènent à sa dissolution par l'apparition de la propriété privée. Nous supposons au moins deux formes possibles de cette dissolution. — L'une mènerait au mode de production esclavagiste en passant par le mode de production antique. Ce serait la voie empruntée par les Gréco-latins. Elle mènerait à des sociétés reposant sur la combinaison de la propriété privée et de la production marchande. Dans cette combinaison résideraient le secret du « miracle grec » et de l'expansion de l'Empire romain 3, et en même temps la singularité de cette ligne d'évolution et le caractère typique de ses luttes de classes entre hommes libres et de l'exploitation, par ces derniers, du travail des esclaves. — A côté de cette voie bien connue, nous faisons l'hypothèse qu'il en existe une autre qui mènerait lentement, avec le développement de la 1. Le Capital, Livre I, tome II, p. 48. Souligné p ar Marx. 2. Le Capital, Livre III, tome III, p. 176. 3. F. Errons : L'Origine de la famille..., ouv. cité, p. 153.
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propriété individuelle, de certaines formes du mode de production asiatique à certaines formes de féodalité sans passer par un stade esclavagiste. L'apparition de la propriété individuelle au sein des communautés ou de domaines personnels de l'aristocratie transformerait les communautés et, avec elles, les formes de leur exploitation par cette aristocratie. On passerait lentement d'une exploitation collective des communautés à une exploitation individuelle des paysans. Cette voie d'évolution nous semble la plus fréquente et correspondre au passage à une société de classes en Chine, au Vietnam, au Japon, aux Indes, au Tibet 1... Nous n'avons pas ici la place pour justifier ces hypothèses. Nous signalerons cependant qu'elles éclaireraient peut-être le dernier siècle de l'évolution de la société Inca et s'accorderaient avec l'interprétation d'A. Métraux du développement tardif de domaines personnels appartenant à l'empereur et à sa caste, sur lesquels on fixait des Yana, gens attachés par des liens de dépendance personnelle et non plus collective aux nobles et aux grands du royaume : « La place toujours plus importante que les Yana assumaient dans l'empire ne s'explique que si leur rendement était supérieur à celui obtenu par le système traditionnel des corvées. En arrachant aux communautés quelques-uns de leurs membres, l'Inca les affaiblissait et ébauchait une révolution qui, continuée, aurait pu changer la structure de l'empire. D'un assemblage de collectivités rurales largement autonomes, il aurait fait une sorte d' « empire préféodal » où nobles et fonctionnaires auraient possédé de grands domaines exploités par des serfs ou même des esclaves 2. » Cette voie d'évolution vers une certaine féodalité serait non seulement la plus fréquente, mais la plus simple puisque, ne s'accompagnant pas d'un grand développement de la production marchande et de la monnaie, elle ne romprait pas avec des formes d'économie «naturelle» et maintiendrait longtemps l'alliance de l'agriculture et de l'industrie. Par ailleurs, dans la mesure où la nécessité d'organiser et de contrôler de grands travaux se maintient à l'intérieur de ce passage à la propriété individuelle, le pouvoir central joue un rôle important et la domination de l'État et du monarque sur les « féodaux » et les paysans donne à ces féodalités un profil « spécifique » où persistent des traits du mode de 1. A. STEIN : La Civilisation tibétaine, 1962, pp. 97 à 103. 2. A. METRAux : Les Incas, ouv. cité, p. 98.
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Sur le « mode de ptoductioi't asiatique >i
production asiatique 1. Cette particularité et d'autres empêcheraient cependant ces « féodalités » issues graduellement du mode de production asiatique d'être comparées, sans d'extrêmes précautions, avec la féodalité occidentale issùe de la décomposition du mode de production esclavagiste. Leur principale différence avec l'Occident serait d'avoir freiné le développement de la production marchande et empêché l'apparition et le triomphe du capitalisme industriel. Le cas de la révolution de Meiji au Japon serait à étudier à part. Cependant, il est indéniable que la base industrielle, les forces productives modernes et les méthodes d'organisation furent importées des pays capitalistes occidentaux et n'étaient pas développées dans la féodalité japonaise au sein de laquelle était apparu un certain capitalisme marchand 2. Des deux formes d'évolution du mode de production asiatique, l'une vers un système esclavagiste, l'autre vers certaines formes de féodalité, la première, à la différence des conceptions dogmatiques de nombreux auteurs, nous semble de plus en plus singulière, exceptionnelle. La ligne de développement occidentale bien loin d'être universelle parce qu'elle se retrouverait partout, apparaît universelle parce qu'elle ne se retrouve nulle part. L'erreur des marxistes a été généralement de vouloir retrouver partout un mode de production esclavagiste et le cas échéant, de le susciter pour le ressusciter. S'il en est ainsi, pourquoi la ligne de développement occidentale fut-elle considérée par Marx et Engels comme « typique » du développement de l'humanité? En quel sens comprendre l'universalité de ce qui apparaît maintenant comme une singularité? Est-ce là un résidu des idées de supériorité du monde capitaliste sur le reste du monde, racisme déguisé, pseudoscience? Avec cette ultime question, nous proposons une dernière hypothèse sur ce que l'on entend par ligne « dominante ou typique » de développement de l'humanité. d) Les formes de dissolution du mode de production asiatique et la ligne « typique » de développement de l'humanité.
Reconnaître une forme « typique » de développement suppose qu'on ait, au préalable, connaissance de la « ligne générale » de ce dévelop1. Voir L. SIMONOVSKAIA : Deux tendances dans la société féodale de la Chine de la Basse Époque, XXV° Congrès international des Orientalistes, Moscou, 1960. 2. Parmi une documentation innombrable voir les travaux du marxiste japonais « La Place de la révolution du Meiji dans l'histoire agraire du Japon, » Revue historique, décembre 1953. « The Transition from feudalism to capitalism », Science and Society, 1952, n° 4.
TAKAHASHI :
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pement, de la nature de son mouvement d'ensemble. Peut-on saisir rétrospectivement la nature générale du mouvement de l'histoire? Marx et Engels avaient tenté l'entreprise. Aucune connaissance nouvelle, depuis leur temps, n'est venue, à notre avis, infirmer les points essentiels de leurs conclusions. Dans son mouvement d'ensemble, l'histoire a fait passer la majorité des peuples d'une vie sociale sans classes à des sociétés de classes. Voilà le fait essentiel. Il suppose pour apparaître le développement de l'inégalité dans l'appropriation des moyens de production et cette inégalité suppose elle-même la dissolution des antiques solidarités communautaires fondées sur la coopération dans le travail et les liens vivants des rapports de parenté. Le mouvement de l'histoire apparaît donc rétrospectivement comme l'unité indissoluble du développement de deux éléments contradictoires de la réalité sociale : a) le développement général des moyens de dominer la nature et d'assurer la survie d'une espèce toujours plus nombreuse; b) la dissolution progressive des solidarités communautaires et le développement général des inégalités entre les individus et les groupes. C'est cette contradiction qu'Engels mettait au premier plan pour comprendre la nature de la « civilisation », « comme le fondement de la civilisation est l'exploitation d'une classe par une autre classe, tout son développement se meut dans une contradiction permanente 1 ». Même si la vieille division de l'ethnologie anglo-saxonne du siècle dernier (la succession des trois stades : sauvagerie, barbarie, civilisation) doit être abandonnée pour son caractère vague et ambigu, pour toute l'idéologie dont elle est chargée, et remplacée par la division en sociétés sans classes et en sociétés de classes, le mouvement d'ensemble de passage des unes aux autres était décrit avec justesse par Engels comme le fait fondamental de l'histoire. Si le mouvement d'ensemble de l'histoire est tel, la forme « typique » de développement de l'humanité est celle par laquelle se réalise contradictoirement le développement maximum des forces productives et des inégalités, des luttes de classes. Ainsi, pour reconnaître, parmi les lignes d'évolution des sociétés, la ligne typique, le critère à suivre est de chercher où et quand se sont 1. F. ENGELS : L'Origine de la famille..., ouv. cité, p. 162. Souligné par nous. Il n'y a donc nulle méprise possible sur l'emploi du terme « civilisation » chez Engels. Il ne traduit pas un racisme inavoué ou l'aveu mal déguisé d'une supériorité «morale» ou intellectuelle. Et cette attitude est partagée par de nombreux anthropologues qui ont vécu avec les prétendus « sauvages » ou « barbares ».
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réalisés les plus grands progrès des forces productives. La réponse est évidente et sans mystère : c'est la ligne d'évolution qui fit naître le capitalisme industriel, origine et fondement des formes les plus modernes et les plus efficaces de la production, de la transformation de la nature. Or le capitalisme industriel n'est apparu nulle part ailleurs que dans la ligne d'évolution inaugurée par les Grecs. Le caractère décisif de cette ligne d'évolution est qu'elle a assuré le développement maximum des forces productives, offrant ainsi des possibilités immenses d'exploitation de l'homme par l'homme. Pour expliquer ce développement, l'apparition de la propriété privée ne suffit pas. Elle existait en Chine, au Vietnam etc. Il faut en plus que se combinent la propriété privée et la production marchande 1. Seule cette combinaison créa les conditions les plus favorables au progrès technique, tout en se révélant incompatible avec le fonctionnement des anciennes solidarités de la vie communautaire, en substituant la recherche de l'intérêt privé à la soumission aux intérêts communs, et en déchirant le lien collectif, la plupart du temps sacré, de l'individu au sol de ses ancêtres. Ce fut, semble-t-il, chez les Grecs que, pour la première fois, apparut dans sa pureté, cette combinaison : « Et c'est en cela que réside le germe de tout le bouleversement qui va suivre 2. » Les Romains la reprirent et la généralisèrent, lui donnant son expression juridique universelle avec la théorie du « Jus utendi et abutendi » qui devint le modèle du droit des sociétés marchandes reposant sur la propriété privée. La singularité de la ligne d'évolution des sociétés gréco-latines apparaît avec plus de netteté. Elle consiste non pas à avoir dépassé certaines formes du mode de production asiatique et ceci peut-être plus tôt que chez d'autres peuples, mais à les avoir dépassées vers un mode de production reposant sur la combinaison de la propriété privée et de la production marchande. De même, la singularité de la féodalité occidentale, ce qui, par delà des ressemblances de formes avec ce qu'on appelle féodalités turque, 1. C'est le fait de la production marchande qui fournit la clé de l'étude scientifique du capitalisme, terme ultime du développement des sociétés occidentales. Ce que soulignait MARX dans les premiers mots du Capital (1867) répétant ceux de la Contribution (1859) : « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s'annonce comme une « immense accumulation de marchandises ». L'analyse de la marchandise, forme élémentaire de cette richesse, sera par conséquent le point de départ de nos recherches. » (Le Capital, Livre I, tome I, p. 51.) 2. F. ENGELS : L'Origine de la famille... ouv. cité p. 105.
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chinoise, africaine, japonaise, etc. interdit de les confondre et fait leur différence essentielle, c'est qu'elle seule a créé les conditions d'apparition de la production industrielle et du commerce mondial. Elle seule a véritablement permis de dépasser définitivement les formes d'économie naturelle. Enfin, seule l'apparition du capitalisme industriel, en permettant et imposant la création d'un marché mondial, a rendu possible une histoire universelle sous la forme de la soumission à son développement, qui est celui des sociétés capitalistes occidentales, de toutes les sociétés moins développées. De plus, seul le capitalisme industriel a ouvert la possibilité du socialisme, d'abord dans la pensée théorique, ensuite dans la pratique. La ligne de développement occidentale est donc typique parce qu'elle seule a développé les plus grands progrès des forces productives et les formes les plus pures de luttes de classes et aussi parce qu'elle seule a créé les conditions du dépassement, pour elle et pour toutes les sociétés,
de l'organisation en classes de la société. Elle est donc typique parce que dans son déroulement singulier elle a obtenu un résultat universel. Elle a fourni la base pratique (l'économie industrielle) et la conception théorique (le socialisme) pour sortir ellemême et faire sortir toutes les sociétés des formes les plus antiques ou les plus récentes d'exploitation de l'homme par l'homme. Elle fournit donc à l'humanité entière les conditions de la solution d'un problème universel posé depuis l'apparition des classes et qui était d'assurer le développement maximum des forces productives sans exploitation de l'homme par l'homme. Elle est donc typique parce qu'elle a valeur de « modèle », de « norme », parce qu'elle offre des possibilités qu'aucune autre histoire singulière n'a offertes et crée la possibilité de faire faire aux autres sociétés l'économie de son propre cheminement
1.
1. C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre la fameuse lettre de MARX Véra ZASSOULITCH, 8 mars 1881: « Est-ce dire que, dans toutes les circonstances, le développement de la « commune agricole » doive suivre cette route (vers la propriété privée)? Point du tout. Sa forme constitutive admet cette alternative : ou l'élément de propriété privée qu'elle implique l'emportera sur l'élément collectif, ou celui-ci l'emportera sur celui-là. Tout dépend de son milieu historique où elle se trouve placée... Ces deux solutions sont a priori possibles mais pour l'une ou l'autre, il faut évidemment des milieux historiques tout à fait différents. » Et précisant dans la deuxième version de sa lettre ces milieux, MARX ajoutait : « son milieu historique, la contemporanéité de la production capitaliste, lui prête toutes faites les conditions matérielles du travail coopératif organisé sur une vaste échelle. Elle peut donc incorporer les acquêts positifs élaborés par le système capitaliste sans passer par ses fourches caudines. Elle peut graduellement supplanter l'agriculture parcellaire par l'agriculture combinée à l'aide des machines. Après avoir été préalablement mise en
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Dans cette perspective, les propos d'Engels dans l'Anti-Dühring (1877) trouvent toute leur portée : « Si... la division en classes a une certaine légitimité historique, elle ne l'a pourtant que pour un temps donné, pour des conditions sociales données. Elle se fondait sur l'insuffisance de la production; elle sera balayée par le plein développement des forces productives modernes. Et en effet, l'abolition des classes sociales suppose un degré de développement historique où l'existence non seulement de telle ou telle classe dominante déterminée, mais d'une classe dominante en général, donc de la distinction des classes ellemême, est devenue un anachronisme, une vieillerie. Elle suppose donc un degré d'élévation du développement de la production où l'appropriation des moyens de production et des produits, et par suite de la domination politique, du monopole de la culture et de la direction intellectuelle par une classe sociale particulière est devenue non seulement une superfétation, mais aussi, au point de vue économique, politique et intellectuel, un obstacle au développement. Ce point est maintenant atteint 1. » La véritable universalité de la ligne de développement occidentale est donc dans sa singularité et non hors d'elle, dans sa différence non dans sa ressemblance avec les autres lignes d'évolution. L'unité de l'universalité et de la singularité est contradiction mais cette contradiction est dans la vie non dans la pensée. Lorsque l'unité de cette contradiction n'est pas reconnue, deux voies sont possibles qui mènent chacune à l'impuissance théorique : soit les sociétés et leurs lignes d'évolution subsistent côte à côte dans leur foisonnement, chacune dans sa singularité historique dont le savant s'interdit de sortir. Rien n'est comparable avec rien et l'histoire reste une mosaïque de lambeaux dépourvue de cohérence globale. A l'inverse, si l'on veut voir partout le même processus, les singularités s'effacent, l'histoire devient l'application plus ou moins réussie de formes universelles auxquelles elle se soumet nécessairement. En fait, ces formes que l'on veut retrouver partout ne sont rien d'autre que celles de la ligne état normal dans sa forme présente, elle peut devenir le point de départ direct du système économique auquel tend la société moderne et faire peau neuve sans commencer par son suicide... » Cf. la préface de MARX et d'ENGELS à la 2° traduction russe du Manifeste.
1. F. ENGELS :
Anti-Diihring, ouv. cité, pp. 320-321. Souligné par nous.
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d'évolution occidentale que l'on doit chercher partout puisqu'on a nié au préalable la possibilité de plusieurs lignes d'évolution. Le caractère typique de cette ligne d'évolution trouve alors sa racine non en elle-même, dans sa propre singularité, mais dans une nécessité extérieure à l'histoire. Or, l'envers d'une nécessité externe, nous le savons, est une finalité interne. Dans une telle perspective, l'histoire était un futur sans surprise, réalité faite d'avance par laquelle l'humanité, dès son entrée dans le communisme primitif devait sortir un jour dans le communisme définitif. Ce fut cette seconde voie qu'empruntèrent de nombreux marxistes surtout après l'exposé que fit Staline des lois du développement historique dans Matérialisme dialectique et matérialisme historique, où se succédaient « nécessairement » le communisme primitif, l'esclavage, la féodalité, le capitalisme et le socialisme. Marx, cependant avait mis en garde contre cette erreur en précisant dès la Contribution à la Critique de l'Économie politique 1 : « Ce que l'on appelle développement historique repose somme toute sur le fait que la dernière forme considère les formes passées comme des étapes menant à son propre degré de développement, et comme elle est rarement capable, et ceci seulement dans des conditions bien déterminées, de faire sa propre critique... elle les conçoit toujours sous un aspect unilatéral 2.
»
Dans cette perspective, le socialisme apparaît comme un mode de production moderne, aussi incompatible avec les anciens modes de production précapitalistes que le capitalisme lui-même pouvait l'être et peutêtre plus incompatible parce que le capitalisme pouvait utiliser à son profit les vieux rapports d'exploitation au sein des pays qu'il dominait, ce que le socialisme ne peut faire.
Partis à la recherche d'un concept marxiste perdu et même renié, nous avons cherché à le rejoindre à travers les textes de Marx et d'Engels sans préjuger de sa validité scientifique. Une fois retrouvé, il fallait encore chercher pourquoi il avait été perdu. Notre quête nous mena vers des raisons sans mystère, le rapport Morgan-Engels et l'état des connaissances archéologiques, linguistiques et ethnologiques les plus avancées 1. Voir M. GODELIER : « Économie politique et philosophie » La Pensée, octobre 1963. 2. K. MARx : Contribution... ouv. cité p. 170. Souligne par nous.
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de la deuxième moitié du >ax e siècle. Glissée dans l'ombre de l'étincelante analyse d'Engels la notion s'effaça, revint sur scène quelque peu vers 1927-1930 après l'échec de la révolution chinoise, puis fut reniée et rejetée définitivement dans la nuit où K. Wittfogel, un renégat, vint la ramasser pour en faire une machine de guerre contre le socialisme. En même temps les schémas de Marx d'évolution des sociétés, amputés du mode de production asiatique, privés de l'hypothèse de la pluralité des formes de passage et d'évolution vers les sociétés de classes, cessèrent d'être un système ouvert d'hypothèses à vérifier pour se transformer en un ensemble fermé de dogmes à accepter. Le matérialisme historique se vidait de l'intérieur de sa substance scientifique et se dressait comme une nouvelle philosophie de l'histoire, monde idéal où le philosophe contemplait la nécessité historique qui pousse l'humanité à entrer dans le communisme primitif pour sortir dans le communisme définitif. Sur un plan pratique, le divorce entre ethnologie et histoire, histoire occidentale et histoire non-occidentale semblait de plus en plus consommé. Par un étrange paradoxe, des faits innombrables sont venus pousser des savants à ressusciter un concept mort. Si ce concept désigne une formation sociale correspondant à la contradiction de certaines formes de passage de la société sans classes à la société de classes alors nous avons peut-être retrouvé une réalité historique qui exige et fonde la collaboration de l'ethnologue et de l'historien (ou de l'archéologue). Car pour comprendre la contradiction spécifique du mode de production asiatique, il faut être à la fois ethnologue pour analyser les structures communautaires et historien pour rendre compte de l'embryon de classes exploiteuses. Autour de cette réalité contradictoire, les morceaux disjoints du savoir historique et ethnologique pourraient se recomposer en un ensemble unifié de connaissances anthropologiques. Mais en ressuscitant, le mode de production asiatique nous a semblé frapper d'agonie de vieilles affirmations périmées, cadavres théoriques effrités au premier choc parce que, depuis toujours ils faisaient semblant de vivre : existence d'un stade esclavagiste universel, impossibilité de sauter les stades. Mais cette résurrection est, et doit être plus qu'un retour à Marx car ce serait alors un retour à un état dépassé de la science historique. Nous avons donc cherché à remettre en état de marche le concept pour qu'il devienne efficace face aux problèmes posés par l'archéologie, l'ethnologie et l'histoire comparées aujourd'hui. Nous avons proposé une définition structurale du mode de production asiatique, supposé une relation entre cette structure et certaines situations de passage à la société de classes et saisi, à ce niveau abstrait, la possibilité théorique
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d'un champ d'application du concept, plus large que Marx n'avait pu le prévoir. Mais pour avancer il faudrait, selon nous, abandonner l'adjectif géographique « asiatique », définir rigoureusement le vieux mot de « despotisme », chercher avec prudence des « grands travaux » et des « bureaucraties ». Il faudrait voir dans la stagnation un cas d'évolution possible, mais non la seule forme possible d'évolution du mode de production asiatique, et imaginer plusieurs formes de dissolution du mode de production asiatique dont il faudrait chercher les ressorts. Nous avons proposé l'hypothèse d'une évolution du mode de production asiatique vers certaines formes de féodalité et considéré cette voie comme une forme plus fréquente de passage à une véritable société de classes que l'évolution occidentale. Celle-ci apparaît de plus en plus singulière et en même temps universelle pour avoir développé au plus haut point les traits caractéristiques d'une société de classes, domination de l'homme sur la nature et domination de l'homme sur l'homme. Aussi pensons-nous, en dernière analyse, que ce n'est pas seulement le concept de mode de production asiatique qu'il faut remettre en état de marche, mais la notion même de nécessité historique, de loi en histoire. Sans cela les travaux des historiens s'engageront à l'aveugle, menacés demain du destin d'hier, et, sur un autre plan, la pratique sociale se développera sans savoir bien d'où elle vient et où elle peut aller et comment y aller. Bien entendu nos analyses et nos hypothèses proposées sont pour être contestées ou confirmées dans une large discussion. Les accepter sans preuve serait abandonner la lettre du dogmatisme sans en perdre l'esprit. Inversement, chercher dans telle et telle histoire un mode de production asiatique sans poser au préalable le problème de statut théorique de ce concept, c'est faire du positivisme avec de bonnes intentions. Nous proposons donc de chercher dans les directions suivantes : 1° Peut-on reconstituer divers processus par lesquels l'inégalité s'introduit dans les sociétés sans classes et mène à la formation d'une classe dominante? (question posée aux historiens de l'antiquité et aux ethnologues). 2° Peut-on constituer une typologie des formes du mode de production asiatique, avec ou sans grands travaux, avec ou sans agriculture, etc. et poser le problème d'une typologie des formes de communautés en analysant les formes d'appropriation du sol, l'origine et la nature des pouvoirs aristocratiques et royaux, etc.? 3° Peut-on décrire plusieurs formes d'évolution du mode de production asiatique vers des sociétés de classes? 4° Quel est le processus qui inaugura l'économie marchande chez
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les Grecs et les Romains? Comment, à la fois, prendre au sérieux le « miracle grec » et le désidéaliser? 5° Quels sont les rapports entre les concepts de mode de production asiatique et de démocratie militaire? A travers ces recherches il faudra inventer un langage rigoureux et peut-être abandonner demain l'expression « mode de production asiatique » pour d'autres mots plus exacts et moins chargés de maléfices 1. Maurice GODELIER.
1. Nous voudrions signaler l'important article d'A. CASO : « Land Tenure among the Ancient Mexicans », American Anthropologist, août 1963, vol. 65, n° 4, pp. 862878, sur la propriété foncière chez les Aztèques. Nous avons lu ce texte après avoir rédigé notre analyse du rapport Morgan-Engels et il nous a semblé la confirmer de façon frappante. Selon l'auteur, la société aztèque combinait les traits d'une société communautaire, tribale avec propriété commune du sol et ceux d'une société de classes dominée par une aristocratie détenant les pouvoirs religieux, politique, militaire et contrôlant l'État (p. 875) : Le roi possédait des terres «non pas en tant qu'individu mais en tant que fonctionnaire » (p. 868). Le clergé, les militaires étaient entretenus par des tributs et des corvées prélevés sur les communautés d'hommes libres. A côté de cette propriété d'État, la noblesse et le roi possédaient des domaines privés exploités par des « serfs » attachés au domaine (p. 870). L'existence de telles inégalités sociales et d'une propriété privée aristocratique peuvent, selon l'auteur, se comprendre « pour autant que nous n'essayons pas de le faire dans les termes de l'organisation iroquoise ou de la propriété romaine» (p. 874). Il conclut: « On s'étonne de voir que des conclusions aussi fausses aient pu être tirées telles celles de Morgan (1878) et Bandelier (1880) qui furent en vogue pendant le premier quart de siècle. » (p. 862). Signalons les deux articles de GIBSON sur « La Transformation des communautés indiennes en nouvelle Espagne de 1500 à 1820 » Cahier d'Histoire mondiale, n^ 3 1955, et surtout « The Aztec Aristocracy in Colonial Mexico », Comparative Studies in Society and History, II, 2, january 1960 pp. 169-197, où l'auteur critique (p. 171 $ 5) les conclusions de BANDBLIER, disciple de Morgan, sur les Aztèques dans On the social organisation and mode of government of the Ancient Mexicans, Cambridge, mars 1880 et F. KATZ : Die Sozialökonomische Verhältnisse bei den Azteken im 15 und 16 Jahrhundert, chap. in et x. Berlin 1956.