OJO: faltan las páginas 44-45 y 634-635
Maurice Godelier
MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
Fayard
© Librairie Arthème Fayard, 2004.
À Lùid ÂAl~xandrê
INTRODUCTION
Les trente dernières années du xxe siècle auront été les témoins d'un véritable bouleversement de la parenté et des idées sur la parenté. Dans la vie des gens - et nous pensons d'abord à celle des millions d'individus des deux sexes, de tous âges et de toute condition, qui composent les sociétés occidentales de tradition chrétienne, capitaliste et démocratique, celles qui nous serviront ici de première référence -, dans la vie, donc, on a assisté à de profondes mutations des pratiques, des mentalités et des institutions qui définissent les rapports dits de parenté entre les individus comme entre les groupes que ces rapports engendrent ; familles nucléaires, familles improprement dites « étendues », parentèles, etc. Plusieurs faits en témoignent, sur lesquels nous reviendrons plus loin en détail: la forte diminution des mariages, l'augmentation plus forte encore des séparations et des divorces, avec pour conséquences l'apparition et la multiplication des familles monoparentales, des familles recomposées, etc. Mais alors que le lien conjugal se montre de plus en plus fragile et précaire, la volonté des parents de continuer à assumer leurs responsabilités vis-à-vis de leurs enfants, même après leur séparation ou leur divorce, est un fait social qui n'a pas cessé de s'affirmer fortement. C'est là un aspect et un effet du mouvement de valorisation de l'enfance et de l'enfant apparu en Europe occidentale au XIXe siècle et qui a pris toute son ampleur au milieu du xxe • Bref, parmi les avatars de la famille conjugale, si l'axe de 'l'alliance se fragilise, l'axe de la filiation reste ferme 1. Mais la filiation elle-même risque de ne plus être demain ce qu'elle était hier, et la définir devient plus compliqué avec les progrès de la biologie et le développement des nouvelles technologies de reproduction. Alors qu'il semblait relever du simple bon sens de dire que, s'il y a toujours un doute possible sur l'identité du père d'un enfant, il ne peut y en avoir sur celle de sa mère puisque celle-ci ne pouvait être que la femme qui avait porté l'enfant dans son ventre et l'avait mis au monde, 1. Cf. Irène Théry, Couple. filiation et parenté aujourd'hui. Rapport à la ministre de l'Emploi et de la Solidarité et au garde des Sceaux, ministre de la Justice, Paris, Odile Jacob, 1998. Ce rappon, très précis dans les faits rapponés et très nuancé dans leur interprétation, nous a été d'une grande utilité.
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il est désormais devenu possible qu'il n'en soit pas ainsi. On peut en effet, aujourd'hui, transférer un ovule, fécondé dans le corps d'une femme, dans le corps d'une autre femme où il poursuivra son développement jusqu'à la naissance de l'enfant. Alors que dans nos sociétés la femme qui mettait au monde un enfant était perçue à la fois comme la génitrice et comme la mère de cet enfant, à partir du moment où l'on peut disjoindre artificiellement les trois moments naturellement indivisibles de la fabrication de celui-ci, la fécondation, la gestation et la parturition, la question se pose de savoir ce que sont pour l'enfant né dans ces conditions les diverses ·femmes qui ont l'une après l'autre contribué à sa naissance. En général, à cause de l'importance, dans notre culture, des aspects biologiques des liens de parenté et de la représentation généalogique de ces liens, la question se ramène le plus souvent à savoir laquelle de ces femmes est la « vraie » mère 1. Car si toutes ces transformations, qui vont parfois dans des sens contraires, ont profondément altéré l'univers de la parenté, elles n'ont pas encore ébranlé l'un des axiomes qui en Europe, depuis des siècles, servent à la définir et à la représenter, à savoir que la parenté est fondamentalement un univers de liens généalogiques, à la fois biologiques et sociaux, entre des individus de même sexe ou de sexe différent et appartenant à la même génération ou à des générations différentes qui se succèdent dans le temps. Or, depuis une vingtaine d'années déjà, d'autres formes d'union, auparavant interdites et réprimées, sont apparues au grand jour, plus ou moins tacitement acceptées par l'opinion publique, et ce sont elles qui contestent pour la première fois de front le principe généalogique qui, traditionnellement, était conçu comme le cœur de la parenté: ces unions sont celles qui caractérisent les couples homosexuels. Leur affirmation et leur multiplication pèsent désormais sur l'ensemble des rapports de parenté, et ceci pour deux raisons. D'une part parce que les couples homosexuels réclament un statut légal pour leur union, et que celle-ci pourrait prendre la forme d'une sorte de mariage. D'autre part parce qu'une minorité de ces couples veut aller plus loin et revendique le droit de pouvoir un jour transformer leur union en une vraie famille par l'adoption d'enfants engendrés hors du couple ou par insémination artificielle à partir d'un donneur de sperme plus ou moins anonyme. Nous sommes donc en plein paradoxe. Le mariage recule chez les hétérosexuels tandis qu'il est revendiqué par les homosexuels. Les enfants qui, jusqu'à l'apparition des nouvelles technologies de procréation, devaient leur naissance à des rapports sexuels entre des hommes et des femmes qui ne les désiraient peut-être pas, sont maintenant désirés par des couples homosexuels qui, par principe, excluent de leur désir les 1. Cf. R. Fox, Reproduction and Succession : Studies in Anthropology, Law and Society, New Brunswick (NJ), Transactions Publisher, 1993, p. 120. Voir aussi M. Strathem, Reproducïng the Future : Essays on Anthropology. Kinship and the New Reproduction Technologies, Manchester University Press, 1992, pp. 39-53.
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Il
rapports hétérosexuels. Autre paradoxe pour certains, ce serait au sein des familles homosexuelles que la parenté se réaliserait pleinement en devenant une réalité purement sociale et affective ou peu s'en faut. Une femme en choisissant d'être « père» et de se comporter comme tel, un homme en choisissant d'être « mère» et de se comporter comme telle vis-à-vis d'ùn enfant, l'un et l'autre en choisissant d'exercer la parenté en dehors de toute référence à leur sexe biologique, n'apporteraient-ils pas la preuve éclatante que la parenté dans son fond n'est pas biologique mais sociale, confirmant ainsi une thèse chère à beaucoup de théoriciens de la parenté ? Vévolution actuelle viendrait donc confirmer, une fois de plus, la place prééminente de l'anthropologie quand il s'agit de penser la parenté. Ce que justifieraient les juristes, les hommes politiqués, les psychologues lorsqu'ils font la démarche de s'adresser aux anthropologues afin que ceux-ci les aident à y voir plus clair dans les arcanes de la parenté moderne avant d'intervenir sur son cours. Mais les anthropologues sontils encore désireux, ou même capables, de répondre aux questions qui leur sont posées lorsque la majorité d'entre eux ont cessé, depuis vingt ans, de s'intéresser à la parenté? Avant d'examiner ce qu'est devenue chez eux l'étude de la parenté, longtemps considérée comme une spécialité et le plus beau fleuron de la discipline, prenons un peu de recul et examinons les principes du système de parenté dont nous sommes issus, le système dit « cognatique». TI est composé de trois éléments qui se combinent entre eux et constituent en quelque sorte la structure profonde de la parenté dans nos sociétés, le cadre dans lequel chacun, chacune, naît et vit sa vie. La première de ces composantes, c'est la famille, nucléaire et monogame. La deuxième, c'est le réseau des familles qui lui sont apparentées par des liens de consanguinité et/ou d'alliance 1. Ces réseaux associent des individus de générations différentes principalement liés entre eux par des rapports de filiation directe ou collatérale, et ceci tant du côté paternel que maternel. Car dans nos sociétés, les deux branches comptent presque autant l'une que l'autre, et c'est pour cela que ce système de parenté est dit « cognatique». Cependant, dans la mesure où c'est le père et non la mère qui continue à transmettre son nom à ses enfants et que d'autres éléments de la vie sociale passent principalement ou exclusivement par lui, on dit que notre système cognatique est à « inflexion patrilinéaire ). Ces réseaux de familles apparentées qui se fréquentent et dont les membres se sentent solidaires, s'entraident et échangent biens et services sont parfois improprement appelés « familles étendues »), alors que l'expression devrait être réservée à des groupes de parenté, en général un père et ses fils mariés vivant sous le même toit et composant une seule unité domestique qui souvent fonctionne aussi comme une unité de production. Ces familles « étendues » proprement dites ont existé dans 1. l'alliance peut être officielle s'il y a eu mariage ou déclaration de concubinage entre les deux individus qui s'unissent, ou être officieuse s'ils vivent en « union libre ».
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diverses régions des campagnes françaises et européennes sous l'Ancien Régime, et pendant une partie du XIXe siècle, telle la « famille souche» décrite par Le Play. Elles ont pratiquement disparu aujourd'hui. Troisième élément: la parentèle. La parentèle est, elle aussi, un réseau de parents, mais un réseau centré sur l'individu. li regroupe, d'une part, l'ensemble des parents dont cet individu « hérite» à sa naissance, côté paternel et côté maternel, ainsi que les alliés de leurs consanguins et les consanguins de leurs alliés. Cette parentèle héritée à la naissance, chacun la partage avec ses frères et sœurs de même père et de même mère, avec ses germains. Mais dès que l'individu en question se marie (ou comme souvent aujourd'hui vit en couple) et a des enfants, il devient lui-même le point de départ d'une autre parentèle qui, elle, diffère de celle de ses germains. On voit que les deux réseaux, le réseau des familles et le réseau des individus apparentés, sont des réseaux ouverts dont les limites dépendent de multiples facteurs qui n'ont rien à voir avec la parenté: proximité spatiale des familles et des individus, changement de statut social de certaines d'entre elles ou de certains d'entre eux qui ne se fréquentent plus, disparition à la suite d'épidémies, de guerres, etc. Ces trois éléments, qui composent en quelque sorte le champ de la parenté, existaient sous l'Ancien Régime mais ils étaient alors associés à d'autres qui soit ont disparu après la Révolution française et la promulgation en 1804 du premier code civil, le Code Napoléon, soit ont changé de statut au sein de la nouvelle société et du nouvel ordre moral et sexuel qui lui ont succédé. Sous l'Ancien Régime, le mariage était un acte religieux, un sacrement qui rendait l'union d'un homme et d'une femme indissoluble. Le divorce était interdit par l'Église, à moins que preuve ne soit faite que le mariage n'avait pas été charnellement consommé. Les enfants devaient être baptisés, et le baptême (comme la naissance) était consigné dans les registres de la paroisse où avait été dispensé le sacrement. Le père d'un enfant était censé être par principe le mari de sa mère, et il avait autorité sur sa femme et sur ses enfants. Cette configuration de droits, de pratiques et de valeurs caractéristiques de l'Ancien Régime devait commencer à changer avec l'institution, en 1804, du « mariage civil ». En principe, celui-ci n'était pas obligatoire, mais il l'est rapidement devenu de facto aux yeux de la majorité de la population, qui a vite compris que la nouvelle institution serait dorénavant la seule voie légale pour légitimer les enfants qui naîtraient de l'union d'un couple. Leur naissance fut désormais consignée dans les registres de l'état civil. Au XIXc siècle, le concubinage reste stigmatisé comme une pratique des classes inférieures ou d'individus ayant choisi de rompre avec les conventions sociales, les artistes par exemple!. Les enfants nés hors mariage, dits « naturels », n'ont aucun droit. Ce sont des bâtards, et ils sont moins bien traités que ceux de la noblesse sous l'Ancien Régime. 1. Réforme du 4 juin 1970, lois du 22 juillet 1987 et du 8 janvier 1993. Voir 1. Théry, Couple, filiation, parenté... , op. cit., pp. 189-207.
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Des pressions sociales s'exercent fortement pour que les jeunes se marient dans leur « condition », dans leur milieu. Au sein de la famille, seul le père exerce l'autorité. Il est investi de la puissance paternelle, un droit et un concept dont les origines remontent à l'Antiquité romaine. Le mari a le devoir d'assurer aux membres de sa famille leurs conditions matérielles d'existence. La femme mariée est soumise à la puissance maritale et est juridiquement incapable. Le mariage, qu'il soit civil ou religieux, demeure donc l'acte fondateur d'un couple. Le divorce, d'abord reconnu, sera aboli en 1816. La découverte avant le mariage de la sexualité et de l'amour chez les adolescents est réprimée. Bien entendu, l'homosexualité est condamnée et considérée comme un désir contrenature, comme un péché pour les croyants, comme une pathologie aux yeux des milieux médicaux, et les couples homosexuels sont obligés de cacher leur liaison. Ces quelques retours sur le siècle dernier, évidemment bien sommaires, n'ont pour but que de suggérer les changements qui se sont multipliés, à partir des années soixante du siècle dernier, lorsqu'une nouvelle société a pris sa forme et son élan après les bouleversements provoqués en Europe occidentale par la Seconde Guerre mondiale et par la division du monde en deux blocs qui l'avait suivie. En 1970, la notion de puissance paternelle est abolie et on lui substitue celle d'autorité parentale l, partagée à égalité par le père et la mère, auxquels il est enjoint d'assumer vis-à-vis de leurs enfants des responsabilités en matière de santé, d'éducation, de sécurité, de moralité 2, et ceci même après une éventuelle séparation ou divorce. Vautorité p~rentale est ainsi considérée comme une fonction d'ordre public dont l'Etat est le garant. En 1975 le divorce par « consentement mutuel» est institu~ en France. En 1996, 38 % des mariages se terminent par un divorce. A ce chiffre, il faut ajouter un nombre important de séparations qui ne passent pas par le divorce. C'est le cas évidemment pour les couples vivant en concubinage lorsqu'ils se séparent. D'où la multiplication des familles monoparentales et des familles dites «recomposées», qui n'offrent pas un modèle alternatif mais simplement de nouvelles configurations sociales qui se forment à différents stades de l'existence des individus, l'allongement spectaculaire de la durée de la vie par rapport au XIXe siècle permettant aux individus de nouer plusieurs types d'alliances au cours de leur existence. De façon générale, le mariage n'est donc plus dans notre société l'acte fondateur du couple 3• Celui-ci se forme avant le mariage, lequel s'il est décidé, n'intervient souvent qu'après que le couple s'est convaincu de la nécessité de stabiliser son union. Mais le mariage ne suffit plus à faire une famille. Celle-ci ne s'établit vraiment qu'avec la naissance d'un 1. J. Rubellin-Devichi (dit.), Des concubinages dans le monde, Paris, CNRS, 1990. 2. Article 371-2 du Code civil. 3. F. Battagliola, La Fin dJ~ mariage?, Paris, Syros, 1988.
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enfant. li serait donc faux de prétendre que l'on assiste à un rejet général du mariage, quand l'institution a tout simplement perdu de son poids social. En même temps les attitudes négatives vis-à-vis du concubinage ont en grande partie disparu, de même que l'opprobre jeté sur les enfants nés de cette forme d'union. Les réseaux de familles apparentées existent toujours et continuent d'apporter leur soutien aux individus, au-delà des limites de leur famille natale ou conjugale, surtout dans les époques de récession économique et de chômage des jeunes. Mais ces réseaux tendent à se faire plus étroits, à se resserrer autour des axes de la filiation directe en excluant de plus en plus souvent les collatéraux éloignés ou proches. li en va de même des parentèles auxquelles un individu se sent attaché, qui tendent elles aussi à se réduire à un petit nombre de parents consanguins ou alliés avec lesquels il a choisi de maintenir des liens. Quelles sont donc les forces qui ont modifié depuis un demi-siècle les formes et l'exercice de la parenté dans nos sociétés? C'est d'abord l'accent mis sur le libre choix de l'autre dans la fondation du couple, choix libéré des contraintes et des conventions sociales, comme l'obligation morale de se marier dans son milieu, de transmettre un nom, de pérenniser une famille, un groupe social, etc. Et dans ce choix, le désir, l'amour, les sentiments constituent des critères qui, désormais, l'emportent sur d'autres considérations, moins subjectives, plus sociales. Par ailleurs, les amours adolescentes ne sont plus interdites, et tous ces faits témoignent d'une nouvelle attitude vis-à-vis de la sexualité. Dans ce contexte, la disparition chez un individu de son désir et/ou de son amour de l'autre sont des raisons désormais suffisantes pour rompre une union et rendre l'individu en question disponible pour de nouveaux liens, une nouvelle vie. La deuxième force qui se conjugue aux autres pour remodeler les rapports de parenté a pris sa source dans les transformations des rapports entre les hommes et les femmes, et dans la pression sociale qui s'exerce de plus en plus en faveur d'une plus grande égalité entre les sexes dans tous les domaines de la vie sociale et personnelle. En témoignent l'institution de l'autorité parentale et celle du divorce par consentement mutueP. Cette pression dans le sens d'une plus grande égalité entre les sexes s'explique aussi par le fait que les femmes sont entrées en nombre toujours plus grand dans la vie économique et apportent une contribution essentielle à la vie matérielle de leur couple ou de leur famille. Ce faisant, elles acquièrent (aussi) plus d'autonomie matérielle vis-à-vis de leur conjoint ou de leur compagnon. La troisième force qui a affecté progressivement le champ de la parenté est le mouvement de valorisation de l'enfant et de l'enfance, qui fait que l'enfant n'est plus perçu comme un être plus ou moins « privé de raison », mais déjà comme une personne dont l'arrivée dans la famille «
1. Réforme de 1975 qui créa également un nouveau cas de divorce, non judiciaire, le divorce sur déclaration commune ».
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est de moins en moins subie mais désirée, voire, grâce aux progrès de la médecine, programmée. L'enfant occupe désormais une place beaucoup plus grande dans la vie affective et économique des familles. Mais en même temps, et c'est là un effet que de l'action des deux forces précédentes, beaucoup de couples s'efforcent de se ménager un espace propre ~ côté et. au-delà de leurs tâches et responsabilités parentales. Evidemment, ce sont les femmes qui bénéficient le plus de ce que leur vie familiale ne se trouve pas entièrement réduite à leur rôle de mère. Enfin, avoir une famille « nombreuse» n'est plus un idéal très répandu s'il le fut autrefois, et dans beaucoup de milieux le modèle moderne est plutôt celui d'une famille où les deux parents travaillent et ont deux enfants - un garçon et une fille. Toutes ces transformations sont portées par un mouvement plus profond qui n'est pas né dans le champ de la parenté mais le traverse et agit en lui en permanence, comme il traverse tous les domaines de la vie sociale et agit sur eux. C'est celui qui pousse à la promotion de l'individu en tant que tel, indépendamment de ses attaches premières à sa famille et à son groupe social, qui le valorise s'il se comporte de façon autonome et démontre sa capacité à prendre des initiatives, des responsabilités, qui le feront s'élever au sein des institutions publiques et privées qui constituent la structure économique et politique de nos sociétés. Ce mouvement de promotion de l'individu s'effectue en outre dans un contexte historique où les actes d'autorité exercés par ceux qui détiennent le pouvoir dans l'État ou dans les entreprises privées, vis-àvis des personnes qui dépendent d'eux, suscitent critiques, résistances et oppositions quand cette autorité est brutalement imposée sans aucune possibilité de dialogue. Bref, notre société préfère l'autorité méritée ou négociée à celle qui est héritée ou imposée. Ce mouvement s'est traduit de façon positive dans le champ de la parenté par l'abolition de la « puissance paternelle» et la promotion d'une ..« autorité parentale» toute neuve, partagée et « garantie» par l'État. A cela s'ajoute le fait que les enfants, reconnus comme des êtres qu'on doit traiter dès leur naissance comme des personnes, restent désormais enfants moins longtemps qu'avant, puisqu'ils deviennent « adultes » à l'âge de 18 ans. Les parents se sont donc retrouvés contraints d'inventer des formes d'autorité qui n'existaient pas quand ils étaient eux-mêmes enfants, des formes qui visent à convaincre plus qu'à être obéis et s'appuient sur le dialogue plutôt que sur la violence 1. L'exercice de la parenté est devenu plus difficile, et l'on assiste dans de très nombreuses familles à une crise profonde de l'autorité des parents, crise qui affecte d'ailleurs davantage le père que la mère dans la mesure où c'est à lui que revenait traditionnellement d'incarner la loi et l'autorité. On aboutit ainsi parfois, quand les parents se séparent ou 1. La même évolution est intervenue à l'école, lieu où les enfants passent autant de temps que dans leur famille, et cela a contraint les maîtres à changer leurs méthodes d'enseignement.
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divorcent, à une véritable dissolution de la figure paternelle : 80 % des enfants de parents séparés ou divorcés vivent avec leur mère contre 8 % qui vivent avec leur père et 6 % avec d'autres personnes. En outre, 20 % seulement des enfants qui vivent avec leur mère voient leur père une fois par semaine. Par ailleurs, si le père et/ou la mère se remarie(ent}, les enfants se retrouvent au sein de familles composées de fragments des familles précédentes. L'enfant vit alors avec un « beau-père» (stepfather, en ancien français « le parâtre») ou une « belle-mère» (autrefois une « marâtre») aux yeux de qui il n'est pas leur enfant. Il a des demi-frères ou demisœurs si le nouveau couple a des enfants, et des quasi-frères ou sœurs si la personne avec laquelle a choisi de vivre son père ou sa mère amène avec elle ses enfants d'une précédente union. De ce fait, les enfants des familles recomposées ont souvent beaucoup de mal à trouver leurs repères et leur place dans ces nouvelles configurations de personnes et de liens, et d'abord à trouver les mots qu'il faut pour s'adresser à leurs nouveaux «parents ». Enfin, comme la séparation et le divorce sont des pratiques qui tendent à se généraliser, beaucoup d'enfants craignent que leurs parents ne se séparent le lendemain et qu'ils ne puissent plus voir leur père ou leur mère qu'une fois par semaine, le dimanche, et pendant une partie des vacances. Bref, travaillée par ces mouvements opposés, voire contradictoires, la famille n'apparaît certainement plus, en ce début du XXJC siècle, comme le fondement stable de la société, comme sa cellule de base - si elle l'a jamais été. Et la multiplication des couples homosexuels qui revendiquent de pouvoir élever des enfants qu'ils n'ont pas engendrés euxmêmes en tant que couple ajoute de nouvelles incertitudes sur l'avenir de la parenté, de la famille et du mariage. En fait, considérés globalement et avec le recul de l'histoire, tous les changements intervenus récemment dans la parenté apparaissent en phase avec l'évolution générale des sociétés occidentales, qui sont des sociétés capitalistes, donc privilégiant les initiatives et les intérêts individuels, et des sociétés démocratiques, donc rejetant en pr~cipe les formes despotiques de l'autorité publique - mais aussi privée. A ces traits s'en ajoutent d'autres, plus spécifiques, qui ne s'expliquent que par l'influence de la tradition chrétienne, soit parce que cette tradition continue à affecter la vie des individus et des institutions, soit parce qu'elle a provoqué, en réaction contre elle, des formes de rupture spécifiques à l'Occident, dans le domaine de la sexualité ou dans celui de la famille, avec, par exemple, l'institution du mariage civil, devenu la seule forme légale de mariage dans un certain nombre de pays européens (reléguant le mariage religieux dans le domaine des choix privés). Bien entendu, cette évolution n'avait été prévue par personne lorsqu'elle a commencé à s'affirmer une dizaine d'années après la Seconde Guerre mondiale, et personne aujourd'hui ne sait clairement où elle nous mène. Et ceci d'autant moins que les faits qui la conditionnent sont à la fois complexes et insuffisamment connus, et que les problèmes, même
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les plus visibles (comme la difficulté pour les parents à conserver une certaine autorité sur leurs enfants, ou les maîtres sur leurs élèves), doivent être assumés par chacun individuellement, isolément, sans que le débat public ou la mise en partage des expériences les y aident encore réellement. Dire que l'évolution de la parenté est liée à celle, globale, de la société, dans son ensemble revient à regarder bien des jugements sur le mariage, la famille, l'amour, le désir, comme autant de déclarations idéologiques. Pour ceux qui condamnent l'évolution de nos sociétés au nom d'un passé idéalisé, le monde est devenu une jungle où chacun est condamné à se battre contre les autres pour faire triompher ses intérêts et ses appétits particuliers, fût-ce au détriment de ses parents ou de ses amis. A leurs yeux; la famille, autrefois sanctuaire de valeurs éminemment sociales, le respect, la solidarité, l'entraide, est condamnée à disparaître - et a déjà presque cessé d'exister: Pour d'autres, au contraire, notre monde est le premier dans l'histoire à permettre aux individus de vivre selon leurs désirs et leurs sentiments, c'est un monde où chacun choisit librement ceux avec lesquels il (elle) vivra, au-delà des préjugés et des conventions et en tenant pour rien les rapports de classes, de castes et de toute autre hiérarchie sociale, quelle qu'elle soit. TI semble évident que, entre la diabolisation de la société d'aujourd'hui et son angélisation, il y a place pour une autre attitude qui consiste, avant de se prononcer, à procéder à un inventaire détaillé des situations de fait et des pratiques. Cette démarche implique d'écouter sans a priori les gens quand ils parlent d'eux-mêmes et des autres, de leur passé et de leur présent, en s'efforçant de confronter discours et pratiques réelles. Bien entendu, ces discours, ces pratiques doivent être resitués dans un temps beaucoup plus long que celui dont les locuteurs se souviennent personnellement et auquel ils font référence, le temps de l'histoire moderne des sociétés européennes. Cette attitude revient en fait à combiner diverses approches et méthodes des sciences sociales, en premier lieu celles des historiens, qui font revivre pour nous un passé souvent plus ignoré qu'oublié ou inventé, et celles des anthropologues, dont le métier est de s'immerger de façon prolongée dans une société contemporaine pour l'observer, en quelque sorte à distance mais de l'intérieur: Que dit donc l'anthropologie de cette évolution ? Imaginons quelqu'un qui serait peu au fait des derniers développements et avatars de l'anthropologie, mais serait versé dans les sciences sociales et chercherait, en ce début du xxre siècle, à s'informer rapidement sur ce qu'est devenue l'étude de la parenté au sein de cette discipline. Vraisemblablement, ce lecteur aborderait son enquête en ayant encore en tête l'opinion autrefois communément répandue que l'étude de la parenté « est à l'anthropologie ce que la logique est à la philosophie ou le nu à l'art: la discipline de base». Malgré le caractère un peu
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d')\llf'IIX de la comparaison, cette formule de Robin Fox, auteur d'un 11\'1'(' totljours utile sur la parenté l, semblait lors de sa parution (en 1961) énoncer une évidence établie depuis fort longtemps - et elle devait par la suite être d'ailleurs abondamment citée. Sans nécessairement remonter jusqu'aux pères fondateurs, et particulièrement à Morgan qui, en 1871, avait publié son énorme ouvrage intitulé Systems of Consanguinity and Affinity of the Human Family2, la seule évocation de quelques-uns des grands noms de l'anthropologie - Rivers, Kroeber, Radcliffe-Brown, Evans-Pritchard, Fortes, Murdock, Lévi-Strauss, Lounsbury, Dumont, Needham, qui tous doivent une partie de leur renommée à leurs contributions à l'étude de la parenté - devrait suffire à conforter le non-spécialiste dans l'idée que la parenté est bien l'un des domaines d'excellence de l'anthropologie et un objet dont l'étude est quasiment la spécialité de ceux qui s'en réclament. Du coup, notre lecteur serait probablement vite étonné, en balayant les différentes sources de données disponibles sur l'écran de son ordinateur, de découvrir que l'étude de la parenté a pratiquement disparu de l'enseignement de nombreux départements d'anthropologie aux ÉtatsUnis, ainsi que d'un certain nombre d'entre eux en Europe, qui les imitent en cette matière. D'un seul coup, l'éclat dont brillait encore à ses yeux l'étude de la parenté deviendrait comme la lumière que continuent à nous envoyer des étoiles mortes depuis plusieurs millions d'années, un trompe-l'œil et un trompe-l'esprit. En quarante ans, la parenté, qui semblait avoir plutôt bien survécu aux nombreuses et rudes batailles qui avaient opposé, génération après génération, les anthropologues qui cherchaient à en définir ou redéfinir l'objet, les principes et les fondements (biologiques et/ou sociaux), se serait finalement dissoute d'elle-même. Elle serait devenue un non-objet pour les anthropologues eux-mêmes, et cela avant même que ceux d'entre eux qui se réclament aujourd'hui du «post-modernisme» n'entrent en scène et nc s'attellent à la « déconstruction » de leur discipline. En témoignerait le fait que les principales figures de ce mouvement, Marcus, Fisher, Clifford, etc., ne font pratiquement plus référence à la parenté dans les nombreux ouvrages où ils dressent l'inventaire critique de l'anthropologie et proposent de nouveaux objets d'étude pour la reconstruire 3 • En fait, comme la suite de ce livre se propose de le montrer, cet effet de vide provient de ce que l'objet « parenté », bien loin de s'être évanoui, a émigré vers d'autres domaines de l'anthropologie, happé par de
1. R. Fox, Kinship and Ma"iage, Londres, Penguin Books, 1967, p. 10. 2. L. H. Morgan, Systems of Consanguinity and Affinity of the Human Family, vol. 17, Washington, Smithsonian Institution, 1871. 3. G. E. Marcus et M. J. Fisher, Allthropology as Cultural Critique, an Experimental Moment in the Human Sciences, Chicago, University of Chicago Press, 1986. G. E. Marcus, Ethnography though Thick and Thin, New Jersey, Princeton University Press, 1998. J. Clifford et G. E. Marcus, Writillg CII/ture, the Poetics and the Politics of Ethnography, Berkeley, University of Califomia Press, 1986.
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nouvelles interrogations qui le remodèlent. Et du coup, l'analyse de la parenté a tout simplement déserté les lieux où l'anthropologie tournait en rond depuis des décennies, engluée dans de faux problèmes par principe insolubles. Les vides laissés par cette désertion ne sont pas nécessairement le signe que la mort annoncée a déjà eu lieu. Mais commençons par le commencement. Morgan, le fondateur
Pourquoi commencer par l'Américain Lewis Henry Morgan? Parce que son œuvre illustre de façon exemplaire les contradictions auxquelles l'anthropologie se trouve confrontée depuis ses origines, et montre en même temps à quelles conditions le travail de terrain et les interprétations que l'anthropologue propose des faits qu'il a observés peuvent acquérir lentement un caractère scientifique, constituer un type nouveau de connaissances de l'autre et de soi, et non plus s'en tenir à la projection sur cet autre des représentations, des valeurs et des préjugés de l'ethnologue et de sa culture, parés d'un plumage et d'un ramage empruntés aux discours des sciences exactes. Pour mémoire, rappelons qu'à l'époque de Morgan le paradigme de l'explication « scientifique» était la théorie de l'évolution des espèces élaborée par Darwin. C'est dans ce contexte que Morgan, juriste de formation, avocat à Rochester auprès de compagnies de chemin de fer, ami et défenseur des Indiens contre les expropriations et autres exactions qu'ils subissaient de la part des Blancs, se prend de passion pour l'étude de leurs coutumes et décide d'y consacrer sa vie 1. C'est en enquêtant chez les Seneca, une tribu de la confédération des Iroquois, qu'il découvre que leurs rapports de parenté manifestent une logique propre très différente de celle des systèmes de parenté européens et euraméricain. Il note que là où les Européens ont deux termes pour désigner le père et les frères du père (appelés oncles), les Indiens ne font pas la distinction et désignent sous le même terme ces hommes et tous ceux qu'ils classent dans la même catégorie par rapport à un individu de référence (Ego). découvre qu'à l'inverse, là où les Européens ont un seul terme, cousin, pour désigner les enfants des frères et sœurs du père et de la mère, les Indiens en ont deux, l'un dédié aux enfants des frères du père et des sœurs de la mère, l'autre aux enfants de la sœur du père et du frère de la mère, autrement dit qu'ils recourent à des termes différents pour désigner les enfants de collatéraux du même sexe ou du sexe opposé à celui de leurs parents. Bref, ils opèrent une distinction entre ceux que les anthropologues ont appelés les cousins parallèles et les cousins croisés. Or, comme les termes pour désigner les cousins et cousines parallèles sont les mêmes que ceux qui servent à désigner les
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1. T. Trautmann, Lewis Henry Morgan and the Invention of Kinship, Berkeley, University of Califomia Press, 1987. R. Care, Lewis Henry Morgan, American Scholar, Chicago, The University of Chicago Press, 1960.
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frères et les sœurs et que frères et sœurs sont inépousables, les cousins parallèles sont également inépousables sous peine d'inceste. En revanche, il sera souvent possible, sinon recommandé, d'épouser ses cousins ou cousines croisés. Enfin, du fait que, par contraste avec les terminologies de parenté qui classent sous un seul terme plusieurs individus, par exemple le père et tous ses frères, les terminologies européennes procèdent en décrivant par étapes les rapports qui lient un individu à un autre, comme par exemple dans l'expression «le grand-père de mon grand-père est mon trisaieul », Morgan conclut qu'il existe une différence fondamentale de principes entre ces terminologies. li baptisera les premières « terminologies classificatoires» et les secondes «terminologies descriptives». Cette opposition devait par la suite susciter de fortes critiques et fut amendée. Morgan découvrit également que la composition des groupes exogames chez les Iroquois s'expliquait par la mise en œuvre d'un principe de descendance qui passait exclusivement par les femmes alors qu'en Europe la descendance d'un individu passe aussi bien par les hommes que par les femmes. désigna les groupes d'individus qui se considéraient comme descendant par les femmes d'une ancêtre commune d'un mot latin, le mot «gens», ce qui n'était pas un hasard, et il dénomma «descendance matrilinéaire» le principe qui présidait à la constitution de ces groupes de parenté. constata également qu'après leur mariage les hommes quittaient leur clan pour aller résider auprès de leur épouse. Et finalement, il en conclut que tous ces éléments formaient un tout cohérent, doté d'une logique propre, un « système ». TI poursuivit alors son enquête parmi d'autres tribus indiennes d'Amérique du Nord de langues et de cultures différentes et découvrit que, audelà de ces différences, un certain nombre d'entre elles recouraient à des terminologies de parenté dotées de la même structure que celle des Seneca, une structure que plus tard on appellera précisément de type «iroquois ». D'autres groupes, les Crow, les Omaha, présentaient néanmoins des terminologies et des règles d'alliance très différentes. Devant cette diversité, mais aussi devant ces convergences, Morgan décida de lancer à l'échelle du monde entier une enquête sur les terminologies et les règles du mariage. TI rédigea un questionnaire décrivant près d'une centaine de relations de parenté possibles par rapport à un individu de référence (Ego) de sexe masculin ou de sexe féminin, constituant ainsi une sorte d'arbre généalogique qui aboutissait à cet Ego ou en partait, et il en envoya près de mille copies à des missionnaires, des fonctionnaires, des administrateurs coloniaux répanis à travers le monde 1• Grâce à leurs réponses, Morgan fut le premier dans l'histoire de l'humanité à disposer d'une telle quantité et d'une telle variété d'informations sur l'exercice de la parenté dans des sociétés situées un peu partout à la surface de la planète. L'analyse et la comparaison de ces données le
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1. T. Trautmann, Lewis Henry Morgan ••• , op. cit.
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conduisirent à constater que les dizaines de terminologies recueillies dans des langues sans aucun rapport entre elles se présentaient comme autant de variétés ou de variantes autour de quelques formules-types, qu'il baptisa « punaluenne», « turanienne», etc., et que l'on nomme aujourd'h\li, après Murdock, «hawaïenne», «dravidienne », etc. De ce fait, les systèmes de parenté européens allaient désormais apparaître comme des variétés de l'une de ces structures-types, celle qu'on appellera plus tard le type «eskimo ». En 1871, Morgan rassembla une partie des terminologies qu'il avait recueillies, ainsi que ses conclusions théoriques, dans son fameux ouvrage, Systems of Consanguinity and Affinity of the Human Family, publié sous les auspices de la Smithsonian. Et dans ses conclusions, il insj~tait sur l'importance des rapports de parenté dans l'histoire de l'humanité - et particulièrement au sein des sociétés « non civilisées ». On voit donc comment Morgan a donné à l'anthropologie l'un de ses objets, la parenté, une méthode pour en traiter, le questionnaire généalogique, et un premier lot de résultats scientifiques avec la découverte de quelques-uns des principes que des sociétés non européennes avaient choisis pour organiser les liens de descendance et d'alliance entre les individus et les groupes qui les composaient. Mais tout ceci ne fut possible qu'en vertu de l'effort formidable et persistant de Morgan pour décentrer sa pensée par rapport aux catégories de sa propre société et de sa culture (euraméricaine). Et ce décentrement ne fut lui-même possible que par la suspension du jugement, la mise entre parenthèses provisoire des évidences reçues et partagées au sein de sa société et de sa culture. Certes, la suspension du jugement n'aurait pas suffi à donner un caractère scientifique aux recherches de Morgan. Et il lui aura fallu en outre apprendre à transformer les faits observés en problèmes à résoudre, en questions à poser, bref, en une façon nouvelle de considérer les faits, de les découper et de les regrouper. Mais il fallut aussi inventer une méthode pour les observer sur le terrain, des concepts pour les décrire et des hypothèses pour tenter de les expliquer. Et il fallut enfin poser comme principe que, pour comprendre les données recueillies dans une société quelconque, il est nécessaire de les comparer à d'autres, recueillies dans d'autres sociétés, semblables ou non, voisines ou non. C~est ainsi que la démarche de Morgan opéra une rupture profonde avec la pratique ethnographique spontanée des missionnaires, des militaires, des administrateurs de colonies, des commerçants et autres représentants de l'Occident qui, depuis le XVIe siècle, se préoccupaient de mieux connaître les coutumes des populations qu'ils avaient à convertir, contrôler, administrer, et qui, pour certains d'entre eux, avaient consigné leurs observations dans des lettres, des rapports, ou des récits de voyage.
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Le décentrement inachevé Cependant, et c'est l'autre face de l'œuvre de Morgan, celui-ci, aussitôt les Systems 1 publiés, s'était attelé à la tâche de mobiliser toutes ses données et ses analyses pour reconstruire, comme tant d'autres le faisaient à son époque, ce qu'avait été l'évolution de l'humanité. En 1877, il publia Ancient Society2, un ouvrage dans lequel il décrivait comment l'humanité avait progressé d'un état de sauvagerie primitive (qui la distinguait à peine du monde animal, et où régnait la promiscuité entre les sexes) jusqu'au stade de la civilisation, dont les plus grandes inventions étaient ,nées en Europe occidentale et se poursuivaient sous ses yeux dans les Etats-Unis d'Amérique du Nord, au sein d'une société nouvelle, certes créée par des Européens, mais débarrassée des séquelles féodales qui au milieu du XIXe siècle continuaient à entraver la marche vers le progrès et la démocratie de la plupart des nations du vieux continent. Et dans le cadre d'un schéma hypothétique prétendant rendre compte de l'évolution de Phumanité, qui aurait vu se succéder trois stades de développement social (ceux de la sauvagerie primitive, de la barbarie et de la civilisation), Morgan entreprit d'affecter à telle ou telle de ces trois étapes chacune des diverses sociétés exotiques dont il avait recueilli et analysé les terminologies de parenté. C'est ainsi que les sociétés polynésiennes à chefferies et à structures sociales complexes devinrent des témoins et des vestiges de l'époque où, sortant à peine de la promiscuité animale primitive, des groupes de frères s'unissaient à des groupes de sœurs, « fait» qui « expliquait», selon Morgan, le petit nombre de termes caractéristique des terminologies de parenté dites « hawaïennes » et leur extension, puisque tous les hommes et toutes les femmes de la génération qui précède un individu sont pour lui des « pères» ou des mères », et ceux et celles de sa génération des ( frères » et des ( sœurs ». Bref, le même homme qui avait réussi à décentrer sa pensée par rapport aux catégories de l'Occident, et donné naissance à une nouvelle discipline, mettait cette fois ses résultats au service d'une vision spéculative et idéologique de l'histoire qui, une fois de plus, mais à l'aide de nouveaux arguments, faisait de l'Europe et de l'Amérique le miroir où l'humanité pouvait à la fois contempler ses origines et mesurer les étapes de son évolution - progrès qui avait laissé un grand nombre de peuples loin en arrière. Ceci explique pourquoi Morgan, vingt ans auparavant, avait baptisé les groupes de descendance des Iroquois d'un terme latin, gens. Juriste versé dans le droit romain, il considérait que les clans iroquois fournissaient c(
1. L. H. Morgan, Systems of Consanguinity and Affinity of the Human Family, vol. 17, Washington, Srnithsonian Institution, 1871. 2. L. H. Morgan, Ancient Society or Research in the Lines of Human Progress {rom Savagery through Barbarism to Civilization [1877], Tucson, University of Arizona Press, 1985 (trad. française: La Société archaïque, 1971).
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la clef pour comprendre la gens romaine ou le genos des anciens Grecs depuis longtemps disparus. Les Iroquois du XIXe siècle projetaient ainsi leur système de parenté sur la société romaine antique, mais comme la «gens» iroquoise (qu'on appellera « clan» plus tard} était matrilinéaire et la gens romaine patrilinéaire, les Iroquois devenaient les témoins et les vestiges d'un stade encore plus archaïque de « l'organisation gentilice) de la société. Cette vision sera d'ailleurs très vite (en 1884) reprise par Friedrich Engels dans VOrigine de la famille, de la propriété privée et de l'État, où il tentera de faire correspondre les spéculations évolutionnistes de Morgan avec le matérialisme historique de Karl Marx. Finalement, en présentant la famille nucléaire occidentale, monogame de surcroît, comme la forme la plus rationnelle de famille, celle où les liens « de sang» reliant un enfant à son (vrai) père et à sa (vraie) mère étaient devenus enfin clairement visibles, Morgan, malgré ses efforts pour décentrer sa pensée par rapport aux valeurs et aux représentations de sa société d'origine, ne parvint jamais à considérer la manière occidentale d'organiser la parenté, la famille et le mariage comme un modèle culturel tout aussi ethnocentrique qu'un autre, donc tout aussi « rationnel» ou irrationnel que d'autres. Dès lors, on comprend pourquoi l'œuvre de Morgan fit aussitôt l'objet de tant de critiques dirigées contre son évolutionnisme, dont il parut vite évident qu'il fallait se débarrasser si l'on voulait avancer dans l'exploration du domaine que lui-même avait contribué à fonder comme objet de connaissance scientifique et auquel son ouvrage sur les Systems avait conféré ses premières lettres de noblesse. Après lui, pendant des décennies, des centaines d'enquêtes de terrain menées au sein des sociétés dites « tribales » d'Afrique, cl'Asie, d'Amérique et d'Océanie, ou au sein des sociétés dites « paysannes» en Europe, en Asie et en Amérique latine, allaient venir, l'une après l'autre, confirmer l'importance des rapports de parenté dans leur fonctionnement et même apparaître comme leur « fondement».
Lévi-Strauss et ses critiques Et à mesure que la parenté apparaissait comme le fondement de ces sociétés, son étude fut regardée comme la clef qu'il fallait posséder pour en comprendre Je fonctionnement. D'où la multiplication des travaux sur ce sujet, auxquels allaient contribuer les plus grands noms de l'anthropologie pour en faire la discipline de base de cette nouvelle science sociale. C'est dans ce contexte théorique qui accordait à la parenté un double primat - ontologique dans la vie des sociétés, épistémologique dans leur étude scientifique -, que George Peter Murdock put se permettre de donner à un livre presque entièrement consacré à l'inventaire et à l'analyse des terminologies et des formes de parenté à
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travers le monde le titre de Social Structure (1949)1. La publication, la même année, des Structures élémentaires de la parenté 2 de Claude LéviStrauss allait confirmer l'importance de la parenté dans l'avènement et le destin de l'humanité. En avançant la thèse selon laquelle la prohibition de l'inceste avait été simultanément la condition première de l'émergence des rapports de parenté et celle de l'apparition de la société humaine « authentique », désormais séparée de l'animalité et poursuivant son développement dans un autre monde créé par l'homme lui-même, celui de la culture, LéviStrauss allait faire de l'étude de la parenté un nouvel enjeu: il ne s'agissait plus seulement de comprendre les sociétés tribales ou paysannes, mais de cerner et appréhender ce qu'il y a de véritablement humain dans l'homme, bref, comme disent les philosophes, de saisir son essence. L'enjeu, du coup, débordait singulièrement les ambitions théoriques et les limites de l'anrhropologie et des autres sciences sociales considérées séparément. La thèse de Lévi-Strauss fondait une vision globale de l'homme qui rejoignait -l'évolutionnisme en moins - celle de Morgan, puisque celui-ci avait fait de l'exclusion (pour lui graduelle) de l'inceste, c'est-à-dire de la promiscuité primitive, animale, entre les sexes le moteur des transformations de la famille et de la parenté, et l'une des conditions du progrès de l'humanité. C'est peut-être pour cette raison que LéviStrauss dédia son livre à Morgan. Il rejoignait d'ailleurs implicitement Freud qui, un demi-siècle plus tôt, dans Totem et Tabou 3, avait expliqué par le meurtre par ses fils d'un père despotique et incestueux l'émergence des rapports de parenté (les fils, après avoir tué leur père pour accéder à leurs sœurs et à leurs mères, auraient en effet renoncé à s'unir incestueusement avec elles afin d'éviter d'avoir un jour, eux aussi, à s'entretuer. Les rapports de parenté seraient apparus aussitôt que les frères auraient échangé leurs sœurs et leurs mères auxquelles ils avaient renoncé avec d'autres groupes d'hommes, qui auraient fait de même). Cependant, Lévi-Strauss, dans Les Structures élémentaires, fit peu de cas du fait que Freud avait fondé les rapports de parenté sur l'échange des femmes et fait de cet échange la conséquence de l'interdiction de l'inceste, et ceci probablement parce que le savant viennois avait soutenu l'idée que, pour sortir de la promiscuité sexuelle animale, il fallait avoir au préalable tué le père qui terrorisait la horde primitive. Thèse sulfureuse qui mettait au premier plan la sexualité et sa répression, et prétendait expliquer par un acte unique, invérifiable mais aux effets irréversibles, et, de plus, par un meurtre, ce que Lévi-Strauss prétendait 1. G. P. Murdock, Social Structure, New York, Macmillan, 1949. 2. C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, PUF, 1949. 3. S. Freud, Totem et Tabou, Paris, Gallimard, 1993, p. 261 : cc On ne voit pas bien pourquoi un instinct humain profondément enraciné aurait besoin d'être renforcé par la loi. Il n'y a pas de loi qui ordonne aux hommes de manger et de boire ou leur interdise de mettre leurs mains dans le feu. La citation est extraite de J. G. Frazee, Totemism aml Exogamy, Londres, Macmillan, 1910, vol. 4, p. 97. JO
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expliquer par le choc que produit l'émergence du langage et de la pensée symbolique chez les humains. Avec Lévi-Strauss, il a pu sembler que l'étude de la parenté, élevée à une telle hauteur, avait un avenir considérable devant elle et que son importance ne serait plus contestée. D'ailleurs, après la publication de son livre, il' devait abandonner progressivement à ses disciples le soin de poursuivre la tâche pour s'attaquer désormais à l'étude des mythes des Indiens d'Amérique, non sans avoir tracé pour d'autres le programme 1 de recherche. Bien entendu, cette tâche à ses yeux ne pourrait être menée à bien que par des disciples ou des collègues qui partageaient avec lui la thèse que les différences entre les divers systèmes de parenté s'expliquent par les formes d'échange des femmes, et qu'il fallait pour les analyser avoir recours à la méthode dite d'« analyse structurale ». Beaucoup s'y attelèrent, et certains obtinrent des résultats importants 2 • Mais déjà l'édifice se lézardait sous les coups de critiques venues de divers bords. Nous n'en donnerons ici que quelques exemples. Très vite, notamment beaucoup d'anthropologues féministes rejetèrent que la parenté était nécessairement fondée sur l'échange des femmes par les hommes, objectant que cela revenait à faire de la domination masculine la condition première, insurmontable, donc « naturelle» en quelque sorte, de l'existence des rapports de parenté et de la société 3• Si c'était vrai, une limite infranchissable était posée aux progrès que les femmes pouvaient espérer atteindre en direction d'une plus grande égalité avec les hommes. Leach de son côté, après avoir accueilli avec intérêt et introduit en Grande-Bretagne les thèses de Lévi-Strauss, en avait ensuite entrepris la critique. Déjà dans son livre Pul Elya, a Village in Ceylon : A Study of Land Tenure and Kinship4, il avait proclamé que les rapports de parenté - de type dravidien - qui liaient entre eux les habitants de ce village n'étaient rien d'autre qu'un idiome, un langage dans lequel s'exprimaient et se dissimulaient des réalités sociales qui avaient plus de poids que la parenté, les rapports à la terre, les rapports de propriété, et qu'en dehors de ces liens à la terre « les systèmes de parenté n'avaient pas de réalité ». C'était là une provocation comme Leach se plaisait à en faire, mais la formule eut son impact. Sa critique préfigurait en effet de quelques années celles que certains anthropologues se réclamant du marxisme, Claude Meillassoux, Emmanuel Terray en France, Joel Khan en Angleterre et d'autres, allaient diriger contre la thèse que les rapports de 1. C. Lévi-Strauss, « The future of kinship studies », Proceedings of the Royal Anthropologicallmtitute, vol. 1, 1965, pp. 13-22. 2. F. Héritier, J.:ExercÎce de la parenté, Paris, Gallimard/Seuil, 1981. 3. R. Reiter, Toward an Anthropology of Women, New York, Monthly Review Press, 1975, particulièrement le texte de G. Rubin : «The traffie of women : Notes on the "Political Economy" of sex ., pp. 157-210. 4. E. Leach, Pul Elya, a Village in Ceylon : A Study of Land Tenure and Kinship, Cambridge, Cambridge University Press, 1961.
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parenté (et non les rapports de production) étaient au fondement de la société humaine 1. Le geste iconoclaste de Leach devait en effet être suivi par bien d'autres, et ceci en deux lieux saints de l'anthropologie de la parenté en Grande-Bretagne, Cambridge et Oxford. L'un après l'autre, les différents concepts de la parenté, le mariage, l'inceste, la descendance, la notion de filiation complémentaire de Meyer Fortes, celle de prescription ou de préférence dans le choix du conjoint dans les systèmes élémentaires, furent disséqués, et confrontés à divers faits qui venaient contredire leurs définitions courantes. Une fois encore, Leach avait ouvert la voie, dans un autre de ses ouvrages paru la même année que Pu/ Elya (1961) - mais dont le titre, Rethinking Anthropology2, disait clairement que le temps des évidences rassurantes était déjà passé -, en déclarant que le mariage n'était pas une institution susceptible d'une définition universelle. Finalement, en 1969, l'Assemblée générale des anthropologues britanniques (ASA), présidée précisément par Leach, déclara qu'il était devenu nécessaire d'assigner « une assise solide» à l'anthropologie et décida que la première question à débattre devait être, bien entendu, la parenté. C'est à Robert Needham que fut confiée la mission d'organiser en 1970 un grand colloque sur « La parenté et le mariage », dont une partie des communications fut publiée en 1971 sous le titre Rethinking Kinship and Marriage 3, titre qui indiquait clairement que leurs auteurs abordaient ces questions dans la perspective critique de Leach. Ce livre important mérite que l'on s'y arrête, car il est traversé par une contradiction majeure qui éclaire la nature de cette première grande vague de critiques dirigées contre les études de la parenté par des anthropologues de premier rang, experts en ce domaine. Les deux textes de Needham qui introduisent l'ouvrage en sont l'illustration spectaculaire. D'une part, en effet, certains des chapitres, tels celui de Thomas Beidelman sur les représentations de l'inceste chez les Kaguru de Tanzanie, ou celui de J. Fox sur « L'enfant de la sœur considéré comme plante », c'est-à-dire sur les métaphores de la consanguinité à Roti, une île d'Indonésie, ainsi que les longs passages où Needham reprenait et développait ses analyses antérieures sur les Purum, sur les Wikmunkan ou sur la notion d'alliance prescriptive, ne constituaient en rien une critique des études de parenté mais en étaient, au contraire, un prolongement direct et enrichissant. En revanche, dans d'autres passages du même livre, Needham et Leach brandissaient le drapeau de la rébellion. Needham, par exemple, s'affirme 1. M. Godelier, Rationalité et irrationalité en économie, Paris, Maspero, 1966; Horizon, trajets marxistes en anthropologie, Paris, Maspero, 1973. C. Meillassoux, Femmes, greniers et capitalIX, Paris, Maspero, 1975. E. Terray, Le Marxisme devant les sociétés primitives, Paris, Maspero, 1969. M. Bloch (dir.), Marxist Analyses and Social Anthropology, Londres, Malaby Press, 1975. 2. E. Leach, Rethinking Anthropology, University of London, Athlone Press, 1963. 3. R. Needharn, Rethinking Kinship and Marriage, Londres, Tavistock Publications, 1971. Traduction française: La Parenté en question, Paris, Seuil, 1977.
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structuraliste tout en critiquant Lévi-Strauss pour avoir cédé à «la passion des généralités », selon l'expression de Wittgenstein! (dont Needham était un fervent admirateur). La critique ne visait pas seulement Lévi-Strauss et sa théorie de l'inceste, mais aussi Meyer Fortes pour avoir avancé la thèse de l'existence d'une « filiation complémentaire» présente dans les systèmes de parenté unilinéaires, c'est-à-dire l'idée que, dans une société patrilinéaire par exemple, les liens de l'enfant avec le lignage ou le clan de la mère, sans constituer des liens de « descendance» avaient une existence forte, reconnue et complétant dans beaucoup de circonstances les liens de descendance. Pour Needham, face à l'extrême diversité des faits, toutes les définitions générales de l'inceste, du mariage, apparaissaient comme des « mots à tout faire », des généralisations abusives. Mais en même temps il critiquait, avec raison, ceux de ses collègues qui n'avaient pas encore compris que non seulement on ne peut faire aucune déduction sociologique sur des institutions, des groupes ou des personnes à partir de la structure d'une terminologie mais on ne peut même pas déduire que les statuts dénotés par un même terme auront le même sens 2 • C'est donc dans cette perspective qu'il faut lire les déclarations suivantes, qui firent grand bruit à l'époque: Le terme « parenté est donc sans aucun doute fallacieux et est un critère erroné pour la comparaison des faits sociaux. TI ne désigne aucune classe distincte de phénomènes et aucun type distinct de théorie. Il ne répond à aucun canon de compétence et d'autorité. On ne saurait dire, en conséquence, qu'un anthropologue est fort en parenté: il peut être fort en analyse et, dans ce cas, tout dépend de ce qu'il analyse 3 (p. 45). J)
Ou encore: Pour parler net: la « parenté» ça n'existe pas; d'où il s'ensuit qu'il ne saurait y avoir de "théorie de la parenté" 4 (p. 107). Leach, dans le même ouvrage, ira même plus loin que Needham, tout en le mettant paradoxalement dans lè même sac que les anthropologues qu'il avait critiqués: Tout cela revient à dire qu'à mes yeux l'utilité de l'étude des systèmes de parenté en tant qu'ensembles - qui va de Morgan à Lounsbury en passant par Rivers, Radcliffe-Brown et Goodenough, et, d'autre part, par LéviStrauss et Rodney Needham - a fait long feu (p. 169). 1. 2. 3. 4.
L. Wittgenstein, The Bille and Brown Books, Oxford, Blackwell, 1958, pp. 43-44. R. Needham, La Parenté en q'lestion, op. cit., p.94. Ibid., p. 45. Ibid., p. 107.
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Mais Leach d'ajouter immédiatement: Qu'on n'en déduise pas que l'analyse de la logique formelle des ensembles de termes de parenté soit pour moi une activité entièrement dépourvue d'intérêt (p. 169).
Provocations et paradoxes, comme on le voit, étaient pain quotidien pour Leach! Même attitude chez Needham qui, après avoir enterré le concept de parenté et avec lui toute tentative visant à élaborer une théorie générale de celle-ci, soulignait en des termes qui appartiennent à l'anthropologie la ph:s classique que : Plus l'analyste va loin, plus il est contraint de s'attacher aux détails de la signification culturelle : cela implique qu'il essaie d'imposer une construction cohérente aussi bien à la diversité imprévisible des significations et des fonctions que tout terme peut prendre qu'à l'ensemble des termes combinés 1.
Sages paroles, qui montrent que le rejet proclamé de la notion de parenté et la critique de toute théorie générale ne signifiaient pas à l'époque, pour Needham ou Leach, une condamnation à mort des études sur la parenté mais la proclamation, en des termes volontairement excessifs et gratifiants pour leurs auteurs, qu'il fallait non pas cesser mais reprendre sur d'autres bases les études sur la parenté en examinant, audelà des terminologies, les liens de la parenté avec f économie, le pouvoir, la religion, etc. Quinze ans plus tard, il ne devait plus en être de même avec la parution du livre de Schneider Critique of the Study of Kinship (1984)2, qui allait inaugurer la seconde grande vague d'assaut contre les études sur la parenté et le concept même de parenté. Ce livre apparut pour beaucoup comme l'estocade finale portée au majestueux édifice des écrits consacrés à ce thème. Schneider, dans cet ouvrage, après avoir décrit comment, vingt ans auparavant, il avait analysé et interprété les rapports de parenté des habitants de l'île de Yap (Micronésie), où il avait fait son premier terrain, se livre à une autocritique radicale de ses premiers écrits et propose une autre interprétation des mêmes faits, et particulièrement de la nature de l'unité sociale de base de la société de Yap, le tabinau. Précédemment, il l'avait définie comme une famille étendue patrilocale associée à un système de parenté matrilinéaire. Dans sa seconde lecture, Schneider insiste désormais sur le fait que, selon lui, pour les habitants de Yap, ce qui lie les membres d'un même tabinau n'est pas la parenté mais la coopération effective dans le travail d'une même parcelle de terre, travail 1. Ibid., p. 95. 2. D. M. Schneider, A Critique of the Study of Kinship, Ann Arbor, The University of Miclùgan Press, 1984.
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qui seul fonderait le droit pour les individus d'en hériter. Bref, le tabinau n'est plus à ses yeux un kin-group et la société de Yap n'est plus une société « fondée sur la parenté» (kin-based society), mais sur d'autres rapports (économiques), et d'autres valeurs (religieuses et cosmiques). Cette auto~ritique rejoignait donc la position de Leach à propos de la parenté à Pul Elya. En dépit de cette convergence avec lui, Schneider la mentionnait au passage sans s'y attarder, et adressait une première critique contre « presque tous les anthropologues» qui l'avaient précédé (et contre lui-même dans sa première vie), celle d'avoir abusivement posé pour principe que la parenté était une valeur fondamentale universellement reconnue dans toutes les sociétés. On était arrivé aux antipodes de Lévi-Strauss. Dans une seconde étape, Schneider entreprit pourtant de passer au crible les principales définitions de la parenté formulées depuis Morgan jusqu'à Scheffler et Lounsbury. Au terme de ce parcours, il s'estima en droit d'affirmer que toutes les études sur la parenté depuis Morgan avaient été fondées, explicitement ou implicitement, sur la même définition ethnocentrique de la parenté. Pour les Européens et les Euraméricains 1, la parenté a essentiellement à voir avec la procréation, la reproduction des êtres humains. Cette reproduction est d'abord un processus biologique, et de ce fait les liens généalogiques entre les individus sont des liens biologiques, «des liens de sang». Pour les Occidentaux, la famille nucléaire est le lieu où, précisément, se mêlent et se partagent entre les enfants les sangs de leurs parents. Finalement, dans les théories des anthropologues, on retrouverait l'idée occidentale, partagée aussi bien par Malinowski que par Meyer Fortes ou Scheffler, que, quels que soient les valeurs culturelles et les attributs sociaux qui peuvent être associés à ces liens généalogiques dans telle ou telle société, au cœur de tout système de parenté existerait une structure généalogique universelle, incontournable et indissoluble, et procédant de la famille nucléaire. C'est à partir de cette structure considérée comme le noyau des relations « primaires » de parenté que seraient dérivées « par extension directe et réinterprétation toutes les autres relations de parenté »2. La conclusion générale de Schneider fut donc que: 1. Schneider lui-même fut à l'origine d'une enquête importante sur les valeurs culturelles attachées aux rapports de parenté aux États-Unis qui donna lieu à la publication de American Ki"ship : A Cultural Account, Englewood Cliffs (N)), Prentice Hall, 1968, et, en collaboration avec R. T. Smith, d'un autre ouvrage, Class Differences and Sex Roles in American Kinship and Family Structure, Englewood Cliffs (N]), 1973. On lui doit également des articles remarquables tel « The meaning of incest », The Journal of the POIY'leSia" Society, vol. 8S (2), 1976, pp. 149-169, et auparavant son introduction à l'ouvrage Matrilineal Kinship, Berkeley, 1961, University of California Press, que Leach considérait comme un petit ct chef-d'œuvre ». Notre critique de Schneider ne concerne pas l'œuvre ct en bloc» mais son ouvrage de 1984, qui a eu le plus d'impact. 2. B. Malinowski, ( Paremhood - The basis of social structure .. , in The New Generation, V. Calverton et S. D. Schmalhausen (dir.). New York, Macaulay, p. 165, cité par Schneider, p. 171.
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Mf:TAr-.10RPHOSES DE LA PAREN"Œ
L'étude de la parenté dérive directement et pratiquement sans altération de l'ethnoépistémologie de la culture européenne [...]. Le présupposé que « Blood is thicker th an water », que le sang est plus épais que l'eau, tenu [...] pour une vérité fondamentale de notre culture 1
se serait transformé en un postulat pseudo-scientifique que Schneider a baptisé: la doctrine de Punité généalogique du genre humain 2 • C'est sur ce postulat qu'aurait été fondée la méthode d'enquête généalogique mise au point par Morgan, Rivers et d'autres, et avec laquelle tous les anthropologues étaient partis sur le terrain explorer la parenté au sein de la société qu'ils avaient choisi d'étudier. Du coup, tous s'étaient condamnés à échouer puisque, appliquant une méthode qui transportait avec elle les préjugés culturels de l'Occident transformés en vérités sociologiques universelles, leurs travaux ne pouvaient qu'aboutir à des résultats qui confirmeraient leur vérité et leur universalité. Pour Schneider, une seule conclusion s'imposait donc, simple et claire: depuis Morgan, les études sur la parenté avaient tout simplement tourné en rond, et l'analyse objective de la parenté n'avait jamais encore véritablement commencé. Dans la suite de ce livre, on examinera une à une ces critiques et on y répondra. Certaines d'entre elles sont proprement irrecevables. Mais sans attendre, il est impossible de passer sous silence ici le fait que de nombreux anthropologues avaient montré bien avant Schneider que, dans telle ou telle société, les termes de parenté employés par les individus pour se référer à d'autres individus qu'ils considèrent comme des parents ne correspondent pas à des liens généalogiques « réels » mais à des relations entre des catégories d'individus considérés comme entretenant entre eux le même rapport social. Durkheim en avait déjà fait la remarque pour les Aborigènes australiens - ce dont Schneider le loue tout en lui faisant reproche de n'avoir pas cherché à montrer en quoi ce rapport social était précisément un rapport de parenté plutôt qu'autre chose. Beaucoup d'autres avaient suivi Durkheim, tels Hocart, Leach, Dumont, que Schneider d'ailleurs ne cite pas. Par ailleurs, même dans les sociétés où les informateurs mettent l'accent sur les rapports généalogiques entre les individus, il est difficile, dès lors que l'on prend au sérieux les représentations culturelles du processus de procréation, de réduire ces rapports généalogiques à des rapports biologiques au sens ou notre culture l'entend, c'est-à-dire des rapports qui partagent et mêlent les sangs des parents. est du reste fort couramment admis que les représentations culturelles du rôle du sang dans la procréation des enfants ne relèvent pas de la biologie (en tant que discipline scientifique expérimentale), mais de l'idéologie. En outre, rien n'est mécanique dans la culture, et pour le montrer il suffit de citer l'exemple de sociétés où le «principe de descendance »), comme disent les anthropologues, est patrilinéaire et où cependant il est
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1. D. Schneider, A Critique of the Study of Kinship, op. cit., pp. 174-175. 2. Ibid., p. 195.
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fait silence sur un éventuel rôle du sperme ou même du sang dans la conception d'un enfant. De plus, s'il est vrai que la présence d'une terminologie de type iroquois au sein de centaines de sociétés d'Afrique, d'Océanie et d'Amérique ne nous dit rien sur la manière dont chacune d'entre elles conçoit le processus de procréation d'un enfant, et donc se représente ce que nous appelons la maternité, la paternité, etc., il reste à expliquer pourquoi tant de sociétés culturellement aussi différentes recourent à une terminologie de parenté dont la structure formelle est semblable. Ce point aussi fut entièrement passé sous silence par Schneidet; qui, finalement, cherchait à enfermer ses collègues dans un faux syllogisme. Partant du fait réel que l'on ne sait jamais à l'avance ce qu'est la parenté dans une société non européenne et, d'autre part, du fait que l'on sait que, pour les Européens, la parenté est conçue comme un ensemble de rapports biologiques et sociaux qui lient entre eux les individus des deux sexes dans le procès de reproduction de la vie et de succession des générations, Schneider considérait que chercher à découvrir la manière dont les autres sociétés se représentent ce processus revient toujours à retrouver chez les autres ce qu'on a déjà en soi et que l'on a transporté avec soi chez les autres. Les anthropologues ne feraient ainsi que « découvrir» dans les autres cultures des prétextes à dresser des miroirs où se refléterait leur propre image à l'infini, mais revêtue des traits de l'autre. C'est le paradoxe de Borges. Bref, si pour Leach et Needham le terme « parenté» ne désignait finalement aucune classe distincte de faits ni aucun type distinct de théorie, ils n'en avaient pas moins continué à étudier des faits de parenté et à en proposer la théorie. Schneidet; lui, considère que la parenté existe bel et bien comme telle, mais seulement chez nous. Ou plus exactement, qu'elle existe peut-être chez les autres, mais qu'on ne peut postuler cette existence, et que toute tentative pour le savoir est condamnée à l'échec si l'on s'en remet à la méthode d'enquête généalogique. Après Schneider, l'étude de la parenté valait-elle donc encore une heure de peine? En réalité, les choses ne se sont pas passées comme Schneider l'avait prévu. C'est qu'entre-temps la parenté avait été happée par d'autres interrogations et avait émigré vers d'autres lieux où son objet avait commencé à se remodeler et à s'enrichir. Les anthropologues s'étaient, par exemple, intéressés de plus en plus aux rapports entre les sexes et à la question des formes et des fondements des pouvoirs masculins ou féminins dans les sphères de la vie privée et publique. Et la parenté avait été aussi de plus en plus abordée, non plus comme un domaine isolé, mais comme un aspect du procès global de la reproduction des sociétés. Ou bien, encore à l'opposé de cette approche globale, mais complémentairement à elle, la parenté avait été considérée comme un élément du procès de construction de la personne, du moi. Et en se déplaçant ainsi, l'étude de la parenté était enfin parvenue à déserter les lieux où, depuis des décennies, elle tournait en rond en s'épuisant à répondre à de fausses questions sur lesquelles Leach, Needham et aussi Schneider avaient eu le mérite d'attirer l'attention.
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C'est amsl que, depuis les années 1980, presque plus personne ne cherche à déduire de l'analyse formelle d'une terminologie de parenté la structure de la société qui en fait usage. Et à l'inverse, personne n'explique la présence de telle ou telle terminologie de la parenté par l'existence de tel ou tel mode de production - ou de tel ou tel système politique. La mort annoncée n'a donc pas eu lieu! Et à les examiner d'un peu près, on s'aperçoit que les thèmes d'étude aujourd'hui privilégiés (la construction de la personne, les rapports entre les sexes, la parenté dans le fonctionnement global d'une société, etc.) ne sont pas vraiment nouveaux. Ce qui est neuf, c'est d'abord que ces thèmes sont passés au premier plan des préoccupations des chercheurs. Or, ceci ne s'explique pas uniquement par des raisons cl' ordre scientifique, mais aussi par ce qui se passe dans nos sociétés, par exemple les luttes et les pressions sociales pour plus d'égalité entre les sexes. Ce qui est nouveau également, c'est qu'on ne puisse plus, pour répondre à ces interrogations, recourir à des notions hier encore évidentes, telle l'idée que les sociétés dites ({ primitives» seraient des sociétés « fopdées sur la parenté» ou que la famille est le fondement de la société. A ces raisons s'ajoute le fait que, dans le contexte actuel de la mondialisation accélérée de l'économie capitaliste et de l'intégration de toutes les sociétés dans ce système mondial, le procès de reproduction globale de chaque société locale repose de moins en moins sur des bases propres à cette société, de sorte que les rapports de la parenté qui avaient pu jouer en d'autres époques un rôle important dans ce processus contribuent de moins en moins à la reproduction sociale des groupes et des individus. La conclusion à tirer de ce bref panorama des métamorphoses de la parenté dans la vie et dans la théorie nous semble claire. L'anthropologie ne saurait exister comme discipline scientifique qu'en soumettant en permanence à la critique et à l'autocritique ses concepts, ses méthodes et ses résultats et en replaçant toujours cette réflexion sur soi dans l'histoire, pas seulement l'histoire de l'anthropologie et des sciences sociales, mais l'histoire des sociétés au sein desquelles les anthropologues se sont formés à leur métier, comme celle des sociétés au sein desquelles ils ont exercé concrètement ce métier. C'est dans cette perspective que nous allons revenir maintenant sur notre propre travail, pour montrer comment nous avons concrètement étudié la parenté chez les Baruya, une société de Nouvelle-Guinée où nous avons vécu et travaillé au total plus de sept ans, entre 1967 et 1988.
CHAPITRE PREMIER
Chez les Baruya de Nouvelle-Guinée ou la parenté sur le terrain Analyser et interpréter le domaine et l'exercice de la parenté dans les sociétés contemporaines n'est évidemment pas seulement une affaire de théories et de partis à prendre entre les différentes hypothèses et doctrines avancées par tel ou tel anthropologue pour en rendre compte. TI faut aussi avoir mis soi-même la main à la pâte et réalisé, en la matière, une enquête systématique sur les rapports et les représentations de la parenté au sein d'une société réelle. L'obligation vaut aussi bien pour les anthropologues que pour les sociologues et autres spécialistes des sciences sociales concernées par l'étude des sociétés contemporaines. La boîte à outils qu'on emporte avec soi
TI va aussi de soi que, avant d'entreprendre une telle enquête, un chercheur ne saurait se vider la tête de tout ce qu'il a auparavant lu, entendu, appris et compris sur la parenté. Une telle amnésie volontaire est impossible. En revanche, ce qu'il est possible et même recommandé de faire est de se mettre en état de vigilance critique pour être prêt, si nécessaire, à réviser ou à abandonner des concepts que le chercheur considérait jusque-là comme analytiquement fondés ou des méthodes d'enquête tenues pour « efficaces », «payantes », etc. Mais en attendant d'être confronté à de telles situations, chacun commence à travailler avec l'appareil théorique et méthodologique qui est le sien et qui lui paraît utile pour faire ce qu'il prétend faire. Ce fut bien entendu notre cas quand nous avons entrepris d'étudier les rapports de parenté existant chez les Baruya, une population de l'intérieur des hautes terres de Papouasie-Nouvelle-Guinée au sein de laquelle, en 1967, nous avions choisi de vivre et de « faire du terrain », comme on disait alors. Comment avons nous procédé? quels résultats avonsnous obtenus et quels déplacements théoriques ont ensuite opéré en nous les faits que nous avons observés? C'est ce que nous allons tenter de décrire maintenant.
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En 1967, en France, on l'a dit, les travaux théoriques de Claude LéviStrauss sur la parenté occupaient la première place et avaient conquis une large audience dans les pays anglo-saxons. Leach avait certes déjà formulé ses premières critiques contre lui dans Rethinking Anthrop%gy, mais la scène était encore largement occupée par les débats et les disputes de ceux pour qui la descendance était l'axe primordial des rapports de parenté, et ceux pour qui le mariage, l'alliance matrimoniale, jouait ce rôle, bref, entre d'un côté le camp de Meyer Fortes, Evans~ Pritchard, Jack Goody, etc., et de l'autre celui de Lévi-Strauss, Needham, Louis Dumont, Leach, etc. Dans chaque camp d'aucuns avaient certes commencé à souligner qu'il n'y avait pas de définitions de la famille, du mariage, de l'inceste, etc., qui fissent l'unanimité, et surtout qui s'appliquassent à toutes les sociétés. Mais personne ne mettait alors sérieusement en doute que des institutions comme les principes de descendance, la filiation, le mariage, la famille, la transmission des noms et des statuts, les rapports avec les ancêtres, la dot, l'échange des femmes, etc., faisaient partie du champ de la parenté et de son exercice. Tout le monde connaissait également les catégories de Murdock, fondées sur les terminologies de parenté: « hawaïenne », « soudanaise », « Eskimo », etc., dont on avait isolé les principes de construction et les structures formelles, ce qui permettait de les repérer sur le terrain. Enfin, bien que ce fût déjà un fait bien connu (depuis Hocart 1 au moins) que dans beaucoup de sociétés d'Australie, d'Océanie, d'Asie, d'Amérique, les termes de parenté ne désignent pas seulement (ou pas du tout) la position généalogique d'un individu par rapport à un autre pris comme référence (un Ego abstrait, qualifié seulement par son sexe, masculin ou féminin), mais désignent (souvent) des rapports entre des « catégories» d'individus qui se trouvent entre eux dans un même rapport sans avoir cependant aucun lien généalogique, personne en France, en 1959, ne formulait encore de critique radicale à l'endroit de la méthode généalogique dans les enquêtes sur la parenté. On recommandait seulement à l'anthropologue débutant de ne pas forcer ses informateurs à inventer des généalogies pour lui faire plaisir et d'être conscient que des informateurs peuvent avoir toutes sortes de raisons pour manipuler les généalogies qu'ils exposent, des raisons intéressées, et donc intéressantes pour l'ethnologue à condition qu'il soit capable de s'en apercevoir et d'en découvrir les motifs ... Bref, ce fut avec ce bagage d'outils théoriques et de conseils critiques, alors partagé par les jeunes anthropologues, que nous sommes parti en octobre 1966 pour la Nouvelle-Guinée où nous sommes arrivé au début de 1967, après être passé par l'Australie afin d'apprendre le pidgin mélanésien dans le laboratoire de langues de l'université de Canberra, dirigé alors par A. Wurm. Robert Glasse, Andrew Strathem et d'autres nous avaient prévenu de 1. A. M. Hocart, .. Kinship systems ", Anthropos, vol. 32, 1937, pp. 545-551.
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l'importance du pidgin pour circuler en Nouvelle-Guinée. Mais pourquoi la Nouvelle-Guinée? Et pourquoi les Baruya, parmi lesquels, quelques mois plus tard, nous allions décider de vivre et de travailler? Pour rendre compte de ces choix personnels et des conséquences qu'ils entraînèrent pour nous, je me permettrai de poursuivre ce récit à la première personne.
Pourquoi la Nouvelle-Guinée? C'est sur les conseils de Claude Lévi-Strauss que ravais finalement choisi ce pays pour faire un « vrai » terrain. Après des études de philosophie puis d'économie, j'avais décidé de devenir anthropologue et de m'intéresser à un domaine alors peu développé: l'étude des systèmes économiques des sociétés tribales et paysannes, bref, de me consacrer à l'anthropologie économique. ravais opéré ce choix dans une perspective marxiste, car je pensais à l'époque que l'étude des modes de production et de circulation des biens de subsistance et des richesses (étude négligée en général par les ethnologues au profit de celle de la parenté ou de la religion, à d'illustres exceptions près tels R. Firth, A. Richard, Herskovitz, Bohannan et quelques autres) pouvait mieux que d'autres approches théoriques expliquer l'origine et le fonctionnement des systèmes de parenté et des systèmes politiques. Je m'étais alors adressé à Claude Lévi-Strauss, qui m'avait accepté dans son équipe et dont je devins l'assistant avec pour mission d'étudier 1'« infrastructure» des sociétés dont il analysait, lui, les « superstructures », la parenté et la religion. Lévi-Strauss à l'époque recourait encore volontiers à ce vocabulaire emprunté à Marx 1. L'occasion se présenta assez rapidement à moi de m'impliquer franchement dans le domaine de l'anthropologie économique quand l'Unesco me proposa de partir au Mali étudier les effets, sur le développement des communautés villageoises et des groupes ethniques locaux, de la mise en place d'une économie socialiste planifiée. Celle-ci avait été décidée par le président Modibo Keita et son parti, le Rassemblement démocratique africain (RDA), après que le Mali eut rompu avec la France et accédé à l'indépendance. Arrivé sur place, j'avais dû constater quelques semaines plus tard, que s'il existait bien un ministère et un ministre du Plan, il n'existait pas à proprement parler de plan, et que ce qui en tenait lieu n'avait pas beaucoup d'effets positifs sur le développement du Mali. Je consacrai alors mon temps à parcourir le pays et à lire la littérature consacrée à l'anthropologie économique que j'avais emportée avec moi. Un an plus tard, quand je revins à Paris, déçu, j'avais envie de faire un vrai terrain 2. 1. Cf. C. Uvi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962. 2. Et en attendant, je rédigeai une synthèse de mes lectures maliennes qui parut dans L'Homme sous le titre cc Objet et méthodes de l'anthropologie économique .. , V (2), 1965, pp_ 32-91.
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Je cherchai d'abord conseil auprès d'Alfred Métraux, un ami qui me suggéra, plutôt que de retourner en Afrique, d'aller en Colombie parmi des groupes d'Indiens qu'il avait visités une trentaine d'années auparavant. Vidée me tenta, et j'en discutai à plusieurs reprises avec lui pour donner forme à ce projet, mais un soir, quelques heures après avoir à nouveau longuement reparlé ensemble, Métraux se donna la mort. Tout au long de notre conversation, il ne m'avait rien laissé deviner de sa décision, s'il l'avait prise. Quand, quelques jours plus tard, lors des funérailles de Métraux, je fis part à Lévi-Strauss de ce que nous avions envisagé comme terrain pour moi, il me déconseilla de poursuivre cette idée, en m'expliquant qu'il y avait déjà beaucoup d'anthropologues français qui travaillaient en Afrique ou en Amérique et qu'il y avait mieux à faire: aller en Nouvelle-Guinée, dernier pays où l'on trouvait des sociétés moins bouleversées par l'impact colonial et occidental qu'ailleurs, et où s'étaient illustrés quelques grands noms de la discipline, Malinowski, ThurnwaId, Mead, Fortune, etc. Je me rendis à ces raisons, et pendant deux ans je me préparai à partir en Nouvelle-Guinée. En janvier 1967 j'arrivai en Nouvelle-Guinée, muni d'une liste de noms de tribus ou de groupes locaux que des collègues, R. Rappaport, P. Vayda, Robert Glasse, A. Strathern, R. Crocombe, etc., qui avaient déjà fait du terrain en Nouvelle-Guinée m'avaient recommandé de visiter avant de choisir:. Ces tribus étaient en général voisines de celles où ils avaient eux-mêmes fait leur terrain. Ds savaient donc qu'elles n'avaient pas encore été étudiées et pensaient que cela valait la peine de le faire afin d'enrichir le matériau, à des fins comparatistes. Sur ma liste ne figuraient pas les Baruya. Pourquoi les Baruya ?
Ma rencontre avec les Baruya fut le fruit du hasard, même si la décision de les choisir pour terrain ne le fut pas. En fait, le premier nom sur ma liste des groupes à visiter était les Waffa, une tribu qui vivait à quelques jours de marche au sud de la Markham River et que personne, en 1967, n'avait visitée depuis une dizaine d'années. Après différentes péripéties (comme la traversée sans gué et sans pont de la Markham River, des guides qui m'abandonnent dans la brousse avant la traversée de la Waffa River, l'arrivée inattendue de trois hommes surgis de la forêt qui acceptent, disent-ils, de me conduire chez les Waffa), je me retrouve après quelques jours au pied d'une haute falaise au sommet de laquelle on devinait un village dont les habitants nous regardaient approcher... Parmi eux deux Européennes. J'appris alors de mes trois guides que je n'étais pas du tout arrivé chez les Waffa mais chez les Watchakés, et que ces deux européennes étaient deux sœurs attachées au Summer Institute of Linguistics (SIL), et qui vivaient là depuis des années pour apprendre la langue, traduire la Bible et convertir les gens au christianisme. J'étais furieux d'avoir été berné, mais ils m'expliquèrent alors que les Waffa vivaient en fait trop loin et qu'ils avaient pensé que ce serait utile pour
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moi de rencontrer les sœurs Best dans la mesure où elles connaissaient bien la région et parlaient anglais. Quarante ans après, je les remercie encore de cette initiative. Je restai quelque temps chez les Watchakés à écouter et à interroger les sœurs Best qui, à cette époque, recueillaient et traduisaient des récits traitant de l'origine des Pléiades, des plantes cultivées, etc. Un jour où j'exposais mes intentions, l'une des sœurs me désigna le plus haut sommet de la chaîne de montagnes qui barrait l'horizon et me dit : Pourquoi n'iriez-vous pas chez les Baruya? Ce n'est qu'en 1960 que l'Administration a établi un patrol post pour contrôler leur région, et depuis 1965 on peut librement y circuler. Nous avons un couple de missionnaires, les Lloyd, qui vivent dans un village, à quelques heures de marche du patrol post de Wonenara. Vous verrez, les Baruya sont encore habillés comme les Watchakés l'étaient autrefois. Hier encore ils étaient en guerre avec leurs voisins.
Je me laissai tenter et, quelques jours plus tard, je me retrouvai à Wonenara, sur le bord d'une petite piste d'atterrissage où m'attendait Dick Lloyd qui m'emmena à Yanyi, son village. j'appris par lui que les Baruya avaient été « découverts » en 1951 par Jim Sinclair 1, un jeune officier qui avait monté une expédition pour savoir qui étaient les « Batia », dont la réputation de fabricants de barres de sel utilisées comme une sorte de monnaie dans les échanges 2 était parvenue jusque dans la région où il était en poste. j'appris aussi que les Baruya appartenaient à un grand groupe de tribus appelées de façon méprisante « Kukakuka » (voleurs) par leurs ennemis (terme repris sans précaution par l'administration australienne pour les désigner) et que les Kukakuka avaient résisté à la pénétration des patrouilles australiennes et des chercheurs d'or blancs en en tuant ou blessant quelques-uns, parmi lesquels un jeune officier, J. McCarthy 3, qui, après être tombé dans une embuscade, était parvenu à s'enfuir et à marcher plusieurs jours avec une flèche dans le ventre. Plus tard McCarthy devait devenir hautcommissaire de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, et raconter ses aventures chez les Kukakuka dans un livre de Mémoires paru en 1963, quatre ans avant mon arrivée en Nouvelle-Guinée. Quittant les Lloyd et le village de Yanyi, je partis visiter le pays des Baruya. Ceux-ci vivent à plus de 2 000 mètres d'altitude dans deux hautes vallées d'une chaîne de montagnes dominées par un volcan, le mont Yelia. Sur les flancs des montagnes se succèdent des savanes déboisées par le feu et de grandes étendues de forêt tropicale, primaire 1. J. P. Sinclair, Behind the Ranges. Patrolling in New Guinea, Melbourne, Melbourne University Press, 1966. 2. M. Godelier:, «La monnaie de sel des Baruya de Nouvelle-Guinée », L'Homme, XI (2), 1969, pp. 5-37 et « Outils de pierre, outils d'acier chez les Baruya de NouveUeGuinée ~, L'Homme, xm (3), 1973, pp. 187-220. 3. J. K. McCarthy, PatTol into YesteTday. My New Guinea YeaTS, Melbourne, F. W. Cheshire, 1963.
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ou secondaire. Le paysage m'impressionnait par sa beauté, mais je devais vite découvrir que la Nouvelle-Guinée abonde en paysages grandioses. Je quittai la vallée de Wonenara, franchis la chaîne de montagnes et me retrouvai dans la vallée de Marawaka, la partie du territoire des Baruya qui n'était pas encore directement contrôlée par l'Administration austra· lienne. J'allai de village en village, couchant dans les maisons des hommes où vivaient les jeunes initiés. A l'époque, tous les hommes et tous les adolescents portaient en permanence leurs arcs et leurs flèches. Les femmes et les jeunes filles qui circulaient sur les sentiers s'arrêtaient et se cachaient le visage derrière leur cape d'écorce chaque fois que des hommes mariés ou de jeunes initiés les croisaient ou les dépassaient. En certains lieux, deux sentiers couraient en parallèle, l'un réservé aux hommes, l'autre en contrebas pour les femmes et les enfants. Près des cours d'eau s'étendaient des champs de canne à sel avec, ici et là, des constructions, les fours où l'on produisait des barres de sel cristallisé. La population vivait dans des villages de 200 à 300 personnes, perchés sur les crêtes des montagnes pour .se protéger des attaques des ennemis et dominés par une ou plusieurs « maisons des hommes ». Deux semaines plus tard je quittai les Baruya, emportant avec moi ces observations et ces impressions, et j'entrepris de visiter enfin les groupes inscrits sur ma liste. Après quelques semaines, je me suis retrouvé dans la région du mont lalibu, bloqué par une rivière en crue et contraint d'attendre que ses eaux baissent pour la franchir et me rendre chez les Huli, un groupe vivant du côté de Mendi où avait travaillé Robert Glasse. C'est là que je décidai de mettre fin à ce voyage de reconnais· sance, parce qu'il m'était devenu évident que rien de ce que j'avais vu ne m'attirait autant que les Baruya. Plusieurs critères rationnels intervinrent dans ce choix. Le fait, bien sûr, qu'aucun anthropologue n'avait travaillé chez les Baruya et que j'allais donc être le premier 1. Mais à l'époque, en Nouvelle-Guinée, c'était encore facile et courant pour un anthropologue d'être le premier quelque part. D'autres raisons pesèrent plus encore. En premier lieu, la réputation qu'avaient les Baruya d'être les producteurs d'une sorte de « monnaie » de sel. J'avais la tête pleine de Malinowski, des échanges Kula, etc., et je me réjouissais à l'idée d'étudier un autre réseau d'échanges régionaux. Le fait, ensuite, qu'ils initiaient leurs garçons (j'ignorais alors que les filles aussi étaient initiées) et que ces garçons, jusqu'à leur mariage, vivaient séparés du monde des femmes, dans les fameuses maisons d'homme perchées au sommet des hauteurs où sont 1. Mais pas le seul. Dans les années qui suivirent, j'invitais de jeunes chercheurs à me rejoindre et à développer leurs propres recherches. Jean-Luc Lory sur le chamanisme et sur l'horticulture des Baruya, Pierre Lemonnier sur la fabrication du sel et sur les techniques des Baruya, Annick Coudart, une jeune archéologue, qui désirait étudier les traces que laisse dans le sol un village d'horticulteurs pour les comparer avec celles que laissèrent les populations d'agriculteurs sur brûlis de l'époque néolithique.
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construits les villages. Le fait, aussi, que les Baruya avaient une réputation guerrière et que d'autres tribus du même groupe «ethnique», appelé Kukakuka, avaient opposé une résistance armée à la pénétration européenne. Le fait enfin que les Baruya vivaient dans des villages assez gros et que je n'aurais pas à passer mon temps à marcher des jours entiers pour visiter des petits groupes de 10 à 15 personnes dispersés dans la forêt. Cela aurait été le cas si j'avais choisi de vivre parmi les groupes très nomades vivant au sud du mont Hagen ou du mont Bosavi qui figuraient sur ma liste. Or, comme ma famille devait venir me rejoindre, le fait de pouvoir vivre dans un village assez peuplé, et à quelques heures de marche d'une piste d'aviation, pesa significativement aussi sur mon choix. Au total, entre 1967 et 1988, j'ai vécu, je l'ai dit, plus de sept ans parmi eux, séjournant la plupart du temps dans le même village, Wiaveu, que je quittais de temps à autre pour visiter les autres villages baruya ou des tribus voisines, amies ou ennemies. Pendant mes divers séjours, j'ai mené simultanément ou successivement plusieurs grandes enquêtes, dont l'une sur la parenté (que j'ai complétée au moins à trois reprises au cours de ces vingt années). Précisons qu'en 1975 l'Australie octroya à la Papouasie-Nouvelle-Guinée son indépendance et que les Baruya, l'une des dernières tribus à être passées sous le contrôle d'une puissance coloniale, se retrouvèrent alors, sans l'avoir voulu ou souhaité, citoyens d'une nation en formation dont l'État allait presque aussitôt devenir membre de l'ONU. Ce n'est donc pas dans une société figée dans son passé ni même cramponnée à lui que j'ai vécu et travaillé, mais dans une société qui allait changer vite et profondément. Ces changements ne furent pas seulement le fait de la puissance coloniale, mais des Baruya eux-mêmes confrontés à ces situations nouvelles.
Un mauvais départ Pendant les premiers mois de mon seJour, je tpe suis efforcé de recueillir les généalogies des gens qui m'entouraient. A cette époque, mes informateurs étaient avant tout des petits garçons non initiés, des filles non mariées, bref, des jeunes pour qui ma présence dans le village était un spectacle inhabituel et permanent et qui, par groupes, m'accompagnaient du matin au soir dans presque tous mes faits et gestes. Au bout de quelques mois, je soumis les premières généalogies que j'avais recueillies à des informateurs adultes, hommes et femmes, mariés et ayant des enfants. Tous me ment comprendre que pratiquement tout de ce que j'avais écrit était inexact. Inexact en ce sens que les jeunes ignoraient ou mélangeaient l'ordre des naissances de leurs oncles et tantes, paternels ou maternels, les noms et les lieux de naissance de leurs grands-parents, etc. J'avais cependant commencé aussi à collecter les termes qui désignent dans la langue baruya des rapports de parenté, père de, fils de, etc., et que j'avais confrontés avec une liste beaucoup plus complète que la
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mienne qu'avaient dressée avant mon arrivée Richard et Joy Lloyd, missionnaires et linguistes, et qu'ils m'avaient confiée. J'ai pu dès lors interroger les gens avec les mots de leur langue 1. Malgré cela, pour différentes raisons, mon enquête était mal partie et je décidai de l'interrompre pour m'attaquer à ce que ravais également en tête: une enquête sur la manière dont les Baruya produisaient leur monnaie de sel et pratiquaient l'horticulture. Cette enquête impliquait que l'on mesurât les surfaces de leurs jardins de patate douce, de taro, d'igname, que l'on identifie la composition sociale des groupes d'hommes et/ou de femmes qui coopéraient pour réaliser telle ou telle étape du procès de production, que l'on calcule le nombre et la surface des parcelles de chaque jardin, que l'on relève les noms des fenunes qui les cultivaient, et que l'on connaisse, avec l'aide de ces femmes, quels étaient leurs liens de parenté avec les propriétaires du sol qu'elles cultivaient, les noms des premiers défricheurs de chaque jardin, les noms des ayants droit à les cultiver en 1967, etc., pour finalement comprendre à partir de quels principes les Baruya fondaient leurs droits de propriété et d'usage sur des parcelles du territoire de leur tribu, forêts, savanes, rivières, consacrées à la chasse ou à l'horticulture. Pendant plus de six mois, je me rendis chaque jour dans les jardins, où, après avoir respecté les tabous d'usage pour pouvoir y entrer, je passais des heures en compagnie de ceux qui y travaillaient. Avec leur aide, je réalisais à chaque fois un relevé topographique du jardin, une étude du sol selon les classifications baruya, enregistrais le nombre et la surface des parcelles. Finalement, pour chacun des jardins mis en culture cette année-là par les habitants de Wiaveu, soit plus de 180 jardins divisés en 600 parcelles au moins, j'ai constitué un dossier assez complet. Une autre entrée et le bon détour
C'est alors que tout a changé dans mes rapports avec les Baruya qui, par la suite, allaient me faire participer à toutes leurs activités, y compris les rites les plus secrets de leurs initiations. Car les Baruya, comme beaucoup d'habitants de Mélanésie, sont des passionnés de jardins, adorent parler des qualités ou des défauts de tel ou tel sol, de l'origine et de la saveur de telle ou telle variété de taro ou de patate douce... Et bien entendu, il ne se passe pas longtemps avant qu'ils vous donnent le nom de leur ancêtre qui, le premier, a défriché à l'aide d'une herminette de pierre telle ou telle portion de la forêt. Ds vous précisent alors volontiers que c'était l'époque où les Baruya étaient en guerre avec telle tribu, 1. R. G. Lloyd, "The Angan Language Family", 1973, pp 31-110, in K. Franklin (dir.), The Linguistic Situation in the Gulf District and Adjacent Areas. Papua New Guinea. The Australian University, Canberra, 1973 ; " Baruya Kith and Kin .. in D. Shaw (dir.), Kinship Studies in Papua New Guillea, Summer Institute of Linguistics, Ukarumpa, 1974, pp. 97-114. J. A. Lloyd, A Baruya-Tok Pisin-ElIglish Dictionary, Pacifie Linguistics, The Australian University, Canberra, 1992.
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les Yuwarrounatché par exemple, et qu'ils avaient eu, au cours de cette guerre, un grand guerrier, un aoulatta, tué à tel endroit mais s'étaient vengés ensuite en tuant trois ennemis dont une femme, etc. On m'expliqua aussi qu'en bordure de tel jardin il était interdit d'abattre des arbres et d'ouvrir un jardin, qu'il fallait traverser ce lieu sans parler et surtout ne pas s'y arrêter pour faire l'amour car l'endroit était habité par des esprits qui pouvaient vous attaquer ou s'emparer du sperme et des liquides vaginaux qui auraient pu couler sur le sol pour vous tuer en manipulant ces substances contre vous. Bref, l'enquête sur les jardins débordait sans cesse vers la parenté, vers la guerre, vers la religion, et toujours vers l'histoire, individuelle et collective, des Baruya. C'est alors que je décidai - en attendant de pouvoir assister aux grandes cérémonies d'initiation prévues pour la fin de 1968 1 - de recommencer l'enquête sur la parenté 2• donc repris à zéro mon travail initial, mais en m'y prenant cette fois d'une tout autre manière. Au cours de l'enquête sur les jardins, j'avais remarqué qu'une femme assez âgée, Djirinac, du clan des Baruya, le dan qui a donné son nom à la tribu et en est le « poteau central », déployait un savoir immense en matière de généalogies, de reconstitutions de séries d'échanges de femmes entre lignages, au point que des personnes appartenant à d'autres dans faisaient appel à elle pour pallier les défaillances de leur mémoire. Je proposai donc à Djirinac de mener l'enquête avec moi, et elle accepta, du moins pour ce qui concernait les habitants de la vallée de Wonenara, car elle voulait pouvoir rentrer chaque soir chez elle pour nourrir sa famille et ses cochons. Deux hommes plus âgés qu'elle, Warineu et Kandavatché, l'un ancien garde du corps d'un grand guerrier, l'autre fabricant de sel, qui ne travaillaient plus guère dans leurs jardins, se joignirent à nous. Pendant des mois, notre petit groupe se déplaça de village en village pour reconstituer les généalogies de tous les habitants de la vallée de Wonenara. Mais quand il nous fallut franchir la chaîne de montagnes pour poursuivre le travail dans la vallée voisine de Marawaka, Djirinac, comme convenu, nous abandonna. La chance qu'un homme âgé de cette vallée se proposa pour prendre sa place, Nougrouvandjéréyé, du clan des Nounguyé, auquel, quand il venait à Wonenara, Djirinac avait eu parfois recours quand elle voulait se faire préciser des généalogies, des mariages concernant des Baruya vivant dans les villages de Marawaka, qu'elle connaissait moins bien. Nougrouvandjéréyé avait une mémoire aussi vaste et aussi précise que celle de Djirinac et, comme elle,
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1. Cérémonies d'initiation masculine qui ont lieu tous les trois ans environ. Au cours des vingt années suivantes, j'allais assister à plusieurs de ces cérémonies, ainsi qu'à deux cérémonies d'initiation des jeunes filles pubères, et enfin, en 1988, à l'initiation des chamans, cérémonie qui a lieu tous les dix ou douze ans. Cf. M. Godelier, La Production des Grands Hommes. Pouvoir et domination masculine chez les Baruya de NouvelleGuinée, Paris, Fayard, 1982. 2. En fait, au cours des années suivantes, j'allais refaire, avec l'aide de Jean-Luc Lory, un second relevé complet des jardins cultivés par les habitants du village de Wiaveu.
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connaissait les liens de parenté existant entre des centaines de personnes, informations que j'allais ensuite avec lui vérifier sur place. Que le lecteur imagine un instant ce que représente en termes de gymnastique intellectuelle et de capacités cognitives une telle mémoire! En outre, Nougrouvandjéréyé ajoutait à sa connaissance des liens de parenté une autre mémoire, remarquable, celle de toutes les guerres faites ou subies par les Baruya, et il était capable de préciser à chaque fois les circonstances de ces guerres, les lieux des combats, le nombre et le nom des morts, les représailles ou les compensations qui s'en étaient suivies, etc. Sur ces thèmes, Djirinac n'avait rien à dire de particulier, tout simplement parce que ces histoires de guerre ne l'intéressaient pas. Par ailleurs, j'avais élaboré, pour mener cette enquête, une sorte de fiche-type que je m'imposais de remplir à propos de chaque individu dont j'avais recueilli le nom sur le terrain et dont je m'efforçais de reconstituer la généalogie - avec lui s'il était vivant et s'il y consentait, ou avec d'autres s'il s'agissait d'un mort ou d'un enfant. Or comme, entre-temps, j'avais appris beaucoup de choses sur les règles de mariage, les principes de descendance, et les formes de hiérarchie existant chez les Baruya, ma fiche était construite pour enregistrer les réponses à des questions du genre : quel est le lignage de ta mère? Quelle femme du lignage de ton père a été donnée en échange (ginomaré) de ta mère? Puisque (le groupe de) ton père n'a pas donné de femme en échange de ta mère, laquelle de tes «sœurs» va prendre la place de ta mère et épouser le fils du frère de ta mère (mariage avec le cousin croisé matrilatéral), etc. ? Ton père était-il un aoulatta (un grand guerrier), un kouloka (un chaman), etc.? Quels étaient les coinitiés de ton père? Certains vivent-ils encore? Nombre de ces questions pouvaient être posées aussi bien à un homme qu'à une femme. Mais d'autres ne le pouvaient pas, et je devais strictement respecter cet interdit quand je discutais avec une femme ou avec un homme. Finalement, au terme de cette première enquête systématique (qui dura plus de six mois), j'avais, à quelques exceptions près, recensé pratiquement tous les Baruya vivants, y compris les hommes partis travailler sur les plantations de la côte, les femmes mariées dans des tribus voisines, amies ou ennemies, les garçons que les missionnaires luthériens avaient envoyés poursuivre leurs études commencées à la Bible Scbool de Wonenara, dans une école d'une ville de l'intérieur ou de la côte, etc. A force de me voir aller de village en village, tous les Baruya vivant à Wonenara et à Marawaka me connaissaient, et bientôt j'en sus un peu plus que leurs jeunes enfants sur leurs ancêtres et sur l'histoire de leur lignage. Au cours des vingt ans qui suivirent, j'ai continué à noter les décès, les naissances, les mariages, les changements de résidence, de statut social, etc., et j'ai même refait un second recensement complet de toute la population, village après village. Je m'informais des raisons pour lesquelles, entre-temps, un tel avait épousé une telle ou avait changé de résidence. De quoi cette femme était-elle morte? En couches? D'un acte de sorcellerie? Tuée par son mari? Bref, en 1988, date de mon demier
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séjour prolongé chez les Baruya (il s'agissait pour moi de participer à une grande cérémonie d'initiation de nouveaux chamans, hommes et femmes, événement qui intervient tous les dix ou quinze ans et auquel il ne m'avait jamais été donné d'assister auparavant), je disposais d'informations accumulées au long de vingt années d'observation portant sur ce que, pendant tout ce temps-là, les Baruya avaient décidé de faire lorsqu'il s'agissait de se marier, de transmettre des statuts à leurs enfants, etc. Mais pour bien saisir ces données relatives à l'exercice de la parenté chez les Baruya, il est nécessaire d'avoir en tête un certain nombre d'informations indispensables sur l'histoire et le type de la société au sein de laquelle les Baruya vivent, agissent et se reproduisent.
Ce que sont les Baruya Que signifie le mot « Baruya » ? C'est le nom d'un insecte aux ailes rouges tachetées de noir (baragayé), qui fut choisi dans le passé par l'un des clans de la tribu pour s'autodésigner, et que les membres de ce clan s'interdisent de tuer. Ses ailes rouges leur rappellent la route de feu qu'avait suivie dans le ciel leur ancêtre du temps des origines, Djivaamakwé, que le Soleil avait envoyé à Bravégareubaramandeuc pour y fonder un village et une tribu en rassemblant autour de lui des hommes vivant à cet endroit et auxquels il aurait donné leur nom de clan et attribué des fonctions dans l'accomplissement des rites d'initiation. Aujourd'hui, Bravégareubaramandeuc est le site d'un village depuis longtemps déserté, perché au sommet d'une hauteur près de Menyamya, à quelques jours de marche des vallées ou vivent les Baruya, et qui était habité autrefois par divers clans des Yoyué, une «tribu» qui n'existe pll.\s. A ce récit mythique qui justifie la place, la première, qu'occupe le clan appelé « Baroya » dans le dispositif des initiations masculines et explique pourquoi ce clan était destiné à donner son nom au groupe territorial qui allait émerger de la fission des Yoyué, fait suite un récit « historique» qui renvoie, lui, à des faits sur lesquels s'accordent toutes les tribus de la région. . Ces faits sont les suivants. Vers la fin du :xvme siècle (selon mes estimations), certains clans des Yoyué auraient en secret organisé le massacre des habitants de Bravégareubaramandeuc par les ennemis traditionnels des Yoyué, les Tapatché. Mais ce jour-là, les Baruya et des membres d'autres clans étaient partis en forêt, emmenant avec eux leurs épouses et leurs jeunes enfants comme c'est le cas pendant les grandes chasses qui précèdent les initiations. Quand ils apprirent la nouvelle que tous leurs jeunes initiés avaient été massacrés dans la maison des hommes, ainsi que quelques personnes restées au village, les gens partis à la chasse s'enfuirent dans différentes directions chercher refuge auprès de tribus amies. Un groupe important de fuyards, comprenant les membres du clan des Baruya, parvint chez les Andjé, une tribu qui vivait dans la vallée de Marawaka, au pied du volcan Yelia, et leur demanda refuge
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d'organisation de la société, des valeurs et des normes de conduite. positives et négatives, auxquels se réferent 1 les individus et les groupes qui composent la société des Baruya lorsqu'ils agissent sur les autres, sur eux-mêmes et sur le monde qui les entoure. Et le monde qui entoure les Baruya est composé des arbres et des cours d'eau, des animaux et des esprits des morts, des tribus voisines amies et ennemies, des mauvais esprits qui vivent sous terre ou du serpent Python, dieu de la pluie et des menstrues, ainsi que des deux astres qui brillent dans le ciel, Soleil et Lune, deux puissances qui règlent les saisons et le destin des humains bien au-delà des frontières de chaque tribu. Bien entendu, aujourd'hui, font partie de ce monde les Blancs, la police, l'armée,)'Administration, qui sont les instruments d'une nouvelle institution, l'Etat. Sans oublier la présence d'un nouveau dieu, Jésus-Christ, et de son rival, Satan. Un fait très important va nous permettre de distinguer maintenant entre les réalités que nous désignons par les termes de «tribu» ou d'« ethnie» et de montrer que rexistence d'une culture commune ne suffit pas, comme l'ont avancé Schneider et ses disciples, à faire d'un ensemble de groupes locaux, de parenté ou autre, une société, c'est-àdire un tout capable de se représenter à lui-même comme tel et qui doit se reproduire comme un tout pour continuer d'exister comme tel. De la tribu à l'ethnie
Revenons donc sur le fait qu'à l'exception d'un seul groupe2 tous les voisins des Baruya, les Wantekia, les Usarumpia, les Bulakia, les Yuwarrounatché, les Andjé, etc., parlent la même langue et ont pratiquement les mêmes coutumes que celles des Baruya. Tous portent les mêmes vêtements, les mêmes insignes, et tous racontent que leurs lointains ancêtres vivaient dans la région de Menyamya. Les Baruya et leurs voisins constituent en fait la frontière nord-ouest d'un ensemble de groupes locaux parlant des langues apparentées, et qui occupent un vaste territoire s'étendant depuis les hautes vallées des Highlands au nord jusqu'à quelques kilomètres du littoral du golfe de Papouasie au sud. De proche en proche ces tribus se comprennent mutuellement, mais les individus appartenant à des groupes situés aux extrémités nord, sud, est et ouest de cet immense territoire ne se comprennent pas entre eux. D'après les linguistes ayant eu recours aux méthodes de la glottochronologie, toutes ces langues se seraient différenciées entre elles à partir d'une langue mère parlée du côté de Menyamya, et ce processus aurait pris plus d'un millénaire. Mais ce n'est pas 1. Se référer ne signifie pas nécessairement appliquer. Mais ne pas appliquer des règles communes, c'est encore s'y référer. Cf. Maurice Godeliet; L'Idéel et le matériel. Pensée, économie, sociétés, Fayard, 1984, ainsi que le chapitre cc Quelles cultures pour quels primates: définition faible ou définition forte de la culture? .. in A. Ducros, J. Ducros, P. Joulian (dir.), 1998, La 'ttlture est-elle naturelle l, Paris, Errance, pp. 217-223. 2. Les Kenazé, qui appartiennent au grand groupe linguistique des Awa-Tairora et avec lesquels les Baruya font régulièrement du commerce et ne sont jamais en guerre.
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seulement les langues qui se sont différenciées, car les structures sociales présentent également de fortes différences. Les groupes du Nord, auxquels appartiennent les Baruya, vouent un culte au soleil, mettent l'accent sur le sperme dans la fabrication des enfants et initient leurs garçons en les isolant dans les maisons d'hommes où ils pratiquent une homosexualité rituelle 1• Les groupes du Sud, en revanche, mettent l'accent sur le sang menstruel, leurs initiations ne comportent pas de pratique homosexuelle, et ils ne séparent que pour peu de temps les garçons initiés de leurs mères et du monde féminin 2 • Cependant, malgré ces différences culturelles et sociales, toutes les tribus reconnaissent partager une même origine qui remonte aux temps du ( Rêve », aux temps de leurs ancêtres mythiques (wandjinia, les hommes du temps des origines), une origine commune dont continuent à témoigner les vêtements, les insignes que portent les hommes et les femmes et qui sont, à peu de chose près, partout les mêmes 3• Mais la reconnaissance de leur origine commune et de cette identité culturelle partagée n'empêche pas les tribus de se faire la guerre, de massacrer leurs voisins, de s'emparer de tout ou partie de leur territoire, comme l'illustre l'histoire même des Baruya. Cette identité partagée est d'ailleurs également reconnue par les tribus qui vivent aux frontières de ce territoire mais appartiennent à d'autres ensembles linguistiques et culturels. Certaines d'entre elles utilisent d'ailleurs des termes méprisants tel que ct Kukakuka » pour désigner en bloc tous les groupes vivant de Menyamya au golfe de Papouasie. Kuka, en baruya, signifie « voler ». Et l'on peut imaginer que les Baruya et leurs voisins de même culture ne se désignaient pas eux-mêmes sous un terme qui évoquait une société de voleurs, dont les raids meurtriers dévastaient les villages de leurs . 4... enneIDIS Par « ethnie» nous entendons l'ensemble de ces groupes locaux, Baruya, Andjé, Bulakia, etc., qui se reconnaissent une origine commune, parlent des langues proches appartenant à la même famille, et partagent en outre des modes de pensée et des modes de vie, c'est-à-dire des 1. Cf. les travaux de J. Mimica : «The incest passions: An oudine of the logic of Iqwaye social organization », Part 1-11, Oceania, 62 (2), 1991, pp. 34-58, 81-113; Intimations of infinity, Oxford, Berg, 1988_ 2. P. Bonnemère. Le Pandanus rouge. Corps. différence des sexes et parenté chez les Ankave, Paris, CNRS/Maison des sciences de l'homme, 1996, pp. 293-294; cc Maternai nurturing substance and paternal spirit : the making of a Southern Anga society,., Oceania, nO 64, 1993, pp. 159-186. 3. Cf. I.:actide de P. Lemonnier, « Mipela wan bilas. Identité et variabilité sociocultUrelle chez les Anga de Nouvelle-Guinée », in S. Tcherkézoff, F. Marsaudon (dir.), Le Pacifique Sud aujourd'hui : identités et transformations culturelles, Paris, CNRS, 1998, pp. 196-227. 4. Ce terme «Kukakuka» fut malheureusement repris par l'administration australienne pour désigner les Baruya et les autres tribus de même cultUre. Il fut abandonné après l'indépendance, et remplacé par un terme neutre proposé par Dick Lloyd, cc Anga » qui est commun à toutes ces langues et désigne cc la maison». Le terme a été adopté par les Baruya et leurs voisins pour souligner leur commune identité dans le cadre ensuite du district de Menyamya auquel ils sont aujourd'hui rattachés.
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représentations de l'univers et des principes d'organisation de la société~ qui manifestent par leurs différences mêmes leur appartenance à une même tradition dont ces différences apparaissent comme autant de transformations possibles 1. Or, ce qu'il importe de souligner ici est que le fait pour un Baruya ou un Andjé d'appartenir à la même « ethnie» et de le savoir ne lui procure ni terre ni épouse (ou époux) et ne lui confère aucun pouvoir, aucune autorité au-delà des frontières de son groupe local, tribal et n'empêche aucunement les tribus appartenant à cette même ethnie de se faire la guerre. Bref, l'ethnie est bien une réalité sociale et culturelle mais une ethnie n'est pas une « société». En revanche, un groupe territorial tel que celui des Baruya, ou celui des Andjé, constitue véritablement une « société ». Ce qui fait des Baruya une société, c'est d'abord que ce groupe possède une identité qui s'exprime par un « grand nom» (les Baruya), un nom unique qui recouvre sans les exclure les noms des groupes particuliers (clans et lignages) et ceux des individus qui les composent et leur confère à tous une identité spécifique, globale, commune, qu'ils reconnaissent et que reconnaissent également les autres groupes territoriaux qui les entourent et qui, eux aussi, ont un grand nom (les Bulakia, les Andjé, les Wantekia, etc.). Ce grand nom est toujours associé à un territoire dont les limites sont connues des groupes voisins, même si ceux-ci ne les admettent pas, et sur lequel le groupe en tant que tel, autrement dit qui est perçu comme un tout par ses voisins, exerce une sorte de souveraineté et ce en un double sens. Souveraineté en ce que les clans et les individus qui composent la société baruya ont, de ce fait, le droit exclusif de s'approprier et d'exploiter des parcelles de ce territoire pour en tirer l'essentiel de leurs moyens d'existence. Souveraineté également par le fait que les Baruya ne reconnaissent pas à d'autres groupes qu'eux-mêmes le droit de régler les conflits parfois sanglants qui dressent les uns contre les autres certains de leurs membres. Aucune intervention extérieure, sauf exception, n'est acceptée ou sollicitée. On voit donc ce qui fait la différence entre une « ethnie », qui est une 1. Cette définition s'accorde avec les travaux pionniers de Fredrik Barth en la matière qui n'attribuait qu'une importance très variable à l'appartenance ethnique pour comprendre l'identité des individus et des groupes locaux. E Barth avait travaillé chez les Pashtoun d'Afghanistan et de Pakistan, une région cultureUement et sociologiquement très complexe où se rencontraient des groupes de langues différentes, persophones, arabophones, turcophones, etc., des agriculteurs et des pasteurs nomades, des envahisseurs et des groupes conquis, et où s'opposaient villes et campagnes. F. Banh a montré les alternatives qui s'offraient à ces groupes, du fait de leur histoire, pour définir ou choisir leur identité. La situation des Baruya est par contraste très simple à comprendre, mais démontre également que la conscience d'appartenir à une même ethnie ne les avait pas empêchés d'évoluer de façon très diverse. Cf. F. ~ Political Leadership among Swath Patham, New York, Londres, The Athlone Press, 1959. London School of Economics Monographs on Social Anthropology, nO 19. F. Barth (dir.), Ethnic Groups and Boundaries. The Social Organization of Culture Difference, Boston, Little, Brown and Company, 1969.
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réalité sociale sans être une société, et une « tribu », qui, elle, est une société. Les Baruya, les Wantekia, les Usarumpia, etc., parlent la même langue ou des dialectes proches, participent de la même culture et suivent les mêmes principes d'organisation de la société (échange des sœurs, initiations masculines et féminines, etc.). Ces faits témoignent de leur appartenance à un même groupe de populations apparentées sur le plan linguistique et culturel, et c'est cet ensemble de populations que nous appelons une ethnie, une réalité sociale dont l'existence était reconnue par ces populations qui s'y référaient par une périphrase : « Tous ceux qui portent les mêmes parures que nous. » Ce qui fait donc des Baruya, des Wantekia, etc., des sociétés différentes au sein de cet ensemble ethnique, c'est que chacun de ces groupes contrôle un territoire distinct dont les membres exploitent les ressources et en tirent ressentiel de leurs moyens matériels d'existence. Ce territoire constitue donc la condition première de la reproduction des unités sociales qui composent ces sociétés, clans, lignages, etc., et donc de la reproduction des rapports sociaux qui les lient entre eux, par le mariage, les initiations, les pratiques rituelles, la solidarité dans la guerre, etc. Pour qu'une société existe (comme un tout capable de se reproduire), il faut qu'aux composantes « idéelles» de la vie sociale (les représentations de l'univers, les principes d'organisation de la société, les valeurs, les normes de conduite) s'ajoute un rapport d'appropriation à la fois sociale et matérielle d'un territoire dont les membres du groupe tirent une fraction significative de leurs moyens matériels d'existence 1• Les Baruya comme société, J'ethnie anga comme communauté
Ce tout qui doit se reproduire comme tel et qui constitue une société consiste concrètement en un certain nombre d'individus des deux sexes et de générations différentes appartenant par leur naissance à des groupes de parenté distincts, aux fonctions sociales, rituelles ou autres souvent différentes, mais qui exercent en commun sur la nature qui les entoure ce que l'on pourrait appeler une sorte de « souveraineté» qui cesse dès lors qu'ils franchissent les limites de leur territoire. De ce fait, tous ces individus et tous ces groupes participent d'une identité commune et portent un nom commun qui s'ajoute à leurs noms propres - qui révèlent le lignage auquel ils appartiennent, leur sexe, etc. Mais par ailleurs, tous ces individus et ces groupes entretiennent entre eux un certain nombre de rapports liés mais distincts - rapports de parenté, de dépendance matérielle ou rituelle, de subordination entre les sexes ou entre les générations, etc. De sorte que pour qu'une société continue d'exister, il faut non seulement que les individus qui meurent soient remplacés par d'autres, mais aussi que les rapports entre les individus et les groupes qui caractérisent ce type de société (rapports modelés par le 1. Sur la notion de réalités oc idéeUes .. , voir M. Godelier, L'Idéel et le matériel. Pensée, économie, sociétés, Paris, Fayard, 1984.
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système de parenté ou par l'existence d'un système d'initiations) soient reproduits. Et, bien entendu, de même que les individus ne peuvent pas, sauf circonstances exceptionnelles, cesser de produire et reproduire leurs rapports sociaux, ils ne sauraient non plus cesser de produire leurs conditions matérielles d'existence, qui ne se réduisent pas à leur subsistance mais consistent à produire ou réunir les conditions matérielles de l'exercice de la parenté, de la pratique des initiations, de la conduite d'une guerre, etc. Cependant, l'histoire des Yoyué et des Baruya nous montre aussi clairement que ces groupes territoriaux ne fonctionnent comme des sociétés, comme des unités locales globales si l'on préfère, qu'un certain temps. Avant l'arrivée des Européens, qui a figé l'état habituellement instable des rapports entre tribus voisines, de multiples conflits d'intérêts (à propos des femmes, des terres, du gibier, des partenaires commerciaux) dressaient les uns contre les autres les lignages, les indivi~us (même des parents très proches) appartenant à la même tribu. A terme, dans certaines circonstances, l'accord tacite des lignages et des individus pour vivre ensemble est rompu, l'unité de la tribu brisée, et celle-ci explose en morceaux qui vont s'agréger à des tribus voisines ou s'associent pour en créer une nouvelle, comme ce fut le cas des Baruya. Cependant, il faut noter que si, avant l'arrivée des Européens, les groupes locaux pouvaient se faire, se défaire et se refaire, la forme tribale de ces groupes, elle,
ne disparaissait pas et était immédiatement reproduite par chacun des nouveaux groupes. D'avoir montré que les Baruya existent comme une société à partir du moment où ils exercent une sorte de souveraineté sur un territoire, souveraineté sinon reconnue du moins connue de leurs voisins, d'avoir ensuite appliqué à cette société le concept de tribu parce que les unités sociales qui se partagent ce territoire sont des groupes de parenté, ne nous dit rien encore de la structure interne de cette société, structure qui engendre des fonctions et des statuts distincts et hiérarchisés entre les individus comme entre les groupes de parenté auxquels ils appartiennent par la naissance. Des institutions qui débordent les rapports et les groupes de parenté En fait, d'autres divisions que celles qui opposent clans et lignages partagent la société baruya, dont deux ont une importance particulière parce qu'elles traversent toute la société, l'une entre les sexes, l'autre entre les clans. Les rapports entre les sexes chez les Baruya étaient en 1967, et sont encore, des rapports de complémentarité et de coopération en même temps que de domination et de subordination. La complémentarité est manifeste dans la division des tâches et des domaines d'activité réservés à chaque sexe (la chasse, la guerre, l'élevage des enfants, le tissage, etc.) et fait que chacun d'eux contribue de façon distincte à la production continue de leurs conditions d'existence, matérielle et sociale. Mais cette
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coopération fonctionne sur la base d'un rapport de domination-subordination qui l'englobe et la marque, un rapport que l'on peut décrire comme celui de la subordination générale des femmes par rapport aux hommes 1. Cette inégalité dans le statut des individus en vertu de leur sexe s'affirme dès la naissance mais ne prend sa forme pleine et définitive qu'au moment où, brutalement, vers l'âge de 9 à 10 ans, tous les garçons du même âge sont séparés de leur mère et de leurs sœurs et enfermés, après qu'on leur a percé le nez, dans la «maison des hommes» qui domine chaque village baruya. I.:approche de cette maison est strictement interdite aux femmes. Cette séparation et ce marquage de leur corps sont les premiers moments d'une longue série d'épreuves initiatiques qui, au bout d'une dizaine d'années ou plus, et après avoir franchi quatre stades d'initiation, les dépouilleront de tout ce qui les rattachait au monde maternel. Ils pourront alors enfin affronter en hommes le monde des femmes, et quitter la maison des hommes pour épouser une jeune fille qu'on aura choisie pour eux et pour laquelle leur lignage aura donné une de leurs « sœurs ». Au cours de ces années, les garçons, dans le secret de la forêt ou dans la pénombre de la maison des hommes, seront mis en contact avec les objets sacrés détenus par les clans responsables des divers rites d'initiation. Ils entendront le rugissement des rhombes et ils découvriront que ce sont les hommes qui provoquent ce bruit qui terrifie les femmes et les non-initiés (auxquels on fait croire qu'ils entendent les voix des esprits de la forêt qui rendent visite aux hommes et aux nouveaux initiés au milieu de leurs cérémonies). On leur révélera - mais sous peine de mort s'ils en disent un mot aux femmes et aux enfants - que ce sont les femmes qui, en réalité, avaient inventé les flûtes, les arcs et bien d'autres choses encore, que les premiers hommes les ont ensuite dérobés aux femmes, et que depuis lors celles-ci ne peuvent ni voir ni posséder. On leur expliquera aussi que les hommes avaient été contraints de déposséder les femmes des arcs parce que celles-ci en faisaient mauvais usage, tuaient trop de gibier et compromettaient l'ordre cosmique et social en souillant toute chose du sang menstruel qui coule périodiquement entre leurs cuisses. Ils apprendront que le sexe des femmes et les rapports sexuels avec elles constituent une menace permanente pour les hommes qui risquent d'y perdre leur force, leur beauté, leur supériorité. Dans cet univers d'hommes qui perdure des années 2, les garçons 1. Depuis ma première rencontre avec les Baruya en 1967, les rapports entre les sexes ont beaucoup changé dans le sens d'une moins grande subordination (voire soumission) des femmes aux hommes. Voir plus loin, pp. 77-79. 2. n faut insister sur le fait que les jeunes Baruya quittent leur famille dès l'âge de 9 ou 10 ans. De loin en loin ils apercevront leur mère, mais ne pourront l'approcher. Chaque soir une de leurs sœurs leur apportera un filet de nourriture préparée par leur mère et le laissera suspendu à la clôture de la maison des hommes après avoir appelé son frère par son nom. Dans la maison des hommes, ces mêmes garçons rencontreront rarement leur père, sauf lorsque les hommes mariés s'y réunissent pour chanter avec les jeunes ou accomplir des rituels. Ce sont leurs aînés qui prennent soin d'eux quotidiennement.
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seront secrètement « réengendrés » par les hommes, mais sans l'aide des femmes cette fois. Leurs aînés des deux derniers stades, des jeunes gens de 15 à 20 ou 22 ans qui n'ont encore jamais eu de rapport sexuel avec des femmes, leur prodiguent généreusement leur sperme à boire à travers les liens homosexuels qui s'établissent entre anciens et nouveaux initiés. Ceux-ci, plus tard, donneront à leur tour leur semence, également pure de toute souillure féminine, à ceux qui seront entrés à leur suite dans la maison des hommes. Peu à peu se trouve ainsi justifié aux yeux de ces garçons et de ces adolescents le fait que les femmes baruya n'ont pas le droit d'hériter de la terre de leurs ancêtres, n'ont pas le droit de porter les armes, de fabriquer de la monnaie de sel, d'être en contact avec les objets sacrés, etc. Peu à peu se trouvent également justifiées les violences, physiques, psychologiques, sociales, que les hommes exercent sur les femmes, du moins sur leurs épouses, jamais sur leurs mères ni sur leurs sœurs. Car au cours des longues leçons qu'ils leur font subir, les maîtres des initiations leur enseignent aussi que les femmes ont des droits, et qu'il est de leur devoir de les connaître et de les respecter. C'est pourquoi la domination des hommes ne repose pas seulement sur la violence qu'ils exercent sur les femmes, et auxquelles celles-ci, souvent, résistent de diverses façons. Elle repose également sur le fait que, jusqu'à un certain point, les femmes consentent à la domination des hommes dans la mesure où elles partagent avec eux les mêmes représentations mythicoreligieuses qui imputent à leur sexe les désordres menaçant la reproduction de l'ordre social et cosmique et qu'elles ne veulent pas infliger à leurs proches ni à leurs enfants. C'est précisément par la mise en œuvre de cette formidable machine à différencier la nature sociale des sexes, à grandir les hommes dans l'imaginaire mais aussi à les élever réellement, socialement, au-dessus des femmes, que prend source et sens la seconde division qui traverse la société baruya, non plus cette fois entre les individus selon leur sexe mais selon la nature des groupes de parenté auxquels ils appartiennent par la naissance et selon la position généalogique qu'ils y occupent. Car seuls les représentants des clans qui descendent des réfugiés de Bravégareubaramandeuc, ainsi que du dan des Ndélié qui les avait aidés à s'emparer du territoire de leurs hôtes, ont le droit d'initier les garçons de la tribu, sous prétexte que seuls leurs ancêtres ont reçu du Soleil les objets sacrés et les formules secrètes permettant de disjoindre les garçons du monde des femmes et d'en faire des hommes, des guerriers, des chamans, etc. De ce fait, les clans des autochtones ralliés aux Baruya sont exclus de la conduite des activités politico-rituelles qui cimentent l'unité de tous les groupes de parenté et de toutes les générations et affirment leur identité commune face aux tribus voisines. Celles-ci, d'ailleurs, sont invitées au moment des initiations à venir admirer le nombre et la force des jeunes guerriers baruya lorsque ceux-ci sortent de la tsimia, la grande case cérémonielle qui se dresse entre les villages et dont les Baruya disent qu'il s'agit du « corps» de leur tribu. Les initiés vont
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alors danser autour de la tsimia et chanter pendant des heures, parés de leurs plumes, de leurs armes et de leurs capes d'écorce toutes neuves, sous les yeux de leurs mères, sœurs et fiancées qui se pressent pour les admirer au premier rang des spectateurs. La raison invoquée pour exclure de la conduite des cérémonies les clans autochtones ralliés aux Baruya est que leurs ancêtres seraient nés de créatures de la forêt et n'auraient jamais possédé de kwaimatnié ni de savoirs secrets (ce que les représentants de ces groupes nient vigoureusement quand on les interroge). C'est donc l'histoire des Baruya qui explique la hiérarchie existant entre les clans qui ont le droit d'initier les garçons et ceux qui ne l'ont pas. Au premier rang de cette hiérarchie on trouve le clan des Baruya, qui a donné son nom à la tribu, et plus particulièrement l'un des deux lignages de ce clan, les Baruya Kwarrandariar, qui ont la charge de faire passer les initiés du deuxième au troisième stade, celui à partir duquel ils seront considérés comme des guerriers et où on les préparera au mariage aussitôt que leur fiancée aura ses premières règles et aura été initiée de son côté par les femmes. Cette hiérarchie politieo-rituelle entre les clans crée également une hiérarchie entre les individus, dans la mesure où les représentants des clans qui assument des fonctions diverses dans l'initiation des jeunes gens sont considérés comme des « Grands Hommes ». Ds héritent de ce statut même temps que de leur fonction et des objets sacrés et des formules qui leur permettent de la remplir. Le cycle des initiations masculines et féminines n'est pas unique chez les Baruya. Un autre cycle existe, qui ne concerne que les chamans et voit se succéder tous les dix ou douze ans des cérémonies au cours desquelles s'achève la formation des hommes et des femm~s qui se sont révélés posséder des pouvoirs spirituels exceptionnels. A l'issue de ces cérémonies est confirmée ou infirmée publiquement leur capacité à soigner les victimes d'attaques des mauvais esprits et à porter la mort ou la maladie chez leurs ennemis. Le chamanisme est d'ailleurs le seul domaine de la vie sociale où les hommes et les femmes peuvent directement confronter leurs capacités sans médiations. Mais les fonctions du « maître» des initiations des chamans appartiennent exclusivement à un clan issu des réfugiés de Bravégareubaramandeuc, les Andavakia, et sont toujours transmises entre les hommes d'un des lignages de ce clan. A côté de ces fonctions et de ces statuts hérités, fort peu nombreux, il en existe d'autres que l'on peut acquérir au cours de sa vie en faisant preuve de talents et de mérites exceptionnels. ~tre en guerre avec des tribus voisines, être en paix avec d'autres, puis s'allier avec les premiers pour combattre les seconds fait que les Baruya vivent dans un état de guerre permanent qui explique que tous les hommes, depuis leur enfance, sont entraînés à la guerre et à la chasse et ne se déplacent jamais sans leurs armes. Cependant, seuls certains d'entre eux sont considérés comme de « grands» guerriers, des aoulatta, parce qu'ils ont tué en combat singulier, à la hache, plusieurs guerriers ennemis qu'ils avaient
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défiés publiquement. Les autres, le reste des hommes, sont considérés (de façon ironique) par les Baruya eux-mêmes comme n'étant que des « wopai», des « patates douces», des guerriers ordinaires qui font beaucoup de bruit, mais se contentent de tirer de loin des flèches contre les ennemis et se mettent au plus vite à couvert derrière leur bouclier quand on leur tire dessus ... Notons que dans une société où la guerre a tant d'importance, les représentants des clans qui possèdent des objets sacrés indispensables pour l'initiation des garçons ou celle des chamans ne vont pas à la guerre, pour éviter qu'ils ne soient tués avant d'avoir transmis leurs pouvoirs à leur fils aîné, ce qui priverait la tribu d'une partie des forces spirituelles qui en assurent l'existence et la reproduction. (Les noms des détenteurs des kwaimatnié sont d'ailleurs tenus cachés aux tribus voisines.) C'est également le cas des tanaka, des hommes considérés par tous comme de « grands » horticulteurs parce qu'ils ouvrent de grands jardins dans la forêt et mettent leurs récoltes à la disposition de ceux qui font la guerre et ne peuvent prendre soin de leurs propres jardins. D'autres individus se distinguent dans d'autres domaines et peuvent également devenir des Grands Hommes : certains chamans, quelques chasseurs experts à prendre au piège le casoru; la femme sauvage qui vit au fond des forêts et dont la chair, interdite aux chasseurs et aux femmes, est mangée par les initiés dans la maison des hommes. Enfin, loin derrière les autres, quelques experts dans la fabrication des barres de sel, qui servaient aux Baruya de monnaie avant l'arrivée des Européens, peuvent acquérir une certaine réputation. Par ailleurs, à chaque génération, un certain nombre de femmes sont promues « Grandes» Femmes sans que ceci remette en cause l'idéologie officielle qui veut que les hommes soient par principe supérieurs aux femmes. Sont réputées « grandes » les femmes qui ont mis au monde un grand nombre d'enfants dont la plupart ont survécu et qu'elles ont su élever, sont grandes les femmes dures à la tâche pour cultiver de grands et beaux jardins et élever de nombreux cochons, sont grandes les femmes chamans qui ont obtenu des guérisons spectaculaires, etc. Ces femmes peuvent se permettre de parler fort et clair lorsque les habitants de leur village se réunissent pour débattre de problèmes qui concernent tout le monde, des conséquences d'un adultère, de la menace d'un conflit armé avec une tribu voisine, etc. Peu d'hommes osent leur imposer de se taire et leur avis est entendu. Constatons cependant que pour les femmes tout doit être mérité, rien ou presque 1 n'est hérité, tandis qu'il est réservé aux seuls hommes d'hériter de fonctions et de statuts qui les distinguent automatiquement entre eux. C'est là une preuve de plus de la position dominante qu'occupent les hommes dans cette société, et du contrôle qu'ils exercent sur son fonctionnement. Rappelons que les fonctions et les statuts hérités sont 1. Les femmes héritent néanmoins de leur mère ou de leur père des pouvoirs chamarustes.
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répartis entre les huit clans des descendants des réfugiés de Bravégareubaramandeuc auxquels s'ajoutent les Ndélié, l'un des sept clans autochtones ralliés aux Baruya et auxquels ceux-ci opt accordé un kwaimatnié et une fonction dans les rites d'initiation 1. A côté de ces statuts réservés, tous les statuts qu'un individu pouvait acquérir par ses propres qualités étaient, eux, accessibles à tous et à toutes quelle que soit leur appartenance à tel ou tel clan. On voit donc qu'en dépit du clivage politico-rituel entre réfugiés et autochtones qui avait perduré jusqu'en 1967, et qui était d'ailleurs soigneusement entretenu, la structure de la société baruya était telle qu'aucun clan particulier, encore moins aucun individu de renom, ne détenait le monopole de la violence armée - ce qui leur aurait permis d'imposer au reste de la société leurs volontés, de servir leurs seuls intérêts. C'est ainsi, par exemple, que les décisions ayant des conséquences pour tous - ouvrir de grands jardins, rassembler les matériaux nécessaires à la construction de la grande case cérémonielle avant que débutent les cérémonies d'initiation, se préparer à entrer en guerre avec tel groupe voisin et s'assurer le concours de groupes alliés, ou aujourd'hui planter de vastes étendues de forêt en caféiers - étaient prises au cours de débats publics où la voix des hommes certes dominait, où les jeunes et les femmes habituellement ne prenaient pas publiquement la parole, mais où les Grandes Femmes parlaient et se faisaient entendre. C'est sur ce fond de souveraineté inégalement partagée que se détachent les autres formes d'autorité et de pouvoir plus facilement visibles que sont celles des maîtres des rituels, des grands guerriers, des chamans, etc. L'une des premières conclusions théoriques à tirer de ces analyses est que l'existence de groupes de parenté ne suffit pas à faire une société ni à donner une forme « tribale» à cette société. TI faut aussi - et surtoutque ces groupes (ou la majorité d'entre eux) exercent en commun une sorte de souveraineté politique et rituelle sur l'ensemble de la population et sur un territoire défendu par tous, et dont les limites sont connues (sinon reconnues) par leurs voisins. Et si cela est vrai, on voit déjà combien il est erroné d'affirmer - comme le font encore la majorité des anthropologues - que les sociétés sans castes et sans classes, «primitives », etc., sont des sociétés fondées sur la parenté.
1. Si toutes les fonctions poli rico-rituelles étaient concentrées dans un ou deux de ces clans er transmises en leur sein de génération en génération, la sociéré serait divisée en une sorte d'aristocratie héréditaire et une majorité de gens « du commun », bref, fonctionneraient comme une sorte de chefferie, fait très rare en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Voir néanmoins l'exemple des Mekeo étudiés par Marc Mosko, et, bien entendu, des Trobriandais étudiés par Malinowski. M. Mosko, Quadripartite Structures. Categories, Relations and Homologies in Bush Mekeo Culture, Cambridge University Press, 1985; «Rethinking Trobriand Chieftainship », The Journal of the Royal Anthropological Institute, 1 (4), 1995, pp. 763-785.
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L'identité plurielle d'un(e) Baruya
Deuxième conclusion théorique susceptible d'être tirée de ces analyses: l'identité d'un individu, ici d'un Baruya, ou d'un Wantekia, etc., ne se réduit jamais à l'identité commune, englobante, qui lui est conférée par le fait d'être membre de sa tribu, de sa société, elle est toujours multiple. li (elle) a autant d'identités qu'il (elle) appartient simultanément à différents groupes sociaux par différents aspects de lui ou d'elle-même. Il est homme et non pas femme. Il est le coinitié de... Elle est femme, elle est la coinitiée de ..., Welle est chaman... C'est un maître d'initiation qui a hérité sa fonction et son statut de son père, etc. Il est fils de, frère de ... Elle est sœur de, mère de ... Toutes ces identités sont des cristallisations en chaque individu de différentes sortes de rapports aux autres, de fonctions et de statuts qui soit aboutissent à lui (à elle) et s'impriment en lui (en elle), soit partent de lui (ou d'elle) et vont s'imprimer chez d'autres. Un individu puise le contenu et la forme de toutes ses identités au sein des rapports sociaux spécifiques qui caractérisent sa société, dans les particularités de sa structure et de son fonctionnement. Toutes constituent la multiplicité concrète de son identité sociale, qui n'est jamais une simple addition d'identités distinctes, de rapports particuliers. Car l'identité personnelle, intime, d'un individu est toujours le produit d'une histoire singulière, qui n'est reproduite nulle part et s'est construite dans des circonstances de la vie qui ne sont jamais les mêmes pour tous, y compris pour des individus aussi proches que deux frères ou deux sœurs, ou un frère et une sœur. Et avant même l'arrivée des Européens à Wonenara en 1951, l'identité d'un Baruya était également faite d'aspects de lui-même qui débordaient sa société. li (elle) savait qu'il appartenait à un groupe de tribus apparentées par leurs langues et leurs coutumes, un ensemble que nous avons appelé une ethnie et qui constituait une communauté 1 qui englobait sa propre société, lui était liée par un passé lointain commun, mais qui ne fonctionnait pas pour lui ou pour elle comme sa « société». Or, cette caractéristique, née de l'appartenance d'un individu à des ensembles qui débordent et englobent sa société de naissance, devait encore s'affirmer à partir de 1951.
1. Nous entendons par « communauté» un groupe social qui naît du partage entre des individus et/ou des groupes de réalités communes, une langue, une religion, une fonction, une histoire, un mythe, etc., qui leur sont transmises à la naissance ou sont choisies par eux au cours de leur existence. Le partage d'un ou de plusieurs éléments communs par ses membres ne suffit pas à transformer une communauté en une société. Sur les concepts de « société », « communauté », « culture », voir M. Godelier, «Introspection, rétrospections, projections: un entretien avec Hosham Dawod lO, Gradhiva, nO 25, 1999, pp. 1 à 25.
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L'arrivée de l'Occident, ou la perte par les Baruya de leur souveraineté sur leur territoire et sur eux-mêmes C'est à cette date que les Baruya, sans l'avoir voulu ni prévu, se virent conférer une nouvelle identité .commune quand ils devinrent des « sujets» de Sa Majesté la reine d'Angleterre et furent placés sous l'autorité et le contrôle d'un État colonial créé et gouverné par des Blancs d'origine australienne, assistés d'autres Blancs d'origine européenne ou nord-américaine. En 1975, sans non plus l'avoir vraiment voulu, bien qu'on les en eût informés, les mêmes Baruya devinrent « citoyens», cette fois d'un État postcolonial dont l'indépendance et le régime constitutionnel n'avaient pas été conquis par eux mais octroyés par l'Australie, l'ex-puissance tutélaire. Ds se trouvèrent alors embarqués dans un processus forcé de formation d'une nation multiculturelle qu'il fallait faire naître à tout prix pour donner corps a posteriori à un État créé de toutes pièces par des étrangers et imposé désormais à tous les habitants de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, quelle que soit leur tribu ou leur ethnie d'origine, comme le cadre obligé de leur vie future. Dans ce contexte historique nouveau, des enfants baruya (les garçons d'abord) fréquentèrent l'école de la mission luthérienne et certains devinrent policier, infirmier, pasteur luthérien ou encore professeur de mathématiques à l'université de Lae. Plus récemment, à partir de 1981, parmi les adultes, beaucoup de Baruya, les femmes surtout, se sont convertis au christianisme et ont adhéré à diverses Églises et sectes protestantes qui, depuis plusieurs décennies, rivalisent entre elles pour leur enseigner le message du Christ et extirper leurs anciennes croyances religieuses, inspirées dit-on par Satan. Le nombre des chamans a diminué, leur prestige également. Les grands guerriers sont morts. La guerre, lorsqu'elle reprend sporadiquement avec une tribu voisine, ne se mène plus selon les mêmes règles, avec les mêmes armes. On ne tue que les hommes, on épargne les femmes, les enfants, ceci parce qu'on risque beaucoup plus que la police n'intervienne si la nouvelle circule que des femmes et des enfants ont été tués dans les affrontements. Bien entendu, toutes ces identités anciennes et nouvelles ne s'articulent pas les unes aux: autres sans conflits, dans la mesure même où certaines d'entre elles prétendent en exclure d'autres. Car devenir un citoyen de Papouasie-Nouvelle-Guinée, ce fut, pour un Baruya, perdre le droit de porter les armes et de régler soi-même, selon ses lois à lui, les offenses et les crimes qui dressent les uns contre les autres des individus ou des groupes appartenant à sa tribu. C'est devoir s'en remettre à des policiers et à des juges inconnus qui invoquent d'autres lois pour obtenir réparation et justice. Par ailleurs, se faire baptiser et devenir chrétien revient certes à intégrer une communauté universelle qui affirme l'égalité de tous, Blancs, Noirs, Jaunes, devant un dieu venu sauver toute l'humanité, mais c'est aussi cesser d'être polygame et d'initier les garçons et les filles,
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ou de pratiquer les rites permettant de chasser les mauvais esprits ou de s'assurer une bonne récolte dans son jardin. Bref, tous les Baruya qui sont devenus infirmiers ou se sont convertis au christianisme ont cessé, les uns après les autres, individuellement ou en groupe, de reproduire certains des rapports sociaux qui caractérisaient leur société avant l'arrivée des Européens - ou, s'ils continuent à les reproduire, c'est partiellement seulement, et en en altérant profondément le sens. Les rapports sociaux précoloniaux n'ont donc pas disparu d'eux-mêmes mais du fait que certains individus et certains groupes ont refusé de les reproduire, de continuer à nouer avec les autres membres de leur société ce type de rapports. Et ce n'est pas seulement une question de choix intime, personnel. Ce fut aussi souvent un acte de soumission à des contraintes imposées de l'extérieur, comme l'interdiction de faire la guerre, d'exposer les morts sur des plates-formes, etc., bref, l'effet de rapports de force entre l'ancienne société, souveraine sur son territoire, et la nouvelle société qui l'a dépossédée en bloc de cette souveraineté) que s'est désormais appropriée une institution autrefois inconnue, l'Etat. Peu à peu, à travers ces choix voulus ou imposés, une nouvelle société s'est mise en place qui s'étend au-dessus et au sein des sociétés locales. Car devenir policier, infirmière, produire du café pour le marché, travailler comme employé dans une banque, ce n'est pas seulement faire partie de nouvelles «communautés ». C'est vivre en faisant désormais vivre et se développer des institutions qui interviennent sur l'ensemble du territoire de l'Etat de la Papouasie-Nouvelle-Guinée et s'imposent désormais à tous les groupes locaux, tribaux, urbains, etc. Et toutes ces institutions, la police, les hôpitaux, l'université, le marché, ne sont pas là par hasard et ne sont pas sans lien entre elles. Elles constituent les éléments d'une nouvelle société globale importée et imposée de l'extérieur, et qui combine deux formules bien connues ailleurs: le développement d'une économie de marché et la mise en place q'un régime politique de démocratie parlementaire et de partis multiples. A cela s'ajoutent les effets de l'expansion d'une religion militante venue également de l'Occident, le christianisme, qui met l'accent sur l'individu et sur son salut et jette le discrédit sur les religions ancestrales. À terme, cette nouvelle société globale devrait éliminer et remplacer les différentes sociétés locales qui existaient en Nouvelle-Guinée à l'arrivée des Européens. Mais pour cela, il faudra que les anciennes sociétés locales deviennent incapables de (ou se refusent à) continuer à fournir à leurs membres un accès non marchand à la terre et d'autres formes d'entraide ayant leur origine dans le fonctionnement des rapports de parenté ou d'autres rapports sociaux qui impliquent solidarité et partage entre ceux qu'ils lient. Cette perspective est tout à fait plausible, mais en attendant, en 2004, alors que j'écris, ces deux types de « sociétés» globales, locale et nationale, s'appuient en fait l'une sur l'autre pour fonctionner et se reproduire et continueront à le faire encore un certain temps - il est vrai
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dans un contexte de mondialisation toujours plus intégrée de l'économie capitaliste et des institutions créées en Occident 1 • Finalement, en ce début du XXIe siècle, les Baruya vivent ou naissent dalls une société hybride profondément altérée par un demi-siècle d'interventions directes ou indirectes de puissantes forces extérieures (l'État, colonial puis post-colonial, le marché, le christianisme) qui, demain, seront plus fortes encore mais n'ont pas encore fait disparaître des pans entiers de l'ancienne organisation sociale et des modes de pensée ancestraux, même si, pour les conserver, les Baruya ont· dû les adapter, les remodeler. Nous avons vu que l'histoire des Baruya, la souveraineté globale qu'ils exercent sur leur territoire, la hiérarchie politico-rituelle entre les groupes de parenté et finalement les distinctions entre Grands Hommes ct Grandes Femmes, d'une part, et le reste de la population, de l'autre, trouvaient leurs origines ailleurs que dans l'univers des rapports de parenté tout en enveloppant cet univers et en le travaillant de l'intérieur. Il serait cependant tout à fait erroné d'en conclure que la parenté chez les Baruya est un domaine de la vie sociale d'importance mineure - voire marginale. Car si les Baruya existent en tant que « société» parce qu'ils exercent en commun une souveraineté sur leur territoire, ce sont les groupes de parenté qui se partagent ce territoire et c'est l'appartenance (de naissance) des individus à l'un de ces groupes qui leur donne accès aux conditions matérielles de leur existence sociale, de la terre à mettre en culture, un territoire pour chasser. Mais la terre n'est pas la seule ressource que procure à un individu le fait d'être membre d'un lignage et d'un clan. Ce fait signifie aussi qu'il (ou elle) peut compter sur la solidarité et le soutien des membres de son groupe - et de ceux qui lui sont liés par alliance - au cas où un conflit sérieux l'opposerait à des membres d'un autre lignage. Cela implique pour lui (ou pour elle) que, en cas de conflit l'opposant cette fois à un membre de son propre lignage, il lui faudra se soumettre à un arbitrage interne rendu par les aînés de son lignage. En outre, chacun est en droit d'attendre l'aide et l'intervention de son lignage pour se procurer une épouse ou un époux. Enfin, pour les groupes de parenté qui exercent des fonctions héréditaires dans le déroulement du cycle des initiations masculines, les fils aÎnés des représentants de ces lignages savent que, s'ils ne sont pas idiots ou infirmes, c'est à eux que seront transmises ces fonctions avec les objets sacrés et les formules rituelles qui confèrent le 1. Voir M. Godelier; « Les Baruya de Nouvelle-Guinée, un exemple récent de subordination économique, politique et culturelle d'une société "primitive à l'Occident" JO ; M. Godelier (dir.), Transitions et subordinations au capitalisme, Maison des sciences de l'homme, 1991, pp. 379-399.
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droit de les exercer. Fonctions, objets, statuts hérités circulent en vertu de certains liens de parenté unissant des individus de même sexe et de générations successives. Parenté et société chez les Baruya
Cunivers de la parenté, celui qui entoure chacun à sa naissance, est fait d'intimité, d'affection, de protection, d'autorité et de respect. De cet univers les garçons seront brutalement arrachés vers l'âge de dix ans pour passer sous l'autorité non de leur père mais de leurs aînés qui ne sont pas encore mariés mais le seront bientôt, et c'est de leur sperme bu qu'ils vont renaître pleinement hommes, dépouillés de toute trace laissée en eux d'être nés du ventre d'une femme et d'avoir jusque-là grandi dans un monde avant tout féminin. Pour une fille, le destin n'est pas de renaître hors de la parenté. Jusqu'à sa puberté et au-delà elle vivra dans sa famille qu'elle quittera lors de son mariage pour en créer une autre. Là, rien ne l'empêchera de devenir une Grande Femme, un chaman, ou la mère d'une famille nombreuse. Mariée, elle ne cessera cependant jamais d'appartenir à son lignage de naissance, même si elle est désormais passée sous l'autorité de son mari et que ses enfants appartiennent au lignage de ce dernier, au lignage de leur père. Car les groupes de parenté, chez les Baruya, sont formés par l'application d'un principe de descendance qui passe exclusivement par les hommes et crée des lignages et des clans patrilinéaires. Cela ne veut pas dire que les parents maternels d'un enfant n'ont aucune importance ni aucun droit sur lui. Cela signifie que les noms, les terres, les statuts qu'un enfant recevra au cours de sa vie lui viennent de ses ancêtres à travers son père et les frères de son père, qui sont pour lui également des pères et sont désignés par un même terme (en accord avec la terminologie de parenté de type iroquois utilisée par les Baruya). La mémoire généalogique ne remonte pas à plus de trois, parfois quatre, générations audessus d'Ego. Au-delà, quelques noms se détachent dans la nuit de l'oubli. Ce sont des noms de Grands Hommes, de héros légendaires. Bakitchatché, par exemple, cet ancêtre des T chatché, qui, aidé par des puissances surnaturelles, avait tué, jeune encore, un grand nombre d'Andjé et permis aux Baruya de s'emparer du territoire des Andjé qui les avaient accueillis et protégés. Le principe patrilinéaire a d'ailleurs pour effet d'introduire un biais dans les listes des ancêtres les plus lointains dont un individu se souvient. Toutes en effet commencent par un homme, parfois par plusieurs qui se succèdent dans l'ordre des naissances. Rarement à ce niveau généalogique (G+s, G+4) un nom de femme, d'une sœur de ces hommes est donné, et cette femme n'est jamais l'aînée. La mémoire des rapports de parenté est donc doublement marquée par le principe patrilinéaire, qui engendre l'oubli quasiment général des noms des femmes du lignage appartenant à la génération des arrière-grands-parents et au-delà, l'attribution systématique de la position d'aîné d'une génération à un homme.
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Précisons que les noms des individus (et peut-être leurs esprits) sont transmis en générations alternées, des grands-pères aux petits-fils, des grands-tantes paternelles à leurs petites-nièces. Ces noms fonctionnent par paires, un premier nom est attribué à la naissance, qui sera remplacé par un second après que le garçon ou la fille aura eu le nez percé et aura été initié(e'. Dès lors il est interdit à quiconque d'appeler cette personne par son nom d'avant l'initiation. Ce serait l'insulter gravement et ce manquement demanderait réparation.
Que dit un Baruya de sa parenté? Les groupes de parenté, nous les avons appelés parfois clans, parfois lignages. Comment les Baruya les appellent-ils? Ds utilisent deux termes qui mettent l'accent sur des aspects différents, mais liés, de ces groupes. Le premier terme, navaalyara, vient de avaala, qui veut dire « le même» et met en avant le fait que tous les membres de ces groupes partagent la même identité. Le second terme, yisavaa, fait référence à l'arbre, yita, et met l'accent sur le principe de la descendance, sur la ramification des branches d'un arbre à partir de son tronc et de la croissance du tronc à partir de ses racines. Les deux termes peuvent être employés pour désigner soit un lignage particulier, soit plusieurs lignages qui partagent le même nom. Le terme yisavaa est employé de préférence dans ce second cas, pour désigner un ensemble de lignages qui partagent un même grand nom, ensemble que nous avons appelé « cIan» avec beaucoup de précaution. Pour donner un exemple, le nom « Bakia » se retrouve dans les noms de plusieurs lignages, les Kuopbakia, les Boulimmanbakia, etc. Mais quel poids ces réalités ont-elles dans la pratique? Prenons le groupe de parenté qui se nomme lui-même les Baruya. Il est composé de deux lignages qui portent les noms de deux toponymes de la vallée de Marawaka, là où leurs ancêtres, donc, venus de Bravégareubaramandeuc, s'étaient établis à leur arrivée chez les Andjé. Cun des lignages s'appelle désormais les Baruya Kwarrandariar, l'autre les Baruya Wombouyé. Tous deux savent qu'ils sont des Baruya mais ne peuvent retracer les liens qui les rattachent à un ancêtre commun. Celui-ci, on l'a rappelé, serait un certain Djivaamakwé, le héros du temps des origines, du temps du rêve. C'est lui qui aurait reçu du Soleil les premiers kwaimatnié, institué les initiations et attribué à chacun des autres cIans une fonction spécifique dans leur déroulement. Mais les Kwarrandariar revendiquent Djivaamaakwé comme leur ancêtre à eux, et s'ils associent les Wombouyé à leurs tâches rituelles, c'est à une place mineure. Donc, si l'on désigne par cIan ces deux lignages qui portent le même grand nom, Baruya, on voit qu'il n'a pas d'existence en dehors du domaine politico-rituel. Car, par ailleurs, ces deux lignages échangent parfois entre eux des femmes et se comportent comme des unités exogames. Si l'on confronte ces pratiques avec la définition qu'ont donnée du clan certains anthropologues (un groupe « exogame »), on constate que si la réunion des Kwarrandariar et des
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Wombouyé sous le même nom de Baruya donne l'impression que ces deux lignages forment un clan, alors soit ce clan n'est pas « exogame», soit ce que recouvre ce nom commun n'est pas un « clan ». Je penche pour la première interprétation. C'est un « clan» en tant qu'ensemble de lignages ayant gardé mémoire d'une origine et d'un nom communs, mais ce clan n'est pas exogame. Des lignages qui vivent séparés physiquement, ou qui ont entre eux des liens généalogiques très distants, nouent une alliance qu'ils ne renouvelleront d'ailleurs pas avant trois générations au moins, comme nous le verrons en analysant les formes d'alliance pratiquées par les Baruya. En principe, les fils, quand ils se marient, doivent construire leur maison auprès de celle de leur père si celui-ci est vivant, ou près de son ancien emplacement s'il est mort. Mais si ce principe était systématiquement appliqué, on devrait trouver des villages entiers habités par tous les descendants mâles d'un groupe de frères vivant déjà au même endroit trois ou quatre générations plus tôt. En fait il n'en est rien, parce que, sans cesse, un ou plusieurs des fils choisissent d'aller habiter auprès d'un de leurs beaux-frères et vont s'établir dans un autre village. Et pour la même raison, régulièrement, un beau-frère s'en vient vivre auprès de l'un des fils, celui-là même auquel il a « donné» l'une de ses sœurs comme épouse. Le résultat de ces départs et de ces arrivées est que les villages et les hameaux 1 se composent de plusieurs petits segments de lignages différents autour du lignage des fondateurs du site. Ces habitats étaient regroupés et fortifiés en temps de guerre, mais en temps de paix, les familles se dispersaient et résidaient alors souvent auprès de leurs jardins. Les Baruya trouvent un avantage à inviter un ou plusieurs de leurs alliés à venir vivre auprès d'eux, ou à laisser partir l'un d'entre eux pour aller vivre auprès de ses alliés. La présence de ces alliés permet d'amoindrir les conflits qui dressent fréquemment les uns contre les autres deux frères ou deux fils de deux frères (des cousins parallèles). Les motifs de querelles et de conflits ne manquent pas : un homme a essayé de coucher avec l'épouse de l'un de ses frères, l'épouse d'un frère s'est prise de querelle avec l'épouse d'un autre frère ou a maltraité l'un des enfants de cette femme. Plus sérieusement: un homme a ouvert un jardin dans une zone autrefois défrichée par le frère de son père mais sans en informer celui-ci, etc. Dans certains cas les querelles vont jusqu'au meurtre, et dans ce cas, le meurtrier et sa famille doivent chercher refuge chez des alliés qui le protégeront et peut-être même consentiront à ce qu'il vienne résider définitivement auprès d'eux et utilise leurs terres de culture et leurs terrains de chasse. Après un certain nombre d'années, le meurtrier pourra même être incorporé dans le lignage de ses hôtes à l'issue d'une cérémonie au cours de laquelle celuici donnera une quantité considérable de barres de sel et de brasses de cauris au lignage du meurtrier. Caîné de ce lignage proclamera alors que 1. En 1979, il en existait 17 chez les Baruya pour une population de 2 159 personnes, soit en moyenne 127 personnes habitant dans le même hameau ou village.
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cet homme n'est plus l'un des siens et a perdu tout droit sur les terres et sur les bosquets de pandanus (un arbre aux fruits très appréciés) plantés par ses ancêtres. Désormais, les descendants de cet homme porteront un double nom, composé du nom du lignage qui les absorbe et de celui de leur lignage d'origine. lis deviendront par exemple des Ndélouwayé, des Youwayé dèvenus des Ndélié. Une terminologie de parenté de type iroquois
La terminologie de parenté baruya est du type dit iroquois. En quoi cela consiste-t-il? D'abord rappelons qu'on appelle terminologie de parenté une fraction du vocabulaire d'une langue, un ensemble limité de termes désignant des relations qu'un individu, caractérisé exclusivement par son sexe, masculin ou féminin, entretient, d'une part, avec un certain nombre d'individus des deux sexes dont il (elle) descend ou qui descendent de lui (d'elle), et, d'autre part, avec d'autres individus auxquels il (elle) est allié(e) par le mariage ou qui sont alliés à ses parents paternels ou maternels - ou parfois même sont les alliés de ses alliés. On a pris l'habitude, en Occident, de désigner l'ensemble des parents paternels et maternels, ainsi que leurs descendants, comme les consanguins et l'ensemble des alliés comme les affins. Mais ces termes n'ont pas de définition unique, universelle, et ont l'inconvénient de projeter sur des univers de parenté autres que les nôtres des distinctions qui engendrent des confusions, déforment ou masquent les faits observés. Pour ce qui concerne les Baruya, il serait absurde de désigner les « maternels » par le terme «consanguins », qui suggérerait qu'ils partagent leur sang avec l'enfant alors que, comme nous allons le voir, le sang et les os d'un enfant proviennent du sperme de son père tandis que son âme, son esprit, provient d'un ancêtre (masculin ou féminin, selon le sexe de l'enfant) appartenant également et exclusivement au lignage de son père. Par ailleurs, mais ceci sera exposé plus loin aussi, on sait que dans beaucoup de terminologies de parenté, dravidiennes et australiennes notamment, il n'existe pas de vocabulaire spécifique pour désigner les affins et que le frère de la mère est désigné par le même terme qui désigne le père de l'épouse (WF), ce terme subsumant deux relations qui, en Occident, appartiennent l'une au vocabulaire de la consanguinité (oncle maternel), l'autre au vocabulaire de l'alliance (beau-père). On comprend ainsi pourquoi un observateur doit décentrer sa pensée par rapport aux catégories et aux représentations de la parenté en usage en Occident. Quels sont les aspects de la terminologie de parenté baruya qui la font ranger parmi celles de type iroquois? (Bien entendu les Baruya ignorent que leur terminologie est du même type que celle qui fut recueillie au XIXC siècle par Morgan chez les Iroquois ... ) C'est d'abord le fait que les enfants des frères du père et de la sœur de la mère sont désignés par les termes employés pour désigner les frères et les sœurs d'Ego. Tous sont frères et sœurs, ce qu'en jargon anthropologique on énonce en disant
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que les cousins paral1èles sont (équivalents, identiques à) des germains. En revanche, les enfants des sœurs du père et des frères de la mère, les cousins croisés d'Ego, sont désignés par un terme distinct. Les cousins et cousines parallèles étant des frères et sœurs, ils sont théoriquement inépousables. Mais les Baruya épousent parfois leur cousine parallèle matrilatérale. Les cousins et cousines croisés au contraire sont potentiellement épousables, mais en fait les Baruya n'épousent pas la fille du frère de leur mère, leur cousine croisée matrilatérale, et ceci parce qu'ils ne doivent pas reproduire le mariage de leur père et prendre femme dans le lignage d'où vient leur mère. Cette distinction entre cousins parallèles et croisés ne se prolonge pas sur plusieurs générations comme dans les systèmes dravidiens. Elle est la conséquence, au niveau de la génération d'Ego, d'un échange de femmes qui a eu lieu à la génération précédant celle d'Ego (G+l), mais elle n'est pas la conséquence d'une règle qui prescrirait à Ego d'épouser l'une de ses cousines croisées, ou qui, de façon moins contraignante, la lui ferait choisir de préférence à d'autres épouses possibles. I.:absence de règle de mariage prescriptive ou préférentielle explique l'existence, dans la langue baruya, d'un vocabulaire spécifique pour désigner les alliés par le mariage, ce qui est un second trait caractéristique des terminologies de parenté iroquoises qui les distingue des terminologies dravidiennes. L'existence de cette terminologie spécifique signifie que la règle n'est pas d'épouser quelqu'un qui soit un parent proche du côté paternel ou maternel, mais un(e) Baruya d'un lignage avec lequel votre lignage n'a pas encore fait d'alliance (ou n'en a plus fait depuis trois générations au moins). Bref, un(e) allié(e) potentiel(le) est un(e} Baruya non apparenté(e) ou lointainement apparenté(e), mais ce n'est pas un étranger car la tribu des Baruya est massivement endogame. Quand on épouse une étrangère, c'est en général pour conclure une alliance commerciale ou politique, et dans ce cas on échange, suivant le contexte, soit une femme (alliance politique) soit (alliance en vue du commerce) une certaine quantité de biens: barres de sel, cauris, capes d'écorce, plumes, etc., bref, des richesses pour une femme, un bridewealth. Revenons sur le fait que les enfants des frères de mon père et des sœurs de ma mère sont pour moi des frères et sœurs. Ceci implique que les frères de mon père sont également pour moi des pères et les sœurs de ma mère des mères. Nous avons donc affaire à une terminologie dite « classificatoire» où le terme pour ( père» désigne une catégorie d'individus dans la même relation avec Ego que l'homme qui est marié à sa mère. La notion d' oncle» paternel n'existe donc pas dans cette langue, et la «paternité» n'a pas le même sens que dans notre langue puisque le mot (( noumwé» en baruya range dans la même catégorie des personnes et des relations que nous distinguons. Il en va de même du côté maternel, où la notion de tante maternelle n'existe pas puisque toutes les sœurs de ma mère sont des mères. Mais comme toutes ces « mères» ne «(
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sont ni des coépouses de mon père ni des épouses potentielles ou réelles des frères de mon père, de mes autres pères, on voit aussitôt que le mot « noua », que je traduis en français par « mère», englobe des personnes et des relations que nous distinguons dans la parenté européenne. Par ailleurs les frères de ma mère sont bien des oncles, mais du fait que le mariage chez les Baruya repose sur l'échange entre deux hommes, chacun d'une de leurs « sœurs », l'une des sœurs de mon père est probablement l'épouse de l'un des frères de ma mère (MB = FZH). En revanche, les autres frères de ma mère seront mariés à des femmes d'autres lignages au nom du principe qui veut que deux frères ne doivent pas prendre femme dans le même lignage. Les notions de père, de frère, de sœur, etc., renvoient donc chacune à un nombre indéfini d'individus qui sont avec Ego et les germains d'Ego dans la même relation catégorielle. Les théoriciens de la parenté, devant l'existence de ces terminologies classificatoires et de ces termes désignant des catégories d'individus entretenant une relation équivalente, se sont posé la question de savoir si ces catégories se sont construites par extensio~ comme par exemple lorsque l'on utilise le mot « père» par extension (et projection) de la relation père-enfants créée au sein de la famille nucléaire à tous les frères du père qui n'appartiennent pas à cette famille nucléaire et ne sont pas mariés à la mère. Or la parenté, nous le verrons, ne se réduit jamais à la famille, nucléaire ou autre, et les groupes de parenté ne se construisent pas par simple extension et multiplication des relations internes à la famille nucléaire, que certains, depuis Murdock, insistent pour désigner comme les « relations primaires» de la parenté. C'est donc du côté d'une équivalence posée dès le départ entre les relations qui lient un Ego et la classe de ses substituts (<< frères» et « sœurs») à une autre classe d'individus qu'il faut chercher l'explication. Et cette équivalence peut subsumer des relations généalogiquement très différentes, et à la limite mettre en relation des individus qui n'ont entre eux aucun rapport généalogique direct ou indirect. Nous disposons d'ailleurs, dans la terminologie de parenté française qui est du type eskimo, de termes classificatoires qui subsument sous un même mot des individus qui sont posés par rapport à Ego à la même distance et dans une relation équivalente, alors que leurs rapports à Ego sont distincts. Le terme « tante» désigne aussi bien la sœur du père que la sœur de la mère, le terme « neveu» aussi bien un fils de frère qu'un fils de sœur, et à chaque fois il faut préciser ce rapport en le décrivant : c'est une tante du côté de mon père, un neveu du côté de ma sœur, etc. C'est la même chose chez les Baruya. Ainsi, pour distinguer les frères de ma mère de tous hommes qui appartiennent au même lignage et sont leurs « frères», donc également des oncles classificatoires pour Ego, les Baruya disent que ce sont des api aounié, des frères-de-mère (api)-du-sein (aounié), et leurs enfants sont appelés migwé (cousins croisés) aounié (du côté du sein) pour les distinguer de tous les autres cousins croisés. De
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même les enfants de la sœur du père sont appelés migwé (cousins croisés) kalé (du côté du foie) pour les distinguer des enfants de toutes les sœurs classificatoires du père. De même les frères du père sont appelés « petits» pères pour les distinguer du père qui est l'époux de la mère, et les sœurs de la mère «petites» mères pour les distinguer de la mère épouse du père. En termes d'attitudes, de droits et de devoirs, tous les pères (le père et les frères du père) d'un individu ont autorité sur lui, et si Ego n'a pas de sœur à échanger pour se marier, il est en droit d'attendre que ses autres pères lui cèdent une de leurs filles (qui sont ses « sœurs » classificatoires) pour qu'il puisse l'échanger et se marier. De plus, comme nous le verrons, tous ces pères et tous leurs enfants ont été faits avec le même sperme que celui de son père et que le sien si Ego est un homme. Ce qui explique que, bien qu'il appelle également «sœurs» les filles des sœurs de sa mère, il ne puisse pas en disposer pour se marier: elles n'ont pas été faites avec le même sperme qui a fait les femmes de son lignage qu'il appelle « sœurs ». De même, bien que les sœurs de la mère soient également des mères, quand Ego s'adresse à sa mère il l'appelle «Nouaou », et quand il s'adresse aux sœurs de sa mère il dit « Amawo ». Précisons enfin que les grands-parents et les petits-enfants utilisent entre eux des termes réciproques, « até» (grand-père, petit-fils), « ata» (grand-mère, petite-fille), et que si votre arrière-« grand-père» est encore vivant et que vous soyez un garçon, il vous appellera « petit frère» (gwagwé) et vous vous adresserez à lui en l'appelant « grand frère» (dakwé). Ce qui veut dire qu'au-delà de trois générations, les individus qui portent le même nom « fusionnent» entre eux et que cette fusion commence à la troisième génération, quand le petit-fils porte le même nom que son grand-père paternel, la petite-fille le même nom que sa grand-tante paternelle, etc. C'est là un indice indirect que pour les Baruya, l'esprit d'un ancêtre ne meurt pas et que donner son nom à un nouveau-né revient à donner en même temps à cet esprit un corps pour se réincarner. Nous arrêterons là cette brève description de la terminologie de parenté baruya, qui pourrait bien sûr être poussée beaucoup plus loin. Résumons donc ses principaux traits. Il s'agit d'une terminologie « classificatoire », comportant une distinction entre parents croisés et parents parallèles, assimilés ici aux germains, une distinction présente au niveau de la génération d'Ego seulement (GO) et non pas sur plusieurs générations ascendantes et descendantes, comme dans les systèmes dits dravidiens. Cette terminologie comporte également des termes spécifiques pour désigner les affins, ce qui est également un trait des systèmes iroquois, que cela distingue des systèmes dravidiens. Enfin, la terminologie ne porte aucune indication sur la nature du principe de descendance qui fonctionne dans cette société, et qui est patrilinéaire. Rappelons que les Indiens Iroquois décrits par Morgan étaient matrilinéaires et qu'il existe des terminologies
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iroquoises associées à des principes de descendance indifférenciés, nonlinéaires, qu'on appelle cognatiques. On peut déjà en conclure qu'il n'existe donc pas de lien nécessaire entre l'existence de telle ou telle terminologie et la présence de tel ou tel principe de descendance. Dernière remarque enfin: les enfants apprennent très tôt l'usage .:le tous ces termes.de parenté. Ce sont en général les mères qui les leur enseignent, dans des situations concrètes, et ils ont vite fait de comprendre que s'ils doivent appeler tel ou tel homme distinct de leur père du même terme qu'ils emploient pour leur père, « noumwé», ils doivent appeler les enfants de cet homme « frères » et « sœurs », etc.
Les règles de /'alliance Venons-en maintenant au mariage et aux principes qui règlent les alliances matrimoniales chez les Baruya. La première règle, négative, est qu'on ne se marie pas dans son lignage. Ceci est considéré comme un comportement digne des chiens qui s'accouplent entre eux, comme un inceste, et cet acte est en général puni de mort. n est interdit également pour un homme d'épouser ses cousines croisées matrilatérales, les filles du frère de sa mère, bien que, toute sa jeunesse, il ait été autorisé à leur adresser des plaisanteries d'un caractère sexuel prononcé - et ceci en public. li se comporte de la même manière avec ses cousines croisées patrilatérales, les filles de la sœur de son père, qu'il peut en revanche épouser. Et les Baruya le font chaque fois qu'un lignage qui a reçu en mariage une femme n'a pas donné de femme en échange. Dès lors, l'une des filles de cette femme viendra épouser l'un des 61s de son frère (mariage avec la cousine croisée patrilatérale).
I~
Ego
Ego
Mariage possible avec la cousine croisée patrilatérale
Mariage interdit avec la cousine croisée matrilatérale
Mariage interdit avec la cousine parallèle patrilatérale
Mariage possible avec la cousine parallèle matrilatérale
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Pourquoi les Baruya n'épousent-ils pas leurs cousines croisées matrilatérales alors qu'ils les traitent comme des épouses potentielles? C'est pour ne pas prendre femme deux fois en deux générations successives dans le même lignage, donc pour ne pas répéter le mariage de leur père, reproduire immédiatement la même alliance. faut au moins que trois générations s'écoulent pour qu'une alliance avec le même groupe se reproduise. Par ailleurs, il est également interdit à deux frères de prendre femmes dans le même lignage. Ainsi chaque lignage se trouve allié, au cours des générations et selon le nombre de ses membres masculins et féminins, à cinq, six lignages différents. Cette multiplication des alliances, et cette volonté de ne pas les reproduire avant plusieurs générations, font que les Baruya ont une pratique de la parenté qui les rapproche des systèmes dits « semi-complexes }). Ce qui les en différencie est que chez eux l'alliance repose fondamentalement sur l'échange direct de « sœurs» (proches ou lointaines) entre deux hommes et entre deux lignages, ce qui est un principe caractéristique des systèmes dits « élémentaires ». Mais si l'on ne peut pas épouser les cousines croisées ma trilatérales alors qu'elles sont en principe des épouses potentielles, on épouse cependant parfois des cousines parallèles matrilatérales, des «sœurs» puisque leur mère est aussi votre mère. Pourquoi peut-on épouser ces « sœurs »-là alors qu'épouser sa sœur est interdit? Parce que, à la différence de vos sœurs du côté du père, sœurs germaines et cousines parallèles, ces sœurs du côté de la mère ne sont pas faites du même sperme que celui qui vous a fait ainsi que vos sœurs. Comme nous le verrons, pour les Baruya c'est le sperme du père qui fabrique les os et la chair des enfants, et c'est l'esprit d'un(e) ancêtre du père qui vient animer leur corps. Ce n'est évidemment pas le cas des filles des sœurs de la mère, car celles-ci, au nom de la règle de la dispersion des alliances à chaque génération, ne peuvent pas épouser un homme du lignage du père et redou bler le mariage de leur sœur. Elles se sont donc mariées ailleurs et portent des enfants d'un autre sperme qui sont donc épousables.
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Les cinq types de mariage Les Baruya distinguent cinq types de mariage. La règle de base est l'échange direct de femmes entre deux lignages ou segments de lignage. Cette règle porte un nom: ginamaré. :r:échange peut être organisé soit à la naissance des enfants par leurs familles, soit lors de la puberté si une fille n'a pas encore été promise à un homme. C'est toujours la famille du garçon qui fait le premier pas, et la mère de la fille, petite ou grande, a beaucoup de poids dans la décision de promettre ou non sa fille au lignage qui la demande pour un de ses fils. Le second type de mariage dérive du premier. n a lieu lorsque le père d'un garçon a donné l'une de ses sœurs en mariage sans recevoiI; pour lui ou pour quelqu'un de son lignage, de femme en échange. Dès lors, il a des droits sur l'une des filles de sa sœur, l'aînée en général, et celle-ci
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épousera son fils en contre-don de sa mère. C'est le mariage avec la cousine croisée pa trilatérale, qui n'est donc pas une règle générale mais une règle complémentaire de l'échange direct des « sœurs». Ce type de mariage a un nom : kourémandjinaveu, ce terme évoque le rejet qui pousse au pied des bananiers (kouré) et qui va remplacer le bananier quand celui-ci aura cessé de porter des fruits. Le troisième type prend la forme de la mise en scène d'un enlèvement. Deux jeunes gens qui veulent s'épouser, malgré leurs familles qui leur ont déjà choisi époux et épouse, simulent, avec l'aide des coinitiés du jeune homme qui acceptent de l'aider dans cette entreprise, un enlèvement. I1affaire est sérieuse car beaucoup d'intérêts sont compromis et des promesses d'alliance déchirées. Les hommes de la famille de la jeune fille poursuivent le jeune homme qui se laisse frapper jusqu'à ce que son sang coule. S'il peut alors marquer de son sang la jeune fille que ses complices ont amenée sur les lieux, le mariage devient nécessaire en réparation du sang versé. Dans ce cas, soit le lignage du jeune homme donne une fille au lignage auquel avait été promise la jeune fille récalcitrante, soit le couple une fois marié cède à l'avance une de ses filles au lignage de la femme. On en revient au mariage du deuxième type. Le mariage par enlèvement porte un nom, ( tsika », terme qui évoque le fait que le jeune homme fait semblant de tordre un doigt de la jeune fille qu'il veut enlever et la tire ensuite derrière lui en faisant semblant de serrer plus fort si elle se débat. Quatrième type de mariage, très rare. Un jeune homme orphelin, sans sœur à échanger, sans père pour l'aider, ou frère de père qui veuille l'aider en lui permettant d'échanger une de ses filles, devient gendre chez un couple qui a une fille mais pas de fils pour les aider dans leur vieillesse. Enfin, parfois, les Baruya épousent des femmes de tribus avec lesquelles ils font du commerce mais jamais la guerre. Ds donnent alors en compensation une quantité importante de biens, barres de sel, cauris, armes, etc. ee type de mariage impliquant un bridewealth, une compensation en biens matériels, n'est par contre jamais pratiqué entre Baruya. Sur plus de mille mariages recensés, et distribués sur quatre générations, onze d'entre eux seulement engageaient un Baruya et une femme d'une tribu voisine. Tous les autres étaient des mariages entre Baruya et, à l'exception de moins de dix d'entre eux, tous avaient impliqué un échange de femmes immédiat (ginamaré) ou différé à la génération suivante (kourémandjinaveu). Bel exemple de société endogame. Les Baruya se conforment donc à deux principes pour se marier, l'échange d'une femme pour une femme et l'échange de richesses pour une femme, autrement dit un principe qui, selon Lévi-Strauss, relève des structures élémentaires de la parenté et un autre qui relève des structures complexes. Le principe d'échanger des richesses contre des femmes est interdit entre Baruya, mais pratiqué occasionnellement avec des étrangers (qui sont leurs partenaires dans des échanges commerciaux). Dans d'autres régions de Nouvelle-Guinée, où l'on rencontre une forme de société caractérisée non par des Grands Hommes mais par des Big
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
Men qui accumulent femmes et richesses et gagnent leur renommée et leur autorité à coups de dons et contre-dons de biens à l'occasion de compétitions cérémonielles, le principe de l'échange « direct» des sœurs est à l'inverse connu mais interdit. La raison avancée est que l'échange direct des femmes pousserait les lignages à se contenter d'échanges équivalents entre eux, sans rivalité, sans compétition, et donc à ne pas s'in- . sérer dans le réseau d'échanges cérémoniels qui déborde le village, le groupe local, et s'étend sur toute une région, faisant se confronter en une guerre de dons les représentants des clans d'un grand nombre de tribus qui, par ailleurs, pourraient se faire la guerre pour la terre ou pour d'autres raisons. On constate ainsi que dans les sociétés à Big Men, le principe de l'échange direct des femmes est devenu un principe purement abstrait, connu mais interdit, et que le principe suivi en pratique, le don de richesses pour une femme, le bridewealth, est celui-là même que les Baruya n'appliquent qu'exceptionnellement dans leurs rapports avec des tribus plus ou moins lointaines avec lesquelles ils entretiennent des relations amicales et commerciales. En revanche, avec les tribus voisines, les Baruya échangent éventuellement des femmes. On a vu pourquoi. En se créant des beaux-frères chez leurs anciens ennemis, ils espèrent qu'à la prochaine guerre ces alliés par le mariage rompront leurs liens avec leur propre tribu et se rallieront aux Baruya en échange de la sauvegarde de leurs terres, de leurs biens, et bien sûr de leur vie. La règle chez les Baruya est qu'un Baruya ne saurait tuer des ennemis qui sont en même temps ses alliés par le mariage. Mais il peut tuer sa sœur si celle-ci s'est enfuie chez les ennemis et s'y est mariée sans le consentement de son lignage et sans compensation matrimoniale, en femme ou en richesses. L'alliance, bien gérée, sert donc autant à diviser les groupes qu'à les unir, à les rapprocher. Dons et contre-dons: ces dettes qu'on ne peut annuler Il nous faut revenir sur un point très important, qui n'est pas toujours facile à comprendre pour un Occidental. Quand un (lignage) Baruya donne une femme et en reçoit une autre en échange, les deux parties ne sont pas quittes, leurs dettes réciproques ne sont pas annulées 1• Elles s'équilibrent et constituent la raison d'être de multiples échanges de biens et de services entre les deux hommes et entre leurs lignages, échanges qui dureront toute leur vie. En donnant on transforme l'autre en obligé, en recevant on devient à son tour l'obligé de celui auquel on a donné. Finalement, au terme de ces échanges réciproques, chaque lignage est à la fois «supérieur» et « inférieur» à l'autre, supérieur parce qu'il a donné une femme, inférieur parce qu'il en a reçu une. Végalité de leurs 1. M. Godelier, L'Énigme du don, Paris, Fayard, 1996, particulièrement pp. 153-201, .. Objets sacrés, objets précieux et objets monnaie chez les Baruya de Nouvelle-Guinée,..
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statuts est rétablie, mais sur la base d'une double inégalité qui alimentera toute leur vie un flux de prestations réciproques. Plusieurs traits doivent par ailleurs être précisés à propos du mariage et de l'alliance entre deux lignages. Tout d'abord une jeune fille qui veut rompre une alli3Jlce qu'on lui a imposée (et qui va permettre à son frère de se marier) peut utiliser un autre moyen que de se faire enlever par l'homme qu'elle désire comme époux. Elle attendra le moment de ses premières règles et refusera les cadeaux et le gibier que son fiancé aidé de ses frères et d'autres hommes de son lignage auront rassemblés pour elle et lui auront fait porter dans la hutte menstruelle où elle jeûne en attendant de subir les épreuves de l'initiation des filles pubères. Cela suppose de sa part beaucoup de courage, mais cela arrive (et aujourd'hui de plus en plus). Beaucoup de courage, car en refusant d'épouser l'homme auquel elle était promise, elle empêche son frère d'épouser la sœur de cet homme qui lui était promise. Elle rompt les liens qui s'étaient noués entre les deux lignages lorsqu'elle avait été promise toute jeune en mariage, des liens qui au cours des années s'étaient traduits par des échanges de services, de viande de porc, etc. Une jeune fille une fois mariée n'est pas absorbée dans le lignage de son mari. Elle conserve son identité et reste toute sa vie membre de son lignage. Mais celui-ci a cédé son autorité sur elle. Et il n'est pas rare de voir un mari battre sa femme sous les yeux du frère de celle-ci qui ne dit rien, car lui-même est l'époux de la sœur de cet homme. Au cours d'un rituel secret qui se déroule au pied d'un arbre géant de la forêt, le futur époux, quand sa fiancée a ses premières règles et va subir les épreuves de l'initiation des jeunes filles, invoque le Soleil et proclame que désormais cette femme n'est plus sous l'autorité de son père mais de la sienne. Au même moment, dans une autre partie de la forêt, des centaines de femmes assemblées autour de la jeune fille lui crient en la frappant sur la tête de leur bâton à fouir que, désormais, c'en est fini de s'amuser, qu'il lui faudra obéir à son mari, ne pas chercher à séduire ses coinitiés - sinon il la battra et la tuera. Preuve que l'échange de femmes n'est pas seulement l'affaire de deux hommes mais aussi de leur lignage qui dispose d'un droit collectif sur les femmes qu'il cède, quand un homme meurt, son épouse est héritée par l'un des frères ou l'un des oncles du défunt, qui peut n'être guère plus vieux que ce dernier. Par ailleurs, le divorce est interdit chez les Baruya. Un homme peut répudier une épouse et la donner à l'un de ses frères, mais il ne peut la renvoyer dans sa famille ni accepter qu'elle le quitte et refasse sa vie ailleurs. La famille
Jusqu'ici je n'ai pas beaucoup parlé des familles. Or, ce sont elles qu'on voit tous les jours sur le terrain, car rares sont les occasions où les hommes et les femmes d'un lignage s'assemblent, les sœurs vivant auprès de leur mari puisque la résidence est virilocale, et plus rares encore sont
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les occasions où le village se réunit pour discuter d'affaires communes, initiations, construction d'une piste d'atterrissage pour les avions des missions, etc. La famille forme une unité de vie commune et une unité de production et de consommation. Dans la langue baruya, la famille est désignée par le mot « kuminidaka » et désigne l'ensemble formé de l'homme, de son épouse et de ses enfants. Kumi signifie « tous ». La famille c'est donc tous ces gens pris ensemble. Les hommes mariés couchent dans la maison des hommes lorsque leurs épouses ont leurs règles ou qu'elles accouchent. Celles-ci doivent alors se purifier avant de reprendre la vie commune et recommencer à faire la cuisine à leur mari. Un homme marié ne doit théoriquement pas cuire ses aliments lui-même et, en cas de conflits avec sa femme si celle-ci refuse - en prenant des risques - de lui faire à manger ou si elle part avec ses enfants visiter sa mère pendant plusieurs semaines, l'homme se fait inviter à tour de rôle par ses sœurs - avec quelque gêne il est vrai. Les familles polygames ne sont pas rares, mais un homme jeune, s'il désire épouser deux femmes, les épousera le même jour pour qu'aucune des deux ne prétende être la première épouse et maltraite l'autre. Ce n'est pas le cas des veuves dont un homme hérite avec leurs enfants. Elles sont la plupart du temps en butte à des tracasseries et à des humiliations de la part de la première ou des premières épouses. Revenons au moment du mariage pour distinguer le rôle qu'y jouent plusieurs types de rapports sociaux et de groupes sociaux, les lignages des futurs époux, leurs classes d'âge, les habitants du village où va résider le couple dont ils vont construire la maison. Une ou deux semaines avant la cérémonie, le père du futur marié vient dans la maison des hommes où le jeune homme vit depuis qu'il a eu le nez percé et lui annonce qu'il doit rassembler les différentes sortes de bois nécessaires pour construire le plancher et les parois de sa future maison. TI devra les rassembler discrètement et les cacher dans la forêt aux abords du village. Je n'ai jamais obtenu d'explication sur les raisons de cette discrétion... qui n'empêche en rien que le village tout entier soit au courant de ce qui se prépare. Le jour de la construction, tous les jeunes hommes de la classe d'âge du marié viennent construire la charpente et le plancher de la maison dans une atmosphère de fête, tandis que les filles du village, avant tout celles qui ont le même âge que la future mariée, apportent en procession les bottes de chaume qui couvriront le toit. Les futurs mariés, eux, regardent les autres travailler mais ne font rien. En général, la maison est construite en un jour. Le lendemain, les hommes du lignage du mari viennent en construire le foyer à l'aide de pierres plates et de d'argile qu'ils ont apportées eux-mêmes. Le futur marié est absent. Son père et ses oncles allument le premier feu et mâchent du bétel autour du foyer tout neuf en racontant diverses histoires à propos de leurs ancêtres et en commentant l'actualité. Le lendemain, un membre du clan des Bakia vient planter au sommet de la nouvelle maison les quatre bâtons taillés
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en pointe qu'on appelle « les fleurs du Soleil » et qui désormais connecteront la maison et ses habitants avec le Soleil, père de tous les Baruya. Le mariage a lieu le jour suivant en présence des membres des lignages alliés et de leurs parents et invités. Les deux jeunes gens sont assis côte à côte et écoutent en silence les grandes déclarations qui leur sont faites, en général par des hommes réputés pour leurs dons oratoires. Ceux-ci s'adressent successivement à chacun des mariés pour leur rappeler qu'il ne leur faut pas commettre d'adultère, qu'il faut travailler dur dans les jardins, élever et protéger leurs enfants. On leur rappelle aussi publiquement leurs défauts, ou certains incidents intervenus dans leur enfance - vols, querelles, etc. Le soir, le jeune marié passe la nuit dans sa nouvelle maison entouré des garçons non initiés du village qui viennent dormir avec lui. Le lendemain soir, c'est au tour de la jeune mariée de passer la nuÎt avec les filles du village. A partir de la nuit suivante, le couple dort dans la maison, mais il lui est théoriquement interdit de faire l'amour avant que la suie du feu qui brûle dans leur nouveau foyer ait noirci les parois de la maison. Cela peut prendre plusieurs semaines. Pendant tout ce temps, si le couple s'abstient de faire l'amour, le jeune homme donne son sperme à boire à la jeune fille pour que ses seins se gonflent et qu'elle ait plus t~d abondance de lait pour nourrir les enfants qu'elle mettra au monde. A partir de ce moment, le jeune homme ne peut plus avoir aucune relation homosexuelle avec les jeunes initiés qui résident dans la maison des hommes. On voit comment interviennent dans le mariage les rapports de parenté (par exemple le lignage du mari pour la construction du foyer), les classes d'âge liées à l'initiation (la construction de la maison), les rapports rituels, l'intervention d'un dan, les Bakia, qui possède l'objet sacré et la formule rituelle qui permettront de connecter ce nouveau foyer, cette nouvelle famille, avec le Soleil, père de tous les Baruya. Dans la maison familiale l'homme dort avec ses 61s tout au fond de l'espace, de l'autre côté du foyer central, tandis que son épouse ou ses épouses dorment près de la porte de la maison avec leurs filles et les bébés. Une femme ne saurait pénétrer sans permission dans l'espace masculin et elle ne saurait jamais enjamber le foyer situé au centre de la maison. Son sexe s'ouvrirait au-dessus du feu où elle cuit les aliments qui vont dans la bouche de l'homme, et cela les polluerait. Ce serait de sa part un acte de sorcellerie et, si elle était surprise par son mari, elle serait battue ou même tuée sur place. Une femme peut résister physiquement à son mari mais elle ne doit jamais le frapper au visage - et encore moins sur le nez, qui est percé et orné de ses insignes d'initié. Mari et femme ne s'appellent pas par leur nom mais par les mots « homme », «femme». Jamais ils ne se touchent ou n'ont de gestes intimes en public. Le fait que le plus souvent un homme et une femme ne se choisissent pas, l'existence également de toutes ces contraintes sur les corps, l'affirmation de la domination masculine et cette peur vis-à-vis des rapports
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sexuels n'empêchent pas de nombreux couples d'éprouver une profonde affection mutuelle, et il n'est pas rare qu'un homme ou qu'une femme se pende de chagrin quand son conjoint meurt. n n'est pas rare qu'un veuf ou une veuve porte autour du cou, pour le reste de sa vie, les cheveux et certains os de son époux ou de son épouse, prélevés au cours des secondes funérailles, lorsqu'on recueille les os des défunts pour les . placer dans les arbres de la forêt de leurs ancêtres. Qu'est-ce qu'un enfant pour les Baruya?
Finalement, les représentations que se font les Baruya du processus de la conception d'un enfant témoignent du statut dominant des hommes dans la parenté et plus largement dans la société. Pour les Baruya, c'est le sperme de l'homme qui fabrique la plus grande partie de l'enfant dans le ventre de sa mère, ses os, son sang, sa peau. I..?utérus de la femme est un « sac» dans lequel se développe le fœtus, nourri pendant les premiers mois par le sperme du mari qui multiplie les rapports sexuels avec sa femme lorsque celle-ci découvre qu'elle est enceinte. Les liquides vaginaux de la femme (et non pas son sang) jouent leur rôle dans l'identité de l'enfant. S'ils sont plus « forts » que le sperme, l'enfant sera une fille, si le sperme l'emporte, ce sera un garçon. Cependant le sperme qui fabrique le corps du fœtus et le nourrit ne suffit pas à amener ce dernier à sa forme complète. n lui manque les doigts des pieds et des mains, et surtout le nez qui sera percé quand le futur garçon ou la fille sera initié(e). Les Baruya pensent que c'est le Soleil qui «finit» l'embryon dans le ventre des femmes. Chaque Baruya, homme ou femme, a donc deux pères: le premier l'engendre aux trois quarts avec son sperme et lui transmet son identité sociale de membre, masculin ou féminin, d'un lignage; le second, puissance céleste, lui donne sa forme achevée, le nez, siège de l'intelligence, ainsi que les mains et les pieds pour se mouvoir et agir. Plus tard, quand l'enfant aura survécu un an au moins, le lignage du père offrira à celui de la mère une série de biens au cours d'une cérémonie à l'issue de laquelle l'enfant recevra son premier nom, celui qu'il portera jusqu'à son initiation et qui est le premier nom d'un(e) des ancêtres de son lignage. Mais c'est plus que le nom, semble-t-il, de cet ancêtre qu'il reçoit. Quelque chose comme une part de l'esprit (au sens d'âme, anima, et non d'intelligence, mens, qui, elle, est associée au Soleil) de cet ancêtre est transmis avec le nom. Le sperme c'est donc la vie, la force. C'est lui qui justifie la domination des hommes dans la société. Même le lait qui gonfle les seins des femmes qui viennent d'accoucher est, selon les hommes baruya, leur sperme métamorphosé en lait. Et, pour ce faire, pendant les premières semaines de leur mariage, le jeune homme donne chaque jour son sperme à boire à sa jeune femme pour qu'elle ait, je l'ai dit, plus tard, beaucoup de lait pour nourrir leurs enfants. J'ai eu cependant plusieurs fois l'occasion de constater que toutes les femmes ne partagent pas complètement cette représentation de l'origine
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masculine de leur lait, et la jeune génération notamment, scolarisée et christianisée, n'y adhère pratiquement plus. Le sperme enfoui dans le ventre des femmes devient la vie, mais au prix d'un risque mortel, pour la force des hommes et même pour la reproduction du cosmos. Faire l'amour, c'est courir des risques et en faire courir à la s,ociété et à l'univers. Quand un couple marié fait l'amour, il ne peut aller ce jour-là travailler dans ses jardins, l'homme ne peut fabriquer du sel ou partir à la chasse. Bref, la sexualité (l'hétérosexualité) doit être en permanence contrôlée car elle menace l'ordre social et cosmique. Et ceci, en dernière analyse, parce que l'hétérosexualité implique l'union d'un homme avec une femme dont le sang menstruel coule périodiquement entre ses cuisses et menace de destruction aussi bien la force des hommes que les plantes ou le gibier qui les nourrissent. En revanche, le sperme que les initiés donnent à leurs cadets dans la maison des hommes, dans la mesure où il est pur de tout contact avec le sexe des femmes, travaille à leur renaissance et contribue à faire les hommes plus forts et plus beaux. On comprend que les Baruya interdisent qu'un homme marié donne son sperme à un jeune. Un pénis qui est entré une fois dans le vagin d'une femme ne peut plus entrer dans la bouche d'un garçon. On comprend aussi qu'il soit interdit aux femmes de chevaucher les hommes quand le couple fait l'amour, car les liquides de son vagin s'écouleraient sur le bas-ventre de l'homme et l'attaqueraient de leur pollution, etc. Bref, dans cette société comme dans beaucoup d'autres (qui ne se rencontrent pas seulement en Océanie), la « sexualité-désir~) est subordonnée à la « sexualité-reproduction» et celle-ci, sous sa forme hétérosexuelle, est considérée comme une menace pour la reproduction de la société et du cosmos. De cette menace, ce sont avant tout les femmes qui sont porteuses - responsables et donc coupables. Leur sang menstruel se présente comme l'opposé du sperme, il s'agit d'un antisperme en quelque sorte. Mais ici l'ambivalence de toutes ces représentations éclate. Car l'écoulement du premier sang menstruel, l'arrivée des premières règles, est aussi le signe que la jeune fille portera un jour des enfants, permettra à un lignage de se perpétuer en lui assurant une descendance, des fils qui hériteront des terres et des pouvoirs de leurs ancêtres et des filles qui procureront des épouses à leurs frères. C'est d'ailleurs la Lune, épouse du Soleil (selon la version populaire, exotérique) ou son frère cadet (selon la version ésotérique des grands chamans), qui un jour « ouvre» dans le corps des filles la voie qui permet à leur premier sang menstruel de s'écouler. Au fond de ces mythes, au cœur de ces pratiques, se manifeste la peur que les hommes ont des femmes, une sorte d'envie constamment niée du pouvoir des femmes de donner la vie - et aussi le désir de s'approprier une part de ce pouvoir. Car les femmes baruya ont le droit de tuer leurs enfants nouveau-nés - du moins pendant le temps qu'elles séjournent, isolées, dans la hutte qu'elles ont construite pour accoucher. Cette hutte se dresse en contrebas du village, dans un espace strictement interdit aux hommes, .ceux-ci,
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lorsque leur épouse revient vivre avec eux sans porter de bébé dans les bras, l'accusent aussitôt d'avoir tué leur enfant et soupçonnent que celuici devait certainement être un garçon, un fils dont leur mère les aurait privés. Bien entendu, un certain nombre d'enfants meurent après l'accouchement, mais il arrive aussi que les femmes se débarrassent de l'enfant, soit parce qu'elles en ont déjà trop, soit que, du fait de nais- sances trop rapprochées, elles pensent ne pas pouvoir nourrir cet enfant et l'élever. Mais certaines m'ont déclaré aussi qu'elles avaient tué leur enfant parce qu'elles ne voulaient plus en donner à un mari odieux, qui les battait, ou à un homme qui voulait prendre une seconde épouse. En tuant leur enfant, les femmes apportent une preuve de plus aux hommes que si elles peuvent donner la vie, elles peuvent aussi la reprendre - et c'est précisément ce pouvoir que les premiers hommes avaient voulu leur ravir en leur volant les flûtes (dont le nom secret désigne à la fois le fœtus et le nouvel initié). C'est ce qui explique que les objets sacrés (kwaimatnié) aillent par paires et que le plus puissant, le plus « chaud » des deux, soit un « objetfemme» que tient dans la main, pour en frapper la poitrine des initiés après l'avoir élevé vers le Soleil, le maître des initiations. Kwaimatnié est un composé de kwala (homme) et de nyimatnié (faire pousser, faire croître), cela signifie littéralement « faire croître les hommes », les faire grandir. C'est bien au pouvoir des femmes de donner la vie que les hommes se trouvent en permanence confrontés alors même qu'ils prétendent se l'être approprié dans l'imaginaire des mythes et qu'ils le miment dans la symbolique des rites secrets des initiations masculines, rites au cours desquels ils font renaître les garçons hors du ventre des femmes. S'autoengendrer, tel semble le désir secret des hommes présent au cœur de ces mythes et de ces rites. Mais un tel désir pouvait-il être réalisé autrement que dans l'imaginaire - et au moyen de pratiques purement symboliques 1 ? Pour conclure, j'aimerais insiter sur le fait qu'il ne suffit pas de montrer que la parenté chez les Baruya est un domaine de la pratique sociale qui met en scène la domination d'un sexe sur l'autre, des hommes sur les femmes. La division sociale du travail tout entière illustre cette réalité. Ce qu'il importe également de montrer, c'est qu'au-delà de la subordination individuelle et collective des femmes aux hommes se manifeste la subordination impersonnelle, structurelle, d'un ensemble de rapports sociaux, les rapports de parenté, à la reproduction des rapports politico-rituels qui font exister la tribu des Baruya comme un tout, comme une société locale souveraine sur son territoire et gouvernée par les hommes qui se sont donné le droit de représenter ce tout alors qu'ils n'en constituent qu'une partie.
1. Au JCXIC siècle, les nouvelles techniques de reproduction - telle clonage - pourraient permettre de satisfaire un tel désir non plus symboliquement, mais réellement.
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Prééminence des rapports politico-rituels Rappelons quelques faits déjà énoncés, auxquels on en ajoutera d'autres qui témoignent eux aussi de la subordination des rapports de parenté aux, rapports politico-rituels qui font exister la société baruya comme telle. C'est d'abord le fait que le Soleil soit supposé achever l'embryon dans le ventre des femmes. Or, les hommes ont le monopole de l'accès au Soleil puisqu'ils possèdent ce que le Soleil a donné à leurs ancêtres au temps des origines, les objets sacrés et les formules qui permettent de faire des garçons des hommes, des guerriers capables d'affronter les ennemis et des époux capables d'affronter les femmes. C'est aussi le fait que lors de la construction de la tsimia, de la grande case où se déroulent les cérémonies d'initiation, chaque poteau représente un nouvel initié et est préparé et amené sur place par le père du garçon. Les pères des initiés s'alignent alors en un cercle qui marque la périphérie de la future case cérémonielle. lis sont rangés l'un à côté de l'autre non par lignage, mais par village, et tous ensemble, sur un signe des maîtres des initiations, plantent en un seul geste les poteaux, la nouvelle génération d'initiés. Le politique l'emporte sur la parenté. En même temps, métaphoriquement, la parenté symbolise la politique car la tsimia est dite par les Baruya être l'image du « corps» de la tribu dont les poteaux sont les « os », plantés par les hommes et dont le toit de chaume est la «peau» apportée par les femmes. Autre fait allant dans le même sens, un jeune garçon, dès qu'il est initié, devient immédiatement l'aîné de toutes ses sœurs, y compris de ses sœurs aînées, qui désormais s'adressent à lui comme à un grand frère destiné à remplacer leur père. Cette transformation idéelle des liens généalogiques, du fait de la promotion politico-rituelle des hommes, montre clairement la subordination des rapports de parenté aux rapports qui organisent le pouvoir au sein de la société. Ce fait en évoque un autre qui remodèle cette fois les usages de la langue. Dans la langue baruya, un gibier une fois mort devient féminin. Enfin, au cours des cérémonies d'initiation du premier stade, une planche large et longue est apportée et posée en travers du seuil de la maison des hommes où viennent d'être enfermés les nouveaux initiés. Plus tard, ceux-ci apprendront que cette planche est l'image de toutes les femmes mariées, un symbole sur lequel les hommes mariés marchent quand ils pénètrent dans la maison pour y rejoindre leurs fils. Par ailleurs, n'oublions pas que les kwaimatnié vont par paires et que le plus chaud, le plus puissant, le plus dangereux, est toujours celui qui est censé être « féminin». Enfin, lorsque je suis arrivé chez les Baruya en 1967, les flancs des montagnes étaient sillonnés de chemins allant par paire, l'un en haut, l'autre à quelques mètres en contrebas, le premier pour les hommes, le second pour les femmes, les jeunes filles et les enfants.
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Les temps modernes
En ce début du XXJC siècle chez les Baruya, les rapports entre les sexes ont profondément changé. TI n'y a plus trace des chemins dédoublés et réservés chacun à un sexe. Ceux-ci ont disparu très vite, dès les années· 1970, soit vingt ans après les premiers contacts, dix ans après l'établissement du premier patrol post et de la. première mission luthérienne. Très vite aussi a disparu l'habitude pour les femmes et les petites filles de s'immobiliser lorsqu'un groupe d'hommes les croisait et de leur tourner le dos en se cachant le visage à l'aide d'un pan de leur cape d'écorce. Ensuite les hommes ont commencé à raccourcir les délais du tabou qui leur interdisait de manger devant leur mère avant d'être devenus pères d'au moins deux enfants et d'avoir accompli une cérémonie pour lever cet interdit. Celui-ci d'ailleurs était doublé de l'interdiction d'adresser la parole à leur mère ou de parler à quelqu'un en sa présence. Dès 1980, les hommes avaient décidé que, quelques mois après la naissance de leur premier-né, ils pouvaient accomplir le rite pour lever cet interdit et de nouveau manger en présence de leur mère, et lui adresser la parole. Les hommes qui, avant l'arrivée des Européens, ne touchaient jamais un bébé, considéré comme un être sale, souillant de son urine et de ses excréments le 61et dans lequel leur mère les transporte sur leur dos ou devant elles partout où elles vont, les hommes ont, un à un, commencé à tenir dans leurs bras leurs enfants en bas âge, les garçons d'abord puis, au bout d'un an ou deux, leurs 61les aussi. Entretemps la plupart des femmes avaient cessé de circuler les seins nus et couvraient leur poitrine et leurs épaules de corsages de mauvais coton achetés à la mission luthérienne et qui, avec la sueur, la pluie et les charges portées sur le dos, se transforment vite en haillons 1. Quelques 6IIes furent envoyées à l'école où elles excellèrent, mais leurs parents ne consentirent pas à les laisser partir au collège, en ville, comme ce fut le cas des meilleurs parmi les garçons. Cependant, elles avaient appris le pidgin et la lecture de la Bible. La coutume pour les jeunes 6IIes nouvellement mariées de pratiquer la fellation et de se «gonfler les seins » du sperme de leur mari a disparu assez vite, et les vieilles femmes imputent encore à cette disparition les maladies qui emportent parfois certaines jeunes femmes sans raison apparente. En 1981, les jeunes filles de Wiaveu, village où les Baruya m'avaient autorisé à résider en 1967, jouaient au basket-bail sur un terrain construit au centre du village par les jeunes gens non initiés qui fréquentaient l'école avec l'aide des garçons de leur âge qui avaient été initiés et vivaient dans les maisons des hommes. Tous assistaient aux matchs que disputaient les filles entre elles en ne se privant pas de commenter la 1. M. Godelier, .. L'Occident est-il le modèle universel de l'humanité? Les Baruya de Nouvelle-Guinée entre transformation et décomposition .., Revue internationale des sciences sociales, nO 128, 1991, pp. 411-423.
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taille de leurs seins, leur agilité ou leur maladresse, scène qui rappelait la vie d'un village en Europe et n'avait plus rien à voir avec la ségrégation entre les sexes que j'avais observée en 1967. Aujourd'hui, les jeunes Baruya partis travailler deux ou trois ans dans les plantations reviennent de plus en plus nombreux avec une épouse étrangère issue d'un groupe vivant près de la mer ou dans les hautes vallées de l'intérieur, autour des villes de Goroka ou de Hagen. lis ont dû donner parfois plusieurs milliers de kina (un kina valant un peu moins qu'un dollar américain) au clan de leur épouse pour conclure ce mariage, et ces femmes qui n'appartiennent pas à la région et ne connaissent ni la langue ni les traditions des Baruya, une fois arrivées à Wonenara ou à Marawaka, vivent une vie très difficile qui les pousse parfois à s'enfuir avec ou sans leurs enfants. Les jeunes hommes qui les ont ramenées de leurs séjours en ville ou dans les plantations sont, eux, très fiers de s'être procuré une épouse sans rien devoir à leur lignage tout en gardant la possibilité d'échanger leurs «sœurs» pour épouser des femmes baruya. Enfin, hommes et femmes se sont mis à planter et à récolter du café pour le vendre et les enfants qui, autrefois, jouaient toute la journée librement, surtout les petits garçons, sont désormais embauchés pour triet; une ou deux heures par JOUt; les cerises de café mises à sécher au soleil sur des nattes de bambou tressé. Bref, toutes les couches de la population travaillent souvent désormais pour « faire du bisness », mais l'argent gagné par la vente de leurs récoltes ne sert toujours à rien d'autre qu'à acheter du riz et des boîtes de poisson japonais qui remplacent le gibier dans les cérémonies, ou à s'acheter des chaussures, des lunettes de soleil, des parapluies, des machettes et du savon. Quelques Baruya ont commencé à placer leur argent sur un livret de caisse d'épargne que leur a distribué l'Administration, et de ce fait, ils ne voient plus leur argent cc réel », physique, puisque celui-ci est collecté régulièrement et emmené par sacs entiers dans les coffres de la banque de la ville de Goroka. Enfin, fait important, les femmes baruya adhèrent aujourd'hui en bien plus grand nombre que les hommes à telle ou telle Église ou secte chrétienne qui envoie des missionnaires - désormais presque tous originaires de Papouasie-Nouvelle-Guinée - jusqu'à Wonenara et Marawaka afin de les convertir. Les adultes, une fois convertis et baptisés, abandonnent leur nom personnel, par exemple Gwataie, Mayé, noms qui immédiatement signalaient à un Baruya que le premier était un Andavakia et le second un Baruya Kwarrandariar. Désormais, ils se nomment John, David, Mary, suivi de leur nom de clan : John Andavakia, David Bakia. Leurs enfants sont baptisés, vont à l'école missionnaire et ne sont plus initiés. Eux porteront désormais toute leur vie des prénoms tirés de la Bible ou du Nouveau Testament. lis ont cessé de se vivre comme la réincarnation d'un des ancêtres de leur lignage ou de leur clan.
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Avant de conclure, je voudrais faire quelques remarques sur ce que fut ma pratique de terrain à propos de la parenté chez les Baruya. Ce fut, on l'a vu, une erreur de vouloir commencer mon travail de terrain par une enquête sur la parenté sans connaître suffisamment la langue et en ayant recours à des informateurs trop jeunes. Erreur due à mon manque d'expérience. Ce fut une bonne décision d'arrêter cette enquête et d'en commencer une autre sur un aspect de la vie des Baruya qui occupe les hommes plusieurs mois dans l'année et les femmes chaque jour, ouvrir de grands jardins dans la forêt, planter des patates douces ou des taros, les entretenir puis les récolter progressivement tout en recommençant à ouvrir de nouveaux jardins bien avant que les anciens ne soient épuisés. Tâches incessantes qui mobilisent tous les hommes et toutes les femmes capables de travailler pour produire cette part essentielle de leurs conditions matérielles d'existence que sont leurs moyens de subsistance, et tâches auxquelles personne ne saurait se soustraire sauf raisons exceptionnelles. C'est en passant des mois avec les Baruya dans leurs jardins à recopier les noms des ancêtres qui avaient les premiers défriché ces terres et de leurs descendants qui aujourd'hui avaient hérité le droit d'en user, à enregistrer les noms des hommes qui s'étaient associés pour abattre les arbres et construire les barrières protégeant chaque jardin des cochons sauvages, ainsi que les noms des femmes, leurs épouses, sœurs, bellessœurs, filles aînées, etc., entre lesquelles ils avaient réparti les parcelles à cultiver, que s'est ouverte une voie qui m'a permis d'approcher peu à peu de ce qu'est, pour les Baruya, le domaine de la parenté et leurs rapports à la terre, les liens des femmes aux plantes qu'elles cultivent, la présence des esprits, l'histoire de leurs guerres, etc. Peu à peu j'ai appris au nom de quels liens de parenté tel groupe d'hommes et de femmes cultivait telle parcelle, lesquels d'entre eux possédaient le droit de la mettre en culture, et lesquels étaient des alliés ou des parents maternels invités à se joindre aux premiers en cette occasion, et ceci à charge de réciprocité. Au cours de ces mois, jour après jour, j'appris à connaître personnellement des dizaines (et même des centaines) de Baruya qui, de leur côté, formèrent leur jugement sur moi et acceptèrent presque tous ma présence auprès d'eux dans leurs jardins ou sur leurs territoires de chasse. Certains, cependant, s'y refusèrent et je n'insistai pas. De plus en plus, les interroger sur leur généalogie devint facile. C'était eux-mêmes qui m'expliquaient spontanément leurs liens de descendance ou d'alliance avec ceux dont ils partageaient l'usage des terres. Tous les adultes avaient une connaissance directe de ces liens, mais nombre d'entre eux n'étaient pas capables de remonter bien loin, au-delà de deux générations en arrière, pour reconstituer les liens entre leurs lignages. Quand les gens avaient des doutes ou avouaient leur ignorance, ils faisaient volontiers appel à des personnes en général âgées, hommes ou femmes, connues pour avoir en mémoire des alliances anciennes ou le
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nom d'ascendants tôt disparus ou partis vivre dans des tribus voisines, amies - voire ennemies. Ces personnes savantes n'appartenaient pas nécessairement à leur propre lignage. Mais la taille de la tribu des Baruya, et le fait que, en vertu de la règle d'interdiction de reproduire les alliances passées à la génération précédente, chaque lignage se retrouve finalement allié à six ou sept autres et doit garder la mémoire de tùutes ses alliances pour savoir quand les renouveler, eurent pour conséquence que des gens comme la vieille Djirinac ou Nougrouvandjéréyé avaient en mémoire les généalogies de presque tous les membres de la tribu sur plusieurs générations. Mais n'oublions pas que la mémoire, même des informateurs les plus savants et les plus précis, était toujours biaisée par l'intervention (inconsciente) du caractère patrilinéaire de la descendance chez les Baruya, qui faisait qu'aux générations les plus distantes d'Ego (G+3, voire G+4), les premiers noms donnés étaient toujours des noms d'hommes, comme si tous les premiers-nés de ces générations avaient été des garçons. Les noms des femmes étaient en général oubliés ou ne figuraient qu'en seconde ou troisième position dans leur génération. Réciter des généalogies n'était pas seulement un exercice de «parenté », car l'énoncé de certains noms induisait spontanément de multiples commentaires sur tel ou tel personnage, fameux par ses méfaits ou ses hauts faits, le rappel de conflits sanglants entre deux frères à propos de telle femme ou de tel jardin. Une fois d'ailleurs, Nougrouvandjéréyé, qui avait travaillé toute une journée avec d'autres Baruya pour reconstituer pour moi les généalogies de certains lignages de la vallée de Marawaka, de retour le soir dans son village, fut agressé et blessé au bras d'un coup de machette. L'agresseur avait appris - probablement de la bouche de l'un des (nombreux) Baruya habituellement présents chez moi - qu'au cours de la journée Nougrouvandjéréyé avait émis devant moi des doutes quant aux droits de son lignage sur un certain nombre de pandanus (arbres qui fournissent des noix très appréciées) alors que Nougrouvandjéréyé m'avait affirmé que ce n'était pas un de leurs ancêtres qui les avait plantés.
Les généalogies~ un récit inventé pour les Blancs? Bref, les généalogies existaient bel et bien pour les Baruya, et bien des enjeux sociaux et des intérêts leur étaient attachés. Leur demander de reconstituer leurs généalogies ne revenait donc pas à leur imposer une vision européocentrique de la parenté. Ce n'était pas non plus projeter sur eux notre vision de la consanguinité, nos notions de paternité et de maternité. Mentionnons à cet égard deux faits que m'ont appris les Baruya et qui m'interdisaient - à moins d'être stupide - de projeter sur eux mes représentations de la paternité, de la consanguinité, etc. C'est d'abord le fait que les Baruya n'ont qu'un seul mot pour désigner le père et le frère du père, et un autre mot pour désigner la mère et les sœurs de la mère, et qu'en conséquence leurs enfants sont mes frères et mes sœurs.
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Les notions de paternité, maternité, germanité ne peuvent donc avoir le même sens pour eux que pour un Occidental né dans un système de parenté centré sur la famille nucléaire et qui place dans la même catégorie, celle des oncles, le frère du père et le frère de la mère, selon la logique de la terminologie dite «eskimo», qui caractérise la parenté occidentale, européenne et euraméricaine. li y a aussi et surtout le fait que, pour les Baruya, un enfant est constitué du sperme de son père, dont sont issus son sang, ses os, sa peau et même le lait dont le nourrit sa mère, puisque le lait est pour les Baruya du sperme du mari transformé en une substance maternelle. Mais il est aussi l'œuvre du Soleil, qui transforme, on l'a dit, les fœtus dans le ventre des femmes en enfants humains. Bref, il est impossible, lorsqu'on a compris la manière dont les Baruya pensent le processus de conception d'un enfant et les parts respectives dans celui-ci du père, de la mère et du Soleil de projeter sur leur manière de vivre et de penser notre concept de consanguinité et d'affirmer que pour eux aussi « blood is thicker than water », « le sang est plus épais que l'eau ». Pour eux, si l'on voulait pasticher Schneider, le sperme est plus épais et plus fort que le sang, le lait, etc., qui en dérivent. Le sperme qui, dans la langue baruya, est « l'eau du pénis» (lakala alieu). Enfin, et c'est ici l'argument qui pèse le plus lourd contre les critiques de Schneider et ses anathèmes, de même qu'interroger les gens sur leurs généalogies n'incite aucunement l'ethnologue à projeter sur eux la notion de consanguinité utilisée en Occident pour réunir en un même ensemble les parents paternels et maternels, de même découvrir l'importance qu'ont pour les Baruya les rapports de parenté et les normes et les valeurs qui leur sont attachées ne contraint aucunement l'ethnologue à conclure que leur société est « fondée sur la parenté », est une kin-based society. Nous avons vu que, dans le cas des Baruya, l'existence de groupes de parenté et l'exercice de celle-ci entre les individus et entre ces groupes ne suffisent pas à faire une société, c'est-à-dire un groupe territorial qui existe et doit se reproduire comme un tout, et qui se représente à luimême comme tel et agit en conséquence au niveau polltico-religieux. Bref, personne n'est obligé de conclure, après avoir reconstitué des généalogies, que la parenté est le fondement universel des sociétés sans classes et sans castes. Personne n'est contraint de surévaluer l'importance de la parenté et ses fonctions réelles dans la production-reproduction de telle ou telle société concrète. Sur ce point je suis d'accord avec Schneider. Mais je vais plus loin que lui, car pour moi, il n'y a pas d'un côté des sociétés qui seraient kin-based et d'autres qui seraient fondées sur d'autres rapports sociaux, de classes par exemple. Pour moi, aucune société, en tant que groupe social susceptible de se représenter à ses membres comme un tout et d'être reproduit par eux comme tel, ne peut être fondée sur la parenté. Que la parenté soit le fondement des sociétés est un axiome de l'anthropologie sociale qui ne me semble pas démontré, et que je rejette désormais après y avoir adhéré pendant des années.
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Je voudrais, pour terminer ce chapitre, prendre mes distances vis-à-vis du cas des Baruya en le replaçant dans un cadre plus vaste. Nous avons vu qu'il n'était pas difficile pour un jeune ethnologue de découvrir que la terminologie de parenté des Baruya relevait du type dit iroquois. Bien entendu, les Baruya n'avaient pas conscience de ce fait, et cette ignorance était sans incidence sur la conduite de leur vie. Ds vivaient leurs rapports tels qu'ils étaient, s'efforçaient de les reproduire s'ils avaient intérêt à le faire, mais les comparer avec ceux de sociétés dont ils ignoraient jusqu'à l'existence n'aurait eu aucun sens pour eux. Et pourtant, le fait qu'un certain nombre de sociétés de langues, de cultures et de structures aussi différentes et n'ayant jamais eu de contact historique entre elles aient des terminologies de parenté dont la structure formelle est la même pose toute une série de problèmes. Qu'est-ce qu'une terminologie de type iroquois? Combien existe-t-il de variantes de ce type? Dans quelles parties du monde en rencontret-on d'autres exemples? Y a-t-il un lien entre ce type de terminologie et la règle de mariage pratiquée par les Baruya - l'échange direct des « sœurs» ? Existe-t-il un lien entre ce type de terminologie et l'existence, chez les Baruya, d'un principe de descendance patrilinéaire? Mais les Iroquois étudiés par Morgan suivaient un principe de descendance qui passait par les femmes, un principe matrilinéaire. D'autre part, si les Baruya se reconnaissent fils ou fille d'un père et d'une mère, se représentent donc en relation de filiation bilatérale vis-à-vis de leurs parents paternels et maternels, que signifie le fait de privilégier les liens qui passent seulement par les hommes à partir d'un ancêtre commun pour constituer des groupes de parenté que nous avons appelés lignages et, avec plus de réserve, clans ? Est-ce enfin parce que la descendance chez eux est patrilinéaire, et que les enfants qui naissent appartiennent au lignage de leur père, que les Baruya accordent une telle importance au sperme dans les représentations qu'ils se font du processus de la conception d'un enfant? Pourtant, on sait qu'il existe des sociétés où la terminologie de parenté est iroquoise et le principe de descendance patrilinéaire et qui accordent néanmoins bien peu d'importance au sperme. C'est le cas des Paici de Nouvelle-Calédonie. Et n'oublions pas que même le sperme du mari ne suffit pas, chez les Baruya, pour concevoir Penfant puisqu'il faut qu'intervienne le Soleil afin que s'achève la formation de celui-ci dans le ventre de sa mère. Or, le Soleil est une puissance masculine qui sert de père commun à tous les Baruya, à quelque lignage qu'ils ou elles appartiennent. Bref, avec ces questions, nous sommes passés sur un autre plan, celui de l'analyse théorique des données recueillies sur le terrain, analyse qui ne peut se développer qu'en comparant les modes de vie et de pensée des Baruya à ceux d'autres groupes humains proches ou distants dans
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l'espace et dans le temps. Ce n'est pas que les Baruya ne comparent pas eux-mêmes leurs façons de faire et de penser à celles de leurs voisins proches ou plus lointains et, depuis 1951, à celles des Blancs, mais ils le font en énumérant les ressemblances et les différences de langue, de costume, de coutumes entre eux et les tribus de la région sans parvenir vraiment à en expliquer les raisons, sinon en disant (ce qui n'explique rien) que c'est comme cela depuis très longtemps et que ce sont les ancêtres (et les dieux) de chacun de ces groupes qui ont fait qu'il en aille ainsi. Ce qui fait la différence entre les comparaisons empiriques spontanées que chacun peut faire avec les sociétés voisines de la sienne et les comparaisons construites par les anthropologues, ce sont, d'une part, les termes de la comparaison et, d'autre part, l'ampleur et la diversité de l'échantillon des cas à confronter. Car en comparant la terminologie de parenté des Baruya avec celles de leurs voisins, on ne compare pas seulement des lexiques mais des ensembles de relations engendrées par un certain nombre de principes (de descendance, d'alliance, etc.) et qui dotent un ensemble de termes de parenté d'une structure. Et cette strucrure rattache cette terminologie à un type, la plupart du temps déjà identifié {iroquois, dravidien, soudanais, etc.}. On peut également comparer la variante baruya de terminologie iroquoise avec d'autres exemples relevant du même type mais présents dans des sociétés de Nouvelle-Guinée, d'Amérique ou d'Océanie dont aucun Baruya n'a jamais entendu parler. Mais une terminologie de parenté est un ensemble logico-linguistique d'une trentaine de mots en moyenne, dont le contenu est d'un ordre différent d'abstraction par rapport aux représentations que se font les Baruya, par exemple, du processus de conception d'un enfant et de la part que prennent le père, la mère et Je Soleil dans ce processus. À son tour, cet ensemble de représentations peut être comparé avec celles qui sont élaborées dans d'autres sociétés, voisines ou non, aux systèmes de parenté variés. Bien que la comparaison des représentations du processus de conception d'un enfant soit aussi « construite» que la comparaison des terminologies, ses résultats ne classent pas les Baruya dans une catégorie aussi vaste que celle des sociétés à terminologies iroquoises, mais dans un ensemble plus limité, celui des sociétés à système de parenté patrilinéaire qui mettent l'accent premier sur le sperme. Mais si l'on ajoute au sperme le rôle du Soleil, la singularité culturelle des Baruaya passe au premier plan et leur confère une identité spécifique qui n'est d'ailleurs pas unique, puisque six ou sept tribus voisines des Baruya, parlant la même langue et initiant de la même façon leurs garçons, se représentent pareillement les rôles du sperme et du Soleil. Mais d'autres groupes vivant à l'est et au sud des Baruya et de leurs voisins, et appartenant au même grand groupe linguistique, tels les Ankave, ne mettent aucunement l'accent sur le sperme mais sur le sang menstruel, ne pratiquent pas
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l'homosexualité rituelle et n'accordent pas la même importance au Soleil1. Pourquoi? Bref, il est clair que ce n'est pas une bonne méthode de commencer à comparer des sociétés globalement. L'analyse doit déconstruire les rapports sociaux avant de tenter de les replacer dans la configuration globale et .dynamique dont on les avait abstraitement détachés. Cette configuration globale existe dans toutes les sociétés puisque c'est en la reproduisal!t que celles-ci se reproduisent et continuent à exister historiquement. Etre capable de reconstruire analytiquement ces diverses configurations globales, qui font la singularité des sociétés, est l'objectif le plus ambitieux des sciences sociales, dont l'anthropologie n'est qu'une discipline particulière. Les succès dans cette voie sont rares et une grande rigueur méthodologique et une grande prudence s'imposent si l'on veut que la comparaison entre des sociétés considérées globalement, définies par quelques structures et valeurs jugées caractéristiques de leur fonctionnement et de leur identité, ait un sens vraiment scientifique. Ce ne seront donc pas des sociétés prises «globalement» que nous comparerons dans la suite de ce livre. Ces précautions étant prises, nous allons tenter de décrire brièvement les composantes du domaine de la vie sociale que l'anthropologue désigne comme le champ de la parenté. Mais auparavant, nous résumerons les acquis théoriques et méthodologiques de notre enquête de terrain sur la nature des rapports de parenté et sur le rôle de cette dernière chez les Baruya de Nouvelle-Guinée. Le premier enseignement est que l'on n'a pas de garantie de faire une bonne enquête sur la parenté si l'on s'attache d'abord à résoudre des questions sur celle-ci, et ce parce que la parenté est mêlée intimement à toutes sortes de pratiques et de domaines qui peuvent avoir beaucoup plus d'importance pour les acteurs eux-mêmes. Le second est que recenser systématiquement des généalogies ne signifie pas que l'on cède à une vision généalogique de la parenté. Les gens eux-mêmes font la distinction entre une parenté catégorielle et une parenté reposant sur des liens et des cheminements généalogiques. li faut donc en conclure que les catégories débordent les généalogies sans s'en détacher complètement. Le troisième est que recenser des généalogies ne signifie pas que l'on ait dans la tête les concepts de consanguinité attachés au système occidental de parenté. Dès que l'on se place sur le plan des conceptions locales de l'engendrement, de la conception d'un enfant, de son développement à 1. Voir P. Lemonnier, cc Maladies, cannibalisme et sorcellerie chez les Anga de Papouasie-Nouvelle-Guinée », in M. Godelier, M. Pan off (dit.), Le Corps humain, supplicié, possédé. cannibalisé, Amsterdam, Archives contemporaines, 1998, pp. 7-28. P. Bonnemère, cc Considérations relatives aux représentations des substances corporelles en Nouvelle-Guinée », L'Homme, vol. 114, avril-juin 1990, pp. 101-120; cc L'anthropologie du genre en Nouvelle-Guinée. Entre analyse sociologique, psychanalyse et psychologie du développement ,., L'Homme, vol. 161, 2002, pp. 205-224.
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l'intérieur du corps de sa mère, etc., on ne reproduit plus les concepts occidentaux de consanguinité comme partage de sang. Dans telle société le sang va venir du père ainsi que les os, dans telle autre les os viendront du père et le sang de la mère. Tout ce que l'on peut affirmer, c'est que dans toutes les sociétés, les individus ont des parents paternels et des parents maternels. Mais cela ne préjuge en rien le contenu des concepts de paternité, de maternité et d'alliance en usage dans telle ou telle société. Le quatrième enseignement est qu'il n'est pas difficile pour un ethnologue de repérer rapidement que la terminologie de parenté baruya est une variété de terminologie de type iroquois. Ce qui démontre du coup que les résultats conceptuels du travail de connaissance scientifique des formes d 0rganisation des sociétés humaines et des représentations culturelles qui les accompagnent ne coïncident pas avec les notions et le vécu des acteurs eux-mêmes, c'est-à-dire avec la conscience que ceux-ci ont d'eux-mêmes et de leurs institutions. Mais à partir du moment où l'on a découvert que la terminologie de parenté baruya est une variété du type iroquois se pose un problème qui n'appartient pas au vécu des gens et qui est de savoir où se trouvent, à la surface du globe, des sociétés usant de la même terminologie, et ceci alors que les populations concernées n'ont jamais été en contact historique les unes avec les autres. Et d'autres questions s'enchaînent: peut-on comprendre, par exemple, les raisons qui expliquent qu'en des endroits aussi distants, et à des époques très différentes, apparaissent des terminologies de même structure formelle? Cinquièmement. La terminologie baruya ne nous apprend rien sur le principe de descendance que les Baruya ont adopté pour gérer la parenté. Ce principe est chez eux patrilinéaire, alors qu'il était matrilinéaire chez les Iroquois qui ont donné leur nom à ce type de terminologie. TI n'y a donc pas de lien nécessaire entre terminologie et principe de descendance. Et ceci méritera explication. Sixièmement. Les Baruya ont-ils des clans? Non, si l'exogamie est considérée comme un principe constitutif de l'existence d'un clan; oui, si le clan n'est qu'un groupe qui se reconnaît une identité politico-rituelle fondée sur un principe de descendance unilinéaire, sans être pour cela entièrement exogame. Enfin, on a vu que dans une même société on pratiquait deux types d'échange pour établir une alliance de mariage. Les Baruya soit échangent une femme pour une femme, soit des richesses pour une femme. Par le premier principe, ils relèvent des structures élémentaires de parenté, par le second ils sont déjà entrés dans le royaume des systèmes complexes. n faudra penser cette dualité et repérer plus globalement comment elle se retrouve dans d'autres contextes. Septièmement. En empruntant plusieurs chemins à travers des réalités complexes, nous sommes parvenu à la conclusion que la parenté ne constituait pas le fondement de la société baruya. Mais nous sommes allé plus loin en affirmant, plus généralement, qu'une société, pour exister comme telle, doit exister comme un tout qui unit les groupes la 3
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composant et en même temps les dépasse, parce qu'il se situe sur un autre plan, celui des rapports politico-rituels, qui en cimentent l'unité d'une façon largement imaginaire et symbolique (pour nous) et en assurent, par des moyens qui ne sont pas tous imaginaires ou symboliques (la guerre, l'accès à des territoires de chasse, etc.), la reproduction globale. Là question est donc posée de la validité de l'axiome répété depuis un siècle par la majorité des anthropologues, à savoir que les « sociétés primitives », c'est-à-dire les sociétés dénuées de structures de classes et de castes, sont fondées sur la parenté. Cet axiome perd tout son sens si la parenté ne suffit jamais à faire d'un ensemble de groupes de parenté une société. Huitième et dernier point, très important également. Tout au long de notre analyse des rapports de parenté chez les Baruya, nous avons constaté que ces rapports sont soumis à la dynamique des rapports de pouvoir existant dans cette société, et nous avons constaté également que les rapports entre les sexes sont un lieu privilégié de l'articulation entre parenté et pouvoir. Ceci s'est manifesté aussi bien au niveau des représentations des substances corporelles, masculines et féminines, qu'à travers de multiples autres faits sociaux et culturels qui mettent en œuvre, et en évidence, les formes et les mécanismes de la domination d'un sexe sur l'autre, en l'occurrence des hommes sur les femmes. On ne peut donc comprendre des rapports de parenté sans analyser les positions qu'occupent les hommes et les femmes, et plus largement les atttibuts sociaux qui s'attachent à chacun des sexes et les constituent en genres différents.
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Les composantes de la parenté Les pages qui suivent ont pour but de fournir au non-spécialiste un minimum de repères sur la diversité des formes et des contenus de la parenté. Ce sera aussi l'occasion pour nous de prendre position sur certains problèmes fondamentaux, comme de savoir si «l'échange des femmes par les hommes» et pour les hommes est bien, comme l'affirmait Lévi-Strauss en 1945, le fondement universel de tous les systèmes de parenté. Ce sera encore le lieu de faire connaître les récents progrès réalisés dans l'analyse de certains systèmes de parenté, dravidiens et iroquois, progrès qui conduisent à reposer le problème de la réversibilité ou de l'irréversibilité des transformations des systèmes de parenté au cours de leurs évolutions historiques. Nous aurons enfin l'occasion de circonscrire les immenses zones d'ombre qu'il serait utile d'explorer -le fonctionnement des systèmes soudanais et hawaïens par exemple. Ce faisant, nous laisserons provisoirement de côté, pour les traiter plus en détail dans les chapitres suivants, d'autres questions, comme celle qui engage les rapports entre corps, parenté et pouvoir ou celle des fondements de la prohibition de l'inceste. Tentons donc, pour commencer, de prendre une vue d'ensemble des domaines de la parenté en faisant un rapide inventaire de ses composantes. L'exemple des Baruya nous servira de guide. De quoi était-il question, pour les Baruya et pour nous-même quand nous analysions ensemble ce qu'était pour eux la parenté? De l'existence de groupes sociaux composés d'hommes et de femmes qui affirmaient descendre, par les hommes exclusivement, d'un ou de plusieurs ancêtres communs. Les membres de ces groupes de « descendance patrilinéaire ) vivaient dispersés parmi les villages, les hommes mariés continuant en général de vivre après leur mariage auprès de leur père et de leurs frères, les femmes mariées quittant, elles, leur famille pour aller vivre auprès de leur mari. Ces groupes portaient des noms différents, qui conféraient une identité particulière à leurs membres, les uns étant les Andavakia, les autres des Bakia, etc. L'appartenance d'un individu à l'un ou l'autre de ces groupes était un effet de sa naissance ou de son adoption au
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sein de la famille de l'un des hommes mariés du groupe. Les familles, monogames ou polygames, se présentaient donc comme autant de groupes sociaux, à la fois distincts des groupes de descendance, des lignages, des clans, mais directement attachés à ces lignages puisque ces familles étaient celles des hommes mariés, membres de ces lignages et de ces clans. ' Cependant, au sein des familles, les enfants sont fils ou filles aussi bien de leur père que de leur mère, et ces liens de filiation bilatéraux les rattachent aussi bien à leur parenté paternelle que maternelle. Les familles sont le lieu où se réalise la première socialisation des enfants, et ce sont aussi les groupes qui assument la production de la plupart -des moyens de subsistance des individus et sont le cadre habituel de leur consommation. Les Baruya usent d'ailleurs de termes distincts pour désigner la famille (kuminidaka) et les groupes de descendance (navaalyara ou yisavaa). Ce sont les groupes de descendance, et non les familles, qui possèdent en commun les terres à cultiver et les territoires de chasse, les noms, les fonctions. Hommes et femmes reçoivent à leur naissance des noms qui étaient déjà portés par leurs ancêtres. Les hommes héritent seuls des terres, et certains d'entre eux, les fils aînés des maîtres des initiations, héritent des formules et des objets sacrés, propriétés de leur lignage et, s'ils s'en montrent capables, succèdent à leur père dans les fonctions de responsables d'une partie des rites des initiations masculines. Au sein des familles comme au sein des lignages, l'autorité appartient d'abord aux hommes et, au sein d'une même génération, aux aînés par rapport à leurs cadets et à toutes leurs sœurs, y compris leurs sœurs aînées. Les membres d'un même groupe de descendance sont en général solidaires les uns des autres lorsqu'il s'agit de trouver des épouses pour leurs jeunes hommes et de venger le meurtre ou de graves offenses subies par l'un des leurs. Mais dans bien des cas, du fait de leurs mariages avec des femmes appartenant à différents lignages, les hommes d'un même lignage se divisent entre eux pour porter secours chacun à ses alliés, se retrouvant parfois à se battre les uns contre les autres. Les premières composantes fondamentales du domaine de la parenté englobent donc les modes et les groupes de descendance, la filiation, la famille, la résidence, les réalités matérielles et immatérielles héritées et transmises au long des générations qui se succèdent et se remplacent. Elles incluent également des règles de mariage et des alliances autorisées entre les individus et entre les groupes de descendance auxquels ils appartiennent. Ces règles, chez les Baruya, étaient de deux sortes: positives et même prescriptives, puisqu'elles faisaient de l'échange des femmes entre les lignages la formule obligée du mariage au sein de la tribu des Baruya ; négatives, puisqu'elles interdisaient aux hommes d'une même génération de prendre épouse dans le lignage de leur mère, et donc de renouveler l'alliance de leur père, ou pour deux frères de prendre épouse dans le même lignage. Et bien entendu, il leur était interdit d'épouser leurs sœurs réelles et classificatoires, du moins les plus proches
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parmi celles-ci, puisque les Baruya épousent des femmes de leur dan distantes géographiquement et généalogiquement. Nous avons signalé cependant qu'un Baruya peut épouser la fille d'une sœur de sa mère qui est pour lui une « sœur ». Quoi qu'il en soit, nous avons recensé ici une deuxième composante fondamentale de la parenté : elle indut les règles du mariage~ les stratégies d'alliance, la prohibition de l'inceste (et de nouveau la résidence après le mariage, la famille et le lignage). Mais toutes les relations qu'un Baruya, homme ou femme, entretient avec les membres de sa famille de naissance ou d'adoption, avec les membres de son lignage, avec ses alliés directs ainsi qu'avec les alliés de ses consanguins (le frère de l'épouse d'un de ses frères) et les consanguins de ses alliés (le frère de son beau-frère) sont désignées par des termes qui subsument souvent plusieurs de ces relations, celui pour «père» désignant en même temps tous les frères du père, etc. L'ensemble des vocables permettant aux Baruya de s'adresser à d'autres personnes (termes d'adresse) en tenant compte de la relation de parenté qui les relie, ou d'exprimer les relations qui les relient à d'autres, ou qui relient d'autres Baruya entre eux (termes de référence), se présentait, nous l'avons dit, comme une variété locale d'un type de terminologie depuis longtemps identifié: le type dit iroquois. Une autre composante fondamentale du domaine de la parenté est donc l'existence d'un vocabulaire particulier permettant à un individu quelconque, spécificié seulement par son sexe, de s'adresser à d'autres individus qui lui sont apparentés de diverses façons ou de décrire les liens de parenté qui relient entre eux des individus qui lui sont ou ne lui sont pas personnellement apparentés (exemple: X est le migwé [le cousin croisé] de Y parce que son père A a épousé... etc.). Mais nous avons été confronté de nouveau à la parenté quand il s'est agi, pour les Baruya, de nous expliquer leurs représentations de ce qu'est un enfant, du processus de sa conception, de la part de l'homme (le père), de la femme (la mère) et du Soleil dans la formation de cet enfant que la femme va mettre au monde. De telles représentations existent dans toutes les sociétés et portent en elles la marque des systèmes de parenté (patrilinéaire, matrilinéaire, etc.) qui y existent, ainsi que celle des systèmes politiques et économiques qui y déterminent les rapports (le plus souvent inégaux) entre les individus selon leur sexe, leur dan, leur caste, leur religion, etc. Enfin, enquêter sur la parenté, ce fut également recenser les droits et les devoirs que les personnes qui se considèrent comme ses parents ont vis-à-vis d'un enfant né ou adopté, et leurs responsabilités respectives dans son éducation et sa transformation d'enfant en adulte responsable. Et bien entendu, cela engage réciproquement les devoirs et les droits d'un enfant vis-à-vis des diverses catégories de personnes qui sont ses parents. C'est en unissant toutes ces données que l'on peut finalement appréhender ce que signifie être parent ou enfant dans telle société, telle sorte de parent et telle sorte d'enfant, donc ce que recouvre pour d'autres
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sociétés ce que nous désignons par les mots « paternité », « maternité », « germanité », « affinité », etc. En résumé, analyser le domaine de la parenté dans une société revient à explorer et reconstituer les liens entre les aspects suivants de rorganisation de celle-ci : 1. Les modes de descendance et les groupes qu'ils engendrent, la filiation, les réalités matérielles et immatérielles héritées et transmises le long des générations qui se succèdent et se remplacent, et déjà la famille, la résidence. 2. Les règles du mariage, les stratégies d'alliance, la prohibition "de l'inceste (et de nouveau la résidence après le mariage, la famille, le lignage, etc.). Mais attention, il existe des sociétés où le mariage n'existe pas (les Na du Yunnan) ou n'est qu'une réalité factice (les Nayar de l'Inde). 3. Les représentations de ce qu'est un enfant, du processus de sa conception, de son développement et de ce que signifient, dans des cultures différentes, ce que dans les langues occidentales on désigne par les mots «paternité», «maternité», «consanguinité», « affinité », etc., ainsi que l'ensemble des droits et devoirs qui lient des parents entre eux. Les rapports de parenté, comme tous les autres rapports sociaux, n'existent pas seulement entre les individus (et entre les groupes auxquels ceux-ci appartiennent, famille, lignage, maison, caste, etc.), ils existent aussi, et en même temps, en eux. Us les définissent comme fils ou fille de, père (réel ou classificatoire) ou mère (réelle ou classificatoire) de. Ils les marquent dans leur personne, dans l'intimité de leur conscience et de leur corps sexué. Car être né(e) baruya c'est savoir que son corps a été fabriqué et nourri dans le ventre de sa mère par le sperme de son père et qu'il y a été achevé par le Soleil avant que l'esprit d'un ou d'une ancêtre du lignage de son père ne vienne prendre possession de ce corps. C'est pour cette raison qu'il est impossible de comprendre pleinement la nature et le fonctionnement des rapports de parenté en analysant ces rapports après les avoir détachés, disjoints des manières dont ils sont pensés et vécus par les individus nés au sein de ces rapports, et (plus ou moins) contraints au cours de leur existence de les assumer et de les reproduire. C'est pour cette raison également que le champ de la parenté, dans toute société, est en quelque sorte balisé par deux séries de représentations. D'une part un vocabulaire d'une trentaine de mots en moyenne, appris et connus de tous les membres de la société et qui permettent à chacun, selon son sexe et sa génération, de situer les autres par rapport à soi ou par rapport à d'autres que soi au sein des types de rapports de parenté qui existent dans sa société et qui ont une logique propre. Un tel est mon migwé aounié, mon cousin croisé (migwé) du côté du sein (aounié), c'est-à-dire du côté de ma mère. Un tel est le frère cadet d'un tel, etc.
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À l'autre pôle, on trouve l'ensemble des représentations que la société se fait de ce qu'est un enfant, de la manière dont il est conçu, de la part qu'il reçoit de son père, de sa mère ou des ancêtres (et de quel côté), de ce qu'il sera s'il est un garçon ou une fille, etc. Toutes ces représentations s'enfouissent dès la première enfance dans la conscience et dans le corps de chacun, dessinant la forme culturelle que prendra le rapport intime à soi et aux autres. Et au cœur de ces représentations qui dessinent l'intimité de chacun avec soi selon son sexe, sont présents non seulement les rapports de complémentarité entre les sexes mais aussi les rapports d'autorité et de domination au profit de l'un des deux sexes, et ce non seulement dans la sphère des rapports de parenté mais également audelà d'eux, au sein des rapports économiques, politiques ou religieux existant entre les groupes et les individus qui composent la société. Pour résumet; disons que, dans rimmense majorité des sociétés connues, les rapports de parenté naissent de la mise en pratique, par les individus et les groupes auxquels ils appartiennent, de principes communément acceptés dans leur société. Ces principes définissent avec qui il est possible ou interdit de se marier et précisent à qui appartiendront les enfants qui naîtront de ces unions. Dans de nombreuses sociétés, mais pas dans toutes, il est également possible d'adopter des enfants, voire des adultes, et de les traiter comme des membres à part entière de la famille ou du clan d'accueil. Les sociétés polynésiennes et les Inuit pratiquent d'ailleurs de façon intensive les dons d'enfants entre les familles. Là encore des règles existent qui déterminent dans quelles circonstances un groupe de parenté (famille, lignage, maison) peut adopter quelqu'un et qui il peut adopter 1. Tous ces principes prescrivant aux individus ce qu'ils peuvent et ne peuvent pas faire, et souvent ce qu'ils doivent ou ne doivent pas faire sont la source de «valeurs», positives ou négatives, attachées aux actions des individus et des groupes et aux rapports sociaux que leurs actions engendrent. Principes et valeurs sont des réalités idéel/es qui ne sont en rien un épiphénomène des rapports de parenté, mais une des conditions mêmes de leur production. Car on ne peut pas, dans une société, se marier sans savoir ce qu'est le mariage et avec qui, dans cette société, il est permis ou interdit de se marieL Et une fois qu'un mariage est réalisé, ce qui en était une condition idéelle en devient une composante interne. Bien entendu, dans toute société on rencontre des individus qui ignorent en pratique les normes (positives ou négatives) en usage. Certains même s'y opposent ouvertement, souvent à leurs risques et 1. L Brady (dir.), Transactions in Kinship. Adoption and Fosterage, Honolulu, The University of Press of Hawaü, ASAO monograph. nO 4,1976. V. Caroll (dit.), Adoption in Eastern Oceania, Honolulu, The University of Press of Hawaii, ASAO monograph. nO 1, 1970. M. Corbier (dir.), Adoption et Fosterage, Paris, De Boccard, 1997. A. Fine (dir.), Adoptions : ethnologie des parentés choisies, Paris, Maison des sciences de l'homme, 1998. S. Lallemand, La Circulation des enfants en société traditionnelle: prêt. don. échange, Paris, L'Harmattan, 1993.
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périls. Les contradictions entre normes et pratiques ne sont évidemment pas le fruit du seul libre arbitre des individus. Elles tendent à se multiplier lorsqu'une société subit rapidement de profondes transformations qui rendent de plus en plus difficile la reproduction de ses anciennes structures. C'est ainsi que, de nos jours, au sein de certains groupes aborigènes d'Australie, jusqu'à 25 % des mariages sont « irréguliers »; autrement dit correspondent à des unions traditionnellement interdites par leur système. L'une des raisons de cette situation vient de l'effondrement démographique de ces groupes, qui fait qu'il n'y a plus assez d'individus épousables dans certaines des « sections » entre lesquelles se divise leur société. Un certain nombre d'hommes ont donc épousé des femmes appartenant à leur propre section ou à leur propre « moitié », des « sœurs» donc, violant ainsi le tabou de l'inceste et la règle d'exogamie sur lesquels reposait leur système de parenté. De tels faits nous offrent l'occasion de préciser un point important. Toutes les transformations que subit un système de parenté aboutissent toujours (si la société continue d'exister) à l'instauration de rapports de parenté d'un autre type, à l'émergence d'un autre système de parenté. Les transformations de la parenté n'engendrent jamais autre chose que de la parenté, et des rapports de parenté ne peuvent jamais se transformer, par exemple, en rapports de castes ou de classes. Si ceci est vrai, il faut donc chercher ailleurs que dans leur évolution les raisons de l'émergence, vers 4000 av. J.-C. au Proche-Orient, et vers 2000 av. J.-C. dans le Nouveau Monde, des premières sociétés différenciées en castes ou en classes, au sein desquelles devaient apparaître de nouvelles in~titu tions - telles diverses formes de pouvoir centralisé, chefferies, Etats, Empires. Avant leur apparition, toutes les sociétés humaines étaient probablement organisées selon des formules qui combinaient différents types de rapports de parenté avec différents types de rapports politico-religieux qui se distinguaient des rapports de parenté tout en s'articulant directement à eux et en les englobant. C'est cette articulation directe qui disparaît plus ou moins vite, et plus ou moins complètement, avec le développement des sociétés de castes et de classes. L'Inde nous offre l'exemple d'un même système politico-religieux, le système des castes, qui s'articule et coexiste avec trois grands types de systèmes de parenté, indo-européen dans l'Inde du Nord, munda 1 dans l'Inde centrale, dravidien dans l'Inde du Sud 2•
1. R. Parkin, The Munda of Central Asia : An Account of their Social Organization, Delhi, Oxford University Press, 1992. 2. T. Traunnann,« India and the Study ofKinship Terminologies ., VHomme,nos 154155, 2000, pp. 559-572.
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Parenté, pouvoir et richesse
Nous achèverons ce panorama général en disant quelques mots des rapports entre parenté, pouvoir(s) et richesses. Dans beaucoup de sociétés, l'~tablissement d'une alliance de mariage entre deux groupes donne lieu à des transferts de richesses et de services, parfois même de titres politiques et/ou religieux, entre les donneurs et les preneurs de l'épouse. Soit le jeune couple est doté par leurs familles (dowry), soit la famille du mari verse une dot à la famille de l'épouse (bridewealth), soit, lorsque ce sont les femmes qui échangent entre elles leurs frères (chez les Rbades 1 du Vietnam ou les Tetum 2 de Tunor), la famille de la femme verse un «prix du fiancé» (groomprice) aux sœurs du futur époux. Bref, l'établissement d'une alliance matrimoniale est l'occasion de transferts de richesses en bétail, en bijoux, parfois en terres ou en titres, qui donnent des droits sur des personnes et sont suivis souvent de contredons en proportions diverses. Mais en général, le flux le plus important de richesses, de fonctions, de titres et blasons, de savoirs circule de génération en génération entre ascendants et descendants le long de certains liens de parenté et selon les principes qui règlent les procédures des héritages et des successions. Plusieurs remarques ici s'imposent. Tous ces titres, ces fonctions, ces savoirs, ces richesses, circulent sous forme de dons qui revêtent toujours un caractère personnel, parce que établir de nouveaux rapports de parenté, ou en reproduire d'anciens, c'est toujours entrer dans des rapports qui lient ensuite entre eux personnellement des individus ou des groupes d'individus, même si le caractère personnel de ces liens varie avec la distance qui les sépare. Et ces dons ne sont pas seulement le fait de la générosité des personnes, ils font partie des obligations qui s'imposent aux individus (et aux groupes auxquels ils appartiennent), du fait que l'on est parent ou que l'on veut le devenir. Bref, ces richesses, ces savoirs, ces fonctions, ces titres, quelle que soit la manière dont ils ont été acquis, une fois entrés dans l'univers de la parenté, circulent essentiellement le long des rapports de descendance ou d'alliance comme autant de dons, des dons unilatéraux sans retour attendu ou possible ou des dons suivis de contre-dons, des dons réciproques. Ceci nous conduit à un autre point important. En général, les échanges qui interviennent au sein de la parenté et au nom de la parenté ne relèvent pas des échanges marchands, de la logique du marché. D'où l'idéalisation toujours possible des liens de parenté dans des sociétés où, pour l'essentiel, les échanges sont devenus impersonnels et passent par des rapports marchands. Dans les sociétés occidentales contemporaines, 1. A. de Hautecloque-Howe, Les Rhades : ulZe société de droit maternel, Paris, CNRS, 1985. 2. G. Francillon, «Un profitable échange de frères chez les Terum du Sud. Tunor central., I.:Homme, vol. 29, 1989, pp. 2643.
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les rapports sont ambigus sinon conflictuels entre l'argent et les liens de parenté. li ya les parents auxquels on n'ose plus rien acheter parce qu'ils ne vous font jamais payer, et cela crée une dette difficile à assumer. TI y a ceux qui vous font un bon prix « parce qu'on est parents », il y a ceux qui ne vous « passent» jamais rien et auxquels on reproche secrètement de vous traiter comme un étranger, c'est-à-dire des non-parents. Ce sont des parents qui ne se sentent pas « obligés» de faire quelque chose pour vous, bien que vous soyez parents. Car dans toutes les sociétés, les liens de parenté ou tout au moins un certain nombre d'entre eux, les plus forts, sont source d'obligations et de dettes - et sont vécus comme tels. Diverses remarques, pour finir, sur les rapports entre parenté et pouvoirs politico-religieux, et avec la production des conditions matérielles de l'existence et des richesses. Du fait que des fonctions politiques et/ou religieuses deviennent la propriété de certains groupes de parenté (famille, lignage, maison) et sont transmises à des individus qui occupent une certaine position au sein des rapports de parenté qui structurent ces groupes (du père au fils aîné ou puîné, de l'oncle maternel à son neveu, etc.), la perpétuation de ces groupes, autrement dit la reproduction des rapports de parenté qui les font exister, sont l'une des conditions majeures de la reproduction du système politico-religieux qui, lui, fait exister la société comme un tout. Or, il est important de rappeler à ce propos que, quand bien même ces fonctions sont logées dans des groupes de parenté, cela ne signifie pas qu'elles se confondent avec des rapports de parenté. Car si l'on considère l'ensemble des fonctions et des titres, toujours répartis très inégalement entre les groupes de parenté, comme c'est le cas dans les grandes chefferies polynésiennes, à Tonga par exemple, on constate que tous ensemble ils constituent un système global de rapports politico-religieux entre tous les groupes locaux de parenté qui ne se confond pas avec les rapports de parenté qui existent réellement entre ces groupes, mais qui, au contraire, les met à son service et les subordonne à sa reproduction. C'est en effet l'existence de ce système global, et la hiérarchie existant entre les divers titres et fonctions qui imposent ou interdisent aux divers groupes de parenté (maison, clan, lignage) de réaliser tel ou tel type d'alliance, qui obligent les hommes et les femmes à se marier dans leur rang ou à développer des stratégies complexes pour épouser au-dessus de leur rang (et avoir ainsi l'espoir de capturer un titre plus élevé). Dans de telles sociétés, certains groupes de parenté (clans, maisons) peuvent disparaître, d'autres perdre leur titre, d'autres encore accéder à un rang supérieur, mais ces événements modifient la place de chacun à l'intérieur du système sans en compromettre l'existence, bien au contraire. Bien entendu, à côté de la propriété de titres et de fonctions qui souvent ne sont pas redistribués entre tous les groupes de parenté composant une société mais concernent seulement une fraction d'entre eux (par exemple les huit clans baruya qui possèdent des Kwaimatnié et coopèrent pour initier les garçons de tous les clans, y compris de ceux qui ne possèdent pas d'objets sacrés), il existe d'autres formes de propriété - celle des terres
CHEZ LES BARUYA DE NOlNELLE-GUINÉE
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de cu1rure, des territoires de chasse ou de pêche, des outils et des armes -, qui, combinées à la force de travail et aux savoir-faire des membres des groupes de parenté (et/ou de leurs dépendants, clients, domestiques, esclaves, etc.), permettent à ceux-ci de produire l'essentiel (ou une part significative) de leurs moyens matériels d'existence, c'est-à-dire à la fois leurs moyens de subsistance et la part des richesses matérielles qu'il leur faut échanger ou redistribuer lors des cérémonies de mariage ou de funérailles, ou qui serviront à faire des offrandes aux dieux, à payer le tribut dû au chef ou l'impôt prélevé par l'État. Bref, dans beaucoup de sociétés, les groupes de parenté sont en même temps des unités de production, de redistribution, de consommation et d'échange de moyens de subsistance et de richesses. Selon les sociétés, et nous en donnerons des exemples plus loin, la terre peut être la propriété commune d'un lignage, tout en étant redistribuée en usage entre les familles du lignage qui la travaillent séparément. Parfois ces familles conservent le produit de leurs récoltes chacune dans un grenier qui lui est propre, parfois elles réunissent leurs récoltes dans un grenier commun placé sous l'autorité des aînés du lignage, qui mettent de côté la part qui servira de semence l'année suivante et qui ensuite, chaque jow; attribuent à chaque famille une part correspondant à ses besoins t. Bref, sur la base de la division du travail entre les sexes et entre les générations qui existe dans une société et qui ne relève pas en elle-même de la parenté, la production et la redistribution des moyens de subsistance et des richesses sont prises en charge par des individus qui occupent des places différentes dans les rapports qui structurent leur groupe de parenté. De ce fait, l'autorité exercée sur les personnes dans les procès de travail ou dans la redistribution des biens de subsistance ou des richesses est celle-là même qui règne dans les rapports de parenté. Ceux-ci assument donc directement les fonctions de rapports sociaux organisant la production. La redistribution et la consommation des conditions matérielles de l'existence dans ces contextes, les tâches matérielles nécessaires à l'existence et à la reproduction du groupe de parenté apparaissent comme des obligations imposées à ses membres par leurs liens de parenté, comme des attributs des rapports de parenté. C'est également une obligation liée à la parenté qui force les aînés d'un lignage à rassembler les éléments de la dot (bridewealth) (cochons, plumes d'oiseaux de paradis, argent) qui permettra à un jeune homme du lignage en âge de le faire de se marier. De nouveau la parenté se présente comme un univers de liens personnels - liens de solidarité et de partage, mais aussi de dépendance et d'autorité - entre les individus qui composent le groupe, aussi bien ceux qui sont nés dans le groupe que ceux qui y sont entrés par adoption ou par le biais du mariage. Une remarque s'impose à propos des rapports et des fonctions 1. Par exemple chez les Gouro de Côte-d'Ivoire. Cf. c. Meillasso~ Anthropologie économique des Gouro de Côte-d'Ivoire, Paris, Mouton, 1964; Femmes, greniers et capitaux, op. cit.
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
économiques quand on les compare avec les fonctions et les rapports politico-religieux. Le rôle de l'économie et ses liens avec les rapports de parenté ne sont pas les mêmes dans les sociétés où n'existent ni castes ni classes et dans les sociétés où celles-ci existent. Dans les premières, une division sociale du travail n'existe pas ou existe de façon limitée. D.ans les secondes, les sociétés à castes par exemple, tout ce qui sert à la reproduction matérielle (moyens de subsistance, richesses, services) y est produit par des groupes sociaux différents, chacun étant spécialisé dans la production de certains produits (forgerons, agriculteurs, pêcheurs) ou de certains services (barbiers, fossoyeurs, etc.). A côté de ces castes dont le travail contribue directement à la production des biens et des services, il en existe d'autres qui ne participent pas à ces divers procès de travail mais les contrôlent socialement et prélèvent une part de leurs produits, soit parce qu'ils sont les propriétaires de la terre que les autres cultivent, soit parce qu'ils exercent des fonctions religieuses ou politico-militaires et qu'une part de ces produits leur est attribuée pour leur permettre d'exercer à plein temps leur fonction. Dans ces sociétés, dont l'Inde est l'exemple classique, chaque groupe de parenté produit ce que sa caste doit produire et reçoit des autres les biens et services qui lui sont dus en échange. L'économie forme cette fois un système global qui lie entre elles toutes les castes et par là les groupes de parenté qui les composent. De ce fait, aucun groupe de parenté ne peut matériellement se suffire à lui-même si l'on entend par condition matérielle d'existence beaucoup plus que les moyens de subsistance. Un tel système global, sans exclure l'usage de l'argent et le développement des échanges marchands, fonctionne dans son fond selon d'autres principes que ceux du marché 1. Dans les sociétés occidentales contemporaines, dont l'économie capitaliste repose sur la production de masse de biens et de services achetés et vendus en tant que marchandises, où existe une division sociale du travail beaucoup plus complexe que dans les sociétés à castes (qui reposaient plus sur l'agriculture que sur l'industrie), où les activités et le statut des individus ne sont pas définitivement fixés à la naissance, mais où il y a des classes sociales de propriétaires et de non-propriétaires des moyens de production et d'échange dont le recrutement reste en principe ouvert, l'économie constitue également un système global qui lie tous les groupes de la société, toutes les familles et tous les individus à travers le marché (ou plutôt les marchés - du travail, des produits industriels, de l'argent,.etc.). Chacun doit tirer de ce qu'il vend ou achète sur le marché l'essentiel de ses moyens d'existence sociale. Dans ce contexte, à l'exception de certains secteurs, comme l'agriculture, l'artisanat et le (petit) commerce, les familles ne fonctionnent plus comme des unités de production mais comme des unités de consommation. Pour ceux qui sont propriétaires des principaux moyens de production et d'échange, et 1. L Dumont, Homo Hierarchicus. Essai sur le système des castes, Paris, Gallimard, 1966.
CHEZ lES BARUYA DE NOUVELLE-GUINtE
ID',crviennent ' à ce titre
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dans divers secteurs du système capitaliste, la
(fmme est une unité d'accumulation de richesse, de gestion d'un patri-
lJpine, et parfois, plus rarement, de gestion directe d'une entreprise de nioduction de biens ou de services. f.Par contraste, dans les sociétés où n'existe pas de division sociale du ~,"", vail ou, si 'celle-ci existe, lorsqu'elle ne concerne que la production de (trtains produits ou de certains services, réconomie ne fonctionne pas mme un système global, liant les uns aux autres dans la production et ~ échanges tous les groupes de parenté qui composent une société dont .' ~ louveraineté sur un territoire, sur ses ressources et sur les hommes : ," les femmes qui l'habitent est connue (sinon reconnue) des groupes ritoriaux voisins. Dans ces sociétés, dont les Baruya sont un exemple, .~ activités économiques de production, de redistribution et de consom· .' tion des biens et services restent locales, séparées et ne font pas ~ ~. pendre les groupes de parenté directement et quotidiennement les uns . autres pour se reproduire. Leur coopération matérielle est cependant l4cessaire et attendue en temps de guerre, quand la plupart des hommes IOnt au combat et que les femmes ne peuvent s'aventurer sans escorte ~E'ur prélever dans les jardins de quoi nourrir leur famille et leurs : hons. C'est également le cas au moment des initiations, qui durent ", semaines, et pour lesquelles il faut avoir prévu de mettre en culture le grands jardins pour nourrir sans compter les centaines de personnes l'vitées à y assister. Mais ce sont là des circonstances exceptionnelles, OClI'économie est mise au service de la reproduction de la société comme lin tout, au service des rapports sociaux qui précisément englobent tous ftt groupes de parenté et les font exister à l'intérieur de ce tout. Pour conclure, disons qu'il est clair que la parenté ne concerne pas .,ulement l'établissement de liens d'alliance et de descendance entre les lndividus et entre les groupes auxquels ils appartiennent. D'autres ~"lités - matérielles, politiques, religieuses - sont logées à l'intérieur des ropports de parenté et se reproduisent en même temps qu'eux. Ces ~"Ii[és constituent autant d'enjeux qui, selon les circonstances, associent divisent ceux qui se reconnaissent comme des parents proches ou àloins proches. TI ne suffit pas d'avoir « réussi son œdipe» et gardé un fendre souvenir du sein maternel partagé pour empêcher un frère de se J.rcsser contre son frère, une fille contre sa mère. Les passions du pouvoir If de la richesse rompent les liens, balaient les sentiments et les obligatcons qui « devraient» régner entre des parents 1.
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"', 1. Ce côté sombre de la parenté est souvent masqué ou marginalisé. À l'exemple de fllAtt ou de Meyer Fortes, l'aspect de la parenté qui est habituellement mis en avant est __ que Hiatt nomme « une éthique de générosité» et Meyer Fortes « Amity », qui reprél'nie plus que l'amitié et est l'opposé de « etzemity ». Amity signifie un consensus par pqud le support mutuel que s'apportent des parents pour maintenir un « code de bonne duite » en vue de la réalisation des « intérêts légitimes de chacun» est accepté. vo, ir . tycr Fones, Kinship and the Social Order, Londres, Roudedge and Kegan, 1969, p. 110 Aduit par M. Godelier); voir aussi L. Hiatt, Kinship and Conf/ict : A Study·.of.an itboriginal Community in Northern Arnhem Land, Canberra, Australian.':NatiOriaI University, 1965, p. 146. . .
E
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
Et c'est parce que toutes sortes de rapports sociaux qui ne se réduisent pas à des rapports de parenté se logent en eux et se reproduisent en partie avec eux qu'il est impossible de savoir à ravance quel est le poids de la parenté dans le fonctionnement de telle ou telle société à telle, ou telle époque. Toute affirmation générale concernant la nature et l'importance réelles de la parenté dans la société est dénuée de sens 1. Et, en allant plus loin encore, entre un paysan qui n'a rien à transmettre et un seigneur qui lui a des titres, des terres, une généalogie glorieuse à transmettre, la parenté ne peut avoir ni le même sens ni la même importance, même si les termes de parenté que l'un et l'autre utilisent sont identiques. n nous faut maintenant passer en revue chacun des quatre blocs de faits et de concepts qui composent le champ de la parenté, à la fois dans la vie et dans la théorie. C'est à quoi nous consacrerons les quatre chapitres qui suivent.
1. Notre position rejoint celle de David Schneider, mais par un tout autre chemin, sans passer par la stigmatisation des études sur la parenté comme fruit de l'illusion ethnocentrique des Occidentaux conduisant à l'impasse théorique. et
CHAPITREm
Filiation, descendance (première composante)
Filiation, descendance : les anthropologues anglo-saxons font une distinction entre les deux termes. Les anthropologues français, dans leur majorité, ne la font pas et se rangent derrière Lévi-Strauss 1 qui, dans un débat avec Leach 2, a affirmé qu'elle était inutile. Nous ne sommes pas de cet avis et pensons qu'elle est non seulement pertinente mais importante. Pour Meyer Fortes, Leach, Needham, qui sur ce point au moins étaient d'accord, le terme « filiation» doit être réservé pour désigner le fait que chaque individu est à sa naissance (ou le devient par adoption) fils ou fille de père(s) et mère(s) qui sont eux-mêmes fils et filles de père(s) et mère(s), etc. Bref, la filiation, c'est l'ensemble des liens qui rattachent des enfants à leur parents paternels et maternels. La filiation est bilatérale et cognatique. Elle relie l'individu aussi bien à ses agnats qu'à ses utérins.
1. Cf. C. Lévi-Strauss, cc Réponse à Edmund Leach ., L"Homme, XVIII (2-3), 1977, pp. 131-133. La réponse de Lévi-Strauss fut particulièrement méprisante. « Aux yeux de Leach, ces locutions constituent peut-être des non-sens. On nous permettra de préférer la caution de Durkheim à la sienne pour décider comment il convient de s'exprimer en français•• Lévi-Strauss de citer le Dictionnaire de Trévoux, l'Encyclopédie Diderotd'Alembert, le lArousse du xxe siècle, le Petit Robert, etC., sans jamais entrer dans le fond du problème. 2. Cf. E. Leach. .. The Atom of Kinship, Filiation and Descent : error of translation or confusion of ideas ? ., L'Homme, XVII (2-3), 1977, pp. 127-129. Leach critique les confusions qui sont nées dans la traduction anglaise de l'article de Lévi-Strauss, cc Réflexions sur l'atome de parenté ., L'Homme, XIII (3), 1973, pp. 5-30, du fait que le mot françaiS « filiation • désigne deux choses à la fois, «le lien qui unit un individu à son père et à sa mère» et le mode de descendance, c'est-à-dire le lien d'appartenance d'un individu à un groupe de parenté qui passe soit par le père, soit par la mère, soit par les deux. Leach écrivait que « dans le texte original en français de Lévi-Strauss, il existe une confusion radicale qui naÎt du fait que le mot français "filiation" recouvre à lui seul deux concepts tout à fait C:listincts qui, dans les écrits anthropologiques de langue anglaise, sont désormais distingués en tant que "filiation" et "descent". Le problème n'est pas une question d'erreur de traduction ou d'un caractère obtus de l'esprit anglo-saxon. (article cité p. 128, traduction M. Godelier).
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTI:
Les modes de descendance La descendance relève d'autres principes. Elle peut être unilinéaire, duolinéaire, bilinéaire ou non-linéaire. Dans le cas des systèmes unilinéaires, un seul des deux sexes transmet la descendance. Quand celle-ci passe seulement par les hommes, elle est patrilinéaire. Quand elle passe seulement par les femmes, elle est matrilinéaire. Dans le premier cas, les fils et les filles d'un homme appartiennent à sa descendance, mais seuls ses fils la transmettent. Dans le second cas c'est l'inverse, les fils et les filles d'une femme appartiennent à son groupe de descendance, mais seules ses filles la transmettent. Les systèmes dits ambilinéaires ou duolinéaires combinent les deux principes wrilinéaires précédents, chaque enfant appartenant au groupe de son père par un principe patrilinéaire et au groupe de sa mère par un principe matrilinéaire. Les systèmes bilinéaires, eux, sont très rares. n en existe de deux sortes. Soit la descendance est parallèle et les fils d'un couple. appartiennent à la lignée du père, les filles à la lignée de la mère. Soit la descendance est croisée et les filles d'un couple appartiennent à la lignée de leur père et les fils à celle de leur mère. Enfin, dans les systèmes non-linéaires, le sexe des individus ne crée pas de différence et la descendance passe indifféremment par les hommes et les femmes. Tous les descendants par les hommes et par les femmes d'un couple d'ancêtres peuvent se réclamer de cette ascendance pour revendiquer des droits à des titres ou à l'usage d'une terre, par exemple. Bien entendu, les fils, les filles, les petits-fils et les petites-filles de ce couple ancestral se sont mariés à d'autres groupes, et leurs descendants . appartiennent aussi à ces groupes. Les systèmes indifférenciés exigent donc de faire intervenir d'autres principes que l'ascendance pour constituer des groupes de descendance cohérents et d'extension limitée.
La descendance patrilinéaire Dans la catégorie des sociétés dont le mode de descendance relève ou relevait en gros d'un principe patrilinéaire, citons en vrac la Grèce et la Rome antiques, la Chine ancienne et contemporaine, les Nuer du Soudan, les Tallensi du Ghana, les Bédouins de Cyrénaïque, les Kurdes d'Irak, les Juang 1 de l'Inde centrale, les Kachin de Birmanie, les Purum 2 de l'Inde, les Melpa ou les Baruya de Nouvelle-Guinée, les Tupinamba d'Amazonie, etc. Ces sociétés diffèrent profondément entre elles. Les Melpa interdisent l'échange direct des femmes et échangent des richesses contre des épouses. Les Baruya font de l'échange direct des sœurs le 1. C. McDougal, The Social Structure of the Hill Juang, Ann Arbor University, Micro-
films, 1963.
2. R. Needham, «A structural analysis of Purum society », American Anthropology, 60/1, 1958, pp. 75-101.
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FILIATION, DESCENDANCE DESCENDANCE ET FILIATION
Principes unilinéaires de descendance patrilmatri
Descendance patrilinéaire
Descendance matrilinéaire
Les enfants de A et B appar- Les enfants issus de A et B appar-
tiennent au groupe de parenté de tiennent au groupe de parenté de A (patrilignage, clan, etc.) et sont B (mauilignage, matriclan, etc.) et sous l'autorité de A sont sous l'autorité de B Principe ambilinéaire
(A+ B) Descendance ambilinéaire Principe de double descendance Les enfants issus de A et B appartiennent simultanément au clan patrilinéaire de A et au clan matrilinéaire de B et en reçoivent des choses distinctes. A par exemple donne des terres! B des tiues Principes bilinéaires parallèle/croisé
(A) D. = 0 (B) (B) Descendance bilinéaire parallèle Les garçons appartiennent au lignage de A, les filles au lignage de B, leur mère.
k*î (A)
Descendance bilinéaire croisée Les filles appartiennent au lignage (A) Les garçons, au lignage (B)
Principe indifférencié
Descendance indifférenciée, cognatique Les enfants descendent tout autant de A et de B. Filiation et descen-
dance se confondent sauf introduction d'autres principes (de corésidence par exemple)
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
premier principe de leurs alliances, sans ignorer cependant la pratique du bridewealth, réservée aux alliances avec les étrangers. Les Katchin interdisent que les preneurs de femmes soient également des donneurs. Lorsque les donneurs sont supérieurs aux preneurs, les femmes circulent en sens . inverse des richesses (qui « montent» des preneurs vers les donneurs). Attardons-nous un moment sur les Juang, étudiés par McDougal (1964) et par Parkin dans son travail de synthèse sur les Munda (1992)1. Le système de descendance est divisé en trois niveaux de segmentation. Le premier consiste en 18 patriclans (bok) qui sont exogames, ne possèdent aucune propriété en commun, sont dispersés dans divers villages mais possèdent chacun un «totem» différent. Ces clans sont divisés en 38 groupes locaux de descendance, qui résident en général chacun dans un village. Les groupes locaux sont exogames, et c'est entre ces groupes qu'interviennent les mariages. Le troisième niveau est celui des lignages, eux-mêmes de faible profondeur généalogique, trois ou quatre générations en moyenne, qui résident à deux ou trois dans le même village. Ds coopèrent pour réunir les dots nécessaires au' mariage de leurs jeunes hommes, redistribuent entre eux les dots reçues lors du mariage de leurs filles. Les mariages doivent se faire entre personnes de totems, donc de clans, différents. La résidence après le mariage est virilocale. Les terres et les biens sont hérités au sein de chaque lignage. Celui-ci fonctionne également comme une unité rituelle.
La descendance matrilinéaire Parmi les sociétés à mode de descendance matrilinéraire, citons les Ashanti du Ghana, les Pende du Kasai, les Khasi du nord-est de l'Inde, les Nayar du sud de l'Inde, les habitants des îles Trobriand, les Maenge de Nouvelle-Bretagne, les Mnong-Gar, les Rhades du Vietnam, les Tetum de Timor, les Na de Chine, les Nagovisi de Bougainville, les Iroquois et les Hopi cl'Amérique du Nord. Les Khasi sont divisés en matriclans (kur)2. La résidence du couple est uxorilocale, mais les familles sont composées le jour des frères et des sœurs qui vivent ensemble avec les enfants des sœurs. La nuit, les frères rejoignent leurs épouses et leurs enfants tandis que les maris de leurs sœurs viennent prendre leur place. Chez les Na, les familles sont également composées des frères, des sœurs et des enfants des sœurs. Les hommes circulent la nuit entre les maisons et deviennent pour un temps les amants de telle ou telle des femmes qui y habitent. Le mariage en tant que cérémonie rendant officielle une union n'existait que pour les familles des chefs de village, et le vocabulaire de parenté, selon l'etlmologue chinois Cai Hua, ne comportait pas de terme pour « mari» ou pour « père» 3. 1. R. Parlein, The Munda of Central bu/ia : An Account of the;r Social Organizotion, Delhi, Oxford University Press, 1992. 2. C. Nakane, Garos and Khasis : A Comparative Study in Matrilineal Systems, Paris, EHESS, 1967. 3. C. Hua, Une société sans père ni mari. Les Na de Chine, Paris, PUF, 1997.
Fll.lATION, DESCENDANCE
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La descendance duolinéaire Les systèmes duolinéaires sont rares. Mentionnons ies Yako du Nigeria, les Herrero d'Afrique du Sud, les Kondaiyankottai Maravat; une sous~aste de l'Inde du Sud. Les Kondaiyankottai Maravar connaissent deux sortes de clans, patrilinéaires (kottu) et matrilinéaires (ki/ai) 1. Les enfants appartiennent simultanément à deux clans. Les clans patrilinéaires correspondent à des groupes de descendance localisés et exogames. Ils contrôlent l'héritage de la terre et des autres formes de propriété. Ds règlent les successions. Ce sont des unités religieuses et rituelles qui rendent un culte à des divinités familiales. Les clans matrilinéaires, eux, ne sont pas localisés mais sont également exogames. Chaque mariage doit obligatoirement prendre en compte la double appartenance clanique de chacun des membres des groupes. Dans les systèmes duolinéaires, les enfants appartiennent à deux clans sans considération de sexe, mais la continuation de chaque clan, la transmission de droits et de statuts reposent sur des principes unilinéaires. Du père aux fils pour le clan patrilinéaire, de la mère à ses filles pour le clan matrilinéaire. La descendance bilinéaire
Les systèmes bilinéaires, parallèles ou croisés, sont plus rares encore. Citons comme exemples des premiers les cas des Orokolo 2 et des Omie 3, et comme exemple des seconds les Mundugumor 4, trois sociétés de Nouvelle-Guinée, les deux premières au sud dans le golfe de Papouasie, la troisième au nord dans la région du Sepik. Dans le premier cas l'appartenance des individus à une lignée va du même sexe au même sexe (du père aux fils, de la mère aux filles), à la différence des systèmes unilinéaires ou duolinéaires où les enfants des deux sexes appartiennent soit au clan de leur père, soit à celui de leur mère, soit aux deux simultanément. Dans le cas des systèmes croisés, l'appartenance des garçons et des filles change à chaque génération. Chez les Mundugumor le fils appartient au groupe des parents de sa mère, la fille à celui des parents de son père. Le fils porte le nom de son grand-père maternel, la fille celui de sa grand-mère maternelle. On a appelé ce système un système à 1. A. Good, The Female Bridegroom: A Comparative Study of the Life Crisis Rituals in India and Sri Lanka, Oxford, Clarendon Press, 1991 et « Prescription, Preference and Practice : Marriage Patterns among the Kondaiyankottai Maravar of South India ", Man, 16, 1981, pp. 108-129. 2. P. E. Williams, Drama of Orakolo, Oxford, Clarendon Press, 1940. 3. M. Rohatynskyj, The Larger Context of Omie Sex Affiliation, New York, Morrow, 1990. 4. M. Mead, Sex and Temperament in Three New-Guinea Societies, New York, Morrow, 1935.
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENn:
« cordes». La terre est transmise du père au fils, mais les armes du père et la flûte sacrée de son groupe sont transmises du père à l'une de ses filles, qui les transmettra à ses fils.
La descendance indifférenciée
Comme exemples de sociétés à mode de descendance indifférencié, nous citerons les Maori de Nouvelle-Zélanfle et un grand nombre de sociétés polynésiennes - Samoa, Tonga, etc. A l'autre extrémité du grand axe des migrations des peuples de langues malayo-polynésiennes, nous trouvons les Imerina et plusieurs autres sociétés de Madagascar. Entre les deux, les Penan de Borneo et d'autres groupes d'Indonésie. Chez les Maori 1, le groupe de descendance appelé bapu est issu, son nom en témoigne, d'un groupe d'ancêtres auxquels se rattachent les membres du groupe par des liens qui passent indifféremment par des hommes ou par des femmes. Ces liens peuvent remonter jusqu'à dix générations ou plus. Un individu peut appartenir à plusieurs hapu, mais le fait qu'il réside dans l'un d'entre eux consolide les droits qu'il y peut revendiquer. Les mariages prennent place très souvent au sein du même bapu, qui est de ce fait un groupe fortement endogame. Chaque bapu était placé sous l'autorité politique et religieuse d'un chef qui descendait, par les hommes du fils aîné de l'ancêtre fondateur. Chacune des lignées de l'ancêtre fondateur jouissait d'un statut différent selon sa distance par rapport à la lignée du fils aîné. Cette lignée constituait une sorte d'aristocratie interne au hapu, alors que les cadets des cadets étaient traités comme des individus de statut inférieur, des gens du commun. Cet exemple montre que, dans les systèmes cogna tiques, on peut également avoir recours, pour assurer la transmission de certaines fonctions et instituer diverses formes de hiérarchie, à des principes unilinéaires. Par ailleurs, leur appartenance réelle ou potentielle à plusieurs bapu offre aux individus des choix et des stratégies plus ouverts et plus vastes que dans les sociétés « linéaires ». Le critère de résidence y est dès lors appelé à jouer une grande importance en vue de consolider les droits et de réduire ces choix. Les systèmes à maison
Nous ajouterons à ces divers modes de descendance, depuis longtemps inventoriés par les anthropologues, un mode de constitution qui recourt à la fois à des principes de descendance et à des principes d'alliance. Ce mode engendre des groupes de parenté qu'on appelle en Occident des « maisons », mais on les retrouve également aussi bien dans les familles aristocratiques du Japon que dans les sociétés à « rangs et à maisons» de la côte nord-ouest des États-Unis et du Canada, tels les Kwakiutl 1. R. Firth,
u
A Note on Descenr Groups in Polynesia ,., Man, 57, 1957, pp. 4-8.
FILIATION, DESCENDANCE
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et leurs voisins, ou dans certaines sociétés cognatiques, politiquement hiérarchisées, d'Indonésie. En Europe, à côté des maisons « royales» et des diverses « maisons» grandes ou petites qui composaient les lignées de l'aristocratie féodale, existaient (et existent encore résiduellement) toutes sortes de (c maisons» paysannes, tels la casa des pays catalans ou l'ostau du 'Lavedan. C'est en analysant de près le fonctionnement des numayn, des « maisons» des Kwakiutl, dont Boas, qui l'avait décrit le premier, avait avoué avoir eu de grandes difficultés à découvrir les principes (patriet/ou matrilinéaires) qui les structuraient!, que Lévi-Strauss a attiré l'attention des ethnologues et des historiens sur ce type d'institution. Un numayn est une « maison» qui fait partie d'une hiérarchie de maisons, chacune étant dotée d'un rang et d'un siège définis par un nom et un blason. Selon Claude Lévi-Strauss : La maison est d'abord une personne morale, détentrice d'un domaine composé de biens matériels et immatériels [...], par matériel [j'entends] la possession d'un domaine réel [...], des sites de pêche et des territoires de chasse [...]. L'immatériel comprend des noms qui sont des propriétés de maisons, des légendes, le droit exclusif de célébrer certaines danses ou rituels [...]. [Une maison] se perpétue en transmettant son nom, sa fortune et ses titres en ligne directe ou fictive tenue pour légitime à la seule condition que cette continuité puisse s'exprimer dans le langage de la parenté ou de l'alliance et le plus souvent des deux ensemble [... J. La liberté est si grande que [...] l'on peut dire que l'alliance et la filiation sont substituables 2 •
Ce n'est donc pas la maison qui appartient aux gens mais les gens qui appartiennent à la maison, et avec eux des biens matériels et immatériels qui doivent rester indivis et conservés pour être transmis aux descendants, homme ou femme en ligne directe s'ils sont les premiers-nés, alors que d'autres parties du domaine peuvent être provisoirement détachées de celui-ci pour être données aux époux des filles de la maison, aux gendres, donc, à charge pour eux de les transmettre à leur tour à leur enfant premier-né. Le premier principe dans ce système, celui de la primogéniture, implique l'équivalence des sexes pour la succession à 1. En fait, Boas avait grandement ouvert la voie à ses successeurs. TI écrivait : «Le principe de base est que l'enfant premier-né, quel que soit son sexe, succède à celui de ses parents qui occupe le rang le plus élevé. Le rang est fixé par l'ordre de primogéniture: la lignée la plus noble est celle du premier-né, la plus basse celle du dernier-né. Nous pouvons dire que les numayn étaient fondées sur la descendance avec une préférence pour la lignée paternelle. J'ai décrit ailleurs le curieux transfert du nom, du siège et des privilèges du père de l'épouse à son gendre. Dans l'esprit des Kwakiutl, la distinction est très nette entre les deux catégories de noms et de privilèges: ceux qui se transmettent par ordre de primogéniture et ceux qui se transmettent par le mariage ». Cf. Boas, «The social organization of the Kwakiutl,., American Anthropo/ogist, vol. 22, 1920, pp. 111-126, et le commentaire de Francis Zimmermann in Enquête sur la Parenté, Paris, PUF, 1993, pp. 145-149. 2. «La notion de maison: entretien avec Claude Lévi-Strauss .. , Te"ain, nO 9, oct. 1989, pp. 34-39.
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENŒ
certains titres et à certains rangs (sièges). A ce niveau, le système est cogna tique mais avec une tendance à privilégier la lignée paternelle. Le second principe, en vertu duquel on aliène provisoirement certains titres de la maison en les donnant aux hommes qui épousent les filles de la maison, avec obligation de les transmettre à leurs enfants qui sont donc les petits-enfants du donateur, pose une équivalence partielle de l'alliéJ.Ilce et de la descendance. Bref, ce système, au lieu d'opposer descendance par les hommes et descendance par les femmes (ou d'opposer radicalement descendance et alliance), joue de tous ces rapports de parenté pour maintenir une « maison» en existence et lui conserver son nom et son siège, c'est-à-dire un rang, un blason et des privilèges au sein d'un système poltico-rituel qui englobe toutes les maisons et les hiérarchise les unes par rapport aux autres au sein d'un groupe territorial que Boas appelle « tribu». Et ce système définit tout autant le rang et la place de chaque maison que le rang et la place, au sein de chaque maison, de chaque individu selon l'ordre de sa naissance et son sexe. Bien loin de n'être qu'un « langage» comme le suggère Lévi-Strauss 1, reprenant une thèse énoncée bien avant lui par Beattie 2 puis par Leach 3, Tambiah 4 et d'autres, les rapports de parenté fonctionnent donc réellement, concrètement comme des rapports d'appropriation et de transmission des conditions matérielles et sociales d'existence des maisons (territoires de pêche et de chasse), de leur capacité à accumuler des richesses qui entreront dans les potlatchs, les compétitions de dons entre numayn pour accéder à un titre ou pour en légitimer la transmission. Mais ces titres, ces rangs, ces blasons, ces mythes, propriétés immatérielles des « maisons», ne sont pas des faits de parenté. Ds n'existent pas physiquement à l'état séparé comme les territoires de chasse et de pêche que chaque maison s'est appropriés. Ds existent socialement comme les parties d'un système politico-rituel de titres et de privilèges répartis hiérarchiquement, donc inégalement entre les « maisons », et se retrouvent, en vertu de cette répartition, logés dans le fonctionnement des rapports de parenté qui les structurent. Mais titres, rangs, blasons, privilèges ne sont pas des faits de parenté, ils appartiennent à une composante de la société qui englobe tous les groupes de parenté et les met en permanence à son service pour se reproduire : le système politico-rituel, qui fait exister la société comme telle, comme un tout, et la représente comme telle, comme tout. Ce système politico-religieux n'est donc pas à confondre avec les cultes que chaque « maison» peut rendre à ses ancêtres et aux divinités tutélaires qui lui apportent soutien et protection. Ces cultes, bien entendu, renvoient à un 1. Ibid. 2.
J. H. M. Beattie, « Kinship and Social Anthropology lO, Man, nO 130, 1964, pp. 1-23.
3. E. Leach, Pul Elya, op. cit.
4. S. J. Tambiah, cc The Structure of Kinship and its relationships to Land Possession and Residence in Pata Oumbara, Central Ceylon lO, Journal of the Royal Anthropoligical Institute, vol. 88, nO l, 1958, pp. 21-44.
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univers de représentations, de mythes et de rites partagé par tous les membres de la société, mais en eux-mêmes, ils sont une part de l'identité particulière de chaque « maison». Enfin, il est un point que Claude Lévi-Strauss, Pierre Lamaison et les autres participants à la discussion sur la notion de maison ont laissé dans l'omnre. C'est le fait qu'il existait deux différences majeures entre l'aristocratie tribale des « maisons » des Kwakiutl et les « maisons » de l'aristocratie féodale de l'Europe et du japon. Chez les Kwakiutl, la société s'autogouv~rnait sans Etat. En Europe et au japon, il existait diverses formes d'Etat, de pouvoir central incarné dans une maison royale ou impériale (au japon, par les deux familles de l'empereur et du shogun). Chez les Kwakiutl, les gens du commun étaient des parents des aristocrates, des cadets ou des descendants de lignées sans siège ni blason, et ils étaient libres de leur personne. En Europe et au japon, les gens du commun n'avaient aucun lien de parenté avec les familles aristocratiques et le mariage était interdit entre ces classes sociales - sous peine, pour les aristocrates, de déchoir de leur titre et de perdre leur condition. En outre, les gens du commun n'étaient pas libres de leur personne. fis étaient serfs ou dépendants, résidaient sur des terres qui étaient la propriété des familles aristocratiques et dont ils avaient l'usage moyennant le versement de rentes en travail, en produits ou en argent qui permettaient aux nobles de vivre selon leur condition, entourés des signes de leur distinction. Ce qui crée une certaine ressemblance entre les « maisons » tribales et les (c maisons» féodales (et entre leurs pratiques successorales), c'est le fait qu'une grande partie des fonctions, donc du pouvoir de l'Etat, était partagée entre les familles et lignées de la hiérarchie féodale qui les exerçaient sur leurs terres et sur leurs gens, droit de rendre la justice, droit de lever des troupes et de faire la guerre, droit de présider l'assemblée du village, droit de prélever des impôts sur les marchandises circulant ou vendues sur leurs terres, etc. Mais en Europe, il existait également un autre type de « maison », que l'on rencontrait plus spécifiquement dans les régions de montagne où l'économie reposait sur une combinaison d'agriculture pratiquée sur des terres possédées de façon privée et d'élevage pratiqué sur des terres communales, propriété indivise de tous les membres de la communauté. Dans ces régions, existaient des communautés villageoises également organisées en (c maisons ». Chacune d'elles portait un nom qui lui était attaché, quel que fût le patronyme de ses propriétaires. Ceux-ci, du fait de l'importance de leur «maison» (c'està-dire de sa richesse en terres de culture et en troupeaux), occupaient un rang distinct dans l'organisation du pouvoir villageois et leur voix avait plus ou moins de poids dans la gestion des terres et des affaires communales. Chaque « maison» avait également sa place attitrée dans l'église paroissiale. Le système exigeait pour se reproduire que chaque « maison» fût transmise en bloc à un seul des descendants, en général à l'aîné des fils, mais parfois, s'il n'y avait pas de fils, à l'aînée des filles,
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
dont l'époux viendrait habiter la « maison» et en prendrait le nom. Le système impliquait donc l'institution d'une forte hiérarchie entre les descendants, et en général l'exclusion de l'héritage de tous les cadets, qui devaient soit quitter la maison pour se faire prêtre ou soldat, soit y rester, mais en étant condamnés à rester célibataires et à devenir des G.uasidomestiques du frère ou de la sœur qui avait hérité du nom et du fonds. Bref, dans ces systèmes, ce n'est pas une lignée qui se perpétue, c'est un nom et un domaine qui se conservent à travers les familles qui en deviennent successivement les propriétaires. . Parvenus à ce point, puisque nous vivons en Europe et que les aristocraties féodales ont disparu pour être remplacées par des dynasties « bourgeoises », rarement très anciennes et toujours en renouvellement, et que le système des «maisons» paysannes est devenu résiduel (l'élevage n'ayant plus la même importance dans l'économie des montagnes ou étant pratiqué en stabulation, et l'État français ayant interdit de déshériter les descendants d'un couple au profit d'un seul), nous dirons quelques mots d'un autre système, qui était beaucoup plus répandu en Europe que celui des « maisons» et continue d'être présent dans presque toutes les couches de nos sociétés : le système des parentèles. Avec lui, nous retrouvons notre univers. li s'agit d'un monde peuplé de millions de familles nucléaires monogames, souvent recomposées à la suite d'un précédent divorce de l'un ou l'autre des conjoints, voire des deux, l'un ou l'autre amenant avec lui les enfants de cette union. Les individus qui appartiennent à ces familles ont de leurs ascendants une mémoire qui remonte rarement au-delà de leurs grands-parents en ligne directe. Et l'immense majorité d'entre eux a oublié l'existence et les noms des collatéraux de leurs grands-parents, ou n'en a jamais eu connaissance. Ils se souviennent de quelques grandsoncles et grands-tantes et de certains de leurs descendants, des cousins éloignés. En général, il s'agit des descendants des frères et sœurs de leurs père et mère, des cousins proches, que l'on fréquente le plus souvent, ainsi que des enfants mariés ou non de ces cousins. Telle est en moyenne l'étendue de la mémoire et du savoir généalogiques de la plupart des membres des sociétés de l'Europe occidentale et des populations d'ascendance européenne des Amériques. La parentèle
Dans cet océan de familles nucléaires, où n'existe pas de principe général d'affiliation qui les regrouperait plus ou moins mécaniquement en lignages et en dans, il existe cependant des groupes de parenté aux contours fluides dont l'existence n'est jamais assurée et la durée toujours temporaire. Ces groupes sont de deux sortes, qui se recouvrent partiellement. Les uns sont exclusivement centrés sur un individu. C'est ce qu'on
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appelle sa « parentèle 1 ». Les autres ne sont pas centrés sur un individu mais le contiennent. Ce sont des groupes de familles dont les membres sont apparentés entre eux et qui se « fréquentent» régulièrement et se rendent mutuellement des services, se sentant jusqu'à un certain point solidaires entre elles. Dans la mesure où la famille où naît (ou est adopté) un individu fait partie d'un tel groupe de familles, on peut dire que l'appartenance de cet individu à ce groupe est au départ automatique. Il (ou elle) sera socialisé(e) dans son enfance en même temps que ses frères et sœurs au sein d'un groupe de familles et de parents qui débordera plus ou moins largement sa famille nucléaire de naissance ou d'adoption. Dans la mesure où ces groupes continuent à exister même si l'un ou l'autre des individus qui les composent rompt volontairement ses liens avec sa famille ou disparaît, on peut dire qu'ils sont décentrés par rapport à Ego et en partie indépendants de lui. lis existaient avant sa naissance, mais il dépend de lui qu'ils continuent à exister à travers lui. Car un individu, dans sa vie, peut décider de cesser de fréquenter certains parents et avec eux leurs familles, ou il peut, à l'inverse, n'être plus fréquentable pour certains de ses parents et par leurs familles. Bref, l'individu se retrouve au centre d'un réseau de parents que, selon les circonstances, il fréquente ou ignore et qui, pour les mêmes raisons ou d'autres, le fréquentent ou l'ignorent. Il se retrouve dans sa parentèle. La parentèle de quelqu'un, c'est d'abord un réseau d'individus qui soit lui sont rattachés de façon directe et dont il forme le centre, soit lui sont apparentés par des liens qui aboutissent à lui ou partent de lui. S'ajoutent à ces ascendants et descendants ses frères et ses sœurs qui partagent les mêmes ascendants, ses demi-frères et sœurs qui en partagent une partie, leurs conjoints, beaux-frères et nièces d'Ego, etc. La parentèle de quelqu'un ne compte pas seulement les parents paternels et maternels en lignes directes et collatérales, mais aussi leurs alliés proches - et bien entendu ceux d'Ego s'il (ou si elle) est marié(e). Une parentèle n'est donc pas un groupe de descendance, tel un lignage ou un clan, mais un ensemble de parents de diverses sortes, plus ou moins proches, avec lesquels Ego garde des liens et qui, par exemple, seront invités à son mariage ou assisteront à ses funérailles alors que c'est seulement à certains d'entre eux, à un beau-frère plutôt qu'à un frère, à un oncle maternel plutôt qu'à son père, qu'Ego demandera aide ou conseils en certaines circonstances. Bien souvent, les liens avec certains parents s'éteignent avant même que ces parents ne meurent parce qu'ils sont allés habiter trop loin ou ont changé de position ou de classe sociale et sont devenus trop distants d'Ego, non par leurs liens de parenté qui ne changent pas, mais en raison de leur réussite ou de leur dégringolade sociale - voire leur déchéance (aux yeux de la société et/ou d'Ego). Mais il ne faut pas non plus oublier qu'à la parentèle d'Ego s'ajoute 1. Kindred en anJdais. Voir D. Freeman, « On the Concept of Kindred ", Journal of the Royal Anthropological Institute, vol. .91, 1.961, pp. 1.92-220.
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
un autre réseau, celui de ses amis, certains étant de ses voisins, les autres, plus nombreux, étant devenus des amis dans d'autres contextes -l'école, la profession, le sport, etc. Avec les amis s'élargit encore le réseau des rapports personnels qu'Ego entretient avec une partie des membres de sa société, des gens qui l'écouteront et qu'il écoutera, qui l'aideront ou qu'il aidera. Cependant, en Europe comme en Amérique et en Australie, parmi les myriades de familles à mémoire courte, il en est un certain nombre qui gardent (et même cultivent) la mémoire d'ancêtres distants de plusieurs générations, de parents en lignes directes mais aussi collatérales. Ce sont des familles qui, sans appartenir à l'aristocratie européenne dont l'importance sociale est désormais marginale, portent un nom qui les distingue et les élève au-dessus des autres au niveau local, régional, national, voire international. Ce peut être le nom d'une dynastie bourgeoise industrielle comme les Schneider en France, o}1 celui d'une dynastie politique comme les Kennedy ou les Bush aux Etats-Unis. Du fait que certains membres de ces familles ont fait connaître leur nom par des actions diverses et lui ont attaché un prestige exceptionnel, leurs descendants sont invités à conserver la mémoire de leurs liens avec ces ancêtres renommés. Ce nom devient un bien commun immatériel que n'accompagne le plus souvent aucune autre forme de propriété commune, matérielle ou autre, mais dont ceux qui le portent peuvent se servir comme d'un capital social. lis ont d'ailleurs tout intérêt à le faire. Certains se sentent même contraints d'être à la hauteur du nom qu'ils portent, soit en faisant aussi bien que leur illustre ancêtre dans la même voie, soit en excellant dans d'autres. On assiste ainsi à la création spontanée de pseudo-groupes de descendance cogna tiques à forte inflexion patrilinéaire, rassemblant tous ceux qui ont hérité de ce nom et le transmettent à leurs enfants (les hommes), ou qui l'ont porté dans leur enfance mais ne le transmettent pas à leurs enfants (les femmes), tout en leur enseignant qu'ils participent de ce nom par leur mère, etc. On voit ainsi se constituer, à côté de lignées masculines immédiatement visibles, des lignées féminines beaucoup moins visibles et existant comme en pointillé. Parfois certains de ces groupes, qui tiennent à jour strictement l'arbre de leur descendance et de leurs alliances, se réunissent au grand complet ou presque pour se connaître personnellement et se compter tels les Monod (qui sont susceptibles de rassembler plus de 700 personnes appartenant à plusieurs pays d'Europe, la France, la Suisse, etc.). suffirait que ces groupes de familles possèdent en commun des richesses matérielles, terres, usines, banques, ou héritent de fonctions politiques (ou autres) pour que de véritables groupes de descendance se constituent, qui se doteraient de principes de répartition entre ces familles de l'usage de toutes ces ressources, et de transmission à tel ou telle de leurs membres de la tâche et de l'honneur d'assumer ces fonctions. On voit ici clairement que la généralisation de la propriété privée, individuelle et familiale, des
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moyens de production et de l'argent rend difficile la constitution de groupes de descendance qui tendraient à se refermer sur eux-mêmes par l'application systématique d'un critère de parenté (complété éventuellement par d'autres critères permettant d'inclure ou d'exclure de leur sein certains types de parents). Que cette possibilité existât autrefois en Europe, on peut en trouver la preuve en observant les coutumes des habitants de Karpathos, une île grecque de la mer Égée. Jusque vers les années 1920, pour éviter de diviser les biens, les rares terres agricoles et les maisons, seuls les premiers-nés des familles se mariaient, un aîné d'une famille avec l'aînée d'une autre famille 1. Les aînés portaient un nom, Kanacares, qui les distinguait de leurs cadets. Ceux-ci étaient condamnés à émigrer ou à rester au service de leur aîné(e) après qu'il (ou elle) s'était marié(e). Les biens apportés en dot par chacun des époux étaient transmis à nouveau à la génération suivante, à leurs fils et fille aînés. Ces règles de mariage aboutissaient ainsi à faire circuler les terres, les maisons, les statuts en deux lignes de descendance et d'héritage parallèles, l'une masculine, l'autre féminine. Ce système a disparu entre les deux guerres mondiales, quand la terre a perdu de sa valeur et que l'argent est devenu la forme principale de richesse: les cadets qui avaient émigré aux États-Unis ou en Australie, et qui s'y étaient enrichis, sont rentrés au pays et ont pu épouser des filles aînées. La logique ancienne était rompue et n'a pas survécu 2• Aujourd'hui Karpathos connaît, grosso modo, le même régime matrimonial que le reste de la Grèce. TI faut insister sur le fait que les systèmes à parentèle n'existent pas seulement en Europe. On en trouve à Bornéo, chez les Iban, où la parentèle est la base de l'organisation des «longues-maisons», des « BUek», décrits par Derek Freeman 3, en Nouvelle-Guinée chez les Gacia 4, etc. Et si nous étendons la parentèle d'un individu à l'ensemble des individus qui lui sont liés par des liens cognatiques, on la retrouve dans les systèmes polynésiens ou malgaches, où la parentèle est un principe actif qui se combine avec l'existence de groupes de descendance cognatiques. Faisant un pas de plus, nous ferons remarquer que la parentèle entendue comme ensemble des cognats et des alliés d'Ego existe dans tous les systèmes de descendance, unilinéaires, bilinéaires, non-linéaires. Mais la plupart du temps, elle y est repoussée à l'arrière-plan, mise en sommeil ou complètement occultée par le jeu de principes qui font appartenir l'individu à un groupe de descendance qui n'est pas centré sur lui (elle). 1. Voir B. Vernier, Frère et sœur. La genèse sociale des sentiments, Paris, EHESS, 1991. 2. Voir notre compte-rendu de l'ouvrage de Bernard Vernier in L'Homme, 130, 1993, pp. 191-195. 3. D. Freeman, « On the concept of Kindred ,., art. cit. ; J. Rousseau, The Social organization of the Baluy Rayan, Cambridge University Press, 1973 ; V. T. Ring (dit.), Essays on Bomeo Societies, Oxford, Hull, 1978. 4. P. Lawrence, The Garia, Melbourne University Press, 1984.
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MÉTAMORPHOSES DE LA PAREN'It
Les Nuer l , société au système patrilinéaire qui met fortement l'accent sur la parenté agnatique des individus et des lignages issus d'un ancêtre commun, parenté qu'ils désignent sous le terme « buth ), ont un autre mot, «jimarida », pour désigner la parentèle d'un individu, c'est-à-dire aussi bien ses parents paternels que maternels que les alliés de son lignage. Nous représenterons les divers modes de descendance en empruntant à Needham 2 le tableau où il les schématisait de manière fort élégante. Les symboles h et f désignent des hommes (h) ou des femmes (f). h-h
patrilinéaire
Nuez; Tallensi 3, Turc 4, Baruya, Juang, etc.
f-f
matrilinéaire
Trobriand, Khasi, Iroquois, Ashanti, Nagovisi, Hopi, etc.
lh - h] + [f - f]
duo linéaire
Yako, Herrero, Kondaiyankottai Maravar
rh - f] + fi - hl [h - h] /1 [f - fJ
bilinéaire croisé
Mundugumor
hi-hi
non-linéaire
bilinéaire parallèle Orokolo, Omie, Apinayé Maori, Imerina s, Penan
La formule hf -+ hf, quand elle ne fonctionne pas comme principe de construction de groupes de descendance cognatique, comme en Polynésie, schématise également les systèmes à parentèle (européens, euraméricains), qui sont également des systèmes cognatiques mais ne donnent pas naissance à de véritables groupes de descendance qui perdurent de génération en génération. Répartition des modes de descendance
Bien que nous ne disposions pas, et loin s'en faut, d'un inventaire relativement complet des modes de descendance qui caractérisent les quelque 10000 sociétés ou groupes locaux qui coexistent aujourd'hui à la surface du globe, on peut, en s'inspirant des chiffres avancés autrefois par Roger Keesing 6, suggérer la répartition suivante : 1. E. E. Evans-Pritchard, Kinship and Marriage Among the Nuer, Oxford, Clarendon Press, 1951, pp. 5-7. 2. R. Needham, La Parenté en question, Paris, Seuil, 1977, p. 111. Cf. A. Barnard et A. Good, Research PradÏces in the Study of Kinship, Londres, Academic Press, 1984, pp. 70-71. 3. M. Fortes, The Dynamics of Clanship among the Tallensi, Oxford, Oxford University Press, 1945; The Web of Kinship among the Tallensi, Oxford, Oxford University Press, 1949. 4. C. Delaney, The Seed and the Soil. Gender and Cosmogony in a Turkish Village Society, Berkeley, The University of Califomia Press, 1991. 5. Sur les Imerina, d. A. Razafintsalama, Les Tsimahafotsy d'Ambohimanga, Paris, Selaf, 1984; C. Vogel, Les « Quatres Mères» d'Ambohibaho, Paris, Selaf, 1982. 6. R. Keesing, Kin Groups and Social Structure, New York, Holt, Rinehart and ~~on, 1975, pp. 134-135.
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FILIATION, DESCENDANCE
Patti
Matri
Duo-/bilinéaire
Cognatique
45%
12%
4%
39%
1. Les systèmes patrilinéaires dominent dans l'aire chinoise, en Inde, dans l'aire d'expansion de l'islam, dans une partie de l'Mrique subsaharienne, en Nouvelle-Guinée, chez de nombreux groupes Indiens d'Amérique du Nord et du Sud. 2. Les systèmes matrilinéaires sont nombreux en Mrique centrale (la ceinture « matrilinéaire» de l'Afrique), dans une partie de l'Amérique du Nord, à l'est de la Nouvelle-Guinée et dans les îles Salomon, et parmi quelques minorités de l'Asie du Sud-Est ou de Chine 1. 3. Les systèmes duo- et bilinéaires sont rares, et se rencontrent ici et là en Afrique, en Asie, en Océanie 2 • 4. Les systèmes à descendance cognarique sont nombreux dans l'aire d'expansion des sociétés de langues malayo-polynésiennes, qui s'étend de Madagascar à l'île de Pâques en passant par Taiwan, proche du foyer de cette expansion. lis sont nombreux également en Amazonie. 5. Les systèmes cognatiques à parentèle dominent en Europe, au sein des populations d'origine européenne de l'Amérique du Nord et du Sud, au Japon et dans certaines parties de la Malaisie et de l'Indonésie.
En l'absence de cartographie mondiale de la répartition de ces systèmes, il va de soi que nous ne pouvons guère aller très loin dans la recherche de corrélations entre la nature de ceux-ci et d'autres aspects de la culture et des structures des sociétés. Complétons cet inventaire par l'examen de plusieurs problèmes théoriques qu'a suscités leur analyse au cours des dernières décennies. Vapplication d'un principe de descendance, qu'il soit linéaire ou nonlinéaire, engendre des groupes d'individus des deux sexes appartenant à plusieurs .générations successives qu'on a baptisés « lignages» et « clans » dans le cas des systèmes uni-, duo- et bilinéaires, et « ramages» ou « dèmes », termes peu connus du public, utilisés parfois pour désigner les groupes de descendance cognatique. Alors que dans le cas des systèmes linéaires et bilinéaires l'application du principe de descendance suffit à définir les limites des groupes et à les fermer, dans le cas des 1. D. Schneider et K. Gough (dir.), Matrilineal Kinship, Berkeley, The University of California Press, 1961. Cf. le compte-rendu de E. Leach, The American Journal of SOciology, vol. LXVll, nO 6, 1962, pp. 705-707. 2. D. Forde, « Double Descent among the Yako ", in A. R. Radcliffe-Brown et D. Forde (dir.), African Systems of Kinship and Marriage, Londres, Oxford University Press, 1950, chapitre VU.
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MtrAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
systèmes non-linéaires, indifférenciés, il faut que d'autres principes interviennent pour définir un groupe de descendance et en fixer les limites (la résidence prolongée des individus sur un site ancestral, par exemple).
Du caractère imaginaire des principes de descendance Une première remarque s'impose ici pour souligner le caractère social, abstrait et en partie imaginaire de ces principes, et donc des rapports de parenté qu'ils engendrent. Privilégier les relations qui passent exclusivement par les hommes ou exclusivement par les femmes, c'est donner un statut social différent à chacun des sexes en surdéterminant l'un aux dépens de Pautre dans la production de liens sociaux entre les générations et, à chaque génération, entre les sexes. Même dans les systèmes cognatiques où joue le principe de l'équivalence des sexes pour assurer la transmission de la descendance et la continuité du groupe, dans certains contextes, les hommes seuls ou les femmes seules, les aînés ou les cadets peuvent être sélectionnés pour transmettre certains éléments de la vie sociale - titres, terres, fonctions dans les rites, qui sont autant de composantes de l'identité du groupe de parenté en même temps que des conditions locales de la reproduction globale de la société comme un tout. Nous découvrirons plus loin une autre preuve du caractère social et abstrait de la parenté lorsque nous examinerons les systèmes d'alliance et les terminologies de parenté qui opèrent une distinction entre cousins parallèles et cousins croisés, deux catégories d'individus des deux sexes que nous savons (depuis peu) être à la même distance génétique, biologique d'Ego, mais dont le statut social est fondamentalement différent et même opposé puisque, en principe, les cousins croisés sont épousables mais que les parallèles ne le sont pas, étant assimilés à des frères et sœurs, à des germains. Cette remarque pose le problème des rapports entre parenté et biologie. Mais pour l'aborder, il nous faut partir d'un fait universel, que tout observateur, anthropologue ou non, peut constater en parcourant notre planète: aucune langue n'existe qui soit dépourvue d'un vocabulaire dit de parenté. Dans toutes les langues, quels que soient les principes de descendance et d'alliance, il existe des mots spécifiques pour désigner les positions, les relations des individus des deux sexes appartenant au moins à cinq générations, deux générations ascendantes et deux descendantes à partir d'un individu (ou d'une classe d'individus en positions équivalant à celle d'Ego) caractérisé universellement par son sexe, masculin ou féminin, et par la place qu'il ocupe dans sa propre génération par rapport à d'autres individus des deux sexes nés avant ou après lui et rattachés soit aux mêmes « parents », soit à des parents de ces parents. Bref, toutes les sociétés se préoccupent de régler, d'une part, la succession des générations, condition évidente de leur continuité physique, d'autre part, les rapports entre les individus des deux sexes appartenant à un certain nombre de générations successives (cinq en général). Toutes les cultures donnent du sens à ces faits et à ces rapports.
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Toutes les langues en parlent. Des individus des deux sexes appartenant à des générations différentes qui se succèdent et s'enchaînent les unes aux autres dans le procès de reproduction de la vie humaine, et liés entre eux par la place que leur attribue leur société dans ce procès, tel est, à mes yeux, le soubassement à la fois biologique et social des rapports de parenté. Les rapports de parenté ne sont donc pas n'importe quel type de rapports sociaux. Ce ne sont pas des rapports nés par exemple du désir d'un certain nombre d'individus ou de groupes de créer un club de football dans leur ville natale et qui s'associent pour le faire naître, le financer, former des joueurs locaux ou recruter des joueurs étrangers, et se battent pour que leur club s'élève toujours plus haut dans l'échelle des clubs nationaux et internationaux. Certains anthropologues, tels Mary Bouquet ou J. Carsten 1, soucieux de purifier la définition de la parenté de toute référence au procès biologique de reproduction de la vie, consacrent beaucoup de temps à scruter le mot « relative» qui, en anglais, désigne n'importe quelle sorte de parent et renvoie au verbe to relate, être en rapport avec, être lié, associé à ... , pour tenter de découvrir le sens véritable, purifié de tout biologisme, donc, de la parenté. Bien entendu, ils n'ont découvert au fond du mot que la notion formelle de « lien» entre deux éléments, désormais attachés l'un à l'autre par ce lien, notion qui peut s'appliquer à toutes sortes de liens sans permettre de les distinguer. Cru; comme le rappelle Holy2, on peut être relié de mille façons sociales, être des amis très proches, venir de la même ville ou du même pays, et, pour distinguer entre ces différents types de relatedness, il faut réintroduire des contextes, des contenus spécifiques qui permettront de distinguer la pare~té de l'amitié, l'amitié de l'ethnicité, l'ethnicité de la citoyenneté, etc. A éliminer toute référence à la reproduction de la vie pour analyser le domaine de la parenté, et à gloser sur l'étymologie et le champ sémantique du mot anglais relative, on ne se livre à aucune déconstruction positive des théories de la parenté mais à leur dissolution dans un océan de discours formels sans prise sur les réalités. En fait, il est impossible d'appréhender le domaine des rapports de parenté en dissociant complètement la parenté des rapports entre les sexes et de la reproduction de la vie. Et ce n'est pas l'apparition récente, en Europe occidentale et en Amérique du Nord, de familles composés de personnes du même sexe et les débats juridiques et éthiques que cette apparition continue de susciter qui nous démentiront. Car avec l'apparition de couples gays ou lesbiens c'est bien de sexe qu'il s'agit, et avec l'adoption d'enfants ou l'insémination c'est bien de la transformation 1. M. Bouquet, Reclaiming English Kimhip : Porttlguese re{ractiom on British Kinship Theory, Manchester, Manchester University Press, 1993; J. Camen, fC The substance of lcinship and the heat of the Earth. Feeding, personhood and telatedness among Malayo in Palau Lankaudi ", American Ethn%gist, 22, 1995, pp. 223-141. 2. L. Holy, Anthropological Perspectives on Kinship, Londres, Pluto Press, 1996.
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d'un couple en famille qu'il s'agit. Sexe, couple et famille, nous baignons une fois de plus dans l'univers de la parenté. Il est en effet impossible de passer volontairement sous silence, et encore moins de nier, que, quel que soit le rôle qu'une société attribue à l'homme ou à la femme dans la fabrication des enfants, quel que soit le principe retenu par cette société pour déterminer à qui un enfant va appartenir après sa naissance, quels groupes d'adultes auront vis-à-vis de lui des droits (mais également des devoirs) susceptibles de ne pas être identiques du côté du (ou des) père(s) et du côté de la mère, dans toutes les sociétés connues jusqu'à ce jour, il existe des principes (associés à des représentations et à des jugements de valeur) qui définissent les conditions sous lesquelles les unions entre des individus de sexe différent (et aujourd'hui de même sexe) seront socialement reconnues et qui fixent à l'avance l'identité sociale des enfants qui peuvent naître de ces unions ou leur être associés par adoption, insémination ou autrement. Et c'est en mettant en pratique, en actes si l'on préfère, ces principes que les individus produisent entre eux et entre les groupes sociaux auxquels ils appartiennent par la naissance (familles, maisons, clans, lignages, etc.) des rapports sociaux sPécifiques qui sont précisément les rapports sociaux dits de parenté. Et ceci est vrai de tous les systèmes connus dits de parenté, y compris celui des Na du Yunnan, où les unions entre une femme et les hommes qui la visitent la nuit (ou d'un homme et des femmes qu'il visite la nuit) ne donnent pratiquement jamais lieu à un « mariage» - et donc à une « alliance» entre deux groupes de parenté, deux maisons. Car dans ce cas aussi, l'union des sexes et le statut des enfants sont socialement fixés, puisque à la permissivité sexuelle des adultes correspond un interdit total de rapports sexuels au sein des maisons, et des matrilignées qui les habitent, interdiction sous peine de mort de rapports sexuels entre un frère et sa sœur, un oncle et ses nièces, une tante et ses neveux, et bien entendu entre une mère et son fils. Les enfants qui naissent des visites nocturnes des hommes des autres maisons appartiennent exclusivement à la maison de leur mère et sont élevés par les soins de tous les membres, masculins et féminins, de sa matrilignée. Il faut aussi rappeler que toutes les sociétés, tout en concevant comme possibles que certaines naissances ne soient pas le fruit de l'union d'un homme et d'une femme mais le fait de l'union d'une femme avec des esprits ou des dieux, reconnaissent qu'il existe un lien entre l'union de deux individus d'un sexe différent et la naissance d'un nouvel être humain. Néanmoins cette reconnaissance ne signifie pas nécessairement que l'homme et la fenune qui s'unissent soient perçus comme les géniteur et génitrice des enfants qui leur naissent. Dans beaucoup de sociétés matrilinéaires par exemple, le «père », c'est-à-dire le mari de la mère, n'est pas reconnu comme le « géniteur» des enfants que son épouse met au monde. Aux îles Trobriand, comme nous le verrons, une femme n'est pas enceinte parce qu'elle est fécondée, par le sperme de son mari. Elle devient enceinte lorsque l'esprit d'un ou d'une des ancêtres de son clan désire revivre parmi les siens et quitte Tama, l'île des morts, sous la
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forme d'un enfant-esprit qui se met à flotter jusqu'à Kiriwina et pénètre dans le corps de la femme. L'esprit-enfant se mêle alors au sang menstruel de la femme qui se coagule et se transforme en un fœtus. Informé par son épouse que celle-ci est enceinte, l'homme multiplie les rapports sexuels avec elle pour nourrir le fœtus dans le ventre de sa mère ct lui donner une forme à sa ressemblance. Chez les Baruya patrilinéaires, la femme n'est pas considérée comme la génitrice de ses enfants. C'est l'homme qui fabrique en elle un fœtus de son sperme, et c'est le Soleil qui transforme le fœtus en enfant humain. Le ventre de la femme est un « sac» où se développent les actions conjuguées de l'homme et du Soleil, les seuls géniteurs de l'enfant. Bref, aux îles Trobriand comme chez les Baruya, les gens sont tout à fait capables de décrire en détail leur généalogie sur plusieurs générations - et ils ont d'ailleurs de multiples raisons d'en conserver la mémoire. Mais de reconstituer avec eux leur généalogie n'implique nullement, comme l'affirme Schneider, que l'anthropologue projette sur les liens qu'on lui décrit ses présupposés culturels occidentaux, à savoir qu'en s'unissant sexuellement un homme et une femme deviennent les géniteur ct génitrice des enfants qui naissent de leurs unions, que les enfants sont du «même sang» que leurs parents, que le sang est «thicker than water », etc. Si un homme marié aux îles Trobriand n'est pas le géniteur de ses enfants, qui, de toute façon, n'appartiendront pas à son clan mais il celui de leur mère et du frère de leur mère, il n'est donc pas un « père» au sens occidental du terme, et rien n'oblige un anthropologue occidental à projeter les représentations qu'il a héritées de sa culture lorsqu'il demande à des gens qu'il connaît de lui raconter leur généalogie. C'est d'ailleurs ce qu'il connaît de leur culture qui lui interdit de le faire. L'exemple des Trobriandais en est une démonstration particulièrement convaincante. Comment projeter la notion occidentale de consanguinité sur une société où, comme l'a montré Annette Weiner avec beaucoup plus de précision que ne l'avait fait Malinowski un demi-siècle avant elle, le sang (dala) qui coule dans les veines de tous les membres d'un même clan est toujours le «même» sang, du sang de femme, celui-là même de l'ancêtre fondatrice du clan, émergée un jour, seule ou avec un frère, d'un trou dans la terre? Et le même mot qui désigne le sang signifie également un «clan» puisque tout enfant qui naît du ventre d'une femme est fait du sang menstruel de sa mère qu'est venu habiter et coaguler Pesprit d'un ancêtre de son clan qui voulait se réincarner. , Transportons-nous dans le passé, vers la Chine classique des Chou. A cette époque, la société était gouvernée par une noblesse guerrière, des rois, des princes, des ducs organisés en grands clans patrilinéaires (tsu). Ceux-ci rassemblaient tous les descendants d'un ancêtre commun avec lequel ils partageaient non pas le même sang mais le même souffle (ch'i). Ce souffle les unissait en une communauté de sentiment (kan-tung), entre eux et avec l'ancêtre dont ils n'étaient jamais séparés et auquel ils rendaient régulièrement un culte devant son tombeau (tsung). Même si leurs corps étaient distincts, le souffle qui animait un père et ses fils et
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les frères entre eux était toujours le même. La notion chinoise d'agnation n'a donc rien à voir avec l'idée d'une « communauté de sang» telle que l'Occident l'a héritée des Romains. On voit aussi pourquoi les termes qui servent à désigner les lignages aînés (ta-tsung) ou cadets (hsiao-tsung) qui composent un dan sont construits par référence aux obligations des descendants d'offrir des sacrifices sur la tombe (tsung) de l'ancêtre et de lui rendre, génération après génération, un culte 1 • Dans cette perspective, les capacités reproductives de la femme sont ignorées. La vie ne peut se perpétuer et s'étendre que par le souffle (ch'i) des hommes. Ces deux exemples, celui des habitants des îles Trobriand et celui de la noblesse chinoise antique, nous permettent de mettre en évidence un autre aspect des rapports de parenté. Si c'est le même sang qui unit aux îles Trobriand une mère et ses enfants, des frères et des sœurs, des oncles et des tantes du côté de la mère à leurs neveux et nièces, et qui les relie tous et toutes à l'ancêtre fondatrice du clan, si c'est le même souffle qui unit, dans la Chine des Chou, un père et ses fils et des frères entre eux et les relie à l'ancêtre fondateur du clan dont leurs corps les séparent mais pas leur souffle, cela signifie que la naissance d'un enfant dans chacune de ces sociétés est la conséquence d'un don de principes vitaux essentiels issus d'ancêtres invisibles mais toujours présents et agissants qui sont transférés dans le nouvel être humain en formation par l'intermédiaire soit des hommes (les pères), soit des femmes (les mères). Et il faut alors prêter la plus grande attention au fait que ces principes vitaux ne sont pas fabriqués par ces pères ou ces mères. Ceux-là ou celles-ci ne sont que les vecteurs choisis, privilégiés, pour les transmettre. Le fait essentiel est que les individus se pensent et se vivent comme non séparés par une partie d'eux-mêmes de certains de leurs ancêtres. Or, ces exemples n'ont rien d'exceptionnel. lis nous mettent seulement en présence, d'une façon particulièrement claire, il est vrai, du fait que dans toutes les sociétés connues, la fabrication et la naissance d'un enfant sont la conséquence d'une série de dons que des humains vivants, mais aussi des ancêtres, des esprits ou des dieux ont faits pour rassembler et unir toutes les composantes d'un nouvel être humain. Que ces composantes se présentent sous la forme de ce qu'en Occident on appelle des substances corporelles, le sang, les os, la chair, etc., ou de réalités moins visibles telles que le souffle, l'âme, Pesprit, qui d'ailleurs dans beaucoup de sociétés ne sont pas conçues comme des réalités totalement immatérielles puisque les âmes sont susceptibles de réapparaître après la mort, toutes sont, pour l'enfant, des dons que des êtres humains et/ou non humains, plus ou moins proches de lui, ont faits pour le faire naître. Ceci a pour un enfant (et pour ses parents) deux conséquences, qui revêtent des formes diverses selon les sociétés. L'enfant sera amené à se penser (et même à se sentir) comme identique ou semblable à tous ceux et à toutes celles dont il apprendra qu'il partage avec eux telle ou telle 1. Voir dans la revue Toung Pao. 1990, nO 76 (1-3), pp. 16-48, l'article remarquable de A. J. Chun, «Conceptions of kinship and kingship in classical Chou China It.
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composante de son être, et qu'il est en cela le « même» qu'eux. D'où cette communauté de souffle et de sentiment dont parlaient les anciens auteurs chinois. Et, en second lieu, dès que des adultes auront appris à l'enfant qu'il doit son existence et les composantes de son être à un certain nombre de donateurs, humains et non humains, visibles ou invisibles, qui rhnt fait ce qu'il est, l'enfant se retrouvera vis-à-vis d'eux en dette de sa vie et en situation d'obligé. . Mais ce sentiment d'obligation peut s'éteindre ou être mis en question si l'individu découvre ou imagine que les êtres humains ou non humains auxquels il pense devoir sa naissance et son être ne se comportent pas vis-à-vis de lui comme ils devraient le faire, et l'idée souvent existe que les «vrais» parents d'un enfant ne sont pas les individus qui lui ont donné naissance mais ceux qui l'ont élevé en se comportant comme des parents doivent le faire. faut d'ailleurs se garder de penser que, dans toutes les sociétés, l'identité d'un individu se construit à partir de ce qu'il a reçu des autres à sa naissance. La plupart considèrent que l'identité d'un individu continue à se construire tout au long de sa vie, à la fois par ce qu'il reçoit des autres et qui vient s'incorporer en lui, et par ce qui se détache de lui et s'incorpore chez d'autres. Et certaines sociétés considèrent même que ce que l'on reçoit des autres après la naissance compte autant, si ce n'est plus, pour créer des liens de parenté entre soi et ces autres, que ce qu'on a reçu de ses père et mère à la naissance. C'est le cas chez les Baining de Nouvelle-Bretagne 1. Comme disent les Anglo-Saxons, souvent nurture l'emporte sur nature 2• En fait la force et l'identité des ancêtres ne se transmettent pas toujours seulement par le sang, le souffle, le sperme ou l'âme qui empruntent, pour se mêler et agir, la voie des rapports entre les sèxes. Dans de nombreuses sociétés mélanésiennes, les ancêtres et leurs pouvoirs sont présents dans le sol qu'ils ont défriché. C'est leur chair qui a engraissé la terre, ce sont leurs os qui, placés dans les arbres, attirent le gibier tout en éloignant les mauvais esprits. Ce sont ces croyances et ces rites qui expliquent qu'un étranger recueilli après une guerre malheureuse ou un enfant perdu et adopté se transforme lentement en un parent qui peut légitimement se réclamer des mêmes ancêtres. En cultivant pendant des années la même terre, en partageant et en mangeant les mêmes produits de cette terre imprégnés de la subsistance et de la présence des ancêtres, l'étranger acquiert un corps nouveau, et avec lui une nouvelle identité sociale. TI devient un descendant de plus des ancêtres du clan qui l'a accueilli, un descendant dont l'identité ne lui a pas été transmise par l'union des sexes, un descendant sans lien généalogique direct ou indirect avec les autres membres de son clan.
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1. J. Fajans, They make tbemselves : Work and Play among the Bainuing of Papua New Guinea, Chicago et Londres, University of Chicago Press, 1997. 2. C'est le cas chez les Sulka de Nouvelle-Bretagne. Cf. M. Jeudy-Ballini, « Naître par le sang, renaître par la nourriture », in A. Fine, Adoptions; ethnologie des parentés choisies. op. cit., pp. 19-44.
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Cependant, son âge, son sexe, la position qu'il occupera dans le réseau de parenté de ceux qui l'ont accueilli et nourri, feront que l'étranger devenu un parent sera pour les uns un fils, un oncle, un frère cadet pour les autres un beau-frère, etc. Bref, les termes de parenté qui servent aux autres pour le désigner ou s'adresser à lui, et auxquels il répond par les termes adéquats, fonctionnent dans son cas comme des catégories vides de contenu généalogique mais qui ne lui confèrent pas moins, d€ façon symbolique, une position généalogique dans le réseau des rapports de parenté préexistant entre les membres de la société qui est devenue la sienne. Ot; ce qui est ici une exception -le fait qu'un individu se retrouve apparenté à d'autres sans avoir de lien généalogique avec eux - est un fait courant dans les sociétés divisées en sections (ou classes matrimoniales), comme un grand nombre de sociétés australiennes et quelques sociétés amazoniennes (le groupe pano, par exemple). Le fait qu'un individu appartienne par sa naissance (ou par adoption) à l'une des sections le lie par des liens de parenté différents avec tous les autres membres de sa société, qu'ils appartiennent à sa section ou aux trois autres et qu'il n'ait aucun lien généalogique avec la plupart d'entre eux. Prenons un exemple simple. Imaginons une société divisée en quatre sections dites du type kariera. Un horrune qui appartient par la naissance à la section A doit épouser une femme de la section B et sa sœur épousera un homme de la section B. Les enfants du couple AB appartiennent à la section C. lis épouseront des membres de la section D et leurs enfants appartiendront à la section A comme leur grand-père. Pour un homme A, toutes les femmes de B sont ses épouses potentielles alors que seules certaines d'entre elles le deviendront réellement. Tous les enfants des femmes de la section B seront pour lui ses fils et ses filles, alors qu'il n'en est pas le père. On voit donc que dans ce système les rapports de parenté ne correspondent qu'en partie à des liens généalogiques réels. Mais on voit également que ceci n'implique pas que les rapports de parenté soient des rapports purement sociaux, abstraits, qui n'auraient rien à voir avec la sexualité et la reproduction de la vie. En fait, les rapports de parenté dans leur contenu abstrait, catégoriel, sont structurés par une double référence: les règles de descendance et d'alliance qui s'adossent à la prohibition de l'inceste entre membres de la même section, et le rôle des hommes et des femmes de chaque section dans les cérémonies d'initiation et dans les rites de reproduction des végétaux et des animaux ainsi que des êtres humains 1. C'est donc parce que les rapports de parenté se réfèrent à des liens entre les individus qui leur apportent ou leur ont apporté des éléments de leur vie, c'est-à-dire de leur existence, physique et/ou de leur identité sociale, en tant qu'êtres humains nouveaux, et c'est parce que ces éléments les individus ne les ont pas négociés ou produits eux-mêmes, mais qu'ils leur ont été donnés, que ces liens constituent un domaine à 1. L. Dousset, «Production et reproduction en Australie. Pour un tableau de l'unité des tribus australiennes,., Social Anthropo/ogy. 1996, IV, nO 3, pp. 281-298.
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part. Ce domaine est au départ dominé par les valeurs du don et de la dette, par l'existence de droits qui n'ont pas été acquis par l'individu luimême, mais dont il se retrouve investi par l'existence de rapports avec certains autres individus qui se présentent comme ses père(s) et mère(s), ses frères ou ses fils, ses cousins ou ses alliés, etc. Car dans la plupart des sociétés, la descendance n'existe pas sans alliance, et l'exercice de la parenté consiste alors à transformer des alliés en consanguins et à faire que après un certain temps, des consanguins lointains redeviennent des alliés possibles. Bref, les rapports de parenté, qu'ils soient de descendance ou d'alliance, ne sont pas dissociables des rapports que les humains doivent produire entre eux pour que de nouvelles générations d'hommes et de femmes apparaissent et que la vie humaine continue, ce qui n'implique nullement que les humains pensent qu'ils sont les seuls à y contribuer. Nous entendons déjà les objections de ceux qui affirment que la parenté est un rapport purement social, que rien dans son contenu ne se rapporte au sexe et au procès biologique de reproduction de la vie. Tout anthropologue connaît ces objections et se doit d'y répondre.
Parents par adoption Prenons donc l'exemple de l'adoption, c'est-à-dire de la création d'une descendance sans engendrement. li faut d'abord distinguer adoption et fosterage, un vieux terme qui a disparu du français mais est conservé en anglais. Cadoption implique la substitution définitive des ascendants par des adoptants. Le fosterage ne concerne qu'un remplacement momentané des ascendants par des tuteurs désignés par ces derniers. 1.: adoption entraîne, profondément ou non, un changement d'identité pour l'enfant, le fosterage constitue un moyen de préserver son identité et son statut social!. On comprend facilement que n'importe qui ne peut donner son enfant en adoption et que n'importe qui ne peut accepter un enfant en adoption. Dans la Rome ancienne, une femme ne pouvait adopter un enfant. Seuls les hommes, citoyens romains, pouvaient le faire. Mais il était interdit qu'un homme adopte comme fils un homme plus âgé que lui. TI fallait qu'un écart d'âge suffisant existât, et qui fût conforme à la « nature », c'est-à-dire qui correspondît à l'âge moyen où un homme peut engendrer des enfants. Et cependant, à Rome, les eunuques et les hommes libres reconnus impuissants pouvaient adopter. Dans le droit médiéval les eunuques n'avaient pas le droit d'adopter et il fallait également que l'adoptant soit plus vieux que l'adopté d'un écart d'âge qui imitât la nature. On voit"donc que même dans les fictions juridiques de l'Antiquité et du Moyen Age, qui font de l'adoption une filiation abstraite, non 1. Cf. S. Lallemand, «Adoption, fosterage et alliance lO, Anthropologie et Sociétés, 1988, vol. 12 (2). pp. 25-40.
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biologique, la référence à l'engendrement et à la filiation biologique est présente l . I..:adoption 2, lorsqu'elle n'est pas pratiquée comme en Polynésie par deux sœurs qui se donnent entre elles des enfants qui étaient donc déjà des parents de leurs nouveaux parents, transforme des enfants étrangers (parfois même des adultes comme à Rome) en descendants qui jouissent en principe de la même attention, des mêmes droits que les autres enfants engendrés par leurs parents d'adoption, s'il en existe. Pour dire les choses plus généralement, les enfants adoptés sont censés jouir du même statut que les enfants non adoptés. On voit donc que la norme, pour donner un statut à des enfants adoptés, n'est pas issue de l'adoption elle-même, mais des principes et des règles de conduite fixées par la société considérée pour traiter le cas des enfants non adoptés. Par ailleurs, à moins d'être tombés du ciel, les enfants adoptés ont eux aussi été engendrés, et s'ils n'ont pas de parents sociaux ils ont eu un géniteur et une génitrice. Toutes les sociétés ont des règles diverses pour autoriser ou interdire les transferts d'enfants entre adultes et entre groupes sociaux, et dans la plupart des cas la parenté par adoption est une parenté complémentaire, seconde. TI est cependant des cas limites où l'adoption apparaît comme un plus par rapport à la parenté par filiation, comme celui des Mbaya-Guaicuru, cités par Lévi-Strauss dans Tristes
Tropiques 3• Cette société se montrait fort adverse aux sentiments que nous considérons naturels; ainsi, elle éprouvait un vif dégoût pour la procréation. L'avortement et l'infanticide étaient pratiqués de façon presque normale, si bien que la perpétuation du groupe s'effectUait par adoption bien plus que par génération, un des buts principaux des expéditions guerrières étant de se procurer des enfants. Ainsi calculait-on, au début du XIXe siècle, que 10 % à peine des membres d'un groupe guaicuru lui appartenaient par le sang. Quand les enfants parvenaient à naître, ils n'étaient pas élevés par leurs parents mais confiés à une autre famille où ceux-ci ne les visitaient qu'à de rares intervalles 4 [ ••• ].
Sans privilégier ce cas extrême, d'autres sociétés témoignent de l'importance sociale que peut revêtir l'adoption de captifs. C'est le cas des 1. Cf. Y. Thomas, «Les artifices de la vérité », L'Inactuel, 1996, nO 6, pp. 81-96; ft Le "ventre", corps maternel, droit paternel », Le Genre humain, 1986, vol. 14, pp. 211236. F.. Girarâ, Manuel élémentaire de droit romain, Paris, Librairie Rousseau, 1918, pp. 173-185. 2. En Malaisie comme en Polynésie, r adoption joue un rôle très important. Voir J. Massard, «Engendrer ou adopter : deux visions concurrentes de la parenté chez les Malais péninsulaires », Anthropologie et Sociétés, 1988, vol. 12, nO 2, pp. 41-62. Pour l'Europe voir A. Fine, « Adoption et parrainage dans l'Europe ancienne », in M. Corbiez; Adoption et fosterage, Paris, De Boccard, 1999, pp. 349-354. 3. C. Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 186. 4. Ibid., p. 187.
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Txicao du Brésil central, étudiés par Patrick Menget 1• Les Txicao sont des agriculteurs sur brûlis, chasseurs et pêcheurs qui vivent aujourd'hui sur la rive gauche du Xingu. Leur organisation sociale repose sur un système de parentèles cognatiques organisées en vertu d'une règle de résidence uxorilocale. Les Txicao pratiquent deux formes d'adoption, l'une interne au groupe, l'autre résultant de la capture d'enfants chez les ennemis. Le terme pour l'adoption interne au groupe est «anumtxi», qui signifie « soulever». La raison habituelle pour adopter un enfant est la mort de la mère. I.:enfant est alors confié à l'une de ses mères classificatoires pour être élevé. Cette forme d'adoption n'entraîne jamais une rupture définitive des liens de parenté avec les parents paternels non maternels. L'enfant cumule toutes ces relations. Une autre cause d'adoption est la stérilité d'une femme, et dans ce cas le frère du mari de cette femme, ou une sœur de celui-ci, lui donne un enfant, qui sera adopté après le sevrage. Cette parenté n'est pas substitutive de la filiation, elle est plutôt un complément de celle-ci. Tout autre est l'adoption d'un enfant captif. Pour comprendre cette pratique, il faut la replacer dans son contexte culturel. Pour les Txicao, l~ mort n'est pas un fait naturel mais l'effet de la malveillance d'autrui. A la suite d'une série de décès survenus dans un village, ses habitants organisaient un raid pour punir le groupe ennemi qu'ils soupçonnaient d'être à l'origine de ces décès par des actes de sorcellerie. Le but de ces raids était à la fois de punir ces ennemis en en tuant quelques-uns et de capturer des enfants pour remplacer les Txicao défunts. Les adultes priso~ers étaient tués sur place, et leurs corps utilisés pour fabriquer une série de trophées que les guerriers exposaient à leur retour pour célébrer leur triomphe. Le statut de l'enfant captif était complexe et occupait une position à la fois centrale et ambiguë dans l'organisation sociale txicao. I.:enfant capturé est appelé egu, un terme qui désigne aussi bien les trophées arrachés aux cadavres ennemis que les animaux familiers vivant dans un foyer, ou les trompes de bambou des initiations, ou encore tout individu d'une espèce animale tel qu'il est pour l'esprit maître de cette espèce. L'éducation de l'enfant va alors obéir à deux règles: déraciner l'enfant de son origine ethnique en ridiculisant cette origine, et valoriser l'acquisition des qualités d'un Txicao. Progressivement l'enfant étranger, en devenant de plus en plus txicao, fait la fierté de ses parents adoptifs. Comme l'écrit Patrick Menget, tout se passe comme si l'adopté devenait un enfant superlatif, apportant un supplément d'identité au groupe. Devenu adulte, l'enfant adopté est, pour les Txicao, un partenaire sexuel privilégié, et, à ce titre, l'enjeu de rivalités. Cependant, l'union d'un Txicao et d'une adoptée n'est jamais à strictement parler un mariage. Le terme pour désigner cette femme continue à être celui qui désigne les animaux familiers de la maison. Mais en même temps, les captifs sont 1. P. Menget, «Note sur l'adoption chez les Txicao du Brésil central", Anthropologie tt Sociétés, 1988, vol. 12 (2), pp. 63-72.
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considérés comme les principaux donneurs de noms propres aux Txicao, et ils apportent ainsi quelque chose de leur identité étrangère pour fabriquer des Txicao. Cette pratique correspond à la logique commune à de nombreuses sociétés amazoniennes, qui cherchent constamment dans l'étranger les éléments de la constitution de soi, que ce soit sous forme de la chair de l'autre (cannibalisme), d'éléments symboliques (les trophées) ou d'entités immatérielles (les esprits des morts), ou fin~lement d'identités liées à des noms. Mais l'ambiguïté du statut du captif adopté, à la fois plus et moins qu'un Txicao, démontre que la référence dernière est bien l'enfant né txicao. Autre objection, cette fois de plus de poids. TI existe un certain nombre de systèmes de parenté, les systèmes australiens à sections par exemple, où les individus appartenant à des sections différentes sont, vis-à-vis les uns des autres, comme des pères, des fils, des époux ou des épouses sans qu'ils soient liés, pour la plupart d'entre eux, par un lien généalogique ou un lien d'alliance réels. Cependant un individu appellera « fils» ou « fille» les enfants d'une femme, d'une « épouse» qu'il n'a jamais épousée. Nous sommes, avec cet exemple, en présence du caractère « catégoriel» de nombreux termes de parenté, qui explique que l'on classe sous le même mot des individus qui ne sont pas dans la même relation généalogique avec Ego (le terme « cousin », par exemple, désigne aussi bien un fils d'oncle paternel ou de tante maternelle) et qui peuvent même n'avoir aucune relation généalogique avec Ego. Nous traiterons plus loin de ce problème, qui n'a cessé de susciter des débats enflammés entre les partisans de deux thèses opposées. Pour les uns, de Malinowski à Scheffler en passant par Murdock, ces termes catégoriels sont le résultat de l'extension, au-delà du cercle de la famille nucléaire (où sont censés naître et vivre leur première enfance tous les enfants du monde), des termes de parenté utilisés pour s'adresser au père, à la mère, aux frères et sœurs qui coexistent avec l'enfant ou pour s'y référer. On passerait du père réel aux pères métaphoriques (les frères du père qui sont aussi des « pères »), et des relations primaires existant au sein de la famille nucléaire aux relations secondaires créées par l'extension des liens généalogiques entre les individus et entre leurs générations. Pour les autres, de Hocart à Leach et à Dumont, ce classement en catégories ne serait ni second ni dérivé d'un classement généalogique, mais existerait comme tel, la classe des « pères » étant constituée d'un certain nombre d'hommes en position équivalente vis-à-vis d'Ego, et dont l'un serait le mari de sa mère. De ce fait, c'est non pas en étendant mais en réduisant la classe des pères à ce seul individu qu'on obtiendrait le père généalogique. Extension? réduction? Notre position se situe en faveur de la thèse de la réduction, et au nom même de l'argwnent utilisé par Lounsbury et Scheffler pour la combattre. Car ce qui compte, ce sont les valeurs sociales et les statuts attachés dans une société au fait d'être père, fils, etc., que l'on ait affaire à un père ou une mère classificatoire, ou à un père ou une mère «généalogiques ». Ce sont les attitudes, les obligations, les droits qu'entraînent
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pour les individus la reconnaissance de ces rapports. Et ceux-ci lient d'autant plus les individus entre eux qu'ils paraissent leur apporter, ou leur avoir apporté, des composantes essentielles, vitales, de leur existence « en chair et en os » et de leur identité sociale.
Faux débat Ce que nous voulons montrer fondamentalement ici, c'est que la querelle entre les partisans d'une théorie exclusivement généalogique (et en dernière analyse biologique) de la parenté et les partisans d'une théorie purement sociale (et en dernier ressort excluant toute référence aux liens généalogiques et à la biologie) alimente un faux débat, qui s'appuie en partie, de la part des uns comme des autres, sur des faits réels mais pour poser de mauvaises questions. Et quoi qu'ils pensent, les uns comme les autres doivent expliquer ce qu'est un père et ce qu'on attend des pères (ou des mères, etc.) dans telle culture et dans tel système de parenté. Ds sont dans chaque cas de figure confrontés aux diverses façons qu'ont inventées les sociétés pour penser et régler le procès de reproduction de la vie, ce qui signifie organiser la succession des générations et l'appropriation des enfants qui naissent à chacune d'elles par l'intermédiaire d'individus des deux sexes qui se revendiquent comme leurs parents. Bref, la querelle entre extensionnistes et réductionnistes ne met nullement en question la définition de la parenté, et les arguments des deux camps passent à côté de la cible. Car quelle que soit la manière dont on devient parent - par la naissance, par l'adoption, en mangeant la même nourriture et en résidant sur la même terre, etc. -, une fois qu'on l'est on doit se comporter comme tel, c'est-à-dire traiter les autres comme s'ils vous avaient donné certaines parties d'eux-mêmes, leur sang ou leur sperme, leur souffle ou leur nom, leur esprit, éléments qui ont contribué à vous donner la vie et une identité sociale et qui sont devenus des parties de vous-même, parties que vous pourrez, à votre tour, détacher de vous-même et donner à d'autres qui se mettront à leur tour à exister en partie grâce à vous. Certes, nous le constaterons plus loin, toutes ces représentations des éléments (sperme, sang, souffle, etc.) qui passeraient d'un individu à l'autre, d'une génération à une autre, sont en partie des fictions et les conceptions ethnobiologiques des sociétés ne relèvent pas de la biologie mais de l'idéologie. Mais auparavant, pour montrer tout ce qui, dans la parenté, ne saurait jamais s'expliquer par la biologie ou l'ethnobiologie, rappelons que ce ne sont pas les rapports biologiques qui expliquent que deux individus apparentés vont partager (ou non) leur vie durant la même résidence, posséder ou non la terre en commun, intervenir dans le même camp ou dans un camp opposé dans un conflit politique: tous ces comportements sociaux sont liés à des rapports de parenté, et font de ceux-ci des rapports sociaux qui ne sont en rien réductibles à des faits
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENn:
biologiques {quand bien même les rapports de parenté se déploient pour une large part sur un soubassement biologique}. Quelle que soit la part que chaque culture attribue à l'homme, à la femme, aux ancêtres et aux dieux dans la naissance des enfants, les rapports de parenté attachent diverses réalités sociales aux relations qui naissent, entre les individus, de leur place (réelle ou fictive) dans le procès de reproduction de la vie selon leur sexe et leur génération. Le sexe et la sexualité sont présents au cœur de la parenté, et le fait que la prohibition de l'inceste, qui est un interdit portant sur l'exercice de la sexualité, soit une condition universelle 1 de la reproduction des rapports de parenté, en rappelle à chaque instant l'existence et l'importance. Nous pouvons, après ce détour, reprendre l'examen des groupes de descendance. Pour nous simplifier la tâche, nous nous limiterons aux groupes, lignages, clans engendrés par l'application d'un principe unilinéaire. Ces groupes sociaux sont construits en référence à des ancêtres, donc à une mémoire, et à partir d'un critère qui séJectionne parmi tous les descendants de ces ancêtres qui partagent une identité (hommes et femmes) ceux qui la transmettent (homme ou femme). Ce critère peut être le fait d'être issu du même sperme (Baruya), du même sang (Trobriandais) ou du même souffle (Chinois). Le plus souvent, la mémoire des ancêtres fondateurs ne remonte pas à plus de quatre ou cinq générations. Et si le nom du fondateur du lignage est en général connu de ses descendants, le nom de l'ancêtre plus lointain, d'où seraient issus tous les lignages du même dan, est soit inconnu, soit légendaire, soit mythique (un être surnaturel). Mais même inconnue, l'existence de liens réels rattachant l'ancêtre d'un lignage à l'ancêtre du clan est postulée. TI existe des sociétés, la Chine mandarinale, les familles aristocratiques de Tonga aussi, où l'on garde sous forme écrite (tablettes des ancêtres) ou orale (listes généalogiques) la mémoire des ancêtres remontant à quinze générations ou même plus. Partageant les mêmes ancêtres et la même identité corporelle et sociale, les membres d'un lignage constituent tous ensemble une sorte d'individu collectif, de « personne morale», selon l'expression de Meyer Fortes 2 reprise. de Maine 3 et de Max Weber 4, qui serait censée agir comme un individu unique, a corporate group qui «ne meurt jamais », non seulement parce que ses membres sont remplacés par d'autres, mais parce qu'ils 1. Nous laissons de côté pour l'instant les mariages avec la sœur ou le frère dans les familles royales de certaines grandes chefferies polynésiennes, chez les Incas, dans l'Iran ancien, chez les Lovedu d'Afrique, et, bien entendu, les pharaons, mais en Iran et dans l'Égypte ancienne les mariages entre frère et sœur étaient courants dans d'autres couches de la société. Voir chapitre 13. Sur les Lovedu, voir E. J. et J. D. Krige, The Realm of the Rain Queen, Londres, Oxford University Press, 1943. 2. M. Fortes, Kinship and the Social Order : The Legacy of L. H. Morgan, Londres, Routledge and Kegan, 1969, pp. 74-75, 108,294-302. 3. Sir H. Maine, Ancient Law, Londres, Murray, 1861, pp. 122-123, p. 181. 4. M. Webet; The Theory of Economic and Social Organization, New York, Free Press, 1947, pp. 146-150. Chez Weber Je terme Verband recouvre la notion de
FILIATION, DESCENDANCE
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possèdent des terres, des titres, des droits, qui doivent être conservés et transmis tels quels de génération en génération. Nous avons rencontré des faits analogues lorsque nous avons décrit les systèmes «à maisons ». Arrêtons-nous un moment sur le fait que tous les membres d'un lignage sont conçus comme issus du même sperme (Baruya pcnrilinéaires) ou du même sang d'une ancêtre (Ashanti ou Trobriand matrilinéaires). Ce sang, qui reste le même de génération en génération et qui ne se transmet que par les femmes, ne correspond pas à une réalité biologique, il s'agit d'une fiction. Son concept ne relève pas de la connaissance empirique du corps, mais est une représentation qui permet d'exclure un certain nombre d'individus (qui sont cependant des parents) de la formation et de la reproduction des groupes de parenté, lignages, clans, qui jouent un rôle en tant que sujets collectifs de droits dans la reproduction de la société globale. Le sang n'est pas seulement un concept qui permet de déterminer la composition interne d'un lignage et ses limites, il s'agit en même temps d'un critère qui légitime cette exclusion en se référant à la présence d'un élément vital, constitutif de l'identité même des personnes que les unes posséderaient et les autres non. Et c'est un élément que seule une partie de ceux qui le possèdent (les femmes dans le cas des systèmes matrilinéaires) ont la capacité de transmettre à la génération suivante. Un lignage, un clan matrilinéaire aux îles Trobriand apparaissent ainsi comme des groupes de parents construits sur la base d'une double fiction - à savoir que le sang fait l'identité d'un individu, constitue sa substance essentielle, que seules les femmes peuvent transmettre, et donc que le sang de tous les membres du matrilignage, hommes et femmes, est du sang féminin. Le «sang» n'est donc pas seulement la représentation idéelle d'une identité imaginaire projetée sur des individus concrets, c'est un concept qui donne un sens social à une composante vitale, concrète de ces individus concrets, un élément de leur corps qui simultanément les rattache directement à leurs ancêtres dont il est un don et à tous ceux qui ont reçu le même don en partage. Et en même temps que leur vie et leur identité, les membres d'un lignage reçoivent pour leur usage, et pour les transmettre aux générations qui les suivront, des terres, des titres, des fonctions qui constituent également autant de dons des ancêtres et restent la propriété indivise du groupe tant qu'il existe.
La parenté coupée en deux C'est à partir de tels faits, et en s'appuyant presque exclusivement sur des exemples africains, que Meyer Fortes 1 a proposé de distinguer deux éléments dans la structure des groupes de descendance unilinéaire, un domaine juridico-politique et un domaine domestique. Le premier COrrespondrait au fonctionnement du lignage et du clan en tant qu'individu 1. M. Fortes, Kinsh;p and the Social Order, op. dt., chapitres vn et VIn, pp. 101-137.
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MÉTAMORPHOSES DE LA pARENTI:
collectif propriétaire de terres et autres moyens de production, ainsi que de fonctions politico-rituelles qui lui confèrent un rang et un poids dans la reproduction de la société (les huit grands clans matrilinéaires du « royaume» ashanti), le second correspondant à chacune des familles des membres mariés des différents lignages. Chez les Ashanti matrilinéaires, les hommes mariés vivent auprès de leurs femmes pendant la journée seulement, et le soir retournent vivre auprès de leurs sœurs, de leurs mères qui corésident ensemble sous l'autorité de la femme la plus âgée du matrilignage. La famille est l'unité de socialisation des enfants. C'est aussi une unité de production et de consommation. Les rapports entre les individus au sein de la famille sont des rapports bilatéraux de filiation, mais traversés et marqués par l'existence du principe de descendance matrilinéaire, qui fait qu'un homme ne transmet pas ses biens ou ses fonctions à ses enfants mais aux enfants de sa sœur et que ses propres enfants hériteront de leur oncle maternel, du frère de son épouse. Pour rendre compte des liens intimes que les enfants, dans ce système matrilinéaire, ont avec leur père et avec les membres de son lignage, Meyer Fortes avait avancé la notion de «filiation complémentaire 1 », qui fut très vite fortement critiquée par Leach selon qui cette notion occultait ou réduisait à des liens purement personnels et domestiques entre des enfants, d'une part, la famille et le clan de leur père, d'autre part, des rapports d'alliance entre deux lignages et deux clans. Et il donnait pour preuve de l'importance du père et de son lignage dans la constitution de la personne chez les Ashanti le fait que, si tous les membres d'un matrilignage partagent le même sang maternel et ancestral appelé abasua, chaque enfant reçoit en fait de son père et du lignage de celui-ci l'esprit (atore) qui anime son corps2. La critique de Leach nous semble tout à fait fondée. Mais revenons à la distinction entre les deux domaines, juridique et domestique, qui se combineraient au sein de la parenté. On a reproché également à Meyer Fortes d'avoir projeté sur les Ashanti et les Tallensi une vision occidentale des faits dans la mesure où, en Occident jusqu'il y a peu, on considérait que le politico-juridique était le domaine des hommes et le domestique celui des femmes. Or, dans de nombreuses sociétés, une séparation aussi tranchée entre ces domaines de la pratique sociale n'existe pas. Les femmes, par exemple, en tant que sœurs, interviennent activement dans la gestion du patrimoine commun à leur lignage. C'est ainsi qu'Annette Weiner, à propos des rapports hommesfemmes aux îles Trobriand a démontré le rôle essentiel que jouent les 1. M. Fortes, «The "Submerged Descent Line" in Ashanti », in J. Shapera (dir.), StuJies in Kinship and Marriage, Londres, Royal Anthropology Institute of Great Britain, 1963; « Descent, filiation and affinity : a rejoinder to Dr Leach .. , Man, 1959, vol. 59 (309), pp. 193-197 et vol. 59 (331), pp. 206-212. E. Leach, «Descent, filiation and affinity », Man, 1960, pp. 9-10; Rethinking Anthropology, Londres, University of London, The Athlone Press, 1961, chapitre 1. 2. Cf. M. Fortes, «Kinship and marriage among the Ashanti ,., in A. R. RadcliffeBrown et D. Forde, African Systems of Kinship and Marriage, op. cit., chapitre VI.
FiliATION, DESCENDANCE
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femmes, en tant que sœurs du défunt, dans les rites funéraires, qui sont d'une extrême importance dans cette partie de la Nouvelle-Guinée. Au cours de ces cérémonies, lesdites sœurs redistribuent de grandes quantités de richesses féminines pour que reviennent au sein du patrimoine de leur lignage les éléments que leur frère avait dispersés au cours de sa vie en en faisant don, par exemple, à ses fils qui, en vertu du principe de descendance matrilinéaire, n'appartiennent pas au même da/a, au même « sang », au même lignage que leur père. Les dons faits par ses sœurs permettent également de renouer des alliances menacées de s'éteindre par la mort du défunt. Ces faits avaient été ignorés, ou peut-être considérés comme sans grand intérêt, par Malinowski, d'où le reproche d'androcentrisme adressé par Annette Weiner à l'œuvre de ce dernier. Mais ce n'est pas seulement dans les sociétés matrilinéaires que les femmes en tant que sœurs jouent un rôle important dans la gestion des ressources et richesses communes de leur lignage ou de leur clan. Chez les Kako du Gabon, une société d'agriculteurs-chasseurs au système de parenté patrilinéaire du type omaha, la sœur aînée d'un chef de lignage, mariée dans un autre lignage, intervient toute sa vie dans la gestion par son frère des biens de leur lignage. Elle accomplit les rites qui assureront à son frère le succès à la chasse, à la guerre, mais aussi d'abondantes récoltes. Elle contrôle l'épouse de son frère et peut, par ses magies, la rendre féconde ou stérile, privant son frère de descendance. Bref, sortie de son lignage d'origine par le mariage, elle continue toute sa vie à y occuper un rôle de premier plan que n'ont pas les épouses de ses frères ou de ses neveux. En Polynésie, à Tonga par exemple, mais aussi à Samoa, les femmes en tant que sœurs sont d'un statut social supérieur à tous leurs frères, y compris leurs frères aînés. Elles sont en effet considérées comme plus proches des a!lcêtres et des dieux, et leur rôle dans les rites funéraires est essentiel. A Tonga, la personne la plus sacrée, occupant le rang le plus élevé, n'est pas le Tu'i Tonga mais sa sœur, la Tu'i Tonga Fafine, à laquelle son frère, après avoir reçu les prémisses des récoltes de tous les kainga (groupes de descendance) de son royaume, offre ensuite les plus beaux fruits, ainsi que d'autres dons, toujours les plus beaux. Bref, il ne faut pas généraliser une conception abusivement simplifiée des rapports hommes-femmes et des formes et contenus que peut revêtir la domination masculine. Un autre aspect de la distinction de Meyer Fortes appelle discussion: il s'agit de ce qu'il entend par domaine politico-juridique à l'intérieur des rapports de parenté. Si ron entend par là rexistence de rapports d'autorité et de responsabilité au sein du groupe de parenté, du lignage ou du clan, et le fait que les mêmes personnes représentent le groupe tout entier vis-à-vis du reste de la société, qu'elles en affirment et en défendent les droits, sur des terres, sur des personnes, sur des fonctions, nous sommes en présence d'une partie seulement des rapports politicojuridiques, ou mieux, politico-religieux, qui font exister une société comme un tout, même s'il n'existe pas de pouvoir central capable de
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AŒTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
soumettre la reproduction de l'ensemble de la société à sa volonté et à sa force. Nous l'avons constaté chez les Baruya. Chaque lignage a des droits collectifs sur des territoires de chasse, des rivières, des terres à cultiver. Ses aînés en gèrent eux-mêmes la répartition et l'usage, et tous les hommes du lignage prennent les armes et font appel à leurs alliés, leurs affins, pour défendre leurs ressources contre ceux qui, par exemple, ont défriché un jardin dans leur forêt sans leur permission. Mais les rapports politico-religieux débordent toujours les rapports et les groupes de parenté. Chaque clan, par exemple, a une fonction précise à jouer dans les rituels d'initiation, et il faut le concours rituel et matériel de tous les dans pour former une nouvelle génération de guerriers qui défendront non seulement les terres de leur clan, mais le territoire de toute la tribu. Ou, pour prendre un exemple dans la Rome antique, le pater familias à la tête de sa gens (groupe de descendance patrilinéaire) avait droit de vie et de mort sur ses enfants et sur les personnes appartenant à la gens. TI en gérait les ressources. Mais lui-même et sa gens occupaient des places particulières dans le système politique de Rome, de la cité. lis appartenaient aux familles sénatoriales ou aux equites (chevaliers). Ds pouvaient accéder à telle ou telle fonction dans la cité ou en étaient exclus. Mais tous les fils qui naissaient d'hommes libres, une fois acceptés par leur père et présentés aux magistrats de la cité, devenaient des citoyens romains (civis romanus) et jouissaient toute leur vie des privilèges attachés à ce statut partout où Rome avait étendu sa puissance et sa domination. Bref, même dans les sociétés tribales « segmentaires » tels les Nuer et les Bédouins, les rapports politiques ne se confondent pas avec les rapports de force ou de solidarité qui surgissent entre les clans ou les lignages en cas de conflit. Le proverbe arabe bien connu, « Moi contre mon frère, moi et mon frère contre mes cousins, moi, mon frère et mes cousins contre tout le monde», n'est pas le dernier mot des rapports politiques qui existent dans ces sociétés, car même en cas de scission entre les groupes de parenté qui forment une tribu ou une confédération tribale, les groupes scissionnistes s'associent avec d'autres, et le groupe social plus'vaste qui en résulte revêt à nouveau une forme globale tribale. Le proverbe arabe n'a d'ailleurs pas une validité universelle. Chez les Baruya, en cas de conflit entre deux lignages qui ont tous deux donné des femmes à un troisième lignage (et en ont reçu), ce dernier se divise en deux groupes qui vont chac&Il porter secours à l'un des lignages qui se combattent. On peut voir dans cette pratique le souci d'équilibrer les forces et d'éviter que l'un des lignages qui se combattent essuie une défaite telle qu'il soit pratiquement condamné à disparaître ou à abandonner ses terres et demander asile dans une tribu voisine. Mais c'est aussi la conséquence d'une règle de mariage qui oblige des frères à se marier dans des lignages différents, et c'est la preuve concrète que la solidarité entre membres d'un même lignage, d'un même sang passe dans cette société derrière la solidarité de chacun d'entre eux avec le lignage
FD.lAll0N, DESCENDANCE
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qui lui a donné une femme. L'alliance intervient ici directement dans le fonctionnement de la descendance. La raison en est probablement que l'alliance repose sur le principe de l'échange direct entre deux hommes et deux lignages d'une de leurs sœurs (OU, pour les pères, d'une de leurs filles). Le poids de cette alliance n'est pas le même quand l'échange direct des femmes n'existe pas et qu'un lignage se procure des épouses contre des richesses (bridewealth), ce qui était le cas le plus répandu en Afrique, mais aussi en Asie et dans certaines parties de l'Océanie. Tels sont les faits qui ne s'accordent guère avec la position théorique de Meyer Fortes en matière de parenté. Car au-delà des débats autour de la division de la parenté en deux domaines ou de la distinction entre descendance et filiation complémentaire, Meyer Fortes est probablement le représentant le plus éminent des théoriciens de la parenté pour quj l'essence de celle-ci gît dans la descendance et non dans l'alliance. A maintes reprises, il a déclaré que son intérêt le dirigeait vers l'étude « des institutions indispensables pour assurer la continuité dans le temps sans laquelle il ne peut exister de société qui dure, et pour que ce processus continue, les formes institutionnelles d'alliance ne sont pas essentielles t ». li s'oppose ainsi directement à Lévi-Strauss pour qui la parenté est avant tout alliance. Pour Meyer Fortes, en effet, « cette fonction est secondaire par rapport à la fonction première [de la parenté] qui est d'organiser et de régler les rapports entre des générations successives de parents et d'enfants 2 ». Revenons sur le problème de l'existence de groupes de descendance qui perdurent sur de nombreuses générations. On a noté le très petit nombre de principes qui servent à engendrer de tels groupes et qui opèrent en manipulant la différence entre les sexes (systèmes unilinéaire, duo- et bilinéaire) ou en l'annulant (systèmes indifférenciés). Pourquoi certaines sociétés ont-elles choisi tel principe plutôt qu'un autre? Meyer Fortes s'est toujours refusé à poser ce genre de questions, en invoquant le fait que les sociétés ne sont pas comme les individus qui eux, peuvent, au cours de leur existence « choisir», par exemple, les langues qu'ils parleront. Sur ce dernier point il a raison. Mais il faudra bien un jour proposer des réponses satisfaisantes à ce type de questions. Murdock 3 et à sa suite Goodenough4 avaient bien tenté d'expliquer l'apparition des systèmes matrilinéaires par le changement de la résidence, qui dans certaines circonstances (importance des activités de cueillette réalisées par les femmes) serait passée de virilocale à uxorilocale et aurait entraîné 1. M. Fortes, CI Primitive IGnsmp ,., Scientific American, 200, 1959, pp. 146-158. 2. M. Fortes, «Kinship and social order : the legacy of L H. Morgan,., Current Anthropology, vol. 13 (2), apri11972, p. 38. 3. G. P. Murdock, cc Correlations of matrilineal and patrilineal institutions,., in G. P. Murdock, Studies in the Science of Society, New Haven, Yale University Press, 1937, pp. 445-470; Social Structures, op. cit., pp. 201-219. 4. W. Goodenough, « Residence rules .. , Southwestern Journal of Anthropology, 1956, vol. 12, nO 1, pp. 22-37; Description and Comparison in Cultural Anthropology, Chicago, Aldine, 1970, chapitre 3.
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
la substitution d'un principe matrilinéaire de descendance au principe patrilinéaire qui était appliqué jusque-là. Ces hypothèses n'ont convaincu personne. 1ack Goody a pris les choses sous un autre angle. Laissant de côté la question jusqu'ici insoluble de savoir pourquoi certaines sociétés ont adopté un principe de descendance patri-, matri-, ou non-linéaire pour former les groupes de parenté, et reprenant l'idée de Meyer Fortes selon laquelle les groupes de descendance (quel que soit le principe qui les engendre) sont des corporate groups, des « personnes morales» qui agissent comme un « individu collectif», Goody a posé la question des raisons d'être de ces sujets collectifs qui traversent les générations et transcendent la vie et la mort des individus qui les composent. a alors avancé l'hypothèse que ces groupes se sont constitués sur la base de formes diverses de propriété commune de ressources productives indispensables à la survie et au développement des sociétés tribales - territoires de chasse, de pêche, terres mises en culture par des techniques d'agriculture ou d'horticulture extensive. Or, Meyer Fortes avait récusé par avance l'hypothèse de Goody pour expliquer la formation de corporate descent groups dans les sociétés tribales : «1 maintain that it is a mistake to interprete the model of corporate descent groups to imply that productive or durable or any other form of property is the formative basis of corporate group structure in tribal society 1. » La raison qu'il invoque pour écarter les hypothèses fondées sur l'importance sociale de diverses formes de prospérité est que « les relations et les institutions de la parenté ne sont pas des variables dépendantes que l'on pourrait réduire à des contraintes relevant des institutions économiques et politiques ou étant d'un ordre secondaire par rapport à ces contraintes 2 ». Pour lui, les rapports et les institutions de la parenté ont un statut sui generis et autonome (non dépendant) dans toutes les sociétés.
n
Les rapports de descendance comme source
d~obligation à
faltruisme
Ce qui expliquerait la formation de ces groupes de descendance, ces personnes morales transcendant l'existence des personnes physiques qui en sont les membres et se succèdent génération après génération, serait le fait que les rapports de parenté partout et toujours lient personnellement les gens, « qu'ils s'aiment ou ne s'aiment pas ». Et Meyer Fortes 1. M. Fortes, «Kinship and social order : the legacy of L. H. Morgan », art. cité, p. 288. Beaucoup plus tard, Lévi-Strauss devait également, pour expliquer leur existence, caractériser comme des « personnes morales» les groupes de descendance et de résidence des Indiens de la côte Nord-Ouest qu'il avait baptisés des «maisons ». n invoquait, outre le critère économique de la propriété commune de ressources matérielles, la possession en commun de biens immatériels, blasons, titres, chants, danses, fonctions rituelles, etc. (cf. C. Uvi-Strauss, La Voie des masques, Paris, Plon, 1979, p. 175; Paroles données, Paris, Plon, 1984, pp. 192-199). 2. M. Fortes, «Kinship and social order... », art. cité, p. 283.
Fn.IATION, DESCENDANCE
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a baptisé le principe qui résume les obligations engendrées par ces liens, la force qui les habite, « the rule of prescriptive altruism, the axiom of Amity ». Bref, cette obligation à l'altruisme entre parents serait la force psychologique, morale et religieuse qui transformerait un groupe d'individus apparentés en un individu collectif, une personne morale qui les enveloppe tous, qui est présente en chacun d'entre eux tout en restant distincte. Nous ne nierons pas que l'univers des rapports de parenté soit un lieu où la solidarité, la coopération et le partage l'emportent souvent sur la concurrence, le refus de l'entraide, l'égotisme, ne serait-ce que parce que c'est dans l'univers des rapports de parenté que les enfants généralement naissent et ne survivent que grâce aux soins prodigués par des adultes qui sont, vis-à-vis d'eux, dans une relation de parenté et pour cette raison se sentent, se pensent obligés de le faire. Mais l'explication par « l'obligation à l'altruisme» est trop générale et tourne court si l'on cherche à expliquer la formation de groupes sociaux qui existent et se développent en mettant (et gardant) en commun leurs ressources tant matérielles qu'immatérielles, et en faisant que chaque génération se considère moins comme le propriétaire de ces ressources que comme leur« tuteur », dont l'obligation première est de les transmettre à son tour aux générations suivantes. TI suffit de rappeler que pendant des centaines d'années, en Occident comme en Orient, dans l'Ancien comme dans le Nouveau Monde, la terre, qu'elle soit bonne à mettre en culture ou riche en gibier, fut exclue des choses qu'un individu pouvait acheter ou vendre. TI y avait à cela des raisons profondes, qui n'étaient pas seulement morales ou religieuses, mais également pragmatiques et matérielles. Car en mettant en commun leurs ressources matérielles et immatérielles, les individus, les familles se donnaient les moyens de survivre et de se développer ensemble, même dans des contextes difficiles. TI y avait dans cette mise en commun et le refus de diviser les ressources (qui n'impliquait aucunement que leur exploitation fût collective) une force matérielle et sociale qui s'ajoutait à celle, morale, des obligations qui lient entre eux des parents. Bref, pour conclure sur ce point, disons que nous sommes d'accord avec Meyer Fortes pour dire que les rapports de parenté sont spécifiques et que leur évolution, leurs transformations aboutissent à la formation d'autres types de rapports de parenté et non pas à autre chose, à des rapports de classe par exemple. Mais transformations et évolution n'interviennent pas sous l'effet exclusif de facteurs internes. Tout en étant spécifiques, les rapports de parenté ne sont nulle part complètement autonomes, sans toutefois être mécaniquement dépendants des transformations et évolutions qui se produisent ailleurs dans la société. Cependant, ils portent toujours en eux des enjeux qui ne naissent pas de la parenté, et avant d'aborder la deuxième composante de celle-ci, les rapports d'alliance, nous voudrions donner un exemple qui nous semble particulièrement frappant de l'importance des enjeux, matériels et sociaux, inscrits dans le fonctionnement et la reproduction des groupes de parenté, et un
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
exemple des manipulations des dimensions imaginaires et symboliques des rapports de parenté auxquelles doivent parfois se livrer ces groupes pour servir leurs intérêts. Cet exemple est celui du sacrifice d'un jeune enfant chez les Mandak et les Barok de l'île de Nouvelle-Irlande en Océanie 1, sacrifice qui permettait autrefois aux membres de son lignage de s'incorporer dans le lignage de son père, et donc de changer de clan. Les Mandak et les Barok, en effet, sont des sociétés matrilinéaires divisées en deux moitiés exogames, chacune comprenant un certain nombre de matridans et de matrilignages possédant des terres, des rivières, des sites sacrés d'émergence, et des droits sur la fabrication d'objets de culte, des sculptures appelées malanggan. Tous ces biens étaient considérés comme des formes de « nourriture» que chaque clan donnait généreusement à chacun de ses membres, nourritures prolongeant celle reçue de sa mère au cours de sa vie intra-utérine. Chaque matric1an possède une enceinte où dorment les hommes du clan et un site funéraire où sont ensevelis tous les membres, hommes et femmes, du clan. Le dan, l'enceinte masculine et le site funéraire sont, dans la pensée des Mandak, comme une sorte de vaste matrice maternelle qui contient et nourrit ses membres puis les accueille en son sein après leur mort. Dans certaines circonstances, lorsqu'un matrilignage à court de terres désirait acquérir des parcelles du territoire du clan d'un homme qui avait épousé l'une des femmes du lignage, ou lorsqu'une femme coupée de son clan et venue vivre sur les terres de son mari cherchait, une fois devenue veuve, à garantir pour elle et pour ses descendants le droit de continuer à vivre dans ce même village qu'elle aurait dû quitter après le décès de son mari, dans les deux cas lors des funérailles du mari, le plus jeune des enfants du défunt était battu à mort par son oncle maternel «qui transportait ensuite son cadavre dans l'enceinte masculine de son lignage paternel et le déposait dans la fosse funéraire où gisait déjà le cadavre de son père 2 ». I:enfant sacrifié était censé revivre une nouvelle gestation imaginaire et symbolique dans le même « contenant maternel» qui avait donné naissance à son père. Par là il « renaissait» dans la mort comme un membre de son matrilignage paternel et se trouvait automatiquement possesseur d'un droit d'usage sur les terres de ce lignage. Ce droit s'étendait en même temps à sa mère et à ses descendants. Paradoxalement, c'était donc le fils qui acquérait une nouvelle affiliation lignagère post mortem et la transmettait à sa mère et à ses frères, les réengendrant en quelque sorte au sein d'un lignage différent de celui de leur propre naissance. On mesurera le caractère imaginaire de toutes ces transformations, mais aussi l'enjeu social fondamental que représente, dans cette 1. R. Wagner, Asiwinarong : Ethos. lmtlge and Social Power among the Usen Barok of New lreland, Princeton University Press, 1986, pp. 153-154. Sur le sacrifice d'un enfant chez les Mandak, voir B. Derlon, «Corps, cosmos et société en Nouvelle-Irlande», in M. Godelier, M. Panoff (dir.), La Production du corps, op. dt., pp. 163-186. 2. B. Derlon. «Corps, cosmos et société en Nouvelle-Irlande », in M. Godelier et M. Panoff (dir.), op. cit., pp. 180-183.
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société, une nouvelle affiliation de parenté, acquise ici au prix du sang d'un enfant sacrifié. Dans d'autres cas, au lieu de sacrifier l'un de ses enfants, un lignage désireux d'acquérir des droits permanents sur des parcelles du territoire d'un autre clan payait une énorme compensation en cochons et autres biens précieux. La richesse se substituait à une vie, à la vie, ce qui est au principe de tous les systèmes où des femmes ne sont pas échangées contre des femmes, ou (ce qui existe aussi) des hommes contre des hommes.
CHAPITRE IV
L'alliance et la résidence (deuxième et troisième composantes)
L'alliance : formes et principes Avec l'analyse de l'alliance et du mariage, nous entrons dans une autre zone de haute turbulence scientifique induite par la publication, en 1949, des Structures élémentaires de la parenté de Claude Lévi-Strauss. Prenant le contre-pied de la thèse de Radcliffe-Brown, dominante à l'époque, qui affirmait que l'essence de la parenté c'est la descendance, Lévi-Strauss soutenait qu'au contraire la parenté c'est fondamentalement l'alliance puisque, du fait de la prohibition universelle de l'inceste, aucun groupe de descendance ni aucune famille ne peut se perpétuer par soi-même et que tous doivent s'allier pour se reproduire. Et pour lui, s'allier signifiait l'échange entrç les hommes des femmes de leur propre groupe qu'il leur est interdit d'épouser. Bref, pour Lévi-Strauss, si l'alliance prime la descendance, c'est parce que la parenté est dans son fond échange et, plus précisément, échange des femmes entre les hommes et par les hommes. « La relation d'échange n'est pas entre un homme et une femme mais entre deux groupes d'hommes, et la femme y figure comme un des objets de l'échange 1 ». Nous ne nous interrogerons pas ici sur le problème des fondements de la prohibition de l'inceste, nous y reviendrons plus loin, mais nous rappellerons l'explication qu'en a proposée Lévi-Strauss dans le texte suivant, qui constitue bien plus qu'une théorie de la parenté puisque, selon lui, avec la prohibition de l'inceste c'est de l'origine même de la société humaine qu'il est question, du moment décisif où l'humanité s'arrache à la nature pour entrer dans la culture: Comme Tylor l'a montré il y a presque un siècle, l'explication dernière est probablement que l'humanité a compris très tôt que pour se libérer d'une lutte sauvage pour l'existence elle était acculée à un choix très simple: either marrying out or being killed out. Il lui fallait choisir entre des familles 1. C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, PUF, 1949, p. 548.
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biologiques isolées et juxtaposées comme des unités closes, se perpétuant par elles-mêmes, submergées par leur peur, leurs haines et leurs ignorances, et, grâce à la prohibition de l'inceste, l'institution systématique de chaînes d'intermariages permettant d'édifier une société humaine authentique sur la base artificielle des liens d'alliance en dépit de l'influence isolante de la consanguinité et même contre elle 1•
Selon cette approche, nos ancêtres lointains, à l'origine, ne vivaient pas en société mais en familles biologiques isolées se perpétuant par l'inceste. La nature à laquelle l'humanité devait s'arracher était celle de la promiscuité animale, de l'inceste généralisé. Cette vision avait été celle de Morgan. Elle fut aussi celle de Freud dans Totem et Tabou (1911), avant, donc, d'être celle de Lévi-Strauss (1949). 1:échange des femmes, ou le coup de force de Lévi-Strauss
Reprenons l'argumentation de Lévi-Strauss, qui lie en une même chaîne causale la prohibition de l'inceste, l'exogamie et l'échange des femmes par les hommes. L'origine des diverses règles de mariage serait à chercher du côté des diverses formes que peut revêtir cet échange. Or, cette argumentation recouvre en fait un véritable coup de force~ Car logiquement, la prohibition de l'inceste (dont, j'y insiste, on ne discutera pas encore ici le point de savoir si elle est universelle ou non) ouvre simultanément sur trois formes d'échange possibles. Soit les hommes échangent entre eux les femmes, soit les femmes échangent entre elles les hommes, soit les hommes et les femmes quittent leurs familles pour en créer de nouvelles, et dans ce cas, on ne peut pas dire que pour se marier un frère échange sa sœur ou une sœur son frère. TI n'y a plus, dans ce cas, d'échange direct entre des personnes mais dons réciproques d'hommes et de femmes entre des familles. Bien entendu Lévi-Strauss n'ignorait pas que, logiquement, ces trois· possibilités existent, mais il n'en a retenu qu'une, l'échange des femmes par les hommes, comme étant la seule qui corresponde à la réalité, et il a écarté les deux autres comme autant d'illusions que l'humanité (les femmes en particulier) prend plaisir à se faire sur elle-même. Que des lectrices, écrit-il, peut-être choquées de voir les femmes assimilées à des biens d'usage courant, objets de transactions entre opérateurs masculins, soient assurées pour leur consolation que les règles du jeu seraient les mêmes si l'on choisissait de considérer les hommes comme des objets d'échange entre des groupes féminins. En fait, quelques rares sociétés d'un type matrilinéaire très poussé ont, jusqu'à un certain point, essayé d'exprimer les choses de cette façon. Et les deux sexes peuvent se satisfaire d'une autre manière, un peu plus compliquée, de décrire le même jeu qui reviendrait à dire que des groupes consanguins, comprenant à la fois des 1. Cf. C. Lévi-Strauss, « The Family », in H. Shapiro (dir.), Man. Culture and Society, 1960, New York, Oxford University Press, 1960, pp. 261-285.
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hommes et des femmes, s'engagent à échanger ensemble des liens de parenté t •
En fait, comme nous le verrons, il existe des sociétés où les femmes échangent entre elles les hommes et d'autres, beaucoup plus nombreuses, où les familles se font don mutuellement de leurs fils et de leurs filles. Dans chacun de ces cas le jeu n'est pas le même, même si la règle du jeu est toujours celle d'un échange. Quoi qu'il en soit, pour Lévi-Strauss, la domination masculine est posée comme la condition de l'émergence de la parenté humaine et n'a jamais cessé de l'être jusqu'à nos jours. La domination masculine est un fait transhistorique, ontologique, lié à l'émergence de la capacité des hommes à parler et à penser par symboles. Car si l'on en croit Lévi-Strauss, « l'émergence de la pensée symbolique devait exiger que les femmes, comme les paroles, fussent des choses qui s'échangent 2 ». Prise dans cette logique du caractère ontologique de la domination masculine, l'une des disciples les plus proches de Lévi-Strauss, Françoise Héritier, allait même tenter de démontrer, dans VExercice de la parenté 3, que toutes les terminologies de parenté - même les terminologies de type crow, associées le plus souvent à des sociétés à groupes de descendance matrilinéaire, où les sœurs traitent leurs frères comme des fils - portent la marque de la « valeur différentielle des sexes », qui accorde plus de valeur à l'homme qu'à la femme, au frère qu'à la sœur. Que l'on nous entende bien. Nous ne nions pas l'existence de la domination masculine, mais nous ne pensons pas, contrairement à Claude Lévi-Strauss et à Françoise Héritier, qu'il s'agisse du principe constitutif de la parenté. Ce qui est constitutif c'est, du fait de la prohibition de l'inceste, l'obligation à l'échange. Mais l'échange des femmes n'est pas la condition universelle de l'alliance et de la parenté. L'échange des hommes par les femmes existe également, et nous en donnerons des exemples. Quant à la troisième possibilité, nous la voyons chaque jour se réaliser au sein des sociétés cognatiques européennes et euraméricaines où fils et filles quittent leur famille pour vivre avec ceux ou celles qu'ils ont choisis sans que les uns ou les autres aient « échangé» leurs frères ou leurs sœurs avec qui que, ce soit. Alors que la domination masculine est un fait en Europe, aux Etats-Unis et au Canada dans de nombreux domaines de la vie sociale, elle n'intervient pas ou plus dans le fait que les gens se choisissent pour se marier ou pour vivre ensemble sans être mariés (unions libres). Dès qu'ils ont atteint leur majorité civile, les individus n'ont d'ailleurs nullement besoin de la permission de leur famille pour se marier avec qui ils/elles veulent, au-delà bien entendu du petit cercle des parents consanguins et alliés très proches, interdits par la loi. Au-delà de ces interdits, les mêmes pour tous les citoyens d'un même 1. Ibid. 2. C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, op. cit., p. 569. 3. F. Héritier, L'Exercice de la parenté, Paris, Seuil, 1981, pp. 48-52.
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pays, il existe également d'autres interdits propres à des communautés particulières présentes au sein de la société, l'interdiction pour quelqu'un pratiquant une certaine religion d'épouser quelqu'un d'une autre religion par exemple. Disons quelque mots de l'échange des hommes entre les femmes, qui est une pratique réelle, même si les exemples en sont rares. C'est la règle chez les Rhades du Vietnam, les Ata Tana'ai 1 des îles Flores, les Tetum du centre de Tunor, les Negeri Sambilan 2 de Malaisie, les NagovisÎ de Bougainville, les Makhuwa 3 de Mozambique et quelques autres groupes. Toutes ces sociétés sont matrilinéaires, et la résidence y est soit matrilocale soit uxorilocale. Chez les Rhades 4 , c'est la famille de la femme qui verse une compensation, une dot, à la famille du futur époux. En lieu et place d'un bridewealth (bride = fiancée) on est confronté à un groomwealth (groom = fiancéS) composé de biens de valeur, jarres, gongs chinois, bétail. Chez les Tetum 6, les hommes passent de la maison de leur mère à celle de leur épouse, qui est construite auprès de la « grande maison» où vît la femme aînée du lignage. C'est elle qui conserve les objets de valeur de celui-ci, les objets de culte (qui sont féminins) et les reliques des hommes du lignage. Chaque maison est divisée en deux espaces, l'un intérieur, où vivent les femmes et où sont stockées les récoltes et conservés les reliques et les objets rituels, l'autre extérieur, sorte de grande plate-forme qui court devant la maison et est partagée en deux, un côté réservé aux maris, l'autre aux frères des femmes de la maison. Les maisons fonctionnent donc comme autant de groupes échangeant des frères, et l'idéal est de reproduire ces échanges bilatéraux de génération en génération. Chez les Nagovisi 7 les femmes contrôlent les terres de leur matriIignage et sont les gardiennes de ses richesses. Elles jouent un rôle important dans la gestion de la vie des villages et, avant l'arrivée des Européens et leur conversion au christianisme, elles participaient aux initiations masculines.
1. Cf. L. HoIy, Anthropo/ogical Perspeaives on Kinship, Londres, Pluto Press, 1996, p. 36. Sur les Ata-Tana'ai voir E. D. Lewis, People of the Source: the Social and Ceremonial Order of Tana Wai Brama of Flores, Dordrecht, Foris Publ., 1988. 2. M. G. Peletz, « Neither reasonable nor responsible : contrasting representations of masculinity in a Malay society .. , Cultural Anthropo/ogy, 1994 (9), pp. 135-178. 3. Cf. C. Geffray, Ni père ni mère: critique de la parenté, le cas Makhuwa, Paris, Seuil, 1990. 4. Cf. A. de Hautecloque-Howe, Les Rhades une société de droit maternel, Paris, CNRS, 1987. 5. J. Nash, « A Note on Groomprice .. , American Anthropologist, 1978, nO 80, pp. 106-108. 6. G. Francillon, « Un profitable échange de frères chez les Tetum du Sud, Timor central .. , L'Homme, 29 (1), 1989, pp. 26-43. 7. Cf. J. Nash, "Women and Power in Nagovisi Society .. , Journal de la Société des océanistes, (60) 34, 1978, pp. 119-126. 3
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La parenté n'est pas universellement fondée sur l'échange des femmes par les hommes et pour les hommes
La conclusion à tirer de tout cela est que la formule « la parenté est fondée sur l'échange des femmes entre les hommes et par les hommes» n'a pas la valeur universelle que lui prêtent Lévi-Strauss et ses disciples. Et de ce fait, la domination des hommes sur les femmes n'est pas le fondement de la parenté. S'il en était autrement, toutes les luttes menées par les mouvements féministes depuis des décennies (au départ ·dans les pays occidentaux mais aujourd'hui bien au-delà) pour faire évoluer les sociétés dans le sens d'une égalité toujours plus grande des hommes et des femmes dans la gestion des affaires publiques et de leur vie privée, toutes ces luttes qui ont tant fait progresser nos sociétés, se heurteraient à terme à la nécessité d'en passer par la destruction des rapports de parenté pour atteindre cette égalité. C'est la critique que, très tôt, Gayle Rubin avait adressée à la thèse de Lévi-Strauss dans un article qui devait avoir un grand retentissement, « Traffic in Women 1 », publié dans l'ouvrage Toward an Anthropology of Women édité par Rayna Reiter. Peut-on considérer que, une fois débarrassée de cette généralisation abusive selon laquelle la parenté serait dans son fond l'échange des femmes par les hommes et entre les hommes, une fois réduite à la proposition que la parenté repose sur diverses formes d'échange, la théorie de Lévi-Strauss soit analytiquement fondée? Grosso modo la réponse est oui, mais il faut bien être conscient que cette théorie, une fois amendée, n'a plus rien à voir avec l'autre puisque les échanges constitutifs de la parenté sont alors analysés dans une perspective différente et élargie. Car même empiriquement et analytiquement refondée, la thèse de la parenté ,comme échange ne saurait, à elle seule, constituer la base théorique générale de l'analyse anthropologique de la parenté. Elle est nécessaire pour analyser les formes d'alliance et les règles de mariage qui les expriment. Mais elle laisse de côté, ou minimise, l'importance des formes et des modes de descendance. De façon symétriquement inverse par rapport à Meyer Fortes (qui voyait dans l'alliance un aspect second et secondaire de la parenté), Lévi-Strauss a en effet marqué tout au long de son œuvre le peu d'intérêt qu'il voyait à analyser les logiques de la descendance si ce n'est, tard dans son œuvre, lorsqu'il a rapidement :exploré le concept de « maison ». C'était à l'occasion de son étude de 'J'art des Indiens de la côte Nord-Ouest des États-Unis et du Canada, •lorsque, après avoir reconstruit dans La Voie des masques 2 les liens entre les divers types de masques et les mythes et rites de ces Indiens, il avait 1. G. Rubin, .. The Traffic in Women : Notes on the "Political Economy" of Sex .. , R. Reiter, Toward an Anthropology of Women, New York, Monthly Review, 1975, pp. 157-210. 2. C. Lévi-Strauss, LA Voie des masques, op. cit.
-In
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voulu replacer cet ensemble dans le fonctionnement interne de sociétés dont la complexité avait laissé Boas en partie désarmé. Aujourd'hui, l'époque des prétentions à l'hégémonie d'une thèse sur l'autre, de la primauté de l'alliance sur la descendance ou inversement, d'une école sur l'autre est révolue. En Europe, c'est d'ailleurs l'alliance qui se délite et la descendance qui résiste. Notre époque est marquée par un pragmatisme théorique qui n'a rien à voir avec un quelconque éclectisme. Le pragmatisme consiste à bien connaître les théories, à ne pas simplifier les faits analysés pour les forcer à correspondre à telle ou telle thèse, à savoir isoler les hypothèses qui, au sein d'approches théoriques très diverses et opposées, se sont révélées capables d'éclairer certains faits, et à savoir combiner ces hypothèses pour expliquer d'autres faits plus complexes encore, sans prétendre tout expliquer. C'est dans ce contexte que nous nous proposons d'examiner quelques fonnes d'échange et de passer au crible le concept même d'échange. Reformulons le point de départ de cet examen. Il semble largement établi que, du fait de la prohibition de l'inceste, la reproduction des rapports de parenté et la perpétuation des familles et des groupes de descendance (là où ceux-ci existent) imposent aux individus des deux sexes de trouver ({ hors de chez eux» des partenaires de l'autre sexe avec lesquels ils établissent des formes d'union socialement reconnues, qui assureront la reproduction de ces rapports et la perpétuation de ces groupes. Précisons que le « hors de chez eux» peut varier du très proche au très lointain, puisque l'interdit de l'inceste peut s'arrêter aux consanguins et aux alliés les plus proches de la famille de naissance d'un individu, ou s'étendre au"delà des frontières d'un lignage, jusqu'à tous les membres d'un clan si celui-ci est réellement exogame, ou même jusqu'aux cousins du troisième degré dans certaines sociétés cognatiques d'Océanie, à Tuamotu 1, aux îles Cook 2, à Anuta 3 ou en Malaisie chez les Iban 4 et leurs voisins, et finalement jusqu'au septième degré dans la parentèle (comme l'Église catholique avait tenté de l'imposer aux sociétés chrétiennes d'Occident entre le vme et le xme siècle). Rappelons encore que le mariage est l'une des formes d'union socialement reconnues mais n'est pas la seule, même si elle est la plus fréquente, et que par ailleurs, lorsqu'il existe dans la même société plusieurs formes de mariage, elles n'ont jamais le même statut, certaines d'entre elles n'impliquant aucune forme d'échange, le mariage avec une captive par exemple. 1. P. Ottino, Rangiroa, parenté étendue, résidence et terres dans un atoll polynésien, Paris, Cujas, 1972. 2. J. Huht, «The culture of gender in Pukapuka : Male, female and the Mayakitanga sacred maid ", The Journal of the Polynesian Society, 86 (2), 1977, pp. 183-206. 3. R. Feinberg, « Kindred and alliance in Anuta Island », The Journal of the Polynesian Society, 88 (3), 1979, pp. 327-348. 4. D. J. Freeman, «The family of Iban of Bomeo », in ]. Goody (dir.), Tbe Development Cycle in Domestic Groups, Cambridge University Press, 1968.
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Les échanges qui nouent une alliance matrimoniale se présentent comme des dons le plus souvent réciproques. Ces dons prennent la forme soit de l'échange de personnes contre des personnes, soit de l'échange de biens et de services contre une personne. Dans le second cas, une certaine quantité de richesses est rassemblée par la famille de l'homme et transférée à celle de la femme (bridewealth), ou rassemblée par la famille de la femme et transférée à celle de l'homme (groomwealth). On peut également, comme chez les Vezo, être en présence de deux groupes, dont l'un donne à l'autre l'un de ses fils quand l'autre lui donne l'une de ses filles, l'homme et la femme étant considérés comme «équivalents » et leurs enfants comme mélangeant en eux, sans qu'on puisse les disjoindre ni les distinguer, ce qui vient de leur père et ce qui vient de leur mère 1. Enfin, il existe, comme c'est le cas en Inde, des alliances sans contredon, qui consistent dans le don d'une jeune fille vierge à la famille de son futur époux, à quoi s'ajoute l'obligation d'un don de richesses, une dot. Celle-ci doit être la plus importante possible pour témoigner du statut social de la famille de la fiancée et fait souvent l'objet de transactions entre les deux familles. 1:échange de personnes contre des personnes
Analysons le premier cas, celui de l'échange de personnes contre des personnes, en prenant l'exemple de l'échange direct de sœurs, réelles ou classificatoires (cousines parallèles patrilatérales par exemple), entre deux hommes, échange qui scelle une alliance entre les deux lignages auxquels ces hommes et ces femmes appartiennent.
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Donneurs supérieurs aux preneurs
Nous en avons déjà donné un exemple en analysant la forme dominante de mariage chez les Baruya, le ginamaré, qui est précisément un échange de sœurs entre deux hommes et deux lignages patrilinéaires. Nous sommes dans une logique de don et contre-don réciproques, et le 1. Cf. R. Amui, «Food for pregnancy : procreation, marriage and images of gender among the Vezo of Western Madagascar .. , Social Anthropology, vol. 1 (3), pp. 227-290.
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point important à comprendre ici est que le contre-don d'une femme n'annule pas la dette que chacun des hommes (ainsi que leurs lignages) a contractée vis-à-vis de Pautre en recevant de lui une sœur comme épouse. De sorte qu'au terme de ces échanges réciproques les deux hommes et leurs lignages se retrouvent dans une position équivalente : chacun est, vis-à-vis de Pautre, à la fois son créditeur et son débiteur. Chacun crée une obligation chez l'autre en tant que donneur de femmes, et est son obligé en tant que preneur. Chaque lignage se retrouve donc vis-à-vis de l'autre dans deux rapports opposés, mais le cwnul de ces deux inégalités inverses rétablit en fait l'égalité de leur statut au sein de la société (ce qui suppose l'existence d'un code de valeurs commun à tous les membres de celle-ci pour juger de ce statut). A partir de cette alliance scellée par un double mariage, vont désormais circuler entre les deux beaux-frères et les deux belles-sœurs, comme entre leurs deux lignages, des flux de biens et de services qui seront échangés tout au long de la vie de ces couples et maintenus par leurs descendants. Après plusieurs générations, les dettes se seront éteintes et des alliances de mariage pourront se nouer de nouveau entre les mêmes lignages.
Des dettes qu'un contre-don n'annule pas Pourquoi la dette engendrée par le don d'une femme n'est-elle pas immédiatement annulée par le contre-don d'une autre femme? Au terme de cet échange, chacune a pris la place de l'autre sans cesser cependant d'appartenir à son lignage d'origine. Si le contre-don n'efface pas la dette, c'est précisément parce que la personne « donnée» n'a pas été disjointe du lignage qui la donne. Elle a été « donnée » sans être vraiment aliénée par ceux qui la donnent et qui ne cessent pas d'avoir des droits sur elle (et sur ses descendants). Par cet échange, une femme a pris la place d'une autre et emporté avec elle son identité d'origine. Cette permutation réciproque de personnes et de places est en fait l'acte qui produit le rapport d'alliance entre les membres des deux lignages. Ces déplacements de personnes, cette production de nouveaux rapports entre elles, entre leurs groupes de naissance (ou d'adoption), sont induits par la pression sociale fondamentale qu'est l'interdiction pour un homme d'épouser sa sœur, pour une femme d'épouser son frère. La source de l'échange des sœurs - mais ceci vaut tout autant dans le cas de l'échange des frères - gît bien dans la force contraignante de la prohibition de Pinceste. Quelques remarques doivent être ajoutées pour pénétrer plus avant dans la logique de ces échanges de personnes. Les personnes « données» ne sont pas aliénées. Elles conservent leur identité d'origine et elles ne sont pas complètement détachées de leur lignage d'origine. Elles en sont séparées. Elles ne sont pas des marchandises qu'on aliène et qui passent de la main du vendeur à celle de l'acheteur qui en disposerait comme il l'entend. Ce qui est donné, cédé, ce sont des droits sur les personnes, droits à leurs services domestiques, sexuels, économiques, et à leurs
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capacItes reproductrices. Mais n'oublions pas que, dans le cas des sociétés matrilinéaires, les enfants d'une femme appartiennent à son propre lignage et non à celui de son mari. Par ailleurs, quand deux personnes (deux honunes ou deux femmes) sont échangées l'une contre l'autre, l'échange est celui de deux êtres dont la « valeur ». est a priori jugée équivalente par leurs lignages et par la société. La socialisation, l'éducation des enfants sont là pour faire en sorte que les garçons sachent chasser, défricher la forêt, combattre, etc., que les filles sachent cultiver la terre, élever leurs enfants, prendre soin des cochons, produire leurs vêtements. Et à tous on demande de se comporter en adultes responsables qui ne créeront pas de conflits, toujours menaçants pour les familles et la société. Mais la meilleure éducation ne garantit jamais qu'une femme ne sera pas stérile (ou un homme), que ses enfants survivront, etc. l • n faut insister sur le fait que, par ce don et ce contre-don de femmes, les deux lignages se retrouvent mutuellement endettés l'un vis-à-vis de l'autre et se sentent dès lors obligés, leur vie durant, de s'échanger des services, de partager les barres de sel qu'ils produisent, la viande des ,ochons qu'ils abattent, de s'inviter l'un l'autre à s'associer pour ouvrir un nouveau jardin dans la forêt et le cultiver en commun. Ces dons réciproques de biens et de services, cette assistance mutuelle en cas de conflits dans le village matérialisent la dette qu'ils ont contractée en . recevant chacun de l'autre une femme qui allait leur permettre de se perpétuer (indépendamment de ce qui, dans la personne d'un enfant, est censé provenir de son père ou de sa mère). Ces dons ne sont donc en rien une compensation matrimoniale, un bridewealth. n est important également de revenir sur le fait que de nombreuses lociétés, tels les Baruya, qui pratiquent massivement l'échange direct des femmes, s'interdisent de renouer les mêmes alliances avant plusieurs générations. Un fils ne peut reproduire le mariage de son père et prendre femme dans le lignage de sa mère. Deux frères ne peuvent prendre femme dans le même lignage, et encore moins épouser deux sœurs. Ces interdits empêchent la constitution de groupes formés de deux lignages ou de deux clans qui se reproduiraient ensemble et s'isoleraient par là du reste de cette société, du moins au point de vue de l'exercice de la parenté. Ces interdits contraignent donc chaque lignage à multiplier les alliances et font que chacun d'entre eux est à la fois le point de départ et le point .d'arrivée de plusieurs chemins d'alliance qui, malgré leur expansion .possible, ne peuvent jamais s'étendre jusqu'à inclure tous les lignages de 'tous les villages de leur société. Pour qu'un système d'échange inclue en ,Lln seul réseau tous les membres d'une société, il faut que ceux-ci soient répartis dès leur naissance en catégories distinctes qui s'intermarient :àelon des règles qui contraignent chacun, selon la catégorie à laquelle il ou elle appartient (moitié, section, sous-section), à choisir son conjoint 1. Chez les Baruya, comme dans beaucoup d'autres sociétés, seules les femmes peuvent ftre stériles, jamais les hommes.
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exclusivement dans une autre catégorie, toujours la même, et reproduise alors de génération en génération les mêmes alliances. Cette logique est celle des systèmes australiens ou de certains systèmes amazoniens que nous examinerons plus loin. Un dernier point: le principe de l'échange direct des femmes, de sœurs réelles et/ou classificatoires, trouve ses limites dans le fait que le nombre des « sœurs » échangeables est toujours limité et que, pour que tous les hommes trouvent épouse, il faut que soit interdite ou fortement limitée la possibilité pour certains d'entre eux, les aînés par exemple, d'échanger toutes leurs sœurs à leur seul profit, condamnant leurs frères cadets au célibat prolongé et à des mariages tardifs ou avec des veuves. Mais ce verrou de l'échange direct saute lorsqu'on cesse d'échanger des personnes et que l'on donne des biens, des richesses en échange d'une personne. Le caractère de l'échange, ses limites deviennent alors complètement différents. D'un côté on a une femme ou un homme, des personnes concrètes, de l'autre des richesses, des objets de valeur (coquillages, bijoux, etc.) ou des biens (bétail, cochons, etc.) que l'on peut produire ou se procurer par le biais du commerce ou d'autres façons. D'un côté on a des personnes, de l'autre différentes sortes de «choses» qui fonctionnent comme des substituts de personnes.l1équivalence entre les deux termes de l'échange prend alors un caractère nouveau, beaucoup plus abstrai! que dans la formule de l'échange de personnes pour des personnes. A partir du moment où des personnes (hommes ou femmes) sont échangées contre des richesses, une véritable économie politique de la parenté apparaît. Les richesses procurent des femmes, les femmes procurent des richesses par les dots qu'elles font entrer dans leur lignage et par leurs activités productives au sein du lignage de leur mari, etc.
1.:échange de richesses contre des personnes Pour illustrer ce changement de logique dans la pratique des alliances et dans le fonctionnement des sociétés, nous prendrons l'exemple des Melpa, un vaste ensemble de tribus dont les territoires entourent le mont Hagen, au cœur des hautes vallées de la Nouvelle-Guinée. Les Melpa sont célèbres pour leur système d'échanges compétitifs cérémoniels -le moka -, qui opposaient les clans entre eux et les tribus entre elles au niveau de toute une région à l'occasion de vastes redistributions de cochons et de coquillages (goldlip pearl-shells) qu'ils allaient échanger contre des cochons, des fourrures de marsupiaux, etc., auprès des tribus vivant plus au sud. Celles-ci se les étaient elles-mêmes procurés par le biais d'échanges avec les tribus vivant sur les côtes du golfe de Papouasie. La pratique du moka consistait, comme le potlatch des Indiens Kwakiutl, à donner plus que l'autre clan ne pourrait rendre, ou à lui rendre plus que ce qu'il avait donné, le but étant de mettre les autres en état de dette et de leur faire reconnaître leur infériorité en matière d'accumulation et de redistribution des richesses. Comme on le devine, cette escalade dans la générosité était politiquement intéressée. Elle grandissait le nom des
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clans les plus riches et les plus généreux, elle faisait connaître, bien audelà du territoire de leurs tribus, le nom des Big Men qui avaient su rassembler toutes ces richesses par leur capacité à les produire et/ou à convaincre leurs parents et leurs alliés d'engager à leurs côtés leurs richesses en cochons et en coquillages dans la même aventure. Or, dans ce contexte des sociétés à Big Men de Nouvelle-Guinée, l'échange direct des femmes, tout en étant connu dans son principe, n'était pas pratiqué et était même, chez les Mendi, explicitement interdit. Céchange de richesses contre une femme était la règle générale pour sceller une alliance de mariage. Par exemple, chez les Melpa, quand un accord était conclu entre deux lignages pour unir deux de leurs enfants, commençaient les négociations pour fixer le montant de la compensation matrimoniale dont le montant serait versé en plusieurs étapes. Nous les résumerons en nous appuyant sur les remarquables analyses qu'en ont proposées Andrew et Marilyn Strathem 1. Dans un premier temps, le lignage du fiancé présente à celui de la fiancée un certain nombre de biens qu'il a l'intention de lui donner. Dans un second temps, ces biens sont formellement donnés à la famille de la femme, qui donne d'autres biens en échange. Les hommes font de grands discours tandis que la viande d'un certain nombre de porcs apportés par le lignage du fiancé est redistribuée et mangée. La famille de la femme donne au couple un certain nombre de cochons vivants, qui constituent le point de départ du troupeau qu'ils élèveront plus tard et qui permettra au couple de faire des dons de cochons au lignage de la femme.
Pour la tête et pour le vagin de la femme Au cours de ces cérémonies, un certain nombre de coquillages sont échangés entre les deux groupes, et d'autres sont donnés à la famille de la fiancée sans retour. Plusieurs de ces coquillages sont appelés peng pokla, ce qui signifie « couper la tête» de la jeune fille, c'est-à-dire en fait la séparer de son lignage, une séparation qui n'est jamais complète. Un certain nombre de cochons sont également donnés sans retour attendu. Plusieurs de ces cochons sont décrits comme kem kng, « pour le vagin de la fille ». Un cochon particulièrement gros est dit mam peng kng, « le cochon pour la tête de la mère» de la jeune fille. Un autre est donné par la famille du fiancé au père de la fiancée. Si l'on analyse ces échanges, il apparaît qu'ils se composent de trois éléments. Des échanges réciproques de coquillages et de cochons en 1. A. J. Strathern, The Rope of Moka. Big Men and Ceremonial Exchange in Mount Hagen. New Guinea, Londres, Cambridge University Press, 1971; cc The central and the contingent: Bridewealth among the Melpa and the Wiru », in J. L. Comaroff, The Meaning of Marriage Payments, Londres, Academie Press, 1980, pp. 49-66; A. J. Strathern et M. Strathern, « Marriage among the Melpa », in Pigs. Pearl-shells and Women, R. Glasse et M. Meggitt (dir.), Englewood CliHs (NJ), Prentice Hall, 1969. M. Strathern, Women in Between : Female Raies in a Male World : Mount Hagen, New Guinea, Londres, Seminar Press, 1979.
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quantité et qualité plus ou moins équivalentes (avant l'arrivée des Européens, un cochon vivant était échangé contre deux coquillages) entre les deux parties, destinés avant tout à établir leur alliance. Une deuxième série de coquillages et de cochons est donnée pour détacher partiellement la femme de son propre lignage et du lignage de sa mère, et tran~férérer à celui du mari des droits sur les services sexuels et les capacités reproductrices de la femme. Enfin, la famille de la femme fait don au couple d'un certain nombre de cochons qui constituent les premiers éléments d'un troupeau dont l'expansion dépendra avant tout du travail de cette femme, mais dont les produits seront utilisés par le mari pour participer aux échanges moka et faire face aux diverses situations (funérailles, initiations, etc.) qui exigent des contributions en viande de porc. En dotant eux-mêmes leur fille de ce « capital productif », les membres de son lignage s'imposent comme le premier partenaire du futur couple dans le moka. De ces trois éléments, le premier dit la volonté de s'allier, le deuxième vise à acquérir des droits sur les services d'une personne lorsque celle-ci quittera son lignage et son village pour s'en aller vivre dans ceux de son époux, le troisième est une sorte de dotation du couple par les parents de la fille en moyens de production (cochons), afin de leur permettre de s'insérer rapidement dans la compétition des dons et contre-dons entre clans, entre tribus, entre Big Men qu'est le moka, et dans laquelle le lignage de la femme désire devenir un partenaire privilégié de celui de l'homme. Ce troisième élément, on l'a compris, n'est pas une dot (au sens de dowry) que le lignage de la femme donnerait à celle-ci pour lui assurer une autonomie matérielle dans sa nouvelle famille, et qu'elle pourrait reprendre en cas de divorce, comme c'était le cas de la dot des parents à leur fille dans les sociétés du pourtour méditerranéen. Enfin, il faut noter que jamais la terre ne figure dans ces dotations. Les terres des lignages restent indivisibles. Lorsque la terre est divisible et qu'une partie d'un patrimoine foncier se détache de la famille au moment du mariage des filles pour entrer dans la dot, on a affaire à une tout autre logique et à d'autres stratégies matrimoniales, comme l'ont montré les travaux de Jack Goody et de Tambiah 1 sur la dot (dowry) et la dévolution des biens en Europe et en Orient, puis les discussions 2 qu'ont suscitées leurs hypothèses. Deux remarques s'imposent. On voit clairement, dans l'exemple des Melpa, que la circulation des biens liés à une alliance de mariage peut s'insérer dans des systèmes d'échange plus vastes dont la raison d'être est la compétition pour le prestige, la renommée, bref, le gain d'un rang dans une configuration politique. I..?intention qui se manifeste à 1. J. Goody et S. J. Tambiah, Bridewealth and Dowry, Londres, Cambridge University Press, 1973; J. Goody, Production and Reproduction : a comparative Study of the Domestic Domain, Londres, Cambridge University Press, 19n, pp. 6, 13. 2. D. O. Hughes, « From Brideprice to Dowey in Mediterranean Europe ", Journal of Pamily History, vol. 3, 1978, pp. 262-296.
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l'occasion d'une partie de ces dons n'est pas seulement de compenser par les richesses le don de la femme, mais de transformer des alliés par le mariage en partenaires dans le moka. En fait, chez les Melpa, le mariage n'est pleinement établi que lorsque les groupes et les individus qui se lient ainsi se transforment en partenaires dans le moka et rivalisent entre eux tout en coopérant. Les alliances, les jeux de la parenté sont donc ici subordonnés à la perpétuation d'un vaste réseau d'échanges politico-cérémoniels compétitifs fonctionnant selon une logique du potlatch, et à l'élargissement de ce réseau, soit des dizaines et des dizaines de clans et des milliers d'individus, bref, de rapports qui relèvent d'un autre ordre que la parenté, celui du politique. On comprend par cet exemple pourquoi, dans les sociétés à potlatch, le mariage ne saurait reposer, sauf exception, sur l'échange direct des femmes. Celui-ci risquerait de bloquer la compétition entre les groupes dans les dons et contre-dons de richesses qui donnent accès à des titres, des rangs, des fonctions qui sont en nombre limité, bref, à du pouvoir et à de la renommée 1. Plus important encore, l'équivalence entre les termes de l'échange dans le cas de l'échange de richesses pour une personne n'a rien à voir avec l'équivalence postulée quand on échange des personnes contre d'autres personnes. Même si les sociétés s'efforcent de fixer des limites à la quantité de richesses données pour une femme (ou un homme) et d'établir un taux moyen d'échange, il n'existe aucun critère objectif qui justifierait que l'on donne six grands coquillages et trois cochons pour le « vagin» d'une femme plutôt que quatre coquillages et deux cochons. La nature des « choses » données et leur quantité traduisent avant tout le rang et le statut des groupes qui s'allient par un mariage. Aujourd'hui, en Nouvelle-Guinée, un mariage avec la fille d'un Big Man ou d'un député régional à l'Assemblée nationale peut donner lieu à des dots et des redistributions de plusieurs centaines de cochons vivants ou morts (dont une partie est achetée dans des fermes d'élevage industriel avec l'argent que rapportent les ventes du café 2 ), auxquels parfois s'ajoutent une Toyota ou un camion Nissan et plusieurs dizaines de milliers de kina en cash. I!inflation des dots, constatée aussi bien en Océanie qu'en Afrique ou en Asie, est la conséquence directe de l'insertion toujours plus grande des sociétés dans l'économie de marché, locale et mondiale. Cette intégration entraîne la généralisation de l'usage de la monnaie dans des échanges 1. C'est ce que font les Mendi, un autre groupe des Highlands de Nouvelle-Guinée, qui interdisent l'échange direct des femmes parce qu'il empêcherait des alliés par le mariage d'être des rivaux dans les grands échanges cérémoniels. (Cf. R. Lederman, What Gifts Engender. Social Relations and Politics in Mendi, New York, Cambridge University Press, 1986.) Mais les Melpa comme les Mendi gardent toujours en mémoire le compte du nombre de femmes qu'ils ont données à d'autres dans et font en sorte que la balance avec le nombre de femmes qu'ils en Ont reçues soit à moyen terme relativement égale. 2. Cf. C. Gregory, Gifts and Commodities, LondreslNew York, Academic Press, 1982.
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sociaux traditionnellement non économiques (tels les rituels), et accentue et multiplie les différences de richesse entre les individus et entre les groupes de parenté, qui constituent toujours une composante importante de la structure sociale des groupes territoriaux locaux. C'est dans ce mouvement que l'on peut assister au développement d'un yéritable traffie of women, phénomène qui n'existe pas dans le cadre de l'échange de deux sœurs entre deux hommes et leurs lignages 1. Le paiement d'une dot au moment du mariage ne signifie pas que la dette du lignage preneur de femmes soit éteinte à l'issue de la cérémonie, si celle-ci existe. D'autres «paiements» seront dus, par exemple au moment de la naissance de chaque enfant qu'aura le couple. C'est le cas chez les Wiru et les Daribi de Nouvelle-Guinée, des sociétés qui ne sont pas insérées dans des systèmes compétitifs régionaux, telle moka, mais où le père de l'épouse et son lignage sont censés rituellement contrôlet; sa vie durant, la fertilité de leur fille. Chaque enfant qui naît est conçu comme un nouveau don fait au lignage du mari qui s'ajoute au don initial de sa mère. Sur la base de cette représentation (imaginaire) du processus de reproduction de la vie, un flux de dons accompagne ainsi la naissance, le mariage et la mort des individus. La dot n'est ici que le premier élément d'une chaîne de dons inaugurés par une alliance de mariage et qui vont scander la vie des individus qui naîtront de cette alliance, de leur naissance à leur mort - et au-delà 2 • Le cas de rlnde, où les preneurs sont supérieurs aux donneurs Mais il est de très nombreuses sociétés où ce sont les preneurs de femmes qui sont supérieurs aux donneurs. Pour que le mariage se fasse, il faut que les donneurs proposent en plus de leur fille une dot (dowry et non plus bridewealth) aux parents du fiancé, qui peuvent en accepter ou en refuser le montant et la nature. Il faut souvent aussi que la jeune fille soit vierge. Cette « valeur » attachée à la virginité des femmes n'est pas un fait universel, mais il est dominant dans l'aire eurasiatique et se retrouve sous des formes variées comme un principe du christianisme, 1. li est à noter que, dans de nombreuses régions du monde, les autorités coloniales occidentales, françaises, anglaises, etc., sont intervenues pour faire cesser le mariage par échange direct des femmes et lui substituer le mariage avec dot. Elles considéraient que la femme était traitée comme un objet dans le premier cas, et avec plus de respect dans le second. De même qu'elles abolirent (tardivement) l'esclavage, elles s'opposèrent au mariage par échange de femmes. Un exemple très clair est celui des Tiv, une population du Nigeria et du Cameroun, qui pratiquaient l'échange direct des sœurs, fait rare en Afrique, et qui l'abandonnèrent sous la pression des administrateurs britanniques (et de leurs épouses). Cf. P. Bohannan, The Tiv of Central Nigeria, Londres, International African Institute, 1953, et cr Marnage in a Cbanging Society,., Man, 14, pp. 11-14. Voir aussi L. de Sousberghe, cr Cousins croisés et descendants: les systèmes du Rwanda et du Burundi comparés à ceux du bas Congo", Africa, 35, pp. 369-421. 2. R. Wagner, cr The corse of souw : principles of dan definition and alliance in New Guinea,., Chicago, The University of Chicago Press, 1967.
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de l'islam, de l'hindouisme - mais aussi de la société chinoise tradition:"elle. La femme porte alors dans son corps l'honneur et le statut de sa famille. Nous prendrons pour exemple l'Inde brahmanique 1. Pour être plus précis, en Inde, ce rapport de supériorité des preneurs :iur les donpeurs est attaché à la forme du mariage que doivent pratiquer les membres de la caste la plus pure, la plus élevée de la société tndienne 2, celle des brahmanes. Pour eux, le mariage idéal est celui du ~on par un père de sa fille vierge et richement dotée à un homme appartenant à une famille de rang et de statut supérieurs ou équivalant à ceux de sa propre famille. Et ce don, pour être source de mérite, dans cette ~ie et au-delà, doit être gratuit, sans attente de retour, sans contre-don ~e la part du gendre et de sa famille. Ce type de mariage est déjà décrit dans les textes sanskrits normatifs du Manava-dharma-sastra, dits « Lois de Manu », dont la rédaction s'est 6tendue sur plusieurs siècles (probablement entre le ne siècle av. }.-C. et le ne siècle ap. J.-C., c'est-à-dire à une époque de confrontation avec le bouddhisme qui se répandait alors en Inde et poussait les brahmanes à consigner par écrit leurs traditions). Cette forme de mariage, le don d'une jeune fille vierge et dotée, est ensuite devenue une norme qui s'est itendue à d'autres castes à travers le mouvement de sanskritisation 3 de la société indienne et d'hindouisation de multiples sociétés locales, tribales, qui peu à peu sont entrées dans le système des castes ou ont continué d'exister en dehors de lui, mais en étant soumises à son influence 4 • Les textes du Dharma-sastra ne mentionnent pas seulement cette . forme de mariage. Ds en énumèrent sept autres et classent le tout en deux groupes de quatre. Aux premières ils réservent le titre de «Dharmya», c'est-à-dire « conformes au Dharma », donc vertueuses et ajoutant des mérites à ceux qui les pratiquent. Le second groupe désigne par des termes qui font référence à des esprits mauvais, ennemis et rivaux des dieux, quatre formes de mariage reposant soit sur l'intérêt (l'acceptation d'un bridewealth, d'une compensation matrimoniale pour le don d'une jeune fille), soit sur le désir de deux individus qui se choisissent sans y être autorisés par leurs pères, soit sur la violence (l'enlèvement d'une femme), soit sur la fraude. Bref, nous sommes en présence de huit formes de mariage qui vont de la plus pure, la plus vertueuse et la plus désintéressée, à la plus immorale et la plus impure. Mais même si les 1. Je m'appuie largement, pour l'analyse des fonnes de mariage en Inde, sur un texte très riche de 1. Fezas, cc La dot en Inde : des textes classiques aux problèmes contemporains », Annales de Clermont, vol. 32, 1996, pp. 183-202. 2. Et donc la caste la plus exposée, la plus susceptible d'être victime de pollutions. 3. Voir l'exemple remarquable de la sanskritisation du culte de la déesse Pattini au Sri Lanka, analysé par G. Obeyesekere dans The Cult of tbe Goddess Pattini, Chicago, University of Chicago Press, 1984. 4. n faut rappeler que dans la tradition hindoue, le mariage a un triple but: réaliser le dbarma (devoir religieux); produire une progéniture, c'est-à-dire pour une femme donner un fils à son époux; enfin, jouir du plaisir amoureux (le rabl. Mais le plaisir sexuel, qui n'est ni nié ni condamné (voir le Kamasutra), est subordonné au devoir.
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quatre dernières formes s'opposent aux quatre premières, toutes cependant sont considérées comme des formes de mariage. Nous reviendrons plus loin sur cette liste et sur les principes qui l'établissent, après avoir tenté de dégager les principes et les valeurs, les représentations, qui fondent dans la tradition hindoue la supériorité des preneurs de·femmes sur les donneurs. L'explication est à chercher du côté des représentations du statut du fils et de la fille, donc de l'homme et de la femme dans la tradition hindoue. Selon cette tradition, un homme, à sa naissance, est triplement endetté - à l'égard des dieux, à l'égard des sages originaires (les sri) qui ont «vu» le Veda, et à l'égard des « Pères». Un homme doit donc aux dieux des sacrifices, aux sages l'étude des textes sacrés, aux Pères une progéniture - et avant tout un fils. Au cours de sa vie, peu à peu, par les sacrifices, par l'étude et par l'engendrement d'un fils, l'homme se libère de sa dette originaire. D'ailleurs, un homme doit engendrer un fils également pour lui-même, car c'est un fils qui doit à sa mort accomplir les rites funéraires et lui permettre d'entrer dans le monde des ancêtres. C'est un fils qui devra ensuite continuer pour le reste de sa vie à faire des offrandes aux mânes de sa famille. En Inde, la naissance d'un fils est donc source de joie et prétexte à réjouissances. n n'en va pas de même avec la naissance d'une fille, car celle-ci est une femme, et d'après les textes classiques, la nature de la femme est mauvaise. Le mal est en elle. Sa sexualité insatiable est dangereuse pour les hommes et pour la société. Son corps est porteur de souillure par le sang qui s'en écoule périodiquement au moment de ses règles. En outre, la femme est considérée comme peu capable de réflexion - et donc inapte à l'indépendance. Elle doit toujours être soumise aux hommes, qui ont le devoir de la garder, « y compris contre elle-même», de la guider, mais aussi de la protéger ». Son père la garde pendant son enfance. Son mari la garde pendant sa jeunesse, ses fils la gardent pendant sa vieillesse. La femme n'est pas apte au sva-tantra [pouvoir de soi, c'est-à-dire à Pindépendance]1.
Le devoir d'un père est donc de garder ses fils et de marier ses filles dès leur puberté, ou même avant. Le terme sanskrit pour mariage, « vivaha », contient l'idée d'une dissociation (vi) et d'un transfert de la maison de son père à celle de son mari. Mais la règle est aussi que, audelà d'un certain temps après ses premières menstrues, une fille échappe à l'autorité de son père et peut choisir elle-même son époux - mais elle perd alors tout droit à une dot. Elle peut néanmoins choisir de le faire, et ce sans encourir de blâme, car c'est son père et les membres de son groupe qui seront regardés comme responsables de ne pas l'avoir mariée à temps. Ce sont eux que l'opinion publique condamnera et non pas elle 1. Manu, 9, 3. Cf. J. Fezas, « La dot en Inde: des textes classiques aux problèmes contemporains ", art. cité, p. 184.
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ou son mari. Et à cette condamnation sociale s'ajoutera, pour le père, la colère de ses ancêtres, puisque ne pas marier sa fille à temps est considéré comme une faute équivalant au meurtre d'un brahmane, le crime le plus grave que l'on puisse commettre 1. La colère des ancêtres peut être telle qu'ils chercheront à s'abreuver du sang menstruel de cette fille en guise d'offrande .. C'est de ces représentations philosophico-religieuses de la femme, comme source potentielle et permanente de pollution au sein d'un ordre social et cosmique organisé sur la base de l'opposition (à multiples degrés) entre le pur et l'impur, que l'on doit partir pour comprendre la raison pour laquelle, en Inde, les preneurs sont supérieurs aux donneurs, et pour comprendre également que le don d'une jeune fille prépubère ou pubère qui n'a jamais eu de relations sexuelles avec un homme (mais pas non plus, précise-t-on, avec une femme) est considéré comme un don désintéressé - et en même temps comme un acte religieux. Mais une pièce manque pour comprendre la logique de cette pratique. Car le don est désintéressé en ce sens que les preneurs de femmes ne donnent en retour ni femmes ni richesses matérielles (bridewealth). Et pourtant, il semble que sur un plan différent, immatériel, religieux, cosmique, les preneurs font bien à leurs donneurs un contre-don, celui de prendre sur eux, de se charger de la fertilité dangereuse, source de pollutions apportées par cette jeune fille menstruée. C'est à eux, désormais, et non plus au père de cette fille, d'assumer les « mauvais augures» qu'entraînent ces pollutions et qu'apporte avec elle, dans son corps, par sa nature, la future épouse. Et c'est à eux de transformer cette fertilité dangereuse en source de vie, par le mariage et la procréation. Le mariage d'une fille est donc en même temps le transfert d'une famille à une autre, des donneurs aux preneurs, des dangers que porte cette fille dans son corps par sa sexualité. Et ces dangers sont infiniment plus grands encore si, avant de se marier, la jeune fille a eu des relations sexuelles illicites avec des hommes ou avec des femmes. Une femme détient donc dans son corps la possibilité de « porter» le rang et le statut de sa famille, de lui faire honneur ou de lui apporter le déshonneur. Sa virginité en est le moyen et l'enjeu. Et en plus d'être vierge, elle doit aussi témoigner de la richesse, du prestige et du statut de sa famille. Elle le fait en arrivant dotée, parée de bijoux et accompagnée des biens qu'on donne aux femmes à leur mariage et qui sont déjà leur part d'héritage. Ces biens sont meubles, car les biens immobiliers (la terre, les maisons) sont en Inde traditionnellement destinés aux fils et partagés entre eux à la mort de leur père. Que le don d'une vierge et de sa dot n'ait jamais été totalement un don sans retour, c'est-à-dire sans contre-don, et que ce retour s'effectuât sur un autre plan que celui du monde visible, des femmes et des richesses 1. Référence à un texte tardif, la Parasara-smrti 7-6-9 cité par 1. Fezas, article cité p. 190 qui renvoie au vol. 2, p. 444, de 1'« History of Sharma-Sartra .. par P. V. Kane. Poona, 5 vol. (1930-1962).
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matérielles, est largement vérifié aujourd'hui par les résultats d'enquêtes ethnographiques très précises, comme celles de Gloria Goodwin Raheja sur les rituels et les prestations de mariage parmi la caste dominante d'un village gujar du nord de l'Inde. Dans un livre remarqué, intitulé The Poison in the Giftl, elle a mis en évidence l'importance d'un ensemble d'actes rituels par lesquels les preneurs de femmes agissent dans l'intention explicite d'assurer le bien-être de leurs donneurs, en prenant en charge les augures néfastes qui accompagnent le transfert d'une femme au sein de leur famille, mauvais augures liés au fait que, lors d'un mariage, les esprits des ancêtres et les divinités familiales sont présents pour se mêler aux vivants et s'assurer de l'observance des règles. Chez les Gujar - mais ceci n'est pas le cas dans toute l'Inde -la famille de l'époux, par d'autres actes rituels, transfère à son tour aux brahmanes qui la servent dans ces cérémonies une partie des impuretés et des fautes engendrées par l'acte de recevoir en don une femme vierge et menstruée (kanya dan). C'est finalement sur le brahmane que convergent les impuretés du monde, et pour cela il reçoit biens et prestations 2 • Le don d'une fille vierge et dotée à un brahmane était d'ailleurs, selon les textes du Dharma-sastra, la seconde des quatre formes de mariage dharmya, mariages qui sont preuves de vertu et sources de mérites pour le père de la jeune fille et sa famille. Elle est désignée sous le terme « daiva », mot dérivé de deva, les dieux, et consiste, pour un homme riche qui s'engage dans un cycle de grands sacrifices, à donner l'une deses filles au brahmane qui accomplit pour lui ces sacrifices. Le don de sa fille s'ajoute alors aux dons matériels et aux prestations qui, normalement, vont à un prêtre pour remplir cet office. Sans vouloir le moins du monde suggérer que les formes de mariage pratiquées dans l'Inde d'aujourd'hui correspondent aux huit formes inventoriées et hiérarchisées par les lois de Manu, il vaut cependant la peine de les parcourir brièvement pour tenter d'entrevoir un univers culturel et social dont nous ne sommes pas spontanément familiers. La série procède en ordre descendant à partir de la première forme que nous avons décrite, dite mariage Brahma, du nom du grand dieu créateur. La deuxième forme est le mariage Daiva. La troisième porte le nom d'Arsa, d'après le terme qui désigne les sri, les sages des origines des temps qui ont « vu » le Veda. Dans ce type de mariage, le père donne sa fille vierge mais reçoit de son futur gendre quelques têtes de bétail à utiliser dans des rites. La quatrième forme de mariage se nomme «Prajapatya », du 1. G. Raheja, The Poison in the Gift. Ritual, Prestation and the Dominant Caste in a North)ndian Village, Chicago, University of Chicago Press, 1988. 2. A ce propos, il est intéressant de rappeler que Marcel Mauss avait le sentiment que l'Inde échappait à sa théorie de CI l'obligation de rendre ». N'écrivait-il pas, dans l'Essai sur le don : «Les malins Brahmanes ont chargé les dieux et les Mânes de rendre les présents qu'on leur fait à eux.» (Voir Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. 243.) En fait, les données rapportées par G. Raheja montreraient au contraire que le don en Inde d'une femme n'est pas sans contre-don de la part de ceux qui la reçoivent. Mais celui-ci n'est pas matériel, il est cosmique et spirituel.
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nom du dieu Prajapati, dieu par excellence de la procréation. Elle est peu distincte du mariage Brahma. Viennent ensuite quatre formes placées non plus sous le signe des dieux mais sous celui des démons ou d'esprits ennemis des dieux. Le mariage Asura - terme désignant des esprits qui personnifient les forces mauvaises de la nature - par lequel un homme sollicite le don d'une femme en offrant une compensation matrimoniale (sulka) à la famille de celle-ci, et à la femme elle-même des biens qui constituent une sorte de dot au sens de douaire. Le mariage Gandharva - du nom de musiciens célestes qui accompagnent les danses des nymphes - est l'union d'un homme et d'une femme qui se désirent et s'unissent sans le consentement de leurs familles 1. Le mariage Raksasa - du nom de démons nocturnes très dangereux (raksas) - est le mariage par rapt, l'enlèvement par la force de la jeune fille à sa famille 2 • Enfin, le mariage Paisaca - du nom de démons carnivores qui rôdent autour des lieux de crémation - est celui d'un homme qui possède sexuellement une femme trouvée ivre ou endormie, et la fait sienne. sous LE SIGNE DES DIEUX 1. mariage Brahma 2. mariage Da;va 3. mariage Arsa 4. mariage Prajapatya
SOUS LE SIGNE DES DÉMONS
1. mariage Asura 2. mariage Gandharva 3. mariage Raksasa 4. mariage PaisaC4
Plusieurs remarques s'imposent sur ces formes «démoniaques» de mariage (à propos desquelles il ne faut pas oublier que les démons, quoique inférieurs aux dieux, sont aussi de même nature qu'eux). La première, Asura, correspond à l'échange d'une femme contre des richesses, forme que l'on a rencontrée ailleurs en Mrique ou en Nouvelle-Guinée, chez les Melpa par exemple. Cette forme est également 1. Les lois de Manu ne traitent pas d'un autre mode de mariage bien attesté cependant dans la littérature épique. C'est le mode «Srayamvara .. , qui comme le mariage Gandharva repose sur le choix mutuel des partenaires. Mais le mode Srayamvara est celui des romans de chevalerie où plusieurs princes amoureux d'une même princesse essayent, chacun à force de prouesses, de la convaincre de l'épouser. Le mariage Gandharva apparaît comme la forme « démocratique» de ce mariage princie& Cf. N. Allen, .. Hindouism, strucwralism and Dumézil .. , in Journal of Indo-European Studies Monograph, 33, 2000, pp. 241-260. 2. I.:imponance du mariage par rapt dans les mythologies et les traditions épiques indo-européennes a été mise en évidence par Georges Dumézil dans un ouvrage qui fait date: Mariages indo-européens, Paris, Parot, 1979. Dumézil appuie son analyse sur des matériaux tirés des textes sanskrits, latins, grecs et scandinaves. li associe le mariage par rapt à l'exercice de la deuxième fonction, celle du pouvoir et de la force représentée par la caste des guerriers. Voir plus loin notre analyse du mariage par rapt chez les Sioux. Cf. aussi N. Allen, « Marriage by capture », The Journal of the Royal Anthropological Institute, 2000, vol. 6 (1), p. 135. R. Barnes, «Marriage by capture JO, The Journal of the Royal Anthropological Institute, nO 5, 1999, pp. 57·73. P. Sagant, « Mariage "par enlèvement" chez les Limbu (Népal) ,., Cahiers internationaux de sociologie, nO 48, 1970, pp. 71-98.
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désignée en Inde par des noms de tribus locales, comme si elle gardait en elle l'empreinte de formes d'échange matrimonial pratiquées par des groupes tribaux absorbés dans le système des castes. Mais plus intéressant encore est le fait que ce mariage est en Inde connoté négativement parce qu'il n'apparaît pas comme un don mais comme la vente d'une fille par ses parents, un don matériellement intéressé qui, de ce fait, perd son caractère de don. De cette « vente » de leur fille, le père et la mère sont tenus pour responsables à égalité puisqu'ils se partagent ensuite les biens reçus en échange de leur fille. Tout se passe comme si le don d'une femme contre des richesses était déjà, aux temps des lois de Manu, assimilé à une transaction commerciale où l'on discute le prix d'une marchandise. Cela participe d'une vision du monde et d'une hiérarchie des valeurs qui attachent un caractère de souillure au commerce, et plus généralement aux activités marchandes. Ce n'est donc pas parce que des parents disposent de leur fille sans son consentement que cette forme de mariage est condamnée. C'est parce qu'il ne s'agit pas d'un don mais d'une vente, et qu'une vente peut se faire avec quiconque offre des richesses pour une femme - qu'il soit de la même caste, ou, pis, d'une caste inférieure. Bref, selon cette optique, les rapports marchands doivent trouver leur place dans la logique de la hiérarchie des castes mais ne jamais la déborder. li faut aussi insister sur le fait que dans cette perspective, les parents d'une fille qui a été enlevée ou forcée au mariage sont toujours en droit, après coup, d'exiger une compensation matérielle, qui n'est pas un bridewealth mais la réparation d'un tort subi. Un autre fait plein d'intérêt est la reconnaissance, dans ces textes, du droit pour une femme d'épouser qui elle veut si son père ne l'a pas mariée au bout d'un certain temps après ses premières règles (mariage Gandharva)1. Elle est alors libre de le faire et n'en est pas blâmable pour autant, mais elle perd alors tout droit à une dot. Elle ne représente plus sa famille et n'a plus droit à son soutien ni à ses biens. Enfin et surtout, ces textes anciens font une place au mariage fondé sur le désir amoureux de deux personnes qui se choisissent. Bien entendu, cette forme d'union est considérée comme mauvaise parce qu'elle ne respecte pas l'autorité des pères, mais elle est acceptée comme une forme possible. C'est elle, d'ailleurs, qui depuis des siècles a nourri ~n Inde toute une littérature poétique, lyrique, «romantique» même. A notre époque, son importance dans l'imaginaire et dans les aspirations des gens n'a fait que grandir, et elle passe pour la forme « moderne», non traditionnelle de mariage, mettant au premier plan le désir et la volonté des individus - et non les intérêts et l'autorité des groupes de parenté qui continuent de poursuivre leurs stratégies matrimoniales pour se maintenir ou s'élever dans la hiérarchie des castes. De nos jours aussi, l'extrême monétarisation de la dot, conséquence 1. Voit à ce propos le beau texte de Francis Zimmerman, oc Le corps mis en scène: à propos du mariage en Inde », in M. Godelier et M. Panoff (dit.), La Production du corps, op. cit., pp. 249-268.
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d'un détournement des coutumes anciennes, a eu pour conséquence que, depuis 1961, la loi en Inde interdit aux parents d'une jeune fille de verser une dot aux parents du futur époux, sous peine d'un emprisonnement pouvant aller jusqu'à six mois et d'une amende. Par ailleurs, la loi déclare que s'il y a eu versement d'une dot, celle-ci doit aller à la femme ou servir auX nouveaux mariés pour s'établir, mais ne doit pas être versée au père du marié. Cette dot désormais interdite s'appelle vara-daksina, de vara (futur époux) et daksina (don fait au prêtre domestique pour accomplir les sacrifices des rites du cycle de la vie). En réalité, elle fonctionne comme un véritable « prix du fiancé » (groomwealth), comme un paiement exigé par les parents du futur époux pour consentir à marier leur fils. Le vara-daksina est en fait largement pratiqué et a revêtu une forme moderne liée à l'expansion des rapports marchands et monétaires. Au lieu que la jeune femme arrive chez son mari dotée des traditionnels atours féminins (or, bijoux, vêtements, etc.), c'est maintenant une somme de plusieurs centaines de milliers de roupies qu'elle doit emporter avec elle, somme que sa future belle-famille a exigée pour l'accepter comme bru. Plus que jamais en Inde, il est bon d'avoir des fils plutôt que des filles à marie& Ainsi donc, dans le mariage brahmanique, bien que les donneurs d'une fille vierge ne reçoivent ni femme ni richesse en retour, ils bénéficient cependant, sur le plan spirituel, d'une sorte de don indirect de la part de leurs preneurs, puisque ces derniers prennent en charge la pollution que porte et emporte avec elle leur fille. Mais il existe aussi des sociétés où les preneurs prennent femme sans rien donner en échange. Un exemple en est donné par les anciennes pratiques des Sioux en matière de mariage. Dans cette société, où les hommes partageaient leur temps entre la guerre, la chasse aux bisons et les grandes cérémonies rituelles, et où tous les biens matériels appartenaient aux femmes, aux épouses, la règle était de se marier à l'extérieur de la bande. Cépouse idéale était la captive de guerre, et l'adoption d'enfants ou d'adultes avait autant d'importance que la filiation. La terminologie de parenté était de type dravidien, mais il n'existait pas de terme propre pour époux ou épouse. Le mot pour se marier signifiait «enlever» (une femme), capturer. TI était d'ailleurs interdit à un homme d'adresser la parole à ses beaux-parents, qui étaient traités comme des ennemis ou l'étaient vraiment. Les sœurs vivaient sous le contrôle le plus strict de leurs frères, et c'est eux qui décidaient de leur mariage et de l'importance de la dot en chevaux et autres biens que le prétendant devait verser. Les guerriers donnaient les scalps pris aux ennemis à leurs sœurs, et c'étaient les femmes qui torturaient les prisonniers souvent jusqu'à la mort. Idéalement, le beau-frère était celui qu'il fallait tuer pour prendre sa sœur. Nous sommes aux antipodes ici des pratiques et des valeurs des Baruya, pour qui l'échange de sœurs entre deux hommes les lie toute leur vie et les entraîne dans un cycl~ d'échange de biens et de services que seule la mort peut interrompre. A la limite,
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chez les Baruya, deux beaux-frères en viennent à être plus proches, plus solidaires que deux frères. Peut-être est-ce l'importance première du vol de l'épouse, des mariages fondés sur le rapt, la prédation, qui explique que, de façon tout à fait inhabituelle, la terminologie de parenté sioux fait dériver les termes pour désigner les cousins croisés de ceux qui désignent les affins, le frère et la sœur de l'épouse. I:extérieur l'emporte donc sur l'intérieur, mais un extérieur qui est le domaine de la prédation et de la mort. C'est du moins ce qu'a tenté de montrer Emmanuel Desveaux dans un article, riche de perspectives inattendues, consacré aux difficultés de la nomenclature de parenté des Sioux 1.
Quand preneurs et donneurs sont égaux
Enfin, dernier cas possible: les donneurs de femmes ne sont ni supérieurs ni inférieurs aux preneurs. Preneurs et donneurs sont égaux. C'est le cas dans de nombreuses sociétés, dont les Vezo de Madagascar, étudiés par Rita Astuti 2 • Dans ce cas, l'échange prend la forme suivante. Les parents de la femme disent aux parents de l'homme: « Nous vous donnons notre fille, prenez-la », et les parents du jeune homme disent de leur côté : « Nous vous donnons notre fils, prenez-le. » Les deux dons s'équivalent. Or, les Vezo ont un système de parenté cogna tique où l'on se rattache à des ancêtres indifféremment par les hommes et/ou par les femmes. li n'existe donc pas, dans ce cas, d'échange de femmes par les hommes ni d'échange de frères par leurs sœurs. TI n'existe pas non plus d'échange d'une femme ou d'un homme contre des richesses (bridewealth ou groomwealth). TI existe deux dons réciproques d'individus de sexe différent par deux familles qui coopèrent pour en produire un troisième dont les membres descendront de façon indissociable de chacune d'entre elles. D'un certain point de vue, on ne peut pas dire que ces deux dons de personnes de sexe différent soient un échange. Ce sont les deux parties d'un même acte accompli en même temps par deux familles pour en créer une troisième à partir d'elles. Notons que, selon Rita Astuti, cette société ne réprime pas le sexe avant le mariage et très peu après. La femme a plus de droits sur ses enfants que l'homme. Nous résumerons tous ces cas de figure de l'alliance et les statuts accordés aux groupes partenaires dans le tableau suivant: Soit les donneurs sont supérieurs aux preneurs (anisogamie) Soit les preneurs sont supérieurs aux donneurs (anisogamie) Soit les donneurs et preneurs sont égaux entre eux (isogamie)
1. E. Desveaux, «Parenté, rituel, organisation sociale. Le cas des Sioux ., Journal de la Société des américanistes, nO 83, 1997, pp. 111-140. 2. R. Astuti, «Food for pregnancy », Social Anthropology, 1 (3), octobre 1997, pp. 277-290. Voir aussi People of the Sea. Identity and Descent among the Vezo of Madagascar, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.
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D est évident que l'obligation de verser une dot pour contracter une alliance, que ce soit le fait de donneurs et/ou de preneurs d'épouses (ou d'époux), place les jeunes gens en âge de se marier dans une situation de dépendance personnelle par rapport à leurs parents, à leurs aînés, à leur famille ou à leur lignage. En général, ces jeunes n'ont pas encore pu accumuler èux-mêmes les composantes de leur dot (bétail, coquillages, gongs, jarres, etc.). TI faut que d'autres les leur donnent pour qu'ils les donnent à leur tour. Le contrôle des aînés sur les richesses et les moyens de la reproduction sociale ne signifie pas que ceux-ci se comportent comme une « classe» qui domine les cadets et en exploite le travail, en échange de la dot qui leur permettra de trouver épouse (ou époux). Cette thèse fut soutenue dans les années 1970 par un certain nombre d'anthropologues marxistes qui se réclamaient des travaux de Claude Meillassoux 1. Ds voyaient dans le contrôle des aînés « le commencement de la hiérarchisation de la société en classes», la transformation des rapports entre aînés et cadets en rapports de patrons à clients 2 • Personne ne peut nier le fait général de la dépendance des générations cadettes par rapport à leurs aînés en ce qui concerne, selon les contextes, la transmission de la terre ou de statuts, la succession à des fonctions et la dot pour se marier. Cette dépendance signifie aussi l'existence d'un rapport d'autorité entre aînés et cadets, et des responsabilités inégales. Elle ne signifie pas nécessairement la domination ou l'exploitation. En Nouvelle-Guinée par exemple, les jeunes, au sein de leur lignage, n'ont pas que des devoirs, ils partagent avec leurs aînés des droits - droit d'utiliser plus tard les terres du lignage, droit au bridewealth nécessaire à leur mariage, droit d'être vengés par les leurs en cas d'homicide ou de compter sur leur solidarité armée en cas d'agression et de vengeance. Par ailleurs, dans les sociétés où les mérites acquis ou les richesses ~ produites par soi-même ou par sa capacité à attirer derrière soi des parents, des alliés, des amis, vous donnent autorité dans votre groupe, autorité et prestige n'appartiennent pas automatiquement aux aînés, encore moins aux plus âgés, aux « anciens », mais aux Big Men (et à :cenaines femmes qui deviennent par d'autres voies des Big Women). Le Big Man est un aîné, mais tous les aînés ne sont pas des Big Men et ~encore moins les plus âgés d'entre eux. Ce n'est apparemment pas le cas 1. C. Meillassoux, cc Essai d'interprétation du phénomène économique dans les sociétés traditionnelles d'autosubsistance,., Cahiers d'études africaines, nO 4, 1960, pp. 38-67; Anthropologie économique des Goltro de Côte-d'Ivoire, ParislLa Haye, Mouton, 1964; .. From reproduction to production », Economy and Society, 1 (1), 1972, pp. 93-105. E. Terray, Le Marxisme devant les sociétés primitives, Paris, Maspero, 1969. C. CoqueryVidrovitch, cc The political economy of the African peasantry and modes ofproduction,., in The Political Eeonomy of Contemporary Africa, P. W. Outkind et E. Wallerstein (dir.), Londres, Sage, 1976, pp. 40-46. Ces thèses ont fait l'objet de fortes critiques par d'autres marxistes, notamment Hindress et Hirst, dans Pre-capitalist modes of production, Londres, Routledge and Kegan, 1975, pp. 45-78. Voir aussi J. Comaroff, op. c;t.,
pp. 22-26.
, . 2. G. Dupré et P. P. Rey, « Reflexions on the pertinence of a theory of the history of exchange », Economy and Society, 2 (2), 1973, pp. 131-163.
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dans les sociétés africaines décrites par nombre de spécialistes, de Meyer Fortes à Meillassoux, mais l'exemple de la Nouvelle-Guinée prouve au moins que le contrôle des terres d'un lignage par des aînés n'entraîne pas automatiquement domination et clientélisme. n faut d'autres conditions pour que cela advienne, et celles-ci sont encore largement à décrire. Autre point à commenter: nous avons vu que, chez les Daribi par exemple, les dons au lignage de l'épouse ne cessent pas de toute la vie parce que le père de la femme est censé contrôler spirituellement et rituellement la fertilité de sa fille, de sorte que tous les enfants qu'elle met au monde sont en quelque sorte de nouveaux dons du lignage de la femme à celui de l'époux. C'est là une dimension culturelle reposant sur une représentation imaginaire de la source de la fécondité des femmes. Cette représentation a des conséquences sociales importantes, puisqu'elle donne une configuration particulière aux échanges entre les deux groupes alliés et entre les individus selon les positions que ceux-ci occupent dans leur groupe et dans ces échanges (époux/épouse, père/fille, beau-pèreJbeau-fils, etc.). Or, il est important de noter le caractère social et la dimension imaginaire des richesses échangées ou données sans retour pour sceller ces alliances et produire de nouveaux rapports sociaux. Car le cochon en Nouvelle-Guinée n'est pas valorisé parce qu'il est la principale source de protéines des populations des hautes terres, et donner des cochons morts ou vivants ne revient pas seulement à redistribuer une certaine quantité de viande de porc à consommer ni à faire cadeau de femelles qui feront des petits. TI en va de même du bétail chez les Nuer. Mais il en va également de même si l'on se tourne vers les objets « inanimés », qui, en plus des cochons, figurent dans les échanges, coquillages polis et décorés portés sur la poitrine des hommes et des femmes chez les Melpa, nattes décorées, qui circulent par dizaines dans les échanges en Polynésie, et dont les plus précieuses, les plus sacrées, enveloppaient hier les statues de dieux ou le corps des défunts.
Des objets substituts de personnes Tous ces objets de valeur se présentent en fait comme des substituts de personnes vivantes ou mortes. ns sont donnés, par exemple, par le lignage d'un meurtrier à celui de sa victime pour compenser cette mort et pour sauver sa vie. n est donc nécessaire de les produire (ou de les acquérir) puis de les transférer en d'autres mains pour que s'instaurent non seulement des alliances de mariage, mais aussi des alliances politiques ou des alliances avec les dieux et les ancêtres. Grâce à ces objets et à leur transfert, les individus et les groupes entrent en rapport avec d'autres, et ces rapports fondent une part de leur identité. Les objets échangés sont chargés à la fois du sens et de la force de ces rapports, investis par les significations culturelles et les enjeux sociaux de ceux-ci. ns sont donc de l'idéel et du social matérialisé dans des êtres animés ou inanimés. n vaut d'ailleurs mieux dire «êtres» que choses ou objets. Car ces «choses», qui sont des substituts de personnes, sont perçues
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comme renfermant des pouvoirs d'agir sur les personnes, donc comme étant d'une certaine manière des personnes. C'est pour cette raison qu'à l'image des personnes, humaines ou surnaturelles, certains de ces objets, coquillages, nattes, inutiles dans la vie quotidienne quand il ne s'agit que de subsister mais nécessaires pour produire une existence sociale, acquièrent un nom, une identité, une histoire, des pouvoirs. Pour donner un exemple de la complexité des significations imaginaires et symboliques dont certains coquillages étaient chargés, et qui expliquent leur emploi dans la production des rapports de parenté et des rapports politiques, mais aussi leur statut tout à la fois de richesse et de symboles du pouvoir, nous résumerons certains résultats de l'étude exemplaire qu'a donnée Jeffrey Clark 1 du symbolisme des pearl-shells chez les Wiru de Nouvelle-Guinée, qui les échangent pour « le corps » d'une épouse, « pour la peau» des enfants qu'elle met au monde, etc. Voici brièvement comment les Wiru chargent de sens un pearl-shell. Le coquillage, de couleur naturelle jaune, est frotté de poudre ocre, son bord inférieur est cerclé d'une couche de sève blanche, qui noircit rapidement. Plusieurs marques sont incisées sur son bord supérieur, et le tout est posé et exposé sur un support en écorce. Toutes ces opérations sont le fruit d'un travail délicat qui transforme un objet entré dans la société wiru, comme une marchandise troquée contre un cochon (ou achetée avec de la monnaie), en un objet non seulement chargé d'un nouveau sens, mais aussi devenu plus beau à leurs yeux - et par leurs soins. Ce sens, quel est-il? La couleur jaune est pour les Wiru une couleur féminine, associée à une substance jaunâtre qui, selon eux, se trouve dans la matrice des femmes et devient une composante essentielle du fœtus au moment de sa conception. Vocre est associé à la virilité et à la richesse, et, pour cette raison, on enduit d'ocre les pierres sacrées associées à la fertilité de la terre, la santé des humains, etc. Le blanc de la sève" est associé au sperme, et le noir est comme l'ocre associé à la virilité. Les marques incisées sur le bord dit féminin de l'objet figurent l'incision du gland d'un pénis. Bref, ces objets androgines contiennent, enfouis en eux, les attributs de la masculinité des hommes et de la féminité des femmes, essentiellement ici leurs capacités reproductives. C'est en ce sens que les objets apparemment inanimés donnés en échange ne sont pas seulement des substituts des personnes mais sont eux-mêmes des objets animés de sens et de pouvoir 2• 1. J. Clark, « Pearl-shell symbolism in Highlands Papua New Guinea with particular references to the Wiru of Southern Highlands Province lO, Oceania, 61, 1991, pp. 309339. M. Strathern, (c Subject or object? Women and the circulation of valuables in Highlands New GuinealO, in R. Hirschon (dir.), Women and Property. Women as Property, Londres, Croom Helm, 1984, pp. 158-175. Voir aussi, du même auteur, The Gender of the Gi{t, Berkeley, University of Califomia Press, 1988. 2. Malinowski décrit dans les Argonauts of the Western Pacifie (Londres, Routledge, Kegan, 1922, pp. 89, 513-514) combien il a mis de temps à comprendre pourquoi des • objets» inutiles et laids « étaient pour les gens des Trobriand le véhicule d'associations sentimentales importantes et la source d'émotions qui inspiraient la vie et préparaient • mourir JO.
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Il en allait de même chez les Nuer qui, selon Evans-Pritchard, s'efforcent de définir toutes les relations sociales en termes de bétail. Au cours de leur initiation, les jeunes hommes reçoivent en don des animaux qu'ils soigneront toute leur vie, une vie qu'ils passeront dans une société où pratiquement tous les rapports sociaux exigent, pour se produire ou se maintenir, diverses formes de transfert de bétail l . On comprendra que, dans ces conditions, se crée entre les hommes et leur bétail une identification telle que lorsqu'ils donnent des animaux, ils donnent une part d'eux-mêmes. En aliénant une partie de leur troupeau pour acquérir une épouse, les hommes détachent de leur lignage une partie d'euxmêmes en attendant que leurs épouses détachent de leur corps et de leur lignage les enfants qu'elles mettent au monde. Mais le lignage du mari ne s'appropriera ces enfants que si ce dernier a payé la dot à ses alliés. Sinon, ils appartiendront à l'homme qui en aura versé le montant à la place du mari. C'est cet homme qui deviendra alors le père social des enfants que la femme mettra au monde. Cépoux n'en est plus le père, il en est seulement le géniteur 2•
Qu'est-ce que la dot? Le versement d'une compensation matrimoniale, d'une dot (bridewealth), n'est donc pas l' « achat» d'une femme. Celle-ci, sauf en de très rares exceptions comme dans la Chine ancienne, n'est pas détachée entièrement de son groupe natal et absorbée dans le groupe, clan, lignage ou famille qui a aliéné pour elle une part de ses richesses. Les femmes continuent d'avoir des droits au sein de leur groupe natal, et des obligations vis-à-vis de leurs membres. Par ailleurs, une épouse acquiert des droits au sein du groupe de son époux en même temps que des devoirs. C'est précisément le cas en Chine, où le statut de la bru change dès qu'elle a donné naissance à un fils qui perpétuera le lignage de son mari et pourra, après le décès de son père, continuer à rendre le culte à leurs ancêtres. n'était d'ailleurs pas rare qu'après sa mon le nom de la femme soit mêlé aux tablettes des ancêtres de son mari. Bref, nous sommes loin de l'image suggérée autrefois par la fameuse formule de Lévi-Strauss: « La parenté repose sur l'échange des femmes par les hommes et pour les hommes. » D'autant que les groupes qui échangent des partenaires ne sont pas composés d'hommes seulement, mais d'hommes et de femmes descendants d'ancêtres communs et où les femmes ont aussi leur voix 3•
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1. E. E. Evans-Pritchard, The Nuer, Londres, Oxford University Press, 1940, p. 19; Nuer Religion, Oxford, Clarendon Press, 1956, pp. 255-260, 279. 2. E. E. Evans-Pritchard, Kinsbip and Marnage among the Nuer, Oxford University Press, 1956, chapitre 4. L. Holy, Anthropological Perspectives on Kinsbip, op. cit., pp. 162-165. 3. J. Goody, cc Inheritance, Property and Marnage in Africa and Eurasia ,., Sodology, 1969, vol. 3, pp. 55-76 ; cc Marriage prestations, inheritage and descent in preindustrial socienes ,., Journal of Comparative Family Studies, vol. 1, 1970, pp. 37-54.
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Chez les Minangkabau matrilinéaires, où le mari est appelé d'une expression qui signifie « homme emprunté », les prestations matrimoniales donnent au mari et à la femme des droits l'un sur l'autre, et par leur intermédiaire étendent ces droits aux groupes auxquels ils appartiennent. Bref, toutes ces prestations sous leurs diverses formes (bridewealth, groomwealth, dowry, conjugal prestations) établissent simultanément deux types de liens, de conjugalité ~ntre les époux et d'affinité entre les groupes qui s'allient à travers eux. A la génération suivante, les affins se transforment, selon les systèmes de parenté, soit en consanguins (comme dans le système de parenté occidental), soit en consanguins et en affins (comme dans un système de parenté dravidien où le frère de la mère, de même que la sœur du père, sont des affins pour Ego et non des consanguins). Pour conclure sur ce point, disons que les échanges qui scellent une alliance sont toujours dans leur fond des échanges qui transfèrent d'un groupe à l'autre des droits sur les personnes qui se détachent de l'un et s'attachent à l'autre. Mais ces détachements ou ces attachements ne sont pratiquement jamais complets. Jack Goody, à la suite de Leach, a dressé une liste relativement exhaustive des diverses catégories de droits qui peuvent être transférés par ces échanges et qui constituent des obligations, réciproques ou non, entre les conjoints (droits conjugaux) et entre les groupes alliés. • Droits à des rapports sexuels désormais officialisés. • Droits à des services domestiques. • Droits sur les capacités procréatrices des hommes et/ou des femmes, et droits pour les groupes alliés sur les enfants qui naissent de leurs unions. • Droits à la coopération dans les procès de production et d'échange si la famiJJe, le lignage, etc., sont des unités de production et d'échange, et droits à une part des choses produites par ces unités ou échangées entre elles. • Droits à l'entraide, à la solidarité des alliés, etc., en matière de conflits politiques et sociaux. • Droits à l'entraide dans les rituels et autres cérémonies concernant les ancêtres, les esprits et les dieux.
Bien entendu les droits des uns sont en même temps des devoirs pour les autres. C'est pour cette raison qu'il est indispensable de distinguer parmi ces droits ceux qui sont réciproques ou non réciproques, identiques ou différents, équivalents ou non équivalents, complémentaires ou opposés. Par exemple, le droit pour l'homme d'exiger que son épouse vienne résider auprès de lui (ou avec lui) auprès de son père constitue une obligation, un devoir pour la femme. Dans d'autres sociétés, c'est le mari qui ira vivre chez l'épouse ou chez les parents de celle-ci, soi~._ ... pendant les premières années de son mariage, soit définitivement. :'"'~ :::~~::'"Ces transferts de droits sur les personnes sont souvent le pointt',d~:.'·~~ .~ ~ ::~'; .:~_.~>.~.
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départ de transferts de biens matériels et immatériels 1 aux individus qui naissent de ces alliances ou qui y seront intégrés par adoption. Des terres, des noms, des titres seront hérités par tous les descendants, hommes et femmes, d'une union, ou par certains d'entre eux ou d'entre ·elles seulement. Des normes, des valeurs, des savoirs seront transmis, des fonctions sociales seront transférées. Filiation et descendance reviennent en force pour unir ou diviser les gens selon leur sexe et leur âge, et se conjuguent avec l'alliance pour assurer le transfert de génération en génération d'une partie des conditions de leur existence physique, matérielle et sociale. Ainsi, dans une société à mode de descendance matrilinéaire, les groupes de descendants accordent à d'autres groupes le droit aux services sexuels de leurs filles mais gardent pour eux les enfants qui naissent de leurs unions. Dans l'ancien droit romain, les filles étaient exhérédées en bloc et le père choisissait un seul de ses fils comme héritier de sa potestas et pour continuer après lui le culte des ancêtres. Tout au long de sa vie, le père continuait à exercer sa patria potestas, droit absolu, reconnu par Rome, par la cité, sur les membres de sa famille, y compris ses fils mariés et ses filles, même mariées, si elles étaient encore sous sa « main». Cependant, l'autorité qui régnait dans la vie domestique quotidienne de cette « famille» n'était pas, comme l'a montré Yan Thomas, fondée sur cette potestas illimitée 2 • Arrêtons-nous sur la notion de patria potestas, le droit absolu du pater familias sur ses descendants. Pour être pater familias, il fallait n'être sous la puissance de personne, être sui juris, avoir été choisi par le père comme l'héritier de sa potestas et l'avoir reçue instantanément au décès du père. Le pater familias était donc un sujet autonome, alors que tous les autres membres de la famille étaient, par rapport à lui, alien; juris, sous la puissance d'un autre. Etaient donc sous la puissance du pater familias la femme, les enfants, les esclaves, les biens. C'était donc l'héritage de la puissance paternelle qui faisait d'un homme un pater familias. L'homme qui en héritait pouvait ne pas être marié ou être marié sans avoir d'enfants. li n'en était pas moins «pater» familias. Cette puissance durait toute une vie, car les fils, même mariés et ayant des enfants, restaient jusqu'à la mort du pater familias sous sa puissance. 1. Leach avait présenté une liste non exhaustive de ces biens immatériels: noms, titres, blasons, fonctions, magies, chants et danses, et matériels, techniques, biens, terres ou territoires, et enfin personnes. Mauss avait proposé le même inventaire Wl demi-siècle auparavant (cf. u Essai sur le don ", in M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, pp. 226-227). Leach concluait de sa liste qu'elle démontrait que le concept de propriété n'a pas de sens du fair qu'il recouvre tant de choses différentes. n avait conclu de la même façon que le concept de mariage n'avait pas de sens puisqu'on ne pouvait en donner une définition qui s'applique à toutes les sociétés, et plus largement que la parenté qui recouvre des choses très différenres selon les sociétés n'existe pas non plus... 2. Y. Thomas, u Remarques sur la juridiction domestique à Rome .. , in Parenté et stratégies familiales dans l'Antiquité romaine, École française de Rome, 1990, pp. 449474. Voir dans le même ouvrage l'analyse du droit de commander aussi bien dans la sphère privée que la sphère publique, u L'Irnperium du pater familias,., par j.-C. Dumont, pp. 475-495.
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Les filles également, mais dans l'ancien droit romain, les filles étaient données à marier et passaient alors sous « la main », la manus, de leur mari, devenant comme une fille pour celui-ci. Une épouse devenait ainsi en quelque sorte la sœur de ses fils et filles. Et si son mari était sous la puissance paternelle de son beau-père ou d'un ascendant plus âgé, elle passait sous la potestas de cet homme. Mais à côté du mar~age avec man us, en général réservé aux patriciens, existait le mariage sans manus pratiqué en majorité par les plébéiens. Dans ce cas, la femme mariée restait sous la puissance paternelle de son père. Cet ensemble de lois a beaucoup évolué jusqu'à la fin de la république, et pendant tout le cours de l'Empire romain. La femme romaine a pu transmettre ses biens à ses enfants, prioritaires par rapport à ses propres frères et sœurs, à ses agnats. Mais jusque très tardivement, une citoyenne romaine ne put témoigner devant un tribunal pour d'autres qu'ellemême, n'eut jamais le droit de se charger de la cause d'un autre, de représenter un autre qu'elle-même. Cette fonction est toujours restée à la fois virile et publique. Comme le souligne Yan Thomas, ce dont les femmes romaines sont restées privées, dans la politique comme dans les relations intersubjectives, civiles, c'est assurer un service qui transcende la sphère étroite des intérêts personnels. Jusqu'à son terme, la cité est restée un « club d'hommes» selon l'expression de Pierre Vidal-Naquet. Jamais la femme romaine n'a été autorisée à assumer la généralité d'un « office », tâche virile par excellence. Plusieurs questions ici se posent. Existe-t-il des alliances matrimoniales qui se nouent sans mariage, sans un acte plus ou moins cérémoniel? C'est en effet le cas chez beaucoup de chasseurs-collecteurs ou chez certains agriculteurs. L'homme et la femme commencent à vivre ensemble, et leur statut se transforme graduellement. On ne peut dire qu'il y a passage du statut de non-mariés à mariés puisque le mariage n'existe pas. Ce qui importe est que cette union devienne publique et que personne ne s'y oppose, n'y trouve à redire ni du côté de l'homme ni du côté de la femme, ni dans la communauté dont les uns et les autres sont membres. C'est d'ailleurs le cas des millions de couples qui vivent en WlÎon libre dans les pays occidentaux, et qui vont reconnaître leurs enfants auprès des représentants de l'État proches de leur résidence. Leurs enfants deviennent automatiquement des citoyens du pays où ils sont nés, des membres d'une nation qui déborde à la fois leur famille et la communauté locale où celleci réside. Et le fait de devenir les parents d'enfants reconn}1s légalement donne à ces parents non mariés les droits et devoirs que l'Etat confère à tous parents en ligne directe, qu'ils soient mariés ou non. S'il existe des alliances sans mariage, existe-t-il des alliances qui ne soient pas marquées par des transferts de biens et/ou de services entre les familles qui s'unissent? Dans les sociétés occidentales, où les jeunes gens ayant atteint leur majorité civique peuvent se marier sans le consentement de leurs familles, de multiples unions s'établissent sans prestations entre les familles, sans prestations entre les conjoints, si ce n'est quelques cadeaux réciproques. Dans beaucoup de sociétés de
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chasseurs-collecteurs nomades, où n'existe pas d'accumulation de biens matériels, le jeune homme va, comme chez les Bushmen 1, résider auprès de la famille de sa femme jusqu'à la naissance de deux ou trois enfants. Pendant tout ce temps, il partage les produits de sa chasse avec ses beaux-parents et leur rend de multiples services. Ensuite, il peut, s'il le veut, retourner dans sa bande natale où il a gardé ses droits, emmenant cette fois avec lui femme et enfants. Chez les Purum, agriculteurs de la province de Manipur en Inde, le mari vit pendant trois ans chez ceux qui lui ont donné une épouse et paie avec son travail sa compensation matrimoniale. n retourne ensuite vivre auprès des siens 2 • Enfin, ces alliances, sanctionnées ou non par un mariage, engendrentelles partout des familles conjugales? Chez les Ashanti matrilinéaires, nous l'avons vu, le mari rend visite dans la journée à son épouse, mais réside la nuit dans la maison de sa mère avec ses sœurs et leurs enfants. Ses propres enfants vivent avec leur mère. La résidence du couple est donc matrilocale pour la femme et duolocale pour l'homme. Chez les Na, une ethnie de langue tibéto-birmane vivant aux confins himalayens des provinces du Yunnan et du Sichuan dans le sud de la Chine, qui sont matrilinéaires et matrilocaux, l'unité de résidence comprend des groupes de sœurs vivant avec leurs enfants des deux sexes et avec leurs frères, les oncles maternels des enfants. TI n'y a pas de mariage. Les hommes quittent leurs sœurs la nuit pour visiter les femmes des maisons voisines qui les ont acceptés provisoirement pour amants. Même en cas de liaison prolongée avec un ou une partenaire, chacun ou chacune peut avoir d'autres relations amoureuses en même temps et peut se séparer quand il le veut. Les familles conjugales sont très rares, et si elles se sont multipliées depuis quelques décennies, c'est sous la pression du pouvoir communiste, hostile aux « visites furtives » et soucieux d'imposer la monogamie, marque de civilisation et bien entendu de la supériorité du socialisme. Bref, même dans ce cas extrême, où il n'existe pas de mariage ni d'échange officiel, direct, des familles entre elles, il y a échange indirect et formation d'une famille adelphique, où ce sont les femmes qui donnent aux enfants leur identité. I.:homme étant comme la pluie, une onde qui éveille en la femme un germe-enfant qui va s'y développer. Bref, chez les Na, le mariage n'existe pas, les maris n'existent pas, les pères non plus, mais la famille existe, une famille ade1phique où le tabou de l'inceste entre frère et sœur règne en maître et où toute allusion sexuelle à l'intérieur des murs de la maison est interdite. Les mères et les oncles maternels exercent conjointement leur autorité sur les enfants engendrés par les femmes de la maison 3. Pour les hommes et pour les femmes la résidence est la même, matrilocale. 1. L. Marshall,
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Les modes de résidence On mesure la diversité des formes de famille qui sont engendrées par la conjonction de différents modes de descendance et de différentes formes de résidence des partenaires d'une union. Dans les sociétés matrilinéaires, la résidence peut être matrilocale (Na, Rhades, Tetum), uxorilocale (Hopi), duolocale (Ashanti et Senoufo), avunculolocale (Trobriand, la famille va vivre auprès du frère de la mère de la femme), virilocale (la femme vient vivre auprès de la famille du mari). Les sociétés patrilinéaires adoptent le plus fréquemment des modes de résidence pattilocale (la famille s'établit auprès du père du mari (Melpa, Baruya, Tallensi) ou virilocale (la famille s'établit sur les terres du mari: Wolofl, Tamoul 2 de l'île de la Réunion). À Dobu 3 , au sud-est de la NouvelleGuinée, la résidence d'un couple alterne selon les années, tantôt patrilocale, tantôt uxorilocale une autre. Les sociétés cognatiques cumulent souvent ces principes, puisqu'on peut choisir de résider auprès de ses maternels ou de ses paternels. Mais à Samoa, en revanche, les femmes quittent leur village pour résider dans celui de leur mar! (résidence virilocale). Enfin, en Europe occidentale, au Japon, aux Etats-Unis, mais aussi chez les Inuit, la résidence est néolocale et les couples choisissent leur résidence sans dépendre de celle de leurs parents. On comprendra facilement que les diverses formes de résidence agissent différemment sur la socialisation des enfants, qui vivent plus proches soit de leurs parents paternels soit de leurs parents maternels, ou se retrouvent au milieu des uns et des autres, qui voient leur père dans la journée, leur oncle maternel la nuit, ou leur oncle maternelle jour mais pas la nuit, etc. MODES DE RtsIDENCE
Matrilocale Uxorilocale Duolocale
Ambilocale Avunculolocale
Patrivirilocale Virilocale Néolocale Natolocale
Polygamie et polyandrie Mentionnons pour terminer d'autres prmClpes qui contribuent également à structurer différemment les familles et les groupes de parenté : la polygynie et la polyandrie (la possibilité pour un homme 1. M. Dores, La Femme village, Paris, CHarmattan, 1981. 2. C. Ghasarian, Honneur, chance et destin. La culture indienne à la Réunion, Paris, CHarmattan, 1991. 3. R. Fortune, Sorcerers of Dubu, Londres, Routledge, 1932.
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MITAMORPHOSES DE LA PARENrÉ
d'avoir plusieurs épouses - dans l'Islam, quatre plus les concubines - ou pour une femme d'avoir plusieurs maris). La polygamie est répandue en Afrique, en Asie musulmane, en Mélanésie. Elle recule avec la christianisation de ces populations, qui impose la monogamie et limite. (orthodoxie) ou interdit (catholicisme) le divorce. La polyandrie reste un fait limité à certaines régions de l'Himalaya, de l'Inde, de l'Amazonie et de l'Océanie. En Amérique du Nord, les Shoshone, cas très rare, peut-être unique, pratiquaient à la fois la polygynie et la polyandrie 1. La polyandrie peut être adelphique (Tibet 2 ) ou non (Guayaki3). Dans le premier cas, une femme épouse un groupe de frères et les enfants qui naissent sont attribués successivement à chacun des frères en commençant par l'aîné ou sont tous considérés comme les descendants de l'aîné. La principale raison de ces mariages adelphiques est de préserver indivis un patrimoine. Dans le second cas, une femme a plusieurs maris qui ne sont pas apparentés entre eux, et les enfants sont alors attribués successivement à chacun d'eux. Mentionnons également l'importance de l'âge des personnes qui s'unissent. Chez les Chukchee de Sibérie 4 , une jeune femme peut être « ma!"iée » à un garçon de trois ans qu'elle élèvera en même temps que les enfants qu'elle concevra de liaisons avec des « amants autorisés ». Chez les Arapesh S, la jeune fille est fiancée très tôt, vers l'âge de six ou sept ans, et s'en va vivre dans la famille de son futur mari où elle sera élevée par ses beaux-parents. Chez les Aborigènes australiens, l'écart d'âge peut être de quinze ans ou plus, et là encore il arrive que le mari élève en quelque sorte son épouse comme sa fille. Enfin de grandes différences sont introduites dans le fonctionnement interne des familles, dans les comportements de leurs membres et en général dans l'exercice de la parenté, si le divorce est autorisé ou non pour mettre fin aux unions qui les avaient fait naître (divorce ou séparation, puisque dans les couples vivant en union libre le divorce n'a pas de sens puisqu'il n'y a pas eu mariage). De même pèse le fait que les individus, après leur divorce, sont ou non autorisés à se remarier et à quelles conditions. La question se pose également pour le remariage d'un veuf ou d'une veuve, après le décès de leur conjoint. Dans l'Occident chrétien, chez les catholiques, le mariage étant un sacrement et les époux étant supposés devenir par leur union «une seule chair », leur lien est indissoluble et le divorce est 1. J. H. Steward, Basin-Plateau Sociopolitical Groups, Bureau of American Ethnology, Bulletin nO 120, 1938. Cf. R. M. Keesing, Kin Groups and Social Structure, New York, Hoit and Rinehart, 1975. 2. N. E. Levine, The Dynamics of Polyandry, Kinship, Domesticity and Population of the Tibetan Border, The University of Chicago Press, 1988. Voir aussi le numéro spécial du Journal of Comparative Family Studies, vol. XI, nO 3, 1980, consacré à la polyandrie dont Walter H. Sangre et Nancy E. Levine étaient les éditeurs. 3. P. Clastre, Chronique des Indiens Guayaki, Paris, Plon, 1972. 4. Cf. C. Lévi-Strauss, «The Family », in Shapiro, Mann, Culture and Society, op. cit., pp. 261-285. W. Bogoras, The Chukchee, Memoirs of the American Museum of Natural History, vol. 11, 1904-1909. 5. M. Mead, Sex and Temperament in Three New Guinea Societies, op. cit.
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interdit. TI l'était chez les Incas 1, et en Inde de nos jours il n'est quasiment pas pratiqué, même s'il est autorisé par la loi. La femme qui demande le divorce trouve difficilement à se remarier. Et un homme, s'il divorce, court le risque d'avoir à restituer la dot de sa femme. Chez les Baruya, le divorce est interdit. Un homme peut répudier sa femme, mais dans ce cas, HIa laisse à un frère ou à un cousin parallèle qui la reprend comme deuxième ou troisième épouse.
Le divorce En revanche, dans de nombreuses sociétés, le divorce existe et est parfois pratiqué avec une telle intensité que les unions que contractent un individu se font et se défont plusieurs fois dans sa vie et entraînent l'apparition et la disparition d'une succession de familles plus ou moins recomposées. En général, une règle coutumière fixe le sort des enfants après le divorce ou la séparation de leurs parents. Chez les Touareg, la coutume veut que les fils rejoignent leur père, les filles leur mère. Dans les sociétés matrilinéaires, comme les enfants appartiennent au lignage de la mère et non à celui du père, le divorce est beaucoup plus fréquent que dans les sociétés à parenté patrilinéaire. C'est le cas chez les Trobriand, chez les Hopi, etc.
Le célibat Un dernier mot sur le célibat et le statut des célibataires dans la plupart des sociétés. Dans beaucoup d'entre elles, chez les Baruya par exemple, le célibat est impensable et interdit. Tout individu, à moins d'être atteint d'une infirmité grave, doit se marier. Chez les Incas 2 tous les hommes à partir de vingt-cinq ans, toutes les femmes à partir de quatorze ans devaient être mariés ou fiancés. L'administration impériale procédait systématiquement à des recensements des populations, et contraignait les retardataires à se marier en leur imposant parfois d'office un conjoint. Cependant, le célibat est valorisé dans beaucoup de sociétés lorsqu'il est associé à l'exercice d'une fonction sociale importante, religieuse ou autre, qui exige que l'individu renonce partiellement ou complètement à la sexualité et aux responsabilités de fonder une famille. C'est le cas en Nouvelle-Guinée chez les Duna et d'autres groupes J , où les maîtres des initiations masculines restent célibataires toute leur vie mais épousent secrètement une femme-esprit, qui commande à la fertilité des terres et 1. R. Karsten, La Civilisation de l'Empire inca, Paris, PUF, 1986. 2. Ibid. 3. A. Strathern, « The Female and Male Spirit CuIts in Mount Hagen », Man, vol. 5 (4), 1970, pp. 571·585. A. Biersack (dir.), Papuan Borderlands : Huli, Duna and Ipili perspectives on the New Guinea Highlands, Ann Arhor, University of Michigan Press, 1995. P. Wiessner et A. Tumu, Historical Vines, Washington, Smithsonian institution Press, 1998.
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MÉTAMORPHOSES DE LA PAREN'Œ
à l'abondance du gibier dans les forêts et qui est une femme censée n'avoir pas de sexe. I:homme est donc célibataire dans son village, mais est marié dans la forêt où il vit la plupart du temps, à l'abri de la pollution et des dangers qu'entraînent pour les hommes les rapports sexuels avec les femmes. Dans l'Occident chrétien médiéval, après le schisme entre les deux Églises d'Orient et d'Occident, le célibat fut imposé aux prêtres et aux moines qui se retrouvaient mariés avec l'Église, celle-ci se présentant comme l'épouse mystique du Christ mort en croix. Les nonnes devenaient les épouses de Jésus, comme en témoignent l'anneau à leur doigt. Comme le maître d'initiation duna, elles étaient à la fois vierges parmi les hommes et mariées avec un dieu. C'est aussi le cas des « renonçants » dans PInde traditionnelle 1. Quant aux célibataires qui n'avaient pas de bonnes raisons de l'être, leur statut était en général méprisé au sein des sociétés d'Océanie ou d'Afrique. Compte tenu de la division sexuelle des tâches, un célibataire dépendait toujours de femmes pour vivre, ses sœurs, sa mère ou les femmes des autres, par exemple de ses frères, de ses oncles. Privé d'épouse, il pouvait être tenté de s'intéresser de trop près aux épouses des autres. Et surtout, le choix de rester célibataire était le plus souvent considéré comme un refus de faire ce qu'il convient de faire pour qu'un lignage, une famille continue d'exister, à savoir se marier et avoir des enfants. Ces critiques étaient en général encore plus fortes dans le cas d'une femme célibataire refusant de se marier. est important de rappeler que, dans l'Occident chrétien, l'Église a non seulement promu le célibat des prêtres, proscrit le divorce, fait obstacle au remariage des veuves, mais aussi interdit l'adoption, laquelle n'est réapparue dans les différents droits européens qu'à la fin du XIXe siècle. L'adoption d'enfants d'étrangers (et non de parents orphelins ou abandonnés de leurs parents) donne le statut de descendants à des individus sans liens généalogiques avec ceux qui les adoptent. La parenté, dans ce cas, est un rapport purement social, sans support biologique, qui repose, comme le disait Maine, sur une « fiction légale». En interdisant l'adoption, l'Église allait ainsi contribuer à promouvoir un modèle qui réduit les liens de parenté à des liens essentiellement généalogiques, c'està-dire des liens biologiques, charnels, même si les liens « charnels » étaient sacralisés par les deux sacrements du mariage et du baptême. Car le paradoxe est que, au moment où l'Église interdisait l'adoption et ses fictions sociales, elle promouvait un autre type de parenté entièrement imaginaire, la parenté spirituelle, dont le point de départ est l'institution, à la fin du VIe siècle, du baptême des nouveau-nés, qui remplaça finalement celui des adultes. Au Vie siècle est également institué le
n
1. Cf. L. Dumont, Homo hierarchicus : essai sur le système des castes, Paris, Gallimard, 1966.
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parrainage l • Cenfant accueilli dans le sein de l'Église par le baptême y entre accompagné d'un père et d'une mère spirituels, d'un parrain et d'une marraine, d'un compère et d'une commère. Par la suite, parrainage et compérage vont se distinguer de plus en plus et se développer comme deux institutions différentes, conservant, en ce qui concerne le compérage; des liens très variables avec son origine religieuse selon les lieux (Espagne, Amérique latine) et les époques. En théorie, les parents spirituels d'un enfant sont responsables, plus encore que ses parents réels, de la formation chrétienne de leur filleul(e). Ils doivent particulièrement veiller à ce que l'enfant baptisé acquière les trois vertus chrétiennes que sont la chasteté, la charité (caritas, qui signifie plus que le mot charité mais englobe l'amour de Dieu et de son prochain) et la justice. Parrain, marraine, filleul, filleule, l'Église, qui a banni l'adoption et ses fictions, lui a substitué la fiction de Pidée de la renaissance des enfants au sein de l'Église et en Dieu et a calqué, pour désigner cette filiation imaginaire, les mots mêmes de la filiation généalogique. Du même coup, les interdits de mariage liés à la prohibition de l'inceste entre parents réels se sont étendus - avec des modalités diverses - aux parents spirituels et à leurs enfants. Interdit d'abord jusqu'au septième degré puis jusqu'au quatrième degré de consanguinité, étendu aux alliés proches, frère du mari, sœur de l'épouse, etc., l'inceste dans l'Occident chrétien allait menacer un second domaine, celui des liens de filiation imaginaire des chrétiens avec leur dieu. Alliance, mariage, simple union socialement reconnue, avec échange ou sans échange, dans tous les cas de figure le problème se pose de savoir avec qui on peut s'unir. On sait déjà qu'on peut le faire avec des personnes et des groupes qui ne tombent pas dans le champ de la prohibition de l'inceste tel qu'il est défini au sein de telle ou telle société, ou sous d'autres interdits qui étendent encore ce.. champ: ne pas renouveler l'alliance de son père ou de ses frères, etc. A ces interdits internes aux rapports de parenté s'en ajoutent d'autres qui prennent leur source ailleurs: on ne doit pas épouser quelqu'un qui n'est pas de sa religion, de sa classe, de son rang. Ce qui signifie qu'il est préférable ou obligatoire d'épouser quelqu'un de sa caste, de son rang, de sa religion. n existe également - et en grand nombre - des systèmes de parenté où des règles positives s'ajoutent aux interdits, et indiquent avec qui il est prescrit ou préférable de s'allier, ce qui implique souvent d'échanger des 1. Voir, sur ces questions, l'ouvrage pionnier de J. Goody, L'Évolution de la famille et
du mariage en Europe, Paris, A. Colin, 1985, qui a suscité beaucoup de discussions, mais
surtout inspiré des recherches tout à fait neuves sur la parenté à d'autres époques de l'histoire de l'Europe. Voir aussi A. Guerreau-Jalabert, « Sur les structures de parenté dans l'Europe médiévale 10, Annales, 1981, nO 6, pp. 1028-1049; « La parenté dans l'Europe médiévale et moderne: à propos d'une synthèse récente., L'Homme, XXIX, nO 110, 1989, pp. 63-93; Cf Spiritus et Caritas. Le baptême dans la société médiévale », in F. Héritier-Augé et~. Copet-Rougier (dir.), La Parenté spirituelle, Amsterdam, Archives contemporaines, 1995, pp. 133-204; ainsi que A. Fine, « La parenté spirituelle: lieu et modèle de la bonne distance., ibid., pp. 51-82.
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
personnes ou des biens. Ces systèmes sont aux antipodes des systèmes occidentaux européens et euraméricains (de type cognatique et de terminologie eskimo), où, à part un groupe restreint de consanguins et d'alliés proches, personne n'est prescrit et personne n'est interdit - en termes de parenté, et non en termes de fortune, de rang, de nom, etc. On doit à Claude Lévi-Strauss d'avoir le premier tenté de classer les systèmes de parenté en fonction de la présence ou de l'absence de règle positive d'alliance contenue dans le fonctionnement même d'un système de parenté, dans sa structure. Son analyse l'a conduit à distinguer trois classes de systèmes l : - Les systèmes qui énoncent de façon positive la classe et la catégorie terminologique dans lesquelles Ego peut et doit trouver son conjoint, où l'échange est interdit entre parents parallèles mais permis, voire prescrit, entre parents croisés. Pour Lévi-Strauss, ces systèmes, qu'il a baptisés « structures élémentaires de la parenté », reposeraient sur deux types d'échange, selon que les donneurs sont ou ne sont pas les preneurs. Dans le premier cas, on a affaire à une formule d'échange restreint, dans le second à une formule d'échange généralisé entre les groupes de parenté. - Les systèmes qui multiplient les interdits d'alliance et ne contiennent aucune règle positive pour le choix d'un conjoint. Ego ne peut prendre femme dans les clans, les lignages ou les « lignées» de son père, de sa mère, de la mère de son père et de la mère de sa mère, ni avec un certain nombre de parentes liées à lui par des liens cogna tiques. Cependant le renouvellement des alliances avec ces mêmes groupes est non seulement autorisé, mais recherché, après un certain nombre de générations, dès que des consanguins très éloignés peuvent redevenir des affins. Comme exemple-type de cette catégorie, Lévi-Strauss cite les systèmes Crow et Omaha, étudiés ensuite plus en détail par Françoise Héritier 2. Les résultats de son analyse ont d'ailleurs conduit celle-ci à contester la formule générale 3 employée par Lévi-Strauss pour les caractériser. Elle a démontré que s'il est vrai que deux frères ou deux sœurs ne peuvent se marier dans la même direction, un frère et une sœur peuvent le faire, ce qui fait que toutes les deux générations un échange de « sœurs, vraies ou classificatoires, est possible sans qu'aucune règle soit enfreinte ». Elle a ainsi démontré que des formes élémentaires d'échange restreint sont présentes au sein des systèmes crow-omaha, même si elles restent masquées sous le nombre des interdits et ne sont jamais explicitement formulées. Le principe sacro-saint de Radcliffe-Brown, l'identité des germains, ne s'applique donc pas dans ce cas. Les germains croisés 1. C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté [1949], Paris. La Haye, Mouton, 1967, nouvelle préface, p. XXVI. 2. F. Héritier, L'Exercice de la parenté. op. cit.. 3. C. Lévi-Strauss, Structures élémentaires...• op. cit., nouvelle préface, p. XXVI : «Chaque fois qu'on choisit une ligne pour obtenir d'elle un conjoint, tous ses membres se trouvent automatiquement exclus du nombre des conjoints disponibles pour la ligne de référence et ce durant plusieurs générations. ,.
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peuvent faire ce que ne peuvent pas faire des germains parallèles, un frère et une sœur font ce que ne peuvent faire deux frères ou deux sœurs: ép~user dans la même direction, redoubler une alliance. A côté des systèmes crow-omaha, que beaucoup d'anthropologues, tel Viveiros cJ.e Castro, continuent avec de bonnes raisons à ne pas considérer comme des «systèmes» véritables, spécifiques, Lévi-Strauss a placé pêle-mêle, dans la catégorie des semi-complexes, les systèmes Iroquois, Hawaïen, sans en faire l'analyse, et depuis l'affaire est restée en suspens. Nous y reviendrons en analysant plus loin la différence entre systèmes iroquois et systèmes dravidiens. Rappelons que les Baruya ont un système iroquois, pratiquent l'échange direct des femmes, s'interdisent le renouvellement de leurs alliances avant plusieurs générations, diversifient à chaque génération leurs alliances pour que deux frères ne se marient pas dans la même direction ni dans le lignage de leur mère, et bien entendu de leur père. Les Baruya seraient donc à ranger parmi les sociétés à structures semi-complexes. Mais dans ce cas, ce serait leur « régime de mariage» qui serait « semi-complexe », pas leur système, ni leur terminologie 1. - Les systèmes qui relèvent de « structures complexes » de la parenté, où les interdictions de mariage portent sur «des positions de parenté définies par leur degré de proximité par rapport à Ego». La formule correspond particulièrement aux systèmes cogna tiques à parentèle, comme le sont les systèmes d'Europe occidentale et ceux des Inuit du Canada. Ici, au-delà du cercle plus ou moins étroit des parents interdits, d'autres critères ne relevant pas de la parenté opèrent dans le choix d'un conjoint, et donc, si stratégie il y a, dans la stratégie des alliances. Avec les systèmes complexes, la parenté, selon Lévi-Strauss, « abandonnerait à d'autres mécanismes, économiques et psychologiques, le soin de procéder à la détermination du conjoint». On a vu que c'était déjà le cas chez les Melpa, qui cherchent par leurs alliances de mariage à transformer un affin en partenaire dans le moka, ou à transformer un partenaire dans le moka en affin. Ici encore, le mot « complexe » accolé au mot «structure» n'est pas des plus heureux. En termes de structure, les systèmes occidentaux contemporains, les systèmes des Inuit du Canada 2 ou des Garia de Nouvelle-Guinée ne sont pas complexes, beaucoup moins en tout cas que les systèmes australiens ou que des systèmes iroquois - comme ceux des Yafar de Nouvelle-Guinée ou des Ngawbe de Costa Rica. Ce qui est complexe, c'est la diversité des critères extérieurs à la parenté qui 1. Cf. la polémique entre Françoise Héritier, Élisabeth Copet-Rougier et Eduardo Viveiros de Castro, qui soutient à juste titre cene théorie. E. Viveiros de Castro, « Struc(1),1993, pp. 117-137. É. Copet-Rougier, tures, régimes, stratégies », L'Homme, E Héritier-Augé, « Commentaire sur commentaire: réponse à E. Viveiros de Castro », r:Homme, (1), 1993, pp. 139-148. 2 ... Inuit .. a remplacé «Eskimo », terme insultant des Indiens Ojibwa pour désigner les Inuit et adopté par les Européens.
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déterminent le choix du conjoint, et éventuellement les stratégies d'alliance que ces divers critères peuvent induire chez certaines couches ou classes sociales. Quoi qu'il en soit, nous voyons plus clairement aujourd'hui que nulle part la parenté ne suffit à organiser une société. Par exemple, que ce soit chez les Aborigènes australiens, chez les Baruya ou chez les Pramalai Kallar 1 de l'Inde du Sud, on ne se marie pas si on n'est pas initié. En Europe, encore récemment, un jeune homme ne se mariait pas s'il n'avait pas fait son «service militaire» ou atteint sa « majorité civile ». Partout la parenté est subordonnée à d'autres rapports sociaux, mise au service d'autres objectifs que celui de reproduire de la parenté. Les structures élémentaires de parenté
Reprenons cette classification des structures de parenté pour l'illustrer de quelques exemples et indiquer quelques-uns des problèmes qu'elle soulève. Comme exemples de structures « élémentaires », Lévi-Strauss a choisi les systèmes australiens classés par Radcliffe-Brown en systèmes à moitiés, à sections ou à sous-sections. Radcliffe-Brown mentionnait l'existence en Australie de quelques autres systèmes, qu'il considérait comme «aberrants», les systèmes Aluridja, Bardi, etc. Elkin, son successew; et plus tard Lévi-Strauss, reprirent à leur compte ce jugement négatif. Nous verrons plus loin que ces systèmes n'étaient en rien aberrants mais relevaient d'une autre logique, dravidienne celle-là. Prenons l'exemple des Kariera, dont le système de parenté était pour Radcliffe-Brown, comme il le fut pour Lévi-Strauss, le prototype même des systèmes à sections. Tous les membres de la tribu sont répartis en quatre classes matrimoniales nommées Banaka, Burung, Karimera et Palyeri. Un homme banaka ne peut épouser qu'une femme burung, une femme banaka qu'un homme burung. En vertu du mode de descendance matrilinéaire, les enfants d'un homme banaka et d'une femme burung sont automatiquement des Palyeri. Les enfants d'une femme banaka et d'un homme burung sont karimera. Les enfants d'un homme karimera et d'une femme palyeri sont des Burung, et les enfants d'un homme palyeri et d'une femme ka rimera sont des Banaka. Le schéma de Radcliffe-Brown résumant ces règles est le suivant 2 : Banaka [
Burung ]
Karimera ===== Palyeri
1. L. Dumont, Une sous-caste de l'Inde du Sud. Organisation sociale et religieuse des Pramalai Ka/lar, Paris/La Haye, Mouton, 1957. 2. C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, op. cit., 1949, chapitre XI, pp. 170-193.
L'AllIANCE ET LA RÉSIDENCE
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Si l'on substitue les lettres A, B, C, D aux noms des sections, on obtient le diagramme suivant:
[
Aa
Sb]
Cc===============Dd
Si Pon convient, comme l'a fait Radcliffe-Brown, que les majuscules désignent les hommes et les minuscules les femmes, on obtient les règles suivantes : A épouse b -+ les enfants sont D ou d B épouse a - les enfants sont C ou c C épouse d - les enfants sont B ou b D épouse c - les enfants sont A ou a
Les enfants n'appartiennent jamais aux sections de leur père et de leur mère. Les sections ne sont donc pas des groupes de descendance, ni des clans, ni des lignages. Les clans existent, rassemblant pères, fils, petits-fils, etc., et sont des groupes à fonctions religieuses et rituelles qui dépendent de la parenté pour exister, mais qui n'interviennent pas directement dans le jeu de la parenté - et surtout n'échangent pas entre eux des femmes. Leur rôle est d'exercer un contrôle religieux et social sur des espaces appartenant au territoire de la bande du fait des liens spirituels et rituels de leurs membres avec certains des êtres mythiques qui ont façonné la terre et ses paysages au temps des origines, dans les Temps du Rêve l . Le système peut être découpé en deux moitiés patrilinéaires qui regroupent (A et D) et (B et C) alors que (A et Cl, (B et D) constituent des moitiés matrilinéaires. Par ailleurs, le grand-père et le petit-fils ou la petite-fille se retrouvent dans la même moitié générationnelle. Le fils et la fille de A sont D et d, le fils et la fille de D sont A et a. Le fils et la fille de B sont C et c, le fils et la fille de C sont B et b, etc. Bref, aux moitiés patrilinéaires et matrilinéaires s'ajoutent des moitiés générationnelIes alternes qui placent le grand-père et ses petits-enfants dans la même catégorie. Le temps linéaire de la succession des générations se boude sur lui-même et place deux individus séparés par une génération en un même temps cyclique, cosmique qui enveloppe le temps linéaire de la succession du temps et l'annule (métaphysiquement). Car derrière ces systèmes à moitiés et à sections fonctionne un principe dualiste de classification, non seulement des humains mais de toutes les espèces et de tous les phénomènes qui constituent l'ordre cosmique (le sec!l'humide, le soleiVia lune, etc.). C'est d'ailleurs en divisant par deux les moitiés que l'on obtient des 1. A. Testart, « Manières de prendre femme en Australie
», L'Homme,
nO 139, pp. 7-57.
178
MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
systèmes à sections, et en divisant par deux les systèmes à sections que l'on obtient des systèmes à sous-sections dont les Aranda, un autre groupe, sont devenus le prototype dans la littérature anthropologique. A est divisé en 2 sous-sections Al et A2 B est divisé en 2 sous-sections BI et B2 C est divisé en 2 sous-sections Cl et C2 D est divisé en 2 sous-sections Dl et D2
Les règles du mariage deviennent les suivantes : Al X hl - D2 + d2 A2 X h2 - Dl + dl BI x al - Ct + Cl B2 x a2 ... C2 + C2 Cl X dl ... Bl + bJ C2 xd2 ... ~+ ~ Dl X Cl - Al + al D2 x C2 ... A2 + C2
Si donc une femme est ah sa fille est Ct, sa petite-fille a2, son arrièrepetite-fille C2, et son arrière-arrière-petite-fille sera al comme elle. Au lieu qu'une femme et sa petite-fille soient dans la même catégorie comme chez les Kariera, c'est cette fois une femme et son arrière-arrière-petitefille qui le sont. Le cycle féminin s'est allongé de deux générations : al -+ Ch a2 -+ c2 -+ al. li en va de même du cycle masculin Al -+ D2 -+ A2 -+ dl -+ Al. Mais comme Al et A2 appartiennent à la même section, dans les systèmes aranda comme dans les systèmes kariera, le petit-fils et la petite-fille reviennent dans la section de leur grand-père. Ces divisions de la société en moitiés, sections et sous-sections partagent donc pour chaque individu le reste de la société en épousables ou inépousables (le frères, les sœurs réels et classificatoires, les fils, les filles réels et classificatoires, etc.), et le tabou de l'inceste s'étend à tous les membres des sections ou sous-sections auxquelles ils appartiennent. Tout individu appartenant à une section est d'avance contraint de trouver son conjoint exclusivement dans l'une des trois autres sections qui divisent la société, celle avec laquelle les membres de sa section doivent s'Ïntermariet: Les hommes et les femmes de la section A doivent épouser des hommes et des femmes de la section B. Les enfants des hommes de A appartiendront à la section D, et les enfants de leurs «sœurs », des femmes de A, appartiendront donc à la section C. Or, les membres de D épousent des membres de C. De ce fait, alors qu'un frère et une sœur ne peuvent se marier, leurs enfants le peuvent. Traduit en termes généalogiques, ceci signifie que les cousins croisés peuvent se marier mais que les cousins parallèles (enfants de deux frères ou de deux
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sœurs) ne le peuvent pas car ils appartiennent à la même section - et tombent donc sous l'interdit de l'inceste. C'est précisément ce qu'exprime la terminologie de parenté de ces systèmes. Et ici nous anticipons sur l'examen du troisième bloc de la parenté: les terminologies. Dans un système kariera, à la première génération ascendante par rapport à Ego, il n'existe que quatre termes spécifiques pour désigner les parents. Celui que nous traduisons par « père » désigne aussi bien le père que le frère du père, le mari de la sœur de la mère, le fils du frère du père du père, le fils du frère de la mère de la mère, etc. On comprendra que si le même terme désigne à la fois le frère du père et le mari de la sœur de la mère, c'est que le père et tous ses frères sont les époux réels ou potentiels de la mère et de toutes ses « sœurs » réelles ou classificatoires, c'est-à-dire de toutes les femmes appartenant à la même section. Et comme l'on sait que les enfants de germains parallèles sont dans la même section, le fils du frère du père de mon père, cousin parallèle de mon père, est aussi pour moi un père. On retrouve les mêmes principes à l'œuvre lorsque l'on examine les tennes utilisés pour désigner les parents d'Ego appartenant à la première génération ascendante (G+l), à savoir les termes traduits par «père» et par «sœur du père », «mère», « frère de la mère». On constate ainsi que le terme pour désigner le frère de la mère, l'oncle maternel, désigne également le mari de la sœur du père (FZH) et le père de l'épouse d'Ego (WF). On a donc l'équation [MB = FZH = WF]. Ce qui veut dire : a) que mon père et mon oncle maternel ont épousé chacun une « sœur» de l'autre, et b) que la femme qui doit être mon épouse est à la fois la fille du frère de ma mère et de la sœur de mon père. Elle est donc, en termes généalogiques, une cousine croisée bilatérale 1• Si l'on remontait à la seconde génération ascendante à partir d'Ego, on trouverait également quatre termes classificatoires désignant des «pères de pères» (FF), des «mères de pères» (FM), des « pères de mères» (MF) et enfin « des mères de mères» (MM). Le frère de la mère de ma mère est classé avec le père de mon père. Comme on l'a vu, la mère d'un homme A appartient à la section C, et la mère d'une femme de C appartient à la section A, celle d'Ego. Le frère de la grand-mère maternelle d'Ego est donc un A comme sa sœur et comme le petit-fils de celle-ci. Ceci signifie qu'à la génération + 2 les femmes A épousent des hommes B et que le frère de la grand-mère maternelle d'Ego a épousé de son côté une femme b. Bref, à toutes les générations ascendantes, descendantes et à celle d'Ego (GO), on retrouve le même principe d'organisation des alliances. Deux points ici doivent être soulignés. Le premier, c'est que cette 1. Dans le cas des systèmes aranda, Ego épouse non pas des cousines croisées de sa génération mais des cousines croisées issues de cousines croisées, ainsi que toutes les femmes désignées par le même terme. Au lieu d'épouser la fille du frère de sa mère (MBD), il épouse la fille de la fille du frère ce la mère de sa mère (MMBDD).
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
terminologie distribue les individus en catégories au sein desquelles chacun est l'équivalent (pour Ego) de tous les autres. Cette terminologie est donc classificatoire, mais peut être également utilisée pour retracer des liens généalogiques. Comme l'écrit Alain Testart 1, qu'un Kariera épouse ou non telle cousine croisée, il appellera toute sa vie le fils de celle-ci par le terme à l'aide duquel il s'adresse à son propre fils, et il se référera au fils du fils de cette femme comme à un petit-fils. Bref, les termes de parenté fonctionnent certes comme des catégories, mais ces catégories peuvent être également traduites en liens généalogiques. Cexistence de termes distincts pour désigner les cousins croisés (épousables) et les cousins parallèles (inépousables) est le résultat de la traduction et de la réduction à des positions «généalogiques» de « rapports entre des catégories» de « relations de parenté ». Et tel est notre second point. Cette classification en catégories de parents s'applique en effet simultanément à tous les membres de la même société qu'Ego. Chacun, chacune, sans qu'il l'ait voulu, se trouve placé(e) dès sa naissance par rapport à n'importe quel autre membre de sa société dans une ou plusieurs relations de « parenté». Dans cet univers, la catégorie de non-parent n'existe pas. Et cet univers déborde les frontières du groupe territorial local, de la « tribu ». Deux Aborigènes venus de tribus différentes, lorsqu'ils se rencontrent dans le désert, plutôt que de se battre, déposent leurs armes et commencent à se réciter leur pédigree, la section à laquelle ils appartiennent, celles de leur père, de leur mère, etc. Jusqu'au moment où ils se découvriront chacun un ancêtre ayant appartenu au « même type » de section. Ils pourront alors se situer l'un par rapport à l'autre dans un univers fictif de relations de parenté, et se comporter selon le code qui réglerait le comportement de chacun et leurs obligations mutuelles s'ils appartenaient à la même tribu. Les anecdotes qui en témoignent sont nombreuses. La parenté, selon une formule d'Alain Testart, « sature » les sociétés aborigènes australiennes. Mais l'expression pourrait induire en erreur s'il est vrai que, comme certains théoriciens l'affirment 2, la division de la société en sections et en sous-sections n'a pas pour fonction première de régler les rapports de parenté et les échanges de conjoints entre les individus, et n'est qu'une forme d'organisation de la société destinée à régler les rapports rituels avec les entités célestes et terrestres qui ont façonné la terre au Temps du Rêve Originaire, le Dreaming Time, et à régler pacifiquement les rapports avec les tribus voisines et, au-delà, avec les voisins de leurs voisins, etc. Et ceci parce que chacun des groupes locaux a en charge une portion de l'itinéraire des grandes entités du 1. A. Testart,
«
«
Manières de prendre femme en Australie », art. cité, quatrième partie:
La question de l'échange ». 2. M. Meggitt, Desert People. A Study of Aboriginal of Central Australia. Chicago,
The University of Chicago Press, 1975.
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Dream Time qui, au cours de leurs voyages et de leurs aventures, ont fait surgir ici un lac, là une montagne, et laissé derrière elles des millions de germes de vie, de toutes les espèces végétales et animales. Ce sont ces germes que les hommes réactivent année après année en accomplissant les rites de multiplication des plantes et des animaux dont ils se nourrissent. Cependant, on sait aujourd'hui que l'organisation en sections n'existait pas au sein de nombreux groupes qui vivaient dans les vastes régions du désert central d'Australie quand les Européens les ont explorées. On sait aussi que certains de ces groupes venaient à peine d'adopter le système des sections en l'empruntant à certains de leurs voisins, soit au début du xxe siècle comme chez les PintupiI, soit vers 1930 comme chez les Ngaatjatjarra 2 • Or, ces derniers groupes participaient tout aussi activement que leurs voisins aux rites d'initiation et aux rituels de fertilité associés au Dream Time et partageaient donc pleinement l'univers mythico-religieux qui est le fonds commun des sociétés aborigènes d'Australie. Mais ils n'avaient pas eu besoin, jusque-là, de se diviser en sections ou en sous-sections pour pratiquer l'exercice de la parenté et régler leurs rapports à la terre et au temps du rêve. Quelle était donc la na..ture de leurs systèmes de parenté, si ceux-ci n'avaient pas de sections? A Elkin et Lévi-Strauss, ces systèmes de parenté sont apparus comme des cas « aberrants» et «marginaux». Marginaux, ils ne l'étaient pourtant pas, puisqu'ils étaient répandus sur une zone couvrant des centaines de milliers de kilomètres carrés. Aberrants, ils ne l'étaient pas non plus, puisqu'il est démontré aujourd'hui que ces systèmes n'étaient pas en fait des phénomènes anormaux mais des variantes de systèmes dravidiens dont l'existence en Australie n'avait encore jamais été démontrée, des systèmes dravidiens particuliers dotés d'une terminologie distincte pour désigner les affins réels, ce qui est rare dans les systèmes dravidiens mais général dans les systèmes iroquois. C'est Mervyn Meggitt 3 qui le premier a mis en doute, à propos des Walbiri, l'idée selon laquelle la division en sections et sous-sections était née du besoin de régler l'échange des femmes et les alliances au sein des sociétés australiennes. a depuis été suivi par beaucoup d'autres, le dernier en date étant Laurent Dousset. Pour Meggitt, les sections sont une classification de la société qui est elle-même une partie d'une classification générale de tous les êtres de l'univers, le soleil, la lune, les reptiles, les oiseaux, les animaux à sang froid, les animaux à sang
n
1. F. Myers, Pintupi Country, PintuPi Self, Smithsonian Institution, 1986, pp. 28-32. 2. L. Dousset, « Diffusion of sections in the Australian Western Desert: Reconstructing social networks ., in M. Laughren et P. McConvell (dir.), Filling tbe Desert: tbe Spread of Languages in Australia's West. 3. M. Meggitt, cr Understanding Australian aboriginal society : Kinship or cultural categories?, in P. Reining (dir.), Kinsbip Studies in the Morgan Centennial Year, Washington, The Anthropological Society, 1972.
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MITAMORPHOSES DE LA PARENTI:
chaud 1, etc. Cette classification est construite à partir d'un principe dualiste de base qui distingue et oppose à tous les niveaux des éléments de l'univers ou de la société qui sont à la fois distincts et complémentaires. TI semblerait donc que la division en sections et sous-sections soit née en fait du besoin de répanir tous les membres de la société en catégories jouant des rôles complémentaires et opposés dans la gestion rituelle de l'univers : telle section accomplissant les rites en hommage au soleil, telle autre étant en relation privilégiée avec la lune, avec la pluie ainsi qu'avec les animaux et les plantes, qui sont du côté de l'humide par opposition au soleil et à tout ce qui est du côté du sec. Bref, la division en sections serait donc apparue pour régler d'autres questions que l'organisation de l'échange des femmes et la parenté. Elle se serait imposée pour faire exister la société en tant que tout différencié en groupes complémentaires agissant chacun rituellement sur les parties de la nature et du cosmos dont ils sont responsables. Cette division politicorituelle aurait ensuite subsumé les rapports de parenté, les restructurant en profondeur pour les rendre congruents avec le fonctionnement des rites d'initiation. Aux initiations, instrument de la domination politique et religieuse des hommes sur les femmes et sur les jeunes, s'ajoutaient les rites de fertilité et de multiplication des espèces, également entre les mains des hommes qui détenaient les churinga, les objets sacrés et les formules secrètes indispensables à l'accomplissement de ces rites. Par là, les hommes ne pouvaient qu'apparaître comme les principaux responsables de la survie de leur groupe. C'est parce que la division en sections n'a pas son point de départ dans des ancêtres humains (ou divins) masculins ou féminins, et qu'elle répartit tous les individus sans se référer à de telles généalogies, qu'une fois appliquée à l'exercice de la parenté elle confère une dimension catégorielle aux termes de parenté. L'usage de ces termes permet dès lors tout à la fois de reconstruire si nécessaire les liens généalogiques des individus entre eux, mais aussi de faire l'économie de cette reconstruction. C'est en termes de catégories de parents et non de positions généalogiques que sont alors redéfinis l'inceste, l'alliance et la descendance, les trois composantes de base de la parenté. L'autre composante, la «résidence» chez les Aborigènes, n'était pas non plus, comme le croyait Radcliffe-Brown, le regroupement des individus au sein de bandes nomades patrilinéaires ou patrilocales. En fait, les bandes en question étaient des groupes de parents appartenant à plusieurs sections et se déplaçant sur diverses portions du territoire de la tribu le long de sites sacrés appartenant à ces différentes sections. De sorte qu'en arrivant auprès des sites sacrés d'une section, les membres d'une bande qui appartenaient à cette section, s'il y en avait, donnaient aux autres, en quelque 1. Cf. C. G. von Brandenstein, «The meaning of section and subsection names., Oceania (41), pp. 39-49; Names and Substance of the Australian Subsection System, Chicago, The University of Chicago Press, 1982.
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sorte rituellement, le droit d'utiliser les ressources animales et végétales du territoire entourant ces sites. TI existe donc une congruence entre l'existence de sections et les termes de parenté. Certains auteurs comme Scheffler ont prétendu que les sections fonctionnaient comme des «superclasses» terminologiques. Nous reviehdrons sur ce point, mais auparavant j'insisterai sur le fait qu'on ne peut plus, comme le fit Lévi-Strauss il y a un demi-siècle, s'extasier devant « la cristalline beauté» des systèmes australiens, beauté que l'on devrait à la possibilité d'exprimer de façon équivalente les rapports de parenté australiens selon une logique catégorielle, c'est-àdire dans le langage de classes matrimoniales conçues comme équivalentes aux sections, et selon une logique généalogique. En fait, il est devenu clair que ces deux logiques ne se recouvrent pas complètement et que le cristal n'est pas pOL La notion de superclasse
Avant de revenir sur l'échange des femmes dans les sociétés australiennes, arrêtons-nous sur cette notion de superdasse en nous aidant des analyses de E Tjon Sie Fat 1. Elle a été développée par Lounsbury et Scheffler 2 dans le cadre de ce qu'ils appelaient une analyse structurale du « champ sémantique » de la parenté. Lounsbury avait inauguré cette démarche en 1964 3 en analysant sous cet angle la terminologie de parenté des Indiens Fox. TI avait montré que le terme « mère» fonctionnait comme une superclasse parce qu'il subsumait deux sous-classes, celle de la mère en ligne directe d'un individu, qui ne comprend qu'un seul individu, et celle des sœurs de la mère désignées également comme mères de cet individu, mais des mères en ligne collatérale. Toutes ces femmes appellent leurs enfants par les mêmes termes negwibsA et nelanebsA, ce qui veut dire « fils » et « fille». Mais ces termes sont également utilisés par les individus qui sont dits les pères de ces fils et de ces filles. De sorte que pour Lounsbury, au-delà du concept de « mère» comme superclasse éxp.erge une superclasse d'un degré supérieur, celle des (( parents ». A cette superclasse correspondrait réciproquement la superclasse des « enfants », divisée sur la base d'un seul critère, le sexe, alors que la superdasse des « parents» est construite sur la base d'une double distinction, entre les sexes et entre parents linéaires et collatéraux. On peut représenter ces relations qui, selon Lounsbury, manifesteraient la présence d'une loi dite « de cohérence des termes réciproques », par le schéma suivant : 1. Je tiens à remercier vivement R Tjon Sie Fat pour l'aide qu'il m'a apportée dans l'analyse du concept de superclasse tel que Lounsbury et SchefBer l'ont développé. 2. H. W. Scheffter et F. G. Lounsbury, A Study in Structural Semantics : The Siriono Kinship System, Englewood CHEfs (NJ), Prentice Hall, 1971. 3. R G. Lounsbury, .. A formaI account of the Crow-Omaha-type kinship terminologies,., in S. A. Tyler (dir.), Cognitive Anthropology [1964J, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1969, pp. 212-255.
184
MÉTAMORPHOSES DE LA P.ARENIÉ
< < < father (no.hs.A)
PARENT
collateral mother (negi.HA)
MOTHER
lineal mother (negyA)
son (negwihHA)
CHILD
daughter (netabensA)
Lounsbury a pris la précaution de reconnaître que, souvent, de telles superclasses ne sont pas désignées par un terme précis dans la langue, et donc dans la terminologie de parenté d'une société donnée. Elles constitueraient des réalités idéelles, implicites, que parfois les individus peuvent verbaliser en les décrivant sous diverses circonlocutions. Mais ce qui f?it débat, c'est que, pour ces auteurs, ces classes terminologiques seraient construites par dérivation à partir d'un sens premier, d'un référent qui constituerait le foyer et la base de la classe. Par exemple, dans certaines langues, il existe une catégorie dite des « sœurs de père» (FZ), qui inclut plusieurs sous-classes dont les sœurs généalogiques du père et toutes ses sœurs classificatoires. Dans certains systèmes de parenté (dravidien, australien), ces sœurs de père sont potentiellement ou réellement des mères d'épouse pour Ego (pZ = WM). Pour Lounsbury, la classe des sœurs des pères se construirait donc par l'extension de la relation généalogique entre le père d'Ego et ses sœurs réelles. Cette extension s'accomplirait en instituant une série d'équivalences structurales entre certains individus, toutes réductibles à des rapports généalogiques. On peut objecter à cette analyse que, dans ces systèmes, la sœur généalogique du père n'est pas distincte des sœurs de père, qui sont mères réelles ou potentielles d'épouse. Et ce parce que la règle de mariage repose sur l'échange de sœurs entre deux hommes, ce qui entraîne que la sœur du père est en même temps l'épouse de l'oncle maternel. Or, si Ego (masculin) reproduit le mariage de son père, il épouse la fille de son oncle maternel qui est en même temps la fille de la sœur de son père. n"existe donc pas, dans ces systèmes, de sœur de père qui ne soit pas potentiellement une mère d'épouse et dont le sens généalogique s'étendrait ensuite à toutes les femmes mères d'épouse. Allant plus loin que Lounsbury, Scheffler, dans son ouvrage Australian Kin Classification l, a cru pouvoir démontrer qu'on pouvait passer
n
1. H. W. Scheffler, Australian Kin Classification, Cambridge, Cambridge University Press, 1978.
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facilement d'un système de superclasses terminologiques égocentriques, c'est-à-dire généalogiques, à un système de classes décentrées par rapport à un Ego, à un système de sections sociocentriques. Scheffler imaginait ce passage comme le produit d'une série d'opérations mettant en équivalence des agnats et des utérins appartenant à des générations alternées. Dans un système à sections, par exemple, le père du père d'Ego appartient à la même section qu'Ego, de même qu'appartiennent à cette section les enfants du fils d'Ego (FF .... B) ; (MM .... Z). Ou, en prenant un autre angle, celui de systèmes où existent des moitiés générationneIles, alternes, le père du père d'Ego se trouve dans la même moitié que Ego et que les petits-fils (FF = SS) d'Ego, et entre les grands-parents et les petits-enfants les termes d'adresse sont réciproques. Or, on peut montrer que cette identité posée entre des individus appartenant à des générations non consécutives ne s'explique pas par une extension de rapports généalogiques. TI n'y a pas de continuité entre le père et le fils, mais entre le p-and-père et le petit-fils. Cette identité des générations alternes ne repose pas sur des rapports généalogiques mais sur une conception du temps, d'un temps cyclique, cosmique, qui annule toutes les trois généra~ons les relations généalogiques. C'est donc une conception phi/o·sophique du cosmos et de la société que l'on trouve derrière cette · dynamique des termes de parenté, et non une extension de rapports
:généalogiques de parenté. .~ .C'est sur cette base, de l'équivalence sociocosmique d'une certaine ·catégorie d'individus appartenant à des générations distinctes, que s'explique le fait que ces mêmes individus puissent occuper des places semblables dans les rites d'initiation et de fertilité dont l'organisation dépend directement de l'existence des sections. Pour résumer ma position dans ce débat, tout en reconnaissant qu'il existe des superclasses, soit explicites, soit implicites, dans de 'nombreuses terminologies de parenté, je dirai qu'à mes yeux cela ne >suffit pas à justifier le bien-fondé de l'explication dite « extensionniste » des termes de parenté, dont le fondement serait en dernière analyse .généalogique. Une grande partie des relations d'équivalence entre parents, lorsqu'elles existent, ne sauraient être pensées comme des formes d'extension de relations généalogiques primaires à des parents lointains, secondaires. ';::Dans cette perspective, nous pouvons reconsidérer ce que signifie l'expression «échange des femmes» dans les systèmes australiens. Pour qu'Ego (homme) puisse se marier, nous l'avons vu, il faut que trois èônditions soiènt satisfaites: que la femme appartienne à la catégorie des femmes épousables, mais aussi que cet homme ait acquis certains droits sur cette femme-là et - condition supplémentaire, qui ne relève paS de la parenté et précède tout mariage possible pour un homme -, il faut que ce dernier ait été initié. Revenons sur la première condition. Au niveau global d'une société divisée par exemple en quatre sections, ou comme on disait autrefois en quatre classes matrimoniales, le mariage en question est donc «classé »,
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTI:
et cette division constitue la condition générale, le cadre préprogrammé, si l'on veut, de tout mariage régulier possible et précède de fait tout mariage réel. Ceci a conduit certains auteurs, tel Alain Testart, à distinguer deux niveaux de parenté en Australie, la parenté classificatoire et la parenté agie, manipulée par les individus, et à affirmer, dans une formule dirigée contre Lévi-Strauss et qui peut surprendre, que « le système de parenté australien n'est pas un système d'échange matrimonial », parce que si le « frère de mon épouse» (WB) est désigné par le même terme que « le mari de ma sœur» (ZH), c'est en vertu d'« une propriété de structure intrinsèque au système de parenté. Automatiquement dans ce système, tous les WB sont des ZH au sens classificatoire ». À ce niveau, il n'existe donc aucune stratégie d'alliance possible: Du point de vue de la structure rien ne change, et il n'y a rien à céder puisque mes sœurs sont depuis toujours, de par le système de parenté, prévues pour être les épouses des frères de mon épouse (Z = WBW). n y a réciprocité logique au sein de la structure, pas d'échange des sœurs au sens propre.
Testart a donc le grand mérite d'avoir mis en évidence, par un examen très précis des principales publications sur les Aborigènes australiens, en remontant jusqu'aux écrits de Fison et Howitt en 1880, le fait que, dans la pratique, l'échange direct des sœurs existe certes en Australie, mais n'est ni une régularité ni même une constante majeure de la vie sociale des Australiens - ce que suggère pourtant l'existence des sections et leur fonctionnement en tant que « classes matrimoniales» (que Lévi-Strauss a analysées en tant que telles). Cependant, déclarer comme le fait Testart que la parenté classificatoire n'est pas dans son fond un système d'échange est un paralogisme. Du fait que toutes les sections sont exogames (puisque le mariage à l'intérieur d'une même section est considéré comme incestueux et interdit), dans la pratique, tous les membres d'une section doivent trouver en dehors de leur section un partenaire autorisé. Nous retrouvons donc bien la chaîne causale (prohibition de l'inceste-exogamie-échange), mais cet échange n'est pas pratiqué concrètement entre deux personnes. C'est un échange abstrait, global entre des groupes appartenant à des sections différentes. C'est ainsi que la division en sections crée la nécessité globale, logique et sociologique d'échanger, mais que cet échange, qui pourrait prendre la forme d'un échange entre les membres d'une section et ceux des trois autres, est lui-même limité puisque les membres d'une section sont les époux et épouse potentiels des membres d'une seule des trois autres sections. 1.:originalité du système est que les enfants des deux sections qui s'intermarient appartiennent automatiquement aux deux sections avec lesquelles les sections de leurs parents ne s'intermarient pas. Et à l'inverse, les deux sections auxquels appartiennent les enfants en s'intermariant engendrent les membres des deux sections de leurs parents. Le
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système est logiquement et sociologiquement circulaire, fermé sur soi. Il l'est aussi philosophiquement, puisque cette circularité est pensée comme voulue de toute éternité depuis le Temps du Rêve, le Temps des Origines, un temps qui ne s'écoule pas, ne change pas, un temps éternel. Dans un tel système, si l'on ne considère que le niveau de la paremé classificatoire (qui se présente comme fondée de toute éternité sur une division dualiste du cosmos et de la société), il est évident, comme l'écrit Alain Testart, que « la famil1e », encore moins la famille « nucléaire» sinon biologique, ne saurait en être le fondement ... l . En revanche, au niveau de la pratique concrète, de l'exercice de la parenté au quotidien, le mariage est vraiment l'objet d'un choix, de décisions de s'allier à telle ou telle famille. Il fonctionne comme un point de départ fondateur. Précisons que le mariage chez les Australiens, comme chez les Baruya et dans de nombreuses sociétés, n'est pas un acte religieux. Comment se décide alors concrètement un mariage chez les Aborigènes australiens? Les mariages réels résultent en fait de l'acquisition par un homme de droits sur une femme (ce qui n'est pas pour nous surprendre), donc de la création de liens entre cet homme et un certain nombre d'hommes et de femmes de la génération antérieure à lui. Ces liens peuvent être, par exemple, ceux qui existent emre cet homme et l'homme qui l'a initié et circoncis et qui, de ce fait, lui doit une femme ou doit l'aider à en trouver une. Ils peuvent aussi attacher cet homme à une femme, souvent de son ~lge, qu'il traite comme sa belle-mère, ce qui lui donne des droits sur les enfants de cette femme, droits qu'il peut même transférer à d'autres hommes. En revanche, l'enlèvement d'une épouse ou d'une jeune fille promise à un autre donnera lieu comme ailleurs à des représailles et à des réparations. Parfois, comme chez les Walbiri, l'épouse ou la fiancée aura entre 3 et 10 ans, et sera élevée par son mari, etc. Ensuite, les obligations de l'homme vis-à-vis de ses donneurs d'épouses se traduiront par de multiples dons de gibier, des services, etc. Nous retrouvons là un monde familier. Si nous comparons les diverses formules d'échange que nous venons d'examiner, les différences apparaissent nettement: chez les Baruya, l'échange direct de sœurs entre les lignages est la formule générale de l'alliance de mariage, mais elle s'accompagne de l'interdiction de renouveler les mêmes alliances avant plusieurs générations. Chez les Australiens, la formule générale est l'échange de sœurs entre des sections (qui ne sont pas des clans ou des lignages). Cet échange est réciproque et <;c répète de génération en génération. Mais cette formule générale ne s'accompagne pas d'une pratique généralisée de l'échange de sœurs. Enfin, chez les Crow-Omaha, l'échange direct est interdit, le non-renouvellement des mêmes alliances s'étend à de nombreuses catégories de parents et reste interdit avant un certain nombre de générations. L A. Testart, .. Manières de prendre femme en Australie ", art. cité.
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MÉTAMORPHOSES DE LA PAR.E.NTÉ
Cependant, comme l'a démontré Françoise Héritier 1, l'échange restreint est présent activement à l'intérieur du système pour deux raisons qui se complètent. Des germains de sexe opposé, un frère et une sœur, peuvent en effet épouser des membres d'un même lignage, ce que ne peuvent faire deux frères ou deux sœurs, et l'échange de femmes, si l'on ne peut y procéder avec Je lignage où on a pris femme, peut intervenir avec un autre lignage du même clan. Les faits sont donc beaucoup plus complexes que ne le supposait LéviStrauss il y a un demi-siècle et posent aujourd'hui de nouvelles questions, appellent de nouvelles fonnulations. Et il en va de même pour la seconde classe de structures élémentaires définie par Lévi-Strauss, celle des systèmes engendrés par l'échange dit « généralisé» de femmes entre les groupes de parenté qui composent une société. La formule en est simple: au lieu que les preneurs d'épouses soient en même temps des donneurs, comme dans la formule dite d'échange « restreint», et que chaque groupe soit à la fois en position de preneur et de donneur vis-à-vis d'un autre, cette fois les donneurs ne sont pas des preneurs. Chaque groupe reçoit des femmes d'un ou de plusieurs groupes et donne les siennes à un ou plusieurs autres groupes. Cette formule, pour fonctionnel; implique l'existence au minimum de trois groupes. Celui d'Ego (B), celui de ses donneurs (A) et celui de ses preneurs (C). A-+B-+C Pour que le système se ferme, il faut donc que A qui donne ses femmes à B reçoive des femmes de C.
Ce type de système se rencontre fréquemment en Indonésie et dans le Sud-Est asiatique, et Claude Lévi-Strauss avait cru l'identifier chez les Mumgin d'Australie. C'est en fait un Hollandais, Van Wouden 2, qui, sans avoir fait lui-même de terrain en Indonésie mais en s'appuyant sur les données ethnographiques rapportées par les missionnaires et administrateurs hollandais agissant dans l'archipel, en avait dégagé la formule 1. F. Héritiet; I:Exercice de la parenté, op. dt., chapitre 2, pp. 73-131. 2. F. A. E. Van Wouden, SocÙlle Structuurtypen in de groote Oost, Leyde, J. Ginsberg, 1935. Trad. anglaise par Rodney Needham : Types of Social Structure in &stern IndCnesia, La Haye, Nijhoff, 1968.
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dans sa dissertation doctorale, fondant ainsi l'école structuraliste hollandaise dont l'apport à la théorie de l'alliance de mariage fut très important et précéda l'œuvre de Lévi-Strauss et de Louis Dumont d'une bonne décennie. Van Wouden baptisa ces chaînes d'intermariages du terme latin « connubium l » et mit en évidence leur structure asymétrique, conséquence du fait que les relations entre les groupes, en ce qui concerne la circulation des femmes, sont unilatérales. En fait, ces relations sont doubles car, en sens inverse de la circulation des femmes, qui passent des donneurs aux preneurs, circule un flux de biens et de services depuis les preneurs en direction des donneurs. Dans ce système, les donneurs sont supérieurs aux preneurs, mais, comme chaque groupe est à la fois donneur et preneur, chacun se retrouve simultanément supérieur à ses preneurs et inférieur à ses preneurs. A la différence des Baruya, où preneurs et donneurs s'échangent réciproquement des épouses et se retrouvent à l'issue de leurs échanges avec un statut social égal puisque chaque groupe est simultanément supérieur à ses alliés comme donneur et inférieur à eux comme preneur, ici les groupes sont, certes, également à la fois donneurs et preneurs, mais leurs statuts vis-à-vis de leurs preneurs et de leurs donneurs restent en permanence inégaux. En fait, si ces systèmes impliquent au minimum trois groupes de descendance du point de vue d'Ego, ils se présentent avec seulement deux côtés (deux lignes), le côté de la mère (des donneurs) et le côté du père (des preneurs). Le système ne repose pas sur l'échange de personnes contre des personnes, mais sur l'échange de biens et services contre des personnes comme chez les Melpa, etc. Pourquoi Lévi-Strauss a-t-il placé ces systèmes parmi les structures élémentaires alors que l'échange de femmes y est interdit? C'est, semble-t-il, parce que la répétition des alliances entre les mêmes groupes fait qu'un homme va prendre femme . dans la lignée d'où provient sa mère et épouser la fille du frère de sa mère, sa cousine croisée matrilatérale, alors que sa sœur épouse le fils de la sœur de son père (son cousin croisé patrilatéral). C'est donc parce que la position du conjoint se trouve inscrite dans un rapport préexistant de parenté, rapport au frère de la mère pour Ego masculin, rapport à la sœur du père pour Ego féminin, que Claude Lévi-Straus classe cette forme d'alliance parmi les structures élémentaires de la parenté alors que cette forme en réalité exclut l'échange direct des femmes contre des femmes. Chez les Kachin, la relation donneur-preneur est désignée par des termes propres, c'est la relation mayu-dama. Leach précise que le mariage cependant intervient rarement (ou jamais) avec une cousine croisée matrilatérale généalogiquement proche, mais avec une cousine 1. Van Wouden : «Connubium, relations de parenté par alliance instituées par des mariages répétés ., in Sociale Structuurtypen in de groote Oost, op. cit., pp. 11-13,91-93.
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MID"AMORPHOSES DE LA PARENTÉ
croisée (ou un cousin croisé) classificatoire 1• TI indique également que, dans leur pratique, les Kachin n'ont pas conscience que leur système puisse se boucler soit au niveau local, le leur, soit au niveau global (celui de leur société tout entière)2. TIs savent seulement qu'il se trouve, d'un côté un certain nombre de groupes donneurs, et de l'autre, un certain nombre de groupes preneurs. Et ils ne restent pas liés à vie avec leurs donneurs ou avec leurs preneurs. Ds en ajoutent de nouveaux, en suppriment d'anciens. Bref, les alliances de mariage se répètent avec les mêmes groupes pendant un certain nombre de générations et, en ce sens, comme le disait Louis Dumont, elles sont « héritées » 3 (comme on hérite des biens ou des titres dans un groupe de descendance), mais ce n'est pas pour l'éternité.
c
B
A
B épouse a. la fille du frère de sa mère - mariage avec Xcm. b épouse Ct le fils de la sœur de son père - mariage avec Xcp.
TI existe même des sociétés pratiquant l'échange généralisé qui vont plus loin, jusqu'à tenir compte dans leur terminologie des donneurs de leurs donneurs et des preneurs de leurs preneurs. Dans ce cas, les termes de parenté sont distribués le long de cinq lignes et non de trois. Chez les Kachin, qui ont une terminologie prescriptive asymétrique, le terme pour père est le même que pour le frère du père : F = FB, qui diffère du terme pour le frère de la mère (MB), qui de son côté diffère des termes pour le mari de la sœur du père (FZH). On a donc (F = FB :;: MB :1: FZH), alors que dans un système symétrique de type dravidien on a [F = FB] :1: [MB=FZH]4. Disons deux mots des richesses, des biens, des services qui circulent à l'occasion de la circulation des femmes, mais en sens inverse d'elles. Chez les Purum, une tribu de l'Inde où la descendance est patrilinéaire et la 1. E. Leach, Aspects of brïdewealth and marriage stability among the Kachin and the Lalcher », Man, nOS 276-279, 1987, pp. 179-180. 2. E K. Lehman, «On Chin and Kachin marriage regulation », Man, vol. 5, 1970, pp. 118-125. 3. L. Dumont, Affinity as a Value. Marnage Alliances in South India with Comparative Essays on Australia, The University of Chicago Press, 1983, p. 72. 4. Le même type d'équation se retrouve dans le système Kariera, qui est, pour sa part, symétrique et prescriptif. (II
CALUANCE ET LA RÉSIDENCE
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résidence patrilocale, l'alliance de mariage induit en fait deux types de circulation de biens, un mouvement de biens dits masculins qui vont des preneurs aux donneurs et que complètent une multitude de services que rendra le gendre à la famille de son beau-père 1, et un mouvement inverse de biens féminins qui s'ajoutent au don de la femme, ustensiles de ménage, vêtements, bijoux, etc., et circulent des donneurs aux preneurs. Needham souligne que ces oppositions entre preneurs et donneurs, biens masculins et biens féminins, s'étendent à l'univers entiet, aux choses, aux individus, aux couleurs, etc., tous classés selon le même principe dualiste qui rapproche et oppose à répétition des paires de contraires 2 •
Les structures semi-complexes de parenté
n
nous faut maintenant passer de l'examen des structures de parenté dites «élémentaires », c'est-à-dire reposant sur l'échange restreint ou généralisé de femmes, à celui des structures que Lévi-Strauss a baptisées .« struCtures semi-complexes ) de la parenté. Rappelons-en la définition: sont semi-complexes les systèmes de parenté qui multiplient les interdictions de reproduire pendant un certain nombre de générations des alliances passées et qui ne contiennent aucune règle positive explicite pour le choix d'un conjoint. Les contours de cette catégorie de systèmes de parenté restent flous. Lévi-Strauss y a inclus semble-t-il les systèmes hawaïens et iroquois, mais sans en analyser aucun exemple, et il a toujours cité en référence les systèmes Crow et Omaha 3. Dans ce système, l'échange direct de leurs « sœurs» entre deux hommes et deux lignages est interdit. 1:échange pratiqué est celui des biens et des services pour une épouse. Le renouvellement des alliances est possible à condition que les lignages alternent leurs échanges à chaque génération de la façon suivante : un homme ayant épousé deux femmes de deux lignages différents rendra à la génération suivante une femme à chacun de ces lignages, utilisant une fille qu'il aura eue de l'épouse provenant du premier lignage pour la donner au second, et inversement. Parfois, il attendra plus longtemp"s encore et rendra à l'un des lignages 1t une des filles d'un de ses fils. A la génération d'Ego, l'alliance s'est donc bien faite sans échange de personnes mais par échange de biens et :de services. '. Chez les Samo du Burkina-Faso étudiés par Françoise Héritiet, dont système de parenté est patrilinéaire de type omaha, on rend également
Je 1
·1.
n lui doit son travail pendant les trois premières années de son mariage, à la suite
de quoi il peut emmener son épouse vivre dans son lignage.
~ 2. R. Needham,
Structure and Sentiment. A Test Case in Social Anthropology, The University of Chicago Press, 1962, pp. 95-96. ~ 3. Ce n'est pas le cas de Françoise Héritier, qui a analysé rapidement un exemple de mcème iroquois à traits hawaïens, celui des Tanebar-Evar de l'île Kei aUX Moluques Cd. C. Barraud, Tanebar-Evar, une société de maisons tournées vers le large, Cambridge :University Press, et Paris, Maison des sciences de l'homme, 1979) dans L'Exercice de la Pl'renté, op. cit., pp. 129-131.
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
au lignage d'une de ses épouses une fille née d'une autre épouse provenant d'un autre lignage. Et comme dans ce système patrilinéaire un fils ne peut prendre femme ni dans son lignage ni dans celui de sa mère ni dans celui de la mère de son père ni dans celui de la mère de sa mère, chaque lignage se retrouve lié à chaque génération à plusieurs lignages mais doit se tourner vers d'autres encore pour marier ses fils et ses filles. Il se retrouve ainsi inséré dans plusieurs cycles d'échange généralisé, comme chez les Kachin, mais avec la possibilité de transformer au terme de quelques générations d'anciens preneurs en donneurs ou l'inverse, ce qui n'existe pas chez les Kachin. De plus, les Samo nouent ponctuellement des mariages secondaires avec des lignages appartenant à des villages lointains et pour lesquels ils se contentaient de verser une forte dot, un bridewealth. Ces mariages leur procurent des fils et des filles à échanger pour créer de nouveaux circuits d'échange avec les lignages locaux puisque leur mère n'en provient pas l . Nous sommes donc là en présence de systèmes qui, en pratique, n'ont pas renoncé au principe de l'échange des « sœurs» mais en ont fait une règle silencieuse, implicite, qui s'applique dans l'espace des rapports de parenté laissé libre par les nombreuses interdictions qui pèsent sur le renouvellement de leurs alliances. Mais comme ces sociétés sont des communautés relativement petites et autrefois assez peu ouvertes sur l'extérieur, en raison des nombreux conflits et guerres entre villages, le renouvellement des alliances est une nécessité sociale qu'on ne peut différer que de deux ou trois générations. Ceci a pour conséquence qu'à la multiplication des interdits répond une multiplication d'alliances nouvelles à chaque génération, et que l'obligation de donner une femme pour une femme reçue continue à s'imposer également, ne serait-ce que pour que la balance des dons de femmes entre les lignages et les clans reste à moyen terme équilibrée. I.?exemple des Tanebar-Evar, une petite société d'Indonésie de quelque mille personnes vivant dans les îles Kei, illustre parfaitement la façon dont il est possible de juxtaposer et de combiner plusieurs principes d'alliance, dont l'un interdit Péchange des femmes alors que l'autre le permet, mais en interdisant la reproduction de cet échange avant plusieurs générations. L'organisation sociale des Tanebar-Evar est celle d'un système à «maisons )) exogames hiérarchisées entre elles (comme chez les Kwakiutl). Chaque maison a deux « côtés» opposés, comme la droite et la gauche, l'aîné et le cadet. La prééminence va à la droite et aux aînés. Chaque côté est occupé par un lignage patrilinéaire (rin). On ne peut se marier ni dans son lignage ni dans l'autre lignage appartenant à la même maison. Deux principes différents sont à l'œuvre dans l'organisation des mariages 2 • I.?aîné de chaque rin doit épouser la fille du frère de sa mère, sa cousine croisée matrilatérale (MBD). n répète ainsi le mariage de son 1. Ibid., p. 125. 2. Cf. F. Héritier, L'Exercice de la parenté, op. cit., pp. 129-130.
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père et reproduit le rapport hiérarchique entre les maisons, puisqu'en tant que « preneurs» son lignage et sa maison sont inférieurs au lignage et à la maison de ses donneurs. Ce mariage des aînés est cependant considéré presque comme un inceste et exige un sacrifice à une divinité particulière. Quant aux cadets des lignages nobles et aux gens des maisons « communes », ils se marient de façon « égalitaire» par des échanges directs de femmes entre les maisons, échanges qui ne sont pas renouvelables avant trois générations, et avec impossibilité pour deux frères d'épouser des femmes du même Tin ou de la même maison. Et quand, au terme de trois générations, l'alliance est renouvelée, l'échange de sœurs s'opère alors avec l'autre Tin de la maison avec laquelle un ancêtre s'était allié autrefois, ou avec un autre segment du même Tin. Comme chez les Samo d'Mrique, les Omaha d'Amérique du Nord - et peut-être les Mekeo de Nouvelle-Guinée. Ce système combine donc un principe d'alliance asymétrique, comme celui des Porum à mariage avec la cousine croisée matrilatérale, et un principe d'échange direct non renouvelable avant plusieurs générations, comme chez les Baruya ou les Omaha. Le premier principe est en définitve un principe d'échange de biens et de services contre une personne au sein d'une relation hiérarchique entre des groupes sociaux (des maisons) qui reproduisent de génération en génération les mêmes alliances unilatérales afin de reproduire en même temps leurs rapports de supérieur à inférieur au sein d'une hiérarchie sociale entre maisons nobles et maisons des gens du commun. Les cadets des maisons nobles sont assimilés à des gens du commun parce qu'ils n'héritent pas de la maison de leur père et n'en représentent pas le rang. Le second principe repose sur l'échange direct de sœurs, mais, en en interdisant le renouvellement avant plusieurs générations, il force chaque maison à modifier à chaque génération la direction et le cercle de ses alliances, engendrant ainsi un échange généralisé complexe qui contient d'une part la possibilité de cycles qui se bouclent sur eux-mêmes à la même génération A -+ B -+ C -+ A, mais induit aussi à chaque génération des réseaux à plusieurs branches qui s'interpénètrent. A est lié à (B, E, F) au moment où D est lié à {A, B, C, F} et E à (G, A, C, H), etc. Bref, dans toutes ces sociétés, les systèmes de parenté se sont ouverts parce que le nombre des interdits contraint les unités de parenté qui les composent (clans, maisons, lignages, etc.) à multiplier leurs alliances et à en retarder la reproduction le temps d'une vie ou deux (c'est-à-dire deux ou trois générations). Comme il leur faut tôt ou tard les renouveler, dans la mesure où ces sociétés sont des communautés de petites tailles et relativement peu ouvertes sur d'autres sociétés, le moment venu, la règle de l'échange direct des femmes revient au premier plan, mais remodelée pour satisfaire aux interdits matrimoniaux.
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTI:
Les structures complexes de parenté Cette ouverture et cette fluidité des alliances sont encore plus grandes au sein des structures dites complexes de parenté. Et ceci pour plusieurs raisons. D'abord, deux choses ont disparu (ou n'ont jamais existé) du champ où se pratique l'exercice de la parenté. D'une part, dans ces sociétés, il n'existe pas de groupes de descendance à principe de recrutement unilinéaire ou autre, et donc pas de lignages, de clans, de « maisons », etc. contraints pour se perpétuer de manipuler leurs alliances et de les reproduire à bon escient lorsque cela redevient possible et utile. D'autre part, dans les systèmes dits « complexes », il n'existe pas de règle positive qui prescrive ou fasse préférer aux individus en âge de se marier tel ou tel type de parent en tant qu'époux ou épouse. En revanche, un certain nombre de parents sont interdits au mariage, en général des consanguins et des alliés proches de la même génération qu'Ego ainsi que des générations ascendantes et descendantes. Si Ego est un homme, celui-ci ne pourra épouser ni ses grandes-nièces et ses grands-tantes, ni la mère ou les sœurs de son père et de sa mère, ni ses sœurs ni les 6lles des frères et sœurs de son père et de sa mère, ni ses filles ou les filles de ses frères et sœurs, ni ses petites-filles et petites-nièces. Une partie de ces interdits sont énoncés explicitement dans la loi civile. Notons qu'en France, jusqu'à récemment, un homme ne pouvait épouser la sœur de son épouse, même si celle-ci était décédée ou s'il en était divorcé. Aujourd'hui, un homme peut divorcer et épouser sa belle-sœur. Le nombre des personnes interdites de mariage au XXlC siècle est peu de chose si ron compare I!0tre époque à d'autres de l'Europe ocfidentale chrétienne. On sait que l'Eglise des premiers temps du Moyen Age avait multiplié le nombre des degrés de parenté interdits au mariage, au point d'en arriver au xme siècle à interdire les unions entre personnes apparentées au septième degré. Devant les difficultés d'application de cette norme au sein de nombreuses communautés villageoises ou urbaines, où les gens se mariaient à la fois dans leur condition et dans leur voisinage (où vivaient souvent des familles apparentées, des cousins proches ou lointains 1), l'Église se vit contrainte de réduire ce chiffre et de remonter au cinquième degré de parenté, lors du concile de Latran (1215), puis, finalement, à se limiter au deuxième, qui est la norme aujourd'hui 2. Depuis la fin du xvmc siècle, les transformations sociales profondes qui ont accompagné le développement du capitalisme industriel et l'apparition de nouvelles zones urbaines ont provoqué l'immigration de larges fractions de populations des campagnes ou des villes rurales vers 1. Voir T. Jolas, M.-C. Pingaud, Y. Verdier, R Zonnabend, Une campagne voisine, Paris, Maison des sciences de l'homme, 1990. M. Segalen, cc Parenté et alliance dans les sociétés paysannes ., Ethnologie française, Xl (4), 1891, pp. 307-329. 2. Telle que l'impose l'Église catholique.
L'ALLIANCE ET LA RÉSIDENCE
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les nouveaux centres industriels et urbains, ou yers les capitales et les grandes villes des pays de l'Europe occidentale. A la suite de ces mouvements et de ces brassages, les individus ont perdu plus ou moins rapidement contact avec leur parentèle, et, parmi elle, avec leurs parents en lignes collatérales. Et comme au cours de leur existence beaucoup d'entre eux, ainsi que leurs descendants en ligne directe, ont changé de condition sociale voire de classe, les distances sociales se sont ajoutées aux distances généalogiques et géographiques pour segmenter les familles et les parentèles. Pour une majorité d'individus, le mariage n'est donc plus associé à la perpétuation d'une lignée ou d'un nom ni à la transmission de la terre ou d'autres formes de richesse. li relève davantage du désir de vivre avec telle personne de son choix et donc du désir de fonder plutôt que d'assurer la continuité avec le passé. Pour réaliser ces désirs, le mariage n'est d'ailleurs plus nécessaire - d'où la multiplication des unions libres entre des individus aux yeux desquels ce qui compte n'est pas la reconnaissance sociale de l'union, mais celle de leurs enfants, reconnaissance par les autorités civiles qui apporte aux enfants, et par eux à leurs parents, un statut et des avantages sociaux. Lorsque le divorce intervient ou qu'un couple vivant en union libre se sépare, de nouvelles familles ou de nouvelles unions se recomposent, formées d'adultes, d'enfants, issus des anciennes unions ou nés des nouvelles. L'État, en faisant pression pour que les parents, quelle que soit la nature de leur union, reconnaissent leurs enfants, protège en partie ceux-ci contre les bouleversements occasionnés par la vie de leurs parents. Considérées de ce point de vue global, les évolutions du mariage, de la famille et des autres formes d'union auxquelles nous assistons dans nos sociétés, montrent bien, à l'égal de l'exemple des Baruya ou des Melpa, que la famille et les rapports de parenté ne sont pas le «fondement» de la société. Ce sont en effet d'autres rapports soci~ux, politiques, économiques et juridiquement associés à l'existence de l'Etat, qui font que tous les enfants reconnus par leurs parents bénéficient des mêmes droits au sein de la société - quelle que soit la nature du lien qui unit leurs parents. Enfin, récemment, dans certains pays occidentaux (la Hollande, la Grande-Bretagne), les couples homosexuels ont été autorisés par la loi à transformer leur union en famille. La loi, en effet, les autorise désormais à adopter des enfants. C'est là une transformation radicale de la parenté humaine, dans la mesure où elle fait de l'adoption un principe fondateur de la descendance en complète égalité avec l'engendrement et exclut complètement les rapports entre les sexes dans la fondation d'une famille. Ceci aura pour conséquence que les rapports hétérosexuels, qui engendrent «naturellement» les enfants, seront mis désormais au service du «désir d'enfants» des homosexuels, désir qui les pousse à revendiquer le droit de fonder eux aussi des familles. De ce fait, une partie de l'humanité va fournir à l'autre les moyens d'avoir une descendance sans avoir à passer par l'union de deux sexes différents. L'hétérosexualité se retrouvera ainsi globalement instrumentalisée pour servir
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MÉfAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
non pas le désir homosexuel de ces couples (ou des communautés faites de plusieurs de ces couples), mais le désir des homosexuels d'avoir des enfants, une descendance, sans avoir eux-mêmes à se soumettre au fait de la différence des sexes. Mais jusqu'au jour où l'on pourra produire des enfants hors du corps d'une femme en achetant du sperme d'homme et où les bébés engendrés par une technobiologie d'avant-garde seront légalement accessibles pour tout individu, homo- ou hétérosexuel, qui voudra se procurer un enfant sans avoir à l'engendrer lui-même ou sans l'adopter, les rapports hétérosexuels resteront la condition générale de la perpétuation de rhumanité. Cette révolution radicale de la parenté revendiquée par certains groupes d'homosexuels n'a. rien à voir, cela va sans dire, avec l'homosexualité rituelle des Baruya, instrument de la domination politique et sociale des hommes sur les femmes au sein de la société comme au sein de la famille. Et elle n'a rien à voir non plus avec le ma.riage de deux femmes chez les Nuer. Dans cette société du sud du Soudan, lorsqu'une femme riche est stérile, elle a la possibilité d'épouser une autre femme à condition de payer une dot à sa famille, comme normalement un homme l'aurait fait. Elle gagne ainsi le droit de s'approprier les enfants que la femme qu'elle a «épousée» engendre avec des amants autorisés. Ces enfants deviendront membres du patrilignage de cette femme. Dans d'autres cas, la veuve d'un homme décédé sans enfant peut épouser une femme pour procurer une descendance au lignage de son mari 1• Mariage d'une femme stérile ou d'une veuve sans enfant avec une autre femme, ceci n'a rien à voir avec la fondation d'une famille homosexuelle. Car les deux femmes qui s'épousent n'ont pas entre elles de rapports homosexuels, et les enfants qu'engendre l'une d'elles avec un amant autorisé (qui n'en est pas le père mais le géniteur) appartiennent au patrilignage du mari de la femme stérile ou de l'époux décédé. Le mariage de deux femmes est donc un détour, un moyen souple (et sociologiquement rare) de perpétuer le principe patrilinéaire qui est au cœur de la parenté nuer et a pour fondement des rapports hétérosexuels.
1. E. E. Evans-Pritchard, Kinship and Marriage Among the Nuer, op. cit., pp. 144145. Ce texte est parfois utilisé comme référence anthropologique par certains partisans de la transformation du PACS en cadre juridique de la famille homosexuelle par adoption d'enfant ou insémination. Voir notre conclusion.
CHAPlTREV
Les terminologies de parenté (quatrième composante)
Une vue d'ensemble nous permettra d'abord de montrer comment les représentations de la consanguinité, de l'affinité et de la cognation diffèrent selon les grands types de terminologie de parenté et de formes d'alliance. Nous pourrons alors avoir une vue d'ensemble des fonctions de la «parentalité ». L'examen des divers modes de descendance et d'alliance est en effet la condition préalable pour reconstruire et comprendre ce que signifient, dans les diverses sociétés, ce que nous appelons paternité, maternité, germanité, ascendants, descendants, alliés, parents proches ou lointains. Dans chaque cas, les fonctions de la parentalité sont distribuées différemment entre des personnes occupant des positions distinctes au sein des rapports de parenté. Nous terminerons en donnant un exemple de ce qu'est un enfant pour ses parents chez les Inuit, une société dont la terminologie de parenté appartient à la même catégorie que celle des sociétés occidentales mais qui en faisait un emploi profondément différent et qui continue à l'être malgré un siècle et demi de subordination à l'Occident.
La découverte de l'intérêt scientifique des terminologies de parenté et leur étude systématique par Morgan furent l'un des actes fondateurs de l'anthropologie et l'établirent comme discipline nouvelle au sein des sciences sociales. Cette étude devait rester pendant plus d'un siècle (jusque dans les années 1970) l'un des objets majeurs du travail des anthropologues. Recueillir la terminologie de parenté et les règles de mariage était l'une des toutes premières démarches que l'on conseillait aux jeunes anthropologues quand ils partaient sur le terrain. C'est ainsi que des centaines de terminologies appartenant à des sociétés aux langues et aux structures les plus diverses furent recueillies et comparées. Or il apparut vite que, une fois leurs principes de construction isolés, elles relevaient pour l'immense majorité d'entre elles de l'un ou l'autre des grands types de terminologies de parenté que Morgan avait distingués et décrits dans ses Systems of Consanguinity and Affinity of
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MtTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
the Human Family (1871) à la suite du dépouillement de l'enquête mondiale qu'il avait organisée lui-même au cours de la décennie précédente. Elles se sont révélées être des variétés plus ou moins complexes de l'un ou l'autre de ces types ou des combinaisons d'éléments appartenant à plusieurs d'entre eux. Dans ce dernier cas, les terminologies apparaissent soit comme des hybrides entre deux types, soit comme des systèmes en transition d'un type vers un autre. Les types identifiés par Morgan étaient au nombre de six parce qu'il n'avait pas établi de distinction entre le type iroquois et le type dravidien. Aujourd'hui, cette distinction est définitivement établie à la suite des travaux de Lounsbury et de Trautmann, et les systèmes dravidiens sont distingués des systèmes de type soudanais, australien, iroquois, crowomaha, hawaïen, eskimo de la liste de Morgan. Un problème non résolu est celui des systèmes crow-omaha, que certains auteurs se refusent à considérer comme un type à part entière 1. D'autres types, peu nombreux, ont récemment été identüiés, mais, nous le verrons, ils occupent en fait une position intermédiaire entre deux de ces sept types parce que leur structure combine de façon stable des composantes des deux types en question. Un exemple: la terminologie des Yafar de Nouvelle-Guinée, que l'on a retrouvée ensuite chez les Aguaruna d'Amazonie et chez les Indiens Red Knife d'Amérique du Nord. TI s'agit d'une variante du type iroquois, mais à mi-chemin d'une terminologie dravidienne. Les terminologies de parenté sont indépendantes des modes de descendance Deux faits d'une grande importance historique et théorique doivent être soulignés avant d'entrer plus avant dans les détails. C'est d'abord qu'il existe finalement un très petit nombre de types de terminologies (une dizaine environ) entre lesquels on peut ranger les centaines de terminologies recueillies dans des sociétés de langue, de culture, de mode de production et de régime politique complètement différents. C'est ensuite que toutes ces terminologies sont indépendantes des modes de descendance, patri-, matri-, bilinéaire ou non-linéaires qui existent dans ces sociétés. C'est ainsi que les Baruya ont une terminologie de parenté de type iroquois et leur mode de descendance est patrilinéaire, alors que le mode de descendance des Iroquois était matrilinéaire. Les terminologies servent à situer un individu, caractérisé seulement par son sexe, Ego masculin ou féminin, par rapport à des parents (consanguins et affins) reliés à lui par des rapports catégoriels et/ou généalogiques. Certaines de ces terminologies sont associées à des règles positives de mariage 1. R. Needham, Cf Remarks on the analysis of kinship and marriage ,., in R. Needham (dit.), Retbinking Kinship and Marriage, Londres, Tavistock Publication, 1971, pp. 1416; R. Bames, Two Crows Denies it : A History of ContrDversy in Omaha Sodology, Lincoln et Londres, University of Nebraska Press, 1984.
LES TERMINOLOGIES DE PARENTÉ
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(australien, dravidien et jusqu'à un certain point iroquois), d'autres ne le sont pas (crow-omaha, hawaïen, eskimo, soudanais). Prenons l'exemple des terminologies de parenté en usage aujourd'hui dans la plupart des sociétés de la partie occidentale de l'Europe et chez les Euraméricains. Ce sont des terminologies dites de type eskimo, dans lesquelles un même terme, oncle, désigne à la fois les frères du père et les frères de la mère, un autre terme, tante, désigne à la fois les sœurs du père et les sœurs de la mère, et le terme cousin désigne les enfants des oncles et tantes paternels. Ce type est appelé eskimo parce que Morgan l'avait retrouvé parmi les populations du Grand Nord américain, qu'on nommait ainsi à son époque, et qui revendiquent aujourd'hui d'être appelées les Inuit. OI; l'existence de ce type de terminologie dit linéaire parce qu'il distingue et oppose clairement les parents en ligne directe et en ligne collatérale est attestée à Rome au moins depuis le ne siècle ap. ].-C. par divers écrits, dont ceux d'Aulu-Gelle. Et nous savons qu'il est lui-même le produit d'une série de transformations d'une terminologie de parenté plus ancienne en usage chez les Latins depuis l'époque archaïque 1. Cette terminologie plus ancienne était du type dit soudanais, parce qu'on la retrouve parmi certaines populations du Soudan. Mais elle existait également dans la Russie médiévale, en Pologne, en Chine, etc. La terminologie latine ancienne, à la différence de la terminologie eskimo, distingue par des termes différents toutes les lignes, directes et collatérales. Elle distingue le père (pater) du frère du père (patruus), la mère (mater) de la sœur de la mère (matertera), le frère de la mère (avunculus) de la sœur du père (amita), etc. Au cours des siècles, vers la fin de la République romaine, et sans que l'on sache vraiment pourquoi, le terme patruus a disparu et le terme avuncu/us a commencé à désigner à la fois le frère de la mère (MB), son sens originaire, et le frère du père (FB), un sens nouveau. Simultanément et symétriquement, le terme matertera (sœur de la mère) a disparu, et celui pour la sœur du père a désigné également la sœur de la mère, le mot cosobrinus désignant tous les fils des ondes et des tantes d'Ego. En français, le mot est devenu cousin, avuncu/us est devenu oncle (uncle en anglais, Onkel en allemand), etc. Au terme de ces transformations, on était passé d'un système soudanais à un système eskimo. Remarquons que ces transformations ont agi simultanément sur plusieurs termes, ceux qui désignaient l'oncle maternel et la tante paternelle, les cousins des deux côtés, etc. Cela prouve que les relations entre ces termes constituaient une configuration spécifique, possédaient une structure dont on ne peut modifier l'un des termes sans influer sur tous ceux qui lui sont connectés au sein d'un réseau de relations complémentaires. Bref, c'est cette seconde terminologie latine qui s'est diffusée en 1. Cf. L H. Morgan, Systems of Consanguinity and Affinity of the Human Family, Washington, Smitbsonian Institution, 1871, chapitre 3, pp. 22 sq.
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
Europe avec l'expansion de l'Empire romain et s'est substituée aux terminologies en usage parmi les populations locales soumises à la domination ou à l'influence de Rome. Cette expansion du système latin a dû être grandement facilitée par le fait que de nombreux groupes locaux parlaient des langues indo-européennes appartenant à la même grande famille linguistique que le latin ou le grec. Ces faits, cette histoire particulière nous laissent déjà entrevoir combien il est illusoire de chercher un rapport de causalité directe ou même une correspondance structurale entre tel ou tel type de terminologie et tel mode de production ou système politique. Examinons le problème des rapports possibles entre des terminologies eskimo et des formes diverses d'organisation sociale de la production, problème que se sont posé dans les années 1970-1980 les anthropologues d'inspiration marxiste. Véconomie des Inuit, avant leur contact avec les Européens et le développement intensif du commerce des fourrures que ceux-ci ont suscité, reposait sur la chasse, la pêche et la cueillette pratiquées par des bandes de quelques centaines (voire de quelques dizaines) d'individus qui nomadisaient sur des territoires immenses. Leur vie était liée au cycle des saisons et aux ressources animales et végétales disponibles, ce qui les amenait à se disperser en hiver et à se regrouper en été. Leur économie n'avait donc rien "à voir avec celle de l'Europe romaine ou celle de l'Europe du Moyen Age, à l'économie seigneuriale et au régime politique féodal et monarchique. Or cette terminologie, dite de type eskimo, est toujours en usage en Europe alors que l'économie' seigneuriale et le régime féodal ont disparu pour faire place progressivement au capitalisme marchand et industriel et à des régimes politiques parlementaires et démocratiques. Le fait qu'un même type de terminologie se retrouve ainsi sous des variantes diverses dans des sociétés de structure et de culture aussi différentes, et se maintienne malgré de grands changements dans l'organisation de la société, témoigne donc de l'autonomie relative des rapports et des systèmes de parenté par rapport à l'apparition et à la disparition d'autres caractéristiques de l'organisation sociale. Cette autonomie relative des rapports de parenté repose, nous l'avons dit, sur le fait que leur raison d'être première n'est pas d'organiser la chasse, la production industrielle ou le commerce. Elle n'est pas non plus de sélectionner ceux qui vont diriger la société et la représenter sur le plan politico-religieux. Elle est de régler les formes de descendance et d'alliance autorisées au sein d'une société. Elle concerne donc tous les individus qui en sont membres, y compris les esclaves lorsqu'il en existe. Elle définit la place de chaque individu par rapport à d'autres individus de l'un et de l'autre sexe, appartenant à des générations (généalogiquement ou catégoriellement) ascendantes qui ont des droits sur lui et des devoirs envers lui du fait de sa naissance ou de son adoption. Elle définit aussi, selon la même logique, les droits et devoirs que cet individu a vis-à-vis d'autres individus qui « descendent» de lui ou de personnes qui lui sont apparentées. Elle définit également avec qui cet individu peut
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(ou doit) se marier, et avec qui il ne peut (ou ne doit) pas se marier, et, s'il peut épouser des parents, à quel degré de parenté ils doivent appartenir. Telles sont les raisons d'être de la parenté, et comme ses fonctions ne se confondent avec aucune autre (organiser la chasse, le pouvoir, etc.), ce sont elles qui donnent aux rapports de parenté un fondement et des structures propres à assurer leur autonomie relative et leur permanence par rapport à la succession plus ou moins rapide des formes de production et de pouvoir apparues au cours de l'histoire. C'est aussi pour ces raisons que les terminologies de parenté constituent un fait linguistique spécifique, un vocabulaire à part au sein d'une langue, dont la nature et l'importance n'ont pas été découvertes au X1XC siècle par des linguistes (et particulièrement par les philologues qui, à l'époque, venaient de découvrir l'existence des familles de langues, indo-européennes, sémitiques, etc.), mais par un juriste devenu anthropologue, Lewis Henry Morgan 1. Qu'est-ce qu'une terminologie de parenté?
C'est un ensemble de mots en nombre très réduit (entre 20 et 30 en moyenne) qui désignent les relations que nous disons de cc consanguinité» et d'« affinité» qu'un individu de sexe masculin ou féminin entretient avec d'autres individus, vivants ou morts, appartenant à sa génération ou à un certain nombre de générations qui le précèdent ou le suivent. Les terminologies de parenté sont donc des phénomènes linguistiques qui permettent aux individus (et à leurs groupes d'appartenance) de se positionner les uns vis-à-vis des autres au sein des rapports de parenté qui caractérisent leur société. Elles permettent aux individus de se représenter à eux-mêmes et de communiquer aux autres leur place dans un ensemble de rapports sociaux particulier, et de se représenter la· place des autres dans cet ensemble sans qu'ils soient nécessairement apparentés à celui ou celle qui parle. D'où les deux séries de termes toujours présentes dans une terminologie de parenté, l'une pour s'adresser à tel ou tel parent et l'autre pour désigner les relations de parenté. A est le «père» (référence) de B et B s'adresse à lui en disant «papa». Une terminologie de parenté combine donc deux types de vocabulaire, un vocabulaire de termes d'adresse et un vocabulaire de termes de référence. Les ethnologues, en général, privilégient l'analyse des termes de référence parce que ceux-ci désignent des relations. Mais prendre en compte les termes d'adresse est également nécessaire, car souvent ils sont les premiers à enregistrer les transformations des rapports de parenté lorsque ceux-ci sont confrontés à de nouveaux contextes socio-économiques. Par type de terminologie on entend les principes de construction de la configuration particulière des termes utilisés dans une langue pour 1. 1: Trautmann, «Kinship as language., in P. Descola,
J.
Hammel, P. Lemonnier
(dir.), La Production du social, Paris, Fayard, 1999, pp. 433-444.
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
désigner des rapports de consanguinité et d'affinité. C'est en comparant les principes qui organisent une terminologie particulière avec ceux qui organisent d'autres terminologies (quelles que soient les langues auxquelles celles-ci appartiennent) que l'on peut décider si l'on a affaire à des variétés d'un même type ou de types différents (soudanais, eskimo, dravidien, etc.). Nous reviendrons sur ce point. Auparavant, plusieurs remarques importantes. Le mode de construction de certains types de terminologies ne peut se comprendre sans expliciter les règles de mariage, les formes d'alliance qu'elles présupposent implicitement et sur lesquelles la terminologie nous renseigne directement. C'est le cas de la plupart des systèmes australiens et des systèmes dravidiens. Dans un système dravidien, par exemple, le même terme (x) désignera à la fois le frère de la mère (MB), le mari de la sœur du père (FZH), le père de l'épouse d'Ego (WF), ce que l'on représente par l'équation x = [MB = FZH = WF]. Cette équation n'a de sens que si entre le père et Ponde maternel d'Ego il y a eu à la génération précédente (G+l) un échange de « sœurs ». Ceci est confirmé par le fait que le terme (y), qui désigne la sœur du père (FZ), désigne également l'épouse du frère de la mère (MBW) et la belle-mère d'Ego, la mère de son épouse (WM). On peut donc écrire l'équation y = [FZ = MBW = WM]. On en déduit l'existence d'une règle de mariage avec la cousine croisée bilatérale, qui a servi à organiser les termes de parenté, à construire leur champ sémantique. Et l'on constate que l'épouse d'un homme est à la fois la fille de son oncle maternel (MBD) et la fille de sa tante paternelle (FZD), (W = MBD = FZD). Ceci signifie que la règle de mariage ne se réduit pas seulement à l'échange direct de « sœurs» entre deux hommes, deux lignées ou deux groupes qui sont en position de donneur et de preneur d'épouses l'un vis-à-vis de l'autre, et implique également que cet échange se reproduit de génération en génération. D'un autre côté, certains types de terminologie ne contiennent aucune indication directe sur les règles de mariage pratiquées dans la société où ils sont en usage. C'est le cas des systèmes eskimo, hawaïen, soudanais, crow-omaha. Tous ces systèmes comportent un vocabulaire spécifique pour les alliés, de sorte que le terme pour le père de l'épouse (WF) est distinct de celui qui désigne le frère de la mère (MB), d'où l'équation [MB] *- [WF]. C'est le cas également des systèmes iroquois par exemple, mais ceux-ci, en revanche, tout en faisant une distinction à la génération d'Ego (GO) entre ses cousins croisés et ses cousins parallèles, admettent la possibilité du mariage avec ses cousins croisés (sans pour autant la prescrire), de sorte que le frère de la mère et la sœur du père qui engendrent des cousins croisés d'Ego (parfois épousables) ne sont plus, dans le vocabulaire, identifiés au père et à la mère de l'épouse (MB ::1: WF; FZ*-WM). Dans beaucoup de terminologies on trouve des indications indirectes sur les alliances qui sont interdites. C'est le cas des systèmes dravidiens et iroquois, où les termes employés pour désigner les frères et les sœurs d'Ego, ses germains, le sont parfois pour désigner les enfants des frères
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et sœurs des parents d'Ego, ses cousins parallèles et croisés jusqu'à un certain nombre de degrés. De ce fait, toute distinction entre germains, cousins parallèles et cousins croisés est annulée en GO, c'est-à-dire dans la génération d'Ego [G = 1/ = Xl, et la terminologie est alors dite « générationnelle en GO». Ceci la rend comparable, mais pour ce niveau seulement, ,aux terminologies de type hawaïen qui, elles, annulent cette même distinction aux autres niveaux généalogiques. De tels faits nous apportent des indications indirectes sur les formes de l'alliance pratiquée dans ces sociétés. Vextension des termes pour frère et sœur à tous les cousins parallèles et croisés proches d'Ego est en effet une indication que le mariage est interdit avec ces parents car cela reviendrait à épouser des frères et des sœurs, donc à commettre l'inceste. Ce qu'elle nous dit également, indirectement, c'est que si un renouvellement de la même alliance devait intervenir, il faudrait attendre au moins deux générations pour le faire. Autre fait important: toutes les terminologies de parenté se déploient à partir d'un Ego de référence, et ceci sur plusieurs générations ascendantes et descendantes, en général deux en remontant dans le passé (G+l, G+2) et deux en descendant vers Pavenir (G-l, G-2). Ceci implique que' tout individu est supposé mémoriser des données portant sur cinq générations, dont la sienne, ce qui recouvre des événements s'étalant sur une durée de près d'un siècle, si on calcule à vingt-cinq ans en moyenne l'espacement entre deux générations. Mais les notions d'Ego et de génération n'ont pas le même sens dans tous les systèmes de parenté. Ego, dans le système de parenté européen, désigne un individu abstrait qualifié seulement par son sexe, masculin ou féminin. De même, dans ce système, Ego n'a qu'un seul père et une seule mère, mais peut avoir plusieurs oncles, plusieurs tantes, cousins, fils, neveux, etc. Certains termes y sont donc construits sur un mode purement généalogique, et les autres sur un mode à la fois généalogique et catégoriel. Mais dans d'autres systèmes, les systèmes australiens à sections et à sous-sections par exemple, Ego ne désigne pas un seul individu mais l'ensemble des individus du même sexe que lui (ou elle) se trouvant dans le même rapport ou dans un rapport équivalent vis-à-vis d'autres ensembles d'individus qu'il (elle) désigne comme ses pères, ses mères, ses épouses, ses fils ou nièces, etc. Bref, Ego renvoie ici à une catégorie d'individus de même sexe occupant les mêmes positions vis-à-vis d'autres individus des deux sexes classés dans d'autres catégories 1. Ceci explique que dans certains systèmes de parenté Ego puisse désigner par les termes père ou mère des individus beaucoup plus jeunes que lui (ou elle) mais classés par le système dans la catégorie de ses pères et mères. La notion de génération, dès lors, ne correspond plus à la durée qui sépare en moyenne deux générations d'individus dont l'une a engendré l'autre. Elle 1. Deux germains de même sexe (frère/frère, sœur/sœur) produiront des cousins parallèles qui reproduiront leur propre relation. Deux germains de sexe opposé produiront des cousins croisés qui seront des affins classificatoires et pourront s'épouser.
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MÉTAMORPHOSES DE LA PAR.E.NI1:
ne correspond plus à une relation ni à une distance chronologiques et généalogiques. C'est le cas dans les systèmes australiens, qu'ils soient à sections, comme les systèmes aranda par exemple, ou sans sections, comme les systèmes aluridja.
Les terminologies soit-disant « aberrantes »
n vaut la peine d'examiner de plus près les systèmes dits «aluridja ». En effet, jusqu'il y a quelques années, ces systèmes de parenté étaient considérés par les meilleurs spécialistes de l'Australie comme des cas aberrants. C'était déjà le jugement d'EIkinI qui les a étudiés sur place et a considéré qu'ils étaient incohérents et probablement en transition vers d'autres. En 1949, dans Les Structures élémentaires de la parenté, LéviStrauss déclarait à leur propos qu'ils manquent de la «précision et [de] la clarté» des systèmes australiens à sections et sous-sections 2 • Et, en 1980 encore, dans une recension de l'ouvrage de Scheffler, Australian Kin Classification 3, il évoque « l'obscurité qui continue d'entourer ces systèmes ». Bien entendu, il est toujours un peu étrange, en matière scientifique, de déclarer qu'une réalité est « aberrante ». Aujourd'hui, après les travaux de Fred Myers 4 , d'Annette Hamilton s, mais surtout de Laurent Dousset 6, la clef de l'énigme semble avoir été trouvée - et le mystère aluridja dissipé. Pourquoi ces systèmes apparaissaient-ils comme anormaux - voire incohérents? Tout d'abord parce qu'ils sont dépourvus de sections, de sous-sections ou de moitiés exogames, contrairement à la plupart des systèmes australiens. Ds possèdent, en revanche, des moitiés générationnelles endogames. Ensuite, ils ne distinguent pas, semblait-il, entre les germains, les cousins parallèles et les cousins croisés. Enfin, ils autorisent le mariage entre frères et sœurs classificatoires au mépris de l'interdit de l'inceste. Mais qu'en est-il réellement? Pour le savoir, il faut procéder à une longue étude de terrain, recenser des centaines de généalogies, enregistrer des mariages pratiqués depuis la fin du xrxe siècle, et inscrire dans une perspective historique la dynamique de ces systèmes. Ceux-ci caractérisent des sociétés qui vivent dans le grand désert de 1. A. P. Elkin, ct Kinship in South Australia ., Oceania, nO 8/4, 1938-1940, pp. 423424. 2. C. Uvi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, op. dt., pp. 231, 238, 251,253. 3. H. W. SchefBer, Australian Kin Classification, Cambridge University Press, 1978.
4. F. Myers, Pintupi Country, Pintupi Self. Sentiment, Place and Politics among Western Aborigines, Washington, Londres, Canberra, Smithsonian Institution Press, 1986.
S. A. Hamilton, Tlme/ess Transformation: Women. Men and History in the Australitm Western Desert, Sydney, University of Sydney, 1979. 6. L. Dousset, « On the misinterpretation of the Aluridja kinship system type
(Australian western desert), Social Antbropology, XII, nO 1, 2003, pp. 43-61; Accounting for context and substance: the Australian western desert kinship systemS ., Anthropological Forum, vol. 12, nO 2,2002. pp. 193-204. CI
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l'Ouest australien, une des régions les plus arides de ce continent. Ces sociétés portent des noms qui correspondent en fait à des dialectes, les Ngaatjatjarra, les Pitjantjatjara, etc. Laurent Dousset a vécu et travaillé plusieurs années chez les Ngaatjatjarra, un groupe de cinq cents personnes environ divisées en sept bandes qui nomadisent sur des aires de chasse différentes. Une partie des Ngaatjatjarra a émigré vers les villes vers 1950, mais la plupart d'entre eux sont revenus vivre dans le désert. Vers 1930, leurs voisins, les Pitjantjatjara, découvrirent l'existence des systèmes à sections, et vers 1940, ce fut au tour des Ngaatjatjarra. Ceuxci adoptèrent la division en sections pendant quelques années et tentèrent de l'appliquer à leurs rapports de parenté, puis ils l'abandonnèrent tout en en gardant l'usage pour leurs contacts avec certains groupes aborigènes qui, eux, étaient traditionnellement organisés sur la base de sections. Les recherches de Laurent Dousset sur le terrain ont finalement permis de comprendre le fonctionnement des systèmes de parenté traditionnels Ngaatjatjarra, Pitjantjatjara, etc. Tout d'abord, ces groupes distinguent, au niveau G+l, le frère de la mère (MB), du père et du frère du père: ceux-ci sont regroupés sous le même terme (FB =F). De même, un seul terme désigne la mère et la sœur de la mère, et ce terme est différent du mot qui désigne la sœur du père (MZ = M) ~ FZ. Nous avons donc là, en G+l, une bifurcation qui, en principe, se retrouve dans les systèmes australiens, dravidiens ou iroquois, et induit une distinction en GO entre cousins croisés et cousins parallèles, ceux-ci étant habituellement assimilés aux germains. Or, les Ngaatjatjarra n'étaient pas supposés faire de distinction entre germains et cousins croisés. Laurent Dousset a découvert qu'ils possèdent bien un terme spécifique pour désigner les cousins croisés, watjirra. Par ailleurs, ils n'épousent jamais ni leurs frères et sœurs classificatoires, ni leurs cousins parallèles. lis épousent, en revanche, des cousins croisés très distants généalogiquement et géographiquement, des cousins croisés au troisième degré au moins. Sur quoi reposait donc l'affirmation qu'ils épousent leurs frères et leurs sœurs? En fait ceci est lié à la présence dans leur système de moitiés générationnelles endogames. Que recouvre cette distinction? Elle signifie que pour un individu, la totalité des membres de sa société se répartissent en deux ensembles : la moitié à laquelle Ego appartient et la moitié opposée et complémentaire de celle d'Ego. Dans la moitié d'Ego (moitié A) se retrouvent tous les individus qui appartiennent à la génération (G+2) de ses grands-parents, à celle de ses petits-enfants (G-2) et à (GO), la génération même d'Ego. Tous ces individus appartiennent à des générations chronologiquement et biologiquement différentes, mais ils s'appellent entre eux frères et sœurs, dans le contexte de leur commune appartenance à cette moitié. Ceci se marque par le caractère réciproque des termes de parenté utilisés entre eux. Le grand-père appelle son petitfils du même terme que le petit-fils appelle son grand-père, etc. Cidentification entre grands-parents et petits-enfants (réels et classificatoires) n'est pas seulement un fait abstrait, idéel, une manière de classer. Entre
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MITAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
le grand-père et le petit-fils, les relations concrètes sont empreintes d'une intimité, d'une liberté exceptionnelles. Entre eux circule en permanence un flux réciproque de biens, de services, d'attentions et d'émotions. Ceci contraste avec les rapports hiérarchiques et les flux non réciproques de biens et de services entre un homme et son beau-père et sa belle-mère. Le système fonctionne sur cinq générations. Ensuite le cycle recommence, et l'arrière-petit-fils d'Ego est classé dans la même catégorie que le père d'Ego. Dans la moitié opposée à celle d'Ego, la moitié B, se trouvent tous les individus qui appartiennent aux générations G+l et G-l, la génération des parents et celle des enfants d'Ego. Alors que dans la moitié d'Ego G+2 et G-2 sont fusionnées et que l'identité de toutes ces personnes est posée comme semblable, dans la moitié opposée à celle d'Ego, les générations sont distinguées et correspondent à la distinction entre engendreurs (G+l) et engendrés (G-l) par rapport à Ego. Pour s'adresser à eux, Ego utilise les termes père, mère pour G+l, et fils, fille pour G-l. Où l'on constate que dans le cadre du fonctionnement des moitiés générationnelles, et seulement dans ce cadre, les cousins croisés appartenant à la moitié d'Ego sont appelés « frères» et « sœurs» et les parents croisés de la génération G+l, le frère de la mère ou la sœur du père, croisés réels ou classificatoires, sont traités comme des « pères », des « mères », etc. C'est précisément là que le tableau s'était brouillé aux yeux des anthropologues, parce qu'ils avaient pris les moitiés générationnelles endogames pour des « classes matrimoniales ». USAGE DE LA TERMINOLOGIE DANS LE CONTEXTE SOCIOLOGIQUE DES RITES MornÉS
HOMMES
B, Cc, ZH, WB Moitié A Kllrta (B) MF, FF, SS, DS
FEMMES
CATÉGORIES DE PARENTS ET TERMES UTILISÉS
Z, Cc, BW, WB Catégories de parents nommés Tjllrtu (Z) Termes utilisés FM, MM, DO, SD Catégories de parents nommés
o Personnes de la même moitié générationnelle qu'Ego.
El Personnes de la moitié générationnelle opposée à celle d'Ego. Or, les moitiés correspondent, chez les Ngaatjatjarra, à une division de la société qui sert fondamentalement à organiser les pratiques rituelles: l'une des moitiés, Ngumpaluru, signifie « côté ombre» (face à l'ouest), l'autre, Tjintultukultul, « côté soleil» (face à l'est), termes qui désignent la place que les individus occupent dans les rites. Les liens qui relient les individus entre eux en vertu de leur appartenance à l'une ou
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l'autre des moitiés ne sont donc pas déterminés par des règles d'alliance et de descendance, comme c'est le cas dans les systèmes australiens où l'on trouve des moitiés exogames. Mais que se passe-t-il pour un/une Ngaatjatjarra au moment de son mariage? Nous ne sommes plus ici dans le contexte social des cérémonies rituelles et des pratiques politico-religieuses, mais dans le champ des relations entre individus et entre familles, celui des alliances possibles et même souhaitées (ou au contraire des alliances interdites et condamnées). Pour choisir son conjoint, un/une Ngaatjatjarra doit se conformer à deux règles, l'une prescriptive, l'autre proscriptive. TI lui est prescrit d'épouser un parent croisé, mais il lui est interdit d'épouser un parent croisé généalogiquement et géographiquement proche. La règle, en effet, est que les conjoints doivent être nés sur des sites distincts, qu'ils ne revendiquent pas d'affiliation territoriale commune, et qu'ils n'aient jamais résidé ensemble de façon prolongée sur un même site. On voit donc que cette règle proscriptive interdit de renouveler avant un certain temps des alliances passées et pousse à une exogamie extrême et à l'ouverture permanente de chaque groupe qui nomadise vers de nou~elles alliances. Le résultat de la combinaison de ces deux règles est qu'un Ngaatjatjarra épousera dans sa génération une cousine croisée du troisième degré au moins 1. Mais la règle est également que cette cousine croisée doit être à la fois la fille d'un frère de mère classificatoire (MBD) et d'une sœur de père classificatoire (FZD). TI doit donc épouser ÙDe cousine croisée bilatérale, ce qui est la règle de base des systèmes dravidiens. Mais cette cousine croisée bilatérale doit, compte tenu de la règle proscriptive, être au moins du troisième degré. Du point de vue de la terminologie de parenté, cette femme qui, avant le mariage, était désignée par le terme watjirra (cousine croisée), devient, après le mariage, une épouse, kurri. Mais (et c'est ici qu'interfère dans le choix du conjoint l'existence des moitiés endogames) Ego peut aussi épouser deux autres parentes croisées appartenant aux générations G+2 et G-2, qui constituent avec sa propre génération, GO, les composantes de la moitié endogame à laquelle il appartient. De ce fait, un homme peut non seulement épouser une cousine croisée bilatérale de sa génération, mais aussi une mère de père (classificatoire) d'une part, ou une fille de fille (classificatoire). Ces deux femmes, normalement désignées par le terme kaparli avant leur mariage, deviennent après lui également kurri. Notons donc que le terme kurri, servant à désigner aussi bien un époux qu'une épouse de quelqu'un, n'a pas de connotation sexuelle et désigne pour un homme trois catégories de femmes, des cousines croisées, des mères de père et des filles de fille classificatoires. 1. L. Dousset, ft L'alliance de mariage et la promesse d'épouses chez les Ngaarjarjarra du désert de l'Ouest américain », joumal de la Société des océanistes, vol. 108, 1999, pp. 3-17.
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MtTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
Une autre conséquence de l'application de la règle proscriptive qui interdit le mariage avec des cousins croisés proches, c'est-à-dire du premier et du deuxième degré, fait que ces cousins croisés inépousables sont traités comme des consanguins, comme des frères et sœurs. On trouve là une seconde raison à l'usage métonymique des termes « frère» et « sœur» employés quand on s'adresse à des cousins croisés du premier et du deuxième degré, qui sont des cousins inépousables. La difficulté qu'avaient eue les anthropologues à comprendre le fonctionnement de ce système provenait de ce qu'ils constataient qu'un certain nombre de cousins croisés étaient traités comme des germains et que, pourtant, on devait épouser des cousins croisés. Pour illustrer cette analyse, nous prendrons plusieurs exemples. Comment, dans ce système, Ego va-t-il s'adresser à un frère de mère, qui pour lui est un parent croisé réel ou classificatoire, et dont théoriquement il peut épouser la fille ? • Pour Ego masculin tout frère de mère (MB) est un kamuru avant son mariage. Terme qui le désigne comme un parent croisé. • Mais le même oncle maternel (MB) peut être appelé père (mama) dans le contexte sociologique des moitiés générationnelles puisque tous les hommes appartenant en G+l à la moitié alterne de celle d'Ego peuvent être appelés des pères. • Quand un oncle maternel classificatoire devient un beau-père réel (ou désiré), au lieu d'être seulement un kamuru il est appelé waputju. 7
La même logique fonctionne pour la désignation des cousins croisés masculins d'un Ego masculin. • Pour Ego, tout cousin croisé est appelé watjirra dans le contexte interrelationnel des alliances de mariage. • Mais le même cousin croisé sera appelé frère, Kurta, dans le contexte sociologique des pratiques rituelles. Il devient alors un « frère» générationnel. • Mais si Ego épouse la sœur de ce cousin croisé qui, de beau-frère classificatoire, devient son beau-frère réel, alors celui-ci, au lieu d'être appelé watjirra, terme classificatoire, devient marutju, «beau-frère ».
On pourrait prendre tous les termes de cette terminologie l'un après l'autre, et l'on constaterait que le même procédé est toujours à l'œuvre. C'est ce que montrent les deux tableaux suivants présentant la terminologie ngaatjatjarra avant et après le mariage.
mama F,FB
kamuru MB,FZH alternative
hurla
kurntil; FZ,MBW alternative watjirra
ngunytj!l M,MZ tjurtu
(et
eç~ 1 - - - - - - - - - - 1 autres)
marlanypa FyBS&D, MyZS&D, MyBS, FyZS, MyBD, FyZD, yB, yZ
kat;a 5,BS,ZS
MBD, FZD alternative
yurntalpa
D,BD,ZD
~kari
mD
kaparli
tiamu
tjamu
kaparli ngu[.l.tju M,M ,FZ, MBW
kamuru
MB,
FZH
kurntili FZ, MBW
yumari mWM
m~ayi
watjirra kurta
(et autres)
tjurtu
MBD,FZD
kurr; W
kt/TTi H
FyBS&D, MyZS&D,
kari
katja 5, BS, ZS
mi~kayi
yumtal~a
D,BD, D 'Y'l.kari
~
ms
t;amu
kaparli
(parf~is
aussI
kurri (rnDD)
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
On voit donc que le système n'a rien d'aberrant, qu'il relève d'une logique dravidienne, mais qu'à la différence de la plupart des systèmes dravidiens, qui n'ont pas de terminologie spécifique pour les affins, il en possède une, minimale, pour désigner les parents du conjoint. Ces termes spécifiques permettent ainsi de distinguer, au sein de la catégorie globale des beaux-parents classificatoires (MB + FZ, c'est-à-dire les frères de mère et les sœurs de père classificatoires), les individus qui sont devenus des beaux-parents réels. L'exemple des systèmes aluridja exigerait d'autres commentaires, nous y reviendrons plus loin. lis posent en effet la question des conditions sociologiques et historiques 1 d'apparition de vocabulaires spécifiques pour désigner les alliés (par exemple dans les systèmes iroquois, eskimo, etc.), ou de vocabulaires qui annulent les distinctions entre parallèles et croisés et ne maintiennent que les distinctions entre générations (système hawaïen). Un type de terminologie désigne donc, nous le savons maintenant, les principes de construction, c'est-à-dire la structure, d'une configuration particulière de relations de parenté, du moins celles qui sont désignées explicitement dans une langue. Cette structure, une fois isolée dans la langue, peut ensuite être étudiée sans référence à cette langue et à cette société, et être représentée par les symboles abstraits d'une métalangue qui, elle, n'est la langue d'aucune société humaine et appartient à la sphère des produits du travail scientifique. Par exemple, le terme 1. I.cs sociétés australiennes à système « aluridja • se présentent comme des sociétés à composition fluide, ouvenes sur les groupes qui les entourent et qui se chevauchent partiellement entre eux quand des familles se détachent de l'un pour s'intégrer dans un autre. Aucun principe global ne les referme mécaniquement sur un territoire borné. Ces « sociétés. ne sont donc pas des cc tribus ., à l'inverse des Baruya. Elles ne semblent trouver leurs limites que par le refus des autres de s'ouvrir à elles. Afin de comprendre leur structure, il faut probablement regarder du côté des conditions de vie au sein du grand désert de l'Ouest australien. La coopération et la fluidité de résidence y étaient nécessaires, matériellement et socialement, pour exister. D'où peut-être cette volonté systématique de s'ouvrir sans cesse sur des alliances nouvelles avec des alliés lointains, et de transformer des alliés proches en quasi-consanguins. C'était là une façon de multiplier, chez les autres et chez soi, les obligations de partage et de redistribution de ressources erratiques. En revanche, au-delà des frontières de ce grand désert, les groupes aborigènes vivaient dans des régions beaucoup plus riches en eau et en ressources végétales et animales, et défendaient souvent jalousement l'accès à leur territoire. Leur organisation y était davantage territoriale. A l'intérieur du désert, les bandes étaient exogames et comprenaient toujours une ou deux personnes rattachées par des liens religieux aux sites cérémoniels autour desquels les groupes nomadisaient. Chaque groupe prenait en charge les rituels qui devaient avoir lieu sur ces sites et qui habituellement concernaient la reproduction des espèces vivantes, leur multiplication, mais aussi les initiations des hommes. Aucun territoire n'était la propriété exclusive d'un ensemble de personnes. Des individus qui n'appartenaient pas à la bande pouvaient aussi être reliés à ces sites, par leur naissance par exemple, et posséder alors le droit de venir plus tard utiliser ce territoire. Bref, l'organisation sociale des groupes qui nomadisaient dans le grand désert avait peu de chose en commun avec une organisation tribale. Cependant, dans le désert australien comme chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, ce sont les rites, les sites et les objets sacrés qui structurent le groupe local.
LES TERMINOLOGIES DE PARENTÉ
211
noumwé en langue baruya désigne le père et tous les frères du père, ainsi que les fils des frères du père du père d'Ego, etc. Le terme peut donc être représenté par une équation subsumant ces équivalences, du type noumwé = [F = FB = FFBS, etc.]. On peut alors comparer le système Baruya, par exemple, avec tous les systèmes qui contiennent la même équation, queUes que soient les sociétés, les langues, l'époque où on les rencontre. Et l'on constate que ceux-ci appartiennent tous à une même classe de systèmes construite à partir de deux principes, un principe de fusion qui pose F = FB, M = MZ, etc., et un principe de collatéralité :
F*MB, FZ * MZ. On doit à Kroeber d'avoir montré (et avec quelle précision!) comment les termes de parenté existant dans les différentes langues sont fonction de la nature des relations qu'ils expriment. Son but premier était de critiquer la distinction trop abrupte établie par Morgan entre terminologies classificatoires et terminologies descriptives. Kroeber démontra que tous les systèmes contiennent un certain nombre de termes classificatoires. C'est grâce à eux que des centaines de positions de parenté se trouvent comprises et exprimées par un petit nombre de mots. Vmgt et un en anglais, vingt-sept si on ajoute au vocabulaire de la consanguinité (father) et de l'affinité (father-in-Iaw) les mots employés pour désigner les positions des personnes au sein d'une famille recomposée après divorce ou après veuvage (stepfather). Ce dernier terme correspond au terme parâtre qui existait en français (ainsi que le terme marâtre), et qui a disparu pour être remplacé par « beau-père», qui subsume désormais deux types de parenté très différents, d'une part de vrais alliés par le mariage, et, d'autre part, des individus auparavant non apparentés mais qui le sont devenus par leur remariage avec des personnes, qui, après leur divorce ou leur veuvage, ont amené avec eux leurs enfants d'un précédent mariage et recomposé une famille. Le mot anglais cousin désigne tous les fils et filles des frères et sœurs du père et de la mère d'Ego, qu'ils soient plus jeunes ou plus vieux qu'Ego, issus de parents eux-mêmes plus jeunes ou plus vieux que ceux d'Ego, etc. Par ce seul mot, trente-deux relations différentes se retrouvent fusionnées. Et si l'on dépassait le niveau des cousins germains, le nombre de relations différentes que ce terme pourrait exprimer serait de beaucoup supérieur à trente-deux.
Terminologies
et
relations de parenté
Kroeber t a finalement distingué huit catégories de relations que peuvent traduire les termes de parenté. Ces huit catégories peuvent toutes être présentes (ou seulement certaines d'entre eUes) dans une terminologie particulière de parenté. 1. A. Kroeber, « Classi6catory systems of relationship ,., Journal of the Royal Anthropologicallnstitute, 39,1909, pp. 77-84. Voir F. Héritier, L'Exercice de la parenté, op. cit., p. 17 et F. Zimmermann, Enquête sur la parenté, op. cit., pp. 106-108.
212
MÉTAMORPHOSES DE LA PARENIÉ
1. La différence des générations: père, grand-père, etc., présente partout mais annulée partiellement pour certains parents maternels ou paternels dans les systèmes crow ou omaha. 2. La différence entre parenté en ligne directe ou en ligne collatérale: cette différence est annulée quand un seul terme fusionne le père et le frère du père, etc. 3. La différence d'âge au sein d'une même génération: par exemple: la langue Baruya utilise des termes différents pour le frère aîné (dakwé) et le frère cadet (gwagwé). Le mot français «frère li> ne traduit pas une telle différence. 4. Le sexe du parent que l'on dénomme: le mot cousin en anglais ne fait pas la différence entre un cousin et une cousine. Beaucoup de langues utilisent le même terme pour fils et pour fille, pour le grand-père et la grand-mère, etc. 5. Le sexe de celui qui parle : dans beaucoup de langues, le père et la mère sont nommés de façon différente par leur fils et par leur fille. Ce n'est pas le cas dans les langues européennes, où la terminologie est la même pour un frère et pour une sœur. 6. Le sexe de la personne par laquelle passe la relation de parenté: en français, il faut préciser si l'oncle est le frère du père ou le frère de la mère. Dans beaucoup de langues, les termes pour désigner un cousin fils du frère du père et un cousin fils de la sœur du père ou un cousin fils de la sœur de la mère ou un autre, fils du frère de la mère, ne seront pas les mêmes. Ils bifurquent si les relations passent par deux frères ou par deux sœurs ou par un frère et une sœur ou une sœur et un frère. C'est ce principe qui engendre la distinaion entre cousins parallèles ou croisés, et plus largement entre parents parallèles et croisés, distinction qui n'existe pas dans les langues européennes ou polynésiennes, par exemple, qui encodent des systèmes terminologiques de types dits hawaïen et eskimo. Conséquence de ce principe, le côté du père et celui de la mère ne sont pas les mêmes. Du côté du père, il n'y aura pas d'oncle car FB = F, du côté de la mère, il n'y aura pas de tante, car MZ =M. 7. La distinction entre parents consanguins et parents par mariage (les affins) : tels les termes de père et de beau-père en français, de father et father in-law en anglais. Mais dans certaines terminologies, australiennes et dravidiennes, le même terme désigne à la fois le frère de la mère et le père de l'épouse, le beau-père, deux relations de parenté qui, dans une société occidentale, sont distinaes, l'une relevant de la consanguinité (frère de mère, MB), l'autre de l'affinité (père de l'épouse, WF). Ces deux relations sont confondues, dans les systèmes dravidiens, dans la même personne. Ce qui ne veut pas dire que, dans ces systèmes, l'oncle maternel soit à la fois un consanguin et un affin. La logique de ces systèmes veut qu'il soit fondamentalement un affin. 8. La situation de vie de la personne par laquelle passe la relation de parenté. Par exemple, si la personne qui sert de trait d'union entre deux individus est vivante ou morte, mariée ou divorcée. etc. Dans certaines langues des Indiens d'Amérique du Nord, après le décès de l'épouse, les termes pour désigner auparavant le beau-père ou la belle-mère sont interdits et remplacés par d'autres.
Les langues occidentales mettent seulement en œuvre quatre de ces critères: les critères (1), (2), (4), (7). Les langues indiennes d'Amérique du Nord utilisent en plus les critères 6 et 8. Ce qui compte évidemment le plus pour distinguer les types de terminologies est le rôle des critères (2) et (6), (2) permettant la distinction entre ligne directe et ligne collatérale, (6) le sexe de la personne par
LES TERMINOLOGIES DE PARENTÉ
213
laquelle passe la relation de parenté. Lowie 1, à partir des distinctions de Kroeber, a proposé de classer tous les systèmes terminologiques en distinguant entre ceux qui mettent en œuvre l'un des deux critères mais annulent l'autre, ceux qui combinent les deux, et ceux qui les annulent. Il a obtenu ainsi un regroupement de toutes les terminologies de parenté en quatre catégories, qui servent toujours de cadre de référence pour l'étude des terminologies de parenté. On doit à Murdock 2 la présentation la plus complète de cette classification : o Les systèmes qui cumulent les deux critères, de la colIatéralité et de la bifurcation, en anglais les systèmes de type bifurcate collateral, représentés par les terminologies dites de type soudanais. o Les systèmes qui satisfont au critère de la bifurcation, mais pas à celui de la collatéralité. Ce sont ceux qui fusionnent le F et le FB, la M et la MZ. Ils correspondent aux terminologies australienne, dravidienne, iroquois et crow-omaha. o Les systèmes qui satisfont au principe de la coIlatéraIité, mais pas à celui de la bifurcation. Ce sont les terminologies dites de type eskimo, qui caractérisent entre autres les systèmes de parenté européens et nord-américains. o Les systèmes qui n'utilisent aucun des deux critères et mettent seulement l'accent sur la différence des générations (le critère 1). C'est le cas des systèmes dits de type hawaïen, dont relèvent les systèmes polynésiens, certains systèmes de l'aire malayo-polynésienne et un certain nombre de sociétés d'Amérique du Nord et du Sud, d'Océanie et d'Mrique.
~~~~9~;·::,:~·:··;:: ·q>i§~·~CA:n~N,:;~.'; ~~~!~~~~~: Bifurcate collateral
+
Bifurcate merging (bifurcation et fusion)
Lineal Generational
+
+
Soudanais
+
Ausualien Dravidien Iroquois Crow-Omaha Eskimo Hawaïen
On peut alors dégager les structures formelles des terminologies appartenant à chacune de ces quatre catégories et les représenter par un certain nombre d'équations qui traduisent les effets de la présence de l'un ou l'autre de ces principes ou de son absence. 1. R. Lowie, «A note on relationship terminologies,., American Anthropo/ogïst, 30, 1928, pp. 263-267. 2. G. P. Mucdock, Social Structure, New York, The Free Press, 1949, p. 142.
214
MÉI'AMORPHOSES DE LA PARENIt
1. Dans une terminologie de type soudanais (bifurcate collateral) F*FB*MB il existe un terme pour père différent du terme pour le frère du père et du terme désignant le frère de la mère. Par la même logique on a : M * MZ ":1; FZ :1: FBW ":1; MBW B~FBS~MBS Z ~ FBD ~ MBD:I: FZD:I: MZD D ":1; BD ":1;ZD ~WZD ::t:WBD
2. Dans une terminologie de type iroquois (bifurcate merging) [F=FB] ":1;MB le père et le frère du père sont désignés par un même terme différent de celui qui désigne le frère de la mère. En vertu de la même logique, on a : [M=MZ]:l:FZ [M=FBW] ~FZ [Z = FBD = MZD] :;: [FZD = MBD] [D = BD]:;: ZD le père et son frère sont désignés par un seul terme, distinct de celui qui désigne le frère de la mère, etc. 3. Dans une terminologie de type eskimo (lineal) F:;: [FB = MB] M::t: [FZ=MZ] D ~ [BD = ZD] S ~ [BS = ZS] le terme «père» est distinct du terme «oncle» qui désigne aussi bien le frère du père que le frère de la mère. Le terme « mère» est distinct du terme « tante » qui désigne aussi bien la sœur du père que la sœur de la mère. Fils et fille sont appelés par des termes distincts de ceux que l'on utilise pour désigner les fils et filles des frères et des sœurs (les neveux et les nièces). 4. Dans une terminologie de type hawaïen (generational) F=FB=MB M = MZ = FZ = FBW = MBW D = BO = ZO"=WZD =WBO S=BS=ZS Toutes les terminologies de parenté 1 constituent donc un groupe de quatre permutations possibles puisque, à partir de deux critères, collatéralité et bifurcation, on peut tenir compte de l'un mais pas de l'autre 1. Al'exception de celle des Na du Yunnan, où n'existent pas de termes pour désigner le père et les frères et sœurs du père, ni de termes pour désigner les affins. La terminologie des Na n'est pas unique en son genre.
LES TERMINOLOGIES DE PARENTÉ
215
(deux permutations possibles), de l'un et de l'autre (troisième), ou d'aucun des deux (quatrième). Murdock indiquait déjà en 1949 qu'il existait une cinquième possibilité logique, mais qu'il ne l'avait jamais rencontrée dans la réalité. Elle consisterait à poser l'équivalence de la sœur du père (FZ) avec la mère (M) et â distinguer ces deux femmes de la sœur de la mère selon l'équation (M = FZ) :J:. MZ ou « an equivalent grouping in other trios ». Cette remarque très importante n'a pas eu de développement dans son œuvre, et c'est trente ans plus tard que Françoise Héritier attira l'attention sur cette absence ainsi que sur celle d'autres formules construites sur le même principe, par exemple (F = MB)::J: FB. Le père serait l'équivalent du frère de la mère, mais tous deux différeraient du frère du père (FB). Françoise Héritier à proposé une explication théorique de l'inexistence dans la pratique de cette combinaison logiquement possible et structurellement réalisable. La raison en serait que sa mise en pratique serait « socialement impensable ». TI serait en effet impensable d'établir une coupure entre deux germains masculins, le père et le frère du père (Françoise Héritier laisse de côté le cas symétrique d'une coupure entre deux germains féminins), doublée d'une assimilation entre deux parents de type croisé (F = MB). Il est impensable que le rapport entre deux hommes qui passe par une femme, sœur de l'un et épouse de l'autre, entre dans une catégorie de plus grande proximité que le rapport qui existe entre deux frères 1.
Généralisant cette remarque, Françoise Héritier émet l'hypothèse que, dans les sociétés humaines, l'équivalence peut exister entre des parents parallèles mais jamais entre des parents croisés. Les relations symétriques [frère/frère], [sœur/sœur] diffèrent profondément de la relation [frère/sœur] ou [sœur/frère]. Dans cette dernière se trouve en effet présente la différence des sexes, et avec elle la possibilité de l'alliance par échange d'un sexe par l'autre, de la sœur par le frère, du frère par la sœur, ainsi que le choix entre des modes de descendance passant soit par les hommes (patri), soit par les femmes (matri), soit par les deux sexes différemment (bi), ou par les deux sexes indifféremment (non-linéaire), etc. Bref, ce que montre l'existence de cette combinaison logiquement possible mais socialement impensable, c'est que la différence des sexes et la différence entre une relation parallèle et une relation croisée sont au principe de tous les systèmes de parenté. La relation asymétrique (frère/sœurllsœur/frère) apparaît ici comme le pivot de la production des rapports de parenté. Si l'on se place à la génération d'Ego et que l'on considère la manière dont sont nommés, dans une terminologie de parenté, les frères et les sœurs d'Ego, ses cousins issus de collatéraux du même sexe que son père 1. E Héritier, L'Exercice de la parenté, op. cit., p. 42.
216
MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
ct sa mère (ses cousins parallèles), et ceux nés de collatéraux de sexe opposé (ses cousins croisés), on constate, comme l'a fait Murdock, que les quatre catégories de terminologies (bifurcate coIlateral, bifurcate merging, lineal et generationa/) classent les germains (G), les cousins parallèles (II) et les cousins croisés (X) de la façon suivante, q.u est, à chaque fois, en accord avec leurs principes de construction: CATÉGORIES DE TERMINOLOGIES
TYPES
Bifurcate collateral
G;tP:#X Germains':/: Parallèles ':/: Croisés
Soudanais
Bifurcate merging
(G=P)':/:X [Germains = Parallèles] ':/: Croisés
Australiens, Dravidiens, Iroquois, Crow-Omaha
Lineal
G':/:(P=X) Germains':/: [Parallèles + Croisés]
Eskimo
Generational
G=P=X Germains = Parallèles = Croisés
Hawaïen
Manque donc la formule :
1(G = X) * pl, Ir-[Ge-r-m-ams-·-=-C-r-o-is-és-)-':/:-P-a-ra-ll-è-le--'sJ Deux faits ici doivent être soulignés. Le premier est que prendre pour référence la génération d'Ego ne permet pas de mettre en évidence la différence fondamentale qui existe entre les systèmes dravidiens et iroquois en ce qui concerne la définition (et le rôle) des parents parallèles et croisés. Cette définition est la même dans les deux types de système au niveau de GO, mais elle diffère aux niveaux ascendants et descendants. Le second fait est que les systèmes dits crow-omaha occupent une place particulière dans ce tableau, car germains et cousins parallèles y sont équivalents, comme dans les systèmes iroquois, dravidiens, australiens (G = P), mais le statut des cousins croisés diffère selon que le système est omaha ou crow. Dans les systèmes omaha (en majorité patrilinéaires), les cousins croisés matrilatéraux (cXm) sont classés dans la génération supérieure à Ego, et les patrilatéraux (cXp) dans la génération inférieure. Dans les systèmes crow (en majorité matrilinéaires), c'est l'inverse, les cousins croisés patrilatéraux montent d'une génération, les croisés matrilatéraux descendent. La différence des générations, présente dans les autres systèmes de parenté, est donc ici partiellement annulée en ce qui concerne des cousins croisés. Dans un système omaha, le fils de la sœur du père d'Ego, son cousin croisé pa trilatéral, est un « fils » pour Ego (FZS = S), le fils du frère de sa mère est un oncle maternel (MBS = MB), et la fille de son oncle maternel est une mère (MBD = M). Dans un système crow, c'est l'inverse. Le fils de la sœur de mon père est
LES TERMINOLOGIES DE PARENTÉ
217
un père pour moi (FZS = F), et le fils du frère de ma mère est un fils pour moi (MBS S).
=
Fonnule omaha
G+1
,
MS eXm
GO (G = P):;t G-1
\a
Fonnule erow F ,exp
(G=P):;t \.
eXp
S
eXm
S
Bref, dans ces systèmes, les côtés paternel et maternel basculent autour d'Ego, faisant remonter ou descendre les parents croisés d'une, voire de plusieurs générations. De ce fait, toute une série d'individus appartenant à des générations biologiquement et chronologiquement différentes sont subsumés sous un même terme. fis deviennent tous des «fils » ou des «mères» ou des « oncles maternels », etc. Le système obéit à un principe appelé principe de «fusion oblique» (skewing principle), qui pose l'équivalence formelle de deux types de parents appartenant à des générations différentes, et donc neutralise la différence entre les générations sur un certain nombre de positions de parenté. Précisons que, malgré les efforts de nombreux théoriciens de la parenté recourant à différentes approches formelles, linguistiques ou mathématiques, personne n'a encore fourni d'explication satisfaisante de la raison d'être de ce principe, qui ne nous semble pas dépendre du fait que les systèmes crowomaha interdisent, par exemple, à un homme de prendre épouse dans les lignages de son père, de sa mère, de la mère de son père et de la mère de sa mère (F, M, FM, MM), et imposent que plusieurs générations aient passé pour pouvoir renouveler ces alliances. En fait, il existe d'autres systèmes (dravidiens, iroquois) qui, dans certains cas, interdisent également le renouvellement des mêmes alliances pendant plusieurs générations, mais ceci n'introduit en eux aucune « fusion oblique » des générations. TI est vrai que le nombre des interdictions est souvent moindre que celui qui caractérise les systèmes crowomaha (F, M, FM, MM), qui proscrivent le mariage dans les quatre lignes ascendantes (F, M, FM, MM), aWEquelIes s'ajoutent souvent un certain nombre de relations cognatiques. A l'inverse, on trouve des fragments de structures obliques dans certaines terminologies iroquoises, soudanaises (système latin) et hawaïennes (telle cas des Fanti analysé par David Kronenfeld 1). Ce qu'il y a d'intéressant dans le cas des Fanti, . 1. Voir l'Introduction à Transformations of Kinship, M. GodelieI; T. R. Trautmann et F. E. Tjon Sie Fat (dic.), Washington et Londres, Smithsonian Institution Press, 1998, pp. 1-26. D. B. Kronenfeld, cc A formai analysis of Fanti kinship terminology., in Anthropos, 75, 1980, pp. 506-608.
218
MÉTAMORPHOSES DE LA PARENfÉ
c'est que ceux-ci disposent de deux terminologies de parenté, l'une hawaïenne sans traits obliques, l'autre hawaïenne avec des traits du type crow. Selon le contexte, ils utilisent l'une ou l'autre, et ce qui est remarquable c'est qu'ils recourent à la terminologie crow pour désigner des individus appartenant à plusieurs générations successives qui, précisément, doivent se succéder dans la même fonction. Bref, la question reste ouverte, et la réponse ne semble pas se trouver du côté de l'explication philosophique proposée par Françoise Héritier, pour qui la fusion oblique des générations serait une conséquence « extrême» de l'échange «universel» des femmes par les hommes, et donc du fait universel de la domination masculine, deux faits qui, pour elle, sont au fondement de tous les systèmes de parenté. Ces thèses reprises de Lévi-Strauss la conduisent à minimiser ou à occulter des réalités qui mettent en question leur universalité, comme le fait que, dans les systèmes crow, les frères d'une femme deviennent pour elle des (c fils » et que ce trait n'est pas neutralisable, mais aussi l'existence d'un certain nombre de sociétés matrilinéaires où ce sont les femmes qui échangent entre elles leurs frères. L'analyse des systèmes crow-omaha doit donc être poursuivie, et c'est actuellement F. Tjon Sie Fat qui nous semble avoir poussé le plus loin ce travail1. Tjon Sie Fat formule l'hypothèse que si, au lieu de relier un enfant à ses deux parents, on choisit qu'Ego - ainsi que ses frères et ses sœurs - soit relié exclusivement à un seul de ses parents, le père ou la mère, alors on engendre un mode de classification binaire qui correspondrait aux systèmes australiens à moitiés, donc compatible avec le principe de l'échange symétrique des conjoints et le mariage entre cousins croisés. Si à ce principe unilinéaire de consanguinité on ajoute un principe d'invariance linéaire, si, par exemple, on classe les MBC (enfants d'oncles maternels) comme des MB alors que les FZC (enfants de la sœur du père) continuent à être classés comme des neveux et nièces, on introduit l'oblicité et l'on induit les différentes structures de parenté crow-omaha telles qu'elles ont été décrites par F. G. Lounsbury2. Ceci suggère qu'existerait une association plus étroite que ne l'admettent habituellement les spécialistes entre les terminologies crow-omaha et la présence de principes unilinéaires de descendance dans les sociétés où l'on rencontre ces terminologies. On trouve cependant des structures crow-omaha dans des sociétés à systèmes cognatiques, et par ailleurs, dans les sociétés où existent des principes unilinéaires de descendance patti- ou matrilinéaires et des structures crow ou omaha, une partie des int~rdictions de mariage porte, comme l'ont montré Françoise Héritier et Elisabeth Copet-Rougier, sur des rapports cogna tiques alors que ceuxci, en général, ne sont pas nommés dans la terminologie. Sur ce point encore, le débat reste ouvert.
1. Ibid. 2. F. Tjon Sie Fat: communication personnelle.
219
LES TERMINOLOGIES DE PARENTÉ
La terminologie latine de parenté
Quelques mots maintenant sur les systèmes soudanais, en prenant l'exemple du système latin ancien qui distinguait tous les parents en ligne directe ou. collatérale par des termes distincts selon la formule : - au niveau (G+l) F ::p FB ::p MB ; M ::p MZ ::p FZ - au niveau d'Ego (GO) G P :p eXp ::p eXm
'*
Arnita
Patruus
Mater Matertera Avunculus
Pater
1
1
1
0
~
~
1
=
0
1
0
1
D.
~ Le père et les frères du père sont désignés par des termes distincts mais proches. De même la mère et les sœurs de la mère. La sœur du père et le frère de la mère sont désignés par des termes spécifiques. Avunculus est proche de avus, qui désigne le grand-père, et c'est là un trait que l'on retrouve dans certains systèmes omaha. Nepos, terme réciproque de deux autres, avus et avunculus, désigne à la fois le petit-fils et le neveu 1. Vers la fin de la République, et dans les tout premiers siècles de l'Empire romain, le terme avunculus a commencé à désigner aussi bien le frère de la mère que le frère du père, et patruus a disparu. Parallèlement, la différence entre la sœur du père et la sœur de la mère fut annulée, et le terme matertera disparut. Le mot cousin, qui provient du latin consobrinus et désignait les enfants de deux sœurs (con-soroT), a vu son sens s'étendre aux quatre catégories de cousins, les enfants des frères et des sœurs du père et de la mère. Au terme de ces transformations, c'est la structure de la terminologie de parenté qui avait globalement changé et s'était transformée en une autre terminologie d'une logique différente (mais tout aussi cohérente). Une terminologie de type soudanais s'était transformée en une terminologie de type eskimo, qui est toujours en usage en Europe au début du XXJC siècle. 1. Avus a donné aïeul en français, terme qui désigne aujourd'hui un ancêtre lointain, mais qui désignait autrefois le père du père. Quand le terme aïeul fut remplacé par grandpère, le terme nepos cessa de désigner les petits-enfants et désigna seulement les neveux et nièces - enfants de frère et de sœur, du moins en français, italien, allemand, flamand, mais pas en espagnol ou en portugais, où il désigne le petit-fils, ni en hollandais où il continue de désigner à la fois le petit-fils et le neveu. Voir T. Traunna~ The Who/e History of Kinship Termin%gy in Three Chapters : Before Morgan, Morgan and After Morgan. F. Héritier, I..:Exercice de la parenté, op. cit., pp. 101-102. Cf. aussi E. CopetRougier, «Tu ne traverseras pas le sang., in M. Godelier, M. Panoff (dic.), La Production du corps, op. cit., 1988, p. 98.
220
MÉTAMORPHOSES DE LA PARENn
Nous ne sommes pas en mesure de décrire les étapes de ce processus ni d'en déterminer les causes profondes. Nous dirons seulement qu'une terminologie de type eskimo convient parfaitement à des rapports de parenté centrés autour de familles conjugales nucléaires au sein d'une société où les clans, les lignages n'existent pas ou sont en voie de disparition, où donc la filiation bilatérale a envahi la scène - et avec elle des configurations ouvertes d'individus et de familles apparentés, des parentèles. Il faudrait donc mettre au jour les forces sociales, les facteurs historiques qui ont éliminé du tissu social européen les groupes de descendance cognatique des populations germano-anglo-saxonnes 1 et les groupes agnatiques des sociétés latines ou latinisées. La généralisation du mariage monogame, la multiplication des degrés de parenté interdits par l'Église pour contracter un mariage devenu un sacrement, un mystère, une union en Dieu, la création de domaines seigneuriaux divisés en multiples parcelles attribuées à des familles nucléaires paysannes ont certainement joué dans ce sens ou accéléré fortement une évolution commencée avant la fin de l'Empire romain. li revient aux historiens qui s'intéressent à ces problèmes et spécialistes de ces époques de ~ous le dire. Signalons ici que les travaux des anthropologues portant sur les systèmes soudanais (latin, chinois, russe ancien), eskimo ou hawaïens sont bien peu nombreux comparés à ceux qui ont porté sur les systèmes australiens, dravidiens, iroquois, crow-omaha}. Beaucoup de choses restent donc à faire. n nous faut maintenant attirer l'attention sur un autre aspect, fondamental, des terminologies de parenté, le fait que certains contiennent un vocabulaire spécifique pour désigner les parents par alliance, et les autres pas. Cette différence permet de comprendre les contenus distincts que recouvrent les notions de consanguinité et d'affinité dans les différents systèmes de parenté. Du côté des terminologies ne possédant pas de vocabulaire séparé pour désigner les parents par alliance, nous trouvons les systèmes australiens et les systèmes dravidiens (il existe des exceptions sur lesquelles nous ne nous étendrons pas 2 ). Toutes les autres terminologies, par contre, possèdent un vocabulaire distinct pour désigner les alliés.
1. Le terme cc dan» qui, dans la littérature anthropologique, désigne des groupes de descendance unilinéaires. provient de l'écossais Klann et désignait probablement à l'origine un grand groupe de descendance coptique, comme on en trouve dans les chefferies polynésiennes. Voir B. S. Phillpots, Kindred and Clan in the Middle Ages and After (1913), Cambridge University Press, 1974. 2. Certains systèmes dravidiens (les Aluridja) disposent de quelques termes pour désigner les affins proches, beau-père, belle-mère, tandis que d'autres systèmes iroquois affichent des équations du type [MB =FZH = WFJ. ce qui signifie que le frère de ma mère (MB) peut être également le mari de la sœur de mon père (FZH) et le père de mon épouse (WF), et implique l'existence d'un échange de sœurs accompli en G+1 par le père d'Ego et renouvelé par Ego en GO.
LES TERMINOLOGIES DE PARE.NTI.
221
TERMINOLOGIES DE PARENTÉ SANS TERMINOLOGIE DISTINCTE POUR LES AFFINS
AVEC TERMINOLOGIE DISTINCTE POUR LES AFFINS
aUStralien dravidien
soudanais iroquois, crow-omaha eskimo hawaïen'"
• La terminologie pour les affins est alors souvent réduite aux termes désignant les beauxfrères et beUes-sœms réelles.
Comprendre cette distinction est essentiel, car elle seule permet de faire apparaître l'existence de différences dans l'importance de la distinction entre parents parallèles et parents croisés quand celle-ci existe. Elle permet également de mesurer les effets du principe de l'échange des sœurs selon qu'il est permis de renouveler cet échange à la génération suivante ou que le renouvellement de l'alliance est repoussé à d'autres générations. Emin, elle fait apparaître une différence entre les sociétés dont tous les membres sont pour Ego soit des consanguins soit des affins (réels ou potentiels) [systèmes australiens ou dravidiens], et les autres. Dans ces dernières, Pensemble des membres de la société se répartissent par rapport à Ego entre trois catégories de personnes, ses consanguins réels, ses affins réels et le reste de la société (composé de non-parents que l'on peut épouser 1). Ceux-ci une fois épousés se transforment, aux générations suivantes, en consanguins proches, puis de plus en plus lointains jusqu'au moment où ils redeviennent des affins potentiels. Et au-delà de tous les non-parents membres de la société d'Ego, il y a les étrangers qui appartiennent aux sociétés voisines amies ou ennemies et que l'on peut ou non épousez: Pour faire apparaître les enjeux que comporte la différence entre les terminologies dotées d'un vocabulaire spécifique pour désigner les affins et celles qui n'en disposent pas et « fusionnent» (merge) consanguins et affins, il nous faut comparer brièvement les principes de construction des terminologies dites iroquoises (qui font cette distinction) et de celles dites dravidiennes (qui ne la font pas). Ensuite, nous comparerons ces deux types de terminologies, dites égocentrées, avec les terminologies australiennes dites sociocentriques. Les terminologies dravidiennes sont des ensembles de termes engendrés par l'intersection de quatre paramètres, le sexe, la génération, l'âge relatif (aîné/cadet) et la bifurcation des parents en deux catégories, parents parallèles et parents croisés, qui s'étend sur les trois générations centrales GO, G+l, G-l, et parfois sur cinq générations jusqu'à (G+2, G-2) 1. La question de J'inexistence ou de la non-importance du mariage chez les Na reste ouverte. Pour un avis contraire à celui de Hua Cai, voir Chuan-Kang Shih, « TIese and its anthropological significance. Issues around the visiting sexual system among the Moso », L'Homme, nOS 154-155,2000, pp. 697-712.
222
MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
- engendrant alors des terminologies très proches de celles des systèmes dits kariera 1. Deux principes rendent compte de la définition de la parenté croisée propre à ces systèmes. Le premier est ce que Lounsbury2 a appelé « la règle de fusion des germains de même sexe ». Le père et les frères du père sont des pères, la mère et les sœurs de la mère sont des mères, etc. Le second est l'équivalent « sémantique 3 » d'une règle de mariage avec les cousins croisés, qui détermine la nature et l'extension de la parenté croisée. Par exemple, pour Ego masculin, les enfants d'une cousine croisée sont ses « fils» et ses « filles» puisqu'elle est son épouse présumée. Mais les enfants d'un cousin croisé sont ses neveux et nièces, puisqu'en tant que cousin croisé cet homme est l'époux présumé de la sœur d'Ego. Pour celle-ci, les enfants de cet homme sont donc des « fils » et des « filles ». Cette règle rend précisément compte du deuxième trait structurel caractéristique des systèmes dravidiens, à savoir l'inexistence d'un vocabulaire spécifique pour désigner les affins. Le terme pour désigner le frère de la mère (MB) désigne en effet tout à la fois le mari de la sœur de mon père (FZH), le frère de l'épouse de mon père (FWB) et le père de mon épouse (WF), d'où l'équation MB = FZH = FWB = WF. Or, cette équation implique l'existence d'une alliance par échange à la génération précédant celle d'Ego, puisque MB = FZH, alliance que Ego peut ou doit renouveler puisque l'oncle maternel est désigné comme le père de son épouse potentielle (MB = WF). Bref, les systèmes dravidiens sont explicitement associés à une règle de mariage entre cousins croisés. Cette règle peut prendre trois formes, selon que le mariage se fait avec une cousine croisée bilatérale, une cousine croisée pa trilatérale ou une cousine croisée matrilatérale 4 • Le mariage avec la cousine croisée bilatérale est en général associé à des systèmes à mode de descendance indifférencié, cognatique. Les deux autres formes de mariage sont, comme l'avait noté Louis Dumont, plus fréquentes dans des sociétés à terminologie dravidienne où existent des 1. La découverte de terminologies dravidiennes de ce type proche des systèmes kariera est due à T. Trautmann, Dravidian Kinship, Cambridge University Press, 1981, pp. 141142, 144; E. Viveiros de Castro, «Dravidian and related systems », in M. Godelier, T. Trautmann et F. Tjon Sie Fat (dir.), Transfonnations of Kinship, op. cit., pp. 348-352. Elle modifie la vision que l'on avait depuis les travaux pionniers de L. Dumont, Dravidien et Kariera. L'alliance de mariage daltS l'Inde du Sud et en Australie, Paris, Mouton, 1971. En Amérique du Nord, les Eyak de la Copper River disposaient d'une terminologie de ce type. Cf. Transformations of Kinship, op. cit., pp. 106, 123. Cf. aussi J. W. Ives, A Theory of Northern Athapaskan Prehistory, Boulder, Westview Press, 1990, pp. 248-253. 2. P. G. Lounsbury, «A Formai account of crow-omaha type kinship terminologies », in Explorations in Cultural Anthropology : Essays in Honor of George Peter Murdock, Ward H. Goodenough (dic.), New York, McGraw-Hill, 1964, pp. 331-343. 3. La formule est de T. Trautmann, in «Oravidian kinship as a cultural and as a structural type .. , Communication à la conférence « Kinship in Asia : Typology and Transformation », Moscou, 1992. 4. Dans certaines régions dravidiennes de l'Inde et de PAmérique s'impose également la règle du mariage avec la fiUe d'une sœur aînée.
223
LES TERMINOLOGIES DE PARENfÉ
groupes de descendance patrilinéaires et patrilocaux 1 ou matrilinéaires . et patrilocaux 2, ce qui conduit ces groupes à donner la préférence aux mariages unilatéraux avec la cousine croisée, soit patri- soit matrilatérale. Les Purum sont un bon exemple de société patrilinéaire et patrilocale à terminologie dravidienne. On les trouve en Inde, et leur système prescrit le mariage avec la fille du frère de la mère mais l'interdit avec la fille de la sœur du père. Des trois formes d'union avec des cousines croisées, le mariage avec la cousine croisée bilatérale apparaît comme la forme dominante. Du fait qu'il implique la reproduction, génération après génération, de l'échange de conjoints entre deux « lignes », Louis Dumont a parlé de la transmission de génération en génération d'une « alliance de mariage », d'une relation d'alliance passée entre deux individus du même sexe et héritée par leurs enfants des deux sexes 3• On comprend donc pourquoi l'existence de termes d'alliance serait, dans les systèmes dravidiens, redondante par rapport aux distinctions de base sur lesquelles sont construits ces systèmes, et avant tout celle entre parents parallèles et parents croisés. Le tableau suivant illustre les différences entre une terminologie de type eskimo, comme la terminologie française de parenté, et une terminologie de type dravidien. TERMINOLOGIE ESKIMO
TERMINOLOGIE DRAVIDIENNE
PARENTS
PARENTS
En ligne directe En ligne collatérale
Parallèles
Père, mère
Oncles, tantes
Père, frère du père
Frère, sœur
Cousins
Fils, fille
Neveux, nièces
Mère, sœur de la mère Frère, sœur Enfants du frère du père Enfants de la sœur de la mère Fils, fille Enfants de frère (pour un homme) Enfants de sœur (pour une femme)
Croisés Sœur du père, frère de la mère Enfants de la sœur du père Enfants du frère de la mère Enfants de la sœur (pour un homme) Enfants du frère (pour une femme)
1. Par exemple les Pramalai Kallar. Cf. L. Dumont, Une sous-caste de ['Inde du Sud, op. cit. 2. Par exemple les Kondaiyan-kottai Mara var. Cf. ibid. 3. Un tel cc héritage .. d'une alliance de mariage ne se rencontre pas dans cenaines sociétés au système de parenté de type dravidien, tels les Ojibwa du Nord-Canada, organisés en bandes à la composition fluide qui peuvent disparaître au terme d'une génération. Cf. John W. Ives, cc Development processes in the pre-contact history of Athapaskan, Algonkian and numic kin systems .. , in Transformations of Kinship, op. cit., pp. 94139. E. Desveaux, M. Selz, .. Dravidian nomenclature as an expression of ego centered dualism .. , in Transformations of Kinship, op. cit., pp. 150-167.
224
MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
Voici maintenant un exemple de terminologie dravidienne, celle des Nanjilnattu Vellabar, que nous avons simplifiée en écartant tous les termes qui désignent les rapports entre aînés et cadets : frère aîné du père/frère cadet du père; sœur aînée de la mère/sœur cadette de la mère; frère aîné/frère cadet d'Ego; sœur aînée/sœur cadette d'Ego. Dans la langue des Nanjilnattu Vellabar les termes correspondant à cette classification et à ces règles sont les suivants : G+2
Pattan 1Patti Parallèles
G+l
GO
Croisés
Appa (F)
Amma (M)
+
Annan (B+)
-
G-
Mamou (MB)
Attai
Akka (Z+)
Attan MBS+ FZS+
Mayni
Kokunti
Tampi (B-)
Tankacei (Z-)
Maccinan MBSFZS-
MakanS
MakalO
G-2
Marumakan ZS (hl Marumakal zn (h) BO(f) BS Cf) Peran / Patti
Voici maintenant, exprimés en français et sous forme descriptive, les relations de parenté précédemment exprimées en symboles abstraits : Parallèles Génération
Hommes
G+2
Pères, frères de père, mari de la sœur de la mère
GO
Frère
Ego
Fils du frère du père Fils de la sœur de la mère Fils Fils du frère (h) Fils de sœur (f)
G-2
Hommes
Femmes
Grands-pères 1Grands-mères FF/MF FM/MM
G+l
G-l
Croisés Femmes
Mère, sœur de la Frère de la mère, mari de la mère, épouse sœur du père, du frère du père de père l'épouse Sœur Fils du frère de la mère Fille du frère du Fils de la sœur père du père Fille de la sœur de la mère Fille Fils de sœur (h) Fille de frère (h) Fils de frère (f) Fille de sœur (f) Petits-fils / petites-filles SS, OS 1SO, 00
Sœur du père, épouse du frère de la mère, mère de l'épouse Fille du frère de la mère Fille de la sœur du père Fille de sœur (h) Fille de frère (f)
225
LES TERMINOLOGIES DE PAR.EN"tt
On peut exprimer la même chose en symboles formels conventionnels (SP époux, épouse) :
=
G+2
FFIMF-FMIMM Croisés
farallèles G+l
F, FB,MZH
GO
G-l
M,MZ,FBW
MB,FZH, SpF
Fz,MBW SpM
B
Z
FBS MZS
FBD
MBS FZS
MBD FZD
5
D BD (h), ZD (f)
ZS (h) BS (f)
ZD (h) BD(f)
BS (h), ZS (f) G-2
MZD
SSIDS 1/ SDIDD
Ces deux derniers tableaux expriment, l'un en termes descriptifs (père, mère, etc.), l'autre en symboles conventionnels (F, M), la structure formelle de cette terminologie, le regroupement de plusieurs relations de parenté sous un même terme et les règles d'alliance qui en expliquent la distribution [MB = FZH = SpF] [FZ = MBW = SpM]. Dans ce système, on voit qu'un frère et une sœur ne peuvent se marier mais que leurs enfants le peuvent. Des consanguins de sexe opposé (B, Z) produisent des affins à la génération suivante. Des affins de sexe opposé, des époux (H, Wi), produisent des consanguins à la génération suivante. Des consanguins de même sexe produisent des consanguins à la génération suivante. Des affins de même sexe produisent des affins à la génération suivante. Pour un homme, sa sœur est une consanguine qui produit des alliés, et sa cousine croisée une alliée qui produit des consanguins. C'est l'inverse pour une femme. Se confirme alors le fait que la relation frère-sœur (B-Z) est le lieu où l'identité des germains « bascule dans la différence», selon l'expression de Françoise Héritier reprise par Eduardo Viveiros de Castro, et ouvre la germanité sur l'alliance. Du fait de ces règles de mariage et de la reproduction, génération après génération, des mêmes alliances, on aboutit à la formule globale suivante caractéristique des systèmes dravidiens - mais aussi australiens : 1. 2. 3. 4.
Les consanguins de mes consanguins sont des consanguins: CC =C; Les affins de mes consanguins sont des affins : CA =A ; Les consanguins de mes affins sont des affins: AC = A; Les affins de mes affins sont des consanguins : AA = C.
Dans les sociétés à terminologie dravidienne à échange de « sœurs » et mariage avec des cousines croisées, toute la société est répartie du point de vue d'Ego en mariables et non mariables, et la détermination
226
MÉrAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
de la position d'Alter comme épousable ou non dépend de son appartenance à l'une ou l'autre de ces quatre catégories qui, regroupées par deux, définissent la différence entre consanguins (CC + AA) et affins (CA + AC) propre aux systèmes dravidiens. La consanguinité regroupe donc deux catégories de parents C = (CC + AA) et l'affinité les deux autres A = (CA + AC). On pourrait montrer que la même formule est appliquée plus complètement encore dans les systèmes australiens à sections et sous-sections. En revanche, cette formule associative ne s'applique pas (ou presque pas) dans les systèmes iroquois. On constate donc que la formule n'est compatible qu'avec le fonctionnement: 1. Des systèmes dualistes sociocentrés (systèmes australiens) ; 2. Des systèmes pratiquant échange des femmes et le mariage avec la cousine croisée bilatérale (systèmes dravidiens symétriques); 3. Des systèmes appliquant une règle de mariage asymétrique avec l'une des deux cousines croisées à rintérieur d'un cercle fermé d'échanges (systèmes dravidiens asymétriques).
r
On voit également - ce qui est plus difficile à comprendre pour des individus pensant et agissant selon les catégories des rapports de parenté de type eskimo, nous-mêmes par conséquent - que les définitions de la consanguinité, de l'affinité et de la cognation des systèmes dravidiens n'ont pas le même contenu conceptuel et sociologique que ce que recouvrent ces catégories dans l'Occident euraméricain. En Occident, les cognats de quelqu'un sont l'ensemble de ses parents en ligne agnatique et en ligne utérine. Cognation et consanguinité coïncident. Dans les systèmes dravidiens, le frère du père et le frère de la mère sont bien tous deux des cognats d'Ego, mais le frère du père est un consanguin alors que le frère de la mère est un affin. L'opposition entre le frère du père en tant qu'époux de la sœur de la mère (FB = MZH) et le frère de la mère en tant qu'époux de la sœur du père (MB = FZH) ne marque pas une opposition entre parents consanguins au sens de parents-par-Ia-naissance et parents-par-Ie-mariage, affins. L'opposition entre eux est catégorielle et matrimoniale et ne correspond pas à l'opposition entre des parents dont on partage déjà les substances (le sang, etc.) et des parents par alliance avec lesquels on ne partage rien d'avance. Les critiques de Schneider sont donc infondées. Utiliser le concept de consanguinité en le reconstruisant selon les principes d'une logique dravidienne ne signifie pas plaquer, projeter sur un univers socioculturel différent, les représentations occidentales de la consanguinité et de la parenté. L'opposition entre consanguins et affins dans les systèmes dravidiens ne recoupe pas les distinctions que nous faisons entre parents et non-parents, agnats et utérins, etc. L'opposition ici est catégorielle et structurelle, et ne dit rien du contenu culturel concret, ni même du contenu sociologique réel, c'est-à-dire des rapports sociaux réels qui lient entre eux par exemple Ego et ses frères de mère (réels ou classificatoires), etc.
LES TERMINOLOGIES DE PARENTÉ
Parents
CToisés~
227
parents parallèles
Nous pouvons maintenant comprendre les rapports qui exist~nt entre la distinction consanguin/affin et celle entre parent parallèle et parent croisé. L~ première englobe la seconde. Et il ne faut surtout pas les confondre. I.:opposition entre parents parallèles et parents croisés est en fait la traduction de l'opposition catégorielle entre consanguins et affins et sa réduction à des rapports généalogiques. La catégorie des parents croisés est la manifestation dans les rapports généalogiques de l'existence d'une formule générale d'alliance reposant sur l'échange des sœurs et sur la possibilité de redoubler, sous certaines conditions, cette alliance. Ce n'est pas l'existence de la distinction entre parallèles et croisés qui explique l'alliance, c'est l'alliance qui explique cette distinction. C'est d'ailleurs parce que la distinction entre consanguinité et affinité englobe celle qui existe entre parents parallèles et parents croisés, sans se réduire à elle, qu'elle peut fonctionner indépendamment de rapports généalogiques réels, comme on peut l'observer dans certaines sociétés dravidiennes d'Amazonie l . Ajoutons que l'opposition entre consanguinité et affinité peut être surdéterminée par d'autres facteurs - résidentiels, politiques, etc. TI fallait insister sur l'analyse de la logique des systèmes dravidiens parce qu'elle est plus difficile à appréhender que celle des systèmes iroquois. TI faut s'arrêter cependant sur ces derniers. Les terminologies iroquoises relèvent, comme les systèmes dravidiens et australiens, de la catégorie des terminologies bifurcate merging. On y constate la fusion (merging) des germains du même sexe (FB = F) (MZ = M) comme dans les systèmes dravidiens, mais la nature de la bifurcation est différente : elle ne fusionne pas les parents croisés collatéraux avec les affins. Pour déterminer si Alter est pour Ego un parent parallèle ou croisé, elle opère à l'aide d'un principe très simple, puisque c'est le sexe de la personne qui est le dernier maillon de la chaîne reliant Ego à Alter qui détermine si cette personne est un parent croisé ou un parent parallèle. Du fait que les croisés collatéraux ne sont plus automatiquement des affins, réels et potentiels, la terminologie doit contenir des termes spéciaux pour désigner les affins (réels). I.:existence d'une terminologie spécifique pour les parents par alliance manifeste donc une transformation ·profonde dans la nature de la consanguinité et de l'affinité. Ego peut désormais choisir pour se marier entre une non-parente et une parente. La distinction entre cousins croisés et cousins parallèles continue d'exister puisqu'elle est engendrée par la fusion des germains de même sexe. Mais elle ne s'étend plus sur trois générations (G+l, GO, G-l) ou 1. On assiste alors à l'apparition d'une catégorie que Vivc:iros de Castro a nommée· les purs affins », autrement dit des affins qui ne sont pas des parents croisés et n'ont aucun lien généalogique avec Ego, et appartiennent, par exemple, à une société voisine et sont des ennemis. Sur toutes ces distinctions, voir E. Viveiros de Castro, in Transformations of Kinship, op. cit., pp. 364-369. cc
228
MttAMORPHOSES DE LA PAREN"It
même sur cinq, comme dans les systèmes dravidiens. D'où la formule simplifiée pour déterminer le caractère croisé d'un parent, c'est-à-dire le sexe de la personne assurant le dernier lien entre Ego et Alter, alors que dans les systèmes dravidiens le sexe de tous les chaînons intermédiaires dans les générations ascendantes intervient pour déterminer la position, parallèle ou croisée, d'Alter. De ce fait, les deux types de bifurcation, dravidien et iroquois, classent les premiers cousins de la même façon mais les enfants de ces cousins de façon différente. Dans un système dravidien, pour Ego masculin, les enfants de ses cousines croisées sont des « fils » et des « filles » parce que Ego et Alter sont virtuellement des époux du fait de la règle du mariage avec les cousins croisés, alors que les enfants de son cousin croisé sont pour lui des « neveux» et des « nièces » parce que ce cousin est virtuellement l'époux de la sœur d'Ego, et donc sont pour celle-ci des « fils» et des « filles ». En revanche, dans un système iroquois, pour Ego masculin, les enfants de sa cousine croisée sont des neveux et nièces, comme le sont les enfants de sa sœur (dans les deux systèmes), et les enfants de son cousin croisé sont des « fils » et des « filles ». Le fait essentiel ici est que les systèmes iroquois possèdent bien une forme de parenté croisée et parallèle, mais que celle-ci n'est pas associée à une règle de mariage avec la cousine croisée. Ce type de mariage peut exister occasionnellement, mais il ne correspond pas à une règle présente dans la terminologie. En fait, l'existence d'une distinction entre cousins parallèles et cousins croisés en GO témoigne que le principe de l'échange des sœurs qui est au cœur des systèmes dravidiens est également présent dans les systèmes iroquois, qu'Ego épouse une parente lointaine ou une non-parente. C'est ce qu'illustre parfaitement l'exemple des Baruya. Ce qui a disparu dans les systèmes iroquois, c'est le principe de renouvellement de cet échange avec les mêmes partenaires, de génération en génération successive. D'où l'absence de règle de mariage, préférentielle ou prescriptive, avec la cousine croisée à la génération d'Ego. Le mariage d'Ego avec une cousine croisée est possible mais devient une exception, comme on l'a vu chez les Baruya. Chez eux, lorsqu'un homme a donné sa sœur en mariage à un lignage qui ne lui a pas donné en retour une épouse, le fils de cet homme a droit à la fille de la sœur de son père, sa cousine croisée patrilatérale comme épouse. Plusieurs variétés de terminologie iroquoise sont engendrées précisément par l'existence de règles différentes permettant ou interdisant le renouvellement des mêmes alliances avant un certain nombre de générations. Cela se traduit par l'extension plus ou moins grande de la catégorie des germains. Plusieurs formules existent: soit les germains (G) et les cousins croisés du premier degré (Xl) sont distincts (G ~ Xl), soit les cousins du premier degré sont assimilés aux germains [(G = Xl) X2 ~ X3], soit les cousins du premier et du deuxième degré sont assimilés aux germains [(G = Xl + X2) ~ X3], soit tous les cousins jusqu'au
*'
229
LES TERMINOLOGIES DE PARENTÉ
troisième degré sont traités comme des germains et donc inépousables [G = Xl + X2 + X3]. Le renouvellement des alliances s'opère donc, selon les cas, au terme de deux, trois et même quatre générations. Ces différentes formules agissent sur les terminologies au niveau de GO, puisque, finalement, dans la génération d'Ego, il n'y a plus, de chaque côté de lui ou d'elle, que des germains inépousables. C'est pour cette raison que l'on parle de façon imagée mais erronée de 1'« hawaïanisation» de ces terminologies, alors que ces systèmes n'ont rien d'hawaïen si ce n'est l'extension de la catégorie des germains en GO. vaut mieux parle; comme l'a suggéré Tjon Sie Fat, de terminologie iroquoise à GO générationnel. C'est le cas des Ngawbe 1 du Panama, des KiowaApache d'Amérique du Nord, des Kandoshi d'Amazonie, des Yafa; des Umeda de Nouvelle-Guinée, etc. On est ici dans l'entre-deux entre des systèmes dits « élémentaires» et les systèmes «complexes». Chez les Ngawbe du Panama, le mode de descendance est cogna tique. La terminologie est iroquoise en G±l et générationnelle en GO. Les cousins croisés de premier degré sont assimilés à des germains [( G = Xl) =# X2, X3]. La règle est l'échange direct de femmes qui sont des cousines croisées du deuxième et du troisième degré. Deux types de mariage sont préférés pour renouveler une alliance. Un homme peut choisir d'épouser la fille de la fille de la sœur du père de son père (= FFZDD), ou se tourner du côté de ses maternels et épouser la fille de la fille du frère de la mère de sa mère (= MMBDD). Les deux types d'alliance impliquent l'existence d'au moins quatre lignes (en fait des groupes d'hommes reliés du côté paternel) qui, dans le premier cas renouvellent leur alliance toutes les trois générations, dans le second, toutes les deux. Chez les Umeda 2 de Nouvelle-Guinée, la terminologie est iroquoise. L'alliance repose sur l'échange de femmes avec des non-parents. n'y a aucune préférence. Là encore, les groupes qui pratiquent l'échange se répartissent en quatre zones concentriques par rapport à Ego.
n
n
Le groupe 1: celui d'Ego. Le groupe II: les groupes avec lesquels Ego peut échanger ou a échangé des épouses dans sa génération (GO). Le groupe m : groupes avec lesquels le groupe d'Ego a échangé des femmes dans les générations précédentes; donc des cousines croisées inépousables. Le groupe IV : groupes d'alliés résiduels devenant des alliés potentiels. 1. M. Young, Ngawbe : Tradition and Change among the Western Guaymi of Panama, Urhana, University of DIinois Press, 1971. . 2. A. GeU, Metamorphosis of the Cassowaries : Umeda Society, Language and Ritual. Londres, AtbJone, 1975.
230
MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
Chez les Yafar 1 de Nouvelle-Guinée, la terminologie est iroquoise: le principe observé est l'échange direct des femmes avec renouvellement des alliances toutes les quatre générations avec des cousines du troisième degré du côté de la mère. La terminologie yafar se trouve d'ailleurs structurellement à mi-chemin entre terminologie dravidienne et terminologie iroquoise. On découvre avec cet exemple l'existence de terminG~ogies traduisant des formes de transition entre systèmes dravidiens et systèmes iroquois. Ces systèmes représentent des formes de passage de structures « élémentaires» à des structures « complexes ». Ou, pour être plus précis, on passe avec elles de systèmes d'échange restreint, qui prévoient une règle de renouvellement de cet échange aux générations successives, à des systèmes qui restent compatibles avec des formules d'échange restreint, mais celles-ci sont associées à un nombre plus ou moins grand d'interdictions de mariage qui interdisent le renouvellement des alliances pendant un certain nombre de générations successives. Elles l'autorisent ensuite, après un délai plus ou moins long, ce qui engendre des cycles d'échange très différents. Les systèmes crow-omaha ne sont qu'un cas particulier de ces systèmes d'échange restreint à multiplicité d'interdits et à cycle long. Ds sont peut-être le produit d'une transformation particulière de certains systèmes de type iroquois (patri/matri ou cognatiques), et peut-être même dravidiens asymétriques 2 • Avec les systèmes australiens et dravidiens, on avait affaire à des systèmes où les rapports de parenté se bouclent sur eux-mêmes et sur Ego et saturent la société. Avec les systèmes iroquois (et crow-omaha), du fait de la possibilité pour Ego d'épouser un non-parent ou un parent non interdit, on a affaire à des sociétés où les rapports de parenté sont ouverts et ne se referment que de façon discontinue sur eux-mêmes et sur Ego. Des formules telles que: C = (CC + AA), A = (CA + AC) sont exclues. TI n'existe dans ces systèmes aucun principe, aucune règle de mariage qui fasse que les affins de mes affins soient des consanguins. Avec les terminologies eskimo, telles que la nôtre, l'ouverture est encore plus grande puisque le principe de l'échange direct des femmes (et des hommes) a complètement disparu et qu'il n'y a pas de raison, dans la parenté, pour que les alliances se bouclent sur elles-mêmes. Si l'on assiste à une fermeture, à un bouclage, c'est pour des raisons qui n'ont rien à voir avec la parenté (l'appartenance à telle religion, à telle classe sociale), ou pour la récupération des terres données en dot quelques générations auparavant, etc., toutes sortes de facteurs sociaux qui orientent les alliances contractées par les individus ou pèsent directement sur elles. Finalement, ce qu'il y a de commun entre les systèmes australiens, 1. B. Juillerat, cc Terminologie de parenté yafar. ~rude formelle d'un système dakotairoquois ,., L'Homme, vol. 17 (4), p. 5-34; Les Enfants du sang. Société. reproduction et imaginaire en Nouvelle-Guinée, Paris, Maison des sciences de l'homme, 1986. 2. Sur l'existence de transformations de systèmes dravidiens en systèmes d'échange généralisé donc asymétrique, voir le chapitre 13, l'exemple des sociétés Lolo.
LES TERMINOLOGIES DE PARENTÉ
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dravidiens et iroquois, c'est la présence d'une opposition entre consanguins et affins résultant d'un échange symétrique intervenu au cours de la génération précédant immédiatement celle d'Ego et qui a des conséquences sur le renouvellement ou le non-renouvellement de cette même alliance dans les générations suivantes. Pour en terminer avec l'analyse des rapports 'entre consanguinité et affinité, et entre parenté parallèle et parenté croisée telles que les définissent les systèmes australiens, dravidiens et iroquois, nous résumerons les points essentiels de la synthèse remarquable qu'en a faite Eduardo Viveiros de Castro i . On a vu que seuls les systèmes sociocentrés australiens (c'est-à-dire à sections et sous-sections) sont pleinement associatifs. La formule [C = CC + AA], [A = CA + AC] s'y applique pleinement. Cela signifie que l'on peut calculer la position de parenté d'un individu par rapport à n'importe quel autre sans avoir recours à un cheminement généalogique. Les systèmes dravidiens, où la distinction entre parallèles et croisés s'étend sur cinq générations (G±2) [dravidiens de type B selon Trautmann], sont presque aussi associatifs que les systèmes australiens alors que ceux, les plus nombreux, où la distinction s'étend sur trois générations (G±1) [dravidiens de type A selon Trautmann], le sont encore un peu moins. L'associativité, en revanche, disparaît dans les différentes variétés de systèmes iroquois, dont certaines cependant contiennent quelques équations de type dravidien (MB = FZH) et constituent vraisemblablement des formes de transition entre terminologies dravidiennes et terminologies iroquoises 2• Finalement, comme Pa démontré Viveiros de Castro, la comparaison entre les trois types de terminologies montre que: • Le contenu de l'opposition (parallèle/croisé) est le même dans les systèmes australiens et dravidiens, mais leur forme est différente• • La forme de l'opposition (parallèle/croisé) est la même dans les systèmes dravidiens et iroquois, mais leur contenu est différent puisque dans les systèmes iroquois la distinction entre consanguins et affins ne coïncide pas avec celle entre parallèles et croisés. On comprendra qu'à partir du moment où les parents croisés et les affins, réels et potentiels, ne sont plus confondus (merged) mais appartiennent à des catégories (sociales) partiellement ou même totalement séparées, il devient pratiquement et intellectuellement inutile d'appliquer des principes de construction des relations paralIèles et croisées qui s'étendraient sur les trois générations médianes des terminologies (et 1. Cf. E. Viveiros de Castro, in Transformations of Kinship, op. cit. 2. L'associativité, bien entendu, n'est pas une propriété des terminologies de type soudanais, hawaïen et eskimo. Sur les degrés d'associativité, voir F. Tjon Sie Fat, in Transformations of Kinship, op. cit.
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MÉTAMORPHOSES DE LA P.AR.ENIt
parfois plus, comme c'est le cas dans les terminologies dravidiennes 1). Et c'est précisément ce qui se passe dans les systèmes iroquois, qui possèdent une terminologie spécifique pour les affins, ce qui implique que ceux-ci ne se confondent pas avec les parents croisés, ou, plus précisément, que les affins peuvent ne pas être des cousins croisés. Mais en même temps, les systèmes iroquois font la distinction entre parents parallèles et parents croisés. Cependant, celle-ci ne concerne que la génération d'Ego (GO) et se réduit à la distinction entre cousins parallèles et cousins croisés sans engendrer d'autres catégories de parents croisés. Cette réduction de la distinction entre parallèles et croisés à la seule génération d'Ego témoigne du fait que les systèmes iroquois contiennent encore comme principe de l'alliance l'échange symétrique de conjoints entre deux groupes, mais n'autorisent pas la reproduction de cette alliance avant un certain nombre de générations. Entre-temps, chacun devra chercher ailleurs, se tourner vers d'autres groupes pour s'allier et s'assurer de nouveaux affins. Ceci explique l'existence d'un vocabulaire spécifique pour les affins, puisque ces nouveaux alliés ne seront pas des parents parallèles ou croisés. Ceci explique également que le mode iroquois de calcul du caractère croisé d'un parent se contente d'un critère simple, celui du sexe du dernier parent intermédiaire entre Ego et Alter à la génération G+l, celle des parents d'Ego où a eu lieu précisément un échange symétrique de conjoints. Finalement, comme l'a fait remarquer Viveiros de Castro, dans les trois types de terminologies qui anntÙent la collatéralité et instituent une bifurcation (bifurcate merging terminologies) que sont les systèmes australien, dravidien et iroquois, est présente une opposition non neutralisable en GO qui résulte d'un échange symétrique de conjoints dans la génération qui précède Ego, et qui concerne les générations suivantes dans la mesure où cette alliance peut (ou doit) être immédiatement répétée ou ne l'être qu'après un intervalle de deux ou plusieurs générations. Selon que le renouvellement de l'alliance est immédiat ou différé, et de façon cyclique ou non, on passerait de ce que Claude Lévi-Strauss a appelé des structures élémentaires à des structures semi-complexes de parenté, des structures engendrées donc par différents régimes d'alliance 2. L'hypothèse de Lévi-Strauss, reprise de Morgan, selon laquelle les terminologies de parenté s'expliquent par des règles d'alliance nous semble donc confirmée, du moins pour ces trois types de système, auxquels on peut ajouter ceux qui sont dits crow-omaha. 1. Trois dans les terminologies dravidiennes de type A, cinq dans les tenninologies dravidiennes de type B, selon la distinction établie par T. Trautmann. 2. Voir la polémique entre F. Héritier, E. Copet-Rougier d'une part, et E. Viveiros de Castro, d'autre parr, qui s'est étendue sur deux numéros de I:Homme. E. Viveiros de Castro, cc Structures, régimes, stratégies ., I:Homme, xxxm (1), 1993, pp. 117-137. E. Copet-Rougier, F. Héritier-Augé, «Commentaire sur commentaire : réponse à E. Viveiros de Castro., I:Homme, xxxm (1), 1993, pp. 139-148, et E. Viveiros de Castro, « Une mauvaise querelle ., I:Homme, nO 129, 1993, pp. 181-191.
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L'analyse devrait donc désormais se porter vers les systèmes laissés de côté par Lévi-Strauss et la plupart des théoréticiens de la parenté, les systèmes soudanais, hawaïens et eskimo. Or, on sait que dans ces systèmes, comme l'a indiqué Lévi-Strauss, en dehors des règles négatives· qui fixent les degrés de l'inceste, et donc des mariages interdits, il n'existe pas de règles positives qui prescriraient des alliances avec telle ou telle catégorie de parenté. Au terme de ces analyses t, qui nous ont semblé nécessaires pour donner une idée du caractère logique des terminologies de parenté et des raisons qui expliquent les différences de logique existant entre ces systèmes, le lecteur aura compris que pour avoir une vue distanciée, comparée, relevant d'une approche scientifique et non pas idéologique, de ce que peuvent être la paternité, la maternité, la consanguinité, l'affinité, le mariage, la famille, etc., il lui est interdit de projeter sur toutes les sociétés les notions qu'il en a pour les ayoir reçues inconsciemment ou didactiquement de sa propre culture. A chaque fois, ces notions héritées d'une culture particulière doivent être déconstruites par leur confrontation avec d'autres réalités concrètes, sociologiques et historiques, pour être ensuite reconstruites dans le cadre d'une analyse théorique susceptible de déceler, derrière la complexité et la diversité des faits, l'action d'un certain nombre de principes et de règles qui expliquent cette diversité multiple mais ne sont pas, eux, en nombre infini. C'est en accomplissant ces deux démarches, de déconstruction et de reconstruction, que l'anthropologue, l'historien, le sociologue, le psychologue, se décentrent par rapport aux présupposés culrurels et sociaux de la société où ils sont nés (qui n'est pas nécessairement une société occidentale) et/ou de celle où ils se sont formés à leurs métiers. Ce qu'il y a de plus difficile à comprendre pour un non-spécialiste, c'est sans doute la distinction entre cognation, consanguinité et affinité. Selon nous, c'est Viveiros de Castro qui l'a clarifiée avec la plus grande acuité. Pour lui, la notion de cognation est synonyme de relatedness 2 , c'est-à-dire renvoie à l'existence d'une connexion entre deux individus à partir de n'importe quelle relation de parenté, qu'elle soit de descendance ou de filiation, de germanité ou d'alliance. Dans cette perspective, un cognat est quelqu'un d'apparenté, quelle que soit la nature du lien qui le relie à Ego. Dans les systèmes de parenté d'Europe occidentale (de type eskimo), le champ des relations de consanguinité et celui des relations de cognation se recouvrent. Mais ce n'est pas le cas dans les systèmes dravidiens où de nombreux cognats sont des affins réels ou potentiels. C'est ainsi que MB (l'oncle maternel) et FZ (la tante paternelle) sont des cognats mais ne sont pas des consanguins au sens dravidien du terme. 1. Analyses qui ont laissé de côté une masse énorme de problèmes, le caractère endogame ou exogame des alliances par exemple. 2. Pour Viveiros de Castro, la notion de relatedness n'est pas, comme chez Mary Bouquet (cf. note p. 115), vidée de toute référence aux différents types de rapports de parenté.
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Catégoriellement, ce sont des affins. MB est «aussi» cognat que FB (l'oncle paternel), mais dans un système dravidien, MB est un affin et FB un consanguin. La fille de l'oncle maternel (MBD) est une épouse réelle ou potentielle (W), la fille de l'oncle paternel (FBD) est une sœur (Z). Et réciproquement, beaucoup de gens classés dans un système dravidien comme des consanguins ne sont pas des cognats, puisque la formule qui domine dans les systèmes dravidiens est idéellement que : -
CC = C : les consanguins de mes consanguins sont des consanguins ; AA = C : les affins de mes affins sont des consanguins; AC = A: les consanguins de mes affins sont des affins; CA = A : les affins de mes consanguins sont des affins.
On trouve donc dans les systèmes dravidiens des non-cognats classés pourtant comme consanguins ou affins. La notion de consanguinité, au sens des systèmes de parenté européens et euraméricains, est totalement différente de celle impliquée par les systèmes dravidiens. Dans ceux-ci, l'existence d'un lien de consanguinité entre des individus ne signifie pas nécessairement qu'ils soient reliés par des liens généalogiques que nous appelons de « sang ». Consanguinité et affinité, dans ces systèmes, sont des définitions catégorielles qui coïncident partiellement avec des rapports généalogiques. L'opposition des notions de consanguinité et d'affinité concerne d'abord le fait que les individus sont mariables ou non. Et par rapport à cette opposition, la notion de cognation est neutre. Finalement, et c'est là une hypothèse très importante de Viveiros de Castro, parents croisés et parents parallèles seraient par rapport à Ego deux sous-catégories des deux catégories de parents, les consanguins et les affins, deux sous-ensembles correspondant à ceux d'entre eux qui sont en relations généalogiques avec Ego. Cependant, la clarté de ces distinctions catégorielles au niveau des terminologies de parenté dravidiennes ne doit pas faire oublier qu'au niveau de la pratique réelle, au niveau des réalités sociales et culturelles, dans beaucoup de systèmes dravidiens pèse une ambiguïté sur le statut des affins proches. Par exemple, Cecile Busby a constaté dans les sociétés de l'Inde du Sud qu'Ego se comportera vis-à-vis de la sœur de son père (FZ) comme visà-vis d'une consanguine avant qu'elle se marie avec le frère de sa mère (MB), mais la traitera comme une alliée après 1• Une autre hypothèse importante de Viveiros de Castro est que si les catégories de consanguinité et d'affinité s'opposent l'une à l'autre, elles le font de telle sorte que dans certains contextes l'une peut en même temps englober l'autre. En s'appuyant sur des exemples amazoniens, il montre également que, dans certains cas, les catégories de consanguinité 1. Voir l'analyse de Cecile Busby à propos des systèmes dravidiens de l'Inde du Sud, On marriage and marriagibility : gendec and dravidian kinship », Journal of the Royal Anthropologicallnstitute, (3), 1997, pp. 21-42. «
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et d'affinité peuvent se disjoindre radicalement de tout rapport ou support généalogique. Dans ces sociétés, le « pur» affin, l'allié idéal, c'est finalement l'étranger lointain, l'ennemi avec lequel on n'échangera. jamais de femmes. I.:affin réel, celui qui est proche de soi, qui coréside dans le même groupe local fortement endogame, tend à l'inverse à être traité COIlllœ un consanguin 1. On assiste donc à un double mouvement dans ces sociétés d'Amazonie: à une consanguinisation de tous les affins qui corésident avec les consanguins dans les groupes locaux fortement endogames et au mode de descendance cogna tique, et à une affinisation des étrangers et des ennemis qui vivent à la périphérie de ces sociétés mais sont virtuellement englobés en elles par l'extension d'une relation d'affinité entièrement déconnectée des échanges matrimoniaux, de l'alliance. Bref, cette affinité déconnectée des échanges matrimoniaux devient une manière de faire entrer fictivement dans le monde de la parenté des personnes et des groupes qui ne sont ni des affins, ni des consanguins, ni des cognats, bref, des non-parents, des étrangers, et même des ennemis. L'affinité devient alors pure représentation et n'existe que dans les mots utilisés pour en parler. C'est un langage, mais emprunté à la parenté. Nous sommes ici aux antipodes de la vision des systèmes dravidiens qu'avait élaborée Louis Dumont à partir des données recueillies dans l'Inde des castes. En Inde, les classifications dravidiennes opposent consanguinité et affinité et sont symétriques par rapport à Ego. Et dans l'univers fermé des castes, tout se passe comme si les individus et les lignages se transmettaient de génération en génération une relation d'alliance, comme s'ils en héritaient. En Amazonie, dans certaines sociétés, au lieu que les individus se retrouvent devant deux catégories symétriques par rapport à eux, les consanguins et les affins, ils seraient, selon Viveiros de Castro, confrontés à trois catégories concentriques par rapport à eux, les consanguins, les affins réels et potentiels, et les purs affins avec lesquels on ne noue aucune alliance matrimoniale. TI est possible que cette transformation ait son origine hors de la parenté, dans le domaine du politique par exemple, des rapports entre intérieur et extérieur d'une société et dans les représentations culturelles des rapports entre les siens (consanguins, affins) et les autres (surtout l'autre étranger, l'ennemi). Nous sommes ici en présence de sociétés où il fallait tuer et absorber en soi-même la chair, l'âme ou le nom d'un ennemi pour construire sa propre identité et accroître son prestige au sein de son propre groupe, ce qui était à l'origine des pratiques de cannibalisme ou de chasse aux têtes. D'un certain point de vue, cette « pure» affinité Clns mariage n'est pas pensable sans une vision cosmique et sociologique de l'identité des humains en vertu de laquelle la guerre et l'absorption de l'étranger ennemi deviennent l'équivalent du mariage et 1. A. C. Tarloz; «Jivaro kinship. A dravidian transformation group", in Transformation of Kinship, op. dt., pp. 187-213.
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de la naissance dans la construction de l'identité individuelle et collective. Nous ne sommes plus ici dans le domaine de la parenté mais dans celui du politico-cosmique, dans le rapport qu'une société entretient avec les sociétés qui l'entourent. Cependant, ce serait bel et bien une catégorie de l'univers de la parenté, l'affinité, qui permettrait de penser les rapports avec les étrangers, les ennemis, dans la mesure où les combattre et les absorber serait indispensable à l'accomplissement de l'individu et à la reproduction, la continuité de son groupe local natal. Un tel ennemi, indispensable pour que chacun existe pleinement et que sa société continue d'existe!; et qui donne sa vie et sa chair pour cela, n'est-il pas plus encore que l'affin qui vous a donné une femme et auquel on a donné une sœur? L'ennemi, dans cette culture et selon cette logique de rapports permanents d'hostilité entre groupes voisins, est finalement sublimé en se transformant en pur affin et en étant un jour cannibalisé. TI devrait désormais être clair également que la notion de paternité et le statut d'un père ne seront pas les mêmes si la descendance passe exclusivement par les hommes ou par les femmes ou passe par l'un et l'autre sexe. n est évident, en effet, que la notion de père n'est pas la même si tous les frères d'un homme sont également des pères pour les enfants de cet homme et doivent se comporter comme tels vis-à-vis d'eux. TI est non moins évident que les statuts d'un frère et d'une sœur ne seront pas les mêmes si c'est la sœur qui assure la continuité d'un lignage ou si c'est le frère, etc. Et, bien entendu, les notions de « cousin » ou de « cousine», proches ou lointains, du côté du père ou de la mère, ne seront pas les mêmes si certains et certaines d'entre eux sont des époux potentiels ou au contraire sont des frères et sœurs, donc des germains inépousables. Dans un prochain chapitre, nous montrerons, à partir de quelques exemples, comment ces différents types de rapports de parenté s'impriment dans le corps et la conscience des individus à travers les représentations différentes que se font les sociétés des processus de procréation des enfants, et par les formes différentes de socialisation des enfants selon le sexe qu'ils présentent à la naissance. Nous verrons ainsi que ce ne sont jamais seulement des rapports de parenté qui s'impriment dans les corps et dans les consciences. Car la logique des rapports de pouvoir, politique et religieux, qui dominent une société s'imprime en même temps dans les corps et les consciences. Ces rapports de pouvoir, très différents les uns des autres, se trouvent en fait à l'arrière-plan des positions d'autorité et des formes de pouvoir domestique et social que les parents peuvent exercer sur les enfants selon leur sexe et leur génération. On aura compris que la famille (qu'elle soit ou non conjugale, nucléaire ou étendue, etc.), ainsi que les groupes de parents fondés sur des rapports de parenté qui débordent la famille et lui assignent une place à chaque fois particulière, ne peuvent être le fondement ultime de la société humaine, sa base universelle. TI s'agit là d'une affirmation théorique infondée, qui s'est pourtant propagée depuis Aristote jusqu'à
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notre époque, surtout dans les discours des politiques et des religieux, et qui a été entretenue par l'anthropologie sociale (avec les thèses sur la primauté de la famille nucléaire soutenues par Malinowski, Murdock, Lounsbury ou Scheffler). Beaucoup d'anthropologues, en revanche, ne l'ont jamais reprise à leur compte, tel Claude Lévi-Strauss.
CHAPITRE VI
Les fonctions de la parenté et le champ de la parentalité Nous pouvons maintenant marquer une pause dans l'exploration des domaines et des problèmes de la parenté, afin de dessiner les contours de ce que recouvre la notion de parentalité 1. Nous nous bornerons à une sorte d'inventaire des différentes fonctions qu'assument ou peuvent assumer vis-à-vis d'enfants, nés ou adoptés, des individus des deux sexes et de différentes générations qui sont, par rapport à ces enfants, et selon les critères définis par leur société, leurs parents paternels ou maternels, parents par alliance ou par adoption, etc. Nous avons repris à notre compte, en l'élargissant, une liste de fonctions proposée autrefois par Esther Goody2, en y ajoutant le droit pour certaines catégories de parents d'exercer sur les enfants des formes socialement acceptées d'autorité assorties du droit de punir (fonction 6), ainsi que l'obligation pour certains parents (en général proches) de s'interdire d'avoir des rapports sexuels (hétéro- aussi bien qu'homosexuels) avec certaines catégories d'enfants (fonction 7). Ces fonctions étaient à dire vrai implicites dans l'inventaire d'Esther Goody. Cependant, on y gagne à les rendre explicites. Pour nous, le terme « parentalité» désigne l'ensemble culturellement défini des obligations à assumer, des interdictions à respecter, des conduites, des attitudes, des sentiments et des émotions, des actes de solidarité et des actes d'hostilité qui sont attendus ou exclus de la part 1. D. Houzel, Les Enjeux de la parentalité, Paris, Erès, 1999. 2. E. Goody, Parenthood and Social Reproduction. Postering and Occupational Roles in West Africa, Cambridge University Press, 1982. Sur le concept de parenthood, voir le texte relativement peu connu de B. Malinowski, «Parenthood. The basis of social structure,., in V. E Calverton et S. D. Schmalhausen (dir.), The New Generation: The lntimate Problems of,Modern Parents and Children, New York, The Macaulay Comp., 1930, pp. 113-168. A partir de l'analyse du rôle des pères dans une société, celle des Pygmées Alea, Barry Hewlett a esquissé une comparaison entre une vingtaine de sociétés. Voir B. S. Hewlett, Intimate Pathers. The Nature and Context of Aka Pygmy Paternal lnfant Care, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1992, chapitre 7, « Intracultural and intercultural variations in the fathers infant relationship., pp. 121-150.
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d'individus qui - au sein d'une société caractérisée par un système de parenté particulier et se reproduisant dans un contexte historique donné - se trouvent, vis-à-vis d'autres individus, dans des rapports de parents à enfants 1. Ces rapports diffèrent entièrement s'ils sont leurs parents en ligne directe ou en ligne collatérale, leurs parents par alliance ou par adoption, etc. Ces obligations et interdictions, ces comportements et ces sentiments attendus ou exclus de la part d'individus en position de parents, sont donc étroitement liés à la nature même des rapports de parenté que ces individus représentent et reproduisent, et dépendent de la place que chacun d'eux occupe au sein de ces rapports, et qui change au cours de leur existence. Car tous les enfants qui naissent ne deviennent pas à leur tour des parents, mais quand ils le deviennent, ils font de leurs parents des grands-parents. En outre, rappelons que les rapports de parenté sont, comme tous les rapports sociaux, investis d'intérêts qui débordent le champ de la parenté, et qu'il s'agit aussi bien de rapports de coopération que de rapports de pouvoir et d'autorité 2 et de rapports de force. Les normes de conduite, les valeurs positives ou négatives attachées, dans toutes les sociétés, aux diverses positions de parenté sont le socle sur lequel sont élaborées les figures du père idéal, de la fille modèle, du cousin (croisé) exemplaire et leurs contreparties négatives : la mère indigne, le fils ingrat, l'oncle maternel qui a renié ses devoirs vis-à-vis de ses neveux. Un pas de plus, et l'on se retrouve dans un conte de fées ou au cœur de la Bible, dans ce passage par exemple où Caïn, dévoré de jalousie, tue son frère Abel, le fils obéissant et donc l'enfant préféré de son père 3. Mais finalement, tous ces personnages ne possèdent de valeur exemplaire, positive ou négative, que pour avoir parfaitement fait ou avoir au contraire refusé monstrueusement de faire ce que la société attendait qu'ils fissent, à savoir remplir leurs rôles, leurs fonctions de parents. Ces fonctions, quelles sont-elles?
1. La première fonction, qui institue tels individus comme les parents d'un enfant, est la part qu'ils prennent - selon leur sexe, leur âge, leur place dans les rapports de parenté ou d'autres types de rapports sociaux (religieux par exemple) - dans la conception et 1. J. Commaille, F. de Singly (dir.), lA Question familiale en Europe, Paris, L'Harmattan, 1997. D. HousteJ (dir.), Les Enjeux de la parentalité, Paris, Erès, 1997. D. Le Gall. Y. Bettachar (dir.), La Pluriparelttalité, Paris, PUF, 2001. C. Castelain-Meunier, La Place des hommes et les métamorphoses de la (amille, Paris, PUF, 2002. Et le numéro spécial de la revue La Pmsée, juillet/sept. 2001, nO 327, « Quelle place pour le père? ", articles de Françoise Hurstel, Anne Thevenot, Marie-Thérèse Meulders-Klein, Patrick de Neuter. 2. Un exemple de forme extrême : le droit de vie et de mort sur ses enfants qu'un citoyen romain pouvait exercer au nom de la patria potestas. TI avait également droit de vie et de mort sur ses esclaves. 3. Cf. Y. Thomas, « Parricidiupt .. , Mélanges de l'École française de Rome (MEFRA), vol. 93, 1981, pp. 643-715, et « A propos du parricide. L'interdit politique et l'institution du sujet .. , in L'Inactuel, 4, 1996, pp. 167-187.
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rengendrement de cet enfant 1. Formulés de cette manière, les liens de parenté ne concernent pas seulement des personnes vivantes mais aussi les ancêtres, les défunts qui continuent à vivre d'une autre manière et, au-delà des humains, vivants ou morts, des acteurs non humains: divinités, esprits, etc. Nous y reviendrons en détail dans les deux chapitres suivants. 2. Une seconde fonction qu'assument les parents, ou qui peut faire d'individus qui n'ont pas donné naissance à un enfant les « parents» de cet enfant, est celle qui consiste à élever, nourrir, protéger le jeune enfant et l'amener ainsi jusqu'à r adolescence, voire jusqu'à l'âge adulte (qui diffère selon les sociétés et n'est pas nécessairement le même pour chaque sexe). 3. Une troisième fonction, liée dans son exercice même à la précédente, est celle d'éduquer cet enfant, y compris de l'instruire de tel ou tel savoir ou savoir-faire et de le former à la vie sociale (tout au moins jusqu'à un certain âge, à partir duquel d'autres institutions, groupe d'initiés, école, etc., prendront le relais ou ajouteront ce qu'elles doivent ajouter à sa formation au sein du cercle de ses parents). 4. Du fait de leur lien de parenté avec tel enfant, et selon la nature de ce lien, les parents peuvent ou doivent doter cet enfant, dès sa naissance ou plus tard dans sa vie, d'un nom, d'un statut social (qu'ils possèdent eux-mêmes ou qu'ils sont à même de conférer). Ils peuvent le doter également de droits potentiels sur un certain nombre de biens matériels et/ou immatériels ainsi que sur des personnes. Cette dotation d'un statut et de droits prend place simultanément aussi bien dans le cadre des rapports et des groupes de parenté auxquels appartiennent les parents et l'enfant que dans celui des autres rapports et groupes sociaux auxquels ces individus et leurs groupes de parenté appartiennent également - telle ou telle caste, telle ou telle classe, telle ou telle religion. On naît brahmane, et on ne peut le devenir ni par ses mérites ni par un concours comme on devient ingénieur en électronique. 5. Une quatrième fonction consiste pour les parents, qu'ils soient parents de naissance, parents d'adoption ou parents nourriciers, à exercer certains droits (le plus souvent distincts et inégaux selon leur sexe, celui des enfants et la distance entre ces parents et ces enfants) sur la personne de cet enfant, y compris celui de le mettre à mort, de le vendre comme esclave ou de le donner. Ces droits sont évidemment inséparables de existence de devoirs à son égard.
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1. Dans certaines sociétés, l'homme se couche lorsque sa femme accouche avec l'idée qu'il participe ainsi à la mise au monde de l'enfant. Cest tout le problème des pratiques de couvade. Leur interprétation relève de constructions imaginaires et symboliques de la paternité, et non pas, comme certains sociobiologistes le suggèrent, pour des raisons associées au processus biologique de la sélection naturelle. Cf. B. 1. Strassmann, «Sexual selection. paremat care, and concealed ovulation in humans », Ethology Qlld Sociobi%gy, 2,1981, pp. 31-40.
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Mais ils impliquent également que, tant que l'enfant n'aura pas atteint un certain âge, certains de ses parents (père, mère, oncles, tantes, frères et sœurs aînés, mais aussi, plus largement, paternels, maternels etc.) seront considérés comme responsables de ce que fait ou ne fait pas cet enfant et devront se porter garants vis-à-vis de sa société de ce qu'il (ou elle) fait ou devrait faire. 6. Bien que cette fonction soit impliquée dans l'exercice des fonctions 2, 3, 4 et 5, il faut rappeler que certaines catégories de parents ont le droit et le devoir d'exercer certaines formes d'autorité et de répression sur un enfant et d'en attendre des conduites qui vont, selon les sociétés et les époques, de l'obéissance sans discussion au respect sans soumission ou à l'affection réciproquement partagée. 7. Enfin, selon le degré de parenté, la génération et le sexe, certaines catégories de parents, en général proches de l'enfant mais pas nécessairement non plus, doivent s'interdire d'entretenir des rapports sexuels, hétéro- et homosexuels, avec cet enfant ou d'avoir avec lui d'autres formes intimes de comportement qui relèvent, à des degrés divers, de la prohibition de l'inceste, ou plus généralement des mauvaus usages du sexe. LE CHAMP DE LA PARENTALITÉ
! Concewir et/ou engendrer.
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Élever, nourrir, protéger.
Instruire, former, éduquer.
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Av~rledroit S1nterdire Doter d'entretenir "enfant à la d'exercer des rapports certaines naissance d'un nom, formes sexuels d'un statut d'autorité sur (homo- et ,'enfant et de hétéro-) avec -être sôcial, de le punir. cet enfant considéré droits, etc. En attendre Pour ceux aux yeux de Aussi bien des parents dans le cadre certaines la société pour qui cela comme des rapports formes responsable de parenté d'obéissance, reviendrait à de respect. commettre de ses actes, que dans un Inceste ou s'en porter d'autres voire garant. rapports d'affection. à faire un usage Interalt sociaux de leur sexe. (fils de brahmane, de paysan, etc.).
- Avoir des droits et des devoirs vis-àvis de l'enfant;
A la lecture de cette énumération des fonctions positives et négatives que doivent ou peuvent assumer vis-à-vis d'enfants des individus considérés comme faisant partie de leurs « parents », il est clair que ces fonctions sont pour la plupart divisibles et partageables et peuvent donc être redistribuées de façons très diverses, mais toujours selon des normes
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socialement et culturellement justifiées entre le père et les parents du côté du père, la mère et les parents du côté de la mère, les alliés, etc., et ce selon le sexe, l'âge de ces individus et leur distance en termes de parenté par rapport à lui!. n est clair également que ces fonctions ne sont pas obligatoirement toutes présentes dans le champ de la parentalité propre à une société donnée et à une époque donnée. Mais ce qui importe ici c'est que toutes, dans la mesure où elles le sont, prennent une forme et un contour qui sont liés à la nature du système de parenté et aux formes de pouvoir qui règnent dans la société et débordent toujours la sphère de la parenté. Dans les sociétés occidentales contemporaines, où n'existent pas de groupes de parenté du type clans, lignages, qui contiennent et dépassent la famille conjugale, où le mariage n'est plus une condition pour fonder une famille, où la famille elle-même peut être monoparentale, etc., toutes ces fonctions tendent à se concentrer sur un très petit nombre de personnes, mais elles n'en disparaissent pas pour autant. La preuve en est apportée chaque fois que la société se trouve confrontée au cas d'un enfant orphelin et sans parents, proches ou lointains, auxquels le confier, ou au cas d'un enfant qu'il faut séparer d'urgence de ses parents pour le soustraire à de mauvais traitements ou l'extraire de relations incestueuses avec son père ou sa mère, ou, pour une fille, avec l'homme qui a épousé sa mère, son « beau-père », etç. On voit alors la société, à travers l'Etat qui la représente et agit en son nom, priver les parents d'une partie de leurs droits sur leurs enfants pour I!'avoir pas su remplir leurs devoirs envers eux. Mais il faut alors que l'Etat se préoccupe de trouver une institution ou une famille d'accueil à qui il confiera la garde des enfants, faire suivre ceux-ci par une assistante sociale (voire un psychologue), fixer l'espacement et la durée des visites des parents ou, à l'inverse, la durée des séjours des enfants auprès de tel ou tel parent. Bref, dans ces circonstances douloureuses, on voit se recomposer autour de l'enfant, et afin de le prendre en charge, tout un réseau de personnes qui ne lui sont pas apparentées, fonctionnaires de l'État, membres d'organisations charitables, familles d'accueil rémunérées pour leurs services, qui constituent autant de substituts partiels des parents disparus ou défaillants. Ces personnes vont alors assumer séparément telle ou telle fonction parentale, en général celles d'élever, de nourrir, de protéger, d'éduquer, mais pas celle de lui donner un nom. On comprendra dans ces conditions que l'on ne saurait réduire, comme le font aujourd'hui en Occident un certain nombre de sociologues de la famille et de psychanalystes, la notion et le champ de la parentalité au« désir d'enfant» qu'au cours de leur vie un grand nombre d'adultes ressentent et qui se traduit par l'envie de faire un enfant ou d'en adopter un qui a été fait par d'autres. C'est pour satisfaire ce désir 1. S. Lallemand, «Génitrices et éducatrices mossi,., L'Homme, vol. 16 (1), 1976, pp. 109-124.
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d'être «( père» ou «mère» que certains pays occidentaux, comme la Hollande, ont modifié leur législation afin de permettre à une personne seule ou à un couple homosexuel d'adopter un enfant, créant de ce fait différentes variétés de famille, monoparentale (avec un parent de l'un ou l'autre sexe), homosexuelle (composée par exemple de deux hommes dont l'un se comporte plutôt en « père» et son compagnon en « mère»). La parentalité se ramène alors au fait, pour tel individu, de se comporter, aff~ctivement et socialement, « en parent» vis-à-vis d'un enfant. A la limite ce désir d'enfant, ce « projet parental », comme on l'appelle parfois, n'a plus de lien avec le sexe biologique de celui ou celle qui en est possédé(e). La parentalité (parenthood) se réduit au« parenting », au désir et au fait de se comporter en parent 1 • Cependant, ce n'est pas n'importe quel «parent» que l'on aspire à être, mais le parent le plus « proche », l'équivalent bien entendu du père «idéal» ou de la mère « idéale ». Le désir individualiste d'enfant se retrouve alors confronté aux modèles traditionnels de parenté, qui continuent d'agir dans notre société en idéalisant les personnes qui, ayant conçu un enfant, l'élèvent eux-mêmes et lui prodiguent toutes les attentions et protections qu'on « attend» d'eux. Demain, probablement, de nouvelles figures de parents idéaux» apparaîtront si les familles homosexuelles sont légalement reconnues et se multiplient. Mais le frère d'un homme qui a fondé par adoption une famille homosexuelle se comportera-t-il comme un «oncle» vis-à-vis de l'enfant adopté par son frère? Probablement si l'homophobie recule dans sa société. Bien entendu, le désir d'enfant n'est pas le fait des seuls Occidentaux. Dans toutes les sociétés il existe chez un grand nombre d'individus, mais pas chez tous. Presque partout ce désir d'avoir ou de ne pas avoir d'enfants doit cependant se confronter à l'obligation sociale qui pèse sur les adultes d'avoir des enfants, d'en faire. Ce qui guide alors le désir et lui donne forme et contenu social n'est pas seulement d'avoir «( un enfant», mais d'avoir « un fils » pour perpétuer un nom, un clan, une terre, ou une « fille » pour qu'à travers elle, par exemple, le matrilignage auquel elle appartient par la naissance, comme avant elle sa mère et les frères de sa mère (mais pas son père), continue d'existez: Le désir d'enfant dans la plupart des sociétés n'est donc pas un désir « individualiste », en ce sens que ce n'est presque jamais le désir d'avoir un enfant pour soi seul(e). Selon les systèmes de parenté, et plus largement selon les rappons économiques et politiques qui caractérisent une société et qui différencient les individus et les groupes sociaux, le fait de désirer un enfant, d'en « avoir» un, d'en « faire» un, n'a pas le même sens pour un homme et pour une femme, pour un brahmane et pour un intouchable. Mais revenons au champ de la parentalité et prenons quelques exemples pour illustrer les variations que peuvent revêtir ses diverses «(
1. Nous sommes redevable à Irène Théry d'avoir attiré notre attention sur cette évolution en cours dans nos sociétés et de nous en avoir proposé une analyse qui nous fut fort utile. Voir I. Théry, Le Démariage : justice et vie privée, Paris, Odile Jacob, 1999.
LES FONCTIONS DE LA pARENrt, ET LE CHAMP DE LA PARENTALITt
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fonctions, selon les modes de descendance et d'alliance et les formes de pouvoir et de hiérarchie qui existent dans une société à une époque donnée. Considérons d'abord la première fonction. Chez les Baruya, patrilinéaires, le père est représenté à la fois comme le concepteur et le nourricier (par son sperme) de l'enfant, et il est à la fois le géniteur et le père social de l'enfant. Chez les Trobriandais, matrilinéaires, le père n'est pas regardé comme le géniteur de son enfant. C'est la mère qui conçoit celuici lorsqu'un esprit-enfant ancestral pénètre son corps et se mêle à son sang menstruel pour former l'embryon du futur nouveau-né. Le père nourrit cet embryon de son sperme comme chez les Baruya puis, quand il est né, avec les produits de ses jardins. TI est donc le père nourricier et le père social de l'enfant, mais il n'en est pas le géniteur l . A propos de l'attribution aux parents de droits sur la personne de l'enfant, on peut avancer deux exemples opposés relevant tous deux de .systèmes patrilinéaires. Dans la Rome antique, le père se faisait présenter sjtôt l'accouchement le nouveau-né posé sur une natte à même le so12. A ce moment, il avait le pouvoir soit de le prendre dans ses mains et de l'élever vers l'autel des ancêtres et vers les dieux, ce qui signifiait qu'il accordait la vie à l'enfant, et, si c'était un garçon, qu'il ajoutait un nouveau citoyen à la cité de Rome, soit de laisser l'enfant sur le sol et de l'abandonner pour être exposé et mourir de faim (à moins que des personnes charitables ne le recueillent et ne l'adoptent). Chez les Baruya, également patrilinéaires, les hommes n'assistent jamais à l'accouchement par peur d'être pollués et tués au contact du sang et des substances qui émanent du corps de la femme pendant l'accouchement. Pendant les trois ou quatre semaines que les femmes passent ensuite isolées dans un abri provisoire construit dans un espace interdit aux hommes, en contrebas du village, elles ont toute liberté de supprimer leur enfant. Beaucoup le font, et pas seulement p~ce que celui-ci est malingre ou contrefait, mais parce qu'elles ne veulent plus faire d'enfant à leur mari pour se venger de ce qu'il les bat, les maltraite - ou parce qu'il a pris, malgré elles, une seconde épouse. Mais ce droit de vie et de mort sur leurs enfants, les femmes le perdent aussitôt qu'elles quittent la hutte d'accouchement et reviennent vivre avec leur mari en portant leur nouveau bébé dans leur bilum (le sac en filet qu'utilisent les femmes en Nouvelle-Guinée pour transporter toutes leurs charges). 1. Voie l'article important de T. Monberg, «Fathers were not genitors », Man, vol. 10 (1), 1975, pp. 34-40, sur les croyances des habitants de l'île de Bellona dans les îles Salomon. Pour eux, les enfants existent sous forme d'esprits avant d'être implantés dans le ventre des femme~ par les dieux, assistés des ancêtres des époux des femmes. 2. y. Thomas, «A Rome, pères citoyens et cité des pères (ne siècle av. J.-C.-ne siècle ap.J.-C.) », in A. Burguière, C. Klapish-Zuber, M. Segalen, F. Zonnabend, Histoire de la famille, Paris, A. Colin, vol. 1, p. 193-229. L. Hiatt, Cl Towards a natural history of fatherhood », The Australian Journal of Anthropo/ogy, vol. 1 (2-3), 1990, pp. 110-130. P. L. Assoun, Cl Fonctions freudiennes du père., in Le Père. Métaphore paternelle et fonctions du père: l'interdit, la filiation, la transmission, ouvrage collectif, Paris, Denoël, 1989, pp. 25-51.
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENIt
Cependant, ainsi que nous le constaterons dans le prochain chapitre, rien n'est mécanique dans les correspondances entre rapports de parenté, formes de pouvoir et représentations des composantes de l'identité d'un individu sexué. On connaît ainsi aujourd'hui beaucoup d'exemples de sociétés matrilinéaires où le sperme de l'homme est :considéré comme jouant un rôle important dans la conception de l'enfant, et des exemples de sociétés patrilinéaires où il ne joue qu'un rôle mineur. On cherchera plus loin les raisons de ces correspondances ou non-correspondances entre mode de descendance et représentation du processus d'engendrement d'un individu sexué. Nous verrons qu'on les trouve en cherchant du côté des formes et figures du pouvoir, et non pas du côté de la parenté. Pour conclure, après avoir suggéré sous la forme de ce catalogue de fonctions ce que peuvent être des parents par rapport à un enfant, nous donnerons un exemple de ce que peut-être un enfant pour des parents. Nous avons choisi l'exemple de l'enfant inuit parce que nous pouvons nous représenter, grâce en particulier à la qualité et à la précision des travaux de Bernard Saladin d'Anglure, comment chez les Inuit l'arrivée d'un enfant dans le monde pouvait être vécue émotionnellement et socialement par ses parents et par les membres de la petite communauté où il allait grandir. On sait que, avant leurs contacts avec les Européens, les Inuit (= les « vrais» humains), appelés autrefois Eskimo (un terme méprisant que les Inuit rejettent aujourd'hui et que les Français avaient repris de la langue des Indiens algonquins, voisins des Inuit), vivaient de chasse, de pêche et de cueillette dans les régions arctiques et subarctiques de l'Amérique du Nord. Dans cet environnement très difficile, ils survivaient grâce à une connaissance immense de leur milieu et de ses ressources, grâce également à l'invention d'outils, d'armes et de techniques remarquables, grâce enfin à une organisation sociale fluide qui, selon les saisons, faisait alterner la dispersion de la bande en petits groupes menant une vie nomade, et leur réunion, quand la saison et les ressources le permettaient, pour célébrer pendant quelques semaines leurs rites et nouer des alliances 1. Leur mode de descendance était cognatique, sans clan ni lignage. Leur terminologie était précisément du type que l'on continue d'appeler eskimo et qui ressemble à celle des Français, des Anglais, etc. En ce qui concerne leurs rapports aux enfants, plusieurs faits avaient frappé les observateurs étrangers: une pratique intense des dons d'enfants et des adoptions entre des personnes apparentées ou amies (don d'un enfant d'une femme à sa sœur, ou à sa mère, d'une nièce à sa tante, d'un frère à un frère), d'où une extraordinaire circulation d'enfants au sein des 1. Cf. B. Saladin d'Anglure, « Violences et enfantements inuit, ou les nœuds de la vie dans le fi] du temps », in Anthropologie et Sociétés, vol. 4 (3), 1980, pp. 65-100.
LES FONcnONS DE LA PARENTÉ ET LE CHAMP DE LA PARENTAI.Irt 247
groupes locaux 1• Les dons d'enfants servaient aussi à honorer des dettes de sang contractées auprès des parents d'un individu victime d'un meurtre ou sacrifié par ses compagnons sur le point de mourir de faim pour avoir été bloqués pendant des jours et des jours par une tempête de neige sans pouvoir sortir de leur abri pour chasser ou pour rejoindre leur camp. Un autre fait qui, chez les Inuit, pesait fortement sur l'identité intime et le statut d'un enfant, c'était l'uage de donner à cet enfant, à sa naissance, le nom d'un parent proche ou d'une personne associée étroitement à la vie de ses parents et qui venait de décéder. Dans la culture inuit, donner à un enfant le nom d'une personne qui venait de mourit; c'était la faire revivre immédiatement en lui et en prolonger la présence « réelle» parmi ses proches et ses amis. Cette croyance a entraîné chez les Inuit l'apparition d'individus appartenant, selon la formule de Bernard Saladin d'Anglure, à une sorte de « troisième sexe 2 ». était fréquent, en effet, qu'une mère donnât à sa fille le nom de son père qui venait de mourir pour réincarner dans le corps de sa petite-fille l'esprit et la personnalité de son grand-père. ElIe pouvait aussi donner à une fille le nom d'un de ses frères mort dans une tempête de neige. Pendant toute sa jeunesse, cette fille serait habillée et éduquée en garçon - y compris entraînée à chasser. Cela durait jusqu'au moment où elle avait ses premières règles et devait abandonner ses vêtements masculins. Souvent, elle refusait pendant un certain temps de le faire, puis cédait. Même chose pour les garçons élevés comme des filles: à la puberté, ils devaient, comme tous les autres garçons, tuer leur premier gibier. Autre fait important: pendant toutes les années où ces enfants appartenaient à l'autre sexe que le leur, leurs parents s'adressaient à eux comme s'ils étaient la personne qu'ils incarnaient. Leur mère les appelait père, leurs frères et sœurs «grand-père» par exemple, et leurs cousins « oncle» ou « tante». Ds vivaient donc simultanément dans deux univers de rapports généalogiques, à la fois réels et imaginaires. De telles pratiques aboutissaient en fait à neutraliser ou à donner un sens très différent à une terminologie de parenté formellement semblable, en gros, à la nôtre qui, elle, procède en cheminant de position généalogique en position généalogique « réelles» et non par des traverses imaginaires au sein d'un univers de liens purement spirituels de parenté et de descendance. Finalement, qu'est-ce qu'un enfant inuit pour ses parents ?3
n
1. B. Saladin d'Anglure, cc I.?élection parentale chez les Inuit : fiction empirique ou réalité virtuelle? », in A. Fine, Adoptions~ ethnologie des parentés croisées, op. cit., pp. 121-149. 2. B. Saladin d'Anglure, «Nom et parenté chez les Eskimaux Tarramint du NouveauQuébec (Canada) », in J. Pouillon et P. Maranda (dir.), Échanges et Communications. Mélanges offerts à Claude Uvi-Strauss, La Haye, Mouton, 1970, pp. 1013-1038.; CI Du fœtus au shamane, la construction d'un troisième sexe inuit,., Etudesnnuit/Studies, vol. 10, 1986, nO 102, pp. 25-113; «Le "troisième sexe" », La Recherche, nO 245, 1992, pp. 836-844. 3. B. Saladin d'Anglure, cc "Petit-Ventre", l'enfant géant du cosmos inuit ». Ethnographie de l'enfant dans l'Arctique central inuit », L'Homme, nO XX (no 1), janvier-mars 1980, pp. 7~6.
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MÉTAMORPHOSES DE LA P.ARE.Nrt
1. Un enfant, c'est une bulle d'air, de l'air qui circulait autour de lui le jour de sa naissance et qui est entré dans son corps pour se loger près de l'aine. Cet air est devenu souffle, principe de vie (inuupiq). Ce souffle est une petite fraction de Sila, le souffle cosmique, Sila, le maître de l'ordre de l'univers et de son mouvement comme il est celui de toutes les créatures qui le composent. Sila c'est aussi l'intelligence du monde, la raison qui se développe en chacun, son mana. Sila est en fait un enfant géant, Naarjuk, dit« Petit-Ventre », qui s'est enfui au ciel après qu'un géant a tué son père et sa mère et s'est moqué du pénis énorme de l'enfant, qu'il avait mis au défi de supporter le poids de quatre femmes. Depuis, c'est Petit-Ventre qui du ciel commande à la neige, à la pluie, au chaud, au froid, au vent, à l'air. 2. Un enfant, c'est une âme qui est en même temps son double, une âme-double (farniq). Celle-ci est logée dans la bulle d'air qui connecte l'enfant depuis sa naissance au souffle de l'univers, à Sila. Cette âme a la forme d'un homoncule, qui est la réplique exacte de l'enfant et grandira avec lui jusqu'à sa mort. Son âme le quittera alors pour rejoindre, sous une forme immatérielle mais visible parfois, les lieux où vivent les âmes des défunts, sous la mer ou dans le ciel. 3. Un enfant, c'est du sperme de son père devenu os, charpente, structure. 4. Un enfant, c'est du sang maternel qu'il partage avec ses germains utérins. 5. Un enfant, c'est un visage, une physionomie mixte créée soit par un dosage subtil entre les traits de ses géniteurs, soit par un prélèvement excessif de l'énergie vitale de l'un d'entre eux 1• 6. Un enfant, c'est un nom qui est aussi une âme (atiq), l'âme-nom d'un parent ou d'un ami, d'un voisin de l'un ou l'autre de ses parents, et qui est mort peu avant sa naissance. Ses parents en lui donnant ce nom ont fait revivre dans son corps ce défunt et retrouvent à nouveau ce dernier auprès d'eux. Souvent d'ailleurs, des personnes, âgées ou se sentant mourir, expriment leur désir de revivre dans le prochain enfant que mettra au monde telle ou telle de leurs parentes ou amies, et qui ne sera pas nécessairement de leur sexe. I:enfant vivra deux sexes à la fois parce qu'il sera dès le départ lui-même et un(e) autre. Son âme-nom entoure le corps de l'enfant comme une enveloppe et lui transmet toutes les expériences vécues et accumulées par ses homonymes défunts. Souvent un enfant reçoit à sa naissance ou plus tard dans sa vie plusieurs noms, donc plusieurs âmes, qui chacune à son tour l'enveloppe et lui 1. Sur Je problème de la ressemblance entre les parents et les enfants, voir l'ouvrage de B. Verniet; Le Visage et le nom: contribution à l'étude des systèmes de parenté, Paris, PUF, 1999, où l'auteur reprend et développe un thème abordé avant lui par Malinowski et par Leach, mais peu étudié ensuite par les anthropologues.
LES FONcnONS DE LA PARENTÉ ET LE CHAMP DE LA PARENTALITÉ 249
7. 8. 9. 10. 11.
transmet son expérience et sa force. Un enfant c'est donc le produit du désir des autres, de morts qui veulent revivre et de vivants qui cherchent à retrouver leurs morts. Parfois un chaman qui aura sauvé l'enfant de la mort ou l'aura guéri d'une maladie grave lui donnera le nom de l'un de ses propres esprits protecteurs afin de le protéger toute sa vie. L'enfant n'est donc qu'un moment du cycle continuel des réincarnations des âmes-noms sous des formes humaines différentes. D'où l'importance du rite de nomination des nouveau-nés pour tous ses parents, grands-parents, etc., et leurs voisins ou amis. Un enfant, c'est donc un sexe problématique qui se différencie - et même se multiplie au gré des vivants et des morts. Un enfant, c'est une force productive en puissance qui contient les forces acquises et accumulées par la longue lignée des éponymes qui lui ont transmis leurs forces lorsqu'il a reçu son nom, leur nom. Un enfant, c'est de la chair animale, du gibier en recyclage entre aliments et excréments. Un enfant, c'est l'altérité présente dans l'identité, un « moi» et un « je » développés à plusieurs niveaux et changeant selon les étapes de sa vie. Un enfant c'est, selon les mots de B. Saladin d'Anglure, « un nœud de vie dans la boule du fil que déroule le temps». Une manière de vivre la vie en la reproduisant constamment par des moyens imaginaires ou réels 1.
1. B. Saladin d'Anglure insiste sur le fait que « la distinction entre l'imaginaire et le réel est relative chez les Inuit, alors qu'eUe tend à se constituer en opposition absolue pour les esprits occidentaux, qui vivent dans un monde largement désenchanté par leur propre histoire, par leurs initiatives qui ont créé un univers qui est reproduit scientifiquement et industriellement, et où l'individu est posé comme un absolu pour lui-même et pour les autres, même si on lui prête encore une âme qui peut survivre à sa mort ». «Violences et enfantements inuit, ou les nœuds de la vie dans le fil du temps », Anthropologie et Sociétés~ vol. 4 (2), 1980, numéro spécial consacré à « L'usage social des enfants », pp. 65-99.
CHAPITRE VII
De la conception des humains ordinaires (cinquième composante 1)
Retour sur les Inuit Chez les Inuit, pour faire un enfant, il est indispensable que les parents s'unissent sexuellement. Le père fabrique avec son sperme les os, la charpente du corps de l'enfant. La mère avec son sang en fabrique la chair et la peau. Dans le ventre de la femme, le fœtus prend forme. Et cette forme le fera ressembler à son père ou à sa mère, selon la force de l'énergie vitale de chacun. Son corps se ,nourrit de la viande du gibier tué par son père et ingéré par sa mère. A ce stade intra-utérin, l'enfant est un fœtus qui n'a pas d'âme. Premier stade : intra-utérin père
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Os + chair + forme = fœtus
Le fœtus n'est donc pas encore un être humain. Ille devient le jour de sa naissance lorsque Sila, le maître de l'univers, introduit dans son corps une bulle d'air qui va devenir le souffle de l'enfant, son principe de vie.
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MITAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
Dans cette bulle d'air qui connecte l'enfant au souffle cosmique se trouve une âme, également don de Sila, qui grandira avec son corps et sera son double, un double qui ne le quittera qu'à sa mort pour rejoindre le monde des défunts. Cette âme intérieure est douée d'intelligence et participe de Sila, qui est l'intelligence du monde. Un enfant humain est né.
Deuxième stade: la naissance Divinité
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Un enfant humain nouveau-né
Mais le nouveau-né n'existe pas encore comme être social. nle devient lorsqu'il reçoit de ses parents un ou plusieurs noms, à l'occasion d'une cérémonie à laquelle toute sa parentèle, ainsi que les voisins et amis de ses parents, assistent. Or, pour les Inuit, les noms ne sont pas des étiquettes. Ils ont une âme. lis sont des âmes parce qu'ils contiennenf en eux l'identité et l'expérience de la vie de ceux qui les ont portés. A la différence de l'âme intérieure qui anime le corps et grandit avec lui, l'âme-nom donnée à un enfant vient l'envelopper tout entier et fait passer en lui les identités de tous ceux qui ont porté ce nom avant lui, de toute la chaîne de ses homonymes. Et comme un enfant inuit reçoit habituellement plusieurs noms au cours de son existence, il va se vivre à la fois comme un et multiple, dans la mesure où il sait que s'entrecroisent et se mêlent en lui les cycles de réincarnation de plusieurs âmesnoms qui reviennent en vie à chaque fois sous des formes et avec des visages humains différents. Mais qui sont ces âmes-noms et qui les choisit? Ce sont les parents qui les choisissent, et ces noms sont ceux de parents ou d'amis proches
DE LA CONCEPTION DES HUMAINS ORDINAIRES
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du père ou de la mère de l'enfant décédés pendant la grossesse de l'enfant, ou même avant, et que ses parents désirent faire revivre auprès d'eux en les attachant au corps de leur enfant. Parfois ce sont des proches ou des amis qui, se sentant mourir, demandent à l'homme et/ou à la femme de donner leur nom à leur prochain enfant. C'est à paitir de ces représentations (imaginaires) du processus de conception d'un enfant et des composantes de son identité intime que se fonde la pratique d'élever un garçon comme une fille ou une fille comme un garçon selon le sexe de la personne dont on lui a donné le nom à la naissance. Et l'on ne s'étonnera donc pas d'entendre une femme inuit s'adresser à son fils comme s'il était son propre père trop vite disparu. Mais il est remarquable que ces pratiques, qui distinguent le sexe social du sexe physique, cessent, comme je l'ai dit, à la puberté. Le fils redevient un garçon, la fille cesse de l'être, et ce au moment où chacun va devoir participer au processus de reproduction de la vie en y prenant la place que son sexe biologique lui destine. Quels sont les présupposés théoriques de la représentation inuit de la conception des enfants ? 1. Pour les Inuit, l'union sexuelle d'un homme et d'une femme est nécessaire pour fabriquer un fœtus mais ne suffit pas à en faire un enfant. 2. Le père et la mère, en tant que géniteur et génitrice de l'enfant, contribuent par des apports distincts et complémentaires à produire le corps du fœtus et à lui donner forme. L'un et l'autre se retrouvent dans leur enfant en lui donnant matière et forme, mais ils ne lui donnent pas la vie. 3. La vie commence quand Sila, cette puissance surnaturelle, introduit une parcelle de son souffle dans le corps de l'enfant, qui connecte alors celui-ci à la trame et au mouvement de l'univers où il vient de naître et va se développer. Mais ce souffle est associé aussi à une âme qui lui permettra plus tard de comprendre l'univers qui l'entoure et qui survivra après sa mort. Cette âme, qui est singulière et distingue le nouveau-né de tous les humains déjà nés, ne suffit pas cependant à en faire un être humain complet, inscrit à la fois dans le cosmos et dans la société. Elle lui donne la vie et la capacité d'apprendre par sa propre expérience. Il lui manque encore d'avoir un nom et d'être rattaché par ce nom à toute la chaîne des êtres humains qui, depuis des temps immémoriaux, l'ont porté. 4. En recevant après sa naissance, publiquement, un ou plusieurs noms, l'enfant fait revivre en lui des membres de sa parentèle, et plus largement des membres de sa communauté disparus avant lui. En les recevant en lui, il leur donne, ainsi qu'à sa communauté, un nouvel avenir. Ot; ces âmes-noms, ce ne sont pas ses parents qui les ont conçues, elles existaient avant eux et survivront à travers lui. Elles constituent donc des composantes spirituelles de l'identité d'un enfant qui ne relèvent ni de la matière ni de la forme de son
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
corps. Elles font que l'individu chez les Inuit n'est jamais un point de départ absolu, qu'il n'affronte pas la vie avec sa seule expérience mais avec celle de tous ses homonymes qui l'ont précédé dans l'existence et qui, grâce à ses parents qui l'ont nommé ainsi, vont désormais l'accompagner pendant toute son existence. Enfin, notons que les noms ont une existence par eux-mêmes et ne sont pas attachés exclusivement à un seul côté, paternel ou maternel, ni même à la parentèle des parents de l'enfant, ce qui est très différent de ce qui se passe dans la plupart des systèmes de parenté, surtout uni- ou bilinénaires.
Troisième stade: l'enfant nommé Humains. défunts
~t
Humains .. vivants
Père Â
~t
ot
ot
~1! = 0
Mère
\1
Nouveau-né
Enfant
l
Enfant humain
nommé
On peut résumer ansi les principaux points de cette théorie. Pour les Inuit: - L'union sexuelle d'une femme et d'un homme est nécessaire pour faire un enfant mais elle ne suffit pas. D'autres acteurs y contribuent - des dieux, des morts qui veulent revenir à la vie et dont l'intervention est tout aussi indispensable pour que l'enfant soit complètement achevé et possède une identité connue et reconnue dans sa société.
DE LA CONCEPTION DES HUMAINS ORDINAIRES
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- Chomme et la femme, en mêlant sperme et sang, produisent la matière première du corps de l'enfant et lui donnent sa forme. Par là, l'enfant est bien « leur» enfant et il appartiendra de ce fait à leur « parentèle». Capport de sperme et de sang « légitime» en quelque sorte l'appropriation de l'enfant par ses parents. Après sa naissance, ils pourront soit le garder et l'élevet; soit le donner par exemple à l'une des sœurs du père qui n'a pas d'enfant, ou dont les enfants sont morts, ou à sa grand-mère maternelle pour qu'elle en prenne soin et qu'il ou elle lui tienne compagnie. - Le rôle des parents ne se borne pas à fabriquer le corps de l'enfant. n est aussi de lui donner un ou plusieurs noms et de transférer en lui, avec des âmes-noms, l'expérience des personnes disparues qui ont déjà porté ce nom et qu'ils désirent faire revivre dans leur enfant. Ces noms ne sont pas transmis exclusivement en ligne paternelle ou maternelle et ne sont pas nécessairement ceux de personnes apparentées aux parents de l'enfant. Ces représentations du processus de conception d'un enfant, en mettant l'accent sur l'apport bilatéral des parents à la fabrication de celui-ci et sur la transmission indifférenciée des noms, correspondent aux caractères mêmes du système de parenté des Inuit, qui est cognatique. Mais nous constatons également que ces représentations font intervenir, dans la conception d'un enfant, des acteurs et des forces qui ne relèvent pas des rapports de parenté et qui débordent largement leur domaine, l'univers des défunts et des dieux. Car Sila et les autres puissances surnaturelles qui régissent l'univers, les maîtres du vent, de-Ia pluie, du gibiet; ne sont pas des puissances qui appartiennent à une famille ou à une bande plutôt qu'à une autre. Ce sont des puissances auxquelles tous les Inuit sont soumis, et Sila introduit dans chacun de leurs enfants, quels que soient son père et sa mère, quelle que soit sa bande, le campement où il s'apprête à naître, un peu de son souffle cosmique et une âme qui va grandir avec lui et devenir son double. Les représentations inuit du procès de conception d'un enfant ne l'intègrent donc pas seulement à l'avance dans des rapports de parenté et une parentèle, mais dans une société globale et dans un univers culturel particulier partagé par tous. La société et la culture qui ont produit les croyances qui, pour l'enfant, vont être autant d'évidences qui, dès sa naissance, lui proposeront « une image de soi» à partir de laquelle il commencera à vivre sa propre expérience de lui-même et des autres. La double naissance des hommes chez les Baruya Quittons les Inuit pour analyser d'autres représentations de ce qu'est un enfant élaborées par d'autres sociétés, à commencer par les Baruya. Rappelons que leur système de parenté est patrilinéaire, que le mariage repose sur l'échange direct des femmes entre deux lignages, et que leur société est caractérisée, sur le plan politico-religieux, par l'existence de
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grands rituels d'initiation masculine et féminine dont le but explicite est de grandir les hommes, et de légitimer leur droit à gouverner la société et à exercer sur les femmes et sur les jeunes diverses formes de pouvoir et de domination. Chez les Baruya, pour faire un enfant, il faut aussi qu'un homme et une femme s'unissent sexuellement. Le sperme de l'homme (appelé « l'eau du pénis »), Iaka/a a/yeu) produit les os de l'enfant, son squelette, ce qui subsiste du corps longtemps après la mort, mais aussi sa chair et son sang qui grandissent en même temps que l'embryon se développe. La femme n'apporte rien. Son ventre contient une sorte de sac (tandatta) dans lequel le sperme pénètre et où l'enfant se développe. Parfois du sang de la femme reste dans son utérus et l'enfant ressemblera alors à sa mère, ou à quelqu'un de son lignage. Dès que la femme se sait enceinte, avec la disparition de ses règles, elle en informe son mari et, à partir de ce jow; le couple multiplie les rapports sexuels parce que le sperme de l'homme est censé nourrir le fœtus dans le ventre de la femme. La femme baruya peut donc à peine être considérée comme la génitrice de son enfant puisque rien ne passe de son corps dans celui de l'enfant et que son ventre ne sert que de réceptacle à un corps engendré et nourri par l'homme. Ce dernier, en revanche, est à la fois le géniteur et le nourricier de l'enfant encore à naître. Cependant, l'homme et la femme ne suffisent pas pour faire cet enfant car, en dépit des apports répétés de sperme de la part du père, le fœtus reste privé de nez, d'yeux, de bouche et des doigts des mains et des pieds. Bref, cet être ne pourrait ni voir, ni parler, ni respirer, ni marcher, ni ch~set; etc., si le Soleil ne venait façonner dans le ventre de la femme tous ces organes manquants et donner en outre à ce corps, désormais humain, son souffle. L'enfant à sa naissance respire, mais n'a pas encore d'âme, d'esprit. n semble que, pour les Baruya, l'âme-esprit (kourié) pénètre dans le corps de l'enfant et vient se loger dans sa tête, derrière le front, près du sommet du crâne, sous la fontanelle. Le nez qui sera percé lors des initiations connecte le souffle à l'âme. lJâme-esprit est celle d'un(e) ancêtre appartenant au patrilignage de l'enfant ou à son clan, et qui reprend corps dans l'un(e) de ses descendant(e)s. L'âme-esprit, semble-t-il, ne prend possession du corps de l'enfant qu'au moment où ses parents vont lui donner son premier nom, celui qu'il (ou elle) portera jusqu'au moment où on lui percera le nez et lui donnera son « grand » nom, celui que portent les hommes et les femmes initiés. Vautre, le petit nom, deviendra tabou, imprononçable, rejeté dans l'oubli. Mais avant de lui donner son premier nom les parents attendent un an environ, afin d'être plus sûrs que l'enfant survivra et que le père aura eu le temps de faire aux maternels de l'enfant, au lignage de son épouse, une série de dons rituels qui détachent l'enfant de leur lignage. Pendant tout ce temps le père n'a pas le droit d'apercevoir le visage de son enfant, que la mère enveloppe d'un filet à larges mailles pour le lui cacher. Si l'enfant meurt avant d'avoir atteint cet âge, il est enterré par sa mère
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sans cérémonie dans un endroit reculé (et non dans la terre du lignage de son père). Les deux noms donnés à l'enfant - l'un avant, l'autre après son initiation - sont toujours des noms propres à son clan. Chaque clan possède en effet un stock de noms qui lui sont propres, Gwatayé par exemple est ,un « grand» nom que peut porter un homme du clan des Andavakia, mais il lui serait interdit de s'appeler « Mayé », nom réservé au clan des Baruya Kwarrandariar, d'où provient toujours le maître le plus important des initiations masculines. On évite soigneusement que deux individus appartenant au même clan portent le même nom. Les deux noms donnés à un enfant sont donc ceux d'un ou d'une de ses ancêtres, du côté paternel, en ligne directe ou collatérale, appartenant à la génération de ses grands-parents ou de ses arrière-grands-parents. Dans la mesure où l'âme d'un enfant est censée pénétrer dans son corps à peu près au moment même où ses parents lui donnent son nom, et où ce nom est celui d'un de ses ancêtres, on peut supposer que l'âme qui pénètre en lui est celle de l'ancêtre dont il va désormais porter le nom. Mais de cette hypothèse, je n'ai jamais eu de confirmation absolue. Les Baruya m'ont toujours répondu tantôt que c'était possible, tantôt que c'était probable. Ce qui semble certain, c'est que l'âme qui prend place dans le corps d'un enfant est toujours celle d'un(e) ancêtre de cet enfant. Ce qui n'est pas certain (pour moi), c'est que cette âme soit celle de l'ancêtre dont il va à nouveau porter le nom. Comment représenter les différentes étapes du procès de conception d'un enfant baruya ? On distinguera trois moments dans sa vie intrautérine, celui de son engendrement, celui de son développement intrautérin, enfin, dans les dernières semaines avant sa naissance, celui de l'intervention du Soleil qui vient compléter son corps. Ensuite, plus tard, l'enfant recevra un nom et une âme. Ainsi: 1. Pour les Baruya, l'union sexuelle d'un homme et d'une femme est nécessaire pour faire un enfant mais ne suffit pas car elle ne produit qu'un fœtus inachevé. Que l'union des sexes soit nécessaire, la mythologie des Baruya en témoigne. Selon l'un de ces mythes, à l'origine des temps l'homme et la femme avaient chacun le sexe et l'anus qui n'étaient pas percés et ne pouvaient servir. Soleil, un JOUI; s'en est ému et a jeté une pierre à silex dans un feu. La pierre, en explosant, a percé le sexe et l'anus de l'homme et de la femme, et les humains depuis peuvent copuler et avoir des enfants 1. 1. Au cours d'un des rituels qui précèdent l'entrée des initiés dans la grande case cérémonielle, la tsimia, tous les feux allumés dans les villages étaient éteints et on allumait le .« 'premier feu» dans la tsimia, en faisant jaillir des étincelles du choc de deux silex. Ces silex figuraient parmi les objets sacrés du clan, détenus par Je maître des initiations et des éhamans, son ancêtre les ayant reçus en don du Soleil (avec la magie pour sten servir). Dans la vie quotidienne, les Baruya produisaient du feu par friction et non par percussion.
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En revanche, c'est la LlUle 1 , l'épouse du Soleil, qui perce les filles au moment de leur puberté et fait couler leur premier sang menstruel 2• Selon une autre version, ce n'est pas le Soleil mais la première femme qui a indirectement percé le pénis de l'homme. Elle enfonça un os de l'aile d'une chauve-souris dans le tronc d'un bananier à la hauteur du sexe de l'homme, et celui-ci, par mégarde, s'y empala. Fou de douleur et ayant deviné que c'était elle qui avait placé là cet os, l'homme s'empara d'un couteau de bambou et d'un coup fendit le sexe de la femme. 2. L'existence de deux versions en vertu desquelles, dans l'une, les divinités agissent sur la première humanité, et dans l'autre c'est la première femme qui prend l'initiative d'agÏ1; correspond à la structure profonde de la vision baruya du monde et de l'origine des choses. Comme nous l'avons vu, selon les Baruya, en effet, ce seraient les femmes qui auraient inventé les arcs, les flèches, les plantes cultivées, qui auraient fabriqué les flûtes, etc. Mais elles auraient mis à profit leur puissance créatrice d'une façon qui aurait semé le chaos dans l'univers, en tenant par exemple leur arc à l'envers et en tuant trop de gibier. Les hommes durent alors intervenir et, en volant les flûtes sacrées, sources de la vie, ils ont instauré l'ordre qui règne depuis lors dans le monde et dont ils sont devenus en quelque sorte les garants. Dans la fabrication du fœtus, la part de l'homme, nous l'avons dit, est prépondérante. Son sperme fait le corps de l'enfant, ses os, sa chair et le nourrit. La mère apparaît comme un réceptacle passif. Même le lait que la jeune mère donnera à son enfant après sa naissance provient de l'homme, il est une transformation de son sperme. Quand un jeune homme et une jeune fille se marient, la coutume veut en effet que le nouveau couple s'interdise de faire l'amour avant que les parois de la case, construite pour eux par les hommes du lignage du mari, soient devenues noires par la fumée du feu allumé dans le foyer de pierres que ces hommes ont également fabriqué. Pendant des jours, parfois des 1. La Lune, selon certains mythes COIlllUS de tous, hommes et femmes, est l'épouse du Soleil. Mais dans les récits ésotériques du maître des chamans racontés aux apprentis chamans, la Lune est le frère cadet du Soleil. 2. La signification du sang menstruel chez les Baruya est à l'opposé de ce qu'entendent les Kavalan de Taiwan. Les Kavalan sont une société de langue austronésienne, matrilinéaire et matrilocale. Les femmes possèdent la terre, les biens et les enfants. Elles ont, en tant que chamans, le monopole d'accès à Muzumazu, déesse mère de tous les Kavalan et source de la fécondité. Le sang menstruel des femmes n'a pas de connotation négative et il provient de Muzwnazu. Dans cette société, les hommes sont considérés comme des êtres instables, paresseux, destructeurs de vie car chasseurs de gibier et chasseurs de têtes. Les jeunes adultes ne peuvent prendre femme qu'après avoir rapporté la tête d'un ennemi, ce qui signifie qu'ils ont atteint la capacité de procréer. Finalement, les hommes sont considérés comme des êtres humains « à domestiquer» par les femmes et sont échangés entre les matrilignées. Cf. l'analyse très intéressante de Liu Pi-chen, in Les Mtiu, femmes chamanes : genre. parenté. chamanisme et pouvoir des femmes chez les Kavalan de Taiwan (1895-2000), Thèse de doctorat (PhD), EHESS, 2004.
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1. Conception et développement jntre-utérin de ,'enfant Phase 1 : l:::..
~\
=
Phase3: l'achèvement -la naissance
Phase2: le développement
l'engendrement
6.
0
=
Soleil
0
I§
\ \. ,::.. contenant éventuellement
Donne le souffte
du sang
Fabrique le nez,
les yeux, la bouche,
les doigts
Os + chair
1 fœtus 1 qui n'a ni doigts ni nez, ni yeux, ni bouche
Enmntàkmmehumame
Il La nomination
Patrifignage du père
1
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Enfant possédant une âme et un nom
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o lignage de la mère
~ :ÉT:\~ lC'RP: IOSES DE LA PARENTÉ
:'\.';11;~in;:s, j.,:. j,,~";ie homme sc conrente de caresser les seins de la femme er de lui C:on:,:cr son sp~rmc à boire. Ce sperme est supposé nourrir la jeune femme et lui donner de la force. Une certaine quantité est censée aller s'accumuler dans les seins de ta jeune fille et se transformer en lait lorsqu'elle sera enceinte et donnera plus tard le sein à son enhnt. Par la suite, après chaque accouchement, l'homme lui redonnera à boire de son sperme et la nourrira avec de la viande du gibier qu'il aura tué pour elle, ceci pour restaurer ses forces affaiblies par Paccouchement et les pertes de sang qui l'accompagnent.
3. Le père ne joue pas seulement le rôle le plus actif dans la part que les humains prennent dans la fabrication du corps d'un enfant. Il est celui qui connecte l'enfant avec ses propres ancêtres en lui donnant un nom et en faisant venir en lui une âme, un esprit. Or, ce nom a été porté par des hommes et des femmes de son clan depuis des temps si lointains que le souvenir en est effacé. Mais ce que l'homme sait, c'est que ses enfants, fils et filles, seront faits du même sperme et du même sang que lui, que lui-même partage avec ses frères et ses sœurs le même sperme et le même sang issus de leur père. Mais seuls les hommes sont à même de transmettre ce sang, puisque les femmes n'ont pas de sperme. Dans le système de parenté Baruya, le rôle du père, principal géniteur de l'enfant, nourricier du fœtus, donneur de lait, de noms, transmetteur d'âme, est en concordance avec un élément essentiel de ce système: le fait que les liens de descendance passent exclusivement par les hommes, que leur principe est strictement unilinéaire, patrilinéaire. Ceci n'est pas en contradiction avec la grande importance que les Baruya accordent à leurs parents du côté materneL Les sœurs de leur mère sont pour eux comme des mères, et auprès de leurs oncles maternels ils trouvent toujours aide, protection, indulgence. Auprès des Baruya, nous avons l'occasion de comprendre que toutes les composantes des rapports de parenté ne trouvent pas nécessairement à s'exprimer dans le corps, dans les représentations du corps. Comme nous l'avons vu au chapitre 2, la terminologie de parenté baruya est de type iroquois, ce qui signifie que tous les frères du père sont des pères pour l'enfant, et leurs enfants des frères et sœurs. Toutes les sœurs de sa mère sont des mères et leurs enfants des frères et sœurs, alors que les enfants des sœurs de son père et des frères de sa mère sont ses cousins croisés. Ce que nous apprend la théorie baruya de la conception des enfants, c'est que tous les enfants d'un homme partagent le même sang parce qu'ils sont issus du même sperme. lis ne peuvent donc pas se marier. Et comme tous les frères de cet homme partagent avec lui le même sang parce que issus du même sperme que seuls ils sont à même de transmettre (et non leurs sœurs), tous les enfants de cet homme et de ses frères sont entre eux comme frères et sœurs et ne peuvent se marier. Jusqu'ici tout
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est simple. Terminologie de parenté et théorie de la conception se correspondent. Mais il n'en va plus de même si l'on se tourne du côté maternel. De ce côté également, Ego est confronté à un groupe d'individus des deux sexes qu'il appelle frères ou sœurs. Ce sont les enfants des sœurs de sa mère. Or, ils ne partagent pas le même sang que sa mère et ses sœurs puisqu'ils sont issus du sperme de leurs pères qui appartiennent chacun à des lignages distincts puisque la règle, chez les Baruya, est que deux frères ou deux sœurs ne se marient jamais dans le même lignage et que les fils ne répètent pas le mariage de leur père en prenant épouse dans le lignage de leur mère. En combinant le principe de descendance patrilinéaire et ces principes (négatifs) de l'alliance, on aboutit à la situation suivante. J'appelle frères et sœurs du côté maternel les individus avec lesquels je ne partage ni le même sperme ni le même sang, et qui, s'ils sont les enfants de deux sœurs mariées à des hommes n'appartenant pas au même patrilignage, ne partagent entre eux ni le même sperme ni le même sang. j'appelle donc frères et sœurs du côté de ma mère des individus avec lesquels je pourrais me marier - et qui peuvent se marier entre eux. Trois remarques théoriques peuvent être tirées de ces faits : une fois de plus se trouve confirmé le fait que les terminologies de parenté sont indépendantes des principes de descendance qui fonctionnent dans une société; on voit ensuite que les représentations de la conception des enfants s'accrochent aux principes et formes de descendance qui fonctionnent dans une société et servent également à régler l'alliance, si le mariage est interdit, par exemple, entre ceux qui partagent le même sperme ou le même sang, etc. ; on voit enfin que les représentations de la conception ne disent pas tout sur la nature des rapports de parenté qui existent dans une société. ns en expriment cependant certains aspects essentiels pour que l'on comprenne ce que signifient la production et l'identité sociales d'un enfant. 4. Enfin, on constate chez les Baruya, comme chez les Inuit, que l'homme et la femme, quelles que soient leurs contributions à la fabrication du corps de l'enfant, ne suffisent pas pour faire celuici. Des puissances surnaturelles, Soleil et Lune, interviennent pour faire ce que les humains ne peuvent faire. Et ce que ces puissances font, elles le font pour tous les enfants baruya qui naissent, quels que soient leur sexe et leur clan. C'est pour cela que les Baruya se disent fils et filles du Soleil, qu'ils appellent Noumwé, «père », dans leurs invocations et leurs prières. Tous les Baruya ne sont donc pas les enfants du même sperme, d'un même père humain, mais ils sont tous les enfants d'un même père divin qui les a façonnés dans le ventre de leurs mères et leur a donné le souffle. 5. Le souffle n'est pas l'âme-esprit qui vient se loger dans le corps et le quitte provisoirement la nuit J'endant le sommeil, ou définitivement au moment de la mort. A ce moment, elle ira rejoindre le
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pays des morts qui est situé en deux lieux pour les Baruya. Les uns vont sous terre, où ils habitent des villages que parfois on peut voir à travers une grande crevasse qui s'enfonce dans le sol de la montagne. Les autres vont dans les étoiles, loin de la vie des humains. Tout être humain possède donc en lui quelque chose qui ne meurt pas avec lui et qui a peut-être déjà vécu avant lui dans d'autres corps et en d'autres temps. Ces âmes, d'où viennent-elles ? Les Baruya ne me Pont pas dit. Ils savent seulement qu'elles viennent du temps des origines, du temps des premiers hommes et des premières femmes, les wandjinia, ces êtres du rêve. Elles n'ont pas été faites par les hommes et par les femmes. Ont-elles été faites, et par qui? En tout cas pas par Soleil et Lune, car le premier homme et la première femme aux sexes non percés sont leurs contemporains. Venons-en au destin des garçons. Ceux-ci, à la différence de leurs sœurs, sont engendrés deux fois, une première fois par leurs père et mère, une seconde par l'ensemble des hommes adultes, mariés et initiés, qui les font renaître dans le secret des initiations hors de la présence des femmes et contre elles. Vers l'âge de 9 ans, en effet, les petits garçons sont séparés de leur mère et de leurs sœurs. La séparation est brutale. IJenfant est pris à sa mère et hissé sur le dos d'un jeune homme initié du quatrième stade, en général l'un de ses maternels, qui franchit en courant une centaine de mètres au milieu d'une double haie d'hommes qui flagellent leurs deux corps avec des branches d'épineux. Le sang coule sur leurs peaux. Au terme de cette course, l'enfant est déposé à terre, et deux ou trois hommes, couverts de sang, menacent de lui tirer des flèches dans les jambes, dans les cuisses. Certains parfois le font. Terrifié, il va rejoindre alors les autres enfants, serré contre son « parrain» qui adoucit ses plaies en les enduisant de boue fraîche de couleur jaune. Pendant des années, le jeune initié ne pourra ni parler ni manger devant cet homme qui, dans le monde masculin où il va désormais vivre, se comportera vis-à-vis de lui comme un substitut de mère. La fonction maternelle quitte ainsi le monde des femmes pour réapparaître dans celui des hommes. Le cycle des initiations s'étale sur plus de dix ans, pendant lesquels le jeune initié franchira quatre stades. Au cours du premier, il est encore vêtu à moitié en garçon et à moitié en fille, et son derrière est volontairement laissé nu pour qu'il n'ose plus se présenter devant des femmes. Tout un travail commence pour débarrasser son corps de tout ce qu'il contient encore de féminin, pour le purifier de toutes les pollutions que les femmes portent en elles, sur elles. Certaines nourritures lui sont interdites, d'autres prescrites. Certains mots deviennent pour lui imprononçables. Mais surtout, c'est pour lui la découverte des rapports homosexuels. On le force en effet à prendre dans la bouche le pénis des initiés pubères des troisième et quatrième stades et à avaler leur semence.
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S'il résiste et refuse trop longtemps de le faire, on lui brise le cou et les hommes disent alors à la mère que l'enfant est tombé d'un arbre en poursuivant un gibier dans les branches. Mais en fait, ces premiers rapports homosexuels se transforment rapidement en source de plaisir et de jouissance et sont ensuite recherchés par les nouveaux initiés. Dans les « maisons des hommes», des couples se forment, associant pour un temps un aîné et un cadet, l'aîné choisissant le cadet, et l'on peut observer entre eux beaucoup de tendresse, de gestes réservés, délicats. y a place ici pour le désit; l'érotisme, l'affection 1. Les initiés des deux premiers stades sont ainsi régulièrement nourris avec le sperme de leurs aînés, les initiés des troisième et quatrième stades, des jeunes hommes déjà qui participent aux combats aux côtés des hommes mariés mais n'ont jamais eu encore de rapports sexuels avec une femme parce que eux-mêmes ne sont pas encore mariés et vivent dans la kwalanga, la « maison des hommes ». De ce fait, leur sperme est pur de toutes les souillures qu'entraînent les rapports sexuels avec les femmes, puisque du vagin de celles-ci femmes s'échappe régulièrement un flot de sang menstruel. Ainsi circule de génération en génération, entre les hommes, un flux de semence pure de toute souillure féminine qui les réengendre plus hommes, plus forts - et les nourrit. Ces dons de sperme circulent en effet dans un seul sens. Alors que le mariage repose sur l'échange de leurs sœurs entre deux hommes, un échange où chacun se retrouve à la fois donneur et preneur d'épouse, dans les dons de sperme, les preneurs (les jeunes initiés) ne peuvent pas et, quand ils sont pubères, ne doivent pas donner leur sperme à leurs donneurs. Les donneurs ne sont pas des preneurs. Ceux-ci restent de ce fait toute leur vie en dette vis-à-vis de leurs aînés. Précisons que chez les Baruya, la masturbation est interdite. Votre sperme ne vous appartient pas. TI appartient aux autres, et réciproquement, le sperme des autres vous appartient. Mais qui peut donner de son sperme à un jeune initié? Tout jeune homme non marié qui n'appartient pas au lignage de l'initié. Car il commettrait alors une sorte d'inceste homosexuel. Par ailleurs, dès lors qu'un homme est marié, du fait que son pénis est entré dans la bouche et dans le vagin d'une femme, il lui est interdit de chercher à le mettre dans la bouche d'un garçon qu'on vient de séparer du monde des femmes. Ce serait lui faire subir la pire des violences et des humiliations. Par ces ingestions répétées de sperme qui transforment son corps en un corps d'homme, rempli de substances et de forces purement masculines, le garçon est réengendré non plus par son père mais par le collectif des jeunes hommes qui, depuis des années, vivent séparés du monde des femmes et ont déjà effacé en eux les traces de leur mère. Ce sont eux, et non pas son père, qui vont réengendrer l'enfant et ensuite l'éduquer. Le père n'intervient pratiquement plus dans son éducation et s'efface derrière les Grands Hommes, les grands guerriers, les grands chamans,
n
1. Cf. les travaux de Gilbert Herdt sur les Sambia et J'homosexualité rituelle en MéJa· nésie.
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et surtout les maîtres des rituels, bref, tous les hommes qui assument des fonctions d'intérêt général et viennent régulièrement enseigner aux initiés l'histoire légendaire de leurs ancêtres et les événements qui ont fondé l'ordre du monde, depuis le fameux vol des flûtes par les hommes. Car le nom secret des flûtes est «le vagin». C'est dans les flûtes qu'à l'origine était cachée la puissance reproductrice des femmes. Les hommes, en volant les flûtes, ont séparé les femmes de leurs pouvoirs dont ils ont confisqué l'usage. Us en ont désormais la possession, mais ils savent que les femmes en restent toujours les propriétaires et que le chaos surgirait de nouveau si les hommes relâchaient le contrôle qu'ils exercent sur les femmes, leur domination. C'est pourquoi, génération après génération, les garçons doivent être initiés, le pouvoir des hommes réaffirmé. Pouvoir ambivalent, puisqu'il repose sur le dénigrement explicite des femmes et sur la reconnaissance secrète de l'existence de pouvoirs féminins que les hommes peuvent imiter et détournet; mais jamais s'approprier pleinement. C'est pourquoi les objets les plus sacrés des Baruya, les kwaimatnié, vont par couple, le plus puissant, le plus chaud étant le kwaimatnié-femme, ce qu'aucune femme ne doit jamais savoir. Au cours des multiples rituels qui font passer les initiés d'un stade à un autre, le Soleil est constamment invoqué et présent. Appelé par le maître des chamans au début des initiations, il s'approche au plus près des humains, les inondant de sa lumière et de sa force. Les maîtres des initiations prononceront alors en eux-mêmes son nom secret : kanaamakwé, chaque fois qu'ils brandissent leur kwaimatnié vers le Soleil avant d'en frapper la poitrine des initiés afin d'y faire pénétrer sa force et sa lumière. Après avoir percé le nez des nouveaux initiés, le nez dont le Soleil avait doté leur visage quand ils étaient encore à l'état de fœtus dans le ventre de leur mère, les maîtres des initiations leur serrent fortement à deux mains les coudes et les genoux pour renforcer leur corps. Finalement, ils leur tirent violemment les deux bras vers le ciel pour les faire grandir plus vite et plus forts. Or, le paquet magique qu'ils brandissent vers le Soleil, et dont ils frappent la poitrine des initiés, ce paquet c'est le Soleil lui-même qui l'a donné aux ancêtres de chaque clan, et son nom kwaimatnié vient de kwala, «hommes», et de yimatnié, qui veut dire «faire croître». Car c'est sans les femmes, mais de nouveau avec l'aide du Soleil, que les hommes, collectivement, réengendrent leurs fils. D'ailleurs les Baruya rapprochent le mot yimatnié de nyimatnié, qui signifie « le fœtus » ou « le novice ». On est donc là en présence d'une sorte d'engendrement collectif, qui est en même temps un événement cosmique puisque le Soleil y participe activement ainsi que la forêt qui entoure les Baruya. En effet, l'un des rites les plus secrets qui suivent le percement du nez des jeunes garçons se déroule au fond de la forêt, au pied d'un arbre géant, très droit, dont le tronc a été décoré de plumes et de colliers de cauris semblables à ceux
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que portent les hommes. Les petits sont alignés face à l'arbre qui s'élève très haut vers le ciel, vers le Soleil. Près de ce géant se trouve un autre arbre, réputé produire beaucoup de sève, épaisse et blanche. Les parrains des initiés recueillent dans leur bouche la sève de cet arbre et viennent la déposer sur les lèvres des garçons. Cette sève est, pour les Baruya, à la fois le spèrme et le lait de l'arbre, et, par ce geste, une chaîne de forces vitales vient relier le Soleil à l'arbre, l'arbre aux jeunes hommes vierges - et ceux-ci aux jeunes garçons qui viennent d'être arrachés à leur mère et séparés pour des années du monde féminin. Entre-temps, le rapport de ces fils à leur mère et à leurs sœurs s'est ~omplètement transformé. Eux qui étaient déjà devenus, dans le monde des hommes, des fœtus nourris cette fois par le sperme de jeunes hommes qui n'avaient jamais connu de femmes et qui étaient façonnés à nouveau par la force du Soleil qui pénétrait dans leur poitrine quand le kwaimatnié les frappait, ils sont désormais devenus pour leurs sœurs, y compris leurs sœurs aînées, des aînés. Tous les garçons initiés se transforment ainsi d'un coup en aînés de leurs sœurs aînées. Le monde des hommes s'élève définitivement au-dessus de celui des femmes. Les rapports généalogiques sont remodelés par des rapports de pouvoir, de domination qui donnent autorité aux hommes initiés sur les femmes, sur toutes les femmes, y compris les « Grandes Femmes», celles qui ont mis au monde beaucoup d'enfants qui ont survécu, celles qui sont dures à la tâche, cultivent de grands jardins, élèvent beaucoup de cochons, et même celles qui sont des chamans réputés. I.:ordre qui relie les sexes est politico-religieux et cosmique. Cet ordre social et cosmique instaure en même temps un ordre entre les sexes, un ordre sexuel. Et dans la construction de cet ordre social et cosmique l'homosexualité masculine est l'un des moyens choisis par les Baruya pour établir et légitimer les rapports de force et de pouvoir qui doivent régner entre les hommes et les femmes, et entre les générations. L'homosexualité des Baruya est donc tine pratique qu'en Occident on appellerait «politico-religieuse », à dimension cosmique, avant d'être une pratique érotique (ce qu'elle est aussi). On apprend aux hommes à être fiers d'avoir souffert pour être initiés à des savoirs secrets que les femmes ignoreront toujours, fiers d'avoir un corps nouveau, différent de celui des femmes et plus fort, fiers d'être destinés à assumer des fonctions, des responsabilités d'intérêt général dont les femmes sont incapables et desquelles elles sont tenues à l'écart 1• e'est cette image des hommes qu'offre à tous, aux hommes, aux femmes, aux enfants des tribus amies comme des tribus ennemies, avec lesquelles les hostilités sont suspendues le temps des cérémonies, la tsimia, la grande maison cérémonielle édifiée à chaque initiation quelque part entre les villages. Chaque poteau de la tsimia représente un nouvel 1. Notons ici l'ambiguïté: incapables parce que tenues à l'écart ou tenues à l'écart parce que incapables. Pour les Baroya, c'est éviCiemment la deuxième formulation qui ait vrai.
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initié. Ce sont les pères des nouveaux initiés qui les plantent (tous en même temps) sur un signe du maître des initiations et des chamans. Les pères des initiés sont alignés côte à côte, regroupés par villages et non par lignages, le visage tourné vers l'extérieur du cercle qu'ils forment et qui marque l'endroit où seront élevés les murs de la tsimia. Un cri de guerre s'élève de toutes les poitrines des hommes présents quand les pères plantent le poteau qui représente leur fils. Pour les Baruya, ces poteaux sont des « os » qui, tous ensemble, forment le squelette de la tsimia (qui représente le « corps» de la tribu des Baruya, un corps dont les femmes fournissent la « peau» en récoltant et en apportant les centaines de bottes de chaume qui serviront aux hommes à faire le toit). Mais les femmes ne peuvent entrer dans la tsimia. En son centre se dresse un immense poteau qui soutient l'édifice. Ce sont les initiés du quatrième stade, étincelants de force, qui l'ont planté. Ce poteau, on l'a dit, est « l'ancêtre» de la tribu et on l'appelle « grand-père ». De son sommet, avant de construire le toit, on précipite un gibier capturé vivant qui se retrouve sur le sol, les membres brisés, mort. On offre alors le corps de l'animal à l'homme le plus vieux de la tribu, qui le consommera et sera alors censé mourir avant le prochain cycle d'initiations. Le temps se ref~rme sur lui-même, l'ordre cosmique et social est reproduit. A l'issue des rites qui se sont déroulés pendant des jours au sein de la tsimia, les initiés anciens et nouveaux sortent enfin pour danser pendant des heures en tournant autour de l'édifice. À ce spectacle les femmes applaudissent, fières de voir leur fils paré de plumes, le corps peint, le visage discrètement dissimulé derrière un carquois de flèches quand il passe devant elles. Car la force la plus forte qui maintient cet ordre social inégal, fondé sur la domination d'un sexe sur l'autre, est moins la violence sous toutes ses formes, physique, sociale, psychologique, que les hommes exercent sur les femmes, que la croyance partagée par les deux sexes que les femmes sont une source permanente de danger non seulement pour les hommes mais aussi pour l'ordre social et cosmique - et cela par leur corps, par ce sang menstruel qui s'échappe de leur sexe. Les Baruya disposent de deux mots dans leur langue pour désigner le sang: tawé, le sang qui circule dans le corps des humains et du gibier, et ganié, le sang menstruel. Les hommes baruya ont des réactions presque hystériques lorsqu'ils parlent du sang menstruel ou qu'on leur en parle. Cependant, ils savent que ce sang, quand il s'écoule pour la première fois du corps d'une fille pubère que Lune a percée, est le signe qu'elle est devenue une femme, qu'elle pourra porter des enfants. Mais comme tous les liquides qui sortent du sexe de la femme, ce sang est une menace permanente contre la force des hommes, leur supériorité. Le sang menstruel c'est, produite par le corps des femmes, la force destructrice de la force des hommes. C'est en quelque sorte la substance rivale de leur sperme, l'antisperme. On raconte d'ailleurs aux initiés que l'homme qui avait volé les flûtes avait vu que les femmes les rangeaient dans une hutte. Après leur départ, il pénétra dans la hutte, fouilla et trouva les
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flûtes cachées sous une jupe tachée de sang menstruel. les prit, en joua et les remit à leur place. Quand les femmes revinrent et que l'une d'elles voulut jouer de la flûte, aucun son ne sortit de l'instrument et elle le jeta à terre. Les hommes ramassèrent la flûte, et depuis, les flûtes obéissent aux hommes et chantent pour eux. La peur 'du sang menstruel et des liquides vaginaux est telle que lorsque les Baruya font l'amour, nous l'avons dit, la femme n'a pas le droit de se placer au-dessus de l'homme, car les liquides de son sexe pourraient s'écouler sur le ventre de l'homme et détruire sa force. Elle n'a pas non plus le droit d'enjamber le foyer où elle fait cuire la nourriture de la famille, car les liquides de son sexe, les impuretés de son pagne pourraient tomber dans le feu et se mêler à la nourriture qui ira dans la bouche de l'homme. Bref, les rapports hétérosexuels sont considérés comme dangereux par essence, non seulement pour l'homme mais pour la reproduction de l'univers et la marche de la société. Et c'est la femme qui est source première de tous ces dangers. La sexualité sous toutes ses formes doit être soumise pour contribuer à la reproduction de l'ordre social et cosmique. Et si cet ordre est dur pour les femmes et leur fait violence, c'est en quelque sorte à cause d'elles, de leur nature. A la limite, dans la mesure où elles partagent ces représentations imaginaires de l'homme, de la femme, de la vie, les femmes baruya ne peuvent que se sentir à la fois victimes de ces violences et responsables de leur existence. Les victimes sont au fond les coupables, et la seule issue pour elles est d'accepter leur sort et de se taire. Car ces représentations imaginaires ne sont pas seulement des idéalités. Elles ont, pour les femmes, des conséquences bien réelles. Une formidable différence sociale, matérielle, idéelle se dresse en effet entre les deux sexes. Les filles, parce qu'elles sont femmes et n'ont pas de sperme, n'héritent pas de la propriété des terres de leurs ancêtres. Elles n'ont pas le droit de posséder ni d'utiliser d'armes, et par là sont exclues de la chasse, de la guerre et de l'exercice de la violence armée qui est un attribut du pouvoir. Elles n'ont pas le droit de produire de la « monnaie de sel » (mais leur mari ou leur frère leur en donnent pour qu'elles achètent ce qu'elles veulent). Elles ne contrôlent pas le destin de leurs filles, bien que leur avis compte beaucoup quand leur mari et son lignage discutent pour décider du lignage avec lequel elles seront échangées. Enfin, elles sont évidemment exclues de la propriété et de l'usage des kwaimatnié, et donc de l'accès direct au Soleil et aux dieux, puisque ce sont leurs pouvoirs de vie qui leur ont été volés et se trouvent enfermés dans ces kwaimatnié donnés par le Soleil lui-même aux ancêtres mâles de leur lignage. À l'issue de cette longue analyse, qui pourtant ne rend pas justice à la richesse des représentations baruya du processus de conception des enfants, insistons sur le fait que cette théorie décrit deux processus différents, l'un qui concerne aussi bien les filles que les garçons (jusqu'à ce que ceux-ci aient entre neuf et dix ans), l'autre qui ne concerne que les
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garçons après cet âge et qui fait qu'ils sont réengendrés par les hommes pour devenir des hommes. I.:idée d'un double rôle du sperme dans la fabrication d'un enfant, qui fait du père le géniteur et le nourricier du fœtus (en même temps que la source du lait dont une mère nourrira son bébé une fois né), est en rapport de correspondance avec le principe qui règle la descendance chez les Baruya et légitime l'appropriation des enfants par le lignage du père, le principe patrilinéaire. n en va de même du nom donné par le père à l'enfant et de l'âme-ancêtre qui s'incarne à nouveau en lui. Mais l'intervention du Soleil dans la transformation du fœtus en enfant humain exprime une relation distincte des relations de descendance et de filiation qui passent par le père et par la mère. Elle signifie que l'enfant, quels que soient son sexe et son dan, appartient à la tribu des Baruya et en même temps au groupe de tribus qui voient dans le Soleil leur père surhumain commun et dans le sperme du père humain l'origine première de l'enfant. Le Soleil est ici tout à la fois une puissance cosmique, un dieu tribal et, en tant que divinité reconnue par plusieurs tribus de même origine, un dieu «ethnique». Mais le primat accordé au sperme n'est pas seulement fondé sur le principe de descendance patrilinéaire que règlent les rapports de parenté. n renvoie en même temps au sperme de tous les jeunes hommes vierges qui inséminent l'enfant sans passer cette fois par le ventre des femmes. Le sperme, chez les Baruya, est donc une substance « surdéterminée ». est au service de la parenté mais en même temps d'une autre cause. Construire et légitimer la prétention, à la fois collective et individuelle, des hommes à représenter à eux seuls la société et à la gouvemec Le sperme n'est donc pas ici seulement un « argument» pour s'approprier les enfants nés d'une union sexuelle légitime et les attribuer à un groupe de parenté. est également l'argument invoqué par une partie de la société, les hommes, pour se soumettre les autres membres de la société, les femmes et les enfants. TI légitime la domination générale, c'est-à-dire politico-rellgieuse, d'une partie de la société sur une autre. C'est à cela que renvoie l'opposition du sperme et du sang menstruel, la surdétermination positive de l'un et la surdétermination négative de l'autre. De ce fait, le corps humain se trouve au point de rencontre des rapports de parenté et des rapports politico-religieux, marqué par toutes les formes de pouvoÎJ; quotidienne ou rituelle, qui s'exercent dans les sphères de la vie publique et privée. Une remarque encore. Chez les Baruya, ce que nous appellerions le domaine du polltico-religieux, c'est-à-dire celui des pratiques qui prétendent agir sur la société prise comme un tout, englobant et dépassant les différences créées entre les individus par leur appartenance à des groupes de parenté et à des lieux de résidence distincts, ce domaine qui se trouve pratiquement exclusivement entre les mains des hommes, se construit au-delà des rapports de parenté. s'organise autour du projet du réengendrement des hommes par les hommes, un acte qui, en même temps, nie, dépasse et imite ce qui est au cœur de leurs rapports
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de parenté, l'engendrement d'un enfant par un homme et une femme. Le politico-religieux, sans se confondre avec la parenté, se construit là en transposant des éléments de la parenté dans une autre atmosphère, rituelle, et en en éliminant ce que les rapports de parenté doivent aux femmes. Le cas des habitants des îles Trobriand
Vexemple suivant, celui des habitants des Trobriand, un chapelet d'ües au sud-est de la Nouvelle-Guinée, est probablement le plus célèbre de toute l'anthropologie. Leur renommée est due d'abord à la nature de certaines de leurs institutions, mais aussi aux analyses et publications remarquables qu'un anthropologue, Bronislaw Malinowski, qui avait passé plusieurs années de sa vie parmi eux 1, a consacrées à trois d'entre elles -leur système de parenté (matrilinéaire) et les représentations des processus de conception des enfants qui lui étaient associées, leur système politico-rituel (qui, fait rare en Mélanésie, reposait sur l'existence d'une distinction entre des lignages de « chefs» - de hameaux, de villages ou de districts - occupant des fonctions et des rangs différents et le reste de la population), enfin, la participation de ces chefs et autres hommes importants au Kula, ce vaste réseau d'échanges cérémoniels qui s'étend sur des centaines de miles et concerne une dizaine de sociétés (souvent de langues et de cultures différentes). Ces échanges prennent la forme de dons et de contre-dons d'objets précieux, bracelets, colliers de coquillages, haches de pierre polie qui circulent en deux directions opposées. Tout le jeu consiste à pouvoir attirer par ses dons et à détenir pendant quelques années l'un des plus beaux objets qui circulent sur les routes du Ku1a et à ajouter son nom aux noms de tous ceux qui l'ont déjà possédé avant soi et dont les noms sont désormais attachés à celui de l'objet. Ceux qui réussissent à ce jeu (qui a tant fasciné Mauss) voient leur renommée s'étendre sur toute la région, et cela jusque dans des lieux où ils ne sont jamais allés. Et cette renommée acquise à l'extérieur de leur société s'ajoute au prestige dont ils jouissent déjà en son sein 2 • Venons-en au point qui nous intéresse ici, à savoir les représentations que les habitants des îles Trobriand se faisaient de la conception des enfants avant l'intervention des missionnaires et autres représentants de l'Occident qui, tout de suite, les ont combattues tant elles étaient 1. Malinowski, né dans une région de la Pologne qui appartenait alors à l'Empire austro-hongrois, avait été considéré comme sujet autrichien pendant la Seconde Guerre mondiale et s'était vu assigner à résidence en Papouasie, qui était alors une colonie britannique, pour toute la durée de la guerre. 2. Sur le Kula, voir B. Malinowski, Argonauts of the Western Pacifie, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1922; M. Mauss, fi Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques., CAnnée sociologique, nouvelle série, 1,1925, in M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. 258 ; M. Godelier, L'Énigme du don, Paris, Fayard, 1996. Sur tes chefferies, voir B. Malinowski, Coral Gardens and their Magic, New York, American Book Company, 1935 (2 vol.)
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contraires aux données de la science et aux principes du christianisme. Nous nous appuierons pour ce faire sur les données recueillies par Bronislaw Malinowski lui-même et par une pléiade de brillants chercheurs qui, à partir des années 1960, sont allés faire leur terrain aux îles Trobriand et dans d'autres îles de la même région, et dont les travaux sont venus compléte!; mais aussi corrige!; les analyses et conclusions de Malinowski sur ce sujet, ainsi que sur les deux autres institutions dont il avait traité, la chefferie et le Kula 1. Les rapports de parenté chez les Trobriandais obéissent donc à un principe de descendance matrilinéaire. Les enfants d'un couple marié appartiennent au lignage de sa mère et du frère de sa mère. Un père et un fils n'appartiennent donc pas au même clan et n'ont pas le même totem. Tous les lignages de l'île se répartissent en quatre matriclans, dont les ancêtres ont émergé du monde souterrain où ils habitaient, sous la forme de quatre couples composés chacun d'une sœur et d'un frère. Tous les Trobriandais descendent par les femmes de ces ancêtres femmes. Le mariage est virilocal. La femme, après son mariage, s'en va vivre auprès de son mari, et leurs enfants seront élevés par lui et continueront à résider auprès de lui à l'exception du fils aîné. Celui-ci, à la puberté, quittera son père pour aller vivre auprès de son oncle maternel qui réside sur les terres de son matrilignage et en contrôle l'usage, et auquel il succédera. En généraI, le chef d'un village ou le leader d'un hameau est l'aîné des hommes du matrilignage dont les ancêtres sont supposés avoir émergé du monde souterrain en ces lieux ou seraient venus les occuper les premiers. Comment donc est conçu un enfant selon les Trobriandais ? Non pas par l'union sexuelle d'un homme et d'une femme, mais par la rencontre et la conjonction d'un enfant-esprit (waiwaia) et du sang menstruel d'une femme. Ces enfants-esprits sont des esprits des morts (ba/orna) qui vivent sur une petite île au large de Kiriwina, à Tuma, et qui de temps à autre désirent renaître dans le corps d'un de leurs descendants. Les morts, en effet, sont immortels et vivent une existence plaisante sur l'île de Tuma, sous l'autorité d'une divinité, Topileta, qui est leur « chef ») à tous. Après avoir vieilli, toujours ils rajeunissent à nouveau, comme ce fut le cas pour l'humanité avant qu'elle émerge du monde souterrain où elle vivait aux origines. Un mort qui désire revivre sous forme humaine se transforme alors en enfant-esprit et se laisse flotter sur la mer jusqu'à l'île de Kiriwina. Là, il devra trouver son chemin jusque dans le corps d'une femme de son clan et y pénétrer soit par la tête soit par le vagin. Mais l'enfant-esprit ne parvient pas seul à trouver son chemin, c'est l'esprit de la mère de la femme, ou celui d'un autre parent maternel, 1. Citons F. Damon, From Muyuw to the Trobriands. Transformations along the Northern Side of the Ku/a Ring, Tucson, University of Arizona Press, 1990. N. Muon, The Fame of Gawa : A Symbolic Study of Value Transformation in a Massim Society, Cambridge, Cambridge University Press, 1986. A. Weiner, Women of Value. Men of Renown, Austin, University of Texas Press, 1976.
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parfois même du père de la femme, qui le transporte et le fait pénétrer dans le corps de la femme qui va bientôt se retrouver enceinte. Quand l'enfant-esprit pénètre par la tête, le sang de la femme se porte à sa tête et en redescendant fait descendre l'esprit jusque dans son utérus. Le plus souvent, l'enfant-esprit pénètre par le vagin et devient fœtus en se mêlant directemimt au sang menstruel qui emplit l'utérus l . Tous les informateurs de Malinowski étaient d'accord pour affirmer a) que tous les esprits des morts redeviennent périodiquement jeunes, b) que tous les enfants sont des esprits des morts réincarnés, c) qu'aucun souvenir de la vie menée par l'ancêtre, tant sur la terre qu'après son décès sur l'île de Tuma, n'est présent dans l'enfant, d) que toujours les morts qui se réincarnent le font dans le corps d'une femme de leur clan et de leur sous-clan, e) enfin que la décision de se réincarner appartient aux esprits et non pas aux humains, aux morts et non pas aux vivants. L'apparition d'un nouvel être humain est donc le produit d'un processus qui s'opère entièrement entre le monde des esprits et le corps des femmes. Deux sortes d'esprit y jouent un rôle actif, celui d'un mort et celui d'un vivant, tous deux membres du même clan et qui coopèrent pour mettre enceinte une femme de leur clan. Celle-ci, tout au long de ce processus, joue un rôle purement passif. Aucun homme n'y participe, et le mari de la femme, s'il contribue à la fabrication de l'enfant, n'y contribue pas en tant que géniteur. La femme, seule, est la génitrice de son enfant. Malinowski a bien entendu interrogé à maintes reprises les Trobriandais pour savoir ce qu'ils pensaient du rôle du sperme, d'autant qu'aux îles Trobriand, les jeunes gens pratiquent très tôt les rapports sexuels et mènent une vie sexuelle intense avant leur mariage. La réponse, invariablement, fut que faire l'amour ne suffit pas pour faire un enfant. Ce sont les esprits, en fait, qui apportent les enfants durant la nuit 2 • Le sperme ainsi que les liquides vaginaux proviennent des reins. Les testicules sont un « ornement» du sexe masculin. Ds ne sont pas associés à la production de sperme. Le pénis et la vulve sont deux organes qui servent à deux fins - jouir et excréter. Précisons que pour les Trobriandais, une femme ne doit pas avoir d'enfant avant d'être mariée. Un enfant qui naît doit avoir un tama, un «père». Qu'est donc, par rapport à l'enfant, l'homme qui a épousé sa mère et entretient avec elle des rapports sexuels ? La réponse de Malinowski a fait beaucoup de bruit. Cet homme, époux de la mère, c'est évidemment le père (tama) de l'enfant, mais un père « purement social ». Alors que l'enfant est de la même substance, du même sang (da/a) que sa mère, il n'y a entre le père et l'enfant « aucun lien substantiel ni 1. Aux îles Trobriand, selon Malinowski, il existe plusieurs représentations très différentes des esprits-enfants. Pour les uns ils ressemblent à une sorte de petite souris, pour d'autres à un enfant, mais minuscule, un homunculus. 2. B. Malinowski, The Pather in Primitive Psych%gy, New York, Norton &; Company, 1927, p. 62.
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spirituel qui les unit ». Et Malinowski d'insister sur le fait que .le mot tama « doit être défini non pas à partir d'un dictionnaire anglais, mais à partir des faits de la vie indigène» décrits par un anthropologue 1. Le père est pour l'enfant et son clan un tama kava, un « outsider». Or, cet « outsider» se comporte comme le plus affectueux des pères. Malinowski et tous les observateurs qui l'ont suivi insistent sur la tendresse, l'affection, les soins que prodiguent les pères à leurs enfants. L'homme que craignent les enfants n'est pas leur père mais leur kadagu, le frère de leur mère 2, leur oncle maternel. Le père s'efforce d'ailleurs de retenir ses fils auprès de lui en leur attribuant des terres, en leur donnant des moyens de participer aux échanges, y compris les échanges Kula. Bref, dans une société où les rapports de parenté sont organisés selon un principe de descendance matrilinéaire, le fait que les enfants ne soient pas engendrés par le père, mais seulement par la mère, le fait qu'ils ne partagent aucun lien substantiel ou spirituel avec leur père, mais sont faits du même sang que leur mère et leur oncle maternel et réincarnent un de leurs ancêtres maternels, ces faits correspondent parfaitement à la logique de leur système de parenté. Vignorance du rôle biologique du père n'est pas la preuve d'un moindre développement intellectuel, d'un déficit mental ou de connaissances insuffisantes. Elle fait partie des croyances qui jouent un rôle positif et actif dans l'organisation d'une société et la reproduction de ses structures. Pour Malinowski, «les croyances doivent être entendues non comme une théorisation scientifique déficiente, mais comme des composantes à part entière de systèmes intellectuels», et d'avertir: «In the future we should have neither affirmations or denials, in an empty wholesale verbal fashion of native "ignorance" or "knowledge", but instead, full descriptions of what they . know, how they interpret it, .and how it is aIl connected with their conduct and their institutions. » Pour Malinowski, l'exemple des habitants des îles Trobriand démontrait que l'humanité n'avait pas eu besoin de connaître ou reconnaître le rôle du sperme dans la conception des enfants pour développer des rapports de parenté et des formes de famille au sein desquels les hommes se comportent pleinement « comme des pères », protégeant et aimant leurs enfants, les entourant de soins et leur étant intimement attachés. IJinvention du père était vue par lui comme la conséquence de l'invention du mariage, qui rattachait à un homme marié les enfants que son épouse mettait au monde 3• Malinowski prenait ainsi position dans une dispute qui faisait rage depuis le dernier tiers du XJXC siècle avec la découverte par Spencer et Gillen du fait que les Aborigènes australiens attribuaient la naissance des 1. Ibid., p. 16. 2. Ibid., p. 17. 3. B. Malinowski, Sex and Repression in Savage Society, Londres, Roudedge and
Kegan, 1927, chapitre X, pp. 253-280; The Sexual Life of Savages in North Western Melanesia, Londres, Roudedge, 1932, Foreword to the third edition, pp. XIX-XUY.
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enfants à l'entrée dans le corps de la femme d'enfants-esprits qui vivaient auprès des sites sacrés appartenant au groupe de parenté de son mari. Pour ces sociétés aussi le sperme ne « faisait» pas l'enfant. O.t; à l'époque, les Aborigènes australiens étaient considérés comme les représentants les plus primitifs de l'humanité, vivant encore au stade inférieur de la sauvagerie, quand l'humanité venait d'émerger de l'animalité. Pour l'évolutionnisme de l'époque victorienne, l'humanité était sortie de l'animalité lorsqu'elle avait mis fin à la promiscuité sexuelle qui régnait jusqu'alors et avait inventé la parenté. Or, comme à ce stade d'ignorance la seule chose certaine était que les enfants naissaient du ventre des femmes, la première forme de parenté n'avait pu suivre d'autre principe que d'établir la descendance uniquement par les femmes. Les systèmes matrilinéaires allaient donc se développer les premiers, et avec eux le Mutterrecht 1. Mais il leur manquait encore de donner un statut aux hommes. Ce fut fait avec l'invention du père, mais alors d'autres systèmes se développèrent, patrilinéaires cette fois, laissant derrière eux sur la voie du progrès les systèmes matrilinéaires, témoins et vestiges d'un stade de l'évolution dépassé. Trente ans plus tard, Leach devait relancer le débat dans son célèbre essai sur la Virgin Birth 2• Les critiques de Leach à l'encontre de Malinowski étaient doubles. D'une part, il reprochait à tous ceux qui, de Frazer à lui, prenaient pour argent comptant les déclarations de leurs informateurs, d'ignorer que ceux-ci pouvaient tout aussi bien en savoir plus ou savoir autre chose que ce qu'ils racontaient à l'ethnologue. Autrement dit, ils pouvaient ne pas ignorer ce qu'ils prétendaient ne pas savoir ou qu'ils niaient, mais le problème, d'une certaine façon, n'était pas là. li résidait, selon Leach, dans le fait que les anthropologues n'avaient pas vu que les déclarations des informateurs correspondaient à la position idéologique qu'ils devaient tenir à propos de la «place structurelle» qu'occupe un enfant dans leur société. Bref, malgré de grandes déclarations qui exagéraient à dessein sa différence avec Malinowski, Leach se retrouvait en gros sur les positions de ce dernier, mais il les formulait dans la langue de son temps. Au lieu de culture il disait «idéologie », et au lieu de liens entre la culture et les institutions, il disait « dogmes» liés à la position des individus et des groupes au sein des stnictures de la société. Quoi qu'il en fût de la nouveauté des thèses de Leach, elles eurent un impact théorique très positif, provoquant la publication de nombreux articles et de livres et suscitant de nouvelles recherches sur le terrain. Assez rapidement, grâce surtout aux travaux d'Annette Weiner, qui reprit l'enquête sur les lieux mêmes où Malinowski avait travaillé, mais 1. Cf. J. J. Bachofen, Das Mutterrecht, un ouvrage qui a influencé à la fois Morgan et Marx, Stuttgart, 1861. 2. E. Leach, Cl Proceedings of the Royal Anthropological Institute », 1966. Réimprimé dans Genesis as Myth and Other &says, Londres, 1969, « Vugin Binh .. , Man 3, 1968, p. 128, Cl Vagin Birth ., Man 3, pp. 655-656. ..
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aussi grâce à Suzan Montague 1 qui enquêta à Kaduwinga, une île voisine de Kiriwina, le tableau dressé par Malinowski des représentations du processus de conception d'un enfant aux îles Trobriand allait être complété - mais aussi corrigé. Car pour Malinowski, deux affirmations des Trobriandais posaient problème. Le fait qu'il fallait absolument qu'une jeune fille ne soit plus vierge pour avoir des enfants, et le fait que, insistaient-ils, les enfants ne pouvaient que ressembler à leur père mais jamais à leur mère, alors qu'ils ne partageaient avec leur père aucun lien substantiel. Dire d'un enfant qu'il ressemble à sa mère est aux îles Trobriand une grave insulte pour la mère et pour l'enfant, car cela ne se peut pas. Dire d'un garçon qu'il ressemble à sa sœur, c'est insinuer qu'il a fait l'amour avec elle, qu'ils ont commis l'inceste. Les gens expliquaient à Malinowski que le père «coagule» le fœtus, lui donne forme (kuli). lis lui disaient également que si le sexe d'une femme n'était pas ouvert, « les esprits s'en rendaient compte et ne lui donnaient pas d'enfant 2 ». Ce n'était certes pas le pénis de son mari qui lui avait ouvert le sexe, puisque les jeunes filles commencent bien avant le mariage à avoir des rapports sexuels. Mais c'était bien le pénis d'un homme. Bref, sauf circonstances hors du commun 3, un pénis d'homme est nécessaire pour permettre à une femme de devenir mère. Mais elle ne devient pas mère par le sperme que l'homme dépose en elle. Elle le devient par l'intervention des esprits qui la découvrent ouverte et lui donnent un enfant-esprit. Mais celui-ci, mêlé au sang menstruel de la femme, n'est pas encore un enfant. n'est qu'un fœtus, une masse liquide et informe. Comment acquiert-il, dans le ventre de sa mère, la forme qu'il présente à sa naissance et un visage qui le fait ressembler à son père? La réponse fut apportée des années plus tard par Annette Weiner 4• Ce que Malinowski ne disait pas, soit qu'on ne le lui eût pas dit, soit qu'on le lui ait dit sans qu'il l'eût vraiment compris, c'est que le mari, dès que sa femme lui annonce qu'elle est enceinte, multiplie les rapports sexuels avec elle. Son pénis frappe, martèle la masse informe du fœtus et lui imprime sa forme, une forme qui le fait ressembler à son père. Le sperme éjaculé participe de cette entreprise et sert en outre à nourrir le fœtus. Bref, le tableau changeait. Bien que le sperme de l'homme ne fût pour rien dans la «conception» de l'enfant, son intervention était
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1. S. Montague, «The Trobriand Gender Identity", Mankind, 1993, vol. 14, pp. 33-
45. 2. B. Malinowski, The Father in Primitive Psych%gy, op. cit., pp. 47 sq. 3. Un mythe raconte que Bolurukwa, mère du héros légendaire Tudara, devint enceinte en s'enfermant dans une grotte au bord de la mer, sous une stalactite d'où tombait goutte à goutte une eau qui avait percé son hymen. 4. A. Weiner, oc The reproductive model in Trobriand society It, Mankind, vol. 11, 1978, pp. 175-186; cc Trobriand kinship from another view. The reproductive power of women and men 10, Man, vol. 14, 1979, pp. 328-348; The Trobriand Islanders of Papua New Guinea, New York, Holt, Rinehart & Winston, 1988.
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indispensable pour que la femme accouche d'un enfant à forme humaine et non d'un fœtus informe, et d'un enfant qui de plus ressemblât à son « père». Le schéma suivant représente les différentes phases de la conception et du développement in utero d'un enfant :
Phase 1 :
Phase 2:
le moment de la conception
développement in utero du fœtus
Monde des esprits des morts
t Esprit \
o
«
\
balRoma J)
0
:- ~\0 • waiwaia •
Esprit d'un ascendant proche de la femme qui guide
Mari
6
=0
e, le waIwaia Femme
~ • ouverte •
@ Fœtus
forme 2. Nourrit le fœtus
0
Enfant humain
Ainsi, les rapports sexuels et le sperme de l'homme, qui pour Malinowski ne contribuaient en rien à la fabrication d'un enfant, étaient en fait aux yeux des Trobriandais nécessaires pour que le fœtus conçu par un rapport entre la femme et les esprits de ses ancêtres se transformât en un enfant humain, un enfant dont les traits du visage ressembleraient à ceux d'un homme, son père 1. Bref, aux îles Trobriand aussi, il faut faire l'amour pour avoir des enfants, mais ce qui se passe alors ne correspond en rien à ce que les Occidentaux en pensent, qu'ils puisent leurs idées dans la tradition chrétienne ou dans l'étude de la biologie. Malinowski avait donc raison en affirmant qu'aux îles Trobriand les rapports sexuels et le sperme n'ont rien à voir avec la conception d'un enfant, mais il avait eu tort de prétendre que pour les Trobriandais les rapports sexuels n'avaient rien 1.
n serait très intéressant de comparer les représentations des Trobriandais à celles
des Baruya. On s'aperçoit que dans chaque cas l'homme nourrit le fœtus dans le ventre
de la femme. Dans les deux sociétés, le fœtus a besoin d'être mis en forme humaine. Chez les Baruya c'est le Soleil qui assume cette tâche, chez les Trobriandais c'est le mari par ses coïts répétés pendant la grossesse. Aux ûes Trobriand la chair, les os, la peau du fcerus sont fabriqués à partir du sang de la femme, chez les Baruya à partir du sperme de l'homme. Et dans les deux sociétés l'esprit qui vient animer cette matière est celui d'un{e} ancêtre.
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à voir 1 avec la fabrication d'un enfant. Ca!; s'ils ne contribuent pas à la production du fœtus, ils sont indispensables pour faire d'un fœtus un enfant à visage humain. Et en dernière analyse, l'enfant est toujours un don des esprits : ailleurs, en Polynésie, on dirait un don des dieux, ailleurs encore, en Occident, un don de Dieu. Finalement, on constate qu'aux îles Trobriand la femme et l'homme, la mère et le père, contribuent chacun de façon distincte mais complémentaire à l'identité de leurs enfants. La mère leur donne son sang, sa chair, leur identité interne. Et par le sang qu'il reçoit de sa mère, chaque enfant est rattaché au flot ininterrompu de sang qui coule de la femme ancêtre qui avait émergé des mondes souterrains et fondé, avec son frère, le clan de l'enfant. Le père, lui, donne à l'enfant, en quelque sorte, son identité externe, selon l'expression d'Annette Weiner. lui donne un visage, un nom, les parures pour décorer son corps, et, s'il est un garçon, le droit d'utiliser une partie de ses terres. Mais il le nourrit aussi, d'abord dans le ventre de sa mère et ensuite en travaillant dur dans ses jardins d'ignames pour nourrir son épouse, ses enfants, mais aussi ses sœurs mariées hors de son clan. Plus tard, ses fils feront des jardins pour leur père et lui-même fera un jardin pour chacune de ses filles quand elles se marieront. Finalement, il incitera ses fils qui appartiennent au clan de leur mère à prendre épouse dans son propre clan. Le sang des femmes et les ancêtres qui se réincarnent dans leurs corps définissent ainsi les rapports entre les individus appartenant aux différents lignages d'un même clan, alors que tous les dons et tous les actes par lesquels les pères «nourrissent» (kopai), façonnent, moulent (kuli) leurs enfants, tissent des liens entre des personnes appartenant à des clans différents. Le père qui nourrit femme et enfants le fait en mettant à leur disposition son travail et toutes les magies héritées de ses ancêtres, qui lui assurent des récoltes d'ignames abondantes, du succès dans ses expéditions vers les îles lointaines, etc. Car les hommes, s'ils n'accumulent pas de sang menstruel dans leur corps, accumulent des savoirs et des pouvoirs magiques (meguwa) dans leurs ventres. Par ces savoirs, ils communiquent avec les esprits (baIoma) de leurs ancêtres et en reçoivent le pouvoir de nourrir les autres - ou au contraire de les faire mourir par sorcellerie ou de les affamer en jetant un sort sur leurs jardins. Or, c'est à travers leur père qui n'est pas de leur clan plus encore qu'à travers leur oncle maternel que les hommes accèdent au monde des rapports politiques et du Kula. Pour comprendre les liens entre le corps, la parenté et les pouvoirs aux îles Trobriand, il est donc nécessaire d'explorer leur univers politico-rituel. Cet univers est un monde hiérarchique, hiérarchie entre les lignages de chefs aux statuts héréditaires (guyau) et les lignages des gens du
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1. Cf. B. Malinowski, The Pather in Primitive Psychology~ op. cit., p. 12: CI The idea that it is so/ely and exclusively the mother who builds up the child's body, while the man does not in any way contribute to its production, is the most important factor of the social organization of the Trobrianders. ,.
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commun, hiérarchie parmi les chefs entre ceux qui exercent leur pouvoir et leur influence sur un hameau (tumila), sur un village (Talu) composé de plusieurs hameaux, ou sur un district réunissant plusieurs villages. Chaque hameau, village ou district se trouve en effet placé sous l'autorité de l'aîné des hommes du clan, dont les ancêtres mythiques sont supposés avoir émergé ou s'être installés en ce lieu. Auprès de cet homme résident éventuellement un autre de ses frères et le fils aîné de sa sœur qui lui succédera. Tous ses autres frères vivent avec leur père, et ses sœurs mariées vivent avec leurs maris. En revanche, sont regroupés autour de lui des hommes d'autres lignages auxquels il a accordé le droit d'utiliser une partie des terres de son lignage et qui sont de ce fait endettés à son égard. D'autant que c'est lui qui invoque ses ancêtres pour accomplir, pour lui et pour tous ceux qui résident sur ses terres, les rites qui feront croître les ignames et autres nourritures solides dont ils nourrissent leurs familles. De ce fait, l'homme qui représente le lignage fondateur du hameau a droit à une part de toutes les ressources que les autres lignages font croître sur ses terres, ignames, noix de bétel, cochons, etc., ressources qu'il stocke dans ses greniers et redistribue périodiquement à l'occasion d'événements qui concernent toute la communauté (rituels et danses accompagnant les récoltes, la construction des maisons, des greniers à ignames, la fabrication des canoés, les préparatifs pour une expédition commerciale ou guerrière, etc.). Et comme c'est le privilège des chefs de prendre plusieurs épouses, un chef se voit offrir quatre fois par an une part des produits des jardins de ses alliés, beaux-pères, beaux-frères, oncles maternels et autres membres du lignage de chaque épouse. Le chef est donc bien, comme l'a écrit Malinowski 1, le beau-frère glorieux et glorifié de toute une communauté. Mais il est aussi, comme l'avait suggéré Leach, pareil à un père qui rassemble, nourrit et fait bénéficier de ses pouvoirs magiques les lignages auxquels son clan a accordé le droit de résider sur ses terres et de s'y reproduire. Cette suggestion de Leach a été reprise par Mark Mosko qui, dans un article important 2, a essayé de repenser la chefferie aux îles Trobriand comme la création entre un chef et ceux qui le suivent et le servent de rapports analogues à ceux qu'un père entretient avec ses enfants qu'il nourrit et façonne à son image. La démonstration est presque convaincante, mais à la pousser trop loin, Mosko en est venu à laisser dans l'ombre le jeu des rapports d'autorité à l'intérieur des clans soumis au principe matrilinéaire et le jeu des rapports frère-sœur mis au service de la politique d'alliance de chaque clan. Finalement, c'est dans le corps que se trouve la raison de la position de chacun (hommes et femmes) dans le processus de conception des 1. B. Malinowski, Argonauts of the Western Pacifie, op. cit., pp. 62-65 ; Coral Gardens and the;' Magic: Sail Tilling and Agricultural Rites in the Trobriand Islands [19351, Indiana University Press, 1965, pp. 191-192. 2. M. Mosko, cc Rethinking Trobriand Chieftainship,., The Journal of the Royal AnthTopologicallnstitute, vol. 1, nO 4,1995, pp. 763-785.
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enfants et dans les rapports politico-rituels qui organisent la reproduction des clans et de la société tout entière. Le corps des femmes, selon les Trobriandais, est à l'intérieur mou et liquide. Le corps des hommes est à l'extérieur dur et solide. Les hommes, par leur travail et leur magie, produisent des nourritures solides (kasai) qui maintiennent leur corps en vie et durcissent celui des femmes. Mais le corps des hommes est trop dur pour porter des enfants et celui des femmes trop mou pour leur donner une forme. Seul le pénis des hommes, dur, peut, au cours de coïts répétes, donner forme à la masse informe du corps du fœtus 1. Mais les femmes, passives lorsque leur corps est pénétré par l'esprit d'un ancêtre qui voulait reprendre vie, sont les plus actives pour assurer la survie, après leur mort, des membres de leur lignage. Ce sont elles qui organisent les grands rituels mortuaires, les sagali, au cours desquels elles vont permettre à leur frère ou à leur sœur, à leur fils ou à leur fille décédés de quitter le monde des humains pour aller prendre place à Tuma, aux côtés des ancêtres de leur lignage. Pour ce faire, les femmes doivent redistribuer à tous ceux (individus, lignages) qui ont été liés de son vivant au défunt une énorme quantité de biens féminins - jupes de feuilles rouges et paquets de feuilles de bananier tressées (doba : jupes, manuga : feuilles de bananier) que les femmes ne cessent d'accumuler au cours de leur vie d'adulte, soit qu'elles les produisent elles-mêmes, soit qu'elles se les procurent avec les ignames que leurs père, époux, frère leur donnent. Ce sont donc les femmes agissant en tant que sœurs, mères ou filles qui, par la distribution de leurs propres richesses, permettent aux défunts de leur lignage de reprendre vie à Tuma et aux vivants, dont les liens sont interrompus par cette mort, de renouer ces liens par ces échanges. En effet, les femmes sont les seules à pouvoir « déconcevoir» et à garantir une nouvelle vie aux êtres qu'elles ont conçus. Et comme la mort pour les Trobriandais entraîne tous les deuillants du mort dans une sorte de « mort vivante », ce sont les femmes qui relancent le jeu de la vie sociale. Elles 2 exercent ainsi un pouvoir social réel que Malinowski avait déjà souligné fortement et qu'Annette Weiner a décrit en détail 3 : Aux îles Trobriand, on trouve une société matrilinéaire où les femmes prennent une place considérable dans la vie tribale et où elles jouent un rôle dirigeant dans certaines activités économiques, cérémonielles et magiques. Ceci influence très profondément aussi bien la vie érotique que l'institution du mariage 4 • 1. S. Montague, «Trobriand Gender Identity lt, in Mankind, vol. 14, 1983, pp. 33-45. 2. A. Weiner : «Nothing is so dramatic as a woman standing at a Sagali surrounded by thousands of bundles. Nor can anything be more impressive than watching the deponment of women as they attend to the distribution. When women walk onto the center to throw down their wealth, they carry themselves with a pride characreristic as that of any Melanesian Big Man. » In A. Weiner, Women of Value. Men of Renown, op. cit., p. 118. 3. A. Weiner, The Trobriand lslanders of Papua New Guinea, op. cit. 4. B. Malinowski, The Father. .•• op. cit., pp. 11-12.
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Nous terminerons cette analyse du cas Trobriand en le comparant aux deux autres analysés précédemment, celui des Inuit et celui des Baruya. Dans les trois cas, le scénario de la conception d'un enfant implique : 1. La présence active (Inuit, Baruya) ou passive (Trobriand) d'une puissance surnaturelle qui vit loin de la société des humains mais les a placés sous sa protection. 2. I:intervention d'ancêtres, de défunts proches et connus (Inuit) ou lointains (Baruya, Trobriand) qui veulent se réincarner (Baruya, Trobriand, Inuit) ou que les humains veulent réincarner dans un enfant (Inuit). I:enfant a (Inuit) ou n'a pas (Baruya, Trobriand) la mémoire des faits et gestes de la personne qui s'est réincarnée en lui. 3. Le rôle de la femme et de l'homme dans le procès de conception est dans tous les cas en concordance avec le principe qui organise la descendance, et fonde l'appropriation des enfants par l'un ou l'autre des deux côtés, paternel (Baruya), maternel (Trobriand), ou par les deux dans le cas d'un système cognatique (Inuit). Dans ce dernier cas, le sperme de l'homme se mêle au sang menstruel de la femme pour produire le corps du fœtus, et finalement de l'enfant qui sort du ventre de sa mère. Dans le cas patrilinéaire, c'est le sperme qui fait le squelette et la chair du fœtus, et il est fait silence sur le sang de la mère, surtout sur son sang menstruel, considéré comme destructeur des forces de l'homme, comme l'antisperme. Dans l'exemple matrilinéaire, il est fait silence sur le sperme de l'homme et le sang menstruel de la femme passe au premier plan. 4. Dans deux cas sur trois, le sperme joue en outre le rôle de nourriture du fœtus, et le père, même s'il n'est pas le géniteur de l'enfant (Trobriand), est un père nourricier qui commence avant sa naissance à le nourrir sous sa forme de fœtus. Dans les trois cas, les maris nourrissent la mère et l'enfant de nourritures fortes, gibier chez les Inuit, gibier et tubercules chez les Baruya, ignames et autres nourritures « solides» chez les Trobriandais. 5. Dans tous les cas, l'intervention des humains ne suffit pas à faire un enfant. Celui-ci est toujours le résultat d'une coopération entre le monde invisible des dieux et des ancêtres et le monde visible des hommes et des femmes. 6. Dans les trois sociétés, la possibilité est reconnue de naissances qui seraient l'œuvre des dieux ou autres entités surnaturelles, sans qu'interviennent les humains. Le fait que, pour les Trobriandais ou pour les Aborigènes australiens, les enfants existent avant même d'être conçus par leurs parents incite à chercher si cette vision de la vie existe ailleurs qu'en Océanie. En fait, les exemples en sont nombreux, surtout en Mrique, et nous avons choisi de présenter le cas des Nzema pour en témoigner.
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Les Nzema du sud du Ghana
Les Nzema vivent au sud du Ghana 1. ns appartiennent au grand groupe akan. Leur société est divisée en sept clans matrilinéaires (abusua), mais leur résidence est patrilocale, deux principeS que nous avons rencontrés également aux îles Trobriand. Villages et petites villes sont placés sous l'autorité d'une hiérarchie de chefs. Pour les Nzema, les enfants sont des morts qui ont voulu revivre dans le corps d'un enfant. Les morts vivent sous terre en un lieu nommé Ebolo. Ce lieu se situe au-delà d'un fleuve souterrain que les morts franchissent en donnant quelques pièces de monnaie à un passeur qui les transporte dans sa barque sur l'autre rive. Là, ils sont accueillis par tous les morts de leur clan qui les conduisent devant leur chef, auquel chaque mort doit rendre compte, jusque dans les détails, de l'existence qu'il a connue antérieurement sur terre. Ensuite commence pour le défunt une vie très semblable à celle qu'il menait sur terre, mais en plus agréable. mange, boit, se promène, etc. TI jouit de la mort. Les morts existent sous la forme d'une âme (ngomenle) mais aussi d'une sorte de corps (funli) qui n'est pas le corps (ngonane) qu'ils possédaient de leur vivant. Parmi ces morts, certains décident de retourner vivre sur terre une autre vie, mais loin de leurs parents et amis, de crainte d'être reconnus. Leur corps reprend alors son ancienne forme. D'autres, en revanche, désirent se réincarner en un enfant. I.:esprit du défunt se transforme alors en une sorte de « larve», qui est le corps d'un enfantesprit. Celui-ci va se loger dans l'utérus d'une femme qui, en général, mais pas toujours, est un membre de son clan. I.:enfant humain dans lequel va se transformer l'enfant-esprit appartiendra au clan de cette femme et non à celui de son mari. Une fois dans le ventre de la femme, l'esprit-enfant se transforme en fœtus par l'effet des rapports sexuels entre son père et sa mère. La femme, avec son sang menstruel, va produire la chair et les os de l'enfant. I.:homme, avec son sperme, va produire son sang. Le sang de l'homme porte en lui une force vitale (mora) qui, si elle est « agréée» par la force vitale contenue dans le sang de la femme, va donner à l'enfant en gestation la capacité de se mouvoir et plus tard de respirer. Sans cet « agrément» par le sang de la femme, l'enfant n'est pas conçu. A sa naissance, l'enfant reçoit deux noms, l'un donné par son père et l'autre un nom-âme (ekela) qui indique le jour de la semaine où il est né et le relie au monde des divinités, particulièrement au grand dieu Nyamenle. Ce nom ne survivra pas à sa mort, de même que disparaîtra avec lui le principe de vie (mora) mêlé à son sang. Ce nom retournera auprès des dieux, son âme (ngomenJe), elle, entamera le voyage pour Ebolo, la terre des morts, emportant avec elle une sorte de corps (funli).
n
1. V. L. GrottaneUi, «Pre-existence and survival in Nzema beliefs., Mtm, vol. 61, 1961, pp. 1-5.
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Les os du défunt sont alors rendus par ses paternels à son clan maternel. Ce dernier prend en charge ses funérailles, accomplit les rites qui l'envoient vers la terre des morts et règle tous les problèmes de l'héritage des biens du défunt, du transfert de ses fonctions, de ses titres, etc. On voit que dans cette société matrilinéaire, le rôle du père, dans le fonctionnement des rapports de parenté, dans la définition de l'identité des enfants, dans le déroulement de leur existence, etc., est très important et trouve son expression au niveau des théories de la conception d'un enfant de plusieurs manières. Le sang qui coule dans le corps de renfant, le souffle qui l'anime, proviennent aussi de son sperme. Le nom qu'il porte a été choisi par lui. Les qualités prêtées à l'enfant proviennent aussi de lui, du mora porté par son sang. Ce sont ses soins, c'est son esprit qui enveloppent l'enfant et le protègent, au point dit-on que, si un enfant est séparé de son père, il ne se développe pas. D'ailleurs, l'enfant qui est nourri par son père doit observer tous les tabous alimentaires de ce dernier et se placer sous la protection des dieux auxquels son père rend un culte en s'imposant tous ses tabous. L'exemple des Nzema, matrilinéaires mais chez qui la résidence est patrilocale et l'importance sociale du père extrêmement forte, va dans le même sens que celui des Trobriandais. Dans les deux cas, les pères donnent à leurs enfants un nom, des biens, ainsi que protection et affection. Dans le cas Trobriand, le rôle du père est de donner forme au fœtus et de le nourrir de son sperme, mais sans fabriquer sa substance. Chez les Nzema, le sperme de l'homme donne à l'enfant son sang et son souffle. Mais là encore, l'union sexuelle d'un homme et d'une femme est nécessaire pour qu'existe un enfant mais elle ne suffit pas. D'autres acteurs interviennent, et de nouveau ce sont des ancêtres et des dieux. Le cas Nzema présente deux particularités sur lesquelles il faut insister. L'enfant-esprit qui vit sur la terre des morts n'est pas à l'abri d'agressions et d'influences malignes de la part de divinités et d'esprits malfaisants (asongu). Ceci se traduira après la naissance de l'enfant, qui n'a aucune mémoire de ces événements, par des symptômes divers, dysenterie, vomissements que l'on traitera par des prières, des décoctions, des formules magiques. Mais parfois, cela ne suffit pas. Par exemple, dans le cas d'une famille où les enfants meurent à répétition. On demande alors à un devin de découvrir quel est l'ancêtre ou le défunt qui s'est réincarné dans ces enfants qui sont morts ou tombés gravement malades, et ce qu'il veut. Quand le devin a découvert l'identité de l'âme incarnée dans l'enfant et les raisons de son courroux, il en informe les parents et fait un sacrifice à l'esprit courroucé. Enfin, il donne aux parents une série de prescriptions - et bien entendu attend une récompense pour ses services 1. 1. On retrouve dans de nombreuses sociétés d'Afrique de J'Ouest l'idée que la naissance d'un enfant signifie le cr retour d'un ancêtre », et celle que cet ancêtre est au départ inconnu des parents de l'enfant (et, bien entendu, ignoré de l'enfant lui-même, qui n'a aucun souvenir de son séjour chez les morts). Mais, comme chez les Nzema, des décès
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MÉTAMORPHOSES DE LA PAR.ENIt
Divinités.
~o [j,O
Ebolo : le séjour des morts et des enfants non nés
Ancêtres
Humains. vivants ~ ~ Sperme ( . Fœtus S ang ffI 't
----t,.. Enfant
liEJ
a..
Ancêtre
l
Enfant-esprit
0)
+SOU 9V1a
=
l
0
sang menstruel ~ + mora de la femme Chair et os
o
Voici maintenant un dernier exemple de société où le principe de descendance est également matrilinéaire, comme aux: Trobriand et chez les Nzema, mais où le père a une importance sociale plus grande encore que dans ces deux sociétés et où la mère ne partage plus aucune substance corporelle avec l'enfant qu'elle met au monde et qui appartient à son matrilignage.
répétés d'enfants en bas âge, des fausses couches, etc., poussent à chercher à identifier l'ancêtre et à lui offrir des sacrifices pour obtenir sa bienveillance. Chez les Mossi, le processus par lequel un ancêtre « revient» chez un des descendants se nomme le segre. Ce que le mort transmet à l'enfant est un souffle, un principe vital (siiga) qui, à la mort d'un individu, sort de ses narines et erre en brousse avant de revenir habiter le corps d'un de ses descendants. J:âme dl! mort (kilima) partirait vivre dans le village des ancêtres, en un lieu nommé Pilimpiku. A la naissance d'un enfant, Je père ou l'homme du lignage habilité à sacrifier sur l'autel des ancêtres, appelé également segre, se rend chez un devin pour lui demander d'identifier l'ancêtre revenu vivre dans l'enfant. Le devin identifie l'ancêtre dont l'enfant portera désormais le nom lignager. L'enfant reçoit ensuite un autre nom, individuel (yure). De nombreuses morts, ou maladies d'enfants, s'expliquent selon les Mossi parce que deux ancêtres se querellent pour revenir dans le même enfant. La liste dressée par Doris Bonnet des ancêtres qui peuvent revenir dans un nouveau-né est en concordance avec le caractère patrilinéaire et la nomenclature omaha de leur système de parenté. Se réincarnent le plus souvent le père du père de l'enfant (Ego), le frère du père qui est également considéré comme le père d'Ego, etc. TI est intéressant enfin de noter que chez les Mossi, ce n'est pas l'âme de l'ancêtre qui se réincarne dans un enfant, c'est son souffle qui donne la vie à l'un de ses descendants. Voir D. Bonnet, « Le retour de l'ancêtre »,]ournal des africanistes, vol. 51, nOS 1-2, 1981, pp. 149-182.
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Les Maenge de Nouvelle-Bretagne La société des Maenge, qui vivent dans la partie orientale de l'île de la Nouvelle-Bretagne, en Océanie 1, est partagée en deux moitiés exogames, divisées en,clans et sous-clans également exogames. Clans et sous-clans sont géographiquement dispersés et résident en des lieux d'où leurs ancêtres avaient émergé. Ni les moitiés ni les dans ne fonctio~ent comme des groupes sociaux réels. fis n'ont ni chefs ni leaders pour les représenter, et fonctionnent seulement comme catégories de classement. Les véritables unités politiques, économiques et cérémonielles sont les sous-clans dont les membres vivent dans le même village ou dans l'un des hameaux qui composent un village. Ces groupes de descendance ont des droits communs sur les terres attenantes au village. Ds possèdent un trésor commun d'objets précieux, monnaies de coquillage, lames de haches de pierre, etc., dont la gestion est conliée à l'un de leurs Big Men, et ils agissent comme un tout en diverses circonstances : la mise en culture de jardins cérémoniels, les rites concernant la terre, et surtout au moment de l'entrée en guerre. Chaque village ou hameau est sous l'autorité d'un Big Man appartenant en principe au matrilignage ou au sous-clan de ses fondateurs. Cet homme est appelé maga tamana, le «père du village». Chez les Maenge, la polygamie est largement pratiquée, de sorte que les enfants d'un même homme ayant plusieurs épouses appartiennent à des matrilignages différents. La résidence après le mariage, à la différence de ce qui est la règle aux îles Trobriand, n'est pas obligatoirement virilocale. Un tiers des nouveaux couples résident auprès des parents de la femme, un tiers auprès des parents de l'homme, les autres vivent dans le village où les ..deux époux sont nés. A l'intérieur des matrilignages et des villages, la compétition entre les membres d'un même groupe de descendance matrilinéaire est vive pour se faire reconnaître à la fois comme le représentant de son groupe et comme le «père du village ». Celui-ci n'est pas nécessairement l'aîné de son lignage. Et ce n'est pas nécessairement le neveu qui succède à son oncle maternel. La raison en est que celui qui est devenu le «père du village» fait en général tout pour que ce soit son fils aîné, ou l'un de ses fils, appartenant donc à un autre matrilignage, qui lui succède. En fait, sur vingt-neuf cas de succession analysés par Michel Panoff, quinze présentaient un neveu qui avait succédé à son onde maternel, quatorze un DIs qui avait succédé à son père. Tous ces faits, ainsi que les mots « père du village», etc., nous renvoient à l'existence, au sein de la société maenge, d'un second principe de parenté qui regroupe les gens sur la base cette fois de leur commune descendance à partir d'un ancêtre masculin commun, d'un ou 1. Cf. M. Pan off, « Patrifiliation as ideology and pracrice in a matrilineal society », Ethn%gy, vol. XV, n° 2,1976, pp. 175-188.
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~TAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
de plusieurs hommes qui étaient frères par le même père quand bien même ils appartenaient, du fait de leur mère, à des lignages matrilinéaires différents. Ces groupes de parenté ont un nom, et la formule qui les désigne, malo tumana, se traduit par « ce qui est enveloppé dans la bande d'écorce qui ceint les reins d'un homme», métaphore pour désigner le pénis de l'homme. Michel Panoff la traduit par une expression de l'ancien droit français, « la parenté par la verge», opposée à la « parenté par le ventre », la parenté utérine. Malo tumana est une institution qui regroupe :
1. Les enfants d'un même père mais de mères différentes. 2. Les enfants de deux ou plusieurs frères à part entière et non de demi-frères. 3. Les enfants issus des hommes des deux ensembles précédents. AU delà, on considère que le sang des enfants de ces hommes est trop mélangé. M
Remarquons que les enfants d'un même père et d'une même mère, les germains à part entière, ne sont pas compris dans le malo tumana, pas plus que les demi-germains de même mère, ce qui différencie clairement le malo tumana d'un matrilignage. Entre tous les individus appartenant au même malo tumana, la solidarité est attendue dans toutes sortes de contextes, comme les expéditions commerciales, la guerre, etc. Cette solidarité porte un nom, piu, qui signifie « lier». Elle n'est pas fondée sur la base d'un intérêt commun dont elle constituerait l'aspect sublimé, tels des droits partagés sur une même terre. Elle est fondée sur le partage par tous ces individus d'un même sang masculin qui leur interdit de se marier entre eux, même si leur appartenance à deux moitiés différentes le leur permettrait. Elle est donc fondée sur une commune filiation par les hommes, c'est-à-dire sur la mise en œuvre d'un principe de patrifiliation. Ot; et c'est ce qui nous intéresse ici, la coexistence de ces deux principes, de patrifiliation et de descendance matrilinéaire, se retrouve exprimée dans la manière dont les Maenge se représentent la conception d'un enfant. Pour eux, c'est le sperme de l'homme, et lui seul, qui fabrique le corps de l'enfant, qui se transforme en son sang, en sa chair, en ses os et lui donne le mouvement et le souffle. La femme, elle, ne partage pas de substance avec son enfant mais elle contient celui-ci dans son utérus et lui donne alors son « âme» intérieure (kamu e pei), qui va se loger dans le sang transmis par le père. Les Maenge pensent que chaque individu a deux âmes, une âme intérieure et un double extérieur (kamu e soali). Câme intérieure envahit toute la substance du corps et donne à celui
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épreuves physiques que subissent garçons et filles lors de leurs initiations, et, bien entendu, après la mort, lorsqu'elles abandonnent l'une comme l'autre le corps du défunt qui a déjà commencé à se décomposer: Les deux âmes, toujours jointes l'une à l'autre, se transforment alors en un «fantôme» (soare) qui, au bout de quelques jours, après divers rites, quitte son 'village où il continuait à se mêler aux vivants, et se met en route pour le village des morts situé sous les eaux de la mer dont les ancêtres des clans avaient à l'origine émergé 1• Avec lui il emporte les âmes des taros et a utres plantes cultivées que les membres de son lignage ont offerts au défunt pour lui permettre d'apaiser les mauvais esprits qui viendraient à l'attaquer. Alors que chez les Trobriandais matrilinéaires et virilocaux le sperme de l'homme n'entrait pas dans la conception de l'enfant mais lui donnait sa forme, alors que chez les Nzema, matrilinéaires et patrilocaux, le sperme fabrique le sang du fœtus et lui donne souffle, chez les Maenge, le sperme fabrique entièrement le corps de l'enfant, mais c'est la mère qui lui donne une âme intérieure et (probablement) sa forme extérieure qui quitte le corps du défunt et part, encore attachée à l'âme intérieure, vers le pays des mortS. Mais les rapports d'un père avec ses enfants ne se limitent pas à leur donner un corps. leur dispense son affection et sa protection : il leur donne de la monnaie de coquillages, et à ses fils des parcelles de ses terres (qui sont des terres de son matrilignage auquel n'appartiennent pas ses enfants). n leur transmet certains de ses savoirs rituels. n contribue, pour une forte part, aux dépenses nécessaires à l'organisation de leurs initiations. Son beau-frère, l'oncle maternel des enfants, y contribue également mais moins. C'est le père qui apporte la plus grosse part quand il faut rassembler la compensation matrimoniale que chacun de ses fils devra verser pour se marier. Comme aux îles Trobriand, un homme pousse en général ses fils (ou du moins son fils aîné) à se marier dans son propre matrilignage, avec une fille de ses « sœurs ». Là encore, l'oncle maternel apporte sa part, mais elle est toujours moindre. Cependant il est interdit à un homme d'entraîner lui~même ses fils à la
n
1. Cf. M. Panoff, «The notion of double self among the Maenge ", The Journal of the cc terre des morts » s'étend au-delà d'une première rivière appelée cc Chagrin» et {fc!rdée par un être surnaturel très laid, KavavaJeka, qui oblige les âmes des morts, pour les faire passer sur l'autre rive, à lécher une plaie infeCtée et purulente qui a envahi rune de ses jambes. Les âmes qui refusent sont refoulées et deviennent de «mauvais morts» condamnés à errer éternellement sur teae où elles prennent plaisir à agresser les vivants. Passé la rivière, les âmes sont accueillies par un dieu, Nom, qui les lave et les débarrasse des fragments sales et malodorants de leur double extérieur qui pouvaient encore être attachés à leur moi intérieur. I.e mort devient ainsi cc beau comme la lumière », et c'est alors que le dieu Nom lui fait traverser une seconde rivière appelée l' cc Oubli ", comme le fleuve Léthé pour les anciens Grecs. Là, il est accueilli par les membres décédés de son matrictan. n est désonnais débarrassé de tou~ attache terrestre, et pour lui commence une vie paradisiaque, sans travail, sans souffrance d'aucune sorte. Cêtre humain redevient ce qu'il était à l'origine: immortel. Polynesian Society, voL 77, nO 3, septembre 1968, pp. 275-295. La
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guerre car il pourrait le blesser ou être blessé, et ce serait pour tous agresser leur propre sang. Ce sont donc les hommes du matrilignage de l'enfant qui lui apprendront à manier les armes et à tuer. C'est avec eux qu'il cultivera les grands jardins destinés aux cérémonies religieuses, qu'il gérera les terres communes. Cette institution, qui rassemble les gens sur la base de leurs liens maternels, s'appelle galiou, «le bouclier» ; elle s'oppose au ma/o tumana et en est le complément. C'est à partir de cette organisation sociale duale que l'on peut comprendre à la fois les attitudes des pères envers leurs enfants, mais aussi le fait que le leader de chaque village s'appelle « le père du village» (maga tumana), dénomination d'un rapport politico-rituel par un terme emprunté à l'univers de la parenté. Le cc père» d'un village est en effet beaucoup plus que le leader du segment local de son clan. n exerce son autorité sur tous les autres lignages qui résident sur ses terres et auxquels il donne nourriture et protection par les rites qu'il accomplit au bénéfice de tous. Un homme ne devient un Big Man que lorsqu'il a su organiser et financer, par ses ressources propres et celles des membres de son matrilignage qui acceptent de le seconder, les rites d'initiation qui sont d'abord destinés à initier ses propres enfants. Un autre défi qu'il doit affronter pour démontrer son influence et sa richesse (car toute cérémonie exige de sacrifier des cochons et d'en redistribuer les parts accompagnées de monnaies de coquillages et autres objets de valeur) est la construction d'une maison des hommes et son entretien. En général, il donne à cette maison le nom de son fils aîné. De plus, c'est le privilège des maga tamana d'organiser pour leur enfant premier-né, fille ou garçon, un cycle de cérémonies complexes et coûteuses (alangapaga) qui commencent à la naissance de l'enfant et s'achèvent à son mariage, et qui sont destinées à « exalter» la personne de cet enfant, à grandir son nom au-dessus de ceux de tous les autres enfants de son âge nés dans le village - et même au-delà. Avec les Maenge, nous nous trouvons donc devant le cas d'une société matrilinéaire qui a fait du principe de patrifiliation le support de toute une série de pratiques nécessaires à sa reproduction. La coexistence de ces deux principes, qui vont en partie dans des sens opposés, succession des fils à leur père et/ou des neveux à leur oncle maternel, crée entre eux une tension permanente mais qui n'abolit pas la prééminence dernière du principe matrilinéaire. Le rôle prééminent du sperme, qui correspond au principe social de patrifiliation, est complémentaire de l'apport par la mère de l'âme intérieure et de la forme extérieure de l'enfant. Et finalement, c'est vers la terre des ancêtres de sa mère qu'une âme retourne après la mort pour vivre une vie sans souffrance et sans travail. Le paradis maternel. Dernière remarque. Les Maenge nous fournissent une fois encore un bon exemple de recours au vocabulaire et aux représentations liés aux rapports de parenté, ici la figure de « père », pour désigner un individu exerçant des fonctions politico-rituelles qui débordent, et de loin, le strict domaine de la parenté. Les relations d'affection, de protection, de partage liées à l'exercice de la parenté dans des univers familiaux et
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domestiques sont ainsi projetées sur des rapports sociaux différents qui sont pensés à leur image, métaphorisés par les mots de la parenté, enveloppés par eux. Mais là comme ailleurs, les rapports politiques ne sont ni le prolongement des rapports de parenté ni des rapports analogues aux rapports de parenté. Là comme ailleurs, la parenté n'est pas le fondement ùltime de la société.
Les Khumbo du Népal Nous avons jusqu'à maintenant supposé qu'il n'existe, au sein d'une société donnée, qu'un seul système de représentation du processus de conception des enfants, un seul dogme. En fait, dans bien des sociétés coexistent plusieurs systèmes qui ne concordent pas nécessairement ou concordent sur certains points et s'opposent sur d'autres. Dans d'autres encore, on découvre des systèmes qui ont combiné plusieurs traditions renvoyant à des époques et à des faits historiques plus ou moins lointains et qui viennent s'imprimer dans le corps de l'enfant à son insu (et bien souvent à l'insu de ses parents, qui n'ont pas gardé la mémoire de ces faits). Nous commencerons par un exemple de ces syncrétismes historiques avec le cas des Khumbo 1, un groupe de pasteurs et agriculteurs de langue tibétaine vivant au cœur de l'Himalaya népalais, dans la «vallée cachée» d'Aron, au pied du mont Makalu. Cette société est née de la rencontre et de l'association de plusieurs clans venus du Tibet à des époques différentes. Les clans subsistent, mais leur rôle social s'est effacé derrière le fait plus important désormais de faire partie d'une même communauté territoriale, qui réside à Sepa et est protégée par les divinités qui habitent leurs montagnes et par les montagnes qui sont ellesmêmes des divinités, des êtres sacrés. Les Khumbo ont vécu pendant des siècles à la périphérie de l'espace administré par l'État tibétain et à la marge également des zones d'influence des grands monastères bouddhistes. De ce fait, leur société a conservé certaines croyances religieuses pré bouddhistes caractéristiques de l'époque des premiers rois tibétains. Deux sortes de prêtres gèrent les cultes, les Ihaven, prêtres mariés qui s'occupent des divinités claniques et des dieux du territoire, et les lama, qui appartiennent à la tradition bouddhiste des Nyimmapa et sont également mariés. Ce sont eux les « grands hommes » des Khumbo. Leurs fonctions rituelles, leurs savoirs les élèvent au-dessus des autres hommes qui sont à la tête des grandes unités domestiques. Certaines femmes appelées Ihakama, «celle qui donne la parole aux dieux », jouent un grand rôle également. Elles sont possédées par les dieux, les esprits des morts, et sont censées vivre des expériences terrifiantes en affrontant les démons et toute la part impure 1. H. Diemberger, cc Blood, sperm, soul and the mountain", in T. Del Valle (dir.), Gendered Anthropology, Londres, Roudedge, 1993, pp. 88-127; .. Montagnes sacrées, os des ancêtres, sang maternel : le corps humain dans une communauté tibétaine du Népal», in M. Godelier, M. Panoff (dir.), La PToduction du corps, op. cit., pp. 269-280.
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de l'univers. Elles servent d'oracles et disent à tous ce que chacun veut cacher, d'où leur pouvoir 1. La notion d'impureté joue un grand rôle dans la société khumbo. La naissance d'un enfant est d'ailleurs un événement impm; qui renvoie à un inceste primordial, celui du fils de la Terre mère qui a voulu rentrer dans sa mère aussitôt né, ce qui fait que les hommes qui devaient être immortels sont désormais mortels. Pour les Khumbo, c'est le père qui débarrasse la mère et l'enfant de Pimpureté de cette naissance en donnant un nom à l'enfant, qui le fait ainsi membre de son clan, et en le présentant ensuite aux divinités de la montagne comme étant également leur enfant 2• Les rapports de parenté chez les Khumbo obéissent à un principe patrilinéaire de descendance. Les individus appartiennent au clan de leur père et ce clan est exogame. La résidence après le mariage est le plus souvent, mais pas obligatoirement, patrivirilocale. li est interdit aux fils de prendre épouse dans le clan de leur mère. Chaque génération doit se tourner vers de nouvelles familles pour se marier. Dans cet univers, comment se représente-t-on la fabrication d'un enfant? Sa conception commence avec l'union sexuelle d'un homme et d'une femme, qui vont devenir son père et sa mère. Le sexe de la femme est regardé comme une fleur rouge qui s'épanouit chaque mois et se referme si aucun sperme n'a pénétré en elle dans les dix, douze jours qui suivent les règles. Quand du sperme pénètre dans cette flem; celle-ci se referme et un embryon commence à se développer dans le ventre de la femme dès que celle-ci a mêlé son sang au sperme. Le sperme de l'homme fabrique les os et le cerveau de l'enfant, et pour cette raison renfant appartient au clan de son père. Le mot pour « clan» est précisément le même que pour dire « os »3. Les os sont la partie dure du corps humain transmise de génération en génération par les hommes (et non par les femmes), car ce sont les os qui font le sperme et le sperme qui fait les os. Cenfant est rattaché par ses os à une « ligne d'os» qui le relie à la divinité mâle de son clan (qui se trouve ainsi présente en lui). Ce dieu est particulier à un clan, et son culte est célébré par tous les membres de ce clan. Son nom est associé à une montagne sacrée du TIbet où vivaient les ancêtres du clan avant leur migration. Mais aujourd'hui, ces anciens dieux des clans vivent tous ensemble dans les montagnes de 1. Les fonctions de ces femmes les associent à une tradition tantrique fondée au XIIe siècle par une femme tibétaine et dont certains éléments se retrouvent chez les
Khumbo. 2. Chez les Khumbo, à la naissance de leur premier enfant, fille ou garçon, les parents ne sont plus appelés par leur nom mais par celui de cet enfant. 3. Le terme pour dan est rus, Ct os )), mot très répandu en Asie centrale. Claude LéviStrauss, dans Les Structures élémentaires de la parenté, avait fait allusion à l'existence de la parenté par l'os et de la parenté par le sang dans ces sociétés. Plus récemment, la parenté par « l'os» et le concept de « rü .. ont fait l'objet de nouvelles recherches parmi lesquelles le travail de Nancy E. Levine sur les Nyinba du Népal est particulièrement éclairant. Cf. N. E. Levine, «The theory of Rü kinsrup, descent and status in a TIbetan society ., in von FÜEer-Haimendod (dir.), Asian Highland Societies in Anthropological Perspective, New Delhi, Stirling, 1981, pp. 52-78.
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Beyul Khenbalung, leur nouvelle résidence. Ils sont devenus les dieux et les ancêtres de la nouvelle communauté qui s'est formée au terme de ces diverses migrations. Le sang de la femme donne à l'enfant sa chair et son sang. Par son sang, l'enfant se trouve rattaché à sa mère et à la mère de sa mère, etc. Alors que les os distinguent les clans et les séparent, le sang des femmes circule entre les clans et les réunit. Le sang de la femme chez les Khumbo est positif, puisqu'il est la source de la chair, du sang et de la forme du corps de chacun d'entre eux. Mais le sang menstruel interdit par ailleurs aux femmes d'approcher des armes sacrées, qui se trouvent dans chaque maison auprès d'un autel tourné vers les montagnes et dédié à Dabla, le dieu de la guerre et de la défense du territoire. Au cours de la grossesse, les rapports sexuels ne cessent pas, bien au contraire, car le sperme est censé nourrir le fœtus et s'ajouter à la nourriture ingérée par la mère. Plus tard la femme nourrira le bébé de son lait, les seins étant considérés comme pleins de grains qui se transforment en lait. Mais le sperme de l'homme et le sang de la femme ne suffisent pas pour faire un enfant. Il lui manque une âme - ou plutôt deux âmes. Et c'est ici que l'on voit se marquer dans le corps la rencontre historique d'une religion pré bouddhiste et d'une variété de bouddhisme. Sa première âme (la) est en fait un principe de vie qui rattache l'individu à la nature et aux montagnes qui l'entourent. Si ce principe quitte le corps et s'enfuit, ou s'il est volé par des démons, il peut être ramené dans le corps par des rituels particuliers. C'est le la qui donne à l'individu son énergie et son souffle. A la mort, cette âme abandonne définitivement le corps et s'en va résider dans les montagnes sacrées de Khenbalung, les âmes des prêtres près du sommet des montagnes, les autres âmes à leur pied. Ces montagnes sont les « propriétaires de la terre », les «maîtres du territoire». Car les montagnes ont une âme (la-ri) qui donne à la ter~e et à la communauté des Khumbo son énergie. A cette première âme qui rattache chaque Khumbo aux montagnes sacrées qui l'entourent s'ajoute le namsche, « le principe de conscience» bouddhique, qui selon la tradition est le support de la perception (illusoire) que chacun a du monde et de soi-même. TI est le support des actions qui vont maintenir l'individu prisonnier du cycle des réincarnations, du samsara au sein duquel, de réincarnation en réincarnation, tous les êtres animés ont déjà été père et mère les uns des autres. Cette « âmeprincipe de conscience» se détache de l'interespace des cycles des renaissances (bardo) et pénètre dans le vagin de la femme lorsque celle-ci fait l'amour. Si le namsche est attiré par la mère, le" nouvel être sera un garçon, s'il est attiré par le père, ce sera une fille. A la mort, le namsche quitte le corps et, poussé par la nature de ses actions passées (karma), se réincarne bientôt dans un autre être vivant 1• Bref, le sperme et le sang 1. Selon le fameux Livre des morts tibétain, lu au cours des funérailles par les Khumbo comme par tous les autres TIbétains. F. Fremantle et C. Trungpa, The Tibetan Book of the Deaâ, Berkeley, Shambala, 1975, p. 84.
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rattachent l'enfant au clan de ses pères et à ceux de sa mère, de la mère de sa mère, etc. Ses deux âmes le rattachent, l'une aux divinités et aux ancêtres qui protègent sa communauté, l'autre à l'univers du bouddhisme dont les Khumbo relèvent aussi. D'où les deux types de prêtres qui célèbrent les cultes et se tiennent de chaque côté des autels, les Ihaven, dont le nom évoque les Iha-bon, les prêtres de l'ancien Tibet pré bouddhique, et les Lama. Voici comment on peut schématiser le procès de conception d'un enfant chez les Khumbo : - Univers bouddhiste Interespace du cycle des réincarnations - Religion prébou Montagnes sacrêes
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À nouveau nous sommes en présence du même fait fondamental. Les parents d'un enfant khumbo ne suffisent pas pour le fabriquer en entier, pour en faire un enfant humain. TI y faut l'intervention d'agents spirituels plus puissants qu'eux, des ancêtres, des divinités, et, traversant le tout, le monde invisible du cycle des réincarnations bouddhiste. L'enfant se trouve non seulement inscrit dans des rapports et des groupes de parenté (son clan paternel, etc.), mais également rattaché intimement à des
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réalités qui transcendent les limites de ces rapports de parenté et de la division de la société en clans, et s'adressent à chacun en tant que membres d'une même communauté territoriale qui les protège et que tous doivent reproduire. En même temps, tous les membres de cette communauté appartiennent à une religion qui ignore les frontières entre clans et entre communautés et s'adresse à tout être humain qui désire s'arracher du monde illusoire dans lequel il vit et, par l'illumination du Bouddha, mettre fin définitivement au cycle des réincarnations en se fondant dans le nirvana. Plus au nord, dans une autre vallée qui a fait partie de l'État tibétain pendant des siècles, vit un autre groupe, les Kharta, avec lesquels les Khumbo font du commerce et occasionnellement se marient. La comparaison entre Kharta et Khumbo est riche d'enseignements. La terminologie et le système de parenté des Kharta sont en gros les mêmes que ceux des Khumbo. Mais des différences profondes les séparent. TI n'existe plus chez eux de clans nommés. Les gens se définissent par rapport à leur famille et leur village. Les termes « os » et « chair» désignent seulement la filiation paternelle de l'individu et ses liens maternels. La divinité du dan (pholha) des Khumbo est devenue un dieu de la famille, et les dieux des montagnes ont été « bouddhifiés » 1. Chez les Khumbo, vivant depuis des siècles à la marge de l'État tibétain, les transformations n'avaient jamais pris cette ampleur et c'est ce dont témoignent encore les corps et les âmes de leurs enfants. Notons que le bouddhisme ne pourchasse pas les anciens dieux, comme l'ont fait et le font d'autres religions qui se proposent également de convertir l'humanité entière à leur foi, à leur « "vrai» dieu 2 • Les dieux 1. Le contraste entre les Khumbo et les Kharta renvoie à un processus qui a commencé
dans le TIbet central bien avant le XIlle siècle. Déjà la formation de l'ancien royaume du TIbet avait affaibli les confédérations de dans, remplacées par une administration militaire et civile nouvelle, divisant la société en quatre cc rü JO (cornes), chacun divisé en huit districts. Mais les dans persistaient, même si leurs fonctions avaient été redéfinies par ces nouvelles structures sociales qui servaient d'assise et d'instrument du pouvoir à une aristocratie héréditaire et à la royauté. Avec la reconnaissance du bouddhisme comme religion officielle et le déclin de la royauté, un nouvel ordre social s'est mis en place à partir du )Cne siècle, avec l'émergence de grands centres religieux et de monastères qui devinrent les nouveaux lieux du pouvoir, politique et religieux. Les clans et les noms des dans commencèrent à disparaître. Les individus furent de plus en plus définis par leur lieu de naissance et de résidence et leur affiliation à telle ou telle forme de bouddhisme et à tel centre religieux. Le principe patrilinéaire et la mémoire des généalogies devinrent les marques des famille~ de prêtres ou d'aristocrates. Pour reprendre les termes mêmes de H. Diemberger : «A partir du XIIIe siècle, Pidée de la réincarnation d'un principe de conscience indépendant de la parenté est devenue la base conceptuelle pour penser la réincarnation des personnalités politico-religieuses, les tulku, véritables lignées de hiérophantes dont le Dalai-Lama est l'exemple le plus connu. Ceci s'est passé à l'époque et là où la religion bouddhique est devenue le facteur structUrant de la société. Ensuite, en général, les noms claniques ont disparu en tant qu'indicateurs d'identité en faveur des noms de localités et des noms des communautés religieuses d'appartenance ». Voir H. Diemberger, «Blood, sperm, soul and the mountain », loe. cit., p. 97. 2. Malinowski, à diverses reprises dans son œuvre, signale l'exaspération des habitants des ües Trobriand à l'audition des prêches des missionnaires protestants ou catholiques qui critiquaient leurs pratiques sexuelles et leurs représentations du processus de la
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pour le bouddhisme font partie du rappon illusoire que les hommes entretiennent avec le monde et avec eux-mêmes. On ne les chasse pas puisqu'ils font partie des illusions qui disparaissent lorsque l'individu progresse sur le chemin de 1'« illumination ». Venons-en à un second type de situations, celles où deux modèles (ou davantage) du processus de conception d'un enfant coexistent dans la même société et sont plus ou moins profondément antagonistes entre eux. Les différents modèles ne se présentent pas, comme dans le cas des Khumbo, comme le rappon entre un modèle interne et un modèle né hors de la société locale et importé, sinon imposé. Dans les deux cas suivants, nous avons affaire à des modèles distincts qui se sont développés dans la même société et expriment, par leur existence même et leurs différences, les vues de deux groupes sociaux situés l'un par rapport à l'autre dans des rappons inégaux, de domination pour l'un, de subordination pour l'autre, bref, des rapports de pouvoir qui viennent s'exprimer et s'imprimer dans le corps des enfants. Les Telefolmin de Nouvelle-Guinée
Le premier cas est celui des Telefolmin2, un groupe vivant dans les montagnes de Nouvelle-Guinée, près des sources du fleuve Sepik, et qui pratique intensivement l'horticulture et la chasse. Deux modèles de la conception des enfants y coexistent. Un modèle « officiel », partagé par les hommes et par les femmes, et un modèle «secret» propre aux femmes et qui contredit partiellement le modèle officiel. L'horticulture et la chasse dispersent les familles autour de villages qui constituent leur base stable. Ces villages sont fortement endogames et organisés autour d'une vaste maison des hommes qui est en même temps un lieu où sont conservées des reliques, lesquelles sont les os d'ancêtres masculins auxquels seuls les hommes peuvent rendre un culte. Celui-ci est marqué par une série d'étapes initiatiques pour les garçons, qui se répanissent en deux moitiés et deux sphères rituelles, la moitié dite du Taro et la moitié dite de la Flèche. Les rites de la moitié du Taro concernent les pouvoirs de donner la vie, de faire pousser de belles récoltes dans les jardins, d'élever les cochons, de nourrir les gens. Sa couleur est le blanc. Les rites de l'autre moitié concernent les pouvoirs de prendre une conception d'un enfant. Voici son commentaire : oc The whole Christian morality is strongly associated with the institution of a patrilineal and patriarchal family with the father as progenitor and maner of the household. In short the religion, whose dogmatic essence is based on the sacredness of the Father to son relationships and where the moral stand or faU with a strong J)atriarchal family, most obviously proceeds by making the paternal relation strong and fum, by mst showing that it has a natural foundation. Thus 1 discovered that the natives had been somewhat exasperated by having preached at them what seems to them an absurdity, and by 6.nding me, 50 "unmissionary" as a rule, engaged in the same futile argument.,. Voir B. Malinowski, The Pather. •• , op. cit., p. 59. 2. Cf. l'article important de D.10rgensen, .. Mirroring nature? Men's and women's models of conception in Telefolmin ,., Mankind, vol. 14, nO 1, août 1988, pp. 57-65.
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vie, de tuet; d'avoir du succès à la chasse et à la guerre. Sa couleur est le rouge. Dan Jorgensen, qui a travaillé chez les Telefolmin, souligne combien il lui fut difficile d'enquêter sur la manière dont on y fait les enfants. Pour les hommes, parler de cela était considéré comme dégoûtant, indigne d'eux, une question à poser aux femmes parce que c'est leur affaire, alors que le domaine des cultes et des rituels ésotériques ainsi que le gouvernement de la société sont la leur. Finalement les hommes acceptèrent, par amitié, de lui raconter ce qui suit. Les enfants sont formés par la combinaison de 1'« eau du pénis » et des « liquides vaginaux » qui se rencontrent et se mêlent dans la matrice de la femme lorsqu'un homme et une femme font l'amow:. Les hommes ne font pas de différence entre la part de l'homme et celle de la femme. Le sperme se mêle aux fluides vaginaux et le mélange fait le corps de l'enfant. Mais le fœtus ne se fait pas en une fois. il faut faire souvent l'amour pour accumuler le sperme et les fluides de la femme. Une fois que celle-ci se sait enceinte, le couple doit cesser de faire l'amour afin d'éviter de fabriquer des jumeaux. Mais le fœtus n'est pas encore l'enfant. TI faut que s'ajoutent et se développent en lui une âme, une intelligence, et qu'il revête une forme qui le distinguera des autres personnes. Tout cela est lié à la présence dans le corps de sinik, une composante de l'être humain dont les Telefolmin avouaient ne pas vraiment savoir l'origine. Ds disaient qu'à mesure qu'un bébé grandit, il est capable de comprendre et de parler. C'est donc que le sinik se développe en lui. Quant à la ressemblance entre un enfant et son père ou sa mère ou quelqu'un d'autre, personne ne l'explique vraiment. Cette version masculine de la procréation correspond à leur système , de parenté, qui est profondément cogna tique, sans aucune référence à l'existence de dans, de lignages, etc. Les individus appartiennent à diverses parentèles sans qu'on puisse discerner telle inflexion sur les liens du côté du père ou du côté de la mère. Les Telefolmin mettent d'ailleurs plutôt l'accent sur les soins apportés à un enfant pour le nourrit; l'élevet; le protéger que sur les faits de naissance. Et les grands chasseurs sont comme les « pères» de leur village parce qu'ils nourrissent tout le monde avec le gibier qu'ils rapportent. Tout ceci n'expliquait pas pourquoi les femmes se retiraient dans une hutte, soit pour avoir leurs règles soit pour accouchet; et pourquoi les hommes considéraient le sang menstruel comme très dangereux pour eux. Dan Jorgensen décida donc d'interroger les femmes, et, à sa grande surprise, celles-ci ne manifestèrent aucune répugnance ni aucune difficulté pour en parler. Les femmes, en fait, connaissaient la version donnée par les hommes à Dan. Elles étaient d'accord avec l'idée que le fœtus est formé par le mélange du sperme et de leurs liquides vaginaux. Mais elles se séparaient des honunes sur un point : le rôle du sang menstruel, du sang de l'utérus (nok ipak), sujet sur lequel les hommes étaient restés
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muets. Pour les femmes, c'est de ce sang que proviennent les os de l'enfant. Le sperme et les fluides vaginaux fabriquent à égalité la chair et le sang de l'enfant, mais pas ses os. Cette représentation, nous le voyons, s'oppose totalement à celle des Khumbo, et elle est très inhabituelle en Nouvelle-Guinée. Alors que les représentations des hommes, pour qui les apports de l'homme et de la femme sont équivalents et complémentaires, s'accordent avec le caractère profondément indifférencié du système de parenté, d'où provenaient celles des femmes? Quel était leur enjeu? faut, pour le comprendre, regarder du côté des hommes et des cultes dont ils ont la responsabilité et dont sont exclues les femmes. Dun des buts de ces cultes est de ralentir la lente dérive de l'univers vers le néant. Et les rites qui le permettent impliquent la manipulation des os des ancêtres mâles les plus éminents de chaque village, qui sont gardés comme des reliques à l'intérieur des maisons des esprits. On découvre en fait que, selon les femmes, les reliques sacrées qui sont au cœur des cultes masculins et dont, je le répète, elles sont systématiquement exclues, proviennent de la substance même que les hommes abhorrent, leur propre sang menstruel. La théorie des femmes déborde donc la sphère des rapports de parenté et du monde familial, domestique. Elle affirme que les femmes sont présentes au cœur même de la sphère politico-rituelle. Une fois encore, comme nous l'avons vu avec les Baruya, les pouvoirs des hommes se présentent comme des pouvoirs dont ils ont exproprié les femmes, qui en sont la source première et permanente, les condamnant à être les spectatrices passives des actions entreprises par eux pour agir sur le cosmos et reproduire la société. Alors que les hommes ne revendiquent aucune priorité dans la conception d'un enfant et acceptent l'idée que les femmes y jouent un rôle égal au lem; les femmes, elles, revendiquent une priorité qui leur donne virtuellement, idéellement, une place centrale dans les rites secrets accomplis par les hommes, refusant ainsi la disjonction entre le politique et la parenté, et contestant leur ségrégation dans la sphère de la vie domestique à laquelle elles sont contraintes. En fait, Jorgensen devait ensuite apprendre des hommes que le sang menstruel, qui suscite publiquement chez eux le dégoût et la peur des femmes, est utilisé secrètement par eux pour faire « renaître» sans les femmes les jeunes garçons qu'on a séparés de leur mère pour les initier. On couvre leur visage d'une couche d'argile ocre, dont le nom secret est « sang menstruel» et qui contient du sang d'une femme qui menstruait au moment où ces rituels allaient commencer. Ce sang, c'est aussi celui d'Afek, la Vieille, la première femme qui a fait de son frère le premier homme. Elle lui a coupé le pénis qu'il avait trop long, l'a essayé ensuite dans son vagin pour vérifier s'il était à bonne longueur pour copuler, et après cet inceste fondateur, Afek a révélé à son frère les secrets des initiations, de la chasse et de la culture du taro, puis lui a appris à se parer le corps pour son initiation. Et c'est finalement grâce à elle, à la Vieille, donc, que les hommes dominent les femmes, car en partant Afek leur a
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donné ses os qu'ils gardent secrètement dans une maison de culte, située au cœur du pays, dans le village de Telefolip 1, et qui est la plus sacrée de toutes. On s'étonnera moins que ce soient les femmes qui, en 1978 et en 1979, ont joué un rôle si important à Telefolmin dans la destruction des reliques et l'abolition des cultes masculins préconisées par les prédicateurs d'une' secte protestante qui annonçait le retour du Christ et le rcvival de l'humanité. n doit être bien clair que le modèle des hommes n'est pas plus «vrai» que celui des femmes - ou l'inverse. Chacun de ces modèles exprime la place différente et inégale de l'un et l'autre sexe dans la société, il est à la fois l'expression de cette inégalité et un moyen de l'imposer (pour les hommes) ou de la refuser en pensée tout en s'y soumettant en pratique (pour les femmes).
Le royaume de Tonga Le second exemple de société au sein de laquelle coexistaient deux modèles de la procréation des enfants est celui du royaume de Tonga, qui s'étend sur cent soixante-neuf îles et fut l'une des sociétés polynésiennes les plus stratifiées avec Hawaï et Tahiti 2 • y existait une discrimination absolue entre la masse des tu'a, des gens sans rangs, sans titres, les roturiers, et les eiki, ceux qui possédaient titres et rangs. Parmi les eiki, on distinguait les toa, les chefs roturiers ou « petits chefs », et les eik; sii, dont les ancêtres avaient reçu leur titre du Tu'i Tonga, le représentant de la lignée royale, ou de nobles de haut rang. Taa signifie « brave », et ce terme renvoie à Pépoque où les guerres étaient incessantes et où les exploits sur le champ de bataille et la force physique élevaient un roturier au-dessus des autres et lui valaient de recevoir un titre - mais un titre qui pouvait lui être repris ou être repris à ses descendants. C'est son mana qui l'avait distingué, et son mana pouvait l'abandonner. En revanche, les vrais nobles, les sino'; eiki~ les « chefs-dans-Iecorps» qui tiennent leurs rangs de leur proximité par rapport aux lignées royales, possédaient en eux-mêmes le mana, cette puissance qui leur est consubstantielle et témoigne de leur essence divine. Tous ceux qui portaient titre avaient autorité sur une portion de territoire et sur les gens qui y vivaient. Mais cette autorité était toujours déléguée et prenait sa source dernière dans la personne du chef suprême, le Tu'i Tonga. Autrefois un titre était transmis soit de manière adelphique, du frère aîné au frère cadet, avec retour au fils aîné de la lignée aînée, soit de manière
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1. Sur Afek, voir M. Godelier, L'Énigme du don, Paris, Fayard, 1996; B. Craig et D. Hyndman (dit.), Chi/dren of Afek : Tradition and Change among the Mountain-Ok of central New Guinea, Sydney, Oceania Monograph, 1990. 2. Cf. F. Douaire-Marsaudon, .. Le meurtre cannibale ou la production d'un hommeDieu ,., in M. Godelier, Michel Panoff (dic.), Le Corps humain, supplicié, possédé. cannibalisé, op. cit., pp. 137-167.
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patrilinéaire, de père en fils - comme cela devint le cas dans la lignée du chef suprême: le Tu'i Tonga. Un chef se trouvait donc à la tête d'un kainga, d'un groupe de gens apparentés mais composé aussi de clients, de protégés, qui résidaient sur une même terre. Le terme kainga a plusieurs sens. désigne d'abord la parentèle d'un individu, tous les parents du côté de son père et du côté de sa mère. n désigne aussi le groupe territorial composé de gens apparentés ou accueillis sur les terres d'un domaine et soumis à l'autorité de son chef. Entre les membres d'un kainga, tout rapport sexuel était interdit - et a fortiori tout mariage. Le groupe était donc exogame. Les membres d'un kainga partageaient les mêmes substances corporelles s'ils étaient parents, et tous, apparentés ou non, consommaient les mêmes produits de la terre, cuits dans le même four. Or, pour les Tongiens, la terre était fonua, et fonua désigne également la matrice de la femme, l'endroit où l'enfant reçoit son sang. Partager pendant sa vie la même nourriture que les autres membres d'un kainga, c'était pour ceux qui ne l'étaient pas devenir des parents 1. Enfin, tous les membres d'un kainga devaient à leur chef un ensemble de produits et de services, la fatongia. Enfin, le terme kainga désignait, à l'arrivée des Européens, des sortes de « seigneuries» qui rassemblaient, autour des kainga des familles nobles, les kainga des gens du commun. Leurs chefs étaient appelés tamai, « pères », et disposaient d'un pouvoir quasi absolu sur les biens et la vie de tous les membres de leur kainga. Tous ces chefs devaient chaque année présenter au Tu'i Tonga les prémices de toutes les récoltes du royaume au cours d'un vaste rituel politico-cosmique, l'inasi. Pour le Tu'i Tonga, l'ensemble du royaume constituait son Kainga dont il était le chef suprême et le père nourricier.. Finalement, le Tu'i Tonga lui-même offrait à sa sœur, la Tu'i Tonga Faflne, une part de ces prémices, comprenant les plus beaux spécimens des récoltes, reconnaissant par ce geste le statut supériew; car plus proche encore des dieux que lui-même, de sa sœw:.
n
1. Les nourritures et le nourrissement des autres jouaient un très grand rôle à Tonga dans la construction de l'identité sociale. Il faut aussi rappeler qu'à Tonga, traditionnellement, les femmes ne travaillaient pas la terre et habituellement ne faisaient pas la cuisine. C'étaient là des tâches masculines, les femmes consacrant une grande part de leur temps à produire de grandes étoffes d'écorce battue et imprimée, les tapas, qui étaient redistribuées ou échangées dans toutes les circonstances cérémonielles. Les hommes avaient donc un rôle nourricier très important. C'étaient eux qui cultivaient les ignames et préparaient la terre pour y planter les boutures. Mais c'est la terre qui transforme la bouture en tubercule. Elle agissait donc comme les femmes. Dans la langue tongienne, la matrice de la femme, la terre et la tombe se disent donc du même mot, fonua. Et c'est dans la terre de ses maternels que le cordon ombilical d'un enfant nouveau-né est enterré. C'est en ce sens que des individus au départ non apparentés mais qui résident ensemble et consomment régulièrement les produits des mêmes terres finissent par partage~ les mêmes substances et devenir des quasi-parents entre lesquels le mariage est interdit. A Tonga, le partage ou le non-panage des mêmes substances faisaient donc des individus des parents ou des sujets. Cf. F. Douaire-Marsaudon, .. Je te mange, moi non plus ., in M. Godelier et J. Hassoun (dit.), Meurtre du père. sacnpce de la sexualité. Approches anthropologiques et psychanalytiques, Paris, Arcanes, 1995, pp. 21-52.
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À Tonga, en effet, comme à Samoa et en d'autres parties de la Polynésie, la sœur est supérieure au frère quel que soit leur âge respectif et l'aîné est supérieur au cadet l . Ceci a pour conséquence que les lignées par les sœurs sont supérieures aux lignées par les frères, et les lignées aînées supérieures aux cadettes. On appartient à un groupe local, un kainga, soit par son père soit par sa mère, et l'appartenance à ce groupe donne le droit d'user de sa terre et de ses ressources. Cependant, la résidence très souvent virilocale donne aux groupes locaux une inflexion fortement patrilinéaire alors q ne le système de parenté, dans sa terminologie et sa structure, est cognatique. Ces repères sociologiques étant donnés, quelles sont les deux théories de la procréation des enfants que l'on rencontrait à Tonga avant l'arrivée des Européens et l'introduction du christianisme? Selon la première théorie, probablement la plus ancienne, le père fabrique les os de l'enfant avec son sperme. Celui-ci se mélange au sang menstruel de la femme, et le tout forme un caillot. Le sang de la femme fabrique la chair, le sang de l'enfant. De ce fait, le caillot se transforme en fœtus. Puis une âme, qui est un don des ancêtres ou des dieux aux vivants, prend possession du fœtus. Dans ce modèle, le père et la mère sont bien le géniteur et la génitrice de l'enfant, mais leur action ne suffit pas à le faire. L'enfant est toujours un don des ancêtres et des dieux. Les cheveux du nouveau-né étaient encore appelés, au début du xxe siècle (malgré un siècle de christianisation, donc), « les cheveux du dieu ». Les os, après la mort, continuent à garder en eux quelque chose de l'essence du défunt. Précisons que les substances féminines, la salive, le sang et la mystérieuse «eau-de-la-vie 2 », sont considérées comme dotées de capacités procréatrices susceptibles de donner (ou de redonner) la vie. Les mythes abondent d'histoires de femmes enceintes après avoir été pénétrées par les rayons du soleil ou par le vent ou par les eaux, éléments de la nature bien entendu tout imprégnés de mana, de puissance divine. Mais un second modèle existait dans l'ancien Tonga, selon lequel toute la substance de l'enfant provient de la mère, la chair; le sang, les os, la peau, les cheveux, etc. 3• Le sperme de l'homme n'a qu'un rôle : bloquer le sang menstruel dans l'utérus de la femme. Un caillot 1. Dans un kainga, le « père ., tamai, exerçait et transmettait l'autorité sur les gens et sur la terre. La sœur du père, la mehekitonga, jouait un rôle essentiel dans les rites de passage. Elle était censée contrôler la fécondité de la femme de son frère qu'elle pouvait à tout moment rendre stérile. Elle contrôlait également toutes les transactions concernant la terre de ses ancêtres et les mariages des enfants de son frère. 2. Peut-être le liquide amniotique. Les chefs se baignaient dans des pièces d'eau appelées également vaio/a. Tel est aujourd'hui le nom de l'hôpital de la capitale du royaume. 3. Cette version a été recueillie et commentée par l'historien et philosophe tongien Futa Helu-Aité, p. 63, par F. Douaire-Marsaudon, «Le meurtre cannibale...• , loc. cit., p. 140, voir aussi G. Rogers: «The father's sister Futa-Helu is black: A consideration of female rank and power in Tonga »,Journal of tbe Polynesian Society, vol. 86, 1977, pp. 157-182.
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
se forme alors, qui se transforme en embryon par l'intervention du mana des dieux ou du Tu'i Tonga 1. Selon cette version, le père disparaît comme géniteur. TI n'est que le partenaire sexuel de la mère. Son rôle est de préparer la femme à être fécondée par un dieu ou par un homme-dieu, le Tu'i Tonga. Celui-ci, à la manière des dieux, imprègne la femme de sa semence désubstantifiée, devenue un souffle fécond, un sperme «pneumatikos» selon la formule de Françoise Douaire-Marsaudon 2 • Tonga: premier modèle de la procréation Dieux
Ancêtres ..
b.=O
\\J o
Humains ..
Fœtus
Enfant
Enfant humain
1. L'ancêtre du Tu'i Tonga, le dieu Tangaloa, s'appelle également Eitumatupua. Aitu = dieu; tupua = l' .. ancestralité •. Le dieu Tangaloa est donc l'ancêtre par excellence, Mtu. 2. F. Douaire-Marsaudon, .. Le meurtre cannibale.... , loc. cit., p. 142.
DE LA CONCEPTION DES HUMAINS ORDINAIRES
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Ce second modèle est à l'évidence une transformation du premier, en vertu de la combinaison de deux opérations complémentaires. Le rôle de la femme dans la procréation, qui était très important dans le premier modèle, augmente encore, le rôle de l'homme s'efface et est remplacé par la puissance fécondante du Tu'i Tonga. Le sang de la femme fabrique désormais tONte la substance de l'enfant. Or, une femme non seulement transmet son sang, mais aussi transmet son rang. C'est ainsi que dans l'ancien Tonga, la qualité de noble, de «chef-dans-Ie-corps », se transmettait seulement par les femmes. I.:enfant d'un noble de haut rang et d'une roturière était un roturier. L'enfant d'un roturier et d'une mère noble était considéré comme un aristocrate.
Tonga: deuxième modèle de la procréation
Dieux
Homme-Dieu.
=
D-
~
Fœtus
Tangaloa
1 D-
Tu'iTonga
I
Père Humains.
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Os
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~_~-+i_e_C_h_ai_r Sang ~.-I
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Enfant
I!
le sang. " menstruel 1 Enfant humain
Ce modèle est donc bien une version remaniée du premier, mais s'il utilise les représentations traditionnelles du rôle de la femme dans la conception des enfants, ce n'est pas, comme on pourrait le croire, pour exalter plus encore les capacités procréatrices des femmes, mais pour exclure complètement les hommes ordinaires de ce procès et exalter plus encore la puissance du mana de l'eiki suprême et des membres des lignées royales. L'origine de ce second modèle semble liée aux mutations sociales
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MtrAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
et idéologiques profondes qu'a connues le système politique tongien, à la suite des tentatives partiellement réussies mais toujours remises en question d'une lignée de chefs, celle qui prendra le nom-titre de « Tu'i Tonga », pour s'élever définitivement au-dessus des autres lignées royales. C'est d'ailleurs dans cette lignée royale que la transmission du titre suprême cessera d'être adelphique pour passer en ligne directe de père en fils aîné. C'est à la même époque que la distance sociale entre nobles et gens du commun s'est creusée davantage. Au départ, appartenant à des branches cadettes de kainga qui avaient perdu la mémoire de leurs liens généalogiques anciens avec des lignées de chefs, les gens du commun étaient devenus de moins en moins des parents mais de plus en plus des sujets sur lesquels les nobles et le Tu'i Tonga avaient droit de vie et de mort. Plus près des ancêtres, donc plus près des dieux, les lignées de chefs revendiquaient une autre origine et un autre destin que les gens du commun. En se posant comme le fécondateur de toutes les femmes (sans les ensemencer réellement) et comme le fertilisateur de toutes les terres (sans les travailler réellement), le Tu'i Tonga devenait le « père» de tous les Tongiens, leur ancêtre à tous, qui se rattachaient par lui aux dieux. Privés d'ancêtres propres, les gens du commun étaient ainsi condamnés à ne pas survivre sous forme humaine après leur mort. Leur esprit, disait-on, quittait leur cadavre et se transformait en insectes menacés d'être avalés par des animaux ou des dieux 1• Car à Tonga, les dieux étaient cannibales. De ce fait, c'était le privilège exclusif des chefs (et parfois des guerriers les plus braves) de manger de la chair humaine, car manger l'autre était considéré comme le moyen de l'empêcher de se survivre et de se transformer en ancêtre. C'était ranéanrir totalement. Manger l'autre était le signe même du pouvoir. Avoir des dieux pour ancêtres, avoir droit à plusieurs femmes, pouvoir manger les êtres humains, les nobles Tongiens, après cette existence et ce destin exceptionnds, avaient encore devant eux la perspective d'être les seuls, après la mort, à avoir accès au Pulotu, le « paradis » tongien. Bref, la présence de deux modèles de la conception des enfants à Tonga renvoie à des transformations de l'univers (idéel) des représentations, des transformations idéologiques qui firent partie du processus de formation d'une « classe» ou d'une « caste » dominante, qui avait concentré entre ses membres toutes les grandes fonctions politiques et religieuses, contrôlait l'accès du reste de la population aussi bien à la terre qu'aux dieux, et revendiquait un droit de vie et de mort sur tous ceux qui n'é~ient pas nobles. A mesure que les lignées aînées se séparaient par leur fonctions et leurs statuts des lignées cadettes, les rapports de parenté existant entre les lignées de chefs et le reste de la population disparurent pour faire place 1. Certains témoignages, recueillis au début du xrxe siècle par des Européens, montrent que les gens du commun ne partageaient pas tous cette représentation d'eux-mêmes donnée par les nobles.
DE LA CONCEPTION DES HUMAINS ORDINAIRES
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à des rapports de maîtres à sujets. À mesure que cette aristocratie tribale concentrait entre ses mains des droits sur la terre, sur le travail, sur les services, et enfin sur la vie même du reste de la population, ses pouvoirs la séparaient définitivement du reste des humains et les élevaient audessus d'eux, les rapprochant des dieux pour finalement revendiquer ceux-ci comme leurs ancêtres directs. C'est pour cette raison que la Tu'i Tonga Fafine, la sœur du Tu'i Tonga, ne pouvait qu'épouser son frère et s'unir à lui comme le font les dieux entre eux - nul sang n'étant égal au sien à l'intérieur de sa propre société -, ou bien partir au loin épouser le grand chef d'une autre société, celle des îles Fidji. Finalement, l'exemple tongien montre une fois de plus que les rapports politico-rituels débordent la sphère des rapports de parenté tout en se servant, pour « se représenter », des images et des valeurs liées aux rapports de parenté. Le grand chef Tu'i Tonga n'est-il pas en même temps le chef et le « père» de tous les Tongiens, le tamai, tout comme l'est l~ chef d'un petit village maenge, lui aussi appelé «père» (tamai)? A Tonga comme à des milliers de kilomètres de là, en Nouvelle-Bretagne, chez les Maenge, nous observons des sociétés de langues et de cultures austronésiennes où, selon des schèmes très anciens, les notions de père et de chef se rejoignent. Ce n'était pas le cas chez les Baruya, cette société des hautes terres de Nouvelle-Guinée, de langue et de culture non austronésiennes appartenant à un stock de population bien plus ancien, en Océanie que les groupes de langues austronésiennes, dont certains devinrent à Tonga et à Samoa ceux qu'on appelle aujourd'hui les «Polynésiens ». Chez les Baruya, il n'y a pas de chefs mais des Grands Hommes, et les « pères» ne sont les sujets de personne. Pour terminet; nous quitterons les sociétés d'Afrique ou d'Océanie pour deux grandes civilisations: l'Europe, façonnée par le christianisme, et la Chine, où le culte des ancêtres est un aspect essentiel du fonctionnement de la religion et de l'État depuis des siècles. En Europe, les théologiens du christianisme ont représenté l'union sexuelle d'un homme et d'une femme unis par le sacrement du mariage comme formant entre eux une seule chair, una caro, qu'ils transmettent à leurs enfants. Mais là encore, l'union d'un homme et d'une femme ne suffisent pas à faire un enfant. Ce qu'ils fabriquent est un fœtus qui a besoin d'une âme pour devenir un enfant. Cette âme, c'est Dieu qui l'introduit pendant la grossesse dans le corps du fœtus. Apparemment, nous ne sommes pas si loin de l'homme-dieu du Tu'i Tonga de Samoa, qui ensemence de son souffle spermatique toutes les femmes de son royaume. Et pourtant, comme nous allons le voir en passant par la Chine, la différence est radicale. En Chine, depuis l'Antiquité jusqu'au XXIe siècle, l'une des institutions fondamentales de la société et de l'Etat est le culte des ancêtres. Un culte que n'ont pas réussi à éradiquer les assauts des gardes rouges. Ce culte est célébré dans les familles et les lignages sur l'autel domestique où sont réunies les tablettes des ancêtres masculins, chacun accompagné de la
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
tablette de son épouse, sur quatre générations. Ces rites renvoient à la manière dont les Chinois se représentent l'individu, sa naissance et sa mort. L'idée centrale est que les ancêtres se réincarnent dans un de leurs descendants toutes les cinq générations. Pour les Chinois en effet, un individu possède deux âmes, une âme corporelle, dont la présence est marquée par la respiration qui témoigne qu'un individu est vivant, et une âme-souffle qui, elle, ne disparaît pas au moment de la mort comme l'âme corporelle, mais subsiste pendant plusieurs générations avant de se réincarner. Au moment de la mort, alors que l'âme corporelle disparaît sous la terre, l'âme-souffle, elle, se loge dans la tablette qui va désormais représenter le défunt et sera placée à son rang sur l'autel domestique. Cette tablette, où sont indiqués le nom et quelques éléments de la vie du défunt, accompagne le corps jusqu'à la tombe et est ensuite ramenée sur l'autel familial, contenant désormais l'âme désincarnée du défunt. Quatre générations plus tard, cette tablette sera soit enterrée, soit brûlée, et l'âme du défunt se réincarnera dans l'un de ses descendants, idéalement le fils de son arrière-arrière-petit-fils 1. Apparaît ici l'incompatibilité entre la religion chrétienne et la religion des Chinois. Pour les Chrétiens, chaque âme est unique et est un don de Dieu. Mais cette âme introduite dans le corps avant la naissance va être immédiatement souillée par le péché originel commis par Adam et Eve, les ancêtres de l'humanité, qui se transmet de génération en génération par l'union charnelle d'un homme et d'une femme. De ce fait, le devoir d'un chrétien "est de vivre ensuite de telle sorte qu'il puisse effacer le péché qui a marqué sa naissance et qu'il se retrouve, après la mort, appelé par Dieu à siéger auprès de Lui. Que l'âme d'un individu soit la réincarnation d'un autre individu, d'un ancêtre, est, pour les théologiens chrétiens, une idée à combattre dans la mesure où elle nie l'intervention systématique de Dieu dans « l'animation» des corps. Ceci nous permet de comprendre pourquoi le christianisme, partout où il a été, a combattu avec la plus grande violence les cultes des ancêtres impliquant l'idée de réincarnation (de l'Antiquité romaine, avec le culte des mânes, des ancêtres et des dieux lares domestiques, jusqu'aux cultes des ancêtres rencontrés en Afrique, en Asie ou en Océanie avec l'expansion de l'Occident). Or, s'en prendre aux cultes des ancêtres c'était en même temps s'attaquer à l'existence de formes sociales d'organisation de la parenté telles que les lignages, les clans, etc. Une telle attaque était particulièrement inacceptable pour les Chinois car elle mettait en cause non seulement l'univers des rapports de parenté, mais aussi l'un des piliers fondamentaux de l'organisation de l'État. Ceci explique pourquoi, lorsque les 1. M. Granet, Catégories matrimoniales et relations de proximité dans la Chine ancienne, Paris, Félix Alcan, 1939, pp. 86-87. M. Granet fait référence à des traditions aristocratiques datant de l'époque dite « féodale., c'est-à-dire avant la fondation du premier Empire chinois (221 av. J.-C.).
DE LA CONCEPTION DES HUMAINS ORDINAIRES
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missionnaires après une première époque où les Jésuites toléraient le culte des ancêtres, sous l'inspiration des Dominicains, ont exigé de leurs ouailles de renoncer au culte des ancêtres et de détruire les autels domestiques, non seulement le peuple a résisté mais l'Empereur a immédiatement ordonné l'expulsion des missionnaires européens.
CHAPITRE VIII
De la conception
des humains extraordinaires (cinquième composante 2)
Inceste, cannibalisme, droit de vie et de mort sur les autres, les dominants se distinguent parlois des dominés par ce qu'ils font (qu'il est interdit aux autres de faire) et parfois par ce qu'ils mangent. Le pouvoir différencie les corps. Les Kako du Gab01% Un premier exemple remarquable d'une telle différenciation est celui des Kako du Gabon. Dans cette société divisée en clans patrilinéaires exogames, où les mariages étaient interdits pour un individu avec les membres des dans de ses quatre grands-parents ainsi qu'avec tous les membres de sa parentèle sur quatre générations (interdictions de type omaha), l'unité sociale de base était le village sous l'autorité d'un chef. La chasse, la guerre, l'agriculture et la production d'armes et d'outils de fer constituaient les activités principales d'une société qui avait fait du sang la substance première, le fondement de l'être humain. Le sang chez les Kako 1 fabrique tout, la chair, le sang, l'os, le souffle. Câme elle-même a une composante sanguine, qu'elle emporte avec elle lorsqu'elle rejoint le village des morts. Mais l'âme n'est introduite dans le corps du fœtus que vers la fin de la grossesse, et ce sont les esprits qui la donnent aux humains et l'introduisent. Câme quitte le corps un peu avant le décès et erre en brousse sous la forme d'un animal. Elle peut alors se faire tuer, et, devenue un esprit, errer pour l'éternité parmi les esprits de la nature. Sinon, elle rejoint le village des morts. En fait, dans le corps d'un humain, homme ou femme, deux fluides coexistent qui le 1. E. Copet-Rougier, te Tu ne traverseras pas le sang. Corps, parenté et pouvoirs chez les Kako du Cameroun », in M. Godelier et M. Panoff (dir.), Le Corps humain, supplicié, possédé, cannibalisé, op. cit., pp. 87-108.
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METAMORPHOSES DE LA PARENtt
maintiennent en vie, le sang, liquide masculin, et l'eau, liquide féminin, qui tempère la chaleur et la force du sang. Le sang et l'eau descendent de la tête par des voies parallèles et se rencontrent dans les testicules de l'homme, ou dans le bas du dos de la femme. Là, ils se mêlent à des graisses qui les épaississent et les transforment en sperme de l'homme et en sperme de la femme. Pour faire un enfant, l'homme et la femme s'unissent sexuellement. Le ( sperme féminin» facilite l'entrée du sperme masculin, qui trouve son chemin jusqu'en un endroit où il rencontre du sang menstruel. Le fœtus se forme alors de ces «morceaux de sang». Pendant la grossesse, le couple fait l'amour pour nourrir le fœtus, l'homme avec son sperme, la femme avec ce dont elle se nourrit. Dès la première rencontre du sangsperme de l'homme et du sang-sperme de la femme, le sexe de l'enfant est déterminé. Soit le sang de l'homme est plus fort que celui de la femme et l'enfant sera un garçon, soit c'est l'inverse, et l'enfant sera une fille. La transmission des sexes s'opère donc le long de deux lignes sexuées parallèles et exclusives. Les hommes engendrent toujours des hommes, les femmes des femmes. Dès la première rencontre sexuelle également, les deux sangs du père et de la mère (qui, eux-mêmes, sont le produit mêlé des sangs de leurs pères et mères, etc.) se mêlent pour ne faire qu'un seul sang, qui donnera à l'enfant son identité substantielle particulière. Comme l'enfant est supposé être formé «à parts égales» du sang de son père et de celui de sa mère, dans son sang conHuent les rapports cognatiques qui relient chaque individu à tous ses ascendants 1. Mais les sangs mêlés en lui n'ont pas tous le même poids. Les sangs apportés par les femmes sont beaucoup plus légers. Au-delà de la quatrième génération, les traces utérines ont disparu, seul le sang agnatique, plus fort, subsiste. Ces représentations correspondent au principe patrilinéaire de la descendance chez les Kako. Les hommes conservent toujours le sang de leur clan, les femmes le perdent. En même temps, du fait que chaque individu porte en lui les quatre sangs de ses grands-parents et que les sangs utérins disparaissent après la quatrième génération, il est de nouveau possible de s'allier avec ces mêmes clans à la cinquième génération. Ces représentations du sang correspondent donc également au caractère omaha de leur système de parenté, à l'interdiction de prendre épouse dans les quatre clans des grands-parents et dans sa parentèle. Pourquoi donc le sang des femmes est-il plus clair et plus léger et disparaît-il après quelques générations? La raison en est que les femmes ne pratiquent ni la guerre ni la chasse et sont exclues de la consommation de la viande et du sang des « animaux cruels », dont le sang ressemble à celui des hommes, et a fortiori exclues de la consommation de chair humaine. Car l'homme est pour les grands chasseurs et les grands guerriers le gibier de premier choix, la ( viande » par excellence. 1. Rappelons que les rapports cognatiques sont présents dans tous les systèmes, quand bien même ils ne sont pas nommés.
DE LA CONCEPTION DES HUMAINS EX1RAORDINAIRES
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La procréation d'un enfant selon les Kako Esprits ,(donnent une âme) ---...,... ~
FF
6. Humains ..
Fœtus
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0
6.
0
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0
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.. Nourrit de sa nourriture le fœtus
Nourrit le fœtus
Enfant
MM
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..
l
Enfant humain
Mais pour qu'un homme ait le droit de manger de l'homme, il lui fallait en avoir beaucoup tué. Ceux qui avaient combattu, tué et mangé de l'homme étaient appelés les « cruels », et ils « tenaient le village» dont le chef ne pouvait qu'être un grand chasseur, un grand guerrier et un grand mangeur de chair humaine. Chomme, premier gibier, fait partie des animaux cruels, il est même le plus cruel d'entre eux. La l'iste du sang établit donc une continuité entre l'humanité et l'animalité. A chaque fois qu'un gibier ou un homme était tué et mangé, on accomplissait le même rite, le simbo, afin de se protéger de la vengeance de la victime. Sa chair et son sang étaient consommés, la graisse (partie féminine du corps) était soigneusement conservée. Seuls les « très grands», ceux qui tenaient le
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MITAMORPHOSES DE LA P.ARE.N!1:
village, avaient le droit de conserver la graisse humaine. Celle-ci était utilisée rituellement pour enduire les blocs de pierres ferrugineuses dont les forgerons extrayaient le fer avec lequel ils fabriquaient les armes, les outils et la «monnaie dotale », les objets de fer qui figuraient dans le bridewealth, la dot versée pour acquérir une épouse l • Les femmes et les enfants sont exclus de la consommation de la viande de tous les animaux cruels et de la chair humaine. Pour tous les autres gibiers et les animaux domestiques, des tabous supplémentaires (mkire, dérivé de mkiyo, sang) pèsent également sur les femmes et les enfants. Ces tabous concernent le cœur, la tête, les parties sexuelles, le gésier, bref, tout ce qui est associé dans les représentations kako aux organes et aux substances liés au sexe et à la reproduction de la vie. Parmi les enfants, les corps des garçons, eux, vont être peu à peu rendus différents des corps des filles. Un père va progressivement lever par des rites les interdits qui portaient pour son fils sur tel ou tel animal jusqu'à ce que, devenu chasseur et guerrier et ayant beaucoup tué, le jeune homme reçoive des Tumba, des Grands Hommes, le droit de manger de la vraie «viande », la chair humaine. TI est désormais considéré comme un homme achevé, au sang lourd, épais, chaud, puissant. I:homme accompli possède donc le pouvoir dans son corps et par son corps. Son corps incarne le pouvoir, puissance physique, pouvoir politique, militaire, économique et pouvoir de produire la monnaie des dots et de l'échanger contre des épouses. La reproduction de la société apparaît donc entièrement entre les mains de ces hommes cruels, et le sang symbolise runité de cette société puisqu'il est formellement interdit aux Kako de manger non seulement un parent mais tout membre de sa tribu. Une tribu, c'est du sang commun, partagé 2 • Et pourtant le pouvoir n'appartient pas tout entier aux hommes. Dans cette société où, du fait du caractère omaha de la terminologie de parenté, les sœurs sont désignées par leurs frères et considérées comme si elles étaient leurs « filles », les femmes possèdent néanmoins un grand pouvoir spirituel (et donc social) qui prend sa source dans les rapports frère-sœU& Le mariage, en effet, ne sépare jamais les femmes de leur patriclan, et elles sont enterrées après leur mort auprès de leur frère dans 1. Les guerriers coupaient la tête des ennemis, car la tête est la source du sang, de la force, de la vie. Et en mangeant leurs corps, ils les privaient de la possibilité de devenir des ancêtres, proteCteurs de leurs descendants. Le sang et la graisse des ennemis devenaient les instruments de la reproduction matérieUe et sociale des Kako, en alourdissant leur sang en assurant la continuité des clans patrilinéaires (la dot) et en leur permettant de multiplier leurs moyens de production (outilS) et de destruction (armes). 2. CI: Sang du corps, du sperme et du fœtus, âme sanguines, esprits sanguinaires et guerriers abreuvés de sang, c'est autour de cette notion essentielle que s'élaborent représentations, discours et pratiques. Qu'il s'agisse du corps, de la procréation, du système de paren~ des classifications animales, du cannibalisme, de la sorcellerie ou du leadership, il faut suivre la piste du sang pour comprendre tout autant les logiques symboliques et idéologiques que les ordres et désordres de la vie sociale. ,. (E. Copet-Rougie.; «Tu ne traverseras pas le sang .. , in Le Corps humain, supplicié, possédé, œnnibalisé, op. cit., p.89.)
DE LA CONCEPTION DES HUMAINS EXTRAORDINAIRES
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la terre de leur dan. Et, parmi elles, les sœurs aînées jouissent d'un statut exceptionnel. Elles ont la prééminence sur les épouses de leurs frères. Comme la tante paternelle à Tonga, la mehekitanga, elles assurent par leurs rites la fécondité de leurs belles-sœurs. Elles peuvent également leur jeter un mauvais sort et priver leurs frères de toute descendance, mettant en danger la continuité de leur propre clan. Par d'autres rites, elles assurent la fertilité des champs cultivés par leurs frères. C'est à elles surtout que l'on fait appel pour fonder un village. Elles accomplissent le rite qui rend les esprits des lieux bienveillants à l'égard des humains. Ce rite doit être renouvelé chaque année au début de la saison sèche, et il est censé « nouer» les gens entre eux, leur apporter la concorde et lier à nouveau les vivants et les morts. Enfin, les femmes interviennent également dans les deux activités qui font la force et sont le privilège des hommes, la chasse et la guerre. Autrefois, en effet, quand les hommes partaient pour une expédition guerrière ou pour une campagne de chasse, les sœurs aînées s'allongeaient en travers du chemin et tous les hommes devaient les enjamber afin de réussir dans leur entreprise. Les femmes disposaient donc d'un pouvoir spirituel et social réel. Elles Je faisaient sentir de temps en temps en refusant d'accomplir les rites du début de la saison sèche, menaçant ainsi le village de famine. La discorde s'installait, les accusations de sorcellerie florissaient, l'autorité du chef de village était menacée. Bref, bien que leur sang plus léger les destinât à être soumises au pouvoir masculin, les femmes, tout en donnant des enfants à un autre clan et en lui assurant sa continuité, contribuaient par leurs activités rituelles et leur accès privilégié aux esprits et aux ancêtres à assurer l'équilibre, la concorde et la pérennité de leur propre clan 1. Les femmes donnaient leur sang aux autres dans pour qu'ils puissent se reproduire. Mais elles gardaient leurs pouvoirs spirituels pour leur propre clan que le sang de femmes d'autres clans permettait de reproduire. Pour tous, une seule loi: «Tu ne traverseras pas le sang. » Tu ne mangeras jamais un membre de ta propre tribu. L'exemple des Kako montre clairement comment le corps, le corps sexué, différencié par son sexe, est investi par des rapports de pouvoir - politique, religieux, mais aussi économique - et en devient le témoin et l'instrument.
Les Paid de Nouvelle-Calédonie Comparable à l'exemple kako, mais s'en distinguant sur un point essentiel, l'endocannibalisme des chefs, le cas des Paici de Nouvelle-Calédonie met également en évidence l'importance qu'il y a socialement et symboliquement à différencier, par la parenté et par la nourriture, les corps des chefs des corps de ceux qui les suivent et leur obéissent. Le cas 1. Élisabeth Copet-Rougier note, et c'est un fait très important, que pour les femmes, «le frère n'est pas vraiment comme leur père et la terminologie employée par elles cc verse alors dans le type hawaïen» (ibid., p. 97). JO
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
des Paici est particulièrement intéressant car, comme très souvent dans le monde kanak, le chef est un étranger qu'on est allé chercher « en brousse» et qu'il faut alors transformer en autochtone et, qui plus est, le transformer de son vivant en ancêtre. Autochtoniser et ancestraliser un étranger pour qu'il devienne légitimement votre chef, tel était le problème à résoudre par les Paici, à chaque fois que les luttes internes pour la succession à la chefferie poussaient les anciens des clans à chercher hors de leur sein un nouveau chef. Une chefferie kanak est une organisation politico-militaire dirigée par des groupes d'hommes âgés, de rangs élevés (ukai), entourant un personnage central pwi uka; et exerçant leur autorité sur une majorité de gens du commun, appelés « gens petits» ou serviteurs 1. Les individus de haut rang qui entourent le chef et lui manifestent, sous des formes très codées, respect et soutien sont appelés ses « pères» (caa) et « grandspères» (ao). Le chef seul incarne et manifeste la puissance du groupe territorial. Le chef et les notables sont considérés comme des « aînés », les gens du commun et leurs lignages comme des « cadets» et des « cadettes ». Certains lignages fournissent la chefferie en viande et en poisson, aident aux travaux des champs, etc. lis sont appelés « serviteurs », mais détiennent également des droits sur la terre et des fonctions coutumières. Les clivages sont fonction de l'ordre d'arrivée des groupes et des personnes sur un terroir, et, pour les individus, de l'ordre des naissances au sein des lignages et des clans. Les premiers occupants d'un site sont considérés comme les « maîtres de la terre », et tous les premiers-nés des clans et des familles sont comme eux des ukai parce qu'ils sont plus proches des ancêtres et de l'origine des sites. Chaque lignage patrilinéaire porte le nom d'un site d'habitat, d'un « tertre », fondé par ses ancêtres, et ce nom est aussi un titre porté par les descendants. Du point de vue de la richesse et des échanges, rien ne distingue profondément les nobles des gens du commun. Ce sont les noms-titres qui font la différence. Ces noms-titres sont hiérarchisés entre eux. Or, si le classement hiérarchique des titres est très stable et varie peu à travers le temps, il n'en est pas de même de ceux qui les détiennent. Des noms-titres se perdent, d'autres se gagnent, et les lignages et les clans, anciens ou nouveaux sur un terroir, se livrent en permanence à une compétition pour conserver leur statut ou en acquérir un plus prestigieux. Le chef lui-même n'est pas considéré comme héritant automatiquement de son père son titre et sa position, ni comme devant en faire hériter son fils. Le chef doit, en toute circonstance, être choisi par les maîtres de la terre qui seront ses soutiens. Comme le souligne Alban Bensa, le vocabulaire généalogique utilisé pour parler du chef peut faire croire que la chefferie est héréditaire, mais ce vocabulaire de parenté n'est « qu'un vernis ». 1. A. Bensa et A. Goromido, cc Contraintes par corps : ordre politique et violences dans les sociétés kanak d'autrefois,., in M. Godelier, M. Panoff (dir.), Le Corps humain, supplicié, possédé, cannibalisé, op. cit., pp. 169-197.
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Qu'en ~tait-il, chez les Paici, de la parenté et des représentations de la fabrication des humains? Leur système de parenté est un système de dans et de lignages organisés par un principe de descendance patrilinéaire, mais où les maternels jouent un rôle extrêmement important.
Le processus de conception selon les Paicl Ancêtres..
~
Puissance spirituelle
Humains .. Noms - de clan - de lignage
D~
fonctions.
Sites
Fœtus
Enfant
Enfant
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENrÉ
Chez les Paici, le sperme est assimilé au sang et deux théories coexistent qui prêtent un rôle différent à cette substance masculine, et donc attribuent une part différente au père dans la fabrication de l'enfant 1. Selon l'une de ces théories, le sperme-sang de l'homme se mélange avec le sang maternel, qui joue un rôle prépondérant dans la fabrication du fœtus. Pour l'autre, le sperme-sang de l'homme bloque l'écoulement du sang menstruel, qui se transforme alors en fœtus. Dans cette seconde théorie, le rôle de la mère et la dette vis-à-vis des maternels sont encore plus importants que dans la première. D'où l'importance extrême de l'onde maternel dans les sociétés kanak. C'est lui qui, par l'intermédiaire de sa sœur et par ses pouvoirs spirituels, transmet à ses neveux et nièces le sang, la chair, les os, la peau. Vonde utérin fait également don à l'enfant de son âme, qui provient des ancêtres qui vivent en un lieu sous la mer. r.: âme se loge dans le corps du fœtus et lui donne souffle et vie. Du lignage de son père et de son père lui-même, l'enfant reçoit un nom de clan, un nom de lignage, des droits sur la terre et des sites où s'installe!: Il reçoit aussi la force spirituelle (tee) de ses ancêtres en ligne agnatique. Cette force est présente dans certaines plantes, certains animaux, certains rochers, qui sont à chaque fois spécifiques d'un clan. Maurice Leenhardt avait nommé ces supports de la puissance ancestrale des « totems ». Pendant toute leur vie, les oncles utérins de l'enfant vont multiplier les gestes propitiatoires et les sacrifices pour apporter à leurs neveux et nièces la santé, la force, la réussite dans leurs entreprises. Après la mort, le corps du défunt est remis à ses maternels par ses parents paternels. L'âme reste à proximité de la résidence du défunt jusqu'à la levée du deuil. Les utérins du mort accompagnent alors, par leurs rites, l'âme qu'ils lui avaient transmise, jusqu'à l'entrée du pays sous-marin des morts. Lorsque le corps est décomposé, on procède à des secondes funérailles et les oncles maternels du défunt viennent alors déposer dans le cimetière de ses paternels, de son clan, les os du mort qui deviennent des reliques, attirant sur elles et concentrant toute la puissance spirituelle des ancêtres qui irradie en permanence à partir des sites funéraires et des tertres. Dès lors, les parents maternels du défunt n'ont plus le droit d'accéder aux lieux où reposent le crâne et les ossements de leurs neveux et nièces. Comment, dans une société qui met un tel accent sur la puissance des 1. La thèse de Maurice Leenhardt, selon laquelle le père chez les Kanak a un rôle seulement rob orateur (fortifiant) parce que le sperme n'intervient pas du tout dans la conception de l'enfant, n'a pas été confirinée par les travaux ultérieurs des ethnologues, mais l'existence de deux conceptions du rôle du sperme. dont l'une fait jouer au sperme le rôle de bouchon, pointe dans cette direction. Le débat est ouvert. et a été relancé par la publication de l'ouvrage de Christine Salomon-Nekiriai, qui critique certains aspectS des analyses d'Alban Bensa. revient aux Kanak et à ceux qui travaillent avec eux pour reconstruire leurs traditions de prendre position. Cf. C. Salomon, Savoirs et pouvoirs thérapeutiques kanaks, Paris, PUF, 2000, p. 43.
n
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ancêtres, sur le statut exceptionnel des lignages aînés et des aînés de tous les lignages précisément parce qu'ils sont plus proches des ancêtres, plus près des reliques, des tertres anciens, etc., comment, lorsqu'un chef est mort ou a été déposé et que les clans n'ont pu s'entendre pour lui trouver un successeur parmi eux, va-t-on ancestraliser rétranger qu'on est allé chercher pour être ce successeur ? Lui qui est désormais coupé de son groupe d'origine n'a plus autour de lui ni ses agnats ni ses utérins. Les clans qui l'accueillent vont lui donner un nom et une appartenance clanique, celle qui le liera au tertrenom le plus ancien de leur territoire, et ils vont le doter, comme le font des parents maternels, d'un nouveau corps puissant de santé et de force. Bref, le corps du chef va être refabriqué rituellement et physiquement pour qu'il s'inscrive dans la lignée des ancêtres les plus prestigieux de la chefferie. Les lignages de «notables » qui vont être ses soutiens et ses conseillers vont devenir ses « pères et grands-pères» (caa ao), et l'un des termes utilisés pour s'adresser à lui, «frère-aîné-grand», est le même que celui qu'on emploie pour désigner l'arrière-grand-père paternel. Le chef devient donc à la fois leur fils, leur petit-fils, leur frère aîné et leur arrière-grand-père, à la fois l'ascendant et le descendant de ceux qui l'ont choisi. Pour doter le chef d'un nouveau corps produit désormais sur place, on l'alimentait de façon spéciale. On lui servait des ignames considérées comme très « anciennes ». Périodiquement, on lui servait à manger la chair d'un homme de haut rang issu de son lignage d'adoption. Avant le sacrifice s'était déjà tenue la cérémonie du deuil de la victime, au cours de laquelle le sacrificateur avait demandé aux oncles maternels de la future victime de reprendre leur part, à savoir son âme. Seul le chef pouvait manger cette viande destinée à le rendre fort. Le cœur et le foie du sacrifié, sièges de la vie selon les Paici, étaient offerts à la « pierre de guerre », habitée par l'esprit d'un aïeul grand guerrier et grand anthropophage, à laquelle on servait régulièrement des morceaux d'ennemis tués. TI va de soi que le lignage qui fournissait au chef une victime avait un poids politique considérable. Aucune décision ne pouvait être prise en son absence. La chair du chef était aussi leur chair. Ds agissaient en quelque sorte comme des parents maternels du chef, celui-ci jouant le rôle de contenant et eux de contenu, le tout faisant que les victimes devenaient des ancêtres dans son corps et l'ancestralisaient. Mais le chef pouvait aussi (et même devait) consommer la chair de l'une de ses « sœurs de père », aussi bien les sœurs de son père que les sœurs de ses « pères », de ses soutiens politiques. Ses pères, donc, au lieu d'échanger leurs sœurs contre des épouses et d'élargir leurs alliances, en consacraient certaines à rendre plus puissant encore l'homme le plus important de la chefferie, son chef. Autochtonisé par endocannibalisme, le chef pouvait alors accomplir pleinement ses tâches, détruire les ennemis, les mettre en fuite ou les massacrer, emmener leurs femmes et leurs enfants pour les adopter ou
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les échanger, consommer les corps de leurs guerriers pour les anéantir complètement en leur ôtant tout moyen de devenir des ancêtres protecteurs de leur groupe et en cachant leurs os pour qu'ils ne servent pas de reliques et attirent sur eux la puissance de leurs ancêtres. Finalement le chef, fabriqué par les autres et élevé par le1p's soins audessus d'eux, n'était rien sans ses caa ma ao, ses soutiens. A sa mort, le problème de sa succession était à nouveau posé, et les soutiens de la chefferie pouvaient, en tant que maîtres de la terre, anciens des lieux, reprendre le titre pour l'un des leurs. Mais les conflits au sein de la chefferie pouvaient être tels que, sans attendre sa mort, un chef se voyait contester sa légitimité par une partie de ceux qui le soutenaient. li pouvait alors, au lieu d'attendre d'être chassé ou tué, s'offrir en sacrifice pour forcer les factions qui s'entre-déchiraient à mettre un terme à leurs affrontements et à s'obliger à continuer à vivre ensemble, bref à se sacrifier pour sauver la chefferie. Le jour du sacrifice, le chef monte vers la case cérémonielle paré de ses armes et de son costume, qu'il remet à celui qui va l'immoler. Celuici lui fracasse le crâne d'un coup de massue. Avant d'enterrer le corps dans le cimetière du clan, le sacrificateur en prélève le foie qui sera ensuite cuit. Un morceau est alors symboliquement partagé et consommé, et le reste est offert aux ancêtres dont on demande la bénédiction. Cette offrande aux ancêtres était désignée du même nom que les dons (pwo) que l'on faisait aux oncles maternels. Ceux-ci étaient d'ailleurs présents quand le chef était tué et on leur faisait un don ainsi qu'au sacrificateur. En s'autosacrifiant, en offrant sa vie et sa chair à consommer, le chef était censé restaurer la paix au sein de la chefferie. TI était en effet désormais impossible, pour ceux qui s'affrontaient et voulaient se séparer, de le faire. Son sacrifice avait scellé un nouveau pacte social. Mais il avait fait aussi que ses fils redeviennent des étrangers. Sa famille était donc alors contrainte de s'exiler, et avec elle certains de ceux qui avaient été les soutiens les plus ardents du chef et s'étaient attachés à lui. Le titre de chef retournait aux maîtres de la terre qui Pavaient jadis conféré au chef sacrifié. Le cycle pouvait recommenceL Rien d'héréditaire, donc, dans ce pouvoir qui ne pouvait cependant s'établir qu'au nom des ancêtres et devait transformer en ancêtre de son vivant quelqu'un qui n'avait auparavant aucun lien de filiation avec les vivants et les morts qu'il gouvernait l .
1. Alban Bensa rapproche, avec raison, l'exemple de la chefferie kanak des grandes chefferies mélanésiennes des îles Fidji, avec lesquelles, nous l'avons vu, l'aristocratie de Tonga s'intermariait. Le chef, à Fidji, était aussi un étranger, un dieu céleste accueilli par les gens de la terre où il était censé être un jour apparu. Ce chef étranger devait, pour s'autochtoniser, boire du kava dont la plante avait poussé sur le cadavre d'un enfant du pays. Plus tard, le chef conduisait ses guerriers pour se procurer des victimes humaines hors de ses frontières et en partager la chair avec eux. Cf. M. Sahlins, Des îles dans l'histoire, Paris, SeuiYGallimard, coll... Hautes études ,., 1979, pp. 86, 103-104.
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DE LA CONCEPTION DES HUMAINS EXTRAORDINAIRES
Le Tu'i Tonga, un homme-dieu vivant De l'homme-ancêtre vivant parmi les humains qu'est le chef kanak, revenons vers l'homme-dieu vivant qu'est le Tu'i Tonga. Son essence divine lui yient, selon les mythes, de ce que son ancêtre a été deux fois conçu, une fois par l'union d'une femme humaine et d'un dieu, une autre fois pour avoir été ressuscité par son père divin après que les autres dieux ses frères, jaloux de sa beauté, l'eurent tué et dévoré. Le mythe 1 raconte que l'un des grands dieux tomba amoureux d'une fille de chef et lui fit un enfant. Remonté au ciel, le dieu envoya à la mère un morceau de terre et une igname pour nourrir l'enfant auquel il donna le nom de Aho'eitu (le dieu de l'aube, le dieu « nouveau»). Devenu grand, Aho'eitu demande à sa mère qui était son père, et ayant appris que c'était un dieu qui vivait dans le ciel, il décide de le rejoindre. Arrivé au ciel, le père le présente à ses autres fils, ses frères divins. Ceux-ci, jaloux de sa beauté, le tuent, jettent sa tête dans un buisson et mangent son corps. Le père découvre le forfait et ordonne à ses fils de retrouver la tête d'Aho'eitu, qu'il dépose dans un bol de bois, et de vomir dans ce bol les restes de leur frère. TI ressuscite alors Aho'eitu et le renvoie sur la terre en lui octroyant la charge et le titre de Tu'i Tonga et en ordonnant à ses autres fils d'aider leur frère à gouverner sans jamais prétendre à sa charge.
Reprenons les étapes de cette double naissance qui transforme Aho'eitu en Tu'i Tonga, un individu unique, à la fois humain et divin, devenu chef suprême et dieu au terme d'une série d'épreuves initiatiques. D'abord sa naissance, œuvre de l'accouplement d'une femme humaine et d'un dieu qui a fécondé cette femme de sa puissance, de son mana. Puis sa croissance, facilitée par un double nourrissement, divin par l'igname et la terre que son père lui envoie, terrestre par sa mère qui le nourrit. Sa beauté est d'ailleurs un signe du mana qui l'habite, et c'est cette beauté qui déclenche la jalousie des dieux ses frères. Ils le dévorent, ce qui est conforme au sort des mortels qui, en Polynésie, étaient toujours à la merci d'être dévorés par les dieux ou par les chefs. Le père oblige ses fils à vomir les restes de leur frère dans un bol à kava. Or, à Tonga, la salive, le vomi sont des substances qui redonnent la vie. Son corps humain devient donc un corps divin puisqu'il possède en lui la salive, la force vitale de ses frères divins. Puis Aho'eitu redescend sur la terre, ayant ainsi vécu une double naissance, l'une sur terre, l'autre dans le ciel. Et le mythe de conclure en présentant comme un arrêt divin que le Tu'i Tonga, dernier-né des fils du Grand Dieu, régnera sur terre et qu'aucun de ses aînés ne devra tenter de gouverner à sa place et de prendre son titre. Or, c'est exactement la politique qu'a suivie la lignée du Tu'i Tonga, 1. Voir l'analyse qu'en fait Françoise Douaire-Marsaudon, dans cannibale... ,., loc. cit., pp. 152-157.
«
Le meurtre
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENrt
en rompant avec la succession adelphique qui était la règle dans les lignées royales et en instaurant un mode de transmission patrilinéaire, de père en fils, créant ainsi une « dynastie ». On comprend donc que, né directement de la fécondation de sa lointaine ancêtre mythique par un dieu, le Tu'i Tonga ait pu prétendre être le grand, l'unique fécondateur de toutes les femmes du royaume, ainsi que le grand fertilisateur de la terre et de ses récoltes, en conséquence de la terre et de l'igname données par un dieu à la femme qu'il avait fécondée pour qu'elle nourrisse son enfant. Forgé dans le milieu de la cour du Tu'i Tonga, ce mythe avait toutes les vertus que l'on prête aux discours d'une caste ou d'une classe dominante. n agrandissait, divinisait dans l'imaginaire les membres de cette caste, ce qui légitimait à leurs yeux, et aux yeux de ceux qui les subissaient, les formes de domination qu'ils exerçaient sur le reste de la population, ceux dont le destin après la mort était de devenir de la vermine, des insectes destinés à être avalés par des bêtes ou par les dieux. Après l'exemple de l'homme-ancêtre kanak qui naît deux fois, la première de la même façon que naissent les autres humains, la seconde sous une forme mystique et symbolique par la pratique de l'endocannibalisme, et celui de l'homme-dieu qui lui aussi naît deux fois, mais deux fois « spirituellement», la première fois sur terre, la seconde dans le ciel en se faisant cannibaliser et en renaissant par le mana d'un dieu, son père, nous sommes en présence de deux cas où des ({ hommes» se distinguent des hum~ins et s'élèvent au-dessus d'eux pour avoir été conçus plusieurs fois. A la limite, les autres n'existent que comme fragments d'eux-mêmes, fragments auxquels ils donnent vie et dont ils peuvent reprendre la vie.
La déconception des chefs mekeo de Papouasie Avec notre dernier exemple, celui des chefs mekeo, nous avons le cas inverse. Au lieu d'être conçus deux fois, les chefs, pour rejoindre leur essence divine et la manifester à la face de tous, doivent se déconcevoir deux fois 1. Les Mekeo sont un groupe de langue austronésiefllle vivant le long de la Biaru River qui se jette dans la mer au centre du golfe de Papouasie. Leur société était divisée en deux moitiés exogames, eUesmêmes divisées en deux patriclans. Chacun devait se marier dans la tribu, mais dans la moitié opposée à la sienne. Par ailleurs, un homme ne pouvait épouser une femme provenant du même clan que sa mère. ne pouvait reproduire le mariage de son père. n épousait donc une femme du clan alterne de la moitié opposée à la sienne. n épousait ainsi une femme qui était une cousine croisée au deuxième degré (voir schéma).
n
1. M. Mosko, cc Conception, de-conception and social structure in Bush Mekeo culture », Mankind, vol. 14,1983, pp. 24-32; Quadripartite structures. Categories. Relations and Homologies in Bush Mekeo Culture, Cambridge University Press, 1983; « Motherless Sons. "Divine Kings" and "Partible Persons" in Melanesia and Polynesia », Man, vol. 27,1992, pp. 697-717.
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Moitié A Moitié 8
A1
A2
. 81
82
Si le père d'un homme appartenant au clan A1 de la moitié A1 A a épousé une femme du clan 81 de la moitié B, lulmême épousera une femme Ego A 1 du patriclan 82 alors que son fils épousera à nouveau une femme du clan 81 comme A1 l'avait fait son propre père.
=0
61
=0
62
= 0 61
Chez les Mekeo, les fonctions politico-rituelles appartiennent aux chefs héréditaires des quatre clans et sont réparties selon le principe des moitiés à la fois opposées et complémentaires 1.
Avant l'arrivée des Européens Relations internes
Relations externes
Autorité séculaire
Lapia Chef de la paix
Iso Chef de la guerre
Autorité rituelle
Unguanya cc Sorcier pour la paix»
FaJka Sorcier pour la guerre» Ct
Après l'arrivée des Européens Relations Relations intérieures extérieures Autorité séculaire
-----
Autorité rituelle
Chef de la paix
Conseillers régionaux + policiers du village
Sorcier pour la paix»
Catéchiste catholique
cc
1. M. Mosko, « Peace, War; Sex and Sorœry : Non-linear Analogical Transformation in the Eady Escalation of North Mekeo Sorcery and Chiefly Practice », in M. Mosko et R Damon (dir.), On the Order of Chaos: Social Anthropology and Science of Chaos, New York, Berghahn, 2005. Les Mekeo furent «pacifiés» en 1890 par William MacGregor alors que la Papouasie était encore une colonie de la Grande-Bretagne. Entre 1890 et 1940, 80 % de la population mourut sous l'effet d'une série de maladies introduites par les Européens et contre lesquelles les Mekeo n'étaient pas immunisés. Avec la disparition de la guerre, et cette multitude de décès dont au départ furent accusés les peace sorcerers, les conHits internes et les accusations de sorcellerie se multiplièrent. Le rôle des peace sorcerers prit de plus en plus d'importance. Les chefs de guerre furent remplacés par des conseillers élus de l'administration régionale de Kairuku. Dans le même temps, les Mekeo étaient convertis au christianisme par des prêtres catholiques français.
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
Il existait donc quatre chefs. Un pour la guerre, un pour la paix, ainsi qu'un « sorcier» pour la guerre et un « sorcier» pour la paix. Le chef pour la guerre conduit les guerriers à la bataille et accomplit tous les rites qui entourent le fait de tuer. n est secondé par le « sorcier» de la guerre qui possède, lui, les pouvoirs d'affaiblir par ses magies la force des guerriers ennemis. Dans les conflits entre tribus, la mort d'un guerrier mekeo était payée par la mort d'un guerrier ennemi. li y avait ainsi un « échange» réciproque de sang masculin entre les groupes. Pour se préparer à la guerre les hommes devaient « fermer » leur corps par le jeûne et l'abstinence sexuelle pour le rendre fort, rapide et impénétrable aux magies de guerre des ennemis. Guerre et sexe étaient incompatibles. Le chef de la paix jouait, lui, un rôle fondamental à l'intérieur de la tribu. C'est lui qui présidait aux cérémonies de déconception des défunts lors des rites et festivités qui accompagnaient leurs funérailles. li était assisté du chef « sorcier de paix», qui veillait à ce que soient respectées les règles mekeo du mariage et l'exogamie de clan. veillait également à ce que tous coopèrent avec le «chef de la paix» pour accomplir comme il le fallait les échanges réciproques de dons de nourritures spéciales entre les parents paternels du défunt et les maternels. Avant d'analyser ce que signifie déconcevoir une personne pour les Mekeo, il faut savoir comment elle a été conçue. Chaque individu appartient à une moitié et à un clan spécifique, et les individus de clans différents, mais aussi de moitiés différentes, sont donc d'un« sang» différent, un sang agnatique puisque la descendance chez les Mekeo est patrilinéaire. Deux personnes, pour se marier, doivent être d'un «sang» différent. Elles conçoivent un enfant lorsqu'elles s'unissent sexuellement et que leurs «sangs» sexuels, le sperme de l'homme et le sang de la matrice de la femme, se mêlent en proportions égales dans le ventre de la femme 1. Le mélange des sangs du père et de la mère inaugure la vie du fœtus, sa conception 2 • En même temps qu'il mêle deux sangs en un, cet acte les transmet à l'enfant en les unifiant. Le sang-sperme de l'homme est censé coaguler et solidifier le sang menstruel fluide et amorphe de la femme. donne forme au fœtus et ensuite le nourrit. Pour ce faire, le couple multiplie les rapports sexuels pendant les trois premiers mois de la grossesse. Pendant ce temps, la future mère est nourrie de quantités énormes de plantes bouillies pour augmenter la quantité de « sang» dans son ventre et faire grandir le fœtus. La femme, dès lors, ne travaille plus pour ne pas faire sortir le sang de son ventre. I.:homme, au terme des trois premiers mois de la grossesse, s'abstient de tout rapport sexuel, afin de « refermer» son corps et d'être prêt à nouveau à la guerre. Cette abstinence va durer jusqu'au moment où l'enfant sera sevré, environ un an et demi après la naissance. Pour les Mekeo, parents et enfants sont réputés partager le même sang, et ce sang vient notamment de ce qu'ils ont partagé les mêmes nourritures
n
n
;na pour « ventre» est également le mot pour « mère». 2. Engama en mekeo signifie « commencement» et .. conception».
1. Le mot
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DE LA CONCEPTION DES HUMAINS EXTRAORDINAIRES
cuites, car pour eux le cuit fabrique du sang, le cru sépare les sangs. Comme les mariages se répètent de génération en génération en alternant les unions avec les deux clans de l'autre moitié, les Mekeo se pensent visà-vis des autres tribus comme relevant d'« un seul et même sang ». Mais pour ce qui concerne leurs représentations d'eux-mêmes à l'intérieur de la tribu, ils se regardent comme étant de sangs différents, et c'est d'ailleurs à cette condition, disent-ils, qu'ils peuvent se marier. En se mariant, les hommes d'un dan reçoivent le sang des autres clans tandis que leurs sœurs et filles donnent aux autres clans une part de leur sang. Les clans, disent les Mekeo, « s'ouvrent» aux autres par l'échange de leurs femmes, et la tribu se reproduit donc par l'échange réciproque de sang féminin entre les deux moitiés et les quatre clans. Les femmes sont « la peau» d'un clan, la part de son corps tournée vers l'extérieur. Lors d'un mariage, les représentants des quatre clans sont présents, et la cérémonie commence par la déconception préalable des corps du futur époux et de la future épouse de deux des quatre sangs qu'ils portent en eux.
La déconception des fianœs1 A1 ~
::::
V A1 Â
81
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A2
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0
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F~ncé ~
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0
V
0 A2
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___________ _ ....
~
Fiancée
0
(A1, Bi, B2. A2) le ffancé (Ai) va être dêconçu des sangs de ses deux grands-mères, la mère de son père (B1) et la mère de sa mère (A2). -
la fiancée (B1) va être déconçue des sangs de ses deux grands-mères, la mère de son père (A1) et la mère de sa mère (B2).
1. À la lectUre de ce diagramme, on voit immédiatement que le sang (Al) que le fiancé a reçu directement du clan du père de son père (son propre clan) est le même que le sang que la fiancée a reçu de la mère de son père, etc.
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENIÉ
Le rite de déconception est placé sous l'autorité du « chef de la paix » et de son adjoint, « le sorcier de paix ». Ce rite consiste en des échanges de biens précieux, brasses de cauris, colliers de dents de chien, plumes d'oiseaux de paradis et de la viande crue de cochon domestique. Le clan du père du fiancé (Al) donne une certaine quantité d'objets de valeur et de viande de porc au clan du père de la fiancée (BI), et le clan de la mère du fiancé (B2) donne la même quantité de biens au clan de la mère de la fiancée (Al). Les deux dans (BI et A2) qui reçoivent ces biens donnent alors à leurs donneurs de la viande de porc crue. Donner de la viande crue, et non de la cuite, c'est nier ou rejeter l'existence de relations de parenté entre donneurs et receveurs qui passeraient par le couple marié. Cet échange se nomme ifa kekapaisa, « manipuler le sang ». En « manipulant» leurs sangs, des parents affirment symboliquement et fictivement qu'ils ne sont pas parents. Ainsi, dans l'échange réciproque de viande crue de porc, le clan (Al) du père du fiancé déconçoit ce dernier du sang de la mère de son père (BI), qui est précisément celui du dan du père de la fiancée (BI). Quant au clan de la fiancée (BI), il la déconçoit du sang de la mère de son père (Al), qui est précisément le clan du père du fiancé (Al). Quand le clan (A2) de la mère du fiancé et celui de la mère de la fiancée (B2) échangent de la viande de porc, ils déconçoivent donc les futurs époux du sang des mères de leurs mères (A2, B2). Finalement, au terme de ces déconceptions, chacun des époux ne conserve en lui que les sangs de ses deux grands-pères. TIs se sont purgés du sang du clan de leur futur conjoint qu'ils ponaient aussi en eux, et sont maintenant aptes à se marier. En fait, par ces « manipulations» de leurs sangs, ils renaissent comme des personnes socialement nouvelles. C'est ce qu'indique le mot utilisé pour désigner cette déconception des nouveaux mariés, engama, qui signifie aussi « conception ». Ces « manipulations », qui déconçoivent et reconçoivent en même temps les individus, sont cependant considérées par toutes les parties comme une «fiction», et souvent les époux se comportent envers leurs nouveaux affins comme s'ils étaient encore « un seul et même sang». Car, pour les Mekeo, la « vraie» « déconception » d'une personne intervient lorsque celle-ci meurt. Les rites et festivités mortuaires des Mekeo sont l'institution sociale la plus importante de leur culture, et leurs pratiques sont extrêmement complexes. Le « chef de paix» du clan du défunt donne, au nom du clan en deuil, une quantité de diverses nourritures crues aux chefs des deux clans de la moitié opposée. Ceux qui ont contribué à réunir ces nourritures sont des membres du clan du défunt, mais aussi tous les enfants que les femmes de ce clan ont donnés aux deux clans de la moitié opposée. Les chefs des clans qui reçoivent ces dons les redistribuent à ceux de leurs membres dont les mères ne viennent pas du clan du défunt et aux enfants des femmes de leurs clans mariées au clan de la moitié opposée qui n'est pas celui du défunt. Trois catégories de nourriture sont données par les deuillants : des tubercules provenant du jardin du défunt et qui lui fournissaient une
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partie de son sang; de la viande de gibier et de cochon sauvage; de la viande de cochon domestique. Ces deux sortes de viande, de la brousse et du village, représentent la chair et le sang du mort, et les membres de son clan ne peuvent en manger à aucun prix: ce serait de l'autocannibalisme. La viande.de cochon sauvage et de gibier a été fumée. Elle est sèche et repcésente du sang « masculin», celle des cochons domestiques est du sang « féminin». Ces viandes représentent les sangs des deux grands-mères du défunt, de la mère de son père et de la mère de sa mère, deux sangs qui sOnt ainsi « rendus » par les donneurs de la fête aux clans qui leur ont donné des femmes. De sorte que les clans qui donnent ces viandes se retrouvent purgés des sangs étrangers qui étaient entrés dans le procès de conception de leurs membres. Quant aux clans qui reçoivent et consomment ces viandes, ils se réapproprient les sangs qu'ils avaient perdus aux générations précédentes en donnant leurs femmes aux autres clans pour qu'elles leur procréent des descendants. Ce qui avait été partiellement ou fictivement acçompli au moment du mariage est parachevé au moment de la mort. A terme, les membres d'lm clan se retrouvent connectés entre eux par un seul et même sang, « strictement» masculin. Les clans qui s'étaient « ouverts» aux autres pour concevoir se « referment» sur eux-mêmes en déconcevant leurs membres. De nouveaux liens d'alliance peuvent être créés, des nonparents peuvent devenir de nouveau des parents. La contradiction (apparente) entre exogamie de clan et endogamie de tribu est résolue. Tous les Mekeo forment un seul et même sang qui se divise en quatre sangs différents, etc. Mais cette déconception ({ ordinaire» des gens du commun, qui ne survient qu'à leur mort, n'est pas celle, extraordinaire, que les chefs pratiquent entre eux de leur vivant. TIs y procèdent à chaque fois que sont intronisés de nouveaux «fils d'Akaisa», le dieu qui a tout donné aux ancêtres des Mekeo, le feu, les plantes domestiques, le gibier, ses propres filles, et qui a investi les ancêtres des chefs héréditaires des fonctions politico-rituelles que leurs descendants détiennent encore. Mais ils y procèdent aussi à chaque fois qu'une cérémonie mortuaire présidée par le « chef de la paix» est accomplie, dans la mesure où ce chef doit alors procéder à sa propre déconception et à celle des autres chefs. n le fait en donnant aux uns et aux autres des portions d'une nourriture sacrée, ikufuka. Ces portions d'ikufuka (mot qui peut se traduire par « la montagne du pouvoir magique») sont composées de la carcasse entière d'un chien et de morceaux très particuliers de la peau et de certains organes d'un porc. Cette viande sacrée, les gens du commun peuvent et doivent la consommer, mais en aucun cas les chefs. Ceux-ci redistribuent donc chacun leur part d'ikufuka aux membres de leur clan mais n'en consomment pas. Ce serait pour eux manger la chair du dieu Akaisa et manger leur propre chair, car tous les chefs sont les descendants des fils de ce dieu, nés au temps des origines, et nés sans mère, sans sang féminin dans leur corps. Bref, en se déconcevant de leur vivant, les chefs se purgent de la part d'eux-mêmes qui leur venait de leur mère. Us
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détachent cette part qui en faisait des êtres encore androgynes, et avec elle toutes les relations sociales qui y étaient attachées, pour rejoindre leur essence ancestrale, divine et purement masculine. Les chefs renaissent donc de leur vivant, sans la médiation de femmes pour les mettre au monde, et retrouvent ainsi la condition originaire de l'humanité à une époque où n'existaient que des hommes qui ne connaissaient pas la mort et qui, en vieillissant, perdaient leur peau comme des serpents et redevenaient jeunes. C'est en ces temps que Foikale, le chef des premiers hommes qui vivaient depuis toujours sous terre et n'avaient pas de femmes, émergea et arriva dans le jardin du dieu Akaisa. Celuici l'accueillit bien et lui dit d'aller chercher ses compagnons. Plus tard, à ces premiers hommes qui ne savaient pas chasser ni cultiver la terre, qui ne buvaient pas d'eau, Akaisa donna tout, le feu, les plantes comestibles, la viande, et ses propres filles pour qu'ils s'unissent sexuellement et procréent. Akaisa vécut ensuite parmi ses protégés sous l'apparence d'un jeune garçon qui, bientôt, rendit jaloux les humains parce que le gibier se jetait de lui-même dans ses filets et qu'il le partageait largement avec tous. Les hommes, un jour, le battirent et le chassèrent. Akaisa, pour se venger, poussa les hommes par sa magie à s'entre-tuer. La mort avait fait son apparition. Par trois fois, Akaisa les poussa à se battre, et par trois fois HIes ressuscita. Finalement, il renvoya les hommes sur terre après avoir redistribué entre certains d'entre eux les quatre fonctions politico-rituelles qui, depuis, sont devenues héréditaires. il renvoya en même temps les femmes des chefs qu'il avait mises enceintes, et ce sont les fils premiers-nés de ces femmes qui devinrent plus tard titulaires des fonctions et des titres. Selon un autre mythe, Akaisa met au défi son jeune frère Tsabini de tuer sa mère et de la manger en lui disant qu'il a déjà tué la sienne et qu'ils vont la partager. Tsabini découvre qu'il a été trompé par Akaisa, qui a substitué un porc à sa mère. il tue le fils d'Akaisa. Celui-ci porte le cadavre de son fils au sommet d'une montagne et le dépose sur une plate-forme pour laisser sécher les os. Mais chaque nuit, les os de son fils se transforment en gibier. Akaisa appelle alors les ancêtres des Mekeo et leur dit d'attraper ce gibier et d'organiser une fête mortuaire pour son fils. il leur montre comment faire et donne aux chefs des morceaux du corps de son fils transformé en gibier pour qu'ils les redistribuent à tous les membres de leurs clans sans les consommer eux-mêmes. Ce sont ces mythes fondateurs qui affirment l'essence divine des chefs et que réactivent le chef de paix et les autres chefs de clan chaque fois qu'un Mekeo meurt et que son clan procède au cours de ses funérailles à la déconception (ordinaire) du défunt. En contraste avec le chef kanak ou le grand Tu'i Tonga, qui devinrent un homme-ancêtre ou un homme-dieu en cannibalisant les humains et en s'agrandissant de les absorber en eux, nous avons ici affaire à des chefs qui affirment leur essence divine et leur légitimité à gouverner les autres en détachant de leur corps tout ce qui pouvait y subsister de
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féminin et en le donnant aux autres à consommer. C'est en se réduisant qu'ils s'agrandissent. En Occident, nous connaissons un autre dieu qui a partagé avec ses fidèles sa chair et son sang tout en affirmant qu'il était né d'une femme humaine qui l'avait conçu sans s'unir sexuellement avec son époux terrestre. Caf le Christ est un dieu, fils d'un autre dieu et du Saint-Esprit. Un dieu sans mère céleste, un dieu purement masculin, conçu par une femme qui ne s'était jamais unie sexuellement avec l'homme qu'elle avait épousée, Joseph. Un dieu né immaculé d'une vierge, elle-même née d'une « immaculée conception». Mais que l'on soit un homme fait dieu (Tu'i Tonga) ou un dieu fait homme, que l'on « grandisse» en cannibalisant les autres ou en se donnant à consommer par les autres, il faudra toujours ensuite que cet être d'exception, inhumain et surhumain, prouve qu'il a droit à la dévotion et à la soumission des humains ordinaires en leur apportant l'abondance, la santé, la force, bref, la vie, ou au contraire en leur ôtant la force, la santé, la vie et en les anéantissant de sa colère. Il faudra qu'il donne la vie ou qu'il la reprenne pour manifester son essence et sa puissance divines.
CHAPITRE IX
Le corps sexué Machine ventriloque de l'ordre ou du désordre qui règne dans la société et dans le cosmos
Au terme de ce voyage à travers une vingtaine de sociétés pour entendre ce qu'elles disent (ou en disaient récemment encore) de la façon dont sont conçus les enfants, et après avoir constaté qu'on n'est pas forcément conçu de la même manière selon qu'on est un humain ordinaire ou un humain surhumain, il s'agit de dégager une série de propositions théoriques de portée générale. Tout d'abord, force est de constater que nulle part, dans aucune société, un homme et une femme ne suffisent à eux seuls pour faire un enfant. Ce qu'ils fabriquent ensemble, dans des proportions qui varient de société à société et avec des substances diverses (sperme, sang menstruel, graisse, souffle, etc.), c'est un fœtus mais jamais un enfant humain, complet, viable. D'autre agents doivent pour cela intervenir. Des acteurs plus puissants que les humains, présents autour d'eux mais invisibles normalement, qui ajoutent ce qui manque pour que le fœtus devienne un enfant. Et ce qui manque, c'est ce qu'on appelle habituellement une âme, un esprit, bref, un élément en général invisible mais qui n'est pas nécessairement immatériel puisque l'âme peut réapparaître après la mort sous la forme d'un « fantôme », d'une forme matérielle visible mais insaisissable. Ces agents qui coopèrent avec les humains pour faire un enfant sont de plusieurs sortes : des défunts, des ancêtres, des esprits, des divinités. Les ancêtres sont des humains décédés mais qui continuent à vivre une autre vie au-delà de la mort et qui choisissent de se réincarner dans l'un de leurs descendants. Ces ancêtres sont soit nommément connus des parents de l'enfant (Inuit), soit font partie d'un stock d'ancêtres qui portent des noms propres à un clan. En donnant à l'enfant le nom d'un des ancêtres du clan, on le connecte avec tous ceux (ou toutes celles) qui avaient porté ce nom avant lui. En général, l'enfant qui porte le nom d'un ancêtre ne part pas dans la vie avec la mémoire de toutes ces
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENrt
existences, de toutes les expériences qu'ont vécues ceux ou celles qui ont porté le même nom. En revanche, chez les Inuit, parce que l'on a affaire à des gens qui désignent eux-mêmes, avant de mourir, l'enfant dans lequel ils veulent revivre et auxquels les parents de l'enfant, pour diverses raisons, ont promis de satisfaire leur désir, la vie, les expériences du défunt réincarné sont constamment rappelées à l'enfant, qui s'en trouve par conséquent imprégné. Bref, dans beaucoup de sociétés, la naissance d'un être humain n'est pas un commencement absolu, et la mort n'est pas la fin de la vie. Mais les ancêtres, souvent, ne suffisent pas pour transformer le fœtus en un enfant humain. Des divinités interviennent : Sila, maître de l'univers, qui donne à l'enfant inuit son souffle et une âme, le Soleil chez les Baruya, qui ajoute au fœtus un nez, les yeux, les doigts des mains et des pieds. Chez les Mandak 1 de Nouvelle-Irlande, société où la descendance est matrilinéaire et est divisée en deux moitiés exogames, l'une placée sous le signe du Soleil, l'autre de la Lune (qui sont à la fois cousins croisés et mari et femme), quand un couple humain fait l'amour, les deux divinités interviennent dans l'accouplement. Moroa, le Soleil, rend efficace le sperme des hommes en déposant simultanément sa propre semence surnaturelle dans la matrice de la femme. Sigirigem, la Lune, elle, rend fertiles les femmes en faisant venir leurs règles et elle accompagne la gestation du fœtus dans le ventre de la femme. Chacun des parents surnaturels laisse alors sa marque sUf le corps de l'enfant, dans les lignes de sa main et dans sa démarche. A ces signes, chacun sait à quelle moitié l'individu appartient. Finalement, l'enfant est partout un don des ancêtres et/ou des dieux. Le rôle des humains est d'abord et seulement de fabriquer un fœtus. Chez les Canela d'Amazonie, la femme, dès qu'elle est enceinte, choisit plusieurs hommes comme amants pour aider de leur sperme son mari à fabriquer le fœtus. Leur sperme n'est pas une nourriture pour le fœtus. n fabrique sa substance corporelle. La femme choisit en général pour partenaires de bons chasseurs, qui s'occuperont ensuite de l'enfant, lui apporteront du gibier (ainsi qu'à sa mère) et leur assureront une protection matérielle et religieuse 2 • Chez les Cashinahua, une autre société d'Amazonie, pendant la grossesse la femme multiplie les raP20rts sexuels avec plusieurs hommes, cette fois pour nourrir le fœtus. A la naissance de l'enfant, le mari est 1. Les Mandak sont un autre cas de société matrilinéaire où le sperme est censé fabriquer tOute la substance corporelle de l'enfant (comme chez les Maenge), tandis que la mère nourrit le fœtus en se nourrissant elle-même. Elle ne « conçoit» pas l'enfant mais nourrit et développe son fœtus. Les enfants, dans cette société, ressemblent toujours à leur père, comme aux îles Trobriand. 2. Voir W. Crocker, « Canela other fathers: multiple patemity, its changing practices », Communication au XLlXe congrès international des Américanistes, Quito, 1997. Depuis que les Canela se sont convertis au christianisme, ces pratigues ont disparu et la monogamie est devenue la règle. Voir W. et 1. Crocker, The Canela. Bording Through Kinship. Ritual and Sex, New York, Harcourt Brace, 1994.
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LE CORPS sEXUÉ
reconnu comme son père au cours d'une grande cérémonie publique 1• Le fœtus se transforme en enfant lorsqu'il « s'anime ». L'âme provient des ancêtres. Elle est «de la parenté» accumulée dans le passé, et toujours prête à reservir. Très souvent, le souffle vital est distingué de l'âme parce qu'il cesse d'exister à la mort de la personne alors que l'âme survit au décès. En outre, le souffle est attaché au corps alors que l'âme peut, durant le cours de la vie, quitter le corps la nuit et errer avant de revenir prendre place le matin dans le corps endormi. Chez les Shuar, un groupe jivaro, le souffle vital est une propriété de tous les êtres vivants. Chez les Nzema, le sperme de l'homme contient un principe de vie (mora) qui se distingue de râme (ngomenle), et qui retourne après la mort vivre parmi les ancêtres à Ebolo, le pays des morts, avant de se réincarner dans un enfant. Mais le sang de la femme contient lui aussi cette force vitale (moTa), et l'enfant n'est réellement conçu que si le principe vital contenu dans le sperme de l'homme convient au principe vital de la femme. S'il ne convient pas, la femme fera une fausse couche. Selon les Azandé, le sperme et les liquides vaginaux, toutes substances désignées par le même mot, nzira, contiennent des principes vitaux placés là par Mboli, un grand dieu responsable de la naissance des enfants. Ces principes sont liés à des substances corporelles, mais l'individu possède en plus une âme qui peut se détacher du corps et le quitte à la mort 2• Ainsi le principe vital, source du mouvement, est plutôt une propriété des substances humaines vivantes, sperme, sang, combinées pour faire un enfant. Mais elles peuvent, comme dans le cas des Azandé, avoir été placées dans ces substances corporelles par une divinité. Quant à la distinction entre l'âme (anima) et ce que les anciens Romains appelaient mens (la partie intellectuelle de l'âme, la part qui raisonne et réfléchit), elle est présente sous certaines formes dans les cultures que nous avons analysées, mais la plupart du temps elle n'est guère théorisée. On a entendu les Telefolmin se contenter de dire que quand un enfant grandit, il est normal qu'il apprenne à parler et à penser. La différence entre les humains et les animaux est que, bien que ces derniers pensent, puisqu'ils comprennent nos paroles, tels le chien ou le cochon, ils ne parlent pas 3 • Cependant, certaines sociétés proposent 1. K. Kensinger, «The Philandecer's Dilemma », Communication au XLIXe congrès international des Américanistes, Quito, 1997; «Hierarchy versus equality in Cashinahua gender relations .. , 1996. Le mariage idéal chez les Cashinahua unit un homme et deux sœurs; l'inceste dit du deuxième type n'existait donc pas chez eux, et cette notion n'aurait pas eu de sens pour eux. Cf. How Real People Ought to Live: The Cashinahua of Eastern Pern, Waveland Press, 1995. 2. E. E. Evans·Pritchard, « Heredity and gestation as the Azande see them », publié en 1932 dans Man et réimprimé dans E. E. Evans-Pritchard, Social Anthropology and Other Essays, New York, Free Press, 1962, p. 243-256. 3. On trouve la même idée chez les Melpa de Nouvelle-Guinée, mais également chez les Ashuar, un groupe jivaro de l'Amazonie équatorienne. Cf. A. C. Taylor, Remembering to forget. Mourning, memory and identity among the Jivaro », Man, vol. 28, déc. 1993, pp. 653-678. CI
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MITAMORPHOSES DE LA PARENTE
aussi une explication de l'origine des capacités intellectuelles de l'être humain, ce qu'en Occident on appelle la pensée. Prenons, pour illustrer ce point, l'exemple des Melpa, un ensemble de tribus vivant dans les hautes vallées de l'intérieur de la Nouvelle-Guinée, et sur lesquelles nous disposons des travaux remarquables d'Andrew Strathem 1• Pour les Melpa, le siège de la pensée se trouve non pas dans le cerveau, mais en un endroit situé dans la cage thoracique, près de la trachée par où passe la parole. C'est une entité matérielle, appelée noman, mais qui reste invisible, même si l'on ouvre la cage thoracique. C'est aussi le siège des désirs, des émotions liés aux rapports avec les autres, avec les membres de la communauté où vit l'individu. Le noman est en relation avec -la peau, l'extérieur du corps, car les émotions et les désirs se marquent sur le corps, sur la peau. Les animaux ont aussi un noman, mais ils n'ont pas la parole. Le noman apparaît et se développe au cours de l'existence d'un individu mais ne survit pas à sa mort. Au cours de l'existence, il est la part la plus active de la personne, son «premier moteur» et la source de son autocontrôle. Mais le noman ne reçoit sa force que de min, une force vitale implantée dans le fœtus par les espritsancêtres du clan patrilinéaire de Penfant, et qui reste attachée à eux par des fils invisibles qui se terminent dans la tête de l'enfant. Le min n'est pas un ancêtre réincarné. C'est une force vitale ancestrale qui se transforme en âme lorsqu'elle est implantée dans le corps d'un de leurs descendants. Câme alors envahit le corps 2. Elle en est aussi l'ombre, le double, et peut le quitter fréquemment, pendant le sommeil ou sous le coup d'une forte émotion. Mais l'âme reste «passive» par rapport au noman, car c'est par lui que l'individu agit sur les autres et sur lui-même, et fait subir à sa personne les conséquences de ses décisions et de ses actions. À la mort tout change, le noman disparaît et l'âme, de «passive », devient active. Elle se transforme en kor, en .âme-esprit, en ancêtre, et elle commence une vie cette fois très active, mêlant en elle la force vitale du min et quelque chose de l'intelligence du défunt. Le kOT se connecte alors avec ses parents restés en vie. voit à l'intérieur de leurs noman, il connaît leurs intentions, bonnes ou mauvaises, et il leur envoie maladies ou bienfaits. Les ancêtres, en effet, surveillent, protègent ou punissent leurs descendants, auxquels ils sont attachés en permanence par les fils invisibles des min. Le pouvoir de l'âme d'un mort est donc plus grand que le pouvoir de cette même âme lorsqu'elle était présente dans un corps, incarnée 3 • Les Melpa distinguent ainsi l'âme de la pensée sans les séparer entièrement, alors que leurs voisins, les Daribi, sous le
n
1. Nous résumons ici les analyses d'A. Strathem, in Cl Keeping the body in rnind », Social Anthropology, vol. 2 (1), 1994, pp. 43-53. 2. Les premiers signes de la présence de Min, la force-âme, ce sont les coups de pied du fœtus. 3. Voir R. Wagner, The Curse of Souw. Princip/es of Daribi Clan Definition and Alliance, The University of Chicago Press, 1967, pp. 42-44.
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LE CORPS sEXUÉ
terme proche de noma désignent à la fois l'âme et la pensée. Câme est détachable du corps, elle en est en même temps l'ombre. Elle est la source de la pensée, dont le siège se situe en particulier dans le foie. Andrew Strathem émet l'hypothèse intéressante que les Melpa ont peut-être é.té conduits à distinguer la pensée-action (et l'émotion) de l'âme (le noman du min) parce que leur vie est fortement liée à l'existence d'un vaste réseau d'échanges compétitifs cérémoniels, le moka, institution fondamentale qui règle aussi bien le jeu des alliances matrimoniales que celui des alliances politico-militaires au niveau de toute une région. Les individus sont donc impliqués dans des pratiques qui exigent de leur part de multiples choix politiques et moraux, ce qui n'est pas le cas des Daribi ou des Wiru, qui vivent dans des communautés beaucoup plus fermées sur elles-mêmes. D'un certain point de vue, le noman chez les Melpa représente ce qui est indivisible dans l'individu, ce qui le fait responsable de ses actes, à la différence des substances qui forment son corps, les os et la chair qu'il partage avec ses paternels et ses maternels. Les substances, parce qu'elles sont divisibles, se partagent, mais en même temps, parce qu'elles se divisent et se retrouvent, venant de différents côtés, dans le même individu, elles le rendent lui-meme divisible et solidaire de ceux qui les lui ont apportées. Précisons un point important : pour les Melpa, les hommes et les femmes, les deux sexes, donc, possèdent le noman, mais le noman des hommes est plus fort» que celui des femmes. li serait intéressant de comparer ces théories du corps, de l'âme, de la pensée, et finalement de la personne, avec la tradition chrétienne qui s'est développée en Occident en remodelant l'héritage gréco-latin. Le thème est immense et complexe. Disons seulement que les Latins distinguaient entre anima (l'âme) et mens (la pensée, l'intelligence), et qu'ils rattachaient mens à anima (principe vital et âme). Le christianisme détachera le mens de l'âme pour le rattacher à l'esprit (spiritus). Mais l'âme elle-même deviendra l'œuvre du Saint-Esprit. Nous l'avons vu, le corps chrétien naît de l'union sexuelle d'un homme et d'une femme, qui ne font ensuite qu'une seule chair (caro). Mais l'homme et la femme ne fabriquent qu'un fœtus. Pour que celui-ci se transforme en enfant, il lui faut une âme. Câme est introduite dans le corps du fœtus directement par l'action du Saint-Esprit. Comment des théologiens chrétiens se représentent-ils cette action ? Je dois à JeanClaude Schmitt de m'avoir signalé l'existence d'une miniature du XIIe siècle qui représentait la vision qu'Hildegarde de Bingen, moniale et grande mystique, avait eue de ce mystère sacré 1• Pour elle l'âme créée par la Sainte Trinité descend du ciel vers le corps du fœtus et pénètre dans son cœur sous la forme d'une boule de feu. (c
1. J.-C. Schmitt, pp. 339-352.
cc
Le corps en Chrétienté., in La Production du corps, op. cit.,
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MtTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
Le fœtus [...] commente Hildegarde [...] est comme une forme complète de l'homme qui, par l'ordre secret et la volonté cachée de Dieu, reçoit l'esprit dans le ventre maternel, à l'instant adapté et justement fixé par Dieu au moment où une apparence de sphère de feu, ne présentant aucun trait du corps humain, prenâ possession du cœur de cette forme 1.
Ensuite, Hildegarde décrit les combats de cette âme nouvelle contr~ les démons qui l'assaillent, et sa victoire grâce au secours des anges. A la mort, l'âme d'un chrétien est rappelée auprès de Dieu, son créatew; et ne peut se réincarner dans le corps de l'un de ses descendants. Elle attendra le jugement dernier; où les corps ressusciteront et les âmes retrouveront leur corps avant d'entrer au paradis où d'être précipitées en enfer pour l'éternité. Notons donc que, pour le christianisme comme pour les religions des sociétés dites «primitives» que nous avons examinées ci-dessus, un homme et une femme ne suffisent pas pour faire un enfant humain. TI y faut l'intervention de Dieu, un dieu en trois personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. C'est le Saint-Esprit qui a créé dans le ventre d'une femme humaine, Marie, le corps d'un dieu fait homme. Marie, j'y insiste, une femme restée vierge qui ne s'était jamais unie charnellement à son époux, joseph, ou avec Dieu son époux divin. Ce sont là les mystères chrétiens de l'Incarnation et de l'Immaculée Conception. Mais pour les simples humains, les choses se passent autrement (que pour la Vierge Marie et Jésus). leur faut s'unir sexuellement pour fabriquer un enfant, et donc commettre le « péché ») de la « chair »). De ce fait, ils transmettent sans le vouloir la macule du péché originel, de la faute d'Adam et Ève qui désobéirent à Dieu et furent chassés du Paradis où ils vivaient une vie d'immortels. Ève, fabriquée avec une partie du corps d'Adam, s'est donc unie à ce dernier; ajoutant à la désobéissance envers Dieu la faute de l'inceste originel. Condamnés à s'unir pour se reproduire et à vivre pour mourir; l'avenir des humains est désormais entre leurs mains, retrouver un jour le paradis ou être condamnés à l'enfer. L'issue dépend désormais du combat qu'ils mèneront en eux-mêmes contre la chair au nom de l'esprit, de la raison. Comme chez les Melpa, l'esprit occupe le premier plan de la personne, mais au lieu de se contenter d'apporter la réussite et le bonheur sur terre, il a le pouvoir prodigieux de procurer aux humains la paix et le bonheur éternels - après la mort, bien entendu 2 •
n
1. H. de Bingen, Liber Scivias, Ed. A. Fuhrkotter, 1978, p. 78, cité par J.-C. Schmitt dans cc Le corps en Chrétienté .. , loe. cit., p. 340. 2. Prétendre que l'Occident est caractérisé par une vision dualiste de la personne. opposant l'esprit et le corps, est une simplification grossière et caricaturale qui, en général, invoque le dualisme cartésien comme seule preuve. La personne est en fait conçue, en Occident, comme composée d'un corps, d'une âme et d'un esprit. Les chrétiens se préoccupent du destin de leur âme après cette vie, mais celui-ci est commandé par la manière dont ils auront mené le combat entre la chair et l'esprit. I:esprit est cette part de nousmêmes qui accepte ou refuse la parole de Dieu et ses commandements. Vâme semble relativement passive dans ce combat, mais finalement, c'est elle qui paie» pour l'éternité. Cl
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Une autre conséquence théorique que nous pouvons tirer des analyses précédentes, c'est que partout, même dans les sociétés où le sperme n'entre pas dans la conception de l'enfant (Trobriand), ou au contraire dans celles 'OÙ la femme n'est par rapport à l'enfant qu'un contenant nourricier (Mandak), la procréation d'un fœtus implique que l'homme et la femme s'unissent sexuellement. Que ce soit pour bloquer de son sperme le sang menstruel, pour ouvrir la voie à un enfant-esprit ou pour nourrir le fœtus, les hommes et les femmes doivent avoir des rapports sexuels (et ils en attendent ensuite certaines conséquences pour la fabrication de l'enfant qui se trouve dans le ventre de la femme). La fabri-
cation des humains ordinaires suppose donc normalement partout des rapports sexuels, quelle que soit la part que la société prête à telle ou telle substance masculine ou féminine dans cette fabrication. Bien entendu, toutes les sociétés acceptent l'idée que la naissance de certains enfants peut aussi intervenir sans qu'une femme ait eu des rapports sexuels avec un autre être humain. Mais il s'agit là de naissances exceptionnelles, qui ont beaucoup d'importance du point de vue de la construction de l'univers politico-religieux des sociétés mais ne correspondent pas à la pratique quotidienne, la règle générale. De même, si, à l'origine, les hommes pouvaient peut-être engendrer d'autres hommes sans le secours des femmes (Mekeo), ou les femmes enfanter sans le secours des hommes des garçons qu'elles tuaient l'un après l'autre à leur naissance (Trobriand), ces temps ne sont plus et peuvent être seulement représentés et revécus de temps en temps à travers les rites (Mekeo) ou au cours des initiations masculines (Baruya). Avoir des rapports sexuels réguliers, socialement légitimes, et bénéficier d'un accès réciproque au corps de l'autre, c'est ce qu'apporte en général aux individus le fait de se marier. Bien entendu, cet accès réciproque n'est pas nécessairement exclusif de rapports sexuels avec d'autres partenaires que l'époux ou l'épouse. Par ailleurs, le fait d'avoir le droit, pour un homme et une femme, d'avoir des rapports sexuels avec leur époux ou épouse est sans rapport direct avec le principe de descendance, qui détermine dans la société l'identité des enfants qui naîtront de ces rapports et leur appropriation par telle ou telle catégorie de leurs parents. C'est d'ailleurs parce que l'accès sexuel réciproque des parents est indépendant de la forme sociale de l'appropriation des enfants qu'il constitue la base du complexe d'Œdipe, une base qui, du fait de son indépendance par rapport à tel ou tel principe de descendance, est universelle et laisse supposer que le complexe d'Œdipe est lui-même universel. Si ceci est vrai, Malinowski 1 avait tort de reprocher à Freud d'avoir donné du complexe d'Œdipe une définition qui ne s'accordait 1. B. Malinowski, La Sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, Paris, Payot, 1976, chapitre 1, « La formation d'un complexe., pp. 13-25.
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qu'avec les structures de la famille conjugale « patriarcale» propre aux sociétés occidentales judéo-chrétiennes. TI demandait à Freud de redéfinir le complexe d'Œdipe de façon plus large, afin qu'il puisse s'appliquer également aux sociétés à principe de descendance matrilinéaire, pour la raison que souvent, dans ces sociétés, c'est l'oncle maternel et non le père qui exerce autorité et répression sur l'enfant. Or, le complexe d'Œdipe n'est pas construit autour des rapports d'autorité mais autour des rapports de l'enfant avec celui qui a l'accès sexuel à sa mère 1• Même chez les Nayar matrilinéaires, où le mari disparaît trois jours après le mariage sans plus jamais réapparaître dans la vie de son épouse, les enfants conçus par les amants de la mère vivent cette relation aux hommes qui ont accès au corps sexué de leur mère. Le seul cas connu où l'enfant ne rencontre pas, dans les premières années de sa vie, un homme qui a régulièrement accès sexuellement à sa mère est celui des Na, une minorité de la Chine. Mais Cai Hua, l'ethnologue qui a étudié cette société et nous l'a décrite, ne nous dit rien sur la construction de l'identité des enfants de cette société, garçons et filles, soumis tous et toutes à la stricte obligation de ne jamais parler de sexe devant leurs mères et leurs oncles maternels 2• Quoi qu'il en soit, et pour des raisons que le lecteur a maintenant parfaitement assimilées, l'analyse des liens entre les rapports de parenté qui existent dans telle société et les représentations que l'on s'y fait de l'individu ne peut se contenter des informations délivrées sur le rôle des substances masculines ou féminines entrant dans la fabrication d'un fœrus. Un individu ne se réduit jamais aux substances qui le composent. Il faut prendre en compte toutes les composantes de son être telles qu'elles sont inventoriées et articulées dans la pensée des membres de cette société, c'est-à-dire non seulement les substances corporelles, mais le souffle, la force vitale, une ou plusieurs âmes, etc. C'est d'ailleurs en général par ces composantes non corporelles de son être, son âme, son nom, etc., que l'individu se présente comme un être particulier et indivisible. Bref, l'individu partout existe comme un tout, à la fois divisible par les substances et autres composantes qu'il partage avec d'autres individus, et indivisible car agissant à partir d'une place qui n'est pas celle des autres et étant, à partir de cette place, responsable de ses actions et de leurs conséquences, sociales, morales, sur les a utres et sur lui- (ou sur elle-) même. En fait les représentations des diverses composantes de la personne, de leur apparition et combinaison à différentes étapes du processus de la conception d'un enfant, sont les vecteurs de plusieurs types de rapports sociaux différents, qui viennent s'imprimer dans le corps sexué de l'enfant et l'enchâssent dans la trame globale, sociale et culturelle, de la société où il vient de naître. 1. A. Green,
«
Inceste et parricide en anthropologie et en psychanalyse», in P. Descola,
J. Hammel, P. Lemonnier (dir.), La Production du social, op. cit., pp. 213-232. 2. C. Hua, Une société sans père ni mari. Les Na de Chine, op. cit.
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I..?enfant baruya, dont le corps est complété dans le ventre de sa mère par l'intermédiaire du Soleil qui lui fabrique le nez, les yeux, les doigts, se retrouve de ce fait inscrit dans une totalité sociocosmique qui déborde son inscription dans les rapports de parenté. est le produit d'un dieu qui protège tous les Baruya et intervient sur le corps de chacun pour lui donner fornte humaine. Ce dieu est un dieu tribal local. Les tribus voisines peuvent avoir d'autres dieux, parmi lesquels le Soleil n'est pas forcément le plus grand, ou n'intervient pas directement dans la fabrication d'un enfant. Chez les Khumbo, par le « principe de conscience» qui s'ajoute à l'âme du clan incarnée dans un enfant, l'individu se retrouve inscrit dans un univers religieux qui déborde les frontières de sa communauté locale. li apprendra à se voir à travers la vision bouddhiste du cycle des réincarnations et du cheIJ?Ïn qui mène à l'illumination. En revanche, si l'enfant doit son âme au dieu des chrétiens, il se vivra à travers les concepts d'une religion à prétention universelle, cherchant à arracher l'humanité tout entière t au péché qui la macule depuis les origines. Bref, dans toutes les ethnothéories de l'individu et
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du processus de procréation, l'individu est inscrit dans une totalité sociale (tribu, ethnie, communauté religieuse) et cosmique qui déborde l'univers des rapports de parenté. Ceux-ci sont présents dans ces ethnothéories à deux niveaux, dans la part que jouent dans la conception des humains vivants les « parents » de l'enfant, et dans celle qui est prêtée aux ancêtres lointains ou proches des parents, des individus morts mais toujours vivants et actifs. Ce sont eux qui se réincarnent (Nzema, Trobriand) ou installent dans le fœtus une force vitale qui deviendra son âme (Melpa). I..?action de ces parents défunts s'ajoute et se combine à celle des parents vivants, qui, eux, fabriquent le corps de l'enfant-fœtus avec leurs substances corporelles et/ou leurs nourritures. Or, ces représentations, nous l'avons vu, en conférant soit au sperme soit au sang maternelle rôle premier dans la fabrication du corps du fœtus, légitiment l'appropriation ultérieure de cet enfant par un groupe d'adultes, les parents du côté du père ou ceux du côté de la mère, etc. L'accent mis sur le rôle de telle ou telle substance correspond en gros à la nature du principe de descendance qui est reconnu dans la société. Mais cette correspondance n'est pas toujours directe, comme elle l'est chez les Baruya patrilinéaires ou chez les Trobriandais matrilinéaires. Le principe de descendance est parfois combiné avec un autre principe, comme chez les Maenge matrilinéaires où la «parenté par le pénis », les liens de filiation par les hommes, jouent un rôle politique important et portent un nom propre. Autre exemple: l'importance attachée au sang venu de la mère, dans une société patrilinéaire comme celle des Pa ici de Nouvelle-Calédonie, correspond à l'importance du rôle des maternels - et particulièrement de l'oncle matemel- dans les sociétés kanak. Tout cela revient à souligner combien la notion de consanguinité en usage en Occident, pour désigner l'ensemble des parents paternels et
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
maternels, n'a aucune portée universelle. Cette notion suppose qu'un enfant ne fasse qu'une seule chair et un seul sang avec ses parents. Comment faire concorder cette proposition avec la vision de la parenté qu'ont les Khumbo, pour qui les os de l'enfant proviennent du père, la chair et le sang de la mère ? Le concept de « consanguinité» est hérité de la société et de la culture des peuples latins de l'Ancien Monde romain. On peut, certes, l'utiliser analytiquement pour distinguer l'en~ semble des parents paternels et maternels des parents par alliance, à condition de faire abstraction de toutes les représentations et théories que cette notion véhicule historiquement (et inconsciemment). Mais les difficultés réapparaîtront lorsqu'il faudra traiter de l'affinité dans certains systèmes de parenté, et qu'on découvrira que les affins privilégiés sont des consanguins très proches (mariage « arabe », avec la .fille du frère du père) ou des cousins plus ou moins proches (cousins croisés du premier, du deuxième, du troisième degré, etc.)1. Comment dans ce cas distinguer et surtout opposer consanguinité et affinité ? Sauf à dire qu'il est des consanguins épousables et d'autres inépousables. Mais alors, la différence n'est plus entre des rapports de consanguinité et des rapports qui seraient autres, puisque la différence entre épousables et inépou~ sables passe à l'intérieur même de la consanguinité... Les dimensions imaginaires des substances corporelles
Mais poussons plus loin. Chez les Trobriandais matrilinéaires, un homme est le père mais non le géniteur de son enfant, puisque son sperme ne fabrique pas le fœtus mais le nourrit une fois fait. Chez les Mandak, également matrilinéaires, c'est le sperme du père qui fait l'enfant, dont la mère n'est pas la génitrice. Elle est un contenant nourricier dans lequel l'enfant se développe et se nourrit. Chez les Canela, le sperme du mari ne suffit pas à fabriquer le fœtus. La femme choisit plusieurs hommes comme amants afin qu'ensemble, avec le mari, ils fabriquent le fœtus. Le mari, ici, n'est donc pas considéré comme le seul géniteur de l'enfant2• Chez les Cashinahua 3, la femme, pendant sa grossesse, multiplie les rapports sexuels avec plusieurs hommes, ~ais cette fois dans le but de nourrir le fœtus conçu par elle et son mari. A la naissance de l'enfant, nous l'avons vu, le mari est publiquement reconnu comme le seul père au cours d'une cérémonie organisée à cette intention. Ces faits nous conduisent à constater, d'une part, le caractère imaginaire des rôles prêtés aux substances corporelles et la surdétermination de certaines d'entre elles, le sperme, le sang, le souffle, etc., et, d'autre 1. Voir l'excellent résumé, par Claude Meillassoux, des critiques que les anthropologues adressent habituellement à ceux de leurs collègues qui font un usage non critique des termes de parenté occidentaux, dans «Parler parenté », L'Homme, nO 153, 2000, pp. 153-164. 2. W. Crocker,
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part, Pimportance attribuée à certaines nourritures - et en général au fait de nourrir quelqu'un dans la fabrication d'un lien de parenté. Prenons le cas du sperme. Remarquons d'abord que dans beaucoup de sociétés, cette substance apparaît comme une sous-catégorie d'un terme englobant: l'eau. Le sperme, c'est l'eau du pénis, les sécrétions de la femme, l'eau du vagin (cf. Telefolmin, Baruya). Pour d'autres, le sperme est une variété de sang, comme les sécrétions féminines en sont une autre (Kako). On ne peut donc projeter SUI toutes les cultures la représentation du sperme comme semence, notion que l'on trouve\' dans l'Occident chrétien mais aussi dans le monde musulman 1. Dans certaines sociétés, le sperme provient de la moelle des os et fabrique les os (Khumbo, Samo), dans d'autres, il provient également de ce que l'on mange, particulièrement de certaines variétés de canne à sucre interdites aux femmes (Baruya) ou de la graisse de porc (Melpa). Nous avons vu également que le sperme peut se transformer en lait des femmes (Baruya), mais qu'ailleurs il s'agit d'une substance incompatible avec le lait maternel (Melpa, Samo de Haute-Volta), qu'il est détruit par le sang menstruel (Baruya, Melpa), ou qu'il se mêle au sang menstruel pour fabriquer un enfant (Kako). Ailleurs encore, il est utilisé secrètement, conjointement avec le sang menstruel, au cours des rites d'initiation des garçons (Telefolmin) ou de garçons et de filles, des frères et sœurs initiés ensemble (Kasua)2. Le rôle nourricier prêté au sperme (Trobriandais, Khumbo, Baruya, etc.) ou au sang de la mère (Mekeo, Mandak) pose le problème général du rôle du nourrissement et de l'ingestion nécessaire de certaines nourritures dans la formation de la parenté. L'exemple le plus spectaculaire est celui du chef kanak, auquel, pour l'ancestraliser, on servait des ignames issus de très anciens clones, des clones qui avaient été cultivés et transportés par les ancêtres du groupe. La nourriture constitue en fait une médiation entre la parenté par la naissance et la parenté par la corésidence et la commensalité. Car on ne devient pas parent en offrant de temps à temps un repas à des hôtes de passage. TI faut corésider avec les propriétaires d'une terre, en avoir reçu l'usage, et il faut que cette terre porte en elle quelque chose de la substance de ses occupants. Un exemple de cette circulation de substances entre la terre et les hommes est l'idée que la chair des morts, en se décomposant, fertilise le sol, lui apporte de la « graisse» et se retrouve dans les plantes cultivées que les hommes vont consommer. Une illustration de ce mode de pensée nous est fournie par les Baruya. Ceux-ci, avant que les Européens ne l'interdisent, exposaient leurs morts sur des plates-formes en dessous 1. C. Delaney, The Seed and the Sail. Gender and Cosmalogy in Turkish Village Society, Berkeley, University of California Press, 1991. 2. Cf. E Bronois, Le Jardin du casoar. La forêt des Kasua. (Influences des relations au milieu forestier tropical sur la constitution de l'identité et des savoirs et savoir-faire écologiques de la société kasua), Thèse, EHESS, 2001.
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METAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
desquelles ils plantaient des boutures de taro 1 et des plantes rituelles. Au fur et à mesure que le cadavre se décomposait, les liquides de son corps coulaient sur les taros qui étaient alors déplantés et replantés dans les différents jardins des parents du défunt afin qu'ils fassent croître et multiplier leurs récoltes. Des substances humaines fertilisent la terre, mais, réciproquement, des substances issues de la terre passent dans les humains et les rendent féconds. On a vu qu'une fois qu'elle se sait enceinte, une femme mekeo ne travaille plus et est gavée de plantes bouillies parce que celles~ci sont censées fabriquer du sang - et que le sang nourrit le fœtus. TI en allait de même à Tonga, où les femmes étaient suralimentées pendant leur grossesse et pendant l'allaitement. Dans ces deux sociétés, le sang maternel, nous l'avons dit, est supposé jouer un rôle très important dans la fabrication du fœtus. Dans d'autres, c'est la production de sperme qui requiert pour les hommes une alimentation spéciale - graisse de porc, certaines variétés de canne à sucre. Et le tableau ne serait pas complet si l'on oubliait que toutes ces nourritures conseillées pour fabriquer du sperme ou du sang s'opposent à toutes celles qui sont interdites parce qu'elles gâteraient le sperme, assécheraient le sang, etc. On ne devient donc pas parent parce qu'on est invité de temps à autre à prendre une tasse de thé ou qu'on est invité régulièrement à partager un repas. On le devient par ce que l'on mange et que ce que l'on mange participe au processus qui fabrique le corps et l'identité sociale des humains. Sans croyances en l'existence d'une circulation des substances entre la nature et les humains, la commensalité n'engendrerait pas de la parenté. Derrière ces diverses manières de devenir parent, il y a la même logique : sont parents ceux qui partagent toutes (ou certaines) des composantes de leur être, ou ont un commun accès à la terre qui est à l'origine des aliments qui vont entrer dans la composition du corps d'un fœtus humain. En l'absence de théorie, implicite ou explicite, selon laquelle les choses participent des personnes et les personnes des choses, sans l'idée que des substances peuvent circuler des choses aux personnes et réciproquement, la parenté dans certaines sociétés n'existe pas. Mais dès lors que cette théorie existe, cette transformation peut être pensée et considérée comme « réelle ». C'est le cas à Tonga, chez les Melpa, etc. Dès lors, les règles qui interdisent d'avoir des rapports sexuels, et a 1. Le taro est une plante cultivée en Nouvelle-Guinée depuis les temps anciens, en tout cas bien avant l'arrivée des patates douces venues d'Amérique au xw siècle par les navigateurs portugais et espagnols. Les effets de l'introduction de la patate douce sur l'économie et d=autres aspects de la vie sociale des habitants de Nouvelle-Guinée ont été tels qu'on a pu parler d'une « révolution ipoméenne ». Cf. J. Golson, «The Ipomean revolution revisited : society and sweet potato in the Upper Waghi valley», in A. Strathem (dir.), lnequality in New Guinea Highlands Societies, Cambridge University Press, 1982, pp. 109-136. Voir aussi J. Golson et D. Gardner, « Agriculture and sociopolitical organizarion in New Guinea Highlands prebistory », Annual Reviews in Anthropology, 19, 1990, pp. 395-417, et P. Wiessner et A. Tumu, Historical Vines, University Press, 1982, chapitre 4, pp. 101-118.
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fortiori de se marier, à ceux qui partagent par la naissance les mêmes éléments s'appliquent automatiquement aux parents par la nourriture. Le tabou de l'inceste s'étend alors également sur eux. Toutes ces substances appartiennent par ailleurs à des corps sexués, à des corps masculins et féminins, et toutes les significations sociales dont ces substances ou autres composantes sont chargées constituent autant d'attributs sociaux des sexes transformant les sexes en « genres», dont les rôles et les statuts diffèrent tout en étant souvent considérés comme complémentaires. Mais la complémentarité des genres n'empêche pas qu'entre les uns et les autres des inégalités fondamentales existent, qui engendrent des rapports de domination et de subordination entre les individus selon leur sexe. On l'a constaté chez les Baruya. Non seulement le sperme de l'homme fabrique le fœtus, mais il se transforme en lait qui gonfle les seins des femmes quand elles nourrissent leur bébé. Le sperme sert également à redonner de la force aux femmes quand elles perdent du sang, au moment de leurs règles, et lorsqu'elles accouchent. Le sperme fabrique la chair et les os, la chair qui ira engraisser la terre et les os qu'on placera dans les arbres ou les rochers pour protéger les territoires de chasse et les jardins du clan. Bref, le sperme n'est pas seulement au service des rapports de parenté et de la continuité des groupes de parenté, des lignages placés sous l'autorité des hommes. Il est au service de la domination générale des hommes sur le reste de la société, du gouvernement de la société par les hommes. Mais, pour servir efficacement cette cause, le sperme doit être celui de jeunes hommes qui n'ont jamais eu de rapports sexuels avec les femmes, des hommes vierges. C'est cette pure substance masculine qui va circuler entre les générations successives d'hommes, qui se donnent ainsi la vie, une vie d'homme. Les pratiques sexuelles et symboliques qui élèvent les hommes au-dessus des femmes et légitiment leur pouvoir sur elles prennent donc la forme d'une nouvelle conception, d'une deuxième naissance des hommes, cette fois sans les femmes. Le sperme est de ce fait survalorisé non pas seulement parce qu'illégitime l'appropriation des enfants par le clan du père, mais parce qu'illégitime la suprématie politico-rituelle des hommes sur les femmes, leur droit à représenter seuls et à gouverner leur société, la société, ce qui n'est pas la même chose que de représenter leur clan et d'en conserver les terres, les fonctions, les savoirs pour les transmettre à leurs descendants. Pour dominer, il faut disjoindre les corps des dominants et des dominés et en altérer les substances, l'essence. I:homosexualité rituelle des Baruya réalise cette disjonction et cette transmutation. Et comme les substances n'existent pas seules, à la survalorisation du sperme correspond la dévalorisation du sang menstruel. C'est ce sang qui fait des femmes une source de pollution permanente, une menace dirigée contre la force des hommes, contre l'ordre social et cosmique. On comprend que si les femmes baruya sont elles-mêmes convaincues de porter en elles, dans leur corps, cette menace, elles ne peuvent que se
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sentir responsables des désordres qui pourraient subvenir si elles ne gèrent pas comme il se doit les éléments de leur corps qui peuvent se détacher d'elles et entrer en contact avec d'autres corps, des corps d'hommes, des corps d'enfants. On prend ici la mesure des enjeux impliqués par les représentations des corps, et singullièrement du corps sexué, du corps apte à entrer dans des rapports sexuels (hétéro- et/ou homosexuels) avec d'autres. Une démonstration exceptionnellement claire de ce qui se joue dans ces représentations des corps sexués nous a été donnée par l'existence, chez les Telefolmin, d'un modèle secret propre aux femmes, qui prétendent que c'est leur sang seul qui produit les os des humains, et particulièrement les os des Grands Hommes auxquels les hommes rendent un culte et qu'ils utilisent secrètement dans les rites destinés à conjurer la disparition attendue du monde, rites dont les femmes sont précisément exclues parce que leur sang menstruel en fait une source de pollution. Dans d'autres sociétés fortement hiérarchisées, comme à Tonga, c'est le sperme des hommes du commun qui est dévalorisé, privé du pouvoir de donner la vie, au profit du souffle spermatique du Tu'i Tonga, homme-dieu qui féconde toutes les femmes de son royaume, des femmes dont cette théorie aristocratique ne nie pas l'importance dans la procréation. Au contraire, elle a amplifié cette importance en prêtant aux femmes le pouvoir de fabriquer en son entier le corps du fœtus, qui va se développer en elles et se transformer en enfant humain grâce au mana divin du Tu'i Tonga, clef de voûte, avec sa sœur la Tu5 Tonga Fafine, de toute la structure politico-religieuse du royaume. A travers cet exemple, on comprend particulièrement bien que les théories de la fabrication des humains ne sont pas seulement liées aux rapports de parenté qui existent dans une société, mais également aux formes de pouvoir politico-religieux qui la caractérisent et qui servent à la reproduction des rapports et des institutions par lesquels ces pouvoirs s'exercent. Force est en tout cas de constater que ces représentations imaginaires du corps, de ses substances, de ses organes mais aussi du souffle, de l'âme ou des âmes, de leurs fonctions et de leurs origines, humaines et/ou surhumaines, engendrent des institutions sociales et des pratiques symboliques qui les matérialisent et constituent des structures essentielles de la société au sein de laquelle les individus naissent, prennent conscience des autres et d'eux-mêmes et agissent, en conséquence, sur eux-mêmes et sur les autres. Ces représentations, rappelons-le, sont des produits de l'imagination et sont l'objet de croyances. Personne n'a jamais « vu» du sang menstruel se transformer en chair d'un fœtus ou en os. Personne n'a jamais « vu » du sperme se transformer en « lait». Personne n'a jamais « vu » un principe de vie véhiculé par le sang ou par le sperme, ni « vu » l'esprit d'un ancêtre ou le Saint-Esprit prendre possession du corps en formation d'un embryon. Toutes ces représentations appartiennent à
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l'univers de la pensée et relèvent de l'idéel, qui est une part du réel. Nulle expérience (au sens d' « expérimentation») n'existe qui puisse infirmer ou confirmer ces vues. Elles sont «évidentes», de l'évidence des croyances, même si elles sont parfois contestées - par exemple par des femmes qui ne sont pas convaincues que leur lait soit le sperme de leur mari, ou par
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Résumons le chemin parcouru. Toutes ces représentations, toutes ces interprétations singulières du processus de fabrication des enfants humains assument une fonction sociale essentielle, celle d'inscrire d'avance l'enfant à naître dans trois types de rapports qui s'impriment et s'enfouissent dès la naissance dans sa conscience et dans son corps. Il va prendre place dans un ordre sociocosmique. Il sera un enfant de Sila, le maître de l'univers chez les Inuit, qui lui aura donné une âme et son souffle. sera un enfant du Soleil chez les Baruya. En même temps, il va prendre place dans des rapports personnels avec un certain nombre d'individus proches ou lointains, des deux sexes et de générations différentes, dont il apprendra qu'ils lui sont « apparentés» de diverses façons
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et ont de ce fait des droits divers sur lui et des devoirs envers lui. De ce fait également, il va « appartenir» par sa naissance à un ou plusieurs groupes de parenté, selon le principe qui règle la descendance dans sa société. Enfin, en même temps, il se retrouvera par son sexe, masculin ou féminin, placé d'avance dans des rapports de supériorité (voire de domination) ou d'infériorité (voire de subordination) vis-à-vis des individus de l'autre sexe. Ordre cosmique, ordre moral et social, ordre sexuel, c'est bien ce dont parlent et témoignent les représentations du processus de la fabrication et de l'appropriation des enfants humains (ordinaires ou extraordinaires). Ce sont ces trois dimensions de l'ordre (ou du désordre) qui règne dans sa société qui viennent s'imprimer dans la subjectivité d'un individu dès sa naissance et vont se conjoindre en lui à partir de la place réelle qu'il (ou elle) occupe par sa naissance dans cette société.
Comment le sexe devient genre On constate finalement l'existence dans toutes les sociétés d'une double métamorphose. Des réalités sociales qui n'ont rien ~ voir avec la parenté, ni avec la sexualité, comme la propriété (commune ou individuelle) de la terre, la succession à des fonctions politiques et/ou religieuses, l'existence d'une classe ou d'une caste dominante, pénètrent dans les rapports de parenté, s'y logent et les mettent à leur service, au service de leur propre reproduction. Mais du même coup, ces réalités se métamorphosent en aspects de la parenté. Par exemple, chez les Yako d'Afrique, chaque individu appartient simultanément au patrilignage de son père, du père de son père, etc., et au matrilignage de sa mère, de la mère de sa mère, etc. Des «réalités» qui composent cette société circulent au sein des groupes de parents engendrés par ces deux principes de descendance: la terre est transmise par les hommes dans leur patrilignage, les fonctions religieuses par les femmes dans leur matrilignage. Des moyens matériels d'existence (1a terre), des fonctions sociales essentielles, rituelles par exemple, se métamorphosent en attributs des rapports qu'un individu entretient avec ses parents du côté de son père ou avec ceux du côté de la mère. Mais la métamorphose ne s'arrête pas là, puisque celui qui héritera de la terre sera le fils mais pas la fille, celle qui héritera de la fonction rituelle sera la sœur aînée et non une sœur cadette (Kako). Bref, tous les attributs des rapports de parenté se redistribuent finalement entre les individus selon leur sexe et selon leur âge et se métamorphosent en attributs de leur personne selon son sexe. Le sexe devient genre 1. 1. Nos analyses rejoignent celles de Thomas Laqueur, La Fabrique du sexe. Essai sur et le genre en Occident, Paris, Gallimar~ 1992. On ne peut plus désormais, comme le montrent nos analyses, dissocier l'analyse des rapportS de parenté de ceUe des rapports entre les sexes. Voir, comme exemple de cette double approche, Jane Fishburne Collier et Sylvia Junko Yanagisako (dir.), Gender and Kinship : Essays Toward a Unified Analysis, Stanford University Press, 1987.
le corps
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Par cette double métamorphose, toutes sortes de réalités sociales distinctes de la parenté se retrouvent attachées à et reproduites (en partie) par certains rapports de parenté avant de se retrouver finalement investies dans des corps sexués ou elles se mettent à signifier la différence entre les sexes, à lui donner un sens social. On perçoit immédiatement à quel formidable travail idéologique l'esprit humain doit se livier pour permettre aux références à «l'os », au « sang », au «sperme », au «souffle », etc., d'assumer deux fonctions complémentaires à l'exercice de la parenté: d'une part légitimer l'exclusion de certains types de parents, proches ou lointains, de l'accès à la terre, aux titres, etc., bref tous ces éléments de la vie sociale dont d'autres parents vont hériter et qu'il leur faudra transmettre, et d'autre part fixer la manière dont les parents qui héritent doivent utiliser ce dont ils' héritent pour le transmettre aux générations suivantes. La parenté se trouve ainsi contrainte d'attacher certains droits et devoirs à des rapports de paternité, de maternité, de germanité, etc., et d'en exclure les autres, tout en en fournissant les raisons dans le langage même de la parenté. C'est pour cette raison que certains anthropologues, comme Leach, ont pu prétendre que la parenté n'était qu'un langage avec lequel on parlait toujours d'autres choses, de la propriété du sol par exemple, comme dans Pul Elya. Mais Leach est passé à côté de l'essentiel. Le langage de la parenté s'impose dans la mesure où les rapports de parenté constituent pour l'individu, dès sa naissance, une source de dooits et d'obligations qui précèdent tout contrat que cet individu va ensuite passer au cours de sa vie. La grande force de la parenté est d'inscrire ces droits et ces obligations dans des rapports de personne à personne, de catégories de personnes à catégories de personnes, des rapports qui, pour certains d'entre eux, sont intimes, nourriciers, protecteurs et constituent le premier support matériel et social que trouve l'individu à sa naissance. La parenté, de ce point de vue, est donc le lieu où se prépare et commence l'appropriation de la société par l'individu et de l'individu par la société. C'est d'abord au sein des rapports de parenté que le corps sexué de chaque individu se met, dès sa naissance, à fonctionner comme une machine ventriloque de la société.
Le corps sexué, cette machine ventriloque Toutes nos analyses convergent vers un fait fondamental. Dans toutes les sociétés, la sexualité est mise au service du fonctionnement de multiples réalités, économiques, politiques, religieuses, qui n'ont rien à voir avec les sexes et la reproduction sexuée. Les rapports de parenté, nous l'avons vu, sont le lieu même où s'exerce dès la naissance et directement le premier contrôle social de la sexualité des individus, aussi bien celle qui les pousse vers des personnes du sexe opposé que celle qui les attire vers des personnes du même sexe. Cette mise au service, cette subordination de la sexualité à des réalités qui n'ont rien à voir avec les sexes n'est donc pas celle d'un sexe à l'autre,
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c'est la subordination d'un domaine de la vie sociale aux conditions de reproduction d'autres rapports sociaux. Ce qui se joue, c'est la place de ce domaine à l'intérieur de la structure de la société, en deçà même de tout rapport personnel de parenté entre les individus concrets, rapports où ils sC; retrouvent face à face en tant que père, mère, fils, 6l1e, mari, épouse, ami, ennemi, maître ou esclave. Cette subordination en quelque sorte « impersonnelle» et générale de la sexualité est le point de départ d'un mécanisme qui imprime dans la subjectivité la plus intime de chacun, dans son corps, l'ordre (ou les ordres) qui règne(nt) dans la société et doi(ven)t être respectés si celle-ci veut se reproduire. Ce mécanisme opère par le jeu des représentations du corps et de la personne, et du rôle qu'on prête à chacun des sexes et à d'autres agents dans le processus qui donne naissance à un enfant, à la vie. C'est à travers ces représentations que s'inscrit, dans l'intimité de chacun, l'ordre social et cosmique et que se légitiment non seulement l'appropriation de l'enfant par des adultes considérés comme ses parents, mais la place dans la société que son sexe lui réservera. A travers les représentations du corps, la sexualité se met non seulement à témoigner de l'ordre qui règne dans la société, mais à témoigner que cet ordre doit continuer à régner. Non seulement à témoigner de mais à témoigner pour (et parfois contre) l'ordre qui règne dans la société et dans l'univers, puisque l'univers lui-même se divise en mondes masculin et féminin. Car dans toutes les sociétés que nous avons décrites, c'est précisément le sexe qui fait l'identité d'un corps et la ressemblance ou la différence d'un individu avec d'autres. A côté de la chair, du sang et des os que chacun possède, il y a des organes (pénis, clitoris, vagin, sein), et des substances (sperme, sang menstruel, lait) que tous ne possèdent pas. Mais d'où proviennent eux-mêmes les os, la chait, le souffle, l'âme? Du père, de la mère? Des ancêtres, des dieux? Mais de quels ancêtres, du côté de l'homme ou de la femme? Et de quels dieux s'agit-il? Qui les invoque? Bref, partout les corps et les sexes fonctionnent comme ces poupées ventriloques qu'on a peine à faire taire et qui tiennent, à des interlocuteurs qu'elles ne voient pas, des discours qui ne viennent pas d'elles. Bien sûr, la sexualité, comme ces poupées ventriloques, ne parle pas. On parle en elle. On parle par elle. Mais qui parle? Et pourquoi de là? C'est précisément dans la mesure où la sexualité est contrainte de servir de langage pour légitimer des réalités qui sont autres qu'elle-même, qu'elle devient source de fantasmes et d'univers imaginaires. Mais ce n'est pas la sexualité ici qui fantasme sur la société, c'est la société qui fantasme dans la sexualité. Ce n'est pas la sexualité qui aliène, c'est elle qui est aliénée. Ici, nous touchons à un point essentiel des logiques sociales. Ces représentations fantasmatiques du corps sont des idées et des images partagées la plupart du temps par les deux sexes, et qui résument et encodent l'ordre social et inscrivent ses normes dans le corps de chacun. C'est ce
LE CORPS SEXtm
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partage des mêmes représentations et leur enfouissement dans le corps qui scellent en chaque individu, au-delà même du langage, la pensée et la société, et font du corps une source d'évidences sociales et çosmiques. D'aliénée, la sexualité devient alors instrument d'aliénation. A la limite, une femme baruya regardant le sang couler entre ses cuissf!s'n'a plus rien à dire contre son sort, victime, elle se sait et se vit coupable et, par là, responsable de ce qui lui arrive. De ce fait, on comprend pourquoi la sexualité est vécue comme quelque chose qui peut à tout moment questionner et subvertir l'ordre de la société et de l'univers. D'où les multiples tabous qui l'entourent. Car les représentations du corps ce sont des idées, et les idées prennent leur source au-delà même du langage, dans la pensée (consciente mais aussi inconsciente). Elles y prennent aussi leur sens, mais ce sens ne jaillit pas d'une pensée vide ou réduite à ses structures formelles. Il est l'œuvre d'une pensée tournée vers les réalités sociales et cosmiques, d'une pensée moins préoccupée d'exprimer ces réalités que de les organ!ser, de les produire même. Mais le corps lui aussi déborde le langage. A la limite, si tout s'enfouit dans le corps et si tout s'y occulte, s'y travestit, le consentement à l'ordre, à autrui, débouche sur le silence. Il suffit de vivre son corps. TI sait ce qu'il peut faire ou ne pas faire, qui il peut désirer et qui il doit fuir. . Les représentations du corps déterminent ainsi dans chaque société une sorte d'anneau de contraintes sociales, de nature idéelle, qui enserrent l'individu, un anneau qui constitue la forme même, paradoxalement impersonnelle, sociale, de son intimité. Et c'est dans cette forme sociale de l'intimité à soi qui lui est imposée dès la naissance, et qui organise à l'avance ses rencontres avec l'autre, que l'enfant va commencer à vivre son désir d'autrui. Alors que d'autres se le sont déjà approprié, ses parents, leur groupe social, etc., il va spontanément vouloir se les approprier. Et c'est alors qu'il va découvrir qu'il ne peut tous se les approprier, que certains, père, mère, sœur, frère, etc., sont interdits à son désir. La sexualité machine désirante s'oppose à ellemême, machine-ventriloque de la société. D'où toutes ces figures fantasmatiques dont la sexualité est nécessairement la source. Car en elle deux déplacements imaginaires et deux productions symboliques opposés s'accomplissent. Du social s'enfouit en elle et s'y dissimule, travesti dans les représentations imaginaires du corps. Du désir refoulé, mais qui n'en a pas pour autant disparu, s'enfouit dans le corps au-delà de la conscience pour réapparaître ailleurs, sous des formes et dans des activités « respectables », se trahissant parfois dans un lapsus et nourrissant autant de succès que d'échecs personnels dans la société. Bref, la sexualité se dissimule autant qu'elle dissimule, et cette ambivalence la structure.
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MÉTAMORPHOSES DE LA pARENtl;
L:ORDRE social et cosmique' ALTER
EGO Le Désir
En définitive, ce qu'imprime dans l'individu le tabou de l'inceste, ce n'est pas seulement que la sexualité doit se soumettre à la reproduction de la société. C'est, plus profondément, qu'elle doit être mise au service de la production de la société. Mais pour cela, il faut toujours l'amputer en quelque sorte d'une partie du polytropisme et de la polyvalence (hétéro- et homosexuelle) spontanés du désir. C'est cette loi d'ordre indépassable qu'impriment en chacun les multiples formes de prohibition de l'inceste. Mais cette amputation partielle n'est pas ici destruction de l'individu, elle est sa promotion à l'être propre de l'homme, à son être générique qui est non pas seulement de vivre en société mais de produire de la société pour vivre. C'est dans la sexualité et dans sa subordination que l'homme a puisé en partie cette énergie et cette capacité. On devrait, à partir de là, pouvoir en dire plus sur la nature de l'Ïnconscient2 •
1. Voir Psychanalystes: le sexuel aujourd'hui, nO 36, 1990. 2. Voir M. Godelio; c Inceste, parenté, pouvoirs », ibid., pp. 33-51.
CHAPITRE X
De l'inceste (sixième composante) et de quelques autres mauvais usages du sexe
Dans toutes les sociétés, un certain nombre d'usages du sexe sont formellement interdits parce que, pense-t-on, ils mettent en. danger la reproduction de la société - voire celle de l'univers. Parmi ces choses interdites figurent les rapports sexuels avec certaines catégories de parents, avec des cadavres, avec des animaux, cette liste n'étant pas exhaustive. Vinceste, la nécrophilie et la zoophilie sont des actes diversement reprouvés et sanctionnés selon les sociétés et selon les époques, la nécrophilie étant souvent considérée comme un crime plus grave que l'inceste, et l'inceste comme plus grave que la zoophilie. Dans les trois cas, le caractère criminel réside dans le fait que des personnes ou des espèces qui devaient être tenues séparées se sont unies sexuellement. Et les raisons invoquées sont partout les mêmes, relèvent de la même logique. Elles devaient être tenues séparées soit parce qu'elles sont trop différentes les unes des autres (comme le sont les hommes et les animaux, ou comme le sont devenus les vivants et les morts), ou au contraire parce qu'elles sont trop semblables, comme le sont des parents qui partagent le même sang et/ou le même sperme, ou la même âme, ou le même nom - voire les mêmes nourritures provenant de la même terre. Bref, par contraste, les bons usages du sexe se situent entre ces deux extrêmes, entre deux excès, de ressemblance ou de différence. Et selon les mêmes principes, les rapports sexuels, et a fortiori le mariage, sont également interdits entre des personnes n'appartenant pas à la même ethnie, à la même religion (chrétiens et musulmans), à la même caste (brahmanes et tisserands) ou à la même classe (nobles et roturiers). Mais à côté de ces unions sexuelles et de ces alliances interdites existent, dans toutes les sociétés, d'autres interdits portant cette fois sur certaines pratiques sexuelles, des actes qui souillent la ou les personnes qui s'y livrent, qu'ils soient mariés ou non mariés, parents ou nonparents, de la même caste ou non, du même sexe ou non. Citons entre
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autres la sodomie (entre hommes mais aussi entre hommes et femmes), la fellation (entre hommes mais aussi entre hommes et femmes), le cunnilingus (entre femmes mais aussi entre hommes et femmes), la masturbation (solitaire ou à plusieurs), etc. La liste des abominations selon le Lévitique en fournit un bel inventaire. Les manuels de confession utilisés par les prêtres de la religion catholique en fournissent un autre, tout aussi remarquable. Bien entendu, ces diverses pratiques sexuelles ne sont pas condamnées partout, et lorsque certaines le sont, elles ne revêtent ni le même sens ni la même gravité. C'est ainsi que pour les chrétiens, la masturbation est un péché « véniel » que Dieu pardonne facilement à condition que le ou la coupable fasse pénitence en récitant quelques Pater Noster et Ave Maria imposés par le prêtre et en promettant à Dieu de faire tout son n'en va pas de même chez les possible pour ne plus recommencer. Iqwayé de Nouvelle-Guinée l . Pour eux, la masturbation est un acte antihumain aussi grave que l'inceste, c'est même de l'inceste poussé à l'extrême. Se masturber, c'est en effet entrer en rapport sexuel avec soimême, agir avec soi comme s'il s'agissait d'une autre personne. Or, commettre l'inceste, c'est avoir des rapports sexuels avec un parent qui partage la même identité, la même substance, le même souffle, voire la même âme, etc. C'est d'une certaine manière copuler avec soi et s'autoconsommer. La masturbation relève directement, quant à elle, de l'autosexualité, et chez les Iqwayé, se masturber est interdit aux garçons parce que leur sperme ne leur appartient pas. TI appartient aux autres initiés. Il en va de même chez les Baruya. Mais chez les Iqwayé, les choses sont plus compliquées, car pour eux l'humanité est censée avoir été créée par un être cosmique, Omalyce, un homme géant qui remplissait le cosmos et tenait son pénis dans la bouche, s'ingérant lui-même et se régénérant par cette autofellation. Un jour, Omalyce décida de créer des êtres humains à son image. TI fabriqua cinq hommes avec de la terre et les insémina par la bouche avec son sperme. Mais le cinquième fils avait été fabriqué sans pénis et, après avoir été inséminé par son père, il devint enceint. Au moment de donner naissance à l'enfant, son corps, dos, se fendit, et un vagin se forma à la place où ses frères avaient un pénis. Pour les Iqwayé, le corps de la femme est donc intérieurement un corps d'homme, et son vagin est une fente découpée dans un corps phallique. Les femmes peuvent désormais faire des enfants à travers leur corps, mais, à la différence des hommes, elles ne peuvent inséminer ni les hommes ni les femmes. Et l'enfant que porte une femme dans son ventre est regardé par les lqwayé, lorsqu'il est encore à l'état de fœtus, comme une sorte de pénis. Les hommes, eux, peuvent à la fois inséminer les hommes et les réengendrer sans les femmes au cours des rituels d'initiation des garçons. Du coup, l'homosexualité masculine, bien loin d'être condamnée, est ici un acte social
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1. Voir J. Mimica, oc The incest passions : an oudine of the logic of Iqwaye social organization ", Oceania, vol. 61, Part 1, 1991, pp. 34-58, vol. 62, Part 2, pp. 81-113.
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fondamental. En inséminant par la bouche les jeunes garçons qui viennent d'être séparés de leur mère, les initiés les plus âgés, qui n'ont encore jamais eu de rapports sexuels avec une femme, répètent l'acte primordial d'Omalyce qui avait créé des hommes à son image et leur avait donné vie par la bouche, le premier avant le second, etc., comme aujourd'hui les aînés inséminent leurs cadets qui, demain, iIisémineront à leur tour leurs cadets. Le flux de substance masculine vitale s'écoule donc de façon irréversible de génération en génération, puisqu'il est interdit à des coinitiés d'avoir entre eux des rapports sexuels (fellation) de même qu'il est interdit à un cadet d'inséminer un aîné. Ce flux séminal est sorti du corps d'Omalyce, le premier homme cosmique, et il ne disparaîtra qu'avec la disparition des Iqwayé. Bref, dans cette société, cette forme d'homosexualité masculine, pratiquée sans réciprocité possible 1 entre des jeunes hommes vierges de tout contact avec le sexe des femmes et ses humeurs et des garçons nés du ventre de ces femmes, est considéré comme le meilleur usage qu'un homme puisse faire de son sexe. C'est un usage qui donne la vie, puisqu'il réengendre les hommes sans les femmes, et c'est un usage qui procure du plaisir. I:homosexualité rituelle est ici conçue comme indispensable pour la fabrication complète d'un humain de sexe mâle. Elle s'oppose aux rapports hétérosexuels, et l'idéal serait que les rapports homosexuels suffisent à fabriquer un enfant et que, pO,ur un homme, s'unir sexuellement à une femme ne soit plus nécessaire. Idéal malheureusement inaccessible, aussi les hommes doivent-ils se contenter de se créer un monde à eux dont ils ne sont pas peu fiers parce qu'il est à leurs yeux la preuve de leur supériorité sur les femmes et de leur droit à représenter et à gouverner la société. Vers l'âge de vingt ans, le jeune homme devra inexorablement quitter la maison des hommes pour se marier et affronter les dangers que le monde des femmes, et particulièrement leur sexe, fera courir à sa force 2• Soulignons que ce monde sans femmes que le jeune homme vient de quitter pour se marier est en fait littéralement hanté par la présence interdite des femmes. Il est élaboré par rapport à elles et contre elles. Et ce n'est pas un hasard si, dans la maison des hommes, les rapports entre inséminateurs et inséminés, aînés et cadets, sont analogues à la fois aux rapports hiérarchiques entre frère aîné et frère cadet, et entre mari et 1. Les preneurs de sperme ne sont pas des donneurs. 2. Chez les Baruya, qui appartiennent au même ensemble culturel et ethnique que les Iqwayé, après leur mariage, les hommes donnent régulièrement leur sperme à boire à leurs épouses, d'abord pendant les premières semaines de leur mariage (car leur semence, on l'a dit, est censée emplir les seins de leur épouse du lait dont elle nourrira leurs enfants) et ensuite à chaque fois que la femme aura ses règles ou accouchera d'un enfant, ceci pour lui redonner de la force. Chez les Iqwayé, le lait maternel est le produit de la moelle épinière. Celle-ci produit le lait des femmes et le sperme des hommes. Mais la moelle épinière est le produit des os, et c'est le sperme de l'homme qui fabrique les os et le squelette de l'enfant. Là encore, le lait des femmes est finalement une substance d'origine masculine.
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femme 1. Car le cadet est soumis à toutes sortes de brimades de la part de son aîné et de tous les coinitiés de ce dernier, et contraint à de multiples corvées à son service comme l'est une épouse. Les rapports homosexuels entre hommes reproduisent donc dans cet espace masculin les rapports hiérarchiques qui existent entre les sexes et entre les générations, à la fois entre consanguins et entre époux et épouses. Dans d'autres sociétés de Nouvelle-Guinée, comme chez les Kasua ou certains groupes de la région du Sepik, l'initiation des garçons implique que ceux-ci soient sodomisés par les adultes mariés qui sont en charge des rituels. Car, l'idée de pratiquer la fellation répugne aux Kasua, de même que répugne aux Baruya et aux Iqwayé celle de pratiquer la sodomie. Chomosexualité masculine n'est donc pas partout la même. Revenons aux mauvais usages du sexe. n en est d'autres, bien sûr, comme avoir des rapports sexuels (homo ou hétérosexuels) en un lieu sacré, sur l'autel d'un dieu, sur la tombe d'un ancêtre ou d'un saint, en un certain lieu de la forêt ou de la montagne, là où vivent des esprits habituellement bienveillants, etc. Enfin, sont réprouvés et souvent sanctionnés l'adultère, les rapports sexuels hors mariage avec des partenaires mariés ou non. Et enfin, ce qui est plus grave, les rapports sexuels imposés par la violence à des personnes non consentantes, apparentées ou non apparentées, du même sexe ou du sexe opposé, bref, le viol. N'oublions pas non plus dans cet inventaire certaines postures du corps, certains gestes, des paroles et bien entendu des regards, bref, tous les signes qui trahissent ou qui servent les désirs interdits. Nous nous trouvons finalement devant un véritable océan d'interdictions sexuelles, dont l'inceste n'est qu'un cas particulier qui, souvent, pèse plus que d'autres sur les individus et sur la société, mais qui en est inséparable, ce que l'on oublie trop souvent. Un tel océan d'interdits témoigne de la subordination universelle, à des degrés certes variables et sous des formes diverses, de la sexualité (donc des corps) à la reproduction de la société. Mais n'oublions pas que la reproduction des rapports sociaux implique, à toutes les époques et dans (presque) toutes les sociétés, la reproduction des rapports des humains avec d'autres acteurs, invisibles mais présents et agissants : les morts, les esprits et les dieux. Ce n'est qu'au milieu du XIXC siècle que la « nature» a commencé en Occident à se substituer aux dieux et aux ancêtres pour fonder les interdictions sexuelles, et que des raisons d'ordre {ou, plus souvent, 1. Chez les Baruya, le dégoût suscité par les rapports sexuels avec les femmes est tel que, après une conversation portant sur ce sujet, les hommes crachent par terre ct se purifient la bouche en suçant le fruit d'un arbre de la forêt, un disque plat de couleur brune qu'ils portent toujours sur eux. De plus ils utilisent, pour parler de ces choses, un langage codé que les femmes sont censées ignore.: C'est ainsi que le mot pour pénis (laka/a) est remplacé par le mot mwatdala, qui désigne une variété de flèches à bout plat utilisées pour tuer les oiseaux sans endommager leur plumage. Mais toute cette répugnance à parler de sexe n'empêche pas les hommes baruya de se raconter entre eux force histoires salées qui leur procurent beaucoup de plaisir. Cf. M. Godelier, «Pouvoir et langage. Réflexions sur les paradigmes et les paradoxes de la "légitimité" des rapports de domination et d'oppression., Communications, 28, 1978, pp. 21-27.
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d'apparence) scientifique ont commencé d'être avancées pour les expliquet. On commença alors à invoquet; à propos de l'inceste par exemple, les conséquences biologiques, génétiques, qu'entraîneraient nécessairement des unions répétées - voire occasionnelles - entre consanguins proches, explication qui ne pouvait rendre' compte des unions interdites a'\Tec des parents par alliance. Or, nous le savons aujourd'hui, ces conséquences négatives, si elles existent, ne sont aucunement l'effet direct de ces unions consanguines. Celles-ci ne font dans tous les cas que renforcer et transmettre des tares qui leur préexistaient - mais qu'elles ne créent pas 1. Ces multitudes d'interdictions sexuelles sont toujours accompagnées d'une profusion de formes de répression, depuis la simple moquerie ou le sarcasme jusqu'à la mort dans les supplices. Et, pour les raisons que nous venons d'évoquer, à savoir que les rapports èntre les humains passent aussi par leurs rapports avec les esprits et les dieux, on comprend qu'à ces sanctions infligées par des humains au nom de Dieu (la lapidation à mort des femmes convaincues d'adultère dans le droit musulman) ou des dieux s'ajoutent, dans beaucoup de sociétés, la peur des châtiments que pourraient infliger eux-mêII\es les dieux ou les ancêtres, des châtiments qui s'abattraient sur les coupables - mais aussi sur leurs proches, ou même sur la communauté tout entière à laquelle ils appartiennent. La sécheresse ou des pluies torrentielles anéantiront les récoltes, les femmes seront frappées de stérilité, les villes de Sodome et Gomorrhe disparaîtront, ravagées par le feu du Ciel. Cordre social n'est pas seulement un ordre moral et un ordre sexuel, c'est aussi de part en part, on l'a dit, un ordre cosmique. Et de ce fait, les raisons invoquées pour interdire et réprimer ces pratiques sexuelles sont la plupart du temps à la fois sociales, morales et religieuses (cosmiques), c'est-à-dire à la fois et indissolublement réelles et imaginaires. Cimaginaire dont il est question ici n'est pas celui des fantasmes individuels. s'agit de l'imaginaire socialement partagé de représentations collectives qui sont objets de croyances, cristallisées dans des institutions et mises en scène et en acte dans des pratiques symboliques comprises de tous. Car pour décrire des réalités imaginaires, et démontrer qu'elles « expliquent» et donc légitiment les multiples interdits de la vie quotidienne de chacun, l'humanité n'a eu pendant des millénaires d'autres recours que de produire des mythes susceptibles d'apporter toutes les preuves nécessaires et suffisantes pour faire partager l'évidence des croyances qui ont force de vérité et s'incarnent dans des pratiques symboliques, des rites qui leur donnent une existence sensible, concrète. C'est cette existence visible, concrète, qui témoignera de façon circulaire ensuite sans contestation possible de leur « vérité». On voit par là que
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1. A. Langaney et R. Nadot, «Génétique, parenté et prohibition de l'inceste », in
A. Dueros et M. Panoff (dir:.), La Frontière des sexes, Paris, PUF, 1995, pp. 105-126. L White, « The definition and prohibition of incest », American Anthropologist, nO 50, 1948, pp. 416-434.
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
ces « explications» imaginaires ne sont pas seulement une « interprétation» de la réalité sociale, une réalité « idéelle » qui n'existe que dans la pensée et par la pensée : elles produisent de la réalité sociale tout en l'expliquant. C'est pour cette raison que l'analyse doit à la fois les prendre pleinement en compte et en rendre compte. Mais du fait que ces explications se réfèrent à des réalités imaginaires et sont elles-mêmes imaginaires, elles contiennent toujours une part d'arbitraire. Et du fait qu'elles se réfèrent à des entités, dieux, déesses, esprits, paroles des ancêtres, qui n'existent que par la pensée, interdictions et sanctions ne gardent leur évidence et leur force qu'autant que la pensée qui les pense et la société qui les respecte continuent à leur trouver un sens. Ces précautions théoriques étant prises, nous allons traiter de la question de l'inceste, en comparant plusieurs univers culturels choisis dans diverses sociétés et divers continents afin de circonscrire les formes d'union sexuelle et d'union matrimoniale qui y sont interdites entre individus apparentés par des liens de consanguinité et d'affinité, de sexe différent ou de même sexe, unions qui ne sont pas nécessairement considérées partout comme « incestueuses ». Ici encore, une remarque s'impose. Interdits sexuels et interdictions de mariage sont deux domaines distincts qui ne se recouvrent que là où les interdits sexuels entraînent directement des interdictions de mariage. TI est évident que l'interdiction de se masturber ou de s'accoupler avec un animal n'entraîne pas nécessairement ni directement l'interdiction d'épouser telle ou telle personne. Mais il va de soi que si des rapports hétérosexuels sont interdits entre individus parce qu'ils sont apparentés ou parce qu'ils appartiennent à des communautés ethniques ou religieuses différentes ou à des castes ou classes différentes, les conséquences, sinon la raison d'être, de ces interdits sexuels sont d'empêcher que ces individus ne se marient. En effet, sauf cas particuliers, mariages blancs en Occident ou mariages fictifs chez les Nayar, pourquoi se marier si les rapports sexuels sont ensuite interdits entre les époux? Cal; nous l'avons vu dans les chapitres précédents, quels que soient les systèmes de parenté et les principes de descendance et d'alliance, quels que soient les rôles attribués au sperme, au sang menstruel, à l'âme, etc., dans la fabrication des enfants, l'immense majorité des sociétés pense que le mariage ou ses équivalents non ritualisés, la « mise en ménage» par exemple, impliquent que deux individus de sexe différent, qui en ont le droit, s'unissent sexuellement, et si des enfants naissent de leur union, qu'ils aient vis-à-vis d'eux des devoirs et des droits spécifiques. Nous reviendrons plus loin sur le cas des «mariages» entre individus du même sexe, entre femmes comme chez les Nuer ou entre hommes comme chez les Azandé. Les cas des sociétés à mariage fictif, comme les Nayar, et sans mariage du tout, comme les Na, seront également examinés. TI nous a semblé nécessaire de commencer notre comparaison des définitions et extensions culturelles de l'inceste par l'analyse de la parenté chrétienne. Le christianisme a, en effet, modelé et dominé pendant deux
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millénaires les représentations et les pratiques des sociétés occidentales en ce qui concerne les rapports sexuels et les mariages autorisés ou Ï}lterdits, voire proscrits. Et rappelons que même si les codes civils des Etats européens, lors de leur création au XIXe siècle, n'ont pas repris à leur compte un certain nombre des interdictions de mariage définies par le christianisme, celui-ci n'en continue pas moins d'être l'arrière-fond culturel des sociétés occidentales présent à l'horizon des codes civils, quand bien même ceux-ci s'opposent à lui.
L'Înceste dans la construction de la parenté chrétienne en Occident On ne peut comprendre les représentations chrétiennes de l'inceste, qui se sont répandues dans toutes les sociétés occidentales à partir du haut Moyen Age et subsistent aujourd'hui à l' arrière-plan des conceptions « laïques» de l'inceste et du mariage, si on 'les dissocie de la conception chrétienne du mariage. Celle-ci s'est élaborée du Ive siècle jusqu'au xne siècle, lorsque, finalement, le mariage devient un « sacrement » qui s'ajoute à ceux du baptême et de la communion. Cette élaboration avait commencé à Byzance d'abord, à Rome ensuite, et a abouti, en plus de la transformation du mariage en sacrement, à la multiplication progressive, jusqu'au xne siècle également, du nombre des interdictions de mariage, qui vont toucher aussi bien les parents consanguins, les par~nts par alliance et les parents par le baptême, les parents spirituels. A partir du XIIIe siècle, on assiste au mouvement inverse, à savoir la diminution progressive du nombre des interdictions de mariage, mouvement qui s'est poursuivi jusqu'au xxe siècle. Le mot « inceste» vient du latin in-cas tus, et se dit d'un acte, d'un rapport ou d'une personne devenus « impurS» par l'effet d'un usage interdit du sexe. Et cette impureté souille non seulement les individus qui la suscitent, mais aussi leurs proches, leurs voisins, leurs amis - et même les lieux où ils ont commis leurs actes. Dans la tradition chrétienne, la souillure qui s'attache à des personnes du fait de leurs actes est celle du péché. Quels sont donc les usages du sexe entre des individus apparentés de sexe différent qui les souillent du péché et leur interdisent de se marier? Pour comprendre les liens que le christianisme a établis entre sexe, péché et mariage, il faut partir du passage de la Bible, dans le livre de la Genèse, sur lequel cette religion a pris appui pour élaborer toutes ses construC!ions idéologiques. Dans ce passage, Adam commente la naissance d'Eve que Dieu vient de créer à partir d'un morceau de son corps, et sans que Adam ou Dieu l'ait engendrée sexuellement: Alors Adam dit: c'est ros de mes os, la chair de ma chaiL .. C'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à son épouse et ils seront deux en une seule chair (Genèse 2,23-24).
On aura reconnu le dogme de l'una caro. Un homme et une femme, en s'unissant sexuellement, ne forment plus qu'une seule chair, qui sera
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également celle de leurs enfants. Ce dogme va déterminer l'inventaire et le cheminement de toutes les relations sexuelles incestueuses. Mais avant d'y venit, examinons la nature du lien qui est posé par la religion chrétienne entre sexualité et péché. I!affaire commence avec saint Paul qui, dans l'épître aux Éphésiens, fait allusion à ce passage de la Genèse pour définir ce qui lie les époux. Il sera repris par tous les ~héologiens. Adam et Ève, du fait de l'engendrement spirituel d'Eve par Dieu, sont l'exemple de l'union parfaite puisqu'ils partagent la même chair et le même esprit sans s'être unis sexuellement. Mais en poussant Adam à dérober le fruit de l'arhre de la connaissance, Ève a rompu cette union parfaite et provoqué la disjonction de la chair et de l'esprit, l'opposition et la lutte entre l'âme et le corps. Chassés du paradis, Adam et Eve s'uniront cette fois sexuellement, et de leurs accouplements incestueux DalIront les premiers ancêtres de toutes les races humaines. La chute a ainsi transformé la sexualité humaine en source de concupiscence, de péché, et en même temps elle a introduit la mort. {..es humains cessent en effet d'être immortels comme l'étaient Adam et Eve avant d'être chassés du paradis terrestre. Depuis lors, l'humanité se transmet ce péché originel, génération après génération, et cette transmission s'accomplit sans que personne puisse l'empêcher puisqu'elle s'opère par l'acte même qui permet aux humains d'engendrer d'autres humains, par l'union des sexes. De ce fait, désormais, en Occident, pour sortir du péché et retrouver la voie du salut, tout homme et toute femme vont devoir être réengendrés une seconde fois par Dieu et par l'Église, et acquérir ainsi de nouveaux parents que n'aura souillé aucune relation sexuelle comme celle qui les a fait naître, des parents unis à l'enfant par de purs liens spirituels, son parrain et sa marraine. Cette seconde naissance s'accomplit par le sacrement du baptême (suivi chez les catholiques, quand l'enfant a atteint l'âge dit de raison, par la « confumation ») et elle doit être maintenue toute la vie par la pratique de la confession qui, à chaque fois, fait renaître l'âme lavée en quelque sorte de ses péchés 1• Le sacrement du baptême s'accomplit par un rite au cours duquel, comme l'écrit Anita Guerreau-Jalabert, Le parrain, au nom de la communauté, présente au prêtre un nouveau membre produit par l'engendrement chaPlel, afin que, par son action rituelle, il en fasse un fils de Dieu et de l'Eglise, c'est-à-dire un membre à part entière de la fraternité chrétienne (Chrétienté, paroisse, etc.). Au nom de la communauté encore, le parrain reçoit ensuite le chrétien nouvellement engendré dans les fonts baptismaux. Ainsi le prêtre joue un rôle central et incontournable dans la naissance sociale d'un enfant, et la communauté ne peut se reproduire sans son intermédiaire 2• 1. A. Guerreau-Jalabert, «La désignation des relations et des groupes de parenté en latin médiéval », in Archivuum Latinatis, vol. XLVI-XLVD (46), 1988, p. 101. 2. A. Guerreau-Jalabert, «Spiritus et Caritas. Le baptême dans la société médiévale », in F. Héritier·Augé et E. Copet-Rougier (dir.), La Parenté spirituelle, Paris, Archives contemporaines, 1995, pp. 170-203.
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Naissance, mariage, mort : l'Église va contrôler et dominer tous les moments de la vie d'un individu, et par là pour une part la reproduction de la société. La parenté spirituelle est d'ailleurs explicitement posée par l'Église comme supérieure à la parenté réelle puisque, pendant des siècles en Occident, il n'existera pas de reconnaissance sociale de l~ filiation entre parents et enfant en dehors du baptême. Les enfants nés hors mariage sont des bâtards, qui souvent ne sont pas baptisés. Mais le baptême, la confirmation, le mariage ne suffisent pas à assurer le salut d'un chrétien. Il faut encore que, régulièrement, il communie avec Dieu par le sacrement de l'eucharistie, fondé sur le sacrifice d'un homme-dieu mort sur la croix 1 pour sauver l'humanité de ses péchés, et à laquelle il a donné son corps à consommer : «Ceci est mon corps... prenez et mangez» et « Faites ceci en mémoire de moi». FiniÙement, ayant accompli tous ces sacrements, ayant vécu dans l'amour de Dieu et de son prochain (caritas), le bon chrétien est promis à une résurrection glorieuse à la fin des temps quand son âme, séparée de son c~rps par la mort, se réunira de nouveau à lui et ira siéger à la droite de Dieu 2• Tout ceci n'épuise pas les caractères propres du mariage chrétien, qui en quelques siècles conduisit les sociétés occidentales nouvellement converties au christianisme à rompre profondément avec leurs traditions, avec leur passé, et à se différencier de plus en plus des sociétés qui les entouraient au sud de l'Europe et sur le pourtour de la Méditerranée. Alors que dans la plupart des sociétés antiques du pourtour méditerranéen, à quelques exceptions près dont l'ancienne Rome, le mariage avec des parents proches et même très proches, comme la jeune sœur agnatique à Athènes ou utérine à Sparte, était autorisé, que le concubinage, le divorce et le remariage des veufs et des veuves étaient fréquents, que l'adoption (y compris d'hommes adultes) était pratique commune, le christianisme, à partir des Ive et ve siècles, a peu à peu élaboré et imposé à tous les peuples qui se convertissaient une autre forme de mariage - qui est devenue le mariage des chrétiens. Celui-ci est fondé désormais, en principe, sur le consentement des époux qui tous deux doivent avoir été baptisés soit à l'âge adulte, soit, à partir du ve siècle, à leur naissance. Le mariage va peu à peu devenir un lien sacré unissant les époux pour la vie, ce qui aura comme conséquences l'interdiction du divorce et du remariage des veufs et des veuves. Enfin, l'Église imposera à chacun de choisir son conjoint parmi les individus qui se situent par rapport à Ego au-delà d'un nombre très élevé de degrés de parenté, de sQrte que toute trace lointaine de consanguinité entre eux ait disparu. A cela s'est ajoutée, en cas d'union stérile, de mariage sans enfant, l'interdiction d'en adopter. Finalement, au 1. Le Christ en croix, lorsqu'il est représenté nu, ce qui est rare, n'a pas d'organe sexuel. Cf. J.-C. Schmitt, « Le corps en Chrétienté ", loc. cit., pp. 347-348. 2. Cf. ibid., p. 346. Jean-Claude Schmitt se réfère ici aux travaux de C. W. Bynum, et particulièrement à The Resurrection of the Bod)' in Western Christianity. 200-1336, New York, Columbia University Press, 1995.
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xne siècle,
le mariage, en devenant un sacrement, cesse définitivement d'être un acte qui unit d'abord et directement les époux et leurs familles et se déroule en leur sein, pour devenir un engagement pris par un homme et une femme face à Dieu, hors des lieux où ils résident avec leurs familles, en un lieu sacré, une des églises ou basiliques que la piété des fidèles, nobles ou roturiers, a édifiées un peu partout pour célébrer ce dieu. Mais le mariage ne se réduit pas à cette union spirituelle. faut encore qu'il soit « consommé», c'est-à-dire qu'il soit suivi de l'union chamelle des époux, d'une copula carnalis. Sans ce lien charnel, le mariage chrétien n'existe pas pleinement et, en conséquence, peut être annulé. Quoi qu'il en soit, les enfants qui naîtront de cette union chamelle sacralisée devront être à leur tour baptisés, parce que l'union charnelle des parents transmet à leurs enfants, sans que J'homme et la femme puissent ['empêche1; la macule, la tache du péché originel. Bref, le mariage chrétien présuppose qu'un lien étroit existe entre le corps et le péché du fait que le corps sexué, par ses désirs, ses émotions, sa concupiscence, est le lieu et l'instrwnent du péché. Ceci était déjà définitivement admis parmi les chrétiens à partir de saint Augustin, au début du ve siècle. Mais en même temps, le christianisme affirme que la chaiI; si on la soumet à l'esprit et l'esprit à la parole de Dieu, peut devenir, comme l'affirmait déjà Tertullien au ne siècle, «le gond du salut» 1. Tel est, grossièrement réswné, le champ idéologique dans lequel a été repensé et redéfini l'inceste au cours du développement millénaire de l'Occident chrétien. Ce qui a servi à le redéfinir fut tiré, nous l'avons vu, d'un principe que la Bible faisait remonter à Adam : un homme et une femme (mariés ou non) en s'unissant sexuellement ne forment qu'une seule chair. Ce principe va dès lors permettre d'étendre à une grande partie des affins les interdits sexuels et de mariage qui s'appliquent aux consanguins, proches ~t lointains, d'Ego. Du fait que pour un homme marié son épouse devient sa chair, et que sa chair devient celle de son épouse, dès lors, du fait que la sœur de son épouse et son épouse ne font également qu'une seule chair, sa « belle-sœur» devient comme sa sœur. Et il en va de même pour une femme, pour qui le frère de son époux devient comme son frère, le père de son époux comme son père, etc. Du coup, pour un homme, tous les consanguins de ses affins (AC), le frère, la sœur, etc., de son épouse, etc., se sont transformés en (équivalents de ses) consanguins, de même que les affins de ses consanguins (CA), l'épouse de son frère, le mari de sa sœur, etc. Le postulat culturel selon lequel l'union sexuelle d'un homme et d'une femme fait qu'ils ne forment qu'une seule chair a pour conséquence, dans la conception chrétienne de la sexualité, de transformer tous les affins proches en consanguins et à
n
1. Voir j.-C. Schmitt,
cc
Le corps en Chrétienté », lac. cit., pp. 339-356.
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leur appliquer les mêmes interdits sexuels et de mariage qu'aux consan· guins. Si l'on désigne par AC les consanguins des affins et par CA les affins des consanguins (C), alors on a AC = C et CA = C, soit, si le signe = indique l'équivalence des deux types de relations, 1 ~c :==' cA:== ~ Bref, traduit en termes abstraits, le principe de 'una caro dé ·t et condamne comme incestueuse toute union sexuelle, et. a fortiori tout mariage, qui fait se conjoindre deux êtres identiques ou trop semblables entre eux, du fait qu'ils partagent la même chair. Et cette commune identité (clans la vision chrétienne de l'inceste) s'est peu à peu étendue à des parents liés à Ego par des liens de consanguinité ou d'affinité qui, au cours des siècles, se situèrent de plus en plus loin d'Ego. . Le point de départ du mouvement d'extension du nqmbre de degrés de parenté qui interdisaient à deux individus de s'unir sexuellement sous peine de commettre le péché d'inceste se situe à Byzance. IJÉglise d'Orient reprit en effet à son compte le droit romain, qui, fait exce~ tionnel en Méditerranée, interdisait tout mariage entre consanguins jusqu'au septième degré romain inclus 1, c'est-à-dire jusqu'aux cousins issus de gel1,Ilains, et les mêmes interdictions s'appliquaient également aux affins. A partir de la fin du vne siècle, l'Église adopta le mode de calcul des populations germaniques, qui au lieu de compter la consanguinité par degrés la comptaient par génération. Le passage du mode romain de calcul au mode « canonique» eut pour effet de doubler le nombre des degrés interdits, puisque le septième degré «canonique» correspondait désormais au quatorzième degré romain. Pierre Damien justifiera ce chiffre (7) par le fait que « c'est aussi en six âges que se déroule l'histoire du monde et que la vie de l'humanité arrive à son terme, et aussi par le fait que « le pouvoir de la nature luimême permet que, jusqu'au sixième degré de parenté, l'amour fraternel garde sa saveur dans les entrailles de l'homme et dégage en quelque sorte un parfum de communauté naturelle 2 ». Rappelons que c'est au xne siècle seulement que le mariage cesse d'être une institution « laïque» pour devenir un sacrement. Mais au xme siècle, devant les difficultés à se marier, conséquences de ces interdictions que subissaient aussi bien les familles aristocratiques ou royales 3 que les paysans et les roturiers des communautés villageoises et urbaines, l'Église, lors du IVe concile de Latran (1215), ramena le nombre des degrés prohibés de 7 à 4. Cette fois, une autre argumentation fut avancée pour justifier le nombre (4) des degrés interdits, selon laquelle «le corps est composé de quatre 1. Voir E Héritier, Les Deux Sœurs et leur mère, Paris, Odile Jacob, 1994, p. 106. Voir aussi I:Exerâce de la parenté, op. cit., pp. 180-182. 2. Cité par B. Vernier dans .. Du nouveau sur l'inceste? Pour une théorie unitaire », La Pensée, nO 318, 1999, p. 78. Voir aussi F. Héritier, Les Deux Sœurs et leur mère, op. cit., p. 232. 3. C'est pour s'en plaindre que Hugues Capet écrivit au pape : cc Nous ne pouvons trouver une épouse de rang égal à raison de l'affinité qui nous lie à tous les rois du voisinage ,., cité par E Héritier dans Les Deux Sœurs et leur mère, op. cit., p. 113.
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éléments et de quatre humeurs. Ce qui fait que l'inceste s'étend jusquelà 1 ». A la fin du xxe siècle, l'interdiction ne portera plus que sur les cousins du premier degré. Que s'est-il passé au cours de ,tous ces siècles? La parole divine aurait-elle changé ? Les docteurs de l'Eglise l'auraientils progressivement mieux comprise ? Nous n'avons pas la compétence pour répondre à ces questions, mais on peut avancer l'hypothèse, sans prendre trop de risques, que ces extensions et réductions du champ d'application des interdits du mariage par crtainte de l'inceste n'ont jamais exclusivement puisé leurs raisons dans l'univers religieux et symbolique au sein duquel ces interdits étaient édictés, mais dans celui de la nécessité : les sociétés occidentales avaient changé, il fallait s'adapter à de nouveaux enjeux sociaux. Or, s'il est vérifié que l'apparition de nouveaux rapports sociaux, donc de nouveaux enjeux sociaux, a fait évoluer jusqu'à les faire disparaître certains interdits sexuels et matrimoniaux formulés en termes religieux, c'est donc du côté des enjeux sociaux liés aux interdictions des rapports sexuels entre des individus apparentés qu'il faut chercher également le fondement de ces interdits - à moins de penser que les explications religieuses mises en avant se suffisent à elles-mêmes et évoluent d'ellesmêmes. Nous y reviendrons. , Mais auparavant, disons un mot du troisième domaine auquel l'Eglise a étendu l'interdit d'inceste, celui de la parenté baptismale, des rapports de paren!é « spirituels ». C'est le même principe de l'una caro que va utiliser l'Eglise pour interdire les unions sexuelles et de mariage entre un parrain et la mère de son filleul. Et c'est leur union en Dieu, leur parenté par l'âme et le sacrement du baptême, qui interdit à un parrain et à sa filleule de s'unir entre eux. Dès le VI" siècle, le Code Justinien (530) interdit le mariage entre un parrain et sa filleule. TI faut absolument interdire d;épouser la personne que ron a parrainée au sacro-saint baptême puisque rien d'autre ne peut faire naître une affection paternelle et une juste prohibition du mariage autant que ce lien par lequel leurs âmes ont été unies par l'intermédiaire de Dieu 2•
Et comme l'enfant baptisé ne fait qu'une seule chair avec ses parents, le parrain ne peut avoir de rapport sexuel avec la mère de son filleul. Réciproquement, comme la femme de son parrain ne forme qu'una caro avec ce demie!; le filleul ne peut avoir de rapport sexuel avec cette dernière, etc. Entre le W et le xne siècle, de façon semblable et parallèle à l'extension des interdits sexuels et de mariage entre consanguins et entre affins, se sont donc multipliés également les interdits concernant les parents spirituels. Au xne siècle, cette extension devait prendre fin 1. Ibid., p. 78, note 26. 2. Codex Justinianus V, 4, 20, cité par A. Guerreau-Jalabert dans La Parenté spirituelle, op. cit., p. 184.
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lorsqu'on suggéra d'interdire le mariage entre les enfants du parrain et les frères et sœurs du filleul. Cette proposition fut rejetée au nom du fait que le lien de parenté spirituelle entre un parrain et son filleul ne concerne que le seul filleul reçu par son parrain dans la communauté chrétienne. Les germains du filleul avaient eu, eux, besoin d'autres personnes pour les « parrainer» .au moment de leur baptê~e. Vinterdit concernant le filleul ne pouvait, par conséquent, s'appliquer à ses germains. . Insistons ici sur un point important. Si, dès l'époque carolingienne, les parents charnels d'un enfant avaient cessé de pouvoir être en même temps les parents spirituels de leur enfant sous le prétexte que c'étaient eux qui, en l'engendrant, lui avaient transmis la tache du péché, jamais il n'a existé, semble-t-il, d'interdit d'union sexuelle entre le parrain et la marraine, car si chacun s'unissait spirituellement mais séparément avec l'enfant baptisé, leur participation au même rite de baptême ne leur faisait contracter entre eux aucun lien spirituel l . La boude est boudée. De même que par l'union chamelle d'un homme et d'une femme leurs affins deviennent (équivalents à) des consanguins, de même les parents spirituels, par l'union spirituelle qui les lie à leurs filleuls à partir du baptême, deviennent (équivalents à) des consanguins avec lesquels sexe et mariage sont désormais interdits. Bref, de proche en proche, toutes ces catégories de parents deviennent d'une certaine façon «identiques ) entre elles (ou presque). Toutes se ramènent à des formes équivalentes de la consanguinité plus ou moins proche. Et comme l'union sexuelle des mêmes avec les mêmes est interdit, il n'y a tout au long de cette chaîne qu'un seul principe qui s'applique. De ce fait, dans la vision chrétienne de l'inceste n'existerait qu'un seul type d'inceste, l'inceste entre consanguins étendu à toutes les catégories de parents posés comme équivalant à des consanguins. Bref, dans la parenté chrétienne il n'y a aucune place pour des incestes du «deuxième type», tels que les définit Françoise Héritiet, et sur lesquels nous reviendrons bientôt. Pour fini!; rappelons que la parenté chrétienne s'est implantée et diffusée en Occident dans des sociétés où n'existaient pas (ou n'existaient plus) de groupes de parenté fondés sur des principes de descendance unilinéaires (clans, lignages, etc.) et où des formes de parenté ind~ renciée, cognatique, étaient dominantes. Dans ce type de système, les parents du côté paternel et ceux du côté maternel comptent presque autant pour l'individu et définissent son identité. Les rapports de parenté furent donc de plus en plus centrés sur des individus issus de familles monogamiques auxquelles l'interdiction chrétienne du divorce imposait de durer jusqu'à la mort des conjoints. En multipliant le nombre des 1. Voir A. Guerrreau-JaIabert, La Parenté spirituelle, op. cit., p. 169, qui cite saint Thomas: cc Puisque, entre parrain et marraine, aucune parenté spirituelle n'est contractée, rien n'interdit qu'un époux et une épouse lèvent ensemble un enfant des fonts ... Summa Theol., suppl. 9, LVI, a, 4.
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degrés de parenté interdits de sexe et de mariage, le christianisme obligeait par conséquent chacun et chacune à chercher très loin leurs conjoints et imposait aux familles de ne pas renouveler leurs alliances avant plusieurs générations. L'interdiction dtépouser la sœur de son épouse ou le frère de son mari après le décès de l'une ou de l'autre allait dans le même sens. . Cette nappe immense d'interdits sexuels et de prohibitions matrimoniales, qui s'étendait de toute part autour de chaque chrétien et chrétienne, avait donc finalement été progressivement engendrée et justifiée par la combinaison d'une interprétation culturelle très particulière de l'acte sexuel comme fusionnant en une seule chair, en un seul corps, l'homme et la femme qui s'y livrent, et d'une conception religieuse de la sexualité, comme marquée du péché originel de l'humanité, donc comme souillure et source de souillure mettant en danger les rapports des hommes avec Dieu et entre eux. Ces deux idées appartenaient déjà à diverses mythologies et religions du Proche-Orient, et le christianisme les a reprises en faisant passer au premier plan l'idée que le corps sexué de chacun d'entre nous est souillé parce qu'il porte dès sa conception la marque d'un péché originel et que le sexe est lui-même une incitation permanente à pécher, à souiller son âme et à se détourner de Dieu, le Créateur, mort sur la croix pour racheter nos péchés. En reprenant et réélaborant ces notions, le christianisme en a tiré également pour conséquence que le seul bon usage du sexe, respectueux de Dieu et utile aux hommes, est la procréation, et non la jouissance. S'unir charnellement pour procréer n'était cependant autorisé qu'aux hommes et aux femmes unis d'abord par le sacrement du mariage. Finalement, le bon usage du sexe pour un chrétien se réduisait à trois règles, simples mais fort difficiles à observer: pas de sexe avant le mariage, pas de sexe hors du mariage, pas de sexe après le mariage pour celui des conjoints qui continuait à vivre après la mort de l'autre 1. Et comme le seul usage légitime du sexe était de faire des enfants dans le cadre de la famille, l'Église condamna logiquement l'accouplement d'un homme et d'une femme non mariés et non apparentés (cela s'appelait forniquer), et bien entendu l'homosexualité, la zoophilie, la nécrophilie - et, de façon générale, toutes pratiques destinées à (se) procurer du plaisir, la masturbation, la sodomie, le cunnilingus, etc. Tel est, très sommairement reconstitué, l'arrière-fond idéologique et culturel qu'a légué le christianisme aux sociétés occidentales, et à partir duquel l'inceste et les autres infractions sexuelles ont continué à être 1. On comprend que cette multitude dtinterdits, qui enserraient les individus et les familles et dont les infractior.s étaient lourdement sanctionnées par l'Église (condamnation au jeûne, au célibat, etc.), aient posé problèmes aussi bien aux familles aristocratiques ou royales qui s'étaientt V;:'::i l'an mille, constituées en « lignages et en « maisons » soucieuses d'étendre mais aussi de reproduire leurs alliances, qu'aux familles roturières préoccupées de se marier dans leur communauté locale, rurale ou urbaine, selon leur rang. Sur tous ceS points, voir J. Goody, I:Évolution de la famille et du mariage en Europe, Paris, A. Colin, 1985. Et, du même auteur, La Famille en Europe, Paris, Seuil, 2001. 1)
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pensées. Mais l'évolution de l'Occident, depuis la fin du Moyen Âge, a entraîné des transformations de toutes sortes, économiques, politiques, scientifiques, qui ont profondément modifié la nature et l'importance des liens et des groupes de parenté. Les parentèles larges ont disparu pour faire place à des réseaux de parents plus resserrés autour de l'individu et des familles nucléaires. Après la Révolution française, le mariage civil s'est imposé dans de nombreuses sociétés européennes, et c'est même souvent le seul mariage qui soit reconnu par la loi. Le mariage lui-même n'est plus nécessaire, puisque l'union libre de deux individus est reconnue et que les enfants qui naissent de cette union sont eux aussi reconnus. Le divorce est autorisé, et largement pratiqué. Baptêmes, mariages et enterrements à l'Église, dans un certain nombre de pays européens, sont désormais affaire privée. Cependant, ce n'est qu'au cours du xxe siècle que les codes civils ont commencé à modifier sérieusement la liste des interdictions de mariage. . Jusque-là, les codes civils de France, de Grande-Bretagne, et de bien d'autres pays, avaient repris, de manière implicite ou explicite, une grande partie des interdictions de mariage entre consanguins en ligne directe et collatérale (proches) et entre affins (proches) qui avaient été édictées des siècles auparavant dans le cadre de la parenté chrétienne. faudra attendre 1907 en Angleterre pour qu'un homme soit autorisé à se remarier avec la sœur de son épouse décédée, et ceci au terme d'un débat juridique qui avait commencé dans ce pays en 1842. En France, c'est en 1914 que le mariage avec la belle-sœur est autorisé du vivant de la femme si mari et femme ont divorcé 1. Bref, quelque chose s'est passé en Occident qui a progressivement laminé la vision chrétienne du mariage et de l'acte sexuel. Pour une partie de l'humanité occidentale, la symbolique chrétienne a donc perdu une grande partie de son sens et de sa force répressive. Même si ses dogmes et ses symboles continuent à mobiliser de nombreux fidèles, une partie d'entre eux tourne aujourd'hui à vide dans U!,l monde qui n'a plus rien à voir avec la fin de l'Antiquité ou le Moyen Age. Ce monde moderne, que le christianisme a peu contribué à modeler et qu'il n'a pu subordonner à ses idées et à ses rites comme il le fit de la société féodale, est né des révolutions industrielles et urbaines du ~ siècle qu'a engendrées le développement en Occident du capitalisme. C'est ce système social et économique qui a créé un monde en partie « désenchanté », selon l'expression de Max Weber, et qui pèse depuis plus de deux siècles sur l'évolution de la famille et de la parenté en Occident, preuve que les symboles et les dogmes ne trouvent pas dans la pensée seule toutes les raisons de leur apparence de vérité et de leur efficacité sociale. Quoi qu'il en soit aujourd'hui du destin du christianisme en Europe
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1. On trouvera un bon résumé de l'évolution récente du droit français et du droit anglais sur ces divers points dans F. Héritier, Les Deux Sœurs et leur mère, op. dt., pp. 117-139.
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et dans les régions du monde que l'Europe a christianisées, on ne peut qu'admirer cette construction théorique qui, en posant un principe d'équivalence entre affinité et consanguinité, a pu de proche en proche ramener toutes les formes de parenté à une seule, toutes les formes d'inceste à un seul type, celui que commettent des consanguins proches de sexe opposé, les incestes père-fille, mère-fils, frère-sœur. .. Vaccent fut mis sur les rapports hétérosexuels parce que eux seuls pouvaient engendrer de nouvelles vies, mais les rapports homosexuels furent tout autant condamnés entre consanguins (et alliés) du même sexe, comme contraires à la nature de l'homme et à la loi divine qui veut que notre sexe serve exclusivement à la reproduction de l'espèce humaine 1. Avant de quitter l'Occident chrétien pour comprendre comment l'inceste est pensé dans d'autres sociétés non européennes et non christianisées, marquons une nouvelle pause pour faire le point sur le plan théorique. Le lecteur doit être maintenant conscient du caractère tout à fait particulier, sur le plan culturel, des représentations chrétiennes de la sexualité humaine et du mariage. Par représentations, nous entendons les idées, concepts, jugements, images, symboles concernant le sexe et le mariage, ainsi que les valeurs, positives et/ou négatives, attachées aux différents types d'unions et d'actes sexuels. Le noyau de la vision chrétienne de la parenté se trouve dans la combinaison de deux idées : la notion de Puna caro et la représentation de la sexualité comme vecteur du péché originel. En s'unissant sexuellement, un homme et une femme ne forment plus qu'une seul chair qui sera également celle de leurs enfants. On peut imaginer l'étonnement d'un homme baruya à la pensée qu'en faisant l'amour avec sa femme, il devient sa chair et sa femme devient la sienne. Lui qui pense que son sperme seul fait les enfants et les nourrit à l'état de fœtus, et que, aidé du Soleil qui achève les fœtus dans le ventre des femmes, il est le principal producteur humain de l'enfant, l'idée qu'en faisant l'amour avec sa femme il devient sa chair n'a aucun sens et 1. Comme on le sait, Margaret Mead fut probablement la première à attirer l'attention des anthropologues et des sociologues sur l'existence et l'importance des incestes homosexuels. En 1961, dans son article cc Incest », publié dans l'International Encyclopaedia of the Social Sciences (New York, Macmillan, vol. 7, pp. 115-122), elle écrivait: «The prevailing emphasis on ineest taboos as they are related to the regulation of marriage has resulted in an almost total neglect of homosexuel incest,. (p. 115). Françoise Héritier qui, dans l'introduction de son livre Les Deux Sœurs et leur mère, op. cit., cite ces lignes, les attribue malheureusement à Reo Fortune qui, en 1932, avait rublié un court article Incest» dans un tout autre ouvrage, l'Encyclopaedia of Socia Sciences (New York, MacMillan, vol. 7, pp. 620-622), article qui ne contient aucune allusion aux incestes homosexuels. Ceci est d'autant plus étonnant que Françoise Héritier, après avoir attribué à Fortune la phrase de Margaret Mead, déclarait avec force (p. 113) : « Cette remarque de Reo Fortune a déclenché ma propre réflexion sur la possibilité d'un inceste de nature différente entre consanguins de même sexe qui ne sont pas homosexuels mais partagent le même partenaire sexuel. » t(
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contredit même ses propres représentations et valeurs. Imaginons également la réaction d'une femme des îles Trobriand en apprenant qu'en s'unissant à un homme son sang devient son sang, alors que dans le corps des hommes comme des femmes des Trobriand ne coule que du sang de femme, le dala, provenant de l'ancêtre fondatrice de leur matrilignage... On comprend dès lors la résistance, voire la répugnance qu'éprouvèrent ces hommes et 'Ces femmes, quand les missionnaires, catholiq~es ou protestants, combattirent en les prétendant erronées leurs conceptions du sexe et du mariage et qu'ils prétendirent leur substituer la doctrine de l'una caro et du mariage monogame. Le sexe porte pour l'éternjté la marque du péché originel commis par le premier couple, Adam et Eve. Le sexe n'est donc pas seulement source de souillure, mais aussi de péché. Et le péché originel est transmis par les parents à leurs enfants à leur insu, même lorsqu'ils engendrent une nouvelle vie humaine. Et de ce péché on ne peut se libérer qu'en se conv~rtissant à la foi chrétienne et en renaissant par le baptême au sein de l'Eglise, épouse du Christ et tutrice de la communauté des chrétiens. Imaginez l'étonnement d'un Baruya à l'idée que ses parents, en l'engendrant, lui ont transmis un péché qu'ils n'ont pas eux-mêmes commis mais qui l'a été par le premier couple humain qui ait existé sur la terre. Pour un Baruya, c'est Kouroumbingac, la première femme, qui a tout inventé, les arcs, les flèches, et elle seule a le pouvoir de faire (sans les hommes) des enfants. Mais Kouroumbingac a usé et abusé de ses pouvoirs. Avec ses armes, elle a tué trop de gibier et répandu autour d'elle le désordre dans l'univers. Les hommes ont été obligés de lui voler ses pouvoirs et de lui dérober les flûtes sacrées qui permettent désormais aux hommes de faire renaître les garçons sans les femmes. Dans cet univers culturel, le sexe est source de désordre parce qu'il souille et pollue - les êtres, les choses et les lieux. TI est une menace pour la force et le pouvoir des hommes. n sème la discorde entre les clans et en leur sein. Mais le sexe n'est en aucun cas un péché. Dans une religion du péché, les individus sont coupables avant même d'être responsables. Dans la religion baruya, ils sont responsables avant d'être coupables. Et en volant les flûtes sacrées et les pouvoirs des femmes, les ancêtres des Baruya, les hommes du Temps du Rêve, ont fait ce qu'il fallait faire pour (r)établir l'ordre dans la société et le cosmos. La conscience morale et religieuse des Baruya ne renvoie donc d'aucun point de vue à une culpabilité originaire - et que seule la pénitence et la grâce d'un Dieu pourraient racheter. En 1956, plus de trente ans avant la parution de l'ouvrage de Françoise HéritieI; Les Deux Sœurs et leur mère, qui enfin posera en France les mêmes questions, Jack Goody, dans un texte remarquable, montrait l'intérêt et la nécessité de sortir de l'Occident, d'oublier l'unité factice de la représentation chrétienne de l'inceste pour découvrir comment se pose ailleurs ce problème. Et sept ans à peine après la publication des Structures élémentaires de la parenté de Claude Lévi-Strauss (et des Nuer
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d'Evans-Pritchard), Jack Goody avait démontré que l'hypothèse du tabou de l'inceste comme condition de l'échange des femmes et de l'instauration de rapports d'alliance ne pouvait rendre compte de tous les interdits sexuels subsumés en Occident sous le mot « inceste ». La théorie de Pinces te de Lévi-Strauss peut expliquer pourquoi un frère ne doit pas s'unir à sa sœur et encore moins l'épouser, car cela le priverait de pouvoir l'échanger contre la sœur d'un autre. Mais ceci n'explique en rien pourquoi, une fois marié, un homme ne peut avoir de rapports sexuels avec la sœur de sa femme. Car avant le mariage, les deux sœurs étaient également épousables, et donc se trouvaient en dehors du champ des unions interdites. Une fois l'une des deux mariées, l'autre devient pourtant pour son beau-frère interdite sexuellement et inépousable. Ceci, la théorie de « l'échange des femmes » ne pouvait l'expliquer. Si Jack Goody s'était tourné à l'époque non vers l'Afrique mais vers l'Australie, chère à Lévi-Strauss, il aurait trouvé bien des exemples de sociétés divisées en sections, et parfois en sous-sections matrimoniales, où tous les hommes de la section A sont les époux potentiels de toutes les femmes de la section B, et dans lesquelles l'usage veut qu'un homme, après avoir épousé l'une des femmes de B, dispose toujours du droit d'avoir des rapports sexuels avec les sœurs réelles ou classificatoires de son épouse - parce qu'elles sont toutes classées comme ses épouses. Dans cet univers culturel, nulle crainte de transporter les humeurs vaginales de son épouse dans le corps de sa sœur ou d'une sœur classificatoire, nulle interdiction de mettre en contact des substances identiques et de déclencher des tempêtes sociales ou des catastrophes cosmiques. Pourrant, en dépit de sa singularité culturelle, la conception chrétienne du mariage et de l'inceste renferme un élément qui semble universel. Par inceste, on désignera des unions sexuelles interdites entre deux individus (de sexe différent mais aussi du même sexe) parce qu'ils partagent des composantes essentielles de leur être, que cette composante soit matérielle (sperme, souffle, sang, os, chair, lait) ou immatérielle (âme, nom, etc.). Et ils possèdent en commun cette composante, soit pour l'avoir reçue d'ancêtres communs plus ou moins proches, réels ou classificatoires (inceste entre consanguins), soit pour l'avoir acquise en s'alliant avec d'autres (inceste entre affins). La rencontre, et éventuellement le cumul, de ces composantes identiques présentes dans leur être interdisent aux individus qu'ils s'unissent sexuellement sous peine de conséquences graves pour eux, pour leurs proches et leur entourage, ainsi que pour l'ordre global de la société et de l'univers, et sous peine également de sanctions infligées par les hommes ou par les ancêtres, les esprits et les dieux. Mais ceci ne permet pas de savoir à l'avance quelle est, dans une culture donnée, la composante qui, partagée par deux individus, leur fera commettre, s'ils s'unissent sexuellement, un inceste. Car, ainsi que nous allons le constater en sortant de l'Occident, chrétien ou laïque, il existe des sociétés comme celle des Na où, jusqu'à maintenant, pour la majorité de la population (à l'exception de familles
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de chef en relation avec le pouvoir impérial chinois), le mariage n'existait pas. Or, sans mariage pas de relations d'affinité, et donc pas d'interdictions sexuelles vis-à-vis des affins. Les interdits sexuels ne concernent dès lors que les consanguins - du moins les individus reliés à Ego par des liens passant par les femmes puisque, dans cette société sans mari, il n'y a pas non pius de père. L'inceste ne concerne donc que les relations sexuelles entre frères et sœurs, ainsi que les relations sexuelles entre consanguins appartenant à des générations différentes, mère-fils, onclenièce, tante-neveu, mère-fille, oncle-neveu, etc. Par ailleurs, comme nous le constater0I!s également, d'autres sociétés ont fait un autre choix encore, et les Egyptiens de l'Antiquité, par exemple, bien loin d'interdire les unions sexuelles entre frères et sœurs comme les Na le font les encourageaient, d'où le grand noml]re de mariages entre frères et sœurs dont témoignent les archives de l'~gypte pharaonique mais également de l'Égypte hellénisée, les grecs d'Egypte ayant également adopté le mariage entre frère et sœut. Tout ne s'explique pas par le désir des Egyptiens d'imiter leur pharaon qui, fils d'un inceste divin entre Isis et Osiris, devait de son vivant, sur cette terre, épouser l'une de ses sœurs. Ils ne furent pas les seuls. CInca épousait égalemènt sa sœur, certains grands chefs polynésiens également. Et en Mrique, la reine du royaume de la Pluie chez les Lovedu s'unissait à l'un de ses frères. Certes, ces derniers étaient des êtres humains d'exception, qui appartenaient au monde des dieux ou leur étaient proches. Mais ce n'était pas le cas des Iraniens qui, jusqu'au XJC siècle ap. J.-C., épousaient leurs sœurs au nom des préceptes de la religion mazdéenne. Bien sûr, pour nous qui ne partageons pas ces croyances, ces rois et ces reines étaient également des humains, et leur attribuer une essence supérieure, divine, est indissociable de l'organisation et du fonctionnement de leur société. Il fallait donc, pour que ces sociétés fonctionnent, que les interdictions d'unions incestueuses s'appliquent à la majorité des humains ordinaires et en excluent la minorité des humains extraordinaires. La prohibition et la non-prohibition de l'inceste fonctionnaient donc comme deux principes complémentaires nécessaires au fonctionnement de ces sociétés, éclairant ensemble (et non pas séparément) leurs rites et pratiques et leur reproduction. On voit donc clairement maintenant en quel sens il est légitime de parler de l'universalité du tabou de l'inceste. C'est d'une universalité toute relative qu'il s'agit, et sur le plan théorique, on n'a pas le droit de traiter comme des exceptions et de laisser de côté le cas des sociétés comme celles des Na, des Nayar, des Égyptiens, etc. Peut-être existe-t-il cependant une union sexuelle qui est interdite dans toutes les sociétés humaines, celle entre une mère et son fils ? Mais ceci aussi est encore à vérifier.
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Première sortie hors de l'Occident: l'inceste chez les Ashanti Le travail de Jack Goody avait précisément pour but de démontrer le caractère ethnocentrique des concepts employés par les ethnologues lorsqu'ils parlent d'inceste, de famille etc., et de faire apparaître les difficultés que cela crée lorsque l'on veut, comme l'anthropologie a précisément pour tâche de le faire, comparer les différentes logiques sociales et culturelles dans les sociétés humaines 1. Goody avait commencé par rappeler que pour les Européens le concept s'applique indifféremment à des parents consanguins et à des parents par alliance, parce qu'à leur mariage « the spouses are assimilated into each others' natal groups and there is no distinction, in the context of heterosexual offenses between group members and group spouses ». On reconnaît là les conséquences de l'application du principe una caro, qui fait de la sœur de mon épouse une (belle-)sœur. Mais qu'en est-il dans les sociétés où existent des groupes de parenté (dans, lignages, etc.) engendrés par l'application d'un principe unilinéaire de descendance, puisqu'un tel principe agit en même temps sur la structure interne de la famille et crée des différences de statut social entre les individus selon leur sexe? Ce sont les femmes seules qui transmettent la descendance dans un système matrilinéaire et les hommes seuls dans un système patrilinéaire. Comme premier exemple, Goody avait choisi les Ashanti, une société matrilinéaire de l'ancien Ghana étudiée par Robert Rattray2 et Meyer Fortes 3. S'ils appliquent le principe de descendance matrilinéaire, les Ashanti, pour la transmission de certaines composantes de l'identité de chacun et pour le partage de certains droits, accordent également de l'importance à la descendance par les hommes, de sorte qu'un Ashanti appartient à la fois à un matridait par sa mère et à un patriclan par son père, le premier pesant plus dans sa vie que le second. Les Ashanti classent les délits et les crimes (hétérosexuels) en deux catégories. D'une part les crimes nécessitant, pour les juger, l'intervention de l'autorité centrale, de la chefferie, et qui sont punis de mort ou de bannissement. Ce sont les oman akyiwadié. l1antre catégorie réunit tous les délits et offenses qui sont jugés et punis par les aînés des groupes domestiques (les efiesem). Voici l'inventaire de ces crimes et délits sexuels tel que Goody l'a reconstruit.
1. Voir J'article pionnier de Jack Goody, trop longtemps ignoré en France, CI: A comparative approach to incest and adultery., British Journal of Sodology, vol. ~ 1956, pp. 286-305. 2. R. Rattray, Ashanti, Oxford, Clarendon, 1923; Religion and Art in Ashanti, Oxford, Clarendon, 1927; Ashanti Laws and Constitution., Oxford, Clarendon, 1929. 3. M. Fortes, c Parenté et mariage chez les Ashanti .. , in A. R. Radcliffe-Brown, et D. Forde, Systèmes fami/iau% et matrimoniaux en Afrique, Paris, PUF, 1953, pp. 330-3n.
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Tableau des aimes et délits sexuels chez les Ashanti Autorité Nature des crimes qui juge Termes utilisés Sanction et délits sexuels et sanctionne Mogyadié • - Rapports sexuels avec une femme de son matriclan = manger son propre sang (abusua), avec ses sœurs gennaines, avec ses demi-sœurs par la même mère, avec la mère. Atwébenefié (1) - Rapports sexuels avec des = posséder les membres du même patriclan « vagins trop (ntoro), dont les rapports entre proches de son un père et sa fille. lieu de résidence » Baratwé - Rapports avec une femme souillée, menstruée. - Rapports avec l'épouse du chef. Di obi vere = manger - Violer une femme mariée dans la l'épouse d'un brousse. homme Atwébenefié (2) Ra\:POIts sexuels avec: =vagins trop a) es épouses des membres du proches de sa matriclan; résidence b) les épouses des membres du featriclan ; c) es épouses des membres d'une compagnie militaire présente localement; d) les épouses des membres d'une guilde présente localement; e) des consanguins d'affins, mère de l'épouse, sœur de l'épouse, etc.
Di obi vere (2)
=manger la
femme d'un autre homme
Di obi vere (3)
1) Faire l'amour en brousse avec: a) une femme non mariée; b) une femme mariée ; c) sa propre épouse. 2) Rapports sexuels du chef avec l'épouse d'un de ses sujets. 3) Rapports sexuels d'un maître avec l'épouse d'un esclave. Rapports sexuels avec une femme mariée qui ne rentre dans aucune des catégories ci-dessus.
Le chef et ses la mort
représentants
Le chef et ses La mort ou représentants l'expulsion du matriclan
Le chef et ses La mort
représentants Le chef et ses La mort représentants Les aînés du groupe domestique
Paiement spécial
-
-
-
-
-
-
-
Paiement par l'homme à son épouse - Ridicule - Paiement pour adultère +1 chèvre + ridicule - Compensation spéciale
-
-
-
- Compensation Compensation ordinaire pour un adultère.
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TI saute aux yeux que nous ne sommes pas ici dans l'univers culturel et social du code d'Hammourabi, ni dans celui de la Bible ou de la parenté chrétienne. Les Ashanti distinguent en effet par des mots différents l'inceste mèrefils, qui concerne deux personnes du même sang, et l'inceste père-fille, qui concerne deux individus appartenant à deux matriclans différents mais au même patriclan. Le principe de descendance matrilinéaire divise donc en profondeur des relations de parenté intrafamiliales qui, en Occident, sont classées sous une même catégorie, celle des parents consanguins. Pour un homme, sa fille est, de toutes les femmes qui n'appartiennent pas à son matriclan, celle qui lui est la plus proche, mais elle n'est pas de son sang. Pas d'una caro ici. Elle est «le vagin le plus proche » de tous les vagins qui se trouvent autour de lui et qui lui sont proches parce que ce sont ceux des épouses des membres de son matriclan et de son patriclan. Si, par commodité, on regroupe ces deux catégories de femmes (fille et mère) sous la catégorie occidentale de consanguins (cé qu'elles ne sont pas culturellement pour les Ashanti), on peut dire que les interdits portent sur les consanguins C (maternels + paternels) et les affins de ces consanguins (CA), mais aussi sur les consanguins des affins (belle-mère, beIle-sœur. .. ) (AC). Manquent les affins de mes affins (AA), qui, en Australie ou en Amazonie, seraient des consanguins, mais les systèmes africains ne sont ni des systèmes à sections ni des systèmes dravidiens, et ne sont donc pas clos sur eux-mêmes. Remarquons que les rapports sexuels avec les épouses des membres du même matriclan et du même patriclan sont jugés par les autorités du groupe domestique et non par le pouvoir central. Ds ne concernent pas toute la société, et sont punis modérément. Les interdits concernent l'épouse du frère, le mari de la sœur, etc. Enfin, derniers de la liste, les rapports sexuels d'un homme avec la sœur ou la mère de son épouse (c'est-à-dire le cas paradigmatique de l'inceste du deuxième type selon Françoise Héritier; i.e. le rapport sexuel indirect de deux personnes du même sexe par l'intermédiaire d'un partenaire commun du sexe opposé), bien loin de constituer un « inceste primordial » chez les Ashanti, sont un « inceste » qui ne touche pas à son propre sang et sont traités plutôt, dit Robert Rattray, de la façon dont les Européens traiteraient un adultère. n faut également remarquer que les Ashanti punissent de mort deux sortes de rapports sexuels qui ne mettent pas en cause des rapports de parenté mais les rapports hiérarchiques: entre les humains (coucher avec la femme du chef) et vis-à-vis des dieux (violer une femme mariée en brousse et offenser par là l'Esprit de la Terre, celui qui peut donner aux humains de belles récoltes ou condamner leurs champs à la stérilité). Offenses aux dieux, offenses aux chefs, offenses aux clans, offenses aux alliés, offenses aux hommes non apparentés dont on prend la femme. Bref, la classification ashanti des mauvais usages du sexe est strictement enchâssée dans leurs rapports sociaux, et la hiérarchie des sanctions qui punissent les infractions le montre bien. L'inceste tel que
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nous le concevons en Occident après deux millénaires de christianisme n'existe pas chez eux. Il existe bien des crimes sexuels de plusieurs types, dont l'un est proche de ce que nous entendons par inceste : avoir des rapports sexuels avec des parents de son « sang», mais ceci ne concerne que les parents du côté de la mère et non les parents en ligne paternelle. Les rapports sexuels avec des parents du même patriclan sont également punis de mort, parce que quelque chose de l'identité de. chacun est également transmis en ligne paternelle. Mais chez les Ashanti, il n'y a pas de « mélange» des sangs, des substances, etc. En fait, des réalités différentes se combinent en chaque individu mais se transmettent séparément : les unes dans l'abasua (le matriclan), les autres dans le ntoro (patriclan). Il faut souligner que les rapports sexuels entre un père et sa fille n'entraînent pas toujours la mort, mais parfois l'expulsion du coupable - non pas du patriclan qui lie le père et la fille, mais du matriclan auquel appartient le père et qui n'est pas celui de sa fille. Tout se passe comme si le crime commis par un homme avec sa fille souillait tous les membres de son matriclan, tous ceux qui partagent avec lui le même sang, sa mère, ses sœurs, ses oncles maternels, ses frères, ses neveux utérins, etc. Bref, nous avons affaire à un type d'inceste autre que l'inceste mère-fils ou frère-sœw; mais pas à un inceste du deuxième type. En fait, ce crime est classé en toute logique dans la catégorie de Pinterdiction d'user des «vagins qui sont près et même trop près », parce que la fille d'un homme possède en elle quelque chose de lui qui la place entre les femmes du matriclan de son père et celles de son propre matriclan. C'est parce que sa fille n'est pas de son matriclan que l'union avec elle est atwébenefié, et c'est parce qu'elle possède quelque chose de lui, puisqu'elle appartient à son patriclan, que le crime est placé en tête des unions atwébenefié et est puni soit de mort, soit (ce qui démontre sa moindre gravité par rapport aux incestes au sein du matriclan) de l'expulsion du coupable de son propre matriclan. Il est vraiment curieux de lire, dans Les Deux Sœurs et leur mère, que le rapport père-fille chez les Ashanti est un inceste du deuxième type parce que « la substance maternelle est pleinement présente dans la fille » et que donc, en faisant l'amour avec la fille et la mère, le père mettrait en contact la substance de la mère avec elle-même puisque mère et fille posséderaient les mêmes substances 1. Car ceci est faux ethnologiquement, puisque la fille possède en elle quelque chose que n'a pas sa mère et qui lui a été transmis par son père. Et si nous avons bien compris la logique des crimes de l'inceste du deuxième type, ce seraient la fille et la mère qui seraient coupables de cet inceste et ce devrait être à leur matridan de laver cette souillure. Or, c'est le matriclan du père, de l'homme, du mari qui bannit le coupable de son sein ou fait appel au pouvoir du chef pour lui infliger la mort. 1. F. Héritier, Les Deux Sœurs et leur mère, op. cit., pp. 183-186.
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Notons que dans l'exemple privilégié par Françoise Héritier pour démontrer l'existence d'un inceste du deuxième type, les rapports d'un homme avec la mère de sa femme et/ou avec la sœur de celle-ci sont punis chez les Ashanti d'un châtiment modeste : l'homme doit offrir un cadeau à son épouse pour se faire pardonner sa faute. On est loin de l'inceste primordial mère-fille, fondement de tous les interdits, source de tremblement, etc., tel que Françoise Héritier le peint dans les dernières pages de son livre. A trop vouloir prouvez; on est parfois conduit à forcer les textes ou à oublier de les citer en leur entier. Jack Goodyl a ensuite comparé le cas des Ashanti avec une autre société matrilinéaire devenue célèbre grâce à Malinowski, les Trobriandais de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Cette société, à la différence de celle des Ashanti, ne connaît qu'un seul principe unilinéaire et non pas deux. TI n'existe donc pas chez elle de patriclan, et le châtiment encouru par un homme pour avoir eu des rapports avec sa fille est très différent. Malinowski, on le sait, faisait de la famille bilatérale la cellule de base de toute société, et pour lui l'inceste se passait « dans la famille et constituait un manquement à l'exogamie »2. Comme Goody le remarqua, avec une telle définition de la famille, le terme suvasova employé par les habitants des Trobriand pour désigner l'inceste aurait dû couvrir toutes les relations sexuelles d'un homme avec sa mère ou sa sœur dans sa famille de naissance et avec sa fille dans la famille créée par son mariage. Oz; Malinowski fut obligé de constater que chez les Trobriandais, le terme suvasova, qu'il avait traduit par « inceste », s'appliquait exclusivement aux rapports sexuels d'un homme avec sa mère et sa sœur (cet inceste étant considéré comme le plus horrible de tous), et non aux rapports d'un homme avec sa fille. n écrivit:
ndoit être clairement compris que bien que l'inceste père-fille soit regardé comme mauvais, il n'est pas décrit par le mot suvasova (qui concerne l'exogamie de clan et l'inceste) et il n'entraîne aucune maladie d'aucune sorte. Et toute l"idéologie qui est derrière ce tabou est différente de celle du suvasova 3•
Jack Goody nota alors que le concept de suvQSova correspond précisément au concept de mogyadié chez les Ashanti, mais il ne commenta pas le fait que les rapports sexuels entre père et fille n'entraînaient que la réprobation et non pas la maladie ou quelque autre fléau envoyé par les ancêtres et les dieux, comme dans le cas d'un inceste commis avec des femmes de son matriclan. En fait, les châtiments étaient différents parce qu'aux îles Trobriand le père ne partageait aucune substance avec sa fille, ce qui n'était pas le cas chez les Ashanti. Chez les Trobriandais, 1. Et non pas Robert Rattray comme l'écrit Françoise Héritier dans Les Deux Sœurs
et leur mère, op. cit., p. 185. 2. B. Malinowski, The Sexual Life of the Savages, Londres, Routledge, 1929, p. 339, cité par J. Goody, «A comparative approach to incest and adultery., loe. cit., p. 29. 3. B. Malinowski, ibid., p. 447, cité par J. Goody, loe. cit., p. 29.
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le corps d'un enfant était entièrement fait du sang (dala) de sa mère et était animé par un esprit-enfant (baloma) qui était un ou une ancêtre du matriclan de la femme venu(e) reprendre vie humaine dans son corps. Le rôle du père se bornait à donner forme au fœtus et à coaguler le sang de la mère qui en constituait la substance. Le texte 'de Goody ouvrait des perspectives considérables. Comparant les Ashanti matrilinéaires et les Tallensi patrilinéaires, il distinguait le statut de la mère dans ces deux sociétés. Chez les Ashanti, la mère était pour son fils la femme de son clan qui lui était la plus proche parmi toutes les femmes de la génération qui le précédait. Chez les Tallensi, la mère était considérée comme l'épouse la plus proche du membre du clan d'Ego le plus proche de lui parmi tous les hommes de la génération qui le précédait, son père. De ce fait, dans les deux sociétés, le statut de la femme mariée et de la mère n'était pas le même 1• Chez les Ashanti, au moment du mariage, le matrilignage de la femme transférait à l'époux le droit à ses services sexuels mais aucunement la cc propriété. de ses enfants. Le mari devait même ajouter au « prix du mariage. une somme supplémentaire pour se garantir des droits sexuels exclusifs sur sa. femme. Chez les Tallensi, les droits transférés lors du mariage concernaient à la fois les services sexuels de l'épouse et ses capacités reproductrices. On comprend évidemment pourquoi la gravité des délits sexuels n'était pas la même dans l'hypothèse où ils mettaient en question le sexe mais non la descendance, et lorsqu'ils touchaient aux deux à la fois. Jack Goody a également étendu sa comparaison au cas des NUe!; en s'appuyant sur les travaux d'Evans-Pritchard et de Howe1l 2 • Chez les Nuer, la descendance était patrilinéaire mais les rapports avec la mère et le clan des maternels avaient une grande importance dans la vie d'un individu. I:inceste le plus horrible - et d'ailleurs déclaré impensable était celui d'un fils avec sa mère. Evans-Pritchard nous a fourni deux listes d'interdits sexuels recueillis chez les Nuer, l'une concernant les interdits de mariage, l'autre les interdits sexuels relevant peu ou· prou de l'inceste (dénommé ruai dans la langue). La première liste précède la seconde, et Evans-Pritchard justifiait cet ordre par des raisons théoriques (qui le rangeaient aux côtés de Tylor, de Fortune, de Lévi-Strauss, etc.), à savoir que les interdits de mariage, c'est-à-dire les règles d'exogamie, expliquent les interdits sexuels et non l'inverse 3, ce qui nous semble faux. Mais en fait, en établissant sur le terrain ses listes d'interdits, EvansPritchard a dû constater que les champs couverts par l'une et par l'autre 1. M. Fortes, The Web of kinship among the Tallensi, Oxford University Press, 1945, particulièrement le chapitre 2, pp. 12-43. 2. P. P. Howc~ A Mlmual of Nuer lAw, Londres, Oxford University Press, 1954; «The Age-System and the Institution of "Nakot among the Nuer., in Sudan Notes and
Records, 1947. 3. Voir E. E. Evans-Pritchard, « Nuer rules of exogamy and incest ., in M. Fortes (dir.), Social Structure: Studies presented to A.R. Radcliffe-Brown, Londres, Oxford University Press, 1949, p. 85, 101.
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ne coïncidaient pas et ne pouvaient donc s'expliquer par les seules règles de l'exogamie, par l'obligation de se marier hors de son clan. Chez les Nuez; en effet, le mariage à l'intérieur du même clan (et a fortiori à l'intérieur du même lignage) est interdit. li est également interdit de prendre femme dans le clan de sa mère et par là de reproduire le mariage de son père. li est interdit d'épouser une femme avec laquelle on partage un ancêtre commun, soit du côté paternel, soit du côté maternel en passant par les hommes ou par les femmes (parenté cognatique) jusqu'à la sixième génération, avec les parents par adoption devenus membres de son clan ou de celui de sa mère, avec les enfants de l'homme qui a payé la dot (en bétail) pour le mariage de sa mère et qui est devenu le « pater» de ses enfants sans en être le «genitor». n est interdit d'épouser la fille d'un homme appartenant à la même classe d'âge que le père d'Ego, car celui-ci l'appelle « fille », tandis que le père de celle-ci appelle Ego «fils». L'homme et la femme sont alors des « frères et sœurs » classificatoires, et le mariage leur est interdit. Bref, le nombre des interdits de mariage chez les Nuer est immense (un peu comme dans la parenté chrétienne), alors que le nombre des relations sexuelles interdites à l'intérieur de ce champ de l'exogamie est beaucoup plus restreint, et que leur gravité varie, selon les mots mêmes de EvansPritchard, de la condamnation absolue à la « peccadille incestueuse ou à pas d'inceste du tout t »). Prendre la femme du demi-frère de son père . est plus grave que de prendre celle de son demi-frère, car cet homme appartient à une génération ascendante par rapport à Ego et c'est, en plus de l'offense sexuelle, manquer de respect à un aîné. En principe, les rapports sexuels avec des femmes de son propre dan ou du clan de sa mère sont interdits, mais ils sont considérés comme plus graves avec des femmes du clan de la mère qu'avec des femmes du clan du père. Sont considérés comme pleinement incestueux (ruaI) les rapports avec la mère (C), l'épouse de l'oncle maternel (CA), l'épouse du fils (CA) et les épouses des frères de même mère (CA). En revanche, les rapports sexuels avec les épouses des frères du père, des cousins parallèles patrilatéraux et des demi-frères agnatiques sont considérés comme « peccadilles ». Tous ces hommes sont des «taureaux », membres du même lignage. Ils ont tous contribué avec leur bétail au paiement des dots nécessaires pour que les uns et les autres soient mariés, et, comme le disent les Nuez; «l'épouse d'un taureau est l'épouse de tous les taureaux... elle est notre épouse ». Des consanguins proches de même père peuvent donc avoir des rapports sexuels avec les épouses des uns et des autres, alors que des consanguins de même mère ne le peuvent pas, de même qu'ils ne peuvent avoir des relations avec l'épouse des frères de leur mère ni avec les épouses de parents du côté maternel, parce que, disent les Nuer, toute association doit être interdite entre le sexe et la 1. E. E. Evans·Pritchard, Kinship and Marriage Among the Nuer, op. dt., p. 45.
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mère ainsi qu'avec les parents du côté de la mère, y compris les femmes qu'ont épousées leurs maternels (CA). De façon générale, deux hommes du même clan ne « doivent pas faire l'amour avec une même femme durant la même période», cependant qu'ils le peuvent à des moments différents. Mais là encore, les « taureaux» ne sont pas soumis à cette interdiction, alors qu'un père et un fils ou des frères de même mère le sont. Nous abordons ici les rivages de l'inceste du deuxième type, tel que le conçoit Françoise Héritier. Les Nuer donnent en effet comme exemple d'un des incestes les plus dangereux et les plus horribles celui d'un père et d'un fils qui ont des rapports sexuels avec une même femme, leur maîtresse, car, disent-ils, « le père passe alors de la femme à la mère et il entraîne celle-ci dans un rapport sexuel avec son filsl ». Arrêtons-nous sur cette phrase, qui est d'une importance cruciale. Car bien loin de penser que le père et le fils, deux consanguins du même genre, ont commis entre eux un inceste du deuxième type par l'intermédiaire de leur maîtresse commune, les Nuer considèrent qu'ils ont entraîné la mère à commettre, sans le vouloir et sans peut-être même le savoir, un inceste du premier type avec son fils. TI Y a bien eu transport de substance, le sperme du fils a été transporté par le père dans le vagin de sa mère. Mais les Nuer n'évoquent nulle part la possibilité de conséquences négatives pour le père et le fils du fait qu'ils ont mêlé leurs spermes dans le même vagin. Pour eux, le crime n'est pas là. TI est dans le transport et l'introduction du sperme du fils dans le vagin de sa mère sans que la mère et le fils aient eu de rapport sexuel. On voit bien que pour les Nuer, l'inceste primordial est entre une mère et son fils né du même père, et non pas entre père et fils, et encore moins un inceste homosexuel entre une mère et sa fille, entre consanguins du même genre (qui n'est d'ailleurs mentionné nulle part). Evans-Pritchard signale également qu'il est interdit à un homme d'avoir des rapports sexuels avec deux sœurs parce que, selon les Nuer, deux sœurs sont potentiellement les épouses d'hommes appartenant à des lignages différents, et auxquels elles procureront une descendance. Cargument n'est pas poussé plus loin, mais on voit dans quelle direction il pointe, qui n'a rien à voir avec la peur d'un inceste du deuxième type entre un homme et deux sœurs. En fait, l'argumentaire est tout à fait conforme au principe auquel s'accordent les Nuer en matière de mariage. Un homme, nous l'avons vu, ne peut épouser une femme du même clan que celui de sa mère et reproduire le mariage de son père. Le principe général en matière de mariage est de diversifier les alliances et de les multiplier avec des dans différents. Les sœurs, qu'elles soient au nombre de deux ou plus encore, sont donc destinées à des clans différents et à rapporter à leur clan les dots que verseront les clans de leurs époux. Cinterdiction pour un homme de faire l'amour avec deux sœurs n'a donc 1. E. E. Evans-Pritchard, «Nuer ruIes ... Among the Nuer, op. cit.~ p. 45.
»,
lac. cit., p. 92; Kinship and Marriage
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MtTAMORPHOSES DE LA PARENŒ.
rien à voir avec la peur d'un inceste du deuxième type entre ces deux femmes par l'intermédiaire du sexe de leur amant. Cet interdit garantit à chaque clan la capacité de diversifier ses alliances. Evans-Pritchard cite également dans son énumération l'interdiction pour une mère et sa fille d'avoir des rapports sexuels avec le même homme, mais sans nous fournir les raisons avancées par les Nuer. Howell signale l'interdiction inverse, celle pour deux hommes et surtout pour deux hommes apparentés (appartenant au même clan) d'avoir des rapports sexuels avec la même femme mariée à un autre homme, et ceci pendant la même période de temps. La raison invoquée par les Nuer, là encore, n'a rien à voir avec la peur d'un inceste du deuxième type. Pour eux, faire l'amour avec l'épouse d'un autre homme (ce que nous appelons adultère) souille à la fois l'homme et la femme qui s'y livrent, et la souillure est encore plus forte quand deux hommes du même clan possèdent la même femme qui appartient déjà à un autre. Ceci expliquerait pourquoi les membres d'un même lignage peuvent faire l'amour avec les épouses de leurs demi-frères agnatiques, de leurs cousins parallèles patrilinéaires, puisqu'ils ont tous contribué au paiement des dots nécessaires aux mariages des uns et des autres. Tous ces hommes sont des « taureaux» et «l'épouse d'un taureau est l'épouse de tous les taureaux », nous l'avons rappelé. Toutes ces femmes ont été épousées avec le même bétail, et sont en quelque sorte la propriété commune de tous ceux qui ont élevé et donné ce bétail pour leurs dots. Finalement, nulle trace de la représentation du fameux inceste du deuxième type chez les Nu~r. Voyons donc comment Françoise Héritier est parvenue à introduire cette notion dans un univers culturel et social où il n'existait pas. Reprenons le fait sur lequel elle s'appuie, l'interdiction pour un père et son fils de faire l'amour ~vec la même femme. Que disent les Nuer et quelles raisons invoquent-ils pour condamner et réprimer cet acte? Nous les représenterons ci-après sous forme de schémas. La possibilité d'un inceste du premier type (hétérosexuel) entre une mère et son fils par l'intermédiaire d'un tiers, en l'occurrence le père, a en effet été pensée par les Nuer et est considérée par eux comme un inceste (ruaI) et condamnée comme telle. TI s'agit d'un fait remarquable car cet inceste exige pour se réaliser, outre la mère et le fils, deux partenaires supplémentaires: le père du fils et une femme sans lien de parenté avec ces trois protagonistes, qui est la maîtresse commune du père et du fils. Mais en aucun cas les rapports entre père et fils ne sont considérés comme incestueux du fait qu'ils ont la même maîtresse. Pour Françoise Héritier, les rapports sexuels entre ces quatre personnes engendrent et contiennent deux incestes différents, dont l'un, reconnu, cache l'autre, entièrement ignoré des acteurs, mais qui le précède dans le temps. En effet, les rapports du père et du fils avec la même femme les feraient entrer dans une relation incestueuse relevant de l'inceste du deuxième type, et c'est ensuite que le père, transportant le sperme de son fils dans le vagin de son épouse, ferait commettre à la mère et au fils un inceste (indirect) du premieE type.
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DE I:INCESTE
Ce que disent les Nuer (a)
(c)
8.=0
D. (b)
3
2
1
Un incesta mère-fils ast réalisé en 3 étapes : 1. Le père (a) et le fds (b) ont des rapports sexuels avec la femma (d), leur maitresse commune. Leurs spermes se rencontrent dans le vagin de cette femme. 2. Le père (a), après avoir fait ramour avec la femme (d) qui a eu des rapports sexuels avec son fils (b), a des rapports sexuels avec son épouse (c), la mèra da son fils. 3. Il transporte la sperme de son fils dans re vagin de son épousa. De ce fait la mère at la fils ont des rapports sexuels entre eux mais par l'IntennédJalre du père et ceci sans mêma qua le fils le veuiUa ou ra mère le sache. Ils ont commis indirectement un Inceste du premier type. ~inventlon
de l'inceste du deuxième type par Françoise Héritier
Inceste du premier type
Inceste du deuxième type 1
2
3
1. Le père (a) et la fUs (b) commettent - indirectement - un inceste du deuxième type en mêtant leurs substances dans la vagin de leur commune maTtresse (d). 2. Le père transporte la substance da son fils dans le ventre de son épouse. 3. De ce fait, le père fait commettre à son épouse et à leur fils un Inceste du premier type. mais involontairement de leur part.
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTI:
Certes, il est possible, suI un plan purement formel, de lire les schémas de cette façon, mais cette possibilité formelle n'a pas de sens culturel ni social pour les Nuer. Un anthropologue a-t-il le droit de faire complètement abstraction de ce que les gens pensent et disent sur la façon dont ils doivent se conduire dans leur société, et peut-il interpréter ces représentations conscientes et ces règles de conduite explicites comme une surface qui recouvrirait et cacherait des règles différentes déterminant la conduite des individus sans que ceux-ci en aient conscience? Ceci est probablement vrai dans le rapport des individus à leur langue mais ne s'applique pas au domaine des normes, positives et négatives, des règles explicites, qui règlent la production et la reproduction des rapports de parenté et sont transmises de génération en génération. Un anthropologue a-t-il le droit d'introduire dans une culture, pour en expliquer les normes, des significations qui lui sont totalement étrangères et de prétendre que ces significations existent réellement dans cette culture, mais sous des formes qui sont inconscientes pour ceux qui les vivent et leur obéissent? Nous ne le croyons pasl. Mais revenons aux Nuer et à Evans-Pritchard pour montrer comment Jack Goody fut véritablement le premier, dès 1956, à faire apparaître les limites de l'explication de l'inceste proposée par Claude Lévi-Strauss. Evans-Pritchard, on l'a vu, voulait à tout prix que les règles de l'exogamie, c'est-à-dire les interdits de mariage, suffisent à expliquer la totalité des interdits portant sur les rapports sexuels entre parents. Vargument pouvait, certes, valoir pour les interdits portant sur les consanguins, mais qu'en était-il pour ceux qui concernaient les affins ? Sur ce point, Evans-Pritchard exprima des doutes sur sa propre thèse et reconnut qu'elle pouvait paraître inacceptable à certains de ses lecteurs. TI écrivit: Il est vrai que les Nuer qualifient de ruai (incestueuses) les relations sexuelles avec des femmes déjà mariées à des hommes de son clan, et ceci parce qu'elles sont mariées à des parents et qu'elles ne peuvent donc plus être comptées comme des partenaires possibles auxquelles l'une ou l'autre des règles d'exogamie pourrait s'appliquer 2•
Ces lignes avaient été écrites en 1949, soit l'année où parurent Les Structures élémentaires de la parenté de Claude Lévi-Strauss. Et c'est à partir de ce doute exprimé par Evans-Pritchard que Jack Goody, le 1. Cest la même démarche qui conduit Françoise Héritier à affirmer - contre tous les tragiques grecs et leurs commentateurs - que le vrai crime d'Œdipe n'est pas d'avoir couché avec sa mère, mais d'avoir mêlé sa substance à celle de son père dans le vagin de sa mère. Or, quand Œdipe, qui a triomphé du Sphinx, épouse Jocaste, il ignore que celleci est sa mère et que l'homme qu'il a tué sur la route de Cadmos était Laïos, son père. Œdipe aurait, lui aussi, commis sans le savoir deux incestes à la fois, un inceste du premier type avec sa mère vivante, et un inceste du deuxième type avec son père mort. La thèse surprend, mais n'a aucun fondement ni dans les textes ni dans la tradition. Cf. F. Héritier, Les Deux Sœurs et leur mère, op. ât., pp. 55-67. 2. E. E. Evans-Pritchard,
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premier à notre connaissance, mit en évidence la validité partielle mais aussi les limites de l'interprétation du tabou de l'inceste proposée quelques années auparavant par Claude Lévi-Strauss. Pour celui-ci, en effet, le tabou de l'inceste s'expliquait fondamentalement par l'obligation des groupes humains à l'exogamie et à l'échange des femmes entre les hommes. Tout en se disant grosso modo d'accord avec l'explication de Tylor, Fortune et Lévi-Strauss, Goody fit cependant remarquer que cette raison ne pouvait en rien expliquer les interdits sexuels portant sur les personnes qui avaient déjà épousé des membres de ce groupe de parenté, donc des alliés de consanguins (CA) : Car ce n'est pas les rapports sexuels avec ces femmes en tant que telles qui sont interdits mais les rapports sexuels avec elles en tant qu'épouses de membres du groupe [...] ces femmes ne peuvent d'aucune manière être exclues [de rapports sexuels] par une quelconque règle de mariage car ces femmes devaient nécessairement tomoer dans la catégorie générale des épouses permises 1.
Une autre explication devait donc être cherchée, et Goody suggéra qu'on pourrait la trouver dans la « nécessité» pour les groupes de parenté de « préserver leur structure » contre les conflits susceptibles de surgir entre leurs membres à propos des droits d'accès sexuel aux femmes venues se marier dans le groupe. Cette règle s'appliquerait à tous les membres du clan et pas seulement aux individus appartenant à une même famille. L'argument est convaincant et devrait être poussé plus loin, car ce n'est pas seulement la coopération, la solidarité et les rapports d'autorité qui doivent être préservés entre les membres du groupe de parenté (clan) pour que celui-ci continue d'exister, c'est aussi la coopération de ce groupe avec ceux auxquels ses membres sont alliés par le mariage qui .doit l'être. La parenté, dans la grande majorité des sociétés, est à la fois descendance et alliance, consanguinité et affinité, et c'est la raison pour laquelle les groupes de parents doivent contrôler la sexualité de leurs membres et interdire certaines unions sexuelles qui pourraient mettre en danger aussi bien leur structure interne que leurs rapports avec leurs alliés, aussi bien les affins des consanguins (CA) que les consanguins des affins (AC)2. Maintenir la concorde chez soi et ne pas porter la discorde chez ses alliés, telles sont les deux obligations 1. ]. Goody,
te
A comparative approach ... », op. dt., p. 45.
2. Dans cenaines sociétés caractérisées par des systèmes de parenté australiens ou dravidiens, les affins des affins (AA) sont nécessairement des consanguins d'Ego, et les interdits sexuels qui pèsent sur les consanguins pèsent automatiquement sur les affins des affins. Dans la plupan des autres sociétés, les interdictions sexuelles ne ponent pas sur les alliés d'alliés. Une exception intéressante est celle des systèmes bantous, où l'alliance implique le don de bétail à la famille de Ja femme qui s'en sen pour payer Ja dot que le frère de cette femme doit payer pour se marier (pratique du lobola). Un homme ne peut avoir de ral'port sexuel avec l'épouse du frère de sa femme, car c'est à elle et à son lignage qu'est allé finalement le bétail donné au lignage de son épouse. Voir C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, op. cit., pp. 535-541.
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qui pèsent sur tous les membres d'une société s'ils désirent assurer la reproduction des groupes de parenté auxquels ils appartiennent et la continuité de leurs alliances. On aperçoit mieux dès lors le caractère particulier de la notion d'inceste dans la parenté chrétienne occidentale. Le même terme est appliqué à des relations sexuelles interdites entre consanguins proches ou éloignés jusqu'au sixième puis au quatrième degré, mais aussi à celles qui sont interdites avec des consanguins d'affins ou des affins de consanguins et, au-delà encore, avec des parents spirituels, parents en Dieu par le baptême. Chez les Nuer, le terme ruai subsume des interdits qui pèsent entre consanguins jusqu'au sixième degré, et d'autres qui concernent également des consanguins d'affins et les affins de consanguins, moyennant cependant certaines particularités (libre accès des « taureaux» aux épouses des uns et des autres, etc.} qui n'ont rien à voir avec la parenté chrétienne et ne sont certainement pas fondées sur le principe que deux époux en s'unissant ne forment qu'une seule chair (una caro).
Cependant, même lorsque le terme «inceste» désigne des interdits sexuels concernant des catégories différentes de parents, ces interdits ~ont liés à des enjeux sociaux différents. Pour un théologien du Moyen Age, forniquer avec la sœur de son épouse était probablement beaucoup plus grave que d'avoir des rapports sexuels avec répouse d'un cousin germain au deuxième degré du côté de son père. Dans beaucoup de sociétés, ces différentes offenses sexuelles sont désignées d'ailleurs par des termes différents, comme Jack Goody l'a montré pour les Tallensi ou pour les habitants des îles Trobriand. Malheureusement, par la suite, Jack Goody n'allait plus revenir sur ces problèmes, avant la publication en 1990 de The Oriental, the Ancient and the Primitive 1• Par ailleurs, il aura fallu attendre trois décennies pour les retrouver posés à nouveau en France, par Françoise Héritier, à qui revient indiscutablement ce mérite, même si elle ne reconnaît pas toujours sa dette à l'égard ,de Goody. Citons-là: . La théorie de Lévi-Strauss ne rend pas compte de l'inceste du deuxième type et particulièrement de l'interdit portant pour un homme sur la sœur de son épouse [...]. En effet si la première sœur épousée par un homme n'était pas sa consanguine, ce qui ('aurait rendue interdite, sa sœur germaine ne l'est pas non plus. Il n'y a aucune raison de l'interdire dans la perspective de la prohibition de l'inceste portant sur des consanguins, à moins d'introduire des explications d'une toute autre nature, comme par exemple une stratégie d'alliance qui consisterait à en nouer avec le plus de partenaires possible, donc à ne pas renouveler immédiatement une illiance matrimoniale déjà établie 2• 1. 1. Goody, The Oriental, the Ancient and the Primitive, Cambridge University Press, 1990. Traduction française: Famille et mariage en Eurasie, Paris, pm; 2000. 2. F. Héritier, Les Deux Sœurs et leur mère, op. cit., p. 23. C'est exactement l'argument de 1ack Goody, des Nuer, des Baruya, etc.
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Retour en Occident, à la découverte de rinceste dit «du deuxième type» En 1994 paraissait donc à Paris un livre de Françoise Héritier 1, disciple de Claude Lévi-Strauss, qui fut immédiatement remarqué parce que non seulement il annonçait la découverte d'un type d'inceste communément ignoré des théoriciens de la parenté, mais démontrait également les limites de l'explication donnée par Lévi-Strauss sur le tabou de l'inceste. L'affaire fit grand bruit, moins chez les anthropologues d'ailleurs que chez les psychanalystes, et plus en France qu'à l'étranger. Sans contester les arguments par lesquels les théologiens ont « toujours justifié les interdits ecclésiastiques», Françoise Héritier affirmait: Néanmoins on peut aller plus loin dans les déductions. Si le mari devient» la chair de son épouse et entre ainsi en consanguinité avec la sœur de celle-ci, la relation peut être envisagée du point de vue alterne : la femme «devient» la chair de son mari, elle s'incorpore en lui... Si elle devient chair de son mari et qu'il ne peut toucher à sa sœm; c'est qu'il faut postuler une identité de substance entre les deux sœurs. I.:argument una caro doit se comprendre dans toute la subtilité de ses implications. Non seulement les époux ne font qu'un, de façon chamelle et pas seulement spirituelle, mais aussi les consanguins du conjoint du même sexe que lui [...] partagent la même substance 2 • «
Jusqu'ici, rien de nouveau. Deux sœurs ne forment qu'une seule chair parce que leurs parents sont devenus une seule chair en s'unissant sexuellement et en leur donnant la vie. Cependant, à la différence des théologiens, Françoise Héritier considère que cette unité de chair entre parents et enfants rend plus identiques entre eux les consanguins du même sexe que les consanguins de sexe différent : I.:una caro implique l'identité substantielle des consanguins de même sexe, le père et le fils, la mère et la fille, les deux sœurs, les deux frères 3.
TI n'est pas difficile de mesurer combien cette interprétation de l'una caro s'éloigne de l'exégèse théologique classique, et même la déforme complètement en lui adjoignant un élément qui en brouille entièrement le sens. Pour les théologiens, en s'unissant sexuellement, un homme et une femme ne font plus qu'une seule chair, qui n'est plus ni celle de l'homme ni celle de la femme. Cette chair deviendra celle de leurs enfants, qui ne feront qu'un avec leurs parents. Bref, s'il y a réellement mélange des substances, le résultat de ce mélange est l'existence d'une 1. Ibid. 2. Ibid., p. 99-100. 3. Ibid., p. 100.
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seule et même substance également partagée par l'homme et la femme, et par leurs· enfants. Cette seule et même substance ne peut donc être « plus » identique entre un père et son fils ou une mère et sa fille, entre consanguins du même sexe qu'entre parents de sexe différent, un père et sa fille ou une mère et son fils. C'est d'ailleurs ce qu'affirmait Yves de Chartres, que Françoise Héritier cite à l'appui de sa thèse alors que le théologien dit exactement le contraire : C'est seulement par le mélange des corps, la commixtio carnis, que les époux deviennent une seule chair dans le mélange des spermes 1.
Or, pour Françoise Héritier, L'Église catholique, dans ses tout premiers conciles [...] a eu recours à l'argument de una caro, je suis toi et étant toi, je ne peux avoir de rapports sexuels avec ton consanguin. Mais à mon sens, ce n'est pas parce que l'un est l'autre qu'ils constituent une seule chair mais parce que chacun est porteur des humeurs de l'autre 2 •
Bref, pour les théologiens, les substances des époux se sont mélangées et ne font désormais qu'une, mais pour Françoise Héritier, elles restent distinctes, et c'est pour cela que chacun des époux peut transporter les humeurs de l'autre dans le corps de tous les partenaires autres que son conjoint avec lesquels il ou elle aura des rapports sexuels 3 • Nous sommes ici en présence d'un véritable coup de force théorique à partir duquel tout va basculer, et un certain nombre de propositions théoriques s'enchaîner les unes aux autres. Le basculement tient dans cette affirmation qui revient à nier la théorie de l'una caro: L'identité la plus fondamentale est celle du genre et non celle qui naît des rapports biologiques ou sociaux de consanguinité. C'est_parce qu'il y a plus de substance, d'identité commune entre un père et son fils qu'entre un père et sa fille que l'union corporelle d'un homme avec la femme [...] de son fils peut être traitée dans certaines sociétés comme plus dommageable que le rapport sexuel d'un père et de sa fille, parce que la substance du père touche celle du fils et réciproquement à travers la partenaire commune 4 •
Bref, à partir du moment où l'identité de genre est posée comme plus fondamentale que l'identité entre consanguins de sexe différent issus de 1. Ibid., p. 114. Citation reprise de G. Duby, Le Chevalier, la femme et le prêtre. Le mariage dans la France féodale, Paris, Hachette, 1981, p. 187. Pour Yves de Chartres, comme pour Aristote, les liquides vaginaux sont considérés comme le « sperme» de la femme. 2. F. Héritier, Les Deux Sœurs et leur mère, op. cit., p. 15. li est difficile d'imaginer qu'un théologien entende par commixtio carnis autre chose qu'un mélange des substances. Les notions de transport et de mise en contact de substances auraient demandé d'autres mots latins. 3. Notons que ces rappoI1S, quels qu'ils soient, étant accomplis hors mariage, sont interdits et sanctionnés par l'Église. 4. F. Héritier, Les Deux Sœurs et leur mère, op. cit., p. 14.
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la même chair, à partir du moment où la notion même d'una caro, comme mélange des substances, a été remplacée sans justification théorique par celles de transport et mise en contact des humeurs, une nouvelle théorie de l'inceste émerge qui n'a plus grand-chose à voir avec la parenté chrétienne occidentale, dont cette théorie prétend pourtant pouvoir rendre compte. La première conclusion que Françoise Héritier a logiquement tirée du déplacement de sens qu'elle venait d'opérer est qu'un homme, lorsqu'il a des rapports sexuels avec sa belle-sœur du vivant de son épouse, ne commet pas un seul inceste, comme le pensaient les théologiens et à leur suite le bon peuple chrétien, mais deux. Le premier est celui qu'il commet en personne avec sa belle-sœur devenue « sa sœur » par le principe d'una caro. Cet inceste est celui que condamne l'Église et qu'a condamné, pendant longtemps, le Code civil. Le second est celui que les deux sœurs commettent entre elles par l'intermédiaire du mari de l'une d'elles et qui, paradoxalement, n'implique aucun rapport sexuel direct entre ces deux femmes. En faisant l'amour successivement avec l'une puis avec l'autre, l'homme transporte avec son pénis les fluides vaginaux (le « sperme» de l'une) dans le vagin de l'autre et réciproquement, et de ce fait les met en contact. Comme les deux femmes sont deux sœurs, et sont donc issues de la même chaix; et par définition de même sexe, du même « genre», l'inceste qu'elles commettent par tiers sexe interposé serait plus grave qu'un inceste que chacune aurait pu commettre volontairement avec un parent de l'autre sexe, frère, père, fils, cousin, etc. Plus grave, parce que le « cumul» de l'identique réalisé par cet acte serait encore plus grand. De même, si une femme faisait l'amour avec le frère de son mari, ce serait le même double inceste qu'elle commettrait et ferait commettre aux deux frères. Dans son vagin se rencontreraient les spermes de son mari et du frère de ce dernier, qui se retrouveraient avoir commis ce que Françoise Héritier nomme un « inceste du deuxième type ». Précisons bien que cet inceste entre parents du même sexe (sœur-sœur, mère-fille, frère-frère, père-fils) n'est pas un inceste homosexuel. TI n'implique aucun contact sexuel direct entre les individus, aucun attouchement, aucune des pratiques telles la fellation, le cunnilingus ou la sodomie, par lesquelles les désirs homosexuels trouvent habituellement leur satisfaction. TI n'implique même pas que les deux personnes liées par un tel inceste soient toutes deux consentantes, ni n'en soient toutes deux conscientes. Une femme peut coucher pendant des années avec le frère de son mari sans que celui-ci le sache. De même, un homme peut coucher avec sa belle-sœur sans que son épouse le sache. Et le jeu peut s'étendre plus loin encore. Un homme peut coucher avec sa femme, sa belle-sœur et sa belle-mère - et dans ce cas il lierait par un inceste du deuxième type ces trois femmes. Bien entendu, ce que Françoise Héritier n'évoque qu'en passant, et pour en minimiser l'importance, c'est que ces trois femmes qui se partagent le même homme et le même sexe ont plus de chances de devenir rivales que complices. D'autant que l'une d'entre
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elles est l'épouse publiquement reconnue de cet homme, et que cette femme voit son statut, ses droits, etc., bafoués par des membres de sa propre famille, sa sœur, sa mère, à moins, bien sûr, qu'elle ne soit consentante. Les jeux du sexe ne sont pas non plus sans conséquences qiologiques, mais de ceci Françoise Héritier ne parle nulle part. Ces trois femmes peuvent en effet tomber enceintes du même homme, et si les enfants nés de son épouse seront probablement reconnus comme les enfants légitimes de cet homme, les enfants conçus avec la belle-sœur et la bellemère, la première éventuellement elle aussi mariée, la seconde éventuellement veuve, subiront les conséquences de leur naissance illégitime - sans compter l'opprobre social qui entourera leurs mères pour leur avoir donné naissance. Pour l'Église, les enfants de ces unions étaient des enfants du péché et ne pouvaient donc être baptisés - avec toutes les conséquences que l'on imagine. Ces unions hors mariage avec des consanguins ou des alliés proches ou lointains violaient à de multiples degrés les interdits engendrés par le principe qui étendait jusqu'à eux le champ d'application de l'inceste du premier type, le principe una caro. C'est pour cette raison, et non pour punir un inceste du deuxième type, qui n'avait auçune existence doctrinale ou théorique, que les différents conciles de l'Eglise ont régulièrement fait figurer parmi les unions sexuelles interdites l'union d'un homme avec deux sœurs, avec sa belle-mère, sa belle-fille, etc., et symétriquement, pour les femmes, avec leur beau-père, leur beau-fils, etc. Dans le pénitentiel de Burkhardt de Worms, il est écrit que si un homme couche avec la femme de son frère sans que ce dernier le sache, le mariage de ce dernier sera rompu, le coupable condamné au célibat à vie alors que le frère innocent pourra se remarier, mais après avoir cependant fait pénitence car il aura lui aussi été souillé par l'acte de son frère et de son épouse 1. En condamnant le ou les coupables au célibat, en les excluant du sacrement du mariage, l'Église leur interdisait finalement de se reproduire à la fois biologiquement et socialement. Ce qui signifiait que p'0ur elle, l'union charnelle de deux êtres de sexe différent avait plus d'importance pour les rapports des hommes avec Dieu et des hommes entre eux que les rapports homosexuels entre individus du même sexe. L'homosexualité était cependant condamnée comme c9ntraire à' l'humanité de l'homme et obstacle à son salut. Bref, pour l'Eglise et les chrétiens, la différence des sexes avait plus d'importance et une autre importance que l'identité des sexes. L'identité la plus complète qui pouvait exister entre deux êtres de sexe différent, ou de même sexe, était celle qui était engendrée par les rapports de consanguinité existant entre eux, une 1. Cf. B. Vernier, <1 Du nouveau sur l'inceste? Pour une théorie unitaire ,., lA Pensée, nO 318, 1999, p. 67. B. Vernier cite le pénitentiel de Burkhardt de Worms (vers 10081012) tel qu'il est reproduit dans un livre de Cyrille Vogel, Le Pécheur et la pénitence au Moyen Âge, Paris, Éditions du Ced, 1969.
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consanguinité étendue jusqu'à absorber en elle la parenté par alliance et la parenté spirituelle. Ce n'était pas, comme l'avance Françoise Héritiez; celle qui était fondée sur l'identité de genre. Mais revenons sur un point important. La parenté chrétienne se représente les unions sexuelles comme le mélange de deux chairs, mélange qui commence avec celui de leurs humeurs sexuelles. Bien entendu, pour qu'il y ait mélange, il faut au préalable qu'il y ait eu contact entre ces humeurs. Allons plus loin. L'union de deux êtres de sexe différent qui n'ont entre eux aucun lien de parenté n'est en rien incestueux. Le mélange de leurs humeurs s'accomplit sans créer d'inceste. Pour qu'il y ait inceste, il faut que les êtres qui s'unissent possèdent en eux-mêmes « quelque chose» qui les rend identiques, soit qu'ils l'aient hérité d'ancêtres communs, soit qu'ils l'aient acquis en s'alliant avec des personnes avec lesquelles ils se sont « identifiés ». Et deux êtres sont d'autant plus semblables, identiques, que leurs liens de parenté (de consanguinité ou d'affinité) sont proches. Bref, pour qu'il y ait inceste, ce n'est pas la différence des humeurs qui compte, c'est le fait qu'elles mettent en contact deux êtres socialement et physiquement identiques (partageant le même « sang» par exemple). Cidentique qui compte ne se trouve pas dans le sperme ou dans les liquides vaginaux, il réside dans l'identité sociale de ceux qui en s'unissant les mélangent, et comme le mélange fait d'eux une seule chait; deux consanguins ou deux alliés qui s'unissent sont encore plus identiques entre eux après leur union qu'après. y a ainsi cumul de l'identique, et ce cumul est dangereux. n met en cause l'ordre social, et parfois même l'ordre cosmique si Dieu (ou les dieux) veut (veulent) punir les humains du mauvais usage de leur sexe en déclenchant des catastrophes (sécheresse, maladies, mort du bétail, etc.). Bref, dans l'inceste hétérosexuel classique, nous découvrons tout ce qui, pour Françoise Héritier, définit l'inceste du deuxième type : le transport, la mise en contact des humeurs et le cumul de l'identique. Mais - et ceci est fondamental - l'identique qui est mis en contact et cumulé n'est pas celui de deux humeurs sexuelles identiques, le sperme d'un père et le sperme d'un fils, les fluides vaginaux de deux sœurs ou d'une mère et de sa fille. C'est le fait pour deux êtres d'être socialement (et physiquement, c'est-à-dire dans leur « chair" ») identiques malgré .la différence de leurs sexes et de leurs humeurs. Et l'on comprend l'importance fondamentale, du point de vue de l'évolution sociale et historique de l'humanité, de la condamnation des unions hétérosexuelles incestueuses et de leur place par rapport à d'autres unions sexuelles interdites, homosexuelles celles-là. Car les unions hétérosexuelles, non seulement procurent du plaisir et satisfont des désirs, mais elles peuvent engendrer de nouveaux êtres humains, les insérer dans la reproduction de la société et de la vie sociale. Les autres unions, entre humains du même sexe, entre des humains et des animaux ou des cadavres, ne le peuvent pas. Françoise Héritier pose comme principe universel- et ceci malgré tous
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les démentis qu'apporte l'étude de nombreuses sociétés - que l'identité de genre est plus fondamentale que l'identité « de sang », qu'un père et un fils sont plus identiques entre eux que le père et sa fille, qu'une fille est « plus identique» à sa mère qu'un fils avec sa mère. On voit que la problématique moderne du « genre» est devenue pour elle la clef de la lecture des faits sociaux et historiques présents et passés 1. Mais de quel droit un anthropologue peut-il faire passer cette affirmation pour une vérité universelle ? Les habitants des îles Trobriand, qui vivent au sein d'un système de parenté matrilinéaire, affirment pourtant qu'il n'existe aucune substance commune entre un père, son fils et sa fille. Son sperme n'entre pas du tout dans la substance du corps de ses enfants, entièrement faits du sang de leur mère, même si leur corps est modelé par le pénis et le sperme de leur père qui continue à s'unir sexuellement avec leur mère quand ils sont encore à l'état de fœtus dans le ventre de celle-ci. Rappelons également le cas des Cashinahua d'Amazonie, chez lesquels une femme, dès qu'elle se sent enceinte, prend un certain nombre d'amants pour pouvoir, grâce à eux, accumuler dans.. son ventre suffisamment de sperme pour que son enfant se forme. A la naissance de l'enfant, ces hommes sont publiquement invités par la mère à participer à des rituels qui les reconnaissent solennellement comme les coauteurs de l'enfant avec le mari. En général, on l'a dit, la femme choisit pour amants de grands chasseurs qui pourront les prendre en charge, elle et ses enfants, en cas de décès du mari. Et avant l'arrivée des missionnaires qui interdirent ces coutumes, il n'existait aucun sentiment de jalousie et de rivalité entre le mari et les amants choisis par la femme 2• Il s'agit de deux exemples choisis parmi mille, et les Na que nous allons bientôt observer nous en fourniront bientôt un autre tout aussi probant. Ainsi, le postulat de Françoise Héritier n'a aucune valeur universelle, et s'il en va ainsi, c'est simplement parce que les rapports dits de substances entre parents et enfants sont des plus divers selon les systèmes de parenté et les univers culturels. Et que, par ailleurs, comme nous l'avons montré, dans aucune société l'identité d'un enfant ne se réduit jamais aux « substances» qu'il a héritées de ses parents. A mettre l'accent exclusivement sur les substances en question et les dangers de leur cumul, on aboutit à une théorie qui fait de l'interdit de l'inceste la conséquence d'une « mécanique des fluides » qui prend source dans les jeux de l'esprit humain, qui pose et oppose les catégories formelles de l'identique et du différent. Et paradoxe, cette théorie « mécanique », qui s'appuie sur le postulat lévi-straussien de la primauté du symbolique sur 1. E Héritier, Les Deux Sœurs et leur mère, op. cit., p. 14: « I!identité la plus fondamentale est celle du genre et non celle qui naît des rapports biologiques ou sociaux de consanr.inité. » 2. C. K. Kensinger, How Real People Ought to Live: The Cashinahua of Eastern Peru, op. cit., p. 402. Depuis que des missionnaires sont venus convertir les Cashinahua au christianisme, ces pratiques ont été progressivement abandonnées et elles commencent à susciter des sentiments de jalousie entre ceux qui continuent à les observer.
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l'imaginaire et le réel, considère comme supedétatoires, privées de sens, comme de réalité et d'efficacité, les représentations que se font les membres d'une société des raisons d'être des interdits sexuels et de mariage qui pèsent sur eux. Lisons plutôt : W]on peut· douter de la valeur explicative de notions fréquentes dans la littérature anthropologique ou philosophique, celles de souillure, de péché, de pureté et d'impureté: les notions existent [...] mais elles ajoutent une connotation morale à la notion première de déséquilibre, de danger, de réparation possible et nécessaire. Elles s'y greffent mais ne ~'y substituent pas 1.
Mais danger de quoi ? Déséquilibre entre quoi et quoi? La réponse est également significative : Une rationalisation religieuse et morale en termes de faute, de péché, de souillure est souvent surimposée là où il n'est question que d'une mécanique des fluides avec sa logique sous-jacente qui met en jeu des notions objectives, concrètes, qui ne comportent par elles-mêmes aucun jugement de valeur 2.
À quelle anthropologie, à quelle science sociale sommes-nous ici confrontés ? La religion, la morale deviennent autant de rationalisations imposées «après coup» à une mécanique du sperme, du sang qui mettrait en jeu des notions « objectives », «concrètes », ne comportant « aucun jugement de valeur» ? Or, toute l'anthropologie s'inscrit en faux contre ces affirmations qui réifient les représentations culturelles : celles-ci n'ont rien à voir avec des «connaissances objectives ), mais constituent autant de représentations socialement « objectives» pour ceux qui les partagent (et qui appartiennent toutes au royaume des idéologies). Bref, on comprend pourquoi Françoise Héritier s'autorise à écarter l'interprétation qu~ donnent les Nuer de l'interdiction pour deux hommes, un père et un fils, d'avoir des rapports sexuels avec une même femme, ou l'explication que donnent les Baoulé quand ils justifient l'interdiction faite à un homme d'épouser deux sœurs en déclarant que c'est pour ne pas en faire des rivales. Pour Françoise Héritier: C'est là une justification secondaire. L'essentiel se trouve ailleurs [...]. La raison invoquée-pour justifier l'interdit des deux sœurs - elles ne sauraient en même temps être des sœurs et des rivales - est peut-être juste sur le plan psychologique des fantasmes sexuels, mais elle en masque une autre plus profonde, la rencontre de deux chairs identiques à travers un partenaire commun.
Les menaces que font peser sur les institutions, sur le mariage, certaines unions sexuelles, avec deux sœurs par exemple, ne seraient 1. F. Héritier, Les Deux Sœurs et leur mère, op. cit., p. 245. 2. Ibid., p. 244.
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ainsi que des «fantasmes sexuels» qui obséderaient les Baoulé. Finalement, pour Françoise Héritiet; le contenu social des interdits et les explications proposées pour les justifier se réduisent à un habillage institutionnel et social; alors que I~on croit que c'est le mariage qui importe, un détail padois fait basculer le sens et laisse apparaître le primat du symbolique 1.
On voit où peut mener l'affirmation lancée par Lévi-Strauss, en 1950, du « primat du symbolique sur l'imaginaire et le réel ». Non seulement le sens des faits bascule, mais une grande partie de leur contenu social disparaît - ou se trouve réduit à ses dimensions symboliques. On sait que, de même qu'il ne peut y avoir de représentations sans symboles, il ne saurait exister de rapports sociaux sans dimensions symboliques. Mais ceci ne prouve en rien que les rapports sociaux se réduisent à leurs dimensions symboliques ou que les symboles conservent un sens (ou le même sens) quand ils sont détachés, disjoints, des réalités sociales auxquelles ils ont donné une partie de leur forme et de leur sens. Pour comprendre et mesurer jusqu'à quels extrêmes les thèses de Françoise Héritier l'ont menée, suivons-la jusqu'au bout dans sa démarche. Dans un premier temps, elle reconnaît que : L'on ne trouve pas partout un interdit portant sur l'union avec deux sœurs ou avec une mère et sa fille. Au contraire, dans certaines sociétés, ce seront
des unions recherchées 2• Et elle ajoute qu'elle «ne réduit pas non plus le sujet de rinceste à une uniformité universelle 3 ». Dont acte. 1. Ibid., p. 53. Le symbolique est ici réduit à des catégories idéelles réifiées, transcendant tout contexte social et historique. Françoise Héritier suit en cela Claude Lévi-Strauss, qui avait déclaré, dans son Introduction à fŒuvre Je Mauss, que «les symboles sont plus réels que ce qu'ils symbolisent -. In M. Mauss, Sociologie et Anthropologie, Paris, Pop, 1950, p. XXXll. Voir notre commentaire in M. Godelier, L'Éttigme du don, Paris, Fayar~ 1996, pp. 39-44 • 2. F. Héritiet; Les Deux Sœurs et leur mère, op. cit., p. 30. 3. Citons toutes les sociétés himalayennes où est pratiquée la polyandrie adelpbique (une femme est l'épouse d'un groupe de frères), ou les sociétés amazoniennes à polyandrie non adelphique (plusieurs hommes sont les coépoux d'une même femme). Françoise Héritier passe sous silence le fameux chapitre que Lévi-Strauss avait consacré à cr The family - (fans l'ouvrage de Harry Shapiro, Man. Culture and Society (New York, Oxford University Press, 1966, pp. 261-295). y citait, outre les sociétés polyandres du nbet et du Népal, l'exemple des Toola et celui des Tupi-Kawahib du Brésil central, où il avait vécu et observé que dans cette société « a cruef may marty several women who may he sisters or even a mother and her daughter by former marriage [...Jalso the chief willingly lends bis wives to rus younger brothers, his court officers or to visitors. Here we have not only a combination of polygamy and polyandry but the mix-up is increased even more by the fact that the co-wives May he united by close consanguineous ries prior to their marrying the same man ,. (p. 265). Lévi-Strauss rappelait également la coutume de l'ancienne Russie connue sous le nom de Snokatchestvo, qui donnait à un père le droit d'user sexuellement de la jeune épouse de son fils. Ailleurs, dans cenaines sociétés du Sud-Est
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Pourtant, dans la suite du livre, cette affirmation est absolument contredite. Persuadée d'avoir découvert un type d'inceste connu depuis les temps anciens, mais occulté par la tradition chrétienne et ignoré par les théoriciens de la parenté, y compris Claude Lévi-Strauss, Françoise Héritier, pour en faire la démonstration, a examiné rapidement une série de codes de lois hittites, assyriens, bibliques, grecs et coraniques, ainsi que les codes coutumiers de quelques sociétés africaines et malgaches. Et partout, elle retrouve explicitement décrit l'inceste du deuxième type qu'elle a redécouvert. Voici par exemple trois articles du code d'Hammourabi cités par Françoise Héritier à l'appui de sa thèse.
Article 191 - Si un homme libre cohabite avec plusieurs femmes libres, des sœurs et leur mère, l'une dans un pays l'autre dans un autre, il n'y aura pas de châtiment. Mais si cela se produit dans un seul et même lieu et que ce/a se sache, c'est un crime capital. Article 194 - Si un homme libre cohabite avec plusieurs femmes esclaves, des sœurs et leur mère, il n'y aura pas de châtiment. Si un père et un fils couchent avec la même esclave ou la même prostituée, il n'y aura pas de châtiment. Si des hommes liés par le sang couchent avec la même femme libre, il n'y aura pas de châtiment. [Souligné par nous.] Article 200 - Si un homme fait chose mauvaise avec une jument ou une mule il n'y aura pas de châtiment. Il ne doit pas faire appel au roi et il n'est pas un cas à soumettre à un prêtre. Si quelqu'un couche avec une étrangère et aussi avec sa mère ou sa sœur, il n'y aura pas de châtiment l • [Souligné par nous.] Bien évidemment, ces articles ne confirment en aucun cas les thèses de Françoise Héritier. Non seulement deux hommes, parents par le sang, des consanguins proches, peuvent coucher avec la même femme sans qu'il y ait inceste ni châtiment. Mais surtout, à chaque fois, le législateur a tenu à préciser le statut social (homme ou femme libre, femme étrangère, prostituée, esclave... ) des partenaires parce que de ce statut dépend le fait que l'on a ou non commis un acte sexuel interdit et méritant châtiment - soit par le prêtre soit par le roi. Nulle part il n'est dit que deux femmes, mère et fille, ou deux sœurs, ou deux sœurs et leur mère, commettent entre elles un acte incestueux ou condamnable du fait d'avoir des rapports sexuels avec le même homme. Nulle part il n'est asiatique, c'est le fils d'une sœur qui a un accès privilégié à l'épouse du frère de sa mère (ibid., p. 278). Lévi-Strauss avait donc cc rencontré» certaines des relations baptisées par Françoise Héritier « incestes du deuxième type » mais ne leur avait accordé aucun statut théorique particuliet; en tout cas pas celui d'Un inceste du deuxième type caché ••• 1. F. Héritier, Les Deux Sœurs et leur mère, op. cit., p. 34-44.
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fait mention d'une possible rencontre à travers ces accouplements successifs et multiples de substances identiques, les spermes des hommes, les fluides vaginaux des femmes. Et pourtant, dans les unions interdites ou autorisées par le code d'Hammourabi, il y a bien transfert et rencontre de substances identiques. Comme l'a fortement souligné Bernard Vernier : Dans toutes ces situations il peut exister une « mise en contact des identiques» [... ] Mais c'est le statut de la femme qui, à lui seul, suffit à déterminer le sens du comportement et à entraîner interdiction et autorisation [...] des consanguins peuvent coucher avec la même femme libre. Et si la femme est une esclave ou une prostituée, même un père et son fils peuvent se la partager 1•
Bernard Vernier montre que dans tous les cas cités par Françoise Héritier, du code d'Hammourabi à la Bible, celle-ci a « totalement négligé dans son interprétation» les distinctions sociales et les oppositions présentes dans la pensée de ceux qui avaient rédigé ces codes. Par cet effacement des rapports sociaux et de leurs enjeux, des situations semblables formellement à un inceste (du deuxième type) entre deux parents proches par un tiers du sexe opposé vont automatiquement apparaître comme quasiment universelles. Dès lors, l'auteur s'est cru autorisé à contourner le fait objectif que « l'on ne trouve pas partout un interdit portant sur l'union avec deux sœurs ou avec une mère et sa fille » et à affirmer que : L'inceste du deuxième type est conceptuellement à l'origine de l'inceste tel que nous le connaissons, du premier type et non l'inverse 2•
Ou encore, dans une interview donnée quelques mois après la publication de son livre à l'hebdomadaire Le Nouvel Observateur: Aujourd'hui, en approfondissant mon étude sur l'inceste du deuxième type dont on pourrait penser qu'il est une sorte d'extension du premier, j'en suis arrivée, par un retournement de la pensée, à y voir le fondement de la totalité de ces interdits 3•
Paradoxe, donc, que cet inceste qui, même lorsqu'il n'existe pas au sein d'une société, est conceptuellement nécessaire pour penser les formes de prohibition de l'inceste (et autres mauvais usages du sexe) qui 1. B. Vemie~ cc Théorie de l'inceste et construction d'objet. Françoise Héritier et les interdits de la Bible », Social AnthTopology, 4, 3, 1996, pp. 227-250; cc Théorie de l'inceste et construction d'objet. F. Héritier, la Grèce Antique et les Hittites », AnnlZIeS, 1996 (1), pp. 173-200;
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y existent. Quels sont donc les faits qui ont « retourné» la pensée de Françoise Héritier et lui servent d'argument? Nous connaissons déjà la réponse. Au cours de ses recherches, elle aurait découvert que l'identité qui naît entre deux consanguins du fait d'être du même sexe (mère et fille 1 père et fils 1 frère et frère 1 sœur et sœur) est plus forte, plus identique, donc plus fondamentale, que celle qui est partagée entre des consanguins de sexe différent (frère/sœur, mère/fils, etc.) du fait d'être nés du même sperme ou du même sang. Finalement, l'inceste entre consanguins du même sexe est posé comme le fondement universel de tous les incestes : « l1inceste primordial fondé sur l'identité de genre au sein de la consanguinité est l'inceste du deuxième type l » et ceci parce que « la catégorie de l'identique comme catégorie idéologique fondamentale ne pouvait pas se bâtir sur la similitude des parents croisés [c'est-à-dire frère et sœur] qui en filiation ou en collatéralité présentent une différence sexuée 2 ».
Or, s'il était universellement vrai que deux consanguins de sexe différent ne seront jamais aussi identiques que deux consanguins du même sexe, et que la conjonction de deux consanguins du même sexe sera plus dangereuse pour la reproduction de l'ordre social et cosmique que l'union sexuelle de deux consanguins de sexe opposé, alors il devient impossible de comprendre pourquoi dans toutes les sociétés ce que vise d'abord la prohibition de l'inceste, ce sont les rapports sexuels entre des individus de sexes différents apparentés de façon plus ou moins proche parce qu'ils sont censés partager à des degrés divers les mêmes composantes de leur être, la même substance, le même sperme, l~ même sang, le même nom, la même âme héritée d'ancêtres communs. A cette étape, il est nécessaire de rappeler que la parenté ce n'est pas seulement la consanguinité, mais aussi (à l'exception de quelques cas extrêmes, tels les Na de Chine) l'affinité, et que les rapports sexuels non autorisés entre alliés de sexe différent mettent tout autant en péril, mais pour d'autres raisons et avec d'autres conséquences, la reproduction des groupes sociaux - et donc de la société. Que ce soit du côté de la consanguinité ou de l'affinité, ce qui est la cible première des listes d'interdits entre parents ce sont, nous l'avons dit, les rapports hétérosexuels et non les rapports homosexuels directs entre deux parents du même sexe ou indirects (entre deux individus apparentés du même sexe par l'intermédiaire d'un individu du sexe opposé qui est leur partenaire commun). I.:inceste homosexuel entre un père et son fils n'empêcherait d'ailleurs pas ce dernier d'« échanger» sa sœur pour se procurer une épouse. En revanche, il y a des chances que les rapports homosexuels du fils avec son père bouleverseraient les rapports du père avec son épouse, de la mère avec son fils, etc. C'est 1. F. Héritier, op. dt., p. 352. 2. Ibid., p. 261.
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d'ailleurs pour cette raison que Claude Lévi-Strauss, préoccupé de prouver que la parenté est fondée sur l'alliance et que l'alliance prend partout la forme de l'échange des femmes entre les hommes, n'a pas fait la moindre allusion à l'existence d'incestes homosexuels 'entre consanguins ou alliés du même sexe, silence que lui reprochera avec raison Margaret Mead dans son brillant article sur l'inceste paru en 1956. Voyons donc jusqu~où l'hypothèse selon laquelle l'inceste du deuxième type serait le fondement de tous les incestes a entraîné Françoise Héritier. Après avoir affirmé que l'inceste entre parents et individus du même genre par l'intermédiaire d'un tiers du sexe opposé est l'inceste primordial, elle opère un tri parmi toutes les formes que peut revêtir cette forme d'inceste (entre deux frères et une femme, entre deux sœurs et un homme, entre un père, son fils et une femme, entre une mère, sa fille et le même homme), et elle pose sans justification (scientifique, culturelle ou historique) d'aucune sorte que, de tous les incestes entre parents du même sexe: La forme fondatrice est celle du rapport mère/fille, car en sus de l'identité de genre il yale fait physique de la reproduction de la même forme dans un même moule. Le moule et ce qui en sort sont identiques. I:explication vaut pour l'identité des deux sœurs. Si l'identité père/fils et frère/frère passe par l'identité de genre induite par la force de la substance spermatique nourricière, elle est inférieure dans J'absolu (sic) à l'identité parfaite mère/fille 1.
Et d'en conclure que de toutes les formes de l'inceste: À mes yeux, l'inceste fondamental, si fondamental qu'il ne peut être dit que de façon approchée dans les textes comme dans les comportements, est l'inceste mère/fille. Même substance, même forme, même sexe, même chair, même devenir, issues les unes des autres ad infinitum, mères et filles vivent cette relation dans la connivence ou le rejet, l'amour ou la haine mais toujours dans le tremblement 2 •
Ici, il n'est plus question de la découverte d'un inceste occulté dans la tradition occidentale. Nous sommes, par glissements théoriques successifs, parvenus à une tout autre théorie, l'idée que des rapports sexuels directs entre une mère et sa fille (donc nécessairement des 1. Ibid., p. 352. Pour les anciens Chinois, cette affirmation n'aurait eu aucun sens.
Dans le Tang Ym Bi Shi, un manuel de jurisprudence qui date du XIW siècle, le juge rappelait soigneusement que «le lien qui unit un père et son 6.Is est parmi toutes les
fonnes de parenté celui qui est le plus étroit; ces deux êtres ne représentent qu'une forme de croissance particulière issue de la même graine [... ). Le grand-père, le fils, le petit-fils représentent certes trois générations diHérentes, mais elles ne forment qu'un seul corps». On comprend que le crime Je plus atroce chez les anciens Chinois, comme chez les anciens Romains, ait été le meurtre d'un père par son fils, le parricide. Voir Tang Yin Bi Shi, Affaires résolues à ['ombre du poirier de Shi Po, texte établi par R. Van Gulik, Paris, Albin Michel, 2000, p. 200. 2. F. Héritier, Les Deux Sœurs et leur mère, p. 353.
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rapports homosexuels entre ces deux femmes) constituent rinceste primordial, le plus grave de tous, au point que pratiquement toutes les sociétés n'en parlent pas alors que toutes osent évoquer - souvent de façon très indirecte - l'horreur de l'inceste mère-fils. Finalement, contradiction suprême pour une spécialiste de la parenté qui a comm~cé son livre en récusélnt et en ridiculisant toute explication biologique des origines de l'inceste et a proclamé haut et fort, après Lévi-Strauss, que le seul fondement de sa prohibition ne saurait être que sociologique, nous découvrons que la raison dernière de l'inceste « fondamental» qu'est Pinceste mère/fille est d'ordre biologique: Cétonnant est que la nature pourvoit en ses mécanismes les plus secrets [ •••] à cette discrimination idéale de la forme et de la matière confondue dans le sexe féminin: tous les fœtus sont au départ féminins et une moitié d'entre eux deviendront masculins sous l'effet d'une hormone 1•
Renseignement pris auprès des autorités scientifiques compétentes, dès que l'ovule est fécondé par un spermatozoïde, le sexe du fœtus est immédiatement déterminé par sa formule chromosomique. n est fille (XX) ou garçon (XY). Plus tard, l'action d'une hormone développera les caractères de ce que l'enfant va être, fille ou garçon, en résorbant les caractères appartenant à l'autre sexe qui étaient également présents dans le fœtus. Bref, au terme d'un livre présenté comme un travail d'analyse scientifique rigoureuse des interdits sexuels de différentes sociétés à différentes époques parvenus jusqu'à nous, ou recueillis sur le terrain par des ethnologues au cours des deux derniers siècles, se dévoile un pur fantasme, le rêve d'un rapport idéal, non incestueux, entre une fille et sa mère. Quoi qu'il en soit, si notre jugement global sur ce livre est très négatif, nous n'en avons jamais ignoré les aspects positifs. Car ce livre représente, en France, la tentative la plus systématique depuis Lévi-Strauss de réfaut considérer analyser les formes et les fondements de l'inceste. également comme positif le fait d'avoir attiré l'attention sur des unions sexuelles interdites dans bien des sociétés mais occultées dans la tradition chrétienne et/ou ignorées des théoriciens (occidentaux) de la parenté. Comme nous l'avons montré, les unions que Françoise Héritier a baptisées inceste du deuxième type ne sont que des cas limites de l'inceste qu'elle a appelés «du premier type ». En effet, ces unions ne sont pas homosexuelles et ne mettent jamais les individus apparentés en contact sexuel direct. En outre, ce rapport entre trois (ou quatre ou cinq) individus s'accomplit par la conjonction de rapports hétérosexuels successifs (parfois simultanés) de chacun des individus apparentés avec un individu tiers du sexe opposé. Nous sommes donc bien à la frontière de l'inceste hétérosexuel classique. Quoi qu'il en soit, on comprend que la condamnation de ces ({ unions limites» n'ait pas été la préoccupation première des législateurs de l'humanité.
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1. Ibid., p. 352.
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TI faut mettre aussi au crédit de Françoise Héritier d'avoir ouvert en France, mais trente ans après Jack Goody, le dossier des interdictions d'union sexuelle et de mariage concernant les affins, dtune part les consanguins des affins (AC), et d'autre part les affins des consanguins (CA). TI Y manque les affins d'affins, mais la question ne se pose que pour les sociétés à systèmes de parenté dravidiens et australiens, et dans ces cas-là la réponse est simple: les affins de mes affins ne peuvent être que mes consanguins (AA = C). En ouvrant ce dossier, Françoise Héritier allait, exactement comme Jack Goody avait été amené à le faire en 1956, mettre en question l'explication de l'inceste avancée par Claude Uvi-Strauss dans Les Structures élémentaires de la parenté et en montrer les limites. Car l'explication de Uvi-Strauss, à savoir que la parenté, je le rappelle, est fondamentalement alliance et que les hommes renoncent à leurs sœurs pour les échanger contre les sœurs d'autres hommes, ne peut rendre compte que des interdictions d'inceste entre consanguins, et n'explique en rien les interdits sexuels qui, du fait d'un mariage, pèsent immédiatement (dans la plupart des systèmes mais pas dans tous, tels les systèmes de parenté australiens) sur les alliés (AC + CA). D'ailleurs, pourquoi devrionsnous continuer de désigner par un même terme, «inceste», les interdits portant sur les consanguins et sur les affins? Les Ashanti, les Trobriandais et bien d'autres peuples ne le font pas. Un autre aspect positif du livre est d'avoir attiré l'attention des théoriciens (anthropologues, psychanalystes, théologiens, philosophes) sur les relations homosexuelles entre individus apparentés. Le dossier est ouvert. Il faudra le reprendre, car un « inceste» homosexuel entre un père et un fils n'empêchera pas le fils d'épouser ime femme d'une autre famille et à sa sœur également d'épouser un homme d'une autre famille. L'inceste homosexuel entre consanguins n'empêche en rien l'échange des femmes (ou des hommes) entre les groupes de parenté. Sur ce point encore, Françoise Héritier avait été précédée trente-neuf ans auparavant par Margaret Mead dans son remarquable article sur l'inceste (1961). Nous y reviendrons. Le livre de Françoise Héritier évoque également d'autres mauvais usages du sexe, eux aussi peu analysés ou complètement négligés par les théoriciens de la parenté, telles la nécrophilie ou la zoophilie. Et, bien entendu, Françoise Héritier a raison d'écrire que l'interdit, en ces cas, trouve sa justification exactement à l'opposé de celle qui est avancée pour condamner les incestes entre consanguins ou entre alliés, qui unissent des individus trop proches, trop identiques, par la naissance ou qui le sont devenus par l'alliance. Cette fois, c'est parce que les rapports sexuels unissent des êtres trop dissemblables, des vivants et des morts, des humains et des animaux, que l'interdit est prononcé. Enfin, et c'est un autre mérite, Françoise Héritier s'est appuyée sur un dossier comportant de nombreuses références à des documents théologiques et juridiques, anciens ou récents, dont elle a montré tout l'intérêt.
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D'autres l'avaient précédée dans cette voie qui consiste à aller regarder au-delà des matériaux ethnographiques: Jack Goody de nouveau, mais aussi en France, Georges Duby, Pierre Legendre, etc. L'anthropologie ne peut prétendre résoudre seule les problèmes qu'elle pose. Elle a besoin, pour cela, de s'alimenter à la richesse et à la diversité des matériaux historiques accumulés par les autres sciences sociales (histoire, droit, sociologie), de même que celles-ci ont besoin des matériaux et des analyses des anthropologues pour se décentrer par rapport à· notre époque et nos sociétés. Deuxième sortie hors de I~Occident : voyage chez les Na de Chine, une société sans père ni mari
Avec les Na, une minorité ethnique vivant aujourd'hui en Chine à la frontière des provinces du Yunnan et du Sichuan, nous découvrons une société où, sauf en ce qui concerne les familles de chefs en contact avec le pouvoir impérial et soumises à lui jusqu'au siècle dernier, et de nos jours au pouvoir communiste, on ne se marie généralement pas et où, de ce fait, les rapports d'affinité n'existent pas. Comme il n'y a pas de mari~ge, il n'y a pas de « père », fût-il social, et de ce fait les rapports de consanguinité sont réduits aux seuls rapports entre des individus liés entre eux par les femmes, donc par un principe de descendance matrilinéaire. Deux composantes de la parenté habituellement présentes dans les sociétés où existe le mariage ou telle autre forme d'union publi· quement reconnue (concubinage, union libre, etc.) sont donc absentes, les rapports d'affinité (AC + CA) et les rapports de consanguinité passant par les hommes. Et bien entendu, il n'est pas question de trouver ici des affins d'affins (AA). En fait, les Na ne sont une exception que si l'on ignore la diversité des systèmes de parenté. Mais il est vrai qu'ils représentent un cas extrême des transformations possibles des systèmes de parenté matrilinéaires. Bien entendu, nous en connaissons certains où le mariage existe, et où, au lieu de l'échange des femmes entre les hommes, on pratique l'échange des hommes entre les femmes, des frères par leurs sœurs. Et en lieu et place du bridewealth, du « prix» de la fiancée, on a un groomwealth, un «prix» du fiancé dont les femmes ne sont pas moins âpres à négocier le montant que les hommes dans les sociétés patrilinéaires à mariage par dot. Nous sommes là chez les Rhades 1 du Vietnam ou chez les Tetum 2 de Timor. On a donc avec les Trobriandais une société matrilinéaire avec mariage réel et échange des femmes, et avec les Rhades une société matrilinéaire avec mariage et échange des hommes. 1. A. de Hautecloque-Howe, Les Rhades, une société de droit maternel, Paris, CNRS,1987. 2. G. Francillon, ... Un profitable échange de frères chez les Tetum du Sud, TllDor central », L'Homme, 29 (1), 1989, pp. 26-43.
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Chez les Nayar, en revanche, une autre société matrilinéaire vivant sUr la côte de Malabar 1, le mariage existe mais il est purement fictif. Les ~ayar constituaient une caste de guerriers vivant dans le sud de l'Inde. A la puberté des filles, un mariage fictif unit celles-ci à des hommes qui disparaîtront de leur vie après deux ou trois jours sans mêz;ne souvent avoir eu de rapports sexuels avec leurs épouses. Cependant, on veille à ce que mari et femme soient sans lien de parenté proche pour éviter que leur mariage soit «incestueux». Puis, pour le reste de leur vie, les femmes vivent avec leurs frères et ont le droit de prendre autant d'amants qu'elles le veulent, l'amant d'un soir plantant sa lance devant la maison où il a rejoint sa partenaire pour indiquer aux autres amants que la place est déjà prise. Bien entendu, les frères d'une femme font ce que font tous les hommes, et eux aussi visitent des femmes la nuit, les sœurs d'autres hommes, les femmes d'autres matrilignées. Les enfants qui naissent de ces unions hors mariage sont élevés par leur mère et les frères et sœurs de leur mère. Comme le système est matrilinéaire, les enfants n'appartiennent pas au mari (fictif) de leur mère, un mari qui de toute façon n'est jamais considéré comme un géniteur. Ainsi, dans cette société, le mariage existe, des liens d'affinité aussi, mais à l'état virtuel, sans poids social. Et bien entendu, comme le « mari» n'est pas le père des enfants mis au monde par une femme, les rapports de consanguinité par les hommes n'ont littéralement aucune place. C'est, nous semble-t-il, un pas de plus dans la direction qu'avaient prise les Na au cours de leur histoire. Mariage réel Sociétés matrilinéaires
~
Trobriand, Rhades
Mariage fictif It
Nayar
Pas de mariage ~
Na
Au-delà des Na, il nous semble qu'il n'y a plus de transformation possible dans cette direction, car devrait disparaître le dernier bloc de parenté, la consanguinité par les femmes. Un autre monde humain serait fondé. Si l'on en croit l'ethnologue Cai Hua, qui a consacré à cette société un livre fascinant et très controversé 2, les Na n'ont pas de terme dans leur langue pour dire « père» ou « mari », et fondamentalement l'institution du mariage n'y existait pas avant que les dynasties impériales de l'ancienne Chine ne l'imposent, et seulement aux familles des chefs de village ou de district. La société na était donc composée de matrilignées descendant chacune d'une ancêtre commune et divisées en unités domestiques constituées de groupes de sœurs et de frères vivant sous le même 1. K. Gougb, «A Comparison of incest prohibitions and rules of exogamy in three matrilineal groups of the Malabar Coast », International Archives of EthnograPhy, nO 46, 1952, pp. 81-10S. 2. Cai Hua, Une société sans père ni mari. Les Na de Chine, op. en.
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toit et élevant en commun les enfants des sœurs, auxquels s'adjoignaient des individus appartenant aux générations précédentes, grands~mères, grands-oncles, grands-tantes, mères, tantes, etc. Chaque unité est placée sous l'autorité à la fois d'une femme (souvent l'aînée), et d'un homme (l'aîné des frères), la première veillant aux rapports internes au groupe faniilial, l'autre ayant en charge les rapports du groupe avec l'extérieur. A l'intérieur de chaque maison, toute allusion aux choses sexuelles est interdite. Sont considérés ~omme impensables les rapports sexuels entre un oncle et ses nièces, entre une tante et ses neveux, une mère et ses fils, et surtout entre frères et sœurs. faut donc qu'existent des échanges sexuels entre les hommes et les femmes des différentes unités domestiques pour que celles-ci se reproduisent et continuent d'exister. Ces échanges interviennent selon trois modalités différentes: les visites « furtives », les visites ostensibles et la cohabitation prolongée, la première l'emportant sur les deux autres, et souvent coexistant avec elles. Les visites furtives interviennent la nuit, les hommes quittant leurs sœurs pour aller rendre visite à une femme qui a d'avance accepté cette visite. Chomme et la femme sont açia, amants l'un pour l'autre, et chacun d'eux peut entretenir en même temps plusieurs relations açia avec d'autres partenaires. TI est donc possible qu'un homme ait pendant une époque donnée des relations açia avec deux sœurs, ou qu'une femme en ait avec deux frères. Ce ne sont jamais les femmes qui visitent les hommes. Quand deux partenaires décident de faire durer leur relation, ils échangent entre eux leurs ceintures, signifiant par là autour d'eux qu'ils veulent établir une relation ostensiblement «( visible» pour tous. La femme en parle à la « mère» qui dirige la maison, et un repas rituel est organisé auquel n'assistent pas les consanguins mâles de la femme qui vivent sous le même toit. Camant se présente accompagné d'un intermédiaire et fait sa demande en offrant quelques cadeaux à la femme. Si sa dem~nde est acceptée, l'homme pourra venir plus tôt le soir visiter la femme et s'en aller plus tard le matin. Désormais l'homme et la femme s'accordent l'un à l'autre une sorte de privilège en matière sexuelle, que non seulement eux-mêmes mais les autres se doivent de respecter. Cependant, cette relation désormais publique ne les concerne qu'eux et non leurs matrilignées respectives, et leur relation pourra être à tout moment rompue quand l'un des deux le désirera. Cette relation ne crée donc aucun lien d'affinité entre leurs ({ familles ». Avec la cohabitation, les relations entre les partenaires changent de nature. ({ Ce· ne sont plus seulement les nuits qu'ils passent ensemble, mais aussi les journées, pendant lesquelles ils entreprennent des activités en commun : ils travaillent et produisent ensemble; ils partagent le fruit de leurs efforts. En un mot, ils vivent ensemble 1.» Souvent la
n
1. Ibid., p. 200.
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cohabitation est commandée par autre chose que les sentiments des partenaires et leur désir l'un de l'autre. Une femme viendra habiter avec un homme s'il n'y a plus de femme dans sa maison, sœur, mère, tante. Un homme viendra chez une femme pour les raisons inverses. En général - et ceci est très important -, quand une femme entre dans une famill~ où il n'y a plus que des hommes, elle devient « chef de la maison »). A l'inverse, un homme venant vivre chez sa partenaire est traité comme une sorte de « domestique» et ne peut jamais devenir le chef de la maison ni accomplir les rites ni se charger des affaires extérieures 1. n devient, pour les enfants des femmes de la maison, comme un oncle maternel (ewu). En aucun cas il ne pourra ensuite traiter de façon privilégiée les enfants qu'il aura éventuellement avec sa partenaire, car ce serait violer le tabou qui interdit toute évocation sexuelle dans une maison. On devine ici la fragilité de ces groupes de parenté matrilinéaires. C'est le hasard de~ naissances, des maladies, des accidents qui fera que les «maisons» manqueront de femmes ou manqueront d'hommes. Dans ce cas, les geps devront recourir soit à la cohabitation, soit à l'adoption d'enfants pour les perpétuer. Bien que la plupart du temps elle soit motivée par ces déséquilibres, la cohabitation répond parfois aussi à la volonté des partenaires de vivre ensemble. Comme leur décision est soumise à l'autorisation préalable des membres de la lignée qui pourvoit un homme ou une femme, et de la lignée qui l'accueille, souvent cette cohabitation leur est refusée s'il n'existe pas d'autres raisons que leur désir. En revanche, lorsque les deux lignées y consentent, des liens que Cai Hua appelle d'« amitié» (et non d'affinité) se nouent entre les deux matrilignées respectives et leurs membres. Cependant, l'individu adopté (l'homme ou la femme) ne cesse jamais d'appartenir à sa lignée d'origine. À l'inverse, les enfants d'une femme qui est venue vivre dans une autre lignée acquièrent les biens et l'identité (l'os) de cette dernière. Les relations entre la lignée donatrice de la femme et la lignée d'accueil deviennent, dit Cai Hua, « une relation d'amitié éternelle », la lignée d'accueil se trouvant « endettée» vis-à-vis de la lignée donatrice. Comme la cohabitation est une relation établie publiquement et envisagée pour toute la vie de l'homme et de la femme, bien qu'elle puisse être rompue, nous sommes ici en présence d'une sorte d'« union libre» (qui ne constitue pas une famille conjugale puisque le couple s'enchâsse dans le fonctionnement d'une matrilignée qu'il contribue à reproduire). Bref, avec cette notion de dette des preneurs visà-vis des donneurs de femme ou d'homme, avec ces échanges de biens et de services qui accompagnent l'officialisation de l'union, nous ne sommes pas loin d'une structure d'affinité, génératrice de conduites d'« amitié» qui rappellent des attitudes et des sentiments qu'on constate ailleurs entre alliés et qui sont toujours assez différents des sentiments 1. Ibid., p. 211.
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que l'on ressent vis~à~vis de ceux avec lesquels on a vécu et grandi depuis sa naissance. Pour résumer, nous sommes avec les Na en présence d'une société dont les groupes de parenté (matrilignées) et les unités « domestiques» élargies se reproduisent par ce que l'on peut avec précaution nommer l' « échange» des hommes entre des groupes de femmes qui sont toutes des parentes consanguines par leur commune descendance à partir d'une ancêtre commune. Céchange n'est pas direct, sauf exception, celle qui institue la cohabitation de deux partenaires dans la matrilignée de l'un des deux. L'échange, en fait, consiste en un échange de partenaires sexuels mâles et crée, peut-on dire, une circulation générale de sperme entre les lignées, chacune fournissant aux autres, et les autres à chacune, le sperme pour se reproduire. Et ceci parce qu'un strict interdit de tout rapport sexuel entre les membres de la matrilignée ne permet pas aux unités domestiques de se perpétuer par elles-mêmes, par l'union par exemple des frères et des sœurs, des ondes et des nièces, des tantes et des neveux. On voit immédiatement l'intérêt théorique qu'il y a à connattre les représentations que se font les Na du sperme et du processus de procréation des enfants. Pour les Na, le sperme est de 1'« eau de pénis », et le terme désigne également l'urine 1. Sa fonction est comparable à celle de la pluie, sans laquelle « l'herbe ne pousse pas de la terre». Le sperme ne fabrique donc pas le fœtus, il le fait croître. Le fœtus, lui, était déjà logé dans le ventre de la femme, attendant pour commencer à croître d'être arrosé de sperme, comme les graines enfouies dans la terre poussent après la pluie. Les fœtus préexistent donc à l'accouplement, et ils ont été déposés dans les ventres des femmes avant qu'elles naissent par Abaodgu, la divinité bienveillante aux humains. C'est Abaodgu, d'ailleurs, qui, également, nourrit le fœtus dans le ventre des femmes quand elles sont enceintes 2 • C'est donc à partir de la femme (et d'Abaodgu) que l'enfant possède ses os et sa chair, de sorte que les enfants à leur naissance appartiennent automatiquement au groupe de leur mère, à une matrilignée. Dans la langue na, pour désigner une matri~ lignée, on dit précisément « les gens du même os » 3. A chaque géné~ ration, donc, sœurs et frères résident, travaillent, consomment et élèvent ensemble leurs descendants mis au monde par les sœurs, des garçons ou des filles qui ont germé dans leur ventre par la pluie de sperme venue d'hommes appartenant à d'autres maisons, à d'autres «os ». Car, disent 1. Ibid., p. 96. 2. Ibid., p. 95. 3. Ibid., p. 97. On voit que les Na conçoivent la naissance à l'inverse des populations tibétaines, tels les Khwnbo patrilinéaires, pour qui le sperme des hommes fabrique l'os des enfants, la mère apportant le sang et la chair. Pour cette raison, les Khwnbo considèrent la circulation des femmes entre les lignages patrilinéaires comme une circulation de cc sang» entre toutes les maisons considérées comme des os, des points fixes inaltérables. Chez les Na, la circulation des hommes entre les matrilignées est conçue comme une circulation de sperme qui permet aux cc os », aux maisons des femmes, de se reproduire.
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les Na, aussi forte que soit une femme, si elle n'est pas « couchée par; » un homme, elle ne pourra faire d'enfant l . Dans cette société, les hommes ne sont donc pas considérés comme les géniteurs de leurs enfants - ce que l'on a déjà rencontré dans d'autres sociétés matrilinéaires comme celle des Trobriand -, leur, sperme n'est que la pluie qui en en précipite la naissance. Ce sont des catalyseurs. Mais ils n'en sont pas non plus les « pères» dans la mesure où ils ne sont pas les « maris» de la mère et n'ont pas après la naissance de l'enfant de responsabilité particulière vis-à-vis de lui. C'est le frère de la femme, l'oncle maternel de l'enfant, qui l'élèvera et en prendra soin. Avec les Na, nous sommes donc bien en présence d'une société où les groupes de parenté se reproduisent par la circulation entre eux des hommes qui en font partie. Cette circulation n'est pas un échange, si l'on réserve le mot aux seuls dons et contre-dons que se font volontairement et directement des personnes ou des groupes. Mais elle en est un si l'on considère que chaque matrilignée sait que ses membres masculins apporteront aux autres la « pluie» qui leur permettra d'avoir une descendance et qu'elle recevra le même don des autres groupes. Nous retrouvons là l'une des conditions fondamentales de l'instauration de rapports de parenté, l'échange d'individus sexués entre des « familles », mais ces échanges ont la particularité - sauf dans le cas du don d'un homme ou d'une femme entre deux lignées pour que soit assurée la continuité de la lignée de l'un des deux - d'être réduits à des échanges de substances et non d'individus et de ne pas créer d'alliance entre les maisons et les lignées, alliances qui structureraient ensuite leurs rapports pendant une ou plusieurs générations, alliances, donc, qui en feraient de vrais alliés, des affins. Ces échanges qui permettent à chaque lignée de se reproduire sont imposés, nous l'avons vu, par l'interdiction de tout rapport sexuel entre membres de la même maison, entre consanguins de sexe opposé. Cette interdiction est tellement stricte que toute allusion, toute évocation des rapports sexuels peut entraîner l'exclusion du coupable pour plusieurs jours et même plus. Nous sommes donc bien là en présence de l'une des conditions fondamentales de l'instauration de rapports de parenté, la prohibition de l'inceste qui, chez les Na, n'est pas désigné par un mot 1. Les Na disent qu'il y a très longtemps les femmes pouvaient faire des enfants en exposant leur vagin ouvert près des sommets des montagnes. Elles étaient pénétrées par le vent (par l'esprit de la montagne) et tombaient enceintes. Mais ils ajoutent qu'aujourd'hui, si une femme cherchait à être enceinte sans s'accoupler à un homme, elle accoucherait de serpents ou de crapauds. Ils affirment aussi qu'à l'origine c'était les hommes qui faisaient les enfants (sans les femmes) et les portaient dans leur mollet. Mais le poids des enfants leur était trop lourd quand ils montaient dans les montagnes pour aller chercher du bois. La déesse Abaodgu décida alors de faire naître les enfants dans le ventre des femmes. Cette idée de l'incapacité des hommes, qui furent les premiers à mettre au monde des enfants mais ne purent continuer à le faire, est à rapprocher de celle des Baruya selon laquelle ce sont les femmes qui ont inventé les arcs, les flèches, etc., mais elles en ont usé improprement. C'est pourquoi les hommes ont dû se substituer aux femmes et les déposséder de leur invention.
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particulier mais par une expression signifiant que les individus qui le commettent sont comme cc des animaux» 1. Les coupables sont soit condamnés à se pendre 2, soit jetés dans une fosse et brûlés 3, soit enfermés dans une grotte pour y mourir de faim 4 • La division sexuelle du travail existe dans cette société, comme dans toutes les autres, et des tâches différentes sont réparties entre les frères et les sœurs, et entre les générations. Les terres, la maison, les animaux domestiques, tous les biens du foyer appartiennent à tous. En cas de conflits au sein d'une matrilignée, ces biens sont, la plupart du temps, divisés et répartis entre les deux groupes qui se séparent. La division sexuelle du travail associée à la propriété commune des moyens de production, des moyens de subsistance et des moyens d'échange engendre des groupes sociaux dont les membres sont solidaires matériellement, économiquement, et coopèrent pour leur propre reproduction matérielle (qui ne se réduit nulle part à la seule production et au partage de moyens de subsistance). Les diverses formes de division du travail entre les sexes, quand elles sont associées aux tâches de procréer et d'élever des enfants, constituent les fondements des diverses formes de « famille », même si ces familles, comme c'est le cas chez les Na, n'impliquent aucun rapport sexuel entre les individus apparentés qui en sont membres. Ce n'est donc pas ici le mariage qui crée la « famille », mais la double contrainte qui pèse sur les individus des deux sexes de coopérer pour produire leurs conditions matérielles d'existence et d'élever les enfants que certains d'entre eux (les femmes) ont procréés en s'unissant avec des partenaires choisis à l'extérieur. Si, pour reprendre une remarque importante de Lévi-Strauss en 1956, dans son article «The Family 5 », on envisage la division sexuelle du travail comme la conséquence de prohibitions faites à chacun des sexes d'accomplir certaines tâches qui sont réservées à Pautre, on doit en conclure que ces deux types de prohibitions portant et sur le sexe et sur le travail- le tabou de l'inceste entre consanguins et la division sexuelle du travail, qui est tout aussi universelle et non moins variée dans ses formes - sont deux conditions nécessaires à l'instauration de groupes sociaux, plus ou moins stables, qu'on appelle «familles », au sein desquels des individus des deux sexes se retrouvent pour un certain temps unis pour survivre matériellement et élever des enfants que ces individus ont procréés ensemble ou séparément. Grâce à l'exemple des 1. Chez les Baruya, il n'existe pas non plus de terme particulier pour désigner des rapports incestueux entre consanguins, mais une expression signifiant que les coupables se sont comportés comme des djilika, des chiens. On retrouve la même idée chez les Samo du Burkina-Faso. 2. Coutume des Han. 3. Coutume des TIbétains. 4. Coutume proprement Na. 5. C. Lévi-Strauss, « The family ,., loc. cit., p. 276. « To retorn to the division of labor [••.] when it is stated mat one sex must ~onn certain tasks, tbis also means that the other sex is forbidden to do them .. , et : « If sexual considerations are Dot paramouDt for marriage purpo~ economic necessities are found everywhere in the 6rst place ,. (p. 274).
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Na, on voit plus clairement que ces deux conditions n'impliquent aucunement que les adultes qui élèvent ces enfants s'unissent sexuellement pour les procréer, ni que ceux quj.les ont procréés soient « mariés» 1. Et nous verrons avec l'exemple des Egyptiens que le tabou de l'inceste entre frères et sœurs peut également ne pas exister sans que la « famille » pour autant disparaisse. Si le mariage et, fait plus rare, les unions sexuelles à l'intérieur du groupe ne sont pas des conditions universellement nécessaires à l'instauration d'unités sociales au sein desquelles des enfants sont mis au monde et élevés par des adultes qui, par ailleurs, coopèrent de toutes sortes de façons pour se donner les moyens matériels et sociaux de vivre, on doit en conclure que les types d'unités sociales qu'on désigne habituellement par le terme de « famille» (nucléaire, étendue, polyandre, polygame, etc.) n'apparaissent que quand la division sexuelle du travail est directement associée à la mise au monde et l'élevage des enfants. Bref, quelles que soient les façons dont les humains se sont représenté le processus de fabrication des enfants, et la part que prend chacun des sexes dans ce processus, quel que soit le lieu où se réalise l'union sexuelle des individus, au sein de la famille ou au-dehors, jusqu'au ~ siècle, il n'y avait véritablement de « famille» que quand existaient des enfants et que des adultes des deux sexes coopéraient pour les élever 2, qu'ils les aient engendrés ou adoptés. Cexemple des mariages entre femmes chez les Nuer ne contredit pas cette proposition. Une veuve sans enfant chez les Nuer peut « épouser » une autre femme pour laquelle elle a payé la dot en bétail, comme l'aurait fait un homme. Elle en devient le « mari» et choisit un homme pour qu'il devienne l'amant de son « épouse» et lui fasse des enfants. Ceux-ci appartiendront alors au patrilignage du mari défunt. On voit que ce mariage entre deux individus du même sexe n'implique entre eux aucun rapport homosexuel, mais qu'il implique en revanche la présence d'un individu de l'autre sexe et des rapports hétérosexuels pour produire finalement l'équivalent d'une famille normale chez les Nuer. Cexemple des Nuer ne saurait donc raisonnablement être revendiqué par les défenseurs de la Lesbian Kinship. Nous n'en avons pas tout à fait terminé avec les Na, car trois aspects de leur organisation sociale ouvrent eux aussi des perspectives générales. Le premier est l'existence d'une double autorité à la tête des matrilignées et la nature des rôles du chef féminin et du chef masculin d'une maison. Dans cette société où ce sont les rapports entre femmes de différentes 1. Cette analyse pourrait fournir un cadre pour comparer diverses formes de familles », familles conjugales, concubinage, union libre, famille recomposée, etc. 2. L'union sexuelle crée éventuellement des couples, mais non des familles. Dans beaucoup de sociétés, une femme sans enfant n'est pas tout à fait une épouse et elle peut être répudiée si elle n'en porte pas, ou être reléguée à une position inférieure dans la famille et dans la société. Notons qu'en général c'est à la femme et non à l'homme que l'on impute cette stérilité. Domination masculine oblige. Rappelons que dans certaines sociétés, mari et femme ne vivent pratiquement pas ensemble. Chez les Ashanti, le mari rejoint ses sœurs et ses frères la nuit et vient coopérer avec sa femme, chez elle, le jour. «
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générations qui structurent les rapports internes aux lignées, le chef féminin est en charge des offrandes à faire chaque jour aux ancêtres. li organise le travail au sein de la maison et aux champs, gère les réserves et distribue les repas. Le chef masculin a pour tâche de représenter sa lignée vis"à-vis des autres lignées du village, et a en charge tout ce qui touche aux' rapports avec des étrangers en ce qui concerne la terre, le bétail, les entraides entre voisins, etc. Toute grande décision implique discussion entre tous les membres de la lignée. Intérieur/extérieur, même chez les Na où les femmes comptent tant et donnent à chaque individu, homme ou femme, à la fois sa vie, sa substance et son identité, la frontière entre ces deux mondes n'a pas disparu, et comme dans (presque) toutes les sociétés connues réserve aux femmes les choses «du dedans ». Parmi les choses du dehors, qui, chez les Na, confèrent aux hommes le fondement d'un pouvoir propre qui, dans certains contextes, peut les élever au-dessus de leurs sœurs et de toutes les femmes, citons le recours à la violence dans les conflits au sein du village ou entre les villages ou les districts, le commerce avec les étrangers et le bouddhisme. Le bouddhisme tibétain, auquel les Na se sont convertis il y a quelques siècles sans jamais abandonner le culte des ancêtres et des esprits des montagnes, incite toutes les matrilignées à encourager à chaque génération un ou plusieurs de leurs « fils » à devenir lamas. Par ailleurs, une autre division sociale existe chez les Na, que nous n'avons pas encore mentionnée, entre les maisons qui ont de la terre et celles qui n'en ont pas (ou pas assez) et qui travaillent pour celles qui leur en prêtent. Là encore, les rapports entre « maisons» passent par les hommes. Un deuxième fait remarquable est que, dans cette société, l'entraide existe entre les maisons et les lignées pour les semailles.lesmoissons.la construction des maisons, etc., et qu'elle repose sur des relations de bon voisinage entre des matrilignées différentes ou sur le concours de consanguins éloignés appartenant à la même matrilignée mais vivant dans des maisons séparées. Bref, dans cette société, pas besoin de beaux-frères pour s'entraider, les voisins et les consanguins éloignés font l'affaire. Et de toute façon, de « vrais» beaux-frères, il n'yen a pasl. Enfin, au sein de cette société où l'on insiste constamment sur l'obligation de traiter chacun des membres d'une maison avec équité, on voit cependant surgir périodiquement des conflits qui divisent les matrilignées et provoquent leur scission. Ces confits, pour la plupart, opposent deux sœurs qui se disputent l'autorité dans la maison ou des mères qui 1. Nous sommes loin des Arapesh, qui déclaraient à Margaret Mead : « Nous ne couchons pas avec nos sœurs, nous donnons nos sœurs à d'autres hommes et ces autres hommes nous donnent leurs sœurs. Tu voudrais épouser ta sœur? Mais qu'est-ce qui te prend? Tu ne veux pas avoir de beau-frère? Tu ne comprends donc pas que si tu épouses la sœur d'un autre nomme et qu'un autre homme épouse ta sœur, tu auras au moins deux beaux-frères, et que si tu épouses ta propre sœur tu n'en auras pas du tout? Et avec qui iras-tu chasser? Avec qui feras-tu les plantations? Qui iras-tu visiter? », in M. Mead, Sex and Temperament in Three Primitive Societies, New York, 1935, p. 84. Cité par C. Uvi-Strauss in Les Structures élementaires de la parenté, op. cit.• pp. 555-556.
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considèrent que leurs enfants sont moins bien traités que les autres, etc. Par ailleurs, malgré l'extrême facilité pour les hommes et pour les femmes na à entretenir des rapports sexuels avec des membres d'autres maisons et de changer souvent de partenaire, il arrive que des hommes s'entêtent à vouloir continuer d'être l'amant d'une femme qui a décidé d'entrer dans une relation de « visite ouverte» ou de «cohabitation officielle» avec un autre homme. Cet entêtement s'appelle vouloir « voler le sexe» d'une femme, et il revient d'abord à la femme de gérer cette situation, qui entraîne souvent des affrontements physiques entre les hommes (auxquels ne se mêlent pas les frères ou les oncles de la femme). Malgré le fait que les enfants appartiennent à la lignée de la mère sans qu'on se soucie d'en connaître le géniteur ni que les hommes se soucient particulièrement des enfants dont ils soupçonnent qu'ils sont nés de leurs œuvres, le désir de jouir d'une partenaire, même dans une société qui logiquement n'encourage pas la jalousie, pose problème quand il tend à s'imposer ou à se perpétuer. Enfin, dans cette société les frères aussi s'affrontent parfois à leurs sœurs, et les rivalités peuvent devenir féroces quand un frère impose à ses sœurs et à ses mères de cohabiter ouvertement avec une femme dont elles ne veulent pas. Bref, si le sexe dans cette société n'a pas la capacité d'allier entre eux les groupes de parenté, il est susceptible de les fragiliser et de les miner de l'intérieur. I.:examen de la société des Na nous permet de tirer toute une série de conclusions théoriques. Dans cette société qui ne connaît guère le mariage et fait de la cohabitation prolongée et publique d'un homme et d'une femme une exception et non la règle, qui ne reconnaît pas l'existence de consanguins du côté du père (puisqu'elle ne se préoccupe pas de savoir qui est le géniteur d'un enfant), qui n'accorde d'importance aux consanguins d'un homme ou d'une femme qui s'unissent sexuellement qu'en cas de besoin (quand il faut sauver une matrilignée qui manque de femme ou manque d'homme), bref, une société qui ne connaît que les consanguins du côté de la mère (et sans vrais affins), dans cette société si particulière, donc, la parenté se trouve réduite aux rapports et aux groupes créés par des liens passant exclusivement par des femmes, qui lient entre eux des individus des deux sexes et de différentes générations et les rattachent à une ancêtre commune distante d'au moins six générations. Du coup, l'inceste dit du premier type y est totalement interdit et sanctionné. Mais les unions d'un homme avec deux sœurs ou d'une femme avec deux frères existent et ne font l'objet d'aucun opprobre. De ce fait, les groupes de parenté sont obligés de trouver hors d'eux les moyens de se reproduire. lis le font en échangeant entre eux les hommes qui, au cours de visites discrètes ou ostensibles, cherchent leur plaisir mais apportent également aux autres « maisons» les bienfaits de leur sperme-pluie. Au lieu d'assister à la circulation des femmes entre les groupes et entre les hommes, on est confronté à la circulation des hommes entre les groupes et entre les femmes. En lieu et place des dons
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et contre-dons d'individus, on a des dons et contre-dons d'une substance, le sperme, qui aide les fœtus déjà présents dans le ventre des femmes à devenir des enfants et à naître. Les Na ne font donc pas exception à l'hypothèse avancée avec éclat par Tylor et Lévi-Strauss, mais qui fut formulée par saint Augustin et d'autres bien avant eux, selon laquelle, en interdisant' à des frères et à des sœurs de s'unir, on contraint les sociétés à l'échange. C'est donc bien par l'échange que chaque groupe qui s'interdit de pratiquer l'inceste peut se reproduire. I.:une des deux théories avancées l pour expliquer l'existence de la prohibition de l'inceste du premier type se trouve donc vérifiée, quand bien même elle demande à être reformulée. Mais nous verrons avec l'exemple des Égyptiens qu'elle ne rend pas compte de toutes les sociétés où le mariage existe. Car si l'interdiction de Pinceste hétérosexuel (dit du premier type) contraint à l'échange, il ne semble pas contraindre, nécessairement et mécaniquement, à l'instauration de rapports d'alliance formellement reconnus entre les groupes de parenté qui se donnent entre eux les moyens humains de se reproduire. Pour que des liens d'alliance s'instaurent entre des groupes, il faut donc qu'en plus de l'échange de substances sexuelles les unions sexuelles entre deux (ou plusieurs) individus des deux sexes soient: a) publiquement connues; b) entraînent des obligations réciproques et des droits différents entre les individus qui s'unissent; c) entraînent pour ces individus différentes obligations vis-à-vis des enfants qui peuvent naître de leurs unions; d) concernent non seulement les individus qui s'unissent mais les groupes de parents (consanguins) auxquels ils appartiennent et qui entrent, eux aussi par leur union, dans des rapports d'obligation réciproque et d'obligations vis-à-vis des enfants qui naîtront de cette union; e} il faut que la mémoire de tous ces liens soit jusqu'à un certain point conservée par les individus et par la société qui les entoure. :Vexemple des Na nous montre ainsi clairement que l'échange des substances ne suffit pas à créer des alliances. TI faut encore que cet échange soit reconnu comme créant des obligations entre les personnes et les groupes qui donnent ou reçoivent ces substances, et ces obligations ne peuvent naître que si ce qui est donné ou reçu est conçu et ressenti comme une composante essentielle de l'identité de chacun. Or, chez les Na, ce que les femmes reçoivent des hommes, ce que les groupes reçoivent des autres groupes, ce n'est pas une « substance» qui se mêlerait à la leur, c'est une pluie qui met en mouvement ce qui était déjà contenu en eux, des fœtus déposés dans le ventre des femmes par une 1. Celle de Tylor et UvÎ-Strauss par rapport à celle de Bronislaw Malinowski, Brenda Seligman, etc.
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divinité 1. Rien à voir entre le géniteur Na furtif et le « père » chez les Trobriand, un homme qui donne forme au fœtus par ses coïts répétés et le nourrit de son sperme sans que celui-ci contribue en rien à fabriquer les os et la chair de l'enfant, qui appartiendra de toute façon au clan de sa mère et des frères de sa mère, un « père » qui, après la naissance de l'enfant, le nourrira des ignames de ses jardins, lui donnera un nom 2 , l'aidera à entrer dans le cercle du Kula, etc. Donc pas d'époux ni d'épouse chez les Na, mais pas non plus de mélange de substances, pas d'una caro qui transformerait des affins en consanguins. D'où cette conséquence importante sur le plan théorique: sans affins, il n'y a pas d'inceste du deuxième type possible, que ce soit sous l'une ou l'autre des trois formes réunies derrière ce terme par Françoise Héritier, l'inceste avec des affins de mes consanguins, l'inceste avec des consanguins de mes affins, ou l'inceste indirect entre consanguins du même sexe par un tiers de l'autre sexe interposé 3• Cependant, du fait que le tabou de l'inceste entre consanguins par les femmes existe (mais, j'y insiste, pas les autres interdits sexuels qui relèvent dans l'Occident chrétien également de l'inceste), deux conclusions s'imposent. L'inceste entre consanguins est distinct des interdictions portant sur des affins et celles-ci ne doivent pas nécessairement être considérées comme des interdictions d'inceste. Par ailleurs, comme le montre l'exemple des Na, où n'existe pas de tabou sur les unions du deuxième type (un homme avec deux sœurs, etc.), ce type d'union ne peut avoir le statut de fondement universel de l'inceste dit du premier type. Mais revenons pour une dernière fois sur l'inceste chez les Na, qui, du fait de l'absence de «mari» et de « père) au sein de la famille consanguine matrilinéaire, présente un aspect bien spécifique, mais n'en jette pas moins une belle lumière sur les autres formes d'inceste qui se développent lorsque le mariage ou d'autres formes d'unions socialement reconnues existent. Car les rapports sexuels chez les Na ne sont pas seulement interdits entre consanguins de sexe différent appartenant à la même génération, mais entre consanguins de sexe différent appartenant à des générations différentes. Non seulement une femme ne peut avoir de rapports sexuels avec ses fils, mais elle ne peut en avoir avec les fils de ses sœurs, un oncle ne peut avoir de rapport sexuel avec ses nièces, une grand-tante avec son petit-neveu, etc., selon le nombre des générations qui coexistent dans le même lieu. I:inceste au sein d'une « famille» na, comme dans pratiquement tous 1. Pour les Na, « en s'accouplant le but de la femme est de faire des enfants, celui de l'homme est à la fois d'avoir du plaisir, de "s'amuser" et de faire "acte de bienfaisance" », in c. tIua, Une société sans père ni mari. op. cit., p. 96. 2. A la différence des Trobriandais, chez lesquels les enfants ne peuvent que ressembler à leur père, chez les Na, ils ne peuvent que ressembler à leur mère : .. Si la truie a une bouche levée, les porcelets auront une bouche levée. » 3. C. Hua, Une société sans père ni mari, op. cit., p. 212 : il cite l'exemple d'un homme qui cohabite avec deux sœurs en même temps, et d'un autre qui cohabite avec une femme puis avec la fille de cette dernière.
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les types de familles humaines, à l'exception des anciens Égyptiens et de quelques autres peuples, combine donc, comme l'avait bien vu Brenda Seligman, deux interdits: «l'un qui est l'union d'un parent et d'un enfant, l'autre qui est l'union entre des germains de sexe opposé! ». Elle en concluait que la nécessité de trouver un partenaire à l'extérieur de la famille pour se marier pouvait expliquer l'interdiction des rapports sexuels entre frère et sœur, mais ne pouvait expliquer celle entre parents et enfants, autre limite de la théorie lévi-straussienne de l'inceste. Elle suggérait donc l'existence de deux fonctions de l'inceste, l'une tournée vers l'extérieur de la famille et assurant les échanges de partenaires entre les familles, et donc ouvrant la voie pour des alliances de mariage (thèse de Lévi-Strauss), l'autre tournée vers l'intérieur de la famille et assurant sa cohésion interne, fondée à la fois sur la coopération de ses membres et sur diverses formes de rapports d'autorité et de responsabilité entre parents et enfants, ainsi qu'entre aînés et cadets (thèse de Malinowski). Dans le cas des Na, ces deux hypothèses théoriques (que Lévi-Strauss a voulu opposer et présenter comme contradictoires) sont vérifiées alors même qu'il n'existe pas d'« alliances de mariage» dans cette société. Cependant, il faut remarquer que la fonction «externe» du tabou de l'inceste, renoncer à s'unir sexuellement avec les mêmes pour permettre des échanges voire des alliances avec les autres, agit elle aussi pour interdire l'inceste entre parents et enfants. Pour dire les choses autrement : les femmes na, en renonçant au sperme de leurs frères pour celui des frères d'autres femmes, doivent également renoncer au sperme de leur fils et de leurs neveux, car à moins d'autoriser leurs frères à coucher avec leurs filles, autrement dit les oncles maternels avec leurs nièces, les femmes na savent que ce sont les fils d'autres femmes qui apporteront les bienfaits de leur sperme à leurs filles 2•
1. B. Seligman, « The problem of incest and exogamy », American Anthropologist, vol. 52, 1.950, pp. 306-307. 2. Sur les Na, voir aussi: 1. Barry, « Le tiers exclu », L:Homme, nO 146, 1.998, pp. 223247; P. Bouchery, «Interpréter l'exception. Une société qui questionne ranthropologie de la parenté », Archives européennes de sociologie, vol. XL (1), 1999, pp. 156-170; S. Chuan-kang, « lises and its anthropology significance : Issues around the visiting sexual system among the Moso », I.:Humme, nOS 154-155,2000, pp. 697-712; C. Geenz, « The visit Review of a society without fahers or husbands : The Na of China by Cai Hua », The New York Review of Books, 18 octobre 2001. Rappelons ici ce fait observé par Nancy Levine et d'autres spécialistes du libet, à savoir la disparition du mariage dans de nombreuses zones qui ont pratiqué la polyandrie après les réformes concernant la propriété du sol imposées par les Chinois en 1959 (suivies d'autres réformes en 1970, 1980-81). De plus en plus d'hommes et de femmes établirent des unions informelles qui n'impliquaient aucunement qu'ils résident ensemble ni qu'ils partagent entre eux des tâches productives ou domestiques ou des biens. Cf. N. E. Levine, «The demise of marriage in Purang Tibet: 1959-1990 », in P. Kvaerne (dit.), Tibetan Studies, Oslo, 1994, vol. 1, pp. 468-480.
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Dernière sortie hors de l'Occident et loin de notre temps À la découverte des «abominations » des anciens Égyptiens et Iraniens Si nous ne connaissions pas la coutume du mariage entre frère et sœur chez les Égyptiens, nous affirmerions. à tort, qu'il est universellement reconnu que les hommes ne peuvent épouser leur sœur 1.
Sextus Empiricus, philosophe et physicien grec,
ne siècle ap. J.-C.
Les Na nous ont fourni l'exemple d'une société où existent des échanges (de sperme) entre matrilignées sans que ces échanges soient l'occasion de fonder des alliances et donc de se faire des alliés. En allant visiter les anciens Égyptiens, nous découvrons une société où, pendant des siècles, on a trouvé normal que des frères et sœurs se marient ensemble et où on encourageait même fortement de tels mariages, ceci non seulement au sein des familles dynastiques, mais aussi parmi les autres couches de la population. Ainsi, un nombre très important de mariages, dans la mesure où ils unissaient deux consanguins les plus proches l'un de l'autre, constituaient des alliances sans échange, à l'inyerse des Na qui, eux, pratiquaient des échanges sans alliances. Mais les Egyptiens, eux non plus, en se mariant au sein de leur propre famille, ne se créaient pas de nouveaux alliés. L'Égypte était l'une de ces sociétés du pourtour méditerranéen qui n'avaient pas encore été exposées à l'influence et aux pressions du christianisme ni de l'islam. Or, dans toutes ces sociétés, et même à Rome 2 , les mariages avec des parents proches, des cousins ou cousines « germains» du côté paternel ou maternel, étaient pratiqués. Un Athénien pouvait épouser sa demi-sœur agnatique, mais pas sa demisœur utérine. Un Spartiate pouvait épouser l'une et l'autre de ces 1. SextUs Empiricus, Esquisses du pyrrhonisme, 3, 324, cité par K. Hopkins, « Brothersister marriage in Roman EgyptlO, in Comparative Studies in Society and HistQ1'Y, 22, 1980, pp. 303-354. Une version abrégée de ce texte est parue dans P. Bonte (dir.), Épouser
au pIuS proche. Inceste, prohibition et stratégies matrimoniales autour de la Méditerranée,
EHESS, Paris, 1994, pp. 79-95. 2. Le cas romain est plus complexe parce que, selon les époques, la loi autorise ou interdit telle ou telle union rapprochée avec des consanguins ou des affins. Mais jusqu'au ve siècle ap. J,-C., on trouve des demandes de dispense pour épouser la fille de la sœur ou la fille du frère du père, etc. Voir P. Moreau, te Le mariage dans les degrés rapprochés: le dossier romain., m P. Bonte, Épouser au plus proche, op. cit., pp. 59-78. Voir aussi Y. Thomas, te Mariages endogamiques à Rome. Patrimoine, pouvoir et parenté depuis l'époque archaïque., Revue historique de droit français et étranger, 3, 1980, pp. 345392. Archie C. Bush et Joseph J. Mettugh, te Patterns of Roman marriagelO, Ethnology, vol. XIV (1), 1975, pp. 25-46 ; P. Cor~ The Roman Law of Marriage, Oxford, Oxford University Press, 1930; B. D. Shaw et R. P. Sallex; .. Close-kin marriage in Roman society lO, Man, vol. 19 (4), 1984, pp. 432-44.
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demi-sœurs. A Sparte, plusieurs frères pouvaient épouser la même femme et se partager entre eux ses enfants (polygamie adelphique). Mais Athénien et Spartiate ne pouvaient épouser une ascendante directe (mère, grand-II!ère) ou une descendante directe (fille, petite-fille) ni une vraie sœur 1. A Athènes encore, quand un homme décédait en laissant derrière lui une fille,· mais pas de fils, le frère de cet homme épousait sa nièce orpheline, tout ceci sous l'autorité et le contrôle des archontes de la cité qui veillaient à ce que les « maisons» (oikoi) des citoyens athéniens ne s'éteignent pas faute de descendants, et autorisaient ou imposaient ces , mariages épiclériques 2 • Bref, en nous rendant en Egypte, nous entrons dans un monde aux antipodes de la parenté chrétienne, qui a multiplié les degrés de parenté par le sang ou par alliance interdisant le mariage et obligeant les gens à se marier très loin de soi (en termes de distance généalogique). Or, plus nous observons le monde méditerranéen antique, à l'exception de Rome, plus il apparaît que le nombre des prohibitions matrimoniales envers les proches diminue. Tout se passe comme si les individus et les groupes de parenté (familles, genos, etc.) avaient en permanence pratiqué une double stratégie, se marier au plus près et se marier au loin, cumulant ainsi le double avantage de renforcer ce qui est déjà acquis en ne le divisant pas et d'ajouter à l'acquis les bénéfices de nouvelles alliances. Cette double politique est d'ailleurs toujours pratiquée aujourd'hui dans les sociétés islamisées où prévaut la loi coranique. Cunion préférée est alors celle avec la fille du frère du père, la cousine parallèle patrilatérale, sans d'ailleurs que les autres cousines, du côté du père ou du côté de la mère, soient interdites 3 • Et puisqu'un musulman a le droit d'épouser quatre femmes, il peut, lors de son deuxième ou troisième mariage, se tourner vers des groupes de plus en plus distants du sien - et même vers des étrangers. Quoi qu'il en soit, dès le XIXe siècle, l'existence, dans de nombreuses sociétés antiques· ou comtemporaines, de formules de mariages proches inconnues ou interdites en Occident avait fait l'objet d'un inventaire remarquable par Alfred Henry Huth 4 , qui s'appuyait sur des travaux plus anciens de Wilkinson (1837) et de W. Adam (1865). Déjà les Égyptiens et les Iraniens tenaient la vedetteS. En France, la 1. Sally C. Humphreys, «Le mariage entre parents dans l'Antiquité classique., in
P. Bonte, Epouser au plus proche, op. cit., pp. 31-58.
2. Sally C. Humphreys, ibid., p. 33. Cordre de succession pour épouser une epikléros était très strict. FB, FZS, FFB, FFZS. Aucun parent du côté de la mère n'en avait le droit. 3. P. Bonte, Épouser au plus proche, op. cit., p. 21. 4. A. H. Huth, The Marnage of Near Kin, Londres, 1875. Voir aussi W. Adam, «Consanguinity and marri age JO, The Fortnightly Review, nOS 12 et 13, Londres, 1865, pp. 80-90 et pp. 700-722. Sir G. Wilkinson, Manners and Customs of the Ancient Egyptians, Londres, 1841. 5. Ceci devait conduire Westennarck à polémiquer avec Huth dans son History of Human Marriage (1891), puisque les faits égyptiens et iraniens venaient à l'encontre de sa thèse selon laquelle le fait, pour un frère et une sœur, d'être élevés ensemble éteignait en eux tout désir sexuel. Cargument fut repris dans les années 1980 par A. P. Wolf CA. P. Wolf et C. S. Huang, Marnage and Adoption in China, 1845-1945, Stanford University Press, 1980) à propos du mariage Sim-pua en Chine, où une fille est adoptée
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discussion sur les mariages à des degrés très rapprochés ne devait s'ouvrir que très tardivement tant pesa, pendant quarante ans, la thèse de Lévi-Strauss selon laquelle la parenté est fondamentalement alliance et l'alliance pour se faire impose à un frère et à une sœur de renoncer à s'unir sexuellement et ~ s'épouser l . Considérons donc l'Egypte, en cette époque tardive sie son histoire, après la période hellénique (332 à 31 av. ].-C.), une Egypte qui sera ensuite intégrée dans l'Empire romain et administrée par un gouverneur romain (31 av. J.-C. - 25 ap. j.-C.). Tous les quatorze ans, l'administration romaine procédait à un recensement des familles de la totalité de la population afin de fixer l'assiette de l'impôt. Or, l'analyse de ces recensements par Keith Hopkins montre que, à l'évidence, le mariage entre frère et sœur était largement répandu dans toutes les couches de la société égyptienne, y compris parmi les Grecs établis en Égypte. On évalue en effet à environ 15 à 20 % le nombre des mariages entre frères et sœurs et entre demi-germains de même père ou de même mère. Comme, à partir du ne siècle ap. ].-C., les personnes recensées devaient délivrer les noms de leurs ascendants, parents et grands-parents, on constate sans difficulté l'existence de mariages frère-sœur qui se répètent sur deux - ou même trois - générations successives. Rappelons que le statut de la femme en Égypte à toutes les époques, pharaonique, hellénistique et romaine, était exceptionnellement élevé par rapport aux sociétés voisines. Un hymne à Isis, dont le culte continuait à l'époque romaine, proclamait d'ailleurs: « Tu as fait du pouvoir des femmes l'égal de celui des hommes. » Les femmes 2 possédaient en propre des biens, elles étaient dotées à leur mariage, elles pouvaient vendre ou acheter librement et accomplir toutes sortes d'actes juridiques. Elles avaient aussi le droit de disposer de la vie de leurs enfants à leur naissance. Quand un frère et une sœur se mariaient, un contrat de mariage était établi en bonne et due forme, enfant pOUl' devenir plus tard l'épouse du fils de la maison, et est donc élevée par ses futurs beaux-parents comme leur enfant. Auparavant, M. Spiro avait déjà voulu démontrer que des enfants élevés ensemble dans le même kibboutz évitaient plus tard de se marier ou y répugnaient. M. E. Spiro, Children of the Kibbutz, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1958. 1. Épouser au plus proche, l'ouvrage de Pierre Bonte qui affirme avoir été inspiré par ce texte de Lévi-Strauss, apporte de nombreux et importants matériaux sur les sociétés de l'Antiquité mais n'ouvre aucune discussion sérieuse sur les exemples qui mettent en question la thèse de Lévi-Strauss sur J'universalité du tabou de l'inceste frère-sœur (l'atome de parenté), fondement des échanges et de la parenté. Avant la parution de ce livre, quelques anthropologues en France, spécialistes des sociétés où existe le « mariage arabe., s'étaient trouvés mal à l'aise avec les thèses de Lévi-Strauss. Mais c'est LéviStrauss lui-même qui prit les devants et lança la discussion dans un nouveau texte, « Du mariage dans un degré rapproché », in Le Regard éloigné, Paris, Plon, 1983, p. 127140. Cependant, après avoir évoqué rapidement les mariages athéniens avec la demisœur agnatique, il passe rapidement à autre chose et ne mentionne ni les Égyptiens ni les Iraniens. 2. Statut exceptionnel. même si on le compare à celui des femmes dans de nombreuses sociétés du ~ siècle.
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et quand ils divorçaient, chacun reprenait ses biens (qu'il avait d'ailleurs gérés séparément au cours de leur vie commune). Cette situation n'était pas nouvelle, puisqu'un millénaire plus tôt, à l'époque du Nouvel Empire pharaonique, la femme égyptienne jouissait déjà des mêmes droits. Dernier point à souligner : les documents abondent qui attestent de l'amow; voire de la passion, qui pouvait porter l'un vers l'autre et les unir dans le mariage un frère et une sœur. Camour entre frère et sœur représentait même l'idéal de l'amour chamel et de la passion. En témoigne cette formule d'un charme destiné à susciter l'amour : Conduis-la vers moi... fais naître mon amour dans son cœur et le sien dans le mien, comme entre un frère et une sœur, je veux être le père de ses enfants 1.
FmaleI]1ent, le mariage frère-sœur apparaît comme le mariage idéal pour les Egyptiens et, comme l'écrit avec humour Keith Hopkins: « Rien ne permet d'imaginer qu'une sœur épousant, en Égypte, son frère pensait faire une chose extraordinaire 2• » Sans jouer sur les mots, un frère et une sœw; en s'unissant, accomplissaient un acte tout à fait « normal» dans leur société mais réalisaient du même coup le mariage idéal, celuilà même qu'avaient toujours pratiqué les pharaons qui épousaient leurs sœurs pour reproduire sur cette terre l'union divine dont étaient issus leurs ancêtres, celle d'Isis et d'Osiris, à la fois frère et sœur et époux et épouse. Un hymne sacré du Ive siècle av. J.-C. célèbre ainsi leur union: « 6 Grand Taureau, Seigneur de la Passion, Couchez avec votre sœur Isis, Ôtez la peine qui est en [son corps] Et qu'elle puisse vous enlacer 3• »
Les pharaons, à la différence de leurs sujets chez lesquels la polygynie, sans être interdite, était inhabituelle, pouvaient avoir plusieurs épouses et des concubines, mais la «grande épouse », la reine, était la plupart du temps une sœur du pharaon, parfois aussi une étrangère de haut statut. Les alliances proches n'excluaient donc pas les alliances lointaines. Elles se complétaient. Mais la sœur était choisie parce que, « héritant au même degré et à proportion égale de la chair et du sang 1. K. Hopkins, CI Brother-sister matriage in Roman Egypt., loc. cit., p. 86. 2. Ibid., p. 85. Un horoscope égyptien, qui nous est parvenu dans sa traduction en latin, déclare: CI Si un fils est né quand le Soleil est sous le signe de Mercure, il obtiendra tous les succès et aura de grands pouvoirs [...1, il sera brave et grand, acquerra des biens.
n épousera en outre sa propre sœur et aura des enfants avec elle. » Nous verrons que le mariage frère-sœur; l'uruon xwêtôdtu chez les Iraniens, était également considéré comme le mariage idéal. 3. K. Hopkins, ibid., p. 87, qui cite Plutarque: CI Isis et Osiris étaient amoureux l'un de l'autre avant d'êue nés et avaient des relations sexuelles dans l'utérus. »
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du Soleil [elle] était la mieux qualifiée pour partager le lit et le trône de son frère 1 ». Bref, en matière de «cumul de l'identique », les Égyptiens étaient passés maîtres et aucune menace de catastrophe cosmique ou sociale n'était attachée à cette union entre germains, considérée par nous, Occi.; dentaux, parmi les plus gravement incestueuses. Mais d'autres peuples d'Orient auraient été encore plus loin, et auraient franchi les derniers degrés du mariage rapproché en autorisant non seulement le mariage entre un frère et une sœur, mais aussi entre un père et sa fille, et enfin, dernière des « abominations », l'union d'un fils avec sa mère. C'est ce dont Euripide accusait les Perses, les plus grands ennemis des Grecs qui les considéraient comme des barbares 2, mais les redoutaient. 1. J. Goody, Famille et mariage en Eurasie, op. cit., p. 395, emprunte cette citation à G. Maspero, Histoire ancienne iles peuples de l'Orient c1twique. 1. Les Empires, Paris, 1968, p. 270. « La Reine avait d'ailleurs sa propre suite, se montrait en public et exerçait d'importantes fonctions rituelles dans la reproduction de la société et de l'État, si ce terme convient pour désigner cette forme théocratique de pouvoir centralisé lt. J. Goody cite (p. 314) un texte remarquable de Diodore de Sicile (44 av. J.-C.), qui avait beaucoup voyagé, écrit une histoire de tous les peuples du monde (connu à l'époque) en 40 volumes, et considérait que le mariage frère-sœur était à mettre en rapport avec le mariage d'Isis et d'Osiris et avec le statut très élevé des femmes dans la société égyptienne : «Les tgyptiens ont établi une loi, contraire à la coutume générale de rhumanité, qui autorise un homme à épouser ses sœurs, s'apeuyant sur la réussite d'Isis en ce domaine. Celle-ci, après avoir épousé son frère Osiris [•••1vengea le meurtre de son époux et continua à régner dans le respect des lois, procurant à l'humanité tout entière une foule de grands biens. C'est aussi la raison pour laquelle l'usage s'est établi que la reine obtienne plus de puissance et d'honneurs que le roi, et que, chez les simples particuliers, la femme l'emporte sur l'homme, les maris s'engageant dans le contrat de mariage à obéir en tout à leur épouse. lt Peut-être qu'en tant que Grec, Diodore attribuait à la femme égyptienne un statut plus élevé que ce qu'il était en réalité. Cf. D. de Sicile, Bibliothèque historique, Paris, Les Belles Lettres, 1993, I, 27, p. 64. 2. Voir Euripide, Andromaque vers 173·176, Paris, Les Belles Lettres, 1960: «Ainsi en va-t·il de toute la gent barbare, le père s'y unit à la fille, le 61s à la mère et la sœur au frère, des amis les plus proches s'entre·tuent sans que la loi l'interdise. » est intéressant de rappeler que le peuple d'Israël, à son retour d'exil à Babylone, accomplit une série de rites pour se purifier d'avoir épousé des étrangères et partagé les «abominations» de ces peuples. « Les chefs s'approchèrent de moi en disant: Le peuple d'Israël et les sacrificateurs et les Lévites ne se sont pas séparés des peuples de ces pays quant à leurs abominations, celles des Cananéens, des Héthiens, des Phérésiens, des Jébusiens, des Ammonites, des MoabiteS, des tgyptiens et des Amoréens, car ils ont pris de leurs filles pour eux et leurs fils et ont mêlé leur semence sainte avec les peuples des pays. » (Ezr~ 9, 1·2, cité par J. Goody, op. cit., p. 341-342). n en fut de mêmç, après le retour d'&vDte, quand Moïse interdit aux Hébreux de continuer à imiter les Égyj)tiens. Dans l'Isra!l ~antique, le mariage avec la cousine parallèle patrilatérale, mais aussi avec les cousines croisées, la ~olygynie sororale (mariage de Jacob), et le lévirat étaient pratiqués. Mais comme en Egypte, le mariage avec une seule épouse était probablement préféré. Rappelons que Moïse était lui·même le fruit d'une union entre un homme et la sœur de son ~re. Mais Moïse modifia ces coutumes, pour distinguer les tribus d'Israël à la fois des Égyptiens mais aussi des tribus voisines dans le pays de Canaan. Le Seigneur avant d'énoncer les règles du Lévitique avait en effet déclaré à Moise : Vous ne ferez pas ce qui se fait au pays d'tgypte où vous avez habité et vous ne ferez pas ce qui se fait dans le pays de Canaan où je vous fais entrer, et vous ne marcherez pas selon leurs coutumes. Vous ratiquerez mes ordonnances et vous garderez mes statuts pour y marcher. Moi je suis y,'Éteme~ votre Dieu,. (Uvitique, 18, 3-4). Avec ces interdits, c'est à une partie des anciennes coutumes d'Abraham que les Hébreux durent renoncer.
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En 212 ap. J.-C., l'empereur Caracalla conféra la citoyenneté romaine aux Égyptiens et aux autres peuples de l'Empire. Devenus citoyens romains, les Égyptiens se virent interdire, sous peine de confiscation de leurs biens, de pratiquer leurs coutumes : « Des Romains ne peuvent épouser leurs sœurs ou leurs tantes. » Après la conversion de l'empereur Constantin ·au christianisme en 312, la loi romaine fut redoublée par les dogmes chrétiens. Les mariages frères-sœurs furent désormais classés audelà des choses concevables, et « exclus de la mémoire populaire». Rome et le christianisme en avaient triomphé. Mais un papyrus du vue siècle détaillant un contrat de mariage chrétien rappelle que la fiancée doit être « vierge et ni la fille du frère, ni la fille de la sœur, ni la sœur du père, ni la sœur de la mère». I:Occident chrétien avait gagné, mais pour peu de temps, puisque l'Égypte allait bientôt se retrouver conquise par l'Islam. En Iran, les mariages xwêtôdas entre consanguins les plus proches, bien loin de disparaître sous l'effet des sectes chrétiennes, furent restaurés et consolidés dès la fin du me siècle lorsque le mazdéisme triompha du manichéisme. Mais à partir du vue siècle et de la fin des Sassanides (224-650 av. ].-C.), les « abominations» des Iraniens allaient, elles aussi, disparaître sous l'effet cette fois de l'islam 1. Les documents les plus anciens qui témoignent des pratiques de mariage entre un frère et une ou deux sœurs remontent à la période achéménide (550-300 av. J.C.), mais rien n'infirme l'idée que ces pratiques aient pu exister auparavant et aient été aussi le fait d'autres couches de la population que les dynasties royales, la noblesse et les prêtres. Quoi qu'il en soit, ces coutumes ont perduré sous les Parthes (200 av. J.-C.-224 ap. J.-C.) et jusqu'à la fin de la période sassanide (650 ap. J.-C.). Dès 1947, un anthropologue, J. C. Slotkin 2, attirait, dans l'American Anthropologist, l'attention de ses collègues en publiant un article intitulé « On a possible lack of incest regulations in Oid Iran». Deux ans plus tard, W. Goodenough 3 crût, à tort, réfuter les conclusions de Slotkin, en affirmant que les parsis, descendants des mazdéens réfugiés en Inde au xe siècle, interprétaient ces unions non comme celles entre frère et sœur mais entre cousins germains, et que lorsque les textes faisaient vraiment référence à des unions entre frère et sœur, père et fille, etc., c'était pour renforcer les convictions des populations auxquelles ces unions répugnaient. Aujourd'hui, la documentation s'est enrichie, les traductions sont plus précises, et il ne fait plus de doute que les unions xwêtôdas étaient pratiquées, et pas seulement au sein des familles royales mais aussi dans d'autres coucbes de la population 4• 1. Selon AI-Beidawi, les pratiques des mages furent condamnées par Mahomet. 2. J. C. Slotkin, American Anthropologist, XLIX, 1941, pp. 612-617. 3. W. Goodenough, .. Comments on the question of incestuous marnages in old Iran., American Anthropologist, IJ, 1949, pp. 326-388. 4. Voir, sur tous ces points, C. Herrenschmidt, .. Le xwêtôdas ou "mariage incestUeux" en Iran Ancien ., in P. Bonte, Épouser au plus proche, op. cit., pp. 113-125.
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Tournons-nous d'abord vers la famille royale et la haute noblesse de la période achéménide. Cambyse n, fils de Cyrus, deuxième roi de la dynastie achéménide, épousa deux de ses sœurs. Artaxerxès n, fils de Darius n, épousa deux de ses filles. Enfin, cas très rare, Quinte-Curee, satrape au temps de Darius ID, épousa sa propre mère, dont il eut deux fils. Après la chute de l'Empire achéménide, l'un des rois parthes du ~r siècle av. J.-C. épousa deux de ses sœurs. Plus tard, le fondateur de la dynastie sassanide, Ardachis, épousa sa sœur germaine. Hors des familles royales, les familles nobles pratiquaient également le mariage frère-sœur. C'est ainsi qu'au début du vue siècle encore, un noble parent de la famille royale sassanide et adepte de la religion mazdéenne épousa sa sœur, puis en divorça lors de sa conversion au christianisme. Outre ces mariages au plus proche, d'autres formes de mariage étaient pratiquées avec, semble-t-il, une préférence pour le mariage avec la fille du frère de la mère, la cousine croisée matrilatérale. Nous nous retrouvons ici dans un monde connu, celui du mariage avec les cousins, avec cependant cette particularité que le mariage avec la fille du frère de la mère était souvent associé au fait que les donneurs d'épouses n'étaient pas en même temps preneurs parce que leur statut était supérieur à celui des preneurs. Clarisse Herrenschrnidt décrit le dilemme devant lequel se trouvaient les familles royales: elles devaient à la fois affirmer que leur statut était supérieur et sans égal avec celui de la noblesse, et en même temps consentir, par intérêt, à s'allier avec elle 1• D'un autre côté, on comprend bien le désir des familles aristocratiques de s'allier à la famille royale, aux nobles, de devenir gendre ou beau-frère du roi. En témoigne le fait que les nobles qui avaient aidé Darius 1er à prendre le pouvoir après l'assassinat du frère de Cambyse, l'héritier légitime du trône, exigèrent qu'à l'avenir Darius épouse des femmes issues de leurs lignées. Mais les problèmes de statut et de stratégies de pouvoir ne sauraient expliquer la diffusion des unions xwêtôdas dans les autres couches de la population, parmi les prêtres de la religion mazdéenne, que l'on appelait les «mages », et le reste de la population, qui partageait ces croyances et ces rites. C'est là, au cœur de ces croyances religieuses partagées par toutes les strates de la société, que gît probablement la raison de la diffusion des unions xwêtôdas, et non pas seulement dans le désir du 1. Oarisse Herrenschmidt cite cc passage d'un roman persan du xte siècle, Vis ô Ramin., de Gorgani, dont le thème remonte à l'Antiquité. La mère de Vis dit à sa fille : «Tu as un roi pour père et ta mère est princesse, au pays je ne sais époux digne de toi. OI:, ne connaissant point ton égal sur terre, comment donc te donner à cc qui ne te vaut point? li n'est en Iran d'époux digne de toi hors le prince Virou qui est ton propre frère. ,. Le même dilemme existait aux antipodes. La sœur du Tu'i Tonga, le chef suprême de Tonga, dont le statut était supérieur à celui de son frère, ne pouvait époUseI:, en princi~ aucun noble. Chistoire de la dynastie du Tu'i Tonga rapporte un cas d'union du Tu'i Tonga et de sa sœur. En d'autres temps, la sœur du Tu'i Tonga s'en allait épouser un grand chef des îles Fidji, à des centaines de milles de chez eUe. Cf. E Douaire-Marsaudon, « Le bain mystérieux de la Tu'i Tonga Fafine. Germanité, inceste et mariage sacré en Polynésie,., Anthropos, vol. 97, Part 1, 200~ pp. 147-162; Part 2 pp. 519-528.
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peuple d'imiter les pratiques de ses maîtres. Résumons donc, à la suite de Clarisse Herrenschmidt, l'essentiel de la cosmogonie et de la théologie mazdéennes, qui furent vivaces en Iran jusqu'au IXe siècle de notre ère, sinon plus tard, sous le manteau de l'islam. Les mariages xwêtôdas les plus parfaits sont ceux qui s'établissent « entre père ~t fille, fils et celle qui l'a porté, frère et sœur }). Xwêtôdas est un mot de l'époque sassanide dérivé de l'iranien ancien (avestique) xwaêtvadatha, qui signifiait mariage (vadatha) au sein des kwaêta (famille, lignage). Plusieurs kwaêta formant un dan (probablement patrilinéaire), plusieurs clans une tribu. Donc, le mariage parmi les siens (kwaê = sien) recouvre probablement à la fois le mariage avec les sœurs mais aussi avec les filles des frères du père, les cousines parallèles patrilatérales. Mais du fait qu'on pouvait épouser sa sœur, on pouvait peutêtre aussi épouser les filles de la sœur de la mère. Les mariages xwêtôdas sont doublement légitimés par la cosmogonie et la théologie mazdéennes pour les raisons suivantes. D'abord, ils reproduisent les actes des divinités qui créèrent le monde. Hs garantissent le paradis à ceux qui le contractent. ns écartent ou tuent les démons et renforcent les puissances du Bien dans l'univers. Hs sont une obligation pour les fidèles du mazdéisme. Ces mariages, en effet, reproduisent les actes fondateurs du cosmos et de l'humanité, qui sont issus d'une triple union entre un père et sa fille, un fils et sa mère, et entre les deux jumeaux qui furent le couple humain primordial. La ·première union fut en effet celle d'Ohrmazd, maître du Ciel, et de sa fille, Spandarmat, la Terre. De leur union naquit un fils, Gayomât, un géant qui s'accoupla avec sa mère, la Terre. De leur union naquirent Mashya et Mashyani, les deux jumeaux qui s'unirent à leur tour dans le désir d'avoir un fils. Tous les humains sont donc nés de ces trois xwêtôdas. Mais au départ, Mashya et Mashyani étaient sexuellement indifférenciés, et c'est à l'âge de quinze ans que le souffle vital d'Ohrmazd les fit différents pour qu'ils puissent s'unir l'un à l'autre et mêlent leurs semences. O.t; les caractéristiques de la semence féminine sont le froid, l'humide, le rouge, etc., celles de la semence masculine, le chaud, le sec, le blanc, etc. Les os sont féminins, le cerveau et la moelle épinière masculins, etc. De la bonne proportion de l'eau (féminine) et du feu (masculin), la puissance vient au cerveau, et la connaissance naît de l'union de l'intelligence intuitive (féminine) et de l'intelligence acquise (masculine). On comprend à quel point était valorisé, aux yeux des Iraniens, le xwêtôdas entre frère et sœur. C'est en effet l'union de deux êtres aux semences de force égale qui produit des êtres « remarquables en l'équilibre des contraires ». Le fils né d'un xwêtôdas réalise en lui la plus exacte proportion des principes féminins et masculins, il est un être armé pour combattre le Mal et propager le Bien. Pour les mazdéens, l'intelligence innée est identique à la religion mazdéenne, qui est en fait présente à l'état inné dans la nature de l'homme. Et à la limite, la religion mazdéenne s'identifie avec la «conscience» de toût croyant dans le mazdéisme.
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On aura compris que, bien loin d'être interdit aux yeux du commun et pratiqué seulement par une élite, le mariage frère-sœur était, aux yeux des Iraniens anciens, Punion la plus valorisée, la plus sacrée. Cette union ne pouvait être célébrée qu'avec l'aide d'un prêtre, d'un mage qui avait lui-même contracté un mariage xwêtôdas. Et l'on comprend égalemen~ que les références aux unions xwêtôdas étaient présentes dans les grands rites saisonniers et les sacrifices qui reproduisaient chaque année les différents moments de la création du monde, issu de l'union du père de tous les dieux et de tous les humains, Ohrmazd, et de sa fille et épouse, Spandarmat, la Terre mère. Nous sommes ici aux antipodes de la parenté chrétienne. Au lieu de prescrire l'union de deux individus de sexe différent dans lesquels toutes traces de liens de consanguinité ou d'affinité préexistants auraient disparu ou n'auraient jamais existé, les Iraniens prescrivent l'union entre les deux consanguins les plus proches. Dans la parenté chrétienne, en s'unissant sexuellement, un homme et une femme qui satisfont à tous les critères imposés par le christianisme pour se marier, n'en transmettent pas moins, sans le vouloir et sans pouvoir l'éviter, la faute originelle commise par le couple originaire dont est issue toute l'humanité, un couple qui n'était pas celui de jumeaux mais fait d'un être, Adam un être masculin, divisé ~n deux par la volonté de Dieu pour fabriquer ~ve, la première femme. A l'opposé, les anciens Iraniens faisaient de l'union d'un frère et d'une sœur le mariage idéal, celui par lequel les humains prolongent et reproduisent la création divine de l'univers et de l'humanité, un mariage qui, au lieu de les précipiter en enfer, était leur meilleure arme pour combattre les démons et les faire accéder au paradis. Le mariage xwêtôdas, frère-sœur, était donc le mariage idéal pour tous les humains. Les rois, eux, plus proches des dieux, pouvaient aussi y ajouter les unions, rares et plus sacrées encore, entre un père et sa fille ou une mère et son fils, réactivant les deux premières étapes de la création du monde. Tirons de ces analyses quelques remarques théoriques de portée générale. Résumons. La plupart des sociétés antiques du pourtour méditerranéen et du Proche-Orient combinaient deux principes, deux stratégies pour assurer la continuité et le développement des groupes de parenté qui les composaient : se marier au plus proche de soi, chez soi, ou s'unir à d'autres groupes plus ou moins distants de soi, mais de statut équivalent ou, mieUx encore, de statut supérieur. Des mariages entre un frère et une demi-sœur, agnatique ou utérine, entre oncle et nièce, étaient courants, pour ne rien dire des unions avec des parentes un peu moins proches, les fille! du frère du père et d'autres sortes de cousines. Parmi ces sociétés, les Egyptiens et les Iraniens sont allés plus loin encore dans la pratique des mariages proches en autorisant et en privilégiant même les mariages entre frères et sœurs, et en Iran entre frère et sœur, père et
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fille (très rares) et mère et fils (plus rares encore). Mais même dans ces sociétés les mariages avec des parents lointains ou des non-parents ont toujours existé et constituaient probablement la majorité des unions. La première remarque à portée théorique que l'on peut faire est que les mariages entre frère et sœur n'empêchaient pas de nouer des alliances avec des non-parents ou des parents lointains. Les familles gardaient une partie de leurs femmes (filles) pour elles-mêmes et nouaient des alliances avec les autres. Mais que devient alors la thèse de Lévi-Strauss ? Lévi-Strauss nous dit que la parenté est fondamentalement alliance, et que cette alliance implique l'échange des femmes entre les familles qui s'unissent et a .pour condition universelle l'imposition du tabou de l'inceste sur les unions entre frères et sœurs au sein de chaque famille. Or, les Égyptiens, pour qui ces unions n'étaient pas interdites mais favorisées, nous démontrent que l'on pouvait se marier sans échange (le mariage d'un fils et d'une fille), et par ailleurs que l'on pouvait pratiquer des échanges en l'absence du tabou de l'inceste sur les unions entre frères et sœurs. Bref, l'hypothèse théorique de Lévi-Strauss n'est pas universellement vérifiée. Sa vérité n'est pas absolue mais relative, et son efficacité analytique a donc des limites. n est évident également que l'hypothèse opposée de Malinowski et de Seligman, à savoir que les unions pèrefille, mère-fils, les unions intergénérationnelles, mais également les unions frère-sœur, détruiraient de l'intérieur l'univers de la parenté et de la famille en opposant les uns aux autres la fille à sa mère (union pèrefille), le fils à son père (union mère-fils), le .6.ls et la fille à leurs père et mère (union frère-sœur), n'est pas non plus universellement vérifiée. Par ailleurs, on doit constater que le fait d'être frère et sœur, d'avoir été élevés ensemble ne semble pas, dans le cas des Égyptiens et des Iraniens, avoir tué le désir sexuel entre germains. Les lettres d'amour et de passion entre frère et sœur que l'on trouve dans les archives égyptiennes en témoignent. Le fait même d'avoir été éduqué dans l'idée que l'on pouvait se marier un jour, et que cette union ait été constamment décrite et vécue, culturellement et socialement, comme une grande et bonne chose, bien loin de tuer le désir, doit au contraire le promouvoir et l'orienter. Les mariages xwêtôdas valorisaient plus encore que les mariages égyptiens ceux qui les pratiquaient : ils réactivaient l'œuvre des dieux, combattaient le mal et assuraient une place au paradis, et l'une des meilleures, tout ceci avec la bénédiction des prêtres et la protection du roi. Quelles forces ici refouleraient ou castreraient le désir? Bref, ici c'est Freud qui semble triompher et Westermarck perdre la partie. Mais est-ce aussi simple ? Car pour Freud, au sein de la famille nucléaire, spontanément le fils désire prendre la place du père auprès de sa mère, et la fille la place de sa mère auprès de son père. Et le frère doit renoncer à sa sœur et la sœur à son frère pour tourner leur désir vers des étrangers qui ressemblent fortement à la mère (pour le fils) ou au père (pour la fille). Bref, le désir pour les parents (interdits) existe bien mais il doit être réprimé. rpfnnl";
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nié pour que la famille et les rapports de parenté puissent exister et continuer d'exister. Freud, malgré son génie qui lui a fait reconnaître et explorer le rôle de la sexualité dans la construction psychique de l'individu et dans les rapports sociaux, serait-il lui aussi resté prisonnier du complexe judéo-chrétien de la famille monogamique et patriarcale? . L'humanité a exploré ici et là des possibilités, des routes qui ont été interdites ou ignorées ailleurs. Et si les Égyptiens ont pratiqué pendant quelques millénaires, et de façon régulière, le mariage entre frère et sœur, il ne semble pas qu'ils aient accumulé plus de tares héréditairement transmises que les peuples soumis aux interdits chrétiens et paralysés d'horreur à l'idée qu'un frère et une sœur, non seulement aient des rapports sexuels, mais se marient et fondent une famille t • Dernier point. Beaucoup d'anthropo!ogues ou de philosophes, confrontés aux unions rapprochées des Egyptiens, des Iraniens mais aussi des Incas, des chefs polynésiens, conjurent toute discussion, toute réflexion sur ces faits en affirmant qu'il s'agit là de pratiques d'humains qui se prennent pour des dieux ou pour des descendants des dieux, donc nécessairement d'une minorité qui, en commettant l'inceste, cherche à marquer ses origines, sa nature non humaine. Pourtant, nous savons maintenant que ces pratiques engageaient bien d'autres couches de la population, des petits fonctionnaires égyptiens, voire des Grecs sédentarisés dans le pays, et bien d'autres avec eux. D'autres, tout en reconnaissant que des croyances religieuses aient pu inspirer ces pratiques, émettent des doutes théoriques inspirés d'une conception critique (voire « marxiste») du rôle des idéologies dans la fabrication des sociétés et dans l'histoire. C'est ainsi que Keith Hopkins écrit : Dans quelle mesure peut-on faire d'une religion une explication? Nous pouvons difficilement prendre ces mythes au pied de la lenre et imaginer que les hommes n'ont fait qu'imiter ce que les dieux firent originellement. D'autant que les dieux manifestent souvent leur identité en se livrant à ce qui est interdit aux hommes 2 •
C'est également la position de Jack Goody, qui pousse plus loin encore le doute sur la valeur explicative du facteur religieux : En tout état de cause, s'il faut voir dans les dieux le fruit de l'imagination des hommes, leurs actes ne sauraient rendre compte à eux seuls des conduites humaines, en particulier lorsque certaines sociétés tentent de suivre leur façon de faire, tandis que d'autres tendent à l'inverse 3• 1. Les données égyptiennes les plus anciennes relatives au mariage frère-sœur remontent à la XIe dynastie, soit 2000 av. J.-C. Cf. J. Cerny, « Consanguineous marriages in pharaonic Egypt », Journal of Egyptian Arcbaeology, vol. 40, 1954, pp. 23-29. 2. K. Hopkins, « Brother-sister marriage ... », loc. cit., p. 87. 3. J. Goody, Famille et mariage en Eurasie, op. cit., p. 87.
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Curieuse façon de considérer la religion, surtout lorsqu'il est question de l'Orient antique où, encore moins qu'aujourd'hui, le pouvoir politique était séparé du pouvoir religieux, où, pour le dire autrement, tout pouvoir sur les hommes cherchait son fondement et trouvait ses formes dans une religion. Et comment considérer simplement comme un fait de l'imagination une réalité sociale, cette religion qui peuplait la terre de temples et de palais où s'engloutissait une part considérable du travail et des richesses des sociétés, et qui légitimait le pouvoir des princes et sur les prêtres et sur les gens du commun ? n existe bien, en effet, deux façons pour les hommes de se positionner face aux dieux. Soit ils affirment qu'entre les dieux, les rois et les simples humains il y a continuité. C'est le cas des Égyptiens, qui croyaient que le souffle de toutes les créatures vivantes, les humains en premier, était une parcelle du souffle divin, du Kâ du pharaon, dieu vivant parmi les hommes 1• C'était plus encore le cas des Iraniens, puisque la conscience de chacun était considérée comme la conséquence de la présence à l'intérieur des hommes et des femmes de la vraie religion, le mazdéisme. D'autres sociétés ont choisi de voir les choses autrement 2 et d'affirmer qu'entre les dieux et les hommes il y a discontinuité, que les hommes, par exemple, ont perdu l'immortalité qu'ils partageaient à l'origine ~vec les dieux ou avec Dieu par la faute de Pandora (les Grecs) 3 ou d'Eve. Chez les Grecs, les humains, après avoir perdu l'immortalité, se sont retrouvés à mi-chemin entre les animaux et les dieux, et conscients que leur destin serait toujours finalement scellé par les dieux. Œdipe, ignorant que Laios est son père et Jocaste sa mère, tue l'un et épouse l'autre. Et quand on lui révèle ce qu'il a fait, conscient de l'horreur de ses crimes mais aussi d'avoir été l'instrument inconscient de la malédiction des dieux jetée sur les Labdacides, il se crève les yeux et part en exil, aveugle errant guidé par sa fille. TI sait qu'il n'a pu échapper à son 1. Cf. H. Frankfort, Before Philosophy, Londres, Pelikan Books, 1949, pp. 11-38. De ce fait, tous les humains étaient en dette de leur vie vis-à-vis du pharaon, et cette dette ne pouvait s'éteindre, même au prix de leur existence, et justifiait les corvées et les tributs que la masse de la population devait aux dieux, aux prêtres et au pharaon. Voir aussi A. R. Radcliffe-Brown, in M. Fortes et E. E. Evans-Pritchard, Systèmes politiques africains, Préface, pp. XXI-XXII, Paris, 1964 : «En Afrique, il est souvent difficile, même idéalement, de séparer les fonctions politiques des fonctions rituelles ou religieuses. Ainsi, dans des sociétés africaines, on peut dire que le roi est le chef de l'exécutif, le législateuG le juge suprême, le commandant en chef de l'armée, le chef des prêtres ou le maître suprême du rituel, et même peut-être le capitaliste principal de l'ensemble de la communauté. Mais il est faux de l'imaginer comme combinant en lui-même un grand nombre de charges préparées et distinctes. n n'y a qu'une seule charge, celle du Roi. » 2. Cf. J.-P. Vernant, L'Univers. les dieux, les hommes, Paris, Seuil, 2000. 3. n est intéressant de rappeler que les Indiens et les Iraniens, au temps de leurs origines communes, partageaient les mêmes mythes. Cunion de deux dieux, frère et sœur, Yima et Yunak, se retrouve en Inde avec l'union du premier homme et premier roi mythique, Yama, et de sa sœur, Yami. Mais en Inde du Nord, les mariages proches furent toujours prohibés, et la monogamie préférée, tandis qu'en Inde du Sud, dont les langues et les systèmes de parenté étaient dravidiens, les mariages très proches avec la fille de la sœur aînée ou avec la sœur cadette de la mère étaient pratique courante. Beaux exemples de cumuls de l'identique qui ne faisaient pas l'objet d'interdits.
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destin, et c'est cela sa tragédie. Mais Œdipe n'est pas un pécheur devant Dieu. TI est coupable devant les hommes, mais ceux-ci savent comme lui qu'il est aussi, par ses crimes, l'instrument des dieux. Ce n'est pas du tout cette vision de l'univers et de la place des humains en son sein qu'allaient susciter et justifier Ève la tentatrice et Adam son complice. Leur faute fut un péché et une tache (macula) qu'allait devoir" désormais E0rter toute l'humanité. Par leur faute, tous les descendants d'Adam et Eve, le couple primordial, furent condamnés à « se racheter» du péché originel avec lequel chaque homme, chaque femme naîtrait désormais, puisque c'est par l'acte qui transmet la vie, l'union des sexes, que la souillure originelle nous est transmise. Désormais le destin de l'humanité sera de s'efforcer, pour chacun, d'assurer son « salut» en naissant une seconde fois et en entrant par le baptême et les sacrements dans le sein de l'Église. Mais rien ne garantit, sauf la grâce de Dieu, qu'un pécheur, fût-il repenti, soit sauvé. C'est à travers cette vision des rapports entre Dieu et les hommes que se comprennent les multiples interdits que le christianisme a imposés aux rapports entre les sexes et au mariage. Se marier au plus loin, c'était réduire au minimum le cumul et le mélange de chairs identiques marquées par le péché originel, et multiplier les bénéfices qu'apportent les alliances avec des familles et des groupes non apparentés. Mais sur ces points de doctrine chrétienne, qu'il nous suffise, comme d'autres l'ont fait avant nous 1, d'écouter saint Augustin (354-430 ap. J.C.). Né et grandi en Tunisie, où le mariage entre parents très proches était couramment pratiqué dans les villes comme dans les campagnes peuplées de tribus nomades, l'auteur de La Cité de Dieu part en guerre contre les couttunes incestueuses des peuples qui adorent les faux dieux, et quinze siècles avant Tylor 2 et Lévi-Strauss vante les avantages de l'exogamie et de la multiplication des alliances. Et anticipant l'objection que, selon la Bible elle-même, l'humanité est née de l'union incestueuse d'Adam et Ève, deux êtres faits littéralement d'une seule chair, il nous explique qu'étant alors les seuls sur la terre, nos ancêtres ne pouvaient faire autrement3 • Écoutons-le. Ainsi donc, après la première union de l'homme, formé de poussière, avec la femme tirée du flanc de l'homme, le genre humain ayant besoin de se multiplier par de nouveaux accouplements, à défaut d'autres hommes que les individus issus du premier couple, les frères épousèrent leurs sœurs, alliance que J'antique nécessité excusait et qui maintenant serait d'autant 1. L. White, «The definition and prohibition of incest., Amer;can Antbropologist, nO 50, 1948, pp. 416-434. B. Vernier, «Du nouveau sur l'inceste? Pour une théorie unitaire,., op. cit., pp. 54-85. 2. E. B. Tylor, « On a method of investigating the deveJopment of institutions applied to laws of marnage and descents., G.R.A.S., nO 18, 1889. 3. Avant saint Augustin, saint Jean Chrysostome, patriarche de Constantinople (347407), avait déjà développé des thèses semblables.
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plus criminelle que la religion l'interdit. Et cette raison est fondée sur une raison très juste, celle de la charité [caritas]. C'était le plus précieux intérêt des hommes de multiplier entre eux les liens de l'affection et, loin de concentrer les alliances sur un seul, de les diviser plutôt par tête pour embrasser le plus grand nombre possible dans la chaîne sociale. Père et beau-~re sont des noms qui expriment deux alliances. Que le père et le beau-père soient deux hommes, la charité se partage et s'étend. Mais Adam était obligé de réunir en lui ce double titre alors que ses fils épousaien~ leurs sœurs. Ève aussi était à la fois mère et belle-mère de ses enfants [...]. A cette sœur-épouse qui cumule deux alliances, substituez une sœur et une épouse, le nombre des parentes humains n'est-il pas augmenté [... J. Aussi, dès que l'accroissement du genre humain fit disparaître cette nécessité, l'union entre frère et sœur devint illégitime [...1. Le genre humain s'étant accru et multiplié, nous voyons même parmi les impies, adorateurs des faux dieux, prévaloir sur la perversité des lois qui permettent les mariages entre frère et sœur, un usage meilleur qui proscrit telle licence et la pudeur se détourne de cette union, licite aux premiers temps du monde, comme si elle eut toujours été illicite [...l. Et les cousins, à cause de la proximité du degr~ ne se donnent-ils pas entre eux le nom de frère? Et ne sont-ils pas comme frères germains? C'était, en effet, pour les anciens patriarches un soin religieux de ne pas abandonner la parenté au courant de la descendance et de la rappeler quand elle était encore peu lointaine; ils la retenaient pour ainsi dire dans sa fuite par la chaîne du mariage [..•] ils aimaient à prendre femme dans leur famille. Or, qui peut douter qu'il ne soit honnête aujourd'hui de prohiber le mariage même entre cousins? Et non seulement [..•] afin de multiplier les affinités dans l'intérêt de la fraternité humaine au lieu de les réunir sur une seule tête, mais encore parce qu'il est un noble instinct de pudeur qui en presence de personnes que la parenté nous ordonne de respecter, fait taire en nous ces désirs dont nous voyons rougir même la chasteté conjugale. D'un côté l'intérêt, de l'autre la honte devant le désir sexuel dont même des époux unis par le sacrement du mariage doivent rougir quand ils l~éprouvent l'un pour l'autre 1.
Finalement, après tous ces parcours dans les univers de la parenté, quelle conjecture pouvons-nous faire sur les origines et les fondements de l'inceste?
1. C'est nous qui soulignons. Saint Augustin, La Cité de Dieu, chapitre
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CHAPITRE XI
Sur les origines et les fondements de la prohibition de l'inceste Freud et Lévi-Strauss
La prohibition de l'inceste occupe une place centrale parmi les multiples usages du sexe que chaque société rejette comme mauvais et sanctionne de façon plus ou moins lourde, allant du ridicule à la mort. Mais l'inceste n'est pas nécessairement le premier des crimes aux yeux d'une société, cette place revenant, dans la Rome antique ou en Chine par exemple, au parricide. Car ce ne sont pas seulement les rapports de parenté que certaines unions sexuelles menacent de détruire. Ce sont aussi les rapports hiérarchiques entre membres de castes supérieures et inférieures; ou entre gens de «races» différentes, entre Blancs et Noirs comme en Mrique du ~ud du temps de l'apartheid, ou, jusqu'à peu, dans les États du Sud des Etats-Unis, là où le Ku Klux Klan faisait régner sa 10P. À ces mauvais usages du sexe s'opposent bien entendu tous ceux qu'une société autorise, recommande ou même prescrit. Et ceci ne concerne pas seulement les rapports hétérosexuels entre individus de même rang, de même religion ou appartenant à la catégorie des parents qui peuvent ou qui doivent un jour s'épouser. Chez les Baruya, on l'a vu, les rapports homosexuels entre initiés de classes d'âge différentes non seulement ne sont pas interdits, mais ils sont imposés aux jeunes garçons dès qu'ils quittent le monde maternel pour la maison des hommes. Bref, dans toutes les sociétés l'exercice de la sexualité n'est pas laissé à l'entière liberté de chaque individu ou de chaque groupe. TI est directement ou indirectement placé sous le contrôle de la société, non seulement subordonné à sa reproduction, mais mis directement à son service, tout autant lorsqu'il est interdit que lorsqu'il est prescrit. Qu'y a-t-il donc, dans la sexualité humaine, qui oblige les sociétés à en interdire certains usages 1. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, on sait que de nombreuses femmes qui, dans les pays occupés par les armées aUemandes, avaient «couché» avec des «occupants» furent jugées et condamnées, en France, par exemple, à être «tondues» et à défiler, parfois nues, devant la population des villes libérées qui les insultait et les humiliait.
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et à en favoriser d'autres tout en les canalisant? Tenter de répondre à cette question implique de proposer une explication - qui ne peut être qu'une conjecture - des origines et des fondements de la prohibition de l'inceste. Beaucoup d'auteurs, Morgan, Tylor, Westermarck, Durkheim, Freud, Lévi-Strauss, entre autres, se sont risqués dans cette aventure avec des résultats plus ou moins féconds. Avant d'exposer notre propre vision des choses, examinons deux conjectures célèbres, celles qui furent proposées par Sigmund Freud et par Lévi-Strauss. La conjecture freudienne: le meurtre et la dévoration du Père à l'origine du tabou de nnceste, de la religion et de la société
Le thème du meurtre du Père comme origine du tabou de l'inceste, et comme fondement de la société humaine qui devait émerger à la suite de ce meurtre, est présent dans les grandes œuvres de Freud, depuis Totem et Tabou jusqu'à VHomme MoiSe et le monothéisme en passant par Malaise dans la culture et VAvenir d'une illusion. Nous ne tenterons pas ici une exégèse de ces textes, nous les examinerons en ce qu'ils avancent une hypothèse théorique fondamentale dans la pensée de Freud. À de nombreuses reprises, Freud présente ce meurtre comme un événement qui a réellement eu lieu dans un passé préhistorique très lointain, et fut ensuite refoulé, c'est-à-dire à la fois oublié mais conservé dans l'inconscient des masses et des individus. Dans certains passages de son œuvre cependant, Freud présente comme purement imaginaire un événement qui nous révélerait néanmoins quelque chose d'essentiel sur les fondements de la société humaine. Comment Freud se représentait-il le mode d'existence des ancêtres préhistoriques des hommes actuels, parmi lesquels se serait accompli ce meurtre fondateur de la société humaine actuelle? Freud commence par passer en revue diverses hypothèses avancées avant lui pour expliquer la prohibition de l'inceste. D'abord celle de Westermarck, pour qui «des personnes de sexe différent, vivant ensemble depuis leur enfance, éprouvent une aversion innée à entrer en rapports sexuels t ». Freud reprend à son compte l'objection qu'avait déjà faite Frazer à Westermarck, et que reprendra également Lévi-Strauss trente-cinq ans plus tard: On ne voit pas bien pourquoi un instinct humain profondément enraciné aurait besoin d'être renforcé par une loi. Il n'y a pas de loi ordonnant à l'homme de manger et de boire ou lui défendant de mettre ses mains dans le feu [...] ce que la nature elle-même défend et punit n'a pas besoin d'être défendu et puni par la loi [...]. C'est ainsi qu'au lieu de J'interdiction légale 1. E. Westermarck, cc The history of human marriage., Londres, 1891. Cité par S. Freud in Totem et Tabou, Paris, Gallimard, 1993, p.261.
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de l'inceste s'il existe pour l'inceste une aversion naturelle, nous devrions plutôt en conclure à l'existence d'un instinct naturel poussant à l'inceste. Si la loi réprouve cet instinct comme tant d'autres [...] c'est que les hommes civilisés se sont rendu compte que la satisfaction de ces instincts naturels serait nuisible du point de vue de la société 1.
Freud éc~rte ensuite une autre explication, proposée cette fois par des biologistes ou des auteurs qui prétendaient avoir découvert une explication « rationnelle» aux coutumes des « primitifs». Les primitifs « auraient remarqué très tôt les dangers que la consanguinité feraient peser sur la race et auraient donc décrété l'interdiction de l'inceste». Or, répond Freud: Même de nos jours, les conséquences nuisibles de la consanguinité ne sont pas encore établies de manière absolument indubitable et elles sont difficiles à mettre en évidence dans le cas de l'homme [...]. Tout ce que nous savons sur les primitifs actuels rend peu vraisemblable l'hypothèse d'après laquelle leurs ancêtres les plus éloignés auraient été préoccupés par le souci de mettre leur postérité à l'abri des effets nuisibles des unions consanguines 2•
Après avoir écarté les explications psychologique et biologique de la prohibition de l'inceste, Freud mentionne finalement un « dernier essai d'explication de l'origine de l'inceste» qui diffère totalement des précédents. Ce sont les deux hypothèses avancées par Darwin dans son fameux texte sur « la descendance de l'Homme ». Darwin commence par écarter l'idée, courante à son époque, de l'existence d'une promiscuité sexuelle générale des mammifères dans l'état de nature : il suffit, dit-il, de constater « la jalousie» qui règne entre eux, et le fait que « beaucoup sont armés d'organes spéciaux destinés à leur faciliter la l~tte contre des rivaux ». Mais qu'en était-il de nos lointains ancêtres? A partir de l'observation « des habitudes de vie des singes supérieurs », Darwin avance deux hypothèses que Freud recopie mot à mot. Vune, « la plus vraisemblable, est que les hommes ont vécu à l'origine en petites communautés, chaque homme avec une femme, ou, s'il en avait le pouvoir, avec plusieurs, qu'il défendait jalousement contre les autres hommes». Mais il évoque également une autre possibilité:
Ou bien il se pourrait que l'homme n'ait pas été un animal social et qu'il ait tout de même vécu avec plusieurs femmes qui n'appartenaient qu'à lui comme le gorille [...l quand un jeune mâle atteint l'âge adulte, il lutte pour la domination et le plus fort, ayant tué ou chassé les autres, s'établit chef du groupe 3• 1. J. G. Frazer, Totemism and Exogamy, Londres, 1910, vol. 4, p. 97. 2. S. Freud, Totem et Tabou, op. cit., p. 143.
3. Darwin, The Descent of Mim, Londres, 1871, vol. 2, pp. 362-363. S. Freud, Totem op. cit., p. 265.
et Tabou,
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Freud s'inscrit alors résolument dans la lignée de Darwin, mais d'une façon à la fois· surprenante et significative. Au lieu de partir de l'hypothèse considérée par Darwin comme la plus vraisemblable, il adopte immédiatement la seconde hypothèse sans nous dire pourquoi il écarte délibérément la première, tout en reconnaissant que la seconde décrit un « état originaire de la société qui n'a été observé nulle partl ». En fait, il suffit de comparer ce que chaque hypothèse implique pour découvrir la raison du choix fait par Freud. Selon la première, nos plus anciens ancêtres vivaient déjà en société. Au sein de cette société, tous les hommes possédaient au moins une femme, parfois plusieurs, qu'ils gardaient jalousement contre les autres. Mais leur rivalité débouchait rarement sur le meurtre ou sur l'exil. Dans la seconde hypothèse, nos plus lointains ancêtres appartenaient au règne animal. Ils ne vivaient pas en société mais en hordes dominées par un mâle très violent qui monopolisait pour lui seul l'accès sexuel à toutes les femmes du groupe. Cissue de la rivalité entre les mâles était le meurtre du chef ou son exil. Freud, pour justifier son choix, cite l'œuvre d'un disciple de Darwin, Atkinson, qui avait passé toute sa vie en Nouvelle-Calédonie et publié un ouvrage intitulé PrimaI Law, dans lequel il montrait que la horde originaire de Darwin pouvait « s'observer facilement dans les troupeaux [...] de chevaux sauvages et aboutissait toujours à la mort de l'animalpère 2 ». Freud considère cette théorie comme « tout à fait remarquable et en concordance sur un point essentiel avec la sienne». Sur un point seulement, car Freud note que la théorie de Darwin et d'Atkinson « n'accorde pas la moindre place aux origines du totémisme ». Or, Freud a besoin du totémisme pour développer sa propre théorie, nous verrons pourquoi. Mais auparavant, il nous faut comprendre l'importance que revêt alors pour Freud l'idée du «meurtre de l'animal-Père ». Elle va en effet lui permettre d'expliquer le passage de la nature à la culture, et, complétée par les notions de croyance totémique et de sacrifice rituel, expliquer l'apparition de la religion, de la morale et même de l'art. Comment donc, pour Freud, a pu émerger tout ce qui constitue la société humaine telle qu'elle existe toujours aujourd'hui.? Pour comprendre sa réponse, il nous faut revenir aux objections qu'il adresse à Atkinson. Celui-ci supposait en effet que le meurtre du Père ne pouvait être suivi que par des luttes fratricides entre les fils, et que ces luttes auraient mené à terme à la disparition de la horde paternelle sans 1. S. Freud, Totem et Tabou, op. cit., p. 289. 2. Ibid., p. 291. J. J. Atkinson avait publié en 1903, sous le titre PrimallAw, un court traité qu'Andrew Lang, un anthropologue fort réputé à l'épCNue, avait indu dans son ouvrage Social Origins (1903, ·Longmans, Green, Londres). A cette époque, les débats faisaient rage entre ceux qui prétendaient que les croyances totémiques expliquaient l'exogamie en interdisant de se marier dans son totem, dans son sang (Durkheim), et ceux qui, à l'inverse, voyaient dans l'exogamie le fait premier qui avait reçu après coup une sanction religieuse. C'était la position de Lang. Le père jaloux impose l"exogamie et la règle devient «Tu n'épouseras pas dans ton groupe », et si le groupe porte le nom d'un animal totémique dont il croit descendre, s'impose la règle : «Tu n'épouseras pas quelqu'un du même totem. »
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l'intervention d'un facteur qui les avait fait renoncer à posséder leurs sœurs et à rester dans la horde: l'amour maternelle Freud écarte cette explication et propose, pour éclairer le passage de l'état de nature à l'état social, une hypothèse qui, écrit-il, « peut paraître extravagante mais présente l'avantage de créer une unité insoupçonnée entre des séries de phénomènes jusque-là séparés 2 » : Un jow; les frères qui avaient été chassés se coalisèrent, tuèrent et mangèrent le père, mettant fin ainsi à la horde paternelle. Unis, ils osèrent entreprendre et réalisèrent ce qu'il leur aurait été impossible de faire Îsolément 3 [ •••l S'il est vrai que les frères s'étaient ligués pour triompher du père, auprès des femmes ils étaient rivaux l'un de l'autre. Chacun aurait voulu les avoir toutes pour lui, à l'instar du père, et la nouvelle organisation aurait péri dans la lutte généralisée. Ainsi il ne resta plus aux frères, s'ils voulaient vivre ensemble, qu'à instituer l'interdiction de l'inceste par laquelle ils renonçaient tous à la fois aux femmes convoitées, bien que ce fût avant tout à cause d'elles qu'ils avaient éliminé le père 4• En renonçant, par ce contrat passé entre eux, à leurs sœurs et à leurs mères, les frères se contraignirent du même coup à trouver des femmes ailleurs, dans d'autres groupes. I.:interdiction de l'inceste entraîna ainsi l'exogamie et rendit possible, en même temps que nécessaire, l'échange des femmes entre les hommes. Bref, l'interdiction de l'inceste fit émerger au sein de cette nouvelle forme d'organisation sociale les rapports de parenté dans leur double nature de rapports de descendance et de rapports d'alliance. Car l'interdiction de l'inceste a deux conséquences simultanées : elle pousse au premier rang et cristallise, sous des formes diverses, les liens qui unissent des individus entre eux du fait qu'ils descendent d'ancêtres communs, et elle oblige ces mêmes individus à chercher hors de leur groupe de descendance des partenaires pour s'unir sexuellement. Bref, elle pousse à l'exogamie et à l'échange. On reconnaît, trente-cinq ans avant Les Structures élémentaires de la parenté, la thèse même de Lévi-Strauss liant la prohibition de l'inceste à l'exogamie et à l'échange des femmes. Mais l'institution de la prohibition de l'inceste, si elle éclaire l'émergence des rapports de parenté proprement humains, ne saurait expliquer, aux yeux de Freud, l'émergence d'autres institutions également propres aux humains, la religion et la morale. Pour cela, il nous faut revenir à nouveau à l'événement fondateur, le fait que les fils ont non seulement « tué» mais «mangé» leur père. Car Freud, et les exégètes l'oublient trop souvent, traite en deux pages du meurtre du père mais en consacre 1. Freud, dans Totem et Tabou, ne mentionne jamais l'existence des cc mères ». Il parle seulement des cc femmes du père ». Cf. N. Kress-Rosen, cc Vinceste aux origines ae la psychanalyse », Etudes freudiennes. nO 35, mai 1994, pp. 61-82. 2. S. Freud, Totem et Tabou, op. cit., p. 289. 3. Ibid., pp. 289-290. 4. Ibid., p. 293.
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beaucoup plus au repas cannibale qui l'a suivi. Quel rôle et quelle importance attribuait-il à la dévoration du corps du père? Ici, Freud fait intervenir les concepts de totem et d'animal totémique, ainsi que le concept de sacrifice, qu'il emprunte à Robertson Smith, l'auteur des célèbres Lectures on the Religion of the Semites (1889). Pour Freud, en effet,.en tuant et en mangeant leur père, les fils ont accompli le premier sacrifice religieux de l'humanité. En consommant la chair de leur père, ils se sont identifiés à lui de nouveau, et en même temps ont renforcé entre eux leur identité - pour avoir partagé le même crime et la même chair. Cependant, une fois tué et dévoré, le Père devint encore « plus puissant mort qu'il ne l'avait jamais été de son vivant! ). Car tout en haïssant le père qui s'opposait si violemment à leur besoin de puissance et à leurs exigences sexuelles, les fils l'aimaient et l'admiraient aussi 2• De cet amour et de cette admiration allaient naître en eux un sentiment de culpabilité et le désir de se repentir, deux sentiments qui, selon Freud, se retrouvent dans les deux interdits associés au complexe d'Œdipe: l'interdiction de désirer sa mère et l'interdiction de désirer la mort du père. Pourquoi le complexe est-il dit d'Œdipe? Parce que, précisément, celui-ci avait tué son père puis épousé sa mère 3• Le meurtre de leur père et la dévoration de sa chair avaient donc scellé le pacte entre les fils et réaffirmé leur commune identité entre eux et avec leur père mort. Mais les avantages acquis par ce double crime, le fait de s'être approprié les pouvoirs de leur père en les incorporant, menaçaient de disparaître avec le temps, et c'est dans ces conditions que, pour répéter le meurtre du père et sa dévoration, un animal fut choisi comme substitut du père, comme son « totem ». La mise à mort de l'animal totémique et sa consommation furent interdits désormais à tous ceux qui partageaient le même totem, sauf lorsque ceux-ci, pour réaffirmer leur commune identité et leur solidarité, en « assumaient collectivement la responsabilité ». Avec l'invention du totem comme substitut du père, et la réactualisation périodique et symbolique de son meurtre sous la forme du sacrifice et de la consommation de l'animal totémique, avaient émergé, selon Freud, les fondements de toutes les religions. C'est ainsi que, au cours de l'évolution de l'humanité, les ancêtres totémiques furent peu à peu divinisés, que le totem du père se transforma en dieu et que les rois eux-mêmes prirent la figure du père. Pour Freud, le dernier avatar de ces métamorphoses successives fut l'apparition du christianisme, qui a vu la religion du fils se substituer à celle du père - et, dit Freud : 1. Ibid., p. 292. 2. Ibid., p. 292. 3. Ibid., p. 275. Sur Œdipe et sa signification pour les Grecs, voir J.-P. Vernant, «Œdipe., in Yves Bonnefoy (dir.), Dictionnaire des mythologies, Paris, Flammarion, 1981, pp. 190-192, et J.-P. Vemantet P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie. Paris. Maspero, 1972, pp. 75-132.
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Pour marquer cette substitution, on redonna vie à l'ancien repas totémique sous la forme de la communion (l'eucharistie) dans laquelle les frères réunis consomment la chair et le sang du fils, et non du père, afin de se sanctifier et de s'identifier avec lui par cette consommation .
Ainsi, pour Freud, le meurtre du Père et le repas cannibale qui s'en suivit ont donc non seulement institué la prohibition de l'inceste, et donné naissance de ce fait aux rapports proprement humains de parenté fondés sur l'échange des femmes entre les hommes, mais ils ont également jeté les fondements de toutes les religions. Cependant, alors que la prohibition de l'inceste est définitive, le meurtre du père et sa dévoration doivent sans cesse être rejoués, reproduits symboliquement sous la forme des sacrifices aux ancêtres et aux dieux mis en scène par les religions. La société repose désormais sur la part prise au crime commis en commun, la religion sur Je sentiment de culpabilité et sur le repentir qui s'en est suivi, la morale sur les nécessités de la société d'une part et pour le reste sur le besoin d'expiation engendré par le sentiment de culpabiüté 2 •
À voir toutes les religions de l'humanité expliquées par le meurtre originaire d'un père, dont le souvenir est resté enfoui et ignoré dans l'inconscient de chacun mais continue à agir dans la « psyché des masses », on mesure à quel point l'explication de Freud reste enfermée dans les représentations des religions de l'Occident judéo-chrétien, et cet ethnocentrisme interdit qu'on le suive jusqu'au bout. Finalement, on s'aperçoit que ces deux ans de labeur consacrés à écrire Totem et Tabou, ces multiples lectures qui, à travers les œuvres de Tylor, Durkheim, Darwin, Atkinson, Frazer, Lang, ont mené Freud des déserts de l'Australie aux rites des anciens Sémites et aux mythes des anciens Grecs, n'a été entrepris que pour conforter, justifier des résultats acquis longtemps à l'avance par un autre chemin, celui de l'analyse. Et l'un de ces résultats est l'idée que les sentiments entre parents et enfants sont marqués par une ambivalence fondamentale, faite d'un mélange d'amour et d'hostilité inconsciente, qu'en chacun de nous sont donc présents, dès la petite enfance, deux sortes de désirs refoulés en permanence dans l'inconscient, des désirs incestueux à l'égard des parents du sexe opposé (mais aussi du même sexe) et celui de se débarrasser des personnes qui font obstacle à la réalisation de ces désirs interdits, désir qui prend la forme imaginaire du meurtre du père. Ces désirs interdits, réprimés et refoulés dans l'inconscient pendant les premières années de la vie, ne pourront jamais plus disparaître. Ds changeront seulement de forme et s'attacheront à de nouveaux objets, qui, de ce fait, deviendront des objets de substitution. Telles sont les composantes de ce que Freud a désigné comme «le complexe d'Œdipe», que chacun porte en soi et doit « résoudre» au cours de sa vie pour mener l'existence d'un adulte 1. S. Freud, Totem et Tabou, op. cit.,p. 308. 2. Ibid., p. 296.
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« normal ». Bref, ce que ses lectures ethnographiques ou historiques avaient apporté à Freud fut la confirmation de découvertes déjà réalisées de quelques-unes des composantes et des ressorts du fonctionnement -de la psyché, de l'appareil psychique présent selon lui en chacun de nous quelles que soient les sociétés et les époques. On comprend dès lors qu'en 1925, revenant sur Totem et Tabou, il ait pu écrire: Si j'associais à tout cela mes propres constatations sur les phobies animales [du petit Hans] et la théorie de Robertson Smith sur le repas totémique, et la conjecture darwinienne selon laqueUe les hommes vivaient à l'origine en des hordes dont chacune se trouvait sous la domination d'un unique mâle, fort, violent et jaloux, je pouvais constituer à partir de toutes ces composantes une hypothèse ou, pour mieux dire, une vision 1.
Et par deux fois en 1911, alors qu'il n~a pas encore rédigé le chapitre sur le meurtre du Père, Freud écrit à Carl Gustav Jung, qu'il savait être lui aussi en train d'écrire un livre sur l'origine de la religion sous le titre Métamorphoses et Symboles de la libido, et en lequel Freud sentait « un concurrent dangereux» : J'ai vu à la première lecture de votre essai [..•] que vous connaissez mon résultat [••. ] toutes les cachotteries tombent à mon soulagement. Vous savez donc déjà que le complexe d'Œdipe contient la racine des sentiments religieux. 20 juiUet 1911 2 •
En juillet 1911, Freud vient seulement de commencer ses lectures, et Totem et Tabou ne sera achevé qu'en mai 1913, soit deux ans plus tard. Or, à la fin de novembre 1911, il écrit à Sândor Ferenczi : Le travail concernant le Totem est une vraie cochonnerie. Je lis de gros livres qui sont sans véritable intérêt car je connais déjà les conclusions. C'est mon instinct qui me le dit 3• Finalement, si l'on voulait résumer en quelques mots le contexte et l'intention de Freud lorsqu'il écrivit Totem et Tabou, on pourrait dire ceci. Freud était matérialiste et partait du fait, établi selon lui définitivement par Darwin qu'il admirait, que l'homme moderne, « primitif» ou «civilisé », est le produit d'une longue évolution qui l'a séparé des grands singes supérieurs auxquels on peut le comparer. voulait démontrer que les découvertes qu'il avait faites à propos de l'organisation du psychisme humain, les notions d'inconscient et de conscient, de répression et de refoulement des désirs interdits, l'ambivalence des sentiments, le
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1. S. Freud, in Sigmund Freud présenté par lui-même, Paris, Gallimard, 1984,_p. 115. 2. S. Freud, C. G. Jung, Co"espondance (1910-1914), vol. n, Paris, Gallimatd, 1975, p. 268. 3. S. Freud, S. Ferenczi, Co"espondance (1908-1914), Paris, Calmann-Lévy, 1992, p. 239. Cité par N. Kress-Rosen, «L'inceste aux origines de la psychanalyse,., lac. cit., pp. 61-82, voir p. 65.
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complexe d'Œdipe, etc., constituaient une « contribution nouvelle » pour comprendre ( les origines déjà connues ou encore inconnues de la religion, de la morale et de la société». Dans le contexte scientifique de son temps, dominé par l'évolutionnisme dans les sciences de la nature et de la société, il a voulu démontrer que ses découvertes puisaient leurs fondements'dans l'évolution biologique et sociale de l'humanité et éclairaient d'un jour nouveau cette évolution. Après avoir écrit modestement, au début du chapitre 4, que seule une synthèse de l'apport de tous les domaines de recherche permettrait de mesurer l'importance relative que la psychanalyse peut avoir dans la compréhension de la genèse de la religion 1, il affirmera, dans les dernières lignes de Totem et Tabou, que
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le rôle que la psychanalyse serait amenée ouer dans une telle synthèse ne pourrait être que le rôle principal, même s'i faut sans doute que de grandes résistances affectives soient surmontées avant qu'on ne lui reconnaisse cette P9rtée 2• Notons l'adjectif « affectives ». Freud, persuadé de la nouveauté et de l'importance exceptionnelles de ses découvertes, n'envisage même pas la possibilité de résistances intellectuelles « scientifiques» à ses théories, mais seulement des oppositions « affectives ». En fait si, à la fin de Totem et Tabou, Freud s'affirme persuadé que la psychanalyse jouera à l'avenir le rôle principal dans la reconstruction de l'évolution des institutions humaines et dans la recherche de ses fondements, c'est parce qu'il croit avoir alors démontré que toutes ces institutions, la religion, la morale, le droit, l'art, etc., sont autant de « formations substitutives 3 » de deux événements qui se seraient déroulés à une époque très lointaine au sein d'une « horde» d'hommes et de femmes sauvages, le meurtre d'un Père violent et dominateur par ses fils, qui fut suivi de la dévoration de son cadavre. Les deux événements avaient eu deux conséquences distinctes. lis avaient fait émerger des rapports sociaux nouveaux, les rapports de parenté dans leurs deux dimensions, celle de la descendance (les descendants du même totem, du même sang), et celle de l'alliance (les groupes avec lesquels les hommes échangent les femmes auxquelles ils ont renoncé), ainsi que la religion, le droit, la morale, etc. Quoi qu'il en soit, Freud, en faisant de la prohibition de l'inceste le point de départ de l'échange des femmes, prit place dans le courant théorique inauguré par Morgan et par Tylor, qui fut le premier, en 1888, à affirmer que la parenté était fondée sur l'alternative « between either marrying out and being killed out 4 », explication que reprendront tour à tour Reo Fortune, Leslie White S et finalement Claude Lévi-Strauss. 1. S. Freud, Totem et Tabou, op. cit., p. 227. 2. Ibid., p. 313. 3. Ibid., p. 309. to
4. E. B. Tylor, cc On a method of investigating the development of institutions, applied laws of marriage and descent,., loc. cit., p. 276. 5. Leslie A. White, cc The dcfinition and prohibition of meCS(,., an. cité, pp. 416-434.
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est clair que, en voulant démontrer que ce double crime constituait rorigine réelle des institutions humaines et fournissait également la clef de leur évolution telle qu'on pouvait la conjecturer à partir de données ethnographiques ou historiques, Freud ne pouvait faire autre chose que bricoler une histoire imaginaire - qui n'est pas seulement une fausse histoire, mais une histoire fausse. Cependant, en affirmant que tout ordre social est en même temps un ordre sexuel, en affirmant que le désir sexuel divise plus les humains qu'il ne les unit, en montrant que, de ce fait, tout ordre social, toute civilisation implique, exige le contrôle de la sexualité humaine et sa répression, en soulignant le fait que les sentiments humains sont ambivalents, que l'amour contient de la haine et la haine de l'amour et que l'ordre social exige que la haine, le désir de supprimer l'obstacle à l'assouvissement du désir qui culmine dans le désir de meurtre soient refoulés, en démontrant enfin que ce qui est refoulé n'est pas supprimé, ne disparaît pas mais continue à exister et à se manifester sous d'autres formes, socialement acceptables, Freud fit faire un grand pas à la compréhension scientifique de l'homme. Mais au lieu de se contenter de démontrer que, pour que la société existe, il faut que les hommes sacrifient quelque chose de leur sexualité, il voulut rendre crédibles ses résultats théoriques en les rattachant à un événement imaginaire de l'évolution biologique et sociale de l'homme. On comprend dès lors pourquoi Totem et Tabou fut aussi mal accueilli par la majorité des ethnologues l, et notamment par l'un des plus grands d'entre eux, Alfred Kroeber 2, qui lui adressa tout de suite une volée de critiques. La distance que Lévi-Strauss allait prendre vis-à-vis de l'œuvre de Freud devait être plus grande encore.
Les conjectures de Lévi-Strauss: la pensée symbolique, fondement de la prohibition de l'inceste et de l'émergence de l'humanité L'attitude de Claude Lévi-Strauss vis-à-vis de l'œuvre de Freud a évolué au cours de sa vie, passant de l'admiration très modéré~ dans Les Structures élémentaires de la parenté (1949) à une position franchement 1. Al'exception de Malinowski, qui déclara son admiration pour le livre de Freud mais lui objecta que chez les Trobriandais, le père répressif n'existait pas alors que la fonction répressive existait bel et bien sous la forme de la figure et des fonctions du frère de la mère, de l'oncle maternel. Pour Malinowski, la théorie de Freud, malgré sa fécondité, était trop étroitement liée au monde occidental et par là se privait d'explorer d'autres figures possibles de l'autorité. Freud ne lui répondit pas, laissant à l'un de ses disciples, Ernest Jones, le soin de le faire. 2. A. Kroeber,
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hostile, et déniant toute valeur scientifique aux théories du savant viennois dans ses œuvres tardives, telle LA Potière jalouse (1985). Dans les Structures élémentaires, la psychanalyse est regardée comme une « science sociale » encore flottante entre la tradition d'une sociologie historique cherchant dans un lointain passé la raison d'être d'une situation actuelle et une attitude plus moderne et scientifiquement plus solide, qui attend de l'analyse au présent la connaissance de son avenir et de son passé!.
Ou encore: Il fallait voir que des phénomènes mettant en cause la structure la plus fondamentale de l'esprit humain n'ont pu apparaître une fois pour toutes: ils se répètent tout entiers au sein de chaque conscience individuelle, l'ontogenèse ne reproduit pas la phylogenèse.
Cexplication que donne Freud dans Totem et Tabou, pour LéviStrauss, est un « mythe» doté d'une « grande force dramatique ». Le désir de la mère ou de la sœur, le meurtre du père et le repentir du fils, ne correspondent sans doute à aucun fait ou ensemble de faits occupant dans l'histoire une place donnée. Mais ils traduisent, peut-être sous une forme symbolique, un rêve à la fois durable et ancien.
Et le prestige de ce rêve, son pouvoir de modeler, à leur insu, les pensées des hommes, proviennent précisément « du fait que les aaes qu'il évoque n'ont jamais été commis parce que la culture s'y est, toujours et partout, opposée 2 ». D'emblée, pourtant, Lévi-Strauss prend Freud au piège de ses deux interprétations du meurtre du Père. La première en faisait un événement (pré-)historique réel, refoulé ensuite mais conservé et agissant jusqu'à notre époque dans l'inconscient collectif de l'humanité. C'est l'interprétation pour laquelle penchait Freud, et qui correspondait aux présupposés scientifiques de son époque qui mettaient au premier plan, pour expliquer les institutions humaines, la recherche de leurs origines puis la reconstitution des étapes de leur évolution ultérieure. Mais cette démarche, bien loin de reconstruire l'histoire de ces institutions, n'avait produit qu'une fausse histoire, produit d'une « dialectique qui gagne à tous les coups ». Mais Freud avait également proposé une autre interprétation du meurtre du Père, une présentation qui, cette fois, faisait de lui un fait historique imaginaire, mais dont le récit dramatique devait permettre de comprendre le conflit intérieur qu'à toutes les époques tout être humain doit affronter et surmonter au cours de son développement pour se construire une identité propre, renoncer au désir qui le pousse vers ses 1. C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires Je la parenté, op. cit., p. 564. 2. C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, op. cit., p. 563.
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parents proches du sexe opposé au sien, et refouler l'hostilité ressentie vis-à-vis du parent du même sexe qui est vécu comme l'obstacle à son désir. Plus tard, une fois cette étape franchie, le complexe d'Œdipe ayant été résolu, l'enfant devenu adulte se tournera, pour la satisfaction de· ses désirs devenus désormais conscients et explicites, vers des personnes de l'autre sexe rencontrées au-delà du cercle de ses parents proches (ou considérés comme tels). Or, de ces analyses de Freud, Lévi-Strauss, dans Les Structures élémentaires de la parenté, ne discute pas vraiment. D considère ces désirs comme le produit d'un rêve ancien présent en chacun de nous et qui serait en fait « l'expression permanente d'un désir de désordre ou plutôt de contre-ordre». Mais c'est affirmer que ces désirs issus de la sexualité de chacun, et qui spontanément s'affrontent à l'ordre sexuel et social établi, ne sont pas un rêve. Ds sont bel et et bien présents en chacun de nous et éclairent notre passé comme notre avenir. Pour avoir découvert ces faits et en avoir exploré les conséquences du point de vue de la construction de l'identité des êtres humains, Freud avait donc fait « œuvre moderne et scientifique 1 » en dépit du caractère mythique du récit du meurtre du père et de son propre penchant à le considérer comme un événement historique unique mais réel qui avait pesé sur toute l'évolution ultérieure de l'humanité 2 • En fait, ce que Lévi-Strauss conteste fondamentalement, c'est que le désir sexuel et sa répression structurent les rapports des individus avec autrui et avec eux-mêmes, et façonnent des aspects essentiels de leur identité. En 1962, dans Le Totémisme aujourd'hui, il affirme ainsi que: En vérité, les pulsions et les émotions n'expliquent rien; elles résultent toujours soit de la puissance du corps soit de l'impuissance de l'esprit. Elles ne sont jamais des causes. Celles-ci ne peuvent être cherchées que dans l'organisme comme seule la biologie peut le faire 3• Et en 1969, à Raymond Bellour qui lui déclare que « les clivages [qu'il pratique] se trouvent éluder la dimension fondamentale de l'inconscient comme production du désir» 4, Lévi-Strauss répond : 1. S. Freud, Nouvelles Conférences d'introduction à la psychanalyse [1933], Paris, Gallimard, 1989, p. 37. cc Notre travail d'interprétation dévoile pour ainsi dire la matière première qu'on peut bien appeler sexuelle au sens le plus large du terme mais qui, lors d'une élaboration ultérieure, a trouvé les utilisations les plus c:fiverses.• 2. S. Freud, Lettre à Karl Abraham (15 février 1924). «Au retour fantasmatique dans le sein maternel s'opposent des obstacles qui suscitent l'angoisse, la barrière de l'inceste; d'où vient celle-ci? Son représentant est manifestement le père, la réalité, l'autorité qui ne permettent pas l'inceste. Pourquoi ces derniers ont-ils créé la barrière de l"inceste ? Mon interprétation était d'ordre sociohistorique, phylogénétique. Je faisais dériver la barrière de l'inceste de l'histoire primitive de la famille humaine et je voyais ainsi dans le père aauell'obstacle réel. • 3. C. Lévi-Strauss, Le Totémisme aujourd'hui, Paris, PUF, 1962, p. 103. Le paradoxe est que Lévi-Strauss, ici, n'est pas aussi éloigné qu'il le pense de Freud, puisque celui-ci plaçait dans le corps la source (le la libido. 4. C. Lévi-Strauss, .. Entretien avec Raymond Bellour ., in R. Bellour et C. Clément, Claude Lévi-Strauss: Textes de et sur Lévi-Strauss, Paris, Gallimard, 1977.
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Mais est-ce là la dimension fondamentale de l'inconscient? Je n'en suis nullement convaincu [...], il me semble que l'interprétation générale que [Freud] donne [des rêves] par la réalisation symbolique d'un désir reste singulièrement étriquée : elle vaut probablement pour certains et, même là, je doute qu'elle suffise. Ce qu'il y a, à mon sens, de fondamental dans le rêve, c'est la mise en évidence de cette tendance essentielle de l'esJ:lrit, même livré à SIlS automatismes, pour intégrer des données hétérogènes qui, dans le cas considéré, consistent en bribes d'événements vécus, en images, en sensations organiques actuelles. Ce besoin, cette exigence d'intégration sont d'ordre intellectuel bien plus qu'affectif, et ce serait brouiller les canes que de les faire passer sous la rubrique du désir, notion qui, du point de vue de ma recherche, n'est pas opérationnelle. Cela existe bien sûr, mais recouvre des forces obscures dont nous ne savons même pas si elles sont d'ordre psychique ou organique. [..•] Ce que nous nommons désir, pulsion, affect, que sais-je encore, n'est que la manière confuse et obscure dont nous ressentons les effets de déséquilibres complexes entre [ces] arrangements structuraux [de molécules et d'atomes] tardivement apparus avec la vie elle-même 1.
Finalement, on constate que la notion freudienne d'inconscient, comme instance psychique où se produit, se refoule, se déplace et se dépasse le désir, est récusée par Lévi-Strauss au nom de l'idée qui, à ses yeux, et paradoxalement, unissait Marx et Freud dans le même combat: J'ai retenu de Freud beaucoup plus que l'idée d'inconscient: d'abord la confirmation, comme je l'avais déjà appris de Marx, que la fonction pratique essentielle de la conscience est de se mentir à elle-même; ensuite et surtout, que derrière l'arbitraire et l'irrationalité apparente de certaines constructions de l'esprit, il est possible de découvrir un sens. Ce sont là des notions intellectualistes et rationalistes où le désir n'a pas grand-chose à voir 2•
Une fois l'inconscient freudien récusé, reste le problème des rapports entre l'esprit humain (et ses structures fondamentales, qui agissent audelà de la conscience) et la conscience des individus. Car si la fonction de la conscience est seulement de se mentir à elle-même, l'analyse scientifique doit prendre ses distances par rapport aux représentations que se font les individus d'eux-mêmes et de leurs rapports aux autres et au monde qui les entoure : Ce qui se passe dans la conscience des gens est très intéressant, mais seulement pour autant qu'en en faisant la critique, nous pouvons accéder à la façon dont les choses se passent en dehors d'elle: non pas la bouillie subjective mais des ordres concurrents, de nature organique, intellectuelle ou sociale, dont l'affectivité ne fait que représenter, sur le plan de la conscience individuelle, les heurts, les conflits ou les difficultés d'ajuste-
ment. 1. C. Lévi-Strauss, c Entretien avec R. Bellour,., loc. cit., pp. 206-208. 2. Ibid., pp. 201-202. Dans Tristes Tropiques, Lévi-Strauss confessait avoir eu deux maîtres, Marx et Freud, et une maîtresse, la géologie (op. cit., p. 62).
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Mais pourquoi les individus doivent-ils se mentir à eux-mêmes? Pourquoi n'ont-ils pas le besoin ou les moyens de savoir? Autant de questions que Marx posait en cherchant quels intérêts servait cette activité de méconnaissance qui se méconnaît en tant que telle. LéviStrauss invoque Marx, mais ne travaillera pas dans cette direction. Finalement, toutes les allusions que Lévi-Strauss a pu faire à l'œuvre de Freud ont, dès le départ, contourné un fait essentiel sur lequel il a toujours fait silence. Le fait que Freud, à l'aide d'un mythe, avait déjà tiré la conclusion qui devait servir un demi-siècle plus tard d'hypothèse à Lévi-Strauss: la prohibition de l'inceste oblige les humains à renoncer à leurs parent(e)s proches et à chercher au-delà (exogamie) de ce cercle des partenaires avec lesquels ils s'uniront sexuellement et socialement. Et comme cette prohibition vaut non pas pour une, mais pour toutes les familles humaines, celles-ci ne peuvent se perpétuer qu'en échangeant entre elles ceux de leurs membres auxquels la prohibition de l'inceste leur fait renonce!:. La soumission du désir à la prohibition de l'inceste, au cours des premières étapes du développement de l'enfant, serait donc bien un fait et une force qui poussent les individus devenus adultes à chercher, hors du cercle des parents interdits, des personnes avec qui s'unir sexuellement et, éventuellement, socialement. Mais, refoulé ou non, le désir ne dit rien sur l'identité des personnes qui « conviennent» à sa satisfaction. Et le caractère « convenable» de celles-ci dépend de deux choses: du système de parenté qui domine au sein de la société où l'individu est né et a grandi (et qui détermine avec qui s'unir et comment le faire pour que cette union soit socialement acceptée), et, en second lieu, des rapports politico-religieux, hiérarchiques ou non, qui existent dans une société et interdisent ou imposent certaines unions entre les groupes qui les composent. C'est ainsi que pour rendre compte du choix d'un individu dans sa société, Freud, Lévi-Strauss et Marx apportent chacun leur part de vérité 1.
Des structures élémentaires de la parenté
n
s'agit d'abord ici de tenter de résumer les éléments essentiels de la conception que se faisait Lévi-Strauss des origines et des fondements de la prohibition de l'inceste lorsqu'il rédigea son grand livre sur Les Structures élémentaires de la parenté (1949). Nous énumérerons ensuite brièvement les résultats théoriques positifs qu'il en a tirés au fur et à mesure qu'il analysait un certain nombre de systèmes de parenté pour en dégager les « structures », autrement dit les principes de fonctionnement et les conditions de leur reproduction. Enfin, nous passerons 1. AJain DeIrieux, dans un livre très intéressant, prétend cependant que cc la prohibition de l'inceste freudien,. est une institution purement interne qui ne correspond en rien à un principe de réciprocité sociale mais à un mécanisme de défense de l'identité conçue en termes sexuels,.. Voir Lévi-Strauss, leaeur de Freud, Paris, Point Hors Ligne, 1993,
p.143.
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en revue les limites de sa démarche pour terminer par quelques indications sur l'évolution récente de la pensée de Lévi-Strauss en matière de parenté. En fait, à partir de 1964, Lévi-Strauss s'est tourné vers l'étude des mythes des Indiens d'Amérique et a semblé se désintéresser du domaine de la parenté, connant à d'autres le soin de poursuivre la tâche et leur Î!ldiquant les problèmes auxquels il conseillait de s'attaquer en priorité. A l'époque, il s'agissait des problèmes associés à l'interprétation des systèmes Crowet Omaha, à ses yeux l'exemple-type des systèmes semicomplexes et l'obstacle à franchir par les ethnologues pour parvenir à aborder enfin l'analyse des systèmes complexes caractéristiques des sociétés modernes (occidentales) 1. Plus tard, ce furent les problèmes des mariages dans un degré rapproché et ceux que pose la notion de « maison »2. Depuis, à part quelques brèves interventions ici ou là 3, peu de choses sont venues s'ajouter à une œuvre déjà immense, mais il est important de les signaler; car elles révisent sur certains points les positions antérieures de l'auteur et, sur d'autres, les réaffirment avec force - et même entêtement. D'emblée, il faut rappeler que, pour Lévi-Strauss, la prohibition de l'inceste n'est pas seulement la précondition de l'instauration entre les hommes de rapports sociaux particuliers, les rapports de parenté qui se répartissent en différents systèmes, c'est aussi et en même temps le moment où l'humanité sort de l'animalité, où la culture fait irruption et subordonne la nature à ses fins. C'est ainsi que la démarche de LéviStrauss est à la fois une hypothèse globale sur les raisons d'être de la prohibition de l'inceste et une cc conjecture» sur ses origines. Démarche comparable à celle de Freud, mais appuyée sur des faits réels qui renverraient au surgissement, au cours de la préhistoire de l'humanité, de la pensée symbolique associée au langage articulé. Lévi-Strauss, lui aussi, se trouve ainsi obligé d'imaginer ce que pouvait être le mode d'existence de nos lointains ancêtres incapables encore de penser symboliquement et de communiquer entre eux au moyen d'un langage articulé, vivant donc «à l'état de nature 4 ». Peut-il s'aider des 1. C. Lévi-Strauss, «The future of kinship srodies -, Huxley Memorial Lecture, in Proceedings of the Royal Anthropologicallnstitute of Great Britain and Ireland, 1965, vol. 1, pp. 13-22. 2. C. Lévi-Strauss, «Du mariage dans un degré rapproché -, in Textes offerts à Louis Dumont, reproduit dans Le Regard éloigné, Paris, Plon, 1983, chapitre VI, pp. 127-140. et La notion de Maison. Entretien avec Claude Lévi-Strauss., par Pierre Lamaison, Terrain, nO 3, 1987, pp. 34-39. C. Lévi-Strauss, « Histoire et ethnologie ., Annales ESC, vol. 38, nO 6, 1983, pp. 1217-1231. C. Lévi-Strauss, Paroles données, Paris, Plon, 1984, pp. 189-194. 3. C. Lévi-Strauss, «La sexualité féminine et l'origine de la société -, Les Temps modernes, nO 598, mars-avril 1998, pp. 66-84 ; « Apologue des amibes ., in En substance, Textes pour Françoise Héritier, Fayard, 2002, pp. 493-496. 4. C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, op. p. 3: «L'Homme de Néandenhal, avec sa connaissance probable du langage, ses industries lithiques et ses riteS funéraires, ne peut être considéré comme vivant à l'état de nature. Son niveau culturel l'oppose, cependanty à ses successeurs néolithiques.»
m.,
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MÉTAMORPHOSES DE LA PAR.ENI1:
recherches menées alors sur les grands singes pour imaginer leur mode d'existence? Ot; ces recherches (avant 1940) montrent, selon LéviStrauss, que « la vie sociale des singes ne se prête à la formulation d'aucune norme [...] aussi bien dans le domaine de la vie sexuelle qu'en ce qui concerne les autres formes d'activité l ». Cabsence de langage chez nos ancêtres lointains serait l'indice qu'ils ne vivaient pas encore en société mais se regroupaient en « familles biologiques, closes sur ellesmêmes», et dont les membres ne pouvaient que s'unir sexuellement entre eux, vivant dans un monde dominé par les liens de consanguinité. L'humanité a donc commencé à sortir de l'animalité et à vivre en société lorsque nos ancêtres préhumains ont pris conscience qu'il leur était nécessaire, pour survivre, de rendre les familles dépendantes socialement les unes des autres pour se perpétuer. Comment cette prise de conscience s'est-elle faite? Pour Lévi-Strauss, c'est un problème que nous ne serons jamais capables de résoudre puisque les hommes ont toujours vécu en société depuis qu'ils ont émergé du monde animal. Mais, ajoute-t-il :
n ne sera jamais suffisamment souligné que si la société a un commencement, celui-ci n'a pu consister que dans la prohibition de l'inceste, puisque la prohibition de l'inceste est, en fait, une façon de remodeler les conditions biologiques de l'accouplement et de la procréation (qui n'ont aucune règle, comme on peut le voir par l'observation du monde animal) en les obligeant à se perpétuer seulement dans un cadre artificiel de tabous et d'obligations. C'est là et seulement là que nous trouvons un passage de la nature à la culture, de la vie animale à la vie humaine et que nous sommes en position de comprendre l'essence même de leur articulation. Comme Tylor l'a montré il y a presque un siècle, l'explication dernière est probablement que l'humanité a compris très tôt que, pour se libérer d'une lutte sauvage pour l'existence, eUe était confrontée avec le choix très simple de soit "marrying out or being killed out". L'alternative était entre des familles biologiques vivant en juxtaposition et s'efforçant de rester des unités fermées, qui se perpétuaient par elles-mêmes, submergées par leurs peurs, leurs haines et leurs ignorances, et l'établissement systématique, au moyen de la prohibition de l'inceste, de liens d'intermariage entre elles, réussissant ainsi à construire, à partir des liens artificiels de l'affinité, une vraie société humaine en dépit de, et même en contradiction avec l'influence isolante de la consanguinité 2• Ce texte est capital. On y voit Lévi-Strauss partager la même vision que Freud de ce que devait être l'humanité avant la prohibition de l'inceste. On se souvient que, loin d'adopter la position de Darwin, pour qui l'hypothèse la plus vraisemblable du point de vue de l'histoire de la 1. Ibid., p. 7. Et aussi p. 37: «n est certain que les grands anthropoïdes ne pratiquent aucune discrimination sexuelle envers leurs proches parents. It 2. C. Lévi-Strauss, « The family .. , in H. L. Shapiro, Man, Culture and Society, Oxford, 1956, chapitre XX, p. 278. Le texte, écrit originellement en anglais, a été traduit en français, mais après avoir subi des coupures et des modifications. Voir Le Regard éloigné, Paris, Plon, 1983, chapitre 3, pp. 65-92.
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nature et de l'évolution des espèces animales était que les ancêtres les plus lointains des hommes étaient déjà une espèce sociale, vivaient depuis Porigine en société et non au sein de familles isolées les unes des autres sous l'autorité d'un mâle, Freud avait opté pour cette seconde hypothèse, qualifiant au passage ces familles de «hordes primitives », termes que l'on ne trduve pas chez Darwin!. Or, les progrès réalisés depuis Freud et Lévi-Strauss dans la connaissance des primates donnent raison à Darwin. Les hommes sont en effet l'une des espèces de primates qui, comme d'autres primates proches d'eux, les Chimpanzés, les Bonobos, vivaient en bandes multimâlesmultifemelles et descendaient d'ancêtres qui connaissaient également cette forme d'organisation sociale. Or, naître et vivre en bande signifie que celle-ci, par son existence et son organisation, est la condition même de l'existence et de la survie des individus qui la composent. Si les lointains ancêtres de l'homme ont, au cours de l'évolution, pris conscience qu'il fallait éviter et interdire les rappons sexuels et les unions entre les individus vivant au sein d'une même famille, les nouvelles règles qu'ils s'imposèrent n'auraient pas pu faire « naître» la société puisqu'ils vivaient déjà en société. Ce que l'imposition de ces règles pouvait produire, c'est une transformation fondamentale de leur mode d'existence sociale mais non l'apparition de la société. Mais la vision de Lévi-Strauss était autre. IJhumanité, pour se libérer d'une lutte sauvage pour l'existence, de ses haines, de ses peurs nées de l'isolement des familles cons~guines, s'est imposé pour loi que les familles se lient désormais en s'alliant et qu'elles se lient en échangeant entre elles le « bien par excellence », le « cadeau suprême», la femme, les femmes. Et du fait que la loi était la même pour tous, cet échange ne pouvait que prendre la forme de dons réciproques entre les groupes, les familles qui s'alliaient. Du même coup, ces échanges allaient faire émerger les rapports proprement humains de parenté, qui combinent dans l'immense majorité des sociétés des liens d'affinité et de consanguinité, et faire émerger du même coup la société, la « vraie» société humaine, celle qui repose sur l'échange et n'a pu apparaître et continuer d'exister que par la prohibition de l'inceste. Mais pour que tout cela fût possible, il avait fallu au préalable que la fonction symbolique de la pensée se soit pleinement développée et qu'elle ait mis à son service le moyen de communication par excellence qu'est le langage articulé. C'est donc du côté de l'évolution des structures mentales que Lévi-Strauss est allé chercher et trouver les préconditions de la formulation et de l'imposition de la prohibition de l'inceste. Ces structures, dit-il, 1. S. Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1930, p. 49: «Auparavant déjà, aux temps préhistoriques où l'être humain était proche du singe, il avait adopté la coutume de fonder des familles », ou encore, dans Vue d'ensemble des névroses de transfert [1915], Paris, Gallimard, 1986, p. 37 : « Le mâle fort, avisé ct brutal qui domine chacune des hordes aIs Vater. »
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sont, semble-t-il, au nombre de trois: l'exigence de la Règle comme Règle; la notion de Réciprocité considérée comme la forme la plus immédiate sous laquelle puisse être intégrée l'opposition de moi et d'autrui, enfin le caractère synthétique du Don, c'est-à-dire le fait que le transfert consenti d'une valeur d'un individu à un autre change ceux-ci en partenaires·et ajoute une qualité nouvelle à la valeur transférée 1.
La règle, la réciprocité, le don, et donc finalement le don réciproque (des femmes) comme Règle. Mais pourquoi les femmes? Pourquoi pas les hommes? Et pourquoi la Règle s'applique-t-elle d'abord au domaine de la vie sexuelle ? La vie sexuelle est, au sein de la nature, une amorce de la vie sociale car parmi tous les instincts, l'instinct sexuel est le seul qui, pour se définir, ait besoin de la stimulation d'autrui [..•J, [c'est] une des raisons pour lesquelles c'est sur le terrain de la vie sexuelle, de préférence à t~ut autre, que le passage entre les deux ordres [de la nature et de la culture] peut et doit nécessairement s'opérer. Règle qui étreint ce qui, dans la société, lui est le plus étranger [la nature animale de l'homme] mais, en même temps, règle sociale qui retient, dans la nature, ce qui est susceptible de la dépasser. La prohibition de l'inceste est à la fois au seuil de la culture, dans la Culture et en un sens la culture elle-même 2•
Pour Lévi-Strauss, le rôle primordial de la culture est « d'assurer l'existence du groupe comme groupe et donc de substituer l'organisation au hasard 3 ». OI; la prohibition de l'inceste affirme, dans un domaine essentiel à la survie du groupe, celui de la réglementation des rapports entre les sexes, « la prééminence du social sur le naturel, du collectif sur l'individuel, de l'organisation sur l'arbitraire 4 ». La prohibition de l'inceste « a d'abord logiquement pour but de geler les femmes au sein de la famille afin que la répartition des femmes, ou la compétition pour les femmes, se fasse dans le groupe et sous le contrôle du groupes 'h. Mais pourquoi les femmes et pas les hommes? Une fois encore, LéviStrauss va en chercher la raison du côté de la pensée symbolique: L'émergence de la pensée symbolique devait exiger que les femmes, comme des paroles, fussent des choses qui s'échangent. C'était en effet le seul moyen de surmonter la contradiction qui faisait percevoir la même femme sous deux aspects incompatibles: d'une part, objet de désir propre et donc excitant des instincts sexuels et d'appropriation; et en même temps, sujet, perçu comme tel du désir d'autrui, c'est-à-dire moyen de le lier en se 1. C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, op. cit., p. 98. 2. Ibid., p. 14. 3. Ibid., p. 37. Ici on n'est pas très loin de Freud. Rappelons à ce propos la superbe
définition de la culture selon Freud: cc C'est Ja totalité des œuvres et organisations dont J'institution nous éloigne de l'état animal de nos ancêtres et qui servent à deux MS, la protection de l'homme contre la Nature et la réglementation des hommes entre eux. » In Malaise dans la civilisation, op. cit., p. 37. 4. C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, op. cit., p. 52.
5. Ibid.
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l'alliant. Mais la femme ne pouvait jamais devenir signe et rien que cela, uisq\1e, dans un monde d'hommes, elle est tout de même une personne ...l. A l'inverse du mot, devenu intégralement signe, la femme est donc restée, en même temps que signe, valeur 1.
r.
Texte capital qui, d'une part, pose la domination des hommes sur les femmes comme un fait universel, présent à toutes les époques et dans toutes les sociétés, et donc, selon les critères mêmes de Lévi-Strauss, comme un fait appartenant à la nature, et qui, d'autre part, conçoit cet état de fait comme une conséquence inéluctable, une exigence de la pensée symbolique, et donc attachée indissolublement aux structures fondamentales de l'esprit humain. Autre argument, qui ne se confond pas entièrement avec le précédent, la volonté et la nécessité pour les hommes de dominer les femmes et de les échanger entre eux se justifieraient par le fait que « les femmes sont les valeurs par excellence à la fois du point de vue biologique et du point de vue social, et sans lesquelles la vie n'est pas possible ou est réduite aux pires formes de l'abjection 2 ». Les femmes constituent donc le bien par excellence, le « suprême cadeau parmi ceux qui peuvent s'obtenir seulement sous la forme de dons réciproques 3 ». Bien par excellence, mais aussi bien «rare» car, selon LéviStrauss, la «tendance naturelle et universelle» chez les hommes est la polygamie, et seules des limitations nées du milieu et de la culture sont responsables de son refoulement 4 ». Finalement donc, selon une formule devenue célèbre, la prohibition de l'inceste «est moins une règle qui interdit d'épouser mère, sœur ou fille qu'une règle qui oblige à donner mère, sœur ou fille à autrui 5 ». C'est moins une interdiction qu'une prescription. Les actes fondateurs de la parenté s'enchaînent donc en trois moments complémentaires qui se succèdent. La prohibition de l~inceste contraint à l'exogamie et au don à autrui des femmes auxquelles on a renoncé. Mais ce don appelle un «(
1. Ibid., p. 569. 2. Ibid., p. 551. Lévi-Strauss ne nous dit rien sur ces formes d'abjection (homosexualité, zoophilie). Son affirmation présuppose donc que l'homme ne être considéré, dans certaines sociétés, comme la valeur suprême. Cf. la Chine, où 'épouse ne cc vaut» que si elle donne un fils à son mari. 3. Ibid., p. 76. 4. Ibid., p. 44. Pour Lévi-Strauss: c La monogamie n'est pas une institution positive: elle constitue seulement la limite de la polygamie dans des sociétés où, pour des raisons très diverses, la concurrence économique et sexuelle atteint une forme aiguë. ,. Il cite une publication de G. S. Miller; cc The primate basis of human sexual behavior ,. (Quarterly Review of Bi%gy, vol. 6, nO 4, 1931, p. 398), pour affirmer que « la tendance innée de l'homme à se lasser de son partenaire sexuel lui est commune avec les singes supérieurs », in Les Structures élémentaires de la parenté, op. cit., p. 20. On pourrait cn déduire que pour Lévi-Strauss, la femme n'a pas tendance à se lasser de son partenaire sexuel et ne désire profondément que s'attacher à un seul homme. 5. Ibid., p. 552. On verra plus loin que cette formule, qui est apparemment logique et met sur le même plan la 6lle, la sœur, la mère, ne l'est pas. On comprendra qu'un père puisse échanger sa 6lle pour une seconde épouse ou pour une épouse pour son fils. On voit mal un fils échanger sa mère pour se procurer une épouse. La formule est belle, mais partiellement dépourvue de sens.
fouisse
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contre-don, ces deux actes constituant un échange qui scelle une alliance. [Prohibition de l'inceste -+ exogamie -+ échange.] En réalité, il n'y a dans l'échange des femmes rien de semblable à la solution raisonnée d'un problème économique [....l. C'est un actè de conscience, primitif et indivisible, qui fait appréhender la fille ou la sœur comme une valeur offerte, et réciproquement, la fille et la sœur d'autrui comme une valeur exigible 1.
Renoncer à sa sœur ou à sa fille (ici Lévi-Strauss a oublié la mère) pour les donner en mariage à un autre homme, c'est donc «se créer un droit sur la fille ou la sœur de cet homme 2 ». Tout échange est, par conséquent, échange entre des hommes. « L'échange peut n'être - à la
différence de /'exogamie - ni explicite ni immédiat, mais le fait que je puis obtenir une femme est, en dernière analyse, la conséquence du fait qu'un frère ou un père y a renoncé 3 • » Certains systèmes de parenté vont même jusqu'à préciser au profit de qui on renonce. C'est le cas des systèmes australiens à moitiés, sections et sous-sections, et également, mais d'une autre façon, des systèmes dravidiens. I:échange est donc « la base fondamentale et commune de toutes les modalités de rinstitution matrimoniale 4 ». Quels rôles respectifs jouent donc les hommes et les femmes dans ces échanges qui se concrétisent par différents types de mariage ? La relation globale d'échange qui constitue le mariage ne s'établit pas entre un homme et une femme [...1, elle s'établit entre deux groupes d'hommes, et la femme y figure comme un des objets de l'échange et non comme un des partenaires entre lesquels il a lieu [... J. Le lien de réciprocité qui fonde le mariage n'est pas établi entre des hommes et des femmes, mais entre des hommes au moyen de femmes qui en sont seulement la principale occasion [...l. L'oublier serait méconnaître le fait fondamental que ce sont les hommes qui échangent les femmes, non le contraire. Ce point de vue doit être maintenu dans toute sa rigueur, même en ce qui concerne notre société, où le mariage prend l'apparence d'un contrat entre des personnes s.
1. Ibid., p. 162. 2. Ibid., p. 60. 3. Ibid., p. 72. 4. Ibid., p. 548. 5. Ibid., pp. 134, 135. Uvi-Strauss, qui savait que, dans certaines tribus de l'Asie du Sud-Est, tout se passait comme si les femmes échangeaient entre elles les hommes, s'efforçait déjà de réaffirmer le caractère universel de l'échange des femmes par les hommes en écrivant : "On ne saurait dire que, dans de telles sociétés, ce sont les femmes qui échangent les hommes mais tout au plus que des hommes y échangent d'autres hommes au moyen de femmes. » Voir C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, op. cit., p. 134, note 41, souligné par C. Lévi-Strauss, une pirouette verbale escamote les faits, donc les problèmes. Depuis cette époque, les recherches faites chez les Rbades du Viemam, les Tecum de TImor, etc., ont complètement infirmé cette interprétation, inventée par Lévi-Strauss pour sauver la thèse de l'universalité absolue de l'échange des femmes comme fondement des rapports et des systèmes de parenté.
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Ce qui caractérise donc la société humaine, c'est la «relation fondamentale d'asymétrie entre les sexes». Et «asymétrie» signifie domination d'un sexe sur l'autre, contrôle d'un sexe par l'autre. Aucune réciprocité n'est donc possible entre les sexes. Tout se passe comme si la fameuse structure universelle de l'esprit humain, la notion de réciprocité comme « façon la plus immédiate d'intégrer l'opposition de moi et d'autrui», n'était présente que dans le cerveau des hommes et comme si le Big Bang de la pensée symbolique avait, au cours de l'évolution, oublié le cerveau des femmes. Qu'on nous comprenne bien. Nous ne nions pas le fait très général de la domination des hommes sur les femmes, mais nous rappelons, d'une part, que ses formes et son poids varient énormément selon les sociétés 1, et que, d'autre part, à nos yeux, les raisons profondes de la domination masculine sont à chercher ailleurs que dans les structures invariantes de la pensée symbolique. Lévi-Strauss, d'ailleurs, dans son article « The family », soulignait que la distribution des tâches, qui assigne aux hommes la guerre et aux femmes l'élevage des enfants, est un fait aussi universel que la prohibition de l'inceste. Cette opposition est-elle, elle aussi, fondée dans la pensée symbolique, ou estelle seulement justifiée, légitimée par celle-ci? Dans ce dernier cas, elle aurait donc d'autre raisons - sociales et matérielles. Le résultat théorique fondamental de la démarche de Lévi-Strauss fut, quoi qu'il en soit, de lier dans une même chaîne trois fait sociaux qu'avant lui des générations d'ethnologues avaient tenté d'expliquer séparément: la prohibition de l'inceste (1), l'exogamie (2) et l'échange des femmes pour sceller des alliances matrimoniales (3). OI; sur un plan purement logique, on sait que l'échange peut prendre trois formes. Soit les hommes échangent entre eux les femmes. Soit, comme c'est le cas dans certaines sociétés matrilinéaires et matrilocales, on assiste à l'échange des hommes entre les femmes, des frères par leurs sœurs. C'est le cas des Rhades du Vietnam, des Nagovisi de Bougainville. Au lieu d'un bridewealth, d'une compensation matrimoniale pour la fiancée, on voit apparaître un groomwealth, le prix du fiancé. Soit, comme c'est le cas dans la plupart des sociétés européennes et euroaméricaines et de quelques sociétés cogna tiques de Madagascar 2 ou d'Asie du Sud-Est, les familles s'unissent, l'une donnant un fils, l'autre une fille, et dans ce cas, en matière d'alliance, on ne saurait dire qu'un sexe échange l'autre alors même que la prohibition de l'inceste existe et vaut, comme dans les deux cas précédents, pour les deux sexes. Chaque 1. Beaucoup de féministes souhaiteraient certainement que, dans nos sociétés, les femmes aient le même rôle social que les femmes nagovisi étudiées par Jill Nash dans MatTiliny and Modernisation. The Nagovisi of South Bougainville, Port Moresby and Canberra, The Australian National University, 1974. Voir aussi J. Nash, « Women, work and change in Nagovisi », in D. O'Brien et S. W. Tiffani (dir.), Rethinking Women's Raies, Perspectives {rom the Pacifie, Berkeley, San Francisco, University of California Press, 1990, pp. 94-119. 2. Cf. R. Astuti, People of the Sea : Identity and Descent among the Vezo of Madagascar, Cambridge University Press, 1995, chapitre 6, pp. 80-105.
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famille contribue en effet pour moitié et à part égale à la fabrication de nouvelles alliances par lesquelles chacune va également se perpétuer à travers leurs descendants. De ces trois possibles logiques, dont il était parfaitement conscient, Lévi-Strauss n'en a retenu qu'une seule, la seule à correspondre, affirmat-il, aux données de l'histoire et aux idéologies des sociétés, toutes fonctionnant, selon lui, sur la base de la domination universelle des hommes sur les femmes. Et il s'en est bien entendu expliqué: Les lectrices qui peuvent être choquées de voir les femmes traitées comme une marchandise, soumises à des transactions entre des opérateurs masculins, peuvent facilement trouver du réconfort dans l'assurance que les règles du jeu resteraient inchangées si l'on décidait de considérer que ce sont les hommes qui sont échangés entre des groupes de femmes. En fait quelques sociétés, très peu nombreuses, d'un type matrilinéaire très fortement développé, ont tenté, de façon limitée, d'exprimer les choses de cette façon. Et les deux sexes pourraient également être confortés par une formulation encore différente du même jeu (mais cette fois légèrement plus compliquée) par laquelle on pourrait dire que des groupes consanguins, comprenant à la fois des hommes et des femmes qui échangent entre eux des liens de parenté 1.
Certes, que les hommes prennent la place des femmes dans l'échange ou l'inverse, ceci ne change pas la structure formelle .du rapport d'échange, mais change tout de même le contenu de la vie sociale, car les destins des hommes et des femmes ne sauraient être les mêmes dans un cas ou dans l'autre. Étrange cécité de la part d'un ethnologue, mais que l'on nous comprenne bien. Nous ne critiquons pas Lévi-Strauss pour avoir considéré comme un fait universel la domination masculine ni pour avoir supposé que la situation devait être en gros la même chez nos ancêtres. Nous critiquons encore moins l'idée que l'alliance repose très souvent sur l'échange de femmes entre des groupes représentés par les hommes. Les Baruya nous en ont donné un exemple clair avec leur pratique du ginamaré, de l'échange des «sœurs ». Mais nous critiquons 1. c. Uvi~Strauss, «The family », lac. cit., p. 284. On comprend que Les Structures élémentaires de la parenté aient fait, dès leur publication ou presque, l'objet d'attaques de nombreuses féministes, avec des exceptions remarquables comme Simone de Beauvoir, qui fit en 1949 le compte rendu du livre alors qu'elle venait elle~même de publier Le Deuxième Sexe: Encore en 1988, dans De près et de loin, Lévi-Strauss revenait sur ces attaques dans ses entretiens avec Didier Éribon: « [Les féministes] m'ont mal compris ou mal lu car je souligne qu'il n'est pas de société humaine qui ne voie dans ses femmes des valeurs autant que des signes. La question est futile : on pourrait aussi bien dire que les femmes échangent des hommes; il suffirait de remplacer le signe + par le signe - et inversement, la structure du système n'en serait pas altérée. Si j'ai employé l'autre formulation, c'est qu'eUe correspond à ce que pensent et disent les sociétés humaines dans leur presque toralité» (in De près et de loin, Paris, Odile Jacob, 1988, p. 148). Ce n'est pas parce que des êtres humains ont une valeur reconnue par ceux qui les dominent que cette domination disparaît. Les esclaves avaient une «valeur» pour leurs maîtres grecs ou romains, mais la structure sociale aurait été très différente si les esclaves avaient pris la place des maîtres, même si formellement la société avait été de nouveau une société «esclavagiste ». On voit à quelle cécité mène la féticrusatÎon des structures sociales réduites à leurs formes ou à leurs principes formels.
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l'idée que la subordination sociale des femmes soit fondée sur les structures inconscientes de la pensée symbolique, bref, en dernière analyse, sur celles du cerveau, et que la domination masculine soit la précondition universelle de l'existence des rapports de parenté. La portée théorique des
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Structures élémentaires»
Les hypothèses de Lévi-Strauss, à ]a différence de celles de Freud, ont démontré immédiatement leur valeur opérationnelle, leur efficacité analytique, quand il s'est agi d'expliquer la logique du fonctionnement d'un certain nombre de systèmes de parenté. Expliquons-nous. Freud, après avoir conclu de la parabole du meurtre du père que les hommes avaient choisi de renoncer à l'inceste au sein des familles et d'échanger entre eux les femmes auxquelles ils renonçaient, n'avait plus rien à dire sur la diversité des systèmes de parenté. Selon une idée dominante en son temps, il indiqua ensuite brièvement que les systèmes de parenté où la descendance passait par les femmes avaient dû précéder les systèmes patrilinéaires. Mais au-delà de ces généralités fondées sur l'opinion de quelques ethnologues évolutionnistes de la fin du XIXe siècle, Freud ne s'est jamais attaqué à l'analyse d'aucun système de parenté particulier, et s'est finalement contenté de traiter de la famille conjugale européenne dominée par le pouvoir du père. Lévi-Strauss, en revanche, en faisant l'hypothèse que la parenté est fondamentalement un échange, allait d'abord, comme Freud, enchaîner dans une même trame, comme les moments d'un même processus, la prohibition de l'inceste, l'exogamie et l'échange des femmes. Mais ensuite, il allait s'enfoncer dans la complexité des systèmes de parenté et démontrer que dans ceux qui opèrent une division entre cousins parallèles inépousables et cousins croisés épousables, le mariage repose sur une règle explicite d'échange des femmes, échange qui peut être ou non répété de génération en génération et concerne des individus qui sont, l'un vis-à-vis de l'autre, dans la position généalogique de parents croisés, ou qui sont classés, les uns vis-à-vis des autres, dans des catégories faisant d'eux automatiquement des époux ou des époux potentiels (systèmes australiens à moitiés, à sections ou à sous-sections). Lévi-Strauss, par la suite, devait montrer que, dans d'autres types de systèmes, le mariage repose sur des règles non pas positives (prescriptives ou préférentielles) mais négatives. C'est le cas des systèmes crow et omaha, où un homme ne peut prendre épouse dans les quatre lignages de son père, de sa mère, de la mère de son père et de la mère de sa mère, et doit se marier au-delà. n faut donc pour chaque lignage ou clan attendre plusieurs générations pour pouvoir reproduire la même alliance sinon avec le même clan, du moins avec le même lignage 1. En revanche, 1. Lévi-Strauss signalait cependant le fait que routes les sociétés à systèmes crow ou omaha de parenté n'étaient pas organisées en dans et en lignages. Certaines étaient « cognatiques ».
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dans les SOcIetes occidentales à système de parenté cognatique, où n'existent ni clans ni lignages mais des familles conjugales monogames, les règles organisant les alliances possibles sont exclusivement négatives et portent sur les ascendants et descendants directs, sur des collatéraux proches, sur les membres de la famille conjugale et sur des parents par alliance très proches. Toutes ces analyses ont permis à Lévi-Strauss de classer l'ensemble des systèmes de parenté en trois grands groupes. Les systèmes à structures élémentaires se distribuent eux-mêmes en deux sous-groupes, selon que l'échange des femmes est direct (les donneurs sont en même temps des preneurs) ou généralisé (les preneurs ne sont pas des donneurs), ce qui implique l'existence d'au moins trois groupes entre lesquels circulent les femmes dans un sens, et les biens matrimoniaux dans un autre. Puis viennent les systèmes à structures semi-complexes, et enfin les systèmes à structures complexes où n'existe aucune règle positive pour le choix du conjoint. Ces résultats ont apporté une clarté considérable dans l'étude des systèmes de parenté. Et les analyses de Lévi-Strauss ont poussé pendant au moins deux décennies des centaines d'anthropologues à examiner de plus près, sur le terrain, les terminologies des systèmes de parenté ainsi que les formes de mariage que ces systèmes autorisaient ou proscrivaient. li faut aussi compter comme autant d'aspects positifs de l'œuvre les textes que Lévi-Strauss a consacrés à la définition de la famille, à l'analyse de ses différentes formes, aux statuts du célibataire et de l'orphelin, etc., dans un grand nombre de sociétés. Il a également montré que la satisfaction des désirs sexuels des individus compte pour peu dans de nombreuses sociétés pour expliquer le mariage et l'établissement d'une nouvelle famille. D'un autre côté, le fait que la division du travail entre les hommes et les femmes crée une interdépendance matérielle et sociale entre les sexes lui a semblé être la raison majeure de l'existence des familles qu'il préfère appeler « domestiques» plutôt que conjugales. Mais du même coup - et ici nous rencontrons l'une des limites de son œuvre -, Lévi-Strauss a minimisé le fait que ce qui compte dans la plupart des sociétés, du point de vue du mariage, ce n'est pas seulement que deux familles tirent des avantages multiples de leur alliance en matière de coopération, de solidarité, etc., mais aussi qu'elles vont continuer d'exister à travers les descendants nés de cette alliance. Car la sexualité, ce n'est pas seulement le désir, c'est aussi la reproduction. Et ce n'est pas un hasard si cet aspect des choses a été minimisé par LéviStrauss puisque, pour lui, ce qu'il y a d'essentiel dans la parenté, ce n'est pas la consanguinité mais l'affinité, non pas la descendance mais l'alliance.
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Les limites des
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Nous abordons ici la question des limites d'une œuvre dont personne ne saurait contester la puissance et l'impact. Contre une certaine tradition al!thropologique et philosophique, et des auteurs tel Meyer Fortes 1, qui voyaient dans les liens d'affinité un aspect « secondaire» de la parenté, Lévi-Strauss a, lui, mis au premier plan du fonctionnement des systèmes de parenté les principes qui règlent l'alliance et le mariage. Un système de parenté, écrivait-il dans sa Huxley Memorial Lecture (1965), a pour fonction « to generate marriage possibilities or impossibilities ». n est le moteur du système d'échange matrimonial des sociétés. En fait, ce primat accordé à l'alliance, aux liens d'affinité, prend sa source dans des considérations plus philosophiques que scientifiques. Pour Lévi-Strauss, c'est par l'échange que l'homme s'éloigne le plus de la nature, affirme au plus haut point le primat de la culture. Les rapports de descendance et de filiation à ses yeux nous tirent toujours vers la nature, vers l'univers de la consanguinité. Mais cette vue n'est pas fondée. Nous avons montré (chapitres 7 et 8) que, dans toutes les sociétés, un homme et une femme ne suffisent pas pour faire un enfant, que d'autres agents, plus puissants que les hommes et les femmes qui s'unissent sexuellement et que les groupes qui s'allient, interviennent pour transformer le fœtus que les humains fabriquent en un enfant qui prendra sa place dans le cosmos et la société. Nous avons vu aussi que la notion d' « être du même sang» que son père ou sa mère est très spécifique. Ailleurs, on peut être du même os que son père et du même sang que sa mère. Ailleurs encore, on sera du même « souffle» que son père et le corps n'incorporera rien de substantiel provenant de la mère, etc. Bref, les formes de descendance sont tout aussi culturelles que celles de l'alliance. Elles relèvent entièrement de la culture, et dans les représentations culturelles de la descendance gisent des enjeux sociaux considérables en termes d'appropriation des enfants, de transmission des statuts, des terres, des titres, etc., aussi importants sinon (beaucoup) plus que les enjeux sociaux liés à telle ou telle forme d'alliance. Et finalement, alors que les diverses formes d'alliance et d'échange (restreint, généralisé, prescriptif, préférentiel, cyclique, acyclique) ont été examinées de près, les formes de descendance, dont le nombre est très réduit (unilinéaires, ambilinéaires, bilinéaires et indifférenciées), n'ont pas fait d'objet d'une 1. M. Fortes, surtout dans l'article cc Primitive kinship », Scienti{ic American, nO 200, 1959, pp. 146-158. I.:œuvre de Meyer Fortes est, elle aussi, immense. Citons tout particulièrement les deux ouvrages consacrés aux Tallensi, The Dynamics of Clanship Among the Tallensi, Oxford University Press, 1945, et The Web of Kinship Among the Tal/ens;, Oxford University Press, 1945, ainsi que son ouvrage de synthèse sur la parenté: Kinship and the Social Order: The Legacy of L. H. Morgan, Chicago, Aldine, 1969. Vers la fin de sa vie, Meyer Fortes s'est rapproché des vues de Lévi-Strauss, mais aussi des théoriciens de l'altruisme, avec Ru/es aiul the Emergence of Society, Royal Anthropological Instituee, 1983.
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analyse théorique aussi approfondie. C'est comme s'il allait de soi que la descendance passe soit par les hommes, soit par les femmes, soit par les deux lignages, ou de faire en sorte que les preneurs de femmes ne soient pas à leur tour des donneurs de femmes vis-à-vis de ceux chez qui ils ont pris femme. D'ailleurs les exemples des Na, des Nayar, etc., nous montrent bien que l'alliance peut même disparaître ou ne se réduire qu'à des rapports fictifs: ce qui existe et se perpétue, ce sont alors des groupes d'individus de sexe et d'âge différents réunis par un principe de descendance qui écarte une partie de leurs ascendants (les «pères » par exemple). Autre limite. Lévi-Strauss, en faisant de l'échange des femmes entre les hommes la seule forme d'échange historiquement réalisée, avait renvoyé dans le monde imaginaire des satisfactions illusoires les deux autres formes possibles, l'échange des hommes entre les femmes (rare, mais réel) et l'union d'un homme et d'une femme qui se donnent l'un(e) à l'autre et, jusqu'à un certain point, allient leurs familles sans que cellesci les aient « échangés» l'un(e) pour l'autre. En faisant de l'échange des femmes le seul fondement des rapports de parenté, Lévi-Strauss ne pouvait que faire de la subordination des femmes aux hommes un fait universel, transhistorique, donc que l'histoire ne pourrait modifier: Or, l'histoire, et pas seulement en Occident récemment, a déjà montré les limites de cette hypothèse. Car entre échanger réellement des femmes, comme le font les Baruya, et se marier sans avoir conscience d'échanger un frère ou une sœur contre un époux ou une épouse, il y a un abîme sociologique 1. Et il ne suffit pas de dire que, dans ce cas aussi, l' « échange» est présent mais implicite et invisible, sous prétexte que lorsqu'une femme épouse un homme c'est parce que son frère (ou son père) a « renoncé» à elle, ou que lorsqu'un homme épouse une femme, c'est que sa sœur a « renoncé » à lui. Car à partir du moment où le mariage engage deux individus dont les «oui» valent à égalité du point de vue de l'union officielle, et auxquels les familles, si l'homme et la femme sont adultes et respectent les degrés prohibés du mariage, ne peuvent s'opposer, « la relation fondamentale d'asymétrie entre les sexes qui caractérise la société humaine 2 » a disparu, du moins en ce qui concerne précisément l'établissement des alliances entre les personnes, et, par leur intermédiaire, entre leurs familles de naissance ou d'adoption. Des individus se lient en se donnant l'un à l'autre et leur lien consiste précisément en ce don réciproque, qu'il soit public (mariage) ou privé (union libre). C'est d'ailleurs en autorisant ces formes d'union (concubinage, union libre), 1. cc Que ce soit sous une forme directe ou indirecte, globale ou spéciale, immédiate ou différée, explicite ou implicite, fermée ou ouverte, concrète ou symbolique, c'est l'échange, toujours l'échange, qui ressort comme la base fondamentale et commune de toutes les modalités de l'institution matrimoniale. » C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, p. 548. 2. Ibid., p. 136.
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en permettant le divorce, en substituant à l'autorité paternelle l'autorité parentale partagée également par le père et la mère, et qui subsiste même en cas de séparation, de divorce et de remariage, que le droit, dans la plupart des sociétés occidentales, a mis fin à des siècles de subordination des femmes aux hommes, tout au moins dans le domaine du choix du panenaire, dans la décision de se marier ou non, etc. Au point qu'aujourd'hui, un thème favori de discussion en Occident est celui de la disparition des pères, de la fragilité des hommes, de la souveraineté des mères, etc. 1. Bien entendu, l'hypothèse de Lévi-Strauss a montré aussi ses limites en présence de faits « non occidentaux », tels le cas des Na, où l'échange (de sperme) existe mais sans créer d'alliance, celui des mariages égyptiens, iraniens, où un frère et une sœur se marient et où « l'alliance» existe sans qu'il y ait « échange ». C'était aussi le cas, en Grèce antique, avec le mariage d'un frère et d'une demi-sœur (de même père ou de même mère), alliance elle aussi sans «échange ». Mais même dans ces sociétés, bien entendu, un frère n'épousera pas toutes ses sœurs ni une sœur tous ses frères, et la continuité des familles repose donc simultanément sur la mise en œuvre de deux principes : ne pas donner et garder pour soi, et donner aux autres, échanger. Or; ces mariages proches, qui ont bel et bien existé, posent problème tout autant à Freud qu'à LéviStrauss. Comment, pour Freud, peut se construire l'identité d'un homme ou d'une femme si, dans leur enfance, ils savent qu'ils pourront s'unir sexuellement à leur sœur ou à leur frère? Comment, pour Lévi-Strauss, affirmer que la prohibition de l'inceste est moins faite pour interdire de 's'unir à sa sœur que pour obliger à épouser la sœur d'un autre et à renoncer à la sienne? Mais revenons un instant sur la fameuse formule de Lévi-Strauss: «La prohibition de l'inceste est moins une règle qui interdit d'épouser mère, sœur ou fille, qu'une règle qui oblige à donner mère, sœur ou fille à autrui 2.» Cette formule générale, qui met sur le même plan mère, sœur et fille, crée l'illusion que ces trois échanges possibles sont équivalents. Or, si l'on conçoit qu'un père échange sa fille pour se procurer une 1. En 1947, Lévi-Strauss avait décrit comme suit les trois caractères du mariage européen moderne: « La liberté du choix du conjoint dans la limite des degrés prohibés. Cégalité des sexes devant les vœux conjugaux. Cémancipation de la parenté et l'individualisation du contrat» (Les Structures élémentaires de la parenté, op. cit., p. 547). En même temps, il insistait sur ceci: .. Le fait universel est qZle le mariage n'est pas établi entre des hommes et des femmes mais entre des hommes au moyen de femmes qui en sont seulement la principale occasion» (ibid., p. 136). En 1947, dans une lettre à Jean-Marie Benoist, Lévi-Strauss écrivait: «Dans notre société, c'est la femme elle-même qui se donne. En réalité, le groupe des donneZlrs se fond avec le sZijet du don .. (in L'ide1ltité, 1974-1975, Paris, PUF, .. Quadrige lO, 1987, p. 104). Ailleurs, il indique qu'une logique affective s'est substituée à une logique économique et que, compte tenu de l'augmentation de la durée de la vie et du droit au divorce, on a vu s'instituer une nouvelle forme de polygamie, cette fois successive à l'échelle de la vie. (Entretien avec G. Kukukdjian, Magazine littéraire, 1971, numéro spécial sur Lévi-Strauss, novembre 1971.) 2. C. Lévi-Strauss, Les StructJlres élémel1taires de la parenté, op. cit., p. 552.
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seconde épouse (avec éventuellement le consentement de la mère de la jeune .fille, sa première épouse), si l'on conçoit qu'un frère échange sa sœur pour une épouse (avec le consentement de son père, qui pourrait également l'échanger pour une seconde épouse et éventuellement le consentement de leur mère), on voit mal, nous l'avons dit, un fils échanger sa mère pour se procurer une épouse. Nous n'en connaissons pas d'exemple. La formule de Lévi-Strauss a fait sensation, mais elle tourne sur ce dernier point à vide car elle ne mord plus sur les faits. Et n'oublions point la critique faite par d'autres, Jack Goody, Françoise Héritier, Bernard Vernier. La formule de Lévi-Strauss fait de la prohibition de l'inceste un moyen au service d'une seule fin, se marier au-delà du cercle des consanguins, réels ou classificatoires 1, mais elle ne rend pas compte du fait que, dans beaucoup de sociétés, cette interdiction s'étend aux consanguins des affins (AC, la sœur de mon épouse), ainsi qu'aux affins de mes consanguins (CA, l'épouse de mon frère), c'est-à-dire à des personnes qui, avant leur mariage avec Ego, ou avec un consanguin d'Ego, n'étaient pas du tout interdites mais au contraire classées comme épousables. La formule de Lévi-Strauss, en réduisant la prohibition de l'inceste à l'interdiction de s'unir à des consanguins, proches ou rendus proches, ne prend en compte qu'une partie des faits couverts par la prohibition de l'inceste. C'est là un aspect paradoxal d'une théorie qui fait constamment du mariage et de la création de nouvelles alliances le premier moteur de la parenté et qui ne parvient pas à reconnaître que, une fois instaurée, une alliance de mariage et les liens d'affinité qu'elle crée doivent, pour perdurer, être également protégés contre les mauvais usages du sexe. Coucher avec la sœur de son épouse à l'insu de celle-ci et de sa famille, c'est trahir les rapports de confiance, de transparence et de coopération institués entre les époux et entre leurs familles par leur mariage. Et il en va de même quand quelqu'un, marié ou non, couche avec l'épouse de son frère à l'insu de celuici et de la famille de la femme. C'est là trahir les rapports de confiance et de solidarité qui «devraient» exister entre deux frères, mais c'est également porter la discorde dans la famille de la femme et compromettre les liens noués entre les deux familles 2• Bref, les rapports de parenté, dans la plupart des sociétés (du moins celles qui pratiquent les alliances par « mariage»), combinent rapports de consanguinité et rapports d'affinité, et les mauvais usages du sexe menacent simultanément mais de façon différente et les uns et les autres. Et rappelons que les rapports de consanguinité et les rapports d'affinité n'ont pas dans toutes les sociétés le même poids. Les sociétés amazoniennes aux systèmes de parenté dravidiens donnent souvent plus d'importance aux liens d'affinité qu'aux liens de consanguinité. C'est fréquemment l'inverse en Afrique. Et de façon plus générale, c'est 1. C'est-à-dire généalogiquement proches ou transformés en parents proches en les classant dans les mêmes catégories et en les désignant sous les mêmes termes. 2. Voir sur ces points les articles de B. Vernier.
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souvent le cas lorsque l'alliance ne repose pas sur un échange direct de femmes mais sur un échange de richesses contre une épouse, richesses dont on peut réclamer le retour à ses alliés si la femme veut divorcer ou si elle n'a pas porté d'enfant. L'échange est-il le fondement dernier de la société?
Reste une question fondamentale: la société humaine est-elle, comme le postule Lévi-Strauss, fondée exclusivement sur l'échange, l'échange des femmes, l'échange des biens et l'échange des mots, trois types d'échanges qui instituent du même coup trois domaines de la vie sociale, la parenté, l'économie, le langage et la culture? On pourrait ajouter les rapports entre les hommes et les dieux (la religion), et les rapports entre gouvernants et gouvernés (le politique). Dans tous ces domaines, diverses fonnes d'échange existent en effet, mais ces échanges ne rendent pas compte de tout ce qui s'y passe - et parfois même des choses les plus importantes qui s'y passent. Car on a oublié - en partie à cause de Mauss et du succès de son « Essai sur le don 1 » - qu'à côté des choses (et des services) que Pon vend, à côté de ce que l'on donne, il existe des choses qu'il ne faut ni vendre ni donner, mais garder et transmettre 2. Bien entendu, parmi ces choses soustraites à l'échange et à la circulation des dons et des marchandises, il faut compter les « objets sacrés », dons des dieux aux hommes pour que ceux-ci les gardent et les transmettent à leurs descendants. Mais il y a aussi ces « objets» non religieux qu'on appelle la « Constitution» d'un État moderne démocratique. On peut acheter les voix des électeurs - ce qui se fait souvent - mais on ne peut acheter une constitution. Ce n'est pas une marchandise. C'est un ensemble de normes qui ne deviennent réalité sociale que si chaque citoyen exerce ses droits et accomplit ses devoirs, c'est-à-dire met en actes la parcelle de souveraineté (politique) qu'il détient en lui. Car tout n'est pas à vendre, y compris dans des sociétés dont l'économie repose entièrement sur la production et la circulation des marchandises, sur des marchés qui, aujourd'hui, ne sont chaque jour davantage que des fragments locaux du système capitaliste mondial. En fait, on pourrait démontrer que dans toutes les sociétés, y compris les plus « primitives », où la part des choses troquées ou échangées est très limitée comparée à celles qui circulent sous forme de dons et de contre-dons, les rapports sociaux s'organisent à partir de trois principes. "n y a des choses qu'on vend, qui sont détachées par cet acte du lien qui les rattachait à leur possesseur ou à leur producteur. Ces choses sont définitivement aliénées et vont s'attacher à d'autres individus, à d'autres groupes, ceux qui les ont acquises. Il y a des choses qu'on donne, et qui 1. M. Mauss, cc Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques ", J.:Année sociologique, nouvelle série, 1, 1925; reproduit dans Sociologie et anthropologie, Paris,?UF, 1950. 2. M. Godelier, L'Enigme du don, op. cit.
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sont à la fois détachées de leur possesseur puisque celui-ci s'en sépare, mais lui restent attachées puisqu'il les donne et que le donateur reste toujours présent dans la chose qu'il donne, créant ainsi des obligations envers lui chez celui ou celle à qui il donne. existe enfin des choses qui sont inaliénables et inaliénées, tels les kwaimatnié des Baruya, objets sacrés et formules secrètes qui confèrent aux maîtres des initiations le pouvoir de faire croître en force et en beauté les jeunes garçons qu'on a séparés de leur mère et du monde des femmes pour en faire des guerriers, des époux et des pères responsables de l'avenir et du destin de leur société. En fait, partout, pour que des choses circulent, il faut que d'autres restent fixes et servent de points d'ancrage à des composantes fondamentales de l'organisation de la société, et par là de l'identité des groupes et des individus qui en sont les membres, composantes qui, par leur importance sociale, traversent le temps en se modifiant lentement à moins que des pressions venues de l'extérieur de la société ne les fassent disparaître ou n'en altèrent le sens 1. Et c'est ce domaine que Mauss n'a pas analysé dans son « Essai », bien qu'il eût signalé, en citant Boas:
n
[...] il semble que chez les Kwakiutl, il y avait deux sortes de cuivres: les plus importants qui ne sortent pas de la famille, qu'on ne peut que briser pour les refondre, et les autres qui circulent intacts, de moindre valeur et qui semblent servir de satellites aux premiers. La possession de ces cuivres secondaires chez les Kwakiutl correspond sans doute à celle des titres nobiliaires et des rangs de second ordre avec lesquels ils voyagent de chef à chef, de famille à famille, entre les générations et les sexes. n semble que les grands titres et les grands cuivres restent fixes à l'intérieur des clans 1.
Mauss avait donc mentionné en passant, à la suite de Boas, qu'il existait deux catégories de richesses chez les Kwakiutl, les unes aliénables et objets du potlatch, de la guerre des dons et contre-dons entre les clans et leurs chefs, et les autres inaliénables, maintenus intentionnellement à l'écart des jeux et des enjeux du potlatch. Mais Mauss n'y a pas vu un problème, car son objet n'était ni les choses qu'on ne donne pas ni même celles qu'on donne de façon non agonistique, les dons et contre-dons équivalents. Son objet, ce qui le passionnait, c'était les dons agonistiques, les combats menés à coups de dons et contre-dons non équivalents pour conquérir un titre, un rang, une position de pouvoir. Chez Lévi-Strauss, l'analyse des dons et contre-dons agonistiques a disparu au profit de celle des dons et 1. Lors de l'occupation du Japon par les troupes américaines, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ('empereur Hirohito fut contraint de rédiger en anglais, et d'adresser au général MacArthur, devenu proconsul du Japon, le texte suivant, par lequel il se désacralisait lui-même, mais aussi sa fonction : « Les liens entre Nous et notre peuple ont toujours reposé sur l'affection et la confiance mutuelles. Ils ne dépendent pas de légendes et de mythes. Ils ne sont pas fondés sur la conception faU$Se que l'empereur est divin et que le peuple japonais est supérieur aux autres et a pour destinée de diriger le monde. » Voir M. Godelier., I.:Énigme du don, op. cit., p. 285-286. La monarchie japonaise, de divine se transforma par force en une monarchie constitutionnelle, évolution bien connue en Occident. 2. M. Mauss, loc. cit., p. 224.
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contre-dons équivalents, à peine traités par Mauss mais importants aux yeux de Lévi-Strauss car fournissant la formule de l'échange des femmes, fondement de la parenté. En outre, il est évident que chez Lévi-Strauss, la catégorie des choses qu'on ne vend pas ou qu'on ne donne pas n'existe pas puisqu'une société n'existe que par ses échanges. En l'absence d'analyse des échanges agonistiques ainsi que des biens inaliénables, les théories de Lévi-Strauss laissent de côté quelques-uns des aspects les plus importants de la fabrication du pouvoir., politique ou religieux, dans les sociétés humaines. Et de même qu'il avait abandonné l'analyse des systèmes de parenté dès lors que ceux-ci avaient recours, pour déterminer les alliances possibles, à d'autres critères qu'une règle formulée dans le champ de la parenté, par exemple l'appartenance à la même caste, au même rang, à la même religion, et non plus à la catégorie des cousins croisés ou autres, de même Lévi-Strauss a délaissé les formes de don ou d'interdiction de don qui servent pourtant à la construction de certaines formes de pouvoir, celles qui naissent hors du champ de la parenté et subordonnent celle-ci à leur fonctionnement - et donc à leur reproduction 1. Les Structures élémentaires de la parenté remontent à plus d'un demisiècle. Bien des choses ont changé depuis lors dans nos connaissances et dans nos approches de la parenté, et Lévi-Strauss lui-même a changé au cours de ces décennies, amendant à l'occasion ses premières théories. Or, considérés ensemble, ces petits ajustements et certains contournements habiles ont altéré ses premières positions théoriques et font qu'il se retrouve aujourd'hui sur une nouvelle trajectoire théorique qui, sur certains points, rejoint la nôtre. Revenons sur la notion de «structure inconsciente de l'esprit», qui résonnait comme une fanfare dans Les Structures élémentaires. LéviStrauss nous expliquait que le but de l'analyse était «d'atteindre la structure sous-jacente à chaque institution, à chaque coutume». Mais en 1965, dans la conférence sur «The future of kinship studies», prononcée devant ses collègues britanniques, Leach, Needham, le ton a déjà changé: J'ai invoqué de façon un peu hâtive les processus inconscients de l'esprit humain, comme si les soi-disant primitifs ne pouvaient se voir attribuer la capacité d'utiliser leur inteJJect autrement que de façon inconsciente 2• 1. À part une vague allusion à la polygamie du chef nambikwara et aux structures «féodales» (?) engendrées ou associées à l'échange généralisé des femmes et à )a hiérarchie entre preneurs et donneurs de femmes chez les Kachin, et plus tard quelques références aux maisons nobles japonaises et européennes qui combinent les mariages proches et lointains et manipulent la descendance par les hommes et celle par les femmes pour se maintenir et s'agrandir, on ne trouve, dans l'œuvre de Lévi-Strauss, aucune réflexion sur le pouvoir sous ses formes politiques ou politico-religieuses. Et il aura fallu attendre 1998 et une interview accordée à une revue de faible diffusion, Mana, pour que, abordant enfin le sujet, il se contente de dire: «Ce n'est pas une grande découverte que tout ne s'échange pas ... bien sûr tout ne s'échange pas... mais on savait cela depuis Boas. » 2. C. Uvi-Strauss, .. The future of kinship studies », lot;. cit., p. 15.
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Ou encore: La capacité des soi-disant primitifs à produire une pensée théorique d'une nature vraiment abstraite mérite un beaucoup plus grand respect que celui qu'on lui accorde d'habitude. 1
Bref, ces remarques posaient de façon différente le problème des rapports entre l'inconscient de la pensée symbolique et le conscient des constructions théoriques «indigènes ». Mais après cette date, aucune suite ne leur fut donnée par leur auteur. On trouve dans le même texte une autre piste importante qui ouvre sur les rapports entre parenté, mythes et préhistoire. Lévi-Strauss, qui en 1965 analysait depuis quelques années déjà les mythes des Indiens d'Amérique, avait été conduit à distinguer entre deux sortes et deux couches de mythes, ceux qu'il appelait « paléolithiques ») (et qui avaient pour thèmes l'acquisition du feu, l'accès à la cuisine et la distinction entre le cru et le cuit) et ceux qu'il appelait « néolithiques» (et qui traitaient de l'origine de l'agriculture, de l'augmentation de la population humaine et de la dispersion des groupes). Bien entendu, Lévi-Strauss s'est défendu « de charger ces termes, paléolithiques et néolithiques, d'un contenu historique 2 » et a arrêté là l'analyse. Mais, quoi qu'en dise le principal intéressé, avec ces termes, nous sommes bien renvoyés à des moments réels de la préhistoire de l'humanité, la domestication du feu remontant au moins à - 500 000 ans et la domestication des plantes et des animaux commençant vers -10000 en différents endroits de l'Ancien et du Nouveau Monde. Les mythes, en effet, décrivent des conflits entre les humains qui naquirent soit de la domestication du feu, soit de celle des plantes, et Lévi-Strauss a lui-même pu montrer que l'armature sociologique des deux catégories de mythes n'était pas la même. Dans les mythes « paléolithiques », les conflits opposent autour du feu et du partage de la viande cuite des affins croisés, l'épouse du frère ou la sœur du mari, alors que les conflits au sein des sociétés agricoles mettent en avant des querelles 1. Ibid., p. 16. 2. C. Lévi-Strauss, «The future of kinship studies,., loc. cit., pp. 15 et 16. L'obstination avec laquelle il ne veut voir dans l'histoire que le domaine de la pure contingence (avec pour objectif de nous conduire jusqu'aux structures inconscientes de la pensée à l'état « sauvage,.) est telle chez Lévi-Strauss qu'elle lui a fait écrire, dans Le Cru et le cuit (Paris, Plon, 1964), p. 20 :
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avec des affins parallèles, la sœur de l'épouse ou le frère du mari. Les mythes renvoient donc à un certain contexte historique et témoignent clairement de l'existence d'une réflexion consciente des populations préhistoriques sur les problèmes qu'elles affrontaient dans ces différents contextes. 1967, c'est l'année de la première réédition des Structures élémentaires de la parenté, avec une nouvelle préface qui tente de faire le point. Une partie de ce texte reprend celui de la Huxley Memorial Lecture que nous avons déjà analysé, mais le reste contient d'autres déplacements théoriques « suscités par divers phénomènes qui rendent la ligne de démarcation [entre nature et culture] sinon moins réelle en tout cas plus ténue et tortueuse qu'on ne l'imaginait il y a vingt ans 1 ». Revenons en 1949. Pour Lévi-Strauss, à cette époque, les rapports de parenté présupposent l'existence de la fonction symbolique de la pensée et du langage articulé - qui dit langage dit échange, qui dit langage et échange dit société. Or, pour le Lévi-Strauss d'alors, « le langage n'a pu naître que tout d'un coup », et puisque, pour lui, pensée symbolique, langage, échanges sont liés, le surgissement de la société apparaît comme l'équivalent d'un Big Bang qui aurait donné naissance entte autres aux rapports de parenté, puisque la prohibition de l'inceste et l'échange des femmes en tant que signes et valeurs sont des produits dérivés de la pensée symbolique : Quels qu'aient été le moment et les circonstances de son apparition dans l'échelle de la vie animale, le langage n'a pu naître que, d'un coup. Les choses n'ont pu se mettre à signifier progressivement. A la suite d'une transformation dont l'étude ne relève pas des sciences sociales mais de la biologie et de la psychologie, un passage s'est effectué d'un stade où rien n'avait un sens à un autre où tout en possédait 2•
Dans ce texte, on voit Lévi-Strauss récuser l'idée d'une évolution graduelle de l'humanité (même si cette évolution peut avoir comporté des « sauts qualitatifs» ou des moments d'accélération des processus) et affirmer le primat du symbolique sur l'imaginaire et sur le « réel »3. En 1967, la vision a donc changé: [En 1949] je proposais de tracer la ligne de démarcation entre les deux ordres (nature et culture) en se guidant sur la présence ou l'absence du langage articulé [...]. Des procédés de communication complexes, mettant parfois en œuvre de véritables symboles, ont été découvens chez les insectes, les poissons, les oiseaux et les mammifères. On sait aussi que certains 1. C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, op. cit., 1967, p. XVI. 2. C. Lévi-Strauss, « Introduction à l'œuvre de Mauss ", loc. cit., p. XLVII. 3. Ibid., p. XXXII. « Les symboles sont plus réels que ce qu'ils symbolisent. » Lacan, qui, à partir de 1950, allait adopter certaines des idées de Lévi-Strauss, ira plus loin que lui en écrivant: «L'ordre symbolique est absolument irréductible à ce qu'on appelle communément l'expérience humaine .. et « On ne peut le déduire d'aucune genèse historique et psychique ». In Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1960, p. 368.
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oiseaux et mammifères, et singulièrement l~s chimpanzés à l'état sauvage, savent confectionner et utiliser des outils. A cette époque de plus en plus reculée où aurait débuté ce qu'il convient toujours d'appeler le paléolithique infériew; des espèces et même des genres différents d'hominidés, tailleurs de pierre et d'os, semblent avoir cohabité dans les mêmes sites l . Et Lévi-Strauss d'en tirer cette conclusion: le surgissement de la culture n'a peut-être pas revêtu la forme d'un Big Bang, mais plutôt d'une reprise synthétique, permise par l'émergence de certaines structures cérébrales qui relèvent elles-mêmes de la nature, de mécanismes déjà montés mais que la vie animale n'illustre que sous fonne disjointe et qu'elle alloue en ordre dispersé 2• Vision nouvelle que Lévi-Strauss n'allait guère développer par la suite, alors même que d'autres découvertes allaient, semble-t-il, venir la conforter. Après 1967, par trois fois encore à notre connaissance, Lévi-Strauss s'est senti obligé de prendre la plume pour commenter très brièvement des faits qui semblaient remettre en question sa thèse des origines purement sociales (et surtout pas biologiques) de l'inceste et de la parenté comme échange des femmes entre les hommes. En 1988, dans De près et de loin, répondant à des questions de Didier Éribon, il mentionne certaines découvertes récentes en éthologie animale, qui auraient fait apparaître l'existence de mécanismes «d'évitement de l'inceste chez les animaux ». Lévi-Strauss reconnaît que l'observation d'animaux vivant à l'état sauvage - les grands singes, mais d'autres espèces aussi - semble établir que les unions consanguines y sont rares sinon même rendues impossibles par certains mécanismes régulateurs. Mais aussitôt fuse la réserve: Des spécialistes de ce genre d'études et des ethnologues à leur suite en ont hâtivement conclu que la prohibition de l'inceste a ses racines dans la Nature 3• Toujours cette hantise que la société humaine ait pu avoir ses origines dans l'évolution de la nature, hantise d'autant plus étrange de la part d'un penseur qui répète à toute occasion que « l'homme fait partie de la 1. C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, op. cit., 1967, p. XVI. xvn. En 1967, la culture n'est plus susceptible d'être née CI tout d'un coup lt. CI Pour comprendre l'essence de la culture, il faudrait donc remonter vers sa source et contrarier son élan, renouer tous les fils rompus en cherchant leur extrémité libre dans d'autres familles animales et même végétales» (ibid., p. xvn, 1947). En 1949, LéviStrauss écrivait: «Nous avons eu soin d'éliminer toute spéculation historique, toute recherche relative aux origines, comme toute tentative pour reconstruire un ordre de succession hypothétique des institutions» (p. 165). La préface de la première édition des Structures avait été écrite à New York, en février 1949. 3. C. Lévi-Strauss, De près et de loin, op. dt., p. 141.
2. Ibid., p.
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vie, la vie de la nature et la nature du cosmos» 1. Lévi-Strauss, chaque fois que l'occasion lui en est donnée, réaffirme en effet son scepticisme non sur les faits observés mais sur leur interprétation, trop souvent teintée d'anthropomorphisme. Qu'une tendance générale existe à expulser les jeunes du groupe quand ils atteignent la puberté [...] peut s'expliquer de diverses façons, dont la compétition pour la nourriture apparaît comme la plus vraisemblable 2• De fait, l'hypothèse proposée par Lévi-Strauss pour expliquer l'expulsion des jeunes mâles ou des jeunes femelles, selon les espèces, de la compétition pour la nourriture est probablement la moins vraisemblable. Si la séparation des générations intervient à la puberté des jeunes, c'est que la compétition qui passe alors au premier plan ne concerne pas l'accès à la nourriture mais l'accès au sexe, « sex more than food ». Or, le sexe, comme le disait lui-même Lévi-Strauss, est un «( instinct» dont la satisfaction, dans ses formes les plus habituelles, requiert la présence et la réponse d'un autre (de sexe différent ou de même sexe). La sexualité est un rapport à soi et aux autres qui est de part en part biologique et social. Et chez l'homme comme chez les autres espèces sociales qui lui sont proches, la sexualité ne peut être satisfaite que sous des formes socialement réglées. Le problème, sur ce point, n'est pas du côté de Lévi-Strauss, mais des éthologues, qui expliquent la dispersion des animaux à la puberté non comme un mécanisme biosocial, destiné à réguler la conservation des bandes en tant que bandes, ou «sociétés», mais comme un mécanisme purement biologique destiné à prévenir les conséquences génétiquement néfastes d'unions sexuelles consanguines. Or, aucune preuve décisive n'a encore été avancée à l'appui de cette assertion. C'est pourtant elle, avec la charge de téléologie biologique, de finalisme génétique qu'elle implique, qui occupe aujourd'hui le premier rang des discours des étbologues et se présente comme la seule explication valable. D'autres interprétations sont pourtant possibles, et sur ce point Lévi-Strauss a reste néanmoins à démontrer que les mécanismes qui préraison. viennent les conflits entre générations, à la puberté des jeunes, ne sont pas destinés à réguler la structure génétique des populations animales mais leur structure sociale. Enfin, dernière série de faits invoqués pour expliquer la prohibition de l'inceste et dernière riposte, plus violemment ironique encore, de LéviStrauss: la perte de l'œstrus chez la femme et les caractéristiques propres à la sexualité féminine qui lui seraient associées et agiraient sur les rapports entre les hommes et les femmes 3.
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1. Les Temps modernes, nO 598,1998, «Retours en arrière., p. 70. 2. C. Lévi-Strauss, De près et de loin, cit., p. 141. 3. Texte publié en 1995 dans leJ'ouma lA Repubblica du 3 novembre 1995 sous le titre: cc Quell' intenso profumo i donna., et publié en français dans Les Temps modernes, nO 598, sous le titre: « La sexualité féminine et l'origine de la société ., 1998, pp. 78-84.
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En fait, dans le débat sur le thème de la « perte de l'œstrus », deux faits sont mêlés qui ont engendré une confusion théorique à laquelle Lévi-Strauss s'est heurté en 1995, comme nous en avions fait nous-même l'expérience quelques années auparavant 1• D'une part, le fait que les hommes et les femmes peuvent faire l'amour à tout moment et en toute saison. La sexualité féminine n'est pas soumise à l'alternance de périodes de rut et de périodes sans rut. D'autre part, le fait qu'à la différence des animaux, les femelles humaines ne signalent pas aux mâles, par des changements de coloration et des émissions d'odeurs, leurs périodes d'œstrus, c'est-à-dire celles où elles sont fécondables 2 • En fait, l'expression « perte de l'œstrus» est tout à fait fausse. TI n'y a pas perte de l'œstrus chez la femme mais disparition - s'ils ont jamais existé - des signes physiologiques qui le signalaient aux autres membres de l'espèce humaine. Lévi-Strauss, sans les nommer, critique un certain nombre d'ethnologues et paléoanthropologues inspirés par les thèses de la sociobiologie 3• n montre qu'à partir des mêmes faits les faiseurs de théorie fabriquent des théories très différentes qui, pour la plupart, veulent démontrer que la « perte» de l'œstrus avait permis aux femmes d'utiliser leur sexualité à leur avantage en manipulant les hommes. En dissimulant leur ovulation, les femmes auraient contraint les mâles, en ces temps primitifs, poussés seulement par le besoin de propager leurs gènes, à leur consacrer plus de temps que n'eût demandé le simple acte reproducteur. Elles s'assuraient ainsi une production durable 4 •
Bref, Lévi-Strauss, une fois de plus, prend prétexte de la confusion et de la faiblesse théorique de ce qu'il appelle des «robinsonnades génitales» pour ne pas prendre en compte dans ses analyses le domaine de la sexualité, sur laquelle s'exercent en priorité les prohibitions de l'inceste et d'autres formes de mauvais usages du sexe. Et pourtant, c'est bien plutôt du côté du fait que les femmes font l'amour et font des enfants que dans le surgissement de la pensée symbolique qu'il faut chercher les raisons pour lesquelles ce sont en général plutôt les femmes 1. M. Godelier, cc Sexualité, parenté, pouvoir ., La Recherche, nO 213, septembre 1989, pp. 1140-1155. Ainsi que .. Meunre du Père ou sacrifice de la sexualité? Conjectures sur les fondements du lien social .. , in M. Godelier et J. Hassoun, Meurtre du Père, sacrifice de la sexualité. Approches anthropologiques et psychanalytiques, Strasbourg, Arcanes, 1996, pp. 21-52. Les développements qui suivent constituent une autocritique de certaines hypothèses que nous avions avancées à cette époque mais qui n'avaient rien à voir avec celles des sociobiologistes. 2. C. Lévi-Strauss, «La sexualité féminine et l'origine de la société », an. cité, p. 80. 3. Tel C. Knigllt, «The wives of the Sun and the Moon »,Journal of the Royal Anthropo/ogical Institute, 1997-3, pp. 133-153. B. I. Strassmann, « Sexual selection, patemal . care, and concealed ovulation in humans., Ethology and Sociobio/ogy, 1981, 2, pp. 31-40. 4. C. Lévi-Strauss, cc La sexualité féminine ... ,., an. cité, p. 82.
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que les hommes qui sont placées dans une position subordonnée dans le fonctionnement des rapports de parenté. En 1995, Lévi-Strauss ajoute au dossier d'autres faits qui reculent de plusieurs centaines de milliers d'années l'apparition de ces divers phénomènes sociaux, le langage, les outils, que l'homme partagerait avec d'autres animaux sociaux. L'origine du langage n'est pas liée à la conformation des organes phonatoires. Sa recherche relève de la neurologie du cerveau. Or, celle-ci démontre que le langage peut avoir existé dans des temps reculés, très antérieurs à l'apparition d'Homo Sapiens il y a quelque cent mille ans. Des moulages endocrâniens faits sur les restes d'Homo Habilis montrent que le lobe frontal gauche et l'aire dite de Broca, centre du langage, étaient déjà formés il y a plus de deux millions d'années [... J. Homo Habilis fabriquait des outils rudimentaires, certes, mais répondant à des formes standardisées. En revanche, le doute n'est pas permis en ce qui concerne Homo Erecrus, notre prédécesseur direct qui, il Y a un demi-million d'années, taillait des outils de pierre d'une symétrie exigeant plus d'une douzaine d'opérations successives. Toutes ces considérations rejettent l'apparition de la pensée conceptuelle, du langage articulé, de la vie en société, donc, dans des temps si lointains qu'on ne peut, sans faire preuve d'une naïveté qui confine à la niaiserie, élucubrer des hypothèses [...]. Les choses vraiment intéressantes, pour comprendre l'évolution humaine, se SOnt passées dans les cerveaux, non dans les utérus ou les larynx 1.
Bref, le Big Bang a disparu. Vévolution a pris sa place. Et elle est censée dissiper le mystère du «saut décisif de la nature à la culture» par lequel « l'humanité s'est séparée de l'animalité lorsque les sociétés humaines ont pris naissance». Or, c'est bien parce que les hommes disposaient, grâce à leur cerveau, de la capacité d'analyser les conséquences de leurs actes sur la reproduction de la société, de leur existence sociale, qu'ils ont pu édicter des lois, des normes qui placèrent sous le contrôle de la société les rapports entre les sexes, qui les réglementaient. Et si le commerce sexuel généralisé, qui est une possibilité permanente offerte aux hommes et aux femmes, a posé des problèmes aussi bien dans la gestion des rapports entre les sexes et les générations au sein des familles de procréation et d'élevage que dans celle des rapports entre les unités sociales qui composaient les bandes, les sociétés, dont l'existence et la continuité étaient une condition nécessaire à l'existence matérielle et sociale aussi bien des individus que de ces unités sociales, quoi d'autre que les hommes et leurs cerveaux pouvait penser ces problèmes et en tirer des règles, positives et/ou négatives, des prescriptions et des prohibitions? Ce n'est évidemment pas la pensée symbolique qui invente tous les problèmes auxquels elle se trouve confrontée.
1. Ibid., pp. 79-80.
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Les amibes, ultime rempart de la théorie de l'échange Entre la disparition du Big Bang et la dissolution des origines dans la fuite des millions d~années de l'évolution humaine, Lévi-Strauss a cependant toujours maintenu la même explication: « La société humaine repose sur l'échange », mais au prix, évidemment, d'abandons successifs. Désormais, dans un tout dernier texte, «Apologue des amibes 1 », il déclare, à propos de l'aphorisme de Tylor, à savoir que les hommes, très tôt, n'ont dû avoir le choix qu'entre « marrying out or being killed out », qu'il ne s'agit pas d'une vérité historique: Il traduit, sous forme de mythe, la vision rétroactive que les familles biologiques doivent se faire d'un passé imaginaire, pour comprendre que la société leur interdise de mener une vie séparée [...] si l'on tenait absolument à spéculer sur la façon dont les choses se sont réellement passées [...] ambition chimérique [...] [renvoyant à] des centaines de milliers sinon même de millions d~années [...] on n'aurait nul besoin de postuler l'antériorité logique ou historique des familles biologiques 2• Ainsi, la formule de Tylor, que Lévi-Strauss avait reprise à son compte à de multiples reprises depuis Les Structures élémentaires de la parenté ou le texte sur « The family », est désormais regardée, à l'instar du récit du meurtre du Père dans Totem et Tabou autrefois, comme un mythe par lequel les familles « biologiques» s'expliqueraient à elles-mêmes l'interdiction qui leur est faite de mener une vie séparée. Après le Big Bang du surgissement de la pensée symbolique, du langage articulé et de l'échange des femmes, c'est désormais l'ancienne hypothèse de l'antériorité « logique ou historique» des familles biologiques isolées, accablées par la peur et la haine, qui a disparu. Mais au nom de quels nouveaux faits renoncer à ce postulat essentiel à sa théorie? Au nom des amibes. A l'aphorisme mythique de Tylor succède l'apologue « scientifique» des amibes. On apprend que des êtres unicellulaires, telles les amibes, vivent sous deux modes alternés, un mode solitaire quand leur nourriture, les bactéries, est présente autour d'eux, un mode social lorsque la nourriture manque et qu'ils s'agglomèrent en un corps unique qui se déplace vers les sources d'humidité et de chaleur où se trouve la nourriture. Bref, citant Durkheim, Lévi-Strauss découvre qu'à ce niveau-là aussi, « la société est plus que la somme des individus qui la composent ». Cette pantalonnade amibienne, qui vaut bien les « robinsonnades génitales » des néodarwiniens, n'est même pas un argument à l'appui de la thèse chère à l'auteur selon laquelle l'échange fait naître la société, car les amibes vivent séparées les unes des autres lorsque la nourriture autour d'elles est abondante. Lorsque 1. Paru dans En substance, ouvrage en hommage à Françoise HéritieJ; Paris, Fayard, 2001, pp. 493-496. 2. Ibid., p. 494.
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celle-ci devient rare, elles s'agglomèrent et se transforment en un corps unique qui assume un certain nombre de fonctions complémentaires, sans qu'existe entre elles d'échanges. Et elles deviennent ce corps unique parce qu'en elles existe un mécanisme qui, en cas de manque de nourriture, leur fait sécréter une substance, l'adénosine monophosphate cyclique, qui attire les amibes proches et les fait converger et s'agglomérer. Aucun échange ici, ni aucune réciprocité. Or, du fait que cette même substance se retrouve dans les cellules d'autres organismes aussi complexes que ceux des mammifères, LéviStrauss en conclut que « la vie sociale apparaît comme le résultat d'une attraction entre les individus suffisante pour qu'i/s se recherchent les uns les autres 1 » et nomme cette force d~attraction qui pousse à se chercher « sociabilité». Mais se chercher pour quoi faire ? Lévi-Strauss postule alors, à la manière d'un philosophe de la nature humaine, qu'il s'agit plutôt de coopérer que de s'entre-diviser. Bref, la société existerait parce que chacun serait attiré par les autres et en aurait besoin pour vivre. Ou inversement, la société existerait parce que nous sommes spontanément des êtres sociaux et que nous avons besoin de société pour vivre. On tourne en roncl. Une constante dans cette cascade d'évolutions et d'abandons partiels de la théorie initiale: la thèse du rôle fondamental de l'échange dans l'institution de la société et l'instauration de la prohibition de l'inceste. Mais cette thèse n'est plus l'affirmation tonitruante que l'échange existe parce que sans échange pas de société. Lisons : « On se tromperait donc si ron jugeait que l'échange matrimonial est de la nature du contrat2. » Cette thèse était déjà présente dans les Structures élémentaires, puisqu'un mariage librement consenti entre un homme et une femme n'a que « l'apparence d'un contrat». Mais pourquoi n'est-ce pas un contrat? Parce que l'on ne peut épouser quelqu'un que si ceux qui avaient des droits sur cette personne, le frère sur sa sœur (et non la sœur sur son frère), y ont renoncé : Un seul degré prohibé suffit pour que la mécanique de l'échange se déclenche dans le groupe, hors de la conscience sociale. L'échange est une propriété de la structure sociale. Non que dans la société tout s'échange, mais s'il n'y avait pas d'échange, il n'y aurait pas de société 3• Dans cette phrase, Lévi-Strauss concède donc enfin que « tout dans la société ne s'échange pas ». Mais il minimise immédiatement la portée de cette affirmation en s'empressant de préciser: «Mais s'il n'y avait pas d'échange, il n'y aurait pas de société. » Or, si tout ne s'échange pas, la première question à se poser est celleci: qu'est-ce donc qui ne s'échange pas dans les sociétés? et pourquoi? 1. Ibid., p. 496. 2. Ibid., p. 494. 3. Ibid.
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Et puisque le fait que tout ne s'échange pas est tout aussi universel que le fait que « beaucoup de choses - mais pas toutes - s'échangent» dans les sociétés, alors il devient théoriquement impossible et contradictoire d'écrire: « Mais s'il n'y avait pas d~échange, il n'y aurait pas de société. » Affirmation dont la banalité surprend. La formulation théorique correspondant aux faits n'est pas celle-là, mais celle-ci : Il n'y aurait pas de société humaine si l'échange n'existait pas et si un certain nombre de choses n'étaient pas soustraites à l'échange pour être conservées hors de la circulation des personnes et des biens et transmises par ceux qui les possèdent aux générations qui leur succèdent.
Mais transmettre aux générations qui vous suivent, c'est leur faire un don sans retour possible. L'existence de la société ne repose donc pas, comme l'avait affirmé Lévi-Strauss dans les Structures, sur la mise en œuvre d'un seul mécanisme, l'échange, et d'un seul principe, le don réciproque, mais sur un double mécanisme et sur deux principes: s'obliger à donner et s'obliger à ne pas donner ce qu'il faut conserver pour le transmettre. Or, transmettre c'est donner sans retour possible, c'est donner sans réciprocité directe possible (sauf la « reconnaissance» des descendants visà-vis de leurs ascendants, des nouvelles générations vis-à-vis des anciennes). Et ce sont précisément les formes de dons non réciproques que Lévi-Strauss a - volontairement ou non - laissées dans l'ombre, frappées d'inexistence, de même qu'il avait laissé dans l'ombre l'axe de la descendance et de la filiation pour mettre en avant et privilégier l'axe de l'alliance et de l'affinité. Quoi qu'il en soit, après plus d'un demi-siècle, l'œuvre de Claude LéviStrauss reste très largement debout, bien qu'elle se soit peu à peu altérée et déformée sans d'ailleurs que ses disciples veuillent vraiment le voir. Elle repose aujourd'hui à cheval, et de travers, sur deux axes théoriques, celui du Big Bang et de l'échange comme fondement universel de la société et de la parenté, et l'axe de l'évolution millénaire et du jeu des deux principes sociaux opposés et complémentaires, donner et ne pas donner (garder). Car après tout, si les choses qu'on ne donne pas sont souvent celles qu'on considère comme les plus sacrées, celles qui bénéficieront non seulement à ceux qui les gardent mais à toute la société, alors les mariages des anciens Iraniens entre frère et sœur, qui étaient censés leur assurer les premières places au paradis mazdéen, mais aussi contribuer à accroître la part du Bien dans le monde, n'avaient-ils pas autant de sens, en violant la prohibition de l'inceste, que ceux des Arapesh de Nouvelle-Guinée, qui s'interdisent l'inceste avec leur sœur pour jouir des avantages d'avoir un beau-frère pour aller à la chasse ou défricher la forêt. Interdire ou permettre, c'est à chaque fois produire des rapports sociaux, fabriquer de la société, une société où chacun, selon ses choix culturels, va devoir vivre et travailler à la reproduire.
SUR LES ORIGINES DE LA PROHIBmON DE I.:INCESTE
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Peut-être Lévi-Strauss est-il resté trop ancré dans la tradition occidentale et trop peu intéressé par la religion pour le reconnaître.
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est désormais devenu possible, et sans doute nécessaire, de proposer une autre conjecture portant sur les fondements de la prohibition de l'inceste, une conjecture affranchie de l'idée d'un Big Bang arrachant l'humanité à l'animalité, consciente également que la prohibition de l'inceste a mêlé dans notre culture toute une série d'interdictions sexuelles qui sont distinguées ailleurs, que Freud a apporté quelque chose de décisif, et surtout que la société humaine ne repose pas seulement sur le don et l'échange, mais aussi sur le refus de donner, sur l'obligation de garder. C'est à ce nouveau scénario que nous avons consacré le chapitre qui suit.
CHAPITREXll
Propositions pour un autre scénario Conjecturer sur la nature et les fondements de la prohibition de l'inceste, c'est faire acte d'imagination. C'est placer certains faits connus et relativement bien attestés sous un éclairage particulier, dans l'espoir de faire apparaître des liens, des connexions possibles et plausibles qui auraient un certain pouvoir d'explication globale. Exercice que beaucoup peuvent considérer comme inutile ou impossible. Chacun sait que partout les hommes et les femmes naissent (ou sont incorporés) dans le système de parenté qui règne dans leur société sans pouvoir dire pourquoi ce système existe, et depuis quand il existe. Bref, conjecturer sur les origines de quelque chose, c'est écrire le scénario d'une pièce qui a déjà été jouée, qui se joue et se rejoue sous nos yeux sans qu'on en comprenne bien les séquences et les raisons. Avec la conjecture de Freud, on avait affaire à un événement purement imaginaire considéré cependant comme préhistoriquement réel, le meurtre et la dévoration d'un père exerçant un mpnopole sexuel despotique sur les femelles de sa horde. Avec celle de Lévi-Strauss, celui des Structures, nous étions renvoyés au surgissement de faits réels, l'apparition de la pensée conceptuelle et symbolique et du langage articulé. La date en était déjà repoussée au-delà des hommes de Neandertal, mais comme depuis lors la pensée conceptuelle et symbolique n'avait pas cessé de caractériser l'être social de l'homme, l'échange des femmes qui serait l'une des conséquences de son surgissement n'avait pas non plus cessé de caractériser la condition humaine et de servir de fondement aux rapports et aux systèmes de parenté.
Six contraintes pour un autre scénario Nous allons donc, nous aussi, proposer un scénario. Quels sont les critères que nous avons retenus pour le construire? Nous posons que: 1. TI ne faut pas séparer l'analyse de la prohibition de l'inceste des autres interdits portant sur les usages du sexe.
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENfÉ
2. La prohibition de l'inceste porte sur des unions sexuelles interdites avant de porter sur des unions matrimoniales interdites. Si les unions sexuelles sont interdites entre deux personnes de sexe différent, a fortiori le mariage l'est aussi. 3. Les unions sexuelles interdites par la prohibition de l'inceste portent tout autant sur les rapports hétérosexuels que sur les rapports homosexuels. A priori, l'interdiction pour deux personnes de sexe différent d'avoir des rapports entre eux ne devrait pas les empêcher d'avoir des rapports homosexuels avec des personnes du même sexe (et réciproquement). Nous laissons de côté l'autosexualité, la masturbation, souvent interdite au nom de l'obligation pour l'individu de ne pas se satisfaire seul, de brader ses substances qui, en principe, sont réservées à d'autres fins et peuvent même appartenir à d'autres. 4. La prohibition de l'inceste se trouve associée à des interdictions portant sur des parents par alliance, soit parce que les interdictions portant sur les consanguins sont «étendues» aux affins, soit parce que des interdictions d'un autre type s'appliquent à certaines affins en complément des interdictions portant sur des consanguins. 5. La prohibition de l'inceste présuppose le développement de la pensée conceptuelle et de divers moyens de communication, protolangages, langage articulé. Pourtant, ces développements ne sont pas apparus par l'effet d'un Big Bang, mais comme des processus prenant place dans la longue durée de l'évolution humaine. Or, de tels processus sont pour la plupart inconscients, alors que les prohibitions sont des faits sociaux conscients exprimés et rassemblés dans des codes de lois ou de coutumes (code d'Hammourabi, abominations du Lévitique, etc.). Comment donc découvrir les mécanismes qui lient les deux parts, consciente et inconsciente, des formes humaines d'existence sociale? 6. TI n'existe pas de raison de faire l'hypothèse que l'humanité primitive a vécu en familles biologiques isolées (Lévi-Strauss), en hordes (Freud), avant d'avoir vécu en société. TI n'y a pas de raison de supposer la priorité logique et/ou historique de l'existence de familles consanguines vivant en état de promiscuité sexuelle permanente par rapport au développement des formes de société propres aux lointains ancêtres des hommes et à leurs descendants.
Sexualité et société chez les primates les plus proches de l'homme Commençons par ce dernier point. En quoi nos connaissances actuelles sur la vie des primates nous permettent-elles d'échapper aux apories de Freud et de Lévi-Strauss, à savoir que la famille a dû précéder la société, hypothèse que Darwin considérait déjà comme très peu vraisemblable! Nous savons que l'humanité est l'une des 152 espèces de primates qui subsistent sur la surface de la planète et que les deux espèces de primates les plus proches de l'homme, et qui partagent avec lui 98 %
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de ses chromosomes, sont les Chimpanzés et les Bonobos. Or, ces deux espèces vivent en bandes multimâles et multifemelles qui exploitent les ressources matérielles d'un territoire que les individus qui composent ces bandes s'efforcent de contrôler et de défendre contre l'intrusion des membres de bandes voisines. Chez les Chimpanzés comme chez les Bonobos, les mâles restent dans leur groupe natal, mais à la puberté, les femelles se dispersent dans les groupes voisins. Dans d'autres espèces de primates, vivant également en bandes multimâles et multifemelles, tels les Macaques, ce sont les jeunes mâles qui quittent la bande natale à la puberté. Chez les Gibbons (espèce monogame) et le Gorille (espèce à harem), à l'approche de la puberté, les jeunes sont expulsés du groupe par leurs parents, le père expulsant les jeunes mâles, la mère les jeunes femelles. Chez les Chimpanzés comme chez les Bonobos, chaque bande qui contrôle un territoire constitue une petite société, et l'existence de ces bandes est une condition indispensable à l'existence et à la survie des individus. La société existe 1, mais en revanche, au sein de ces bandes, il n'existe pas de « familles », unissant de façon stable et durable un mâle et une ou plusieurs femelles avec leurs progénitures. La plupart du temps, les femelles vivent seules avec leurs petits, se déplaçant au centre du territoire pendant que les mâles, adultes et juvéniles, « patrouillent» le long des frontières à la recherche de nourriture et attentifs aux intrusions possibles de prédateurs ou de Chimpanzés appartenant à d'autres bandes. Les Chimpanzés communiquent entre eux à l'aide d'un certain nombre de vocalismes qui ont chacun une signification différente, les uns avertissant les membres de la bande de la présence d'un arbre couvert de fruits, d'autres de l'arrivée d'un prédateur, d'autres signifiant qu'un individu a l'intention,d'attaquer un autre membre de la bande ou de se soumettre à lui, etc. A ces vocalismes s'ajoutent des gestes, des postures du corps, des comportements (épouillage, etc.) qui font sens pour tous les membres de la bande. Les Chimpanzés fabriquent, transportent et utilisent des outils mais ne fabriquent pas d'outils pour faire d'autres outils. Ils pratiquent des chasses collectives et s'attaquent à d'autres espèces de singes ou à de petites antilopes. Ils anticipent le comportement de leur gibier en le rabattant vers quelques membres de la bande postés à l'avance pour l'attraper. Ils tuent et partagent sur place le corps de leurs victimes et les mâles, en ces occasions, acceptent fréquemment que les femelles sexuellement réceptives leur prennent des mains une part de chair et d'os et la mangent. On a pu observer de véritables guerres entre deux bandes, au cours desquelles les adultes d'une bande, des mâles mais aussi des 1. Pour François Jacob, dans La Logique du vivant (Paris, Gallimard, 1970), une société est pour certaines espèces le milieu nécessaire pour qu'un individu appartenant à cette espèce atteigne Son plein développement. Milieu, c'est-à-dire des ressources mais aussi une organisation, un ensemble de rapports entre les individus ayant leur logique propre.
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femelles, pénétraient sur le territoire d'une autre bande et tuaient un ou plusieurs de ses membres. Au terme de quelques affrontements de ce genre, la bande qui avait eu des morts quittait les lieux et cédait une partie de son territoire. L'organisation sociale d'une bande repose sur la combinaison de deux principes, compétition et coopération. La coopération se manifeste dans la défense du territoire, dans la chasse, dans le partage de la nourriture, bien que, pour l'essentiel, chaque individu trouve et consomme seul sa nourriture (band to moutb economy). La compétition existe entre les mâles, entre les femelles et entre les mâles et les femelles, et a pour conséquence d'instituer une hiérarchie entre les membres d'une bande, selon leur sexe et leur âge, qui se maintient un certain nombre de mois ou d'années, mais est toujours provisoire. Dans cette société animale, les mâles dominent certes les femelles, mais ils ont besoin de l'aide non seulement d'autres mâles mais aussi de femelles adultes pour acquérir et conserver leur rang. Parmi les phénomènes sociaux découverts chez les Chimpanzés et d'autres espèces de primates vivant en bandes multimâles et multifemelles au cours des vingt dernières années, les comportements de réconciliation et les pratiques d'alliance et de coalition sont parmi les plus importants et les plus significatifs. Les membres d'un groupe de primates sont à la fois des rivaux et des alliés dans la mesure où ils sont à la fois en compétition pour la nourriture et les partenaires sexuels, mais ont aussi besoin des autres pour atteindre leurs fins. Les individus, en effet, se coalisent pour permettre à l'un d'eux de garder son rang contre un rival ou au contraire pour permettre à ce rival de lui prendre son rang. Et dans ces coalitions, les femelles jouent un rôle important. Il est donc essentiel pour un chimpanzé de savoir qui est son ami et peut devenir un allié, qui est son ennemi ou pourrait s'allier avec l'ennemi. Mais l'autre découverte importante est que les conflits qui opposent les individus au sein d'une bande ont une limite. ns ne sont ni permanents ni tels qu'ils pousseraient l'individu défait à quitter la bande, et ceci parce que les conflits qui aboutissent à Pinstauration d'un rapport hiérarchique de domination-soumission entre des adversaires sont immédiatement suivis par des gestes de réconciliation, c'est-à-dire par des contacts corporels non agressifs entre les ex-adversaires. Le vainquew; chez les Chimpanzés, tend le bras, main à plat, paume vers le haut en direction du vaincu qui le touche, et ce geste est suivi de façon systématique de baisers, d'étreintes, de caresses, de toilettage réciproque, et parfois de relations sexuelles. Chez les Bonobos en revanche, les gestes de réconciliation sont fortement sexuels, homosexuels, les mâles se frottant mutuellement le pénis, les femelles la vulve, et hétérosexuels sous forme de copulations ventro-dorsales ou ventro-ventrales (lesquelles n'existent que chez les Bonobos et les humains). Tout se passe donc comme si, en se réconciliant, les individus agissaient en sorte que la bande continue à exister en tant que telle, et que les individus en conflit puissent continuer à y coexister et à bénéficier de son existence. Bref, comme si le maintien d'une certaine cohésion sociale impliquant la
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coexistence de tous les membres de la bande était aussi nécessaire pour la continuité à long terme de celle-ci que la hiérarchie que produisent et reproduisent leurs rivalités. Et il est remarquable d'apprendre que chez les primates, la réconciliation semble facilitée par l'existence de hiérarchies relativement stables 1. La reproduction, chez les Chimpanzés, repose sur les rapports sexuels entre les mâles et les femelles adultes et revêt trois formes. La plupart des accouplements sont du type «( opportuniste» et coïncident avec les périodes où les femelles manifestent les signes extérieurs de l' œstrus - odeurs, couleurs, tumescences génitales. Elles sont montées alors à de multiples reprises par les mâles, sans qu'on note entte eux de compétition active. Capproche du mâle, l'intromission et Péjaculation prennent très peu de temps, moins de quelques minutes. Dans de nombreux cas, les femelles ne répondent pas aux avances des mâles et elles refusent l'intromission ou se désengagent. Elles exercent donc un choix vis-à-vis de leurs partenaires. Parfois cependant un mâle dominant manifeste un comportement « possessif» vis-à-vis d'une femelle en œstrus. Il se tient près d'elle, interdit aux mâles de s'approcher en les chargeant ou en les intimidant, et ce comportement peut durer de quelques heures à quelques jours. Enfin, une troisième forme de lien a été observée entre mâles et femelles, «l'appariement» (consortshiP). Un mâle et une femelle avec ses petits s'écartent du reste de la bande pendant plusieurs heures, et même plusieurs jours (le maximum observé est de vingt-huit jours). TI faut pour cela que la femelle y consente, et c'est elle d'ailleurs qui interrompt cette liaison préférentielle à partir du moment où elle répond aux appels des autres mâles et les oriente jusqu'à elle. Son silence maintenait le « couple» séparé. Le rôle des femelles n'est donc pas passif. Bien entendu, les mâles dominants ont accès plus que les autres aux femelles réceptrices, mais copuler plus ne signifie pas avoir plus de succès reproductif que les mâles d'un rang inférieur 2• Par ailleurs, il est désormais évident que les femelles se laissent volontairement approcher par des mâles de rang inférieur qui copulent « en douce » avec elles (sneaking). 1. Voir F. B. M. De Waal, « La réconciliation chez les primates ", La Recherche, nO 210, 1989, p. 592, et F. De Waal et F. Lanting, Bonobos, le bonheur d'être singe, Paris, Fayard, 1999. 2. Pour donner un exempte, B. Stem et G. Smith du Califomia Primate Center, après une observation minutieuse des copulations qui avaient eu lieu en 1980 au sein de trois groupes de macaques rhésus en captivité - or la captivité renforce la compétition - ont constaté J'année suivante, par l'examen du patrimoine génétique des petits nés de ces accouplements, que les mâtes dominants n'avaient pas eu plus de succès reproductif que les mâles dominés. (B. R. Stem, D. G. Smith, in Animal Behaviour, nO 32, 1984, p. 23.) J. Maynard Smith, en 1988, dans Evolution and the Theory of Games, Cambridge University Press, a démontré que si des rapports hiérarchiques entre mâles, entre femelles et entre les deux sexes constituent un élément de la structure d'une société animale, à long terme le fait que les individus dominants aient un succès reproductif beaucoup plus important que celui des individus dominés menacerait la reproduction de la structUre même de la société à laquelle ils appartiennent.
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Chez les Chimpanzés comme chez les Bonobos, la maturité des petits demande beaucoup de temps et les petits restent dépendants, puis attachés, à leur mère jusqu'à l'âge de 3 ans au moins. lis assistent aux accouplements de leur mère, et en général les jeunes interfèrent pendant que des adultes s'accouplent. Les femelles chimpanzés mettent au monde un enfant tous les 5, 6 ans en moyenne, les femelles bonobos tous les 4, 5 ans. Chez les Bonobos, les femelles, qui pourtant proviennent toutes des bandes voisines, ont un rang très élevé. Leur vie sexuelle (hétéro- et homo-), est très intense. Elles contrôlent plus que les mâles l'accès à la nourriture, qui est très abondante dans leur habitat. Les liens entre les femelles sont très souvent amicaux, sauf quand il s'agit de leurs fils (les filles quittent la bande à la puberté et dans les mois qui précèdent, mère et fille se détachent l'une de l'autre), et le rapport à leur mère a des conséquences sur Pordre de préséance entre les mâles, qui manifestent entre eux beaucoup plus d'hostilité que n'en montrent les mâles chimpanzés. Enfin, trait commun aux Chimpanzés et aux Bonobos, les mâles dans ces sociétés jouent avec les enfants, les défendent souvent, mais ils ne les élèvent pas. C'est l'affaire exclusive des femelles 1• Bien entendu, il n'y a aucune reconnaissance par les mâles de leur paternité biologique avec tel ou tel petit de telle femelle. Et de façon générale, il n'y a aucune indication que les primates aient compris qu'il existe un lien entre sexe et procréation. Finalement, existe-t-il oui ou non, au sein des sociétés de primates, un ou plusieurs mécanismes biologiques qui empêcheraient des individus génétiquement proches de s'unir sexuellement et protégeraient leurs descendants, donc leur société, contre les désastres génétiques entraînés par de tels accouplements? Y a-t-il évitement de l' « inceste» chez les primates ? Les travaux des primatologues ont porté en général sur les rapports mère-fils, puisqu'il n'y a pas de reconnaisance chez les mâles de leurs liens de consanguinité avec les petits qui naissent dans leur bande. On a alors constaté que les femelles, après une période plus ou moins longue d'attachement initial à leurs petits, entreprennent ensuite de les forcer à se détacher d'elles. Mais elles ne traitent pas de la même manière leurs fils et leurs filles, étant plus agressives avec les premiers qu'avec les secondes 2• Le jeune mâle se tourne alors progressivement vers d'autres femelles adultes ou juvéniles appartenant à la même bande ou à des bandes voisines. On a constaté également que les jeunes mâles semblent plus attirés sexuellement par les femelles étrangères que par des femelles familières, et qu'il en va de même pour les jeunes femelles qui sont plus attirées par les mâles étrangers. La familiarité inhiberait 1. Voir P. Mehlman, « l'évolution des soins paternels chez les primates et les hominidés ., Anthropologie et Sociétés, vol. 12, nO 3, 1988, pp. 131-149. 2. J.-M. Vidal, «Explications biologiques et anthropologiques de l'interdit de l'inceste ., Nouvelle Revue d'ethnopsychiatrie, nO 3, 1985, pp. 75-107. Voir aussi, dans le même numéro, B. Deputte, «L'évitement de l'inceste chez les primates non humains .. , pp. 41-72.
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donc jusqu'à un certain point les désirs sexuels. Ce qui va dans le sens de la thèse de Westermarck, reprise en chœur par les sociobiologistes. En fait, les accouplements entre mère et fils existent et ont été observés. Certains auteurs, comme Ray H. Bixler, ont même précisé les contextes dans lesquels on les a observés. Dans la plupart des cas, la mère n'était pas en période d'œstrus et l'accouplement apparaissait surtout comme une conduite d'apaisement vis-à-vis d'un jeune mâle poursuivi par ses congénères et en détresse. Ces accouplements, en outre, étaient occasionnels et de type opportuniste, et ne donnaient jamais lieu à une relation possessive ni à un appariement prolongé 1 • On a aussi avancé l'hypothèse que ce qui empêcherait une femelle et ses fils, parvenus à maturité, de copuler ne serait pas « la main invisible» de la nature écartant l'inceste et ses conséquences délétères, mais une raison sociale. Ce qui empêcherait, et surtout inhiberait le jeune mâle, serait la présence d'autres mâles plus âgés ayant priorité sur lui. On serait en présence de mécanismes sociosexuels qui sont la conséquence de l'existence et de la force des rapports hiérarchiques existant entre les individus selon leur sexe, leur âge, leurs capacités physiques, leur rang social. On se retrouve ainsi confronté à des hypothèses qui placent le social avant le biologique, ou du moins qui font d'un mécanisme biologique une modalité de la reproduction sociale de l'espèce et non de la reproduction biologique de la société. Et finalement, c'est une hypothèse de ce type que proposent certains auteurs, tels)im Moore et Rauf Ali 2, pour expliquer le phénomène majeur qui sert d'argument aux partisans d'un « évitement de l'inceste » chez les primates. Pour eux, le moment où une nouvelle génération de primates atteint la puberté et va entrer en compétition avec les adultes appartenant à la même bande et ayant priorité sur eux (quant à l'accès aux femelles et à la nourriture), ce moment, donc, met en péril la reproduction de la bande en tant que telle, alors que la dispersion soit des mâles, soit des femelles, et l'intégration un par un des individus dans les bandes voisines sont des processus qui ne menacent pas la reproduction des bandes quand l'arrivée de mâles (ou de femelles) non familiers incite les femelles (ou les mâles) à s'unir avec eux. On comprend qu'il faut faire preuve de beaucoup de prudence avant d'affirmer qu'il existe un déterminisme « biologique» de l'évitement de 1'« inceste» chez les primates et chez l'homme. Ce n'est pourtant pas cette vertu qui caractérise certains textes de primatologues ou d'ethnologues, plus préoccupés de montrer, au prix de contorsions verbales, que partout se vérifient les hypothèses des sociobiologistes plutôt que de les discuter. Au lieu de dispersion, on parle « d'exogamie», et au lieu de migration et d'intégration dans une autre bande on parle de 1. R. H. BixIer, oc Primate mother-son incest », Psyebologjeal Reports, vol. 48, 1981, pp. 531-536. 2. J. Moore et R. Ali, "Are dispersal and imbreeding avoidance related ? », Animal Bebaviour, nO 32, 1984, p. 94.
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« transferts» et d' « échanges ». Un pas de plus est franchi lorsque, ensuite, on parle de « patrilignages ») chez les Chimpanzés et de « matrilignages » chez les Macaques japonais. Chez ces derniers, comme ce sont les mâles qui se dispersent à la puberté et les femelles qui passent leur vie dans leur bande natale, on observe évidemment des « lignées » regroupant une femelle âgée, ses filles et les enfants de ses filles. Mais ces lignées ne sont pas pour autant des lignages, car un matrilignage dans la parenté humaine est un groupe composé aussi bien d'hommes que de femmes (des frères et des sœurs, des fils et des filles, des neveux, etc.) qui ont une ascendance commune par les femmes et des droits et des devoirs réciproques. Dt; chez les Macaques, les mâles quittent leur bande, les frères leurs sœurs, les fils leur mère, et les frères des mères, s'ils n'ont pas encore quitté la bande quand leurs sœurs mettent au monde des petits, ne portent pas d'attention particulière au destin de leurs « neveux et nièces », sauf si eux-mêmes continuent à rester attachés au groupe des femelles dont font partie les mères de ces petits - et donc leur sont solidaires. Bref, il faut éviter de projeter sur les sociétés de primates les plus proches de l'espèce humaine des concepts, tels l'inceste, l'exogamie, l'échange, qui confèrent ipso facto à leurs formes d'organisation sociale les mêmes principes de fonctionnement que l'on rencontre dans les sociétés humaines, et les anthropomorphisent. Néanmoins, soulignons-le, les enseignements que l'on peut tirer de l'étude des primates proches de l'homme ont une grande importance théorique pour la question qui nous préoccupe, à savoir proposer une vision conjecturale des origines et des fondements de la prohibition de l'inceste au sein des sociétés humaines.
1. Les Chimpanzés et les Bonohos vivent naturellement en sociétés multimâles et multifemelles comme les humains, et non en harems comme le Gorille ou en familles monogames comme le Gibbon. Chimpanzés et Bonobos vivent donc en « société» sans qu'ils possèdent le langage articulé et, semble-t-il, sans posséder la capacité de penser à l'aide de concepts généraux bien qu'ils comprennent des signes et même des symboles. Ds ont donc « reçu » de l'évolution de la nature leur forme d'existence sociale. Ce mode a probablement évolué depuis qu'ils sont apparus comme des espèces indépendantes, mais il semble que ces primates n'aient jamais entrepris, voulu ni pu changer les règles de leurs organisations sociales et en instituer d'autres. Les analyses des molécules d'ADN porteuses de l'information génétique concernant ces trois espèces nous apprennent que les ancêtres des hommes se sont séparés des ancêtres des Chimpanzés et des Bonobos il y a environ six millions d'années, et que la séparation entre Chimpanzés et Bonobos a eu lieu quelques millions d'années plus tard. Quelles conclusions tirer de cet ensemble de données? Les humains et leurs ancêtres n'ont probablement pas vécu en familles biologiques, ni en hordes, ni en harems comme le Gorille.
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Cancêtre des Gorilles s~était d~aiIleurs, lui, séparé de la lignée comprenant l~ancêtre des hommes, des Chimpanzés et des Bonobos un ou deux millions d~années auparavant. Chypothèse de Freud sur la horde primitive s'en trouve ruinée, comme est ruinée celle du Lévi-Strauss des Structures élémentaires de la parenté sur Pinstitution de la société humaine par le surgissement de la pensée symbolique qui aurait entraîné la prohibition de l'inceste, la subordination et r échange des femmes. 2. Si les hommes n'ont pas pu se donner à eux-mêmes la vie en société, ils ont pu, à la différence des autres primates, transformer leurs façons de vivre en société, inventer de nouvelles formes de société. Et cette capacité, ils la doivent précisément au développement de leurs capacités cognitives, c'est-à-dire au développement de leur cerveau, développement « stratégique» dont le point de départ lointain semble avoir été le développement de la bipédie comme mode normal de locomotion, et avec elle la libération de la main. Or, l'aire de Broca, mentionnée par Lévi-Strauss dans ses derniers écrits et qui joue un rôle important dans le développement du langage, et la zone de contrôle de l'usage de la main sont des aires voisines dans le cerveau et l'on suit leur développement depuis Homo Habilis, il ya plus de deux millions d'années. On sait aussi que ce développement prend plus d'ampleur encore et s'accélère avec l'apparition d'Homo Erectus, et, bien entendu, avec Homo Sapiens, l'homme de Neandertal entre autres, et enfin Homo Sapiens sapiens, c'est-à-dire nous. 3. Les sociétés des Chimpanzés et des Bonobos sont caractérisées par une séparation des sexes et des rapports de subordination d'un sexe à l'autre, des femelles aux mâles, qui est fOJ:!e chez les Chimpanzés et beaucoup plus limitée chez les Bonobos. A l'intérieur de ces deux sociétés existent des unités sociales distinctes constituées par les femelles qui ont donné naissance à des petits et les élèvent séparément. Ces unités sociales nées de la procréation et de l'élevage des enfants n'associent pas des adultes des deux sexes. Les mâles jouent avec les petits, les protègent éventuellement. Ils les utilisent aussi pour s'approcher de la mère, mais ils ne les élèvent pas. En l'absence de toute connaissance des liens de paternité qui existent entre des mâles et les petits qu'ils ont conçus en s'accouplant avec une femelle à l'époque où celle-ci est féconde, en période d'œstrus, il n'y a pas d'autres liens sociaux que le jeu ou la compétition entre les adultes mâles et les générations d'enfants et d'adolescents qui composent avec eux la bande. Dans toutes les sociétés humaines, en revanche, que les « familles » soient composées de frères et de sœurs, entre lesquels toute relation sexuelle est interdite (tels les Nayar, les Na, les Rhades), ou d'hommes et de femmes unis ou non par un mariage mais entretenant entre eux des rapports sexuels, les unités de procréation et d'élevage impliquent la coopération des deux sexes dans l'élevage des enfants. Et la durée de cet élevage,
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chez les primates proches de l'homme et chez les humains, s'étend sur de nombreuses années avant que les petits atteignent leur maturité et sortent de l'adolescence. Chez les Chimpanzés, cette durée est évaluée à 8-10 ans, chez les humains à 12-14 ans. Ce qui veut dire que la coexistence de la mère et de ses enfants dure longtemps chez les primates, et plus longtemps encore chez les humains, mais chez ceux-ci, la coprésence n'intervient pas seulement avec la mère mais très souvent avec le (ou les) homme(s) associé(s) à leur mère pour prendre soin d'eux. 4. La sexualité chez les Chimpanzés et les Bonobos se présente sous trois formes, hétérosexuelle, homosexuelle, autosexuelle (masturbation). I.:importance chez eux des rapports homosexuels est aujourd'hui reconnue (de même que dans d'autres espèces, les Macaques par exemple) sans que les biologistes aient encore pu offrir une explication théorique satisfaisante du rôle de l'homosexualité dans le processus de sélection naturelle. Ceci laisserait supposer que la sexualité des primates n'est pas seulement au service de la reproduction mais aussi du plaisir, de la jouissance. Les observations de Frans de Waal sur les Bonobos, sur l'existence d'un orgasme chez les femelles, sur la fréquence de leurs rapports homosexuels avec les autres femelles semblent le confirmer. Par ailleurs, dans ces sociétés, l'activité sexuelle des individus se manifeste très tôt. À observer les jeunes Chimpanzés ou les Bonobos, Freud n'aurait pas eu grand mal à découvrir l'existence chez eux aussi de la sexualité infantile. Très tôt, en effet, les jeunes apprennent les postures de copulation, et parfois c'est la mère qui laisse son fils venir se frotter contre elle et essayer de la monter. Les femelles adultes et subadultes sont en permanence sexuellement sollicitées par les jeunes mâles, et elles-mêmes s'intéressent à toucher, flairer le sexe des petits, non seulement des leurs mais ceux aussi d'autres femelles. Bien entendu, les rapports homosexuels et autosexuels ont lieu toute l'année, alors que les rapports hétérosexuels s'intensifient quand les femelles sont en rut et manifestent les signes extérieurs de l'œstrus. Ce sont des moments où la compétition entre les mâles pour l'accès aux femelles est plus forte, mais celles-ci ne semblent pas se soumettre automatiquement aux sollicitations sexuelles des mâles même dominants et elles semblent disposer d'une certaine capacité de choisir. Enfin, fait social très important, au moment où les jeunes femelles atteignent la puberté, elles quittent une à une leur bande natale et vont s'intégrer dans les bandes voisines, où le fait d'être des « étrangères» semble les rendre plus attirantes pour les mâles locaux. Ces deux faits, la sexualité infantile, précoce, intense des jeunes à laquelle répondent les mâles et les femelles de la bande, y compris leur mère (bien que celle-ci, lorsque les enfants auront un certain âge, les mettra peu à peu à distance d'elle) et, d'autre part, la dispersion des
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femelles à leur puberté constituent des mécanismes à la fois biologiques ct sociaux. Du fait qu'ils sont biologiques, c'est-à-dire imposés par la nature, leur origine et encore moins leur signification ne sauraient venir _1 la conscience des individus qui les vivent. Mais ces mécanismes sont au service d'un ordre social qui régule les rapports emre les générations ct entre les sexes. lis s'exercent à deux moments-clefs de la vie sexuelle des individus, au sortir de l'enfance pour les deux sexes et à l'adolescence pour les jeunes femelles (deux moments-clefs de la construction de l'identité des individus pour Freud), et sont l'effet de forces qui poussent tous les individus à se détacher d'abord de leur mère et de leur « famille» d'élevage, et ensuite, pour les femelles, de la bande où elles sont nées. Elles quittent leurs frères avec lesquelles elles ont joué, et aussi leurs pères qu'elles ne connaissent pas et qui ne les connaissent pas, et elles vont être bientôt remplacées par de jeunes femelles des bandes voisines qui seront beaucoup plus «attirantes» pour leurs frères et les mâles adultes de leur bande natale qu'elles ne l'étaient. Deux fOTces opposées s'exercent SUT la sexualité des Chimpanzés et des Bonobos
nexiste donc un jeu de deux forces -les unes qui repoussent, les autres qui attirent - qui s'exercent sur la sexualité des individus et orientem les rapports qu'ils auront avec d'autres congénères du sexe opposé ou du même sexe. Mais nulle trace, du coup, chez les Chimpanzés et les Bonobos, de « promiscuité primitive » qui ferait que tous peuvent s'unir avec tous. Les forces qui poussent l'individu vers l'extérieur de sa « famille », de l'unité sociale où il est né et a été élevé et qui était centrée sur la mère, et celles qui l'attirent ensuite vers des individus moins proches, constitueraient donc des mécanismes qui « obligent» tout individu, mâle ou femelle, à orienter ses « désirs sexuels » vers des individus extérieurs au petit groupe dans lequel il est né et a été élevé, un groupe centré sur la mère et où il n'y avait pas de « père» ou de mâle nourricier et protecteur associé à la mère. Ces partenaires sexuels potentiels, qui deviendront au cours de la vie d'un individu ses partenaires réels, sont donc d'abord les membres de sa société, de sa bande natale, plus à distance de lui en termes de parenté-élevage, et ensuite les membres des autres bandes voisines, les femelles étrangères pour les mâles d'une bande locale, les mâles étrangers pour les femelles qui s'intègrent dans cette bande. Deux remarques s'imposent ici. D'abord, les partenaires sexuels d'un individu vont être très vite, au cours de sa vie, et de plus en plus, des individus qui n'appartiennent pas au cercle restreint de sa famille de naissance et d'élevage. Ensuite, ces forces qui le poussent vers d'autres ou qui attirent d'autres vers lui sont des forces qui « obligent plus qu'elles n'interdisent» les rapports sexuels entre proches, la preuve en est les unions mère-fils, rares, mais qui cependant existent. Elles « obligent» à se tourner vers des congénères distants, sans cependant vraiment
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interdire de se tourner vers des proches. Nous sommes donc ici confrontés à des faits qui à la fois infirment la position du Lévi-Strauss de la première édition des Structures élémentaires de la parenté, mais confirment l'inflexion que lui-même a donnée à sa théorie dans la préface à la seconde édition afin de tenir compte des découvertes faites entretemps, et qui avaient démontré la capacité des grands singes à fabriquer des outils et à communiquer entre eux. Le Lévi-Strauss des Structures considérait l'articulation nature-culture comme une discontinuité radicale, conséquence du surgissement de la pensée conceptuelle, symbolique, au sein de l'espèce humaine. Contre Freud et Malinowski, qui selon lui mettaient à tort l'accent premier sur la nécessité de « réprimer », refouler la sexualité pour expliquer la prohibition de l'inceste, Lévi-Strauss affirmait alors, dans une formule-choc qui a suscité d'innombrables commentaires, souvent très critiques : La prohibition de l'inceste est moins une règle qui interdit d~épouser mère, sœur ou fille, qu'une règle qui oblige à donner mère, sœur ou fille à autrui... Et c'est bien cet aspect, trop souvent méconnu, qui permet de comprendre son caractère... C'est ainsi qu'on cherche, dans une qualité intrinsèque de la mère, de la fille ou de la sœw; des raisons qui peuvent prévenir le mariage avec elles. On se trouve alors infailliblement entraîné vers des considérations biologiques puisque c'est seulement d'un point de vue biologique, mais certainement pas social, que la maternité, la sororalité, sont des propriétés des individus considérés; mais envisagées d'un point de vue social, ces qualifications ne peuvent être regardées comme définissant des individus isolés mais des relations entre ces individus et tous les autres 1.
Pour le Lévi-Strauss des Structures élémentaires, la prohibition de l'inceste ne peut avoir de fondement biologique parce que, dans la nature, rien n'est interdit, rien n'est obligé. « Quelles que soient les incertitudes qui règnent à propos des mœurs sexuelles des grands singes [...l, il est certain que ces grands anthropoïdes ne pratiquent aucune discrimination sexuelle à l'égard de leurs proches parents 2• ) Quinze ans plus tard, sur la foi non pas de nouvelles connaissances portant sur la vie sexuelle des singes mais sur le fait que certains d'entre eux confectionnent et utilisent des outils rudimentaires et communiquent entre eux par des moyens « mettant parfois en œuvre de véritables symboles », il révisait ses positions précédentes et déclarait que la « ligne de démarcation [entre nature et culture] [est] sinon moins réelle du moins plus ténue et tortueuse» qu'on ne l'imaginait vingt ans auparavant 3 • Sans préciser ce qu'il entendait par « ténu» et « tortueux ), il se déclarait prêt à concevoir que: 1. C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, op. cit., p. 552. 2. Ibid., p. 36. Ou encore, p. 568 : «L'état de nature ne connaît que l'indivision et l'appropriation et leur hasardeux mélange. 3. C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la paTenté, Préface à la deuxième édition (1967), op. cil., p. XVI. lt
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Finalement, on découvre peut-être que l'articulation de la nature et de la culture ne revêt pas l'apparence d'un règne hiérarchiquement superposé à un autre et qui lui serait irréductible, mais plutôt d'une reprise synthétique, permise par l'émergence de certaines structures cérébrales qui relèvent ellesmêmes de la nature, de mécanismes déjà montés mais que la vie animale n'illustre, que sous forme disjointe et qu'elle alloue en ordre inverse 1.
Aujourd'hui, on constate que de nouvelles découvertes, concernant cette fois leurs comportements sexuels, vont dans le sens de Phypothèse d'une «reprise synthétique» par l'humanité de mécanismes apparus dans la nature et présents chez un certain nombre d'espèces animales, dont les primates et les hommes. Ces mécanismes constitueraient donc l'a"ière-plan et le matériau de départ de ce qui est devenu, au sein de l'espèce humaine et sous forme d'interdictions conscientes, la « prohibition de l'inceste». Ces mécanismes, rappelons-le, sont beaucoup plus des systèmes qui «obligent» les individus à orienter, au cours de leur enfance et adolescence, leur sexualité vers des congénères qui n'appartiennent pas à l'unité biologique et sociale où ils sont nés et ont été élevés, que des systèmes qui leur « interdisent» de s'accoupler avec leur mère ou leurs sœurs (ou avec leurs frères pour les jeunes femelles). Bien entendu, comme il n'existe pas « d'échange» entre les individus ou les groupes chez les primates, la prohibition de l'inceste, lorsqu'elle porte chez les humains sur des affins et non sur des consanguins, ne peut renvoyer à des mécanismes présents dans la nature. Elle implique l'existence de rapports de parenté proprement humains qui, dans l'extrême majorité des sociétés, se déploient le long de deux axes, l'axe de la filiation et de la descendance et celui de l'alliance. A cette restriction fondamentale près, aurions-nous désormais la preuve que la prohibition de l'inceste a un fondement premier et lointain dans les structures biologiques et sociales de certaines espèces animales, bref dans la nature? Pour répondre, il faut examiner de plus près la nature de ces mécanismes. nsemble que leur finalité ne soit pas de limiter les accouplements consanguins pour prévenir les conséquences génériques négatives que ces accouplements pourraient entraîner pour la survie d'une espèce, mais de réguler le développement sexuel des individus depuis l'enfance jusqu'à la fin de l'adolescence de telle sorte que la satisfaction de leurs désirs sexuels ne mette pas en danger la reproduction de la société, en l'occurrence de la bande locale où ils sont nés et se sont développés. Car naître et vivre en société est la condition même de la survie et du développement de chaque individu, quel que soit son sexe. Un autre fait important, que nous n'avons fait qu'effleurer, va dans ce sens. Alors que jusqu'à leur puberté les jeunes, mâles et femelles, font l'apprentissage des comportements sexuels avec des femelles et des mâles adultes, au moment de la puberté, deux phénomènes se produisent. Les jeunes femelles, on l'a dit, quittent une à une leur bande natale. Quant 1. Ibid., p. XVII.
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aux jeunes mâles, l'accès aux femelles réceptives leur est alors barré par les mâles adultes. La sexualité des jeunes entre aussi en concurrence avec celle des adultes. Pendant des mois, leur sexualité est inhibée par ces rapports de force, et ce n'est que lorsque les jeunes mâles se seront fait une place dans la hiérarchie des adultes de leur bande qu'ils auront accès aux femelles réceptives. Leur sexualité est donc soumise à la contrainte qui s'exerce sur tous de prendre place dans une hiérarchie, l'un des deux piliers de leur organisation sociale avec la coopération. Ces mécanismes présents chez les primates les plus proches de l'homme contribuent donc directement à la reproduction de la forme sociale d'existence propre à chaque espèce avant de contribuer indirectement à l'action de la sélection naturelle qui préside à l'évolution de toutes les espèces. La sélection naturelle est probablement la cause ultime de ces mécanismes et de bien d'autres, mais entre la cause prochaine, les contraintes qui pèsent sur la reproduction de la forme sociale d'existence d'une espèce, et la cause ultime, l'évolution de la nature et les contraintes de la sélection naturelle, il doit exister un certain nombre de médiations et de niveaux qu'on aimerait voir les primatologues, et plus généralement les biologistes, nous expliquer:. S'il n'est donc plus question aujourd'hui de Big Bang pour représenter le passage et l'articulation de la nature à la culture, et si la prohibition de l'inceste constitue (pour une part seulement) une sorte de mutation de mécanismes déjà présents et agissant dans la nature, il faut alors en inférer que le passage de la nature à la culture fut une transformation à la fois continue et discontinue entre l'animalité et l'humanité, et que cette continuité et cette discontinuité se retrouvent dans les ressemblances et les différences existant entre les humains et les deux espèces de primates les plus proches d'eux, les Chimpanzés et les Bonobos. Or, on sait maintenant que ces trois espèces de primates descendent des lignées qui se sont différenciées à des époques différentes d'un ancêtre commun, celles qui ont mené finalement à Homo Sapiens sapiens que nous sommes s'étant séparées les premières de la lignée de l'ancêtre commun aux Chimpanzés et aux Bonobos. Ces deux espèces se sont ensuite différenciées beaucoup plus tardivement, il ya trois ou quatre millions d'années, je l'ai dit, ce qui fait que Chimpanzés et Bonobos sont à la même distance génétique de l'espèce humaine. Or, et ceci est remarquable, aujourd'hui que l'on a pris conscience que les Bonobos sont une espèce différente de ceIle des Chimpanzés, on constate que ces deux espèces présentent de fortes différences du point de vue de leur organisation sociale et que, sur cinquante types de comportements recensés, elles n'en partagent que la moitié. Nous les résumerons en quelques phrases avant de montrer par quoi l'espèce humaine se distingue de ces deux espèces prises ensemble. Chimpanzés et Bonobos sont donc des espèces de primates vivant en société, celle-ci se présentant sous la forme de bandes locales composées de mâles et de femelles de tous les âges et exploitant les ressources d'un espace, d'un territoire qu'elles défendent contre l'intrusion d'autres bandes. Les Chimpanzés vivent dans des forêts et des savanes, milieux
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où les ressources sont relativement dispersées. Les Bonobos vivent dans la forêt épaisse où les ressources sont en abondance. Les Chimpanzés fabriquent et utilisent des outils. Les Bonobos utilisent plus qu'ils ne fabriquent des outils. Les Chimpanzés pratiquent des formes de chasse collective, se livrent à des sortes de guerres avec des bandes voisines, guerres auxquelles participent des femelles adultes et qui aboutissent parfois à s'approprier un nouveau territoire. Rien de cela n'existe chez les Bonobos. Les mâles chimpanzés partagent de la nourriture, du gibier même, fraîchement capturé et tué, avec des femelles et sont particulièrement généreux avec les femelles sexuellement réceptives. De façon générale, l'organisation sociale des Chimpanzés est centrée sur les mâles. Les femelles sont entre elles relativement hostiles. Comme chez les Bonobos, les femelles se dispersent à la puberté et les femelles adultes présentes dans une bande proviennent d'autres bandes. Les mâles les plus âgés d'une bande connaissent donc depuis leur enfance les jeunes mâles qui vont grandir ensemble. Mais il n'y a pas de signe que les mâles âgés reconnaissent parmi les jeunes, ceux qui sont leurs «fils». Chez les Chimpanzés, les mâles dominent ostensiblement les femelles, et pour établir leur rang, ils recourent à des alliances et sont tributaires de leurs alliés. Ceci se traduit par le fait qu'ils chassent leurs rivaux des femelles qu'ils convoitent ou qu'ils ont placées sous leur protection, mais laissent leurs alliés les approcher et s'accoupler avec elles. Les accouplements se font toujours dorso-ventralement, more canum, c'est-à-dire par-derrière. Chez les Bonobos, l'organisation sociale est en revanche centrée sur les femelles, et les mâles se montrent entre eux plutôt hostiles. Lorsqu'il y a concurrence entre des adultes pour la nourriture, une femelle de rang élevé peut s'impose!; même devant le mâle alpha. Celui-ci a une position dominante relativement claire, mais la position réciproque des autres mâles est beaucoup plus indécise. Les mâles entre eux ne forment d'ailleurs pas d'alliance, et les affrontements restent individuels 1. n'y a pas de chasse collective chez les Bonobos et les mâles ne partagent pas en général le gibier qu'ils capturent avec les femelles. Celles-ci, au contraire, partagent beaucoup entre elles la nourriture alors que, provenant de bandes différentes, elles ne sont pas apparentées, ce qui démontre dans leur cas que l'existence de liens de parenté n'est pas la condition nécessaire du partage de nourriture. Les femelles bonobos partagent aussi leur nourriture avec leurs petits, et parfois avec un mâle. Les liens entre mères et filles se distendent avant la puberté puis s'interrompent brutalement avec le départ des jeunes femelles vers d'autres bandes. Les mères sont fortement attachées à leurs fils toute leur vie et les défendent en cas de besoin. Souvent les fils âgés restent auprès de leur mère quand la bande se déplace. La maturité des petits, chez les Bonobos comme chez les Chimpanzés, est lente et tardive. Les Bonobos semblent rechercher plus
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1. Les femelles construisent leur nid pour la nuit, les premières au haut des arbres. Les mâles adultes le font ensuite, en dessous, et toujours à une assez grande distance les uns des autres.
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encore que les Chimpanzés des issues pacifiques à leurs conflits, et ils pratiquent également des gestes de '« réconciliation ». Parmi ces gestes, l'offre de contacts ou de rapports sexuels, sous toutes leurs formes, hétéro- et homosexuelles, joue un grand rôle. Les femelles ont d'ailleurs, et de façon intensive, des rapports sexuels entre elles. Les mâles ont également des comportements homosexuels, mais à un moindre degré. Quand ils copulent avec les femelles, ils le font more canum mais aussi, dans 25 % des cas, ventre contre ventre - à la façon des hommes. Le cycle des femelles chimpanzés est de trente-cinq jours, et pendant la moitié de ce temps leurs organes génitaux sont en tumescence. Le cycle des femelles bonobos est de quarante-neuf jours, et les trois quarts de ce temps leurs organes sont en tumescence. Or, dans chaque espèce, mâles et femelles multiplient les copulations quand les tumescences des femelles sont les plus fortes. D'où l'impression des observateurs que les Bonobos sont plus proches des humains que les Chimpanzés dans la mesure où ils sont les seuls à copuler ventre à ventre et où les femelles semblent réceptives quasiment toute l'année (ce qui n'est pas exact). Les Chimpanzés, en revanche, par d'autres comportements -la chasse collective, la guerre, le partage du gibier entre mâle et femelle réceptive, la fabrication des outils -, semblent plus proches des hommes. Dans les deux espèces, les mâles jouent avec les petits, les protègent, mais ils ne les élèvent pas et ils ne distinguent pas ceux qui sont les leurs. Chez les Chimpanzés comme chez les Bonobos, la sexualité d'un individu sert, comme chez les humains, à produire des liens sociaux, et elle se manifeste par des comportements qui montrent que la sexualité de chacun est subordonnée à la reproduction de leur mode social d'existence. Mais les primates, à la différence des hommes, n'ont pas la capacité de transformer, de modifier les règles de leur vie sociale. lis sont capables de s'adapter aux changements matériels survenus dans leur environnement. lis peuvent néanmoins innover, comme dans l'exemple célèbre d'une bande de macaques japonais dont l'une des femelles avait un jour lavé les patates douces pleines de sable qu'on leur donnait à manger : or, cette innovation avait non seulement été imitée par les autres adultes de la bande, mais elle s'était transmise ensuite aux générations qui s'étaient succédé. Les primates peuvent donc agir sur la nature en fabriquant et en utilisant des outils, en sélectionnant telle ou telle ressource pour s'alimenter et en changeant même la manière de la consommer, mais ils ne peuvent pas agir sur leur société pour en modifier l 'organisation. Le propre de l'homme Les humains ne sont pas seulement une espèce de primates vivant en société. li s'agit d'une espèce qui produit de la société pour vivre, c'està-dire qui a la capacité de modifier ses formes d'existence sociale en transformant les rapports des hommes entre eux et avec la nature. Et si
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les hommes ont cette capacité, c'est parce qu'ils peuvent se représenter de façon abstraite, à l'aide de concepts et de symboles, les rapports qu'ils entretiennent entre eux et avec la nature, et savent agir de façon consciente et organisée pour les transformer. Les primates ont, certes, une histoire évolutive, mais ils n'ont pas d'histoire sociale, économique, politique, culturelle. Chistoire humaine est faite de la totalité des multiples transformations que les hommes se sont imposées à eux-mêmes et ont imposées à la nature qui les entoure, et de leurs conséquences sur le destin de leurs sociétés. Le rythme de ces transformations a considérablement varié dans le temps (intervalles multimillénaires avant le néolithique, intervalles de moins d'un siècle à notre époque 1). Or, ces multiples formes de vie sociale qui ont différencié les hommes entre eux et remodelé à chaque fois les contraintes sociales qui pèsent sur leur sexualité ne sont pas comparables avec les formes d'organisation sociale des autres primates, au premier rang desquels les Chimpanzés et les Bonobos qui nous sont les plus proches. C'est donc dans le cadre de l'histoire évolutive de l'espèce humaine, qui a fait apparaître, disparaître et se succéder de multiples formes d'organisation et d'existence sociales, que nous allons poursuivre la tentative de nous représenter les conditions qui auraient entraîné la «reprise synthétique» par l'espèce humaine de mécanismes présents dans la nature et qui régulent aujourd'hui l'activité sexuelle des individus en la subordonnant à la reproduction de leur forme sociale d'existence. Une différence fondamentale entre les homme et leurs ancêtres, d'une part, et les primates les plus proches de lui, Chimpanzés et Bonobos, de l'autre, est que l'élevage des enfants humains n'est plus à la charge des seules femmes et que les unités de procréation et d'élevage des enfants comportent de façon générale la coprésence d'hommes et de femmes adultes. Cette coprésence n'implique en aucune façon que ces hommes et ces femmes soient nécessairement unis par des liens sexuels comme le sont mari et femme. Nous avons vu que les unités de procréation et d'élevage des enfants dans certaines sociétés matrilinéaires, les Nayar et les Na par exemple, sont composées de frères et de sœurs entre lesquels les rapports sexuels sont interdits, de même que sont interdits les rapports entre les mères et leurs enfants ainsi qu'entre les tantes, les oncles et leurs neveux et nièces. Ce qui est fondamental (et nouveau) ici, c'est que des adultes des deux sexes en sont venus à coopérer dans l'établissement et le maintien d'un groupe social où des enfants naissent et sont élevés, bref, d'une famille. Bien entendu, dans la plupart des sociétés, au sein d'une famille, hommes et femmes ne coopèrent pas seulement dans l'élevage des enfants, mais aussi dans leur procréation. Pour quelles raisons cette coprésence et cette coopération entre les 1. Bien entendu, Phumanité n'a gardé qu'une mémoire partielle, trouée de toute part, de ces transformations et de leur succession. C'est la tâche de l'archéologie, de la paléontologie, de la préhistoire, de l'histoire et des autres sciences sociales d'en reconstituer quelques étapes - sans prétendre jamais en restituer l'ensemble.
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sexes se sont-elles instituées et généralisées? Est-ce l'effet des liens affectifs qui naîtraient entre hommes et femmes du fait de leurs rapports sexuels ? Est-ce au contraire, comme Lévi-Strauss le suggérait dans son article « The family », l'effet de la division du travail entre les sexes et de la répartition des multiples tâches, productives ou autres, tâches dont la nécessité et la complémentarité ont rendu indispensable la coopération quotidienne entre les sexes et les a incités à rendre durables leurs liens matériels, sociaux et affectifs, à la fois pour eux-mêmes et pour les enfants que mettaient au monde les femmes? Des enfants qui, plus encore que les adultes, ont besoin de cette coopération entre adultes de sexe différent pour survivre? Examinons d'abord les caractères propres à la sexualité humaine. On sait que « de tous les mammifères, l'homme est le seul qui peut faire l'amour en toutes saisons 1 ». Alors que les femelles des Chimpanzés et des Bonobos sont soumises à une alternance entre les périodes où elles sont « en rut» et celles où elles ne le sont pas, les femelles humaines ne connaissent pas cette alternance et peuvent, comme les mâles humains, avoir des rapports sexuels à tout moment. Les périodes de rut chez les Chimpanzés et les Bonobos correspondent aux moments où les femelles ovulent et sont fécondables, et cet état se manifeste par des modifications de leur corps, tumescence du périnée, émission d'odeurs, etc., qui les rendent particulièrement attirantes pour les mâles de leur espèce. Chez la femelle humaine, on ne note pas de telles manifestations, ce qui a conduit certains biologistes et primatologues à parler non pas seulement de « perte des signes de l'œstrus» chez les humains par rapport aux primates qui les auraient conservés, mais de « dissimulation» volontaire (concealment) des signes de l'œstrus par les femmes. Cette « dissimulation » leur aurait permis de mieux négocier avec les hommes l'échange de leurs faveurs sexuelles contre de la nourriture, ainsi qu'une protection pour elles et leurs petits (<< sex for food and care », la nourriture principalement convoitée étant le gibier ramené au camp par les hommes chasseurs) .
La prétendue perte de l'œstrus chez les femmes l.?idée que les femmes auraient pu dissimuler leur œstrus n'a pas de sens. Chez tous les mammifères, l'ovulation est toujours cachée: il s'agit d'un processus qui échappe à la volonté des individus. Mais l'espèce humaine aurait-elle «perdu» les signes de l'œstrus qui auraient été présents chez ses ancêtres, comme ils le sont encore chez les Chimpanzés et les Bonobos ? Deux thèses sont proposées. La première s'appuie sur le fait que chez certaines espèces de primates, tels les Gorilles et les Orangsoutangs, la période d'ovulation des femelles ne se manifeste pas ou très peu par des signes corporels extérieurs, et avance l'hypothèse que, 1. C. Lévi-Strauss,
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La sexualité féminine et l'origine de la société », an. cité, p. 79.
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peut-être, les tumescences génitales et autres signes n'existaient pas chez les derniers ancêtres communs aux lignées des hommes, des Chimpanzés et des Bonobos. N'existant pas chez les protohumains, on n'a pas à expliquer leur disparition. Cette thèse implique du coup que les tumescences présentes chez les Chimpanzés et les Bonobos seraient apparues après la séparation de leur ancêtre commun d'avec la lignée qui a mené à l'homme 1. Ce qu'il faut expliquer alors c'est cette apparition. La seconde hypothèse procède à l'inverse. Puisque les trois espèces descendent d'un ancêtre commun, un primate quadrupède, ces signes corporels de l'œstrus devaient exister au départ de l'évolution qui a mené aux hommes, aux Chimpanzés et aux Bonobos. Ds auraient peu à peu disparu avec le développement de la station debout et de la bipédie, qui est devenue le mode de locomotion permanent des protohumains. Station debout et bipédie devaient nécessairement entraîner des modifications anatomiques et physiologiques très importantes chez nos ancêtres, transformations qui ne se réduisent pas seulement à la libération de la main. La vulve a été « déplacée» de l'arrière du corps vers l'avant et s'est trouvée dissimulée entre les cuisses des femelles humaines. Ceci aurait entraîné la disparition des signaux visuels devenus inefficaces et diminué considérablement le rôle des odeurs. Mais, et c'est la thèse de deux spécialistes de l'évolution morphologique de l'espèce humaine, E Szalay et R. Costello 2 , les signes ancestraux de l'œstrus auraient été remplacés par un nouveau système de signes qui, cette fois, répondaient au fait que les femelles protohumaines étaient devenues sexuellement réceptives (et actives) en toutes saisons. Ces signes nouveaux devaient répondre à la même fonction que les signes de l'œstrus présents chez les primates, rendre la femelle humaine sexuellement attirante - mais attirante en permanence, donc indépendamment du cycle ovarien, des périodes d'ovulation. En permanence signifie depuis la puberté et s'étendant jusqu'à la ménopause et au-delà, et ceci indépendamment du fait que la femme, au cours de sa vie, donne ou non naissance à des enfants. Ces caractères sexuels propres à la femme sont les seins, qui se forment à la puberté et subsistent indépendamment de toute lactation, le volume des fesses et la courbure des hanches, enfin la texture de la peau, plus fine et le plus souvent presque entièrement dépourvue de poils, sauf au pubis et sous les aisselles. Toutes ces transformations anatomiques et physiologiques ont considérablement étendu la surface des zones érogènes et érotiques du corps féminin et sont devenues des éléments de la féminité 3• Et si l'on ne choisit pas la taille du corps et sa force comme seuls critères pour mesurer le dimorphisme au sein d'une espèce, on constate que le dimorphisme entre 1. F. De Waal et F. Lanring, Bonobos, Paris, Fayard, 1999, p. 191. 2. F. Szalay et R. Costello, « Evolution of permanent œstrus displays in hominids », Journal of Human Evolution, nO 20, 1991, pp. 439-464. 3. Le mécanisme hormonal responsable de la formation des seins, indépendamment du cycle ovarien, n'est pas encore parfaitement connu.
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le corps d'un homme et celui d'une femme est plus poussé que celui qui existe entre mâles et femelles chimpanzés ou bonohos. Si l'on considère également que ces aspects du corps féminin remplissent la même fonction que les signes de l'œstrus mais sont indépendants du cycle ovarien, on doit conclure de toutes ces considérations que l'évolution du corps de la femme, hien loin de « dissimuler» ou de faire disparaître les signes de l'œstrus, qui sont une manifestation de la dernière étape du cycle de l'ovulation, donc un signal temporaire, a produit des signes qui constituent une sorte de manifestation permanente de la réceptivité sexuelle des femelles humaines, des signes équivalents à ce que serait la manifestation d'un œstrus permanent!. Et même si l'on sait aujourd'hui qu'une femelle bonobo peut avoir des orgasmes (alors que chez les Bonohos et les Chimpanzés le coït est un acte qui dure moins d'une minute 2 ), il est évident que les femmes peuvent en avoir beaucoup plus souvent et à toute époque de l'année. Les rapports hétérosexuels entre hommes et femmes protohumains ont donc pu s'étendre sur toute l'année, se généraliser. Par ailleurs, le corps de l'homme a également acquis des caractères qui n'existent pas chez les primates. Les poils de sa peau ont pour lui aussi généralement disparu, mais en proportion moindre que chez la femme 3 • La taille de son pénis, en proportion de son corps, est plus large et plus longue que chez les autres primates et il est dépourvu de l'os pénien qui existe chez les mâles de ces espèces. Ceci semble lié au fait que la copulation ventre contre ventre est devenue le mode d'accouplement le plus répandu dans l'espèce humaine, sans éliminer pour autant les autres modes connus des primates. Bien entendu, ces transformations du corps masculin sont intervenues sans que les ancêtres des hommes en aient eu conscience et aient pu agir sur elles. Les caractères spécifiques de la sexualité humaine
Au cours de l'évolution, la sexualité humaine a donc acquis des caractères spécifiques qui la distinguent de celle des autres primates. La sexualité humaine, en étant de plus en plus disjointe des mécanismes de la reproduction hiologique de l'espèce, a porté plus loin que dans toute autre la distinction entre la sexualité désir et la sexualité reproduction 4• Le désir et le plaisir de jouir sexuellement existent chez d'autres primates qui font alterner autosexualité (masturbation), rapports homosexuels, (frottements pénis contre pénis ou vulve contre vulve chez les Bonohos 1. Cf. F. Szalay, R. Costello, 3rr. cité, pp. 44-451. 2. F. De Waal et F. Lanting, Bonobos, op. cit., p. 102. 3. Les humains sont des CI singes nus ", selon le titre du célèbre ouvrage de vulgarisation de Desmond Morris, The Naked Ape, 1967; traduction française: Le Singe nu, Paris, Grasset, 1968. 4. M. Godelier, « Sexualité, parenté et pouvoir,., La Recherche, nO 213, septembre 1989, pp. 1141-1155.
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par exemple) qui ne sont pas liés au cycle d'ovulation des femelles, et rapports hétérosexuels orchestrés par les rythmes de la nature. En fait, la disjonction au sein de l'espèce humaine entre les deux sexualités, celle du désir et celle de la reproduction, est portée plus loin encore parce que la sexualité humaine fonctionne à la représentation intérieure, aux stimulations internes d'origine sociale et culturelle autant sinon plus qu'aux stimulations externes qui, elles-mêmes, sont toujours construites et appréhendées à partir d'un univers social et culturel. Sous l'effet de ces représentations internes, la sexualité humaine a la capacité de s'autostimuler, de s'autoallmenter 1. C'est aussi qu'elle est plus sensible au sens qu'au signe et qu'elle fonctionne à l'imaginaire et au symbolique plus peut-être qu'aux signes émis volontairement ou involontairement par le corps de l'autre 2 • On comprend que, dans ces conditions, la sexualité humaine ainsi « cérébralisée » envahisse tout le corps et ne se confine pas dans les limites du génital. Elle porte en elle la séparation du génital et du sexuel et a poussé au plus loin cette séparation, puisque certains états érotiques sont induits par la fusion mystique d'un croyant avec son dieu ou sa déesse. La sexualité humaine a ainsi poussé plus loin encore le polymorphisme de la sexualité chez les primates, c'est-à-dire le fait que la jouissance sexuelle peut être obtenue par trois types de rapports, homosexuels, hétérosexuels, autosexuels, aucune de ces formes n'étant d'ailleurs exclusive des autres sur le plan biologique, mais non bien sûr sur le plan culturel. Par ailleurs, les rapports humains homo- et hétérosexuels peuvent être vécus et pratiqués d'une manière dite, sur le plan culturel, « masculine» ou « féminine», ceci sans considération du sexe physiologique de l'individu qui les pratique. La sexualité humaine cérébralisée, généralisée, polymorphe est égaIement polytrope. Cenfant humain, au moment où sa sexualité s'éveille et se développe, ne dispose pas en lui de mécanisme biologique qui, automatiquement, lui interdise de tourner son désir vers telle ou telle personne de tel ou tel sexe ou qui l'obligerait à le faire. Les pulsions sexuelles d'un enfant peuvent spontanément, c'est-à-dire inconsciemment, se tourner vers sa mère ou sa sœur si c'est un garçon, vers son père ou son frère si c'est une fille. Bref, à l'état spontané, disjointe du processus biologique de la reproduction de l'espèce, le désir sexuel (la sexualité-désir) n'a pas en lui-même de sens social, sauf en ceci que, pour satisfaire une pulsion homosexuelle ou hétérosexuelle, il faut qu'un autre que soi existe. Mais rien ne détermine à l'avance l'identité des autres qu'un individu rencontrera au cours de sa vie. Ds seront évidemment soit du même sexe que lui soit de l'autre sexe. Mais rien ne présume du désir ou de l'absence de 1. Sur ce point, voir J.O. Vincent, Biologie des passions, Paris, Odile Jacob, 2002. 2. Mais n'oublions pas que le déclenchement des comportements sexuels chez les primates et d'autres espèces animales présuppose que les individus se représentent ce ïUi caractérise leurs congénères comme mâles ou femelles et les signes extérieurs qui es signalent comme sexuellement réceptifs et attractifs.
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désir que les autres auront de lui et lui d'eux, et de quels désirs il s'agira. li est également évident que les premiers «autres» qu'un enfant rencontre sont les personnes qui assurent quotidiennement sa survie et l'élèvent. Là encore, ce peut être la femme qui l'a mis au monde ou une nourrice, etc. Et d'autres encore seront probablement présents, des frères, des sœurs, des demi-frères, etc., nés avant lui, mais aussi des hommes, maris ou frères de la mère, compagnons, etc. Et c'est ici que les conceptions de Tylor, de Freud, de Lévi-Strauss et de bien d'autres auteurs viennent se rejoindre. Car la société et ses porteparole auprès de l'enfant, qui sont d'abord ceux qui l'élèvent, vont vite faire comprendre à celui-ci que les autres se divisent en deux catégories. Vis-à-vis des uns le désir sexuel est chose possible, convenable, voire souhaitable. Vis-à-vis des autres, c'est chose interdite, indécente, impure, proscrite, etc. Dès lors, pour orienter les pulsions sexuelles qui se manifestent spontanément et prennent racine dans la part inconsciente de nous-mêmes va s'affirmer, revêtant mille formes directes et indirectes, répressives ou persuasives, le travail de domestication, de socialisation de la sexualité de l'enfant, visant à l'orienter vers des personnes convenables lui faire prendre des formes convenables. C'est à cette époque, qui peut durer plus ou moins longtemps, que s'impriment en l'intimité de chacun les interdictions de se masturber, de coucher avec son frère, de désirer son père, etc. Et interdire, c'est aussi menacer de sanctions, de punitions, depuis l'opprobre jusqu'au châtiment physique. C'est associer à certains désirs la peur et susciter leur refoulement, leur rejet hors de la conscience où ils glisseront dans l'ombre, sans disparaître bien sûr et sans cesser d'agir, ressurgissant de temps à autre sous des formes et à travers des actes qui ne permettent plus de les reconnaître socialement. La société précède de tout temps l'individu, et les adultes en position (biologique, sociale, symbolique, etc.) de « parents» précèdent la naissance des enfants et leur permettent de survivre dans la société où ils sont nés. Or, toute société repose sur des normes, des valeurs, des prescriptions, mais aussi sur des interdictions, des prohibitions qui, toutes ensemble, constituent ce qui organise, « ordonne» la société. Tout ordre social est ainsi en même temps un ordre moral et un ordre sexuel, c'est-à-dire un ensemble de normes qui règlent les rapports entre les sexes et s'imposent aux individus, différemment ou non selon leur sexe. Par ailleurs, rien n'autorise à penser qu'il ne doit exister dans une société qu'un seul système de valeurs et de normes positives et négatives, qu'un seul «ordre ». Il peut en exister plusieurs, qui correspondent à des groupes sociaux différents et en conflit. Homosexualité, hétérosexualité, autosexualité Récapitulons brièvement ce que nous apprend ce rapide examen des caractéristiques de la sexualité humaine. Elle revêt trois formes, qui existent également dans d'autres sociétés animales, dont les primates,
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qui nous sont les plus proches: l'autosexualité (la jouissance de soi), l'hétérosexualité (le désir des autres d'un sexe différent), l'homosexualité (le désir des autres du même sexe). Ces trois formes existent dans la nature, elles sont naturelles. Cune d'entre elles est néanmoins associée par l'évolutipn de la nature à la reproduction de la vie, à la continuité physique de l'espèce (donc de la société où naissent et vivent les individus), c'est l'hétérosexualité. Les deux autres formes, sans avoir été associées, au cours de l'évolution de la nature, à la reproduction directe de la vie, sont en elles-mêmes sources de jouissance et de plaisir, ce qui est également le cas, bien sûr, des rapports hétérosexuels. Les sociétés établissent un ordre, une hiérarchie entre ces trois formes de sexualité et attachent à chacune une série de valeurs positives et/ou négatives. C'est ainsi que chez les Baruya, la masturbation est interdite aux garçons car leur sperme est destiné aux initiés des autres classes d'âge auxquels il « appartient» en quelque sorte. Chomosexualité entre garçons, adolescents et jeunes hommes est prescrite. Elle est interdite ensuite quand les hommes se marient. Chomosexualité masculine est ici regardée comme un passage nécessaire pour que les hommes deviennent des hommes, des guerriers, des pères de famille, des leaders de leur clan, etc. Son enjeu social est clair. Elle légitime le pouvoir des hommes sur les femmes et les enfants, et leur confère le droit de représenter la société et de la gouverner. Elle légitime la répression exercée à l'égard des femmes et entretient explicitement la phobie des femmes. Mais cette phobie n'entraîne aucunement l'exclusion des rapports sexuels avec les femmes à un autre âge de la vie; elle n'implique absolument pas l'hétérophobie. Et l'homosexualité masculine n'effémine absolument pas les hommes, ne les marginalise pas davantage. Au contraire elle les magnifie, les rend pleinement masculins, parce que nourris du sperme de leurs aînés, et elle leur procure des jouissances en les initiant tôt, collectivement et individuellement, aux plaisirs, aux désirs et aux frustrations du sexe. Bref, dans chaque société, les trois formes de sexualité reçoivent des sens distincts mais interdépendants, et il n'existe pas de raison universelle qui assignerait à ces formes le même sens et la même place partout. Cexemple des Baruya l'illustre clairement, mais on peut en donner bien d'autres. Si les Baruya pratiquent la fellation et ignorent (ou refoulent le désir de) la sodomie, les Kasua de Nouvelle-Guinée pratiquent la sodomie mais pas la fellation. Les Azandé, célèbres (aujourd'hui) parmi certains homosexuels occidentaux parce que leurs jeunes guerriers épousaient, au cours d'une cérémonie qui imitait le mariage avec une femme, de jeunes garçons dOQt les parents étaient consentants, et pour cela recevaient une «dot», ils ne pratiquaient pas la sodomie mais le coït « intercrural» : ils jouissaient entre les cuisses du garçon. Plus tard, ils se mariaient avec une femme, parfois la sœur du garçon, et celui-ci, une fois devenu grand, épousait un garçon souvent avec la dot donnée par son ancien «époux». Et le cycle homosexualité, hétérosexualité
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recommençait, les deux sexualités jouant un rôle distinct mais complémentaire dans la vie d'un individu (mâle) 1. Parfois aussi, dans certaines sociétés, les rapports homosexuels fonctionnaient pour un temps comme un substitut plutôt que comme un complément de l'hétérosexualité. Ici, nous faisons référence à des faits peu connus et très peu analysés par les anthropologues anglo-saxons, puritanisme oblige. Par exemple, chez les Aborigènes australiens, avant l'arrivée des Européens, l'homosexualité entre hommes était une pratique relativement courante, socialement parfaitement acceptée, mais elle relevait du domaine privé. L'homosexualité masculine n'était jamais affichée, semble-t-il, et on ne sait pas si l'homosexualité entre femmes était pratiquée. Les rapports homosexuels étaient interdits entre frères, généalogiques et classificatoires, mais autorisés entre cousins croisés, donc entre deux hommes qui étaient l'un pour l'autre des beaux-frères, potentiels ou réels. TI faut savoir que les Australiens épousaient des femmes beaucoup plus jeunes qu'eux. Souvent des hommes se voyaient promettre une épouse avant même que celle-ci soit née. Le mariage effectif n'intervenait que lorsque la fillette devenait femme, c'est-à-dire quand ses seins commençaient à se développer. En attendant ce moment, les deux beaux-frères étaient autorisés à entretenir des relations homosexuelles. Cette pratique s'agissait assurait deux fonctions, l'une individuelle, l'autre sociale. tout à la fois de satisfaire sexuellement le beau-frère/beau-fils en attendant qu'il puisse jouir de son épouse, ce qui pouvait prendre de longues années, mais aussi de tisser des liens entre les deux beaux-frères et les deux familles alliées. Or, chez les Aborigènes australiens, les liens les plus forts, les plus solidaires, étaient, du côté des hommes, les liens entre beaux-frères, suivis des liens entre coinitiés, et, pour les femmes, les liens entre belles-sœurs et entre coinitiées_ Notons que l'homosexualité était interdite entre frères, réels ou classificatoires, de même que les rapports hétérosexuels étaient interdits avec les sœurs, réelles ou classificatoires. L'exogamie s'appliquait donc aux deux formes de sexualité, et c'est au-delà du cercle des germains et des parallèles, parmi les croisés, que le mariage et les rapports homosexuels se pratiquaient. C'était la même chose chez les Baruya. L'interdiction de l'inceste s'appliquait donc dans ces sociétés simultanément aux rapports homosexuels et hétérosexuels, et les subordonnait à la reproduction de l'ordre social. Ceci, Claude Lévi-Strauss, dont la théorie de l'inceste est tout entière focalisée sur le mariage et l'échange des femmes entre les hommes, ne l'a pas vu 2 • Margaret Mead fut la première, et l'une des seules, à évoquer
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1. I:homosexualité féminine existait, mais était mal vue, semble-t-ll, des hommes. Cf. E. E. Evans-Pritchard, ft Sexual inversion among the Azandé », American Anthropologist, vol. 72, 1970, pp. 1428-1434. 2. Cf. C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, op. cit., p. 551.
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l'inceste homosexuel 1. Peu d'anthropologues, malheureusement, l'ont entendue et ont produit des analyses rendant compte de l'ensemble des formes de sexualité autorisées ou interdites au sein d'une société 2• Mais quelle est donc la place respective des deux sexes et de leurs sexualités dans la société ? Le fait que les femmes soient sexuellement attractives 'pendant une grande partie de leur vie, qu'elles peuvent faire l'amour (avec des hommes, mais aussi des femmes) en toute saison et à tout moment du jour et de la nuit, ne les rend pas différentes des hommes, qui, eux aussi, peuvent à tout moment faire l'amour avec des femmes (ou des hommes). La différence tient en ceci que seules les femmes font les enfants dans leur corps et que les hommes ne le peuvent pas, quand bien même ils le désirent ardemment 3 • La question devient alors celle-ci: est-ce que les femmes ont pu s'attacher davantage les hommes, les intéresser davantage à les protéger et à coopérer dans l'élevage des enfants qu'elles mettaient au monde du fait qu'elles pouvaient les attirer sexuellement en permanence et faire l'amour à tout moment? La sexualité féminine est-elle le facteur essentiel qui aurait fait entrer les hommes dans les unités de procréation et d'élevage des enfants qui, ordinairement chez les primates proches de l'homme, sont centrées exclusivement sur la femelle, mère des petits? Deux des formes de liens entre mâles et femelles que l'on rencontre chez les primates, l'appropriation possessive des femelles en rut par des mâles dominants, l'appariement temporaire d'un mâle et d'une femelle qui s'isolent avec les petits de celle-ci pendant un certain temps (appariement dont la durée dépend non du mâle mais de la femelle, qui peut à tout moment interrompre ce lien en émettant certains sons qui attireront les autres mâles), ne se seraient-elles pas profondément transformées du fait de la réceptivité des femelles humaines et de leur proceptivité, c'est-à-dire de leur ?pacité d'agir pour séduire et s'attacher un homme, des hommes? A moins qu'au contraire les copulations multiples, occasionnelles, « opportunistes » comme les appellent les primatologues, n'aient été favorisées par cette attractivité et cette réceptivité permanentes des femmes et leurs comportements (pro )actifs. Les hommes, naturellement et universellement «polygames », selon Lévi-Strauss, ont-ils été enchaînés à une seule femme par les jouissances sexuelles qu'elle pouvait leur 1. M. Mead, « Incest ", in Internotional Encyclopaedia of the Social Sciences, Londres, Macmillan, 1968, vol. 7, pp. 115-122. 2. Parmi eux, un grand nombre de spécialistes des sociétés de Nouvelle-Guinée, région du monde où l'homosexualité masculine (parfois féminine) était fort répandue. Citons les travaux de G. Herdt, B. Knauft, F. Bronois, etc. Voir F. Bronois, Le Jardin du casoar. LA forêt des Kasua. (Influences des relations au milieu forestier tropical sur la constitution de l'identité et des savoirs et savoir-faire écologiques de la société kasua), Thèse, EHESS,2001. 3. Cest le sens profond des initiations masculines chez les Baruya, les Sambia, etc. Réengendrer les garçons sans les femmes; les faire renaître du seul ventre des hommes, Cf. G. Herdt, Rituals of Manhood. Male Initiation in Papua New Guinea, Berkeley, University of California Press, 1982; G. Herdt (dir.), Ritualized Homosexuality in Melanesia, Berkeley, University of California Press, 1984.
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« dispenser» toute l'année et toute leur vie? Ce qui supposerait que les femmes ne sont pas, elles, naturellement et universellement polyandres, et que si elles ne mettaient pas au monde des enfants, dont la survie pendant les premières années reposera surtout sur leurs épaules, elles ne désireraient pas s'unir à d'autres hommes, changer de partenaire, les multiplier. Les données d'expérience prouvent le contraire. Dans toutes les sociétés où le divorce était autorisé, ou l'est devenu, les femmes demandaient le divorce autant sinon plus que les hommes. Un exemple célèbre: la société kikuyu, en Mrique, où, avant comme après l'arrivée des Européens, l'homme et la femme contractaient jusqu'à six ou sept mariages successifs au cours de leur existence 1. Les familles, avec le départ ou l'arrivée d'enfants des mariages précédents, se recomposaient en permanence. La même chose se produit de nos jours en Europe et en Amérique du Nord, où le nombre des divorces est en augmentation constante et où les familles recomposées (hétérosexuelles, mais aussi désormais homosexuelles) se multiplient. Et l'on voit également de plus en plus de femmes qui élèvent seules leurs enfants, ceci parçe que l'économie de marché, et les aides et protections diverses que l'Etat fournit à la mère et/ou à l'enfant, favorisent l'autonomie de l'individu, à la différence des formes de division sociale du travail entre les sexes et de contrôle des individus - surtout des femmes - caractérisant les sociétés tribales et les communautés paysannes. Certes, chacun sait que le désir sexuel peut parfois attacher durablement l'un à l'autre un homme et une femme, mais le sexe ne saurait suffire à expliquer pourquoi, dans pratiquement toutes les sociétés, l'union sexuelle d'un homme et d'une femme doit être publiquement reconnue si elle prétend durer. Le désir sexuel des individus ne saurait pas non plus être à l'origine des multiples formes de « famille» que l'humanité a produites au cours de son histoire, puisque, dans la plupart des cas, ce n'est pas de par leur choix que deux individus sont officiellement unis. Dans bien des sociétés, en Chine, en Inde, les mariés, très souvent, ne se connaissaient pas avant leur mariage. Leur vie et leurs désirs sexuels devaient s'accorder a posteriori. TI est clair que le premier objectif de ces unions décidées et contrôlées par les familles n'~tait pas de permettre aux individus de satisfaire leurs désirs sexuels. A travers leur union, c'était la naissance d'un ou de plusieurs enfants qui était visée, une fille aux îles Trobriand, un fils en Chine, en Inde ou dans la Rome antique, où seuls les fils pouvaient rendre le culte dû aux mânes des ancêtres et les prier d'apporter bienfaits et protection à leurs descendants. Bref, ce qui fonde une famille, ce n'est pas l'union des sexes entre ses membres mais la naissance et élevage des enfants que les femmes vont mettre au monde au cours de leur vie. Les Nayar et les Na nous en ont
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1. J.-C. Muller, Parenté et mariage chez les Rukuba du Nigeria, Paris-La Haye, Mouton, 1976; Du bon usage du sexe et du mariage, Paris, L'Harmattan, 1982.
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fourni la démonstration la plus claire, puisque, dans ces sociétés, les groupes sociaux au sein desquels les femmes mettent des enfants au monde et les élèvent avec un certain nombre d'hommes, bref, ce qu'on appelle les «familles de procréation et d'élevage», sont des groupes sociaux composés de frères et de sœurs auxquels s'ajoutent les enfants que les sœurs mettent au monde 1• Entre toutes ces personnes, aucun rapport sexuel, hétéro~ ou homo-, n'est autorisé. Les frères se comportent vis-à-vis des enfants de leurs sœurs comme des « pères ». Ce ne sont pas eux, cependant, qui les ont fait naître de leur sperme-pluie. D'autres l'ont fait, dont l'identité importe peu et qui ne s'occuperont jamais de ces enfants, lesquels d'ailleurs ne les connaîtront pas comme leurs pères. Et ne se préoccuperont pas de savoir qui ils sont. On ne peut cependant, dans le cas des Na (mais aussi des Nayar, des Tetum, etc.), expliquer l'attention et les soins que les hommes apportent à ces enfants par le fait qu'ils protégeraient - comme l'avancent les sociobiologistes -la transmission de leurs gènes. Bien entendu, si ce n'est pas un rapport de « paternité» qui pousse un homme à prendre soin des enfants de sa sœur, c'est cependant un rapport de parenté qui l'y incite. Dans cette société matrilinéaire, un homme, sa sœur et les enfants de sa sœur partagent le fait de descendre par les femmes de la même ancêtre fondatrice de la matrilignée. Et l'absence de mariage entre les matrilignées chez les Na, qui a pour conséquence l'absence de «maris» pour les sœurs et de «pères» pour les enfants, fait assumer aux rapports frères-sœurs et aux rapports oncle maternel-enfants de sœur des fonctions prises en charge ailleurs par les hommes en tant que maris ou que pères. TI ne faut cependant pas oublier que, dans la majorité des sociétés matrilinéaires, le mariage existe, que les enfants ont affaire tout au long de leur vie avec le mari de leur mère, et que les hommes se retrouvent donc, au cours de leur existence, en position non seulement de frère et d'oncle maternel, mais aussi de mari, de beau-frère et de « beau-père ». Et nous avons vu également que, dans les sociétés matrilinéaires, le rôle attribué au mari de la femme dans la fabrication des enfants varie immensément, depuis celui de « père» nourricier du fœtus qu'il n'a pas conçu à celui de « père» dont le sperme a fabriqué le corps de l'enfant. Et l'on constaterait des différences encore plus grandes si l'on élargissait 1. Rappelons que les femmes peuvent accoucher d'un enfant tous les ans, mais que dans la plupart des sociétés elles ne donnent naissance à des enfants que touS les deux ans et demi, trois ans, bien au-delà de la période d'aménorrhée post-partum, parce qu'elles s'abstiennent d'avoir des rapports sexuels avec des hommes avant que leur enfant, nourri en général au sein, soit sevré. Cette contrainte s'impose également aux hommes qui ont accès à la mère sexuellement. Chez les Bonobos, les femelles acouchent en moyenne tous les quatre ans et demi, et chez les Chimpanzés tous les six ans. Par ailleurs, les enfants humains sc caractérisent par une maturité très tardive. Us ne deviennent matériellement - sinon socialement - relativement indépendants des parents que vers l'âge de 14 ans. Chez les Chimpanzés, la maturité des jeunes est également tardive, de 8 à 10 ans, mais elle est plus rapide chez les femelles que chez les mâles, ce qui est également le cas dans l'espèce humaine.
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le champ de la comparaison, en l'étendant aux sociétés à descendance patrilinéaire, cogna tique, etc. Or, on constate que partout et à toutes les époques, quels que soient les systèmes de parenté, les définitions culturelles de la paternité, de la maternité, de la germanité, etc., quelles que soient les formes de pouvoir politico-religieux qui structurent la société comme un tout et font servir les rapports de parenté à leur reproduction, des hommes se retrouvent impliqués (de très près ou de très loin), de façon continue ou intermittente, dans l'élevage des enfants que des femmes qui leur sont apparentées mettent au monde, et exerçent sur eux diverses formes d'autorité et de contrôle. En général, l'implication des hommes dans l'élevage des enfants s'affirme à mesure que ceux-ci sortent de la prime enfance, époque où les femmes occupent la première place, et ceci parce que, à mesure que les enfants grandissent, les adultes qui leur sont apparentés se retrouvent dans la position de leur faire partager ou de leur transmettre des choses qui leur appartiennent en tant qu'individus ou membres d'un groupe: des savoirs, des valeurs, des statuts, des titres, des fonctions, des richesses, des terres... La coopération des hommes et des femmes dans l'élevage des enfants Bref, ce qui explique l'investissement des hommes dans l'élevage des enfants qui leur sont apparentés par le fait que leur mère est soit une de leurs sœurs (réelles ou classificatoires), soit une de leurs épouses (réelles ou classificatoires), ce n'est pas seulement la division sociale et matérielle du travail entre les sexes (qui fait que chaque sexe dépend de l'autre pour vivre et que cette dépendance pèse encore plus sur les enfants que sur les adultes), c'est le fait qu'avec la naissance d'enfants la continuité de rapports sociaux qui n'ont rien à voir avec la parenté est en jeu. Ce n'est pas seulement la position des individus dans la société qui est en cause, c'est aussi la place du ou des groupes auxquels les individus appartiennent par leur naissance ou par d'autres liens qui se joue. Avoir ou ne pas avoir d'enfants, pouvoir ou ne pas pouvoir en adopter, les voir mourir avant qu'on leur ait transmis ce qui, jusque-là, avait assuré la continuité matérielle et sociale du groupe dont ils étaient devenus membres, telles sont les raisons qui, aux époques les plus diverses et sous toutes les latitudes, ont amené les hommes à s'associer, plus ou moins étroitement, à des femmes qui leur étaient apparentées dans l'élevage des enfants qu'elles mettaient au monde et dont ils n'avaient pas nécessairement besoin d'être les «pères» pour s'en occuper l . C'est parce que, 1. Le cas des familles matrifocaJes, une institution caractéristique des populations des Caraïbes d'origine africaine, ou des communautés dites aEro-américaines de certaines villes des États-Unis, ne dément pas, bien au contraire, cette affirmation. L'idéal des hommes est de se marier et d'entretenir, selon leurs moyens, plusieurs maîtresses qu'ils visitent plus ou moins régulièrement, et avec lesquelles ils passent parfois plus de temps qu'avec leurs épouses. Leurs maîtresses peuvent avoir également - ce qui est plus rareplusieurs amants. Des enfants, bien entendu, naissent de ces unions adultères et
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dans toutes les sociétés, des rapports sociaux qui n'ont rien à voir avec le fait de se marier et d'avoir des enfants, telles la possession d'un titre ou d'une fonction (maître des cérémonies d'initiation) ou la propriété commune des terres de culture et/ou d'un territoire de chasse, ne continueront d'exister que s'ils sont transmis à de nouvelles générations, que les rapports de parenté deviennent les véhicules privilégiés de ces transmisssions et une condition de leur reproduction. On peut dire en définitive que si les hommes s'associent avec des femmes pour former des familles, c'est non seulement, comme les chimpanzés mâles, pour jouer avec leurs enfants et gagner les faveurs de leur mère, mais pour les élever, les contrôler et leur transmettre les moyens matériels et immatériels en leur possession afin que la nouvelle génération puisse vivre et faire vivre le groupe social auquel cette génération appartient par la naissance ou l'adoption. Division du travail entre les sexes et présence dans les rapports de parenté d'enjeux sociaux qui n'ont pas leur origine en eux mais passent en partie par eux pour se reproduire, telles sont les raisons qui font des enfants un enjeu pour les adultes, car c'est par eux et à travers eux que les groupes continuent d'exister et que les rapports sociaux caractéristiques d'une société peuvent en partie se reproduire. En partie seulement, car la reproduction d'un système économique et/ou politique qui caractérise globalement une société ne dépend pas seulement, bien sût; de ce que telle ou telle famille ou tel groupe social local cesse ou non d'exister: apprennent souvent de leur mère qui est leur père. Celui-ci aide matériellement la mère à élever son enfant. Caide de l'État accordée aux femmes seules, mères d'un ou de plusieurs enfants, n'a fait que renforcer ces pratiques. TI faut rappeler que celles-ci ont leur origine dans une histoire très particulière. Les familles matrifocales des Caraïbes et des communautés afro-américaines sont issues de l'époque où des milliers d'Africains, hommes et femmes, avaient été arrachés à leurs sociétés en Afrique et importés pour être vendus et travailler comme esclaves dans les plantations européennes. Les esclaves n'étaient pas autorisés à se marier et à fonder des familles. Us étaient autorisés à avoir des rapports sexuels, mais les enfants qui naissaient de ces unions ne leur appartenaient pas. Ds appartenaient à leur maître, qui pouvait les prendre à leur mère quand ils étaient élevés et les revendre comme esclaves. Par ailleurs, les maîtres, blancs, chrétiens et «civilisés", s'étaient donné le droit d'user librement du corps de leurs esclaves et de les engrosser. Les enfants de ces unions ont formé alors la couche strate des métis, hiérarchisés entre eux selon la «blancheur,. de leur peau. S'unir à un Blanc était d'ailleurs parfois un but recherché par les femmes noires pour « blanchir» la peau de leurs enfants et leur assurer un autre avenir dans la hiérarchie sociale dominée par les cc békés ». Aujourd'hui, dans les sociétés d'Europe occidentale et en dehors des circonstances exceptionnelles, telles les guerres, qui ont multiplié les veuves et les orphelins, l'entrée des femmes dans l'économie et les aides apportées par l'État ont permis à beaucoup de femmes d'avoir des enfants et de vivre seules sans se marier, ou à les élever seules si elles avaient divorcé. Mais ailleurs dans le monde, beaucoup de sociétés n'autorisent pas les femmes à divorcer et s'opposent à ce qu'elles vivent seules. Chez les Baruya, le divorce n'existe pas et les veuves avec leurs enfants sont « hérités .. par l'un des frères de leur défunt mari ou par un homme du même lignage. Cf. la thèse de S. Mulot, Cf Je suis la mère. je suis le père 1 » : /"énigme matrifocole. Relotions familiales et rapports des sexes en Gumleloupe, EHESS (2 voL) ; F. Gracchus, Les Lieux de la mère dans les sociétés afroaméricoines, Paris, &litions caribéennes, 1986.
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une logique globale est toujours davantage que la somme des mouvements de ses parties. Bien entendu, le fait que les hommes, quelles que soient les représentations de leur rôle dans la fabrication des enfants, ne les font pas dans leur ventre et ne les mettent pas au monde a pour conséquence que ceuxci sont un enjeu des rapports de pouvoir et de force entre les sexes. Ils sont l'un des motifs, sinon le plus important, de la volonté des hommes de contrôler le corps et la sexualité des femmes et, à travers leur corps, de contrôler (et même de s'approprier) les enfants qu'elles mettent au monde.
Du caractère asocial de la sexualité humaine La sexualité généralisée, cérébralisée des humains n'explique donc pas le développement, au cours de l'histoire, des diverses formes de famille (nucléaire, conjugale, étendue, polygame, polyandre, etc.) associant de façon plus ou moins durable, et plus ou moins étroite, des hommes et des femmes dans l'élevage des enfants, ni les formes d'autorité qu'on y rencontre. Car la capacité des humains de faire l'amour en toute saison et à tout moment du jour et de la nuit peut tout aussi bien avoir pour effet d'attacher durablement deux êtres que de les amener à changer en permanence de partenaire (les Nayar, les Na, etc.) ou d'en ajouter de nouveaux (multipartenariat d'une femme avec des hommes, ou d'un homme avec des femmes, ou, sous une forme institutionnelle, constitution de harems, etc.). Freud, dans Totem et Tabou, insiste sur le fait que le désir sexuel et l'amour sont des passions égoïstes qui divisent les individus plus qu'elles ne les unissent l . La sexualité généralisée, poly~ morphe et cérébralisée des humains, qui se manifeste sous les diverses formes (homo, hétéro, auto) du désir sexuel, n'a pas en elle-même de sens social. Le désir sexuel isole les individus plus qu'il ne les associe. La sexualité~désir associée à la possibilité d'un commerce sexuel généralisé peut même menacer la reproduction des liens sociaux en devenant la source de conflits et de confrontations qui risquent de compromettre la reproduction des rapports politiques et religieux de parenté, qui constituent l'armature des sociétés. Cette menace nous semble éclairer la logique du fonctionnement de la société des Na. Ayant choisi de laisser les hommes et les femmes jouir d'un commerce sexuel généralisé, chaque jour et selon les désirs de chacun, les Na ne pouvaient faire coexister une telle permissivité sexuelle avec le mariage qui, lorsqu'il existe, impose des limites aux désirs et aux activités sexuelles de ceux qui sont devenus mari et femme. La permissivité extrême en matière de sexe semble incompatible avec le fonctionnement d'institutions comme le mariage, 1. S. Freud, Totem et Tabou, op. cit. Confucius (v. 551-479 av. J.-C), dans ses Entretiens, livre XV, .. De l'homme de bien .. , déclarait: «Hélas, verrai-je jamais désir de venu aussi fort qu'instinct charnel! .. Cf. aussi livre IX, 17, in Entretiens de Confucius, traduction Anne Cheng, Paris, Seuil, 1981, p. 123.
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mais aussi peut-être aussi celui d'autres institutions politiques, religieuses, économiques. Et il faut ici rappeler que chez les Na, la permissivité en matière de sexe est, certes, extrême mais a aussi ses limites. Fait fondamental sur le plan théorique, cette permissivité s'arrête aux portes des « maisons ». Elle est totalement interdite entre leurs habitants, qui sont tous liés entre eux par des liens de consanguinité. La conclusion est claire: la permissivité extrême en matière de sexe ne saurait s'étendre jusqu'aux rapports entre adultes des deux sexes, lorsqu'ils sont apparentés, résident ensemble et sont associés dans l'élevage des enfants que les femmes du groupe mettent au monde. La permissivité sexuelle et ses conséquences Autrement dit, la permissivité la plus extrême en matière de sexe, celle où les individus sont autorisés socialement à se conformer à tous leurs désirs, doit s'arrêter à la porte des « familles », c'est-à-dire des groupes qui, dans une société, sont directement liés à l'élevage et le plus souvent également à la procréation des enfants. Franchir ces limites, c'est pour les individus qui composent ces « familles» commettre ce qu'on appelle l'inceste. La permissivité extrême en matière de sexe concerne tout autant les rapports homosexuels que les rapports hétérosexuels. Dans les deux cas, le désir sexuel a les mêmes effets, il isole tout autant qu'il unit ceux qui y cèdent, et il est source de conflits, d'exclusions, de rivalités. Mais, bien entendu, il est une différence de taille entre eux : les rapports homosexuels en tant que tels sont stériles. lis relèvent de la sexualité-désir et non de la sexualité-reproduction. En devenant la seule forme de sexualité pratiquée, l'homosexualité menacerait directement la société et cette raison fut parfois invoquée pour la condamner. Mais en tant que forme de sexualité, elle est, insistons-y, tout aussi «naturelle» que l'hétérosexualité - et elle est pratiquée par d'autres espèces animales, les Chimpanzés et les Bonobos par exemple, où elle relève de l'univers de la jouissance, du plaisir, du jeu 1. Mais, nous l'avons vu, les « familles» sont de deux sortes: soit elles rassemblent des adultes des deux sexes et des enfants liés entre eux par des rapports de consanguinité (Nayar, Na), soit elles rassemblent des adultes coprésents parce que alliés alors qu'ils appartiennent par la naissance à des groupes de consanguins différents. Au cœur de ces familles de second type, les plus fréquentes, s'articulent les uns aux autres des rapports d'alliance (entre les époux) et des rapports de descendance et de filiation (entre parents et enfants). Dans ce cas, en s'étendant jusqu'à l'intérieur de ces familles, la permissivité sexuelle mettrait en danger simultanément les liens d'affinité et de consanguinité qui sont articulés 1. Voir F. De Waal, «Bonobo sex and society ", Scientific American, mars 1995, pp. 58-64; B. L. Depurte, « Sexe et société chez les primates ,., Sciences humaines, nO 108, 2000, pp. 28-31.
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les uns aux autres au sein de l'unité de procréation et d'élevage des enfants. C'est pour cette raison que, dans toutes les sociétés où différentes sortes d'alliances entre les groupes de parenté légitiment l'union sexuelle d'individus appartenant à chacun de ces groupes et délimitent le droit que chacun d'entre eux a sur les enfants qui naissent de ces unions, les interdits portant sur les rapports sexuels entre les membres d'une « famille» frappent simultanément les relations de descendance et les relations d'alliance qui s'y enchaînent et en constituent la trame. Ainsi, ces interdictions ne portent pas d'abord sur les rapports entre consanguins pour s'étendre ensuite à des affins. Elles concernent simultanément les deux types de rapports, mais selon un ordre qui, en quelque sorte, part de la descendance et se dirige vers l'alliance, dans la mesure où l'inceste entre parents et enfants mettrait en cause l'alliance entre les parents. La mère qui s'unit à son fils en fait un rival de son mari, le père qui s'unit à sa fille en fait une rivale de son épouse. Et l'on comprend également qu'un homme qui couche avec la sœur de son épouse à l'insu de celle-ci met en cause simultanément les liens de consanguinité entre son épouse et sa sœur et les liens d'alliance qui l'unissent à son épouse, et plus largement aux parents de son épouse. Et si un homme couche avec l'épouse de son frère à l'insu de celui-ci, il menace simultanément les liens d'alliance qui unissent cette femme à son frère et ses propres ra pports de consanguinité avec son frère. Bref, du fait que dans la plupart des sociétés le mariage (ou telle forme sociale d'alliance entre groupes de parenté plus ou moins équivalente) existe, la permissivité sexuelle touche simultanément les rapports de descendance et d'alliance, et, parmi les rapports d'alliance, différemment les rapports avec les consanguins des alliés (AC) et les alliés consanguins (CA). Et si le principe de descendance est matrilinéaire, les rapports sexuels d'un père avec sa fille n'auront pas la même gravité que les rapports d'une mère avec son fils ou d'un frère avec sa sœur.
Deux choix possibles en matière d'union Reste l'interdiction des rapports sexuels entre le frère et la sœur. On la retrouve dans toutes les sociétés où un échange de personnes (hommes ou femmes) est la condition impérative d'une alliance, et également dans celles où un échange de sperme sans échange de partenaire ne donne pas lieu à une alliance. Mais on ne la retrouve pas dans les sociétés qui ont choisi de ne pas échanger tous leurs erifants mais d'en garder certains pour les unir entre eux. C'est le cas des Egyptiens anciens et des Iraniens mazdéens. Ici le mariage entre frère et sœur, loin d'être frappé d'infamie et condamné, est au contraire magnifié - et même considéré comme la plus belle, la plus noble des alliances, celle qui rapproche les humains des dieux. Dans ces sociétés, le mariage frère-sœur, bien loin d'être regardé comme un inceste, est considéré comme une union quasi divine. L'humanité a donc toujours eu devant elle deux choix possibles : 1) se
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marier sans échange ou avec échange, 2) s'unir comme les dieux ou différemment des dieux. Le mariage frère-sœur chez les Égyptiens, nous l'avons vu, est un mariage sans échange à l'imitation des dieux (et bien entendu du pharaon, fils de l'union d'Isis et d'Osiris). li en était de même des mariages xwêtôdas des anciens Iraniens, dont les trois formes reproduisaient les trois unions primordiales entre des dieux qui avaient donné naissance à l'ordre du monde: l'union d'un père (le ciel) et de sa fille (la terre) qui avait donné naissance à un fils, un géant, qui s'unit plus tard à sa mère et donna naissance à des jumeaux, un garçon et une fille qui, eux-mêmes, mirent au monde un fils, le premier homme. On comprend pourquoi, chez les mazdéens, l'union d'un frère et d'une sœur était glorifiée: elle reproduisait la naissance du premier homme. Et l'on comprend aussi que dans cette société, plus certains « humains» se pensaient proches (ou parents) des dieux, plus ils pouvaient (ou devaient) s'autoriser à reproduire les unions des dieux. Artaxerxès il le fit lorsqu'il épousa deux de ses filles. Ces unions n'étaient pas considérées comme incestueuses. Elles ne le sont que du point de vue d'une autre société. Enfin, dernier point: il n'existe pas de société où le mariage n'interviendrait qu'entre parents très proches. Beaucoup de sociétés combinent les deux principes, se marier entre soi et au plus proche, et se marier plus loin ou avec d'autres que soi. Les sociétés de religion musulmane en sont l'exemple-type 1. Là où des unions entre parents très proches sont autorisées, elles ne sont évidemment pas considérées comme des incestes. Mais là où le mariage entre frère et sœur était autorisé, ceci n'impliquait en rien qu'avant leur mariage le fils pouvait coucher avec sa mère et la fille avec son père. Le mariage frère-sœur n'autorisait pas le père à prendre possession de sa fille avant son fils, ou la mère à s'unir avec son fils avant sa fille. En définitive, nulle part il n'existe de société où l'individu serait autorisé à satisfaire tous ses désirs (et donc aussi tous ses fantasmes) sexuels. Et c'est toujours à la porte des unités sociales au sein desquelles des hommes et des femmes coopèrent pour élever des enfants, qu'ils les aient ou non procréés ensemble, que se sont arrêtées les formes les plus extrêmes de permissivité sexuelle, de commerce généralisé du sexe entre les individus. Et lorsque les unions sexuelles au sein d'une famille 1. L'étude du fonctionnement des sociétés à unions fortement endogames est enfin amorcée. Dès 1976, Claude Lefébure avait souligné cc l'extension géographique et le poids historique considérable des sociétés pratiquant l'union agnatique» et montré que Les Structures élémentaires de la parenté est un livre qui avait choisi «de n'en pas parler ». Récemment, Laurent Barry s'est attaqué brillamment à cette tâche et a recensé plus d'une cinquantaine de sociétés à forte endogamie agnatique, en Afrique et à Madagascar, et ceci bien au-delà des zones où l'islam exerce une grande influence. Voir C. Lefébure, « Le mariage des cousins parallèles patrilatéraux et l'endogamie de lignée agnatique: l'anthropologie de la parenté face à la question de l'endogamie", in Production. pouvoir et parenté dans le monde méditerranéen de Sumer à nos jours, EHESS-CNRS, 1976, pp. 195-207; L. Barry, «Les modes de composition de J'alliance. Le mariage arabe », I:Homme, nO 147, 1988, pp. 17-50; « L'union endogame en Afrique et à Madagascar », I.:Homme, nOS 154-155, 2000, pp. 67-100.
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interdites ailleurs ne l'étaient pas dans telle société, nulle part ces unions n'étaient considérées comme des incestes et condamnées comme telles. Partout et toujours elles rapprochaient les humains des dieux et prenaient leur source dans une cosmosociologie politique et religieuse dont elles tiraient toute leur légitimité - et qu'elles contribuaient à reproduire. Premières cone/usions théoriques
Résumons quelques-unes des conclusions théoriques que nous nous croyons autorisé à tirer de nos analyses précédentes.
1. Il n'existe aucune société qui autorise les individus à satisfaire tous leurs désirs (et fantasmes) sexuels. Toutes imposent des limites aux usages du sexe. 2. Deux possibilités existent pour assurer la continuité des groupes qui composent une société et dont la survie dépend de la naissance d'enfants qui en prolongeront l'existence physique et sociale: échanger entre eux des partenaires sexuels, des femmes en général mais parfois aussi des hommes, ou ne pas échanger et se reproduire entre soi. 3. Échanger ne signifie pas nécessairement s'allier. L'échange des substances n'est pas un échange de personnes et ne se transforme pas en une alliance sociale (cas des Na). 4. S'allier ne signifie pas nécessairement échanger, donner à d'autres et recevoir des autres, mais parfois également garder pour soi et s'allier entre soi (mariages égyptiens et iraniens). 5. Partout où les échanges prennent la forme d'échanges de personnes et donnent lieu à diverses formes d'alliance, les unités de procréation et d'élevage des enfants combinent des liens d'affinité (entre époux et épouses) et des liens de filiation et de descendance (entre parents et enfants), des liens de consanguinité. Des alliés, par leur union, engendrent des consanguins. 6. Partout où existent des unions reposant sur les échanges de personnes et formalisées par une alliance « officielle », la permissivité sexuelle autorisée aux individus s'arrête à la porte des unités de procréation et d'élevage des enfants. Elles sont interdites entre les individus de sexes différents et de générations différentes qui composent ces unités et sont considérées comme des incestes sauf si, au contraire, elles sont regardées comme des unions qui rapprochent les humains des dieux, comme une manière pour les humains d'imiter les dieux et de leur ressembler. 7. En conséquence, et logiquement, dans les sociétés interdisant les unions sexuelles entre parents proches, les humains ne sont pas autorisés à imiter les dieux. Les rapports des humains avec les dieux sont invoqués soit pour interdire, soit pour permettre les
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rapports entre consanguins proches. Les unions entre les humains mettent toujours en cause l'ensemble de la société et du cosmos. TI n'y a pas de fondement biologique possible à l'interdiction des unions sexuelles avec des consanguins d'affins ou des affins de consanguins. Seules des raisons sociales peuvent expE.quer ces interdits (qui n'ont aucune conséquence génétique sur l'espèce humaine). Il faut donc que ces unions menacent la coopération sociale et les liens de solidarité créés entre deux groupes de parenté pour qu'elles soient interdites. Mais ceci signifie également que le développement des échanges de partenaires donnant lieu à des alliances est un trait spécifique de la parenté humaine. Aucune société connue ne fonctionne sur la seule base d'unions endogames entre des consanguins très proches, frère/sœur, père/fille, mère/fils. Même dans les sociétés où ces unions sont autorisées, d'autres unions existent qui obéissent à d'autres principes, union avec des consanguins très éloignés ou union avec des nonparents, des étrangers, et ces unions peuvent, elles, donner lieu à des échanges. Même dans les sociétés où certaines unions entre cons~nguins proches sont non seulement autorisées mais recherchées (Egypte, Iran, Grèce - cas du mariage avec une demi-sœur agnatique ou utérine), d'autres unions entre consanguins sont interdites - entre mère et fils ou père et fille par exemple. Il faut donc en conclure qu'il n'existe aucune société qui fonctionnerait sans une forme ou une autre de ce qu'on appelle la prohibition de l'inceste. La prohibition des unions entre certaines catégories de consanguins est universelle, mais ceci n'implique pas que l'interdiction de l'union entre un frère et une sœur soit universelle et que l'échange des femmes ou des hommes entre deux groupes de parenté soit partout le fondement des alliances (mariages égyptiens ou grecs). Les dons réciproques de substances (sperme) entre des groupes de parenté ne produisent pas nécessairement d'alliance entre ces groupes l .
Ce qui a séparé les humains des autres primates
De toutes les inventions qui ont peu à peu séparé les humains des autres primates, et ont restructuré en profondeur la division du travail entre les hommes et les femmes, il en est une qui a eu peut-être autant d'importance que la capacité de fabriquer et d'utiliser des outils et des armes: c'est la domestication du feu. Attesté (mais de façon sporadique) vers -1,6 million d'années sans 1. De même que le don de sperme d'un ami gay à une femme lesbienne ne transforme pas cet homme en père ou oncle de l'enfant.
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que son usage implique sa domestication, le feu apparaît complètement domestiqué il y a 500000 ans chez Homo Erectus et largement diffusé chez nos ancêtres préhumains, aussi bien les Néandertaliens que les hommes de Cro-Magnon. Le feu fut, avec le développement graduel du langage articulé et la diversification des outils et des techniques, un facteur essentiel qui a conduit hommes et femmes à coopérer de façon durable sous des formes inconnues des sociétés de primates qui leur sont les plus proches 1. Le feu. Souvenons-nous du vieux mythe grec de Prométhée, le fils d'utt TItan qui a dérobé à Zeus le feu du ciel pour le donner aux hommes. A l'époque, ceux-ci vivaient auprès des dieux sans être eux-mêmes des dieux. Un jour, Zeus demanda à Prométhée de sacrifier un animal et de le partager entre les dieux et les hommes. Prométhée amena un taureau superbe, l'abattit et le découpa. Avec les morceaux, il fit deux parts. D'un côté il réunit tous les os blancs débarrassés de leur chair et les entoura de larges morceaux de graisse blanche et appétissante, de l'autre il rassembla tous les morceaux de viande et les enfouit dans la panse visqueuse et repoussante de l'animal. Aux dieux, il offrit le premier paquet, aux hommes le second. Zeus comprit la ruse et, pour punir Prométhée et les hommes que celui-ci avait aidés, cacha le feu et le blé dont les hommes furent dès lors privés. Les hommes furent comme les bêtes contraints désormais de manger crues la chair des animaux et les feuilles des plantes sauvages. De nouveau Prométhée vint à leur aide. monta au ciel et, sans se faire voir, déroba une semence (sperma) du feu divin qu'il dissimula dans une tige de fenouil et revînt la donner aux hommes. Mais ce feu n'était qu'une semence. Comme toute semence, le feu grandissait, se développait puis mourait, alors que le feu du ciel s'entretenait lui-même et était immortel. Les hommes, pour garder le feu, durent l'entretenir en permanence et enfouir les graines du blé dans la terre pour les faire « cuire » par le feu du soleil, et ainsi les faire pousser et parvenir à maturité. Bref, ils durent donc travailler. Et à l'époque les femmes n'existaient pas, il n'y avait que des hommes ... Zeus, furieux d'avoir été une fois de plus joué par Prométhée,
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1. c. Perlès, cc L'homme préhistorique et le feu », La Recherche, nO 60, octobre 1975, pp. 829-839. S. R. James, cc Humanoid use of fire in the lower and middle Pleistocene, Current Anthropology, 1989, vol. 30, pp. 1-26. 1- Goudsblom, Pire and Civilization, Penguin Books, 1992. A. Ronen, cc Domestic fire as evidence for language,., in T. Akazawa et al., Neanderthals and Modern Humans in Western Africa, New York, Plenum Press, 1998, pp. 439447. J. E. Frazer, Myths of the Origins of Fire, Londres, Macmillan, 1930. G. Bachelard, La Psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1937. C. LéviStrauss, Le Cru et le cuit, Paris, Plon, 1964. L'ouvrage le plus récent sur cette question est celui de J. Collina-Gérard, Le Feu avant les allumettes, Paris, Maison des sciences de l'homme, 1988. Voir aussi le texte de R. A. Stein, cc La légende du foyer dans le monde chinois », in J. Pouillon et P. Maranda (dir.), Échanges et Communications: mélanges offerts à Claude Lévi-Strauss, vol. 2, Paris, Mouton, 1970, pp. 1281-1305. S. J. Pyne, Cl Keeper of the flame : a survey of anthropogenetic me,., in P. J. Crutzon et J. G. Goldammer, Pire and the Environment. New York, Wiley, 1993, pp. 245-266. R. Barkley, .. Fire as paleolithic tool and weapon ,., Proceedings of the Prehistoric Society, 1956, nO 21, pp. 36-48.
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convoqua les dieux et les déesses et leur fit créer le mannequin de la première femme, Pandora, la plus belle, la plus séduisante des créatures, à l'image d'AQhrodite, d'Héra et d'Athéna. Et il l'envoya parmi les hommes, chez Épiméthée (l'homme qui comprend après, epi-, alors que Prométhée comprend avant, pro- et prévoit). Épiméthée, ébloui, épousa Pandora le lendemain et lui confia sa maison en lui recommandant de ne jamais soulever le couvercle d'une certaine jarre. Pandora, bien entendu, se précipita le lendemain pour regarder et, sitôt qu'elle eut soulevé le couvercle, s'échappèrent de la jarre, invisibles et inaudibles, tous les maux qui devaient désormais accabler l'humanité - la cupidité, le mensonge, les maladies, la mort. Quant à Prométhée, Zeus le punit en l'enchaînant à une colonne sur une montagne à mi-chemin entre le ciel et la terre, où chaque jour, l'aigle, l'oiseau de Zeus, vint lui dévorer le foie - qui, cependant, repoussait chaque nuit 1. On mesure à la beauté et à la richesse de ce mythe, qui n'est qu'un récit parmi les centaines que les sociétés ont produits sur ce thème 2 et consignés dans leurs mythologies, quel a dû être l'impact dans la conscience des hommes et sur leur évolution ultérieure de la possession du feu. Sa domestication fit bien plus que la fabrication et l'usage des outils pour opérer la première séparation radicale entre les protohumains et le reste du monde animal, entre les précurseurs de l'humanité et l'animalité. Et cette première séparation a précédé de plusieurs centaines de milliers d'années les dernières transformations des langages protohumains en diverses sortes de langages articulés, dont se retrouvèrent finalement dotés les ancêtres des Néandertaliens et des hommes de CroMagnon entre - 200 000 et - 150 000. Les animaux mangent cru et ont peur du feu. Le feu est une arme et un outil. Le feu a permis aux hommes de se protéger des animaux et du froid. TI leur a permis d'exploiter de multiples ressources, des végétaux surtout, qui ne sont pas comestibles sans être cuits. TI leur a donné accès à de nouvelles régions de la planète aux climats froids et, bien entendu, leur a permis de survivre aux dernières périodes de glaciation, qui ont entraîné l'envahissement par les glaces et le froid d'immenses régions et changé leur faune et leur flore. Mais surtout, le feu a incité les ancêtres des hommes à créer des lieux où se cuisait et se répartissait la nourriture, les «camps de base », distincts des lieux où le gibier avait été abattu et dépecé. Tout ceci a eu d'immenses conséquences sur l'organisation des sociétés protohumaines. Avant comme après avoir été domestiqué, le feu devait être entretenu, alimenté et protégé contre le vent, la pluie, etc. Ces opérations exigeaient une certaine organisation de la société, une division des tâches entre les sexes et les générations, donc leur coopération au bénéfice du groupe qui utilisait le feu pour se nourrir, se chauffer et se 1. J.-P. Vernan~ L'Univers. les dieux. les hommes, op. cit., Paris, Seuil, 1999, pp. 67-68. 2. Voir J. E. Frazer, Myths of the Origins of Pire, op. cit.
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protéger. Et l'humanité, tout en apprenant à utiliser le feu pour se protéger, a dû également apprendre à s'en protéger, à en écarter les enfants. Ces faits sont importants du point de vue de l'analyse des circonstances qui ont conduit à l'apparition, chez les protohumains, d'unités sociales de procréation et d'élevage des enfants où coopéraient des hommes et des femmes adultes. Le feu est en effet à l'origine de la cuisine et d'une nouvelle division des tâches entre les hommes et les femmes. C'est aussi l'origine du lieu où, au sein du camp, les individus se réunissaient pour se chauffer, cuire et partager la nourriture du foyer. Et le rôle de plus en plus important de la nourriture cuite dans l'alimentation humaine a renforcé la dépendance matérielle des enfants vis-à-vis des adultes qui les nourrissaient. Des liens matériels, sociaux, émotionnels nouveaux se sont donc instaurés, entre les sexes et entre les générations, qui se sont retrouvés réunis et attachés les uns aux autres dans les mêmes lieux ou des lieux proches les uns des autres - et cela, de façon relativement permanente et quotidienne. La domestication du feu a précédé également de centaines de milliers d'années les différentes domestications des plantes et des animaux qui, à partir de dix ou douze mille ans avant notre ère, à la fin du mésolithique, devaient à nouveau transformer en profondeur l'économie et l'organisation des sociétés puisque celles-ci allaient désormais pouvoir produire elles-mêmes une grande partie de leurs moyens d'existence. La distance entre les primates et les hommes allait s'en trouver encore accrue. Les primates trouvent dans la nature les moyens matériels de survivre. Ds ne les produisent pas. Le développement de l'agriculture, de l'horticulture (en Océanie), de l'élevage associé à l'agriculture (Europe, Proche-Orient) ou de l'élevage nomade spécialisé (Asie centrale, Mrique de l'Est, etc.) allait avoir trois conséquences. La dépendance matérielle et sociale entre les sexes ne fit que se complexifier. Certaines richesses matérielles nouvelles, les terres de culture, les troupeaux, les territoires pour nomadiser, etc., devinrent des enjeux fondamentaux pour le fonctionnement et la reproduction des sociétés. D'où l'intérêt plus grand encore à contrôler la sexualité des hommes et des femmes et à définir les règles qui légitimeraient l'appropriation des enfants naissant des unions entre les sexes. L'enfant, désormais, fut à la fois regardé comme une force de travail future et le vecteur, selon son sexe et selon le principe de descendance opérant dans la société considérée, de la transmission des richesses, des statuts, des savoirs, etc., des groupes où il était né ou avait été adopté. La troisième conséquence du développement de l'agriculture, de l'élevage, de la séparation entre villes et campagnes fut l'apparition, dans de nombreuses sociétés de l'Ancien et du Nouveau Monde, en Orient comme en Occident ou en Mrique, de nouveaux types de hiérarchies entre des groupes spécialisés dans diverses fonctions, les sacrifices aux dieux, la guerre, diverses formes de production à technologies complexes, métallurgistes, potiers, etc. Bref, prêtres, guerriers, coupés du travail manuel et dépendant des autres groupes pour vivre et exercer
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leurs fonctions, artisans spécialisés au service des autres castes ou classes, firent leur apparition. Bien entendu, ces groupes nouveaux, prêtres, guerriers, artisans, étaient composés aussi bien d'hommes que de femmes, et la hiérarchie existant entre eux conférait un statut différent aussi bien aux hommes qu'aux femmes qui les composaient. Plus encore que dans les sociétés plus égalitaires, l'enfant, dans les sociétés organisées en chefferies héréditaires, en castes, voire en classes, devint un enjeu stratégique tout autant pour la reproduction des groupes particuliers qui les composaient que pour celle de la structure hiérarchique globale qui définit les places et fonctions à conserver ou à prendre pour chacun de ces groupes. On comprendra que fixer les conditions sociales des unions sexuelles et de r appartenance à tel ou tel groupe des enfants nés de ces unions furent deux problèmes que les sociétés devaient affronter et résoudre. Les réponses à ces problèmes furent les divers systèmes de parenté dont nous avons dressé l'inventaire, et qui combinent des règles fixant l'appartenance des enfants (principe de descendance) et des règles permettant et/ou excluant certaines unions. Et nous avons vu que ces principes et ces règles sont en très petit nombre, même si leurs combinaisons engendrent beaucoup de variétés. Tous ces rapports sociaux (d'une part la division du travail entre les sexes et l'interdépendance matérielle et sociale entre les hommes et les femmes, et entre les adultes et les enfants, de l'autre la division de la société entre des groupes hiérarchisés spécialisés dans des activités distinctes et interdépendantes) sont inédits, ils n'ont jamais existé chez aucune espèce de primates. Et ces rapports sociaux d'un type nouveau ne puisent pas leur origine dans la sexualité des individus et n'ont pas de liens directs avec leurs désirs. Bien entendu, le fait que ce soit en général les hommes qui deviennent des guerriers et les femmes qui nourrissent les enfants au sein n'est pas étranger à la place de chaque sexe dans le procès de reproduction de la vie, et donc à la sexualité en tant que reproduction de la vie. Mais non en tant que désir. C'est dans ce contexte propre à l'espèce humaine, marqué par le fait que non seulement les individus ne peuvent se développer qu'en société, mais ne peuvent survivre que par la coopération d'individus des deux sexes liés entre eux par sa naissance, que se pose le problème de l'inceste et des « mauvais usages» sociaux du sexe. Sans cette double présupposition que les hommes vivent « naturellement» en société et qu'ils n'ont évolué qu'au sein de sociétés qui étaient déjà composées de familles, le problème des fondements de l'inceste ne peut être correctement posé. Au lieu de présupposer, comme Freud et Lévi-Strauss, que les ancêtres des hommes ne vivaient pas en société mais en familles biologiques, fermées sur elles-mêmes et où régnait entre les individus, et entre les générations, une promiscuité sexuelle générale ou le monopole sexuel d'un mâle despotique, il faut au contraire, en accord av~c les données de la paléontologie et de la morphologie évolutive, partir de l'hypothèse que nos ancêtres vivaient en sociétés composées déjà de familles et que l'apparition, très lente, de nouveaux rapports matériels et sociaux entre les
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sexes a créé de nouveaux rapports entre les adultes et les enfants ainsi qu'entre les groupes où naissaient et étaient élevés ces enfants. En lui-même, le désir sexuel en tant que pulsion, n'a pas de caractère social. Ou, pour être plus précis, le désir sexuel devient social parce qu'il ne peut être satisfait que par l'existence d'autres individus du même sexe ou de sexe différent qui y répondent positivement. Mais il est asocial en ce sens qu'il peut se porter spontanément en direction d'individus envers lesquels, pour diverses raisons (différence de religion, de group~ social, liens de parenté), l'union des sexes est socialement interdite. Mais le désir sexuel est non seulement asocial en ce qu'il est socialement aveugle, il l'est aussi parce qu'il pousse les individus à se dresser les uns contre les autres autant, si ce n'est plus, qu'à coopérer. Enfin, à quelques notables exceptions près célébrées par les poètes ou les chansons, le désir sexuel et les passions amoureuses ne durent jamais longtemps, rarement toute une vie. Ils ne peuvent jamais fournir à eux seuls la base sociale d'une coopération prolongée entre des individus appartenant à la même génération ou à des générations différentes. D'un autre côté, la naissance et l'élevage d'un enfant, né ou non d'une union amoureuse, peuvent être une raison sociale et affective d'une coopération prolongée entre des adultes. Désir et reproduction peuvent donc mener une existence complètement distincte, disjointe l'une de l'autre. Les Na en sont un exemple spectaculaire, parce que chez eux cette disjonction est totale et institutionnalisée. Aux îles Trobriand, les désirs et les plaisirs sexuels entre les jeunes sont parfaitement acceptés et encouragés avant le mariage (sauf entre frères et sœurs) mais interdits après le mariage.
I:homme, seule espèce animale coresponsable avec la nature de sa propre évolution En produisant une partie de plus en plus importante de ses conditions matérielles et sociales d'existence, l'homme est la seule espèce animale qui soit devenue coresponsable, avec la nature, de sa propre évolution 1. L'évolution est alors devenue histoire, et l'histoire n'est pas née seulement de la capacité des hommes à agir sur la nature qui les entoure mais à agir sur eux-mêmes, sur leur propre nature. Et parmi les actions que les humains ont entreprises sur eux-mêmes, il faut mettre au premier plan le contrôle et la gestion de leur sexualité. Chumanité est en effet la seule espèce animale qui gère consciemment et socialement sa sexualité, qui pose explicitement, sous forme de lois orales ou/et écrites, des interdits et des limites à certains usages que les individus peuvent faire de leur sexe, bref, aux désirs (et aux fantasmes) sexuels des individus sous toutes leurs formes, qu'elles soient hétéro- ou homosexuelles. Le choix pour l'humanité a toujours été celui-ci: soit permettre qu'un homme ou une femme s'unissent avec des membres du groupe où ils 1. Voir M. Godelier, Meurtre du Père ou sacrifice de la sexualité. Approches anthropologiques et pyschanalytiques, Paris, Arcanes, 1996, p. 30.
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sont nés, soit les obliger à s'unir avec des individus de sexe opposé appartenant à d'autres groupes que leur groupe de naissance. Une troisième formule est possible mais n'est qu'un dérivé des deux autres, puisqu'elle combine la possibilité de s'unir dans son groupe avec celle de s'unir avec des individus appartenant à d'autres groupes. Les deux formules de base correspondent à deux principes fondamentaux de la vie sociale, qui ne s'appliquent pas seulement au domaine de la parenté. Les groupes sociaux, comme les individus, ont en effet le choix entre garder ou donner ce qu'ils possèdent. Or, ces deux principes, garder et/ou partager, sont des principes d'action et d'organisation qui s'appliquent à tous les domaines de la vie sociale et servent tout autant (mais de façon distincte) à la formation des divers liens sociaux entre les individus et entre les groupes. Prenons l'exemple de la division du travail entre les sexes, qui rend les hommes et les femmes matériellement, socialement, affectivement dépendants les uns des autres. L'obligation de partager les produits de leurs activités se trouvait, dans ces conditions, inscrite dans le fonctionnement même de ces rapports sociaux qui sont aussi des rapports matériels entre les sexes et entre les générations, entre les adultes des deux sexes et les enfants. Mais il va de soi que l'obligation de partager n'induit pas celle de ne rien garder pour soi et pour ceux qui dépendent de soi. On connaît certes des exemples de sociétés de chasseurs en Australie, ou ailleurs, où le chasseur ne mange jamais du gibier qu'il a tué. TI le distribue aux membres de la bande et attendra pour manger de la viande qu'un autre chasseur partage à son tour son gibier. C'est là un cas extrême, où les individus se placent volontairement dans une relation de dépendance complète vis-à-vis des autres et placent les autres vis-à-vis de soi dans la même relation. Allant plus loin encore dans le même sens, chez les Bushmen, les chasseurs emmènent avec eux une flèche qui appartient à un ami ou un parent et choisissent précisément cette flèche pour tuer leur gibier. De ce fait, le gibier appartient au propriétaire de la flèche, ce qui lui permettra de partager entre tous les membres du campement le gibier que sa flèche a tué 1. Mais il est clair que si le chasseur donne tout ou partie de son gibier, c'est pour recevoir à son tour, plus ou moins tôt ou tard, une part du gibier des autres chasseurs2. est pourtant une « chose» que ni les hommes ni les femmes d'une bande de chasseurs-cueilleurs ne peuvent ni ne doivent donner, c'est leur territoire. La bande peut en partager l'usage avec la bande voisine, mais elle ne peut, sous peine de disparaître
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1. Cf. A. TestaIt; cc Essai sur les fondements de la division sexuelle du travail chez les chasseurs-cueilleurs », Cahiers de l'homme, Paris, EHESS, 1986 ; cc Game sharing systems and kinship systems among the hunter-gathers », Man, 1987, vol. 22, pp. 287-304. Cf. aussi 1. Glynn, cc Food sharing and human evolution : African evidence from the PlioPleistocene of East Africa », Journal of Anthropological Research, 1978, vol. 34, pp. 311-325. 2. Les mâles et les femelles chimpanzés ne « donnent,. pas, ils cc laissent prendre ». Us donnent aux autres la permission de se servir, mais cette permission n'est pas un droit.
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comm.:- relIe et se dissoudre dans d'autres bandes, en céder le contrôle ultime. Le don n'est d'ailleurs pas la seule forme d'échange, et le don réciproque, le don qui appelle un contre-don, n'est pas la seule forme de don. Les terres qu'un clan, les territoires qu'une société lèguent aux générations qui naissent sont des dons que ces générations ne pourront jamais « rendre » et pour lesquels elles ne pourront donner que leur « reconnaissance », et éventuellement en faire l'objet d'un culte. Par ailleurs l'échange de marchandises, leur vente et leur achat ne sont aucunement des échanges de dons. Quand on vend, l'objet vendu se détache complètement de son propriétaire d'origine pour s'attacher à celui qui l'a acheté. Aucun lien personnel n'est créé, aucune dette n'existe entre le vendeur et l'acheteur. Dans le don, l'objet donné n'est jamais détaché complètement de la personne (ou du groupe) qui l'a donné, et de ce fait donner crée un lien personnel entre celui qui donne et celui qui reçoit - et oblige celui-ci à donner quelque chose de soi en retour. Donner crée des liens et des dettes. Acheter et payer comptant ne crée aucun lien ni aucune dette. Même dans les sociétés occidentales dominées par la production et la vente de marchandises, et par l'obsession capitaliste que «tout est à vendre », certains éléments fondamentaux de la vie sociale ne sont pas à vendre. Mentionnons par exemple les sites et les objets sacrés associés à trois grandes religions (Jérusalem, La Mecque, le Vatican), qui ne peuvent être ni vendus ni donnés aux croyants d'autres religions et doivent être gardés et protégés pour être transmis aux générations futures. Bref, le don réciproque n'e!'t pas le fondement dernier de la vie sociale. Le marché n'est pas non p11S le seul fondement de la vie sociale. La société humaine n'existe, quelJ.! que soit la forme que l'histoire lui a donnée, que parce que simultané:l1ent des « choses» (des principes, des valeurs, des biens, des personne'), etc.) circulent et s'échangent entre les individus et les groupes, et que d'autres ne circulent pas, sont conservées, gardées, soit pour être transInÎ!.es soit tout simplement pour être utilisées hic et nunc. La vie des sociétés comme celle des individus qui les composent reposent donc sur deux obligations distinctes mais toutes deux complémentaires et nécessaires: l'obligation d'échanger et l'obligation de conserver et de transmettre.
Les cinq formes d'union socialement autorisées Ces deux principes, échanger/ne pas échanger, s'appliquent donc simultanément à tous les domaines de la vie sociale et il n'y a aucune raison de les réduire à un seul, à l'obligation d'échanger, ni de réduire l'obligation d'échanger à celle de donner - et finalement de réduire le don à une seule de ses variétés, les dons réciproques, les dons suivis de contre-dons équivaJents. n n'y a aucune raison de poser le don réciproque comme l'instrument de la transition entre l'animalité et l'humanité et de faire « de la vie sexuelle, de préférence à tout autre », comme le dit Claude Lévi-Strauss, le terrain sur lequel le passage entre
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les deux ordres, de la nature à la culture, « peut et doit nécessairement s'opérer». Comment cette distinction s'applique-t-elle au domaine de la parenté? I:appropriation des enfants par les groupes a revêtu une importance stratégique toujours plus importante, et comme ce sont les femmes qui mettent les enfants au monde après s'être unies sexuellement avec des hommes, contrôler, définir des règles pour l'union des hommes et des femmes (qui avaient également pour effet de régler le problème de l'appropriation, par tel ou tel groupe d'~dultes, des enfants de ces unions) devint un enjeu social permanent 1• A l'origine des cinq formes d'union socialement autorisées, on trouve les deux grands principes de la vie sociale. La première formule possible est de se marier entre soi, au plus proche, et le plus proche est d'autoriser un frère et une sœur, enfants de même pèr~ et de même mère, à se marier. C'est le cas des mariages frère-sœur en Egypte et dans l'Iran ancien, mais c'est aussi celui des mariages entre demi-frère et demi-sœur de même père ou de même mère en Grèce antique, ou à Rome de l'onde paternel et de sa nièce dans le cas du décès du père de la jeune fille laissant la famille sans garçons, etc. Les mariages frère-sœur sont ainsi des « alliances» réalisées au sein du groupe sans échange d'hommes ou de femmes avec d'autres groupes. Le groupe a préféré s'unir en lui-même, garder les siens pour soi plutôt que de les échanger. Nous sommes ici en présence de rapports de parenté qui ne reposent pas sur l'échange des femmes ou des hommes, mais posent néanmoins des interdits sur les autres unions possibles entre consanguins (père/fille, mère/fils). La deuxième formule, la plus fréquente du point de vue de l'histoire de l'humanité, consiste à s'unir hors de chez soi - et pour cela à échanger avec d'autres groupes des hommes ou des femmes. I:union scelle donc aussi une alliance entre groupes. Les enfants appartiennent soit au groupe de Phomme, soit au groupe de la femme, soit aux deux. Pour pouvoir échanger des femmes (ou des hommes) avec d'autres groupes, chaque groupe interdit à ses membres de s'unir entre eux, et comme l'union autorisée est une alliance, chaque groupe interdit à ses membres de s'unir sans autorisation avec des consanguins de ces alliés. Les unions par échange d'hommes ou de femmes impliquent donc deux types d'interdictions sexuelles, entre consanguins plus ou moins proches ou lointains et entre affins plus ou moins proches ou même lointains. Cette formule est celle que Lévi-Strauss avait décrétée universelle. La troisième formule est une combinaison des deux premières. On peut épouser des parents très proches, des consanguins moins proches et/ou des étrangers appartenant à d'autres groupes de parenté. C'est le cas par exemple du mariage en pays musulmans. Le mariage préféré intervient avec la fille du frère du père, la cousine parallèle la plus proche 1. M. Godelier, Meurtre dit Père ou sacrifice de la sexualité. Approches anthropologiques et psychanalytiques, op. cit., pp. 44-45.
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dans un système patrilinéaire, puis avec les autres types de cousines du côté du père et de la mère, puis avec des parents plus éloignés, enfin avec des étrangères. Quand deux frères autorisent l'union entre, pour l'un son fils, pour l'autre sa fille, il y a alliance à l'intérieur du même lignage mais il n'y a pas échange de femmes entre les deux lignées. Chonneur des lignages est menacé par l'inconduite des femmes, qu'elles soient sœurs ou épouses. Revenons sur un point essentiel. Un groupe peut à la fois garder une partie de ses femmes pour s'allier à lui-même et donner les autres pour s'allier à d'autres. Mais garder ne signifie ni donner ni échangeL On ne peut, sauf en jouant sur les mots, faire passer pour un échange ce qui ne l'est pas. C'est pourtant ce que Lévi-Strauss a tenté de démontrer dans De Près et de loin au sujet du mariage dit « arabe» avec la fille du frère du père, donc issue du même « sperme» que le père d'Ego : L'échange, s'il se fait, s'opère à l'intérieur d'une même lignée. On s'épouse entre collatéraux. Toutefois, ce type de mariage reste minoritaire [....]. Comme si au Heu d'échanger leurs filles, les familles s'échangeaient entre elles le droit d'en conserver quelques-unes contre l'obligation d'en céder quelques-autres 1.
On voit que Lévi-Strauss, devant des faits qui mettent en cause sa théorie de l'échange comme fondement universel de la parenté, invente une formule qui présente comme un échange ce qui n'en est pas un : « l'échange du droit de conserver» contre « l'obligation de céder». Or, le droit de garder ne se négocie nulle part contre l'obligation de donneL Le droit de garder est distinct mais complémentaire du droit de donneL n n'est pas fondé sur l'obligation de donner, subordonné à l'obligation d'échanger. La quatrième formule est très rare. C'est celle que nous avons rencontrée chez les Na mais aussi chez les Nayar. Le mari ne s'unit même pas à sa femme le temps d'une cérémonie et disparaît de la vie de celle ci après le mariage. La femme a ensuite toute latitude pour prendre des amants et mettre au monde des enfants qui lui appartiendront, ainsi qu'à ses frères et sœurs, qui les élèveront avec elle. Sont interdites les unions de la femme avec des hommes d'autres castes. Dans le cas des Na, on procède à des échanges de sperme entre les groupes de parenté, des matrilignages, mais ils ne donnent pas lieu à des alliances. Toutes les unions sont autorisées entre un homme et les femmes des autres matrilignées, même entre un homme et deux sœurs ou entre un homme et une mère et sa fille. L'inverse est également vrai pour une femme, qui peut avoir simultanément deux frères pour amants. y a donc échanges sans alliances, mais les unions sexuelles entre consanguins par les femmes, entre frères et sœurs, mère et fils, oncles et nièces, tantes et neveux sont strictement interdites. M
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1. Lévi-Strauss, De près et de loin, op. cit., p. 147. C'est nous qui soulignons.
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Enfin, il faut évoquer une dernière formule, selon laquelle on se marie hors de son groupe sans échange. C'est le mariage avec des captives ou des femmes enlevées de force. Elles sont prises sans que rien soit donné en retour. n existe cependant des sociétés matrilinéaires, comme les Makhuwa pu Mozambique, où, quand un lignage n'a pas assez de femmes à échange!; les hommes partent se procurer des captives qu'ils transforment rituellement et fictivement en « sœurs » et échangent alors comme telles avec les hommes d'autres matrilignages 1. Ajoutons que, de façon générale, la domination des hommes pèse plus lourd sur les femmes quand la formule de l'union repose sur l'échange des femmes par les hommes, et lorsque ce sont les maris, et non les frères et sœurs des femmes, qui s'approprient les enfants qu'elles mettent au monde. Mais la domination masculine puise également ses racines audelà des rapports de parenté, c'est-à-dire dans la sphère des fonctions et des rapports politico-religieux qui font exister la société comme un tout et se subordonnent les rapports de parenté qui, en tant que tels, ne peuvent suffire à faire de la société un tout.
Ce sont les unions sexuelles interdites qui donnent au tabou de l'inceste forme et contenu Venons maintenant au fait que toutes ces formules d'union des sexes et d'appropriation des enfants sont entourées d'interdictions portant sur d'autres unions possibles, sous prétexte que ces dernières seraient incompatibles avec la réalisation des unions autorisées ou les détruiraient une fois réalisées. Bien sûr, nous ne réduisons pas le champ des unions sexuelles interdites au seul champ, plus restreint, des mariages interdits. I:interdiction des rapports homosexuels entre parents n'est pas directement liée au mariage, bien qu'elle puisse l'être aussi (voir le cas des beaux-frères en Australie). Cependant, nous privilégierons ici les unions interdites parce que incompatibles avec le maintien de formules d'alliance ou de descendance. Par exemple l'union eqtre un père et sa fille, ou celle d'une mère et son fils, interdisaient en Egypte qu'ensuite le fils épouse la fille, le frère la sœur, alors que l'union d'un frère et d'une sœur n'était pas interdite et ne constituait pas un inceste. Cinterdiction de l'inceste existait donc, mais entre consanguins de générations successives, car de telles unions empêchaient l'alliance entre consanguins de même génération. Le nombre et la gravité des interdictions varient, en fait, à la fois selon la nature des principes de descendance et selon la nature de l'alliance, que celle-ci soit interne au groupe (mariages endogames) ou implique une alliance entre deux ou plusieurs groupes (mariages exogames) où les preneurs peuvent être aussi des donneurs (Baruya) ou ne peuvent l'être (Kachin). 1. Cf. C. Geffray, Ni père. ni mère. le cas Makhuwa, Paris, Seuil. 1990.
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La penrusslvlte en matière de sexe s'arrête donc, dans toutes les sociétés, soit là où la formule d'alliance serait menacée, soit là où les rapports de coopération et d'autorité entre consanguins risqueraient de s'effondrer et, glissant les uns dans les autres, de disparaître (Na). Mais cette fois, ce n'est plus de la sexualité-reproduction qu'il est question, mais de la sexualité-désir qui, nous l'avons vu, est dans son fond asociale. Elle n'est jamais la base d'une coopération durable entre les individus, tant au sein du groupe où ils sont nés qu'entre lui et les groupes avec lesquels il est allié. Et ce n'est pas seulement le désir hétérosexuel qui unit et divise. C'est tout autant, et d'une autre manière, le désir homosexuel entre un père et son fils, une mère et sa fille, mais aussi entre deux sœurs, deux frères. C'est, nous l'avons dit, parce que le désir sexuel en lui-même est asocial qu'aucune société ne peut permettre que tout soit permis. Et ce travail d'autodomestication est toujours à recommencer, alors que le processus de domestication des plantes et des animaux semble avoir atteint ses limites 1. Le sexe, le corps sexué, par ses organes, ses substances, par toutes les différences anatomiques et physiologiques qui distinguent un sexe de l'autre, s'est vu contraint non seulement de se soumettre à l'ordre social (et cosmique) qui règne dans chaque société, mais de témoigner en permanence de mais aussi pour ou même contre cet ordre. C'est ce qu'illustrent parfaitement toutes les représentations de la part respective des hommes et des femmes dans la fabrication des enfants, telles que nous les avons analysées. Partout la spontanéité du désir a dû être sacrifiée pour produire un ordre social qui est toujours en même temps un ordre entre les sexes et un ordre sexuel. Partout a dû être éliminé le caractère asocial de la sexualité, sacrifié le polymorphisme du désir, interdite la permissivité sexuelle généralisée pour que la société puisse s'organiser et se reproduire. La sexualité a dû revêtir des formes qui s'imposent à tous et à toutes selon leurs places dans l'ordre social, et même, pour les rois et les reines, dans l'ordre cosmique. Et ces formes sociales ont fait courber les désirs des individus et les ont fait converger de telle sorte que la société subsiste à travers et par-delà la rencontre de ces désirs. On comprend pourquoi, de tous les âges de la vie, c'est celui de l'enfance et celui de l'adolescence des hommes et des femmes qui sont les plus marqués par la domestication de la sexualité. Car c'est bien sur le corps des enfants, et dans leur intimité, qui est d'abord celle de leurs liens avec leurs proches et avec les membres des groupes sociaux auxquels ils appartiennent, que s'exerce d'abord le travail de courbure de la sexualité, d'imposition des orientations et des significations sociales qui feront de ces désirs - mais pas toujours - des désirs « convenables », c'est-à-dire à la fois convenables en eux-mêmes (hétérosexuels plutôt qu'homosexuels par exemple) et tournés vers les personnes qui conviennent (ni la mère, ni le 1. Sur tous ces points, voir M. Godelier, Meurtre du Père ou sacrifice de la sexualité,
op. cit., pp. 21-52.
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père, etc., ni les personnes d'une autre religion, d'une autre classe, d'une autre race, d'une « mauvaise» famille dans le village, etc.). Mais si le désir sexuel peut être réprimé, il ne saurait jamais disparaître. li ne peut qu'être refoulé, repoussé au-delà de ce que la conscience et la société veulent ou peuvent voit, quelque part dans l'ombre où il se tapira avant de réapparaître sous d'autres formes. Cependant, sacrifier le caractère asocial de la sexualité n'est pas seulement un acte d'amputation. C'est en même temps une sorte de création. C'est agir sur soi pour continuer non seulement à vivre en société, mais à produire de la société pour vivre, ce qui est le propre de l'homme et le séparera toujours davantage, chaque jour qui passe, des primates, ses lointains cousins. Les ancêtres de l'homme, confrontés à un mode d'existence qu'ils n'avaient pas choisi, la vie en société qu'ils devaient à la nature, ont, au cours d'une évolution multimillénaire, bouleversé les conditions dans lesquelles ils vivaient au point de départ de cette évolution. Ils sont ainsi devenus peu à peu la seule espèce « naturellement sociale » à cogérer son évolution, à être coresponsable, avec la nature, de son destin. Fait unique, une espèce naturelle est devenue de plus en plus impliquée dans la production d'elle-même, poursuivant son évolution dans un autre monde qu'elle produisait elle-même, celui de la culture, de l'histoire, à travers les multiples formes de vie sociale et les univers culturels qu'elle inventait. C'est là un fait universel. Au cours de cette évolution, les nouveaux rapports sociaux qui s'instaurent entre les sexes et entre les groupes composant les sociétés, les nouvelles formes de dépendance, de coopération et de hiérarchie, vont remodeler les formes d'organisation sociale existant au point de départ de cette évolution, c'est-à-dire la vie en bandes multimâles, multifemelles, où l'élevage des enfants reposait avant tout sur les femmes et où les conflits se concentraient autour de l'accès au sexe et aux moyens de subsistance. Ici, point de richesse, point de secret, mais peut-être des territoires et des savoir-faire à transmettre. Depuis lors, des rapports sociaux nouveaux, inédits dans la nature, les rapports de parenté, ont émergé, qui ne se confondent nulle part avec les familles, ces unités sociales associées à la mise au monde et à l'élevage des enfants, mais qui ne s'en détachent jamais complètement. Ces rapports nouveaux ont donné naissance à des groupes sociaux originaux qui n'existent pas non plus dans la nature, et qui regroupent des hommes et des femmes de plusieurs générations liés, affiliés, par un principe commun de descendance, à des clans, des lignages, des maisons, des dèmes, des parentèles, qui se sont intercalés entre l'individu et sa famille de procréation et/ou d'aevage et la société. Et ces rapports et groupes sociaux nom"caux qui débordent la famille ont restructuré à chaque fois, selon leu -: logique propre, les formes de famille existantes. C'est pour cela qu'il n'c:-3ste pas de « matriIignage » ou de « clan» chez les primates. Car pour que de tels groupc~ sociaux existent, il faut que les individus, après leur naissance, apprennent à reconnaître non seulement leur mère mais leur père, le frère de leur mère ou la sœur de
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leur père, sans compter les grands-parents, classés comme des pères et des mères, etc. Mais, même investie d'enjeux sociaux divers, politiques, économiques, religieux, la famille, ou quelque chose qui lui ressemble, est restée le lieu de la socialisation première des individus et de l'imposition dans leur corps et leur sexualité des normes et des formes qui la rendront « convenable » socialement. C'est par ce double mouvement, de développement des rapports de parenté (qui ne se confondent donc pas avec les liens directs qu'un enfant peut avoir avec ceux qui l'élèvent) et du fait que ces rapports ont constamment été investis par d'autres rapports sociaux, qu'une double métamorphose est à l'œuvre dans toutes les sociétés. Du social devient « affaire de parenté », du « parental », et comme les liens de parenté sont des liens entre des hommes et des femmes, du social devenu un aspect de la parenté marque la différence des sexes. Les garçons plutôt que les filles, le fils aîné plutôt que le puîné (ou l'inverse), héritent des terres, les filles des bijoux, l'aînée de la maison de sa mère, etc. l . Au terme de ces métamorphoses, les sexes deviennent des « genres », masculin, féminin. C'est alors que les corps sexués, du fait que les uns ont un pénis, les autres un vagin, que les uns sécrètent du sperme, les autres du lait, c'est alors que les corps sexués, donc, devenus des corps d'un « genre » particulier, se mettent à fonctionner comme des poupées ventriloques tenant en permanence un discours sur l'ordre qui règne dans leur société - ordre entre les sexes, ordre sexuel, mais aussi ordre politique, bref, l'ordre sous toutes ses formes qui réunit les différentes composantes de la société, l'ensemble des activités des individus et des groupes en un tout qu'il s'agit de reproduire. C'est ainsi que la sexualité humaine, qui est fondamentalement asociale, allait interférer plus fréquemment encore que celle des primates avec le développement des nouvelles formes de vie sociale. Cela, l'humanité ne put d'abord que le vivre et lui donner forme, non l'expliquer. Elle put l'interpréter aussi bien comme un don des dieux, puisque les femmes mettaient des enfants au monde, ou comme une malédiction, puisque les désirs sexuels divisaient, opposaient les êtres humains autant ou plus qu'ils ne les unissaient - à moins précisément d'être domestiqués et mis au service de la société et de la reproduction de la vie. Et c'est de la même manière que l'humanité a justifié les multiples prohibitions, interdictions, punitions qu'elle a dirigées contre telles ou telles formes d'unions sexuelles entre individus de sexe différent ou de même sexe. Vexplication fut partout la même: ce sont les dieux ou les ancêtres qui le veulent. Les hommes, nulle part, n'ont pu ni voulu se reconnaître comme étant à l'origine des proscriptions et prescriptions qu'ils s'étaient imposées à eux-mêmes. C'est le Soleil qui a donné à Kanaamakwé, l'ancêtre des Baruya, les règles de leur société et fixé la 1. M. Godelier,
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Inceste, parenté, pouvoir
», Psychanalyse, nO 36, 1990, pp. 33-51.
PROPOsmONS POUR UN AUTRE SCtNARlO
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place que les hommes et les femmes devaient y occuper. C'est Yahvé qui a donné à Moïse les Tables de la Loi et lui a promis son aide pour ramener le peuple juif vers les terres d'Israël. Partout les coutumes et leurs sanctions humaines se couvrent de l'autorité des dieux, des esprits, des ancêtres divinisés. Nulle part l'humanité, pendant des millénaires, n'a pu se reeonnaître dans ses œuvres. Nous ne connaissons de plus belle preuve de tout ce que nous avons avancé que les coutumes de Bali à propos du traitement des jumeaux à leur naissance. Si des jumeaux de sexe différent naissent dans une famille noble, ils sont accueillis avec joie et honneur. On considère qu'ils sont déjà unis comme mari et femme dans l'utérus de leur mère et on les élève pour qu'ils se marient comme des dieux à l'âge adulte. En revanche, si les jumeaux en question sont nés de gens du commun, les parents et leurs enfants seront bannis du village pour un temps, leur maison a battue et le village tout entier devra être purifié par des rites. La naissance de jumeaux, leur union dans le ventre de leur mère, sont alors considérées comme un inceste - et parents et enfants devront en être punis 1. Ce n'est donc pas un hasard si, dans ces sociétés du Sud-Est asiatique, les nobles se marient en fait au plus proche, avec leurs premiers cousins, et si les mariages proches sont interdits et considérés avec horreur par les gens du commun, bien que, comme Clifford Geertz l'avait fait remarquer, chez eux l'inceste soit moins un péché qu'une faute sociale, un acte qui leur est interdit par leur statut2 • y a-t-il plus belle preuve que l'humanité, qui s'est inventé des règles de conduite propres, des hiérarchies, ne peut à la fois les produire et se les attribuer à elle-même? C'est aux dieux ou à la nature qu'elle les attribue. Pourquoi pas à elle-même? I:exemple des sociétés de Bali nous enseigne qu'on ne peut et ne pourra jamais comprendre les interdictions sexuelles et les prohibitions de l'inceste en y voyant seulement, comme tant d'autres anthropologues l'ont fait, un pur problème de parenté.
1. J. Belo, «A study of customs pertaining to twins in Bali» (1935), in Traditional Balinese Culture, J. Belo (dit.), New York, Columbia Press, 1970, pp. 3·56. Voir aussi J. Boon, The Anthropological Romance of Bali, Cambridge University Press, 1977, p. 133; S. Errington, cc Incestous twins and the house societies of insular Southeast Asia Cultural Anthropology, 1987, vol. 2 (4), pp. 403-444. 2. C. Geertz. cité par S. Errington, «Incesruous twins ... ,., art. cité, p. 403.
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CHAPITREXllI
Du passé, on ne peut faire table rase Un bilan théorique
Nous touchons au terme de ce long et parfois difficile voyage. Et il nous semble avoir inventorié et analysé suffisamment de faits (et des plus divers) pour être en mesure de répondre aux questions que nous nous étions posées. Ce qui dans la parenté, n'a rien à voir avec la parenté J
L'enjeu était de comprendre la nature et l'importance des rapports de parenté à deux niveaux qui se recoupent et fusionnent dans l'expérience mais doivent être soigneusement distingués au niveau de l'analyse: celui de leur rôle dans la vie personnelle des individus, dans la construction de leur identité sociale et sexuelle, dans leur intimité affective et émotionnelle, et celui de leur rôle dans le fonctionnement des différents types de société que l'histoire a vus naître (et souvent aussi disparaître, après s'être reproduits un temps plus ou moins long sur un espace minuscule ou immense de la surface du globe). Le lien entre ces deux niveaux, de l'individu et de la société, est facile à identifier et simple à comprendre. Il est inscrit dans la nature même de la parenté humaine. De quoi s'agit-il quand on traite de la parenté et des divers liens qu'elle tisse entre les individus? n s'agit, nous l'avons abondamment montré, des unions socialement autorisées ou interdites entre individus des deux sexes, unions sexuelles et, a fortiori, unions matrimoniales, et il s'agit de l'appropriation sociale des enfants naissant de ces unions. L'enfant est au cœur de la parenté, au cœur de ses enjeux. Ce qui ne veut pas dire que la parenté se -réduise à la filiation et à la descendance. Car s'il faut qu'un sexe s'unisse à l'autre pour que naissent des enfants, qui doit être cet autre? Peuvent-ils l'un et l'autre unir des individus déjà, apparentés (et jusqu'à quel degré), étrangers (et jusqu'à quel point) ? A qui ensuite appartiendront les enfants qui naîtront des unions permis~s : à la femme et à son groupe, à l'homme et à son groupe, aux deux, mais en quelles proportions? Et pour quelles raisons des
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MÉTAMORPHOSES DE LA PA.R.ENIt
adultes des deux sexes s'approprieront-ils des enfants de façon égale ou inégale, soit parce qu'ils les auront procréés, soit parce qu'ils seront parents de ceux qui les auront procréés ? Enfin, quels liens auront entre eux les enfants nés successivement de ces unions, quel statut leur conférera leur sexe et l'ordre de leur naissance? Quel sort sera réservé aux unions sexuelles et matrimoniales interdites? Quels destins seront réservés aux enfants nés de ces unions (enfants bâtards par exemple) ? Mais aussi, quel sort sera celui des enfants orphelins ou abandonnés de leurs parents, sans personne pour les recueillir et se substituer aux parents défunts ou défaillants ? Il est donc clair que pour les individus, les rapports de parenté, qui sont en même temps des liens entre des personnes d'âges et de sexes différents, jouent un rôle important, sinon décisif, dans leur vie, dans la mesure où dans toutes les sociétés connues la quasi-totalité des enfants qui naissent sont reconnus par des adultes qui ont avec eux des liens de parenté, et survivent et grandissent, tout au moins dans les premières années de leur existence, au sein de groupes d'adultes qui (leur) sont apparentés, groupes qui, partout, ont un statut social connu sinon reconnu (union libre, concubinage, famille monogame, famille monoparentale, famille polygyne ou polyandre, lignée, lignage, dan, dème, maison, etc.). Or, ces rapports et ces liens qui, dès sa naissance, rattachent un enfant à d'autres personnes qui, vis-à-vis de lui, ont des droits et des devoirs et constituent sa première forme d'intégration dans la société, vont continuer d'exercer leur influence sur l'enfant à mesure qu'il va grandir et, devenu adolescent puis adulte, occuper d'autres positions dans la parenté et dans la société. li ou elle se mariera ou restera célibataire. li ou elle aura des enfants, qui peut-être seront tous des fils ou des filles. Mais il ou elle deviendra l'oncle ou la tante des enfants qui vont naître de leurs frères ou de leurs sœurs si ceux-ci ont eux aussi des enfants, etc. Bref, par ses choix et par les choix de ceux qui lui sont apparentés, tout individu passe au cours de son existence d'une position à d'autres dans l'univers de la parenté et occupe simultanément, par rapport à d'autres individus qui lui sont apparentés, plusieurs positions à la fois. li est à la fois (ou successivement) fils de, père de, oncle de, frère de, etc. Or, constater les destins que vaut à chaque individu le fait d'être né homme ou femme ou d'être né(e) le premier ou le dernier au sein d'un groupe d'adultes qui lui sont apparentés et ont, de ce fait, vis-à-vis de lui des droits et des devoirs qu'ils peuvent ou non exercer, nous fait passer immédiatement sur l'autre versant des rapports de parenté, à un autre aspect de leur fonctionnement, celui qui détermine la place et l'importance qu'ont les rapports de parenté dans le fonctionnement et la reproduction de tel ou tel type de société. Cet autre aspect de la parenté, ce sont toutes les fonctions sociales qui n'ont rien à voir avec elle et viennent s'attacher aux individus du fait de leur place (père, fils, frère aîné ou cadet, fille aînée, etc.) dans des rapports de parenté. La raison en est claire, sinon simple. Elle tient au fait que, dans toutes les sociétés,
DU PASSÉ, ON NE PEUT FAIRE TABLE RASE
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des rapports sociaux qui n'ont rien à voir directement avec les fonctions propres de la parenté viennent se loger dans tel ou tel rapport de parenté et soumettre ainsi l'ensemble des rapports de parenté à leur propre fonctionnement et reproduction tout en les débordant de toute part par leur nature même. Ceci est facile à observer, quand les rapports sociaux qui pénètrent dans la parenté et la subordonnent à leur fonctionnement sont des rapports entre castes ou entre classes qui traversent et divisent toute la société et répartissent les individus, quels que soient leur âge et leur sexe, dans des groupes sociaux qui occupent une place spécifique dans la hiérarchie sociale par les fonctions qu'ils exercent, brahmanes ou kshatriya, paysans ou intouchables, etc. Ces rapports sociaux concernent aussi bien les formes de pouvoir, de propriété et de richesse et leur répartition entre les groupes qui composent la société, l'accès égal ou inégal des individus, selon leur sexe, leur âge et leur groupe d'appartenance, aux cultes et rites qu'il faut rendre aux ancêtres, aux esprits ou divinités, etc., parmi lesquels certains ne sont la propriété d'aucun dan et auxquels tous rendent un culte. Or, tous ces rapports sociaux, lorsqu'ils mettent les rapports de parenté à leur service, pénètrent entre eux et vont s'attacher à l'un ou l'autre des deux axes qui, dans l'immense majorité des sociétés, constituent les supports des rapports de parenté, celui des rapports de descendance et de filiation, celui des liens d'alliance. Combien d'exemples, et des plus divers, viennent en témoigner! Hier encore, dans certaines campagnes d'Europe, un enfant, lorsqu'il s'agissait d'un garçon, s'il était l'aîné et non le dernier-né, allait être le seul héritier des terres de ses ancêtres et devrait les cultiver pour les transmettre à son propre fils aîné (s'il en avait). Mais ce privilège et cette charge lui imposaient aussi de verser à ses frères et sœurs plus jeunes leur part d'héritage, en argent ou en autres biens meubles. Ailleurs, ce privilège revenait au dernier-né des enfants, au puîné, avec l'obligation de prendre en charge jusqu'à leur décès son vieux père et sa vieille mère. Des faits de ce type sont légion, qui montrent les liens existant entre un statut social et la place qu'un individu occupe de par son sexe et l'ordre de sa naissance au sein de tels rapports de parenté et du groupe social que ceux-ci engendrent. En témoigne encore le système des castes en Inde, un système social global apparu il y a plus de deux millénaires au nord du pays et qui, au cours des siècles, s'est étendu jusqu'à l'extrême sud du continent indien et au Sri Lanka, et est loin d'avoir disparu même s'il a été officiellement aboli après la proclamation de l'indépendance de ce pays. Dans ce système, on naît brahmane ou kshatriya, on ne le devient pas. Mais un fils n'est brahmane par la naissance que si son père a épousé une femme de sa caste, sinon la fonction du père et le statut social attaché à cette fonction ne se transmettent pas. Cette fonction, on le sait, consistera à accomplir les rites et les sacrifices exigés par les dieux et les sri, les «pères», et ceci pour préserver l'ordre de la société et de l'univers. Du fait de l'obligation de se marier dans sa caste, la parenté,
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MÉfAMORPHOSES DE LA PARENrt.
aussi bien à travers les liens d'alliance que de descendance, contribue directement à la reproduction de la caste des brahmanes comme de celle de toutes les autres castes, puisque l'endogamie de caste est un principe général. Cependant, la parenté ne suffit pas à reproduire chaque caste et sous-caste (jati) à sa place dans la hiérarchie des quatre grandes varna, celles des prêtres (brahmanes), des guerriers (kshatriya), des paysans et des artisans (Vais'hya) et le reste de la population de statuts très inférieurs (les Shudra) 1. Du fait, en effet, de cette division des fonctions et de cette répartition des activités religieuses, politiques, économiques entre tOutes les castes ou sous-castes, chacune dépendait des autres pour se reproduire matériellement et/ou socialement. Avant la conquête des Indes par les Anglais, divers systèmes complexes, telle système jajmani, réglaient les échanges matériels entre les castes pour les services qu'elles se rendaient mutuellement et fixaient les contributions imposées aux castes inférieures pour permettre aux brahmanes et aux kshatriya de vivre selon leur rang et leur statut en exerçant leurs fonctions religieuses et politico-militaires. Bien entendu, cette division sociale entre des groupes spécialisés dans des fonctions et des tâches exclusives les unes des autres ne saurait être pensée comme une division sociale du travail, dans la mesure où elle reposait sur une classification hiérarchique de toutes ces fonctions et tâches selon leur degré de pureté ou d'impureté. Elle n'avait donc rien à voir avec le désir d'accroître la productivité du travail en le divisant. Apparu au nord et à l'ouest du continent indien avec l'arrivée de peuples indo-européens à l'époque védique (vers 1200 av. J.-C.), formalisé à l'époque de la composition des grands poèmes épiques, le Mahabharata et le Ramayana (entre le ne et le vne siècle de notre ère), généralisé du nord au sud de l'Inde à partir des xe-xr: siècles, ce système a peu à peu soumis à son ordre et restructuré tous les groupes locaux, à l'exception d'un certain nombre qui résistèrent et conservèrent jusqu'à nos jours leur organisation tribale. Les autres, la majorité, trouvèrent donc leur place dans la hiérarchie des castes. Ce système devint donc l'armature globale des sociétés indiennes alors que le continent indien, jusqu'à la conquête britannique, était divisé en plus d'une centaine de royaumes aux frontières plus ou moins étendues et gouvernant des populations aux langues les plus diverses, indo-européennes au nord, dravidiennes au sud, sino-tibétaines au nord-est et austro-asiatiques 2• Or, tous ces royaumes et toutes ces sociétés locales étaient organisés selon le même système qui, à la fois, unissait et séparait toutes les castes et tous les groupes locaux et a survécu tranquillement à toutes les disparitions 1. Nous donnons ici une image très grossière d'un système complexe qui, né à J'époque védique, ne s'est rigidifié en interdisant les mariages entre les castes qu'au xe-x~ siècle ap. J.-C., peut-être à la suite de la suprématie politique des musulmans sur le nord et l'ouest de l'Inde. 2. Le recensement linguistique de 1971 a dénombré 1 652 langues pour l'Inde exclusivement, sans compter le Bangladesh.
DU PASS~ ON NE PEUT FAIRE TABLE RASE
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de dynasties royales voire de royaumes entiers. Or, et c'est le point central de notre démonstration, les systèmes de parenté que l'on rencontre aujourd'hui en Inde se répartissent en deux grands groupes, systèmes de type indo-européen au nord jusqu'au centre, systèmes dravidiens du centre à la pointe sud du continent 1 • C'est donc le même système global qui a investi deux ensembles de systèmes de parenté différents et les a subordonnés à sa reproduction en attachant à des logiques de parenté différentes le même contenu politico-religieux. Si nous nous tournions vers d'autres régions du monde où existent des sociétés à systèmes dravidiens de parenté, vers l'Amazonie par exemple, ou dans la Chine antique, il apparaîtrait encore plus clairement que les mêmes types de rapports de parenté peuvent être investis de contenus sociaux différents selon les systèmes politico-religieux et économiques qui les subordonnent à leur reproduction. TI faut conclure de tout cela que les rapports sociaux qui investissent la parenté et lui donnent des contenus « sociaux» à chaque fois différents n'ont rien à voir dans leurs origines et leurs raisons d'être avec celle-ci. Mais les rapports sociaux qui subordonnent les rapports de parenté à leur reproduction ne sont pas n'importe lesquels. lis traversent toute la société, concernent tous les groupes sociaux spécifiques, dans la mesure où ils les situent les uns par rapport aux autres au sein d'une architecture globale qui assigne à chaque groupe une place qui le relie aux autres pour les mêmes raisons qu'elle relie les autres groupes à lui. Il s'agit donc de rapports sociaux qui ont la capacité de créer une interdépendance générale entre tous les groupes et les individus qui composent la société, et qui font de la société un tout qui peut et que l'on doit reproduire comme tel, ce que la parenté, per se, c'est-à-dire les rapports de descendance et d'alliance entre les individus et les groupes de parenté au sein d'une société, est précisément incapable de faire.
Nulle part les rapports de parenté et encore moins la {( famille» ne sont au fondement de la société Les rapports de parenté partout divisent autant qu'ils unissent les individus et les groupes. Ds n'ont pas la capacité à eux seuls de créer une dépendance générale entre tous les individus et tous les groupes. L'histoire est pleine de ruptures violentes, de séparations délibérées entre des lignages qui s'étaient proclamés «frères» se réclamaient d'un même ancêtre et prétendaient fonder sur cette seule raison leur solidarité. Mais 1. Les systèmes indo-européens ont des vocabulaires distincts pour désigner les consanguins et les affins et ne component pas de règle de mariage avec untel cousin(e) eroisé(e), à la différence des systèmes dravidiens. Cf. T. Trautmann, Dravidian Kil1Ship, op. cit., particulièrement le chapitre 3, CI The ethnographie Erontier of dravidian kinship .. (pp. 91237), et le chapitre 4, «The Dharmasastra and the Indo-Aryan kinship system". (pp. 293-301).
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M~TAMORPHOSES DE LA PARENŒ
c'est précisément le contenu « social» des rapports de parenté qui dresse les uns contre les autres des lignages qui se disputent la même terre ou revendiquent une autre place dans la hiérarchie tribale. Bien sûr, il existe aussi de multiples occasions de conflit autour des femmes, de l'honneur du dan ou de celui de l'époux, du bétail, etc., et de ce fait, les rapports de parenté ne sont pas seulement, comme le voulait Meyer Fortes, le domaine des sentiments inspirés du plus pur des altruismes, de la solidarité sans faille, bref, de ce qu'il a baptisé 1'« Amity» 1. La parenté, c'est aussi le lieu ou l'amour se change en haine, l'Amity en « Enemity »), la concorde en discorde, parce que l'amour et la solidarité dus à ses parents ont été rongés, délités par des conflits d'intérêts qui n'avaient rien à voir avec la parenté: le partage des terres, l'injustice des parents vis-à-vis de tel ou tel de leurs enfants, les intrigues entre sœurs, etc. Peut-être les sentiments d'amour ou de haine sont-ils plus violents de s'adresser à des individus qui vous sont liés personnellement et non pas anonymement, qui partagent avec vous, réellement ou idéellement, des composantes de votre identité, de votre être (le même sang, le même nom, les mêmes ancêtres, les mêmes cultes). Mais quoi qu'il en soit de ces affrontements entre parents, de ces romans familiaux et de ces histoires de clans, nulle part la parenté ne permet à elle seule de créer une dépendance matérielle et sociale entre tous les individus et tous les groupes qui composent une société. Elle ne peut en faire un tout, la fermer sur elle-même. Et dans les sociétés sans classes et sans castes, /'économie non plus ne peut le faire. Dans toutes les sociétés, ce qui fait société, ce qui tient ensemble tous les groupes et les fait dépendre les uns des autres, aussi bien pour des raisons imaginaires que pour d'autres, moins immatérielles, ce sont des rapports qui traversent l'ensemble de la société, et ces rapports sont de nature politico-religieuse. Mais ils ne suffisent jamais pour fixer les contours, les frontières d'une société. Partout il faut en plus que ces rapports politico-religieux s'exercent sur un territoire, définissent la souveraineté et les liens privilégiés d'un certain nombre de groupes sociaux, de parenté, de caste ou autre avec un territoire et ses ressources. Ceci est vrai des sociétés sans classes ou castes comme des sociétés à castes ou classes. Mais lorsque celles-ci existent, lorsque des groupes sociaux ne produisent pas leurs conditions matérielles d'existence et dépendent d'autres groupes (en général de statut inférieur) pour être en mesure d'exercer les fonctions dont ils ont le monopole, alors le rapport d'interdépendance générale entre les groupes n'a pas seulement pour contenu matériel les formes diverses d'appropriation d'un territoire et de ses ressources, il revêt en outre la forme d'un lien matériel direct entre castes ou classes supérieures, contrôlant la terre et les autres ressources productives, et les castes ou classes inférieures, qui leur sont subordonnées sur les plans politique et religieux. Ce lien matériel direct peut 1. Sur la notion d'Amity, voir M. Fortes, Kinship and the Social Order, Londres, Routledge and Kegan, 1969, pp. 110, 123, 132, 239, 251.
DU PASSÉ, ON NE PEUT FAIRE TABLE RASE
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revêtir de multiples formes, paiement d'une rente en travail ou en nature, offrandes aux chefs des kainga des premiers fruits de la terre et de la mer et offrandes ensuite, par les chefs des kainga, d'une partie des premiers fruits au Tu'i Tonga qui en prélevait les plus beaux pour les offrir à la Tu'i Tonga Fafine. Mais ce lien matériel direct entre les castes, les ordres ou les classes n'existe jamais sans être légitimé par des rapports politico-religieux qui réservent à certains groupes sociaux et de parenté le monopole de l'exercice du pouvoir, des rites et de la violence répressive. Toutes ces analyses démontrent qu'il n'est plus possible d'affirmer, comme tant d'anthropologues l'ont fait pendant plus d'un siècle, que les sociétés dites ( primitives », c'est-à-dire sans castes, sans classes et sans État, étaient « fondées» sur la parenté. II n'y a jamais eu de « kin-based societies », sauf dans les manuels d'anthropologie et de sociologie. Mais une telle affirmation ne prétend pas, comme Leach, que la parenté n'est qu'un langage ou un voile, ou pire, une invention des anthropologues, et donc de l'Occident. L'importance du culte des ancêtres et de la piété filiale en Chine : un contre-exemple?
À lire le Livre de la piété filiale 1 ou les Entretiens 2 de Confucius, ainsi que les multiples commentaires que ses disciples ont ajoutés aux pensées de maître Kong, il semble incontestable que la piété filiale ait été, comme le disait Marcel Granet, « de toute antiquité le fondement de la mOfale domestique et même de la morale civique [...l, les devoirs envers l'Etat ne sont imaginés que comme une extension des devoirs familiaux. Le sujet loyal sort du sujet pieux 3 ». Mais Granet, et bien d'autres sinologues après lui, a en fait montré que, dès que l'on tient réellement compte des données historiques, « on s'aperçoit que, loin de sortir d'une simple codification des sentiments naturels [...l la morale civique n'est point une projection de la morale domestique: c'est, tout au contraire, le droit de la cité féodale qui imprègne la vie domestique 4 ». Le culte des ancêtres fut d'abord un privilège des princes et de leurs vassaux avant de se répandre peu à peu dans d'autres couches de la population. Seuls les clans ou les lignages dont l'un des membres était devenu un serviteur de l'État ou des princes, avant la disparition de l'antique noblesse dite féodale la création du premier empire en 221 av. J.-C., ont rendu systématiquement un culte à leurs ancêtres et placé sur leurs autels les tablettes de leurs ancêtres illustres. Cependant, les rites 1. Confucius, Le Livre de la piété filiale, traduction de Roger Pinto, Paris, Seuil, 1998. Ce livre aurait, en fai~ été rédigé entre l'époque de Mencius (350 av. J.-c.) et la dynastie des Han (200 av. J.-C.). 2. Confucius, Entretiens de Confucius, op. cit. 3. M. Granet, La Civilisation chinoise, Paris, La Renaissance du Livre, 1929, p. 366. 4. Ibid., p. 367.
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
liés au culte dû aux ancêtres et accomplis par le fils aîné du dernier descendant du lignage aîné d'un clan se répandirent bien au-delà du monde des descendants des lignages de fonctionnaires et serviteurs d'État. C'est ainsi que l'expansion du culte des ancêtres et des obligations attachées à la position de fils aîné ou de frère aîné par rapport à ses cadets ne fut pas l'effet du poids de la parenté en Chine mais celui de la subord~nation des rapports et des groupes de parenté au fonctionnement de l'Etat. Laissons parler plutôt maître Confucius: T cheng-tseu dit: « Qu'elle est immense, la grandeur de la Piété filiale r » Le maître répond : «La Piété filiale c'est la loi invariable du Ciel, le principe fondamental de la Terre, la règle de conduite du peuple. Invariable pour le ciel et la Terre. Modèle pour le peuple [... l. Les anciens rois virent comment leur enseignement pouvait transformer le peuple [...l. Ds le gouvernèrent selon les rites et la musique. Et le peuple fut en harmonie [...]. Ni désordres ni rébellions ne surgissaient. C'est pourquoi les rois éclairés gouvernaient ainsi, par la Piété filiale, le monde sous le ciel l • » Rappelons que les six relations de parenté considérées comme importantes par Confucius étaient les relations entre père et fils, frère aîné et frère cadet, mari et femme, et leurs réciproques, fils-père, frère cadetfrère aîné, épouse-époux. Les rapports père-fille, frère-sœw; mère-fille, sœur-sœur ne sont jamais mentionnés par lui, ce qui éclaire la formule suivante: Pour enseigner au peuple les rites et l'obéissance, rien n'est mieux que les devoirs envers les frères aînés 2• Le Livre des poésies s'exprime ainsi: Bon et fraternel, le seigneur est le père et la mère pour son peuple 3• Bien loin donc de servir de fondement à la société chinoise, les rapports de parenté furent mis au service de l'État par le biais de l'extension à toutes les couches de la société des rituels des sacrifices offerts par le souverain ou ses vassaux au ciel et aux mânes de leurs ancêtres. De là l'idée courante, dans la Chine antique, que « c'est de l'accomplissement rigoureux des rites royaux [qui se déroulent en grande p~rtie dans le temple des ancêtres] que dépendent la bonne marche de l'Etat, la fertilité des champs, la paix et le bonheur du peuple 4 » : Maître Zeng dit : « Que le Souverain rende les derniers devoirs à ses parents, qu'il accomplisse les sacrifices à ses ancêtres de toute son âme et le peuple retrouvera la grande vertu S • » 1. Confucius, Le Livre de la piété filiale, op. cit., pp. 31-32.
2. Ibid., p. 43. 3. Ibid., p. 45. 4. A. Cheng, Introduction aux Entretiens de Confucius, op. cit., p. 24. Cf. Entretiens, livre l, De l'étude, S 9. 5. Entretiens de Confucius, op. cit., p. 31.
DU PASSÉ, ON NE PEur FAIRE TABLE RASE
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Toute la société reposerait en définitive sur l'accomplissement rigoureux des rites par le souverain et les fonctionnaires de l'État, relayés ensuite par les pères de famille et leurs fils aînés, et ce jusque dans la plus humble des chaumières. C'est pourquoi nous sommes en droit d'affirmer qu'en Chine également, les rapports de parenté et la famille n'étaient pas le fondement de la société. lis n'apparaissai~nt tels que parce qu'ils avaient été subordonnés au fonctionnement de l'Etat qui avait vu dans le respect du fils pour le père, des enfants pour les parents, la vertu qui préparait à la loyauté du peuple vis-à-vis de ses, supérieurs et de «l'Homme Unique 1 », lui-même placé au centre de l'Etat et de la société. Rappelons que l'éducation du prince royal, du futur Wang, commençait dans le ventre de sa mère lorsqu'il était encore un fœtus. Au septième mois de la gestation, la reine mère se retirait dans ses appartements, et pendant des semaines le grand intendant et le grand précepteur veillaient à ce que l'on jouât de la musique pour le futur prince et que la nourriture présentée à la mère fût comme la musique « en tout point conforme aux rites 2 ». Une fois de plus ce sont des rapports politico-rituels qui traversent toute la société et rassemblent en une seule unité tous les groupes de parents, clans, lignages, familles, et toutes les classes nobles, lettrés, paysans, artisans etc., composant la société. Mais du fonctionnement des rapports politiques et religieux, le peuple est tenu à l'écart. C'est à l'Homme Unique de les exercer en suivant la «Voie de la Vertu et de la Justice ». Confucius, une fois encore, est clair sur ce point : Gouvernez par la Vertu, harmonisez par les sacrifices, le peuple [...] de lui-même tendra vers le Bien 3• Lorsque la Voie règne sous le ciel, ce n'est pas aux ministres de décider de la politique et les simples sujets n'ont pas lieu de la discuter 4•
li reste maintenant à nous confronter avec un autre, et bien plus redoutable, contre-exemple. Le cas des Aborigènes australiens Une exception?
La preuve que la parenté serait au fondement des sociétés australiennes serait le fait qu'un grand nombre d'entre elles sont divisées en quatre ou huit groupes appelés sections ou sous-sections, qui rassemblent chacune diverses catégories de parents sans être pour autant 1. Entretiens, op. cit., livre xn, p. 95. Unique, car il est le seul à unir le ciel et la terre comme l'indique le caractère chinois qui désigne l'empereur, le Wang. Er de ce fait, cet homme unique est divin. 2. Voir J. Lévi, Les Fonctionnaires divins. Politique, despotisme et mystique en Chine ancienne, Paris, Seuil, 1989, p. 152. 3. Entretiens, livre II, p. 33. 4. Entretiens, livre XVI, p. 130.
520
MÉTAMORPHOSES DE LA P.AREN'tt
centrées sur un individu en particuliet:. Le fonctionnement de ces sociétés reposerait donc tout entier sur les rapports entre ces groupes de parenté sociocentrés. Prenons le cas des Kariera, une tribu de la côte ouest du continent australien considérée comme l'exemple type d'une société à sections. Cette société est divisée en deux moitiés matrilinéaires (A et B) et deux moitiés patrilinéaires (1 et fi), et chaque moitié est divisée elle-même en deux sections. Chaque section combine un principe matrilinéaire et un principe patrilinéaire d'appartenance, ce qui engendre les quatre sections suivantes (Al, AlIBl, B2), qui, chez les Kariera, portent des noms: Banaka, Karimera, Burung, Palyeri. Les relations entre les sections sont déterminées à la fois par une règle d'alliance et par une règle de descendance entre parents et enfants. Du point de vue de l'alliance, Al épouse B2, B2 épouse Al et A2 épouse BI, Bl épouse A2. n y a donc échange des conjoints entre Al et B2 et entre A2 et Bl. Du point de vue de la descendance, quand un homme de Al épouse une femme de B2, leurs enfants appartiennent à une autre section que leurs parents, en l'occurrence BI (section appartenant à la même moitié matrilinéaire que celle de leur mère) et en même temps à la même moitié patrilinéaire que celle de leur père (les deux moitiés patrilinéaires étant composées de (Al + BI) et de (A2 + B2). Selon le même principe, lorsqu'un homme de B2 épouse une femme de Al, leurs enfants appartiennent à la section A2 (même moitié matrilinéaire que leur mère et même moitié patrilinéaire que leur père). Et ainsi de suite... On voit donc que les enfants n'appartiennent jamais aux sections de leurs parents et que l'union de deux sections autorisées à se marier produit les membres des deux autres sections qui, à leur tour, repro~ duisent ceux qui les ont produits. y a donc complémentarité et
n
cycle.
Représentons formellement ce système. Les flèches indiquent la relation mère-enfants, les traits l'alliance entre les sections.
[mI =
'A2
=
]
- Un homme de A1 épouse une femme de 82, les
enfants sont 81. - Un homme de 81 épouse une femme de A2, les enfants sont A1.
B1
Moitiés matrilinéaires : [A1 + A2] ; [81 + 82] Moitiés patrilinéaires : [A1 + 81] ; [82 + A2]
Ou, si nous substituons les noms kariera des sections aux symboles abstraits, lettres et chiffres que nous avons utilisés pour faire apparaître la structure formelle du système :
DU PASSÉ, ON NE PEur FAIRE TABLE RASE
Banaka
521
Burung ]
[ Karimera
===== Palyeri
De par ces règles, on constate que chaque section regroupe, par rapport à Ego, un certain nombre de catégories de parents liés à Ego par des relations et des cheminements généalogiques distincts. Prenons l'exemple d'une femme Bi qui épouse un homme A2. B1 0= b. A2
1 A10= Ô. 82
ri l::.=0 B1 A2
Â
A2
820= 6 A1
h
CD B1
.6 =0
B1
A2
On constate que A2 épouse Bi, qui est la fille de la sœur de son père, sa cousine croisée patrilatérale, et que B1 épouse le fils du frère de sa mère, son cousin croisé matrilatéral. La règle de mariage chez les Kariera est donc d'épouser sa cousine croisée au premier degré. Chez les Aranda, dont le système comporte huit sous-sections, l'alliance s'opère avec la cousine au deuxième degré. Chez les Ngaatjatjarra et les autres sociétés à système de parenté dit « Aluridja » sans sections, la règle est de se marier avec une cousine croisée au deuxième degré et au-delà, bref, de s'allier au plus loin généalogiquement et géographiquement. On voit sur le diagramme précédent que tout individu, bien que n'appartenant pas aux sections de ses parents, appartient cependant et à la moitié de sa mère et à celle de son père. (B2) appartient à la moitié (B) par sa mère et à la moitié (ll) par son père. De cette double appartenance, chaque individu reçoit des composantes différentes de son être, de son identité physique et sociale. La mère, comme l'a montré Elkin, transmet à l'enfant son sang et sa chair, le père lui transmet son appartenance à un groupe local exploitant les ressources d'un territoire, mais en même temps ayant des droits et des responsabilités spécifiques vis-à-vis d'un certain nombre de sites sacrés. Autour de ces sites vivent les espritsenfants qui, parfois, pénètrent dans le ventre des femmes et se mêlent à leur sang pour fabriquer le fœtus qui deviendra un enfant. Ces sites sacrés ont été créés par les Êtres du Temps du Rêve qui, au cours de leurs pérégrinations fabuleuses à travers l'Australie, ont laissé derrière eux, ici un lac, là un rocher étrange, là encore une chaîne de montagnes de couleur ocre, etc.
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Ce bref résumé suffit à faire comprendre pourquoi certains anthropologues, parmi lesquels Claude Lévi-Strauss, ont exprimé leur admiration devant la « cristalline beauté» de ces systèmes sociaux à la fois complexes et simples, complexes par la multiplication des fonctions assumées par les rapports de parenté et simples par leurs principes de construction. Pour Lévi-Strauss, cette beauté venait de ce que l'on pouvait exprimer toutes les relations sociales dans deux langages qui, pour lui, semblaient parfaitement équivalents, celui des relations (généalogiques) et celui des catégories (c'est-à-dire des sections, qu'on appelait autrefois, du temps de Fison et de Morgan, des « classes matrimoniales »). Or, des recherches nouvelles sur le terrain, qui remontent à une trentaine d'années, menées séparément par des linguistes et des anthropologues, ont abouti à des résultats qui convergent mais modifient profondément la vision que les anthropologues, dans leur majorité 1, se faisaient de la nature des sections au milieu du siècle dernier, à l'époque où Lévi-Strauss écrivait Les Structures élémentaires de la parenté. Les sections, en effet, ne constituent pas véritablement la base des règles d'alliance. C'est ainsi, par exemple, que dans la section où Ego va trouver ses épouses potentielles sont présentes d'autres catégories de femmes qui ne sont pas des cousines croisées, même classificatoires, et sont donc inépousables comme telles, dans le système Kariera, la mère du père d'Ego (FM) ou la mère de la mère de l'épouse d'Ego (WMM) [voir la figure précédente où Al épouse Blet dans la section de B2 se trouve la mère de la mère (BI) de son épouse et la mère de son père (Bl)]. Donc, à y regarder de près, les deux langages, celui des sections et celui des relations généalogiques, ne sont pas « équivalents », contrairement à ce que pensait Lévi-Strauss. TI est aujourd'hui devenu clair que les sections et sous-sections sont avant tout des groupes cérémoniels et totémiques composés à chaque fois de différentes catégories de parents généalogiques et/ou classificatoires, et qui assument trois fonctions principales. La première consiste à organiser les rituels des initiations masculines et féminines, puisqu'un homme ou une fenune ne peuvent se marier s'ils ne sont pas initiés. La plupart du temps, celui qui initie l'homme et fera couler son sang 2 est un « frère de mère», un oncle maternel classificatoire qui, pour la peine du sang coulé, lui promettra une épouse. La deuxième fonction consiste 1. A l'exception cependant de Radcliffe-Brown, qui en 1930-31 avait publié une série d'articles très importants dans Oceania sur «The social organization of Australian tribes., Oceania l, nOS 1 à 4, pp. 34-63, 206-246, 322-341; 426~S6. fi fut suivi beaucoup plus tard par M. Meggitt, qui, dans un article retentissant, a mis en doute le fait que les sections aient été dans leur essence des catégories de parenté; « Understanding Australian aboriginal society: kinship systems or cultural categories ., in Kinship Studies in the Morgan Centennial Year, P. Reining (dir.), Washington, Anthropologica1 Society of Washington, 1972, pp. 64-87. 2. Rappelons que, selon les groupes, l'initiation des jeunes hommes impliquait la circoncision du pénis, et dans certaines sociétés, dont celles du Grand Désert, la circoncision et la subincision du pénis.
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en la prise en charge des rites complexes de multiplication des espèces végétales et animales qui vivent sur le territoire de la bande 1 ainsi que des rites par lesquels les hommes, en faisant couler leur sang dans un « trou » creusé dans la terre, sollicitent la venue des enfants-esprits qui vont ensuite se loger dans le ventre de leurs épouses. La troisième fonction est de servir de système commun de références, de lingua franca, permettant à des individus appartenant à des tribus différentes, amies ou ennemies, de se positionner les uns vis-à-vis des autres. Cette dernière fonction a pris plus d'importance encore depuis l'arrivée des Européens, avec la multiplication des rencontres et le brassage des groupes aborigènes qui auparavant ne se connaissaient pas et se sont retrouvés regroupés dans les réserves créées par les Blancs. Or, les recherches menées ces dernières décennies ont permis de découvrir deux faits d'importance majeure. D'une part que des dizaines de groupes locaux et régionaux dispersés sur les 600 000 km2 du grand désert de l'Ouest n'avaient pas de sections et pratiquaient cependant de façon intense les rites de multiplication des espèces végétales et animales et d'initiation des hommes et des femmes. Par ailleurs, ces mêmes groupes, dont les systèmes de parenté baptisés « aluridja» par Elkin avaient été déclarés « aberrants» par lui et plus tard par Lévi-Strauss, se sont révélés n'être aucunement aberrants mais relever de la logique des systèmes dravidiens dont on n'avait jusque-là jamais imaginé la présence en Australie 2 • Ces systèmes, tout en prescrivant le mariage avec une cousine croisée, réelle et classificatoire, comme les systèmes australiens à sections et à sous-sections, sont égocentrés et privilégient les mariages avec les cousines classificatoires et/ou distantes de trois degrés au moins. Ils possèdent, à un degré moins parfait, les mêmes propriétés d'associativité que les systèmes à sections, c'est-à-dire les équations [CC = C; AC = A; CA = A et AA = C], mais diffèrent d'eux en ce qui concerne le classement de certaines catégories de parents croisés. Les sociétés du désert de l'Ouest procèdent, dans leur système de parenté, à une division de la société en deux moitiés générationnelles, regroupant dans une moitié Ego, ses grands parents et petits-enfants (Go + G+2 +G -2), et dans l'autre les parents et les enfants d'Ego (G+l + G-l). Les deux moitiés sont nommées chez les Ngaatjatjarra, et elles s'opposent et se complètent comme le «côté de l'ombre» au «côté du 1. Les recherches du linguiste C. G. von Brandenstein sur la signification des noms de sections et de sous-sections font apparaître clairement que l'une des fonctions des sections est d'accomplir les riteS qui assurent la reproduction de l'univers et d'attribuer aux êtres humains des qualités qui les mettent en concordance avec l'univers qui les entoure. Par exemple, Brandenstein a montré que les sections Pannaga et Purungu sont associées au « sang froid» et les sections Karimarra et Paltjarri au « sang chaud ». De ce fait, les reptiles font partie intégrante des sections Pannaga et Purungu, dont les membres peuvent communiquer avec eux, agir sur eux. Le soleil et le feu sont cc Karimarra », etc. Voir C. G. von Brandenstein, cc The meaning of section and sub-section names », Oceania, nO 41, 1970, pp. 39-49, et Names and Substance of the Autralian Subsection System, The University of Chicago Press, 1982. 2. Voir le chapitre 3 et les travaux de Laurent Dousset déjà mentionnés.
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soleil ». Cette division en deux moitiés servait à répartir entre les individus de générations et de sexes différents les rôles à tenir dans les rites d'initiation et de multiplication. Or, et c'est ici que les choses deviennent passionnantes, il est prouvé que ce n'est qu'au début du xxe siècle que la division en sections et en sous-sections pénétra dans les groupes du grand désert de rOuest, chez {es Pintupi d'abord vers 1930, chez les Ngaatjatjarra ensuite vers 1940. Les Pintupi essayèrent d'abord d'adapter un système à quatre sections à leur système de parenté puis, après une courte étape où ils se bricolèrent six sections, ils optèrent finalement pour un système à huit soussections. Les Ngaatjatjarra, eux, adoptèrent et adaptèrent un système à quatre sections puis l'abandonnèrent ensuite quand il s'agit de gérer les mariages, les alliances, tout en le conservant pour communiquer avec les autres groupes d'Aborigènes rencontrés, par exemple dans les stations ouvertes par l'Administration où l'on trouvait une école, un petit hôpital, etc., ou dans les centres des missions. Ces découvertes de terrain reposèrent donc le problème de l'origine et de la nature des divisions en sections et sous-sections, et c'est sur ce point que les travaux des linguistes apportèrent des réponses surprenantes. li apparut en effet, à la suite des travaux de McConvell et de son équipe l, que la division en sections serait apparue sur la côte sud-ouest de l'Australie au cours du premier millénaire après Jésus-Christ et se serait diffusée vers le nord et ensuite vers l'ouest, accompagnant la diffusion de la langue du désert de l'Ouest, le wati et ses dialectes. Les systèmes à sous-sections seraient nés, quant à eux, quelques centaines d'années plus tard au sud-ouest de Darwin et se seraient ensuite diffusés dans toutes les directions jusque chez les Aranda et leurs voisins. Toutes ces diffusions auraient emprunté les routes traditionnelles de commerce d'objets et de produits qui longeaient les côtes et pénétraient dans l'intérieur du continent 2 • Qu'on nous permette ici d'avancer les hypothèses suivantes. Les systèmes de parenté australiens, si à l'origine ils ne comportaient pas de divisions en sections, devaient être semblables aux systèmes des sociétés qui n'en possédaient pas encore il y a un siècle. Le socle de la parenté en Australie, avant l'invention des sections, devait probablement être dravidien. Ces systèmes dravidiens comportaient également, dans leurs structures, un principe dualiste qui permettait d'associer diverses catégories de parents dans les groupes cérémoniels distincts, opposés, mais complémentaires pour la célébration des rites assurant, aux yeux des 1. P. McConvell, co The origin of subsections in Nonhern Australia,., Oceania nO 56 (1), 1985, pp. 1-33. P. Sutton, Natives Tit/es and the Descent of Rights, Canberra, Publication Commonwealth of Australia, 1998. J. Keen, ct Seven Aboriginal marriage systems and their correlates ,., Anthropological Forum, vol. 12, nO 2, novembre 2002, pp. 145-158. j. Avery, «jura conjugalia reconsidered. Kinship classification and ceremonial roles,., Anthropological Forum, 2002, vol. 12, nO 2, novembre 2002, p. 221-232. 2. Anthropological Forum, op. cit., Introduction par P. McConvell, L. Dousset et F. Powell, pp. 137-144.
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Aborigènes, la reproduction du cosmos et fondant le droit pour les hommes de représenter la société et de la gouverner. Dès lors, pourquoi l'apparition des sections? semble que le fait de diviser la société en deux, quatre ou huit groupes décentrés, c'est-à-dire non rattachés à un Ego ou à une génération de référence, ait répondu au besoin de simplifier au maximum la répartition de tous les membres d'une société locale à différentes places et moments des cycles rituels en les disjoignant de leur place réelle dans leur réseau généalogique. Vintervention des sections serait donc une invention sociologique remarquable, qui aurait permis à des groupes devenant démographiquement plus importants de court-circuiter tous les calculs généalogiques qui permettaient de placer tel ou tel individu dans telle ou telle catégorie de parents à la fois réels (généalogiquement reliés) et classificatoires (puisque les systèmes dravidiens sont des systèmes où le père et le frère du père [F PB] sont posés comme identiques, fusionnés, la mère et la sœur de la mère [M = MZ] également, ce qui est la marque de tous les systèmes merging collaterals). Pour dire les choses simplement, l'invention de la division en sections n'aurait pas servi à résoudre des problèmes de parenté, à cela les systèmes dravidiens suffisaient, mais à l'organisation des rituels, c'est-àdire des rapports politico-religieux qui concernaient tous les membres de la société, quels que soient leur sexe et leur âge, mais pas de la même manière selon qu'ils étaient des hommes ou des femmes, qu'ils avaient ou non le droit et la responsabilité d'initier les jeunes générations, etc. Car les rites concernent toute la société dès lors qu'ils mettent en jeu la reproduction du cosmos et de la société. Afin de parvenir à mobiliser l'ensemble de la population et à assigner à chacun sa place dans les rites (des rites d'ailleurs d'une grande complexité), les Australiens se sont mis en quête d'un mode de calcul simple, s'appuyant sur la parenté mais la dépassant. La formule la plus simple et la plus complète que l'on connaisse est celle où l'associativité des relations entre consanguinité et affinité, descendance et alliance, est automatique et totale. Oz; dans les systèmes dravidiens l'associativité existe. Par rapport à Ego tout individu est soit un consanguin soit un affin réel ou potentiel; mais elle n'est pas totale. Pour qu'elle le soit, et soit aussi automatique et facile à calculer, il fallait qu'elle ne repose plus sur un Ego de référence. C'est ce qui fut fait avec l'invention des sections. Mais la conséquence en fut que les enfants d'un couple de parents ne pouvaient plus appartenir aux sections de ceux-ci, bien que leur appartenance à une tierce section dépendît de la nature des deux sections auxquelles appartenaient leurs parents [par ex. Al x B2 -+ BI]. Ces nouvelles contraintes ont agi sur les structures profondes des systèmes dravidiens, qui ont ainsi été soumis, et de façon prolongée, à l'obligation de s'ajuster au fonctionnement des sections et ont donné naissance aux systèmes de parenté de type kariera et aranda que, jusqu'à Lévi-Strauss, on a considéré comme typiques de la parenté australienne
n
=
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et le fondement de l'organisation sociale de presque toutes les populations de ce continent. De fait, ce n'est pas le cas. Et pas plus en Australie qu'ailleurs la parenté n'est le fondement de la société. Seuls des rapports de type politico-religieux peuvent unir les groupes de parenté qui composent une société en un tout qu'ils enveloppent et qui doit se reproduire. La division en sections et en sous-sections relève de ce type de rapports. Mais pourquoi ce système, si efficace pour organiser les rites et le pouvoir au sein d'une société, s'est-il diffusé de société en société au point que les mêmes mots pour désigner telle ou telle section se retrouvent dans des langues complètement différentes et à des centaines de kilomètres de la société côtière qui en serait l'origine? TI semble qu'il y ait eu deux raisons à cela. D'une part les représentations des êtres qui existaient à l'origine des temps, au Temps du Rêve, et qui ont donné à l'univers les apparences et l'ordre qui sont les siens aujourd'hui, ces représentations constituent un univers culturel, idéel, partagé, semble-t-il, par les centaines de tribus qui peuplaient le continent, et ceci depuis bien avant qu'apparaissent les sections et sous-sections. Chacune s'est donc retrouvée en charge d'accomplir les rites qui reproduisaient ce que ces êtres avaient laissé derrière eux lorsqu'ils avaient traversé son territoire. En Australie, tout se passe ainsi comme si chaque tribu, chaque groupe local avait la charge d'une partie du Dream World et se devait de la reproduire non seulement pour elle-même mais pour tous les autres groupes qui, de leur côté, reproduisent rituellement, pour eux et pour tous, la part des mythes et des itinéraires primordiaux qui les concerne. La seconde raison de la diffusion des sections tient au fait que chaque groupe local devait rituellement assurer la reproduction des espèces végétales et animales qui peuplaient son territoire et étaient ses totems, et qu'il le faisait non seulement à son bénéfice mais à celui des groupes voisins (amis ou ennemis) qui n'avaient pas les mêmes espèces comme totems. Les rites de multiplication des espèces végétales et animales constituaient donc un vaste système de coopération imaginaire entre tous les groupes locaux et toutes les tribus, dont la survie matérielle reposait sur la chasse, la cueillette et la pêche, un système qui débordait leurs frontières et avait ses racines dans le monde idéel partagé par tous les Australiens, la croyance au Dreaming World, au monde des origines qui est celui de l'origine du monde 1• Mais dire qu'en Australie les rapports politico-rituels font que les groupes locaux existent pour le temps des rites comme des « totalités» revient à dire aussi que ces rites légitimaient les rappons de pouvoir au sein de ces sociétés. Car ces sociétés de chasseurs-cueilleurs ou de 1. Sur ce thème, les publications ethnologiques sont nombreuses. Signalons l'indispensable: R. M. et C. H. Berndt, The World of the First Australians. Aboriginal Traditional Lifel Past and Present [1964], Londres, Angus and Robertson, 1992; B. Glowczewski, Du rêve à la loi chez les Aborigènes. Mythes. rites et organisation sociale en Australie, Paris, PUF, 1991.
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pêcheurs en mer/collecteurs étaient (et sont encore) caractérisées par des relations fortement asymétriques entre les sexes et entre les générations travaillant au bénéfice des hommes et des anciens. La domination des hommes sur les femmes, et celle des adultes sur les jeunes qu'il fallait initier, s'exerçait à deux niveaux, aussi bien dans le cadre de la' production des conditions matérielles de l'existence que dans celui de la reproduction rituelle du cosmos et de la société!. Comme nous l'avons vu, et ce point avait déjà été remarqué par Durkheim 2, le sang des hommes est en fait du sang féminin transmis par leur mère. Lors des rituels destinés à « libérer» les esprits de la nature qui fécondent les espèces totémiques végétales et animales mais aussi les esprits-enfants qui pénétreront dans le corps des femmes, les hommes font couler leur sang, soit en s'ouvrant les veines des bras, soit en rouvrant les cicatrices que la circoncision et, lorsque celle-ci existe, la subincision ont laissées sur leur pénis; ce sang est répandu dans un trou creusé dans la terre et qui est l'envers du vagin des femmes, un trou dont vont sortir les espritsenfants qui pénétreront ensuite dans le corps des femmes. Dans ces moments, aucune femme ne doit être présente sous peine de mort 3• Alors que la mère transmet son sang à son fils et à ses filles, seuls ses fils ont le pouvoir, de par ce sang, de reproduire les espèces et de libérer les esprits qui vont féconder leur propre femme et en faire une mère 4• Comme le dit Laurent Dousset, « les hommes suppriment ainsi le pouvoir d'autoprocréation des femmes que leur procurait la simple pénétration d'un esprit » 5. On voit que les hommes aborigènes - à l'exception des Murngin -, tout en concevant que les femmes transmettent seules une substance vitale, le sang, se sont approprié cette substance pour s'insérer dans le processus de reproduction de la vie et prétendre contribuer plus que les femmes à la fabrication des enfants, puisque c'est grâce à leur capacité d'offrir et de manipuler rituellement leur sang que les esprits-enfants sortent de la terre, de leur trou, et pénètrent dans le corps des femmes. En outre, étant en charge de la reproduction rituelle des espèces végétales et animales devenues espèces totémiques de leur groupe, c'est toute la reproduction de l'univers et de la société qui se trouve finalement entre leurs mains. 1. Sur tous ces points, nous avons fait nôtres les analyses remarquables de Laurent Dousset. Voir en particulier son article, cc Production et reproduction en Australie. Pour un tableau de l'unité des tribus aborigènes », Social Anthropology, 1996, 4, nO 3, pp. 281-298. 2. E. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), 4 e éd., Paris, PUF, 1960, cité par L. Dousset, loe. cit., p. 290. 3. Ces rites de reproduction des espèces, comme Pont montré Webb et E1kin, n'existent pas chez les Mumgin. Pour une explicitation de ce point, voir 1. Dousset, cc Production et reproduction en Australie... », an. cité, p. 292. Chez les Mumgin, le sang ne se transmet pas par les femmes, et de ce fait le système rituel change complètement. 4, Sur le rôle du sperme dans la conception des enfants chez les Aborigènes, voir R. Tonkinson, «Semen versus spirit-child in a western desert culture », Oœania, pp. 81·92. S. 1. Dousset, cc Production et reproduction en Australie... », art. cité, p. 291.
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~TAMORPHOSES DE LA PAREN'l1:
Et la même chose intervient au niveau de l'économie, de par l'importance sociale et rituelle accordée au gibier, et donc à la chasse, et dont les femmes sont exclues. Bien qu'en Australie, comme dans beaucoup de sociétés de chasseurs-cueilleurs, ce soient les femmes qui, par leurs activités de cueillette, de collecte et de capture de petits animaux assurent quotidiennement l'essentiel de la nourriture, le gibier est la nourriture la plus valorisée, et dans la consommation du groupe et dans les échanges entre les sexes et entre les groupes. Alors que les produits de la cueillette sont consommés par la famille de la femme, le gibier n'est pas consommé par le chasseur et est destiné au groupe tout entier. Rappelons en outre qu'avant d'être accepté comme gendre, un homme devait parfois suivre pendant trois ans le groupe de sa future femme en lui fournissant régulièrement le produit de sa chasse tout en évitant d'approcher sa future belle-mère et sa future femme. Bref, le gibier, donc la chasse, excédait en valeur sociale la cueillette et la collecte (que les hommes pratiquaient également). Mais, bien entendu, tous ces rapports inégaux entre les sexes et entre les générations se présentaient comme des « échanges» entre eux, et c'est cela qui permettait de s'assurer le consentement passif, parfois même actif, de celles et ceux qui les subissaient, qui les vivaient1. Et l'on a peine à concevoir à quels efforts d'imagination et d'élaboration idéologique l'humanité a dû se livrer pour justifier le pouvoir de l'Homme Unique, du Wang chinois, qui avait le monopole du culte du ciel et des ancêtres, celui des brahmanes, seuls habilités à faire couler le sang des victimes sacrifiées aux dieux et aux ancêtres, et enfin celui des hommes d'Australie, qui répandaient leur sang pour que les enfants-esprits viennent féconder leurs femmes.
De la double métamorphose qui s'opère dans toutes les sociétés On voit donc de quels contenus sociaux, de quels rapports politicoreligieux les plus divers des rapports de parenté partout peuvent, et surtout doivent, se charger. D'où cette proposition théorique générale que nous avons déjà avancée. Partout et toujours on assiste à une double métamorphose. Des rapports sociaux qui n'ont rien à voir avec la parenté pénètrent dans les rapports de parenté et les subordonnent à leur reproduction. Du social devient du parental. Or, tout ce qui devient parenté se transforme en rapports entre les sexes d'abord, entre parents et enfants ensuite 2, et finalement, tout ce qui est parenté s'imprime dans le corps sexué des individus depuis leur naissance et devient un attribut de leur sexe. Par cette double métamorphose, la différence des sexes se 1. M. Godelie~ VIdéel et le matériel, Paris, Fayard, 1984, p. 21. 2. C'est ce qui fait dire à certains anthropologues qu'en analysant le contenu social des rapports de parenté ils vont « au-delà de la parenté ». Voir par exemple Rosemary A. Joyce, Susan D. Gillepsie (dir.), Beyond Kinship. Social and Material Reproduction in House Societies, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2000.
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transforme en différence entre les « genres», le masculin et le féminin, qui ne caractérisent d'ailleurs pas seulement l'homme et la femme mais le Soleil et la Lune - et les myriades d'êtres qui peuplent l'univers. Les fon4ements de la domination masculine
Assigner aux femmes, mais aussi aux hommes, des tâches distinctes, dévaloriser celles des femmes, survaloriser celles des hommes, accorder aux femmes une place mineure ou les exclure des rites censés reproduire le cosmos et la viel, bref, de l'accès aux puissances spirituelles les plus importantes, ce sont là des procédés qui, appliqués dans tous les domaines de la vie sociale, engendrent et élargissent toujours davantage la distance et les inégalités sociales entre les hommes et les femmes. Partant de ces faits, que nous avons recueillis dans des sociétés sans castes ni classes vivant aux antipodes de l'Occident, on peut élargir la comparaison et l'étendre aux sociétés occidentales contemporaines. Or, si l'on accorde quelque crédit à notre démonstration, à savoir, que nulle part au monde les rapports de parenté ne constituent le fondement de la société et que seuls les rapports politico-religieux ont la capacité de réunir les groupes humains en un tout qui fait société, et que dans les sociétés divisées en castes ou classes les rapports économiques joignent leurs efforts aux rapports politiques pour lier les groupes en un tout, il apparaît que l'une des conditions essentielles à l'instauration de l'égalité de statut entre les femmes et les hommes est de permettre aux premières d'accéder aux fonctions politiques et aux responsabilités religieuses dans la société. Or, rares sont les religions en Occident qui accordent aux femmes une place sinon égale du moins importante dans la célébration de leurs rites 2. Concernant la production et l'élevage des enfants, on sait que traditionnellement, les deux activités non seulement ont été réservées aux femmes (ce qui allait de soi pour la grossesse et l'accouchement) mais furent d'autant plus valorisées que, ce faisant, on justifiait l'exclusion de celles-ci des responsabilités politiques, économiques ou religieuses - d'où la fameuse formule allemande « Kinder; Küche, Kirche », que les femmes s'occupent des enfants, restent à la cuisine et aillent à l'église. Contre cette valorisation-là de la famille et de la parenté comme domaine réservé aux femmes, les féministes, avec raison, se sont insurgées. Mais 1. N'oublions pas cependant que les femmes en Australie accomplissent secrètement des rites dont sont exclus les hommes. Voir sur ce point les travaux d'A. Hamilton et de B. Glowczewski : A. Hamilton, Timeless Transformations: Women, Men and History in the Western Australian Desert, Sydney, University of Sydney Press, 1979 ; B. Glowczewski, Du rêve à la loi chez les Aborigènes. Mythes, rites et organisation sociale en Australie, Paris, PUF, 1991. 2. L'ordination des femmes est un fait très récent et très minoritaire au sein de certaines Églises protestantes. Elle a néanmoins créé un séisme dans l'Église anglicane. Les catha. liques et les orthodoxes rejettent cette idée. L'islam, qui n'a pas véritablement de clergé, également.
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n'oublions pas pour autant de valoriser le fait que c'est dans le corps des femmes, et non dans celui des hommes, que se fabriquent les enfants, et que ce sont les femmes qui prennent tous les risques en les mettant au monde, que ce sont elles aussi qui, habituellement, leur donnent les premiers soins - et les soins les plus continus pendant la prime enfance. Ceci n'exclut pas (et ne cherche pas à minimiser) le fait qu'une minorité d'hommes aujourd'hui jouent un rôle de plus en plus important dans l'élevage des petits enfants, et que la différence entre tâches masculines et tâches féminines tend à s'effacer dans ce domaine-là aussi t. Bref, faire naître un enfant et l'élever dans sa prime enfance devrait être beaucoup plus valorisé que cela ne l'est dans les sociétés occidentales, et surtout pour des raisons diamétralement opposées à celles qui ont servi à tous les courants conservateurs de droite ou de gauche pour justifier l'exclusion des femmes du monde de l'économie ou de la politique, de même que devraient être valorisées les décisions des hommes qui se retirent pour un temps de leurs activités professionnelles pour se consacrer à l'élevage de leur tout jeune enfant 2 • Les systèmes de parenté évoluent Nous nous bornerons à indiquer ici ce que les spécialistes entrevoient aujourd'hui de l'évolution des systèmes de parenté dans quelques régions du monde, une évolution qui peut parfois, lorsque les sources exist,.,ent, être reconstituée pour plusieurs époques - Antiquité, Moyen Age, époques moderne et contemporaine. Mais auparavant, quelques points doivent être rappelés pour que le lecteur comprenne les limites d'une telle entreprise. Tout d'abord, nous savons qu'un système de parenté ne se réduit pas à la terminologie qu'utilisent les gens pour en parler et orienter leurs actions. Nous savons aussi que les terminologies évoluent très lentement au cours du temps. Cependant, certains termes anciens disparaissent, de nouveaux apparaissent, produits sur place ou empruntés à des langues et des sociétés voisines. Nous savons aussi que certains changements au sein d'une terminologie de parenté peuvent aller bien au-delà de ces abandons et emprunts et mettre en cause sa structure même, c'est-à-dire les principes qui organisent la définition et la répartition des termes qui désignent les relations de parenté. Ces changements dans la structure aboutissent alors au remplacement d'un type de terminologie par un autre. Ce sont ces changements qui comptent le plus, et que l'on peut repérer en observant sur le long terme l'histoire d'une société. 1. N'oublions pas cependant que les corps, les gestes et les attitudes corporelles des hommes et des femmes sont différents et n'apportent pas aux petits enfants les mêmes choses. 2. Cf. M. Godelier, « Anthropologie et recherches féministes. Perspectives et rétrospectives JO, in j. Laufer, C. Marry, M. Maruani (dir.), Le Travail du genre, Paris, La Découverte, 2003, pp. 23-34.
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Or, c'est là qu'un nombre considérable de problèmes surgissent - dont beaucoup ne sont pas près d'être résolus. Car une terminologie de parenté ne nouS dit rien des rapports politiques, religieux ou économiques qui dominent telle société, donc rien du contenu social et des enjeux de la parenté dans cette société. Et, comme nous savons que les terminologi'es de parenté ne changent pas d'elles-mêmes et n'évoluent pas sans raison, il faut à tout prix découvrir quelles forces, quels intérêts ont conduit les membres d'une société à modifier les règles qui organisaient le mariage, les alliances matrimoniales, voire les principes qui organisaient descendance, héritage et transmission. En fait, c'est seulement quand l'évolution de rapports sociaux qui n'ont en eux-mêmes rien à voir avec la parenté pousse les gens, les groupes qui composent une société à modifier la manière qu'ils avaient de régler leurs alliances et leur descendance, que les rapports de parenté commencent à changer dans leur contenu et que, après un certain temps, un remaniement des termes désignant les relations et les positions de parenté devient nécessaire, sous forme d'abord d'un abandon de termes anciens ou d'une transformation de leur sens, et ensuite d'un changement global de l'architecture de la terminologie. Parmi les forces les plus puissantes capables d'agir en ce sens, il y a bien sûr la religion. On l'a vu avec le christianisme, qui est intervenu brutalement et continûment pour interdire les mariages avec des parents proches, le remariage des veuves, l'adoption des enfants, qui a privé les familles et les groupes de parenté de la capacité de célébrer eux-mêmes les mariages de leurs membres, etc. On ra vu avec l'islam et la première place accordée au mariage avec la fille du frère du père (ou, pour une femme, avec le fils du frère du père). Autre fait important. Un système de parenté se transforme en un autre système de parenté, et en rien d'autre. TI ne donne jamais naissance à des rapports de castes ou de classes. Plus encore, l'évolution d'un système de parenté ne peut aboutir qu'à deux sortes de résultats. Soit le nouveau système n'est qu'une variété du même type de système, ou bien il s'agit d'une variété d'un autre type de système. Par exemple, une société où la parenté est organisée selon un système de type dravidien, qui, dans son principe, implique le mariage avec une cousine, peut être conduite à l'interdire avec une cousine croisée au premier degré et le rendre obligatoire avec une cousine croisée du deuxième degré, ce qui signifie un renouvellement des mêmes alliances mais plus loin dans le temps (voire dans l'espace). Dans ce cas, l'interdiction d'épouser la cousine croisée au premier degré se traduira par le fait que les cousins croisés seront traités comme des cousins parallèles qui, eux-mêmes, dans un système dravidien (ou iroquois), sont traités comme des germains. Les catégories de frère et de sœur s'étendront dès lors aux cousins parallèles et aux cousins croisés du premier degré, et du fait que tous ces individus seront alors considérés comme des frères et sœurs le mariage entre eux sera interdit: il faudra donc aller chercher plus loin une épouse ou un époux. Du point de vue de la terminologie, ceci se traduit par l'équation [G = Il = X]
532
MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
[germains = parallèles = croisés]. Ceci en GO, alors que la distinction entre parallèles et croisés va continuer à subsister en G+l et en G-l. D'un autre côté, comme on l'a vu à travers l'exemple des systèmes australiens, l'invention des sections et leur diffusion ont transformé un certain nombre de systèmes de parenté dont l'architecture était à l'origine du type dravidien en un autre type de système, à sections et sous-sections, caractérisé par un degré d'associativité beaucoup plus fort, cette dernière propriété étant à la fois la condition et la conséquence de la division de toute la population en classes de parents rassemblés sans référence à un Ego particulieL On connaît un autre cas de passage d'un système à un autre qui eut lieu en Europe dans l'Antiquité, lorsque le système latin de type soudanais fit place à un nouveau système, de type eskimo, qui caractérise aujourd'hui encore une grande partie des systèmes de parenté européens. La transformation ici aussi porta sur la structure même du système. Le système latin était un système dit bifurcate collateral, c'est-à-dire que chaque position de parenté y était désignée par un terme particulier:
o
1
1
Il
Il
Amita
Patruus
Pater
1
1
1
o
=
o
Mater
1 Il
Matertera Awnculus
Son évolution s'est opérée par la disparition simultanée des deux termes Patruus et Matertera, qui créaient une bifurcation entre le père et le frère du père, la mère et la sœur de la mère. Avuncu/us a occupé la place laissée libre par Patruus (d'où, en français, oncle) et Amita a occupé la place laissée libre par Miltertera (d'où les terme aunt en anglais, tante en français).
1
o
1
1
 Ô. (Amita) Tante Oncle Père
=
1
o
1 0
1 Ô.
Mère Tante Oncle (Avunculus)
Alors que dans un système soudanais des termes différents distinguent le frère du père et celui de la mère, dans un système eskimo cette différence a disparu. Il faut donc préciser « mon oncle paternel» ou « mon oncle du côté de ma mère», etc. Mais la disparition de Matertera et de Patruus devait automatiquement entraîner un changement des termes qui désignaient leurs enfants par rapport à Ego. Les frères d'un même père s'appelaient Fratres, les enfants du frère du père (les cousins parallèles
DU PASSÉ, ON NE PEur FAIRE TABLE RASE
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patrilatéraux) Fratres Patrueles, les enfants de la tante paternelle Amitini, et ceux de la sœur de la mère Consobrini, comme ceux du frère de la mère. La disparition de Patruus et Matertera a donc entraîné la dispa-
rition de Fratres Patrueles et de Amitini, et leur remplacement par Consobrini. Ce qui a donné en français et en anglais le terme « cousin» 1. La terre des systèmes de parenté n'est pas ronde
Un autre fait remarquable a été découvert : la terre des systèmes de parenté n'est pas ronde comme celle des mythes des Indiens d'Amérique selon Claude Lévi-Strauss. Et le point essentiel n'est pas tant que les terminologies et les systèmes de parenté évoluent, même très lentement, mais surtout que ces transformations sont i"éversibles et ne poussent pas dans une seule direction. Plusieurs lignes d'évolution sont désormais, avec le recul de plusieurs millénaires dans certains cas, de plusieurs siècles dans d'autres, clairement apparentes. On sait aujourd'hui que le système de parenté de la Chine antique était de type dravidien. Entre le me et le ve siècle ap. J.-C., les traits dravidiens du système s'effacent et il évolue vers un système de type soudanais (ressemblant à l'ancien système des Latins) qui est toujours en vigueur, même si certaines évolutions récentes le font évoluer vers un système de type eskimo. Par ailleurs, fait très important et encore trop peu analysé, le système dravidien chinois antique 2 , donc égocentrique 3, coexistait avec une division sociocentrique de la société en quatre catégories semblables aux sections des systèmes australiens et probablement liées comme celles-ci à des divisions rituelles de la société. Les quatre classes étaient appelées Bo (A), Shu (B), Zhong (C), et Ji (D) et réglaient les alliances de mariages selon un principe d'échange symétrique, A 1. Cette transformation a posé beaucoup de problèmes aux linguistes, car Consobrini désignait originellement les enfants de deux sœurs. l!explication a été donnée par Émile Benveniste dans son article fi Termes de parenté dans les langues indo-européennes », I:Homme, 1965, nO 34, pp. 5-16, et bien entendu dans les chapitres consacrés à ta parenté dans Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Minuit (2 vol.), 1969, chapitres 3, 4, 5 du livre J. Voir aussi F. Wordiclc, fi A generative-extensionist analysis of the proto-indo-curopean kinship system .. , et, récemment S. Kullanda, Cu"ents Anthropology, 2002, vol. 43, nO 1, pp. 89-111. Sur la parenté française, voir P. Maranda, French Kinship; Structure and History, La Haye, Mouton, 1994. 2. Même dans les sources les plus anciennes, comme les inscriptions oraculaires gravées sur des os, qui datent du XJVC! au XJC siècle av. J.-C., les termes de parenté sont en abondance, et ceci s'explique par la nature de ces textes liés à la vie cérémonielle quotidienne. Cf. M. V. Krvukov, fi The synchro-diachronic memod and the mutidirectionality of kinship translormations ... , in Transformations of Kinship, op. cit., chapitre 13, pp. 297-298. 3. Marcel Granet avait signalé que, à la fin du premier millénaire av. j.-C., la terminologie de parenté chinoise laissait supposer l'existence d'une règle de mariage avec la cousine croisée. Le terme Sheng désigne à la fois FZS, MBS, les cousins croisés du côté paternel et du côté maternel, ainsi que WB et Z~ c'est-à-dire le frère de l'épouse et le mari de la sœur, ce qui implique échange des sœurs et mariage avec les cousins croisés. Voir M. Granet, fi Catégories matrimoniales et relations de proximité dans la Chine ancienne,., Annales sociologiques, 1939, série B, fasc. 1-3.
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MÉTAMORPHOSES DE LA PAR.ENTI:
épousant D, D épousant A, B épousant C, C épousant B, et les enfants nés de ces unions appartenant à une autre catégorie que leurs parents, et ceci selon un critère patrilinéaire et non matrilinéaire comme en Australie. En Australie c'est le sang de la mère qui est transmis à ses enfants, en Chine c'est le souffle du père.
80
Ji
=
Oxa=C Axd=8 Cxb=O 8xc=A
b. homme
o femme
L'évolution fut donc le produit de deux transformations: de la différenciation entre parents en ligne directe et en lignes collatérales, d'une part, et de la coupure entre consanguins et affins, de l'autre, le tout se traduisant finalement par la formation d'une terminologie relevant de la catégorie des systèmes « bifurcate-collateral ». Kryukov suggère d'ailleurs qu'en Occident, le système qui précéda le système latin, de type lui aussi bifurcate collateral, a pu être, comme en Chine, de type dravidien dans la mesure où les termes Patruus et Matertera sont manifestement des dérivés de Pater et de Mater et ont pu naître de la nécessité de distinguer le père et le frère du père, la mère et la sœur de la mère, qui étaient confondus auparavant sous les mêmes termes Pater (F = FB) et Mater (M = MZ), ce qui est un trait des systèmes dravidiens (ou iroquois). C'est d'ailleurs ce qui s'est passé en chinois, où à l'origine le même terme, fu, désignait le père et les frères du père l . De même, en 1. M. V. Kryukov, Transformations of kinship, op. cit., p. 299. À propos de la suggestion de Kryukov selon laquelle la terminologie latine aurait pu être l'aboutissement de la transformation d'une terminologie de type dravidien (bifurcate merging) en type soudanais (bifurcate collatera!), il n'existe malheureusement aucun document ou témoignage historique qui puisse l'infirmer ou la confirmer. Voir la toute récente discussion dans Current Anthropo/ogy, vol. 43, 1, 2002, pp. 89-111, autour de l'article de S. Kullanda, « Indo-European kinship terms revisited lO, article qui ne fait que reprendre des faits bien connus, par exemple qu'un terme de parenté comme Pater désigne en même temps un statut et une forme d'autorité, d'où le terme Patres Conscripti pour désigner les sénateurs. Mais chacun sait qu'on ne saurait déduire aucune connaissance directe sur la nature des institutions qui organisent une société à partir de la terminologie de parenté en cours dans cette société. Sur la parenté proto-indo-européenne, les débats n'ont pas cessé depuis la parution du livre de Berthold Delbrück, Die Indogermanischer Verwandtshaftsnamen, 1889, puis l'article spéculatif de A. M. Hocart, « The Indo-European kinship system lO, Ceylon Journal of Science, 1928, 1, pp. 79-204. Voir E. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, op. cit., et P. Friedrich, « Proto IndoEuropean kinship », Ethn%gy, 1966,5 (1), pp. 1-36.
DU PASSÉ, ON NE PEUT FAIRE TABLE RASE
535
chinois ancien, le terme gu désignait la sœur du père (FZ), l'épouse du frère de la mère (MBW), la mère de l'épouse (WM) et la mère du mari (HM), l'équation [FZ = MBW =WM = HM] étant la conséquence de l'échange de conjoints en G+l et en GO. Au ve siècle av. j.-C., la mère de l'épouse, la belle-mère, n'est plus désignée par le terme gu mais par po 1. Kryukova également reconstitué l'évolution de plusieurs systèmes de parenté de groupes ethniques tibéto-birmans de la province du Yunnan. S'appuyant sur des documents chinois remontant à plusieurs siècles, sur des dictionnaires compilés au xrxe siècle, et sur ses propres travaux de terrain, il a pu démontrer que les terminologies des sociétés appartenant à l'ethnie des Yi (autrefois appelés Lolo) avaient évolué dans deux directions différentes après que ces groupes se furent séparés à la fin de l'âge de bronze, comme l'attestent les découvertes archéologiqpes dans le Yunnan, autour de Deli à l'ouest et de Kumming à l'est. A l'ouest, la terminologie dravidienne, qui correspondait à un système symétrique prescrivant le mariage avec des cousins croisés et n'ayant donc pas de "(ocabulaire spécifique pour les affins, s'est transformé en type iroquois. A l'est, la transformation de la terminologie des Nasupo a pris une autre direction, et le système de parenté symétrique-prescriptif a fait place à un système asymétrique-prescriptif très semblable à la terminologie dite jinpaw des groupes kachin de Birmanie décrits par Leach, mais sans trait d'oblicité omaha comme chez les Kachin. La raison de cette transformation est claire. Alors que dans un système dravidien les donneurs sont aussi des preneurs, chez les Kachin les donneurs ne sont pas des preneurs, et nous sommes donc en présence d'un système d'échange généralisé qui implique l'existence d'au moins trois clans ou groupes de parenté, A, B, C. B donne des femmes à C et reçoit des femmes de A, A donne à B et reçoit des femmes de C, C donne à A et reçoit des femmes de B.
1\ C
B
\.A~
Dans d'autres groupes ethniques, tels les groupes de langues mongkhmer du Vietnam du Sud, on rencontre des sociétés matrilinéaires usant de terminologies d'origine dravidienne, asymétriques, prescrivant le mariage avec la fille du frère de la mère, et cette fois possédant des traits 1. M. V. Kryukov, Sistema rodstva kitaitsev (Le Système de parenté chinois), Moscou, Nauka, 1972, pp. 177,205.
536
MD'AMORPHOSES DE LA PARENTÉ
d'oblicité crow, c'est-à-dire des équations annulant pour certaines positions de parenté les différences de génération 1. On constate ainsi l'existence de plusieurs transformations possibles des systèmes de parenté dravidiens. Le tableau ci-dessous les résume : Dravidien -. soudanais (Chine) Dravidien -. iroquois (Lolo) Dravidien -. dravidien asymétrique Uinpaw) -t> crow (Mnong-Gar) Soudanais -. eskimo (Europe) Et si l'on suppose que le système latin serait né de la transformation d'un système dravidien, on aurait eu en Europe : dravidien - soudanais -t> esk.imo.
Si nous nous tournons maintenant vers les sociétés polynésiennes, dont on sait qu'elles proviennent de populations de langues austronésiennes qui ont quitté le sud de la Chine et l'île de Taiwan entre 2500 et 1500 av. J.-C., il est possible de suggérer que les terminologies dites de type hawaïen sont des transformations de systèmes de parenté qui, à l'origine, étaient également de type dravidien. Cette hypothèse s'appuie sur quatre faits. Tout d'abord l'existence dans les sociétés de la Polynésie occidentale, région où se sont formées les sociétés dites « polynésiennes », de termes pour distinguer les cousins croisés (ilamutulsakafotu) des cousins parallèles, qui sont confondus avec les germains. Ensuite le fait que les termes pour père (tamai) et pour mère (fae) désignent à la fois le père et les frères du père, la mère et les sœurs de la mère. Mais ces deux traits ne permettent pas à eux seuls de dire si ces terminologies dérivent de terminologies dravidiennes ou iroquoises, puisqu'on les retrouve dans les deux types de systèmes. En fait, deux autres traits permettent de décider. Car tamai veut dire « père» mais aussi « beau-père », père de l'épouse. Les affins sont donc traités comme des consanguins. Enfin, en Polynésie, les affins de mes affins sont en principe des consanguins, ce qui est caractéristique des systèmes dravidiens (et australiens). Nouvel exemple d'une transformation d'un système dravidien, en système hawaïen cette fois. Si l'on se tourne vers l'Amérique du Nord, on observe la juxtaposition de systèmes dravidiens, iroquois, crow ou omaha. Mais leurs séquences d'évolution semblent toutes avoir été celles de transformations de systèmes dravidiens en systèmes iroquois puis, pour certains de ces derniers, leur transformation en système Crowou Omaha. En Amérique du Nord, un seul groupe, les Eyak, est connu pour avoir une terminologie de type 1. M. V. Kryukov, communication personnelle, fondée sur les travaux de G. Condaminas chez les Mnong-Gar du Sud-Vietnam. Voir G. Condominas, cc The Mnong-Gar of central Vietnam,., in G. P. Murdock (dir.), Social Struaure in Southem Asia, Viking Fund Publications, Antbropology~ Wenner-Gren Fondation for Anthropologïcal Research, 1960, nO 29, pp. 15-23.
DU PASSÉ, ON NE PEUT FAIRE TABLE RASE
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dravidien BI (c'est-à-dire proche de systèmes kariera d'Australie) et des moitiés exogames. En Amazonie, le paysage est fortement dominé par des systèmes dravidiens, mais on trouve du côté des groupes jivaro des sociétés qui suggèrent des transformations de dravidien en iroquois et d'iroquois en iroquois générationnel (de type ngawbe), c'est-à-dire interdisant la reptoduction des mêmes alliances avant quatre générations au moins. Mais on trouve aussi parmi les groupes panoans des systèmes dravidiens associés à une division de la société en sections à fins rituelles et cérémonielles. Poursuivons ce survol. Nous avons vu que l'Inde est divisée en deux grands ensembles de terminologies et de systèmes de parenté, de type indo-européen au nord, dravidien au sud, que la Nouvelle-Guinée nous offre une mosaïque de terminologies de type iroquois, yafar, kuma, hawaïen et eskimo, que l'Mrique offre de multiples variétés de systèmes de types soudanais, eskimo, crow et omaha, etc. En fait, l'inventaire systématique, région par région, des terminologies et des systèmes de parenté n'existe que pour quelques régions du monde, celles où l'on dispose d'archives ou de témoignages anciens ainsi que de travaux de terrain ayant donné lieu à des publications. D'immenses recherches restent en fait à entreprendre, dont les résultats peuvent être des plus inattendus - et toujours passionnants. Les données nouvelles qui s'accumulent chaque jour nous contraignent en tout cas à relativiser, réviser, compléter, complexifier sans cesse des conclusions ou des généralisations qui appartiennent déjà à la tradition anthropologique. C'est ainsi que Jean-François Guermonprez, spécialiste des systèmes de parenté en Indonésie orientale, a été conduit à contester les hypothèses avancées autrefois par Needham et tenues pour inébranlables. Guermonprez avance l'idée que les systèmes asymétriques prescriptifs (si répandus en Indonésie et dans le Sud-Est asiatique) auraient été superposés à des systèmes cognatiques qui les avaient précédés, et ceci parce que ces systèmes de parenté étaient associés à un type de pouvoir politique qui tendait à se diffuser et à s'imposer dans cette région. Jusqu'alors, on pensait que c'était l'inverse qui s'était passé et que les systèmes cognatiques qu'on y rencontre étaient issus des systèmes asymétriques qui les avaient précédés. Résumons. Les terminologies de parenté forment des systèmes. Ces terminologies évoluent et l'évolution d'une terminologie donne naissance à une autre terminologie qui, elle aussi, fait système. L'évolution des différents types de terminologies inventoriés jusqu'à présent s'est réalisée 1. On doit à Thomas Traurmann d'avoir identifié ce type de terminologie dravidien et de système de parenté dont la structure est très proche de celle des systèmes australiens à quatre sections de type kariera. Dans les terminologies dravidiennes B, la distinction entre parents croisés et parallèles se retrouve de G+2 à G·l, et les parents croisés sont des affins. Trautmann mentionne un autre cas de dravidien B en Amazonie, cette fois chez les Western Panare, groupes caribcs du moyen Orénoque.
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENrt
dans plusieurs directions, lesquelles constituent des suites de transformations irréversibles parce qu'on ne revient jamais en arrière. C'est ainsi que, finalement, dans l'état actuel de nos connaissances, nous pouvons avancer l'hypothèse que le type dravidien semble constituer le point de départ de plusieurs lignes d'évolution, tout en contiQuant de coexister avec les systèmes qui en sont dérivés (drifts). Nous sommes ici en présence d'un fait sociologique et historique majeur et qui, sur le plan scientifique, est un résultat de première importance - bien qu'il pose autant de questions qu'il ouvre de perspectives. Pourquoi ces transformations ?
Nous ne savons pas dans quelles circonstances, ni pour quelles raisons, des terminologies et des systèmes de parenté dravidiens se transforment en systèmes « soudanais », comme ce fut par exemple le cas en Chine antique et peut-être chez les Latins avant la naissance de Rome. Nous faisons l'hypothèse que les systèmes de parenté australiens étaient à l'origine de type dravidien et qu'un grand nombre d'entre eux se sont transformés en systèmes à sections ou à sous-sections en réponse à la nécessité de répartir tous les membres d'une société en des groupes de parents qui n'étaient pas nécessairement liés entre eux par des liens généalogiques mais qui devaient assumer chacun des tâches, des fonctions distinctes mais complémentaires à l'occasion des rites collectifs ayant pour but la reproduction du cosmos et de la société. Peut-être qu'une raison analogue, l'organisation de rites collectifs, explique-t-elle la présence de sections dans la Chine antique et chez les Pano d'Amazonie, divisions sociocentriques coexistant avec des systèmes de parenté dravidiens sans pour autant s'y substituer, comme ce fut le cas en Australie. Nous entrevoyons peut-être, grâce aux travaux de Hornborg 1, les raisons de la transformation de certains systèmes dravidiens en systèmes iroquois, type le plus fréquent de transformation des systèmes dravidiens que nous connaissons. Tant que l'échange de « sœurs» reste le principe du mariage, les terminologies distinguent parents croisés et parents parallèles. C'est le cas de toutes les terminologies relevant de la classe bifurcate merging, à laquelle appartiennent les systèmes dravidiens et iroquois. Mais si le mariage avec un parent croisé n'est plus la règle de l'alliance, mais seulement une éventualité possible, c'est-à-dire s'il n'y a plus d'obligation à renouveler l'échange des femmes entre les mêmes groupes, alors la distinction entre croisés et parallèles se limite à GO et un vocabulaire distinct pour différencier les affins réels apparaît. Un système iroquois est alors engendré. Et si le renouvellement des alliances est interdit avant un certain nombre de générations, on engendre les systèmes de type kuma, ngawbe, yafar, etc. La raison en est claire. Les 1. A. Homborg, cc Social redundancy in Amazonian social structure », in Transformations of Kinship, op. cit., pp. 168-186.
DU PASSt, ON NE PEUT FAIRE TABLE RASE
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groupes choisissent de s'allier au plus loin généalogiquement, et peutêtr~ même géographiquement. A quelles conditions sociologiques et historiques cette décision correspond-elle? Nous ne le savons pas encore clairement, bien que l'on comprenne les avantages que les groupes de parenté peuvent tirer d'une ouverture ei: d'une multiplication de leurs alliances. Ce sont les mêmes raisons, interdiction de renouveler les alliances avant plusieurs générations mais en y ajoutant cette fois l'interdiction d'un échange direct des « sœurs »), qui auraient donné naissance aux systèmes dits crow-omaha que l'on trouve en général dans des sociétés voisines des sociétés aux systèmes de parenté dravidiens ou iroquois. Les systèmes crow-omaha interdisent d'ailleurs, selon le cas, deux, trois de ces quatre groupes d'ascendants d'Ego, ceux de son père, de sa mère, de la mère de son père et de la mère de sa mère, et souvent ils interdisent le mariage dans les quatre 1. On voit aussi que les systèmes crow-omaha sont sur la même trajectoire que les systèmes yafar, ngawbe, etc., mais ils s'en distinguent en définissant précisément les lignages où l'on ne peut prendre époux ou épouse, et en interdisant que l'alliance s'opère par un échange direct de « sœurs ») entre deux hommes, deux lignages 2 • Mais ceci laisse dans l'ombre un trait rencontré dans les terminologies de parenté crow-omaha, le fait que cette terminologie remonte d'un côté une série de positions de parenté d'une ou plusieurs générations par rapport à celle d'Ego et en descend symétriquement un certain nombre de l'autre. La terminologie bascule à l'oblique autour d'Ego, c'est ce que l'on appelle le skewing princip/e, le caractère « oblique» des terminologies crow-omaha. Finalement, la différence entre les générations se trouve annulée, prise qu'elle est entre plusieurs relations de parenté qui se trouvent toutes, rôles et positions confondus, posées comme identiques ou équivalentes à l'une d'entre elles. Le fils de l'oncle maternel, le cousin croisé matrilatéral, devient un oncle pour Ego, le fils de la sœur du père, le cousin croisé patrilatéral, devient un neveu pour Ego. I.:un monte d'une génération par rapport à Ego, l'autre descend. Or, on ne sait pas encore si cette « obliquité» des terminologies crow et omaha en est un trait spécifique, consubstantiel à la structure interne de ces systèmes de parenté, ou s'il s'agit d'un élément indépendant de ces interdictions d'alliance et qui constituerait une superstructure susceptible d'apparaître et de se développer sur n'importe quel système de 1. Sur les systèmes crow-omaha, voir les travaux de F. Lounsbury, «The formal analysis of Crow-Omaha type kinship terminologies », in W. Goodenough (dir.), Explorations in Cultural Anthropology. Essays in honour of George Peter Murdock, New York, McGraw-HiU, 1964, pp. 351-394, et F. Héritier, L'Exercice de la parenté, op. cit. 2. On doit à Françoise Héritier d'avoir démontré que l'échange des femmes existe au cœur des systèmes crow-omaha, mais que, au lieu de rendre une femme au lignage qui vous a donné une épouse, vous donnez une femme à un autre lignage du clan auquel appartient le lignage de l'épouse. Cf. L'Exercice de la parenté, op. cit., pp. 112-124.
540
MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
parenté 1. Kronenfeld a montré que les Fanti d'Afrique, qui ont une terminologie hawaïenne et des groupes qui opèrent selon un principe de descendance matrilinéaire, emploient dans certaines circonstances la même terminologie mais modifiée, selon une formule d'obliquité « crow». Ces circonstances, d'ordre politique ou rituel, sont à l'origine de rôles et de statuts qui se retrouvent bloqués de génération en génération sur une même position de parenté, ce qui les rend équivalents et entraîne le basculement de la terminologie autour d'elle. David B. Kronenfeld 2 reprend l'hypothèse déjà avancée par Lounsbury à titre provisoire en 1971 à propos du skewing principle : « The equivalence rules express laws of succession 3.» Cette hypothèse, cependant, demande encore aujourd'hui à être vérifiée dans les autres cas de terminologies à traits crow ou omaha, chez les Kachin par exemple (ou les Mnong-Gar). Revenons donc sur les différentes transformations que nous avons inventoriées, et qui sont loin d'être représentatives des centaines d'autres exemples que l'on pourrait citer. En tout état de cause, ce qui frappe, c'est bien la place particulière des terminologies et des systèmes de parenté dravidiens. Ces terminologies ont la capacité de se transformer par étapes successives en quatre autres types de terminologies: australiennes, iroquoise, soudanaise et hawaïenne; en revanche, elles ne se transforment nulle part directement en terminologies eskimo ni même crow-omaha. n faut pour atteindre celles-ci passer par une étape intermédiaire, peut-être de type asymétrique prescriptif (terminologies de la variété kachin, nasupo, etc.), mais plus certainement de type iroquois. Quant aux terminologies de type eskimo, dans quelques cas connus elles dérivent clairement d'un type soudanais (en Europe occidentale par exemple). Avec quels types de groupes de parenté ces divers types de terminologies sont-ils associés ? Les terminologies dravidienne, soudanaise et iroquoise sont compatibles avec l'existence de groupes de parenté organisés selon un principe unilinéaire ou duolinéaire (clans, lignages, la gens latine, etc.). C'est également le cas des terminologies australiennes, mais en Australie, si les « clans» existent, ils n'interviennent qu'à l'occasion des rituels et non dans la gestion quotidienne de la parenté. Les terminologies hawaïennes sont compatibles avec les principes de descendance cognatiques et les groupes de parents corésidant sur une même terre, du type des kainga de Tonga, qui sont des groupes cognatiques fermés par un principe de 1. Une preuve en serait la présence de « ttaits omaha,. dans l'ancien système latin, qui était de type soudanais. 2. David B. Kronenfeld, « Fann kinship : the structUre of terminology and behavior If, American Anthropologist 75, 1973, pp. 1577-1595 ; « A formaI analysis of Fanti Kinship termïnology (Ghana) If, Anthropos, 1980, 75, pp. 586-608. 3. R Lounsbury, op. cit., 1964, p. 383. «Laws of succession : linear succession, uniform for the two sexes, in the skewing rules, and lateral succession in the merging
cules. »
541
DU PASSt, ON NE PEUT FAIRE TABLE RASE
corésidence et non par un principe de descendance. Ceci engendre ce qu'on a parfois appelé des dèmes 1, ou avec Firth, à propos de Ttkopia, des « ramages» plutôt que des lignages. Les terminologies eskimo, elles, sont associées à des sociétés sans principe de descendance linéaire, donc sans clan, sans lignage, mais à parentèles. On retrouve ce type de terminologie chez les Iban de Bornéo, les Garia de Nouvelle-Guinée et en Europe occidentale (à l'exception des sociétés d'origine slave, Russie, Pologne par exemple) et bien entendu en Euro-Amérique. Ces faits interdisent d'associer directement, mécaniquement, comme l'avaient fait Morgan et les évolutionnistes au xrxe siècle, l'existence de telle ou telle terminologie, de tel ou tel système de parenté à tel ou tel stade du développement de la civilisation ou même, plus modestement, à tel ou tel mode de production. En Europe, la terminologie eskimo de parenté, le caractère bilatéral, cognatique des rapports de parenté existent depuis la fin de l'Empire romain et ont ensuite coexisté avec deux des formes majeures d' organisation ~es sociétés occidentales qui se sont succédé depuis les débuts du Moyen Age jusqu'à nos jours, l'organisation féodale de la société et de l'économie et le système capitaliste, associé, à partir du début du xnce siècle dans certains pays d'Europe occidentale, à diverses formes de régimes politiques constitutionnels et démocratiques. Résumons sous forme de schémas les différentes lignes d'évolution qui seraient issues de diverses transformations de systèmes de parenté de type dravidien : Australien Soudanais DravidIen
Nasupo Iroquois
?
~
Eskimo
..
Crow-omaha
~
Crow-omaha
Hawaïen
Si nous superposons sur ce tableau des lignes de transformations connues la classification due à Robert Lowie 2 des terminologies en quatre classes, selon que les critères de collatéralité et de bifurcation 1. Terme associé à la réforme de Clisthène à Athènes, et utilisé par Howitt et Fison (1885), oublié ensuite, puis réintroduit par Murdock en 1949. Howard A. W. Fison. cc On the deme and the horde., Journal of the Royal Anthropological Institute, 1885, XIv, p. 142; G. P. Murdock, cc Social structure., 1949, pp. 63, 64, 158-164. 2. Présentée pour la première fois dans un teXte court mais célèbre paru dans l'American Anthropologist, avrit.juin 1928, p. 267 : cc The merging of uneles and aunts with
542
MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
sont présents ou non dans la structure d'une terminologie, nous obtenons ceci: Bifurcate col/al8raJ
1+ +1
Bifuroale meTging
B
UnesJ
E:l
Generatlonsl
B
Australien
El Soudanais
..
1++1 Nasupo Dravidien
El
B
?
Iroquois
D
E:l Crow-omaha
~
El Crow-omaha
EJ Hawaïen
Eskimo
(1)
Dravidien
• El • El
Eskimo
B Tableau des transformations des terminologies et des systèmes de parenté dravidiens, et des directions suivies par ces transformations, d'après Kryukov mais modifié par nous. (Kryukov, in Transformations of Kinshup. op. cit., p. 311-312.
parents constitues a generation tenninology. fi the males or females of the 6rst generation asccnding are dichotomized on the principles cxplained [FB F ; MZ = M ; MB; FZ]; the terminology May be called birfucate merging, bifurcate because paternal and maternai kin are distinguished, merging insofar as is a partial merging with the parents. Where this merging fails to obain so that cach collateral relative is distinguable, the nomenclature becomes bifurcate collateral. fi collarerals are confounded with each other but remain separate from the direct line of descent, such emphasis on the later merits the them lineal. » En 1932, dans Zeitschrift fur Ethnologie, 64, pp. 41-72, Kirchhoff présenta une classification équivalente. Mais c'est E G. Lounsbury qui, en 1964, compléta la définition des systèmes tiifurqués (merging et collateral) en y introduisant les concepts de parents parallèles et croisés (d. Explorations in Cultural ANthropology. Essays in Honour of George Peter Murdock, dirigé par Ward Goodenough, Mc Graw Hill Book Company, 1964, p. 387). En 1949, G. P. Murdock avait baptisé les quatres types de terminologie distingués par Lowie à l'aide d'ethnonymes. hawaïen (generational), irokois (bifurcate merging), soudanais (bifurcate collateral) et eskimo (lineal). Si l'on utilise les signes + et - pour indiquer la R!...ésence (+) ou l'absence (-) des deux critères de coUatéralité et de bifurcation, on obtient l:.:J hawaïen, E11 iroquois, lEI soudanais, lB eskimo.
=
mere
DU PASSÉ, ON NE PEur FAIRE TABLE RASE
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Nous adhérons pour l'essentiel à la reconstruction proposée par Kryukov de l'évolution des terminologies et des systèmes de parenté, en émettant toutefois des réserves à propos de l'hypothèse d'une transformation possible de systèmes hawaïens en systèmes «eskimo », car nous n'en connaissons pas d'exemple pleinement convaincant, et celle de la transformation des systèmes nasupo en systèmes crow-omaha 1• Pour compléter ce tableau, il faut, aux deux critères de Lowie, la bifurcation et la collatéralité, en ajouter deux autres, selon que la terminologie distingue par des vocabulaires différents les consanguins des affins et distingue ou non les niveaux générationnels (personnes ou absence d'un principe d'obliquité). Si l'on fait intervenir le critère de la présence ou l'absence d'une terminologie spécifique pour les affins, on engendre alors cet autre classement: ABSENCE Dravidien Australiens Nasupo Hawaïen
PRÉSENCE Iroquois Crow-Omaha Soudanais Eskimo
Répartition des terminologies de parenté selon qu'elles possèdent ou non un vocabulaire spécifique pour désigner les affins2.
Si nous acceptons l'hypothèse que des systèmes de parenté analogues aux systèmes dravidiens aient pu être le point de départ de plusieurs séries de transformations structurelles, encore largement inexpliquées, mais qui ont donné naissance à d'autres systèmes de parenté associés à d'autres types de terminologies sans retour possible, alors nous pouvons revisiter les résultats importants consignés par Claude Lévi-Strauss dans Les Structures élémentaires de la parenté (1949) et The Future of Kinship Studies (1965) tout en les complétant et en leur donnant un sens nouveau. Car placer au point de départ de ces diverses lignes d'évolution des systèmes dravidiens revient à tout faire reposer sur l'un des systèmes « à structures élémentaires» de parenté dont l'analyse occupe une large place dans son grand œuvre. Celui-ci a été construit autour de l'hypothèse que l'existence d'une distinction entre cousins croisés et cousins 1. Le système Nasupo est un système asymétrique prescriptif, un système Crow ou Omaha est un système qui définit Palliance à partir d'un certain nombre d'interdits sur certains lignages, deux chez les Cherokee, trois chez les Hopi, quatre chez les Samo. Ces deux logiques sont différentes. faut une rupture pour passer de l'une à l'autre. Cf. C. Lévi-Strauss, «The Future of Kinship Srudies ., lac. cit., p. 19. N. J. Allen a cependant tenté de reconstruire la transformation d'un système dravidien, celui des Sherpa, en un système omaha, in «Sherpa Kinship Tenninology in diachronie perspective », MAN, 1976, vol. 11, pp. 569-587. 2. Ce classement en deux groupes est très grossier, car il occulte le fait que de nombreuses terminologies dravidiennes disposent de quelques termes propres pour distinguer les affins réels des affins classificatoires, et, à l'opposé, que certaines terminologies iroquoises disposent de termes correspondant à des équations dravidiennes, le même mot désignant le frère de la mère et le père de l'épouse (MB = WF).
n
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
parallèles fournit la preuve que la parenté est fondamentalement « échange» (pour Lévi-Strauss, on le sait, un échange de femmes entre des hommes), les cousines croisées d'Ego étant pour ce dernier des épouses potentielles, et les cousines parallèles, assimilées à des sœurs, étant pour cette raison inépousables. Lévi-Strauss avait alors baptisé systèmes « à structures élémentaires» les systèmes où non seulement existe une distinction entre parents parallèles et parents croisés, mais où, en outre, se trouve inscrite dans la nomenclature la présence d'une règle positive d'alliance qui prescrit le mariage avec une cousine croisée patri, matri- ou bilatérale. Sans revenir sur ces points que nous avons déjà traités, rappelons que les systèmes de parenté qui possèdent de telles structures sont: les systèmes dravidiens, les systèmes australiens à l'exception des systèmes murngin (yolngu) et nasupo-jinpaw (Birmanie, Chine, etc.), qui sont des systèmes à échange généralisé. Dans les premiers, les donneurs de « femmes » sont en même temps des preneurs. Dans les seconds, les donneurs ne peuvent être à leur tour des preneurs. nfaut donc qu'existent au moins trois groupes pour que les gens puissent se marier (A donne ses femmes à B et reçoit des femmes de C, etc.). Or, nous avons vu qu'en Australie certains systèmes dravidiens se sont transformés en systèmes à sections ou à sous-sections relevant soit de la formule de l'échange restreint (systèmes Kariera et Aranda), soit de celle de l'échange généralisé (Murngin). Et nous avons vu, avec l'exemple des Lolo (ou Li) et des Nasupo de Chine, que des systèmes dravidiens symétriques prescriptifs (et donc relevant des structures élémentaires à formule d'échange restreint) s'étaient transformés en systèmes prescriptifs asymétriques relevant de la formule d'échange généralisé (Nasupo, Kachin, etc.). Nous avons donné des exemples de transformations de systèmes dravidiens en systèmes iroquois. Les systèmes iroquois distinguent entre cousins croisés et cousins parallèles, mais cette distinction n'est pas assortie d'une règle de mariage obligeant Ego à épouser une cousine croisée. On peut en effet épouser une non-parente, d'où la présence d'un vocabulaire spécifique pour les affins, et en général, dans les systèmes iroquois, si l'échange direct des « femmes» reste la règle, il est interdit, à la différence de ce qui se passe dans les systèmes à structure « élémentaire », de renouveler de tels échanges avant plusieurs générations (systèmes iroquois de type baruya, yafar, ngawbe, etc.). Mais si l'on ajoute à cette règle négative (de non-renouvellement de la même alliance avant trois ou quatre générations) l'interdiction, cette fois, d'échanger directement une « sœur» avec le lignage qui vous a donné une épouse, on voit apparaître des systèmes de type crow-omaha, ceux que Lévi-Strauss a choisi de baptiser systèmes « semi-complexes ». Enfin, si l'on sépare toutes les lignes collatérales des deux lignes directes du père et de la mère, et que l'on désigne par les mêmes termes les collatéraux à la fois du côté du père et du côté de la mère tout en multipliant les interdits de mariage qui interdisent les renouvellements des mêmes alliances avant plusieurs générations, on engendre, comme ce fut le cas
DU PASSÉ, ON NE PEUT FAIRE TABLE RASE
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en Europe, la transformation d'un système soudanais (latin) en un système eskimo. La parenté chrétienne est un exemple extrême de ces systèmes qui interdisent de se marier, avant un certain nombre de générations, avec tous ceux qui sont liés à Ego par divers degrés de consanguinité ou d'affinité, et appartiennent donc à sa parentèle. Le mode de descendance est indifférencié (avec inflexion patrilinéaire cependant), et aucune distinction n'existe entre les cousins du côté paternel et du côté maternel. Mais n'oublions pas qu'on trouve des systèmes de type eskimo non seulement en Europe ou chez les Inuit du Canada, mais aussi chez les Iban de Bornéo. Ce sont ces systèmes que Lévi-Strauss a baptisés « complexes» parce que les raisons «de la préférence ou de la prescription» d'épouser telle ou telle personne « relèvent d'autres considérations» que la parenté et d'autres critères (épouser une personne de la même religion, de la même ethnie, de la même classe ou du même rang, etc.) - donc au nom de rapports sociaux qui n'ont rien à voir avec la parenté l • On voit donc que tous les systèmes distingués par Lévi-Strauss trouvent leur place et leur sens dans le schéma de transformations structurelles que nous avons reconstruit et proposé comme hypothèse. Or, ces transformations structurelles dessinent ce qu'il est convenu d'appeler un réseau de lignes d'évolution allant dans des directions différentes et irréversibles. Pourquoi parler d'évolution ? Précisément parce que ces transformations partent d'un même type de système et ne reviennent jamais à leur point de départ2 • Lévi-Strauss avait donc remarquablement distingué un certain nombre de systèmes. Mais il ne tenta jamais de les relier les uns aux autres par des règles de transformation. est vrai qu'il écrivit Les Structures élémentaires à une époque où les anthropologues devaient encore se démarquer de toute approche «évolutionniste» à la Morgan, c'est-àdire un évolutionnisme unilinéaire qui avait longtemps représenté les différents systèmes sociaux et de parenté comme autant de stades dans la marche en avant de l'humanité, depuis la sauvagerie (systèmes hawaïens) jusqu'à la civilisation (systèmes eskimo) en passant par la barbarie (systèmes iroquois). Bien entendu, nous n'en sommes plus là. On peut aujourd'hui sereinement démontrer qu'un système évolue et se transforme en un autre, sans affirmer pour autant que le second constitue un « progrès» par rapport au premie& C'est ainsi que tous les systèmes distingués par Lévi-Strauss prennent aujourd'hui logiquement leur place dans un schéma multilinéaire de transformations structurelles
n
1. C. Lévi-Strauss, Préface à la 2e édition des Structures élémentll;res de la parenté,
op. cit., p. XXI.
2. n est intéressant de rappeler que Jean-Claude Muller avait proposé de comprendre comme autant de phases d'un schéma d'évolution les distinctions de Lévi-Strauss entre structures élémentaires, semi-complexes et complexes. Cf. J.-c. Muller, « Structures semicomplexes et structures complexes de l'alliance matrimoniale: quelques réHexions sur un ouvrage de Françoise Héritier ., Anthropologie et Sociétés, vol. 6, nO 3, 1982, pp. 155172.
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENrÉ
irréversibles. On ne voit pas, par exemple, comment le système de parenté français se transformerait demain en un système dravidien à prescription de mariage avec une cousine croisée, fille de l'oncle maternel et beau-père potentieL. Mais en prenant place dans un tel schéma, les systèmes distingués par Lévi-Strauss en tant qu'élémentaires, semi-complexes ou complexes doivent être débaptisés, car ces termes sont source de confusion théorique et ne correspondent pas aux réalités qu'ils désignent. Car du point de vue de leur structure, ce sont les systèmes réputés par Lévi-Strauss « élémentaires» qui sont structurellement complexes. Et ce sont les systèmes dits « complexes », tel le système cognarique, européen ou américain, à termmologie eskimo, qui sont structurellement simples. Cela ne contredit pas l'analyse de Lévi-Strauss, selon laquelle le choix d'une épouse ou d'un époux est relativement simple lorsqu'il appartient d'avance à une catégorie de parents. Mais pour que ce choix soit simple, il faut que lui préexiste un système « structurellement» complexe. Exemple: les systèmes à sections australiens ou Ego sait d'avance dans quelle section se trouvent ses épouses (ou ses époux) potentielles. Remarquons cependant que cela ne lui permet aucunement de deviner avec exactitude laquelle de ces femmes deviendra son épouse réelle. Dans les systèmes prescriptifs, il y a place aussi pour la contingence, pour l'aléatoire, si tant est que ce terme s'applique aux choix d'individus qui vivent dans des petites sociétés où tous ou presque se connaissent et qui doivent combiner plusieurs critères pour faire leur choix d'un conjoint. Mais, à l'opposé, dans nos sociétés où aucune catégorie de parents n'est prescrite pour le mariage et où un certain nombre de ceux-ci sont interdits pour des raisons d'inceste, les mariages ne sont pourtant jamais « purement aléatoires 1 ». On ne choisit pas n'importe qui comme compagnon ou comme compagne, et les choix possibles ne sont pas en nombre illimité - tout en étant infiniment plus nombreux que ceux qui s'offrent à un individu vivant dans des sociétés à systèmes de parenté dravidien, australien, iroquois ou crow-omaha. Sur ce point, les analyses et conclusions de Lévi-Strauss sont tout à fait fondées. Pour résumer sur ce point, on peut dire que si le point de départ des différentes transformations structurelles des rapports de parenté se trouve du côté des systèmes dravidiens, ces transformations ont porté sur la distinction entre parents croisés et parents parallèles, qui dans certains systèmes s'est réduite à la génération d'Ego (système iroquois) ou a complètement disparu (systèmes eskimo). Elles ont porté également sur un second élément, qui explique précisément la réduction de la portée de la distinction parallèles-croisés : la disparition de règles prescriptives d'alliance et troisième élément, la disparition de l'échange direct de conjoints remplacé par diverses formes de dot. Enfin, ces transformations ont pu aussi porter sur un quatrième 1. C. Lévi-Strauss, Préface 2e édition des Structures élémentaires... , op. cit., p.
xxvn.
DU PASSÉ, ON NE PEUT FAmE TABLE RASE
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élément des rapports de parenté, parfaitement disjoint des deux premiers : le mode de descendance. Mais sur ce point, nous ne savons presque rien. Personne n'a encore expliqué pourquoi certaines sociétés ont un mode de descendance patrilinéaire, d'autres matrilinéaire, d'autres indifférencié. En Europe, on serait passé du système antique latin fortement patrilinéaire à un système cognatique à inflexion patrilinéaire. Certains auteurs font l'hypothèse qu'ailleurs, en Asie centrale, l'élevage du bétail à grande échelle avait mis en avant le travail des hommes et assuré leur contrôle sur la société dans la mesure où tous les rapports sociaux impliquent des dons ou des échanges de bétail. Cette pratique aurait poussé à adopter un mode de descendance patrilinéaire. I:hypothèse est plausible. Mais le problème est à reprendre région par région en étant attentif aux détails des activités, aux écosystèmes, aux contextes historiques pré-coloniaux, etc. Le domaine est en friche 1. D'autres séquences d'évolution ont été proposées dans le passé, qui reposaient soit sur des a priori idéologiques et épistémologiques (Morgan), soit sur des a priori logiques et épistémologiques (Kirchhoff, Lowie, Murdock). Rappelons-en les grandes lignes, pour mémoire. Morgan partait du postulat épistémologique de l'évolutionnisme de son temps, à savoir que l'évolution procède toujours du simple au complexe. Comme la terminologie la plus simple est celle que Lowie a appelée «générationnelle» et Murdock « hawaïenne », pour Morgan elle devait constituer le point de départ de l'évolution des systèmes de parenté 2 • Cette terminologie, à ses yeux, portait les stigmates de l'époque où l'humanité vivait au stade de la « sauvagerie» et pratiquait le « mariage par groupes », qui avait mis partiellement fin à la promiscuité sexuelle de la horde animale primitive. Du coup, les sociétés polynésiennes devinrent à ses yeux les vestiges et les témoins du stade le plus ancien de l'évolution de l'humanité. Plus tard, une autre partie de l'humanité serait passée au stade de la barbarie, des clans, des « gentes », et c'est à ce stade que correspondraient les terminologies de type « iroquois» 3 (où le père et ses frères, la mère et ses sœurs ne sont pas 1. Citons l'essai de Jack Goody, Production and Reproduction, Cambridge University Press, 1976, et la monographie désormais classique d'Alexander Spoehr, Cbanging Kinship Systems. A Study in the Acculturation of the Creeks, Cherokee. and Choctaw, Anthropological Series, Field Museum of Natural History, Chicago, 1947, vol. 33, nO 4, pp. 155-235. Dès 1947, Spoehr montrait comment, après avoir été dépossédés de leurs territoires par des Américains avides de terres, les sociétés indiennes, surtout celle des Creeks vivant en Oklahoma, avaient été bouleversées par la découverte et l'exploitation du pétrole. 2. Morgan l'appelle ma/ayan. 3. Appelées « ganowaniennes» ou « eurasiennes» par Morgan. Sur tous ces points, voir l'ouvrage de T. Trautmann, Lewis Henry Morgan and the Invention of Kinship, Berkeley, University of Califomia Press, 1987, particulièrement pp. 260-262. Le schéma de Morgan constitue la troisième partie de Allcient Society or Researches on the Lines of Human Progress {rom Savagery through Barbarism to Civilization (18n), intitulée cc Growth of the idea of the family », pp. 205-534.
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTI:
encore distingués). Enfin quelques sociétés seraient passées en Europe et en Euro-Amérique au stade de la civilisation, et à ce stade correspondrait la terminologie moderne des Européens (que Morgan appelait « aryenne» et qui fut plus tard baptisée eskimo). Cette terminologie attestait que, finalement, les rôles réels, biologiques du p~re et de la mère avaient été compris et que la famille humaine avait enfin atteint sa forme dernière, rationnelle, fondée sur la monogamie. Les terminologies de ce fait seraient devenues purement descriptives, construisant à partir d'Ego et de la famille nucléaire monogamique toutes les relations de parenté à partir des rapports généalogiques reliant Ego à son père, à son grandpère, à son arrière grand-père, etc. Tel est l'arrière-plan épistémologique (évolutionisme monolinéaire) et idéologique (eurocentrisme) de la tentative de Morgan dans Ancient Society pour reconstituer l'évolution de l'humanité. Mais n'oublions pas que Morgan avait auparavant littéralement fondé un domaine de recherches scientifiques qui n'existait pas avant lui, et qu'il était motivé par le désir de répondre à une grande question : comment démontrer l'unité culturelle de tous les Indiens d'Amérique et leur origine asiatique? Pour y répondre, il avait multiplié les enquêtes sur le terrain, les questionnaires remplis aux quatre coins du monde, les analyses structurales pour, finalement, jeter les bases d'une véritable table de Mendeleïev des terminologies de parenté. D'autres schémas d'évolution ont été proposés. Celui de Paul Kirchhoff 1, par exemple, était fondé sur un autre principe épistémologique, à savoir que la marche de la pensée humaine avance par stade, depuis les réalités concrètes et particulières jusqu'aux abstractions générales. Pour cette raison, l'évolution de la parenté avait eu, selon lui, comme point de départ les systèmes de parenté du type « bifurcation collatérale », où toutes les positions de parenté sont l'objet de termes particuliers (il citait le système chinois comme exemple), et aurait abouti aux systèmes de type générationnel, où tous les termes fusionnent et ont un caractère définitivement abstrait (système hawaïen). Cette hypothèse pas plus que celle de Morgan ne reposait sur la moindre évidence historique, mais sur l'idée que la pensée humaine aurait mis quelques dizaines de millénaires à passer du concret à l'abstrait, hypothèse non seulement infirmée par les sources mais absurde. Comme l'a démontré Lévi-Strauss, la pensée mythique, qui est aussi vieille que les systèmes de parenté, est fondée sur le mélange de l'abstrait et du concret. Plus récemment, d'autres schémas d'évolution sont encore apparus. L'un est celui de Kryukov, que nous reprenons à notre compte en le modifiant et qui s'appuie sur des données historiques, des données de terrain et des analyses structurelles. Cautre est celui de Nick Allen, paru 1. P. Kirchhoff, «The principles of clanship in human society », Davidson Journal of
Anthropology 1 (1), pp. 1-10.
DU PASSÉ, ON NE PEUr FAIRE TABLE RASE
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dans le même ouvrage que le texte de Kryukov et intitulé «The prehistory of Dravidian-type terminologies 1. Allen imagine comme point de départ de tous les systèmes de parenté un système « téttadique» à deux niveaux de générations parents/enfants, chaque niveau étant réduit à deux paires de frères et sœurs qui se marient entte eux. Au premier niveau, les deux frères ont échangé leurs sœurs ou l'inverse. Au second niveau, les enfants des deux couples se marient entre eux selon la formule du mariage entre cousins croisés (MB =FZH =SpF). Allen dote alors ce modèle réduit de deux propriétés, en le déclarant à la fois égocentrique et sociocentrique, c'est-à-dire que les groupes A et B de la génération (I) engendrent des enfants qui constituent deux groupes C et D (génération fi) qui, en s'unissant à leur tour, engendrent à nouveau les groupes A et B, etc. Le temps se présente donc sous deux formes, linéaire (la génération 1 engendre les membres de la génération fi) et cyclique (1 engendre fi qui engendre l, etc). La combinaison des deux temps peut être illustrée par un modèle à double hélice, chaque hélice représentant une moitié générationnelle :
Axb G(1) CxO G (2) Axa G(1) Double hélice : AxB-+- C+D CxD-+ A+B
Génération G 1+ G Il
1. N. Allen, « The prehistory of Dravidian-type terminologies ,., in Transformations of Kinsh;p, op. cit., chapitre 14, pp. 314-331. Ce texte renvoie à deux autres tentatives du même auteur pour construire un schéma d'évolution des terminologies de parenté, «Tetradic theory : an approach to kinship », Jasa, XVII-2, 1986, pp. 87-109 et cc The evolution of kiriship terminologies », Lingua 77, 1989, pp. 173-185. Dans un de ses derniers articles, Allen s'interroge cette fois sur les origines de la société humaine: « Effervescence and the origins of human society,., in N. J. Allen, W.S.R Pickering et W. Watts Miller (dir.), On Durkheim's E1ementary Forms of Religious Life, Londres, Roudedge, 1988, chapitre 12, pp. 149-161. Mentionnons, dans une tout autre perspective, les travaux de Gertrude Dole, particulièrement «DevelopmentaI sequences of kinship patterns,., in Priscilla Reining (dir.), Kinship Studies in the Morgan Centennial Year, Anthropological Society of Washington, 1972, pp. 134-146.
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENrt
Allen suppose ensuite que tous les membres de la société sont réellement ou virtuellement parents les uns des autres, et il construit leurs relations à partir de trois séries d'équations. La première identifie entre elles les générations alternes et les distingue des générations adjacentes. Ego est identifié à son grand-père et à son petit-fils (FF = 55). La seconde prescrit comme règle de mariage l'alliance entre cousins croisés (ex. MBD = W) : l'épouse sera la fille du frère de la mère. Les affins sont donc des cognats. Enfin, troisième type d'équations, classificatoires cette fois, celles qui posent l'équivalence des germains: le père = le frère du père (F = FB), le fils = le fils du frère (S = B5), la mère = la sœur de la mèFe (M = MZ), etc. A partir de ce point de départ hypothétique, qui ressemble très fortement à un système australien à quatre sections, Allen fait l'hypothèse que l'évolution de l'humanité a entraîné l'apparition de tous les types de parenté connus par une suite de ruptures qui ont fait disparaître l'une après l'autre ces trois types d'équations. Les premières à disparaître auraient été les équations fusionnant les générations alternes, suivies par la disparition des équations prescrivant diverses formules de mariage et faisant de certains cognats des affins potentiels, la dernière rupture étant celle des équations classificatoires [F = FB, M = MZ, S = BS, etc.]. Finalement, selon Allen, l'évolution, lorsqu'elle parvient dans certaines régions du monde à son terme, aboutirait à des terminologies à « zéro équation» c'est-à-dire à des systèmes distinguant les paternels des maternels et les parents en ligne directe des collatéraux, eux-mêmes distingués entre eux. Bref, au bout de la route, on aboutirait à des systèmes dits « soudanais » relevant de la catégorie bifurcate collateral (système latin ancien, chinois ou polonais, etc.) L'évolution commencerait donc avec des systèmes australiens pour se terminer avec les systèmes soudanais en passant par des systèmes dravidiens ou iroquois. Resteraient en marge les systèmes linéaires, qui ignorent la bifurcation entre parents maternels et paternels en ce qui concerne les collatéraux. Allen est alors obligé de supposer l'existence d'équations « contre-tétradiques» qui surgiraient indépendamment les unes des autres, n'auraient pas de développement et d'effets cumulatifs et seraient d'une importance secondaire 1. Ces vues sont certainement excitantes pour l'esprit, mais elles ne nous semblent pas recevables. n ne nous semble pas réaliste de prendre comme point de départ de l'évolution un système à la fois égocentrique et sodocentrique. Les découvertes récentes montrent, en effet, que ce ne fut pas le cas des systèmes australiens qui ont servi de modèle à l'hypothèse d'Allen. Et ceci parce que le caractère sociocentré des systèmes australiens ne semble pas être lié au désir de régler les alliances mais à celui de diviser toute la société en groupes assumant des fonctions rituelles distinctes et complémentaires, qui n'ont rien à voir avec la parenté et 1. N. J. Allen,
«
The evolution of kinship terminologies ,., art. cité, p. 182-183.
DU PASSf:, ON NE PEUT FAIRE TABLE RASE
551
concernent la reproduction de l'univers et les rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes. Par ailleurs, cette hypothèse doit invoquer l'existence d'équations contre-tétradiques pour expliquer l'existence des systèmes linéaires (eskimo), générationnels (hawaïen) et crow-omaha (bifurcate merging) 1. Cela fait beaucoup d'exceptions, et l'argument de l'existence d'équations contre-tétradiques paraît une explication ad hoc. En outre, l'histoire nous a montré un système dit à zéro équation, le système latin antique, évoluer vers un système linéaire alors qu'il aurait dû être en fin de parcours. Bref, imaginer que l'histoire procède par une série ordonnée de disparitions de trois sortes de règles (d'équations) combinées au dépan est une vue abstraite, qui laisse de côté le fait que les transformations ne travaillent pas seulement à multiplier les distinctions entre positions de parenté, mais procèdent aussi à l'inverse, en rassembl~nt sous un seul terme, par exemple Avunculus, l'oncle maternel et l'oncle paternel, ou en appelant Consobrinus tous les cousins d'Ego, étendant ainsi le sens d'un terme à trois autres types de cousins qui étaient auparavant désignés par une terminologie distincte. Bien entendu, les terminologies et les systèmes de parenté n'ont pas fini d'évoluer. Aujourd'hui et sous nos yeux, les terminologies polonaise 2 et chinoise, qui sont dans leur structure globale de type « soudanais », s'orientent de plus en plus (et de plus en plus vite) vers une terminologie de type eskimo, peut-être à cause de l'importance de plus en plus grande que joue dans ces sociétés la famille nucléaire au détriment de formes de famille plus étendues. Par ailleurs, comme le rappelle Trautmann, l'histoire fournit de multiples exemples de communautés de Brahmanes de l'Inde du Sud dont on pense qu'elles provenaient de l'Inde du Nord, et qui auraient abandonné leurs systèmes de parenté indo-européens (donc dépourvus de termes distincts pour désigner les cousins croisés et de règle prescrivant le mariage avec eux) pour adopter un système dravidien. N'est-ce pas d'ailleurs ce qui se passe dans de multiples régions du monde, où les populations converties au christianisme sont poussées à adopter le système de parenté occidental, centré sur la famille monogame, et à se marier avec des partenaires distants généalogiquement, système que les missionnaires protestants et catholiques ont importé avec eux ainsi que la terminologie eskimo qui le caractérise, et qu'ils considèrent comme à la fois « rationnel » et « chrétien». Quoi qu'il en soit, les systèmes de parenté changent profondément au cours des siècles alors que les terminologies de parenté, comme les 1. Ibid., p. 178-179. 2. R. Parkin, «The contemporary evolution of polish kinship terminology .. , Sociolops. 1995, vol. 45. nO 2. pp. 140-152. Sur l'évolution de la terminologie russe d'un système collatéral bifurqué à un système linéaire, comparable à l'évolution des terminologies contemporaines en polonais et en chinois, voir E. Gessat-Anstett, « Les terminologies russes de parenté .. , L'Homme, nOS 154-155, 2000, pp. 613-634.
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langues d'ailleurs, évoluent beaucoup plus lentement, puisque les mêmes termes « père », « oncle », etc., se chargent de sens nouveaux alors que d'autres sont abandonnés - comme en français parâtre, marâtre, remplacés par beau-père, belle-mère, faisant se confondre désormais des positions de parenté autrefois distinctes en vieux français alors que les Anglais continuent à distinguer entre father-in-law (père du conjoint) et stepfather (le nouveau mari de la mère) 1. Des hypothèses comme celles de Murdock, qu'en changeant de modes de résidence (de virilocale à uxorilocale par exemple), les gens seraient poussés à changer de principes de descendance (de patrilinéaire à matrilinéaire par exemple), ou comme celles de Bourdieu, expliquant l'émergence d'un système de parenté et de sa terminologie (par exemple le système arabe de mariage) comme conséquence de l'agrégation des stratégies de groupes poursuivant leur intérêts particuliers, n'ont jamais pu être prouvées 2 • Les systèmes de parenté changent, et à nos yeux les forces qui les font changer prennent leurs sources bien davantage dans les rapports politico-religieux, qui façonnent une société comme un tout, que dans les rapports économiques. Une preuve spectaculaire en est l'évolution de la parenté en Occident depuis la fin de l'Empire romain. Le rôle de la religion, du christianisme et de l'Église dans cette évolution fut fondamental. Comme l'a montré Jack Goody dans un livre pionnier 3, l'Église a interdit successivement la polygamie, le concubinage, le divorce, le remariage des veufs, l'adoption, les mariages proches et le mariage des prêtres. Elle transforma le mariage, qui avait d'abord été une alliance entre deux familles et était donc leur affaire, en un ({ sacrement» célébré dans l'Église, par le prêtre, devant Dieu. Elle imposa le baptême, sans lequel un enfant n'avait pas d'existence sociale et était condamné au purgatoire s'il mourait jeune, ou à l'enfer s'il mourait plus vieux. Mais le christianisme imposa également le mariage par consentement mutuel, et affirma l'égalité de l'homme et de la femme devant Dieu sans jamais 1. T. Traunnann, « La parenté comme langage., in La Production du sodal, op. cit., pp. 433-444. 2. G.P. Murdock, Sodal Structure, op. dt., pp. 201-218. P. Bourdieu, « Les stratégies matrimoniales dans le système de reproduction., Annales, nO 4-5, 1972, pp. 1105-1127. 3. J. Goody, L'Évolution de la famille et du mariage en Europe [1983], Paris, Armand Çolin, 1985. Rappelons ici l'hommage que Georges Duby, le grand historien du Moyen Age, a rendu à l'ouvrage de Jack Goody : « En bon historien, Jack Goody s'applique à situer dans le temps les points forts de l'évolution. Après la période initiale du Ive siècle, il insiste avec raison sur l'époque de la réforme dite grégorienne, le XIe et le xne siècle, où la puissance de l'organisation ecclésiastique romaine parvient à son apogée. Ce fut alors que les prescriptions relatives à la sexualité et à la famille atteignirent leur pleine rigueur, que l'interdit de l'inceste s'étendit démesurément jusqu'au septième degré de parenté canonique [... ] qu'acheva de se constituer un modèle de conjugalité dont le délabrement s'est tout récemment accéléré sous nos yeux [...] Jack Goodyadministre aux historiens professionels une superbe leçon de rigueur: appliquant aux matériaux qu'ils ont coutume de manier un outil conceptuel beaucoup plus aiguisé, il enseigne aux promoteurs d'une anthropologie historique comment sortir des routines de la méthode critique traditionnelle ,. (op. cit., p. 7).
DU PASSÉ, ON NE PEUT FAIRE TABLE RASE
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cependant permettre à la femme, qui avait suscité la faute originelle, de gravir les plus hauts échelons de la hiérarchie ecclésiastique. Or, le christianisme n'était pas seulement une religion, un système de croyances et de rites tournés vers Dieu, la Vierge Marie ou les saints. ~Église et le christianisme devinrent l'instance légitimant les pouvoirs féodaux, le'droit pour le roi et les nobles de régner sur la société, de la gouverner: La nouvelle religion s'était eI} effet, depuis l'empereur Constantin, unie au pouvoir politique et à l'Etat, et si les interdictions de se marier entre proches créèrent bien des soucis à l'aristocratie (à laquelle appartenaient souvent les évêques qui prononcèrent ces interdits dans différents conciles), il ne faut pas oublier que les évêques étaient eux aussi des seigneurs féodaux. ~islam, par contraste, a beaucoup moins transformé et bouleversé les rapports de parenté des sociétés et des communautés qui se sont converties à ses principes. Bien entendu, le mariage avec la femme du frère du père, qui existait chez les Bédouins, fut regardé comme le mariage idéal, mais les mariages proches, qui étaient fréquents depuis l'Antiquité des deux côtés de la Méditerranée, ne furent pas pour autant interdits par la nouvelle religion. La polygamie fut maintenue, quoique limitée, la répudiation et le divorce continuèrent d'exister: Seule l'adoption fut interdite par le Prophète, bien que par la suite diverses pratiques et institutions permirent de contourner cette interdiction quand c'était utile. On voit, à travers cette esquisse de bilan, toute l'importance et tout l'intérêt qu'il y a pour les sciences sociales à conjuguer leurs efforts afin de constituer et de comprendre un passé qui s'étend jusqu'à nous, toutes ces pratiques et ces représentations qui concernent des millions de gens et qui font partie de leurs manières de penser et d'agir, de leur identité, et ne sont pas près de disparaître. C'est dans cette direction que Jack Goody, Thomas Trautmann, M. Kryukov et quelques autres anthropologues et historiens (trop peu nombreux encore) se sont engagés depuis deux décennies 1. Ce sont ces recherches qu'il faut poursuivre et étendre plus loin encore avec la collaboration, la compétence de ceux qui, dans toutes les sociétés, non occidentales et occidentales, ont la mémoire et le savoir de leur histoire, en connaissent la complexité, et peuvent mieux que d'autres mesurer ce qui a disparu ou est apparu au cours des dernières décennies du :xxe siècle, ou ce qui s'est reproduit sous une autre forme.
1. Citons le livre trop « rapide» d'Andrzej Plakans, Kinship in the Past : Anthropology of European Pamily Life (1500-1900), Oxford, Basil BlackWell, 1994. Et aussi les deux volumes de l'Histoire de la famille, placée sous la direction d'A. Burguière, C. Klapish-
Zuber, M, Segalen, F. Zonnabend, Paris, Armand Colin, 1986, ainsi que J, Delumeau et D, Roche (dic.), l'Histoire des pères et de la paternité, Paris~ Larousse, 1990, un ouvrage qui combine les approches de plusieurs disciplines, notamment la psychanalyse.
CONCLUSION
Quel avenir pour quelles parentés? La population mondiale est aujourd'hui estimée à plus de six milliards trois cents millions d'habitants. Un milliard trois cents millions d'entre eux vivent en Chine et au TIbet, que la Chine a annexé. Plus d'un milliard vivent en Inde, deux cents millions en Indonésie, quatre ,cents millions en Europe, deux cent quatre-vingt-onze millions aux EtatsUnis, etc. Vue sous un autre angle, la population mondiale compte près de deux milliards de chrétiens, plus d'un milliard de musulmans, dont trois cents millions d'Arabes, près de neuf cents millions d'hindouistes, de cinq à six cents millions de bouddhistes. Toutes ces grandes religions sont ellesmêmes divisées et subdivisées en courants et sectes qui, souvent, s'opposent entre elles et imposent à leurs adeptes des pratiques religieuses et des conduites sociales différentes. Trois d'entre elles sont animées du désir de convertir l'humanité entière à leurs dogmes, le christianisme, le bouddhisme et l'islam. L'hindouisme n'a pas cette prétention, et est d'ailleurs difficile à exporter: pour y parvenir, il faudrait transporter avec ses dieux toute l'organisation de la société en castes. Ces faits doivent être rappelés car les religions, à prétention universelle ou non, pèsent très directement sur les rapports entre les hommes et les femmes, à la fois dans le champ de la sexualité et des unions permises ou interdites entre les sexes, mais aussi sur les rapports entre parents et enfants, ascendants vivants ou défunts et descendants. Par ailleurs, il faut rappeler qu'au poids de la religion, qui est susceptible d'unifier des pratiques de parenté entre des individus appartenant à des sociétés dont la culture, l'histoire et le poids dans le monde sont très différents, s'ajoutent ceux du pouvoir et de la richesse qui chargent les rapports de parenté d'une société d'enjeux sociaux particuliers, à la fois sources de solidarité mais aussi d'intérêts divergents, de discordes et de ruptures. Si l'on confronte ces faits et ces chiffres aux thèses développées dans cet ouvrage, on en conclura qu'il est fort peu probable que la parenté évolue aujourd'hui partout dans le monde dans le même sens. peut toutefois se dessiner des tendances dominantes.
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I:impact de rOccideltt Depuis le début du XIXe siècle, un système économique né en Occident, le capitalisme, s'est étendu à toutes les sociétés de la planète, soit en les intégrant directement, soit en les soumettant à distance (la Chine, par exemple). Associées au capitalisme se sont développées, du moins dans les pays d'Europe occidentale et d'Amérique où ce système était né et s'était développé, diverses formes de régimes politiques démocratiques et constitutionnels qui ont succédé - souvent par des transitions violentes - aux régimes féodaux et monarchiques dits de l'Ancien Régime. Sans être aussi largement exportée à travers le monde que le capitalisme, qui se propage sur la base de rapports de force concurrentiels à la fois matériels (biens et services nouveaux liés à des technologies nouvelles), financiers (investissements), et impersonnels (entreprises, sociétés nationales et multinationales), la démocratie est revendiquée par l'Occident comme valeur ~ondamentale, et utilisée par lui, lorsque cela sert les intérêts de tel ou tel Etat ou coalition d'États à la fois comme critère de mesure du retard des autres pays et civilisations par rapport à l'Occident, et comme modèle à proposer ou à imposer aux pays non occidentaux. La tâche d'apporter la vraie religion, le christianisme, aux autres peuples de la terre fut l'une des missions dont se paraient les découvreurs et conquérants occidentaux de l'Amérique, de l'Océanie, de l'Afrique. Aujourd'hui, l'Océanie, l'Mrique, l'Amérique du Sud et l'ExtrêmeOrient restent des terres de mission. Mais l'idée de démocratie, soutenue par la charte des droits de l'homme, s'est substituée au christianisme. On peut donc raisonnablement supposer que l'hégémonie croissante du système capitaliste sur le plan mondial, et l'apparition de régimes politiques démocratiques au sein des sociétés occidentales qui l'avaient vu naître, ont eu un impact sur la reproduction des rapports de parenté dans les sociétés soumises à leur domination ou exposées à leur influence 1. C'est là un immense domaine de recherches à développer. nfaut, pour y parvenir, associer pratiquement toutes les sciences sociales, l'histoire passée et récente, l'économie, la sociologie, l'anthropologie, la démographie, la linguistique.lJanthropologie ne saurait y suffire. Les anthropologues disposent cependant de deux atouts. TIs s'efforcent d'analyser tous les aspects d'une société locale, et souvent ils reviennent sur leur terrain pendant une ou deux décennies, devenant les témoins des transformations et résistances mineures ou majeures. Ils disposent aussi des données accumulées depuis plus d'un siècle sur les différents types ou variétés de systèmes de parenté qu'on peut rencontrer de par le monde. Cependant, très peu d'anthropologues, malheureusement, ont travaillé ou travaillent en milieu urbain. Or, 75 % de la population de l'Mrique noire vit aujourd'hui dans des villes. Les affrontements urbains des 1. Voir 1. Friedman (dir.), World System History. The Social Science of Long Term Change, Londres, Roudedge, 2000.
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ethnies, le chômage, la pauvreté, le clientélisme politique et/ou tribal créent un contexte nouveau pour les individus lorsqu'ils doivent, pour survivre en ville, faire appel à des solidarités villageoises ou ethniques, ou au contraire échapper aux obligations de partage associées au fait d'être du même village, du même clan, etc., que ceux qui arrivent chaque jour en ville. L'apport de la sociologie est nécessaire. Mais anthropologues et sociologues, démographes ou géographes ne suffiront jamais à la tâche. Il y faut aussi des historiens, des linguistes, ainsi que tous ceux au premier rang desquels les autochtones qui ont la mé!D0ire du passé et des traditions. A partir des connaissances actuelles, que peut-on dire des grandes transformations à l'œuvre actuellement dans les grandes régions du monde?
Retour en Océanie Transportons-nous à l'autre hout du monde, en Océanie, et plus particulièrement en Nouvelle-Guinée que nous connaissons un peu mieux. Prenons le cas de la société des Téléfolmin, sur laquelle nous disposons d'informations qui remontent à 1940, presque vingt ans avant l'arrivée des Blancs et l'établissement d'un patTol post à la fin des années 1950 et dans les années 1960, source d'observations riches et précises de plusieurs anthropologues, Ruth et Barry Craig 1 dans les années 1960, et Dan Jorgensen 2 à partir des années 1980 jusqu'à aujourd'hui. Au milieu du xxe siècle, les Telefolmin vivaient dans des villages fortement endogames, perchés sur la montagne, aux sources mêmes de la rivière Sepik. Leur système de parenté était cogna tique, donc sans lignage ni clan. Le mariage s'opérait par échange direct des femmes, de « sœurs », mais il était interdit de renouveler la même alliance avant deux génération au moins. Le principe de l'alliance était l'échange d'une personne contre une personne et reposait sur l'équivalence des femmes. L'échange des « sœurs» était toujours accompagné de dons réciproques de biens entre les deux parentèles qui s'alliaient: la parentèle du fiancé donnait aux parents de la jeune fille des coquillages obtenus par le commerce avec les tribus du Sud, celle de la fiancée donnait en retour une certaine quantité de viande de porc. Ce don de viande visait à prévenir toute réclamation ultérieure sur les enfants de la femme. Le porc était consommé, les coquillages thésaurisés pour servir de prestation à l'occasion d'autres mariages et de funérailles. Avec l'établissement d'un patrol post et le contrôle des tribus exercé 1. R. Craig, « Marriage among the Telefolmin », in R.M. Glasse et M. Meggitt (dit:), Pigs, Pearl-shells and Women, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1969, pp. 186-187. 2. D. Jorgensen, «Money and marri age in Telefolmin », in R. A. Marksbury (dir), The Business of Marriage. Transformations in Oceanic Matrimony, Pittsburgh, University of PittSburgh Press, 1995, pp. 57-82; «Big men, great men and women : alternative logics of gender difference », in M. Godelier et M. Strathem (dir.), Big men and Great Men: Personifications of Power in MeIanesia, Cambridge University Press, 1991, Chapitre 14, pp. 256-271.
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par l'administration australienne, les choses ont commencé à changer en matière de parenté - et surtout de mariage. L'Administration commença par punir toute violence exercée contre les femmes lorsque celles-ci étaient forcées par leur famille d'épouser un homme dont elles ne voulaient pas. Puis elle refusa d'accorder le statut de « loi coutumière» à l'échange des sœurs. La première intervention de l'Occident fut donc politique et policière. La seconde fut économique. Quelques années après, de gigantesques mines à ciel ouvert (or et autres métaux ou minerais précieux) furent ouvertes à Ok Tedi par des multinationales occidentales, à quelques jours de marche du territoire des Telefolmin. Les jeunes hommes furent embauchés en masse dans les mines, reçurent des salaires relativement élevés pour la Nouvelle-Guinée, et connurent la vie en cités ouvrières équipées de supermarchés. Par étapes, l'échange des femmes disparut et l'échange de biens qui accompagnait le mariage se transforma en une dot en « cash» versée par la famille du jeune homme à celle de la jeune fille. Les paiements en retour disparurent. Après une étape intermédiaire, où les jeunes hommes convertissaient encore leur argent en coquillages ou en biens traditionnels, toutes les prestations se firent en argent, et le montant des dots augmenta rapidement. De 150 kina vers 1970, la dot monta à 6 000 kina vers 1983 pour atteindre 10 à 12000 kina aujourd'hui, soit une ou plusieurs années de salaire d'un homme employé par les mines. Le mariage est désormais devenu une affaire purement « familiale», et ceci en un sens entièrement nouveau dans la mesure où les mariages n'interconnectent plus les familles comme autrefois avec la pratique de l'échange des femmes. Le plafond de la dot versée n'est plus fixé par le nombre de cochons ou de coquillages dont disposent les familles, mais par la quantité de «cash» qu'elles peuvent mobiliser. n n'y a donc plus de limites fixes. On assiste ainsi à la « monétarisation » des rapports sociaux. Aujourd'hui, chez les Telefolmin comme dans beaucoup d'autres sociétés, la richesse qui circule c'est l'argent, et celui-ci se procure en produisant et en vendant des marchandises ou du travail. C'est ainsi que s'est mis en place un mécanisme qui fait dépendre la reproduction de rapports sociaux non économiques, non marchands, des alliances matrimoniales par exemple, de la participation des individus à l'économie marchande. Du coup, les rapports sociaux non économiques se monétarisent. La sphère de la production et de la circulation de marchandises, qui en Nouvelle-Guinée est toujours liée au, capitalisme financier et commercial des pays étrangers - Australie, Etats-Unis, Japon, GrandeBretagne, mais aussi la France -, s'élargit sans cesse, non seulement sous l'effet de l'extension des marchés mais aussi sous celui de la monétarisation des rapports non économiques et non marchands. Simultanément, un autre facteur, qui a sa source également en Occident, est venu en partie contredire cette évolution. Des sectes protestantes fondamentalistes américaines ont en effet fait leur apparition chez les Telefolmin, et elles ont converti une grande partie de la population, les femmes d'abord. Ces sectes ont pour mots d'ordre Bihainin ]isas (Suivre Jésus)
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et Makin bisnis (Faire du bisness). Elles ne voient pas d'un bon œil les dépenses considérables impliquées par le mariage et surtout l'inflation des dots 1. Elles découragent désormais le mariage avec dot et imposent le mariage chrétien entre un homme et une femme qui se sont librement choisis, se sont unis devant Dieu et forment un couple qui, après la naissance des enfants, formera une famille nucléaire à l'occidentale. Le vieux modèle occidental de la famille chrétienne monogame et sans droit au divorce, modèle quasiment disparu en Occident, est donc en train de prendre racine aux antipqdes par l'effet de la rencontre de plusieurs facteurs : n~issance d'un Etat postcolonial dont les lois sont copiées sur celles des Etats occidentaux, développement d'une économie industrielle et commerciale entièrement indépendante des populations locales (mais qui les intègre par le marché), petite taille des sociétés local~s, peu aptes à résister aux pressions conjuguées des représentants de l'Etat et des Églises chrétiennes de toutes confessions venues éradiquer les diverses formes d'idolâtrie et autres pratiques religieuses inspirées par Satan, etc. Les armes de la conversion ne sont plus la violence directe et les autodafés, comme du temps des Espagnols et des Portugais du XVIC au XVIIIe siècle dans l'Amérique conquise et partagée entre deux nations catholiques européennes, mais le soutien matériel apporté aux populations par les missionnaires qu( créent écoles, hôpitaux de brousse, pistes d'aviation, et font ce que les Etats « indépendants» fabriqués artificiellement à la fin de la période coloniale ne font pas, soit parce qu'ils n'en ont pas les moyens, soit parce qu'ils utilisent leurs ressources à d'autres fins (enrichissement des élites dites « évoluées », etc.). Si nous nous tournons maintenant vers la Polynésie, et particulièrement vers Tonga et Samoa, deux sociétés où les anciennes hiérarchies entre les groupes locaux de parenté et de corésidence, les kainga subsistent et se reproduisent sous le manteau d'un régime parlementaire à l'européenne, les alliances continuent à être conduites selon les anciens principes et les mariages donnent lieu à d'immenses «étalages» de richesses suivis de dons et contre-dons réciproques de nattes anciennes ou m~dernes, mais aussi de multiples biens d'origine industrielle fabriqués aux Etats-Unis ou en Europe (voitures, équipement électronique, etc.). Bien entendu, toutes ces populations sont chr~tiennes, et en général de confession protestante. Elles disposent de leurs Eglises nationales, évêques et pasteurs occupant un rang important dans la société, mais aux côtés des chefs des grandes kainga. Ici aussi la nouvelle famille chrétienne est monogame, mais, du fait de la persistance des anciennes hiérarchies, la liberté de choisir son conjoint y est moins grande qu'en Nouvelle-Guinée. 1. En 1989, une conférence des évêques catholiques de Papouasie-Nouvelle-Guinée s'est tenue à POrt Moresby, pour traiter du!roblème du .. prix de la fiancée ,. (bridepriee) et de l'inflation des dots. Voir .. Brai praise,., Umben Publication, melanesian Institute, 1989, vol. V, nO 3. On lira les commentaires de Colin Filer dans .. What is this thing called Bride priee?,., Mankitui, 1985, vol. 15, pp. 163-183; R. Wagner, oc A theology of Bride Price JO, in E. Martovani (dir.), Marriage in Melanesia : A theological perspective, pp. 153-172, Goroka, The Melanesian Institute, « Point Series» nO 11.
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La Chine En Chine, le régime communiste avait promulgué des lois interdisant la vente des enfants, supprimant la dot à verser aux parents de la femme, le concubinage, etc. Depuis la disparition de Mao et l'èr~ nouvelle ouverte par Deng, beaucoup de choses ont changé et certains changements donnent l'impression d'un retour en arrière. La grande nouveauté a été la politique résumée par le mot d'ordre « One (amily, one child». La Chine, confrontée à la croissance exponentielle de sa population et à la croissance moins rapide de son économie, a entrepris depuis deux décennies de mener une politique démographique radicale. Théoriquement, les familles ne sont pas autorisées à avoir plus d'un enfant, à l'exception des populations appartenant aux minorités ethniques, non Han, qui ont droit à trois enfants et à des aides économiques et sociales destinées à les amener « au niveau de civilisation» des Chinois. Ceci a créé beaucoup de problèmes pour des millions de familles qui continuaient à honorer le culte des ancêtres, et donc à avoir absolument besoin d'un fils pour célébrer les rites. D'où, bien sûr, la multiplication des infanticides féminins. Par ailleurs, certaines femmes qui accouchaient dans des cliniques du peuple de leur premier enfant se sont vues, à leur insu, stériliser à vie. Beaucoup de familles décidèrent cependant de ne pas déclarer leur fille à la naissance. Ces enfants sont donc restés ensuite sans identité sociale. Aujourd'hui se développe également en Chine un grand trafic de femmes entre les régions. Des femmes sont vendues, achetées. L'une des raisons est que des centaines de milliers de femmes ont quitté la campagne, ne voulant plus y vivre, et que les hommes qui y restent sont à la recherche de femmes pour fonder une famille. La dot est réapparue sous une double forme : dot que le futur époux apporte à la famille de la femme et à celle-ci, et dot que la famille de la femme accorde à celle-ci. Cette dernière est très importante pour une femme, car elle signifie aux yeux de tous qu'elle n'a pas été achetée 1. y a quelques années, l'obligation pour un homme de réunir le montant d'une dot pour trouver épouse était exprimée par la formule dite des « seize pieds» : il fallait à cet homme avoir les moyens d'acheter le lit (quatre pieds), la table (quatre pieds), les chaises, etc. Déjà, il Y a dix ans, la somme nécessaire s'élevait à plusieurs milliers de yuan, c'està-dire l'équivalent de plus d'un an de salaire. Aujourd'hui, les montants à réunir sont beaucoup plus importants : ils se sont accrus avec le développement impétueux du capitalisme et de l'intégration chaque jour plus
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1. Ces faits, bien entendu, n'apparaissent pas dans les ouvrages publiés officiellement en Chine, tel New Trends in Chinese Ma"iage and the Fami/y (Pékin, 1987). Néanmoins. ce livre expose avec clané toutes les lois nouvelles concernant le mariage, le droit au divorce, la responsabilité des parents vis·à-vis de leurs enfants après leur divorce, etc. Pour une analyse très nuancée des conséquences de ces lois, voir l'excellent ouvrage de J.·L. Domenach et H. Chang-Ming, Le Mariage en Chine, Paris. Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1987.
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poussée de la Chine dans le marché mondial. Mais cette intégration a tout autant contribué à revitaliser un passé, décidément bien loin d'être mort, qu'il a créé des pratiques nouvelles. Rappelons qu'en 2003, 42 % des investissements européens et américains à l'étranger ont été effectués en Chine. La tendance mondiale à la monétarisation des rapports sociaux non marchands, à la création de nouvelles inégalités sociales fondées sur la propriété de l'argent et les profits du capital ne fait donc que s'accroître et peser sur les rapports entre les hommes et les femmes, et entre les populations des villes en pleine croissance et celles des campagnes qui se vident peu à peu d'une partie de leur jeunesse.
I:Inde Nous avons déjà longuement évoqué le cas indien 1. Traditionnellement, en Inde, le mariage ne peut intervenir qu'entre personnes appartenant, à la même caste; il est arrangé par les parents de la femme qui cherchent un époux pour leur fille, et de préférence un homme de statut supérieur au leur. La jeune femme doit être vierge au moment du mariage, et au don d'une vierge s'ajoute celui d'une dot considérable qui, à l'inverse de la Chine, revient aux parents du futur mari (ot, bijoux, tissus, etc.). Là encore, le mariage d'un fils ou d'une fille est l'occasion pour les familles de faire étalage de leurs richesses et de leur rang. Bien qu'après l'indépendance, à une époque où l'Inde se dotait d'institutions politiques à l'occidentale, la dot ait été abolie par la loi en 1961 2, tandis que d'autres mesures étaient prises pour permettre l'accès aux personnes des basses castes ou sous-castes à l'école, aux universités, la pratique n'a pas beaucoup changé, bien que la dot soit de plus en plus versée en roupies et non en or ou en bijoux. Mais si la dot promise n'est pas payée, ou n'est payée qu'en partie, très souvent l'épouse est victime de représailles, de sévices, allant parfois jusqu'à la mort. Cependant, comme en témoignent les multiples films à romance du cinéma indien, le mariage auquel aspirent les millions de jeunes est celui que les textes védiques appellent Gandharva, mariage d'une femme qui choisit d'épouser qui elle veut, qui elle aime, à condition de renoncer à tout héritage, à toute dot. Ces deux tendances, à l'individualisation du mariage d'une part, à la soumission aux normes de sa caste de l'autre, sont depuis des décennies en conflit à l'intérieur de la société indienne, et le développement récent d'un fondamentalisme hindou, antimusulman et en partie antioccidental, renforce plutôt les tendances conservatrices dans le champ de la parenté, de la sexualité et des rapports entre les sexes. 1. Voir le chapitre 4. 2. Rappelons que la coutume obligeant les veuves à se sacrifier sur le bûcher funéraire de leur époux (le san) avait été abolie à Delhi en 1809 par Metcalfe, et dans le reste de l'Inde par Bentik en 1829. Mais elle continua à se pratiquer dans les communautés hindoues « orthodoxes ,. jusqu'au xxe siècle.
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Le monde musulman Quelques mots sur les pays musulmans. Là encore, deux tendances existent qui pèsent en sens opposés sur l'évolution des rapports de parenté et de la famille. Dans certains pays, telle la Turquie après l'arrivée au pouvoir d'Atatürk en 1919, ou la Tunisie après la Seconde Guerre mondiale, et plus tard l'Irak après la prise du pouvoir par le Baas, la polygamie fut abolie par la loi, et les femmes n'eurent plus l'obligation de porter le voile. Le divorce autorisé par le Coran resta cependant beaucoup plus difficile à obtenir pour les femmes que pour les hommes. Dans d'autres pays musulmans, la polygamie a continué d'être pratiquée jusqu'à nos jours, mais paradoxalement par deux couches opposées de la société, les riches au sommet et les pauvres à la base. Comme en Inde, le désir d'accorder aux individus plus de liberté pour le choix de leur épouse ou de leur mari n'a fait que croître et s'exprime aujourd'hui dans les films, les chansons. C'est ainsi que la famille monogamique s'est répandue dans presque toutes les couches de la société. Mais la parenté est souvent, dans ces pays, liée à l'existence de lignages, clans, tribus qui n'ont pas disparu avec la globalisation de l'économie et l'hégémonie politique de l'Occident. Et souvent, ces clans, lignages, tribus constituent à la fois des remparts contre les effets de la globalisation, mais aussi des instruments efficaces pour prendre place dans les rapports de force économiques et politiques développés pendant la colonisation et après l'indépendance. Dans les dernières années du xxe siècle, après l'indépendance des pays dits du tiers-monde, les mouvements de résistance à l'hégémonie de l'Occident et à son influence culturelle, accusée de corrompre les esprits, d'entraîner les masses dans des pratiques impies, se sont efforcés de restaurer des coutumes anciennes, d'obliger les femmes à porter de nouveau le voile ou la burqua, de leur interdire l'accès à l'école, aux professions médicales, etc. Ce fut et c'est toujours le cas en Afghanistan et au Pakistan notamment. Là, le rapport à l'Occident a eu pour effet de susciter le désir d'une restauration de l'islam des origines, un islam plus imaginaire que réel, un peu comme ce fut le cas en Europe lorsque certaines sectes chrétiennes prétendaient en revenir à la vraie parole du Christ, au christianisme des premiers siècles. L'Afrique au sud du Sahara Dans les pays d' Mrique islamisés, les rapports de parenté ont été remodelés selon les principes du Coran tout en conservant, sous bien des aspects, les systèmes de parenté locaux, caractéristiques des groupes ethniques ou tribaux traditionnels. Ailleurs, différentes Églises chrétiennes ont converti au catholicisme ou à différentes variétés de protestantisme une grande partie des populations des pays africains colonisés puis indépendants (le cas du Rwanda est exemplaire). Leur conversion
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entraîna la disparition de l'échange direct des femmes lorsqu'il existait, comme chez les Tiv du Nigeria, de la polygamie, et la diffusion de la famille monogame, le remplacement partiel des anciennes cérémonies de mariage et des funérailles par des mariages, des baptêmes et des enterrements à l'église 1, mais aussi l'inflation des dots. Quoi qu'il en soit, partout un- double mouvement est à l'œuvre dans les rapports de parenté; soit ils servent de rempart commun contre les transformations économiques et sociales induites par la globalisation de l'économie et l'hégémonie directe ou indirecte du monde occidental, soit ils servent de tremplin pour prendre place dans la société nouvelle qui naît de ces transformations. Mais une autre tendance existe, qui va dans le sens contraire: l'individualisation grandissante du choix des individus, qui refusent d'obéir aux obligations de partage, d'hospitalité, d'entraide que leur imposent, selon les traditions, les liens de parenté avec d'autres, qu'il s'agisse des liens de consanguinité ou d'alliance ou des liens d'appartenance au même village, à la même tribu ou ethnie. Partout, pourtant, on observe l'inflation des dots; partout on voit des individus, qui ont « réussi » dans l'administration ou dans le commerce, héberger des dizaines de parents et d'amis venus de leur village natal leur rendre visite et séjourner chez eux pour un temps illimité. Vindividualisme » ne saurait prétendre, dans ces conditions, accompagner jusqu'au bout la réussite des individus. (t
L'Europe et l'Euro-Amérique
Nous nous bornerons ici à des données concernant la France 2, informations que nous avons en partie présentées dans les premières pages de ce livre. En fait, plusieurs de ces données sont liées à des transformations qui sont apparues également dans d'autres pays d'Europe 1. P. Bohannan, .. The impact of money on an African subsistence economy », Journal of Economie History, vol. 19 (4), 1959, pp. 491-503. C. Murray, « High Bridewealth, migrant labour and the position of women in Lesotho », Journal of African Law, vol. 26 (1), 1977, pp. 79-96. 2. Sur l'Europe: R. Ganghofer (dir.), Le Droit de la famille en Europe. Son évolution depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1992 ; et V. Feschet, .. La transmission du nom de famille en Europe occidentale. Fin xxedébut du ~ siècle", L'Homme, nO 169, 2004, pp. 61-88. L'auteur montre que l'évolution récente accentue la tendance à faire peu à peu disparaître .. toute discrimination entre l'homme et la femme .. dans le choix et la transmission du nom aux enfantS, à ne plus donner aux parentS en ce domaine le dernier mot, et à renforcer la filiation par rapport à l'alliance, ce qui va dans le sens des transformations profondes intervenues dans les sociétés d'Europe occidentale au siècle dernier : égalité plus grande entre les sexes, valeur plus forte attachée à l'enfant et à l'enfance, liberté quasi complète en matière d'alliance. Sur l'Euro-Amérique: R. Rapp, .. Family and c1ass in contemporary America ", in B. Thore et M. Yalom, Rethinliing the Farnily : Sorne Ferninist Questions, Boston, Northeastern University Press, 1992, pp. 49-70. Dans le même ouvrage, on lira .. Is there a family? New anthropological views .. , de J. Collier, M. Rosaldo et S. Yanagisako, pp. 31-48.
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occidentale, catholiques et protestants, et en Amérique du Nord 1. Les mutations ont porté sur les deux axes de la descendance et de l'alliance. Du côté de la descendance qui, dans les sociétés à systèmes de parenté cogna tique, se confond avec la filiation, le fait majeur a été en France l'abolition en 1970 de la notion de « puissance paternelle» et le passage à la notion d' « autorité parentale» partagée à égalité par le père et la mère d'un enfant, et qui continue d'exister même si le père et la mère divorcent et se remarient. 1970, c'est également l'année de la vente libre des moyens contraceptifs, qui permettent aux femmes de disjoindre leur sexualité de la reproduction et de mettre des enfants au monde quand et avec qui elles le décident. En 1975 a été institué le divorce par consentement mutuel et, la même année, l'avortement a été légalisé sous certaines conditions. Diverses lois ont par ailleurs accéléré la « libéralisation des mœurs» et des représentations classiques. Désormais, le conjugal est dissocié du parental, le couple se distingue de la famille (qui ne conunence à exister qu'avec la naissance d'un enfant). Par ailleurs les couples, dans une proportion de plus en plus importante, ne se marient plus ou se marient tard (après plusieurs années de vie commune et la naissance d'un ou de plusieurs enfants). I:âge moyen est de 30 ans pour les hommes, de 27 ans pour les femmes. La première maternité pour une femme, qui intervenait à l'âge de de 26 ans en moyenne en 1980, survient à 29 ans en l'an 2000. 30 % des couples ne sont pas mariés, et 40 % des enfants qui naissent chaque année en France le font hors mariage. 82 % d'entre eux sont reconnus par leur père immédiatement ou dans l'année de leur naissance. Rappelons que les couples non mariés bénéficient des mêmes allocations familiales que les couples mariés. On voit donc qu'en France, le mariage n:1est plus racte fondateur du couple, ce qui signifie également que la vieille interdiction chrétienne, « pas de sexe avant le mariage, pas de sexe en dehors du mariage », a fait son temps - même pour les chrétiens. Pour les jeunes, l'initiation à la sexualité intervient d'ailleurs de plus en plus tôt. Autre transformation : la multiplication croissante des divorces et des séparations. Un mariage sur trois finit en divorce ou séparation. D'où la multiplication des familles recomposées et des familles monoparentales, avec, dans le cas des familles monoparentales, la plupart du temps une femme à leur tête. Ceci a été rendu possible, du point de vue matériel, par une entrée massive des femmes sur le marché du travail après la Seconde Guerre mondiale. Les femmes, en devenant salariées, ont acquis un poids économique décisif dans la famille, leur contribution financière devenant indispensable compte tenu de l'élargissement des besoins. Mais dans les périodes de ralentissement ou de crise économique, elles sont frappées 1. Rappelons le livre de Michael Young et Peter Willmott, devenu un classique mais qui date de 1957 et fut révisé en 1962 avant d'être réédité près de vingt fois, Familyand Kinship in East London, Londres, Routledge et Kegan, 1957, PeJikan Books, 1962.
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avant les hommes, et la vie devient plus difficile pour les familles monoparentales. En 2003, plus d'un million d'enfants vivaient en France dans des zones de pauvreté 1, et il s'agissait souvent d'enfants de familles divorcées et/ou monoparentales. Si tout le monde ne se marie pas en France, nous n'assistons pas néanmoins à la fin. du mariage 2 • Plus simplement, on n'attend plus de lui qu'il instaure des liens pour toute la vie. Comment résumer ces faits ? Quelles tendances expriment-ils ? Tout d'abord que l'union des sexes et la décision de lui donner un statut officiel, voire durable, sont devenues une affaire de plus en plus individuelle, privée, un rapport à l'autre où les sentiments ont plus de poids que la pression sociale (qu'elle provienne de la famille ou du milieu), et que les intérêts matériels que les individus ont à prendre en considération pour déterminer leur choix de vie. C'était déjà le cas au XIXe siècle pour les classes laborieuses, qui n'avaient guère de biens à transmettre. Et c'était d'ailleurs souvent au sein de la classe ouvrière qu'on rencontrait des couples non mariés avec enfants.
Ce qui a changé en Occident Trois choses ont donc fondamentalement changé en Occident en ce qui concerne la parenté. Le rapport des individus à la sexualité, la place des hommes et des femmes dans la société (et donc les rapports entre les sexes), et la place des enfants. La sexualité se découvre tôt dans l'adolescence et se pratique avant la vie en couple (et aussi hors du couple quand celui-ci existe). Dans le couple, et même dans la famille, la tendance est à plus d'égalité entre les sexes, à un partage moins dissymétrique des responsabilités quotidiennes. Cette égalité, ce partage sont plus faciles à atteindre ou s'imposent plus facilement lorsque la femme travaille, apportant sa part à l'entretien matériel de la famille. Hors de cet univers privé, dans l'entreprise ou dans le monde politique, les inégalités entre les hommes et les femmes ont certainement diminué mais, jusqu'à ce jour, encore bien peu. Les responsabilités accessibles aux hommes et aux femmes ne sont pas les mêmes, les salaires, à compétence égale, ne sont pas les mêmes, et en période de crise les femmes sont, après les immigrés, les premières à être mises au chômage lorsque l'entreprise réduit ses effectifs, ou comme on dit en France, se « dégraisse » de ses employés superflus. Par ailleurs, prolongeant une tendance déjà séculaire, l'enfant occupe en Occident une place de plus en plus importante dans la société et aux yeux de la loi. La société a réagi en profondeur au fait que, depuis que le divorce est autorisé et relativement facile à obtenir lorsqu'il est demandé par consentement mutuel, les familles se décomposent et se recomposent selon les choix des adultes. C'est ainsi que la loi règle 1. La population vivant en France, en 2003, s'élevait à 59,8 miUions d'habitants. 2. Cf. le livre de F. Battag!io)a, La Fin du Mariage?, Paris, Syros/Alternatives, 1988.
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désormais les rapports changeants entre parents et enfants afin d'assurer une meilleure protection à ceux-ci. Ce fut la substitution de l'autorité parentale (qui « appartient aux père et mère, et à eux seuls») à l'autorité paternelle (qui, autrefois, réservait à l'homme seul toute l'autorité s'exerçant dans la famille et sur les enfants). Désormais, quels que soient leurs choix de vie, les parents sont donc dans l'obligation morale et juridique d'assumer leurs responsabilités de parents vis-à-vis de leurs enfants jusqu'à leur majorité dans quatre domaines essentiels pour leur développement - et précisés par la loi: la santé, l'éducation, la sécurité et, ce qu'on ignore souvent, la moralité 1. L'autorité des parents est donc bien à la fois une responsabilité individuelle, morale, mais aussi « une fonction d'ordre public 2 », une obligation sociale s'imposant à tout citoyen.
Les familles recomposées Dans la société, la parenté fut donc contrainte d'évoluer pour faire face aux problèmes auxquels étaient confrontés les parents et les enfants du fait de la multiplication des divorces et des familles recomposées ou monoparentales, qui en étaient (et en sont) la conséquence logique. Le problème était d'abord celui qui se posait aux adultes associés à l'élevage et à l'éducation d'enfants nés d'autres unions que les leurs, et amenés par leur compagnon ou leur compagne. C'était également celui qui se posait aux enfants nés de ces diverses unions lorsqu'ils passaient de l'une à l'autre. Beaucoup d'enfants, aujourd'hui, craignent que leurs parents ne divorcent un jour et qu'ils ne soient abandonnés par l'un ou par l'autre, ou coupés de l'accès à l'un ou à l'autre. Beaucoup souffrent du fait que leurs parents ont divorcé et qu'ils se retrouvent avec l'un ou l'autre de ceux-ci au sein d'une nouvelle famille où il leur faut trouver de nouveaux repères après avoir perdu les anciens. Mais c'est également un problème pour les adultes, qui s'en vont vivre pendant des années avec des enfants qui ne sont pas les leurs et doivent les prendre en charge au quotidien alors qu'ils ne les connaissent pas et n'auront sur eux aucune autorité légale, celle-ci continuant d'appartenir «aux père et mère et à eux seuls ». En fait, pour les adultes comme pour les enfants qui se rencontrent par l'intermédiaire d'un tiers et se retrouvent dans l'obligation de vivre ensemble au quotidien, la famille recomposée devient d'emblée un univers où, à des rapports de parenté classiques dans notre société, c'està-dire combinant parenté biologique et parenté sociale - un père et ses enfants d'une même mère, une mère et ses enfants d'un même père, des 1. Articles 371-372 du Code civil. 2. Article 376 du Code civil. La loi instituant l'autorité parentale (du 4 juin 1970) a été réformée par deux fois, d'abord en 1987 puis en 1993, afin que tous les enfants soient traités à égalité, quel que soit le statut juridique des parents, et en vue d'assurer la continuité de l'autorité parentale au-delà des ruptures des couples. Cf. 1. Théry (dir.), Couple, filiation et parenté aujourd'hui, op. cit., pp. 189-207.
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frères et sœurs des mêmes père et mère -, s'ajoutent des rapports de « quasi-parenté» avec le nouveau compagnon de leur mère ou la nouvelle compagne de leur père et leurs enfants s'ils en ont eu auparavant. En anglais, ce type de parents est dénommé step relatives, stepfather, stepmother, etc. Ce sont de nouveaux « alliés » du père ou de la mère, mais qui ne sont en rien des consanguins paternels ou maternels des enfants d'un autre mariage ou d'une autre union (concubinage ou union libre). Le lien qui s'établit entre ces adultes et les enfants de leur conjoint est ainsi un lien d'une parenté purement sociale, mais la société attend qu'ils se comportent vis-à-vis des enfants qui ne sont pas les leurs comme de « vrais » parents. Et cette situation implique que les enfants, de leur côté, se comportent vis-à-vis de ces adultes qui prennent soin d'eux au quotidien comme s'ils étaient aussi en quelque sorte leurs « vrais » enfants. Une nouvelle forme de parenté est donc en train de se construire et de se développer dans les sociétés occidentales, où l'union des personnes de sexe différent dépend entièrement de leur décision individuelle, où la famille ne coïncide plus automatiquement avec le couple, où l'autorité des parents sur les enfants ne disparaît pas - et surtout n'est en rien diminuée après que les parents se sont séparés. Cette nouvelle parenté au sein des familles recomposées n'a évidemment rien à voir avec l'adoption d'enfants par des adultes qui ne sont pas leurs parents 1. TI s'agit d'une parenté fondée sur ce principe bien connu des anthropologues et quasiment universel : les parents, ce ne sont pas seulement ni nécessairement ceux qui font des enfants en s'unissant sexuellement. Ce sont aussi, et parfois avant tout, les adultes qui les nourrissent, les élèvent, les éduquent, leur assurent un avenir. La parenté des quasi-parents se développe en France sur cette base, à cette restriction près qu'elle n'a aucun fondement légal. TI s'est en effet révélé très difficile de donner un statut légal au « quasi-parent », compte tenu de l'hétérogénéité des situations qui donnent naissance à des familles recomposées et de la diversité des liens possibles entre enfants et beaux-parents, qui varient avec l'âge des enfants, la durée de la famille recomposée, etc. Le législateur n'est en fait intervenu que pour fixer les rapports beaux-parents/(beaux-}enfants en multipliant les protections légales autour de l'enfant. Reste que les nouvelles parentés sociales sont de plus en plus poussées à reproduire le modèle idéal de la famille traditionnelle, à en adopter les obligations et les interdits. Un exemple 1. L'adoption simple de l'enfant du conjoint est autorisée par la loi. EUe ne porte pas atteinte à la filiation et requiert le consentement de l'adopté s'il a plus de 13 ans. Le consentement du conjoint suffit si l'autre parent a été déchu de ses droits ou est décédé. L'adoption plénière de l'enfant du conjoint, longtemps favorisée par le législateur, est désormais interdite sauf exceptions pour ne pas couper le lien généalogique et familial de l'enfant avec ses grands-parents. Voir 1. Théry, Couple, filiation et parenté aujourd'hui, op. cit., pp. 212-223, et A. Fine (dir.), Adoptions: ethnologie des parentés choisies, Paris, Maison des sciences de l'homme, 1998.
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frappant est l'obligation morale et sociale qui est faite à un «beauparent» de ne pas avoir de rapports sexuels avec les enfants de son nouveau conjoint, alors qu'aucun lien biologique ne les unit. Ces rapports sexuels sont assimilés à un inceste intrafamilial et condamnés par l'opinion publique. Cette interdiction n'a pas de base légale, surtout en France, où le droit ignore l'inceste, mais la loi peut cependant intervenir si la preuve est faite qu'il y a eu violence, viol ou abus d'autorité de la pan d'un adulte sur la personne d'un mineur 1• En fait, l'évolution des choses en matière de mariage, divorce, décomposition-recomposition des familles devrait imposer tôt ou tard une intervention de la loi, qui pourrait s'inspirer du Children Act promulgué en Grande-Bretagne en 1989, et qui donne au « beau-parent» le pouvoir « d'accompagner tous les actes usuels relatifs à la surveillance et à l'éducation de l'enfant» sans préjudice des droits des titulaires de l'autorité parentale. S'affirment ainsi sous nos yeux de nouvelles formes de parenté qui, en fait, ne sont que des formes nouvelles du caractère social de la parenté, c'est-à-dire de conduites sociales de parenté déliées, disjointes, des liens biologiques qui rattachent les enfants à un homme et à une femme en tant qu'ils sont leurs géniteur et génitrice. En Occident, depuis des siècles, compte tenu du caractère cogna tique du système de parenté qui rattache de façon équivalente un enfant à ses parents et aux parents de ses parents par des liens biologiques de consanguinité ou des liens sociaux d'affinité, compte tenu aussi de l'absence de groupes de parenté, lignages, clans reliant un grand nombre d'individus par des liens de parenté réels ou classificatoires, compte tenu enfin d'une mobilité sociale extrêmement forte, qui entraîne pour les membres d'une même famille, frères et sœurs, ou individus apparentés (cousins, cousines, neveux, nièces, etc.), des destins sociaux distincts, les liens biologiques et généalogiques entre les individus ont toujours été privilégiés, poussés au premier plan, pour définir les rapports de parenté et justifier les devoirs et les droits qui y étaient attachés. La parenté sociale, déliée de tout rapport biologique, n'a donc occupé pendant des siècles qu'une place mineure, l'adoption par exemple ayant été interdite par l'Eglise avant d'être réinstituée au XIXC siècle dans un certain nombre de pays. C'est pourquoi l'obsession du fondement génétique de la parenté devra disparaître si nous voulons prendre en compte et réguler les nouvelles formes de parenté. Car cellesci, il faut y insister, ne sont ni un bonheur ni un cauchemar. Elles sont tout simplement filles de nos sociétés - et de notre époque. En fait, les individus font à la fois ce que la société leur permet de faire et leur impose de faire. Or, la société occidentale contemporaine, après diverses révolutions, s'est construite sur le principe de l'égalité de tous devant la loi, quels que soi~nt le sexe ou la race, à condition toutefois que l'on soit citoyen de l'Etat qui promulgue et applique la loi. 1. Articles 222/8, 222/24, 222/28 du Code pénal. La question du statut de parent social se pose également, et avec plus d'importance encore pour les familles homoparentales. C'est toute la question de la coparentalité.
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IJégalité de droit signifie abstraitement le partage de la souveraineté du peuple, c'est-à-dire l'égalité des droits dans le domaine politique, et (en théorie) dans les domaines de l'éducation, de la santé, de la culture, de la sécurité. Mais les sociétés occidentales sont également bâties sur l'inégalité des individus dans l'accès à la propriété et à l'usage du capital productif, et' donc au partage des profits et des richesses, ainsi sur que la concurrence entre les entreprises et entre les individus. C'est dans ce cadre global que la parenté a évolué et va continuer de le faire. On parle volontiers d' « individualisme» comme d'une source d'irrespect des valeurs, du passé, et de refus de toute solidarité, mais on oublie que notre société sollicite en permanence les individus pour faire des choix autonomes et au service de leurs propres intérêts. C'est le même type de société qui, en autorisant le divorce par consentement mutuel, a créé pour les individus la possibilité légale, sociale, de se séparer après avoir vécu et fait des enfants ensemble. Et cette séparation n'a plus besoin, pour se justifier, d'invoquer la mauvaise conduite de l'un des deux partenaires, infidélité, violences conjugales, ivrognerie, mauvais traitements aux enfants, etc. La loi a permis d'invoquer l'évolution réelle des rapports internes au couple et des sentiments réciproques pour justifier la séparation. Les conséquences sont faciles à comprendre : le couple ne se confond plus avec la famille, le conjugal se dissocie du parental, et la parenté revêt de ce fait de plus en plus un contenu social indépendant du biologique ou du génétique. D'une autre manière encore, les sociétés occidentales, tout au moins celles de la « vieille Europe », en apportant aux individus qui font des enfants l'aide de l'État sans tenir compte de leur statut juridique en tant que parents (mariés, concubins, vivant en union libre), ont ouvert de nouvelles possibilités de choix en matière d'union des sexes. La loi, en fait, a accompagné le mouvement, qui tend à dissocier la descendance, la filiation, des formes prises par les unions des adultes, et de leur caractère durable ou provisoire, voire éphémère, lorsqu'une union est recherchée non pour former un couple mais pour satisfaire le désir d'enfant d'un individu. Car l'entrée massive des femmes sur le marché du travail et leur scolarisation permet aujourd'hui à celles qui le veulent, et qui bénéficient d'un emploi stable, de satisfaire leur désir d'enfant, de fonder une famille sans former un couple, le salaire et les allocatio.ns familiales, autrement dit l'aide matérielle apportée par la société via l'Etat, assurant jusqu'à un certain point la sécurité matérielle de la famille monoparentale ainsi créée.
La parenté et les nouvelles technologies de la reproduction Une autre caractéristique de l'évolution récente des sociétés occidentales, les nouvelles découvertes technologiques et biomédicales, a ouvert de nouvelles perspectives aux couples qui voulaient des enfants mais ne pouvaient en avoir. Plusieurs cas de figure existent, qui suscitent de multiples débats sur ce que sont la maternité, la paternité, bref, sur ce
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qui fait des individus des parents par rapport à des enfants. Les nouvelles technologies reproductives 1 permettent, par exemple, à une femme qui ne peut pas avoir d'enfants d'être enceinte de son mari si on lui implante un ovule d'une autre femme que le sperme de son mari a fécondé. L'enfant qu'elle mettra au monde n'aura donc aucun lien génétique avec elle et avec ses ascendants, mais sera génétiquement relié à son mari et à ses ascendants ainsi qu'à la femme qui aura donné l'un de ses ovocytes. On voit donc que le processus classique, millénaire, de la maternité, qui fait s'enchaîner dans le corps d'une femme la fécondation, la grossesse et l'accouchement et les premiers soins à l'enfant, est susceptible d'être fragmenté et décomposé en moments désormais dissociés et accomplis dans deux corps distincts de femmes, celle qui donne l'un de ses ovocytes, et l'épouse qui accueille l'œuf fécondé par son mari et passe par toutes les étapes et les émotions de la grossesse et de l'accouchement, puis apporte tous ses soins à l'enfant dans sa première enfance. Bref, on voit ici se dissocier la parenté partiellement des rapports sexuels. Le mari féconde de son sperme une autre femme que la sienne sans avoir à cette fin des rapports sexuels avec elle. L'épouse est enceinte de son mari sans avoir eu à cette :fin de rapports sexuels avec lui. Mais elle devient mère, et c'est ce que les époux désiraient. Bien entendu, la femme, si elle a un minimum de connaissances en biologie, sait qu'elle ne transmet pas à son enfant ses gènes et ceux de ses ancêtres. Mais cet enfant elle en est mère, car elle l'a senti vivre et grandir dans son ventre, elle en a accouché peut-être avec peine et risques, et elle l'élève. Elle est donc peut-être moins «mère biologique» que les femmes qui sont enceintes de leur compagnon, mais elle a contribué « biologiquement» plus qu'une mère adoptive à la mise au monde de son enfant 2 • Ensuite, comme toutes les autres femmes, elle continuera d'être mère parce qu'elle élèvera celui-ci. Le lien de parenté de cette femme à l'enfant est finalement pour une part biologique, et pour une autre sociale (elle l'a reconnu comme sien, l'élève, l'éduque, lui a donné un nom, etc.). Plus tard, le temps ayant passé, elle pourra même oublier que cet enfant n'est pas complètement le sien et projeter sur lui son propre roman familial, la mémoire réelle ou imaginaire de ses propres ancêtres. La situation n'est pas la même dans un couple où c'est l'homme qui est stérile et accepte, pour satisfaire son désir d'enfant et/ou celui de sa compagne, que celle-ci soit inséminée par un donneur de sperme anonyme. Pour cet homme, il n'existera aucune émotion ni aucune 1. R. Rapp, cc Moral pioneers. Women, men and feruses on a frontier of reproductive technology ", in M. Di Leonardo (dir.), Gender at the Crossroads of Knowledge : Feminist Anthropology in the PostModern Era, Berkeley, University of California Press, 1991, pp. 383-395. Et surtout R. Rapp, Testing Women, Testing the Fetus. The Social Impact of Amniocentesis in America, New York, Roudedge, 2000. 2. M. Strathem, Reproducing the Future: Anthropology, Kinship and the New Reproductive Technologies, New York, Routledge, 1992, chapitre 9. Voir également A. Clarke et E. Parson (dir.), Culture. Kinship and Gelles, Londres, Macmillan, 1997.
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sensation corporelle avec l'enfant avant qu'il naisse, comme c'est le cas pour sa compagne lorsqu'elle devient enceinte. Et un problème à surmonter se posera à lui, dans la mesure où, dans nos sociétés, la virilité des hommes a souvent été associée à leur capacité de faire des enfants. IJhomme, ~n acceptant qu'un autre que lui insémine sa compagne, devra donc assumer sa masculinité privée de cet attribut de virilité. Mais, comme dans le cas précédent, il se sentira père lorsqu'il aura reconnu socialement cet enfant comme sien et se mettra à l'élever, à le protéger, à l'aimer. Pour lui, la paternité sera seulement (mais pleinement) sociale. Tournons-nous maintenant vers les deux personnages qui, dans ces deux exemples, sont restés dans l'ombre: le donneur de sperme, la donneuse d'ovocytes. Quel lien de parenté ont-ils avec l'enfant qu'ils ont contribué à faire naître? Un lien purement biologique, qui les a fait disparaître en tant que personnes dotées d'une histoire, d'une personnalité, d'ancêtres, etc. Ce lien purement biologique n'est pas de la parenté. Même dans les sociétés matrilinéaires, où l'on ne pense pas que le sperme du mari de la mère ait engendré l'enfant, on attend de cet homme qu'il se conduise vis-à-vis de cet enfant autrement que ceux qui n'ont pas épousé la mère de l'enfant. C'est cette conduite sociale de responsabilité, de protection, d'affection, d'aide matérielle qui le désigne comme « père » de l'enfant, même si celui-ci, plus tard, le quittera pour s'en aller vivre auprès de son oncle maternel qui lui transmettra ses titres et ses biens, et qui exerçait sur l'enfant, depuis sa naissance, une autre forme d'autorité que celle exercée par le père. Bien entendu, dans notre société, les donneurs anonymes de sperme et d'ovocytes pensent à bon droit qu'ils ont contribué à donner la vie à un enfant, mais également apporté à des adultes la joie de devenir des parents. Mais si plus rien par la suite ne les relie à l'enfant, si rien d'autre que ce don ne les attache à l'enfant et n'attache l'enfant à eux, le don initial d'un composant biologique du corps de l'enfant ne suffira pas à faire d'eux des parents, ses parents 1. La question, on le sait, est fort débattue aujourd'hui : faut-il que la femme qui a accouché d'un enfant né par l'implantation d'un ovule d'une autre femme fécondée par son mari révèle un jour à l'enfant qu'elle n'est pas «entièrement» sa mère? Faut-il que l'homme qui a accepté que sa compagne soit inséminée par le sperme d'un donneur anonyme révèle à son enfant qu'il n'en est pas, sur le plan biologique, le père? Faut-il dire la « vérité génétique» aux enfants qui l'ignoraient? Et fautil même aller plus loin et révéler, si on la connaît, l'identité du donneur ou de la donneuse anonyme en même temps qu'on apprend à l'enfant que son père n'est pas son père (biologique) ou que sa mère n'est pas complètement sa mère (biologique) ? 1. Voir Technologies of Procreation. Kinship in the Age of Assisted Conception, par Edwards, S. Franklin, E. Hirsch, F. Priee, M. Strathem, Manchester University Press, 1992, particulièrement le chapitre 4 par Sarah Franklin, « The parliamentary debates on the human fertilization and embryology act », pp. 96-131.
J.
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Nous n'avons pas de réponse définitive, mais nous avons des doutes sur l'importance, l'intérêt pour l'enfant d'une telle révélation 1. Car ce qui compte avant tout, c'est qu'il construise son identité, sa personnalité par rapports aux adultes qui l'ont élevé, protégé, aimé, qui se sont comportés comme des parents doivent le faire dans une société donnée, qui l'ont aidé à prendre place dans cette société. Une goutte de sperme n'est pas un homme. Un ovule n'est pas une femme. Un homme, une femme, ce sont des individus concrets non substituables, des personnes qui ont une histoire de vie, des ancêtres, qui interagissent avec les autres, et ceci ne se donne pas, ne se transmet pas quand un homme ou une femme donnent ou vendent un fragment d'eux-mêmes, de substance génétique. Un homme qui donne ou vend 2 son sperme n'est pas un père. n ne le serait que si, par la suite, il réclamait l'enfant né de son sperme comme sien et en prenait charge et soin. Mais le contrat moral entre un homme qui donne son sperme et le couple qui le reçoit est que le donneur ne réclamera pas l'enfant, n'aura aucun droit sur lui. C'est encore plus vrai pour l'homme qui vend son sperme. Son contrat lui interdit de réclamer l'enfant né de sa semence.
Les
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mères porteuses» sont-elles des mères?
C'est d'ailleurs la règle dans certains pays occidentaux, où une femme peut légalement mettre son corps au service d'un couple qui désire un enfant en devenant la mère porteuse de cet enfant. Rappelons ce que ces termes signifient. Les technologies modernes permettent désormais de scinder les deux moments de la conception et de la gestation d'un enfant. Ce qui a ouvert la possibilité pour les couples désirant un enfant, mais dont la femme ne peut avoir de grossesses normales, de préférer cette voie à l'adoption. Dans l'adoption, l'enfant est un étranger qui devient un parent. En revanche, lorsqu'un couple a recours à une mère porteuse, l'enfant est « génétiquement» leur puisqu'on implante dans le corps de la mère porteuse, après préparation hormonale, un ovule de la femme fécondé par son mari ou son compagnon. Après sa naissance, l'enfant sera socialement (et génétiquement) pleinement leur. Entre-temps, il se sera développé dans le corps d'une autre femme qui assumera les problèmes de la grossesse et les risques de l'accouchement, et remettra ensuite l'enfant à ses père et mère. Nous sommes ici devant un cas de figure nouveau. Alors que dans l'exemple précédent l'épouse ou la compagne d'un homme recevait un ovule d'une autre femme fécondé par son époux ou son compagnon et assurait deux des trois phases de la maternité normale, à savoir la grossesse et l'accouchement, mais pas la première, la conception, puis accouchait d'un enfant qui ne lui était pas génétiquement relié, dans le 1. Voir le débat dans G. Delaisi et P. Verdier, Enfant de Personne, Paris, Odile Jacob, 1994. 2. Comme c'est le cas au Danemark, grand exportateur mondial de sperme.
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cas des mères porteuses, l'enfant n'est en rien relié génétiquement à la femme qui le porte et en accouche, car elle ne partage aucun gène avec lui. Observons de plus J'rès cette nouvelle forme de maternité. Elle se développe dans certains Etats américains, par exemple, et a donné lieu à la création de véritables agences 1 offrant les services de femmes candidates, les su"ogate mothers, les mères de substitution gérant professionnellement les rapports entre la demande et l'offre qui débouchent sur une transaction commerciale (avec quelques particularités cependant 2 ). Les agences, intentionnellement, maintiennent la rémunération des mères porteuses à un niveau assez bas 3 pour éviter que la transaction ne s'apparente à l'achat d'un corps par un couple en manque d'enfant, un acte de prostitution non du sexe mais de la maternité 4• Quelles sont les motivations qui poussent des femmes à se proposer comme mères porteuses et à affronter les risques considérables de complications biologiques qu'impliquent le transfert et l'implantation d'ovules fécondés? Si l'on en croit les enquêtes menées par H. Ragone, ces femmes invoquent trois motivations en ordre décroissant d'importance. La première est l'aide aux couples qui ne peuvent pas avoir d'enfants. Donner la vie, c'est-à-dire le don par excellence, l'acte altruiste parfait. La seconde, c'est de pouvoir gagner de l'argent tout en restant chez soi. La troisième ne concerne que certaines femmes, qui déclarent qu'elles « adorent être enceintes» (they love being pregnant). Quelles sont les relations entre la mère porteuse et la mère de l'enfant? Ces relations, ne l'oublions pas, sont fondées sur un contrat. Les parents de l'enfant doivent avoir l'assurance qu'aucune revendication, aucun droit sur l'enfant ne sera réclamé par la mère porteuse après la naissance de l'enfant. La femme qui prête son corps et sent l'enfant grandir en elle, qui en accouche avec succès, doit se préparer psychologiquement au fait que cet enfant n'est pas le sien et ne le sera jamais. When the baby has its lirst cry, our job is over. « Quand le bébé pousse son premier cri, notre boulot est terminé. » Bien entendu, pendant que cette femme « fait son boulot », les parents sont aux petits soins pour elle, afin qu'il ne lui arrive rien, qu'elle ne manque de rien, etc. Des liens d'amitié entre le couple et la femme peuvent même se développer, toujours mêlés d'intérêts réciproques. Nous retrouvons bien, dans cette transformation de la maternité, tous 1. TI existe, aux États-Unis, plusieurs sites ouverts sur le Net par des agences de ce type, sur lesquels des candidates « mères porteuses» communiquent entre elles et se félicitent mutuellement lorsque l'une, après avoir signé un contrat avec un couple, est devenue enceinte - et ensuite lorsqu'elle met au monde l'enfant qu'elle portait. 2. Voir Hal. B. Levine, « Gestational surrogacy : nature and culture in kinship,., Ethna/ogy, vol. XLIT (3),2003, pp. 173-186. 3. Jusqu'à 40000 dollars. Cf. H. Ragone, Surrogate Motherhood: Conception in the Heart, New York, Boulder Publishing House, 1994. 4. H. Ragone, «Chasing the blood tie : surrogate mothers, adoptive mothers and fathers", American Ethn%gist, vol. 23, 1996, pp. 352-365.
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les traits de la civilisation occidentale : un rapport contractuel monétarisant un rapport entre des personnes pour services rendus, l'accent mis sur le « don de la vie» qui transfigure une relation d'intérêts réciproques en acte d'altruisme paré de toutes les vertus de la morale, voire de la religion, car le christianisme est toujours à l'arrière-plan de la morale en Occident, et particulièrement aux États-Unis. Une autre face de cette transformation de la maternité n'a guère été explorée jusqu'à présent, mais devra l'être un jour. C'est le rapport entre les enfants de la mère porteuse et celle-ci quand elle est enceinte d'un enfant qui n'est ni leur frère ni leur sœur, et leurs rapports avec cet enfant quand il est né et que leur mère l'allaite et lui donne les premiers soins. Quelques enquêtes montrent que ces enfants ont souvent du mal à comprendre que l'enfant né de leur mère n'est pas leur frère ou leur sœur. Dans un cas, les enfants d'une mère porteuse qui avait accouché de jumeaux lui ont demandé s'ils pouvaient en garder un pour eux en l'achetant à la femme qui allait venir les prendre. Dans quelques cas, les enfants expriment la crainte d'être un jour eux aussi donnés à une autre femme tel l'enfant dont leur mère a accouché. Que conclure de ces différents cas de figure? Dans le cas des mères porteuses, les choses sont claires. Ces femmes ne sont pas des mères. Elles ne veulent pas et ne doivent pas l'être. Et si l'une d'elles prétendait garder le bébé dont elle a accouché, elle tomberait sous le coup de la loi pour rupture de contrat et « kidnapping» d'enfant. Elle ne devient pas la mère de l'enfant, bien qu'elle ait probablement éprouvé pour lui toutes les émotions et les sensations qu'une mère éprouve traditionnellement lorsqu'elle est enceinte puis lorsqu'elle accouche. Le prêt de son corps et le don de ses attentions et précautions pour l'enfant qui est en elle peuvent être comparés à un don de sang ou d'organe. Donner son sang à quelqu'un ne transforme pas cette personne en un consanguin. Mais un lien personnel est créé par ce don, qui, comme tout don, crée une dette chez son récipiendaire, le couple qui reçoit l'enfant après sa naissance. Dans notre cas, la dette est double. Sur le plan social, elle est définie par les termes du contrat qui lie les partenaires de la transaction, et cette dette sociale est annulée quand les charges de l'accord ont été remplies et que l'enfant a été remis à ses parents. Mais ce qu'un acte légal ne peut jamais fixer, c'est le montant de la dette morale que les parents éprouvent à l'égard de celle qui leur a permis d'avoir un enfant. De même, rien ne peut mesurer la satisfaction morale que procure à la mère porteuse le fait d'avoir aidé un couple à avoir un enfant l . Nous voici à mi-chemin des dernières transformations de la parenté dans les sociétés euro-américaines. Toutes ont en commun de permettre à des couples hétérosexuels de satisfaire leur désir d'enfant à l'aide des possibilités ouvertes par les nouvelles technologies de reproduction. Toutes s'achèvent sur le même résultat: un couple hétérosexuel qui ne 1. Voir M. Tort, Le Désir froid: procréation artificielle et crise des repères symboliques, Paris, La Découverte, 1992.
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pouvait avoir d'enfants en a un qu'il va désormais élever avec d'autant plus d'a!D0ur et d'attention qu'il l'avait longtemps et douloureusement désiré. A ce niveau, rien de nouveau. Ce qui l'est, c'est que l'enfant à mobilisé une tierce personne pour naître : le donneur de sperme qui se substitue au mari infécond, ou bien la donneuse d'ovocytes qui se substitue à ·la mère stérile, ou enfin la mère porteuse qui permet à une femme féconde mais qui fait régulièrement des fausses couches d'avoir l'enfant qu'elle a conçu avec son compagnon ou mari. Ce qui est nouveau, c'est qu'il faut trois corps au lieu de deux pour faire un enfant, et que la tierce personne qui a aidé les deux autres à devenir parents n'est pas reconnue comme parent de cet enfant et ne doit ni l'être ni vouloir l'être. Ici, le don de matériel génétique, sperme ou ovocyte, bref, le don de gamètes, ne suffit pas à faire du donneur un parent. Dans le cas des familles recomposées, c'était l'inverse 1. En épousant une femme qui a divorcé et a des enfants d'un premier mariage, un homme lui aussi divorcé et ayant des enfants de sa précédente union se comporte comme un parent social sans avoir aucun statut légal parce qu'il n'a aucun lien biologique avec les enfants de sa compagne. Et c'est la même chose pour celle-ci vis-à-vis des enfants de son nouveau compagnon, quand bien même elle les traite comme ses propres enfants. La parenté sociale fait ici son apparition. Elle se développe, mais sans statut légal parce que privée de base biologique. Dans les derniers cas analysés, un lien biologique existe entre les donneurs de sperme ou d'ovocytes et l'enfant, mais cela n'en fait pas des parents parce qu'ils n'en ont pas le droit de par la loi et qu'ils ne se comporteront pas comme des parents, donc n'exerceront aucune forme de parenté sociale vis-à-vis de l'enfant. Le clonage reproductif
TI nous reste à analyser trois autres transformations de la parenté qui opèrent au sein ge certaines sociétés de l'Europe occidentale et de l'Amérique du Nord (Etats-Unis, Canada). L'une n'a jamais encore été réalisée et est unanimement interdite, c'est le clonage reproductif, la reproduction de soi par soi, l'entrée dans l'immortalité 2• La deuxième est l'apparition de parentés transsexuelles, quand un homme qui avait eu des enfants dans une première étape de sa vie ne supporte plus d'avoir un corps d'homme alors qu'il se sent femme et veut vivre et être reconnu comme telle. Ou, à l'inverse, une femme qui se sent homme veut vivre et être reconnue comme un homme. Après un traitement hormonal et chirurgical (phalloplastie par exemple), l'individu acquiert l'apparence corporelle qui semble correspondre à son identité profonde. Rappelons que c'est en 1953 que le professeur Christian Hamburger et son équipe avaient transformé Georges Jorgensen en Christine Jorgensen, un 1. Cf. A. Martial, S'apparenter, ethnologie des liens de familles recomposées, Paris, Maison des sciences de l'homme, 2003. 2. Les trois naissances annoncées par la secte des raëliens ont-elles vraiment eu lieu?
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événement qui avait fait la une des médias et qui a été de nombreuses fois répété depuis 1. Dans le cas de la reproduction par clonage, la motivation avouée est la prétention de renaître de soi par soi dans un monde où la sexualité aurait disparu. Sachant que l'appât du gain ou l'ambition d'être les premiers pousseront certains chercheurs et des laboratoires à poursuivre leurs recherches clandestinement et illégalement, il est capital d'affirmer bien haut que le clonage reproductif est l'exemple même de l'acte antisocial. Né comme n'importe qui, l'individu qui aspire à se faire cloner cherche fondamentalement à éviter la mort. Peut-être s'imagine-t-il que ce qu'il fut dans sa vie, son expérience des autres et °du monde passeront dans un double de lui-même qui commencera à vivre doté de toute cette expérience, cette histoire d'une vie qu'il n'aura pas vécue. J;état de la science n'offre évidemment pas de telles possibilités, mais ce n'est pas cela qui doit motiver l'interdiction du clonage reproductif. D'autres raisons, d'ordre philosophique et éthique, condamnent le clonage reproductif en tant qu'acte antisocial alors que les mêmes raisons ne s'opposent pas, bien au contraire, au clonage thérapeutique, qui contribuera demain à sauver des milliers de vies humaines. Les familles transsexuelles
Quant au deuxième cas, celui des parentés transsexuelles, c'est aujourd'hui un fait social marginal et qui va le rester 2• Personne n'a encore découvert les causes génétiques et/ou sociales du désir intense de certains individus de se défaire de leur corps, de faire disparaître leur sexe d'origine parce qu'ils ne correspondent pas à ce qu'ils se sentent être profondément. Faire disparaître le sexe qu'on a pour rejoindre et vivre le genre qu'on est. Si soulager de telles souffrances est possible, pourquoi s'y opposet; à condition que la personne soit prévenue que cette souffrance est susceptible de faire retour avec plus d'intensité encore! Combien d'hommes, devenus «femmes» et ayant changé de prénom, découvrent qu'ils (elles) ne pourront jamais avoir d'enfants parce qu'il aurait fallu leur greffer un utérus et des ovaires? On le leur avait sans doute dit d'ailleurs, mais peut-on entendre ce qui contredit le désir? 1. C. Hamburger, B. M. Stürup, E. Dahl-Iversen, « Transvestism, hormonal, psychiatrie and surgical treatment .. , ].A.M.A, nO 152, 30 mai 1953, pp. 391-396. Voir Sur ces problèmes l'ouvrage de Colette Chiland, Le Transsexualisme, Paris, PUF, 2003. Nous remercions l'auteur de nous avoir communiqué son intervention au XIe International Congress of European society for child and adolescent psychiatry, Hambourg, ESCAP, septembre 1999. 2. La transsexualité est un fait connu (sinon accepté) dans beaucoup de sociétés, et il arrive qu'eUe soit institutionnalisée; c'est le cas chez les Nuba d'Afrique, en Polynésie, à Oman, et chez les Indiens Mohave. Voir par exemple l'anïcle de Unni Wlkan sur les transsexuels (xanith) d'Oman, et les nombreuses réactions qu'il a suscitées, dans Man, après sa parution: «Man becomes woman : transexualism in Oman as a key to gender raIes ., Man, vol. 12, 1977, pp. 304-319.
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Mariage et familles homosexuelles Reste la dernière transformation de la parenté qui, elle, n'est ni virtuelle ni marginale mais réelle et d'une importance majeure et qui, depuis qu'~lle est a fait son entrée sur la scène de l'histoire, n'a fait que s'étendre: c'est la multiplication, en Occident, de familles homosexuelles formées par adoption d'enfants ou insémination par donneurs, anonymes ou non, pratiquées par des couples gays ou des couples lesbiens t. En France, le problème se pose aujourd'hui sous la forme de la revendication par certains groupes homosexuels « d'aller au-delà du PACS2» et de voir reconnu par la loi leur droit de fonder des familles 3 • PACS, on le sait, signifie « Pacte civil de solidarité ». li a été institué par la loi du 15 novembre 1999. Le PACS est un « contrat conclu par deux personnes physiques majeures, de sexe différent ou de même sexe, pour organiser leur vie commune». La loi a donc eu pour conséquence immédiate d'instituer la reconnaissance légale des couples homosexuels qui désiraient être liés par un contrat 4 • Mais le PACS n'ouvre pas aux «pacsés» la possibilité d'adopter un enfants. TI ne permet pas non plus à un couple de même sexe de recourir à l'assistance médicale à la procréation. Bref, le PACS est un pas en avant pour beaucoup d'individus en situation de vie commune et de partage des biens, parmi lesquels de nombreux homosexuels, mais il est fondamentalement différent du mariage et reste complètement dissocié de la famille. Cette nouvelle institution fut dans l'ensemble bien accueillie par la société française, et bien entendu par les homosexuels. Cet accueil témoigne de l'évolution profonde des mentalités vis-à-vis de l'homosexualité. En se « pacsant », des couples homosexuels ont pu enfin sortir de l'ombre où ils se cachaient pour échapper aux agressions et répressions homophobes. Cependant, du fait que le PACS ne permet pas aux 1. Cf. K. Weston, Families We Choose, New York, Columbia University Press, 1991; E. Dubreuil, Des parents de même sexe, Paris, Odile Jacob, 1998. 2. Cf. D. Borillo, E. Fassin (dir.), Au-delà du PAeSe L'expertise familiale à l'épreuve de l'homosexualité. Paris, PUF, 1999. 3. Vévaluation de l'homosexualité en France est de 1 %. Or; plusieurs enquêtes révèlent que 4,1 % des hommes déclarent avoir eu des rappons homosexuels au moins une fois dans leur vie, contre 2,6 % des femmes. Cf. N. Bajos et A. Spiraa, Les Comportements sexuels en France, Paris, La Documentation française, 1993. 4. Cf. M. Gross, T.:Homoparentalité, Paris, PUF. 2003, pp. 50-51. Ouvrage indispensable qui résume et analyse avec clarté les problèmes posés par l'apparition et la multiplication des familles de gays et de lesbiennes. Toutes les critiques portées contre l'homoparentalité sont prises en compte, et l'auteur y répond avec nuance et rigueur. Nous tenons à remercier Martine Gross, aujourd'hui présidente d'honneur de l'Association des parents et funus parents gays et lesbiens (APGL), pour les échanges fructueux CJue nous avons eus et pour la documentation américaine, anglaise ou hollandaise qu'elle a mise généreusement à notre disposition. s. Des ascendants et descendants en ligne directe, des collatéraux jusqu'au troisième degré indus, des alliés en ligne directe ne peuvent se paese!: Voir V. Fescher, « Nouveaux Pères et "dernières épouses". Les formes de la parenté en France à travers le droit et la famille (1999-2003) -, Terrain, nO 42 mars 2004, pp. 33-52.
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homosexuels qui désirent fonder une famille de le faire, un certain nombre d'entre eux et d'entre elles ont demandé que la loi aille plus loin encore et que l'on modifie, dans ses fondements mêmes, le droit sur la famille et l'autorité parentale. Cet objectif avait d'ailleurs fait l'objet de débats au sein de la communauté homosexuelle et de l'APGL avant même la promulgation du PACS. À ces débats avaient participé un certain nombre de juristes, sociologues, anthropologues, psychanalystes soucieux d'écouter et de comprendre ces luttes en faveur de la légalisation des nouvelles formes de parenté et d'en mesurer les conséquences, à la fois pour la société et du point de vue du développement théorique de leurs disciplines 1. Quelle serait la réaction de Freud et de Lacan si on leur annonçait que la différence des sexes est sur le point de déserter la famille? Comment un enfant élevé par deux parents de même sexe surmonterait-il son œdipe en l'absence de mère ou de père à qui s'identifier? Que deviendra le tabou de l'inceste intrafamilial, cet interdit si utile pour orienter le désir sexuel de l'enfant dans la « bonne» direction, c'est-à-dire vers les personnes de l'autre sexe? Et puis, la disparition des désirs hétérosexuels incestueux ne risque-t-il pas de laisser le champ libre aux désirs homosexuels ? Certes, mais que sait-on vraiment des désirs homosexuels incestueux et de leurs conséquences sur la constitution de la personnalité quand, à l'exception d'un petit nombre d'anthropologues, d'historiens et de psychanalystes 2, l'homosexualité n'a guère fait l'objet de recherches sérieuses et prolongées en Occident? Et que vont devenir les théories de Lévi-Strauss et de ses disciples, pour qui la parenté est fondée sur l'échange des femmes par les hommes pour les hommes ? Déjà, on avait découvert que les femmes pouvaient échanger entre elles leurs frères. Et voilà que maintenant, les hommes se proposent de créer de la parenté en échangeant entre eux des hommes. Et qu'adviendra-t-il si les femmes se mettent à en faire autant en échangeant entre elles des femmes? Comment l'enfant construira-t-il son identité avec deux pères et pas de mère, ou avec deux mères mais pas de père? Et d'où l'enfant naîtra-t-il, d'ailleurs, puisque les rapports entre deux hommes ou deux femmes sont stériles ? En revendiquant d'être reconnue comme un droit, la parenté homosexuelle est apparue à beaucoup comme une pratique subversive, voire terroriste, s'attaquant aux fondements mêmes de la société et des 1. Voir l'ouvrage Débathèmes, transcription des débats qui ont été organisés à ('initiative de l'APGL de 1997 à 1999, publication APGL, Paris. Après deux votes négatifs à l'Assemblée nationale en 1998, le PACS a été est voté à l'automne 1999. Ce fut « presque un non-événement », a écrit Irène Théry dans un article qui a suscité quelques polémiques, te Pacs, sexualité et différence des sexes ,., Esprit, octobre 1999, pp. 139-181. 2. S. Freud, « Sur la psychogenèse d'un caS d'homosexualité féminine. (1920), « Sur quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l'homosexualité,. (1922), in S. Freud, Névrose, Psychoses et Perversion, pp. 245-287. F. Pasche, cc Note sur la structure et l'étiologie de l'homosexualité masculine., Revue française de psychatUllyse, 1965, nO 4, pp. 344-355. J. McDougall, « Introduction à un colloque sur l'homosexualité féminine ", Revue française de psychanalyse, nO 4, 1961, pp. 356-366.
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sciences sociales. Quelques psychanalystes et philosophes ont cru alors de leur devoir d'en appeler à l'État pour arrêter cette folie et « garantir les repères de la raison, c'est-à-dire assurer l'égalité de l'un et l'autre sexe dans la reproduction, sauvegarder les images de l'homme et de la femme et en faire des images fondatrices du père et de la mère par le relais du droit l '». D'autres, sans aller jusque-là, ont brandi les textes de Freud dans lesquels le savant viennois analysait les liens entre homosexualité et narcissisme, pour reprocher aux homosexuels désirant fonder une famille de « s'offrir des enfants» pour satisfaire leur narcissisme fondamental et asocial. Mais d'autres voix se sont élevées parmi les psychanalystes 2, les anthropologues, les sociologues, etc., pour qu'on prenne du recul et qu'on substitue l'analyse des faits et l'écoute à l'anathème ou à l'invocation d'hypothèses devenues dogmes. Que penser de la parenté homosexuelle ? Le PACS (ou son équivalent) existe en France, en Belgique, en Espagne (mais pas dans toutes les provinces), et en Suisse (pas dans tous les cantons). Une formule plus ouverte est à la disposition des partenaires du même sexe au Danemark, en Finlande, en Allemagne, en Islande, en Norvège, en Suède et aux Pays-Bas. Dans ce dernier pays, le mariage civil entre des personnes de même sexe est autorisé. I..?adoption au titre de second parent des enfants de votre compagne ou de votre compagnon est autorisée au Danemark, en Islande et aux Pays-Bas. Vadoption conjointe d'un enfant par deux adultes du même sexe est autorisée aux Pays-Bas, en Suède et au Royaume-Uni. Aux Pays-Bas, le partage de l'autorité parentale est automatique dans le cas de deux homosexuelles vivant en couple, lorsque l'une d'elles a donné naissance à un enfant sans père déclaré 3 • Aux Pays-Bas, en Belgique, en Angleterre, au pays de Galles, en Espagne et au Portugal, la loi n'interdit pas aux femmes célibataires ou aux couples de lesbiennes de recourir à l'insémination artificielle avec donneur pour avoir un enfant 4• Enfin, dans l'Union européenne, être «mère pour autrui» (mère porteuse) est autorisé au Danemark, en Belgique, aux Pays-Bas, en Finlande, en Grande-Bretagne et en Grèce. Aux États-Unis, l'adoption Rar un couple de même sexe est possible, mais seulement dans certains Etats - tels le Vermont et le New Jersey. Au Canada, dans l'Ontario, le mariage entre personnes de même sexe est autorisé, d'où le flot de couples gays et lesbiens qui partent se marier 1. P. Legendre, .. Entretien avec Antoine Spire », Le Monde, 23 octobre 2001, Té/éTama, 30 décembre 1998, cités par M. Gross in L'Homoparentalité, op. cit., pp. 9597. 2. M. Tort, «Homophobies psychanalytiques », Le Monde, 14 octobre 1998. C. Eliacheff, « Malaise dans la psychanalyse ", Esprit, nO 3-4, mars-avril 2001. 3. M. Gross, L'Homoparentalité, op. cit., pp. 53, 55, 62. Voir aussi N. Boursier, «I:Europe est divisée sur la question de l'homoparentalité », Le Monde, 28 juin 2002. 4. Aux Pays-Bas, la législation permet de connaître l'identité de son géniteur si celuici est d'accord et si l'enfant a atteint un certain âge et réclame de savoir de quel homme il est né.
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au Canada. En revanche, aux États-Unis, la Cour suprême considère depuis 1996 que le mariage n'est possible qu'entre individus de sexe différent. Cependant, en 2004, le maire de San Francisco et certains maires du New Jersey ont passé outre à cette interdiction et autorisé la célébration du mariage entre homosexuels. Enfin, dernier point important, des prêtres catholiques en France, aux États-Unis et dans quelques autres pays ont accepté de baptiser des enfants nés au sein d'un couple homosexuel, mais ont refusé de célébrer le mariage de ce couple. Le mariage reste un sacrement qui unit, sous le regard de Dieu et avec la bénédiction du prêtre, deux personnes de sexes différents qui, en s'unissant, ne feront qu'une seule chair. Le rappel de ces faits montre que les réponses des sociétés occidentales où le problème de la reconnaissance de familles homosexuelles est posé (ce qui n'est pas le cas de la Pologne, de la Bulgarie, de la Roumanie, etc.) ne sont pas.. les mêmes. Ce qui est interdit dans un pays est autorisé dans un autre. A côté de pays comme la France, où les interdictions en matière d'adoption et d'insémination artificielle sont multiples, sans parler de Pltalie où l'équivalent du PACS n'existe pas, d'autres ont véritablement affronté le problème de l'apparition de familles homosexuelles et leur ont donné des conditions légales d'existence, d'autres encore ont ouvert la voie pour que ces conditions soient un jour réunies. Cet imbroglio de réponses divergentes permet aux femmes qui le veulent, et qui en ont les moyens, d'aller se faire inséminer à Bruxelles tandis que, de leur côté, les banques de sperme du Danemark voient croître leurs exportations. Quelles conclusions tirer de ces faits ? La première est évidente. Aucune loi ne pourra désormais arrêter le mouvement. La parenté homosexuelle existe et ne peut que s'étendre avec la multiplication des familles gays ou lesbiennes, légales ou illégales. Et dès lors qu'on ne peut arrêter ce mouvement, il faut le reconnaître et l'accompagner socialement pour qu'il acquière des structures et des limites légales, acceptables par les homosexuels et par la société. Accompagner un mouvement, cela signifie ouvrir un dialogue permanent avec ceux qui demandent qu'on prête attention et apporte des réponses à leurs problèmes. Ce dialogue doit impliquer des représentants les plus divers de la société, des politiques, des scientifiques, des personnalités religieuses, des travailleurs sociaux, des médecins, des pédiatres, etc. Mais ces débats doivent être alimentés par une connaissance réelle des faits, de leur complexité et de leur diversité. Pour cela, il est nécessaire de disposer d'enquêtes suffisamment amples et qui ne se bornent pas à des sondages mais s'attachent à reconstituer les itinéraires de vie des couples homosexuels, en revenant sur les circonstances du passé qui ont mené à l'état présent. Mais quel est l'enjeu profond? C'est la question des enfants nés et élevés dans ces familles homosexuelles. Au fond, ce qui doit retenir l'attention, ce n'est pas le problème de l'homosexualité, c'est celui de l'homoparentalité. Nous avons vu que l'homosexualité est une forme de sexualité qui
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est présente dans la nature, « naturelle» en quelque sorte, puisqu'on la rencontre abondamment pratiquée chez les Bonobos, les Chimpanzés et d'autres espèces de primates. I:homosexualité, dans les sociétés animales, relève du désir et du plaisir. Elle ne connaît pas les limites dans le temps de la sexualité reproductive, de l'hétérosexualité, pratiquée surtout lorsque les femelles sont réceptives. Pendant longtemps, les primatologues ont laissé dans l'ombre (ou ignoré) cet aspect de la sexualité des primates, projetant sur ceux-ci peut-être les préjugés homophobes qui existent dans nos sociétés, embarrassés surtout, sur le plan théorique, par cette sexualité sans but reproductif. Si tout comportement animal s'explique par le désir (inconscient) des individus de maximiser leur succès reproductif, d'assurer un hel avenir à leurs gènes, comment interpréter cette sexualité disjointe de la reproduction? Qu'estce qui pousse une femelle bonoho à en choisir une autre pour ses ébats érotiques? Si l'homosexualité est « dans la nature») des primates, l'espèce humaine est donc également dotée d'une sexualité à double versant, un versant hétérosexuel et un versant homosexuel, et chaque être humain est potentiellement bisexuel à la naissance. li pourra éventuellement le rester, mais dans l'immense majorité des cas, le contexte familial et social dans lequel se développent les humains va les amener à refouler inconsciemment et consciemment l'une de leurs sexualités possibles et à cultiver l'autre. Le résultat est connu. Dans toutes les sociétés, l'écrasante majorité des individus devient hétérosexuelle parce que l'hétérosexualité est la seule sexualité reproductive, et qu'avoir des enfants, avec ou sans désir d'enfant, est une nécessité pour les groupes qui composent les sociétés, s'ils veulent qu'elles perdurent. Dès lors, on comprend que l'homosexualité soit présente dans toutes les sociétés mais que son sens et son statut varient considérablement d'une société à l'autre et d'une époque à l'autre, depuis l'homosexualité pratiquée comme condition d'une initiation à des savoirs et d'un accès à des pouvoirs interdits aux autres membres de la société, l'homosexualité-plaisir érotique pratiquée par les hommes à Athènes et à Rome, jusqu'à l'homosexualité considérée comme maladie mentale et pathologie de la sexualité (pour la médecine et la psychiatrie européennes ou nord-américaines jusqu'au milieu du xxe siècle), et donc relevant de la médecine, à l'homosexualité considérée comme pratique contre-nature (christianisme) ou impureté extrême (islam) et pour cela condamnée et réprimée. Dans certains pays musulmans, les homosexuels gays peuvent même être lapidés!. Mais 1. On recense quatre-vingts États au moins où l'homosexualité est condamnée par la loi et, dans une dizaine d'entre eux, parmi lesquels l'Afghanistan, l'Iran, l'Arabie Saoudite, la peine de mort peut être appliquée. Voir l'important Dictionnaire de l'homophobie de L.-G. Tm (dir.), Pari~ PUF, 2003. Rappelons que le mot gai est un terme de la langue française du Moyen Age emprunté par les Anglais et revenu en France au xxe siècle avec un y (gay).
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dans l'Occident judéo-chrétien, la condamnation remonte à plus loin encore dans le temps - jusqu'à la Bible et au Lévitique 1• Attardons-nous sur l'homosexualité considérée comme initiation 2• Le hasard a voulu que nous avons vécu et fait notre travail d'anthropologue pendant plus de sept ans au sein d'une société où tous les hommes, entre 9 ou 10 ans, moment où ils sont brutalement séparés de leur mère et du monde féminin, et 20 à 22 ans, lorsqu'ils quittent la maison des hommes pour vivre avec une jeune femme qu'ils n'ont pas choisie eux-mêmes comme épouse, évoluent dans un monde homosexuel où ils occupent successivement deux positions, de receveurs de sperme entre 9/10 et 14/15 ans, de donneurs de sperme de 15 à 20/22 ans. Dans cette société, l'homosexualité masculine n'est donc pas une affaire individuelle, la conséquence d'une inclination personnelle. C'est une pratique sociale imposée à tous 3, et qui a pour but de « réengendrer» les garçons dans un monde purement masculin, de les débarrasser de toutes les impuretés féminines transmises par leurs mères, de les « surmasculiniser » pour les préparer à leurs futures responsabilités de guerrier et de mari. L'homosexualité est donc ici un attribut de la « virilité» des hommes et une pratique politique autant que sexuelle et érotique. Il est important de savoir que les jeunes initiés sont traités dans la maison des hommes « comme des femmes » par ceux qui leur donnent leur sperme. ns font pour eux des corvées, de menus travaux. Et ils deviennent des « hommes» lorsque, après la puberté, ils deviennent à leur tour des donneurs de sperme, et de «passifs» qu'ils étaient deviennent actifs. L'homosexualité existait également entre les jeunes femmes baruya, mais nous n'en savons presque rien. n est également intéressant de rappeler qu'en Grèce antique l'homosexualité entre hommes fut probablement au départ uq aspect de l'éducation militaire et de l'intégration des jeunes gens dans le corps civique, le groupe des citoyens. L'homosexualité féminine, illustrée par les poèmes de Sapho, était probablement associée à l'éducation donnée dans des sortes d'« écoles inirtatiques4 » aux jeunes filles se préparant à être les épouses de citoyens. A l'époque classique, l'homosexualité n'est plus 1. «L'homme qui couche avec un homme comme on couche avec une femme: ,'est une abomination qu'ils ont tous deux commis. Ils devront mourir et leur sang retombera pour eux» (Lévitique, 18,22). «Ni fornicateurs. ni idôlatres. ni dépravés. ni sodomites. ni voleurs, ni cupides pas plus qu'ivrognes, insulteurs ou rapaces n'hériteront du royaume de Dieu» (saint Paul, Ëpître aux Corinthiens, 1, 6, 9-10). cc L'homosexualité est un stigmate fonctionnel de dégénérescence et une tare névro-psychopatho/ogique » (Richard von Krafft-Ebing. Psychopathia sexualis, 1886). 2. En Chine, l'homosexualité des hommes était considérée comme l'un des chemins du Dao, c"est-à-dire de la Voie. n est par ailleurs intéressant de savoir que le mot tronjeu qui désignait à l'époque du communisme un « camarade» désignait également un individu à tendance homosexuelle. Ce qui est encore le cas aujourd'hui. 3. Sous peine de mort pour les garçons qui se refusent à ingérer du sperme. 4. Voir S. Bernard, L'Homosexualité initiatique dans l'Europe ancienne, Paris, Payot, 1986, chapitre 1, et l'ouvrage de référence de J. Boswell, Les Unions du même sexe dans l'Europe antique et médiévale [1994), Paris, Fayard, 1996.
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une initiation de type religieux. Elle est largement pratiquée à Athènes et à Rome, où elle revêt des formes différentes. De façon générale, homosexualité et hétérosexualité ne s'y excluaient pas. Aimer un autre homme n'était pas considéré (pour un homme) comme un comportement déviant, antisocial. En revanche, à Rome, l'homosexualité féminine n'était pas autorisée tandis qu'en Grèce, après les VIle et Vie siècles, elle disparut de la scène 1. L'homosexualité masculine est alors placée sous le triple signe du désir, du plaisir, mais aussi de l'amour et de la passion. Cependant une dichotomie existe, qui rappelle celle des Baruya entre homosexualité passive et homosexualité active. En Grèce comme à Rome, on considère qu'un homme acceptant un rôle passif dans un rapport homosexuel se déshonore lui-même et se disqualifie comme citoyen. Alors que chez les Baruya, les hommes passent successivement d'une sexualité passive à une sexualité active et deviennent par là des hommes à part entière 2 , à Athènes, à l'époque classique, les rôles passifs marquent négativement un homme ou un jeune garçon et les classent du côté des femmes, des serviteurs ou des esclaves. Quoi qu'il en soit de cette histoire passée de l'homosexualité 3, ce qui est nouveau à notre époque, c'est l'apparition dans les sociétés occidentales de familles homoparentales et qui revendiquent d'être reconnues comme des «familles» à part entière, encadrées par la loi à la suite d'une modification du droit de la famille - voire de la constitution des États. L'homosexualité, qui est une sexualité biologiquement stérile, se veut porteuse de vie et reproductive. Au désir de l'autre du même sexe s'ajoute le désir d'enfant. Et si au désir s'ajoute l'amour, à l'amour d'un autre du même sexe s'ajoute l'amour d'enfants que l'on aura sinon engendrés, ce qui n'est possible que pour une lesbienne, du moins adoptés. 1. Voir l'important ouvrage d'Eva Cantarella, Selon la nature. l'usage et la loi. La Bisexualité dans le monde antique, Paris, La Découverte, 1991. Voir aussi J'article de D. Cohen, «Law, society and homosexualicy in classical Athens », Past and Present, 1987, nO 117, pp. 3-21, ainsi que le livre de K. Dover, Greek Homosexuality, New York, Harward Edition, 1985, et M. Foucault, Histoire de la sexualité, vol. 1 : L'Usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984. 2. D'où l'importance des travaux consacrés à Phomosexualité en Mélanésie, qui ont apporté des informations inédites et profondémment modifié l'approche des problèmes. On doit à Gilbert Herdt, qui est venu quelques années après nous faire son terrain chez les voisins des Baruya, les Sambia, une série d'ouvrages désormais indispensables: G. Herdt, Guardians of the Plutes. ldioms of Masculinity, New York, McGraw-Hill Company, 1981; G. Herdt (dir.), Rituals of Manhood. Male initiation on Papua New Guinea, Berkeley, University of California Press, 1982. G. Herdt (dir.), Ritualized Homosexuality in Melanesia, Berkeley, University of California Press, 1984. Cf. aussi B. Knauft, « Homosexuality in Melanesia », The Journal of Psychoanalytic Anthropology, 10 (2), 1987, pp. 155-191. 3. Histoire passée mais aussi histoire récente. Voir F. Tamagne, « Histoire comparée de l'homosexualité en Allemagne, en Angleterre et en France dans l'entre-deux-guerres », Actes de la recherche, nO 125, 1998, pp. 44-62 ; E. Fassin, « Homosexualité et mariage aux États-Unis », ibid., pp 63-73.
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La nouveauté est là, dans ce désir d'enfant et dans la volonté de le satisfaire. Ce désir et cette volonté ne sont pas propres aux homosexuelles. Des femmes seules, de plus en plus nombreuses, adoptent des enfants et créent des familles monoparentales où ceux-ci vivent sans leur père. Dans ces familles homosexuelles (ou monoparentales) l'enfant adopté provient de Chine, d'Haïti ou de Colombie, et il faudra bien que ceux qui l'ont adopté lui parlent un jour de ses origines, sans jamais être vraiment en mesure de lui raconter l'histoire de ses ascendants. La parenté homosexuelle n'a donc rien à voir avec les exemples invoqués par certains des partisans de l'homoparentalité, qui citent sans les comprendre les mariages entre femmes chez les Nuer l, ou le mariage d'un guerrier et d'un adolescent chez les Azandé. Dans le premier cas la femme-mari et la femme-épouse n'ont aucune relation sexuelle entre elles, et la femme-épouse doit prendre un amant pour faire des enfants au lignage de son mari-femme ou, si celle-ci est une veuve sans enfant, au lignage de l'époux décédé de cette veuve. Quant aux Azandé, dès que le guerrier peut se marier il le fait et donne à son ancien amant le bétail et les moyens d'épouser à son tour un adolescent. Souvent l'homme épousera la sœur de son ancien amant, nous l'avons dit, ,et toutes ces épousailles se font avec le consentement des parents de l'amant et de sa sœur - et avec l'approbation de la société. Que se passe-t-il, en revanche, dans les sociétés occidentales ? Au préalable, rappelons que la majorité des gays et des lesbiennes ne désirent aucunement se marier et avoir et/ou élever des enfants. Pour eux, être homosexuel, Paffirmer et le vivre au grand jour constitue une liberté chèrement conquise. Pour eux, être homosexuel, c'est d'abord faire partie d'une minorité pas comme les autres où souvent se côtoient artistes, scientifiques 2, etc. Mais bien entendu, les individus qui se reconnaissent homosexuels et choisissent de vivre leur sexualité ne se rencontrent pas seulement dans les classes moyennes et les couches les plus aisées ou les plus éduquées est cependant très des société~ européennes ou nord-américaines. difficile d'en évaluer le nombre car, habituellement, les recensements nationaux évitent d'interroger les gens sur leur sexualité 3 • Aux Pays-Bas, on sait néanmoins que 20 000 enfants environ sont élevés dans des familles où l'un des parents au moins est un gay ou une lesbienne. Aux États-Unis, en 2002, on estimait à trois millions le nombre d'enfants élevés par des parents gays et lesbiens_ Une majorité d'entre eux étaient nés avant que l'un de leurs parents s'identifie comme homosexuel et commence à vivre avec un compagnon ou une compagne en même temps
n
1. C'est également le cas chez les Nandi. Voir R. Smith Oboler, cc Is the female husband a man? Woman/woman marriage among the Nandi of Kenya », Ethnalogy, vol. XIX, nO 1, 1980. 2. Voir D. Éribon, Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes, Paris, Larousse, 2003 ; Réflexions sur la question gay, Paris, Fayard, 1999. 3. Aux États-Unis, en 2003, pour la première fois, le Census Bureau a recensé les couples de même sexe. Voir M. Gross, L'Homoparentalité, op. dt., pp. 14-16.
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qu'avec son ou ses enfants nés au cours de sa première vie, hétérosexuelle. Ces enfants auront, dans ce cas, commencé à construire leur identité dans une famille où existait la différence des sexes, donc une famille « habituelle », avant de vivre dans une famille où cette différence a disparu. Et s'ils continuent à visiter le parent que leur père ou mère avait quitté pour vivre son homosexualité, ces enfants se retrouvent immergés dans un monde où coexistent hétéro- et homosexualité - et ils y trouvent leurs repères. Se posent dès lors un certain nombre de questions. Que deviendra un enfant élevé par des parents qui, dès le départ, auront fait le choix d'être exclusivement homosexuels, comme la majorité des gens sont exclusivement hétérosexuels? Ou, en d'autres termes, quel sera le processus de subjectivation, d'intériorisation, par un enfant de sa situation d'enfant né et élevé dans une famille homosexuelle 1? Est-ce que ces enfants seront tous homosexuels ou plus souvent homosexuels à l'âge adulte que les enfants nés et élevés dans des familles hétérosexuelles? Comment pourront-ils construire leur masculinité s'ils sont des garçons élevés par deux femmes, et leur féminité si ce sont des filles élevées par deux hommes? Nous manquons encore de recul et d'enquêtes suffisamment rigoureuses pour conclure clairement. Des enquêtes américaines commanditées par des associations gays et lesbiennes ont conclu que l'orientation sexuelle des enfants est la même, qu'ils soient élevés dans des familles homosexuelles ou dans des familles hétérosexuelles. Mais on a reproché à ces enquêtes d'être partisanes et biaisées, de chercher à convaincre le gouvernement américain de légaliser les mariages homosexuels et les familles qui en naîtraient. D'autres enquêtes, réalisées en GrandeBretagne, ont montré qu'une différence dans l'orientation sexuelle des enfants en faveur de relations homosexuelles était indéniable, sans être très importante 2 • Par ailleurs, aucun trouble de l'identité ou de l'intelligence, aucune incapacité à se comporter en être responsable n'a été découverte chez les enfants élevés dans ces familles. Le 4 février 2002, l'Académie américaine de pédiatrie a recommandé que les enfants élevés par un couple homosexuel puissent être adoptés par la compagne ou le compagnon de leur parent légal. Or, ceci aurait pour conséquence de créer ipso facto des familles homosexuelles alors que celles-ci ne sont 1. Voir D. Julien et E. Chartrand,
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
pas encore autorisées par la 19i, puisque le mariage entre homosexuels est généralement interdit aux Etats-Unis!. Nous en sommes là. TI est certain que, pour un individu donné, la société ne se réduit pas à sa famille, et qu'un enfant né et/ou élevé dans une famille homosexuelle découvrira la différence des sexes à travers ses oncles, ses tantes, ses grands-parents, ses amis, à l'école, etc. TI trouvera éventuellement autour de lui plus de personnes se comportant en parents des deux sexes qu'un enfant d'une famille monoparentale. Nous savons également - et pour un anthropologue, ceci est évident - que les fonctions paternelles et maternelles peuvent être assumées par des personnes sans lien génétique ou autre avec tel enfant, et qu'elles ne sont pas nécessairement attachées à un individu de sexe masculin en ce qui concerne la fonction paternelle ou de sexe féminin pour ce qui concerne la fonction maternelle. TI est certain aussi que la libération de la sexualité à laquelle on assiste depuis un demi-siècle en Occident et dans d'autres parties du monde, et l'affirmation d'une attitude de tolérance (voire de reconnaissance complète) de l'homosexualité, vont de plus en plus diminuer les risques pour un enfant européen ou nord-américain de souffrir publiquement, à l'école ou ailleurs, d'attaques, d'insultes homophobes dirigées contre le couple homosexuel qui l'élève et dirigées contre lui aussi en tant que fils ou fille de tels parents. La parenté homosexuelle n'est déjà plus la porte de l'enfer ou de l'asile psychiatrique. Restent deux problèmes. Et si l'homosexualité se laissait aller à l'hétérophobie? Si les rôles se renversaient? Si certains homosexuels se mettaient à prêcher le « rejet ou la peur de l'hétérosexualité [...] pouvant se traduire par des attitudes négatives, voire discriminatoires envers les individus d'orientation hétérosexuelle 2 » ? On imagine les conséquences qu'aurait cette « haine en retour», quand bien même celle-ci pourrait se comprendre de la part de gens ayant souffert pendant des décennies de violences sociales, physiques, symboliques du fait de leur sexualité 3. Conséquences sociales d'abord: le fond d'homophobie des populations se raviverait. Conséquences psychologiques ensuite sur les enfants de parents homosexuels, qui auraient le sentiment de vivre dans un autre monde que celui des enfants de leur âge. C'est ici que parfois les choses deviennent très difficiles à analyser, très délicates à apprécier. Quand des homosexuelles insistent sur le fait qu'elles veulent bien du sperme mais pas d'un homme, le risque existe 1. M. Gross, L'Homoparentalité, op. cit., p. 81. 2. Citation d'Erik Rémes, reprise dans l'article «Hétérophobie» de J ••1. Jeannelle, in Dictionnaire de l'homophobie, op. cit., pp. 205·207.- Voir l'ouvrage de S. Jackson, Heterosexuality in Question, Londres, Sage, 1999. 3. N'oublions pas que ce n'est qu'en 1982 qu'en France l'homosexualité a été dépénalisée. Elle était, jusqu'à cette date, considérée comme un crime. Auparavant, en 1974, l'Association américaine de psychiatrie (55 000 adhérents) avait exclu l'homosexualité de son tableau des maladies mentales, DSM 3 (Diagnostics and Statistical Manual of mental diseases). Voir D. Welzer-Lang, P. Dutey, M. Dorais (dir.), La Peur de l'autre en soi. Du sexisme à l'homophobie, Montréal, Éditions Québec, 1994.
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qu'on oublie que le sperme est émis par un homme qui a une histoire de vie, des ascendants, des rêves en lui, bref, le risque existe que le sperme soit déshumanisé 1, devienne une pure « substance génétique}) que, malheureusement pour certains, on ne peut pas encore synthétiser et produire en laboratoire. Et quand nous lisons dans une enquête américaine que deux femmes se sont fait inséminer le même jour par le sperme du même donneur anonyme pour que leurs enfants soient génétiquement apparentés, et ce pour qu'ils aient l'un et l'autre non pas une mais deux mères 2, donc une sorte de « supermère» en deux personnes, on peut s'inquiéter de telles actions et de telles représentations. On peut craindre qu'une fois de plus des enfants soient les victimes ou les supports des fantasmes d'adultes qui veulent avant tout satisfaire leur «désir d'enfant », quel qu'en soit le prix pour l'enfant. Mais nous savons bien aussi que les fantasmes d'adultes et les désirs narcissiques d'enfant ne sont évidemment pas le fait des seuls homosexuels. Bref, il y a nécessité et urgence à mieux connaître les faits, à localiser les problèmes, à ouvrir les débats et à dégager quelles décisions prendre aux niveaux politique, juridique et sociétal pour donner aux individus des droits nouveaux, mais assortis d'engagements et de responsabilités qui, s'ils y faillissaient, les feraient tomber sous le coup de la loi, comme c'est le cas pour les parents hétérosexuels quand ils manquent à leurs devoirs et mettent en péril l'équilibre et la personnalité de leurs enfants. Notre voyage en parenté s'achève. L'humanité, elle, avait commencé à inventer des rapports de parenté bien avant que les ancêtres de nos ancêtres directs, les hommes de Cro-Magnon, ne soient apparus à la surface de la planète. Si l'on accorde quelque crédit à l'hypothèse que l'on n'enterre pas ses ennemis, mais qu'on les tue et qu'on abandonne leur cadavre, ou même parfois qu'on les mange, alors la découverte d'anciennes sépultures témoigne au moins de deux choses: d'une part de l'existence de liens de parenté ou d'amitié entre ceux qu'on a enterré et ceux qui les ont enterrés, et d'autre part de l'existence de croyances dans le fait que la mort n'est pas la fin de la vie, que quelque chose d'un mort survit à sa mort. Or, la plus ancienne sépulture connue à ce jour en Europe remonte à 300 000 ans et fut découverte dans une grotte de la Sierra d'Atapuerca près de Burgos en Espagne 3 • Trente-deux individus de tous âges y avaient 1. C. Hayden, « Gender, genetics and generations : reformulating biology in lesbian Kinship », Cultural Anthropology, vol. 10, nO 1, 1995, pp. 41-63. 2. H. Lewin, Lesbian Mothers : Accounts of gender in American Culture, Ithaca, Cornell University Press, 1993. 3. Voir Pascal Picq, Au commencement était l'homme, Paris, Odile Jacob, 2003, pp. 154·160. L'auteur met en évidence l'importance dans l'évolution de Homo Ergaster dont l'arrivée vers 1,8 millions d'années sanctionne le déclin des autres hominidés. C'est lui qui semble être sorti d'Afrique (in Pascal Picq, pp. 101·124) et à sa suite apparaît l'Homos Erectus.
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
été enterrés, et près de l'un des squelettes était placé un magnifique biface en quartz rouge destiné, semble-t-il, à accompagner le mort dans l'audelà. Tous ces individus furent identifiés comme appartenant à l'Homo Heidelbergensis, une espèce d'homme qui a précédé l'apparition des hommes de Neandertal et des hommes de Cro-Magn.on, nos ancêtres. Cette découverte confirmerait notre hypothèse selon laquelle l'apparition de rapports de parenté a précédé l'apparition du langage articulé, et que la capacité d'imaginer un au-delà, un monde invisible, et de le symboliser existait avant cette apparition. Une archéologie de la parenté se dessine ici et nous réserve une autre surprise. Car les archéologues ont découvert d'autres sépultures plus tardives, aussi bien sur des sites de populations néandertaliennes que sur des sites habités par des Cro-Magnon. Ceci signifierait que les rapports de parenté, les croyances en l'au-delà, les rites symboliques les mettant en actes sont apparus deux fois au sein de deux espèces d'hommes qui ont évolué parallèlement pendant des millénaires, mais dont l'une a disparu sans que l'on sache encore pourquoi ni comment il y a 30 000 ans, laissant la place à la seule espèce d'hommes qui ait survécu, la nÔtre 1• On l'aura compris, composante spécifique de l'humanité de l'homme depuis des dizaines de milliers d'années, la parenté n'est pas près de disparaître, l~s rapports de parenté ne sont pas au bout de leurs métamorphoses. A la fois réels et imaginaires, abstraits, parfois même purement symboliques mais toujours chargés à ras bord d'intérêts concrets, enracinés en chacun de nous dès l'enfance, acceptés ou rejetés à l'âge adulte, imposés par les autres ou choisis en dépit de tous, les rapports de parenté et toutes les représentations (images, valeurs, positives et/ou négatives) qui leur ~ont attachées ne seraient menacés de fossilisation, et, à terme, de disparition, que si disparaissait ou était anéanti ce qui est le propre de l'homme, ce qui l'a séparé définitivement des autres primates, ses cousins naturels, à savoir qu'il ne vit pas seulement en société mais qu'il peut et doit produire de la société pour vivre.
1. P. Picq, ibid., pp. 156·157. J. Riel-Salvatore et G. Clark, cc Grave markers, middle and early upper paleolithic burlais and the use of chronotypology in contemporary paleolithic research », Cu"ent Anthropo/ogy, vol. 42 (4), 2001, pp. 449~79. Voir également l'ouvrage déjà ancien de E May, Les Sépultures préhistoriques. Étude critique, Paris, CNRS, 1986.
Symboles utilisés pour la notation des relations de parenté Nous avons adopté les symboles utilisés dans les pays anglo-saxons pour désigner les relations de parenté du point de vue d'un individu (Ego) homme ou femme.
Symbole
Anglais
Français
Anglais
Symbole
Français
F
father
père
B
brother
frère
M
mother
mère
Z
sister
sœur frère aîné
S
son
fils
B+
older brother
D
daughter
fille
B-
younger brother frère cadet
z+ z-
older sister
sœur aînée
younger sister
sœur cadette
H
husband
époux, mari
W
wife
épouse, femme
Sp
spouse
époux ou épouse
Sb
sibling
germain
Xc
cross cousin
cousin(e) croisé(e)
IIc p
parallel cousin cousin(e) parallèle parent
père et/ou mère
Ch
child
enfant
GP
grandparents
Gch
grandchildren petits-enfants
grands-parents
Toutes les relations de parenté correspondant à des relations généalogiques réelles ou classificatoires sont notées en combinant les symboles ci-dessus. Par exemple :
FB
MB FZ MZ FF MF FBD MBD MBW
father's brother mother's brother
frère du père = oncle paternel frère de la mère = oncle maternel
father's sister mother's sister father's father mother's Cather father's brother's daughter mother's brother's daughter mother's brother's wife
sœur du père = tante paternelle sœur de la mère =tante maternelle père du père =grand-père paternel père de la mère =grand-père maternel fille du frère du père = cousine parallèle patrilatérale fille du frère de la mère = cousine croisée matrilatéraIe éfJouse du frère de la mère = tante maternelle par a liance
On utilise également les signes: G+2, G+l, GO, G-I, G-2 pour désigner les individus appartenant aux générations des grands-parents, des parents, d'Ego (GO), ainsi que des enfants et des petits-enfants d'Ego. Lorsqu'un seul terme recouvre plusieurs relations de parenté on écrit des équations du type 1MB FZH WF Lce qui signifie qu'un seul et même terme désigne le frère de la mère (MB) qui est en même temps le mari (réel ou potentiel) de la sœur du père (FZH), et est le père de l'épouse (réelle ou potentieIIe) d'Ego (WF).
=
=
GLOSSAIRE
A Adoption Acte juridique qui établit entre l'individu adopté et le ou les personnes qui l'adoptent des relations de droit analogues à celles qui résultent de rapports de descendance. Adoption plénière -l'adopté rompt avec son groupe familial d'origine. Adoption simple - l'adopté conserve ses liens avec son groupe familial d'origine, et y ajoute des liens nouveaux avec le groupe qui l'adopte. Affiliation Appartenance par la naissance ou par choix à un groupe social quelconque. Affinité Liens de parenté créés par une alliance matrimoniale prenant la forme le plus souvent d'un mariage. En anglais : affinity. Affins (alliés)
Personnes qui deviennent des parents à la suite d'une alliance matrimoniale, par un mariage. On distingue les affins réels des affins classificatoires, les affins réels (beau-frère, belle-sœur, etc.), des affins virtuels (l'ensemble des cousins croisés par exemple), et des affins potentiels, c'est-à-dire des individus non apparentés avec lesquels le mariage est possible. (En anglais: affine.) Les affins sont donc des personnes avec lesquelles on est « allié » par le mariage. Des coaffÏns sont des individus ayant des alliés communs.
Affins d'affins (alliés d'alliés) Ce sont les alliés de vos alliés, par exemple le mari de la sœur de votre épouse, ou l'épouse du frère de votre épouse. Par opposition aux consanguins d'affins qui sont le frère de votre mari ou la sœur de votre épouse, par exemple. 1
Agamie Absence de règle en ce qui concerne le mariage, que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur du groupe social. Âge (classes d'âge) Individus de même génération et en général de même sexe qui se reconnaissent comme un groupe social particulier auquel la société attribue un certain nombre de droits et d'obligations. Dans de nombreuses sociétés, les classes d'âge sont
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MÉTAMORPHOSES DE LA PAREN'rt.
formellement reconnues et soumises à un système d'initiations graduelles qui changent par étapes le statut de l'individu dans sa société tout au long de sa vie. Ce statut varie selon le sexe, l'âge, l'appartenance sociale de l'individu à tel ou tel clan ou à telle ou telle caste, etc. Agnats Individus apparentés exclusivement par des hommes, par opposition à «utérins ».
Aîné - Individu né le premier ou né avant certains de ses frères et sœurs. - Personne plus âgée qu'une autre. Au premier-né s'oppose le dernier-né, le puîné. Dans beaucoup de sociétés le pr~mier-né jouit de droits différents et plus importants que ceux accordés à ses frères et sœurs nés après lui (cf. droit d'aînesse ou droit de primogéniture). Dans un certain nombre de sociétés le premierné, qu'il soit un homme ou une femme, jouit d'une priorité absolue sur ses cadets, quel que soit leur sexe. Alliance (par mariage) Union socialement reconnue entre deux individus, en général de sexes différents, et par leur intermédiaire entre les groupes de parenté auxquels ils appartiennent. La reconnaissance sociale de l'union n'implique pas nécessairement un mariage.
Alter Individu qui est dans une ou plusieurs relations de parenté avec Ego.
Amity Terme utilisé par Meyer Fortes pour caractériser, selon lui, les principes qui guident les rapports les uns vis-à-vis des autres entre des individus apparentés, principes de solidarité, de génér~sité, etc. Ces principes constitueraient la dimension éthique de la parenté. A amity s'oppose l'enemity. Les deux rermes ne correspondent pas à l'opposition en français entre amitié et inimitié.
Ancêtre Individu, homme ou femme, qui est supposé être à l'origine d'un groupe de descendants. On parle dans ce cas d'ancêtre « apical », c'est-à-dire qui est au sommet (apex) de l'arbre généalogique de ce groupe de descendance. Parfois cet ancêtre a donné son nom au groupe de ses descendants et en est devenu l'ancêtre « éponyme ». Anisogamie Mariage entre deux individus aux statuts sociaux différents. Voir mie ».
«
isoga-
Ascendants Ensemble des individus dont Ego est issu et qui se répartissent sur plusieurs générations antérieures à lui (parents G+l, grands-parents G+2, arrière-grandsparents G+3, etc.).
Avoidance En français : évitement. Comportement des individus qui s'abstiennent de contacts physiques, de rapports sexuels, d'échanges verbaux ou autres vis-à-vis d'un certain nombre d'individus qui entretiennent avec eux certains rapports sociaux, de parenté ou autres. Ces comportements sont associés par exemple à l'interdiction de rapports sexuels entre mère et fils, père et fille, frère et sœw; ou
GLOSSAIRE
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à l'interdiction de tout contact physique entre individus appartenant à des castes différentes. Ces comportements sont observés également chez certaines espèces de primates. Avunculat Rapport~ entre un homme et le fils de sa sœur, donc entre un oncle maternel et son neveu utérin. Ces rapports sont marqués de différentes façons, respect ou
familiarité, et sont associés à diverses formes de transmission de biens, de statuts, de savoirs, de fonctions entre l'oncle et le neveu.
B Bifurcation Dans certaines terminologies de parenté, les individus apparentés à Ego sont désignés par un terme distinct selon qu'ils lui sont apparentés par l'intermédiaire d'un homme ou d'une femme. Ce principe est à l'origine de la distinction entre cousins parallèles (le fils du frère du père par exemple) et cousins croisés (le fils de la sœur du père). Bilatéral Se dit d'un individu apparenté à Ego aussi bien par les paternels que par les maternels d'Ego. Par exemple la fille du frère de la mère d'Ego est une cousine croisée bilatérale si l'oncle maternel d'Ego a épousé )a sœur de son père.
Bridewealth Objets de valeur, biens matériels, éventuellement droits sur une parcelle de terre qui sont transférés d'une famille ou d'un groupe de parenté à un autre à l'occasion du mariage d'un de leurs membres. Le tenne bridepriee est également utilisé, mais est contesté par ceux qui considèrent que le mot priee (prix) introduit une logique de marché dans des rapports qui n'ont rien à voir avec le marché.
c Capture (mariage par) Mariage qui a lieu à la suite du rapt de la femme. Catégorie (de parenté) Terme de parenté qui désigne un certain nombre d'individus entretenant avec Ego le même type de relation de parenté, réelle ou classificatoire, ou des relations de parenté distinctes mais posées comme équivalentes. Exemple: en français, le terme cousin désigne aussi bien les enfants de l'onde paternel que ceux de l'oncle maternel, aussi bien ceux de la tante paternelle que ceux de la tante maternelle, etc.
CheHerie Société en général tribale où le pouvoir est concentré entre les mains d'un petit nombre de groupes de parenté, parfois même d'un seul, qui exerce de façon exclusive des fonctions qui apparaissent pour les membres de la société comme assurant la reproduction de l'ordre cosmique et social. Lorsque ces fonctions et
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les pouvoirs qui leur sont associés sont héréditaires au sein de certains clans ou groupes locaux, ceux-ci constituent une sorte d'aristocratie tribale. Circulation Transferts et mouvements de personnes, de biens, de services, de statuts, de fonctions au sein d'un groupe ou entre des groupes. On distingue la circulation des biens et services sur un marché (circulation marchande) de la circulation de biens et services sous forme de dons et contre-dons (circulation non marchande), mais aussi la circulation de personnes (hommes, femmes ou enfants), échangés entre des groupes sociaux qui nouent entre eux une ~lliance dite de mariage. Clan Groupe d'individus se considérant comme les descendants, par les hommes ou par les femmes, d'un ancêtre commun ou d'une ancêtre commune. On parle alors de patriclan ou de matriclan. Cet (te) ancêtre peut être purement imaginaire et même ne pas appartenir au genre humain. Un clan est en général un groupe exogame mais pas nécessairement. Classe (matrimoniale) (voir aussi «section ») Groupe de parenté exogame qui a l'obligation de se marier avec un autre groupe exogame spécifié. Les enfants de ces unions appartiennent automatiquement à une troisième classe matrimoniale qui n'est pas la même si la descendance passe par les hommes ou par les femmes. Par exemple, les hommes de la classe (A) doivent épouser des femmes de (B). Leurs enfants appartiendront à la section (C) et devront épouser des membres de la section (0). Les enfants des unions (CD) appartiendront à nouveau à la section (A), celle de leur grand-père paternel. Puis le cycle recommence. Classificatoire, parenté Termes de parenté qui placent dans la même catégorie un ensemble d'individus dont les uns ont avec Ego des liens généalogiques, alors que les autres n'en ont pas mais sont pourtant considérés comme étant, vis-à-vis d'Ego, dans un rapport identique ou équivalent. Cognats Ensemble des individus apparentés à Ego aussi bien par les hommes que par les femmes. Collatéralité Relations entre germains ou descendants de germains par opposition aux relations entre ascendants et descendants en ligne directe. Un frère et une sœur sont des collatéraux du premier degré. Compensation matrimoniale Voir bridewealth et brideprice. Complexe, structure de parenté Terme employé par Lévi-Strauss pour désigner des systèmes de parenté ne comportant aucune règle positive (prescriptive ou préférentielle), déterminant le choix du conjoint mais comportant un certain nombre de règles négatives à respecter. Voir « structures élémentaires », « semi-complexes ». Conception, théories de la Théories qui décrivent les rôles différents que jouent, dans la fabrication d'un enfant, les humains (père et mère), les ancêtres, les esprits et les dieux.
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Consanguins Ensemble des parents d'Ego appartenant aussi bien au côté de son père qu'à celui de sa mère. La notion de consanguinité vient du latin et faisait à l'origine référence à tous ceux qui partagent avec Ego le même « sang ». La notion en anthropologie n'est plus attachée à cette théorie particulière de la création de rapports de p;trenté par la transmission du sang. Cousins Enfants de germains. - Cousins croisés: enfants de germains de sexe opposé, un frère et une sœur. - Cousins parallèles : enfants de germains du même sexe, deux frères ou deux sœurs. - Cousins matrilatéraux : cousins liés à Ego par sa mère. - Cousins patrilatéraux : cousins liés à Ego par son père. Couvade Dans certaines sociétés, au moment de la naissance d'un de ses enfants, lt! père s'alite et participe virtuellement à l'accouchement ainsi qu'aux rites que les parents doivent observer dans les premières semaines après l'accouchement. Culture Ensemble de principes et de règles de pensée et d'action auxquels sont attachées des valeurs positives ou négatives et qui sont partagés (jusqu'à un certain point) par les individus et les groupes qui composent une société. Dans ce cas, ceux-ci les mettent en actes et en œuvre pour se reproduire individuellement et socialement. Cycle (matrimonial) Succession d'alliances matrimoniales qui se bouclent au bout d'un certain nombre de générations (ex. : mariage avec une cousine croisée au troisième degré).
D Degrés de parenté Distance par rapport à Ego des individus qui lui sont apparentés. Un cousin au premier degré est dit plus proche d'Ego qu'un cousin au deuxième degré. Le calcul de ces distances varie selon le type de système adopté. Le système commun fait des cousins germains des cousins du premier degré et des cousins issus de germains des cousins du deuxième degré, etc. Ce système se distingûe du système canonique adopté par l'Église, qui l'avait emprunté des coutumes germaniques et qui fait des frères et des sœurs des parents au premier degré, des cousins germains des parents au deuxième degré, etc. Il se distingue également de l'ancien système romain qui calcule les degrés de parenté en comptant le nombre de liens généalogiques qui rattachent deux individus, mais en passant par leur ancêtre commun. Dans ce système un cousin germain fils du frère de mon père est un parent au quatrième degré, puisque le chemin passe par le père d'Ego (1) puis par le père du père d'Ego et du père d'Alter (2), et redescend jusqu'au père d'Alter (3) pour aboutir à Alter (4).
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Dème Unité territoriale dans la Grèce antique. Le terme est utilisé parfois en anthropologie pour désigner des groupes de descendance cognatique auxquels les individus a ppartienncnt par des liens passant et par les hommes et par les femmes. Ce terme fait pendant au terme « clan » qui désigne des groupes de descendance engendrés par l'application d'un principe de descendance unilinéaire. Descendance, principe de - Critère définissant l'appartenance d'un individu, à sa naissance, à un groupe d'individus se réclamant d'un ou de plusieurs ancêtres communs. Ces critères sont en nombre très restreint. Soit la descendance est unilinéaire et, dans ce cas, le critère est que la descendance passe exclusivement par les hommes (principe patrilinéaire de descendance), ou exclusivement par les femmes (principe matrilinéaire de descendance). - Soit la descendance est définie par deux critères à la fois, l'un passant par les hommes, l'autre par les femmes, et l'individu appartient alors à deux groupes de descendance à la fois dont il reçoit des « choses » différentes, par exemple des terres du côté de sa mère et des fonctions politico-religieuses du côté de son père. La descendance est dite am bi- ou duolinéaire. - Soit le principe de descendance est différent pour les hommes et pour les femmes. Deux cas sont alors possibles. Les filles appartiennent au groupe du père et les fils au groupe de la mère (descendance bilinéaire croisée), ou, au contraire, les filles appartiennent au groupe de leur mère et les fils à celui de leur père (descendance bilinéaire parallèle). - Enfin, les enfants appartiennent aussi bien au groupe de leur père qu'à celui de leur mère, et, dans ce cas, la descendance est indifférente à la différence des sexes. C'est le cas des systèmes cognatiques, appelés également systèmes indifférenciés. - Souvent un groupe de descendance (lignage, clan) existe et agit comme une personne morale (corporate group). Descriptif Se dit des terminologies de parenté qui désignent les rapports généalogiques par des termes qui ajoutent les unes aux autres des relations équivalentes. Exemple: les termes ({ père », «grand-père », « arrière-grand-père », etc., en français. Par contre le terme « cousin» en français n'est pas descriptif mais classificatoire, car il n'indique pas de quel cousin, paternel ou maternel, il s'agit. Dévolution Principe de transmission héréditaire de biens matériels ou immatériels. La dévolution diffère selon le sexe des héritiers et leur degré de parenté par rapport au défunt. On parle de dévolution divergente quand la transmission n'est pas la même dans le cas d'un fils ou d'une fille, etc. Donneur/preneur . Sont « donneurs» ceux qui dans une alliance matrimoniale donnent à un autre groupe un de leurs membres, homme ou femme. Deux cas sont alors possibles. Les preneurs sont également des donneurs et l'échange est réciproque. Les preneurs ne sont pas des donneurs et dans ce cas il n'y a pas d'échange de personnes mais des échanges de biens (dot, bridewealth) contre une personne (homme ou femme). Sur le plan du statut des donneurs et des preneurs, trois
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cas de figure se présentent. Soit les donneurs sont supérieurs aux preneurs, soit les preneurs sont supérieurs aux donneurs, soit preneurs et donneurs sont d'un statut égal, qu'ils soient preneurs ou donneurs. Dot Biens donnés à l'occasion d'un mariage, soit par la famille du mari à celle de la femme, soit' par la famille de la femme à celle-ci, soit par la famille du mari à celui-ci. Dans ces deux derniers cas la dot constitue une sorte de préhéritage. Douaire Droits qu'une épouse possède sur une part des biens de son mari après que celui-ci est décédé. Dysharmonique Terme employé par Lévi-Strauss pour désigner des systèmes de parenté où la résidence ne coïncide pas avec le principe de descendance. Par exemple la descendance est matrilinéaire et la résidence est virilocale. Sont harmoniques les systèmes où les critères de la résidence et de la descendance se correspondent. La descendance est matrilinéaire et la résidence du couple après le mariage est uxorilocale. Le mari quitte son groupe pour aller résider au sein du groupe de son épouse.
E Échange Se dit d'un transfert réciproque de biens, de services, de droits, de personnes, ou de droits sur des biens, sur des services, sur des personnes. On distingue les échanges marchands qui procèdent par vente et achat des échanges non marchands qui procèdent par dons. Dans les échanges marchands, l'objet vendu a perdu tout lien avec son propriétaire, il est aliéné. Dans le cas d'un don, l'objet donné n'est pas entièrement détaché de celui qui le donne, du donateur. Celuici reste en quelque sorte présent dans la chose qu'il donne, ce qui crée dette et obligation chez celui qui accepte le don. Le contre-don peut être immédiat ou différé, équivalent ou non équivalent. Dans le cas du « potlatch )), celui qui reçoit doit rendre plus qu'il n'a reçu et celui qui donne s'efforce de donner plus que ce que pourra rendre celui qui reçoit. La succession des dons et contre-dons constitue une spirale, puisque à chaque étape la quantité et la qualité des choses données augmentent. Dans le domaine de la parenté, l'échange des femmes ou des hommes peut être direct et réciproque. C'est la formule dite par Lévi-Strauss de l'échange symétrique ou « restreint ». L'échange peut être asymétrique lorsque les preneurs ne sont pas eux-mêmes des donneurs. Ceci implique que trois groupes de parenté au moins existent pour que des unions matrimoniales existent. A donne à B qui donne à C qui donne à A. Cette chaîne d'alliances constitue un « connubium ». La formule du mariage la plus fréquente dans ce cas est pour Ego masculin de se marier avec la MBD, la fille du frère de sa mère, la cousine croisée matriIatérale. Pour Ego féminin, le mariage se fait en revanche avec le fils de la sœur de son père, son cousin croisé patrilatéral (exemple: le système Kachin). Lévi-Strauss utilise l'expression «échange généralisé» pour désigner des échanges asymétriques où les donneurs ne sont pas preneurs de femmes et ou les preneurs donnent des biens en échange des femmes reçues.
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Ego Individu de référence, de sexe masculin ou féminin, qui est le point de départ et/ou d'arrivée des rapports de parenté. Endogaoù~ogaoûe
- Endogamie : règle obligeant un individu à se marier à l'intérieur de son propre groupe de parenté ou à l'intérieur de sa caste, de sa classe, de sa religion, de son groupe ethnique, etc. - Exogamie : règle obligeant un individu à se marier à l'extérieur de son propre groupe de parenté, de sa classe, etc. Épicière Principe du droit grec ancien qui obligeait une fille, si elle n'avait pas de frère, à épouser, après la mort de son père, le frère de celui-ci ou l'un de ses plus proches parents. Ethnie Ensemble de groupes locaux (tribus, communautés villageoises et/ou urbaines, etc.) qui se reconnaissent une origine commune lointaine, parlent la même langue ou des langues apparentées car dérivées d'une protolangue commune, suivent jusqu'à un certain point les mêmes principes pour organiser la vie sociale, et partagent des valeurs semblables ou qui divergent à l'intérieur de ou à partir d'un même noyau commun. Exemple: les Pachtouns qui vivent à la fois en Mghanistan et au Pakistan. Évitement Voir avoidance. Équation (de parenté) Manière de représenter le fait qu'un même individu peut occuper plusieurs positions de parenté à la fois. Par exemple l'équation 1 MB =FZH =WF 1signifie que l'oncle maternel (MB) est à la fois le mari de la sœur du père d'Ego (Fzhu) et le père de l'épouse d'Ego (WF), son beau-père, ce qui implique l'échange de femmes entre le père d'Ego et le frère de la mère d'Ego. Extension Se dit lorsqu'un même terme de parenté s'applique à )a fois à un parent proche et à des parents généalogiquement plus ou moins lointains. Certains théoriciens expliquent ceci en disant que l'application de ce terme s'est «étendue» à d'autres positions généalogiques considérées comme identiques ou équivalentes. D'autres, comme Hocart et Leach, considèrent au contraire que c'est la catégorie qui prime, c'est-à-dire l'affirmation de l'équivalence de toute une série de positions de parenté dont les positions les plus proches d'Ego ne sont qu'un cas particulier et non le point de départ. Pour eux, la notion d'extension est inadéquate. Les positions de parents proches d'Ego (le père par exemple) apparaissent alors comme une « réduction » de la catégorie des « pères » à un seul individu, le mari de sa mère.
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F Famille Ensemble d'individus apparentés par des liens de consanguinité, et en ce qui concerne l'époux et l'épouse par des liens d'alliance, d'affinité. On distingue la famille conjugale ou famille nucléaire, composée d'un homme, d'une femme et de leurs enfants, de la famille étendue ou indivise qui regroupe plusieurs familles apparentées appartenant à des générations différentes. On différencie également la famille « d'orientation », qui est celle où l'individu est né et/ou a été élevé, de la famille de «procréation », qui est celle fondée par un individu par son mariage ou toute autre forme d'union. Les familles où un homme a plusieurs épouses sont dites polygynes, celles où une femme a plusieurs époux polyandres. Les familles monoparentales sont composées d'un parent (un homme mais plus souvent une femme) et de ses enfants. Les familles recomposées sont des familles nées du remariage des individus après leur divorce d'une précédente union ou après le décès de leur précédent conjoint. Filiation En français: équivalent de « descendance ». En anglais : liens qui attachent un individu simultanément à son père et à sa mère sans qu'intervienne et soit pris en compte un principe de descendance. Exemple: dans un système de descendance patrilinéaire, on descend exclusivement de son père mais on est fils ou fille de son père et de sa mère. Fission Moment où des lignages se séparent de leur clan d'origine pour fonder un nouveau clan. Fosterage Adoption ou prise en charge temporaire d'un enfant par un adulte auquel ses parents l'ont confié pour assurer son éducation et sa formation. Fratrie Groupe composé des frères et des sœurs d'un individu, de ses germains. Fusion (merging) Fusion sous le même terme de plusieurs positions généalogiques distinctes (exemple: le père et le frère du père en baruya = noumwé) appartenant à la même génération. Fusion oblique (skewing) Fusion sous un seul terme de plusieurs positions généalogiques appartenant à des générations distinctes. Soit ces positions sont fusionnées vers le haut, soit elles le sont vers le bas. Dans le premier cas un homme adulte désignera un petit garçon par le terme de «grand-oncle» par exemple. On rencontre ces formes de fusion oblique dans les systèmes dits Crow-Omaha, classés comme « structures semi-complexes~) par Lévi-Strauss. Mais on les rencontre aussi dans d'autres systèmes, australiens, hawaïens, soudanais. n n'en existe pas encore d'explication satisfaisante.
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G Généalogie Description ou reconstruction hypothétique des liens de parenté entre un individu et ses ascendants, ses descendants, ses collatéraux et leurs descendants. Les généalogies sont en général conservées dans la mémoire des individus, mais leur « profondeur» varie beaucoup selon ceux-ci ou selon l'intérêt qu'une société porte à cette mémoire. Dans les sociétés à écriture elles sont conservées par écrit, du moins dans certaines familles ou classes sociales. En Occident on a pris l'habitude de représenter des généalogies par divers graphiques en forme d'arbre, de croix. Elles sont parfois d'une grande importance pour revendiquer des droits sur des terres, des biens, des statuts, des fonctions. De ce fait, elles font souvent l'objet de manipulations intéressées et intéressantes et sont en partie des fictions. Génération Ensemble des individus se trouvant à la même distance d'un ancêtre commun et donc au même niveau généalogique. Dans les terminologies de parenté, on désigne la génération d'Ego par GO, celle de ses parents par G+l, de ses grandsparents par G+2, de ses enfants par G-l, de ses petits-enfants par G-2, etc. Deux générations qui se suivent sont appelées cc consécutives ». Deux générations séparées par une troisième sont dites « alternes ». Géniteur/génitrice Homme et femme ayant contribué physiquement à la fabrication d'un enfant. Dans certaines sociétés, le géniteur n'est pas le «père» social s'il n'a pas contribué par exemple au paiement de la compensation matrimoniale (bridewealth) auprès des parents de cette femme, et si c'est un autre homme qui l'a fait. Les enfants que le géniteur contribue à mettre au monde appartiennent alors à cet homme qui en devient le « père» socialement reconnu comme tel.
Genre
Ce terme est de plus en plus utilisé pour désigner toutes les différences sociales, fonctions, statuts, symboles, valeurs positives et/ou négatives, qui s'attachent à un individu du fait de son sexe. Souvent ces différences se présentent sous forme d'oppositions de termes complémentaires et hiérarchiques. Les rapports entre les sexes se présentent alors comme des rapports inégaux, traduisant diverses formes de domination, voire d'exploitation d'un sexe (en général les femmes) par l'autre (les hommes). Gens Dans la Rome antique, groupe de familles descendant d'un ancêtre commun en ligne patrilininéaire et où régnait la patria potestas, la puissance paternelle. Gens est l'équivalent du mot grec genos et renvoie à l'idée d'engendrement, de naissance.
Germains Groupe des frères et sœurs, formant une fratrie et appelés siblings en anglais.
Ginamaré Terme qui, dans la langue baruya, désigne l'échange de «sœurs» entre deux hommes, en fait l'échange de femmes entre deux lignages.
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H Harmonique Se dit d'un système où la règle de résidence et le principe de descendance vont dans 16 même sens, par exemple quand la résidence est virilocale et la descendance patrilinéaire. Homoparentalité Rapports de parenté entre des enfants et des adultes de même sexe. Le rapport de parenté s'établit par « adoption» d'enfants par un couple d'hommes ou par recours à une mère porteuse, et par adoption ou insémination artificielle (ou naturelle) de l'une des deux femmes qui vivent en couple. Enfin, pour les hommes et pour les femmes, par la coparentalité. Hypergamie Mariage d'une femme avec un homme d'un statut social supérieur au sien (par opposition à l'hypogamie où c'est la femme qui se marie avec un homme au-dessous de sa condition).
1 Inceste Relations sexuelles (homo- et hétérosexuelles) interdites entre parents consanguins ou entre alliés considérés comme trop proches ou trop semblables. De ce fait, les interdits sur les rapports hétérosexuels entraînent des interdictions de mariage entre parents de sexe différent. Indifférencié
Voir cognat et descendance cognatique. Isogamie
Voir homogamie.
K Kwa;mamié Objet sacré chez les Baruya, utilisé par les maîtres des initiations et destiné à faire croître (nimatnié) les garçons, les hommes (kwala).
L Lévirat Obligation pour une femme d'épouser un frère de son mari défunt. Lignage Groupe de descendants, par les hommes ou par les femmes, d'un des fils ou d'une des filles de l'ancêtre fondateur du clan ou d'un de leurs descendants connus. Un lignage se présente souvent comme un groupe local dont les membres possèdent en commun des biens matériels et immatériels, s'entraident
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et sont solidaires les uns des autres. Un lignage est une unité exogame qui est souvent en même temps une unité religieuse rendant un culte aux ancêtres. Un lignage agit comme une personne morale (corporate group) vis-à-vis des autres lignages. On distingue entre matrilignage et patrilignage selon le principe de descendance opérant dans une société. On distingue également des lignages aînés, cadets, selon la place des ancêtres fondateurs de ceux-ci dans la descendance du ou des fondateurs du clan. Lignée Segment de lignage, parfois aussi chaîne d'individus rattachés les uns aux autres par une succession d'individus du même sexe descendant les uns des autres en ligne directe.
M Maison Groupe d'individus apparentés par des liens de consanguinité et d'alliance, fonctionnant comme une personne morale détentrice d'un domaine comprenant des biens matériels (terre) et immatériels (titres, blasons, mythes, etc.), et portant un nom qui est transmis de génération en génération quels que soient les individus qui occupent ce domaine et en font usage. Maisons, sociétés à Sociétés dont le système de parenté et l'organisation sociale reposent sur l'existence de maisons qui sont souvent hiérarchisées entre elles au sein d'un système de titres, de rangs et de fonctions. Mariage Lien socialement reconnu entre deux individus de sexe différent ou de même sexe (cf. mariage entre femmes en Afrique). Ce lien est établi souvent à l'issue d'une série de négociations entre les familles, lignages ou maisons des deux partenaires, négociations qui fixent le montant des dots et autres prestations associées au mariage. Il détermine l'appartenance des enfants qui naîtront de cette union ou seront adoptés par elle. Il implique également des droits et des devoirs distincts entre les individus unis par le mariage: dans le domaine des rapports sexuels, des tâches domestiques, de la résidence, du nom porté par les conjoints, par leurs enfants, en matière d'héritage en cas de décès de l'un ou de l'autre, etc. Le mariage donne souvent lieu à des cérémonies et à des rites spécifiques. Mariage arabe Union de deux cousins parallèles patrilatéraux, c'est-à-dire entre le fils et la fille de deux frères appartenant au même lignage agnatique. Matrifocal Famille ou groupe domestique centré sur une femme et ses enfants, le père ou les pères de ces enfants étant présents de façon discontinue dans la vie du groupe et y occupant une place secondaire. La mère des enfants est d'ailleurs rarement l'épouse de l'un des pères de ces enfants.
Merg;ng Voir aussi «fusion ». Réunion sous un même terme de plusieurs positions généalogiques distinctes.
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hO.\
Moitié Beaucoup de sociétés sont divisées en deux groupes ou moitiés aux fonctioll!! distinctes, opposées mais complémentaires. Souvent, mais pas toujours, les moitiés sont des groupes exogames entre lesquels les femmes (parfois les hommes) circulent. Les femmes de la moitié (A) épousent les hommes de la moitié (B), et celles de la moitié (B) épousent les hommes de la moitié (A), les enfants appanenant alors à l'une ou l'autre des moitiés selon le principe de descendance adopté par la société. Les moitiés constituent le cadre et la raison d'être d'échanges réciproques de biens, de services, chacune assumant un rôle particulier dans les rites tournés vers la reproduction de l'ordre cosmique et social. existe également des moitiés « générationnelles » regroupant dans une même moitié Ego, ses grands-parents et ses petits-enfants (Go + G+2 + G-2), et dans l'autre la génération des parents d'Ego et de ses enfants (G+l et G-t). Les moitiés générationnelles en général ne sont pas exogames.
n
Monogamie Règle d'alliance qui interdit à un individu d'avoir plus d'un conjoint en même temps.
N Nomenclature (de parenté) Terminologie propre à un système de parenté et qui s'exprime dans un vocabulaire de termes paniculiers.
o Oblicité (skewing) Fusion sous un même terme de plusieurs positions généalogiques appanenant à des niveaux générationnels différents.
p Parents Au sens restreint le père et la mère d'Ego. Au sens large tous les individus qui lui sont apparentés par des liens de consanguinité, d'alliance ou d'adoption. Parentalité Ensemble des fonctions que doivent ou peuvent assumer vis-à-vis des enfants les adultes qui leur sont reliés par des liens de parenté, de consanguinité ou d'alliance, qui leur imposent un cenain nombre de devoirs et d'obligations et leur donnent cenains droits. La parentalité recouvre les liens et les formes de « paternité », de « maternité », de « germanité », de « sororité », etc. Parenté Ensemble des liens biologiques et/ou sociaux qui naissent de l'union de personnes (le plus souvent de sexe différent) et qui déterminent l'appartenance et l'identité sociale des enfants qui naissent de cette union ou sont adoptés en
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son sein. Ces liens sont de deux sortes, des liens de consanguinité, c'est-à-dire des liens avec le père et les parents du père, et avec la mère et les parents de la mère (ascendants et collatéraux), et des liens d'affinité créés par le mariage ou d'autres formes d'union entre personnes de sexe différent voire de même sexe. Parentèle Groupe de parents centré sur un individu, sur un Ego. Le groupe comprend ses parents consanguins des deux côtés, paternel et maternel, et leurs alliés. Des frères et sœurs de mêmes père et mère ont la même parentèle. Ce n'est pas le cas des demi-frères et des demi-sœurs. Et ce n'est plus le cas des descendants de ces frères, sœurs, demi-frères et demi-sœurs. Les parentèles sont des groupes typiques des systèmes cognatiques, indifférenciés, mais existent en fait dans tous les systèmes de parenté quel que soit leur mode de descendance. Parenté de lait Liens qui se créent entre deux ou plusieurs personnes du fait qu'elles ont été allaitées par la même femme. Ces liens ne concernent pas seulement la mère nourricière mais souvent aussi un certain nombre d'individus apparentés à ceUeci (ses enfants, son mari, ses frères par exemple). Parenté fictive Liens de parenté sociale créés par choix réciproque et selon certaines conventions entre deux individus non apparentés, ou entre un individu et un groupe de parenté qui le reconnaît comme sien sans cependant formellement l'adoptet. Parenté à plaisanterie Dans certaines sociétés, les relations entre deux individus, de même sexe ou de sexe différent, dans un certain rapport de parenté, des cousins croisés par exemple, sont marquées par des comportements de grande familiarité, allant parfois jusqu'à l'obscénité, qui ne sont pas autorisés entre d'autres types de parents. Plaisanteries, provocations publiques ou privées sont considérées comme un jeu ou comme faisant partie du fonctionnement normal de ces rapports de parenté. Parenté spirituelle Parenté fictive créée par les liens religieux qui s'établissent, par exemple dans le christianisme, entre l'enfant (ou l'adulte nouvellement converti) et les personnes qui ont accepté d'être son parrain et sa marraine. Polygamie Désigne les unions publiquement reconnues qu'un individu a le droit de nouer avec plusieurs autres individus à la fois. La polygamie devient polyandrie si J'individu est une femme mariée à plusieurs hommes. Elle devient polygynie si c'est un homme qui est marié à plusieurs femmes. La polyandrie est adelphique si une femme est mariée à plusieurs frères. La polygynie est sororale si un homme est marié à plusieurs sœurs. Primogéniture Droits et statuts particuliers de l'enfant premier-né au sein de certaines sociétés (voir aîné, ultimogéniture).
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R Ramage Groupe de ,descendance cognatique. Segment d'un dème. Cf.
«
dème
».
Résidence Règle qui détermine le lieu où doit s'installer un couple après son mariage. La résidence est dite : - néolocale : si le couple réside en un lieu différent de ceux où vivent les parents de l'homme et de la femme; - virilocale: le couple réside au sein du groupe de parenté du mari; - uxorilocale: le couple réside au sein du groupe de parenté de l'épouse; - patrilocale: le couple réside auprès du père de l'époux ; - avunculocale: le couple réside auprès de l'onde maternel de l'époux; - bilocale : le couple réside pour un temps auprès des parents de l'homme et pour un autre auprès des parents de la femme; - duolocale : les conjoints vivent séparément; - natolocale : chacun des conjoints continue à résider dans la famille où il est né.
s Sibling Terme anglais pour «germain
».
Sororat Droit ou obligation pour un homme d'épouser une sœur de son épouse après le décès de celle-ci. Voir « lévirat ».
T Terminologie de parenté Ensemble des termes utilisés dans une société pour se référer à des rapports de parenté existant entre deux ou plusieurs individus, ou pour s'adresser à un individu qui est avec Ego dans un rapport de parenté. D'où )a distinction entre les termes de référence (exemple: un tel est l'oncle maternel d'un tel) et les termes d'adresse (exemple: papa, maman, onde, etc.). Les terminologies de parenté existant dans le monde constituent des variétés d'un petit nombre de types que l'anthropologie, depuis Morgan, a été capable de distinguer. Les types hawaïen, eskimo, australien, dravidien, iroquois, soudanais, kachin (asymétrique prescriptif), auxquels il faut ajouter désormais les types ngabwe, yafar. .. Le statut des terminologies crow-omaha en tant que type distinct n'est pas encore définitivement établi.
Tribu Ensemble de groupes de parenté associés pour exploiter et défendre un territoire particulier qu'ils se partagent selon des règles diverses, et associés en même temps de diverses façons pour se reproduire ensemble matériellement, socialement et
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MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
symboliquement. L'appartenance à une tribu est souvent marquée par l'existence d'un «grand nom », d'un nom commun à tous les clans ou autres groupes particuliers qui la composent, par exemple: les Baruya, et ce grand nom s'ajoute aux noms de chacun des clans ou autres groupes particuliers. Les Andavakia sont un clan des Baruya.
u U1timogéniture Statuts et droits particuliers accordés dans certaines sociétés au dernier-né (au puîné). Utérins Individus apparentés exclusivement par les femmes, par opposition aux agnats.
CARTES
Amérique du Nord
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ÉTATS-UNIS
13
Sociétés cRées: 1. Apache 2. Cherokee 3. ChInook 4. Choctaw 5. Cree 6. Crow 7. Dakota 8. Eyak 9. Fox 10. Hopi 11. InuR 12. Iroquois
13. Klowa 14. Kwakiutl 15. Mohave 16. Navaho 17. Ojlbwa 18. Omaha
. . NOl1hem Altlapascans
fia Algonquins
19. Paiute 20. 21. 22. 23.
Redknife Seneca Sioux Ttinglt
o ,
1 000 km 1
610
Amérique du Sud
8
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8. 9. F - - - - 10. J " - - - - 11. ( - - - - - 12. 13. 14. 15. _ _~_ ~,.--____ 16. 17. Sociétés citées: 18. 1. Ashuar (Jivaro) 19. 20. 2. Aguaruna (Jivaro) 21. 3. Apinayé (Ge) 4. Araweté (Tupian) 22. 23. 5. Bororo 24. 6. Canela 7. Cashinahua (Panoan) 25.
Guahibo Guarani (Tupian) Guayaki (Atche) Kadiweu (Guaykuru) Kagwahiv (Tupian) Kaiowa-Guarani (Tupian) Kandoshi, Shapra (Candos) Kayapo (Ge) Matis (Panoan) Ngawbe (Chibchan) Panare (Caribe) Shipibo-Conibo (Panoan) Shuar (Jivaro) Siriono (Tupian) Trio (Carib) Tupinamba (Carib) Txicao (Carib) Yanomani
Afrique
Sociétés citées: 1. Ashanti 2. Azande 3. Bamoun 4. Baoulé 5. Bédouins 6. Bemba 7. Bushmen 8. Dan 9. Fantl 10. Gouro 11. Herrero 12. He (royaume dl)
13. Imerina 14. Kaguru 15. Kako 16. Kikuyu 17. Kung (Bushmen) 18. Lovedu 19. Makhuwa 20. Mossi 21. Nandl 22. Nuba 23. Nuer 24. Nzema
611
25. 26. 27. 28. 29. 30. 31. 32. 33. 34. 35. 36.
Pende Rukuba Samo Senoufo Tallensi Tlv Touareg Tswana Vezo Wolof Yako Yoruba
Péninsule indienne
612
CHINE
Sociétés citées: 1. Burushaski 2. Garo 3. Ho 4. Jal 5. Juang 6. Kharta 7. Khasi 8. Khumbo 9. Kondalyam Koltai Marawar 10. Munda (ou Horo) 11. NanJllnalta Vellalar 12. Nayar 13. Pachtoun
t-----ocÉAN - - - - - - JNDIEN- 14. Pramalal Kallar o,
300, km
15. 16. 17. 18.
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Chine et Asie du Sud-Est
613
CHINE
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Sociétés cRées : 1. Ata Tana'aJ 2. Batak 3. lban
4. Ganlpo 5. Kachin 6. Kavalan
7. Lamet
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Usu 9. MJnangkabau 10. Mnong Gar 11. Moso
12. Na 13. Nasupo 14. Penan 15. Purum 16. Rhades
AUSTRAUE
17. Roll 18. ianebar-Evav 19. Tetum
20. ioola 21. Yi (Lolo)
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Australie
614
É A N
li.iiJ Aim culturelle du Désert de l'Oust (système «Aluridja-)
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500 km
• Trade routes.. en AUSlmlif' df' l'Ouest selon Oousset L. n.d .• The ditlusion of s~ ln Ole Austn!Iian Westf'm Desert: Nt iUustr8tion and rf'COllstruction 0/ soc:ialnetworks
Diffusfcn des sectialS en Austnllie de l'Ouest el dans le Tenitàre du Nord :
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reconsIIucIicn of social netwoc1cs)
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13. Duns
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14. Garla
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Iqwayé Kasua Kenazé Lusl
Nagovlsl Omle ~-------- PAO/ROUE - - Sociétés citées: 29. Orokolo 1. And)é 30. Palela \--------U33 2. Ankavé 31. Tapatché 3. Arapesh 32. Telefolmln 4. AwawTalrora 33. Trobriand 5. Balnlng 34. Umeda 6. Barck 35. Usarumpla 7. Baruya 36. Waffa 8. Blmln.. 37. Wantekla \ - - - - - - - M e r dB CarBI1 Kuskusmln 38. Watchakes 9. Buln 39. Wlru \ - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 1 0 . Bulakla 40. Yafar 11. Daribi 41. Yoyué 'r----------- 9 ~km ---------12. Dobu 42. Yuwarrounatché
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INDEX DES NOMS
A Abraham, K. : 430. Adam, W. : 405. Akazawa, T. : 496. Ali, R. : 467. Allen, J.N. : 157, 543, 548-550. Aristote: 236, 378. Assoun, p.L. : 245. Astuti, R. : 145, 160,439. Atatürk: 562. Aulu-Gelle: 199. Atkinson, j.j. : 422, 425. Avery, J. : 524.
B Bachelard, G. : 496. Bachofen, J.J. : 273. Barkley, R. : 496. Barnard, A. : 114. Barnes, R. : 157, 198. Barraud, C. : 191. Barry, L. : 403, 493. Barth, F. : 48. Battagliola, F. : 13, 565. Beattie, J.H.M : 108. Bellour, R. : 430, 431. Belo, J. : 509. Bensa, A. : ~10, 312, 314. Benveniste, E. : 533, 534. Bemdt, R.M. et C.H. : 526. Bernard, S. : 582. Biersack, A : 171. Bettachar, Y. : 240. Biblartz, T.J. : 585. B!ngen, H. de: 329, 330. Booer, R.H. : 467. Bloch, M. : 26. Boas, F. : 107, 108, 144, 448,449. Bogoras, W. : 170.
Bohannan, P. : 35, 152, 563. Bolombok, S. : 585. Bonnemère, P. : 47, 85. Bonnet, D. : 282. Bonte, P. : 404-406, 409. Boon, J. : 509. Borillo, D. : 577. Boswell, J. : 582. Bouchery, P. : 403. Bouquet, M. : 117,233. Bourdieu, P. : 552. Boursier, N. : 579. Brady, L : 93. Brandenstein, c.G. von: 182,523. Brunois, F. : 335, 485. Burguière, A. : 245, 553. Busby, C. : 234. Bush, A.C. : 404. Bynum, C.w. : 353.
c Cai Hua: 104, 332, 392, 394, 403. Calverton, F. : 29,239. Cantarella, E. : 583. Care, R: 19. CaroU, V. : 93. Carsten, J. : 117. Cerny, J: 414. Chartrande, E. : 585. Cheng, A. : 490, 518. Chiland, C. : 576. Chang-Kang Shih: 221, 403. Chang-Ming, H. : 560. Chun, A.J. : 120. Clark, G. : 588. Clark, J. : 163. Clarke, A. : 570. Clastre, P. : 170. Clifford, J. : 18. Cohen, D. : 583.
646
MITAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
Collier, J.F. : 340, 563. Collina-Gérard, J. : 496. Comaroff, J.L. : 149, 161. CommailIe, J. : 240. Condominas, G. : 536. Confucius: 490, 517-519. Constantin: 552. Copet-Rougier, E. : 173, 175,218,219, 232,305,308,309,352. Coquery-Vidrovitch, C. : 161. Corbett, P. : 404. Corbier, M. : 93, 124. Costello, R. : 479, 480. Coudart, A. : 38. Craig, R. et B. : 295, 557. Crocker, W. et J. : 326, 334. Crocombe, R. : 36.
D Dahl-Iversen, E. : 576. Damon, F. : 270, 317. Darwin, C. : 19, 421, 422, 425, 426, 434,435,462, 524. Dawod, H. : 56. De Chartres, Y. : 378. DeJaisi, G. : 572. Delaney, C. : 114,335. Delbrück, B. : 534. DeIrieux, A. : 432. Delumeau, J. : 553. Deputte, B.L : 466, 491. Derlon, B. : 136. Descola, P. : 201, 332. Desveaux, E. : 160,223. Diemberger, H. : 287,291. Di Leonardo, M. : 570. Diodore de Sicile : 408. Dole, G. : 549. Domenach, J.L. : 560. Dorais, M. : 586. Dores, M. : 169. Douaire-Marsaudon, F. : 47, 295-298, 315,410. Dousset, L. : 122, 181, 204, 205, 207, 523, 524, 527. Dover, K. : 583. Dubreuil, E. : 577. Duby, G. : 378, 391, 552. Dueros, A. : 46, 349. Dumézil, G. : 157. Dumont, J.C. : 166. Dumont, L. : 30, 34, 98, 126, 172, 176, 189, 190,222,223,235,433. Dupré, G. : 161.
Durkheim, E. : 30, 101, 420, 422, 425, 456, 527, 549. Dutey, P. : 586.
E Edwards, J. : 571. Eliacheff, C. : 579. Elkin, A.P. : 176, 181, 204, 521, 523, 527. Engels, E : 23. Éribon, D. : 440, 452, 584. Errington, S. : 509. Euripide: 408. Evans-Pritchard, E.E.: 18,34,114,164, 196, 327, 362, 369-372, 374, 415, 484.
F Fajans, 1. : 121. Fassin, E.: sn, 583. Feinberg, R. : 144. Ferenczi, S. : 426. Feschet, V. : 563, 577. Feus, J. : 153-155. Filer, C. : 559. Fine, A. : 93, 121, 124, 173,247,567. Firth, R. : 35, 106,541. Fisher, J. : 18. Fison, A.H.W. : 186,522,541. Forde, D. : 115, 130, 364. Fortes, M. : 18,26,27,29,34,99, 101, 114, 128-131, 133-135, 143, 162, 364, 369,415, 443, 516. FortUne, R.S. : 36, 169, 360, 369, 375, 427. Foucault, M. : 583. Fox, R. : 10, 18. Fox, J.J. : 26. Francillon, G. : 95, 142, 391. Frankfort, H. : 415. Franklin, S. : 571. Frazer, J.G. : 24, 273, 420, 421, 425, 496,497. Freeman, D.J. : 111, 113, 144,428. Fremantle, F. : 289. Freud, S. : 24, 140,331,332,413,414, 419-436, 441, 445, 459, 461, 462, 469-472,482,490,499,578,579. Friedman, J. : 556. Friedrich, P. : 534. Fürer-Haimendorf, C. von: 288. Fura, H. : 297.
647
INDEX DES NOMS
G Ganghofer, R. : 563. Gardne; D. : 336. Geertz, C. : 403,509. Geffray, C. : 142, 505. GeU, A. : 229.• Gessat-Anstett, E. : 551. Ghasarian, C. : 169. Gillepsie, S.D. : 528. Girard, F. : 124. Glasse, R. : 34, 36, 38, 149, 557. Glowczewski, B. : 526,529. Glynn, 1. : 501. Godelier, M : 26, 37, 41, 45, 46, 49, 56,59, 70, 78, 85, 99, 101, 136, 158, 217, 219, 222, 269, 287, 295, 296, 305, 310, 344, 348, 384, 447, 448, 454, 480, 500, 503, 506, 508, 528, 530,557. Goldammer, J.G. : 496. Golson, J. : 336. Good, A. : 105, 114. Goodenough, W. : 27, 133, 222, 409, 539,542. Goodwin-Raheja, G. : 156. Goody, E.: 239. Goody, J. : 34, 134, 144, 150, 164, 165, 173, 358, 361, 362, 364, 368, 369, 374, 375, 376, 390, 391, 408, 414, 446, 547, 552, 553. Goromido, A. : 310. Goudsblom, J. : 496. Gough, K. : 115, 392. Gracchus, F. : 489. Granet, M. : 302, 517, 533. Green, A. : 332. Gregory, C. : 151. Gross, M. : 577, 579, 584, 586. Grottanelli, V.L : 280. Guermonprez, J.F. : 537. Guerreau-Jalabert, A. : 173, 352, 356.
H Hamburge; C : 575, 576. Hamilton, A. : 204, 529. Hammet, J. : 201, 332. Hammourabi: 366, 385, 386, 462. ~oun,~:296,454.
Hautecloque-Howe, A. de ! 95, 142, 391. Hayden, C. : 587. Herdt, G. : 263, 485, 583. Héritier (Héritier-Augé), E : 25, 141,
173-175, 188, 191, 192, 211, 215, 218, 219, 225, 232, 352, 355, 357, 359-361, 366-368, 371-374, 376390, 402, 433, 446, 456, 539, 545. Herrenschmidt, C. : 409-411. Herskovitz, M. : 35. Hewlett, B.S : 239. Hiatt, L. : 99, 245. Hindress, B. et Hirst, P.Q. : 161. Hirohito: 448. Hirsch, E. : 571. Hirschon, R. : 163. Hocart, A.M : 30, 34, 126, 534. Holy,1. : 117, 142, 164. Hopkins, K. : 404, 406, 407,414. Homborg, A. : 538. Houstel, D. : 240. Houzel, D. : 239. Howell, P.P. : 369, 372. Huang, C. S. : 405. Hughes, D.O. : 150. Hubt, J. : 144. Humphreys, S.C. : 405. Huth, A.H. : 405. Hyndman, D.: 295.
1 Ives, J. : 222, 223.
J Jackson, S. : 586. Jacob, F. : 463. James, R. : 496. Jeannelle, J.1. : 586. Jeudy-Ballini, M. : 121. Jolas, T. : 194. Jones, E. : 428. Jorgensen, D. : 292-294, 557,575. Joulian, P. : 46. Joyce, R. : 528. Juillerat, B. : 230. Julien, D. : 585. Justinien: 356.
K Kane, P.v. : 155. Karsten, R. : 171. Keen, J. : 524. Keesing, R. : 114, 170. Kensinger, K. : 327, 334, 382.
648
MÉTAMORPHOSES DE LA PARENfÉ
Khan, J. : 25. Kirchhoff, P. : 547, 548. Klapish-Zuber, C. : 245, 553. Knauft, B. : 485, 583. Knight, C. : 454. Krafft-Ebing, R. von: 582. Kress-Rosen, N. : 423, 426. Krige, E.J. et j.D : 128. Kroeber, A. : 18,211, 213,428. Kronenfeld, D.B. : 217, 540. Kryukov, M. V. ! 533-536, 542, 543, 548, 549, 553. Kullanda,S.:533,534.
L Lacan, J. : 451, 578. Lallemand, S. : 93, 123, 243. Lamaison, P. : 109, 433. Lang, A. : 422, 425. Langaney, A. : 349. Lanting, F. : 465, 479,480. Laqueur, T. : 340. Laufer, j. : 530. Laughren, M. : 181. Lawrence, P. : 113. Le Gall, D. : 240. Leach, E. : 25-31, 34, 101, 108, 115, 126, 130, 165, 166, 189, 190, 248, 273,277,341,449,517,535. Lederman, R. ; 151. leenhardt, M. : 312. Lefébure, C. : 493. Legendre, P. : 391, 579. Lehman, F.K. : 190. Lemonnier, P. : 38,47,85,201,332. Lévi, j. ; 519. Levine, Hal. B. : 573. Levine, Nancy E. : 170, 288, 403. Lévi-Strauss, C. : 18,23,24,25,27,29, 34-36, 69, 89, 101, 107-109, 124, 133, 134, 139-141, 143, 164, 170, 174-176, 181, 183, 186, 188, 189, 191, 204, 218, 232, 233, 237, 247, 288, 361, 362, 369, 374, 376, 377, 384, 385, 388, 389, 390, 397, 399, 401, 403, 406, 413, 416, 419, 420, 423, 427-459, 461, 462, 469, 472, 478, 482, 484, 485, 496, 499, 502504, 522, 523, 525, 533, 543, 544546, 548, 578. Lewin, H. : 587. Lewis, E.D : 142. Liu Pi-Chen: 258. Lloyd, j.A. : 40.
Lloyd, D. : 37,47. Uoyd, R.G. : 40. Lory, J.L. : 38, 41. Lounsbury, F.G : 18, 27, 29, 126, 183, 184, 198, 218, 222, 237, 539, 540, 542. Lowie, R. : 213, 541, 542, 543, 547.
M Maine, H.D. : 128, 172. Malinowski, B. : 29, 36, 38, 55, 119, 126, 131, 163, 237, 239, 248, 269278, 291, 292, 331, 368, 401, 403, 413,428,472. Maranda, P. : 247, 496,533. Marcus, G.E. ; 18. Marksbury, R.A. : 557. Marry, C. : 530. Marsaudon, F. : 47 (voir Douaire). Marshall, L : 168. Martial, A.: 575. Martovani, E. ; 559. Maruani, M. : 530. Marx, K. : 23, 35, 273, 431, 432. Maspero, G. : 408. Massard, j. : 124. Mauss, M. : 156, 166, 269, 384, 447449,451. May, F. : 588. Maynard-Smith, J. : 465. Mc Gregor, W. : 317. McCarthy, j.K. : 37. McConvell, P. : 181,524. McDougal, C. : 102,104. McDougall, J. : 578. Mead, M. : 36, 105, 170, 360, 388, 390, 399,484,485. Meggitt, M. : 149, 180, 181, 522, 557. Mehlman, P. : 466. Meillassoux, C. : 25, 26, 97, 161, 162, 334. Mencius: 517. Menget, P. : 125. Métraux, A. : 36. Mettugh, J.J. ; 404. Miller, G.S. : 437. Mimica, J. : 47, 346. Monberg, T. : 245. Montague, S. : 274, 278. Moore, j. : 467. Moreau, P. : 404. Morgan, LH. : 18-24, 27, 29, 30, 63, 66,83,128,133,134,140,181,197-
649
INDEX DES NOMS
199, 201, 211, 219, 232, 273, 420, 427,443,522,541,545,547-549. Morris, D. : 480. Mosko, M. : 55, 277, 316, 317. Muensterberger, W. : 428. Muller, J.C. : 486, 545. Mulot, S. : 489. Munn, N. : 270. Murdock, G.P. : 18,21,23,24,34,65, 126, 133, 213, 215, 2116, 222, 237, 536,539,541,542,547,552. Murray, C. : 563. Murray, C. : 585. Myers, F. : 181, 204.
R
Nadot, R. : 349. Nakane, C. : 104. Nash, J. : 142, 439. Needham, J. : 168. Needham, R. : 18,26-28, 31, 34, 101, 102, 114, 188, 191, 198,449, 537. Neuter, P. de : 240.
Radcliffe-Brown, A.R. : 18, 27, 115, 130, 139, 174, 176, 177, 182, 364, 369,415,522. Ragone, H. : 573. Raheja, G. : 156 (voir Goodwin). Rapp, R. : 570. Rappaport, R. : 36. Rattray, R. : 364, 366, 368. Razafintsamala, A. : 114. Reining, P. : 181, 522, 549. Reiter, R. : 25, 143. Rey, P.P. : 161. Richard, A. : 35, 40. Riel-Salvatore, J. : 588. Ring, V.T. : 113. Robenson Smith, W. : 424, 426. Roche, D. : 553. Rogers, G. : 297. Rohatynskyj, M. : 105. Ronen, A. : 496. Rosaldo, M. : 563. Rousseau, J. : 113. Rubellin-Devichi, J. : 13. Rubin, G. : 25,143.
o
s
N
Obeyesekere, G. : 153. O'Brien, D. : 439. Ottino, P. : 144. Outkind, P.w. : 161.
p Pan off, M. : 85, 136, 136, 158, 219, 283, 284, 285, 287, 295, 305, 310, 349. Parkin, R. : 94, 104, 551. Parson, E. : 570. Pasche, F. : 578. Peletz, M.G. : 142. Perlès, C. : 496. Phillpots, B.S : 220. Pickering, W.S.F. : 549. Picq, P. : 587, 588. Pingaud, M.C. : 194. Plakans, A. : 553. Plutarque: 407. Pouillon, J. : 247,496. Powell, F. : 524. Priee, F. : 571. Pyne, S.J. : 496.
Sagant, P. : 157. Sahlins, M. : 314. Saint Augustin: 354,401,416,417. Saint Paul: 352, 582. Saladin d'Anglure, B. : 246,247,249. Saller, R.P. : 404. Salomon-Nekiriai, C. : 312. Sangre, W.H. : 170. Scheffler, H.W. : 29, 126, 183-185, 204,237. Schmalhausen, S.D. : 29, 239. Schmitt, J.C. : 329, 330, 353, 354. Schneider, D. : 28-31, 46, 82, 100, 112, 115119,226. Segalen, M. : 194, 245, 553. Seligman, B. : 401,403,413. Selz, M. : 223. Sextus Empiricus: 404. Shapera, J. : 130. Shapiro,H.: 140,170,384,434. Shaw, B.D : 40, 404. Sinclair, J.P. : 37. Singly, F. de : 240. Slotkin, J. C. : 409. Smith, T.R. : 29, 424, 426. Smith, D.G. : 465.
650
MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
Smith, J.M. : 465. Smith-Obole!; R. : 584. Sousberghe, L. de : 152. Spiro, M.E. : 406. Spoehz; A. : 547. Stacey, J. : 585. Stein, R.A. : 496. Stem, B.R. : 465. Steward, J.H. : 170. Strassmann, B.I. : 241,454. Strathem, A.J. : 34, 36, 149, 171,328, 329,336. Strathem, M. : 10, 149, 163, 557, 570, 571. Stürup, R.M. : 576. Sutton, P. : 524. Szalay, ES. : 479, 480.
T Tamagne, F. : 593. Tambiah, S.J. : 108, 150. Tang YIn Bi Shi: 388. Tasker, F. : 585. Taylo!; A.C. : 235, 327. Tcherkézoff, S. : 47. Terray, E. : 25, 26, 161. Tertullien: 354. Testart, A. : 177, 180, 186, 187, 501. Théry, 1 : 9, 12, 244, 566, 567, 578. Thevenot, A. : 240. Thomas, Y. : 124, 166, 167, 240, 245, 404. Thore, B. : 563. Thumwald, R. : 36. Tiffani, S.w. : 439. Tin, L.G. : 581. Tjon Sie Fat, E : 183, 217, 218, 222, 229,231. Tonkinson, R. : 527. Tort, M. : 574, 579. Trautmann, T. : 19, 20, 94, 198, 201, 217, 219, 222, 231, 232, 515, 537, 547, 551-553. Trungpa, C : 289. Tumu, A. : 171. Tyler, S.A. : 183. TyIor, E.B. : 139, 369, 375, 401, 416, 420,425,427,434,456,482.
V Van Gulik, R. : 388. Van Wouden, EA.E. : 188, 189. Vayda, P. : 36.
Verdier, P. : 572. Verdier, Y. : 194. Vernant, J.P. : 415, 424,497. Vernier, B. : 113, 248, 355, 380, 386, 416,446. Vidal, J.M : 466. Vidal-Naquet, P. : 167,424. Vmcent, J.D. : 481. Viveiros de Castro, E. : 175,22.2,225, 227, 231-235. Vogel, C. : 114, 380.
w Waal, EB.M. de : 465, 470, 479,480, 491. Wagner, R. : 136, 152, 328. Wagner, R.. : 559. Wallerstein, E. : 161. Watts-Miller, W. : 549. Weber, M. : 128,359. Weiner, A. : 119, 130, 131, 270, 273, 274, 276, 278. Welzer-Lang, D. : 586. Westermarck, E. : 405, 413, 420, 467. Weston, K. : 577. White, L.A. : 349,416,427. Wiessner, P. : 171,336. Wikan, U. : 576. Wùkinson, Sir G. : 405. WIlliams, P.E. : 105. Willmott, P. : 564. Wittgenstein, L.. : 27. Wolf, A.P. : 405. Wordick, E : 533. Worms, B. de : 380. Wunn, A. : 34.
y Yalom, M. : 563. Yanagisako, S.]. : 340, 563. Young, M. : 229, 564.
z Zimmermann, F. : 107, 158,211. Zonnabend, F. : 194 245, 553.
INDEX DES CONCEPTS
A Abaodgu : 395, 396. Abasutl: 130,367. Abjection: 437. Accouplement: 67,315,326,350,352, 358, 386, 395, 396, 402, 411, 416, 434, 465-467, 469,473,475,480. Achat (mariage par) : 164. Adam: 302, 330, 351, 352, 354, 361, 412,416,417. ADN: 468. Adolescence : 13, 14, 469471, 473, 506,565. Adoption: 10, 89, 91, 97, 101, 111, 117, 118, 122-127, 146, 159, 166, 172, 173, 195, 196, 200, 239-241, 243, 244, 246, 313, 353, 370, 394, 444, 488, 489, 531, 552, 553, 567, 568,572,577,579,580. Adresse (terme d') : 185. Adulte: 15, 45, 79, 80, 91, 93, 118, 121, 124, 125, 135, 147, 159, 172, 195, 241, 243, 244, 258, 262, 278, 333, 342, 348, 353, 398, 421, 425, 430, 432, 444, 463-478, 482, 488, 489, 491, 498-501, 503, 509, 512, 527,565-572, 579, 585, 587, 588. Adultère : 54, 73, 348, 349, 365, 366, 372,488. Affection: 60, 74, 242, 263, 272, 281, 285,286,356,417,448,571. Affiliation: 110, 136, 137, 207, 291. Affinité: 92, 165, 197, 201, 202, 211, 212, 220, 226, 227, 231, 233-236, 334, 350, 355, 360, 363, 375, 381, 387, 391-393, 412, 417, 434, 435, 442, 443, 446, 458, 491, 494, 525, 545, 568; affin : 63, 66, 132, 160, 165, 174, 181, 198, 203, 210, 212, 214, 220-222, 225-227, 230-236, 320, 334, 354-366, 374-376, 390,
391, 396, 400, 402, 404, 446, 450, 462, 473, 492, 495, 503, 515, 525, 534-537, 543, 544, 550; affin d'affins : 225, 226, 230, 231, 234, 366, 375, 390, 391, 523 ; affin de consangums:225,226,230,231,234,354, 355, 366, 370, 375, 376, 390, 391, 446, 492, 495. Age (classe d') : 15, 51, 60, 72, 73, 78, 122, 123, 130, 161, 166, 170, 212, 240-243, 262, 268, 282, 286, 310, 340, 347, 352, 353, 355, 370, 411, 419, 421, 444, 466-468, 475, 483, 487,564,585; (système à classe d'-): 72, 73, 370, 419. Agnat: 101, 114, 120, 167, 185,220, 226, 306, 312, 313, 318, 353, 370, 372,404,406,412,493,495. Agriculture : 98, 109, 134, 305, 450, 498. Aho'eitu : 315. Aigle: 497. Aîné : 51, 52, 54, 59, 60, 62, 68, 77, 80, 90, 96, 97, 106, 109, 113, 116, 120, 131, 132, 142, 148, 161, 162, 170, 192, 193, 212, 221, 222, 224, 242, 263, 265, 270, 277, 283, 285, 286, 295, 297, 300, 309, 310, 131, 315, 339, 340, 347, 348, 364, 365, 370, 393, 403, 415, 483, 508, 512, 513, 518, 519. Aînesse : voir Aîné. Akaisa : 321, 322. Alliance (axe de 1') : 9, 458, 473, 513, 564; (- asymétrique prescriptive) : 102, 188-190, 192, 226, 230, 449, 505, 527, 535, 527, 535, 537, 540, 543, 544, 613; (- de mariage) : 11, 34, 64, 67-71, 86, 90-92, 95, 96, 99, 106, 118, 122, 123, 130, 133, 139246, 261, 277, 313, 329, 345, 358, 362, 371, 372, 375, 376, 388, 390, A
652
MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
401, 403, 406, 407, 413, 416, 417, 423, 427, 438-449, 458, 473, 491493, 495, 503-506, 513-515, 520525, 531, 533, 537, 538, 543, 546, 550, 552, 557-559, 564; (- symétrique prescriptive) 226, 536, 544, voir aussi section (systèmes à -) ; (théories de 1'-) : 189. Allié: 12, 14,44,55,62-64,68, 70, 73, 80, 81, 90, 91, 111, 113, 114, 123, 132, 141, 144, 149, 151, 161-164, 165, 173, 174, 189, 193, 194, 197, 202, 210, 211, 220, 225, 229, 232, 234, 235, 243, 277, 360, 366, 375, 380, 381, 387, 388, 390, 394, 396, 404, 447, 475, 491, 492, 494, 503, 506,567. Alter : 226-228, 232. Âme : 63, 74, 120, 121, 235, 248-257, 260-262, 268, 280-286, 289-293, 297, 301, 302, 305, 308, 312, 313, 325, 326-333, 338, 339, 342, 345, 346, 350, 352, 353, 356, 358, 362, 387,518. Amibe: 456, 457. Amitié: 99, 117, 394, 573, 587. Amity : 99, 135, 516. Ancêtre éponyme: 249. Ancien Régime: 12, 556. Androcentrisme: 131. Anima: 329. Anisogamie: 60. Anthropophagie: 313. Antiquité: 13, 123, 166,301,302,359, 363,405,406,410,530,532,553. Aou/atta : 41, 42,53. Apartheid : 115. APGL: 577,578. Aphrodite: 497. Arabe (mariage) : 334, 552. Arbre généalogique : 20. Ardachis : 410. Aristocratie (féodale) : 107, 110; (- tribale) 106, 109, 301, 314. Armes : 45, 52, 53, 57, 69, 97, 106, 132, 180, 246, 267, 286, 289, 305, 308,314, 339, 361,495,559. Artaxerxès: 410, 493. Ascendance: 102, 110,468. Associativité: 231, 523, 525, 532. Attribut (du pouvoir) 29, 60,245,267; (- des sexes) : 87, 163,337, 340, 528, 571,582. Autochtone: 52, 53, 55, 310. Autodafé: 559.
Autorité parentale: 13-15, 445, 564, 566,568,578,579. Autosexualité : 316, 462, 470, 480-483 Avoidance : voir Evitement. Avunculat : 169, 199, 219, 532, 551.
B Baas: 562. Bande :159, 168, 177, 182, 200, 205, 210, 233, 246, 255, 284, 435, 453, 455, 463-476, 501, 502, 507, 523. Baptême: 12, 57, 79, 172, 173, 351361, 376, 380,416, 552, 563, 580. Beau-père: 16,63, 162, 167, 191,206, 208, 211, 212, 220, 243, 380, 417, 487,536,546,552. Beaux-parents : 159, 168, 170, 210, 277, 406, 567. Béké: 489. Belle-mère : 16, 187, 202, 206, 212, 220, 366, 379, 380, 417, 528, 535, 552. Bétail: 95, 142, 148, 156, 161, 162, 164, 370, 372, 375, 381, 388, 399, 516, 547, 584. Bien (matériel) : 11, 35, 64, 69, 70, 74, 97-99, 104, 107, 113, 130, 131, 136, 137, 140, 142, 145-150, 155-159, 166-168, 174, 189-193, 206, 241, 258, 278, 281, 296, 320, 394, 397, 403, 406-409, 442, 447, 458, 502, 513, 556-559, 565, 571, 577 (immatériel) : 107, 134, 166,241. Bifurcation : 205, 213-216, 221, 227, 228, 232, 532, 534-538, 541-543, 548, 550, 551. Big Bang : 439, 451, 452, 455, 456, 458,459,462,474. Big Man : 69, 70, 149-151, 161, 278, 283,286. Bilatéralité: 83,90, 101,130,142,179, 20'2, 207, 220, 222, 223, 226, 255, 368, 541, 544. Biologique: 39-11, 18,29-31,116,117, 123, 124, 127-129, 139, 140, 172, 187, 196, 205, 217, 241, 349, 378, 380, 382, 389, 421, 427, 428, 434, 437, 452, 453, 456, 462, 466-468, 471-473, 480-482, 495, 499, 548, 566, 568-571, 573, 575, 583. Bisness (making) : 79, 558. Bonobo : 435, 463-471, 474-480, 487, 491,581.
INDEX DES CONCEPTS
Bouddhisme: 153, 287, 289-292, 333, 399,555. Brahmane : 153, 155-157, 159, 241, 242, 244, 345, 513, 514, 528, 551. Brideprice : 559. Bridewealth : 64, 69, 70, 95, 97, 104, 133, 142, 147" 149, 150, 152, 153, 155, 158, 160, 161, 164, 165, 192, 308, 391,439.
c Cambyse: 410. Camp: 247, 478, 497, 498. Cannibalisme: 126, 235, 236, 300, 305, 308, 309, 313, 316, 321-323, 424, 425. Capet, H. : 355. Capitalisme: 9, 16, 32, 59, 98, 99, 194, 200, 359, 425, 447, 502, 541, 556, 558,560. Captiflve : 124-126, 144, 159, 465, 505. Capture (mariage par) : 69, 153, 157, 159, 160. Caracalla: 409. Caritas: 173,353,417. Caste (Inde) : 98, 105, 153, 156-158, 235,241,345,392,513,514,561. Catégorie de parenté : 19, 22, 34, 6365, 82, 84, 85, 91, 107, 116, 122, 126, 147, 148, 174-177-191, 206221, 226-239, 242, 331, 341, 345, 357,366,376,419,446,519-526. Catégorie sociale : 21, 30, 147, 148, 231. Catholique: 144, 170, 194, 291, 317, 346, 352, 361, 378, 529, 551, 559, 562, 564, 580. Célibat: 148, 171, 172, 358, 380. Célibataire : 11 0, 171, 172, 442, 512, 579. Cérémoniel (échange) : voir Moka; Potlatch. Cerveau: 288, 328, 339,441,439,441, 455,469. Chair: 45, 54, 68, 120, 121, 126, 127, 170, 235, 236, 249, 251, 256, 258, 275, 276, 279, 280, 284, 289, 291, 294, 300, 301, 305-308, 312-314, 321, 323, 329, 330, 334, 335, 337, 338, 342, 351, 352, 354-356, 360, 362, 376-379, 381, 383, 388, 395, 402, 407, 416, 424, 425, 463, 496, 521,580.
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Chamane: 38, 41-43, 45, 52-57, 60, 75, 249, 257, 258, 263-266. Changement (historique) : 556. Changements: 13, 16, 39, 560. Chasse: 40, 43, 44, 50, 53, 54, 58, 59, 62, 75,80, 87,90,97, 107, 108, 125, 131, 132, 134, 147, 159, 167, 168, 200, 201, 205, 235, 246, 247, 256, 258, 267, 291-294, 305-309, 314, 322, 326, 330, 337, 352, 382, 399, 421, 423, 458, 463, 464, 475, 476, 478,489,501,526,528. Chef: 96, 97, 104, 106, 131, 269, 270, 276, 277, 280, 283, 295-297, 299301, 305, 307, 309, 310, 313-322, 335, 363-367, 391, 392, 398, 399, 408, 410, 414, 415, 421, 422, 448, 449, 499, 517, 559. Chefferie : 22, 55, 94, 96, 128, 220, 269, 270, 277, 310, 313, 314, 364, 499. Chimpanzé: 435, 452, 463-471, 474480, 487, 489. Chrétien (mariage) : 170, 172, 173, 194, 345, 351-363, 370, 376, 379, 381, 405, 409, 412, 416, 545, 552, 553, 559,564. Chrétienté : 352. Christ: 46, 57, 172, 295, 323, 353, 361, 524, 562. Christianisme : 36, 57-59, 142, 152, 270, 297, 301-303, 317, 326, 329, 330, 350, 351, 353, 354, 358, 359, 367, 382, 404, 409, 410, 412, 416, 424,531,551,552,553,555. Churinga : 182. Circoncision: 187,522,527. Circulation (des biens) : 35, 150, 191, 447, 458, 558; (- des femmes) : 189, 190, 395, 400. Clan: 20, 22, 23, 27, 41, 43-45, 48-55, 59-62, 70, 72, 73, 79, 83, 86, 90, 91, 93,96, 103-105, 110, 111, 114, 115, 118-121, 128-132, 136, 137, 144, 147-152, 164, 174, 177, 187, 188, 192-194, 220, 243, 244, 246, 256, 257, 260, 261, 264, 268, 270-272, 276-278, 280, 281, 283, 285-291, 293, 302, 305, 306, 308-322, 325, 328, 335, 337, 357, 361, 364-372, 374, 375, 402, 411, 441, 442, 448, 483, 502, 507, 512, 513, 516-519, 535,539-541,547,557,562,568. Classe matrimoniale : voir Section. Classe sociale: 111,230, 350,499,513, 516,517,519,565,584.
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MÉTAMORPHOSES DE LA rARE.N"I1:
Classification: 40, 176, 177, 180-182, 185, 204, 213, 218, 224, 235, 308, 366, 514, 541, 542. Classificatoire (terminologie) : 20, 64-66, 90, 92, 125, 126, 145, 148, 174, 178-180, 184, 186, 187, 190, 203-211, 226, 362, 370, 446, 484, 488, 522, 523, 525, 543, 550, 568. Clientélisme: 162,557. Clonage: 76, 575, 576. Coalition (chez les primates) : 464. Code (civil) : 12, 13, 351, 379, 566 ; (d'Hammourabi) : 366, 385, 386, 462; (- Justinien) : 356; (- napoléonien) : 12 ; (- ) pénal: 264. Cognat: 226, 233-235, 550 ;. Cognatique (système) : 11, 67, 101, 103, 106-108, 112-116, 125, 141, 144, 160, 169, 174, 175, 217, 218, 220, 222, 229, 230, 235, 246, 255, 279, 293, 297, 306, 357, 370, 439, 441, 442, 488, 537, 540, 541, 546, 547,557,564,568. Voir aussi Indifférencié (système).
Cognation: 197,226,233,234. Cognitif: 42, 469. Coït: 275, 278, 402, 480, 483. Collatéralité: Il, 14, 19, 110-112, 183, 184, 195, 199, 211-216, 219, 223, 227, 232, 240, 257, 359, 387, 442, 504, 525, 532, 534, 541-544, 548, 550, 551, 577. Collecte: 39, 167, 168,527,528. Commixtio carnis: 378. Communauté (par opposition à société) : 45-49, 56-58, 168, 333, 345, 535, 545, 563; (- locale) : 167, 333, 358 ; (- rurale) : 358; (- urbaine) : 194, 355, 358. Communion (sacrement) : 351, 425. Communisme: 168, 391, 560, 582. Compensation (matrimoniale) : 69, 70, 142, 147, 149, 153, 157, 164, 168, 285,439. Compère/commère: 173. Complexes (structures de parenté) : 22, 69,86, 175, 194-196,229,230,433, 442, 514, 522, 545, 546. Conception: 31, 74, 82-85, 91, 92, 163, 240, 241, 246, 251-303, 305-323, 331-333, 527, 572. Voir aussi Engama. Conciles: 194, 355, 378, 380, 553. Concubinage: 11-14, 170, 353, 391, 398, 407, 444, 512, 552, 560, 567, 569.
Confirmation: 48,49. Confucianisme: 490, 517-519. Conjugalité: 9, 14, 165, 166, 168,220, 236, 243, 332, 394, 398, 417, 441, 442,445,490,552,564,569. Connubium: 189. Consanguin: Il, 12, 14, 21, 26, 63, 81, 82, 85, 86, 91, 92, 119, 123, 140, 141, 144, 165, 173, 174, 194, 197, 212, 226, 333, 334, 348-371, 374404, 409, 412, 421434, 435, 440, 442, 443, 446, 452, 453, 462, 466, 473, 491, 492, 494, 495, 503-506, 515, 525, 534, 536, 543, 545, 563, 567, 568, 574 ; (- d'affin) : 225,226, 230, 231, 234, 355, 390, 391, 523 ; (- de consanguin) : 225, 231, 234. Consanguinité :11, 26, 63, 81, 82, 85, 86,92,119,140,173,197,201,202, 211, 218, 220, 226, 227, 231, 233, 234, 235, 333, 334, 350, 353, 355, 357, 360, 375, 377, 378, 380-382, 387, 391, 392, 412, 421, 434, 435, 442, 443, 446, 466, 491, 492, 494, 525,545, 463, 468. Consentement (des époux): 13, 14,353, 457,552,564,565,569. Consortship : 465. Constitution: 57,447,448,541,556. Contact (mise en - des substances) : 245, 362, 367, 378, 379, 381. Contrat: 341,406,408,409,423,438, 445, 457, 572-574, Contrôle (femmes, enfants) : 131, 142, 152, 159, 161, 162, 177, 264, 267, 297, 353, 439, 486, 488-490, 498, 547,558. Coopération: 28, 40, 50, 51, 99, 151, 165, 210, 240, 279, 375, 397, 398, 403, 442, 446, 457, 464, 469, 474, 477, 478, 485, 488, 495-500, 506, 507,526. Copula carnalis : 354. Corporate group (personne morale) : 128,134. Corps: 10, 51, 52, 66, 68, 73-75, 77, 86, 89, 92, 93, 119-121, 124, 125, 129, 130, 153-155, 162-164, 196, 236, 245, 247, 248, 251-273, 276295, 299-302, 305-315, 318-322, 325-348, 351-355, 358, 361, 362, 369, 378, 382, 388, 407, 424, 430, 443, 456, 457, 463, 478-481, 485, 487, 489, 490, 506, 508, 527, 528, 530, 570, 576, 582. Couple: 10, 12-16, 37, 69, 72)75, 95,
sn.
INDEX DES CONCEPTS
102, 104, 110, 117, 118, 122, 149, 150, 152, 167-170, 195, 196, 244, 256, 258, 263, 264, 270, 283, 293, 306, 318, 320, 326, 361, 394, 398, 411, 412, 416, 465, 525, 549, 559, 564-574, 577, 579, 580, 584-586. Cousinle : }9, 20, 64, 110, 123, 126, 132, 144, 194, 199, 203, 211, 212, 215, 219, 223, 228, 230, 236, 247, 355, 356, 376, 379, 404, 405, 409, 410, 412, 417, 504, 507, 509, 531, 533, 545, 551, 568, 588 ; (croisé/e) : 19, 20, 42, 64-69, 91, 92, 116, 160, 178-180, 189, 190, 192, 193, 202208, 212, 216, 218, 222, 223, 225229, 232, 240, 260, 316, 326, 334, 408, 410, 441, 449, 484, 515, 521523, 531, 533, 535, 536, 539, 543, 546,549-551 ; (parallèle) : 19,20, 62, 64, 67, 68, 116, 145, 171, 178-180, 202-205, 212, 216, 227, 228, 232, 370, 372, 405, 408, 411, 441, 493, 503, 531, 532, 536, 544. Couvade: 241. Croisé (parents, parenté) : 227, 228, 231. Voir aussi cousinle (croiséJe). Cro-Magnon: 496, 497, 587, 588. Crossness (parenté croisée) : voir Croisé. Crow-Omaha : 20, 141, 174, 175, 183, 187, 191, 198, 199, 202, 212, 213, 216-218, 220-222, 230, 232, 433, 441, 536, 537, 539, 540, 543, 544, 546,547. Crû/cuit: 319, 320,450,497,498. Cueillette: 133, 200, 246, 526, 528. Culture: 10, 19-21, 23, 24, 28-31, 40, 44-49, 56, 59, 83, 84, 86, 87, 92, 93, 115, 116, 119, 125, 127, 128, 139, 156, 162, 198, 200, 226, 233-236, 239, 243, 247, 255, 269, 273, 301, 320, 327, 332, 334, 335, 347, 350, 351, 354, 358, 360-362, 364, 366, 372, 374, 382, 383, 388, 413, 422, 429, 433, 434, 436, 437, 443, 447, 452, 455, 458, 459, 472-474, 477, 481, 488, 503, 507, 526, 548, 555, 562,569. Cycle de vie : 159, 249, 252, 289-291, 314,333. Cyrus: 410.
D Dao: 582. Darius 1er : 410. Darius n: 410.
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Darius ID: 410. Dharma: 153. Dharmasastra : 153, 156, 515. Déesse: 153, 258, 350, 396, 481, 497. Défunts: 71, 74, 125, 131, 136, 162, 241, 248, 252, 255, 278-281, 285, 297, 302, 312, 318, 320-322, 325, 326, 328, 333, 336, 398, 489, 512, 555. Voir aussi Mort. Degré (de consanguinité) : 144, 173, 175, 202, 203, 205, 207, 208, 228230, 316, 334, 353, 355, 376, 380, 387,405,406,408,545. Degrés de parenté: 194, 202, 220, 242, 334, 353, 355, 356, 358, 405, 406, 408, 417, 433, 444, 445, 457, 511, 514" 521, 523, 531, 545,552, 577. Dème: 115,507,512,541. Demi-frèreJdemi-sœur : 16, 111, 284, 365, 370, 372, 404, 405, 412, 445, 482, 495, 503. Démocratie : 9, 16, 22, 35, 58, 157, 200,445,541, 556. Démographie: 94, 525, 556, 557, 560. Dépendance (entre les sexes) 49, 97, 154, 442, 488, 498, 499, 501; (entre les castes) 91, 98, 105, 158, 419, 499, 513, 517; 466, 487, 499, 513,517. Dépendance (groupe de) : 434, 501, 502, 507, 514-516. Dernier-né: 107, 513. Descriptif (système) : voir Système descriptif. Désir (sexuel) : 13, 14, 17, 75,153,157, 158, 196, 263, 343, 344, 348, 354, 379, 381, 394, 400, 405, 411, 413, 417, 424-426, 428-432, 436, 437, 442, 467, 471, 473, 480-486, 490, 491, 493, 494, 499, 500, 506-508, 578, 581, 583. Dévolution (des biens) : 150. Dévoration (du père) : 420, 424, 425, 427,461. Dieu: 46, 57, 84, 97, 118, 120, 128, 131, 153, 154, 156, 157, 162, 165, 172, 173, 220, 245, 254, 25, 267, 268, 276, 279-281, 285, 287-289, 291, 295-298, 300-302, 314-316, 321-323, 326, 327, 330, 333, 338, 342, 348-356, 358, 361-363, 366, 368, 376, 380, 381, 408, 412-417, 424, 425, 447, 481, 492-494, 496498, 508, 409, 513, 528, 552, 555, 559, 580, 582. Distance (généalogique) : 91, 104, 178,
656
MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
179, 189, 195, 204, 205, 207, 405, 521, 539, 551. Divinité: 105, 108, 156, 193,241,258, 268, 270, 280, 281, 287, 288, 290, 291,305-307,395,402,411,513. Division du travail (sexuelle) : 97, 172, 397-399, 442, 478, 486, 488, 489, 495, 497-499, 501 ; (- sociale) : 76, 98, 99, 399, 486, 488, 489, 514, 533,538. Divorce: 9, 12-14, 16, 71, 110, 150, 170, 172, 194, 195, 211, 212, 353, 357, 359, 445, 447, 486, 489, 552, 553, 559, 560, 562, 564-569, 575 (par consentement mutuel) : 13, 14, 564, 565, 569. Domestication (des animaux) : 450, 498, 506; (- du feu) : 450, 495-498 ; (- des plantes) : 450, 498, 506. Domestique (domaine) : 11, 129, 130, 146, 165, 166, 236, 287, 294, 301, 302, 303, 364-366, 392-395, 397, 403,442,517. Domination masculine 25, 73, 131, 141, 218, 398, 439-441, 505, 529. Voir aussi Dépendance entre les sexes; Echange des femmes. Donneur (vs Preneur) : 95, 104, 145, 146, 152-156, 159-161, 174, 187193, 202, 263, 320, 321, 347, 394, 410, 442, 444, 445, 449, 505, 535, 544,570-572,575,582. Dot: 34, 95, 97, 104, 113, 142, 145, 148, 150-161, 164, 171, 192, 196, 230, 308, 370-372, 375, 391, 398, 406, 483, 546. Douaire: 157. Dowry : 95, 150, 152, 165. Dravidien (système) : 21,25,63,66, 84, 89,94,159,165,175,176,181,184, 190, 198, 199, 202, 205, 207, 210, 212, 213, 216, 217, 220-235, 366, 375, 390, 415, 438, 446, 514, 515, 523-525,531-544,546,550,551. Dreaming world (chez les Aborigènes australiens) : 526. Droit (canon) : 12, 359, 552; (- hindou) : 561 ; (- hittite) : 385; (- romain) : 13, 22, 100, 124, 166, 167, 355,409. Droits et devoir: 66, 91, 92, 118, 161, 164, 165, 167, 200, 241-243, 340, 341, 350, 447, 468, 512, 517, 518, 553, 568, 587.
Dualisme : 86, 223, 330. Dualiste (système) : 177, 182, 187, 191, 226,524.
E Ébolo : 280, 327. Échange: 38, 64-71, 95, 99, 139-152, 157-165, 173-175, 180-193, 220232, 272, 278, 296, 308, 310, 318, 320, 329, 393, 395, 397, 400, 401, 403, 404, 406, 413, 423, 432, 438440, 443-445, 447, 449, 451, 456459, 468, 473, 478, 492-495, 502505, 520, 528, 535, 544, 546, 557, 577, 578 ; (- asymétrique) : 145, 152, 226; (- de biens) : 11,37,38,64,9799, 102, 145-150, 157, 163, 165, 189, 191, 193, 272, 296, 320, 394, 447, 502, 514, 547, 558; (- de dons) : 145 -147, 151, 160,269,447, 502; (- de femmes) : 24, 25, 34, 41, 42, 45, 49, 61, 64-70, 86, 89, 90, 102, 137, 139-143, 145, 146, 148151, 157, 158, 160, 163, 175, 177, 181-183, 185, 188, 189, 191-193, 226, 229, 230, 235, 255, 314, 319, 362, 375, 388, 390, 391, 413, 423, 425, 427, 435-442, 444, 446, 449, 451, 452, 456, 469, 484, 461, 495, 503-505, 538, 539, 544, 557, 558, 563, 578; (- généralisé) : 190-193, 230,443,449,535,544 ; (- matrimonial) : 95, 158, 186,235,443,457 (restreint) : 174, 188, 191, 230, 443, 544; (- de sœurs) : 24, 49, 65, 66, 68-70, 79, 83, 102, 133, 141, 145, 148, 152, 160, 184, 186, 187, 191193, 202, 215, 220, 221, 225, 227, 228, 263, 313, 362, 387, 390, 440, 446, 505, 533, 538, 539, 544, 549, 558; (- symétrique) : 70, 147, 160, 218,231,232,533. Éducation: 13, 91, 125, 147,263,519, 566,568,569,582. ~alité (entre germains) : 174,227. Église: 12,57, 79, 109, 144, 172, 173, 194, 220, 352-359, 361, 378-380, 416,529,552,559,562,563,568. Ego: 19, 20, 34, 60, 63-67, 81, 111113, 116, 126, 165, 174, 179, 180, 184, 185, 188, 191, 194, 198, 199, 202, 203, 205-209, 211, 215-235, 261, 282, 353-355, 363, 369, 370,
657
INDEX DES CONCEPTS
375, 446, 504, 521-523, 525, 532, 539, 544-546, 548-551. Élémentaires (structures de parenté) : 26, 68, 69, 86, 174, 176, 188, 189, 191, 229, 230, 232, 432, 442, 543, 544, 545, 546. Voir aussi LéviStrauss. . Élevage: 50, 109, 110, 151, 398, 439, 455, 469, 471, 477, 485-494, 498, 500,507,529,530,547,566. Embryon: 74, 77, 245, 256, 288, 298, 338.
~otion:163,206,239,246,328,329,
354, 430, 498, 511, 570, 574. Empire: 94, 167, 171, 200, 219, 220, 269,406-410,517,541,552. Endogame: 45, 64, 69, 106, 205-207, 233,235,292,493,495,501,557. Endogamie! 321,493, 514. Enfance: 9, 14, 73, 93, 111, 112, 126, 154, 420, 425, 445, 471, 473, 475, 488, 506, 530, 563, 570, 588. Enfant (valorisation de l') : 9, 14, 530. Engama: 318, 320. Engendrer: 10, 16, 52, 74, 76, 85, 92, 94, 123, 124, 136, 154, 168, 169, 186, 195, 196, 202, 203, 206, 241, 242, 246, 256, 257, 262-264, 268, 269, 272, 306, 311, 340, 346, 347, 351, 352, 357, 360, 361, 381, 398, 485, 494, 549, 571, 582. Enjeu! 24, 81, 99, 125, 135, 136, 155, 162, 221, 294, 338, 339, 356, 376, 386, 443, 448, 483, 489, 490, 498, ~ 499, 503, 508, 511, 531, 555, 580. Epidère : 505. ~piméthée: 497. Epousable/inépousable : 20, 64, 68, 94, 178, 180, 185, 202, 208, 226, 229, 236,334,362,441,446,522,544. Equation (de parenté) : 179, 190, 202, 211, 213-215, 220, 222, 231, 523, 531,535,536,543,550,551. Équivalence: 64, 65, 70, 107, 108, 116, 126, 145-148, 150, 151, 153, 155, 160, 165, 180, 183-185, 203, 211, 215-217, 222, 235, 244, 294, 350, 354, 355, 357, 360, 398, 412, 445, 448, 449, 451, 480, 492, 502, 522, 539, 540, 542, 550, 557, 560, 568, 579,580. Espèces (animales) : 125, 177, 181, 182, 210, 345, 452, 453, 462, 463, 464, 468, 470, 473, 474, 476, 478, 479, 480, 481, 491, 526, 527, 581. Espcits : 41, 46, 53, 58, 80, 118 120, #
121, 125, 127, 130, 153, 165, 241, 249, 256, 260, 261 ; (- enfant), 119, 245, 270; (femme -) : 171; (- des mons), 46, 61, 63, 66, 68, 74, 92, 119, 126, 156, 247, 270 ; (de la Nature) : 46, 51, 157. État: 13, 15, 39,46,57-59,94,97, 109, 110, 167, 195, 243, 287, 301-303, 351, 408, 447, 486, 489, 517-519. Éthique: 99, 117, 576. Ethnie: 45-49, 56, 57, 168, 333, 345, 535, 545, 557, 563. Ethnocentrisme: 23, 29, 100, 364,425. Ethnologie: 19,34,35,82,83,86,104, 107, 201, 273, 312, 332, 364, 367, 389, 392, 428, 433, 439-441, 452, 454, 467, 526. Ethologie: 452, 453. Étranger (statut) : 57, 64, 69, 96, 104, 117, 121, 122, 124-126, 172, 221, 235, 236, 246, 310, 313, 314, 321, 399, 405, 413, 436, 466, 471, 495, , 503, 511, 572. Eve: 302. Évitement (sexuel) : 452, 466, 467. Évolution (des systèmes de parenté): Il, 15-17, 89, 94, 135, 195, 273, 359, 427-430, 433, 435, 500, 530-538, 541,543-552,562,568,569. Évolutionnisme: 23, 24, 273, 427, 441, 541, 545, 547. Excrément: 44, 78, 249, 271. Exogame : 20, 61, 61, 86, 104, 105, 136, 144, 186, 192, 204, 207, 210, 233, 283, 288, 296, 305, 316, 326, 505,537. Exogamie : 318, 321, 368-370, 374, 375, 416, 422, 423, 432, 437-439, 441,467,468,484. Voir aussi Marrying out. Exploitation: 45, 48, 49, 135, 161,463, 474,497,521,547. Extension (des termes de parenté) : 22, 29,65,126,127,184,185,203,222, 228,229,235,450,355,356.
F Famille: 9-17,23, 24, 28, 29, 32, 34, 39,41,47,51,60,62,65,68-73,82, 89-99, 104, 106, 109-113, 117, 118, 124, 126, 128, 130, 132, 135, 139150, 153-161, 164-173, 187, 191, 194, 195, 196, 200, 201, 107, 210, 211, 220, 233, 236, 237, 240, 233-
658
MÉfAMORPHOSES DE LA PARENTE
245, 255, 267, 272, 277, 281, 288, 291, 292, 296, 301, 310, 314, 332, 354-359, 362, 364, 368, 375, 376, 380, 390-398, 402-417, 430, 432436, 439-448, 452, 455, 456, 462, 463, 468, 469, 471, 477, 483, 484, 486-493, 499, 503, 504, 507-509, 512, 515, 519, 528, 529, 531, 548, 551-553, 558-569, 575-580, 583586; (- conjugale) : 9, 14, 168,220, 236, 243; (- étendue) : 9, 11, 28, 236, 398, 490, 531; (- hétérosexuelle) : 10, 11, 195, 196, 486, 585 ; (- homosexuelle) : Il, 195, 196, 486, 577-586; (- matrifocale) : 488, 489; (- monoparentale) : 9, 13, 243, 244,512,564-566,569,584, 586; {nucléaire) : 9, 11, 23, 29, 65, 82, 110, 111, 126, 187, 220, 236, 237, 359, 398,413,490,548, 551,559; (- de procréation) : 455, 487, 507; (- polyandre) : 170, 398, 490, 512 ; (- p0lygame) : 72, 90, 398, 490; (- de procréation) : 455, 487, 507; (- recomposée) : 9, 13,16, 110,171, 195, 211, 398, 486, 564-568, 575; (souche) : 12. Fantasme : 342, 349, 383, 384, 389, 493,494,500,587. Fécondation: 10, 118, 298-300, 316, 570. Femelle (primates) : 162,435,453,454, 461, 463-481, 485, 487, 501, 507, 581. Féminin (domaine) : 47, 60, 77, 112, 113, 129, 131, 140, 142, 163, 178, 191, 262-265, 278, 297, 306, 307, 319, 321, 323, 335, 389,411, 453, 454, 479-481, 484, 485, 527, 530, 560, 582, 583; (pouvoir -) : 31, 398,399. Féministe (approche) : 25, 143, 439, 440, 529, 530. Féodal: 22, 107, 109, 110, 200, 359, 449,517,541. Feu: 24, 37, n, 73,257,258,267,278, 321, 322, 329, 330, 349, 411, 420, 450, 495, 498, 523. Voir aussi Domestication. Fictiflve (parenté) : 107, 128, 129, 172, 173, 180, 235, 320, 321, 350, 392, 444,505. Fiction (juridique) : 123, 172. Filiation (sens en anglais et sens en français de «descendance») : 9, Il, 12, 14, 26, 27, 34, 83, 90, 92, 101, 103-
137, 159, 166, 173, 207, 220, 233, 245, 268, 283, 284, 286, 291, 314, 333, 353, 443, 458, 473, 491, 494, 511, 513, 552, 563, 564, 566, 567, 569. Filiation (complémentaire) : 26, 27, 130,133. FiUeullFilleule: 173,356,357. Fission: 43. Flûte (sacrée) : 106, 361. Fœtus: 74, 76, 82, 119, 163,247,251, 253, 256-258, 260, 264, 265, 268, 271, 274-276, 278-281, 285, 289, 297, 301, 305, 306, 308, 312, 318, 325-338, 346, 360, 369, 382, 389, 395,401,402,443,487,519,521. Fondamentalisme: 558, 561. Fondement (de la société) : 82, 515; (de la parenté) : 18,23,32, 89, 143, 185, 201, 218, 397, 406, 438, 444, 449, 458, 495, 504, 568. Fonts baptismaux: 352. Formalisme : 32. Formation (des classes) : 136. Fornication : 358, 376, 582. Fosterage : 123. Foyer: 72, 73,115,125,184,258,267, 397, 496, 497. Fratrie: 599. Frère (agnatique) : 226, 370, 372,412; (- utérin) : 284; (demi -) : 16, 111, 284. Frère-sœur (relations) : 12, 16, 20, 22, 24, 63, 64, 71, 75, 77, 81, 89, 90, 95, 104, 118, 125, 128, 130, 131, 141, 142, 147, 148, 159, 160, 168, 169, 174, 175, 178, 188, 203-205, 208, 215, 218, 224, 225, 247, 260, 267, 276-278, 294, 296, 297, 301, 308, 309, 335, 346, 354, 357, 360, 362, 363, 367, 370, 387, 391-398, 400, 401, 403-417, 423, 439, 444-446, 457, 458, 468, 469, 471, 473, 477, 481, 482, 487, 492, 493, 495, 500, 503-505, 512, 513, 518, 531, 549, 567,568,574,578. Funérailles : 36, 74, 97, 111, 136, 150, 281,289,312,318,322,357,563. Fusion (merging) : 213, 214, 216, 227, 232, 525, 534, 538-540, 542, 551. Fusion oblique (skewing) : 217, 218, 539,540. Voir aussi Oblicité.
659
INDEX DES CONCEPTS
G GlZndhlZrvlZ : 157, 158,561. Gay : 117, 495, sn, 579-581, 584, 585. Voir lZussi Homosexuel; Homo-
sexualité.
Gayomât : 41l. Gendre: 69, 107, 153, 191,410,528. Généalogie: 10,29, 34, 39,41,42, 80, 81, 82, 85, 100, 119, 182,204, 291. Généalogique (arbre) : 20; (calcul -) 525 ; (mémoire -) : 60, 81, 110, 119, 291 ; (méthode -) : 21, 30, 31, 34,85, 127, 185,203,231 ; (postulat -) : 10, 30; (rapport -) ; 30, 34, 41, 42, 52, 62, 65, n, 80, 104, 121, 122, 126, 127, 172, 174, 179, 180, 182, 183, 189, 195, 198, 200, 205, 207, 227, 234,235, 247, 265, 300, 405, 441, 446, 484, 521, 522, 525, 538, 539, 548, 551, 567, 568. Génération: 10, 45,49,52, 54, 55,62, 66, 75, 77, 90, 104, 124, 132, 134, 135, 174, 175, 178, 179, 187, 236, 239, 242, 257, 265, 268, 339, 348, 355, 358, 363, 369, 395-397, 399, 400, 402., 413, 448, 453, 455, 467, 469, 471, 489, 494, 497-502, 523528, 536, 537, 543, 546-551; (alterne) : 61, In, 185, 208, 550 ; (succession des) : 10, 11, 18, 22, 31, 45, 49,60,64,68,69,80,81,92,95,97, 104, 106, 112, 113-120, 123, 126129, 133-135, 142, 146-148, 161, 165, 166, 174, 175, 177, 187, 190194, 200-218, 221-232, 235, 263, 264, 301, 302, 305, 306, 319, 321, 337, 341, 347, 352, 370, 374, 388, 393, 400, 406, 439, 441, 458, 476, 489, 502, 503, 507, 537-540, 544, 545,557. GenerlZtio1llZ1 (terminologie) : 213, 214, 216,542. Génétique: 116, 349, 430, 453, 465, 466, 468, 473, 474, 495, 568-576, 586,587. Géniteur/triec : 10, 118, 119, 124, 164, 196, 245, 248, 253, 256, 260, 268, 271, 279, 297, 298, 334, 392, 396, 400,402,568,579. Genre: 87, 337, 340, 371, 378, 379, 381, 382, 387, 388, 452, 508, 529, 576. Gens: 9,17,20,22, 23, 36, 39,40,43, 52, 53, 55, 69, 72, 73, 78, 80-82, 85, 86, 106, 107, 109, 112, 119, 132,
134, 141, 158, 161, 163, 166, 167, 193, 194, 234, 271, 274, 276, 283, 286, 291-297, 300, 309, 310, 314, 321, 326, 374, 394, 395, 405, 415, 419, 431, 509, 530, 531, 540, 544, 553,582,584-586. Germain (sibling) : 12, 64-66, 68, 116, 174, 175, 179, 188, 202-205, 208, 211, 215, 216, 222, 225, 227-229, 236, 248, 284, 355, 357, 365, 376, 403, 404, 406, 408-410, 413, 417, 484,531,532,536,550. Germanique (calcul de parenté) : 355. Germe: 168, 181, 395. Gestation: 10, 136,280,326,519,572. Gi1llZmtlré : 42, 68, 69, 145, 440. Graisse: 306-308, 325, 335-337, 496, 565. Grand Homme (Great Man) : 53, 54, 59, 60, 69, 263, 301, 557. Grande Femme: 60. 54, 55. Grossesse : 253, 275, 289, 301, 305, 306, 318, 326, 334, 336, 529, 570, 572. Groupe de descendance : 90, 102, 106, 111, 113, 116, 132, 139, 190, 220, 283,423. Groupe domestique: 366. Guerre : 12, 37, 40-44, 46-50, 53-55, 57, 58, 62, 69, 70, 80, 87, 99, 109, 113, 121, 131, 159, 173, 192, 235, 266, 267, 284, 286, 289, 293, 295, 305, 306, 309, 313, 317, 318, 416, 439,463, 475, 476, 489, 499, 583. Guerre mondiale: 13, 16, 269, 419, 448, 562, 564. Guerrier: 41,42,44,45,52-55,57, 77, 125, 132, 157, 159, 263, 300, 306308, 313, 314, 318, 392, 448, 483, 498,499, 514, 282, 284.
H Harem : 463, 468, 490. ~ard:20,36,58,347,394,436,442,
472,509, 582. Hawaïenne (terminologie) : 21, 22, 34, 175, 191, 198, 199, 202, 203, 210, 212-214, 216-218, 220, 221, 229, 231, 233, 309, 536, 537, 540, 542, 545, 547, 548, 550. Héra: 497. Héritage: 12, 15, 29, 45, 52, 53, 54, 56, 60, 71, 72, 75, 80, 90, 92, 95, 104, 105, 110, 112, 113, 119, 120,
660
MÉTAMORPHOSES DE LA PAREN'It
130, 155, 166, 190, 193, 223, 233, 235, 267, 276, 281, 310, 329, 334, 339-341, 381, 382, 407, 489, 513, 531,561,582. Héritier/ère: 166,410,513. Hétérophobie : 483, 596. Hétérosexualité: 10, 11, 75, 195, 196, 267, 347, 348, 350, 360, 364, 372, 381, 387, 389, 398, 401, 419, 462,464, 470, 480-484, 486, 491, 506, 574, 578, 581, 583, 585-587. Hiérarchie (entte les sexes) : 347, 348, 467; (- sociale) : 17, 42, 50, 53, 59, 96, 106-110, 156, 158, 161, 192, 193, 206, 245, 276, 277, 280, 310, 338, 366, 419, 432, 449, 464, 465, 467, 474, 489, 498, 499, 507, 509, 513, 514, 516, 552, 559. Voir aussi Domination masculine. Hindouisme: 153, 555. Histoire (science) : 16, 17, 20-22, 32, 41-43, 45, 47, 48, 50, 53, 59, 80, 163, 173, 201, 249, 355, 391, 392, 406, 408, 410, 414, 428-430, 433, 435, 440, 444, 450, 477, 486, 490, 500, 502, 503, 507, 511, 515, 530, 551,553,555,556,577,583. Homo Erecrus : 455, 469, 496. Homo Ergaster : 587. Homo Habilis: 455, 469. Homoparentalité : 244, 577-581, 583587. Homophobie: 244, 577,581,586. Homo Sapiens sapiens: 469, 474. Homosexualité: 13,47, 85, 196, 263, 265, 337, 346-348, 358, 380, 437, 482-485, 491, 577-586. Homosexuel: 10, 11, 13, 16, 47, 52, 73, 195, 196, 239, 242, 244, 262, 263, 338, 344, 347, 348, 360, 371, 379-381, 387-390, 398, 419, 462, 464, 470, 476, 480-486, 491, 500, 505,506,577-587. Horde (primitive) : 24, 435, 462, 469, 547. Horticulture: 38,40, 54, 134, 292, 498. Humeurs (corporelles) : 347, 362, 378, 379,381. Hypergamie : 561. Voir aussi Anisogamie.
1 Idéel: 49, 77, 93, 129, 162, 184, 205, 234, 267, 294, 300, 339, 343, 350, 384, 516, 526.
Identité: 48,49, 52,57,61, 71, 84-86, 89, 109, 111, 122, 123, 125-129, 146, 162, 163, 168, 185, 206, 235, 236, 246, 247, 249, 252-254, 261, 276, 281, 291, 296, 306, 331, 332, 342, 346, 355, 357, 364, 367, 377, 378, 380-382, 387, 388, 394, 399, 401, 414, 424, 429, 430, 432, 445, 447, 471, 481, 487, 511, 516, 521, 533, 560, 571, 572, 575, 578, 579, 585; (- culturelle) : 47; (- des germains de même sexe) : 174, 175, 225; (- multiple) : 56; (- sociale) : 56, 74, 118, 121, 127, 261, 296, 336, 381, 511, 560. Idéologie: 17, 22, 30, 54, 127, 233, 273, 300, 308, 341, 351, 354, 358, 368, 383, 387, 414, 440, 528, 547, 548. Idolâtrie: 559. Igname: 40, 276-279, 296, 313, 315, 316, 335, 402. Ignorance de paternité: 9, 366, 469, 571. lkufuka : 321. Imaginaire (contenu) : 52, 76, 87, 116, 129, 136, 152, 158, 162, 163, 172, 173, 230, 241, 247, 249, 253, 267, 316, 334, 338, 339, 342, 343, 349, 350, 350, 383, 384, 420, 425, 428, 429, 444, 451, 456, 461, 481, 516, 526,562,570,588. Immatériel: 90, 92,107,108,112,120, 126, 134, 135, 155, 166, 241, 248, 325, 362,489, 516. Immortalité ; 270, 285, 288, 330, 352, 415,496,575. Impôt; 97, 109,406. Incapacité juridique: 13. Inceste: 20, 24, 26, 27, 34, 67, 89, 91, 92,94, 122, 128, 139-141, 144, 146, 168, 173, 178, 179, 182, 186, 193, 203, 244, 233, 242, 263, 274, 288, 294, 305, 330, 345-539; (- du 1er type) : 371-374, 380, 386, 389, 400-402 (- du 2e type) : 327, 357, 366-381, 385-389, 402; (- homosexuel) : 263, 371, 379, 387, 390, 485 ; (- primordial) : 288, 366, 368, 371, 387-389; (tabou de 1'-) : 94, 168, 178, 337, 344, 362, 363, 368, 375, 377, 394, 397, 398, 402, 403, 406, 413, 420, SOS, 578. Inconscient : 81.334, 343, 344, 374, 415, 420, 425, 426, 429-431, 441, 449,450,462,481,482, 581.
661
INDEX DES CONCEPTS
Indifférencié/e (descendance) : 67, 103, 106, 122, 443, 545, 547; (filiation -) : voir Cognatique (système); (système -) : 102, 116,133,294,357. Indissolubilité (du mariage) : 12, 170. Individualisme: 244, 569. Indivisle (propriété) : 107, 109, 129, 170. Inégalité (entre les sexes) 51, 55, 91, 266, 295, 337, 513, 528, 529, 561, 565; (- sociale) 91, 96, 108, 292, 529, 561, 569 ; (- entre les classes) : 161, 241, 513; (- entre les castes); 91,316,419,513,514. Inflation (des dots) : 151, 559, 563. Inhibition: 162, 163,170. Initiation: 40, 41, 43, 45, 47, 50, 55, 56, 61, 72, 73, 76, 99, 122, 125, 132, 150, 172, 181, 182, 185, 257, 265, 266,286,294,489,524,564; (- féminine) : 41, 49, 53, 71, 256, 285, 522,523; (- masculine) : 41, 43,44, 49, 51-54, 59, 61, 74, 76, 77, 90, 142, 164, 171, 210, 256, 257, 262, 264, 285, 331, 335, 346, 348, 448, 485, 522, 523, 581-583; [stades d'chez les Baruya : yiveumbwayé (912 ans), kawetnié (12-15 ans), munginié (15-18 ans), et kadavé (1821 ans)] : 51, 262. Insémination artificielle: 10, 117, 118, 196, sn, 579, 580. Intercrural (coït) : 483. Interdits: 10, 12, 14,41,42,51,54,61, 67-71, 73, 75, 78, 90, 93, 94, 109, 110, 118, 119, 123, 128, 139, 141, 144, 147-159, 159, 168, 170-175, 179, 186, 187, 189, 191-194, 202204, 207, 208, 212, 220, 223, 230, 233, 240, 242, 245, 257, 261, 263, 284, 285, 288, 289, 296, 305, 308, 335, 336, 343, 345-351, 354-358, 362, 363, 366, 368-390, 393-395, 400-408, 412-417, 419, 424-426, 432, 437, 445, 446, 461, 462, 465, 466, 469, 472, 477, 482, 483, 484, 485, 491, 492, 494, 495, 500, 503506, 509, 511, 512, 531, 538, 543, 544, 546, 552, 553, 555, 557, 567, 568,572, 575, 578-581, 586. Intérêts: 16,17,50,55,69,81,99,136, 158, 167, 240, 432, 516, 531, 555, 556, 565, 569, 573, 574, 588. Iroquoise (terminologie) : 19, 20, 22, 23,31,60,63,64, 66, 67, 83-86, 89, 91, 104, 114, 175, 181, 191, 198,
199, 202, 205, 210, 213, 214, 216, 217, 220, 221, 226-232, 260, 531, 534-540,541-547,550. Irréversibilité (évolution) : 89,533,538, 545,546. Isis: 363, 406, 407, 408, 493. Islam : 115, 153, 170, 404, 405, 409, 411, 493, 529, 531, 553, 555, 562, 581. Isogamie : 60.
J Jajman;: 514. Jardin (en Nouvelle Guinée) : 40, 41,
54, 55, 58, 62, 73, 75, 80, 81, 99, 132, 147, 245, 265, 276, 277, 283, 286,292,320,336, 337,402. Jati: 514. Jésus Christ: 46, 172, 330, 558. Jeu: 269, 379, 380, 382, 448, 469. Jisas (Bihainin) : 558. Jocaste: 374,415. Joseph: 323, 330. Jouissance: 263, 358. Jumeaux: 293, 411, 412, 493, 509,
574. Juridique: 13, 117, 123, 130, 131, 195, 359, 390,406,566,569, 587.
K Kâ (pharaon): 415. Kadavé: voir Initiation (stades d'- chez les Baruya). Kainga: 131,296,297,300,517,540,
559. Kanaamakwé : 264, 508. Kava: 314, 315. Kanacares (à Kârpathos) : 113. Kawetnié : voir Initiation (stades d'chez les Baruya). Kina : 79, 151, 558. Kin-based societies : 29, 82,517. Kindred (parentèle) : 111. KOT: 328. Kourémandjinaveu: 69. Kouroumbingac : 361. Kshatriya : 513, 514. Ku Klux Klan: 419. Kula : 38, 269, 270, 272, 276, 402. Kuminidaka : 72, 90. Kwaimatnié : 44, 45, 53-55, 61, 76, 77, 96,264,265,267,448.
662
MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
L Laios : 374,415. Lait: 73-75, 82, 258, 260, 265, 268, 269, 335, 337-339, 342, 347, 362, 508. Lakala : 82, 348. Lama: 287,290,399. Lamasserie: 291. Langage (articulé) : 25, 343, 348, 433435, 447, 451, 455, 456, 461, 462, 468. Latine (parenté -, système latin de parenté) : 20, 22, 354, 540, 542. Légitime (enfant) : 12, 255, 268, 331, 333, 337,342,380,410,498. Lesbienne : 117, 495, 577, 579, 570, 583-585. Lévirat: 408. Lien affectif: 9, 118, 170, 271, 272, 353,444,502,567,574. Lien matériel: 516, 517. Lien de parenté: 10,40,42,60,80,91, 95-97, 109, 111, 121, 122, 125, 126, 141, 172, 195, 227, 228, 233, 234, 241, 244, 271, 274, 335, 357, 372, 381, 392, 440, 475, 500, 508, 512, 563, 568, 570, 571, 587. Lien de sang: 23, 29, 186, 382. Voir aussi Consanguinité. Lien social: 116, 117, 454, 476, 490, 501, 567, 568. Lignage: 27,41,42,44,48-51,53, 5983, 90-93, 96, 97, 103, 104, 110, 111, 114, 115, 118, 120, 128-133, 136, 137, 142, 144, 145-150, 152, 161, 162, 164, 165, 171, 172, 174, 175, 177, 187, 188, 191-194, 196, 217, 220, 228, 235, 236, 243, 244, 246, 255-258, 261, 263, 266-270, 276-278, 282-286, 293, 301, 302, 310-313, 337, 340, 357, 358, 361, 364, 369-372, 375, 395, 398, 411, 441, 442, 444, 468, 489, 504, SOS, 507, 512, 515-519, 539-541, 543, 544, 557, 562, 568, 584. Lignager : 282. Lignée: 102, 105-110, 112, 118, 174, 189, 195, 202, 249, 258, 291, 295297, 299, 300, 313, 315, 392-400, 404, 410, 422, 468, 469, 474, 479, 487, 493, 504, 512. Lineal (terminologie) : 184, 213, 214, 216,292,392,542. Linguistique: 46, 47, 49, 84, 200, 201, 217,514,556.
Lobola : 375. Local (groupe) : 36, 44-48, 50, 58, 70, 96, 104, 114, 180, 200, 210, 235, 236, 247, 297, 514, 521, 523, 526, 559. Lointain (parent) : 46, 60, 64, 68, 123, 128, 140, 185, 194, 197, 209, 219, 221, 228, 236, 243, 279, 316, 333, 339, 341, 353, 354, 380, 413, 417, 421, 422, 433-435, 462, 503, 507. Lune: 46, 75, 79, 177, 181, 182, 258, 261,262,266,326,529.
M Macaque: 463, 465, 468, 470, 476. Macula: 416. Mahabharata: 514. Maison (des hommes) : 38, 43, 47, 51, 54, 72, 75, 78, 263, 286, 292, 294, 347, 419, 582; (- cérémonielle, ou Tsimia) : 45, 52, 53, 77, 257, 265, 266; (systèmes dits ~ à -») : 22, 93, 96, 106-110, 118, 129, 134, 143, 192, 194, 513. Mâle (primates) : 62, 267, 288, 294, 542. Manichéisme: 409. Mari : 12, 13, 42, 60, 71-74, 76, 78, 82, 83,95,104,118,125,126,136,142, 150, 152, 154, 159, 164, 168-170, 179, 186, 190, 196, 202, 209, 220, 222, 224, 245, 256, 267, 271, 274, 275, 277, 279, 326, 332, 334, 347, 354, 358, 359, 366, 367, 369, 377, 379, 382, 391, 392, 396, 402, 408, 477, 387, 482, 487, 489, 490, 504, SOS, 509, 518, 533, 535, 552, 561, 562,570-572,575,584. Mariage: 9-14, 16, 17,20,23, 26,27, 34, 38, 41, 42, 44, 49, 53, 60, 63-65, 67-74, 79, 83, 86, 89-95, 97, 104107, 109, 111, 113, 118, 125, 128, 131, 132, 139, 140, 143-162, 166168, 170, 172, 173, 175, 178, 184187, 189-198, 202-204, 207-209, 211, 212, 217, 218, 220-223, 225, 226, 228-230, 233, 235, 243, 244, 255, 261, 263, 270-272, 274, 278, 283, 286, 288, 296, 297, 301, 305, 308, 316, 318, 319, 321, 327, 332, 334, 345, 347-364, 368-380, 383, 384, 390-392, 397-417, 433, 434, 438, 441-446, 449, 457, 458, 462, 469, 472, 483, 484, 486, 487, 490,
INDEX DES CONCEPTS
492-495, 500, 503-505, 509, 514, 515, 521, 523, 524, 531, 533, 535, 538, 539, 544, 546, 547, 549-553, 557-568, 575, 577, 579, 580, 583586; (- civil) 12, 13, 16, 579; (entre cousins croisés) 42, 67-69, 178, 189, 208, 118, 222, 223, 226, 228, 305,409,417,441,544,549,550; (- frère-sœur) : 128, 178, 203, 204, 305, 363, 404, 406, 407, 409, 412414, 417, 458, 492, 493, 500, 503, voir aussi Xwêtôtdas; (- religieux) : 12, 13, 16; (- sacré) 12, 410, 410; (sacrement du -) 12, 170, 172, 220, 301,358,380,417. Marie, vierge : 330, 552. Marraine: 173, 352, 357. Marrying out (exogamie) : 139, 384, 427, 434, 456. Marxisme: 4, 23, 25, 26, 35, 161, 200, 273,414,431,432. Masculin/féminin : 25, 31, 49, 53, 59, 63, 73-, 76, 83, 87, 90, 112, 113" 136, 140-142, 163, 171, 178, 191, 209, 218, 247, 256, 262, 306, 309, 342, 398, 411, 412, 508, 529, 530, 582-586. Mashya : 411. Mashyami : 411. Masturbation : 263, 346, 347, 358, 462,470,480,482,483. Matériel/elle (dépendance) : 49, 442, 498, 499, 516; rapports: 499, 501. Maternité: 31, 81, 82, 86, 92,197,233, 341, 472, 488, 564, 569, 570, 572574. Matrifocalité : 488, 489. Matrilatéral : 42, 64, 67, 68, 189, 192, 193,216,222,223,410,521,539. Matrilignage: 103, 129, 130, 136, 142, 244, 270, 282-286, 340, 361, 369, 468, 504, 505, 508. Matrilignée : 118, 258, 392-400, 404, 487,504. Mazdéen: 363, 409-411, 458, 492, 493. Mazdéisme: 409, 411, 415. Mboli: 327. Mécanique (des fluides) : 382, 383. Mehekitanga: 309. Mémoire: 41, 42, 60, 62, 80, 81, 110, 112, 119, 128, 151, 279, 281, 287, 291, 300, 325, 353, 401, 409, 4n, 547,553,557,570. Menstrues (menstruation) : 46, 47, 51, 71, 75, 84, 119, 154-156, 245, 258,
663
263, 266-268, 270, 271, 274, 279, 280, 289, 293, 294, 297, 306, 312, 318, 325, 331, 335, 337, 338, 342, 350,365. Mère: 9-13, 15, 16, 19,22-24,27,42, 46,47,51-54,56,60,63-69, 72, 74, 76, 78, 80-86, 90-93, 99, 101-103, 105, 110, 112, 114, 118-121, 123, 125-127, 130, 136, 142, 145, 147, 149, 150, 152, 153, 158, 165, 168, 169, 171-175, ln, 179, 180, 183, 184, 187, 189, 190, 192, 194, 199, 202, 203, 205-208, 210-212, 214220, 222-226, 229, 230, 234, 236, 240, 242-248, 251, 253, 255, 256, 258, 260-265, 268, 270, 272, 274, 276, 278-280, 282, 284-286, 288290, 293, 294, 296-299, 303, 306, 312, 315, 316, 318-323, 326, 332335, 340, 342, 343, 347, 351, 356, 360, 361, 363-389, 392-396, 399, 400, 402, 405, 406, 408-413, 415, 417, 423, 424, 428, 429, 437, 438, 441, 443, 445, 446, 448, 456, 457, 463, 466-473, 475, 4n, 481, 482, 485-489, 492, 493, 495, 503-509, 513, 518-522, 525, 527, 528, 532536, 539, 543, 544, 547, 548, 550, 552, 564, 566, 567, 569-575, 578, 579, 582, 585, 587. Mère porteuse: 572-575, 579. Merging (assimilation, fusion des termes de parenté) : 213, 214, 216, 227, 232, 525, 534, 538, 542, 551. Métamorphoses de la parenté (dans la pratique) : 32,588; (- dans la théorie) : 32, 582; (social devenant de la parenté) : 340, 341 ; (social devenu de la parenté devenant du sexuel) : 340, 341. Voir aussi Genre; Ventriloque (sexe comme machine -). Métaphore: 26, 284. Métis: 489. Meurtre (du père) : 24, 388, 420, 422430,441,461. Min: 328,329. Modèle : 13, 15, 19, 23, 77, 78, 172, 173, 240, 244, 292, 295, 297-300, 338, 518, 549, 550, 552, 559, 567. Moelle: 335, 347, 411. Mogytldié : 365, 368. Moïse: 408, 420, 509. Moitiés (matri) : 177,520; (patri) ln, 520; (- exogames) : 136, 204, 207, 283,316,326,537; (- générationnelles) : 177, 185, 204-206, 208, 523;
664
MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
(sociétés à -) : 136, 176-178, 185, 204-208, 218, 283, 284, 292, 316319, 326, 438, 441, 520, 523, 524, 537. Moka: 148, 150-152, 175,329. ~onogantie:ll,23,90,110,168,170,
220, 326, 357, 361, 314, 315, 337, 442, 463, 468, 512, 548, 551, 559, 562, 563. Monoparentale (famille) : 9, 13, 243, 244,512,564-566,569,584,586. ~onopole (de l'accès aux femmes) : 422, 461, 499 ; (- de l'accès aux divinités) : 77, 258; (- de J'exercice du pouvoir) : 516,517; ( - de la violence armée) : 55. Montagne: 37, 38, 41, 77, 109, 110, 181, 262, 287-289, 291, 292, 321, 322, 348, 396, 399, 497, 521, 557. Moral (code) : 107, 135, 340, 349, 482, 572, 329, 566, 568; (fondement) : 14,383. Morale: 135, 153, 361, 422, 425, 427, 517,574. Moroa: 326. ~ort : 18, 19, 28, 32, 36, 42, 46, 51, 53, 57, 58, 62, 67, 75, 77, 118, 120, 125, 126, 131, 132, 134, 136, 151, 152, 154, 155, 159, 160, 162, 164, 166, 172, 201, 212, 240, 241, 245, 247-249, 252-256, 261, 262, 266, 270, 271, 277, 278, 280-282, 285289, 297, 300-302, 305, 308, 309, 312-316, 318, 320-322, 325-328, 330, 333, 335, 339, 345, 348, 349, 352, 353, 357, 358, 364-367, 374, 381, 390, 415, 419, 422, 424, 464, 496, 497, 527, 561, 575, 576, 581, 582, 587, 588. Moyen Age: 123, 194, 200, 351, 359, 376, 380, 530, 541, S52, 58!. Munginié : voir Initiation (stades d'chez les Baruya). ':~ .. ~usulman : 170, 33$; 345, 349, 405, 493,503, 514, 555~ -~61, 562, 581. Mutilation : voir CirconÇision ; Subincision (du pénis). Muzumazu: 258. . .r~
N Naissance: 10, 12, 13, 15, 19, 22, 23, 38, 39, 42, 47, 49-52, 56, 59-61, 68, 75, 76, 78, 80, 86, 89-91, 98, 101, 108, 110, 111, 114, 118, 120-122,
127-129, 136, 144, 146, 147, 152, 154, 158, 164, 168, 173, 180, 195, 200, 210, 226, 236, 241, 242, 244, 246-248, 251, 253, 255-258, 264, 272, 274, 279-282, 286, 288, 289, 291, 293, 301, 302, 310, 315, 318, 326, 327, 331, 334, 335, 337, 339343, 346, 351-353, 368, 380, 382, 383, 390, 394-396, 402, 406, 411, 425, 429, 432, 444, 451, 455, 469, 471, 479, 482, 486-489, 491, 493, 494, 499-501, 507, 509, 512, 513, 525, 528, 531, 537-539, 543, 559, 560, 564, 567, 571-575, 579, 581 ; (initiation comme deuxième -) : 337. Naître : 57, 117, 118, 120, 124, 126, 170, 253, 255, 256, 332, 339, 352, 356, 396, 401, 407, 424, 435, 451, 456, 473, 487, 511, 512, 530, 534, 556, 571, 575. Nature/culture: 13, 35, 46, 121, 123125, 128, 139, 140, 154, 155, 157, 195, 241, 267, 289, 297, 305, 336, 348, 355, 389, 420-423, 427, 433437, 443, 451-453, 455, 467, 468, 470-474, 476, 477, 481, 483, 485, 486, 491, 498-500, 503, 517, 507, 509, 527, 581, 588. Navaalyara : 61, 90. Néandertaliens: 433, 496, 294, 588. Nécrophilie: 345, 358, 390. Néolithique: 38.433, 450, 477. Nez (percement du) : 51, 61, 72-74, 256,264. Ngomenle : 280, 327. Niveau généalogique (Gr5, G+4, Gr3, Gr2, Grl, GO, G-l, G-2) : 60,64,81, 179, 202-209, 219-221, 224, 225, 227,232,523,532,535,537. Noblesse: 12,119,120,409,410,517. Nom (individu) : 39,40,42,48,49, 51, 54, 60, 61, 63, 66, 73, 74, 76, 79-81, 110, 127, 128, 164, 174, 235, 248, 249, 252, 254-257, 268-270, 282, 302, 312, 325, 326, 332, 333, 362; (groupe) : 36, 41, 43-45, 48, 49, 53, 61-63, 79, 86, 89, 90, 106, 110, 112, 113, 148, 149, 158, 205, 257, 284, 286, 291, 300, 310, 312, 313, 325, 345, 387, 422, 516, 520, 523; (transmission des -) : 11, 14, 34, 60, 66, 74, 90, 105-107, 110, 112, 166, 195, 241-244, 247-249, 252, 253, 255, 257, 260, 268, 310, 312, 325, 563. Noman: 328, 329.
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INDEX DES CONCEPTS
NOmlner : 43, 61, 81, 113, 126, 156, 158, 163, 176, 199, 212, 215, 218, 243-249, 252-257, 260, 264, 268, 280, 281, 288, 290, 294, 297, 313315, 320, 325, 402, 406, 417, 523, 570. Nomenclature (de parenté) : 160, 282, 542,544. Notation (système de) : 589. Nomination: 249. Nourriture : 51, 121, 127, 136, 262, 267, 277-279, 286, 289, 296, 309, 318, 320, 321, 326, 333, 335-337, 345, 453, 456, 457, 463, 464, 466, 467,475,478,497,498,519,528. Nouveau Testament: 79. Ntoro : 365, 367.
o Oblicité (skewing) : 217, 539, 540. Obligations: 95-97, 99, 120, 126, 135, 164, 165, 180, 187, 210, 239, 240, 341, 375, 401, 434, 448, 502, 518, 557, 563, 567. Occident: 9, 13, 16, 21, 22, 23, 29, 30, 36,57,58,59,63, 70, 78, 82, 85, 86, 92,95,98, 100, 106, 110, 117, 119, 120, 130, 135, 143, 144, 152, 165, 167, 169, 170, 172-175, 194, 195, 197, 199, 212, 226, 233, 243, 244, 249, 265, 269, 275, 276, 302, 323, 328, 330, 332-335, 340, 348, 350354, 356-362, 364, 365, 376, 377, 379, 388, 3889, 391, 402, 404, 405, 408, 409, 425, 428, 433, 442, 444, 445, 448, 459, 483, 489, 498, 534, 540, 541, 551, 552, 556, 558, 559, 561-565, 567-569, 572, 574, 575, 577, 578, 580, 582-584, 586. Occidentale (société) : 9, 16, 95, 98, 167, 197, 243, 332, 351, 353, 356, 358, 442, 445, 502, 529, 530, 541, 556, 567-569, 580, 583, 584. Œdipe (complexe) : 99, 331, 332, 374, 415,416,424-427,430,578. Œsuus : 453, 454, 465, 467,469, 470, 478-480. Ohrmazd: 411, 412. Omaha (terminologie) : 20, 131, 174, 175, 183, 187, 191, 193, 198, 199, 202, 212, 213, 216-222, 230, 232, 282, 305, 306, 308, 433, 441, 535537, 539, 540, 543, 544, 546, 551. Omalyce: 346, 347.
Onde ( maternel) 39, 63, 65, 82, 96, 111, 120, 130, 136, 168, 169, 179, 184, 199, 202, 208, 214, 216-218, 222, 233, 234, 240, 242, 260, 270, 272, 276, 277, 283, 285, 286, 312314, 332, 333, 367, 370, 394, 396, 403, 428, 487, 522, 532, 539, 546, 551, 571 ; (- paternel) : 19, 39, 64, 71,82,126,199,214,234,242,503, 532, 551. Ordre (cosmique) : 51, 52, 75, 155, 265-267, 337, 339, 340, 342, 349, 381, 387, 506; (- moral) : 12, 340, 349,482,576; (-de naissance) : 310, 512; (-sexuel) : 12, 265, 340, 349, 428, 430, 482, 483, 493, 506, 508 ; (- social) : 13, 51, 52, 75, 155, 265267, 291, 308, 310, 337, 339, 340, 342, 343, 349, 361, 362, 381, 387, 428, 430, 436, 471, 482, 484, 503, 506, 508, 513, 514; (- sociocosmique): 339. Organes: 256,271,308,321, 338,339, 342,421,455,476,506. Organisation (duale) : 286; (- sociale) : 59, 125, 160, 176, 192, 200, 210, 246, 286, 302, 398, 423, 435, 464, 474,475,477,507,526. Origine: 23, 29, 35, 37, 40, 47, 57, 58, 62, 74, 115,125,131,139, 140, 146, 173, 220, 235, 257, 258, 264, 268, 285, 299, 300, 310, 313, 328, 336, 347, 386, 396,415, 420, 421, 426, 428, 433, 435, 450, 453-455, 471, 478, 481, 486, 488, 489, 498, 499, 502, 503, 508, 524, 526, 532, 534, 535, 538, 540,541, 548, 559, 576. Os : 63, 68, 74, 77, 86, 121, 127, 256, 258, 266, 280, 281, 284, 287-289, 291-295, 297, 312, 314, 322, 329, 334, 335, 337, 338, 342, 347, 395, 402,411,443,496. Osiris: 363, 407, 408, 493. Ovocyte: 570, 571, 575. Ovule: 10,389,478,570-573.
p PACS (Pacte Civil de Solidarité) : 196, 577-580. Palais: 415. Paléolithique: 450, 452. Pandora : 415, 497. Paradis: 285,286,300,330,352,411413,458.
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MtrAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
Parallèles (cousins) : 19,20, 64, 67, 116, 171, 175, 178, 179, 180, 202-205, 210, 212, 370, 372, 405, 408, 411, 441, 493, 503, 531, 536, 537, 544; (parents) : 66, 102, 103, 105, 113, 114, 116, 174, 451, 484, 538, 542, 544,546. Parentalité : 197, 239, 240, 243, 244. Parenté (Kinship) : (biologique) : 488, 566; (- classificatoire) : 186, 187; [Composantes de la - : 89-100; (filiation, descendance) : 101-137, 552 ; (alliance) :139-196; (résidence) : 169196,552; (terminologie de parenté) : 147, 197-237, 552; (théorie de la conception des humains ordinaires) : 251-303; (théorie de la conception des humains extraordinaires) : 323; (prohibition de l'inceste) : 345-459] ; (contenu social de la -) : 96, 97, 100, 528; (définition de la -) : 29, 34, 63, 117, 127,222,488; (évolution de la -) : 19,530,531,533-535,537,538, 541,543,544,547,548,550-552; (fictive) : 128,235, 505; (fondements de la -) : 488, voir aussi Echange des femmes chez Lévi-Strauss; (- homosexuelle) : 578-580, 584, 586 ; (- sociale) : 566, 568, 575; (- spirituelle) : 172, 353, 357, 381 ; (relations de -) ; 20, 29, 91, 135, 180, 201, 210-212, 224, 225, 233, 320, 366, 518, 530, 539, 548 ; (système de -) ; voir Systèmes (de parenté) ; (- à plaisanterie) : 67. Parentèle: 9,12,14,110,111,113-115, 125, 144, 175, 195, 220, 252-255, 293, 296, 305, 306, 359, 507, 541, 545,557. Parents: 9, 12, 14, 15-17, 19, 29, 30, 39,44,50,60,63,66, 73, 78,80,82, 83, 86,91,92, 96, 99, 101, 105, 107, 109-114, 116, 119-121, 123-125, 127, 129, 133, 135, 141, 149, 150, 152, 158-161, 165, 167-175, 179, 180, 182, 183, 185-187, 194, 195, 197-199, 201, 203, 205, 206, 210212, 215-221, 223, 226, 227, 229, 231, 232, 234-236, 239-257, 260, 279-281, 283, 287, 288, 290, 296, 300, 305, 306, 312, 313, 318, 320, 321, 325, 326, 328, 331, 333, 334, 336, 337, 340-343, 345, 347, 351357, 359, 361, 364, 366, 367, 370, 371, 374-379, 382, 385-388, 401, 403-406, 413, 416, 419, 425, 430,
432, 434, 441, 442, 446, 462, 463, 472, 482, 483, 487, 491-495, 503505, 508, 509, 512, 516, 518-525, 528, 531, 532, 534, 537, 538, 540, 542, 544, 546, 549, 550, 555, 557, 560-563, 566-578, 584-587. Paroisse: 12, 352. Parrain; 124, 173, 262, 265, 352, 356, 357. Parricide ; 84, 115. Voir aussi Meurtre (du père). Partage; 12, 13, 15, 17,21,25,29,30, 45,47,50,52, 55, 56, 58, 59, 61, 63, 74, 80, 86, 97, 99, 111, 119-121, 127-130, 135, 142, 147, 155, 158, 159, 161, 168, 178, 181, 210, 226, 242, 248, 255, 260, 308, 314, 318, 322, 323, 329, 332, 336, 337, 342, 343, 345, 346, 349, 352, 355, 360, 362-364, 367, 368, 370, 3n-379, 381, 383, 386, 387, 393, 397, 403, 405, 408, 410, 415, 417, 424, 434, 445, 450, 455, 462-464, 474-476, 487, 488, 496, 498, 501, 516, 526, 557, 559, 563-565, 569, 573, 577, 579. Parturition ; 10. Patate douce: 40, 54, 80, 336, 476. Pater: 132, 166, 219, 370, 532, 534. Paternité: 31, 64, 81, 82, 86, 92, 197, 233, 236, 241, 341, 466, 469, 487, 553, 569, 571. Patria Potestas : 166, 240. Patrilatéral: 67, 69, 145, 189,216,222, 228,405,408,411,521,539. Pauvreté: 562, 565. Paysan: 23, 24, 35,100,107, 110, 194, 220,242,355,486,513,514,519. Peau: 74, n, 82, 163,251,262,266, 275, 297, 312, 319, 321, 322, 328, 479, 480, 489. Pêche: 97, 98,107,108,125,134,200, 246,526,527. Péché: 13, 302, 330, 333, 346, 351355, 357-361, 380, 383,416,509. Pénis: 75, 82, 163, 248, 256, 258, 262, 263, 271, 274, 333, 335, 346, 348, 379, 382, 395, 464, 480, 508, 522, 527. Père: 9, 11-13, 15, 16, 19, 20,22-24, 39, 42, 45, 51, 54, 56, 60-74, 77, 78, 81-84, 86, 89-93, 96, 101, 102, 104107, 110, 111, 116, 118-123, 126, 127, 130-133, 136, 142, 145, 147, 149, 152-156, 158-160, 162, 164169, 171, 173-175, In-180, 183-
n®EX DES CONCEPTS
185, 189-194, 196, 199, 201-203, 205-208, 210-212, 214-220, 222229, 234, 236, 239, 240, 242-245, 247, 248, 251, 253, 255-257, 260263, 266, 268, 270-286, 288-290, 293, 295-298, 300, 301, 306, 308310, 312f 313, 315-321, 326, 327, 330, 332-334, 337, 340, 342, 343, 346, 351, 354, 360, 363-374, 376379, 381-388, 390-392, 396, 400, 402, 404-413, 415, 417, 420, 422430, 437, 438, 441, 443-446, 448, 454, 456, 461, 463, 471, 481-483, 487-489, 492, 493, 495, 500, 503508, 512, 513, 518-522, 525, 531, 532, 534-536, 539, 543, 544, 547, 548, 550, 552, 553, 564, 566, 567, 571, 572, 578, 579, 584, 585. Permissivité (sexuelle) : 118, 490-494, 506. Personne (notion de) : 14, 130, 131, 147, 241, 244, 245, 286, 295, 318, 327-330, 332, 336, 340-342, 346, 437, 438, 543, 571, 572, 575, 582. Personne morale: 107, 128, 134, 135. Pharaon : 128, 363, 406, 407, 414, 415,493. Philosophie: 17, 24, 35, 155, 185, 187, 218, 297, 383, 390, 404, 414, 415, 443, 457, 576, 579. Piété (filiale) : 517,518. Plaisanterie (parenté à) : 67. Politico-jural domain (Meyer Fortes) : 130, 131. Politico-religieux (rapports) : 82, 94, 96, 98, 131, 132, 268, 269, 339, 432, 505, 516, 517, 525, 529, 552. Polyandrie: 169, 170,384,403; (adelphique) : 170, 384. Polygamie: 57, 72, 90, 169, 170,283, 384, 398, 405, 437, 445, 449, 485, 490, 552, 553, 562, 563. Polygynie (sororale) : 408. Polymorphisme: 481,490,506. Polyvalence: 344. Population: 12,21, 33,38,42,49, 55, 59, 62, 79, 86, 110, 115, 152, 162, 170, 171, 194, 199, 200, 220, 269, 300, 301, 316, 317, 355, 362, 395, 404, 406, 409, 410, 414, 415, 419, 450, 451, 453, 488, 514, 517, 525, 526, 532, 536, 551, 555, 556, 558562, 565, 586, 588. Porc: 71, 149, 150, 162,320-322,335, 336, 402, 557. Porteuse (mère) : voir Mère (porteuse).
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Post-modernisme: 18. Potlatch: 108, 148, 151,448. Pouvoir: 15,28, 31,48, 53-56, 75-77, 87, 89, 94-96, 99, 109, 121, 131, 151, 154, 157, 163, 201, 236, 240, 243, 245, 246, 256, 258, 264, 265, 267, 268, 276-278, 288, 291, 292, 294, 296, 297, 301, 305, 308, 309, 312, 314, 318, 321, 328, 330, 337, 338, 339, 335, 357, 361-363, 366, 367, 391399, 404, 406-408, 410, 415, 421, 424, 429, 441, 448, 449, 461, 483, 488, 490, 493, 513, 517, 526, 527, 528, 537, 551, 552, 555, 562,568,581. Prajapati : 157. Précieux (objets) : 269,283,320. Pré-conjugale (relation) : 13, 169, 274, 358, 362, 500, 564. Préférentiel (mariage) : 64, 228, 441, 443. Preneur (vs Donneur) : 95, 104, 145, 146, 152-156, 159-161, 174, 187193, 202, 263, 320, 321, 347, 394, 410, 442, 444, 445, 449, 505, 535, 544, 570-572, 575, 582. Prescriptif (mariage) : 26, 64, 90, 207, 228, 443, 546. . Primates: 435, 437, 462-470, 473, 474, 476-482, 485, 491, 495, 496, 498, 499, 507, 508, 581, 588. Primauté (du symbolique/de l'imaginaire) : 382, 383. Primogéniture: 107. Prisonnier1ère : 125, 159. Prix (du fiancé) : 95, 159, 391,439 ; (de la fiancée) : 391, 559. Proche (parent) : 64, 99, 197,247,353, 386,404,430,446,494,531. Procréation médicalement assistée : voir Insémination artificielle. Production: 40, 50, 90, 93, 97-99, 165, 200, 201, 215, 261, 305, 336, 339, 344, 374, 397, 430, 447, 454, 498, 502,507,527,529,558 (mode de -) : 32, 35, 198, 200, 541; (moyens de -) : 98, 113, 130, 150, 308 ; (rapports de -) : 26; (unité de -) : 11, 72, 97, 98, 130, 165. Prohibitions (matrimoniales) : 358, 405. Prométhée: 496, 497. Promiscuité (primitive) : 24,471. Prophète: 553. Propriété: 23,25,40, 90, 96, 97, 104, 105, 107-109, 112, 129, 134, 166,
668
MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
210, 267, 327, 340, 341, 369, 372, 397,403,489,513,561,569. Protestantes (sectes) : 57, 295, 558. Proto-langages: 158. Proximité (géographique) : 91, 195, 205,207,283,312,521, 539; (- généalogique) : 12, 91, 195, 175, 205, 207, 215, 295, 296, 417, 521, 539, voir aussi Parents proches. Psychanalyse: 85, 243, 377, 390, 426430, 533, 578, 579. Puîné: 508. Puissance (maritale) : 13 ; (- paternelle) : 13, 15, 166, 167, 564. Punition: 67, 125, 239, 242, 328, 364, 366-368, 380, 381, 420, 482, 496, 497, 508, 509, 558. Purrunpur:52, 72,153,155,262,263, 383,408,509, 514. Python: 46.
R Radja : voir Roi. Raëliens (secte de) : 575. Ramage: 19, 115,541. Rapports (de production) : 26; (- politico-religieux) : 82, 94, 96, 98, 131, 132, 268, 269, 339, 432, 505, 516, 517,525,529,552. Réciprocité: 70, 71, 80, 91, 95, 140, 145-147, 149, 160, 165, 167, 186, 187, 189, 206, 234, 242, 263. Réciproque (terme de parenté) : 66,183, 185, 205, 219, 318-320, 331, 336, 347, 356, 378, 379, 401, 432, 435439, 444, 457, 458, 462, 464, 468, 475, 495, 502, 518, 557, 559, 573, 574. Réconciliation: 464, 465, 476. Redistribution: 96, 97, 99, 104, 131, 148, 149, 151, 162, 210, 242, 277, 278, 286, 296, 320-322, 340. Réduction (vs extension) : 126, 127. Référence (termes de) : 91, 20l. Régime (Ancien) : voir Ancien Régime; (- d'alliance) : 232. Règle: 20, 42, 46, 57, 64, 67-70, 81, 83, 90-94, 113, 122, 124, 125, 132, 140-143, 147, 149, 154, 156, 171, 173, 174, 176-178, 184, 191-194, 197, 198, 202, 207, 208, 222, 224226, 228-230, 232, 233, 261, 283, 316, 318, 326, 331, 358, 369, 370, 373, 375, 400, 408, 422, 434-437,
440-442, 445, 449, 455, 478, 472, 47~49~ 49~ 50~ 50~ 50~ 515, 518, 520-522, 531, 533, 538, 544, 545, 546, 550, 551, 572. Réification: 383, 384. Réincarnation: 66, 79, 119, 247, 249, 252, 271, 272, 276, 279-282, 289291, 301, 302, 333. Relations (de parenté) : 20, 29, 91, 135, 180, 201, 210-212, 224, 225, 233, 320, 366, 518, 530, 539, 548. Religion: 28, 35, 41, 56, 58, 91, 142, 164, 173, 230, 241, 289, 291, 292, 301, 302, 330, 333, 345, 346, 351, 352, 358, 361, 363, 364, 383, 410, 411, 414, 415, 417, 419, 420, 422427, 447, 449, 459, 493, 500, 502, 529, 531, 545, 552, 553, 555, 556, 574. Renchaînement d'alliances: 131, 146, 174, 189, 191, 192, 229, 230, 531, 538, 539, 544. Répression (sexuelle) : 24, 349, 426, 428,430, sn. Reproduction (sexuelle) : 29, 31, 75, 117, 122, 123, 127, 128, 152, 192, 210, 232, 236, 253, 286, 308, 341, 360, 363, 388, 442, 465, 470, 473, 480, 481, 483, 491, 499, 500, 506, 508, 527, 537, 564, 581 ; (- sociale) : 31,32,49,52,54, 75, 76, 82, 87, 94, 96-99, 116, 117, 128-130, 132, 135, 144, 161, 193, 223, 225, 267, 272, 278, 286, 308, 338-342, 344, 345, 348, 353, 374, 376, 381, 387, 408, 419, 432, 449, 455, 465, 467, 474, 476, 477, 484, 488-490, 498, 499, 512-515, 523, 525-528, 538, 551, 556; (nouvelles technologies de -) : 9, 76, 569-576, 579. Résidence (ambilocale) : 169; (- avunculolocale) : 169; (- bilocale alternée) : 169; (- duolocale) : 168, 169; (- matrilocale) : 142, 168, 169,439 ; (- natolocale) : 169; (néolocale) : 169; (- patrilocale); 169, 182, 191, 280, 281; (- patrivirilocale) : 169, 288; (règle ou norme de -) : 169; (uxorilocale) : 169, 104, 125, 133, 142, 552; (- virilocale) : 71, 104, 169,133,270,283,297,552. Respect: 17, 40, 42, 52, 60, 152, 158, 239, 242, 310, 318, 342, 350, 358, 370, 393, 408, 417, 444, 450, 519, 569. Ressemblance (des enfants avec les pa-
INDEX DES CONCEPTS
cents) : 119,248,251,256,274,275, 293, 326, 402. Résurrection: 353. Rêve: 262, 389, 429-431, 526, 587; (Temps du) : 47, 61, 177, 180, 181, 187, 361, 521, 526, 529. Révolution (française) : 12,359. Richesses: 35, 64, 69, 70, 86, 95-98, 102, 104, 108, 112, 131, 133, 142, 145, 148, 149, 151, 155, 157, 158, 160-162, 164, 190, 278, 415, 447, 448, 488, 498, 559, 561, 569. Rites : 109, 116, 121, 143, 156, 159, 182, 206, 210, 246, 285, 286, 294, 301, 302, 308, 309, 331, 338, 349, 359, 363, 394, 408, 410, 412, 425, 509, 513, 517-519, 523-529, 538, 552, 560, 588; (- de fertilité) : 58, 131, 182, 277, 283, 292, 297, 309, 523; (- funéraires) : 131, 154, 281, 312,318, 320, 433; (- d'initiation) : 40, 45-45, 51, 55, 76, 90, 181, 182, 264, 266, 286, 331, 335, 524 ; (- de multiplication des espèces) : 122, 181, 523,526,527. Rivalité : 46, 70, 125, 151, 153, 379, 382, 383, 400, 421-423, 464, 465, 475,491,492. Roi : 119, 287, 355, 363, 385, 408, 410, 412, 413, 415, 424, 506, 518, 552. Rôle: 15, 30-32, 34,44, 72, 74, 84, 85, 98, 118, 122, 124, 129-131, 142, 177, 182, 212, 216, 239, 240, 246, 255, 260, 268, 271, 272, 278, 279, 281, 286-288, 293-299, 312, 313, 317, 326, 332, 333, 334-337, 342, 350, 369, 398, 414, 424, 427, 436, 438, 439, 457, 465, 470, 476, 479, 484, 487, 490, 498, 511, 524, 527, 530, 539, 540, 548, 552, 583, 586. Royaume : 130, 131, 291, 295-297, 301, 316, 338, 363, 514, 515, 579, 582. Rual: 369, 370, 372, 374, 376.
s Sacrement (baptême, confirmation, mariage) : 12, 170, 172, 220, 301, 351356,358,380,416,417,552,580. Sacrificateur: 313, 314, 408. Sacrifice : (brahmanique) : 156, 159, 513; (auto-du chefPaici): 313,314; (- aux ancêtres et aux dieux) ; 120,
669
136, 156, 159, 312, 412, 498, 518, 519; (- de l'animal totémique chez Freud) : 422, 424; (- du Christ) : 353 ; (de la sexualité) : 296, 505, 506. Salaire: 558, 560, 565, 569. Salut: 58,352-354,380,416. Sang (liens de) : 29; (menstruel) : 46, 47, 51, 71, 75, 84, 119, 154-156, 245, 258, 263, 266-268, 270, 271, 274, 279, 280, 289, 293, 294, 297, 306, 312, 318, 325, 331, 335, 337, 338, 342, 350, 365. Sapho: 582. Sassanides : 409. Satan: 46, 57, 559. Sati: 561. Secte: 57, 79, 98, 99, 295, 409, 555, 558, 562, 575. Section (systèmes à) : 94,122, 126, 147, 176-183, 185-187, 203-205, 226, 231, 362, 366, 438, 441, 519-526, 532, 533, 537, 538, 544, 546, 550. Segmentaire : 132. Segmentation: 104. Sélection naturelle: 241,470,474. Semi-complexes (structures de parenté) : 68, 175, 191, 232, 424, 442, 544, 545,546. Service (échange de) :11, 70, 71, 95, 98, 99, 111, 145-147, 159, 167, 168, 189-191, 193,206,394,447,514. Sexes (différence entre les) : 14, 32, 50, 87, 97, 133,183, 195,215,293, 308, 329, 341, 342, 364, 389, 397, 436, 439, 455, 471, 486, 488, 489, 497499, 508-513, 524, 528-530, 578586 ; (domination d'un sexe) : 25, 4951, 73, 78, 93, 131, 141, 218, 265, 329, 337, 340, 341, 348, 364, 365, 398, 439-441, 469, 490, 505, 528, 529, 563 ; (séparation des -) : 78, 79, 165 ; (troisième sexe) : 247, 253. Sexualité (asociale) : 481, 490; (- des primates) : 462-471, 479-482, 485, 581; (- humaine) : 352, 360, 419, 428, 478, 480-482, 490, 508 ; (- généralisée) : 481; (- polymorphe) : 481; (- polyttope) : 481; (- cérébralisée) : 481, 490. Sexualité-désir: 75, 158,405,413,417, 428, 430, 481, 482, 486, 490, 491, 500. Sexualité-reproduction : 29, 31, 75, 117, 122, 123, 127, 128, 152, 192, 210, 232, 236, 253, 286, 308, 341, 360, 363, 388, 442, 465, 470, 473,
670
MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
480, 481, 483, 491, 499, 500, 506, 508,527,537, 564, 581 ; (- sociale) : 31,32,49,52,54,75,76,82,87,94, 96-99, 116, 117, 128-130, 132, 135, 144, 161, 193, 223, 225, 267, 272, 278, 286, 308, 338-342, 344, 345, 348, 353, 374, 376, 381, 387, 408, 419, 432, 449, 455, 465, 467, 474, 476, 477, 484, 488-490, 498, 499, 512-515, 523, 525-528, 538, 551, 556. Shudra: 514. SUa: 248, 251-253, 255, 326,339. Sigirigem : 326. Snokatchestvo: 384. Socialis2t:ion : 90, 130, 147, 169, 236, 482,508. Société (vs Communauté) : 9-17,20-36, 39, 43-50, 52, 54-56, 58-60, 66, 69, 70, 74-77, 82-87, 91-100, 102, 104112, 114-137, 139-144, 146-154, 159-169, 171-173, 175, 176, 178, 180-185, 187, 188, 190-207, 210213, 215, 218, 220-223, 225, 227, 230, 233-236, 239-246, 249, 253256, 258, 261, 267-269, 272, 273, 275, 278-283, 286-288, 291-295, 301, 303, 305, 308, 310, 312, 316, 325-327,330-345,347353,356-364, 366, 368, 369, 374-376, 378, 381387, 389-392, 395-408, 410-415, 419-422, 425-428, 432-459, 461471, 473, 474, 476-478, 482-499, 501, 502, 505-509, 511-531, 533539, 541, 546-553, 555-559, 561569, 571, 572, 574-578, 580-586, 588. Société sans classes ni castes: 55, 82, 516, 517, 529. Société à visite nocturne: 118. Sociobiologie : 241,454,467,487. Sodomie: 346, 348, 358, 379, 483, 582. Sœur: 12, 16, 19, 20, 22, 24, 26, 36, 37, 42, 49, 51-53, 56, 60, 62-72, 77, 79-81, 83, 90, 91, 94, 95, 102, 104, 110, 111, 113, 116, 118, 120, 122, 124-126, 128, 130, 131, 133, 140, 141, 145-148, 152, 159, 160, 165, 167, 168, 172-175, 178, 179, 183, 184, 186-194, 199, 202-208, 210212, 214-216, 218-229, 234, 236, 242, 246, 247, 255, 260-263, 265, 270, 274, 276-278, 285, 296, 297, 301, 308, 309, 312, 313, 319, 327, 335, 338,340, 343, 353-355, 357368, 370, 371, 376-388, 390-395,
397-417, 423, 429, 437-440, 444446, 450, 451, 457, 458, 468, 469, 472, 473, 477, 481-484, 487488, 492, 493, 495, 500, 503-507, 512, 413, 516, 518, 521, 525, 531-539, 544, 547, 549, 550, 557, 558, 567, 568, 574, 584; (demi -) : 16, 365, 404-406, 412, 445, 495, 403; (échange de -) : 24, 49, 65, 66, 6870, 79, 83, 102, 133, 141, 145, 148, 152, 160, 184, 186, 187, 191-193, 202, 215, 220, 221, 225, 227, 228, 263, 313, 362, 387, 390, 440, 446, 505, 533, 538, 539, 544, 549, 558. Soleil: 43, 44, 46, 47, 52, 61, 71, 7377, 79, 82-85, 91, 92, 119, 177, 181, 182, 206, 256-258, 261, 262, 264, 265, 267, 268, 275, 297, 326, 333, 339, 360, 407, 408, 496, 508, 523, 524,529. Solidarité (clanique, familiale, Iignagère) : 17, 97, 132, 135, 161, 239, 284, 375, 442, 446, 484, 515, 516, 555. Sororat: voir Polygynie (sororale). Souffle: 119-121, 127, 128, 248, 251253, 255, 256, 261, 281, 282, 284, 285, 289, 298, 301, 302, 305, 312, 325, 326, 327, 329, 332, 334, 338, 339, 341, 342, 346, 362, 411, 415, 443,534. Souillure : 51, 52, 78, 154, 158, 263, 302, 345, 351, 352, 358, 361, 365, 367,372,380,383,416. Spandarmat: 411,412. Sperme: 10,31,41,47,52,60,63,66, 68, 73-75, 78, 82-84, 92, 118, 119, 121, 127-129, 163, 196, 245, 246, 248, 251, 255, 256, 258, 260, 261, 263, 265-268, 271-275, 279-281, 284, 285-286, 2S8, 289, 293, 294, 297, 298, 306, 306, 312, 318, 325327, 331, 333-339, 341, 342, 345347, 350, 360, 362, 371-373, 378, 379, 381-383, 386, 387, 395, 396, 400-404, 445, 483, 487, 492, 495, 504, 508, 527, 570-572, 575, 580, 582, 586, 587. Spirituelle (parenté) : 172, 253, 351353, 356, 357, 376, 381. Statut: 10, 12, 27, 34, 42-44, 50, 51, 53-56,60, 71, 74, 98, 105, 106, 113, 116, 118, 123-126, 131, 132, 134, 144-146, 151, 153-155, 160, 161, 163, 164, 167, 171, 172, 189, 195, 216, 234, 236, 241, 242, 247, 273,
671
INDEX DES CONCEPTS
276, 296, 297, 300, 309, 310, 313, 317, 364, 369, 380, 385, 386, 402, 406-408, 410, 412, 442, 443, 488, 498, 499, 509, 512-514, 516, 529, 534, 540, 558, 561, 565-567, 569, 575,581. Stérilité: 125, 131, 147, 196,297, 349, 353, 366, 398, 491, 560, 570, 575, 578,583. Stratégie (matrimoniale) : 91, 92, 96, 150, 158, 175, 176,376,405,412. Structurale (analyse) : 25, 183, 244. Structuralisme: 27, 189. StructUres (de parenté) : 332, 432-442, 524, 525, 544; (- complexes) : 22, 69, 86, 175, 194-196,229,230,433, 442, 514, 522, 545, 546; (- élémentaires) 26, 68, 69, 86, 174, 176, 188, 189, 191, 229, 230, 232, 432, 442, 543, 544, 545, 546; (semi-complexes) 68, 175, 191,232,424,442, 544, 545, 546. Subincision (du pénis) : 522, 527. Subjectivation : 585. Subordination (d'une caste à l'autre) : 156, 158, 300, 514, 516, 561; (d'un sexe à l'autre) : 25, 49-51, 73, 78,93,131,141,218,265,329,337, 340, 341, 348, 364, 365, 398, 439441,469,490,505,528,529,563. Subsistance (moyens de) : 80, 90, 97, 98, 397, 507. Substances: 41, 82, 87, 120, 129, 163, 226, 245, 263, 266, 268, 271, 281, 282, 284, 294, 296-299, 305, 308, 312, 315, 325-327, 329, 331-339, 342, 346, 346, 362, 367-369, 371, 373, 377-379, 382, 386-388, 396, 399, 401, 402, 457, 462, 494, 495, 506, 523, 527, 572, 587. Voir aussi Excréments; Lait; Sang; Sang menstruel; Sperme. Substitut: 65, 148, 162, 163,243,262, 424,484. Succession : 95, 105, 107, 161, 283, 314. Sujet : 57, 129, 134, 166, 269, 296, 300, 301, 365, 384, 407, 436, 450, 517,519. Super-classes terminologiques : 183185. Superstructure: 35, 539. Surdétermination: 116, 227, 268, 334. Surnaturels (agents) : 60, 128, 163, 253, 255, 261, 279, 285, 326. Surrogate (mother) : 573.
Suvasova : 368. Symboliques (pratiques) : 76, 87, 163, 314, 316, 320, 337, 338, 349, 424, 425,588; (primat du) : 25, 141,382, 384, 428-431, 435-441, 454-456, 461, 469, 481. Symétrigueslasymétriques (échange) voir Echange. Symétriques/asymétriques (rapports) 215,527. Système de parenté (- asymétrique) : 190, 226, 230, 535-537, 540, 543, 544; (- à classe d'âge) : 72, 73, 370, 419; (- classificatoire) : 20, 64-66, 186, 187; (- complexes) 22, 69, 86, 175, 194-196, 229, 230, 433, 442, 514, 522, 545, 546; (- descriptif) : 20,211,224,225,548 ; (- élémentaires) : 26, 68,69, 86, 174, 176, 188, 189, 191, 229, 230, 232, 432, 442, 543, 544, 545, 546; (- semi-complexes) : 68, 175, 191,232,424,442, 544, 545, 546; (- prescriptif) : 190, 535, 540, 543, 544, 546 ; (- symétrique) : 190, 218, 226, 235, 535. Système social: 359, 513.
T Taro: 40, 80, 285, 292, 294, 336. Temple: 415, 518. Termes d'adresse : 66, 91, 122, 126, 180, 185,201,313. Termes de référence: 91,201. Terminologie de parenté : 201, 211, 212; (- classificatoire) : 20, 64-66, 90,92,125,126,145,148,174,178180, 184, 186, 187, 190, 203-211, 226, 362, 370, 446, 484, 488, 522, 523, 525, 543, 550, 568 ; (- descriptive) : 20, 211, 224, 225, 548. Catégories : (bifurcate collateral) : 213, 214,308, 530-534, 542, 550; (bifurcate merging) : 213, 214, 216, 227, 232, 534, 538, 551; (lineal) : 213, 214, 216, 542; (generational) : 213, 214,216,542. Types : (- australienne, bifurcate merging) : 63, 126, 148, 175, 176, 180188, 198, 199, 202-205, 207, 210, 212, 213, 216, 218-222, 225-227, 230-232, 375, 390, 438, 441, 484, 519-527, 532, 533, 536, 538, 540, 543, 544, 546, 550 ; (- crow-omaha, bifurcate merging) : 20, 141, 174,
672 175, 212, 232, 543,
MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
183, 187, 191, 198, 199, 202, 213, 216-218, 220-222, 230, 433, 441, 536, 537, 539, 540, 544, 546, 547; (- dravidienne, bifurcate merging) : 21, 25, 63, 66, 84, 89, 94, 159, 165, 175, 176, 181, 184, 190, 198, 199, 202, 205, 207, 210, 212, 213, 216, 217, 220-235, 366, 375, 390, 415, 438, 446, 514, 515, 523-525, 531-544, 546, 550, 551 ; (- eskimo, linea/) ; 21, 34, 65, 82, 174, 175, 198-200, 202, 210, 212-214, 216, 219-221, 223, 226, 230, 231, 233, 532, 533, 536, 537, 541-543,545,546,548, 551; (- hawaïenne, generational) : 21, 22, 34, 175, 191, 198, 199, 202, 203, 210, 212-214, 216-218, 220, 221, 229, 231, 233, 309, 536, 537, 540, 542, 545, 547, 548, 550 ; (- iroquoise, hifurcate merging) : 19,20,22,23,31, 60, 63, 64, 66, 67, 83-86, 89, 91, 104, 114, 175, 181, 191, 198, 199, 202, 205, 210, 213, 214, 216, 217, 220, 221, 226-232, 260, 531, 534540,541-547,550; (- ngawbé, bifurcate merging) : 537-539, 544 ; (- punaluenne) : 21; (- soudanaise, bifurcate collateral) : 34, 84, 89, 198, 199, 202, 213, 214, 216, 217, 219221, 231, 233, 532-534, 536-538, 540, 542, 543, 545, 550, 551 ; (- turanienne) : 21; (- yafar, bifurcate merging) : 230, 537-539, 544. Terre (propriété de) : 25, 28, 33, 44, 48, 50,52,58-60,62,63, 70, 75, 80,90, 95-98, 100, 102-106, 109, 112, 113, 116, 119, 121, 127, 129-132, 134136, 142, 144, 150, 155, 161, 162, 163, 166, 169, 171, 177, 180, 181, 195, 230, 244, 257, 258, 262, 267, 270-272, 276, 277, 280, 281, 283286, 288, 296, 297, 300, 301, 309, 310, 312, 314-316, 322, 323, 330, 335-337, 339-341, 345, 346, 348, 352, 361, 363, 395, 397, 399, 407, 410, 443, 488, 489, 498, 502, 508, 513, 516, 540, 547. Terre mère: 288, 412. Territoire: 38,40, 44-50, 52, 55, 57-60, 76, 80, 87, 90, 97, 99, 107, 108, 132, 134, 136, 137, 148, 149, 166, 177, 182, 183, 200, 210, 287, 289, 295, 313, 337, 463, 464, 474, 475, 489, 498, 501, 502, 507, 516, 521, 523, 526, 547, 558.
Tétradique (théorie) : 549; (contre-, équations) : 550. Théologien: 301, 302.329, 352, 376379,390. Tombes: 296, 302, 348. Totalité (sociocosmique) : 374. Totem: 104, 270, 312, 422, 424, 426, 427, 526. Voir aussi Freud. Totémisme: 422, 430. Transexuel : 576. Transformation (des systèmes de parenté) : 10, 14, 15, 24, 77, 89, 94, 117, 135, 161, 194, 195, 199, 201, 219, 227, 230, 235, 299, 300, 359, 391, 392, 435, 474, 477, 531-538, 540-546, 551, 556-558, 563, 564, 573, 575, 577. Transition (d'un système à un autre) : 198, 204, 230, 231. Transmission: 11, 14n 34, 43, 53-56, 59,61,74,90,92,96,100,102,105109, 112, 113, 116, 120, 121, 128130, 135, 136, 161, 166, 167, 195, 223, 235, 245, 248, 249, 255, 260, 282, 284, 285, 288, 295-297, 300302, 306, 312, 316, 318, 330, 337, 340, 341, 349, 352, 354, 357, 361, 364, 367, 374, 412, 414, 416, 446, 447, 458, 476, 487-489, 498, 502, 507, 513, 521, 527, 531, 534, 563, 565, 570-572, 582. Travail (division sexuelle du) : 50, 97, 172, 397, 398, 442, 478, 489, 495, 499, 501; (division sociale du) : 76, 98, 99, 399, 386, 488, 514. Tribales (sociétés) : 23-25, 132, 134, 153,486. Tribu: 19,20,36,37,39,41-50,52-54, 56, 57, 64, 69, 70, 76, 77, 81, 84,90, 108, 122, 132, 148, 158, 176, 180, 182, 190, 210, 265, 266, 268, 319, 321, 328, 333, 408, 416, 438, 520, 523,526,527,557,562,563. Tsika: 69. Tsimia : 45, 52, 53, 77, 257, 265, 266. Tsimiyaya : 45. Tu'; Tonga: 131, 295-301, 315, 316,
322,323,338,410,517. Tu'; Tonga Fafine ; 131,296,338,410,
517.
u Ultimogéniture : 96, 508, 513, voir aussi Dernier-né; Puîné; (opposé à primogéniture) : 107.
673
INDEX DES CONCEPTS
Unilinéaire (descendance): 86, 102-105, 113, 128, 129, 133, 218, 220, 260, 357,364,443. Union (libre) : 11, 167, 170, 195, 359, 391, 394, 398, 444, 512, 567, 569 ; (- sexuelle) : 253, 254, 257, 268, 270, 281, 288, 301, 329, 350, 354, 355, 357, 363, 387, 390, 398, 486, 492. Usages (du sexe) : 351, 358, 366, 386, 390,417,419,446,454,461,494. Utérin: 101, 185, 226, 248, 284, 306, 312,313, 353, 367,404,412,495. Utérus ; 74, 256, 271, 280, 284, 293, 297, 407, 455, 509, 576. Uxorilocal: 104, 125, 133, 142, 169.
v Vagin: 75, 149, 151, 263, 264, 271, 289, 294, 335, 346, 366, 371-374, 396,527. Vais'hya : 514. Valeurs: 12, 17, 19,23,29,46,49,82, 85,93, 123, 126, 146, 154, 158, 159, 166, 240, 301, 437, 440, 451, 482, 483. Varna: 514. Vent: 297, 396. Ventriloque (sexe comme machine -) : 325,341-343,508. Vérité: 30, 349, 459, 382, 413, 432, 456,571. VeuUveuve:72, 74, 136, 148, 170,172, 196, 353, 380, 398, 489, 552, 584. Veuvage: 211. Victime (sacrificielle) : 313,314,528. Vieillesse: 69, 154, 270, 294, 322, 513. Vierge: 145, 152, 153, 155, 156, 159,
172, 265, 268, 274, 323, 330, 337, 347,409, 561. Ville/campagne: 48, 78, 79, 195, 205, 416,498, 556, 557, 561. Viol : 348, 366, 568. Violences: 52, 263,267,310,569,586. Virginité: 152, 155. VlSites : 168, 243, 393, 400; (société à - nocturnes) : : 118. Vocabulaire (de parenté) : 91, 104, 116, 210, 543. Voir aussi Terminologies de parenté. Voie (La Voie, Le Dao): 582. Voisinage! 194, 355, 399.
w Wandjinia: 47, 262. Wang! 519, 528.
x Xwêtôdas: 407,409-413,493.
y Yisavaa : 61, 90. Yiveumbwayé : voir Initiation (stades d'- chez les Baruya). Yahvé: 509.
z Zeus: 496, 497. Zoophilie! 345, 358, 390, 437.
INDEX DES
socIÉTÉS
ABRÉVIATIONS
Af Afrique AmN Amérique du Nord AmS Amérique du Sud Aus
Australie
Eur
Europe Nouvelle-Bretagne
NBr
NG
Nouvelle-Guinée
A Aborigènes (Aus) : 30, 94, 170, 176, 180-182, 186, 187, 205, 210, 272, 273,279,484, 519, 523-525,257. Aguaruna (AmS) : 198, 610. Algonquins (AmN) : 246, 609. Aluridja (Aus) : 176, 204, 210, 220, 521,523,614. Andjé (NG) : 43,44,46-48,60, 61, 615. Ankavé (NG) : 84, 615. Anuta (Polynésie) : 144,616. Apache (AmN): 229, 609. Apinayé (AmS) : 114,610. AIanda(Aus):178,179,204,521,524, 525, 544, 614. AIapesh (NG) : 170, 399, 458, 615. Ashanti (At) : 104, 114, 129, 130, 168, 169, 364-369, 390, 398, 611. Ashuar, Shuar (AmS) : 237, 327, 610. Ata Tana'ai (Indonésie) : 142,613. Athapascan (AmN) : 223, 223, 609. Awa-Tairora (NG) : 46, 615. Azande (At) : 327, 350, 483, 584, 611.
B Baining (NBr) : 121, 615. Barnoun (At) : 611. Baoulé (At) : 383, 384.
Bardi (Aus) : 176,614. Barok (NG) : 136,615. Baruya (NG) : 33-100, 102, 114, 119, 129, 132, 145, 147, 159, 160, 169, 171, 175, 176, 187, 189, 193, 195, 196, 198, 210-212, 228, 245, 255, 256-258, 260-268, 275, 279, 294, 301, 326, 331, 333, 335, 337, 339, 346, 348, 360, 361, 376, 396, 397, 419, 440, 448, 483-485, 489, 505, 508, 582, 583, 615. Batak (Indonésie) : 613. Bédouins (Cyrénaique et Arabie saoudite) : 102, 132, 533, 611. Bernba (At) : 611. Birnin-kuskusrnin (NG) : 615. Bulakia (NG) : 46- 48, 615. Burushaski (Inde) : 612. Bushmen (At) : 168,501, 611.
c Canela (AmS) : 326, 334, 610. Cashinahua (Pano) (AmS) : 326, 327, 334,382,610. Cherokee (AmN) : 543,609. Choctaw (AmN) : 547, 609. Chukchee (Sibérie) : 170. Cree (AmN) : 547, 609.
676
MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
Crow (AmN) : 20, 141, 174, 175, 187, 191, 198, 199, 202, 212, 213, 216218, 220, 221, 230, 232, 433, 441, 536, 537, 539, 540, 543, 544, 546, 551,609.
D Dakota (AmN) : 230, 609. Daribi (NG) : 152, 162,328,329,615. Dan (At) : 611. Dobu (NG) : 169, 615. Duna (NG) : 171, 172, 615.
E
Eskimo (voir Inuit) (AmN) : 21, 34,65, 82, 174, 175, 198-200, 202, 212-214, 216, 219, 220, 221, 226, 230, 231, 233, 246, 247, 533, 536, 537, 540-543, 545, 548,55l. Eyak (AmN) : 222, 536,609.
210, 223, 532, 546,
1 Iban (Indonésie) : 113, 144, 541, 545, 613. Ifé (royaume d') (At) : 611. Des Bellona (Polynésie) : 245, 616. Iles Cook (Polynésie) : 144,616. Imerina (Madagascar) : 106, 114, 611. Inca (AmS) : 128, 171,363,414. Inuit (AmN) : 93, 169, 175, 197, 199, 200, 246, 247, 249, 251-255, 261, 279,325,326,339,545,609. Iqwayé (NG) : 346, 347, 348, 615. Iroquois (AmN) : 19,20,22,23,31,60, 63, 64, 66, 67, 83, 84, 86, 89, 91, 104, 114, 175, 181, 191, 198, 199, 202, 205, 210, 213, 214, 216, 217, 220, 221, 226-232, 260, 531, 534540,542,544-547,550,609.
J Jati (Inde) : 514. Jinpaw (Birmanie) : 535, 536, 544. Jivaro (AmS) : 327, 337. Juang (Inde) : 102, 104, 114, 612.
F Fanti (At) : 217, 540, 611. Fox (AmN) : 183,609.
G Ganipo (Chine) : 613. Garia (NG) : 113, 175,541,615. Garo (lnde) : 104, 612. Gouro (Af) : 97, 611. Guaicuru (Mbaya) (NG) : 124. Guayaki (AmS): 170,610.
H Hawai (Polynésie) : 21,22, 24, 89, 175, 191, 198, 19~ 202,203,210,212214, 216- 218, 220, 221, 229, 231, 233, 295, 536, 537, 540, 542, 543, 545, 547, 548, 551, 616. Herrero (Af) : 105, 114, 611. Ho (Inde) : 612. Hopi (AmN) : 104, 114, 169, 171, 543,609. Hull (NG) : 38, 615.
K Kachin (Birmanie) : 102,189, 190, 192, 449,505,535,540,544,613. Kaguru (AI) : 26, 611. Kako (At) : 131, 305, 306, 308, 309, 335, 340, 611. Kanack (Nouvelle-Calédonie) : 310, 312,314- 316, 322, 333,335,616. Kandoshi (AmS) : 229, 610. Kariera (Aus) : 122, 176, 178-180,190, 222, 520-522, 525, 537, 544, 614. Kasua (NG) : 335, 348, 483, 615. Kavalan (Taiwan) : 258, 613. Kenazé (NG) : 46, 615. Kharta (Népal) : 291, 612. Khasi (Inde) : 104, 114,612. Khumbo (Népal) : 287, 288-292, 294, 333-335, 395, 612. Kikuyu (Af) : 486, 611. Kiowa (AmN) : 229, 609. Kondaiyam Konai Maravar (Inde) 105, 114,223,612. Kukakuka (NG) : 37, 39, 47. Kuma (NG) : 537, 538. Kung (Bushmen) (Af) : 168, 611.
677
INDEX DF.5 SOCIÉTÉS
Kurdes (Irak) : 102. Kwakiud (AmN) : 106, 107, 109, 148, 192,448,609.
L
Lamet (Asie) : 613. Lisu (Chine) : 613. Lovedu (Af) : 128, 363, 611.
M Mae-enga (NG) : 615. Maenge (NBr) : 104, 238, 283-286, 301, 326, 333, 615. Makhuwa (AI) : 142, SOS, 611. Mandak (Nelle Irlande) : 136, 236, 331, 334, 335, 615. Maori (Polynésie) : 106, 114,616. Mbaya-Guaicuru (AmS) : 124. Mekeo (NG) : 55, 193, 316-322, 331, 335,336,615. Mendi (NG) : 38, 149, 151,615. Minangkabau (Malaisie) : 165, 613. Mnong Gar (Vietnam) : 104, 536, 540, 613. Mohave (AmN) : 576, 609. Moso (Chine) : 221, 403, 613. Mossi (Af) : 282, 611. Munda (Inde) : 94, 104, 612. Mundugumor (NG) : 105, 114, 615. Mumgin (Yolngu) (Aus) : 188, 527, 544,614.
N Na (Chine) : 92, 104, 118, 168, 169, 214, 332, 350, 362, 363, 382, 387, 391, 392, 395-400, 403, 404, 444, 445, 469, 477, 486, 487, 490, 491, 494, 500, 504, 506, 613. Nagovisi (ÎÏe) (Bougainville) : 104, 114, 142,439, 615. Nandi (Af) : 584, 611. Nanjilnattu Vellabar (Inde) : 224, 612. Nasupo (Chine) : 535, 540, 543, 544, 613. Navaho (AmN): 609. Nayar (Inde) : 92, 104, 332, 350, 363, 392, 444, 469, 477, 486, 487, 490, 491, 504, 612. Negeri Sambilan (Malaisie) : 142.
Ngaatjatjarra (Aus) : 181, 205-209, 521,523,524. Ngawbe (AmS) : 175, 229, 537-539, 544,610. Nuba (Af) : 576, 611. Nuee (Af) : 102, 114, 132, 162, 164, 196, 350, 361, 369, 370-374, 376, 383, 398, 584, 611. Nzema (Af) : 279, 280-282, 285, 327, 333,611.
o Ojibwa (AmN) : 175, 223, 609. Omaha (AmN) : 20, 131, 174, 187, 191, 193, 198, 199, 202, 213, 216-222, 230, 232, 282, 306, 308, 433, 441, 535-537, 540,543,544,546,551,609. Omie (NG) : 105, 114, 615. Orokolo (NG) : 105, 114, 615.
175, 212, 305, 539,
p Pachtoun (Afghanistan! Pakistan) : 612. Paici (Nouvelle-Calédonie) : 83, 309313, 333, 616. Paiela (NG) : 615. Pano (AmS) : 122, 537, 538. Penan (Indonésie) : 106, 114, 613. Pende (Af) : 104, 611. Pintupi (Aus) : 181, 524, 614. Pitjantjatjarra (Aus) : 205. Pramalai Kallar (Inde) : 176, 223, 612. PuI Elya (Sri Lanka) : 25, 26, 29, 341, 612. Purum. (Inde) : 26, 102, 168, 190, 193, 223,613.
R Rangaroa (Polynésie) : 144, 616. Redknife (AmN) : 609. Rhades (Vietnam) : 95, 104, 142, 169, 391, 392, 438, 439, 469, 613. Roti (Indonésie) : 26, 613. Rukuba (Af) : 486, 611.
678
MÉTAMORPHOSES DE LA PARENTÉ
s Samo (Af) : 191, 192, 193, 335, 397, 543,611. Samoa (Polynésie) : 106, 131, 169,297, 301, 559, 616. Santal (Asie) : 612. Seneca (AmN) : 19,20,609. Senoufo (Af) : 169, 611. Shoshone (AmN) : 170. Shuar (AmS) : 237, 327, 610. Sioux (AmN) : 157, 159, 160, 609. Siriono (A mS) : 183,610.
T Tahiti (Polynésie) : 295, 616. Tallensi (Af) : 102, 114, 130, 169, 369, 376, 443, 611. Tamoul (Sri Lanka! Ile de la Réunion) : 169,612. Tanebar-Evav (Indonésie) : 191, 192, 613. Tapatché (NG) : 43, 615. Telefolmin (NG) : 292, 293, 295, 327, 335,338,557,558,615. Tetum (Timor) : 95, 104, 142, 169, 391, 438, 487, 613. Tiv (Af) : 152, 563, 611. Tonga (Polynésie) ; 96, 106, 128, 131, 295-301, 309, 314, 315, 336, 338, 410,540,559,616. Toola (Asie) : 384, 613. Touareg (Af) : 171, 611. Trobriand (NG) : 55, 104, 114, 118120, 128-130, 163, 169, 171, 245, 269-283, 285, 291, 326, 331, 333335, 361, 368, 376, 382, 390-392, 396, 402, 428, 486, 500, 615. Tswana (Af) : 611.
Tuamotu (Polynésie) : 144,616. Tupi-Kawahib (AmS) : 384, 610. Tupinamba (AmS) : 102, 610. Turc (Turquie) : 48, 114. Txicao (AmS) : 125, 126, 610.
u Umeda (NG) : 229, 615. Usarumpia (NG) : 46,49, 615.
v Vezo (Madagascar) 611.
145, 160, 439,
w Waffa (NG) : 36, 615. Walbiri (Aus) : 181, 187,614. Wantekia (NG) : 46,48, 49, 56, 615. Watchakés (NG) : 36, 37, 615. Western Panare (AmS) : 537,610. Wikmunkan (Aus) : 26, 614. Wiru (NG) : 149, 152, 163, 329, 615. Wolof (Af) : 169, 611.
y Yafar (NG) : 175, 198, 229, 230, 537539, 544, 615. Yako (Af) : 105, 114, 115, 340, 611. Yap (Océanie) : 28, 29, 616. Yi (Lolo) (Chine) : 535, 613. Yolgnu (Murngin) (Aus) : 544, 614. Yoruba (Af) : 611. Yoyué (NG) : 43, 44, 50, 615. Yuwarrounatché (NG) : 41, 46, 615.
TABLE
IN1'RODucnON. • • . . • . . . . . . . . . . . . • • . . . . . . . . . . . . . . • . • . . . • . . . • . . . C~ez les Baruya de Nouvelle-Guinée ou la parente sur le terram......... ............................ CHAPITRE n. - Les composantes de la parenté .................. CHAPITRE m. - Filiation, descendance (première composante) .... CHAPITRE IV. - :Vaillance et la résidence (deuxième et troisième composantes) ............................................ CHAPITRE v. - Les terminologies de parenté (quatrième composante) ................................................... CHAP~ yr. - Les fonctions de la parenté et le champ de la parentalite. ............. ................... ................... CHAPITRE vu. De la conception des humains ordinaires (cinquième composante 1) .... ............................ CHAPITRE VIn. De la conception des humains extraordinaires (cinquième composante 2) .. .. .. .. .. .. .. .. .. . . . . . .. .. . .... CHAPITRE IX. - Le corps sexué. Machine ventriloque de l'ordre ou du désordre qui règne dans la société et dans le cosmos . . . .. CHAPITRE x. - De l'inceste et de quelques autres mauvais usages du sexe (sixième composante). ............................ CHAPITRE XI. - Sur les origines et les fondements de la prohibition de l'inceste. Freud et Lévi-Strauss ......................... CHAPITRE xn. - Propositions pour un autre scénario ............ CHAP~ ~m. - Du passé, on ne peut faire table rase. Un bilan theorlque ............................................... CONCLUSION. - Quel avenir pour quelles parentés? .............
9
CHAPITRE P~R. -
USTE DES SyMBOLES............................................ GLOSSAIRE. . . • • • • • • • • • • • . • . • • • • • • • • • • . • • . . • . • . • . . • . • • • . . • • . • ••
CARTES •••••.•••••.••.•••••••.••••..••••••.•••.••••••••••••.• BmUOGRAPIilE .••••••.•..•••••..•••••.•••..••••••..•••.....•..
INDEX DES NOMS •••••..•••••.•..•.••....•.•.•••...•...•••..... INDEX DES CONCEP'TS • . . . . . • • • • • . • . • • . . . . . • • • . . . . • . • . . . . . • • • • • •• INDEX DES sOCIÉTÉS • • • . . . • • • . . . . . • . • • • • . • • . . . . . . . • • . • • • . . . . . • ..
33 89 101 139 197 239 251 305 325 345 419 461 511 555 589 591 607 617 645 651 675
Composition et mise en pages réalisées par É'rlANNE COMPosmON à Montrouge
Impression réalisée sur CAMERON par BRODARD ET TAUPIN La Flèche
pour le compte des Éditions Fayard en décembre 2004
Imprimé en France Dépôt légal: décembre 2004 N° d'édition: 54630 - N° d'impression : 27335 ISBN: 2-213-61490-3 35-10-1690-02/3