CAHIERS DE RECHERCHES DE L’INSTITUT DE PAPYROLOGIE ET D’ÉGYPTOLOGIE DE LILLE
CRIPEL 28 (2009-2010)
OUVRAGE PUBLIÉ AVEC LE CONCOURS DU CONSEIL SCIENTIFIQUE DE L’UNIVERSITÉ DE LILLE 3 ET DE L’INSTITUT ERASME
ÉGYPTE - SOUDAN UNIVERSITÉ CHARLES-DE-GAULLE — LILLE 3
Éditeur de la revue : Didier Devauchelle Institut de Papyrologie et d’Égyptologie de Lille Université Charles-de-Gaulle – Lille 3 B.P. 60149 F-59653 Villeneuve d’Ascq Cedex Ordre de commande à adresser au : CeGes – Centre de Gestion de l’Édition scientifique Bâtiment Extension – 3e étage Université Charles-de-Gaulle – Lille 3 B.P. 60149 – F-59653 Villeneuve d’Ascq Cedex Tél. 00(0)03.20.41.64.67 – Fax. 00(0)03.20.41.61.91 e-mail :
[email protected] © Université Charles-de-Gaulle – Lille 3, 2009 ISSN 0153-5021 ISBN 978-2-9525870-4-4 Livre imprimé en France
SOMMAIRE Didier Devauchelle Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 0 Juan Carlos Moreno García Préface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 0 Juan Carlos Moreno García Introduction. Élites et états tributaires : le cas de l’Égypte pharaonique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 0 Stephen Quirke Provincialising elites: defining regions as social relations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 0 Pascal Vernus Comment l’élite se donne à voir dans le programme décoratif de ses chapelles funéraires. Stratégie d’épure, stratégie d’appogiature et le frémissement du littéraire . . . . . . . . . . . . . . . . 0 John Baines Modelling the integration of elite and other social groups in Old Kingdom Egypt . . . . . . . . . 0 Miroslav Bárta Filling the chambers, rising the status: Sixth Dynasty context for the decline of the Old Kingdom . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 0 Rémi Legros La disparition d’une élite ? Les cultes privés de la nécropole royale de Pépy Ier à Saqqâra . . . 0 Ludwig D. Morenz Power and Status. Ankhtifi the hero, founder of a new residence? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 0 Nadine Moeller The influence of royal power on ancient Egyptian settlements from an archaeological perspective . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 0 Laurent Coulon Célébrer l’élite, louer Pharaon : éloquence et cérémonial de cour au Nouvel Empire . . . . . . 0 Nigel Strudwick Use and re-use of tombs in the Theban necropolis : patterns and explanations . . . . . . . . . . . . 0 Sally Katary Distinguishing subclasses in New Kingdom society on evidence of the Wilbour Papyrus . . . . . 0 Juan Carlos Moreno García Les jHwtjw et leur rôle socio-économique du IIIe au Ier millénaire avant J.-C. . . . . . . . . . . . . . . 0 Damien Agut-Labordère Darius législateur et les sages de l’Égypte : un addendum au Livre des Ordonnances . . . . . . . 0 Gilles Gorre Les élites sacerdotales d’Hermopolis et le pouvoir gréco-macédonien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 0
À la mémoire de Detlef Franke (1952-2007)
Préface
Les 7 et 8 juillet 2006 s’est tenu à l’Université Charles-de-Gaulle, Lille 3 le colloque « Élites et pouvoir en Égypte ancienne », dont les textes sont rassemblés dans ce volume. L’objectif consistait à analyser le rôle des élites dans l’organisation de l’État pharaonique, les modalités de leur intégration dans les appareils de l’administration, leurs stratégies de pouvoir et, enfin, les manifestations idéologiques visant à exprimer leur position dominante, leur pouvoir et leur identité. Bien que le concept d’élite soit toujours difficile à définir, les obstacles sont encore plus contraignants quand les analyses portent sur les sociétés anciennes, en raison de la rareté des sources et de leur distribution chronologique et géographique rarement uniforme. En outre, des secteurs entiers des élites pharaoniques demeurent dans l’ombre, soit parce qu’ils utilisaient rarement l’écriture ou les objets de luxe (statues, stèles, sarcophages décorés, tombes monumentales) permettant de les détecter aisément dans le registre archéologique, soit parce que leur influence s’exerçait principalement en dehors des circuits de pouvoir contrôlés par le palais et ses agents (qui ont produit la plupart de la documentation jusqu’au milieu du Ier millénaire avant notre ère), soit, enfin, parce que leurs valeurs, objectifs et stratégies se heurtaient à ceux de la culture et des groupes dominants. Les élites rurales et provinciales, les populations tribales installées en Égypte ou les perdants des luttes internes (Héracléopolitains à la fin de la Première Période Intermédiaire, Hyksos à la fin de la Deuxième Période Intermédiaire, etc.) sont exemplaires à cet égard. Par conséquent, j’estime préférable de ne pas proposer une définition des « élites pharaoniques » qui risquerait d’être trop limitée, voire floue. En revanche, l’emploi du terme « élites » au lieu d’« élite » souligne déjà la diversité et l’interaction de groupes divers dont les formes de pouvoir – qui les distinguaient de la masse de la population – se manifestaient dans les aspects social, politique, économique, militaire, culturel, idéologique et territorial, mais rarement dans tous à la fois, ce qui ouvrait la porte à des conflits d’intérêt, à des alliances, à des rajustements tant à l’intérieur d’un groupe qu’entre groupes et, enfin, à une redéfinition de leurs valeurs et de leur identité. La richesse des approches présentes dans ce volume illustre ces problématiques. Et la réussite du colloque est due à tous les participants qui en ont fait un espace ouvert à la réflexion et à la discussion . Cf. à ce propos les remarques perspicaces de J. Haldon, « Introduction : Elites old and new in the Byzantine and Early Islamic Near East », dans J. Haldon, L. I. Conrad (éd.), Elites Old and New in the Byzantine and Early Islamic Near East (The Byzantine and Early Islamic Near East, 6), Princeton, 2004, p. 1-11.
Finalement, ce numéro de la revue CRIPEL est dédié à la mémoire de notre collègue Detlef Franke, prématurément décédé et dont les travaux ont contribué de manière décisive au progrès de l’histoire sociale de l’Égypte ancienne. Juan Carlos Moreno García
Élites et pouvoir en Égypte ancienne Actes du colloque Université Charles-de-Gaulle – Lille 3 7 et 8 juillet 2006
Introduction. Élites et états tributaires : le cas de l’Égypte pharaonique Juan Carlos Moreno García1
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1. Les élites et les États tributaires : les fondements théoriques d’un problème historique Introduction L’étude de la formation de l’État – « archaïque » ou moderne – est au cœur des problématiques historiographiques actuelles. Cet intérêt est particulièrement vif chez les médiévistes, les historiens de l’Antiquité et les sociologues et il a stimulé les débats visant à définir les caractéristiques des États nés en Europe après la fin de l’Empire romain occidental, à comprendre les différences qui les distinguent des États tributaires anciens ou médiévaux – « asiatiques » surtout – et, enfin, à connaître les circonstances qui ont abouti à la naissance de l’État moderne en Europe. D’un point de vue plus général, ces démarches intellectuelles cherchent à expliquer pourquoi le capitalisme et l’industrialisation sont nés en Europe et non dans d’autres régions du . CNRS (UMR 8164). . Cf., par exemple, J.-Ph. Genet, « La genèse de l’État moderne. Les enjeux d’un programme de recherche », Actes de la Recherche en Sciences Sociales 118, 1997, p. 3-18, ainsi que la série « Les origines de l’État moderne en Europe, s. XIIIXVIII », dirigée par W. Blockmans et J.-Ph. Genet.
monde qui réunissaient, a priori, les conditions nécessaires pour suivre une voie similaire, comme l’Inde ou la Chine. Toujours dans cette perspective, certains auteurs se sont demandés si la nature même de ces débats n’est pas viciée dès le début par l’idée toujours persistante d’une certaine primauté européenne, qui serait à rejeter. Une telle considération de la singularité de l’Europe . L’article de base est celui de Ch. Wickham, « The uniqueness of the East », Journal of Peasant Studies 12, 1985, p. 166-196, ainsi que ses réflexions dans « Memories of underdevelopment: What has Marxism done for medieval history, and what can it still do ? », dans Ch. Wickham (éd.), Marxist History-Writing for the Twenty-First Century, Oxford, 2007, p. 32– 48, surtout p. 43-48. Cf. aussi H. Mukhia (éd.), The Feudalism Debate, New Delhi, 2000 ; J. Haldon, The State and the Tributary Mode of Production, Londres, 1993 ; K. N. Chaudhuri, Asia before Europe. Economy and Civilisation of the Indian Ocean from the Rise of Islam to 1750, Cambridge, 1990 ; J. P. Powelson, Centuries of Economic Endeavor. Parallel Paths in Japan and Europe and Their Contrast with the Third World, Ann Arbor, 1994 ; D. S. Landes, The Wealth and Poverty of Nations, New York, 1998 ; K. Pomeranz, The Great Divergence. China, Europe, and the Making of the Modern World Economy, Princeton, 2000 ; C. A. Bayly, The Birth of the Modern World 1780-1914, Oxford, 2004, chapitres 1, 2 et 7 ; R. B. Marks, The Origin of the Modern World : Fate and Fortune in the Rise of the West, Lanham, 2007. . J. Goody, The East in the West, Cambridge, 1996 ; Idem, The Theft of History, Cambridge, 2006. Cf. aussi P. F. Bang, The Roman Bazaar. A Comparative Study of Trade and Markets in a Tributary Empire, Cambridge, 2008 ; W. Scheidel (éd.), Rome and Chine. Comparative Perspectives on Ancient World Empires, Oxford, 2009.
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a poussé les chercheurs à s’interroger sur sa trajectoire historique : est-elle unique ou susceptible d’être reproduite dans d’autres régions du globe ? À quel moment l’évolution de l’Europe occidentale s’est-elle séparée de celle des états tributaires qui continuèrent à exister aux Balkans (l’Empire byzantin), au Proche-Orient et en Asie ? Quelles sont les racines qui expliqueraient l’apparition du capitalisme en Europe comme un phénomène inéluctable et qui marquerait le sommet du « progrès » et de la modernité, voire « la fin de l’histoire » ? En définitive, ces débats prolongent une ligne de réflexion historique ouverte au xixe siècle quand le capitalisme alors triomphant essayait d’expliquer, dans une perspective évolutionniste, linéaire et euro-centriste, sa supériorité sur le reste de la planète ainsi que les particularités qui avaient fait de l’Europe, puis de « l’Occident », le pouvoir dominant et le modèle à imiter dans les domaines de l’économie, de la politique, de la culture et de l’organisation sociale. L’Antiquité classique n’échappa pas à ce climat intellectuel, comme le prouvent les discussions entre « modernistes » et « primitivistes » à propos de l’économie ancienne. Cependant, l’intérêt actuel porté à l’origine de l’État moderne s’explique aussi par le dynamisme économique d’autres régions du globe – notamment en Asie –, l’effondrement des empires coloniaux, la crise du welfare state, les . J. Andreau, « L’économie antique. Présentation », Annales.HSS 50, 1995, p. 947-960 ; W. Scheidel, S. von Reden (éd.), The Ancient Economy, Edinbourg, 2002 ; H. Bruhns, « L’histoire économique de l’Antiquité a-t-elle besoin de la théorie économique ? Interrogations à partir de l’œuvre de M. I. Rostovtzeff », Mediterraneo antico 6/2, 2003, p. 571-595 ; Idem, « Mikhail I. Rostovtzeff et Max Weber : une rencontre manquée de l’histoire avec l’économie », Anabases 2, 2005, p. 79-99 ; J. G. Manning, I. Morris (éd.), The Ancient Economy. Evidence and Models, Stanford, 2005 ; A. Bresson, « Au-delà du primitivisme et du modernisme : Max Weber ou John Nash ? », dans Économies et sociétés en Grèce classique et hellénistique (Pallas, 74), Toulouse, 2007, p. 17-30. Cf. aussi P. F. Bang, M. Ikeguchi, H. G. Ziche (éd.), Ancient Economies, Modern Methodologies : Archaeology, Comparative History, Models and Institutions (Pragmateiai, 12), Bari, 2006.
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problèmes de l’intégration européenne ou le déclin du modèle américain. Ces phénomènes nouveaux expliquent que, face à la conscience de la perte graduelle d’influence de « l’Occident », sa trajectoire historique n’est plus considérée comme exceptionnelle, inévitable ou insurpassable, mais plutôt comme un exemple parmi d’autres du cycle d’essor et de déclin des puissances si cher à l’historiographie traditionnelle. La reconnaissance du rôle plus modeste de l’Europe dans un monde multipolaire, de la fin de la « centralité » de l’Occident, vont de pair avec une revalorisation du passé et des valeurs culturelles des régions qui sont actuellement en pleine croissance économique. Pourtant, cette revalorisation suit de près, de manière paradoxale, les argumentations et la vision linéaire de l’histoire utilisées jadis pour justifier la position de l’Europe : dans cette perspective, la Chine ou l’Inde n’auraient pas été des pays arriérés mais plutôt installés dans la voie du développement déjà bien avant le xixe siècle, grâce au volume de leurs échanges extérieurs, à la vigueur de leur production artisanale ou à la densité de leurs réseaux commerciaux, de telle sorte que leur écart par rapport à l’Europe, à la veille de la révolution industrielle, aurait été moins profond qu’admis. Qui plus est, le creusement des différences avec les pays industrialisés et l’interruption de cette voie autochtone au développement serait la conséquence de la domination coloniale, ce qui expliquerait, toujours selon ce point de vue, le besoin de chercher les racines de la modernité indienne ou chinoise dans le passé récent de ces régions et non dans une volonté d’imitation des valeurs et des modèles occidentaux. Enfin, face au rôle joué par l’idéologie protestante dans l’essor du capitalisme, le confucianisme aurait fourni les bases de la cohésion sociale et des valeurs qui ont stimulé la réussite économique actuelle de certains états asiatiques. Dans tous ces cas, la question de l’État tributaire est au cœur des problématiques historiogra-
phiques, soit pour expliquer pourquoi le devenir de l’Europe constitue une anomalie historique depuis sa séparation précoce de ce modèle d’État, entre les Ve-VIIe siècles de notre ère, soit pour enraciner les transformations contemporaines de la Chine et de l’Inde dans une trajectoire historique autochtone qui ne devrait que très peu à l’imitation des pays étrangers. Ce n’est pas un hasard si de nombreux chercheurs se sont lancés depuis peu de temps à comparer l’Empire romain occidental avec d’autres états tributaires afin d’analyser leurs similitudes mais aussi les particularités qui ont fait de l’Europe du haut Moyen Âge une anomalie par rapport au modèle tributaire en vigueur jusqu’alors dans le bassin méditerranéen et en Asie. L’anthropologie et l’archéologie proposent un autre scénario où s’affrontent des modèles différents concernant l’origine de l’État. Ces disciplines ont souvent analysé le devenir historique des sociétés anciennes selon une perspective évolutionniste, marquée par le passage successif à travers plusieurs étapes, chacune plus « développée » ou « complexe » que la précédente (tribu, chiefdom ou chefferie, État, empire). Pourtant . Cf. les réflexions stimulantes de P. F. Bang, « Romans and Mughals. Economic integration in a tributary empire », dans L. de Blois, J. Rich (éd.), The Transformation of Economic Life under the Roman Empire, Amsterdam, 2002, p. 19-21 ; Idem, « Trade and Empire – In search of organizing concepts for the Roman Economy », Past & Present 195, 2007, p. 3-54. Cf. aussi P. F. Bang (éd.), Tributary Empires in History: Comparative Perspectives from Antiquity to the Late Medieval (The Medieval History Journal, 6/2), New Delhi, 2003, p. 169-326. Cf. aussi les projets de recherche dirigés par W. Scheidel « The Stanford Ancient Chinese and Mediterranean Empires Comparative History Project » et « Explaining Empire : Models for Ancient History », ainsi que ses publications : W. Scheidel (éd.), Rome and China : Comparative Perspectives on Ancient World Empires, Oxford, 2009 ; Idem (éd.), State Power and Social Control in Ancient China and Rome (en préparation) ; I. Morris, W. Scheidel (éd.), The Dynamics of Ancient Empires : State Power from Assyria to Byzantium, Oxford, 2009 ; P. Bang, W. Scheidel (éd.), The Oxford Handbook of the Ancient State : Near East and Mediterranean, (en préparation). Cf. aussi P. F. Bang, The Roman Bazaar. A Comparative Study of Trade and Markets in a Tributary Empire, Cambridge, 2008.
les recherches archéologiques sont de plus en plus critiques face à une telle interprétation linéaire de l’histoire, une réticence qui touche aussi à l’imprécision de l’emploi des notions de chiefdom ou d’État, appliquées à des formes d’organisation sociale trop diverses pour être vraiment opératoires et sans que les limites entre les deux soient précisées avec clarté. En outre, le poids accordé aux considérations purement théoriques, tout comme la primauté attribuée à certains éléments censés être les plus caractéristiques des États archaïques (mais pris isolement, sans considérer leur contexte social et tirés de sociétés trop diverses dans le temps et dans l’espace), ont favorisé la construction de typologies rigidement linéaires, sans que le passage d’une étape à la suivante soit expliqué de manière satisfaisante. D’autre part, un contresens habituel dans ce genre d’interprétations consiste à évoquer, en tant que précédents typiques des états « archaïques », soit des sociétés « primitives » actuelles soit des sociétés ayant bloqué, précisément, leur transformation en états. Enfin, la recherche des « premiers moteurs » ayant mené à l’apparition de l’État (guerre, croissance démographique, contraintes environnementales, création de circuits d’échange de biens de luxe, organisation de l’irrigation ou d’activités productives complexes) fait souvent figure de deus ex machina, privilégié au prix de négliger l’étude tant des conditions précises d’organisation et de distribution du pouvoir dans les premières organisations politiques connues que les processus de formation et de reproduction de l’autorité qui y avaient lieu. Les recherches récentes révèlent justement l’absence de voies unilinéaires mais plutôt l’existence d’un éventail de possibilités d’organisation sociale complexe, dont l’État . N. Yoffee, Myths of the Archaic State. Evolution of the Earliest Cities, States, and Civilizations, Cambridge, 2005 ; Idem, « Too many chiefs ? (or, Safe texts for the ’90s) », dans N. Yoffee, A. Sherratt (éd.), Archaeological Theory: who sets the agenda ?, Cambridge, 1993, p. 60-78.
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n’était qu’une parmi d’autres : des exemples d’urbanisme, de réseaux vastes d’irrigation, de circuits d’échanges régionaux, de villes fortifiées, de villages et de groupes sociaux organisés selon des bases autonomes, en marge de l’intervention des pouvoirs centralisés, deviennent de plus en plus évidents dans le registre archéologique et mettent en question le rôle central attribué à l’État en tant que seul organisme capable d’organiser ces activités. En fait, seule l’étude comparative effectuée à partir de l’analyse attentive de nombreux exemples historiques, fondée sur une solide documentation, peut porter des fruits prometteurs pour la compréhension des formes d’organisation des sociétés antiques. Le rôle des élites est crucial dans ces discussions historiographiques puisqu’il touche à la fois à la structure de l’État et aux fondements mêmes de sa reproduction. Par ailleurs les élites, surtout anciennes, constituent les secteurs de la société pour lesquels la documentation est plus abon-
dante, souvent unique. La constatation banale de l’apparition et de la fin des états au cours de l’histoire, de la succession de périodes de renforcement et d’affaiblissement des pouvoirs centraux avec, en guise de corollaire, leur désagrégation régionale, voire l’apparition occasionnelle de structures « féodales », ont amené les chercheurs à s’interroger sur le rôle joué par les élites dans ces processus, sur leur organisation et leurs bases de pouvoir, sur les moyens mis en œuvre par les états afin de se reconstituer après les épisodes de crise10. D’autre part, le terme « élites » recouvre des réalités sociales fort diverses où il faut bien tenir compte de leur stratification interne, de leur degré différencié d’accès aux centres de pouvoir politique, de leurs transformations au cours du temps, de leurs intérêts parfois divergents, de leur implantation inégale sur le territoire, de leurs sources fort différenciées de richesse (où l’État jouait souvent un rôle fondamental mais pas nécessairement déterminant)11 ou, enfin, de
. R. M. Ehrenreich, C. L. Crumley, J. E. Levy (ed.), Heterarchy and the Analysis of Complex Societies, Arlington, 1995 ; Ch. Nicolle, F. Braemer, « Le Levant Sud au Bronze ancien : pour une définition des systèmes socio-économiques non intégrés », Studies in the History and Archaeology of Jordan 8, 2002, p. 197-204 ; Sh. Kohring, S. Wynne-Jones (éd.), Socialising Complexity. Structure, Interaction and Power in Archaeological Discourse, Oxford, 2007. Cf. aussi le dossier publié dans le Journal of Mediterranean Archaeology 16/1 (juin 2003), ainsi que les contributions de Ch. Nicolle et de F. Braemer dans J. Guilaine (éd.), Le Chalcolithique et la construction des inégalités. Tome II: Proche et Moyen-Orient, Amérique, Afrique, Paris, 2007. Cf. aussi J. A. Goldstone, J. Haldon, « Ancient states, empires, and exploitation : problems and perspectives », dans I. Morris, W. Scheidel (éd.), The Dynamics of Ancient Empires, p. 21-22. . Cf. les notes 5 et 7 ci-dessus ainsi que D. L. Nichols, Th. H. Charlton (éd.), The Archaeology of City-States. CrossCultural Approaches, Washington, 1997 ; S. E. Alcock, T. N. D’Altroy, K. D. Morrison, C. M. Sinopoli (éd.), Empires. Perspectives from Archaeology and History, Cambridge, 2001 ; B. G. Trigger, Understanding Early Civilizations. A Comparative Study, Cambridge, 2003 ; D. C. North, J. J. Wallis, B. R. Weingast, Violence and Social Orders : A Conceptual Framework for Interpreting Recorded Human History, Cambridge, 2009. Cf. aussi l’étude désormais classique de S. N. Eisenstadt, The Political Systems of Empires : The Rise and Fall of Historical Bureaucratic Societies, New York, 1963.
10. Cf., par exemple, N. Yoffee, G. L. Cowgill (éd.), The Collapse of Ancient States and Civilizations, Tucson, 1988 ; G. M. Schwartz, J. J. Nichols (éd.), After Collapse. The Regeneration of Complex Societies, Tucson, 2006 ; H. Crawford (éd.), Regime Change in the Ancient Near East and Egypt. From Sargon of Agade to Saddam Hussein, Oxford, 2007 ; M. Heinz, M. H. Feldman (éd.), Representations of Political Power. Case Histories from times of change and Dissolving Order in the Ancient Near East, Winona Lake, 2007. 11. J. Andreau, « Remarques sur les intérêts patrimoniaux de l’élite romaine », Cahiers du Centre Gustave-Glotz 16, 2005, p. 57-77 ; Idem, « Intérêts et comportements patrimoniaux de l’élite romaine », Cahiers du Centre de Recherches Historiques 37, 2006, p. 157-171. Cf. aussi Z. H. Archibald, J. K. Davies, V. Gabrielsen, G. J. Oliver (éd.), Hellenistic Economies, Londres, 2001 ; D. J. Mattingly, J. Salmon (éd.), Economies beyond Agriculture in the Classical World, Londres, 2001 ; P. Cartledge, E. E. Cohen, L. Foxhall (éd.), Money, Labour and Land. Approaches to the Economies of Ancient Greece, Londres, 2002 ; J. Andreau, J. France, S. Pittia (éd.), Mentalités et choix économiques des Romains, Bordeaux, 2004 ; Z. H. Archibald, J. K. Davies, V. Gabrielsen (éd.), Making, Moving and Managing. The New World of Ancient Economies, 323-31 BC, Oxford, 2005 ; W. Scheidel (éd.), Rome and China : Comparative Perspectives on Ancient World Empires, Oxford, 2009 ; I. Morris, W. Scheidel (éd.), The Dynamics of Ancient Empires : State Power from Assyria to Byzantium, Oxford, 2009 ; P. F. Bang, The Roman Bazaar. A Comparative Study of Trade and Markets in a Tributary Empire,
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leur aptitude à coopter de nouveaux membres provenant d’autres secteurs sociaux. Les réseaux de pouvoir utilisés par les élites, tant formels (exercice de fonctions bureaucratiques, délégation de l’autorité royale, prééminence locale) qu’informels (clientélisme, mobilisation des pairs), assuraient l’exercice de leur autorité et la mise en œuvre de ressources diverses (politiques, économiques, sociales, culturelles, symboliques) dans le but de perpétuer leur position sociale dominante. Mais, en même temps, la circulation du pouvoir au sein de ces réseaux à niveau horizontal (alliances et concurrence avec les pairs, extension de l’autorité à d’autres régions) et vertical (importance des relations avec le palais royal, transmission du pouvoir à la génération suivante, délégation d’autorité aux subalternes) contribuait à la dynamique interne des élites et à leur recomposition. Le rôle de la couronne comme source fondamentale de légitimation et du pouvoir symbolique, comme arbitre entre factions, comme réorganisateur des cercles de pouvoir (promotion ou destitution de courtisans, élargissement ou rétrécissement du nombre de fonctionnaires, cooptation sélective de potentats, alliances matrimoniales avec des familles éminentes, distribution de largesses, etc.) et comme centre d’accumulation de richesses considérables (grâce aux taxes et aux impôts prélevés), lui assurait un rôle déterminant dans la constitution des élites. Ce qui n’exclut pas des ambiguïtés, puisque les factions nobiliaires étaient tant un soutien qu’une menace pour les intérêts du roi ; en fait, la stabilité du royaume dépendait en grande mesure de l’habilité du souverain pour les accommoder dans la structure de l’État sans trop réduire les ressources de la maison du roi. Les contraintes biologiques étaient aussi un élément capital dans la dynamique interne des élites, si l’on en juge les données disponibles Cambridge, 2008.
pour certaines sociétés antiques : une mortalité élevée plus la pratique de diviser le patrimoine familial entre tous les fils et filles (même si l’aîné recevait une partie plus grande) posaient des difficultés considérables pour assurer la transmission du pouvoir accumulé aux descendants au cours de plusieurs générations, voire pour la reproduction des grandes familles à long terme12. Par conséquent, la fierté envers le lignage, la célébration des ancêtres ou les listes généalogiques remontant à un passé lointain rendent une image trompeuse de stabilité et de continuité familiale, où les connotations idéologiques évidentes ne devraient pas faire oublier les contraintes posées par les facteurs biologiques. Le soutien de la couronne et de la famille élargie étaient vraisemblablement incontournables si l’on voulait préserver des positions de pouvoir de manière relativement durable. En définitive, le rôle des élites palatines et provinciales était fondamental dans le fonctionnement des États anciens, mais il convient de ne pas oublier qu’elles ne détenaient pas en exclusive le pouvoir avec le souverain. Les textes ou l’archéologie révèlent aussi l’existence d’autres acteurs investis d’une certaine autorité, que ce soit les « anciens », les dirigeants intermédiaires (chefs de village, administrateurs), les groupes pouvant échapper, selon les circonstances, aux prétentions au contrôle supérieur du souverain (ethnies marginales, habitants des zones d’accès difficile, populations itinérantes, brigands) ou des populations jouissant d’un certain degré 12. R. P. Saller, Patriarchy, Property and Death in the Roman Family, Cambridge, 1994 ; K. Hopkins, G. Burton, « Ambition and withdrawal: the senatorial aristocracy under the emperors », dans K. Hopkins, Death and Renewal (Sociological Studies in Roman History, 2), Cambridge, 1985, p. 120-199 ; W. Jongman, « A golden age. Death, money supply and social succession in the Roman Empire », dans E.Lo Cascio (éd.), Credito e moneta nel mondo romano (Pragmateiai, 8), Bari, 2003, p. 181-196.
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d’autonomie (pasteurs nomades, montagnards, villages autonomes)13. Pour conclure, je voudrais attirer l’attention sur une question capitale relative au marge de manœuvre de l’État face aux élites et qui concerne l’existence d’aristocraties, c’est-à-dire, de groupes sociaux capables de transmettre par héritage, en marge de l’État, des ressources propres suffisantes à assurer leur prééminence locale, voire étatique, que ce soient des propriétés foncières considérables ou des droits de perception de rentes sur des territoires divers. En fait, un élément fondamental pour la reproduction d’un État tributaire est sa capacité à bloquer l’apparition de « seigneurs de rente », des individus ayant le droit de s’approprier de manière privée des biens dus, en principe, à la couronne par les contribuables et de transmettre ce droit à leurs descendants. Il ne s’agit pas simplement de la possession privée de biens divers mais de l’existence de grands propriétaires. Là où l’aristocratie n’existait pas, l’accès aux fonctions de l’État et aux biens institutionnels (domaines accordés par la couronne, terres des temples, etc.), ainsi que les récompenses accordées par le souverain, constituaient la source fondamentale de revenu des élites. D’où l’intérêt de celles-ci à la continuité d’un État qui leur procurait les richesses, l’autorité et les symboles indispensables au maintien de leur pouvoir et de leur position sociale dominante, ce qui constituait un obstacle pour la consolidation de possibles tendances féodales à long terme. D’autre part, l’absence de pratiques telles que la transmission indivise du patrimoine à un seul héritier ou les dimensions relativement modestes des patrimoines privés empêchaient la 13. Cf. un exemple fascinant dans A. Otto, Alltag und Gesellschaft zur Spätbronzezeit. Eine Fallstudie aus Tell Bazi (Syrien)(Subartu, 19), Turnhout, 2006, une agglomération syrienne du Bronze Final où l’on constate l’absence de palais mais, en revanche, l’existence d’une assemblée de « frères » et d’une assemblée d’« anciens » pour la gestion des affaires communautaires.
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formation d’une aristocratie durable. Par conséquent, la recomposition des patrimoines à chaque génération jouait à faveur des intérêts de l’État (qui pouvait attribuer aux élites les biens nécessaires pour compléter les ressources obtenues par héritage en échange de services spécialisés), tout comme la pratique de conserver indivises les terres familiales héritées au sein du groupe des descendants, chacun desquels percevait uniquement une partie des revenus familiaux.
Les élites et les états tributaires : des approches renouvelées Plusieurs auteurs ont proposé récemment des interprétations sur le rôle des élites dans les états tributaires et archaïques. Fondées sur une analyse minutieuse de certains cas d’étude, elles ont encouragé les débats historiographiques ainsi que l’ouverture de nouvelles voies de recherche. Les contributions de Baines et Yoffee figurent sans doute parmi les plus stimulantes 14. Ces auteurs estiment que la notion de maintien de l’ordre était capitale dans les premières civilisations, de telle sorte que les activités les plus caractéristiques des états archaïques sont la définition des termes qui constituent l’ordre, sa négociation et son appropriation par les élites. L’ordre délimite une forme dominante de signification qui est fondamentale pour la socialisation des sujets de l’État. Quant à la légitimation, elle consiste à l’institutionnalisation de l’ordre, avec l’implication et la contribution du peuple à son existence. Dans les états où des inégalités profondes traversaient l’ensemble du corps social, le contrôle par 14. L’article de J. Baines, N. Yoffee, « Order, legitimacy, and wealth in ancient Egypt and Mesopotamia », dans G. M. Feinman, J. Marcus (éd.), Archaic States, Santa Fe, 1998, p. 199-260, donna lieu à une intéressante discussion publiée dans l’ouvrage collectif J. Richards, M. van Buren (éd.), Order, Legitimacy and Wealth in Ancient States, Cambridge, 2000. Cf. aussi N. Yoffee, Myths of the Archaic State. Evolution of the Earliest Cities, States, and Civilizations, Cambridge, 2005.
les élites de l’imaginaire symbolique inhérent à leur rang et à leur fonction et sa transmission à leurs successeurs (avec les actes qui préservent les inégalités sociales et avec la conscience de leur position et de leur mission dans la société) sont fondamentales pour la reproduction de l’ordre que ces élites dominent. Par ailleurs, celles-ci se distinguent du reste de la société par leur fortune, compte tenu qu’elles organisent et administrent la production et qu’elles contrôlent et distribuent les richesses à leur profit. Légitimation, ordre et richesse sont donc les piliers du pouvoir des élites dans les civilisations archaïques. La haute culture est née justement à la croisée de l’ordre, de la légitimation et de la richesse, avec les élites comme destinataire principal en raison de leur accès restreint à ses manifestations et à ses codes spécialisés, ce qui n’empêche que certaines valeurs puissent trouver un écho plus large dans d’autres secteurs de la société. Pour Haldon les états tributaires se caractérisent par leur autonomie d’action dans la mesure où ils représentent le point d’union entre des rôles et des pratiques spécialisées séparées des routines de la reproduction sociale et culturelle ordinaires.15 En outre, la stabilité des états prémodernes était fondée sur la relation entre, d’une part, le centre et ses appareils bureaucratiques et administratifs et, d’autre part, les autres pôles potentiels de pouvoir social, dans le but de contrôler l’appropriation et la distribution des ressources économiques et idéologiques16. 15. J. Haldon, « The Ottoman state and the question of state autonomy : comparative perspectives », dans H. Berktay, S. Faroqhi (éd.), New Approaches to State and Peasant in Ottoman History, Londres, 1992, p. 32. Pour une réflexion approfondie sur ces questions, cf. du même auteur The State and the Tributary Mode of Production, Londres, 1993 ; Idem, « El modo de producción tributario : concepto, alcance y explicación », Hispania LVIII/3, n° 200, 1998, p. 795-822 ; Idem, « La estructura de las relaciones de producción tributarias : estado y sociedad en Bizancio y el Islam primitivo », Hispania LVIII/3, n° 200, 1998, p. 841-879. 16. J. Haldon, « Pre-industrial states and the distribution of resources : the nature of the problem », dans A. Cameron
L’enjeu central est en définitive le pouvoir de l’État, c’est-à-dire, le degré de conservation du monopole de la force coercitive par le centre afin de contrôler directement les ressources nécessaires à sa reproduction et à celle de l’appareil administratif qui rend possible un tel contrôle. D’où la création d’une élite bureaucratique consciente de sa fonction dans l’État et dans la société, identifiée à un ensemble de récits symboliques et idéologiques, et qui recrute et forme son personnel dans le rôle institutionnel et dans les modèles de comportement pertinents pour le maintien et l’expansion de telles structures bureaucratiques. Un autre élément crucial dans la formation des états est le degré de consensus et de réciprocité sur lequel il a été édifié (entre ses demandes et ses structures, celles des élites et celles de la société en général). En effet, la seule force ne suffit pas à assurer la cohésion du système, d’où la nécessité de produire des relations de réciprocité, de consensus et d’interdépendance, de plus en plus complexes, avec d’autres secteurs de la société (tribaux, claniques, aristocratiques, mercantiles, etc.). Dans de nombreux cas bien attestés historiquement, le pouvoir se distribue en cercles concentriques autour d’un noyau politique, compte tenu que l’autonomie absolue de l’État et des élites de l’État est structurellement impossible. Les institutions étatiques et leur personnel « organique » peuvent jouir certes d’une certaine autonomie par rapport aux potentats locaux peu intégrés dans l’État. Mais cette autonomie est relative puisqu’elle ne défie pas les relations de production qui la rendent possible : les deux groupes dépendent d’un système particulier d’appropriation et de distribution de l’excédent, de telle sorte que l’élite de l’État ne peut pas agir à long terme en opposition aux intérêts de la majorité de la classe économique dominante dans la société. Des conflits nés de la (éd.), The Byzantine and Early Islamic Near East, III : States, Resources and Armies, Princeton, 1995, p. 1-25.
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distribution des ressources provoquent la désintégration ou la décentralisation de l’élite quand l’État sort perdant, mais ils favorisent le renforcement de l’autorité centrale et l’affaiblissement des groupes d’opposition quand l’État gagne17. Les analyses de Wickham sur les sociétés pré-capitalistes distinguent soigneusement les notions de rente et de taxe18. D’après lui, les états tributaires se caractérisent par l’existence d’une bureaucratie d’État qui travaille au service d’une institution publique et qui a le droit politique de prélever des impôts des paysans. Cependant son contrôle sur la paysannerie ne passe pas par la propriété de la terre. Ce type de relation peut coexister avec des relations fondées sur la rente, où un propriétaire foncier obtient, à titre privé, les revenus versés par ses tenanciers. Dans les états tributaires le premier type de contribution domine dans les relations existant entre, d’une part, l’État et, d’autre part, les propriétaires et les paysans. Si l’État prélève des taxes sur un territoire vaste alors que l’aristocratie est peu nombreuse et, en plus, possède de maigres sources de richesse propres, alors ses membres sont intéressés à la continuité d’un État qui leur procure l’essentiel de leurs revenus. Mais si elle réussit à accroître ses propriétés, comme dans le cas de l’Empire romain, l’État risque d’être considéré finalement comme un fardeau, puisqu’il ne lui offre pas assez d’avantages pour justifier la continuité de sa collaboration. Par conséquent, il serait inexact d’interpréter les cycles dynastiques comme une simple alternance de périodes d’essor puis de chute de gouvernements forts, mais plutôt comme une succession d’étapes 17. J. Haldon dans H. Berktay, S. Faroqhi (éd.), New Approaches to State and Peasant in Ottoman History, p. 79-82. 18. Ch. Wickham, « The other transition : from the ancient world to feudalism », Past and Present 113, 1984, p. 336 ; Idem, « The uniqueness of the East », Journal of Peasant Studies 12, 1985, p. 166-196. Cf. aussi les contributions de Wickham et Haldon publiées dans C. Estepa, D. Plácido (coord.), Transiciones en la antigüedad y feudalismo, Madrid, 1998.
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d’expansion et de rétrécissement de l’échelle du gouvernement centralisé. En général, il existait deux tendances vers le féodalisme : d’une part, la décentralisation et la privatisation de la perception des rentes dues à l’État et, d’autre part, l’indépendance prolongée dans le temps de la possession privée et civile de la terre. En revanche, l’État jouissait de quelques avantages : il pouvait jouer le rôle d’arbitre entre factions et conserver le contrôle sur, au moins, une partie des taxes, ce qui explique pourquoi, pendant les périodes de crise où l’État central se désagrégeait en plusieurs États régionaux, l’organisation étatique ne disparaissait pas et constituait une sorte de réserve pour la reconstruction future de l’État. L’élément critique pour la survivance de l’État était donc le contrôle des termes qui régulaient la relation entre les aristocrates et les paysans. Ce qui explique pourquoi la désagrégation de l’État ne menait pas nécessairement au féodalisme comme, par exemple, dans les cas où certains notables arrivaient à manipuler l’État tout en étant incapables de créer une base politique propre. Barceló a développé les analyses de Wickham relatives au contrôle des élites dans les états tributaires19. D’après lui, les périodes où apparaissent des seigneurs de rente, qui parviennent à s’approprier des ressources ou des taxes dues au fisc royal, sont éphémères à cause de la capacité de récupération de l’État tributaire, qui réussit tant à reconstruire la fiscalité centralisée après les périodes de crise qu’à intégrer les seigneurs de rente dans la bureaucratie étatique – ou à les éliminer. Dans les états tributaires la stratification sociale est forgée et organisée par l’État, puisque les fonctions bureaucratiques ou courtisanes permettent l’accès, inégal et contrôlé par l’État, aux ressources obtenues grâce à la fiscalité ; dans 19. M. Barceló, « ¿Es pot saber si les societats no-feudals podien evolucionar autònomament cap al capitalisme? », Manuscrits 4/5, 1987, p. 15-24.
ces conditions, le pouvoir et la richesse proviennent uniquement de l’État, qui réussit en plus à absorber les aristocrates et à les transformer en fonctionnaires. Quant aux paysans, ils étaient liés à l’État directement et à travers uniquement des taxes. La stabilité du système dépend donc de la création d’une fiscalité assez compacte pour bloquer la formation d’interstices où puissent se consolider des pouvoirs intermédiaires capables de privatiser des richesses provenant de la rente. Mais si les revenus fiscaux de l’État croissent plus lentement que le volume des richesses produites dans son territoire, ou bien si des secteurs sociaux réussissent à privatiser des rentes, alors l’échelle de la centralisation se réduit et les portes sont ouvertes à la fragmentation politique. Bang a relancé aussi la réflexion sur l’État tributaire à partir d’une démarche comparatiste centrée sur l’étude de l’empire Moghol : l’image traditionnellement admise d’un État puissant, avec une bureaucratie développée qui contrôlait étroitement le pays, a été remplacée par des approches privilégiant le rôle des élites locales, capables de limiter la capacité fiscale de l’État. Qui plus est, la continuité de l’État serait plutôt assurée par les liens personnels établis entre l’aristocratie et l’empereur, tandis que la bureaucratie serait privée de hiérarchies et de sphères d’autorité bien définies20. Bang critique pourtant ces nouvelles interprétations, puisque le modèle patrimonial fondé sur le patronage personnel de l’empereur implique l’absence de bases institutionnelles solides, de telle sorte que l’existence de l’État aurait dû être nécessairement éphémère. Il suggère en revanche que la dépendance des États tributaires par rapport aux taxes obtenues de l’agriculture était compatible avec une complexité sociale et une autorité centrale plus importantes que celles estimées par les disci20. P. F. Bang, « Rome and the comparative study of tributary empires », The Medieval History Journal 6/2, 2003, p. 189-216.
ples de Max Weber, bien que ce type de gouvernement soit moins centralisé que l’État nation moderne et que ses sphères d’autorité soient définies avec moins de précision. En outre, l’empereur était contraint de passer des accords avec les réseaux locaux de pouvoir, exprimés par la cooptation de nouveaux groupes et par le respect des traditions (la tradition permet à l’empereur de se présenter comme le garant de l’ordre établi et de négocier des alliances). Rien d’étrange à ce que l’expansion progressive de l’empire implique que le pouvoir du souverain devienne à la fois universaliste et non homogène. Par conséquent, l’autorité impériale est segmentée en un réseau de serviteurs et d’aristocrates impériaux qui dirigent les affaires de l’empire en mobilisant leurs propres ressources (politiques, sociaux, économiques). En même temps, ils se servent de leur position officielle pour détourner des ressources appartenant au pouvoir impérial dans le but de consolider et d’augmenter leur base de pouvoir personnel, ce qui ouvrait des espaces d’autonomie pour les agents de l’empereur et pour les élites locales. En définitive, la continuité d’un empire tributaire dépendait de sa capacité pour jouer un rôle dans la reproduction de ses élites patrimoniales et pour veiller à ce qu’une partie des patrimoines aristocratiques dépende de la continuité du système tributaire. Tel aurait été le cas des empires Moghol et Romain, qui consacrèrent une partie importante de leurs revenus à rémunérer la noblesse, les élites locales, les chefs de village, etc., bien directement ou bien en facilitant leur accumulation de propriétés ou leur contrôle du prélèvement des taxes21. Si ces interprétations ont le mérite de relancer le débat sur le rôle joué par les élites dans l’or21. P. F. Bang, « Romans and Mughals. Economic integration in a tributary empire », dans L. de Blois, J. Rich (éd.), The Transformation of Economic Life under the Roman Empire, Amsterdam, 2002, p. 19-21 ; Idem, The Roman Bazaar. A Comparative Study of Trade and Markets in a Tributary Empire, Cambridge, 2008.
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ganisation des états tributaires, d’autres recherches permettent de saisir les moyens précis qui permettaient la formation des élites, leur intégration dans les états et la création d’intérêts communs permettant à la fois la reproduction de l’État et celle de ses dirigeants.
2. Les états tributaires et la formation des élites : quelques principes généraux La création d’espaces de pouvoir reproductibles en marge de la logique (et du contrôle) de la famille Les interprétations évolutionnistes envisagent une origine unique de l’État dans le temps et dans l’espace, limitée à certaines régions du globe sans contact entre elles – les « pristine states ». Ensuite, l’influence de ces « noyaux d’État » sur les régions voisines aurait favorisé l’apparition de nouvelles organisations politiques – les « états secondaires ». Cependant, cette image linéale de la genèse des formations politiques me semble incorrecte. Des exemples historiques bien attestés révèlent combien il serait incongru d’accepter l’existence d’un seul itinéraire d’organisation de l’État, de surcroît progressif, menant à des formes politiques de plus en plus perfectionnées. Bien au contraire, les transformations opérées au cours des siècles n’impliquent nullement quelque sorte d’évolution inéluctable : bien que les états tributaires aient connu des changements et des mutations sociales, ils n’ont pas suivi des trajectoires accumulatrices de développement progressif22. Le refus d’un tel déterminisme historique est conforté par des indices soulignant que la création et la re-fondation des États obéissent, en règle générale, à des logiques sociales internes qui aboutissent à des résultats assez similaires, 22. P. F. Bang, The Medieval History Journal 6/2, 2003, p. 214 ; J. A. Goldstone, J. Haldon, « Ancient states, empires, and exploitation : problems and perspectives », dans I. Morris, W. Scheidel (éd.), The Dynamics of Ancient Empires, p. 21-22.
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répétés au cours du temps, qui n’impliquent nullement une évolution vers des étapes supérieures, plus « complexes ». À mon avis, un des moteurs essentiels dans la formation de l’État est la création d’espaces de pouvoir (économique, symbolique, politique) reproductibles en marge de la logique et de l’intervention de l’autorité familiale. L’appartenance à un groupe familial large assure la protection des personnes et leur reproduction sociale et économique. Une constatation banale est que, pendant la plupart de l’histoire, le rôle social joué par les individus autonomes a été assez réduit : l’application de la justice, les transactions économiques, les échanges, les mariages ou la transmission du patrimoine d’un individu ne concernaient pas uniquement celui-ci ou sa famille proche (femme/mari, fils) mais l’ensemble du groupe social auquel il appartenait. Ce qui constitue un avantage pour la protection et la reproduction tant économique que sociale et biologique d’une personne devient aussi une entrave dès qu’il souhaite privilégier ses propres intérêts et ceux de ses descendants directs, tout en évitant les exigences ou les ingérences du reste du groupe familial, dont les interventions et les règles bénéficient les intérêts généraux mais au détriment des critères spécifiques de certains de ses membres. D’autre part, les décisions importantes de la famille élargie sont prises très souvent par un cercle restreint de notables censé représenter la collectivité (par exemple, le conseil de la tribu, l’assemblée des anciens, etc.), ce qui limite davantage l’autonomie des individus pour prendre des initiatives dont les conséquences pourraient affecter d’une manière ou une autre le groupe. L’apparition de tensions tant au sein des familles nucléaires qu’entre ces unités familiales et le groupe plus large auquel elles appartiennent, est susceptible de devenir un danger pour la cohésion de l’ensemble quand certaines familles simples accumulent un pouvoir et un patrimoine considérable qui voudraient
transmettre en exclusive à leurs descendants, en marge des ingérences du reste du groupe familial et des obligations inhérentes aux réseaux de solidarité – mais aussi de réciprocité – qui assurent l’unité et la cohésion du groupe large. À ce propos il faut bien garder à l’esprit l’existence d’inégalités au sein des familles élargies, avec certaines branches jouissant d’une fortune, d’un pouvoir, d’un prestige et d’une capacité de manœuvre politique considérables tandis que d’autres sont contraintes d’accepter une position subalterne par rapport aux éléments dominants. C’est dans ce contexte que les dirigeants de la famille élargie (ou sa branche la plus puissante) peuvent envisager la création d’institutions dont les règles de fonctionnement et de reproduction échappent à la logique familiale. Commence ainsi leur détachement partiel par rapport au reste de l’unité familiale, dans le but de préserver dans le temps leur position éminente et leurs biens accumulés, tout en manipulant à leur profit les réseaux de solidarité, de réciprocité et d’entraide de l’unité familiale large. Leur pouvoir leur permet précisément d’imposer une telle initiative. Deux exemples historiques serviront pour illustrer cette idée. De nombreuses églises et monastères ruraux furent fondés par des groupes de paysans en Espagne pendant le haut Moyen-Âge23, en marge 23. P. Bonnassie, Del esclavismo al feudalismo en Europa occidental, Barcelone, 1993, p. 247-248 ; I. Álvarez Borge, Poder y relaciones sociales en Castilla en la Edad Media, Valladolid, 1996, p. 27, 53-71 ; J. J. Larrea, R. Viader, « Aprisions et presuras au début du IXe siècle : pour une étude des formes d’appropriation du territoire dans la Tarraconaise du haut Moyen Âge », dans Ph. Sénac (éd.), De la Tarraconaise à la Marche Supérieure d’Al-Andalus (IVe-XIe siècle). Les habitats ruraux, Toulouse, 2006, p. 173-178 ; W. Davies, Acts of Giving. Individual, Community, and Church in the Tenth-Century Christian Spain, Oxford, 2007. En général, cf. F. Bougard, C. La Rocca, R. Le Jan (éd.), Sauver son âme et de perpétuer. Transmission du patrimoine et mémoire au haut Moyen Âge, Rome, 2005 ; S. Wood, The Propietary Church in the Medieval West, Oxford, 2006. Pour des parallèles dans d’autres régions européennes, cf. W. Davies, « Priests and rural communities in east Britanny in the ninth century », Études celtiques 20 (1983), 177-197 ; R. Le Jan (dir.),
des autorités ecclésiastiques ou de tout pouvoir central. Les paysans consacraient ces sanctuaires détenus en régime de copropriété, assuraient leur gestion, nommaient les prêtres chargés du culte et accordaient les terres nécessaires à la réalisation des services liturgiques. Cependant, ces communautés paysannes étaient hiérarchisées, comme l’attestent tant les formules maiores et minores ou maximos e minimos utilisées dans leurs documents que les énumérations des biens appartenant à leurs membres les plus riches, où les sanctuaires figuraient comme une possession parmi d’autres à côté de nombreux biens meubles et immobiliers. Il est significatif que ces potentats ruraux soient souvent désignés par le titre de presbytères et qu’ils aient joué le rôle d’administrateurs des sanctuaires et des biens affectés à leur fonctionnement. La concentration progressive des droits de propriété (rationes, portiones) entre leurs mains renforça davantage leur position. Quant à leurs donations, elles venaient augmenter le patrimoine des centres religieux soumis à leur contrôle, contribuant ainsi à creuser les inégalités sociales puisque l’exploitation des terres des temples impliquait l’établissement de liens de dépendance entre les paysans les plus pauvres et les administrateurs des églises. Les avantages pour les potentats sont évidents : des terres appartenant dans le passé à un groupe familial ou communal large étaient séparées de son contrôle et transférées à une institution dominée par leurs membres les plus puissants ; ensuite, le patrimoine du sanctuaire échappait aux divisions par héritage et augmentait par des donations diverses, ce qui contribuait à renforcer le poids économique et social des administrateurs Les transferts patrimoniaux en Europe occidentale, VIIIe-Xe siècle, Rome, 1999 ; M. Innes, State and Society in the Early Middle Ages. The Middle Rhine Valley 400-1000, Cambridge, 2000, p. 13-50 ; O. Bruand, « Les églises dans les paysages médiévaux : l’exemple du Charolais (Xe-XIe siècles) », dans R. CompatangeloSoussignan, J.-R. Bertrand, J. Chapman, P.-Y. Laffont (dir.), Marqueurs des paysages et systèmes socio-économiques, Rennes, 2008, p. 45-53.
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et à affaiblir le reste de la communauté ; enfin, le sanctuaire procurait un pouvoir symbolique et une légitimation notables à ses propriétaires ou à ses administrateurs. Les secteurs dominants de la communauté paysanne fondaient ainsi un pôle de pouvoir autonome, libre des interventions de leurs parents tout en manipulant à leur profit les règles de solidarité et de réciprocité inhérentes au groupe familial. Finalement, quand les propriétaires de ces sanctuaires décident de les céder ou les vendre aux nobles ou à certaines institutions religieuses puissantes (comme les grands ordres monastiques), ils réservaient souvent pour eux l’usufruit des biens transférés et obtenaient la protection des nouveaux propriétaires. Cette démarche leur permettait de poursuivre leur ascension sociale grâce aux rapports privilégiés établis avec des institutions et des magnats puissants qui opéraient à une échelle sociale et territoriale plus vaste. L’apparition de l’État au Proche-Orient est liée aussi à la création d’institutions regroupant des activités économiques et symboliques dont la continuité dans le temps échappait à la logique de reproduction des groupes familiaux24. Les origines de ce processus sont mieux connues grâce aux fouilles récentes en Mésopotamie septentrionale et en Anatolie orientale, avec trois exemples particulièrement intéressants, l’un renvoyant à une véritable communauté urbaine de dimensions assez considérables et les autres à deux localités de dimensions modestes. Dans le premier cas, les fouilles à Tell Brak ont révélé, dans les 24. M. S. Rothman (éd.), Uruk Mesopotamia and its Neighbors. Cross-Cultural Interactions in the Era of State Formation, Santa Fe, 2001 ; P. Steinkeller, « Land-tenure conditions in third-millennium Babylonia : the problem of regional variation », dans M. Hudson, B. A. Levine (éd.), Urbanization and Land Ownership in the Ancient Near East, Cambridge (Ma.), 1999, p. 289-329 ; R. Englund, « Proto-cuneiform accountbooks and journals », dans M. Hudson, C. Wunsch (éd.), Creating Economic Order : Record-Keeping, Standardization, and the Development of Accounting in the Ancient Near East, Bethesda, 2004, p. 23-46.
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niveaux de la fin du 5e millénaire et du début du 4e, des structures monumentales associées à des activités artisanales développées, à l’élaboration de biens de prestige, à l’existence d’un appareil bureaucratique et à la présence d’un système d’organisation et d’approvisionnement des travailleurs (production massive de bols, existence d’un édifice où l’on cuisinait de grandes quantités de viande), dans un contexte qui n’est plus domestique25. Le deuxième cas d’étude concerne Arslantepe26, une localité qui révèle déjà une hiérarchie sociale interne au milieu du 4e millénaire, avec une architecture monumentale réservée à l’élite – mais dépourvue de fonctions publiques – et une production massive de bols. Un édifice de grandes dimensions a livré des vestiges de sceaux et de bols produits en masse, ainsi que des traces de peintures. Les archéologues estiment que la fonction principale de cet édifice était la distribution d’aliments, vraisemblablement dans un contexte de réalisation de travaux obligatoires. Des transformations sont aussi évidentes dans le domaine de la production primaire, puisque l’augmentation des vestiges de brebis est parallèle à la diminution des productions plus adaptées à une gestion rurale familiale, tandis que la céramique devient standardisée. Bref, on constate l’existence d’une société centralisée, avec une élite dirigeante qui contrôle les ressources et le pouvoir et qui, du point de vue économique, préfère la gestion des activités et du travail plutôt que l’accumulation de tribut (à noter que les dimensions des magasins sont modestes). Enfin, on ne trouve pas de trace de 25. J. Oates et alii, « Early Mesopotamian urbanism : a new view from the north », Antiquity 81, 2007, p. 588-600 ; J. Oates, « Monumental public architecture in Late Chalcolithic and Bronze Age Mesopotamia, with particular reference to Tell Brak and Tell al-Rimah », dans J. Bretschneider, J. Driessen, K. van Lerberghe (éd.), Power and Architecture. Monumental Public Architecture in the Bronze Age Near East and Aegean (OLA, 156), Louvain, 2007, p. 161-181. 26. M. Frangipane dans M. S. Rothman (éd.), Uruk Mesopotamia and its Neighbors, p. 307-347.
grandes unités familiales. Les deux cas révèlent donc une hiérarchisation interne des localités concomitante à l’apparition d’une architecture monumentale dont certains édifices étaient destinés à la distribution d’aliments dans des récipients produits en masse. Les mêmes transformations affectent l’emploi des sceaux. Avant la fin du 5e millénaire ils étaient couramment utilisés dans les unités domestiques individuelles, afin d’administrer et de redistribuer collectivement les biens dans des sociétés égalitaires27. Mais, par la suite, ils furent utilisés dans la gestion des mouvements de biens contrôlés uniquement par certaines familles. Par conséquent, l’apparition d’inégalités sociales et économiques est visible dans le registre archéologique par la production massive de bols et par la distribution, dans des édifices singuliers, d’aliments à des personnes qui n’appartenaient à la famille dominante mais qui travaillaient probablement pour elle28. Quant au troisième cas d’étude, Tepe Gawra, le niveau XII (vers 4300 avant notre ère) se caractérise par la présence d’un magasin central, d’une aire de stockage et d’échange de biens, et de maisons pour des familles élargies. L’organisation sociale 27. M. Frangipane dans All’origine dell’amministrazione e della burocracia (Tavola rettangolare, 1), Rome, 2004, p. 33. Cf. aussi un parallèle iranien dans J. A. Fraser, « An alternate view of complexity at Tall-e Bakun A », Iran 46, 2008, p. 1-19. 28. M. Frangipane dans M. S. Rothman (éd.), Uruk Mesopotamia and its Neighbors, p. 322 ; A. Mezzasalma, « Clay-sealings from the VII period ceremonial building at Arlanstepe (Late Chalcolithic 4) : a local development preceding the Uruk-related « palatial» complex of VI A period », dans H. Kühne, R. M. Czichon, F. J. Kreppner (éd.), Proceedings of the 4th International Congress of the Archaeology of the Ancient Near East, Vol. 1. The Reconstruction of Environment : Natural Resources and Human Interrelations through Time. Art History : Visual Communication, Wiesbaden, 2008, p. 437-444 ; P. Guarino, « Mass produced bowls in a Late Chalcolithic ceremonial building at Arlanstepe. Evidence of a centralised economic system before the spread of Uruk culture », dans H. Kühne, R. M. Czichon, F. J. Kreppner (éd.), Proceedings of the 4th International Congress of the Archaeology of the Ancient Near East, Vol. 2. Social and Cultural Transformation : The Archaeology of Transitional Periods and Dark Ages Excavation Reports, Wiesbaden, 2008, p. 147-154.
semble donc fondée sur les liens de parenté et sur l’existence de familles étendues, une impression renforcée par l’ampleur de la distribution des sceaux, un trait caractéristique des sociétés peu hiérarchisées et organisées de manière corporative. Des transformations sont pourtant visibles dans le niveau suivant, avec les vestiges d’un « temple » décoré, des maisons plus petites et des demeures de notables très ouvertes vers l’extérieur et regroupées dans une zone du site. D’autres innovations sont les activités spécialisées développées dans des édifices qui n’avaient pas une finalité résidentielle et l’apparition des sceaux uniquement dans des bâtiments destinés à des fonctions spéciales. Les motifs de certains sceaux indiquent déjà l’existence d’autorités dans le site29. Les trois cas évoqués partagent des caractéristiques communes : à une société peu hiérarchisée, fondée sur des familles élargies et pratiquant une gestion collective des biens sur des bases plus ou moins égalitaires, lui succède une société avec des hiérarchies marquées, où des élites dominent des familles nucléaires. Ces élites habitent des édifices plus vastes, distribuent des rations au moyen de bols produits en masse et leur apparition est concomitante à une architecture monumentale qui révèle l’apparition d’institutions dont la nature (publique ? religieuse ?) est difficile à préciser. En définitive, ce que révèle l’archéologie est l’existence de grandes maisons où un personnel dépendant était au service de la famille dominante et où ces groupes co-résidentiels étaient, en même temps, des unités économiques. Elles sont probablement à l’origine de l’apparition, aux périodes suivantes (Oubaid, 29. M. S. Rothman, « The archaeology of early administrative systems in Mesopotamia », dans E. C. Stone (éd.), Settlement and Society : Essays Dedicated to Robert McCormick Adams, Los Angeles, 2007, p. 235-254 ; J.-D. Forest, « De l’anecdote à la structure : l’habitat de la culture de Gawra et la chefferie nord-mésopotamienne », dans C. Breniquet, Ch. Kepinski (éd.), Études mésopotamiennes. Recueil de textes offert à Jean-Louis Huot, Paris, 2001, p. 177-196.
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Uruk) d’agences de contrôle spécialisées et organisées hiérarchiquement qui commencèrent à utiliser des tablettes inscrites30. En fait, les premiers temples seraient des extensions de telles maisons contrôlées pendant des générations par des familles individuelles31. L’aboutissement de ces processus est surtout visible dans la Mésopotamie archaïque, foyer d’innovations techniques considérables vers la fin du IVe millénaire, comme la céréaliculture intensive, la culture de champs longs irrigués par des sillons perpendiculaires aux canaux, l’araire à traction animal pourvu d’un semoir, la herse à dépiquer, etc. Elles correspondent à des pratiques de culture dirigées par des agences centralisées qui aménageaient le territoire (surtout le réseau de champs longs et de canaux) et qui organisaient l’emploi de la main d’œuvre (corvées). Ces agences centralisées sont nées, d’après Liverani, par des transformations structurelles, non graduelles, de la société, ce qui contredit le modèle de l’évolution de l’État à partir des chefferies. En outre, l’appropriation de l’excédent revêt la forme d’une appropriation du travail (corvées) plutôt que des produits, comme le documentent les textes archaïques d’Uruk32. Toutes ces innovations sont contemporaines de l’apparition de grands édifices monumentaux et de la réduction des unités d’habitation, ce qui suggère que les institutions organisées autour de ces bâtiments dirigeaient les changements 30. Cf. aussi les considérations de C. C. LambergKarlovski, « Households, land tenure, and communication systems in the 6th-4th millennia of Greater Mesopotamia », dans M. Hudson, B. A. Levine (éd.), Urbanization and Land Ownership in the Ancient Near East, Cambridge (Ma.), 1999, p. 167-201. Cf. aussi G. Buccellati, « The role of socio-political factors in the emergence of ‘public’ and ‘private’ domains in early Mesopotamia », dans M. Hudson, B. A. Levine (éd.), Privatization in the Ancient Near East, Cambridge (Ma.), 1996, p. 128-151. 31. C. C. Lamberg-Karlovski dans M. Hudson, B. A. Levine (éd.), Urbanization and Land Ownership, p. 182-183. 32. M. Liverani, Uruk la prima città, Rome-Bari, 1998, p. 19-43.
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et que la société était désormais organisée sur la base de familles réduites, à la différence des périodes antérieures, quand la taille des maisons correspondait plutôt à des familles élargies. Cet ensemble de mutations révèle l’instauration d’un système de relations dépersonnalisées et bureaucratisées, soumis à la gestion d’une ou plusieurs agences centralisées contrôlant des secteurs économiques où les liens familiaux furent remplacés par des rapports impersonnels entre l’agence et le travailleur, rémunéré à titre individuel au moyen de rations ou de terres pour la durée de son service. L’analyse des plus anciens textes administratifs conservés indique que le contrôle de ces institutions ne relevait pas de chefs mais, au contraire, de catégories abstraites et fonctionnelles de personnes qui ne semblent appartenir ni à des groupes de parenté ni à des formes de contrôle autoritaires et personnelles ; en fait, les listes lexicales les plus anciennes évoquent des autorités diverses et des dignitaires en rapport avec la justice, les araires et la ville33. Les agences centralisées constituaient plutôt des pouvoirs encore mal connus et mal définis, contrôlant des réseaux de redistribution de grande ampleur34 et qui utilisaient de nouveaux systèmes d’enregistrement et de stockage des informations, 33. H. J. Nissen, P. Damerow, R. K. Englund, Archaic Bookkeeping. Writing and Techniques of Economic Administration in the Ancient Near East, Chicago, 1993, p. 110-111. Cf. aussi M. S. Rothman, « The archaeology of early administrative systems in Mesopotamia », dans E. C. Stone (éd.), Settlement and Society : Essays Dedicated to Robert McCormick Adams, Los Angeles, 2007, p. 235-254. 34. R. McC. Adams, « Reflections on the early southern Mesopotamian economy », dans G. M. Feinman, L. M. Nicholas (éd.), Archaeological Perspectives on Political Economies, Salt Lake City, 2004, p. 42-43, 53. H. J. Nissen, dans M. S. Rothman (éd.), Uruk Mesopotamia and its Neighbors, p. 155, définit ces édifices monumentaux comme « assembly halls ». Cf. aussi J.-D. Forest, « La cité-état sumérienne aux origines de l’État », dans M. Broze (éd.), Les moyens d’expression du pouvoir dans les sociétés anciennes, Louvain, 1996, p. 19-37, surtout p. 26-27 ; Idem, « The state: the process of state formation as seen from Mesopotamia », dans S. Pollock, R. Bernbeck (éd.), Archaeologies of the Middle East : Critical Perspectives, Oxford, 2005, p. 184-206.
d’où les hésitations des chercheurs quant à l’interprétation des constructions monumentales, tantôt considérés des temples tantôt vus comme des centres de réunion des chefs des lignages dominants35. Bref, à une société dominée par des familles élargies relativement égalitaires lui succéda un modèle d’organisation où les élites créèrent des institutions leur permettant de reproduire leur autorité sur une base économique et symbolique nouvelle, qui échappait à la fois aux contraints imposés par les partitions des héritages et aux obligations et les ingérences des groupes familiaux autres que leurs siens. À partir de ces prémisses je voudrais analyser trois espaces reproductibles en marge de la logique familiale et qui furent utilisés par l’État pour créer et façonner les élites : les installations de la couronne, la bureaucratie et l’idéologie de l’État.
Temples et installations agricoles de la couronne : à la croisée de la fiscalité et du pouvoir symbolique Les installations de la couronne furent des instruments précieux pour façonner, intégrer et discipliner les élites, notamment dans les provinces. Dans l’Égypte ancienne la fondation d’un 35. J.-D. Forest dans S. Pollock, R. Bernbeck (éd.), Archaeologies of the Middle East, p. 193 ; Idem, « L’apparition de l’État en Mésopotamie », dans P. Charvát, B. Lafont, J. Mynářová, L. Pecha (éd.), L’État, le pouvoir, les prestations et leurs formes en Mésopotamie ancienne, Prague, 2006, p. 11-17 ; Idem, « La Mésopotamie aux 5e et 4e millénaires », Archéo-Nil 14, 2004, p. 59-80 ; J.-L. Huot, « Vers l’apparition de l’État en Mésopotamie. Bilan des recherches récentes », AnnalesHSS 60, 2005, p. 953-973 ; J. Bretschneider, « The « reception palace» of Uruk and its architectural origin », dans J. Bretschneider, J. Driessen, K. van Lerberghe (éd.), Power and Architecture, p. 11-22 ; J. Oates, « Monumental public architecture in Late Chalcolithic and Bronze Age Mesopotamia, with particular reference to Tell Brak and Tell al-Rimah », dans J. Bretschneider, J. Driessen, K. van Lerberghe (éd.), Power and Architecture, p. 161-181 ; P. Butterlin, « Villes et campagnes en Mésopotamie aux IVe et IIIe millénaires », dans J. Guilaine (éd.), Villes, villages, campagnes de l’Âge du Bronze, Paris, 2008, p. 28-44.
sanctuaire local ou d’un centre agricole de la couronne exerçait un impact certain sur la stratification de la société locale. Ces installations contrôlaient des domaines considérables, allant des 203 aroures d’un seul champ appartenant à une Hwt administrée par Ibi de Der el-Gebraoui (Urk. I 145:1) aux centaines et milliers d’aroures constituant les domaines des temples provinciaux36. Les décrets de Coptos nous informent que des terres incultes de la couronne, cédées aux institutions afin de les mettre en valeur, étaient à l’origine de ces exploitations37, tandis que les textes du Nouvel Empire, comme le pHarris I ou le pBaldwin+Amiens, évoquent la création de domaines agricoles par le roi (parfois par milliers) dans les terres laissées en friche ou dans les îles du Nil. Les textes de l’Ancien Empire indiquent en plus que l’attribution de ces domaines aux temples était accompagnée des moyens permettant leur culture, comme des attelages, des travailleurs, de la semence, etc., l’ensemble étant géré par un centre de production et d’administration, le pr-Sna. Les inscriptions révèlent d’ailleurs que les installations de la couronne et les temples étaient pourvus de pr-Sna et que les deux institutions étaient de vraies unités de production, bien implantées dans le milieu rural et dont le fonctionnement affectait la société locale. Tout comme dans le cas des églises évoqué cidessus, les installations agricoles de la couronne et les temples disposaient d’un patrimoine foncier indivisible (au moins en théorie), ce qui assu36. En général, cf. J. C. Moreno García, « Les temples provinciaux et leur rôle dans l’agriculture institutionnelle de l’Ancien et du Moyen Empire », dans J. C. Moreno García (éd.), L’agriculture institutionnelle en Égypte ancienne : état de la question et perspectives interdisciplinaires (CRIPEL, 25), Villeneuve-d’Ascq, 2006, p. 93-124 ; Idem, « L’organisation sociale de l’agriculture dans l’Égypte pharaonique pendant l’Ancien Empire (2650-2150 avant J.-C.) », JESHO 44, 2001, p. 411-450. 37. J. C. Moreno García dans J. C. Moreno García (éd.), L’agriculture institutionnelle en Égypte ancienne, p. 104.
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rait leur permanence dans le temps en ce qu’ils échappaient aux partages intergénérationnels qui fractionnaient périodiquement les patrimoines privés38. En outre, ces installations disposaient de moyens économiques considérables à l’échelle locale (terres, attelages, semence, moyens de transport, voire des métaux précieux) et d’une structure administrative organisée (scribes, comptabilité, personnel spécialisé). Enfin, la stabilité des installations s’explique par le soutien des pouvoirs publics (que ce soit la couronne et ses agents ou les notables locaux) et par leur continuité dans le temps en tant qu’institution, ce qui leur permettait de développer des stratégies de négociation à long terme, non soumises aux pressions qui affectaient les partages héréditaires des particuliers. Avec ces atouts, les installations étaient en mesure de devenir des acteurs économiques importants et de transformer le cadre local des relations personnelles. Bien qu’une partie des champs des installations soit cultivée au moyen de corvées, de cultivateurs (comme les jHwtjw) et de la main d’œuvre de condition servile (prisonniers de guerre, criminels, voire esclaves), de nombreux textes indiquent qu’une autre partie était confiée à des potentats locaux qui disposaient des moyens nécessaires 38. À propos de l’impact des installations agricoles sur les hiérarchies sociales, la reproduction des patrimoines et des unités familiales ou les réseaux de clientélisme, cf. les excellentes études de R. Pastor, E. Pascua, A. Rodríquez López, P. Sánchez León, Beyond the Market : Transactions, Property and Social Networks in Monastic Galicia, 1200-1300, Leiden-New York, 2002 (spécialement l’introduction) ; A. Rodríguez López, R. Pastor, « Reciprocidad, intercambio y jerarquía en las comunidades medievales », Hispania LX/204, 2000, p. 63-101 ; R. Pastor, A. Rodríguez López, « Générosités nécessaires. Réciprocité et hiérarchie dans les communautés de la Galice (xiie-xiiie siècles) », Histoire et sociétés rurales 18, 2002, p. 91-120 ; M. J. Innes, « Practices of property in the Carolingian empire », dans J. R. Davis, M. McCormick (éd.), The Long Morning of Medieval Europe. New Directions in Early Medieval Studies, Aldershot, 2008, p. 247-266. Cf. aussi J. A. Goldstone, J. Haldon, « Ancient states, empires, and exploitation : problems and perspectives », dans I. Morris, W. Scheidel (éd.), The Dynamics of Ancient Empires, p. 12-14 ; P. F. Bang, The Roman Bazaar, p. 255-257.
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pour assurer la livraison des quotas de céréales exigées par l’institution. Nous sommes malheureusement mal renseignés sur les activités d’« assistance sociale » des temples, mais les parallèles mésopotamiens révèlent que des orphelins, des veuves, des vieillards, des pauvres et des handicapés étaient recueillis par les temples qui, en échange des rations, leur imposaient des travaux divers dans des conditions souvent très dures, d’où la fréquence des fuites39. Enfin, grâce à leur patrimoine, les temples étaient aussi des institutions créditrices en milieu rural, qui prêtaient des céréales aux paysans à l’occasion des mauvaises récoltes et qui acceptaient les débiteurs (ou certains membres de leurs familles) comme serfs en cas de non-remboursement de la dette40. Une fois créée, l’installation s’intégrait graduellement dans les réseaux économiques et sociaux locaux grâce à la gestion de son patrimoine, de telle sorte qu’elle tissait des liens de clientélisme, de dépendance et des alliances et, en même temps, elle animait des réseaux de circulation de biens qui consolidaient sa position en tant qu’acteur local incontournable. Les listes 39. I. J. Gelb, « The Arua institution », Revue d’Assyriologie 66, 1972, p. 1-32 ; M. Stol, S. P. Vleeming (éd.), The Care of the Elderly in the Ancient Near East, Leiden-Boston-Cologne, 1998. 40. M. Hudson, M. van de Mieroop (éd.), Debt and Economic Renewal in the Ancient Near East, Bethesda, 2002 ; R. Westbrook, R. Jasnow (éd.), Security for Debt in Ancient Near Eastern Law, Leide-Boston-Cologne, 2001. Cf. à ce propos les excellentes études de D. Agut-Labordère, « « La vache et les policiers» : pratique de l’investissement commercial dans l’Égypte tardive », au colloque international Les transferts culturels et droits dans le monde grec et hellénistique organisé par le Professeur B. Legras (Université de Reims) ; Idem, « La PARAQHKH au Serapeum : les (petites) affaires de Ptolémaios » dans J. F. Quack, A. Jördens (éd.), Internationales Symposium Ägyptischen zwischen innerem Zwist und äusserem Druck. Die Zeit Ptolemaios’ VI. Bis VIII (sous presse) ; Idem, « L’oracle et l’hoplite. Les élites sacerdotales et l’effort de guerre sous les dynasties égyptiennes indigènes », dans Les élites grecques et indigènes dans le monde antique, séminaire Rennes II, samedi 4 avril 2009. Cf. aussi le dossier « Les dieux manieurs d’argent : activités bancaires et formes de gestion dans les sanctuaires » édité par V. Chankowski, Topoi 12-13, 2001, p. 9-132.
détaillées des domaines des temples connues par les papyrus Wilbour, Baldwin+pAmiens, Reinhardt et autres attestent l’importance du patrimoine des sanctuaires dans les nomes. Les élites locales tiraient profit de l’existence de ces institutions, grâce aux rôles subalternes rémunérés qu’elles exerçaient (prêtres, administrateurs, etc.), à leur rôle de cultivateurs et d’intermédiaires entre l’installation et les paysans, et au prestige obtenu grâce à leurs rapports avec une institution jouissant d’un pouvoir symbolique notable. On peut penser au cas de Siese, un officier de l’armée sous les règnes de Thoutmosis IV et Aménophis III qui, après sa retraite, devint administrateur (jmjr pr) des cultes mortuaires de certains rois de la XVIIIe dynastie (Urk. IV 1924-1929) ; on peut évoquer également les nombreuses déclarations où l’on affirme que des nobles furent nommés prêtres des sanctuaires (Urk. IV 1674:10-11 ; 2029:9 ; cf. aussi 2120:9-11) ; un autre exemple, récemment découvert, est celui de Sataimaou à Edfou, favorisé par le roi Ahmose au tout début de la XVIIIe dynastie, puisque le souverain l’a d’abord nommé deuxième prêtre ritualiste dans le temple d’Edfou et, ensuite, prêtre du culte d’une statue du pharaon située dans une salle du temple et dotée d’offrandes diverses et d’un domaine constitué de 6+x aroures de terres xrw et 30 aroures de terres oAjjt41. Les décrets de Coptos de l’Ancien Empire indiquent que les chefs des villages intégraient, en compagnie des agents du roi, le conseil chargé de la gestion d’une exploitation du temple de Min. Quant à l’installation, particulièrement dans le cas des temples, elle procurait de la certitude à long terme pour les intérêts des élites mais elle encourageait en même temps le creusement des inégalités, étant donné que ses interventions étaient sélectives, dirigées 41. W. V. Davies, « La tombe de Sataimaou à Hagar Edfou », Égypte, Afrique & Orient 53, 2009, p. 25-40, surtout p. 34 et 36 fig. 12 ; Idem, « British Museum Epigraphic Expedition report on the 2006 season », ASAE 82, 2008, p. 39, 42 fig. 1.
et déséquilibrées : les relations préférentielles entre l’installation et certains membres des élites locales provoquaient des divisions et des hiérarchisations internes à l’intérieur de ces groupes et encourageaient les tensions entre les intérêts collectifs et individuels, entre les liens cognatiques et les familles nucléaires42. L’installation contribuait ainsi à l’affaiblissaient de la cohésion et des droits collectifs, encourageait l’individualisation au sein des familles et favorisait l’établissement de relations préférentielles entre certains de leurs membres et l’installation en leur confiant des postes, des fonctions et des biens divers. Bref, l’installation permettait la consolidation sociale des stratégies individuelles43. Il est possible que des phénomènes tels que les donations de terres aux temples par les particuliers44, les conflits autour de la possession de terres institutionnelles45, ou les tentatives de certaines dignitaires pour préserver les biens affectés à leurs tombes des interventions des membres de leurs familles46, doivent être compris dans cette perspective. 42. Pour les stratégies opérées par les élites locales dans le contexte de deux temples provinciaux de l’Ancien Empire, cf. J. C. Moreno García, « Deux familles de potentats provinciaux et les assises de leur pouvoir : Elkab et El-Hawawish sous la VIe dynastie », RdE 56, 2005, p. 95-128. 43. A. Rodríguez López, R. Pastor, Hispania LX/204, 2000, p. 71-74. 44. Pour les donations, cf. l’article de D. Meeks, « Les donations aux temples dans l’Égypte du Ier millénaire avant J.-C. », dans E. Lipinski (éd.), State and Temple Economy in the Ancient Near East, vol. II (OLA, 6), Louvain, 1979, p. 605687 ; Idem, « Une stèle de donation de la Deuxième Période Intermédiaire », ENIM 2, 2009, p. 129-154. 45. Exemples de ce type de conflits : pBerlin 3047 (=KRI II 803-806), pBM 10373 (=J. J. Janssen, Late Ramesside Letters and Communications, Londres, 1991, p. 43-47, pl. 27-30), pBM EA 75016 (=R. J. Demarée, The Bankes Late Ramesside Papyri, Londres, 2006, p. 9-10, 38-39 pl. 5-6) ou la célèbre inscription de Mes. 46. Cf., par exemple, Urk. I 162 :6-11 ; H. Goedicke, Die privaten Rechtsinschriften aus dem Alten Reich, Vienne, 1970, p. 31-43, 68-74 pl. IV, VI ; A. M. Moussa, H. Altenmüller, Das Grab des Nianchchnum und Chnumhotep (AVDAIK, 21), Mayence, 1977, p. 87-88, pl. 28, fig. 11 ; KRI III 336:10-16 ; 340:1-4. À propos des connotations idéologiques qui expli-
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En définitive, l’accès individualisé aux terres et aux postes des institutions était un régulateur qui permettait manipuler la formation des élites locales, notamment dans un contexte social de partages intergénérationnels du patrimoine familial qui affaiblissaient la fortune des héritiers à long terme. Cette relation dialectique entre potentats et institutions favorisait que l’installation et certains membres des élites locales renforcent leurs relations, leur pouvoir et leurs intérêts communs. D’une part, l’installation s’intégrait dans la société locale, qu’elle contribuait à façonner en creusant les inégalités et la hiérarchisation sociale de ses membres. Mais, d’autre part, l’installation devenait aussi une base de pouvoir permettant à certains secteurs des élites locales de nouer des contacts utiles avec les agents du roi ou les responsables du sanctuaire, d’entrer dans l’administration de l’État ou d’accéder à des biens qui les permettaient accumuler davantage de richesses en marge des ingérences de leurs familles.
Bureaucratie versus famille royale Si l’apparition de l’État tributaire entraîna la création d’espaces de pouvoir indépendants de la logique de fonctionnement et de reproduction (biologique, des valeurs, du pouvoir) familiale, le développement de la bureaucratie, formée par des spécialistes de la gestion, de l’information et de l’exécution des ordres royaux, de plus en plus indépendants des interventions de la famille royale, en constitue un des exemples les plus achevés47. queraient la présence de ce type de textes dans les tombes privées, cf. J. C. Moreno García, « La gestion sociale de la mémoire dans l’Égypte du IIIe millénaire : les tombes des particuliers, entre emploi privé et idéologie publique », dans M. Fitzenreiter, M. Herb (éd.), Dekorierte Grabanlagen im Alten Reich – Methodik und Interpretation (IBAES, 6), Londres, 2006, p. 226. 47. Cf. une excellente exposition dans l’article de P. Bourdieu, « De la maison du roi à la raison d’État. Un modèle de la genèse du champ bureaucratique », Actes de la
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Un problème commun aux états dynastiques est le fait que le pouvoir est personnel, incarné dans la figure d’un souverain qui doit s’appuyer sur les membres de sa famille (dans un sens large) pour appliquer son autorité dans l’ensemble du royaume. Par conséquent, les relations politiques ne sont pas autonomes des relations de parenté, mais plutôt pensées conformément au modèle de ces relations, tandis que le pouvoir est redistribué de manière sélective selon des modalités personnelles (largesses) afin de susciter des rapports personnels et de clientélisme. Enfin, les stratégies matrimoniales jouent un rôle décisif au service de la grandeur de la maison royal et de son expansion. D’où les menaces posées par les structures de parenté, sous la forme de disputes entre les divers candidats au trône (même là où prévaut le principe d’aînesse), de luttes entre des clans de base familiale, d’usurpations, d’intrigues courtisanes, sans oublier le pouvoir accumulé par des favoris, etc., notamment quand les membres de la famille royale et la noblesse sont, en même temps, les plus hauts dignitaires du royaume. Dans ce contexte, le développement de la bureaucratie contribue à asseoir le pouvoir du roi sur une base plus solide, grâce à la rupture de la logique familiale et au développement de formes d’autorité indépendantes de la parenté, tant dans leur fonctionnement que dans leur reproduction. La bureaucratie se caractérise par la dissociation de la fonction et du fonctionnaire, par une concentration des moyens politiques accompagnée de l’expropriation politique des pouvoirs privés. Les fonctionnaires n’appartiennent pas à la famille royale puisque leur incorporation à l’appareil administratif est due à une procédure de recrutement, tandis que leur pouvoir ne dérive pas de la possession de droits de sang, mais de leurs compétences, de la nomination royal et de l’exécution efficace des ordres reçus. En Recherche en Sciences Sociales 118, 1997, p. 55-68.
outre, ils sont contraints de suivre une formation spécifique et leur pouvoir et leurs fonctions ne sont pas héréditaires. Enfin, la reproduction de ce groupe social obéit à des critères autres que les liens de sang, d’où l’importance du mérite, des compétences acquises et de l’obéissance au roi, étant donné que les fonctionnaires doivent leur fortune et leur position à la volonté du souverain, qui peut les destituer ou les déposséder de leurs biens en tout moment. En fait, l’interchangeabilité des hommes était favorisée par le recrutement d’homines novi, dans un contexte politique et administratif où la formation d’une langue officielle normalisée, l’interchangeabilité des documents, et l’interchangeabilité des hommes se renforçaient mutuellement48. Ces modalités de recrutement les empêchent de se reproduire ou de perpétuer leur pouvoir durablement au moyen d’une légitimité indépendante de celle accordée par l’État. En définitive, la consolidation de la bureaucratie va de pair avec une diminution du pouvoir de la famille royale et avec le développement d’un groupe de pouvoir qui n’est pas unique dans le royaume (il faut compter aussi sur l’existence de potentats locaux, sur des autorités intermédiaires qui n’appartiennent ni à l’administration ni à la famille royale) mais qui développe peu à peu des modalités d’exercice du pouvoir, des appareils de gouvernement et des échelles de transmission des ordres de plus en plus élaborées qui finissent par limiter aussi la capacité de décision du souverain. La logique d’État s’oppose à la logique spécifique de la famille, ce qui entraîne le développement d’un moyen de reproduction spécifique, où l’héritage des fonctions est remplacée par des nominations. 48. B. Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, 2002, p. 65-67. Cf. aussi les remarques de J. Baines, « Public ceremonial performance in ancient Egypt : Exclusion and integration », dans T. Inomata, L. S. Coben (éd.), Archaeology of Performance : Theaters of Power, Community, and Politics, Lanham, 2006, p. 261-302.
Idéologie d’État versus idéologie familiale Un autre élément de fracture avec les valeurs familiales est l’idéologie qui légitime le pouvoir de l’État et qui exalte la position centrale du souverain. Cette idéologie ne se manifeste pas exclusivement dans les milieux officiels. Elle s’introduit aussi dans l’espace privé de l’idéologie domestique afin de la déplacer ou, au moins, de la réinterpréter conformément aux valeurs de l’État, surtout dans le cas des secteurs sociaux (les élites) dont la collaboration avec la monarchie était indispensable pour la continuité du système. Les domaines de la religion, de la culture funéraire et de la culture écrite sont les plus visibles à cet égard49. L’organisation des nécropoles royales de l’Ancien Empire, où le monument funéraire du souverain était souvent entouré des tombes de ses dignitaires, exprime le déracinement symbolique des serviteurs de l’État, « arrachés » à leurs cimetières familiaux – et à la solidarité des leurs, y compris leurs morts – pour être installés dans une nécropole centrée non autour de la tombe d’un ancêtre prestigieux mais de la sépulture du roi. En fait, les nécropoles memphites mettent en scène la position centrale du pharaon et le rôle subalterne de ses fonctionnaires dans le nouvel ordre organisé par l’État. Le roi devient ainsi, du 49. H. Willems, Les Textes des Sarcophages et la démocratie. Éléments d’une histoire culturelle du Moyen Empire égyptien, Paris, 2008 ; J. C. Moreno García, « La gestion sociale de la mémoire dans l’Égypte du IIIe millénaire : les tombes des particuliers, entre emploi privé et idéologie publique », dans M. Fitzenreiter, M. Herb (éd.), Dekorierte Grabanlagen im Alten Reich – Methodik und Interpretation (IBAES, 6), Londres, 2006, p. 215-242 ; Idem, « Oracles, ancestor cults and letters to the dead : the involvment of the dead in the public and family affairs in Pharaonic Egypt », dans A. Storch (éd.), Perception of the Invisible : Religion, Historical Semantics and the Role of Perceptive Verbs, Cologne (sous presse) ; M. Campagno, « De los modos de organización social en el antiguo Egipto : lógica de parentesco, lógica de Estado », dans M. Campagno (éd.), Estudios sobre parentesco y Estado en el antiguo Egipto, Buenos Aires, 2006, p. 15-50, ainsi que les études publiées dans cet ouvrage..
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point de vue idéologique, le centre d’une famille de nouveau type (la bureaucratie), où ses dignitaires sont présentés, symboliquement, comme des membres de sa parentèle, avec leurs tombes distribuées autour de celle du responsable du praA « la grande maison » ; l’emploi occasionnel de certains titres comme « fils du roi » conforte l’importance d’une culture familiale qui fournit les concepts et les représentations symboliques qui, une fois réinterprétés, permettront de construire l’idéologie officielle. Mais la position centrale du souverain s’exprime aussi par son appartenance exceptionnelle à la famille des dieux, ce qui lui permet de figurer comme l’intermédiaire entre les divinités et les hommes et comme le garant de l’ordre et de l’harmonie du cosmos. Cette idéologie d’État coexiste, au sein des élites, avec des formes élaborées de religiosité familiale jusqu’au début du Nouvel Empire, quand la religion, la culture et les valeurs de l’État s’imposent progressivement et atteignent même des secteurs de plus en plus larges de la population. Une des composantes majeures de la religion domestique des élites servait à renforcer les liens familiaux et à exprimer la cohésion de la famille élargie : le culte aux ancêtres, l’intervention des défunts dans les affaires des vivants, l’importance accordée au lignage et aux généalogies, les mentions de la famille élargie dans les formules funéraires et, enfin, les inhumations collectives dans des tombes prestigieuses (mastabas, hypogées) conçues à l’origine pour une utilisation individuelle, attestent un degré considérable d’autonomie dans l’organisation des activités rituelles privées, surtout dans les nomes et jusqu’au début du IIe millénaire. Si l’on considère en plus les dimensions modestes des temples provinciaux, la qualité souvent médiocre des matériaux employés dans leur construction, l’existence de sanctuaires érigés en mémoire des ancêtres prestigieux (Heqaib d’Éléphantine, Izi d’Edfou, Medounefer de Balat, Shemaï de Coptos, etc.), ou les ré-élaborations souvent
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originales de la culture palatine dans les nomes, l’impression générale est celle d’une pénétration limitée des valeurs de la culture palatine en provinces. Même l’architecture funéraire typique des élites memphites (mastabas décorés) ne se généralise en province avant le début de la VIe dynastie. La crise de la monarchie unitaire à la fin du IIIe millénaire ouvra la voie à des innovations dans le domaine culturel qui confirment la vigueur des valeurs familiales des élites. Mais elle révèle, en même temps, l’influence notable de la haute culture, notamment dans l’emploi de l’écriture, comme l’attestent l’apparition des lettres aux morts ou la diffusion des Textes des Sarcophages. L’acquisition d’objets inscrits (stèles, statues, sarcophages, bassins d’offrandes) par des particuliers n’appartenant ni à la cour ni à l’administration suggère également que le prestige social était de plus en plus marqué par l’obtention ou l’imitation des productions de la haute culture, vraisemblablement au détriment d’autres formes de culture traditionnelles et locales. La diffusion de l’écriture, son emploi pour véhiculer des valeurs nouvelles et pour légitimer l’autorité des élites locales à la fin du IIIe millénaire, incita l’expression et la transmission d’alternatives idéologiques élaborées en marge de la culture officielle. Le fait d’être un nDs autosuffisant, d’agir par ses propres moyens, de veiller sur la maison familiale et de la transmettre enrichie à la génération suivante, d’acquérir des biens en marge des circuits de redistribution de l’État (des champs, des bateaux, des serfs, des troupeaux), d’être apprécié par ses concitoyens ou de livrer des aliments pendant les périodes de famine, sont autant de thèmes qui reviennent dans les inscriptions de la Première Période Intermédiaire et qui entreront par la suite, dans certains cas, dans le répertoire de la
culture officielle, bien qu’adaptés aux besoins de l’État50. Le développement d’une riche littérature au Moyen Empire, constituée surtout de sagesses à but formatif et de textes décrivant le chaos qui advient en absence d’un pouvoir central fort, peut être comprise, dans ce contexte, comme une réaction visant à reconquérir l’espace de l’écrit afin de former les nouvelles élites dans les valeurs de loyauté au souverain et de service à la monarchie reconstituée51. Un tel développement est significatif dans la mesure où il indique que le retour pur et simple aux pratiques de la haute culture de l’Ancien Empire était désormais insuffisant. Il fut donc nécessaire de créer des moyens d’expression nouveaux pour former les groupes dirigeants, pour (ré)créer une idéologie officielle et pour intégrer la religion domestique dans le cadre des pratiques rituelles contrôlées par l’État. On constate ainsi que, depuis le début du IIe millénaire, la couronne mena une politi50. J. C. Moreno García, Études sur l’administration, le pouvoir et l’idéologie en Égypte, de l’Ancien au Moyen Empire (Ægyptiaca Leodiensia, 4), Liège, 1997. 51. À propos de la reconstruction de l’idéologie royale au début du Moyen Empire, cf. D. Franke, « “Schöpfer, Schützer, Guter Hirte” : Zum Königsbild des Mittleren Reiches », dans R. Gundlach, Ch. Raedler (éd.), Selbsverständnis und Realität: Akten des Symposiums zur ägyptischen Königsideologie (ÄAT, 36,1), Wiesbaden, 1997, p. 175-209 ; J. C. Moreno García, Études sur l’administration, le pouvoir et l’idéologie en Égypte, p. 73-86 ; Idem, Egipto en el Imperio Antiguo (2650-2150 antes de Cristo), Barcelona, 2004, p. 284-300 ; P. Vernus, « Le discours politique de l’Enseignement de Ptahhotep », dans J. Assmann, E. Blumenthal (éd.), Literatur und Politik im pharaonischen und ptolemäischen Ägypten (BdE, 127), Le Caire, 1999, p. 139152 ; L. D. Morenz, « Literature as a construction of the past in the Middle Kingdom », dans J. Tait (éd.), ‘Never Had the Like Occurred’: Egypt’s View of Its Past, Londres, 2003, p. 101117 ; Idem, « Die doppelte Benutzung von Genealogie im Rahmen der Legitimierungsstrategie für Menthu-hotep (II.) als gesamtägyptischer Herrscher », dans M. Fitzenreiter (éd.), Genealogie – Realität und Fiktion von Identität (IBAES, 5), Londres, 2005, p. 109-123 ; L. Postel, Protocole des souverains égyptiens et dogme monarchique au début du Moyen Empire (Monographies Reine Elisabeth, 10), Turnhout, 2004. Cf. aussi R. B. Parkinson, Poetry and Culture in Middle Kingdom Egypt. A Dark Side to Perfection, Londres-New York, 2002 ; S. Quirke, Egyptian Literature 1800 BC Questions and Readings (GHP Egyptology, 2), Londres, 2004, p. 9-51.
que active de construction et d’élargissement des temples dans l’ensemble du pays, y compris les provinces, avec des édifices qui gagnent en importance, en dimensions et en qualité artistique. Parallèlement, les lettres aux morts disparaissent presque complètement et le recours aux ancêtres devient moins visible, une tendance qui se poursuit au Nouvel Empire, quand les particuliers installent des statues et des stèles dans les temples, consultent les oracles divins, utilisent des amulettes représentant ou imitant des aspects de la religion officielle, et se font inhumer accompagnés des Textes des Sarcophages, puis du Livre des Morts. Bref, les valeurs de la religion officielle et de la culture palatine pénètrent dans le milieu domestique des élites locales, tout en affirmant la position centrale du souverain en tant qu’intermédiaire entre les humains et l’au-delà et en réduisant les espaces réservés aux manifestations religieuses centrées sur la famille. La diffusion de la culture d’État, avec de nouvelles formes de culte et de représentation de soi, sont inséparables de la cooptation des élites locales par l’État et du déplacement (mais aucunement la disparition) des valeurs propres à elles en faveur d’autres, plus prestigieuses, qui confortent leur assimilation de la culture palatine.
3. La formation des élites en Égypte ancienne et leurs bases de pouvoir L’élite palatine : dépendance de l’État et stratégies de pouvoir L’élite palatine comprennait un nombre relativement restraint de dignitaires, courtisans, prêtres et hauts fonctionnaires, à peine quelques centaines au maximum. Baines estime que les effectifs de cette élite centrale – y compris les familles des fonctionnaires – oscillaient entre deux mille et trois mille personnes, auxquels il
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faudrait ajouter autour de cinq mille personnes capables de lire et écrire (scribes et administrateurs divers) et leurs familles respectives, de telle sorte que le groupe formé par les fonctionnaires et leurs familles représenterait 50,000 personnes environ52. Étant donné que les effectifs de l’administration étaient variables selon les époques, ce chiffre doit être nuancé selon les périodes envisagées. D’autres indices viennent apporter des indices qualitatifs en absence d’estimations plus précises, comme le pBoulaq 18, un document comptable qui enregistre les dépenses du palais à Thèbes autour du début de la XIIIe dynastie53. Ce texte enumère des catégories diverses de dignitaires, de membres de la famille royale ainsi que de serviteurs du palais, et l’impression globale est que le nombre de courtisans de rang éminent et de hauts fonctionnaires fréquentant la résidence royale ne dépassait pas quelques dizaines de personnes. Les listes du personnel participant aux cultes funéraires des pharaons Neférirkarê et Réneferef, de la Ve dynastie, suggèrent un nombre similaire de hauts dignitaires. Enfin, un passage du papyrus Harris I indique le nombre de statues installées dans les temples par des dignitaires et des particuliers: 275654. Compte tenu qu’un seul individu pouvait installer plusieurs statues et qu’il est improbable qu’elles aient toutes été déposées uniquement pendant le règne de Ramsès III, ce chiffre suggère que les élites d’État – des fonctionnaires de rang éminent, des prêtres et des particuliers de condition élevée imbus de la culture officielle – comprenaient, au mieux, quelques centaines de personnes à l’époque de Ramsès III, quand l’Égypte était le centre d’un empire comprenant la Nubie et une partie du 52. J. Baines, Ch. Eyre, « Four notes on literacy », GM 61, 1983, p. 65-96. 53. S. Quirke, The Administration of Egypt in the Late Middle Kingdom. The Hieratic Documents, New Malden, 1990, p. 9121. 54. Cf. pHarris I 11:1-3=P. Grandet, Le Papyrus Harris I (BM 9999), vol. I (BdE, 109), Le Caire, 1994, p. 236 ; vol. II, p. 55-57 n. 222.
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Levant, ce qui conforte les chiffres évoquées antérieurement. D’après les témoignages conservés, la base du pouvoir des élites palatines était l’exercice de fonctions spécialisées pour l’État ; apparemment, elles ne disposaient pas d’autres sources significatives de richesse comparables aux rémunérations et aux récompenses accordées par le souverain ou aux biens institutionnels auxquels elles avaient accès (domaines des temples, de la couronne, etc.). L’absence d’une véritable aristocratie foncière, propriétaire de grands domaines transmis par héritage, est vraisemblablement à la base de la longévité de l’Égypte pharaonique, dans la mesure où la richesse, le statut et les intérêts d’une fraction considérable des élites dépendaient de la continuité de l’État et de ses rémunérations et récompenses. En fait, les périodes de crise de l’État centralisé se caractérisent par l’apparition de micro-états régionaux et non par le développement d’un régime féodal, avec la région thébaine jouant souvent le rôle de « noyau dur » de la royauté à partir duquel l’État se reconstituait à nouveau. En tout cas, il n’existe pas de trace, pendant ces périodes de crise, de la consolidation de familles puissantes retranchées dans des bastions locaux échappant à l’autorité royale et contrôlant des patrimoines fonciers considérables. Bien au contraire, la reconstitution de l’État s’accompagne de l’intégration des familles locales puissantes dans l’appareil administratif de la couronne, de telle sorte qu’elles finissent par se diluer dans la structure bureaucratique du pays55. Même les périodes de transfert de la capitale vers de nouveaux empla55. Cf. D. Franke, « The career of Khnumhotep III of Beni Hasan and the so-called « decline of the nomarchs» », dans S. Quirke (éd.), Middle Kingdom Studies, New Malden, 1991, p. 51-67 ; H. Willems, « An essay on the history and nature of nomarchal rule in the early Middle Kingdom », dans H. Willems, Dayr al-Barshā, vol. I (OLA, 155), Louvain, 2007, p. 83-113 ; Idem, « La culture nomarcale : dimensions politiques, administratives, sociales et religieuses », dans H. Willems, Les Textes des Sarcophages et la démocratie, p. 5-65.
cements (Iti-taouy, El-Amarna, Pi-Ramsés) ou de l’arrivée troublée au trône d’une nouvelle dynastie (comme la VIe), avec les réorganisations des élites qui allaient de paire, n’entraînèrent pas la remise en question des décisions prises par les souverains. Bien que nos connaissances sur la composition des patrimoines des élites soient trop maigres, le rôle des biens fonciers privés semble limité par rapport à ceux octroyés par la couronne. ¡apjDfA de Siout distinguait soigneusement ses biens patrimoniaux (pr jt « le domaine du père ») des biens accordés pour rémunérer sa fonction de gouverneur local (pr HAtj-a « le domaine du gouverneur »)56, mais nous ignorons la composition de ses biens privés. Les textes de la Première Période Intermédiaire évoquent à plusieurs reprises l’acquisition privée de biens divers par les potentats locaux, mais les terres ainsi obtenues semblent de dimensions plutôt modestes, n’excédant quelques dizaines d’aroures au maximum57. Héqanakhte, l’exemple le mieux connu, s’occupait de la gestion d’un ensemble de champs dont la surface totale correspondait à cet ordre de grandeur. Quant aux donations effectuées par la couronne, le cas de MTn, du début de la IVe dynastie, constitue un exemple précoce : il reçut des domaines divers (200, 12, 4 et 200 aroures) comme rémunération pour ses activités d’administrateur, ainsi que des biens ayant appartenu à son père et un domaine de 50 aroures propriété de sa mère (Urk. I 2:8-10, 13 ; 4:2, 8). Jbj de Der el-Gebraoui obtint, parmi d’autres biens, un champ de 203 aroures accordé par le pharaon (Urk. I 145:1-3). Un autre dignitaire fut récompensé avec 20 personnes et un terrain de 50 aroures58, tandis que Mnw-msw de Médamoud obtint 150 serfs, des étoffes et « toute 56. Lignes 288, 313, 321. 57. J. C. Moreno García, « Acquisition de serfs durant la Première Période Intermédiaire : une étude d’histoire sociale dans l’Egypte du IIIe millénaire », RdE 51, 2000, p. 123-139. 58. L. Habachi, JEA 36, 1950, p. 13-18, pl. 3.
chose belle » du Domaine Royal (pr-nswt), ainsi que des champs, des jardins et des troupeaux (Urk. IV 1444:8-10), tout comme le soldat Ahmès, récompensé par le pharaon avec 9 Hmw « serfs/ esclaves » et 10 Hmwt « servantes/esclaves » ainsi qu’avec 60 aroures de terre (Urk. IV 4:10-15 ; 11:4-14)59, ou Nkrjj, bénéficiaire de 150 aroures d’exploitations aHt accordées par Tuthmosis Ier 60 . Le grand majordome Jmn-Htp déclare que ses biens fonciers comprenaient, d’une part, 210 aroures et, d’autre part, 220 aroures octroyées par le roi (Urk. IV 1796:14-19). ¡nwt-tAwy, sœur et épouse de Smendes II, grand prêtre d’Amon, déclare avoir acheté elle-même des terres, avoir reçu des biens provenant de son époux et de sa nièce par succession et, enfin, avoir obtenu des terres achetées pour elle par sa mère61. Quant à la princesse MaAt-kA-Ra, elle obtint, étant encore un enfant, des biens qu’elle avait achetés et « tous les biens de toute sorte que lui ont donnés les gens du pays »62. Le grand prêtre d’Amon, Iourith, fils du roi Osorkon, avait acquis un domaine de 556 aroures qu’il transmit à son fils ; les terres provenaient à l’origine du domaine d’Amon et du domaine royal, mais elles étaient passées par la suite entre les mains de nombreux tenanciers63. Même un roi comme Menkheperrê acheta un terrain à des particuliers (nmHw n nwt « nmHw de la ville »)64. Enfin, la princesse Karo(m)ama, 59. Cf. aussi Urk. IV 1618:18-1619:4 ; 1794:17-18. 60. W. Helck, Historisch-biographische Texte der 2. Zwischenzeit und neue Texte der 18. Dynastie (Wiesbaden: Otto Harrassowitz, 1975), 116 [129]. 61. Cf. dernièrement l’étude de J. Winand, « Les décrets oraculaires pris en l’honneur d’Henouttaouy et de Maâtkarê (Xe et VIIe pylones) », Cahiers de Karnak 11, 2003, p. 603-672. 62. Idem, ibid., 672-690. 63. Stèle JE 31882 « stèle de l’apanage » : K. JansenWinkeln, Inschriften der Spätzeit, vol. I, Wiesbaden, 2007, p. 77-80 [8]. 64. The Epigraphic Survey. The Temple of Khonsu, vol. II (OIP, 103), Chicago, 1981, p. 17-20, pl. 133 ; M. Römer, Göttes- und Priesterherrschaft in Ägypten am Ende des Neuen Reiches. Ein religionsgeschitliches Phänomen und seine sozialen Grundlagen (ÄAT, 21), Wiesbaden, 1994, p. 571-577 [49].
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fille de Takeloth II, obtint par donation un champ de 35 aroures formé par des terres wDb et nmH(w)65. Les donations de terres pour le culte d’une statue royale étaient une autre source de rémunération pour les membres de l’élite, comme dans le cas des 50 aroures accordées à un colosse de Ramsès III mais administrées par un conseiller royal66, ou celui de Sataimaou d’Edfou, nommé par le roi Ahmose, au tout début de la XVIIIe dynastie, deuxième prêtre ritualiste dans le temple d’Edfou et, ensuite, prêtre du culte d’une statue du pharaon située dans une salle du temple et dotée d’offrandes diverses ainsi que d’un domaine de 6+x aroures de terres xrw et de 30 aroures de terres oAjjt67. Dans ces exemples, correspondant tous à des membres de la famille royale, à de très hauts dignitaires ou à des bénéficiaires de largesses exceptionnelles, l’intervention de la couronne était fondamentale pour se procurer un patrimoine foncier considérable. Fait notable, la dotation des princesses consistait partiellement à des achats effectués auprès des particuliers, comme si les biens hérités de leurs puissants parents ne suffisaient pas à réunir un patrimoine acceptable68. On se souviendra à ce propos que la gestion des biens des fils royaux (les prw msw nzwt « les domai65. ASAE 4, 1903, p. 183, 185-186 ; K. P. Kuhlmann, « Ein eigentümliches Orakelverfahren aus der 22. Dynastie. Zur Schenkungsstele Kairo JE 36159 », dans U. Luft (éd.), The Intellectual Heritage of Egypt. Studies Presented to László Kákosy (Studia Aegyptiaca, 14), Budapest, 1992, p. 367-372, pl. 22 ; K. A. Kitchen, The Third Intermediate Period in Egypt (1100-650 BC), Warminster, 1986, p. 329 § 290 et n. 474 ; K. Jansen-Winkeln, Inschriften der Spätzeit, vol. I, p. 161 [6] 66. J.-L. Chappaz, « Une stèle de donation de Ramsès III », BSEG 27, 2005-2007, p. 5-19. En général, cf. D. Meeks dans E. Lipinski (éd.), State and Temple Economy in the Ancient Near East, vol. II, p. 605-687. 67. W. V. Davies, « La tombe de Sataimaou à Hagar Edfou », Égypte, Afrique & Orient 53, 2009, p. 25-40, surtout p. 34 et 36 fig. 12 ; Idem, « British Museum Epigraphic Expedition report on the 2006 season », ASAE 82, 2008, p. 39, 42 fig. 1. 68. Pour un cas de répartition des domaines appartenant à un prince entre son épouse et ses fils, cf. Urk. I 1617.
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nes des fils du roi ») donna lieu à une branche administrative spécifique sous l’Ancien Empire, avec son propre personnel administratif69. Bien qu’il soit très difficile d’étudier la composition et l’origine des biens détenus par un dignitaire égyptien70, notamment à titre privé (achats, héri69. Cf. les titres jmj-r prw msw nzwt « intendant des domaines des fils du roi », jmj-r prw msw nzwt m prwj « intendant des domaines des fils du roi dans le double domain » et jmj-r jxt msw nzwt m zpAwt ¥maw « intendant des biens des fils du roi dans les provinces de la Haute-Égypte » : D. Jones, An Index of Ancient Egyptian Titles, Epithets and Phrases of the Old Kingdom (BAR International Series, 866), Oxford, 2000, n° 513, 514 et 723, respectivement. À propos des msw nzwt, cf. M. Baud, Famille royale et pouvoir sous l’Ancien Empire égyptien (BdE, 126), Le Caire, 1999, p. 189-191 ; J. C. Moreno García, « Administration territoriale et organisation de l’espace en Egypte au troisième millénaire avant J.-C. (III-IV): nwt mAwt et Hwt-aAt », ZÄS 125, 1998, p. 50-51 ; Idem, ¡wt et le milieu rural égyptien du IIIe millénaire, p. 240 n. 135. 70. En Mésopotamie ancienne des documents tels que les confiscations des biens « publics » des dignitaires tombés en disgrâce ou décédés jettent une lumière sur les dimensions et la formation de leurs patrimoines ainsi que sur le rôle joué par la couronne lors de leur constitution : K. Maekawa, « Confiscation of private properties in the Ur III period: a study of é-dul-la and níg-ga », ASJ 18, 1996, p. 103-168 ; W. Heimpel, « Disposition of households of officials in Ur III and Mari », ASJ 19, 1998, p. 63-82 ; B. Lafont, « Fortunes, héritages et patrimoines dans la haute histoire mésopotamienne. A propos de quelques inventaires de biens mobiliers », dans C. Breniquet, C. Kepinski (éd.), Etudes mésopotamiennes. Recueil de textes offert à Jean-Louis Huot, Paris, 2001, p. 295-313 ; F. van Koppen, « Seized by royal order: the households of Sammêtar and other magnates at Mari », dans D. Charpin, J.-M. Durand (éd.), Florilegium Marianum, VI: Recueil d’études à la mémoire d’André Parrot (Mémoires de NABU, 7), Paris, 2002, p. 289-372 ; D. Charpin, « Archivage et classification : un récapitulatif des créances à Mari sous Zimrî-Lîm », dans R. D. Biggs, J. Myers, M. T. Roth (éd.), Proceedings of the 51st Rencontre Assyriologique Internationale (SAOC, 62), Chicago, 2008, p. 3-15. En Égypte, en revanche, les documents se contentent d’utiliser des formules stéréotypées pour désigner l’ensemble des biens affectés par le roi à un dignitaire, comme AHt rmT xt nb « le champ, les gens et toute chose » à l’Ancien Empire (Urk. I 12 :1, 7, 10 ; 13 :6, 11 ; 14 :2 ; 15 :5), de telle sorte que si un fonctionnaire contrevenait aux ordres royaux on lui confisquait, précisément, pr Aht rmT xt nb « sa maison, son champ, ses gens et tous ses biens » (Urk. I 172 :68), une pratique évoquée aussi par des sources postérieures : K. Sethe, Aegyptische Lesestücke zum Gebrauch im akademischen Unterricht, Leipzig, 1928, p. 98:19-21. Les textes deviennent plus abondantes pour les périodes tardives, comme dans le cas d’une archive démotique où un père transmet à ses
tages), les donations royales occupent une place éminente dans les sources conservées, sans qu’il soit possible, en revanche, de trouver les traces d’une aristocratie foncière héréditaire en Égypte ancienne. En outre, les dignitaires participaient aux activités des temples et du complexe funéraire royal, en marge de leurs autres fonctions administratives, et leurs services rituels étaient rémunérés avec des terres et des pourcentages des offrandes présentées lors des cultes71. Enfin, les inscriptions du Nouvel Empire indiquent souvent que les membres de la noblesse étaient affectés aux temples en tant que prêtres (Urk. IV 1674:10-11 ; 2029:9 ; 2120:9-11). Une autre caractéristique des élites palatines est que, apparemment, elles retrouvaient des difficultés pour consolider leurs lignées à long terme, à la différence des élites locales72. Celles-ci semblent avoir réussi à conserver des fils des types divers de terrains, des maisons et des serfs : A. Farid, « An unpublished early demotic family archive », dans K. Ryholt (éd.), Acts of the Seventh International Conference of Demotic Studies (CNI Publications, 27), Copenhagen, 2002, p. 185-205. 71. Urk. I 140:9-11 ; H. Goedicke, Königliche Dokumente aus dem Alten Reich, Wiesbaden, 1967, passim ; P. PosenerKrieger, Les archives du temple funéraire de Néferirkarê-Kakaï (les papyrus d’Abousir). Traduction et commentaire, 2 vols., Le Caire, 1976 ; Idem, « Les papyrus d’Abousir et l’économie des temples funéraires de l’Ancien Empire », dans E. Lipinski (ed.), State and Temple Economy in the Ancient Near East, vol. I, Louvain, 1979, p. 318-331 ; Idem, « Les nouveaux papyrus d’Abousir », JSSEA 13, 1983, p. 51-57 ; Idem, « Aspects économiques des nouveaux papyrus d’Abousir », dans S. Schoske (ed.), Akten des Vierten Internationalen Ägyptologen Kongresses, München, 1985, vol. IV, Hambourg, 1991, p. 167-176 ; P. Posener-Krieger, M. Verner, H. Vymazalová, The Pyramid Complex of Raneferef. The Papyrus Archive (Abusir, X), Prague, 2006. Les papyrus d’Ilahoun confirment la continuité de cette pratique au Moyen Empire. Pour des exemples de wab du Nouvel Empire remplissant d’autres rôles à part leurs activités rituelles, cf. J. J. Janssen, AoF 19, 1992, p. 18-19. 72. M. L. Bierbrier, The Late New Kingdom in Egypt (c. 1300-664 B.C.). A Genealogical and Chronological Investigation, Warminster, 1975 ; F. Payraudeau, « Une famille de généraux du domaine d’Amon sous la 21ème et 22ème dynasties (statue Caire JE 36742) », dans M. Eldamaty, M. Trad (éd.), Egyptian Museum Collections around the World : Studies for the Centennial of the Egyptian Museum, vol. 2, Le Caire, 2002, p. 917-928.
positions de pouvoir dans les temples locaux au cours de plusieurs générations, de telle sorte que certains sanctuaires ou certaines activités rituelles restèrent entre les mains de la même famille pendant de longs périodes de temps. Les généalogies du Ier millénaire attestent de cet enracinement local73, tout comme le cas des familles qui dominèrent les sanctuaires d’El-Hawawish, Coptos ou Elkab à l’Ancien Empire74, les inscriptions des gouverneurs d’Elkab à la Deuxième Période Intermédiaire75, voire les monuments des époques tardives76. Même la fonction de gouverneur local demeura souvent sous le contrôle de la même famille, comme l’attestent le décret de Pépi II à Balat, les inscriptions d’El-Hawawish, la généalogie d’un gouverneur de Meir, l’inscription de Khnoumhotep de Beni Hasan ou la Stèle juridique de Karnak77. En revanche, de telles 73. K. Jansen-Winkeln, « The relevance of genealogical information for Egyptian chronology », ÄuL 16 (2006), 257-273 ; Idem, « Die Entwicklung der genealogischen Informationen nach dem Neuen Reich », dans M. Fitzenreiter (éd.), Genealogie—Realität und Fiktion von Identität, p. 137145 ; M. L. Bierbrier, « Genealogy and chronology », dans E. Hornung, R. Krauss, D. A. Warburton (éd.), Ancient Egyptian Chronology (HdO, 83), Leiden-Boston, 2006, p. 3744. 74. J. C. Moreno García, « Temples, administration provinciale et élites locales en Haute-Egypte : la contribution des inscriptions rupestres pharaoniques de l’Ancien Empire », dans A. Gasse, V. Rondot (éd.), Séhel entre Egypte et Nubie. Inscriptions rupestres et graffiti de l’époque pharaonique (Orientalia Monspeliensa, 14), Montpellier, 2004, p. 7-22 ; Idem, « Deux familles de potentats provinciaux et les assises de leur pouvoir : Elkab et El-Hawawish sous la VIe dynastie », RdE 56, 2005, p. 95-128. 75. Ch. Bennett, « Genealogy and the chronology of the Second Intermediate Period », ÄuL 16, 2006, p. 231-243. 76. A. B. Lloyd, « The Egyptian elite in the early Ptolemaic period : some hieroglyphic evidence », dans D. Ogden (éd.), The Hellenistic World : New Perspectives, Londres, 2002, p. 117136. 77. Pour le décret de Pépi II trouvé à Balat, cf. L. Pantalacci, « Un décret de Pepi II en faveur des gouverneurs de l’oasis de Dakhla », BIFAO 85, 1985, p. 245-254 ; H. Goedicke, « The Pepi II decree from Dakhleh », BIFAO 89, 1989, p. 203-212. Pour les inscriptions d’El-Hawawish, cf. N. Kanawati, Akhmim in the Old Kingdom. Part I : Chronology and Administration (ACE Studies, 2), Sydney, 1992, ainsi que notre étude « Deux familles de potentats provinciaux et les assises
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continuités semblent plus difficiles à la capitale, probablement en raison du nombre bien plus considérable de fonctionnaires à cet endroit que dans une simple province, à la concurrence politique entre factions, aux promotions et destitutions liées à l’avènement d’un nouveau roi au trône ou à la cooptation de nouveaux candidats destinés à occuper des postes de responsabilité. En outre, la capitale était le cadre de luttes entre factions palatines, de la formation de clientèles autour des princes ou des grands personnages, de l’arrivée de nouveaux fonctionnaires d’origine provinciale, etc., ce qui favorisait la recomposition régulière des élites centrales de l’État, notamment en absence de grandes propriétés personnelles ou de bases de pouvoir autonomes susceptibles de soutenir des stratégies à long terme en marge de l’administration. Le contraste avec, par exemple, les sénateurs romains est notable. Voilà pourquoi, même si de grandes familles sont repérables dans les nécropoles royales (comme les Akhethotep/Ptahhotep ou les Sénedjemib de l’Ancien Empire), leur position n’était au but de comptes que celle de primus inter pares à la cour, à l’inverse des nomes, où les réseaux de clientélisme établis autour d’un nombre très restreint de familles puissantes favorisait la continuité des pouvoirs locaux dominants. En outre, la mortalité élevée était une menace toujours pressante pour l’avenir, même pour les familles les plus fortunées, de telle sorte que ses effets, unis aux partages héréditaires et à l’absence de grands patrimoines fonciers privés, fut probablement un obstacle considérable pour consolider ou pour transmettre des positions de de leur pouvoir : Elkab et El-Hawawish sous la VIe dynastie », RdE 56, 2005, p. 95-128. La scène avec plusieurs générations d’ancêtres d’un gouverneur de Meir apparaît dans A. M. Blackman, The Rock Tombs of Meir, vol. III, Londres, 1915, pl. X-XI, alors que la célèbre biographie de Khnoumhotep de Beni Hasan fut publiée par P. E. Newberry, Beni Hasan, vol. I, Londres, 1893, pl. 25-26. Enfin, pour la Stèle juridique, cf. P. Lacau, Une stèle juridique de Karnak (ASAE Supplément, 13), Le Caire, 1949.
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pouvoir à long terme78. On peut donc postuler que le sort des élites palatines dépendait étroitement de l’État, source d’honneurs, de revenus et de légitimation. Un phénomène qui bénéficiait simultanément le pharaon et les stratégies individuelles de réussite de l’élite palatine était la lutte entre factions. L’existence du harem royal, source de nombreux candidats au trône, les recompositions périodiques de la cour selon la volonté des souverains, la concurrence entre courtisans, les rivalités entre familles nobles pour placer leurs candidats aux postes les plus convoités ou influents et, surtout, la compétition pour obtenir des fonctions proches du souverain79, ouvraient la voie à la promotion ou à la disgrâce d’un dignitaire. La carrière d’Ouni d’Abydos est exemplaire à ce propos en ce qu’elle révèle l’importance, pour avancer dans la hiérarchie de l’État, des origines sociales élevées et la nécessité de se situer « du bon côté » dans un contexte troublé de complots palatins, de jugement d’une reine et de destitutions de courtisans80. Cependant 78. Pour un parallèle historique, cf. l’étude fondamentale de R. P. Saller, Patriarchy, Property and Death in the Roman Family, Cambridge, 1994, ainsi que W. Jongman, « A golden age. Death, money supply and social succession in the Roman Empire », dans E. Lo Cascio (éd.), Credito e moneta nel mondo romano (Pragmateiai, 8), Bari, 2003, p. 181-196 ; P. F. Bang, The Roman Bazaar. A Comparative Study of Trade and Markets in a Tributary Empire, Cambridge, 2008, p. 93-110 ; K. Hopkins, « The political economy of the Roman empire », dans I. Morris, W. Scheidel (éd.), The Dynamics of Ancient Empires. State Power from Assyria to Byzantium, Oxford, 2009, p. 188-190 ; J. Andreau, H. Bruhns (éd.), Parenté et stratégies familiales dans l’Antiquité romaine, Rome, 1990. 79. Pensons, par exemple, au conseil royal : J. C. Moreno García, Études sur l’administration, le pouvoir et l’idéologie, p. 93-145. De nouvelles attestations du sx(w) ¡r « le conseil d’Horus », dans E.-S. Mahfouz, « Amenemehat III au Ouadi Gawasis », BIFAO 108, 2008, p. 256-257, 272-273 ; S. Kubisch, Lebensbilder der 2. Zwischenzeit. Biographische Inschriften der 13.17. Dynastie (SDAIK, 34), Berlin-New York, 2008, p. 335-337. Cf. aussi une énumération de plusieurs catégories de courtisans qui comprennait aussi les Snjjt ¡r m aH.f « les nobles d’Horus dans son palais » (Urk. IV 1380:12-16). 80. J. Richards, « Text and context in late Old Kingdom Egypt : the archaeology and historiography of Weni the
les conflits étaient souvent fort ritualisés dans le cadre d’une culture de Cour qui privilégiait la rhétorique, l’étiquette (pensons aux parutions publiques du pharaon pour récompenser ses dignitaires les plus efficaces ou le protocole entourant les activités du vizir décrit dans les Instructions du Vizir) et un accès très ritualisé au souverain, comme l’attestent les inscriptions de Raour ou d’autres encore de l’Ancien Empire81. La distinction entre titres de fonction et titres honorifiques renvoie justement à ce système, où elder », JARCE 39, 2002, p. 75-102. Pour d’autres exemples de l’Ancien Empire, cf. J. C. Moreno García, « Review of Naguib Kanawati, Mahmud Abder-Raziq, The Teti Cemetery at Saqqara. Volume VI: The Tomb of Nikauisesi (The Australian Centre for Egyptology: Reports 14), Warminster 2000 », BiOr 59, 2002, p. 509-520 ; Idem, « Review of Naguib Kanawati, Mahmud Abder-Raziq, The Teti Cemetery at Saqqara. Volume VII: The Tombs of Shepsipuptah, Mereri (Merinebti), Hefi and Others, Warminster, 2001 », BiOr 60, 2003, p. 341-348 ; Idem, « La tombe de MHw à Saqqara », CdE 161-162, 2006, p. 128-135. 81. À propos de l’inscription de Raour, cf. J. P. Allen, « Re‘wer’s accident », dans A. B. Lloyd (éd.), Studies in Pharaonic Religion and Society in Honour of J. Gwyn Griffiths, Londres, 1992, p. 14-20 ; C. Peust, « Der Vorfall des Rawer », dans B. Janowski, G. Wilhelm (éd.), Texte aus der Umwelt des Alten Testaments. Band 1 : Texte zum Rechts- und Wirtschaftsleben, Gütersloh, 2004, p. 218-219 ; M. Baud, « The birth of biography in ancient Egypt. Text format and content in the IVth Dynasty », dans S. J. Seidlmayer (éd.), Texte und Denkmäler des ägyptischen Alten Reiches (Thesaurus Linguae Aegyptiae, 3), Berlin, 2005, p. 112-114. Quant à la culture de Cour, cf. L. Coulon, « La rhétorique et ses fictions. Pouvoirs et duplicité du discours à travers la littérature égyptienne du Moyen et du Nouvel Empire », BIFAO 99, 1999, p. 103-132 ; Idem, « Cour, courtisans et modèles éducatifs au Moyen Empire », Egypte, Afrique et Orient 26, 2002, p. 9-20 ; R. Gundlach, A. Klug (éd.), Der ägyptische Hof des Neuen Reiches. Seine Gesellschaft und Kultur im Spannungsfeld zwischen Innen- und Außenpolitik, Wiesbaden, 2006 ; R. Gundlach, Ch. Raedler, S. Roth, « Der ägyptische Hof im Kontakt mit seiner vorderasiatischen Nachbarn : Gesandte und Gesandtschaftswesen in der Zeit Ramses’ II », dans W. Bisang, T. Bierschenk, D. Kreikenbom, U. Verhoeven (éd.), Prozesse des Wandels in historischen Spannungsfeldern Nordostafrikas/Westasiens (Kulturelle und sprachliche Kontakte, 2), Würzburg, 2005, p. 39-68 ; K. Spence, « Court and palace in ancient Egypt : the Amarna period and later Eighteenth Dynasty », dans A. J. S. Spawforth (éd.), The Court and Court Society in Ancient Monarchies, Cambridge, 2007, p. 267-328 ; R. Gundlach, J. H. Taylor (éd.), Egyptian Royal Residences. 4th Symposium of Egyptian Royal Ideology (Königtum, Staat und Gesellschaft Früher Hochkulturen, 4,1), Wiesbaden, 2009.
des titres de la plus haute importance administrative devenaient honorifiques dans certains contextes – pensons à Nbt, la dame devenue la belle-mère de Pépi Ier et qui fut honorée avec le titre de vizir82 – tandis que, à l’inverse, les tombes somptueuses de certains courtisans trahissent l’exercice de fonctions bien plus remarquables que celles suggérées par leurs titres, sans relief particulier, comme dans le cas de quelques coiffeurs de la Ve dynastie83. Toutes ces considérations révèlent en définitive la stratification interne des élites palatines, exprimée surtout dans les sagesses et leurs descriptions détaillées du protocole à suivre par un scribe à l’égard de ses supérieurs84. Cette hiérarchie était renforcée par l’existence de réseaux de clientélisme, contrôlés par des courtisans ou dignitaires éminentes et dont le fonctionnement devient bien visible à l’occasion des conflits, comme le montrent le récit de l’Oasien, mais aussi le papyrus Rylands IX ou le dossier judiciaire relatif au pillage des tombes royales au Nouvel Empire85. Ces réseaux constituaient des circuits parallèles et complémentaires de circulation de l’information, d’exercice de l’autorité et de cooptation des membres des sub-élites, reliant ainsi l’ensemble des secteurs constituant la classe 82. H. G. Fischer, Varia (Egyptian Studies, 1), New York, 1976, p. 74-75. 83. Cf., par exemple, A. M. Moussa, H. Altenmüller, Das Grab des Nianchchnum und Chnumhotep (AVDAIK, 21), Mainz am Rhein, 1977. 84. A propos de la hiérarchie interne des élites et les rapports de clientélisme, cf. P. Vernus, « Le discours politique de l’Enseignement de Ptahhotep », dans J. Assmann, E. Blumenthal (éd.), Literatur und Politik im pharaonischen und ptolemäischen Ägypten (BdE, 127), Le Caire, 1999, p. 139152 ; Idem, Sagesses de l’Egypte pharaonique, Paris, 2001 ; A. M. Gnirs, « The language of corruption: on rich and poor in the Eloquent Peasant », dans A. M. Gnirs (éd.), Reading the Eloquent Peasant (Lingua Ægyptia, 8), Göttingen, 2000, p. 125-155. 85. Cf., respectivement, G. Vittmann, Der demotische Papyrus Rylands 9 (ÄAT, 38), Wiesbaden, 1998, et T. E. Peet, The Great Tomb Robberies of the Twentieth Egyptian Dynasty, Oxford, 1930.
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dominante du pays86. Dans ce milieu dominé par les relations personnelles, le rôle du roi en tant qu’arbitre entre factions et source de légitimité lui permettait de conserver une position centrale et de façonner les élites centrales en choisissant ses conseillers parmi ses hommes de confiance. En revanche, les complots, les intrigues, la corruption, avec en corollaire les tentatives de régicide, constituaient la contrepartie du système, comme l’attestent les autobiographies (Ouni), la tradition historiographique (à propos de Téti), les textes sapientiaux (Enseignement d’Amménémès I), la littérature (Sinouhé) ou les actes judiciaires (à propos du complot de Ramsès III)87. Les fouilles en cours dans la nécropole de Téti à Saqqara illustrent les conflits, les stratégies de pouvoir et les recompositions des élites palatines à une période précise, celle de la fin de la Ve dynastie et du début de la VIe, quand une nouvelle lignée de pharaons arriva au trône de l’Égypte. Les élites provinciales devinrent alors plus visibles dans les institutions de l’État, une reine fut jugée et des xntjw-S destitués, de nombreux cas de damnatio memoriæ sont attestés dans le cimetière, certaines dames jouèrent un rôle exceptionnel à la cour (comme la reine 86. Cf. la déclaration de ¡zj décrivant ses promotions dans la hiérarchie des scribes grâce uniquement à son talent et à son habilité njj wnt HA(j) nb « sans qu’il y ait aucun protecteur » (N. Kanawati, M. Abder-Raziq, The Teti Cemetery at Saqqara, vol. V : The Tomb of Hesi (ACE‑Reports, 13), Warminster, 1999, p. 37-38, pl. 33, 59). Pour des déclarations similaires de la période Ramesside, cf. KRI III 337:3 ; oDeM 1638, 6-7=H.-W. Fischer-Elfert, Literarische Ostraka der Ramessidenzeit in Übersetzung (KÄT), Wiesbaden, 1986, p. 70-71 [7-8], 72[g]. Sur l’importance du patronage et son fonctionnement, cf. les exemples étudiés dans M. Chauveau, « Administration centrale et autorités locales d’Amasis à Darius », Méditerranées 24, 2000, p. 99-109. 87. Cf. l’excellente étude de P. Vernus, Affaires et scandales sous les Ramsès. La crise des valeurs dans l’Égypte du Nouvel Empire, Paris, 1993, ainsi que S. Redford, The Harem Conspiracy : The Murder of Ramesses III, DeKalb, 2002 ; S. Köthen-Welpot, « Überlegungen zu den Harimsverschwörungen », dans D. Bröckelmann, A. Klug (éd.), In Pharaos Staat. Festschrift für Rolf Gundlach zum 75. Geburtstag, Wiesbaden, 2006, p. 103126.
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Ankhnesenpépy II) ou en province (comme Nebet d’Abydos), de jeunes dignitaires accédèrent à des postes clé de l’État alors que la multiplication du nombre de vizirs (tAjtj zAb TAtj) et de responsables du bureau du vizir (jmj-r Hwt-wrt) sous les règnes de Téti et de Pépi Ier trahit une succession rapide dans l’exercice de ces fonctions88. C’est dans ce contexte troublé que l’on peut mieux saisir les stratégies suivies tant par le roi que par certains secteurs des élites afin de consolider leur pouvoir au moyen d’une collaboration mutuellement satisfaisante, notamment dans le cas des dignitaires provinciaux qui réussirent dans l’administration centrale sous les ordres de Téti et de Pépi Ier. MHw, probablement naturel de Mendès, fut à l’origine d’une lignée de vizirs malgré sa condition modeste de HoA Hwt (un titre rarissime parmi les hauts dignitaires memphites), vraisemblablement grâce à ses liens avec la mère royale ZSzSt et avec ¥psj-pw-PtH, époux d’une fille de Téti, et grâce aussi à son mariage avec la princesse Nfr-kAw.s:Nbt. Le vizir Wnj d’Abydos, fils et père de vizirs, issu d’une famille provinciale puissante, réussit à consolider une position privilégiée grâce à ses capacités comme administrateur et au soutien accordé par les premiers souverains de la VIe dynastie89. §tj: KA.j-Hp, fils cadet de la famille de gouverneurs d’El-Hawawish, exerça des fonctions importantes à Memphis avant de rentrer dans sa province après le (probable) décès prématuré de son frère 88. Pour une interprétation d’ensemble de la période, à la lumière des nouvelles découvertes, cf. N. Kanawati, Conspiracies in the Egyptian Palace: Unis to Pepi I, Londres-New York, 2003 ; J. C. Moreno García, BiOr. 59, 2002, p. 509-520 ; Idem, BiOr. 60 (2003), 341-348 ; Idem dans A. Gasse, V. Rondot (éd.), Séhel entre Egypte et Nubie, p. 7-22 ; Idem, « Deux familles de potentats provinciaux et les assises de leur pouvoir : Elkab et El-Hawawish sous la VIe dynastie », RdE 56, 2005, p. 95-128 ; Idem, « La tombe de MHw à Saqqara », CdE 161-162, 2006, p. 128-135. 89. J. Richards, « The Abydos cemeteries in the late Old Kingdom », dans Z. Hawass (éd.), Egyptology at the Dawn of the Twenty-first Century. Vol. 1: Archaeology (ICE, 8), Le Caire, 2003, p. 400-407.
aîné, lui-même nomarque ; le but était sans doute de reprendre le contrôle exercé traditionnellement par sa famille sur les fonctions de nomarque et de chef du sanctuaire local de Min. Enfin, OAr d’Edfou, fils d’un vizir et envoyé à Memphis pour être éduqué avec les fils des grands du pays, retourna par la suite dans son nome investi de l’autorité de gouverneur provincial ; son cas illustre l’importance de l’éducation des fils des élites locales à la capitale, dans le but de former les futurs dirigeants à la Résidence royale, en compagnie des princes. C’est dans ce milieu que les pharaons choisissaient leurs collaborateurs de confiance90. Ces exemples indiquent que les rois du début de la VIe dynastie ont fondé une partie de leur autorité sur le soutien des familles des magnats provinciaux, contribuant ainsi à élargir les rangs de l’élite centrale grâce à la promotion des potentats des nomes. D’autres indices suggèrent l’arrivée au vizirat de dignitaires sans lien apparent avec les grandes familles memphites actives surtout sous les règnes des pharaons antérieurs. Un autre élément capital dans la constitution de ce « noyau dur » des élites centrales sont les mariages dynastiques des pharaons de la VIe dynastie, quand des princesses épousèrent de hauts dignitaires et, inversement, des femmes d’origine provinciale devinrent reines. De telles stratégies ne sont pas, certes, exclusives de la VIe dynastie puisqu’elles sont repérables plus tard. Il suffit d’évoquer les alliances entre la famille royale thébaine et les potentats d’Elkab et d’Edfou à la XVIIe dynastie91, ou le rôle joué par certaines familles puissantes d’Akhmim à la 90. Cf. aussi, parmi d’autres exemples, les Annales du prince Osorkon, col. 37=R. A. Caminos, The Chronicle of Prince Osorkon (Analecta Orientalia, 37), Rome, 1958, p. 51 ; K. Jansen-Winkeln, Inschriften der Spätzeit, vol. I, Wiesbaden, 2007, p. 165. 91. A. J. Spalinger, « Remarks on the family of queen H‘.s-nbw and the problem of kingship in Dynasty XIII », RdE 32, 1980, p. 95-116 ; D. Farout, « Trois nouveaux monuments de la famille des gouverneurs d’Edfou à la Deuxième Période Intermédiaire », RdE 58, 2007, p. 41-70, pl. 9-15.
fin de la XVIIIe dynastie, quand elles s’apparentèrent à la famille royal et fournirent de hauts dignitaires au royaume92, sans oublier les alliances matrimoniales entre la famille des Grandes Prêtres d’Amon et les élites locales à la fin du IIe millénaire93. Enfin, le roi pouvait nommer ses fils à la tête des principales fonctions du royaume, comme dans le cas d’une statue d’Osorkon II où le souverain proclame que ses descendants deviendront grands chefs de l’Égypte (HoAw aAw n Kmt), premiers prophètes d’Amon-Rê et même grandes chefs libyens (wrw aAw n MA) et grands chefs des peuples étrangers, tout en exprimant son souhait que ses fils soient confirmés dans les nouvelles positions qu’il leur a accordées et en évitant que le frère devienne jaloux du frère94.
Les élites provinciales et leurs particularités Les courtisans et les fonctionnaires ne représentaient qu’une partie des élites du pays. D’autres secteurs étaient constitués par des catégories sociales difficiles à quantifier et à définir puisqu’elles sont à peine documentées, bien que leurs décisions et leur collaboration avec les 92. Cf. le cas de la reine Tiyi, épouse d’Aménophis III, dont les parents n’appartenaient pas à la famille royale : Th. M. Davis, G. Maspero, P. Newberry, The Tomb of Iouiya and Touiyou, Londres, 1907 ; J. E. Quibell, The Tomb of Yuaa and Thuiu, Le Caire, 1908. D’autres dignitaires akhmimites exercèrent des fonctions importantes à la Cour à cette époque-là : B. G. Ockinga, A Tomb from the Reign of Tutankhamun at Awad Azzaz (Akhmim) (ACE-Reports, 10), Warminster, 1997. Enfin, des traces des activités de construction d’Akhenaton dans la province ont été repérées récemment : Y. El-Masry, « New evidence for building activity of Akhenaten in Akhmim », MDAIK 58, 2002, p. 391-398, pl. 40-41. Pour une vision d’ensemble, cf. Ch. Herrera, « De la KV 46 aux nécropoles d’Akhmîm. À la recherche de l’élite « akhmîmy» du Nouvel Empire », Égypte, Afrique & Orient 50, 2008, p. 37-46. 93. M. L. Bierbrier, The Late New Kingdom in Egypt, Warminster, 1975, p. 54-91 ; K. A. Kitchen, The Third Intermediate Period in Egypt (1100-650 BC), Warminster, 1986², p. 195-224. 94. H. K. Jacquet-Gordon, « The inscriptions on the Philadelphia-Cairo statue of Osorkon II », JEA 46, 1960, p. 12-23.
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appareils du gouvernement soient indispensables pour le fonctionnement de l’État ou, tout simplement, pour l’exercice de l’autorité royale. Ainsi, à côté des dignitaires de la couronne en province, porteurs de titres de rang et de fonction et intégrés dans la hiérarchie administrative du royaume, on trouve des potentats et des subélites formées par les chefs de village, les administrateurs des biens des magnats, des paysans riches, etc. Ils jouaient le rôle d’intermédiaires entre la couronne et les paysans malgré le fait qu’ils ne portent pas de titres administratifs officiels. En outre, leur condition de potentats et d’autorités locales mettait entre leurs mains une influence considérable, fondée sur des réseaux informels de pouvoir et de clientélisme et sur la connaissance des coutumes locales. Ces secteurs de la population participaient dans un moindre degré de la culture et des valeurs de l’idéologie dominante, bien qu’ils en acceptent certaines de ses manifestations en tant que marques de prestige et d’élévation sociale. En effet, que ces secteurs de la population, de condition aisée mais n’appartenant pas à l’administration de l’État, commencent à utiliser des objets prestigieux (statues, stèles, objets inscrits, sarcophages décorés, etc.), ou à assimiler des pratiques réservées jusqu’alors à l’élite centrale (cultes officiels, inhumations dans des tombes élaborées), exprime à la fois leur conscience d’appartenance à une certaine élite et l’acceptation des symboles de la culture palatine et des notions idéologiques et de pouvoir qui y étaient attachées. On peut évoquer à ce propos le cas, par exemple, de deux chefs de village de l’Ancien Empire propriétaires (fait exceptionnel) de statues inscrites95 ; la statue 95. J. C. Moreno García, « ¡oAw « jefes, gobernadores» y élites rurales en el III milenio antes de Cristo. Reflexiones acerca de algunas estatuas del Imperio Antiguo », dans J. Cervelló Autuori, A. J. Quevedo Alvarez (éd.), …Ir a buscar leña. Estudios dedicados al profesor Jesús López, Barcelone, 2001, p. 141-154 ; A. O. Bolshakov, « anx-wD.s : St. Petersburg – Cambridge », GM 188, 2002, p. 21-48 ; Idem, Studies on Old Kingdom Reliefs and Sculpture in the Hermitage (ÄA, 67),
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en bois de Ja-jb, un simple Hm-nzwt 96 ; les chaouabtis, les cônes funéraires ou les faucilles rituelles appartenant à des jHwtjw au Nouvel Empire97 ; les monuments (chapelles, stèles) érigés autour du temple d’Abydos, au Moyen Empire, par des individus ne portant aucun titre et n’appartenant pas à l’appareil de l’État, mais qui étaient assez riches pour se procurer des objets prestigieux typiques de l’élite98 ; les statues, sarcophages et objets divers inhumés dans de simples puits funéraires Wiesbaden, 2005, p. 17-32, pl. 1-8. 96. Statue Brooklyn Museum 16.580.196=T. G. H. James, Corpus of Hieroglyphic Inscriptions in the Brooklyn Museum, vol. I, New York, 1974, p. 41[95], pl. 33[95]. Cette statue date de la XIIe dynastie. 97. Cf. T. G. H. James, Corpus of Hieroglyphic Inscriptions in the Brooklyn Museum, I (Brooklyn: The Brooklyn Museum, 1974), 82 [190], pl. 8, 49 ; E. R. Ayrton, C. T. Currelly, A. E. P. Weigall, Abydos, III (Londres: Egypt Exploration Society, 1904), pl. 22 [3] ; N. de G. Davies, F. L. Macadam, A Corpus of Inscribed Egyptian Funerary Cones (Oxford: Griffith Institute, 1957), #462. Cf. aussi F. Poole, « Rapporti di dipendenza e ideologia funeraria. L’ushebty, immagine al contempo dello schiavo e del padrone », Annali dell’Istituto Universitario Orientale di Napoli 57, 1997, p. 375-404, pl. I-II ; Idem, « Slave or double? A reconsideration of the conception of the shabti in the New Kingdom and the Third Intermediate Period », dans Ch. J. Eyre (éd.), Proceedings of the Seventh International Congress of Egyptologists (OLA, 82), Louvain, 1998, p. 893901 ; Idem, « Social implications of the shabti custom in the New Kingdom », dans R. Pirelli (éd.), Egyptological Studies for Claudio Barocas (Istituto Universitario Orientale — Serie Egittologica, 1), Naples, 1999, p. 95-113. 98. D. O’Connor, « The ‘cenotaphs’ of the Middle Kingdom at Abydos », dans P. Posener-Krieger (éd.), Mélanges Gamal Eddin Mokhtar, II (BdE, 97/2), Le Caire, 1985, p. 161177 ; J. E. Richards, « Ancient egyptian mortuary practice and the study of socioeconomic differentiation », dans J. Lustig (éd.), Anthropology and Egyptology. A Developing Dialogue (Monographs in Mediterranean Archaeology, 8), Sheffield, 1997, p. 33-42. Un autre exemple dans J. Richards, « The μ50 group and the Abydos cemeteries during the Middle Kingdom », dans K. N. Sowada, B. G. Ockinga (éd.), Egyptian Art in the Nicholson Museum, Sydney, Sydney, 2006, p. 225-240. En général, cf. du même auteur Society and Death in Ancient Egypt. Mortuary Landscapes of the Middle Kingdom, Cambridge, 2005, ainsi que K. Wada, « Provincial society and cemetery organization in the New Kingdom », SAK 36, 2007, p. 347389. Cf. aussi K. M. Cooney, The Cost of Death. The Social and Economic Values of Ancient Egyptian Funerary Art in the Ramesside Period (Egyptologische Uitgaven, 22), Leiden, 2007.
à côté de leurs propriétaires99 ; ou, enfin, certaines inhumations appartenant vraisemblablement à des paysans riches100. D’autres fois, l’analyse des tombes des simples particuliers révèle l’existence de différences notables de richesse au sein des populations campagnardes101, ainsi que la stratification interne des élites locales, avec des dignitaires inhumés dans des tombes décorées, des particuliers riches ensevelis dans des mastabas collectives (bien qu’ils ne soient pas de fonctionnaires) et des individus de condition modeste ne pouvant se permettre qu’un petit puits creusé dans le désert102. Néanmoins l’absence de références textuelles ou de vestiges matériaux relatifs aux élites provinciales ne diminue en rien leur importance. Les graffiti de Khor el-Aquiba, datés de la IVe dynastie, prouvent l’existence de magnats provinciaux invisibles dans le registre archéologique de leurs nomes, mais qui collaboraient pourtant avec la couronne en accomplissant des 99. J. C. Moreno García, « Élites et pratiques funéraires dans la nécropole de Téti à la fin du IIIe millénaire », CdE 157-158, 2004, p. 104-121. 100. W. Grajetzki, The Middle Kingdom of Ancient Egypt : History, Archaeology and Society, Londres, 2006, p. 149-151. 101. Le recours à l’archéologie s’avère indispensable afin de détecter les secteurs aisés de la société locale à partir de la culture matérielle des nécropoles. Cf., par exemple, l’intelligente combinaison des vestiges archéologiques avec les données du papyrus Wilbour dans K. Woda, « Provincial society and cemetery organization in the New Kingdom », SAK 36, 2007, p. 349-389. 102. S. J. Seidlmayer, « Die Ikonographie des Todes », dans H. Willems (éd.), Social Aspects of Funerary Culture in the Egyptian Old and Middle Kingdoms (OLA, 103), Louvain, 2001, p. 205-252 ; Idem, « Vom Sterben der kleinen Leute : Tod und Bestattung in der sozialen Grundschicht am Ende des Alten Reiches », dans H. Guksch, E. Hofmann, M. Bommas (éd.), Grab und Totenkult im Alten Ägypten, Munich, 2003, p. 60-74. Cf. aussi le cas des élites d’Éléphantine qui importaient directement des biens de luxe en provenance du Levant entre la fin de la Ve dynastie et le milieu de la VIe : I. Forstner-Müller, D. Raue, « Elephantine and the Levant », dans E.-M. Engel, V. Müller, U. Hartung (éd.), Zeichen aus dem Sand. Streiflichter aus Ägyptens Geschichte zu Ehren von Günter Dreyer (MENES, 5), Wiesbaden, 2008, p. 127-148.
missions loin de leur foyer103. Il faut par conséquent accepter que les potentats des nomes avaient un accès restreint à la culture palatine, soumis en plus à des rythmes historiques variables, de telle sorte que les monuments communément associés aux administrateurs du roi dans la région memphite (sarcophages inscrits, statues, stèles, mastabas, etc.) furent rarement utilisés par les élites locales avant la VIe dynastie, pour des raisons que nous ignorons (décorum ? préférence pour les valeurs locales ? diffusion limitée aux personnes apparentées à la famille royale, comme à Hammamiya ?). La découverte récente de grandes mastabas et d’hypogées de la III dynastie dans diverses localités de la HauteÉgypte (Thèbes, Elkab et Nouayrat, à proximité de Zaouyet el-Mayetin)104, atteste l’existence de potentats provinciaux qui utilisèrent le même type de monuments que leur collègues memphites. Ensuite, les sources deviennent pratiquement muettes, à de rares exceptions près, jusqu’à la fin 103. Les rx nzwt ¢a-bAw-Bt et ZA-jb, de la IVe dynastie et provenant, respectivement, des nomes XVII et XXI de la Haute Egypte, ont commandé des expéditions en Nubie : J. López, RdE 19, 1967, p. 51-66. D’autres rx nzwt des nomes du Delta sont cités dans les papyrus d’Abousir, de la Ve dynastie, mais les traces des possibles monuments leur appartenant ne sont attestées ni à Memphis ni dans les nomes qu’ils administrèrent : P. Posener-Krieger, Les archives du temple funéraire de Néferirkarê-Kakaï (les papyrus d’Abousir), vol. 2 (BdE, 65/2), Le Caire, 1976, p 594-595. 104. S. Hendrickx, D. Huyge, « Elkab, 1993. Tombes rupestres de l’Ancien Empire », Bulletin de Liaison du Groupe International d’Etude de la Céramique Egyptienne 18, 1994, p. 50-56 ; Idem, « Elkab, 1995. Tombes rupestres de l’Ancien Empire », Bulletin de Liaison du Groupe International d’Etude de la Céramique Egyptienne 20, 1997, p. 36-44 ; D. Wildung, « La Haute-Egypte, un style particulier de la statuaire de l’Ancien Empire ? », dans Ch. Ziegler (éd.), L’art de l’Ancien Empire Egyptien, Paris, 1999, p. 335-353 ; L. Limme, « Report on the archaeological work at Elkab : 1999 Season », ASAE 75, 1999-2000, p. 107-111, pl. 1-2 ; L. Limme, « L’Elkab de l’Ancien Empire », BSFE 149, 2000, p. 14-31 ; G. Vörös, « Hungarian excavations on Thot Hill at the temple of pharaoh Montuhotep Sankhkara in Thebes (1995-1998) », dans H. Beinlich, J. Hallof, H. Hurry, Ch. von Pfeil (éd.), 5. Ägyptologische Tempeltagung, Würzburg, 23.-26. September 1999 (ÄAT, 33), Wiesbaden, 2002, p. 207. Pour le cas de Nouayrat, cf. H. Willems, Les Textes des Sarcophages et la démocratie, p. 82.
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de la Ve dynastie. En tout cas, il est loisible d’imaginer que les relations entre les magnats provinciaux et la cour suivaient le modèle connu par les récits autobiographiques de la VIe dynastie105 et de la Première Période Intermédiaire106, par les textes littéraires du Moyen Empire107 ou par les documents du Nouvel Empire, selon lequel les fils des notables provinciaux étaient amenés à la capitale pour être éduqués en compagnie des princes avant de revenir dans leurs régions d’origine investis d’une responsabilité administrative108. Les mariages entre les membres de la famille royale et les potentats provinciaux, tout comme l’accès de ces derniers à des postes de responsabilité ou à l’exercice d’activités rituelles dans les monuments royaux attestent la fluidité des contacts entre la cour et les grandes familles des nomes. Il faut donc insister sur le fait que les tombes décorées et les monuments inscrits des nomes ne concernent qu’une partie des élites locales. Au-dessous des familles puissantes provincia105. Cf. Urk. I 51:16 : « il fut éduqué parmi les enfants royaux, dans le palais du roi, dans le harem royal » ; Urk. I 251 :12 : « je fus nommé Ami Unique sous la Majesté de Pépi [Ier], et quand on m’a conféré le rang d’Ami Unique je fus introduit au Domaine Royal, honneur qui n’avait jamais été accordé à quiconque » ; Urk. I 254 :1 : « je fus amené à Pépy pour être élevé parmi les enfants des chefs ». Probablement il faut interpréter en ce sens un passage de la stèle de ¢ntj-kAw-Ppjj, gouverneur de l’oasis de Dakhla : « c’est quand je n’étais qu’un jeune qui nouais le bandeau parmi les grands que je fus nomminé pour la fonction de gouverneur de l’oasis » (J. Osing et alii, Denkmäler der Oase Dachla (AVDAIK, 28), Mayence, 1976, p. 29-33 [27], pl. 6, 60. 106. Cf. Siout V:22-24 : « il lui a été donné une formation de nageur en compagnie des fils du roi. Je suis un juste de caractère, libre d’inimité pour son seigneur, qui m’avait élevé comme un fils. Siout est content de mon avis, Héracléopolis prie dieu pour moi et la Haute et la Basse-Égypte proclament : il est un élève du roi ! » (=H. Brunner, Die Texte aus den Gräbern der Herakleopolitenzeit von Siut (ÄFo, 5), Glückstadt, 1937, p. 67). 107. Cf. pSallier IV:1 : « or donc, il était en train de descendre le fleuve vers la Résidence pour le mettre à l’école de l’écriture, parmi les enfants des hauts dirigeants, l’élite de la Résidence » (=W. Helck, Die Lehre des ¨wA-£tjj, Wiesbaden, 1970). 108. J. C. Moreno García, Études sur l’administration, le pouvoir et l’idéologie en Égypte, de l’Ancien au Moyen Empire (Ægyptiaca Leodiensia, 4), Liège, 1997, p. 112, 116 n. 363.
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les, liées étroitement au palais royal, les sources révèlent l’existence de sub-élites au service de l’État ou des magnats locaux109. Que le prêtre ¤bk-aA se vante d’avoir travaillé pour des nobles et des intendants de la Haute-Égypte, c’est-àdire pour les membres les plus éminents de la société provinciale, n’a rien d’extraordinaire en soi110. Mais que d’autres prêtres ou même des scribes proclament avec fierté les services rendus à de simples gouverneurs de village (HoAw), à des chefs (Hrjw-tp) ou à des administrateurs (jmjw-r pr)111 est un indice qui plaide à faveur de l’estime sociale dont jouissaient ces personnages, une estime et une importance souvent masquées par leur représentation stéréotypée et par les formules banales les évoquant dans les monuments des élites palatines. L’existence simultanée de plusieurs « chefs » dans la même province, exerçant une autorité imprécise mais recevant les ordres du souverain, plaide dans le même sens112. Enfin, l’archéologie funéraire de la Première Période Intermédiaire révèle l’existence de tombes provinciales dépourvues d’inscriptions mais entourées d’inhumations secondaires, un autre indice de la présence d’individus prestigieux à la tête de clans ou de réseaux de clientélisme mais qui n’ont pas laissé de trace dans les sources écrites113. Dans le cas des chefs de village (HoA nwt, HAtj-a d’un village), ils sont souvent présentés dans les 109. J. C. Moreno García, « Élites provinciales, transformations sociales et idéologie à la fin de l’Ancien Empire et à la Première Période Intermédiaire », dans L. Pantalacci, C. Berger-El-Naggar (éd.), Des Néferkarê aux Montouhotep. Travaux archéologiques en cours sur la fin de la VIe dynastie et la Première Période Intermédiare (TMO, 40), Lyon, 2005, p. 215228. 110. HTBM I1, pl. 54. 111. J. J. Clère, J. Vandier, TPPI, p. 1 [1], 2-3 [3] ; J. Černy, JEA 47, 1961, p. 5-9, pl. 1. 112. J. C. Moreno García dans L. Pantalacci, C. Berger-ElNaggar (éd.), Des Néferkarê aux Montouhotep, p. 222-223. 113. S. J. Seidlmayer, Gräberfelder aus dem Übergang vom Alten zum Mittleren Reich : Studien zur Archäologie der Ersten Zwischenzeit (SAGA, 1), Heidelberg, 1990.
textes administratifs en tant qu’intermédiaires entre, d’une part, le roi et ses agents et, d’autre part, les paysans, notamment dans le cadre de l’application des ordres royaux, de la mise en valeur des terres de l’État, du prélèvement des impôts ou de la réalisation des corvées, comme l’attestent les papyrus de Gébélein, les décrets de Coptos, les scènes des mastabas de l’Ancien Empire, la statue du scribe du temple d’Éléphantine £nmw-Htp114, le papyrus Valençay I115, les Instructions du Vizir116, la scène de taxation de la tombe de Rêkhmirê117, le décret de taxation du temple d’Aton à Karnak118, le papyrus Turin 1895+2006119, ou les sagesses démotiques120 sans oublier qu’ils assuraient aussi le ravitaillement des débarcadères fréquentés par les agents du roi121. Pourtant, ils sont pratiquement invisibles dans le registre épigraphique et archéologique122. Nous sommes mal renseignés aussi sur leur arrivée à la condition de chefs d’une localité ; un graffito trouvé à Sayala, en Nubie, et daté de la fin du 114. Statue Louvre AF 9913=E. Delange, Catalogue des statues égyptiennes du Moyen Empire, 2060-1560 avant J.-C., Paris, 1987, p. 220-223. 115. A. H. Gardiner, « A protest agains unjustified taxdemands », RdE 6, 1951, p. 115-133. 116. Urk. IV 1113:3-5 ; 1115:12=G. P. F. van den Boorn, The Duties of the Vizier, p. 234, 286-287. 117. N. de G. Davies, The Tomb of Rekh-mi-re at Thebes, New York, 1973, pl. 29-35, 40[1]. 118. Cl. Traunecker, « Données nouvelles sur le début du règne d’Aménophis IV et son œuvre à Karnak », JSSEA 14/3, 1984, p. 60-69 ; Idem, « Amenhotep IV percepteur royal du Disque », dans Akhénaton et l’époque amarnienne, Paris, 2005, p. 145-182. 119. Cf. le pTurin 1895+2006 2:5, 14=A. H. Gardiner, Ramesside Administrative Documents, p. 37. 120. D. Agut-Labordère, « Les « petites citadelles» : la sociabilité du tmy « ville», “village» à travers les sagesses démotiques », à paraître dans Cahier Aigyptos 1, 2010, (sous presse). 121. Urk. IV 2149:14-2151:13 ; J.-M. Kruchten, Le Décret d’Horemheb. Traduction, commentaire épigraphique, philologique et institutionnel, Bruxelles, 1981, p. 96-99, 109-114. Cf. aussi R. A. Caminos, « The Nitocris Adoption stela », JEA 50, 1964, p. 74, pl. 8. 122. J’insiste bien sur le fait que ces considérations concernent uniquement les chefs de village et non pas les HAtj-a des villes.
IIIe millénaire, indique que l’intendant d’artisans (jmj-r Hmw) Jrw-nTrw était le père du HoA Nxn « gouverneur de Hiéracompolis »123, tandis que la dame Ast d’Edfou, de la XVIIe dynastie, était sAt HAtj-a « fille de maire » ainsi qu’épouse, mère et belle-fille, respectivement, de trois « fils royaux », titre qui désigne le chef militaire d’une ville à cette époque124. D’autres catégories sociales, assimilables probablement aux couches aisées de la paysannerie égyptienne, figurent parfois dans les textes occupés à exploiter les terres des institutions, bien qu’ils soient difficiles, à nouveau, à repérer dans le registre archéologique. Certains jHwtjw, par exemple, sont assimilables à la condition de potentats ruraux si l’on en juge les quantités considérables de grain qu’ils livraient aux institutions125. Leur rôle au service des institutions ou des grands dignitaires explique leur condition de clients de ces derniers, comme dans la stèle d’un général du Moyen Empire où il fut représenté en compagnie de sa famille et d’une procession de jHwtjw et de Hmwt « servantes »126. Le papyrus Brooklyn 35.1446, de la XIIIe dynastie, exprime à trois reprises des rapports de filiation fictifs entre des jHwtjw et des dignitaires tels qu’un ritualiste ou un chef d’armée127. Quant aux papyrus de 123. H. Satzinger, « Felsinschriften aus dem Gebiet von Sayâla (Ägyptisch-Nubien) », dans E. Czerny, I. Hein, H. Hunger, D. Melman, A. Schwab (éd.), Timelines. Studies in Honour of Manfred Bietak, vol. III (OLA, 149), Louvain, 2006, p. 140-141 [inscr. n° 4]. 124. M. Marée, « Nouvelles données sur l’élite d’Edfou à la fin de la XVIIe dynastie », Égypte, Afrique & Orient 53, 2009, p. 20. En général, cf. du même auteur, « Edfu under the Twelfth to Seventeenth Dynasties : The monuments in the National Museum of Warsaw », British Museum Studies in Ancient Egypt and Sudan 12, 2009, p. 31-92. 125. Cf. notre article consacré aux jHwtjw dans ce volume. 126. W. Spiegelberg, Aegyptische Grabsteine und Denksteine aus süddeutschen Sammlungen, Bd. II: München, Strasbourg, 1904, p. 8-10 [4], pl. 3 ; A. H. Gardiner, RT 19 (1897), 8485. 127. P. Brooklyn 35.1446, r°, I, lignes 5, 6 et 10=W. C. Hayes, A Papyrus of the Late Middle Kingdom in the Brooklyn Museum (Papyrus Brooklyn 35.1446), New York, 1955, p. 25-26, 30, pl. I. On remarquera que l’emploi de termes de parenté
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Heqanakhte, trois jHwtjw y figurent dans le rôle d’assistants chargés de l’exploitation de plusieurs champs128. Enfin, une lettre de la XVIIIe dynastie évoque un jHwtj exécutant des missions diverses dans un autre nome pour le HAtj-a de Thèbes129. D’autres intermédiaires ruraux qui n’appartenaient pas aux rangs des fonctionnaires étaient les nmHw et, selon les contextes, les sAHw. Les premiers détenaient, par exemple, des terrains d’étendue considérable dans la stèle de l’Apanage130, tandis que les seconds possédaient des champs appartenant au temple de Medamoud131. Dans les deux cas, ils cultivaient les terres d’une institution qui pouvait leur retirer l’usufruit des champs132. Il est possible que leurs modalités d’accès à ces champs soient similaires aux « land leases » du Ier millénaire, par lesquels des particuliers passaient des accords avec les responsables d’un temple pour cultiver les terres du sanctuaire contre le payement d’une rente133. Si tel était le pour exprimer des liens de clientélisme est bien attesté dans d’autres sources du Moyen Empire : D. Franke, « Sem-priest on duty », dans S. Quirke (éd.), Discovering Egypt from the Neva. The Egyptological Legacy of Oleg D. Berlev, Berlin, 2003, p. 74. Cf. un parallèle provenant de la Mésopotamie, où des dignitaires déclarent être les « fils » à la fois de plusieurs personnages : M. Widell, « Reflections on some households and their receiving officials in the city of Ur in the Ur III period », JNES 63, 2004, p. 283-290. 128. P. Heqanakhte V:12=T. G. H. James, The ¡eqanakhte Papers and Other Early Middle Kingdom Documents, New York, 1962, pl. 10. 129. P. Berlin 10463 : R. A. Caminos, « Papyrus Berlin 10463 », JEA 49, 1963, p. 29-37. 130. B. Menu, « La stèle dite de l’Apanage », dans M.M. Mactoux, E. Geny (éd.), Mélanges Pierre Lévêque, vol. 2, Besançon, 1989, p. 337-357. 131. W. Helck, Historische-Biographische Texte, p. 62 [92] ; D. B. Redford, « Textual sources for the Hyksos period », dans E. D. Oren (éd.), The Hyksos : New Historical and Archaeological Perspectives, Philadelphia, 1997, p. 8 [n°49]. 132. J. C. Moreno García dans J. C. Moreno García (éd.), L’agriculture institutionnelle en Égypte ancienne, p. 120-121. 133. On trouvera des éditions des « land leases » du Ier millénaire dans M. Malinine, RdE 8, 1951, p. 127-150 ; Idem, Choix de textes juridiques en hiératique « anormal » et en démotique (XXVe-XXVIIe dynasties), Paris, 1953, p. 89-101 ; G. Hugues, Saite Demotic Land Leases, Chicago, 1952 ; Idem, JNES 32, 1973, p. 152-160 ; S. Pernigotti, BIFAO 75, 1975, p. 73-95 ; K. Donker
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cas, certains nmHw et sAHw auraient appartenu aux secteurs les plus aisés de la société rurale, possédant les ressources en main d’œuvre, en animaux et en outillage agricole nécessaires pour louer et cultiver les terres des institutions134. L’existence de ces potentats ruraux est confirmé par l’existence du terme rmT aA135, qui désigne les dirigeants des communautés paysannes et qui comprenait, entre autres, des paysans enrichis et des prêtres, comme le révèle l’inscription de Mes136. Les instruments sélectifs utilisés par l’État pour construire les élites locales L’éducation des fils des magnats provinciaux à la cour, en compagnie des princes, contribuait à renforcer les liens entre la couronne et les élites des nomes et, en même temps, permettait au pharaon d’atteindre deux buts. D’un côté, une partie des potentats des nomes résidait désormais à Memphis et participait à la vie de la Cour et à l’administration de l’État, ce qui permettait au souverain de jouer le rôle d’arbitre suprême entre factions et de consolider sa fonction de source de richesse, honneurs et prestige pour les dignitaires fidèles et diligents. D’autre part, les intérêts des magnats ainsi recrutés devenaient plus larges, puisqu’ils dépassaient les limites de leur milieu local et familial d’origine pour atteindre l’ensemble du pays ; leurs intérêts coïncidaient ainsi avec ceux de la couronne, ce qui contrivan Heel, RdE 48, 1997, p. 81-93 ; Idem, RdE 49, 1998, p. 91105 ; Idem, RdE 50, 1999, p. 135-147 ; Idem, « Kushite abnormal hieratic land leases », dans Ch. J. Eyre (éd.), Proceedings of the Seventh International Congress of Egyptologists (OLA, 82), Louvain, 1998, p. 339-343. 134. Il faut rappeler que des terres sAH étaient aussi exploitées, en tant que dotation, par des prêtres : W. Helck, Historische-Biographische Texte, p. 142 [149] (10 aroures) ; Urk. IV 1637, 2078 (5 et 32 aroures, respectivement). 135. S. Allam, « Elders (Πρεσβυτεροι), notables and great men », dans K. Ryholt (éd.), Acts of the Seventh International Conference of Demotic Studies (Copenahgen, 23-27 August 1999) (CNI Publications, 27), Copenhagen, 2002, p. 1-26. 136. Mes S 11=G. A. Gaballa, The Memphite Tomb-Chapel of Mose, Warminster, 1977, p. 25, pl. 63.
bua probablement à forger une « raison d’État » dont une des manifestations les plus précoces est L’Enseignement pour Mérikarê. Dans le cas du Delta, cette intégration fut particulièrement notable au IIIe millénaire, au point que les nomarques y sont absents et les responsables territoriaux de cette région participent habituellement aux rituels du milieu courial, comme l’attestent les papyrus du complexe funéraire de Néferirkarê. Cependant, cette politique n’entraînait pas nécessairement l’affaiblissement et la division des familles provinciales. La Haute-Égypte, par exemple, connut des situations fort variées, avec certains temples jouant le rôle de bastions des familles locales dominantes dont les stratégies visaient, à la fois, à intégrer certains des leurs dans les appareils de l’État tout en conservant le contrôle de leurs bases traditionnelles de pouvoir137. Quant à la multiplication, depuis la fin de la Ve dynastie, des installations de la couronne (Hwt) et des effectifs de la bureaucratie dans le Sud (augmentation du nombre de fonctionnaires locaux, création des fonctions de Hrj-tp aA n zpAt « grand chef de nome » et de jmj-r ¥maw « intendant de la Haute-Égypte »), la chaîne de commandement et de circulation d’information entre Memphis et les nomes devint probablement plus lourde en raison de la prolifération d’autorités intermédiaires. Il est significatif à ce propos que, vers la fin de l’Ancien Empire, certains chefs territoriaux commencent à contrôler plusieurs nomes et à détenir des fonctions militaires, peut-être dans le but de contourner des autorités locales devenues trop indépendantes : Ânkhtifi de Mo‘alla, par exemple, affronta seul les nomes rebelles coptite et thébain et intervint dans le nome d’Edfou, dont un des gouverneurs était devenu assez puissant pour donner 137. J. C. Moreno García, « Deux familles de potentats provinciaux et les assises de leur pouvoir : Elkab et ElHawawish sous la VIe dynastie », RdE 56, 2005, p. 95-128.
son nom à la région (pr ¢ww « le domaine de Khouou »)138. Quant aux sub-élites formées par les gouverneurs de village, les potentats, ou les chefs, elles semblent avoir conservé une autonomie considérable, une caractéristique commune aux états tributaires, dont les difficultés pour pénétrer dans le tissu social local les obligeait à chercher des collaborateurs parmi les potentats provinciaux139. En fait, les sources révèlent que les installations de la couronne devinrent des instruments précieux pour pénétrer dans la société provinciale, pour choisir des interlocuteurs parmi les chefs locaux et pour les rapprocher des intérêts du palais. En même temps, les liens établis avec les institutions permettaient à des individus ambitieux ou à certaines familles locales de consolider leur pouvoir, d’utiliser ces installations comme une base pour développer des stratégies individuelles et pour gagner plus d’autonomie au sein de leurs familles élargies. La création d’un domaine agricole pour le temple de Min à Coptos, par exemple, permit aux chefs de village (HoAw nwt) d’intégrer, en compagnie des dignitaires de la couronne (srw), le conseil (DADAt) chargé de la gestion du champ et de recruter les travailleurs (mrt, nzwtjw) qui devaient assurer sa culture (Urk. I 288-295). D’autres textes indiquent que l’opération était surveillée par des scribes des champs 138. Cf. aussi les cas de JnHrt-nxt, nomarque des provinces VIII et X du sud et intendant de la Haute-Égypte (H. Goedicke dans E. Teeter, J. A. Larson (éd.), Gold of Praise. Studies on Ancient Egypt in Honor of Edward F. Wente (SAOC, 58), Chicago, 1999, p. 149-152), ou de ab-jHw de Dendera, qui contrôla les nomes VI, VII et VIII du Sud. 139. A. Finet (éd.), Les pouvoirs locaux en Mésopotamie et dans les régions adjacentes, Bruxelles, 1982 ; M. Liverani, « Nelle pieghe des despotismo. Organismi rappresentativi nell’Antico Oriente », Studi Storici 34, 1993, p. 7-33 ; G. Barjamovic, « Civic institutions and self-government in southern Mesopotamia in the mid-first millennium BC », dans J. G. Dercksen (éd.), Assyria and beyond. Studies Presented to Mogens Trolle Larsen, Leiden, 2004, p. 47-98 ; A. Seri, Local Power in Old Babylonian Mesopotamia, Londres, 2006 ; A. Otto, Alltag und Gesellschaft zur Spätbronzezeit : Eine Fallstudie aus Tell Bazi (Syrien)(Subartu, 19), Turnhout, 2006.
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au service des représentants locaux de l’autorité pharaonique (Urk. I 295-296). Les liens entre les chefs de village et les temples continuèrent tout au long de l’histoire pharaonique, parfois avec le but d’effectuer les corvées dues au sanctuaire140, mais aussi pour recevoir des offrandes divines provenant du centre de culte141. Le fait de devenir prêtre-wab d’un temple, par exemple, ouvrait l’accès aux terres du sanctuaire ainsi qu’à des bénéfices économiques (participation aux offrandes journalières) ou sociaux divers (intégration dans un pôle de pouvoir et dans ses réseaux de clientélisme, possibilité d’établir des contacts avec les élites de l’État). Voilà pourquoi les inscriptions et les sagesses indiquent que la réorganisation d’un territoire passait par la nomination de ritualistes-wab dotés de terres142, ou pourquoi des restrictions limitaient l’accès à la condition de wab, d’où l’intérêt à léguer cette fonction ou même à l’acheter143. Cette caractéristique des wabw est bien visible dans les papyrus administratifs ramessides, où ils exploitent les terres des sanctuaires. D’autres catégories sociales avaient accès également à ce type de terres, telles les sAHw, nmHw et jHwtjw qui, d’après les textes du Nouvel Empire et postérieurs, cultivaient dans certains cas des surfaces considérables et livraient des quantités énormes de céréales au fisc. Cette relation devint plus formalisée au Ier millénaire, quand les textes 140. Statue Louvre AF 9913=E. Delange, Catalogue des statues égyptiennes du Moyen Empire, 2060-1560 avant J.-C., Paris, 1987, p. 220-223. 141. Cf. le pCGC 58078=M. S. Ali, « Der Papyrus Kairo CG 58078 — Ein Teil von Papyrus Boulaq 11 ? », LingAeg 5, 1997, p. 1-12. 142. Mérikarê P 86=W. Helck, Die Lehre für König Merikare, p. 51-52 ; J. F Quack, Studien zur Lehre für Merikare, p. 48-49, 51. CGC 20541=H. O. Lange, H. Schäfer, Grab- und Denksteine des Mittleren Reiches, vol. II, p. 161-162 ; vol. IV, pl. 39 ; Cl. Obsomer, Sésostris Ier, p. 531-532 [28]. 143. Cf. la stèle de ¡tpj d’Elkab, ligne 8=G. Gabra, « Preliminary report on the stela of ¡tpj from El-Kab from the time of Wahankh Inyôtef II », MDAIK 32, 1976, p. 45-56, pl. 14. Ou l’inscription de Nj-kA-anx de Tehna (Urk. I 24 :1516 ; 25 :2-6 ; 26 :11-15).
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juridiques et les contrats régulent les conditions de fermage des terres d’un sanctuaire à des particuliers qui, dans de nombreux cas, étaient aussi des prêtres. Des archives tardives, comme les papyrus Hauswaldt, confirment que la possession des terres des temples était à la base de la fortune de certaines familles, tandis que d’autres documents révèlent que les prêtres recevaient et prêtaient l’argent du temple. En définitive, le temple choisait ses collaborateurs parmi les élites locales, les incorporait aux structures économiques de l’État, les aidait à consolider leur position sociale et les intégrait dans de nouveaux réseaux locaux de clientélisme144. Bien entendu, l’attribution de fonctions administratives, en marge des temples, permettait aussi à l’État d’obtenir le soutien des familles de notables locaux, de les intégrer à l’administration et de les intéresser à collaborer avec la maison du roi145. L’attachement des élites locales à l’État et à ses manifestations idéologiques s’exprime aussi par d’autres voies. Avant le Nouvel Empire les potentats provinciaux érigeaient leurs statues dans leurs tombes, dans des sanctuaires familiaux 144. Cf. le cas des particuliers qui se consacraient à un dieu (bAkw, ίεροδουλοι), versaient une somme mensuelle au temple et obtenaient la protection du sanctuaire : J. A. S. Evans, Yale Classical Studies 17, 1961, p. 199. Cf. aussi J. G. Manning, « Land and status in Ptolemaic Egypt : the status designation « occupation title+bAk+divine name» », dans S. Allam (éd.), Grund und Boden in Altägypten (rechtliche und sozio-ökonomische Verhältnisse), Tübingen, 1994, p. 147-175. 145. Cf. un exemple dans l’intégration d’une famille de notables d’Edfou dans un État thébain en voie de consolidation au début de la XVIIe dynastie, où ils furent nommés « fils royaux », titre désignant le chef militaire d’une localité à cette époque : M. Marée, « Nouvelles données sur l’élite d’Edfou à la fin de la XVIIe dynastie », Égypte, Afrique & Orient 53, 2009, p. 11-24 ; Idem, « Edfu under the Twelfth to Seventeenth Dynasties : The monuments in the National Museum of Warsaw », British Museum Studies in Ancient Egypt and Sudan 12, 2009, p. 31-92. Un autre membre de l’élite locale se fit accorder par le roi des prêtrises diverses dans le temple d’Edfou, y compris la jouissance des biens octroyés à une statue royale : W. V. Davies, Égypte, Afrique & Orient 53, 2009, p. 34, 36 fig. 12 ; Idem, « British Museum Epigraphic Expedition report on the 2006 season », ASAE 82, 2008, p. 39, 42 fig. 1.
(comme Héqaib d’Assouan et Medounéfer de Balat) ou dans les temples (comme Shemaï de Coptos, Hâpidjefa de Siout ou Khnoumhotep II de Béni Hassan), grâce à une autorisation royale accompagnée souvent de l’octroi de biens divers. Cependant une pratique nouvelle se répandit à partir du Nouvel Empire, quand des potentats donnent des terres ou des biens divers – parfois obtenus préalablement du pharaon – pour entretenir le culte d’une statue royale dans un sanctuaire. En échange, le donateur recevait une partie des offrandes présentées ou l’usufruit du terrain. Cette innovation cultuelle a été l’objet de débats récents, mais je voudrais souligner certains aspects remarquables quant à leur signification sociale146. D’abord, il s’agit d’une pratique exceptionnelle limitée, avant la période Saïte, aux élites les plus proches du souverain. Le passage déjà cité du papyrus Harris I indique que le nombre de ces statues était restreint par rapport aux effectifs globaux des élites, une interprétation confortée par le papyrus Wilbour, où les terres provenant des donations (Hkn) ne représentent que 37 parcelles sur un total de plus de deux mille énumérées dans ce documents (1,6 % du total) ; le caractère exceptionnel de ces transactions se manifeste aussi par le besoin d’une autorisation royale et par la participation d’intermédiaires issus des rangs les plus élevés de l’administration. Une deuxième caractéristique est la relation étroite établie entre le souverain et le donateur bien que, à partir du Ier millénaire, des particuliers effectuent des donations aux temples sans passer par l’autorité du roi ou de ses agents. Enfin, les donations avaient une durée limitée 146. W. Helck, JNES 25, 1966, p. 32-41 ; R. Kessler, SAK 2, 1975, p. 103-134 ; D. Meeks dans E. Lipinski (éd.), State and Temple Economy, vol. II, p. 605-687 ; Idem, « Une stèle de donation de la Deuxième Période Intermédiaire », ENIM 2, 2009, p. 129-154 ; R. G. Morkot, JNES 49, 1990, p. 323337 ; M. Römer, Gottes- und Priesterherrschaft, p. 335-339 ; B. J. Haring, Divine Households, p. 142-155. Cf. un nouvel exemple du Nouvel Empire : J.-L. Chappaz, « Une stèle de donation de Ramsès III », BSEG 27, 2005-2007, p. 5-19.
si l’on en juge certains cas bien documentés de transmission d’un terrain au cours du temps, où le terrain accordé en principe à un dignitaire était ultérieurement cédé à un temple 147, ou quand un jardin fut attribué successivement à deux cultes différents148. En ce qui concerne le Nouvel Empire, le papyrus Wilbour montre bien que les donations ne bénéficièrent pas à n’importe quel lieu de culte mais surtout aux temples funéraires royaux, tandis que les inscriptions et les stèles révèlent à quel point ces donations renforçaient les liens entre les rois, les temples et les hauts dignitaires. La stèle de dotation pour une statue de Ramsès III dans le temple de Ptah à Memphis (KRI V 249:3250:11) révèle que ce fut le prêtre Merenptah qui établit le culte et le dota d’offrandes et du personnel rituel nécessaire, y compris lui-même et sa sœur, une décision approuvée ensuite par le grand conseil d’Héliopolis, formé par de hauts dignitaires, et par le pharaon ; enfin, une clausule spécifie que le personnel rituel serait bénéficiaire de la donation « de fils en fils et d’héritier en héritier ». Une autre statue de Ramsès III dans un temple de la région du Fayoum fut dotée d’un terrain de six aroures de pâturages et administrée par un officier et son épouse « de fils en fils et d’héritier en héritier » (KRI V 270:5-14), tandis que la stèle Le Caire JE 65834, du règne de Ramsès II et provenant d’Abou Simbel, mentionne un terrain accordé à Amon mais géré par un scribe « de fils en fils et d’héritier en héritier »149. On peut évoquer encore les 50 aroures accordées par Ramsès III à 147. H. de Meulenaere, « Quelques remarques sur des stèles de donation saïtes », RdE 44, 1993, p. 11-18, pl. I. 148. M. Römer, « Zwei Schenkungsstelen der 26. Dynastie », SAK 37, 2008, p. 317-325. 149. D. Meeks dans E. Lipinski (éd.), State and Temple Economy, vol. II, p. 664 [19.3.0b]. On pourrait citer d’autres exemples. Cf. M. Fitzenreiter, « Statuenstiftung und religiöses Stiftungswesen im pharaonischen Ägypten. Notizen zum Grab des Pennut (Teil V) », dans M. Fitzenreiter (ed.), Das Heilige und die Ware. Zum Spannungsfeld von Religion und Ökonomie (IBAES, 7), Londres, 2007, p. 233-263.
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une statue d’Amon-Rê et à une autre du pharaon lui-même et qui furent confiées à un officier pour l’éternité « de fils en fils et d’héritier en héritier » ; cet officier appartenait à une lignée familiale dont les membres exercèrent des responsabilités sur les archives et le trésor d’Amon de Karnak pendant, au moins, quatre générations150. L’inscription d’Amenhotep (Urk. IV 1796) indique que le pharaon avait bâti un sanctuaire pour abriter une statue royale, dotée par ce dignitaire de 430 aroures, et que le pharaon avait nommé wabw Hmw-nTr m msw bwAw nw Jnbw « des prêtres-ouab et des prophètes parmi les fils des notables de Memphis » (Urk. IV 1796:3), une pratique confirmée par le décret de coronation d’Horemheb, où le roi se vante d’avoir assigné aux temples des wabw et des Xrjw-Hb provenant de l’armée (mnfAt) et pourvus de champs et de troupeaux (Urk. IV 2120:9-11). La lettre pTurin CG 1879+1869+1899 (KRI VI 355-337) décrit comment le donateur obtint du roi le droit d’affecter un soldat à la présentation d’offrandes à la statue151, tandis que le papyrus Wilbour indique que la principale concentration de terres de donation Hnk se trouve dans les alentours de Sharope, une localité à forte présence militaire où se concentrent 3,5 % du total des parcelles énumérées dans ce document mais 19,4 % des parcelles Hnk152. Les titulaires de ces exploitations, de dimensions en général modestes (20 aroures en moyenne, parfois 100) mais bien au-dessus de celles exploitées par d’autres secteurs sociaux moins fortunés, appartenaient à une certaine élite locale formée par des officiers, des administrateurs, des scribes et des prêtres ; enfin, ces parcelles étaient attachées à la couronne, que ce soit aux 150. KRI V 227:1-12 ; K. A. Kitchen, « A donation stela of Ramesses III from Medamud », BIFAO 73, 1973, p. 193200, pl. 16-17. 151. W. Hovestreydt, « A letter to the king relating to the foundation of a statue (P. Turin 1879 vso.) », LingAeg 5, 1997, p. 107-121. 152. S. L. D. Katary, Land Tenure in the Ramesside Period, p. 77, 147-148.
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temples funéraires royaux ou aux institutions en rapport avec la royauté153. Un exemple d’appartenance à cette élite locale, bénéficiaire des biens institutionnels, est le chef des guerriers-thr Ramessempirê, titulaire d’un terrain de donation Hnk (pWilbour A 85, 16 : « terrain de donation pour le dieu, (de la part) du roi, sous l’autorité du chef des guerriers-thr Ramessempirê »), possesseur d’autres terres (pWilbour A 91, 20), cultivaiteur (jHwtj) d’un terrain de 50 aroures (pWilbour B 17, 24) et qui était, en plus, l’agent d’un scribe (pWilbour A 90, 8). Le dossier réuni par Exell à propos du scribe Ramose de Der el-Medina, qui organisa le culte d’une statue royale, est lumineux aussi : le nombre et la qualité des monuments laissés par ce dignitaire, ainsi que sa fréquentation de l’entourage d’un vizir, s’accordent mal a priori avec ses titres modestes154. Exell estime que sa position exceptionnelle s’explique par son rôle de diffuseur du culte royal dans cette localité, sans oublier qu’il était en même temps le centre d’un réseau local de contacts. Ce que ces donations mettent en lumière est, en fait, une relation privilégiée avec le roi et, plus tard, à partir de la IIIe Période Intermédiaire, avec les temples, une relation réservée uniquement à certains individus ou secteurs des élites, où les biens donnés (qu’ils soient d’origine personnelle ou institutionnelle) étaient confiés aux sanctuaires et/ou aux culte royaux, en échange de bénéfices divers allant de l’usufruit de la donation à la présentation d’offrandes pour leurs propres 153. Idem, ibid., p. 74, 117, 119, 121. Des documents un peu plus tardifs confirment la superficie modeste de ces terrains de fondation : A. Gasse, Données nouvelles administratives et sacerdotales sur l’organisation du domaine d’Amon, XXe-XXIe dynasties, à la lumière des papyrus Prachov, Reinhardt et Grundbuch (avec édition princeps des papyrus Louvre AF 6345 et 6346-7), vol. I (BdE, 104), Le Caire, 1988, p. 228. 154. K. Exell, « The senior scribe Ramose (1) and the cult of the king : a social and historical reading of some private votive stelae from Deir el Medina in the reign of Ramesses II », dans R. J. Dann (éd.), Current Reasearch in Egyptology 2004, Oxford, 2006, p. 51-67.
services funéraires155. Bref, certains temples se virent attribuer des fonctions réservées normalement à la sphère privée et familiale, probablement en raison des avantages déjà citées : ils procuraient de la certitude à long terme pour les intérêts des élites et consolidaient socialement des stratégies individuelles, tout en creusant les inégalités au sein des familles de notables. En effet, les relations préférentielles entre les sanctuaires et certains membres des élites provoquaient des divisions et des hiérarchisations internes dans ces groupes et encourageaient l’émergence de stratégies individuelles, différentes de celles de l’ensemble du groupe familial. Le cas du scribe Ramose de Der el-Medina est exemplaire à ce propos compte tenu de ses origines sociales modestes. D’autres cas son plus explicites encore, comme celui de Senmout, un administrateur d’Amon qui donna à deux temples des terrains qui lui avaient été octroyés au préalable par le souverain, des terrains séparés des autres biens accordés à ses frères et sœurs156 ; Neferperet assurât à ses descendants les bénéfices liés à la possession d’un troupeau acquis au cours d’une campagne militaire (Urk. IV 1019-1021) ; un officier donna 50 aroures pour procurer des offrandes à Amon, 21 aroures pour sa propre fondation et trois aroures pour la fondation d’une autre personne (KRI I 3-4[5]). Dans le cas d’Amenhotep, il déclare qu’il n’avait pas de famille (Urk. IV 1794 ligne 7), tandis que la donation de Simout-Kyky interdit de manière expresse que sa famille ait des droits sur les biens donnés à la déesse Mout (KRI III 336:14). Dans d’autres cas, les donations sont effectuées par un groupe familial qui possédait des terres appartenant à un sanctuaire mais qui souhaitait les affecter au culte funéraire d’un de ses membres, privilégiant ainsi les descendants du défunt objet du culte au détri155. Cf. aussi les remarques de H. de Meulenaere, RdE 44, 1993, p. 11-18. 156. W. Helck, Historische-Biographische Texte, p. 122-126.
ment, vraisemblablement, des autres branches de la même famille157. Ces déclarations rappellent les tentatives de certaines dignitaires de l’Ancien Empire pour préserver les biens (souvent d’origine institutionnelle) affectés à leurs tombes des interventions des membres de leurs familles158. On constate donc que, dans certains cas, des activités rituelles ayant une profonde signification sociale et économique furent transférées de la sphère privée à l’État et aux temples, dans un mouvement qui, tout en renforçant l’autonomie des dignitaires, favorisa la pénétration de l’État dans le tissu social des élites locales, notamment dans les domaines idéologique et économique. Les dignitaires pouvaient, en effet, effectuer des donations aux temples, intervenir comme intermédiaires auprès des dieux159 ou s’adresser directement à eux, comme dans le cas des oracles ou de la pitié personnelle. Mais ces activités impliquent aussi une participation plus profonde dans la religion officielle et l’acceptation, du point de vue idéologique, de la prééminence des valeurs palatines au détriment de valeurs traditionnels telles que la solidarité familiale exprimée par 157. Cf., par exemple, les donations des p. Turin 248 et pLouvre E 10935 : M. Malinine, Choix de textes juridiques en hiératique « anormal » et en démotique (Bibliothèque de l’EPHE, 300), Paris, 1953, p. 117-131. 158. Cf., par exemple, Urk. I 162 :6-11 ; H. Goedicke, Die privaten Rechtsinschriften aus dem Alten Reich, Vienne, 1970, p. 31-43, 68-74 pl. IV, VI ; A. M. Moussa, H. Altenmüller, Das Grab des Nianchchnum und Chnumhotep (AVDAIK, 21), Mayence, 1977, p. 87-88, pl. 28, fig. 11. Cf. aussi le cas de Merefnebef, qui interdit ses fils, frères, travailleurs mrt et prêtres Hmw-kA d’installer leurs sépultures à l’intérieur de sa tombe : K. Mysliwiec, Saqqara I. The Tomb of Merefnebef, vol. I, Varsovie, 2004, p. 74-83, fig. 4-5, pl. 15-16, 32, 34-36, 38, 40 ; H. Willems, « Philological remarks on the autobiography of Merefnebef », LingAeg 16, 2008, p. 293-302. À propos des connotations idéologiques qui expliqueraient la présence de ce type de textes dans les tombes privées, cf. J. C. Moreno García, « La gestion sociale de la mémoire dans l’Égypte du IIIe millénaire : les tombes des particuliers, entre emploi privé et idéologie publique », dans M. Fitzenreiter, M. Herb (éd.), Dekorierte Grabanlagen im Alten Reich—Methodik und Interpretation (IBAES, 6), Londres, 2006, p. 226. 159. P. Pamminger, « Magistrale Intervention : Der Beamte als Mittler », SAK 23, 1996, p. 281-304.
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le culte aux ancêtres ou les lettres aux morts. Rien d’étrange donc à ce que les généalogies de prêtres et de grands dignitaires se multiplient à la IIIe Période Intermédiaire, afin de légitimer les prétentions d’un lignage sur une fonction, ce qui constitue la réapparition d’une pratique bien documentée à la fin de l’Ancien Empire. Rien d’étrange non plus à ce que les donations aux temples se soient multipliées dans la Basse-Égypte pendant la période de crise de l’autorité royale et de multiplication des centres de pouvoir locaux qui suivit la fin du Nouvel Empire et, surtout, de la XXIe dynastie dite thanite. En tant que pôles d’autorité et de légitimation, ils ouvraient probablement, dans cette région, la voie à la consolidation de stratégies de pouvoir familiales ainsi que de réseaux d’intérêts dominés par les élites locales, notamment en absence d’une royauté solide, incapable désormais d’assurer de la certitude à long terme pour les intérêts des élites locales160. En outre, ces donations procuraient de la visibilité sociale (et donc du prestige) aux donateurs. L’arrivée des Perses en Égypte fut suivie d’une politique cherchant à limiter le pouvoir des temples et, de manière significative, les donations aux sanctuaires disparurent161.
4. Conclusions Voici donc quelques idées esquissées sans aucune prétention d’exhaustivité. La matière à traiter, forcement vaste et touchant à des aspects fort divers de la société pharaonique, impose la sélection de certains thèmes et de certains 160. Pour un exemple tardif du rôle du temple en tant que noyau autour duquel s’articulaient des relations et des intérêts communs entre les élites locales et l’administration de l’État, cf. les analyses subtiles de G. Gorre, Les relations du clergé égyptien et des Lagides d’après les sources privées (Studia Hellenistica, 45), Louvain, 2009. 161. D. Meeks dans E. Lipinski (éd.), State and Temple Economy, vol. II, p. 653-654.
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exemples dont le but n’est autre que d’illustrer les enjeux sociologiques et historiographiques présents dans l’étude des élites de l’Égypte ancienne. Fil conducteur pour l’analyse de la structure sociale et économique du pays, l’information disponible sur les élites nous permet aussi de pénétrer dans l’organisation de l’État, des moyens mis en œuvre pour bâtir l’autorité du roi, et elle constitue un antidote salutaire face aux interprétations où le Pharaon règne en despote solitaire imposant sa volonté sans restrictions à l’ensemble du pays. Bien au contraire, les sources révèlent que les alliances avec certaines familles de la noblesse, la cooptation de potentats, les équilibres du pouvoir ou l’organisation des cercles dirigeants introduisent une dimension politique dans le traitement de l’histoire pharaonique qui, tout en permettant entrevoir les complexités d’une Realpolitik rarement abordée dans les recherches égyptologiques, ouvre aussi les portes à une compréhension plus subtile des décisions prises au palais et des voies par lesquelles cette politique fut appliquée à l’ensemble du pays. Si l’on ajoute que la structure du pouvoir et la composition des élites subit des transformations profondes selon les époques, on ne pourra que reconnaître à quel point le mythe de l’Égypte éternelle, immuable au cours des siècles, nuit à la compréhension des fondements de la civilisation pharaonique.