Revue internationale de droit comparé
Nature juridique de l'entreprise et du fonds de commerce Marcos Satanowsky
Citer ce document / Cite this document : Satanowsky Marcos. Nature juridique de l'entreprise et du fonds de commerce. In: Revue internationale de droit comparé. Vol. 7 N°4, Octobre-décembre 1955. pp. 726-750; doi : 10.3406/ridc.1955.9987 http://www.persee.fr/doc/ridc_0035-3337_1955_num_7_4_9987 Document généré le 04/06/2016
NATURE JURIDIQUE ET DU
FONDS
DE
L'ENTREPRISE
DE COMMERCE*
Ancien professeur Marcos à la de Faculté SATANOWSKY Buenos de Aires droit et de sciences sociales
1. — L'étude historique et comparative de la matière commerciale est bien connue de vous tous et nous permet de rappeler et de synthétiser quelques conclusions intéressantes, pour aborder ensuite l'objet principal de cet exposé : la nature juridique de l'entreprise et du fonds de commerce. Pour les situer dans le domaine commercial, nous nous rappellerons que : a) Le droit commercial autonome remonte au moyen âge, tout d'abord comme droit du commerçant, pour s'étendre ensuite aux activités privées d'ordre économique. L'acte de commerce isolé et les institutions commerciales réglementées objectivement constituent les facteurs prépondérants de l'extension constante de la législation commerciale et de la commercialisation du droit civil en matière d'obligations et de contrats. b) L'application de la même loi à une même situation juridique, quelles que soient les personnes intervenues à sa réalisation, n'est possible que grâce à l'unification du droit des obligations et des contrats. Les tentatives tendant à omettre cette unification, comme en Allemagne par exemple, n'ont pas eu de résultats intéressants. c) La persistance du problème de l'acte de commerce isolé — facteur constant de l'élargissement de la matière commerciale — est due au défaut d'unification du droit des obligations et des contrats. Ce problème ne disparaît qu'avec cette unification. d) L'unification du droit des obligations et des contrats résout le problème de la matière du droit commercial, quant à la loi applicable. Seul resterait à déterminer — une fois réalisée cette unifica(•) Texte d'une communication faite le 28 janvier 1954 à la Salle des Actes de la Faculté de droit de l'Université de Paria.
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tion — le statut professionnel du commerçant ou de l'entrepreneur, ainsi qu'il en a été en Suisse en 1881, 1911 et 1936 et en Italie en 1942. e) Lorsqu'il y a unification, le droit commercial comprend, indépendamment du statut professionnel, toutes les relations économiques d'ordre privé, c'est-à-dire les obligations et les contrats. De cette même étude historique et comparative, on déduit que : 1° Le concept de commerçant souffre de très légères variantes dans les divers systèmes législatifs. Il se caractérise par l'habitude professionnelle et se détermine d'après des actes objectifs. La différence s'extériorise dans le nombre ou dans l'importance desdits actes constitutifs de l'habitude. 2° L'entreprise constitue l'un de ces actes ou l'une de ces activités ; mais il ne s'agit point d'un acte quelconque, car la loi détermine ceux qui caractérisent l'entreprise commerciale. Il en est ainsi dans le droit commercial français, allemand, italien et argentin, c'est-à-dire dans la plupart des systèmes législatifs. L'entreprise commerciale ne constitue pas, dans les théories objective ou mixte ou dans la théorie subjective, le critère exclusif de la commercialité. Dans le système d'unification elle aboutit seulement à déterminer le statut professionnel. Ces prémisses nous guideront pour aborder maintenant le problème essentiel de la nature juridique de l'entreprise, en général, et de l'entreprise commerciale en particulier. 2. — L'évolution du concept d'entreprise s'est produite suivant la plus ou moindre grande influence du système législatif en vigueur. D'après les théories objective ou mixte deux critériums s'imposaient : l'entreprise dans l'acte de commerce isolé et l'entreprise comme extériorisation de l'activité professionnelle. La doctrine et la jurisprudence uniformes en Argentine et en Italie jusqu'à 1942 et une partie de la doctrine et de la jurisprudence françaises acceptent la conception économique de l'entreprise exposée par Vivante ; celui-ci y voit un « organisme économique qui a ses propres risques, recueille et met en activité systématique les éléments nécessaires pour obtenir un produit destiné aux échanges. La combinaison de plusieurs facteurs : nature, capital, travail, qui, en s' associant, produisent des résultats impossibles à obtenir si ces facteurs agissaient isolément, joints aux risques que prend à sa charge l'entrepreneur en produisant une nouvelle richesse, sont les deux conditions indispensables à toute entreprise ». Le droit commercial objectif en faisant sien ce concept économique, même pour les actes isolés d'entreprise, l'a accepté comme l'un des éléments caractéristiques de l'entreprise commerciale; car l'autre était constitué par l'objet de l'entreprise que la loi réputait acte de commerce. Dans ce système, toutes les entreprises énumérées par la loi répondaient à ce concept économique, mais toutes les entreprises de caractère économique ne répondaient pas à la conception juridique. Mais, même dans la théorie objective ou mixte, à côté de l'acte
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de commerce isolé, l'entreprise apparaît ou subsiste comme une extériorisation de l'activité professionnelle, comme acte subjectif. La plus grande partie de la doctrine française lui accorde la prééminence, et l'allemande l'exclusivité. La première, sans méconnaître l'acte de commerce isolé, attribue à l'entreprise l'habitude professionnelle ; la seconde prétend méconnaître l'acte isolé, comme contenu de la matière commerciale, limitant celle-ci à l'entreprise professionnelle. Mais, dans l'un ou l'autre cas, l'habitude résulte de faits et actes objectifs qui caractérisent l'entreprise. Qu'il s'agisse de la théorie mixte ou subjective, le concept économique de l'entreprise ne suffit pas. Toutes les entreprises ne sont pas commerciales en raison de l'habitude ; seules le sont celles que la loi désigne et énumère. Il en résulte que ce n'est pas l'entreprise du point de vue abstrait qui doit entrer dans le contenu de la matière commerciale. Quel est le facteur qui différencie l'entreprise commerciale de celle qui ne l'est point ? Là est le problème fondamental — similaire à celui des actes de commerce, dans les théories objective et mixte — qui divise la doctrine et les législations positives : l'entreprise, son concept juridique et son influence sur le domaine de la commercialité et sur la profession du commerçant ou entrepreneur. L'entreprise apparaît quand le commerce se développe et quand l'artisan, avec le progrès de la technique, se transforme en industriel. On voit alors surgir l'établissement commercial ou industriel par lequel s'extériorise l'organisation commerciale créée par l'effort du titulaire de la même façon qu'une entreprise organisée dès l'origine dans la forme commerciale. 3. — Nous devons donc signaler que le germe de l'entreprise se trouve dans l'artisanat, lorsque le commerçant a eu recours à cette forme d'activité pour obtenir des articles manufacturés. L'artisan travaillait pour son compte les objets que le client lui confiait. Il s'agissait de commandes personnelles, où la spécialisation de l'artisan l'emportait sur la valeur de la matière première employée. Celle-ci pouvait lui être fournie par le client ou il pouvait l'acquérir directement. De toutes façons, le commerçant aussi bien que l'artisan étaient régis par la législation commerciale et il était indifférent d'établir dans la pratique une différence entre l'artisan qui travaillait une matière première fournie ou une matière première acquise directement ; dans ce dernier cas, il spéculait sur l'acquisition, indépendamment de la rémunération qu'il pouvait obtenir pour sa maind'œuvre. La nécessité d'obtenir des marchandises manufacturées pour spéculer sur leur placement stimula le commerçant à se servir de l'artisan, soit comme ouvrier spécialisé — louage de service — soit comme simple artisan — louage d'ouvrage — pour lui confier la confection de marchandises en lui fournissant dans ce but la matière première ; mais comme cela lui permettait d'obtenir un meilleur rendement, une plus grande production, le commerçant les réunissait dans un même lieu donnant ainsi naissance à l'industrie. L'artisan
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perdit en conséquence l'importance qu'il avait comme tel ; le plus souvent, il fut converti en travailleur manuel, en loueur d'ouvrage ou de service. Quelquefois, il se transforma en petit industriel, organisant ce labeur commun et combiné, qui plus tard fut connu sous le nom d'entreprise. Cette évolution était due au développement de la manufacture et de l'industrie lorsque, en raison de la complexité de l'organisation et de l'activité qui avait été créée, les limites de l'artisanat furent dépassées pour aboutir à l'industrie ou au commerce. Ceux des artisans qui continuèrent leur labeur traditionnel cessèrent d'exercer une fonction importante, qui justifiât leur soumission au droit commercial. C'est pourquoi, le Code français de 1807 les a passés sous silence. 4. — Cette transformation explique pourquoi, dès avant la mise en vigueur du Code de 1807, les auteurs discutèrent de la différence existant entre le commerçant et l'artisan — signalée par .Tousse — , et spécialement entre l'artisan-manufacturier et le commerçant-fabricant ; cette distinction fut notée par Stracca et Scaccia et précisée par Locre dans son commentaire sur le Code de 1807. L'entreprise, bien que rudimentaire, se sépare de l'artisanat en ce qu'elle comporte une plus grande activité du commerçant qui est ù, sa tête, l'oriente et la dirige. La législation commerciale se limite à contempler cette nouvelle modalité de l'activité commerciale et la comprend dans ses prescriptions, sous la désignation de certaines entreprises déterminées, mais non comme activité exclusivement professionnelle, sinon également comme acte de commerce isolé, dont l'exercice habituel lui confère la qualité de professionnel. L'entreprise fut considérée tout d'abord comme une activité de louage d'ouvrage, de caractère civil, pour se convertir par la suite en acte de commerce, lorsque son extériorisation, en tant qu'entreprise, entrait dans le cadre des activités que la, loi considérait soit comme acte de commerce isolé, soit comme acte professionnel. Ainsi, le transport, réalisé par une personne, par de simples moyens, est un acte civil, réglementé par le Code civil. L'organisation de ce même service, sous la forme d'une entreprise, constitue un acte de commerce isolé ou professionnel, suivant les circonstances et réglementé par les lois commerciales. Dans ce cas c'est la forme de l'organisation qui convertit l'acte civil en acte commercial. 5. — Du point de vue de son évolution historique, le concept d'entreprise apparaît comme une opposition entre son activité et l'activité individuelle, simple, de la personne. L'acte individuel, sans la coopération de tiers, était, suivant le droit positif, un acte civil. Mais ce même acte, réalisé par diverses personnes solidaires, ou par une personne en collaboration avec d'autres, se convertissait en entreprise. Un acte est donc considéré comme entreprise, en droit commercial, suivant qu'il est exécuté ou non isolément. Un acte isolé n'est pas considéré comme acte de commerce, mais il peut être considéré comme tel — bien qu'isolé — lorsqu'il est
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constitué sous forme d'entreprise, c'est-à-dire que l'organisation, la structure ou la forme de sa réalisation, confèrent à l'acte la commercialité et le soumettent également à la législation commerciale. Dans ce cas, le terme entreprise n'est pas employé en droit positif exclusivement comme extériorisation de l'activité professionnelle — bien que ce soit le plus fréquent — sinon également pour convertir un acte civil isolé, par le seul fait qu'il émane d'une sorte d'entreprise, lors même que celle-ci aurait été organisée uniquement pour l'accomplissement de cet acte isolé. En conséquence, entreprise, en droit positif, n'est pas synonyme uniquement de commerçant, de profession, d'un concept tendant à considérer le mot entreprise comme subjectif, mais également à le considérer objectivement, comme un acte de commerce. L'entreprise est ainsi un objet et non un sujet de droit, pour ne pas confondre entreprise avec entrepreneur, c'est-à-dire l'objet avec le sujet de droits. 6. — Nous devons insister sur le fait que l'entreprise apparaît quand le commerce se développe et se stabilise, et quand l'artisan, grâce aux progrès techniques, se transforme en fabricant. Nous voyons alors apparaître l'établissement commercial ou industriel qui extériorise l'organisation commerciale créée par l'effort personne] de son titulaire, une entreprise organisée sous forme commerciale. Elle est l'instrument de travail du commerçant; nous la voyons apparaître vers la an du xvine siècle et se développer lentement au cours du xixe. Le centre de gravité de la matière commerciale, qui jusqu'alors s'appuyait principalement sur l'acte, se déplace partiellement vers l'organisation. Pour apprécier cette évolution, nous devons tenir compte du fait que si, du point de vue économique, on accepte généralement le concept de l'entreprise consistant en l'emploi de forces économiques, — capital et travail — pour obtenir une augmentation illimitée du patrimoine, on n'a pas eu le même succès , en ce qui concerne la recherche d'un concept juridique unitaire de l'entreprise elle-même, comme objet juridique, pour la protection juridique de l'entreprise, ou en ce qui concerne chacun des droits qui lui sont connexes. Et d'après un auteur : « L'investigation économique ne doit pas nous entraîner à perdre de vue la notion essentiellement juridique de notre discipline... Il est impossible de confondre l'aspect économique et l'aspect juridique d'une même relation sociale en embrouillant les fils de l'économie dans la trame de la technique juridique, étant donné que l'objet de la science juridique concerne les règles et non les lois économiques ou naturelles. » Rodriguez, juriste espagnol, qui s'exprime ainsi, conclut en déclarant — et nous ne sommes point d'accord avec lui sur ce point, ainsi qu'on le verra plus loin — que cette idée de l'organisation de l'élément qui fusionne et coordonne les divers aspects ou facettes de l'entreprise, reste hors de l'ordonnancement juridique, et n'a aucune transcendance sur le terrain du droit.
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7. — L'établissement de la notion juridique se trouve compliqué par le défaut d'une distinction claire entre entreprise et fonds de commerce. Même si l'on considère l'entreprise comme un acte subjectif de « professionnalité », une organisation similaire existe dans le fonds de commerce, et la doctrine, pendant longtemps, ne s'est pas efforcée de signaler ses caractéristiques. Aujourd'hui encore, les deux notions se confondent ; les mêmes doctrines qui ont servi pour déterminer la nature juridique du fonds de commerce, s'appliquent à l'entreprise, à tel point que les partisans de l'entreprise ont dû transiger et reconnaître leur origine identique, en attribuant au fonds de commerce les éléments statiques, et à l'entreprise les éléments dynamiques. L'entreprise serait le fonds de commerce en activité, c'est-àdire son activité comme s'il était possible de concevoir un fonds de commerce sans activité. Le problème de l'achalandage, dont il sera question plus loin, apparaît dans le fonds de commerce considéré du point de vue dynamique. Se trouvent liés à « l'entreprise » et au « fonds de commerce » les termes « établissement » et « exploitation », qui, de même que les précédents, ont besoin d'une définition préalable, principalement dans certaines législations qui manquent à ce sujet de précision et il en est ainsi dans la doctrine et le droit comparé. Dans le Code civil italien de 1942, contrairement à la doctrine prédominant jusqu'alors dans ce pays, le concept de fonds de commerce a été réduit à « l'ensemble des biens organisés par l' entrepreneur pour le fonctionnement de l'entreprise ». Cependant, le critérium qui assimile l'entreprise au fonds de commerce ou qui, tout au moins, inclut l'une dans l'autre, prévaut; quant à « établissement » et « exploitation », ce sont des termes qui rassortissent plutôt de la législation du travail et désignent l'unité technique, que l'on confond parfois avec l'entreprise. Une entreprise peut avoir plus d'un établissement ou d'une exploitation et le patrimoine d'une personne peut comporter plus d'une entreprise. 8. — Cette assimilation du fonds de commerce et de l'entreprise existait déjà en droit allemand ainsi qu'il résulte des études de Isay, Pisko, Oppikofer et d'autres. Cosack les définit : « Toute entreprise réunie en une exploitation unitaire dirigée par le commerçant comme tel, en son propre nom. L'affaire du commerçant est donc un ensemble comprenant personnes et choses, travail et capital, créances et dettes, signes distinctifs et secrets d'exploitation, perspectives de bénéfices et de pertes et quelques autres choses. » Sans aucun doute, et d'après le même auteur, on a peu gagné à cette spécification du concept d' « exploitation » et d' « entreprise » dans la définition de 1' « affaire ». Wieland essaie d'établir la différence entre entreprise (Unternehmung) et fonds de commerce (Unternehmen). La première serait l'emploi du capital et des forces du travail dans le but d'obtenir des bénéfices tandis que le second serait la synthèse de tous les moyens et de toutes les forces employés dans une activité lucrative et pour
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l'étude juridique duquel il distingue : a) l'activité lucrative (Gewerbliche Betrieb stätigJceint) , b) le patrimoine commercial et c) les relations effectives de valeur patrimoniale : clientèle, créances, etc. Ces trois parties constitutives, signale-t-il, sont dans leur coopération l'essence du fonds de commerce consacré comme unité, dont la valeur dépasse celle des éléments qui le composent. Wieland sépare ainsi les deux critériums : le fonds de commerce est l'aspect objectif de l'entreprise, l'entreprise l'objet de l'activité, et les biens personnels et matériels qu'elle comprend ; c'est la synthèse de tous les moyens et de toutes les forces employés dans une activité lucrative. L'entreprise, du point de vue juridique, serait, elle, l'emploi de forces économiques pour l'obtention d'un accroissement patrimonial illimité, une exploitation organisée comportant des risques de capital et de travail; Von Gierke qualifie d'erroné ce concept de l'entreprise de Wieland, parce qu'il ne précise pas le contenu de la matière commerciale et parce qu'il n'autorise pas à remplacer le concept de commerçant par celui d'entreprise ou fonds de commerce. 9. — Cette distinction entre l'entreprise et le fonds de commerce est liée, par ailleurs, au problème de l'autonomie du patrimoine commercial, et très spécialement à l'existence d'un droit privé considérant le fonds de commerce ou entreprise comme une unité, et son régime et sa protection comme tel, indépendamment de la protection des divers éléments individuels qui le composent. L'autonomie patrimoniale, du point de vue juridique, n'est pas reconnue à l'entreprise — comme activité professionnelle — ni au fonds de commerce, bien que, ainsi que nous le verrons, le droit leur confère une existence autonome sous quelques aspects. L'autonomie patrimoniale n'est reconnue en droit que dans des cas limités, antécédent cependant très important de la possibilité de cette reconnaissance. Il en est ainsi en ce qui concerne l'entreprise individuelle à responsabilité limitée, dans laquelle, sans qu'il soit nécessaire de lui attribuer une personnalité distincte de celle de son titulaire et sur la simple base de privilèges pour les créanciers de l'entreprise face à ceux qui ne le sont pas , la responsabilité de l'entrepreneur se limite aux biens affectés à l'entreprise. Quelques auteurs se réfèrent toutefois à l'autonomie du patrimoine de la société, mais, à notre avis, cet antécédent est sans effet. La société n'est pas l'entreprise; elle ne peut qu'en être le sujet de droit. Cependant, l'autonomie patrimoniale présente face à l'entrepreneur individuel, comme face à la société, une situation similaire, celle qui correspond à la relation entre l'objet et le sujet de droit. 10. — L'absence d'une claire séparation entre entreprise et fonds de commerce, qui se remarque dans la doctrine allemande, envahit également la doctrine italienne. Les auteurs italiens qui traitent de l'entreprise et du fonds de commerce — sans tenir compte des divergences qui les séparent — les définissent dans une forme similaire, c'est-à-dire comme un ensem-
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ble de biens unis en vertu de leur destination commune : le 'bénéfice, comme un ensemble de moyens et d'instruments personnels et réels, organisés par une personne physique ou morale,, en vue de l'exercice d'une activité économique productive. Le fonds de commerce serait, économiquement, l'union de biens et de services ; et, sous cet aspect, sa théorie appartient à la théorie générale des biens, étant donné que le fonds de commerce ne peut se concevoir sans quelqu'un qui soit à sa tête et qui le dirige. Le fonds de commerce ou entreprise — en tant qu'activité professionnelle — serait, dans ces conditions, un organisme complexe d'objets et de moyens (collaborateurs, clientèle, choses matérielles, biens incorporels, enseigne, etc.), aptes à atteindre un but de lucre. La capacité de parvenir aux fins économiques qui sont propres à cet organisme est la conséquence de cette organisation : la Have de notre droit, V achalandage du droit français, le goodwill du droit anglosaxon et Vaviamento du droit italien. Cet organisme serait juridiquement protégé comme objet de profit et comme objet de circulation, et la question fondamentale consiste à déterminer si, en droit, le fonds de commerce ou entreprise se présente comme un nouvel objet juridique unitaire, différent des éléments qui le composent, c'est-à-dire si l'unité économique du fonds de commerce ou entreprise correspond à une unité juridique analogue ; problème qui ?e présente devant l'unité économique et la prétendue hétérogénéité juridique du fonds de commerce ou entreprise, et qui se résout par le principe juridique du maintien de la destination économique qui sert a garantir de façon indirecte, mais sûre et certaine, la conservation de l'intégrité de l'organisme du fonds de commerce ou entreprise. 11. — Lors de la promulgation du Code civil italien de 1942, l'entreprise fut définie — à travers la définition de l'entrepreneur — comme une activité économique organisée pour des tins de production ou pour l'échange de biens ou de services ; l'entreprise étant commerciale lorsqu'il s'agit des activités suivantes : l'activité industrielle, dirigée vers la production de biens et de services ; celle d'intermédiaire, dans la circulation des biens ; celle des transports par terre, eau ou air ; l'activité bancaire, des assurances et celle des auxiliaires de toutes les activités énumérées précédemment. L'ensemble des biens organisés par l'entrepreneur pour le fonctionnement de l'entreprise est dénommé fonds de commerce, pour le distinguer de l'entreprise, qui est l'activité organisée, ainsi qu'il en est du fonds de commerce lui-même en droit comparé, et ainsi qu'il en était dans la législation italienne antérieure à 1942. Les actes de commerce des théories objective et subjective ont été remplacés par les activités commerciales, dans le Code italien de 1942 ; ces dernières ont une finalité et un sens identique aux actes objectifs du Code allemand de 1900 : actes professionnels, exclusion faite des actes isolés. En conséquence, dans le droit positif italien, l'entreprise serait, comme expression doctrinaire, l'activité économique organisée du 47
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fonds de commerce, et c'est l'entrepreneur qui exerce professionnellement cette activité. On doit en conclure que pour définir juridiquement l'entreprise, dans le droit positif italien, la définition préalable du fonds de commerce, dont l'activité économique s'extériorise, serait nécessaire. Dans le fonds, l'entrepreneur exercerait professionnellement l'activité économique organisée que serait l'entreprise ; mais les biens ayant une activité économique organisée ou sur lesquels, ou au moyen desquels s'exercerait cette activité, seraient également compris dans le fonds de commerce. L'entrepreneur ne s'ajoute pas alors au fonds de commerce pour former l'entreprise, comme l'ont prétendu quelques-uns. L'entreprise serait, toujours suivant la doctrine, le résultat de l'activité professionnelle de l'entrepreneur sur le fonds de commerce, c'est-à-dire l'activité économique organisée, produite et exercée par l'entrepreneur. Il est, par conséquent, difficile dans le droit positif italien de distinguer entreprise et fonds de commerce. La proposition de Carnelutti, acceptée par Mossa, d'après laquelle la distinction entre les deux serait celle qui existe entre fonction et structure, le concept de fonds correspondant en droit à la notion statique et celui d'entreprise à la notion dynamique, n'est pas convaincante. L'organisation entre à la fois dans la composition du fonds et dans celle de l'entreprise. Par combinaison des facteurs de production, on entend leur union coordonnée et rationnelle, sous la direction et la responsabilité de l'entrepreneur. 12. — L'étude comparative de l'entreprise et du fonds de commerce, en même temps qu'elle nous met en mesure de déterminer leurs différences et, plus encore, leurs similitudes, nous permet de nous rendre compte aussi que, dans la nouvelle conception juridique de l'entreprise, l'évolution doctrinaire du fonds de commerce se répète clairement. Le concept d'entreprise est, du point de vue économique, uniforme : « l'apport de forces économiques — capital et travail — pour la réalisation d'un bénéfice illimité ». On prétend placer en dehors de l'ordonnancement juridique 1' « organisation » — ordre particulier de tous les facteurs réels et personnels de la production — élément caractéristique et différentiel de l'entreprise ou fonds de commerce qui englobe et coordonne tous les autres. C'est pour cette raison que la doctrine s'applique à définir clairement — par réaction — les questions suivantes : a) quelle est la nature juridique de l'entreprise — comme activité professionnelle — ou du fonds de commerce ? b) de quelles sortes sont les droits du propriétaire sur ceux-ci ? c) l'entreprise ou fonds de commerce comme objet d'activité juridique. En ce qui concerne ces questions, nous nous sommes occupé des différentes doctrines existantes, applicables tant à l'entreprise qu'au fonds de commerce. 13. — La doctrine de la personnalité juridique du fonds de com-
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merce ou entreprise, comme sujet autonome de droits — erronée dans ses grandes lignes — repoussée par une critique décisive et abandonnée, fut appuyée par Hassenpflug, exposée plus clairement par Endemann et adoptée par Momsen et Valéry en ce qui concerne le fonds de commerce ; elle fut reprise, en ce qui touche l'entreprise, par Mossa et ensuite par Ripert et par Durand. L'entreprise ou fonds de commerce, affirme-t-on, est un organisme économique indépendant du patrimoine particulier du commerçant ; il a, en vertu de sa personnification, une existence propre, et on lui applique toutes les manifestations de la personnalité douée d'un patrimoine. Si l'on envisage sous cet aspect le fonds de commerce, on confond le sujet avec l'objet de droits ; dans ce cas, la critique ironique de Vivante reste toujours actuelle : « Ce sont des phrases », disait-il, « de nature économique qui, pénétrant dans la contexture du droit, obscurcissent ses plus simples et plus solides concepts. Quand on considère que le fonds de commerce dépend entièrement de son propriétaire, qu'il n'a aucune défense contre lui, et que celui-ci peut en disposer à sa volonté, le liquider, le vendre, le constituer en gage, en dot ou le louer, on comprend tout ce qu'il y a de fantastique dans l'autonomie imaginée par Endemann ; vraiment : difficile est satiram non scrïbere ! » La personnalité est inhérente à la personne e+ non à la chose, au titulaire de l'entreprise ou du fonds de commerce et non à l'objet de ceux-ci. Le lien juridique qui existe entre le titulaire et l'entreprise ou fonds de commerce est celui d'une personne physique ou morale avec l'objet de droits, c'est-à-dire patrimonial ; lien identique à celui qui unit le titulaire à son patrimoine. Et, malgré le lien étroit existant entre la personnalité et le patrimoine, personne n'a eu l'idée d'accorder au patrimoine une personnalité indépendante de celle du titulaire de ce patrimoine. 14. — L'indécision des auteurs favorables à la théorie de la personnalité, quand l'entrepreneur est une personne physique, disparaît quand cette comparaison a lieu avec un sujet de droit, personne morale : société, et plus spécialement société anonyme. Mossa, en soutenant sa théorie de la « reconnaissance de l'entreprise universalité en soi, separable de la personnalité de son titulaire », « un droit de la personnalité », ou « un organisme juridique », signale la différence de son concept avec celui qui prévaut quant à l'entreprise. Comme, malgré cette terminologie, il ne peut attribuer à cette « entité » une personnalité de droit — et il le reconnaît dans sa publication de 1926 — il lui attribue une personnalité économique, laquelle paraîtrait dans le terrain du droit comme sujet de l'économie, comme une unité politique ou comme un organisme vivant ; ces qualificatifs étant tous privés de sens juridique, raison pour laquelle Mossa, pour donner un sens apparent à sa théorie, doit se réfugier dans la société-entreprise, bien que la société soit, comme on le sait, également un sujet de droits, tandis que l'entreprise continue à en être l'objet.
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Pour certains auteurs, qui se basent sur une interprétation erronée du droit positif italien, la société est une entreprise collective. Ils tombent ainsi dans l'erreur d'assimiler le sujet de droits — entrepreneur individuel et social — à l'objet de droits, c'est-àdire à l'activité ou organisme — organisation de l'activité économique — que l'entrepreneur individuel ou la société peuvent développer ou constituer. 15. — Sans doute, la société peut développer une activité ou constituer un organisme, ayant les caractères précis d'une entreprise, C'est d'ailleurs ce qui se produit normalement. Mais dans cette éventualité, la société acquiert l'aspect juridique d'entrepreneur mais non celui d'entreprise. Elle la possède, en est le titulaire, la dirige et l'administre sans s'identifier à elle. L'entreprise peut de la sorte constituer l'activité du sujet collectif ou social de façon similaire ou identique à celle du sujet individuel ; mais la société n'est pas la forme d'extériorisation collective d'une activité économique productive, organisée comme entreprise. L'organisation sociale — société — est l'une des formes d'extériorisation du sujet de droits^ qui ne doit pas être confondue avec l'organisation de l'activité économique que cet organisme social peut entreprendre ou développer. Il ne s'agit pas d'une distinction subtile mais d'une nécessaire précision de concepts. Ceux-ci sont clairs dans la théorie objective, laquelle admet la possibilité d'une société constituée pour une seule affaire ou une seule opération. Ils le sont également dans la théorie subjective, d'après laquelle, ainsi que nous l'avons vu, l'entreprise n'englobe pas tout le contenu du droit commercial. Même dans la. théorie de l'unification des obligations et des contrats, suivant laquelle l'entreprise peut englober toute l'activité commerciale — du point de vue de l'organisation professionnelle — , la distinction apparaît toujours entre l'entrepreneur et l'entreprise, entre le sujet et l'objet de droits. C'est ce que nous voyons dans le Code civil italien de 1942. 16. — La théorie qui considère le fonds de commerce ou entreprise comme noyau patrimonial autonome, comme patrimoine d'affectation, nous vient de Bekker. Bien qu'il n'attribue pas au patrimoine le caractère d'un véritable sujet de droits, il le conçoit comme un dérivé de la particularité du but, comme titulaire résultant du but (zwecJcvermögen) auquel a été attribuée une partie de l'autonomie du reste du patrimoine du titulaire. Cette théorie crée également la séparation des patrimoines. En ce cas, le patrimoine commercial,. séparé de celui du commerçant, agirait d'une façon similaire au peculium et à la rnerx peculiaris du droit romain. La théorie du patrimoine d'affectation, comme ensemble patrimonial différent du patrimoine du commerçant, lors même qu'il dépendrait de celui-ci, confond également le sujet et l'objet d'activité. Dans le fond, les théories suivantes coïncident avec celle-ci : la théorie de Windscheid, suivie par Brinz, du patrimoine sans sujet, de droits impersonnels, qu'exerce un être capable de volonté au profit
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de l'objet affecté, comme dans le patrimoine séparé, et la théorie de Saleilles, du patrimoine d'affectation, juridiquement séparé du reste du patrimoine, considéré objectivement en raison de son but et unifié par sa destination. Rotondi signale avec raison que les différences entre la doctrine de la personnalité du fonds et celle de l'autonomie du patrimoine ne sont pas substantielles ; la seule chose qui manquerait à la seconde serait de lui mettre le nom de la première. Tout en étant d'accord avec Endemann et Momsen, Valéry est également partisan d'une autre conception, à tel point que l'on considère sa théorie comme intermédiaire, comme un trait d'union entre les deux. On dédouble alors le fonds en sujet et objet, le premier étant doué de la personnalité, le second étant un patrimoine destiné à, une fin. Il attribue à la « maison de commerce » le caractère de titulaire du patrimoine spécial que le commerçant a consacré à son commerce. « En raison de ce but spécial, ce patrimoine commercial, handelsvermögen , constituerait une masse de biens, à- l'égard desquels le commerçant jouerait le rôle de simple administrateur. En d'autres termes, le patrimoine commercial a une exitence propre ; la personnalité du commerçant peut changer et disparaître sans le modifier ou sans entraîner sa disparition. » Valéry, qui adopte décidément la théorie d' Endemann, place le titulaire « dans une situation analogue à celle d'un premier employé, ainsi que l'indique clairement l'expression de chef de la maison, dont il se sert dans la pratique pour le désigner couramment : expression qui démontre clairement que, »s'il se trouve à la tête de l'affaire, il n'oublie pas cependant qu'il en fait partie ». D'après Valéry, l'affaire serait un sujet de droits formé par l'ensemble des personnes dont l'activité permet le fonctionnement de l'affaire. Ce nouveau sujet constitue la partie la plus caractéristique et personnelle de la doctrine de Valéry. Cependant, en synthèse, il se borne à proposer la constitution d'un patrimoine général, qui serait composé d'ensembles juridiques, de certaines masses de biens, affectés à un destin déterminé, similaires aux privilèges sur le navire et à l'abandon en droit maritime. Ce point de vue permettrait le coexistence de divers établissements avec un seul titulaire. Cette autonomie partielle du patrimoine du commerçant ou entrepreneur — être réel ou abstrait — n'aurait pas besoin d'aller à l'encontre du droit pour invoquer une personnalité que l'on n'accorde ni aux choses, ni à un patrimoine d'affectation et qui existe en dehors de la personne du commerçant. On peut résoudre le problème de l'autonomie du patrimoine en reconnaissant un droit de préférence aux créanciers du fonds de commerce ou entreprise, et une limitation de responsabilité pour leurs titulaires. Tant que la loi ne reconnaît ni ce privilège, ni cette responsabilité limitée, il est impossible de parler d'autonomie partielle du patrimoine effecté au fonds de commerce ou à l'entreprise, même d'après la conception de ses défenseurs. Le titulaire de l'entreprise ou du fonds de
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commerce répond sur tout son patrimoine, et, s'il a plusieurs entreprises ou commerces, sur l'un quelconque de ses biens. Les créanciers, en conséquence, n'ont pas de droit de préférence pour le recouvrement de leurs créances. 17. — En Italie, Santoro Passarelli adhéra à la théorie du patrimoine d'affectation. Dans des termes différents, Mossa s'y rattache également ; toutefois, il convient de remarquer que ce dernier avait pris rang parmi les partisans de la théorie de la- personnalité ou du sujet de droits. Pour Mossa, le fait qu'en droit italien les obligations ont une répercussion sur le patrimoine du fonds de commerce, démontre clairement qu'il s'agit d'un patrimoine séparé. Son raisonnement est le suivant : les obligations contractées dans l'exercice du fonds de commerce ont une répercussion sur son patrimoine et, en même temps, sur son titulaire ; raison pour laquelle celui-ci répond avec ses autres biens. En sorte qu'il y a une double obligation, celle du fonds de commerce et celle de son titulaire. Ce critérium du patrimoine séparé expliquerait la responsabilité de l'acheteur pour le passif ; d'autre part, la répercussion des obligations de l'entreprise sur son titulaire servirait de base pour démontrer la responsabilité de celui-ci ; enfin de la multiplication des obligations ressortirait la responsabilité conjointe du cédant et de l'acquéreur du fonds de commerce. Ferrara n'accepte pas le critérium de Mossa. « Le vice du raisonnement », dit-il, « est à sa base. Mossa, pour expliquer la transmission des dettes en cas d'aliénation du fonds, a recours au concept du patrimoine séparé ou d'affectation. Il ne tient pas compte que celui-ci opère avant et indépendamment d'une aliénation quelconque , de sorte que le moyen employé est disproportionné et excessif. On peut ajouter qu'il s'agit d'une affirmation gratuite, prémisse du raisonnement, lorsqu'il déclare que nous nous trouvons en face d'un patrimoine séparé, toutes les fois qu'un bien ou qu'un ensemble de biens est lié aux obligations dont il est la cause. Ce lien peut dépendre, au contraire, de l'union ex lege entre le bien et la dette, ainsi qu'il en est, par exemple, dans les obligations ob res. » 18. — L'application à l'entreprise ou fonds de commerce de la théorie de l'universalité, soit de droit, soit de fait, doit être précédée de la définition préalable du critérium de l'universalité, et surtout de la distinction précise entre universalité de fait et de droit, afin d'éviter des confusions résultant du défaut de démarcation de ces caractères. L'objet juridique peut être fait de choses ou de biens, simples ou complexes, et ces derniers peuvent être composés ou être des universalités. Dans les simples, les éléments sont fusionnés de telle sorte qu'ils se présentent dans leur unité matérielle comme une individualité homogène. Dans les complexes qui résultent de plusieurs choses simples réunies entre elles, synthèse de différents éléments ou parts, le caractère unitaire s'obtient par la cohésion ou conjonction maté-
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rielle ou physique ; on les dénomme alors choses ou biens composés ; tandis que dans les universalités, l'ensemble des biens — la pluralité — est considéré comme formant un tout, — le principe de l'unité dans la pluralité. Bien que les éléments qui les composent, voire physiquement, soient indépendants ou autonomes, ils restent liés entre eux par leur destination économique, particulière et commune, c'est-à-dire par une union idéale. La notion d'universalité est ainsi l'expression d'une réalité certaine, bien que métaphysique ou fictive, de même que celle du patrimoine et de la personnalité. Pour bien comprendre cet exposé, on doit distinguer ce que nous concevons à travers notre esprit — concept — et ce que nous voyons à travers lui — idée. Avec ce critérium, expression de faits que l'esprit ne peut réaliser sinon dans des circonstances particulières de temps et d'espace, nous concevons le principe de l'unité dans la pluralité : dans le patrimoine, une pluralité de droits; dans la personnalité, une pluralité de personnes ; dans l'universalité, l'unification d'éléments singuliers complètement distincts, objet de différentes opérations juridiques. La destination qui unit les divers biens de l'universalité est un idée économique, qui occupe une place intéressante dans la formation du concept de l'universalité, toujours lié à la personne, concept qui tend à satisfaire ses aspirations sociales et à protéger sa personnalité. 19. — Les universalités sont ou personnelles (personarum) ou réellees (rerum), ces dernières étant ou des universalités de droit (juris ou juriurn) ou des universalités de fait (facti). Suivant le concept traditionnel, celui des glossateurs, Vuniversitas juris comprend l'ensemble des droits ou relations juridiques, et V universitär facti l'ensemble des choses corporelles. Cela ne répond cependant pas à un critérium uniforme. Pour quelques-uns, l'universalité de droit comprend tout l'ensemble des relations juridiques et des biens , auquel la loi attribue une unité juridique et des effets déterminés ; pour d'autres, c'est seulement l'ensemble des relations juridiques auquel on reconnaît cette unité juridique. Il se produit quelque chose de semblable en ce qui concerne l'universalité de fait; c'est-à-dire l'ensemble des biens, matériels ou immatériels, homogènes ou hétérogènes, que le propriétaire réunit en vue d'une destination économique spéciale et traite comme un tout, sans tenir compte de la possible mutation ou subsistance des éléments qui le composent. Ce peut être également l'ensemble des choses corporelles, meubles, homogènes entre elles, réunies dans un but social et économique. Pour reconnaître au fonds de commerce le caractère d'une universalité de droit ou de fait, il faut, auparavant, adopter l'un des critères qui viennent d'être exposés et le lui appliquer. De toute 'façon, c'est le concept de Vuniversitas juris appliqué au fonds de commerce qui prédomine dans la doctrine allemande et celui de Vuniversitas facti dans les doctrines française et italienne. Dans la doctrine de l'universalité on doit distinguer — ainsi que
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nous l'avons signalé — V universitas personarum, qui est un sujet de droits, de l' universitas r erurn qui est un objet juridique. Les partisans de l'universalité du fonds de commerce le considèrent comme universitas rerum, bien que d'après certains auteurs ce serait une universitas rerum et personarum. Le droit argentin envisage l'universalité du fonds de commerce comme universalité de fait. Notre codificateur, après la définition du patrimoine, ajoute : « Une pluralité de biens extérieurs telle qu'elle peut être considérée comme une unité,, comme un tout, s'appelle une « universalité » dans ce code. Si cette dénomination résulte de l'intention du propriétaire, il s'agit d'une universitas facti; si elle vient du droit, universitas juris. Le patrimoine d'une personne constitue une universalité de la seconde catégorie. Une universalité de droit peut être transformée en une universalité de fait par la volonté du propriétaire. » 20. — II est difficile d'inclure le fonds de commerce ou entreprise dans le critère d'universalité en raison du manque d'homogénéité des divers éléments qui le composent ; mais comme on peut l'observer : « Plus que d'une simple relation d'agglomération, il s'agit d'un phénomène distinct et plus complexe d'organisation d'éléments hétérogènes dans un but économique et social. » Pour obvier à la difficulté, on admet, en doctrine, l'existence d'une combinaison au lieu d'une agglomération ; la combinaison de biens tendant à la réalisation d'un but unique formant un bloc homogène de droits, en dehors de l'hétérogénéité du fonds de commerce. Ce critère se rattache à la doctrine des dépendances, « choses autonomes, séparées en général de la chose principale et ayant une individualité propre. Elles sont destinées à aider, à conserver ou à protéger une autre chose, sont mises au service d'une autre chose, ou sont les auxiliaires d'une chose principale; en raison de quoi elles conservent leur qualité juridique. La dépendance n'est pas un facteur constitutif de la chose; c'est une chose en soi, objet d'un droit qui lui est propre, mais de caractère subordonné et accessoire. C'est une chose en dépendance économique..., dont la destination est une affaire juridique, un acte de volonté du propriétaire, acte réalisé par des faits, qui font qu'une chose doit servir à l'autre, sans qu'il soit nécessaire que cette volonté s'exprime verbalement. » 21. — Le fonds de commerce ou entreprise, phénomène complexe qui relève du droit dans son unité, n'est pas une simple juxtaposition des divers éléments qui le composent. C'est une organisation ou combinaison, qui surgit et s'extériorise de l'unité dans laquelle se cristallisent les droits qui, dans ce but — but déterminé et unité de dépendances — , émergent des éléments hétérogènes qui la composent. L'activité de cette organisation trouve son expression dans l'achalandage du droit français, dans la Have ou clé du droit argentin, c'est-à-dire dans la combinaison des différents facteurs de production liés entre eux et coordonnés en raison de la destination économique assignée au fonds de commerce ou entreprise. Les éléments
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matériels restent tels quels, même si le fonds de commerce disparaît. Celui-ci subsiste également tant qu'il est exploité, même si lesdits éléments cessent d'en faire partie. En conséquence, ce ne sont pas les éléments matériels qui constituent une condition essentielle ; mais plutôt quelque chose d'incorporel ou d'immatériel, constitué, d'après Pisko, par l'organisation de moyens de production ou d'échange et une occasion de vente assurée. « Une donnée vraiment singulière et caractéristique du fonds de commerce », dit-il, « réside dans l'idée organisatrice qui lie entre eux les éléments patrimoniaux de l'exploitation et les dote d'une valeur supérieure à la somme de toutes les valeurs isolées. » 22. — Le problème juridique relatif au fonds de commerce ne se pose pas, en conséquence, sur les éléments singuliers qui le composent et qui relèvent directement du droit ; mais plutôt sur son organisation considérée comme unité, aussi bien en vue du développement naturel de son aptitude productive, que pour conserver intacte l'organisation : le transfert du fonds de commerce et la protection contre la concurrence déloyale. D'après Ferrara, « on entend par fonds de commerce toute organisation économique apte à produire un rendement ou capable de créer une richesse, celle qui représente substantiellement un capital, indépendamment de l'individualité physique de la. personne qui, à un moment déterminé, se trouve à leur tête ». Ainsi, pour déterminer la nature juridique du fonds de commerce ou entreprise, on doit l'envisager comme objet de profit pour son titulaire — influence de l'unité déterminée par son but — et comme objet de liaison, affaires juridiques au moyen desquelles on vend, on concède en exploitation ou l'on donne en garantie. Le problème de la détermination d'une unité économique et juridique, différente des éléments qui la composent, se présente flans les deux cas. En droit, le fonds de commerce, considéré du point de vue de son titulaire ou de celui qui dirige l'entreprise, se confond avec la. valeur juridique de l'organisation et de l'achalandage du droit français, de l'aviamiento du droit italien ou de la Have du droit argentin. Le fonds de commerce ou entreprise se compose alors d'un ensemble d'éléments hétérogènes fait de choses et de biens, autonomes entre eux mais ayant une réglementation juridique unitaire, ensemble créé comme instrument d'exploitation d'une situation économique favorable. En vertu des principes de la dépendance et de l'organisation — dépendance commune de ses éléments et leur subordination à une même destination, avec un fort lien économique — ces éléments, sans perdre leur autonomie et leur réglementation dans l'unité qui résulte de cette dépendance et de cette subordination à un but commun, produisent des effets économiques, protégés juridiquement, émanant de cette unité et propres à elle — d'un tout organique, doué d'individualité et de fonctions qui lui sont propres — indépendamment des effets juridiques qui émergent des éléments singuliers qui donnent naissance à. cette unité.
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23. — Le fonds de commerce ou entreprise, jouissant d'une évidente autonomie économique, qui produit et fait circuler la richesse, doit être considéré comme un bien, c'est-à-dire un objet incorporel fondé sur l'unité. Tel est le résultat de l'ensemble des droits sur les éléments hétérogènes qu'extériorise cette destination commune. La nature de ces éléments — choses ou biens, meubles ou immeubles — n'influe pas sur la nature juridique du fonds de commerce ou entreprise. Il s'agit d'un bien, c'est-à-dire d'un objet incorporel et non d'un objet corporel, ou, si l'on veut, chose unique susceptible à son tour d'être classée dans les immeubles et les meubles. L'organisation et l'achalandage sont les résultats de l'union. Le fonds de commerce ou entreprise est constitué par une organisation quelconque des facteurs de production ou d'échanges ; et l'élément qui attribue au fonds de commerce le sens d'organisme productif c'est l'achalandage. Le fonds de commerce — considéré comme bien incorporel, comme unité — peut-il être classé dans les biens meubles ou immeubles sans altérer l'individualité des éléments qui le composent, et en vertu de ces mêmes éléments ? La récente doctrine italienne affirme que le fonds de commerce constitué par un ensemble d'éléments ne peut être considéré ni comme meuble, ni comme immeuble, sans affecter la nature spécifique de chacun de ces éléments sur les droits desquels se base Punité du fonds de commerce ou entreprise. 24. — Le caractère incorporel du fonds de commerce étant établi, son universalité, reconnue, V aviamiento , la Have, Y achalandage, le goodwill, les chances, constituent dans l'unité du fonds ou entreprise le noyau central, son élément prépondérant, à tel point que sans eux on n'acquiert pas le fonds, bien qu'on acquière les objets et droits qui le composent. Il s'agit en quelque sorte d'une organisation de biens légalement reconnue comme bien incorporel, objet de droits. Ce bien incorporel est le résultat de l'organisation des biens corporels et incorporels, et la vitalité de leur organisation réside dans l'apitude à obtenir le profit qui est constitué par l'achalandage. Ferrara fils n'est pas d'accord avec cette conception, spécialement lorsqu'il s'agit de voir dans l'achalandage le noyau du fonds. Toutefois, il signale que ceui-ci « s'identifie avec le fonds lui-même, unique et véritable objet de la tutelle ». Alors, le problème suivant se pose : cet ensemble fonctionnel, l'activité et l'organisation, est-il ou non lié à l'achalandage. De façon erronée, Vivante assimile l'achalandage à la clientèle. La doctrine moderne repousse ce critère. Elle considère que l'achalandage est une aptitude du fonds de commerce à une fin de lucre, une possibilité d'affaires pour le titulaire du fonds, la plus-value que représentent les biens compris dans le fonds en vertu de leur réunion, leur permettant d'atteindre un but commun. La doctrine moderne envisage également l'achalandage comme symbole de l'organisation du fonds ou entreprise, comme une situation de fait ayant une valeur économique, comme la force d'inertie transmise au fonds ou entreprise
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par son titulaire, en vertu de son travail de coordination et de direction. Kotondi reconnaît l'existence de l'organisation, préconisée par Ferrara ; mais il ne lui reconnaît pas le caractère d'un bien immatériel ni la tutelle autonome car on ne peut donner l'organisation sans les éléments organisés. Pour lui, la nouvelle valeur qui naît avec le fonds et qui est protégée par la loi, c'est l'achalandage. Indépendamment de la protection des éléments singuliers, la loi reconnaît « un autre intérêt à protéger : celui de la conservation de l'organisation productive et de la valeur de l'achalandage qui résulte de cette aptitude à produire, c'est-à-dire, non seulement la pluralité des éléments, mais aussi leur unité ». 25. — Le fonds de commerce ou l'entreprise n'apparaissent pas comme étant expressément reconnus, sur le terrain juridique, dans leur unité, comme entités ou institutions autonomes. Cependant, ce serait une erreur de supposer qu'ils ne relèvent en rien du droit. Certains préceptes juridiques comprennent la série des actes de commerce ou activités commerciales protégés par la loi ; le transfert du fonds de commerce ou entreprise est réglementé par la loi ; la concurrence déloyale est expressément sanctionnée ; la réglementation du louage du fonds de commerce est à l'étude; dans certains pays il peut être l'objet de deux contrats : l'usufruit et le nantissement. Tous ces préceptes légaux regardent le fonds de commerce ou entreprise dans son unité indivisible, indépendamment des éléments hétérogènes qui le composent. Si la loi reconnaissait l'autonomie patrimoniale du fonds de commerce, ou entreprise, et la responsabilité limitée du commerçant ou entrepreneur, tout cet effort de dialectique juridique aurait été sans aucun doute inutile pour expli.quer le fondement de droit de cette entité ou institution, dans son organisation, son activité et sa protection. Nous avons, par exemple, l'entreprise individuelle à responsabilité limitée, qui. a nuire avis, est l'expression la plus achevée, du point de vue juridique, de l'unité indivisible du fonds de commerce ou entreprise. La différence avec le fonds de commerce ou entreprise, telle qu'elle apparaît dans les législations comme la nôtre, est nulle quant au concept économique de ce fonds de commerce ou entreprise, quant aux éléments hétérogènes qui la composent, quant à la forme de son transfert et à sa protection. La seule différence juridique se trouve dans son autonomie patrimoniale et la responsabilité limitée de son titulaire. Ces caractéristiques, cependant, ne justifient pas par elles-mêmes l'unité indivisible du fonds de commerce ou entreprise. D'après le décret-loi argentin 14.961, année 1945, article 25, ratifié par la loi 12.962, le débiteur n'est tenu envers la Banque hypo.thécaire nationale, pour le prêt qu'elle lui a consenti sur l'immeuble hypothéqué, que jusqu'à concurrence du produit de la vente. Il existe dans cet exemple une autonomie patrimoniale et une limitation de responsabilité, mais pas de fonds de commerce ni d'entreprise.
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Cette différence donne du poids à l'unité de fait qui découle du rôle économique et de la protection juridique du fonds, de son transfert et de la concurrence déloyale, et même de la fonction que lui reconnaissent certaines législations comme instrument de crédit, avec le nantissement. Mais le problème qui se pose est de savoir s'il est possible de concevoir le transfert, le nantissement, la protection contre la, concurrence déloyale sans reconnaître l'existence d'un bien pouvant être juridiquement protégé. Cette protection légale n'est admissible que si l'on reconnaît auparavant l'unité indivisible du fonds de commerce ou entreprise objet de ces relations juridiques. Ceux qui ne reconnaissent pas l'unité à la fois juridique et économique du fonds de commerce, ou entreprise, tombent à notre avis dans l'erreur de le considérerr comme une « chose » — au sens juridique d'objet matériel susceptible de valeur économique — soit différent des éléments qui le composent, soit comme une juxtaposition de ces éléments. Bien que le fonds de commerce ou entreprise manifeste son activité de façon évidente, il ne constitue pas un objet corporel ou chose ; mais plutôt un bien immatériel, dont l'origine se trouve dans l'union des droits qui extériorisent les éléments qui le composent. Ces derniers forment une partie du contenu du fonds, mais n'en sont pas l'essence. C'est pour cette raison que le fonds de commerce ou entreprise existe et subsiste malgré le changement, l'augmentation ou la diminution de ses éléments. Loin d'être une juxtaposition d'éléments, il en est la combinaison au moyen d'une organisation qui se manifeste par l'achalandage ; il apparaît comme unité indivisible, comme un bien immatériel, juridiquement protégé. En raison de quoi, les éléments qui le composent conservent leur individualité juridique de la même façon que les éléments qui composent le patrimoine d'un sujet de droits. Etant donné que la théorie du fonds de commerce ou entreprise appartient à la théorie générale des biens, nous considérons le fonds de commerce ou entreprise comme une universalité de fait, sans méconnaître la possibilité d'être également une universalité juridique, lorsque le droit positif lui reconnaîtra l'autonomie en raison de la responsabilité limitée de son titulaire, ainsi qu'il en est dans le cas de l'entreprise individuelle à responsabilité limitée. L'entreprise individuelle à responsabilité limitée ne constitue pas une personne distincte de celle de l'entrepreneur. Ce n'est même pas une personne, mais l'objet de droits du titulaire de l'entreprise, lequel, en vertu d'un précepte de droit positif, limite sa responsabilité au patrimoine du fonds de commerce ou de l'entreprise; et sur ce patrimoine les créanciers de l'entreprise possèdent un droit de préférence. C'est l'application pure et simple, à cette institution, des préceptes du droit positif qui limitent la responsabilité patrimoniale, sans porter atteinte pour cela aux règles essentielles du patrimoine. 26. — La responsabilité illimitée, personnelle ou patrimoniale est un principe général de notre droit, qui reconnaît cependant des
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exceptions aussi bien en matière personnelle qu'en matière patrimoniale, sans que cette limitation affecte l'unité du patrimoine. Les associés commanditaires bailleurs de fonds, l'associé non gérant d'une société en participation, celui d'une société à responsabilité limitée, ainsi que l'actionnaire dans une société anonyme ne répondent que jusqu'à concurrence de leur apport, à l'inverse de ce qui se produit pour l'associé d'une société en nom collectif ou pour le commandité dans une société en commandite. Il existe beaucoup d'autres cas où la loi limite la responsabilité du débiteur à une partie déterminée de son patrimoine. Le droit d'abandon du navire en est un exemple ; il limite la responsabilité de l'armateur ou de ses participants, mais n'accorde pas l'autonomie patrimoniale. Il en est de même en ce qui concerne la responsabilité de la masse des créanciers dans la faillite : elle ne répond qu'avec les biens à liquider. Les créanciers de la masse ont préférence sur les créanciers dans la masse pour le recouvrement de leurs créances, sans aucun droit sur les biens particuliers qui forment la masse. Inversement la faillite, même dans son universalité, qui comprend les biens, droits, actions et obligations du failli, ne comprend pas tout le patrimoine de celui-ci, puisque le dessaisissement ne s'applique pas à tous les biens. En ce qui concerne le homestead (bien de famille), la loi déclare inaliénable et insaisissable l'immeuble objet de sa protection, ainsi que le 50 % de ses fruits et produits. Sont également insaisissables, totalement ou partiellement, dans une certaine proportion, les salaires, les retraites et les pensions. En vertu de la loi sur les droits civils de la femme et dans le régime qui lui est applicable — malgré le système légal des biens de la société conjugale — les biens acquêts de la femme ne répondent pas des dettes du mari ; et les acquêts que celui-ci administre ne répondent pas des dettes de la femme. Le même fait se produit en ce qui concerne les fruits de ces biens et ceux des biens propres, à moins que les dettes « n'aient été contractées pour les nécessités du foyer, pour l'éducation des enfants, ou pour la conservation des biens communs ». La jurisprudence est pleinement d'accord pour déclarer que : « le principe établi par l'article 1272, 3e alinéa, du Code civil argentin, d'après lequel les fruits naturels ou civils des biens propres de l'un quelconque des époux sont incorporés à la société conjugale à titre •d'acquêts, conserve son application en ce qui a trait aux rapports des époux entre eux et à la future liquidation de la société conjugale ; mais il souffre une modification face aux créanciers du mari : l'article 6 de la loi 11.357 déclare que ces fruits ne répondent à des obligations de l'autre conjoint que lorsqu'elles sont contractées pour les nécessités du foyer, pour l'éducation des enfants ou pour la conservation des biens communs ». Cette limitation de responsabilité existe également quand le mineur autorisé exerce le commerce ; lorsqu'un héritier accepte un héri-
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tage sous bénéfice d'inventaire, ou un créancier de la succession réclame la séparation des patrimoines. La même situation se présente dans le cas d'une société dont le seul patrimoine serait ie fonds de commerce ou entreprise commerciale. La situation est alors de fait et non juridique. En fait, il existe une autonomie patrimoniale du fonds de commerce ou entreprise, en même temps que de droit pour la société; c'est en raison de cette circonstance de fait que les créanciers du fonds de commerce ou entreprise ont un droit de préférence parce qu'ils en sont les seuls créanciers. Ces exemples nous permettent de considérer le fonds de commerce ou entreprise comme patrimoine, ou partie du patrimoine du titulaire, doué d'un caractère identique ou similaire à ce patrimoine. L'unité du patrimoine du sujet de droits — lorsqu'il n'existe pas de disposition légale contraire — ne nous permet pas d'attribuer au fonds de commerce ou entreprise une universalité de droits, pour la limiter à une universalité de fait ou économique, unité cependant juridiquement protégée. L'hétérogénéité ou la mutabilité des éléments qui composent ce patrimoine commercial n'influent pas sur la conception de son unité ; pas plus d'ailleurs qu'elles n'influent sur celle du patrimoine en général. Il ne s'agit pas de la simple somme d'éléments, mais des droits sur eux, « en ramenant l'hétérogénéité du fonds à un bloc homogène de droits ». On concilierait ainsi la théorie de l'universalité avec celles des dépendances, des institutions et des organisations. Les éléments du fonds de commerce ou entreprise, tout en conservant physiquement et juridiquement leur propre individualité, sont liés en même temps à celui-ci, comme un tout unitaire, quant aux droits qui émanent de cette unité et à la finalité de sa destination. Il ne s'agit pas d'accorder un caractère juridique au fonds de commerce ou entreprise « au moyen de l'unification formelle en une seule chose des différents éléments qui le composent », mais de l'unification des droits qui émanent de ces divers éléments, en un bien incorporel et non en une chose corporelle. Cette unification des droits dérivant des éléments qui composent le fonds sauve l'inconvénient qui découle de l'hétérogénéité de ces éléments et concilie, ainsi qu'il en est dans le patrimoine, la coexistence de l'entité abstraite et des choses qui la composent. 27. — La notion de patrimoine commercial, ensemble de droits sur les éléments du fonds de commerce ou entreprise, met fin également à toute discussion sur l'existence de plusieurs titulaires de ces éléments. Il n'est pas nécessaire que le titulaire du fonds de commerce ou entreprise soit le propriétaire de tous les éléments qui le composent. Il suffit qu'en vertu de ce lien juridique, il ait le droit de lui donner la destination qui lui semble propre. Le fonds étant un bien incorporel, indépendant des éléments qui le composent, la distinction entre la propriété du fonds de commerce ou entreprise et son « titulariat » juridique est indifférente. Toute-
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fois, on doit reconnaître que du point de vue technique cette dernière expression est plus appropriée : le terme « propriété » est employé dans le sens de « dominium », c'est-à-dire comme un droit réel sur une chose. D'autre part, le « titulariat » juridique comprend la propriété et le « dominium », et tel n'est pas le cas à l'inverse. Sasanova affirme : « Tous les biens qui forment une partie du fonds appartiennent, en ce qui concerne leurs éléments, à une même catégorie juridique, même si, à différents titres,, ils sont attribués à un même sujet. Cette dépendance juridique est fréquemment qualifiée de propriété, cependant il est plus exact de parler de titulariat du fonds. Le sujet juridique commun de cette dépendance est dénommé propriétaire mais on peut et l'on doit le qualifier de titulaire. » Cependant, ainsi que le signalent Planiol et Bipert, notre conception du droit de propriété est trop étroite et il n'y a pas de raison pour nier l'existence de la propriété de biens incorporels. 28. — L'entreprise ou fonds de commerce, qui se caractérise et s'extériorise par l'organisation et fjar l'achalandage, constitue un objet incorporel de droits, en ce qu'il est juridiquement protégé, d'après la théorie générale des biens, comme une universalité de fait. Cette conclusion, qui dérive de l'étude que nous avons effectuée, en compulsant la doctrine, s'appuie sur notre droit positif, sur les faits et actes juridiques. L'universalité de fait, l'entreprise ou fonds de commerce, et même l'activité, l'organisation et l'achalandage, constituent des faits et actes juridiques qui, par conséquent, relèvent du droit. Un secteur de la doctrine italienne considère l'entreprise ou fonds de commerce à la fois comme fait et acte juridique. Ainsi que le signale notre législateur, qui partage le point de vue d'Ortolan, dans le langage juridique, « fait » — qui par son éthymologie supposerait une action de l'homme — se prend dans son sens plus large, pour distinguer un événement quelconque, arrivé dans le domaine de nos perceptions. Ce fait, continue le législateur;, peut retomber sur des personnes, des choses, ou sur les deux à la fois ; et, en ce qui concerne les choses, sur « leur création ou composition, leur embellissement, leurs améliorations, leurs dégâts,, leurs transformations, leur soustraction, leur perte ou destruction ». La personne, ses actes, ses biens peuvent ainsi être l'objet de relations juridiques. Par la volonté de l'homme, l'entreprise ou fonds de commerce est créée comme fait complexe. La création, la composition, les améliorations, la transformation du fonds, constituent « des événements (Susceptibles d'être la cause de quelque acquisition, modification, transmission ou extinction de droits ou obligations ». En droit, il importe peu que ces événements soient naturels ou artificiels; il importe seulement qu'ils produisent des effets juridiques. Pour constituer un fait juridique, il suffit qu'ils soient susceptibles de produire ces effets juridiques et qu'ils aient, lorsqu'il s'agit d'actes volontaires, « pour but immédiat d'établir entre les personnes des relations juridiques, de créer, de modifier, de trans-
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mettre, de conserver ou d'éteindre des droits ». La recherche des effets juridiques attribués par la loi n'est pas nécessaire; il suffit que la volonté s'oriente vers un but pratique, qu'elle se dirige empiriquement vers un but juridique. Les résultats économiques ou empiriques recherchés par les intéressés leur permettent également l'obtention de résultats juridiques qui assurent ou protègent les premiers. 29. — En conclusion : a) L'entreprise et le fonds de commerce ont été envisagés en droit, comme activités similaires, comme objets et non comme sujets de droit. h) La loi protège l'entreprise et le fonds comme une unité d'activité et d'organisation, lorsqu'ils adoptent la forme commerciale, ainsi que dans certaines manifestations déterminées, telles que : la transmission par vente ou par héritage, le nantissement, l'usufruit, la location, la concurrence déloyale, etc. Elle les protège comme objet unitaire d'un droit autonome, de contenu immatériel. c) La loi, pour accorder cette protection, se limite à accepter comme entreprise ou fonds de commerce, ceux que l'économie considère comme tels, c'est-à-dire comme activité économique organisée, comme « organisme économique qui, à ses propres risques, recueille et met en activité systématique les éléments nécessaires pour obtenir un produit destiné aux échanges. La combinaison de plusieurs facteurs : nature, capital et travail, dont l'association produit des résultats impossibles à obtenir s'ils agissaient séparément, ainsi que le risque que supporte l'entrepreneur en produisant une nouvelle richesse, sont les deux conditions indispensables à toute entreprise ». d) De la même façon qu'elle protège le patrimoine, la loi protège individuellement les éléments qui composent l'entreprise ou fonds de commerce, en même temps que celui-ci, dans son unité, comme bien incorporel. Suivant ce dernier concept, il peut être acheté, vendu, constitué en gage, loué, donné en usufruit, être protégé contre la concurrence déloyale, etc.. e) Dans la forme où il est actuellement réglementé par la loi, le fonds de commerce ou entreprise constitue une universalité de fait, en raison du défaut d'autonomie patrimoniale et de la responsabilité illimitée de son titulaire. S'il était réglementé comme une entreprise individuelle à responsabilité limitée, il serait alors une universalité juridique. /) En doctrine, entreprise et fonds de commerce sont assimilés et même confondus. Comme norme juridique, de droit positif, il est cependant possible de les différencier, suivant le système législatif adopté : conception objective, subjective ou d'unification. Dans le système objectif, l'entreprise peut dériver aussi bien d'une activité isolée que professionnelle; le fonds de commerce est toujours professionnel et son titulaire est un commerçant ou un entrepreneur. Dans les systèmes subjectif et d'unification, l'entreprise et le fonds de commerce sont des activités professionnelles. Ils
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se différencient entre eux en ce que, dans le système subjectif, cette activité caractérise le droit commercial en même temps que le statut professionnel. Le problème cessant d'exister dans l'unification, l'entreprise et le fonds de commerce ne sont plus liés qu'au statut professionnel du commerçant et de l'entrepreneur. g) Ces concepts n'ayant pas une place précise dans les normes respectives du droit positif, on trouve là une des causes principales de la désorientation de la doctrine dans cette matière. L'acte ou l'activité objective, isolée ou professionnelle, constitue et. a constitué le facteur primordial de l'expansion constante du droit commercial, qui a évolué du droit du commerçant au droit du commerce, et de celui-ci au droit des obligations et des contrats. Pour concilier ce développement continu et progressif du contenu de la matière commerciale — loi applicable — et la nécessaire délimitation du statut professionnel, on a cru possible d'assujettir la première par la commercialisation du droit civil, en lui incorporant les règles éprouvées du droit commercial et en réduisant ainsi le Code de commerce à un code des commerçants — système subjectif — . L'expérience allemande — Code de 1000 — n'a. pas apporté malgré cela une solution convenable. Les expériences suisse et italienne ont eu, au contraire, des résultats plus acceptables. h) L'entreprise, activité économique organisée, constitue, dans le système objectif, l'un des éléments faisant partie du contenu, une activité isolée aussi bien que professionnelle. Dans le système subjectif, elle échoue comme élément exclusif déterminant du contenu et de l'exercice de la profession ; tandis que dans l'unification, comme la même loi réglemente les obligations et les contrats, sans faire de distinction quant à la nature des actes, ni quant à la profession des titulaires, l'entreprise ou fonds de commerce ne sert par conséquent que pour préciser le pr<;fe.-:si.onuHL — commerçant ou entrepreneur — titulaire de cette cavité organisée. Le fonds de commerce n'est pas alors synonyme d'entreprise, sinon d'une sorte d'entreprise, l'entreprise comm; -re Laie, (."est ['activité économique, L'organisation productive, pour lu. création d'une riche.s.se, pour L'obtention d'un lucre. L'entreprise — à son tour — est l'activité professionnelle de l'entrepreneur. Entrepreneur et fonds de commerce polarisent, en conséquence, dans un système unificateur comme le système italien, les effets juridiques de cette activité économique déterminée et organisée : l'activité commerciale. L'activité économique organisée est protégée juridiquement, dans son unité, comme universitas facti, dans le concept que lui accorde Vivante. i) Comme on le voit, l'entreprise et le fonds de commerce conservent leur conception classique. Les tentatives pour les sortir de leur place natureile et les soumettre à une plus ou moins grande intervention de l'Etat ont échoué, tout au moins au point de vue juridique. L'Etat, il n'y a pas de doute, intervient chaque jour davantage dans les activités privées ; il est vrai que la conception nouvelle et déjà évanouie de l'entreprise permettait de donner une 48
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apparence juridique à cette absorption par l'Etat ; mais il est exact toutefois qu'il s'agit de prescriptions gouvernementales et non de l'application raisonnée de principes juridiques. j) Dans cette matière, comme dans d'autres domaines du droit privé, diverses conceptions philosophiques du droit sont en butte, inconciliables entre elles. Le droit privé est assujetti à des règles basé sur l'intérêt social. Réglementer n'est pas supprimer le droit, ni le dénaturer. « Bien que ce qui est social soit essentiel à l'homme, les biens qui se réalisent dans la collectivité sont des biens qui ont simplement le caractère d'instrument, ce sont des moyens pour la réalisation des valeurs suprêmes, qui correspondent seulement à l'individu et qui ne peuvent et ne doivent être accomplis que par l'individu. Sans société, il n'y a pas d'homme ; mais l'homme ■— l'homme individuel s'entend, seule chose qui constitue une unité radicale et substantielle — est, de toute évidence, supérieur à la société. Car la société est une chose faite par lui et pour lui. »