MATRIX machine philosophique
Alain BADIOU Thomas BENATOUIL Elie DURING Patrice MANIGLIER David RABOUIN Jean-Pierre ZARADER
LISTE DES AUTEURS
INTRODUCTION
Alain BADIOU
La matrice
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Philosophe, dramaturge, romancier, professeur de philosophie l'tcnle normale supérieure . 11 a notamment publié L 'Etre et l 'événement (Seuil, 1988), Deleuze ou la clameur de l'etre (Hachette, 1997), Petit manuel d'inesthétique (Seuil, 1 998), Court traité d "ontologie transitoire (Seuil, 1998), Abrégé de métapolitique (Seuil, 1998), et plus récemment: Circonstances 1 (Léo Scheer, 2003) et L 'Ethique (Nous, 2003).
Thomas BÉNA TOU"IL
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Maitre de conférences I'Université de Nancy-2. Spécialiste de philosophie antique et du stokisme en particulier, il a publié Le Scepticisme (Fiammarion, 1997).
Elie DURING Agrégé de philosophie, ancien éleve de I'École normale supérieure. Enseigne la philosophie a I' Université de Paris-X Nanterre. 11 est l'auteur de L'Ame (Fiammarion, 1997), de La Métaphysique (Fiammarion, 1998) et de La Science et l 'hypothése: Poincaré (EIIipses, 2001 ).
Patrice MANIGLIER Agrégé de philosophie, ancien éleve de I'École normale supérieure. Spécialiste de la pensée structura liste (Saussure, Lévi-Strauss). 11 est l'auteur du Vocabulaire de LéviStrauss (EIIipses, 2002) et de La Culture (EIIipses, 2003).
DavirJ RABOUIN Agrégé de philosophie, ancien éleve de I'École normale supérieure. Spécialiste de la ph ilo ~ophie du XVII" siecle (Descartes, Leibniz) et de la :>hilosophie des mathemJtir¡ues, 11 a publié Le Désir (Fiammarion, 1997).
jean-Piem: ZARADER Agrégé de philosophie, directeur de collection aux éditions Ellipses. 11 est notamm ent l'au~eu r de: Petite histof;z :l'!s idées ph;rr.sophiques (EIIipses, 1994), Philosoph1e et onema (EIIIpses, 1997), Malraux ou In .nensée de l'art (EIIipses, 1998), Vocabula1re de Malraux (EIIipses, 2001 ). 11 a dirig ~ L. e Vocabulaire des philosophes (4 volumes, Ellipses, 2002).
ISBN 2-7298-1841-3 © turpses É.artron Marketing S.A., 2003 32, rue Bargue 75740 Pari s cedex 15
«
a philosophies
Un film d'actíon intellectuel
»
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Les philosophes, c'est bien connu, ont vocation a s'occuper de tout. Meme de la boue, du poil et de la crasse, s'entendait dire le jeune Socrate. Meme d'un film de science-fiction, pourrait-on ajouter aujourd'hui. Ce n'est pas simple. Car Matrix justement n'est pas n'importe quel film de science-fiction : il est saturé de philosophie, ou plut6t de << philosophemes », de lieux communs théoriques. Comme il est sature, du reste, de références religieuses, scientifiques ou littéraires. L'ambition des freres Wachowski était de réa liser un << film d'action intell ectuel » ( « a n intellectual action movie »): << Nous aimons les fi lms d'action, les armes et le kung-fu, mais nous en avons assez des films d'action produits a la chaine et vides de tout contenu intellectuel. Nous avons mis un point d'honneur a placer dans ce film autant d'idées que nous pouvions. , [1] Pour se préparer au tournage du premier épisode, Keanu Reeves n'a pas seulement eu a subir les rigueurs d'un entrainement physique intense, on lui a fortement suggéré quelques lectures de vacances : des ouvrages de prospective comme ceux de Kevin Kelly (Out of Control: Th e ¡\Jew Biology of Machines, Social Systems and the Economic World), mais aussi Simulacro and Simulation, d'un certain jean Baudrillard. Les Wachowski ont des gouts éclectiques : << Nous nous intéressons a la mythologie, a la théologie, et dans une certaine mesure aux mathématiques avancées. Ce so_nt autanl de voies pour répondre a des questions plus importantes, et meme a la . Grande Question. Si vous voulez raconter des histoires épiques, vous ne pouvez pas ne pas vous sentir concernés par ces questions. Les gens ne saisissent peut-etre pas toutes les allusions du film, mais ils en cor.oprennent au moins les idées importantes. Nous voulions faire réfléchir les gens, les obliger afaire fonctionner leurs m é~:nges . , (2] Si l'on en juge par la masse d'exégese et de spéculation suscitée par la trilogie, ils ne s'en sont pas trop mal tirés.
Toule repr oduction d'un extrait quelconque de ce livre par quelque procédé que ce soit, et nolamment par photocopie ou microfilm, est interdite sans autorisation écri te de l'éd iteur.
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Matrix, machine philosophique
lntroduction
. Mythologie, théologie, mathématiques, réalité virtuelle, intelligence artlfiCielle et biomécanique : les lignes de réflexion suggérées par Matrix n'avaient rien de spéc ifiquement philosophique. 11 n'empeche, cette rnachine commerciale plapit ostensiblement au creur de son propos une question « éternelle » aux accents adolescents : « Comment savoir si la réalité n'est pas une vaste illusion ? ». C'est pourquoi on a parlé de blockbuster philosophique. c;a ne s'était jamais vu, et les philosophes ne pouvaient pas ne pas se sentir concernés d'une maniere ou d'une autre. Ceux d'entre eux qui n'étaient pas réfractaires aux films d'action se sont p~~ois laissé séduire a leur insu, comrne on prend gout a une chansun m1evre. lis sont peut-etre plus nornbreux qu'on ne pense, qui ont été sensibles, plus encore qu'aux idées, a !'esprit d'enfance qui impregne tout le film. Car derriere le feu des armes et les allures fashion des rebelles en trench-~oat et late;:, il y a des relents d' Al ice et de Magicien d'Oz, et aussi beaucoup de Roméo et juliette. Comme !'explique l'écrivain de sciencefiction Bruce Sterling a propos de la scene ou Trinity ressuscite Neo d'un baiser: ,, Tu ne peux pas etre mort, paree queje t'aime (You can't be dead because 1 !ove you). C'est la le fond émotionnel de Matrix, et ce n'est pas le genre de propos qu'on attendrait d'un adulte. C'est ce qu'une petit2 filie de six ans pourrait dire a son chaton mort. Et pourtant l'amant défunt se redresse sous l'effet d'un baiser, se remeta marcher, et s'en va régler Jeur compte a tous les autres. je suis désolé, que ~a paraisse idiot n'a aucune i~portar:ce. c;a dépasse tout discours rationnel. Toute personne qui peut reSISter a ~a est Pmotionnellernent morte. ,, [3]. D'un coté, done, le merveilleux et !'esprit d'enfance; de l'autre, la rébellion romantique et le « teen spirit » évoqués dans la bande son par les chansons de Rage against the machine et de Marilyn Manson, ou encare par Kid's story dans la série des dessin s animés Animatrix. Tout cela était fort sympathique. Qu'y avaitil de mal a y faire entendre l'écho de quelques grandes questions métaphysiques ?
Matrix Overloaded Cependant, il était difficile de ne pas ten ir compte en meme temps des r,és v. ;·; es qu'affichait le milieu intellectuel a l'égard d'un pur produit de 1 mdustne hollywoodienne ou l'argument philosophiqu e:, pourtc:~JJt ma:.sivement présent, semblait finalement se réduire a un simple effet décoratif, celu1 d'un vaste patchwori< de références traitées sur le mode du clin d'oeil
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ou de J' ex emplification littérale. La ou certains s' amu saient du kitsch métap hysique et de la profondeur atfectée des dialogues, d'autres, moins charita bl es, se demandaient ce qu'on essayait de leur vendre, et ne se laissaient pas aisément convaincre par les beaux discours sur le détournem ent des signes et le mélange créatif . En cela au moins ils n'avaient pi!s tort : qu'un film préleve sa matiere en forant dans toutes les strates de la culture, ne garantit nullement qu'il en sortira quelque chose de consistant. Les spectateurs dé~us ont done parlé de Matrix comme J 'une soupe assez fade ou d'un repas trop riche. Délayage verbeux, saupoudrage de lieux communs, méli-mélo philosophant accommodé a la sauce Star Trek: quand on ne restait pas sur sa faim, c'était l'indigestion. lntroduire Platon dans un film de kung-fu futuriste, l'idée était amusante : mals lorsque s'y joignaient Schopenhauer et Descartes, Bouddha et jésus, les gnostiques et les théoriciens de l'intelligence artificielle, l'atmosphere devenait vite irrespirable. Le deuxieme épisode n' arrangeait pas les choses. Pour beau coup c'était déja Matrix Over/oaded, et la perspective d'un troisieme service n' était pas vraiment réjmlissante. 11 entrait a vrai dire dans cette réaction plus de mépris que d'écreurement. Tandis que les critiques consternés profitaient de l'occasion pour resservir le theme de l'exception culturelle et dire un peu de mal du " Spectacle , et de la fabrique am éricaine de l'image, certains journalistb d'un natu~2l narquois faisaient leur travail en en rajoutant un peu sur un air connu, " les Américains sont de grands enfants >> . Tout cPiil était fort prévisible. Plus intéressante fut la réaction a chaud du tout ven ?. ~t qui se découvrait soudain une expertise en matiere de philosophie ou de science des religions : le bouJJhisme en deux heures dix minutP\ ~a ne pouvait etre sérieux, et la ficelle messianique était un peu grosse; quant aux grands problemes concernant la réalité ;o ~ :'; ll!..lsion, la lil:>erté et le destin, il ne pouvait s'agir que d'une philosophie «de bi' :>::> r >> ou d'une version XBox dt.; ¡:;rogramme de terminale, ce qui n'était pas tres sympathique et pour les Jycéens et pour les épiciers - il faudra y revenir. Chacun s'y entendait en tous cas en métaphysique et en religion, et s'autorisait a distribuer des brevets de qual ité. Si personne ne songeait a rep rc cher a Tarkovski ou a Kubrick d'avoir mis la science-fiction au service d'un propos rr. é~ aphy ~ iq~ e parfois assez fumeux, on s'accordait a trouver ridicule qu'un film populaire mele a l'imaginaire des manga et de la littérature cyberpunk des réflexions réputées plus sérieuses.
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Matrix, machine philosoph1qu e
lntroduct1on
Les philosophes, ceux du moins qui en affichaient publiquement la qualité, et qui a ce titre étaient parfois sollicités pour donner leur avis, se trouvaient alors dans une position assez inconfortable. lis pouvaient, bien sOr, chois ir d'oublier leur métier et suivre leur instinct de simple spectateur ou d e cinéphile, au risque de laisser croire, si le film ne leur avait pas déplu, qu'ils le prenaient au sérieux et lui accordaient un véritable crédit philosophique . Plus rares furent ceux qui recommanderent le fi lm pour l'édification des jeunes générations. 11 restait heureusement, pour la majorité d'entre eux, une solution de compromis. Elle consistait a prendre le film au sérieux, tout en le prenant de haut : on explicitait alors certaines références allusives, on en corrigeait au besoin l'interprétation, en donnant l'impressio n ~e « faire la le~on ,, aux néophytes sur la véritable doctrine de Platon, de DesearLes ou de Bouddha . Matrix: 11 sur 20, peut mieux faire. Y avait-il autre chose
Peu importe ce qu e chacun pense du film, en tant que film. 11 n'est meme pas nécessai re de l' avoir aimé pour en parler, bien qu'il soit préférable de ne pas l'avoir tout a fait détesté pour avoir a en dire quelqu e chose d'intéressa nt. Peu importe également ce que chacun croit avoir compris du '' message , de la fable. Matrix n'est pas un film philosophique, pas davantage de la philosophie mise en film, ni meme un film « pour philosophes ». S'il ne fa isait qu'i llustrer des philosophies toutes pretes, ces derniers n'auraient en effet rien a en dire: ils n'ont pas besci n d'attendre du cinéma qu'il leur apprenne leurs classiques . S'il fallait le distinguer des autres films de sa catégorie, 12..o._eourrait di re que Matrix est un film théorique, ou plus exactem~_e_macbine.luffets . théodq~~~ susceptible_ en cela d'interesser les philosophes, mais pas au sens ou on le croit d'habitude. Car il ne s'agit pas d'expliquer le " message , du film, ou d'expliciter la « philoso phie , (ou les « philosophies ») qu'il enveloppe, mais seulement d'en faire quelque chose, et si possible autre chose.
adire ?
La machine Matrix
« 11 n'y a aucune question de difficu lté ni de compréhension : les
concepts sont exactement comme des sons, des couleurs ou des images, ce sont des intensités qui vo us conviennent ou non, qui passent ou ne passent pas. Pop'philosophie. 11 n'y a ri en comprendre, ri e n interpréter. ,, (Gilles Deleuze [4]).
Oui, a cond ition de prendre le film pour ce qu'il était, a savoir d'abord et avant tout un film divertissant, film d'action peut-etre plus encare que de sc ience-fiction. Certes, le deuxieme épisode manquait singulierement de rythm e, les dialogues s'épaississaient et !'intrigue, a force d'accumuler les mysti>res, co mmenc;:aiL d fatiguer meme ceux que le premier Matrix avait conc¡uis . Quant a la bande-annonce de Motrix Revolutions, elle prom ettait déja ;¡ grand renfort d'explosions une résolution dramatique digne d 'un space apero ou d'un jam es Bond . Mais pas plus que pour les deux pre m iers épisodes, il ne s'agit ici de juger ce film en lui appliquant des criter<'i d'excellence cinématographique ou philosophique.
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Personne ne niera qu 'avec Matrix, quelque chose « passait ». C'est bien pourquoi on a parlé du « phénomene Matrix ». Ce phénomene excédait largement le succes rommercial certes impressionnant de ce produit de . !'industrie cinématographique, et toute la matrixmania fétichiste qui l'accompagnait. 11 suffisait de visiter les " chatrooms" et les « forums » sur les sites internet qui lui étaient consacrés pour s'en rendre compte: il n'y a sans doute aucun exemple d'un film qui ait suscité autant d'analyses, d'interprétations et de spéculations non anecdotiques sur le déroulement des épisodes a venir, sur la structure du scénario et les possibilités de mondes qu'il suggere. Quelque chose passait, une intensité, et cela n'était pas sans rapport avec une activité théoriqu e.
On peut en effet toujours faire le malin, s'encanailler en philosophant
sé ri eu~ e ~1ent sur un objet exotique et populaire. Cette forme de surenche:e n' est que le revers de la condescendance avec laquelle le film est accueilli par la plupart de ceux qui font profession de penser, et dont les jugements montrent bien qu'ils mesurent en fait l'intéret théorique d'un objeta sa dignité ou asa légitim ité culturelle. Ce n' est pas le propos de ce livre. Mais il ne s' agit pas non plu s, par un autre tour bien connu, de prendre systématiquement le contre-pied de la critique pour faire l'éloge d'une forme pauvre, en rappelant avec Pascal que les opinions du peuple ou de la jeunesse sont « saines , et que ceux qui ne le voient pas sont des « demi-habiles ».
On pouvait bien sOr choisir de rire de l'enthousiasm e des fans et de la soudaine passion herméneutique qu'ils se découvraient sur la toile. Mais on pouvait aussi embrayer su r cet élan, non pour analyser les tenants et les aboutissants sociol og iques d'un « phénomene de société , (on a parlé - pourquoi s'en priver? - d ' une « génération ~. A c:trix »), ou pour expliquer doctement ce qu'il convenait de comprendre du film et de ses
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M atrix, mach in e phil oso phiyu e
1ntroduct1 on
source s, mais pour travailler cette pate et la faire lever, pour emporter un peu plus loin ce soudain er.gouement théorique en apportant une compéten ce, un savoir-faire plut6t qu'un savoir ex cath edra dont tout le monde au fond, a commencer par les fans eux-m emes, se désintéressait comme ava nt. En parlant de << Pop'ph il osophie », De leuze était bien de son époque : il s'agissa it alors de se brancher sur les intensités libérées oar un désir circulant dans toute la machine sociale. L'age n'est plus a la ,, .pop , mais a la << techn o » , et le romantisme des flux cede effectivement le pas aux machines. Se brancher sur Matrix en continuant a faire de la philosophie, ce n'est pas prendre prétexte d'un film populaire pour resservir des idées déja cons Lituées ailleurs, sur d'autres matériaux. C'est embrayer· sur un fonctionn ement qui est déja effectif. Matri", t¡:a marche. C'est de la qu'il faut part ir, pour introduire dans sa propre pratique philosophique une sorte d'écart qui m ene un peu plus loin que ce qu'on aurait pu faire de son coté sa ns cette rencontre. Matrix suggere des pistes théoriques en vertu de ses propres contra intes narratives ou fictionnel les. On peut les exploiter et en tirer des effets philosophiques, a condition de s'intéresser en priorité au fonctionnement et aux opérations de la << machine ,, totale du film , plut6t qu' a son contenu philosophique explicite ou imp licite, d'aill eurs :, uffisamm eRt disparate pour éveiller le soupt¡:on d'inconsistance. Car Ma tri\ !l 'est pas un patchwork, c'est une machine.
Les philosophes au cinéma Deleu.-e p arl ait aussi, dé.:rivant sa propre pratique, d'une forme d'<< art brut >> q u' ~ ro uva it sa matiere ou elle voulait pour construire directement ses conc ept s, en travaillant pour ainsi dire on pleine oate. On dirait aujourd'hui : << Technophilosophie » . De quoi s'agit-il? · On a évoyu é en comment¡:ant !'esprit d'enfance. La désinvolture avec laquell e le film procede au recyclage de motifs théoriques et symboliques de tous ho ri zo ns témoigne sans doute tout autant d'une forme d'esprit patache propre aux campus américains; mais aus si, peut-etre, de quel c;;.;e chose qui res semble a une expérience « pour voir , sur le theme de la simul a~; o n et du :;¡;;;:!::; !ant. En quoi consiste cette ex périen ce ? Non pas, comm e on l'a dit tres vite, a faire entrer Platon (ou Baudrill ard) dans un ;;:nl de kung -fu, mais, ce qui est nettement plus intÉressant, a introduire le kung-fu da ns la Caverne de Platon . C'est ainsi qu e ia fable de Matrix
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acquiert la puissance d'un mythe dont les effeb se prolongent bien audela de la salle de projection (c'est le theme du dernier essai, ,, Matrix, machine mythologique >>). Et c'est pourquoi il n'y a pas a proprement parler de philosophie de Matrix (pas plus d'ailleurs que de religion de Matrix, cf. « Les dieux sont dans la Matrice »), ou alors seulement une philosophie virtuelle. Matrix tente une expérience, ou plut6t en pose les conditions sans l'effectuer lui-meme. On a justement fait remarquer que cette fiction saturée d'intertextes était centrifuge, au sens ou elle suggérait sans cesse au spectateur des connexions avec l'extérieur, sans jamais mettre réellement en a>uvre une problématique et un processus de résolution effective des problemes qu'elle indiqua it [5]. Matrix ne pose pas une hypothese déterminée pour en parcourir jusqu'au bout les effets et en déduire systématiquement les conséquences pour la pensée. Aussi le film ne releve-t-il peut-etre pas en propre de la science-fiction dans sa définition la plus pure, comme " speculative fiction » . 11 construit plut6t une myriade de petites machines fictionnelles dont il reste a comprendre le fonctionnement pour en tirer les effets : structures de mondes, pistes narratives, índices visuels, etc. Philosophie virtuelle, done, c'est-a-dire modulaire. Matrix est un film qui, p hilosophiquement, n'est pas terminé. C'est d'abord, comme on l'a dit, un film d'action ; il demande a etre activement « philosophisé "· Mais pas n'importe comment. Pas en plaquant sur le film des " i~~erpréta tions ,,, mais en l'envisageant comme une sorte de protocole définissant les conditions d'une expérimentation philosophique. Le kung-fu dans la Caverne de Platon, c'est une fat¡:on de parler, mais c'est bien de cela qu'il s'ag it. La Caverne, c'est ce que nous connaissons tous, et s'il faut se réjouir que certains spectateurs viennent a Platon par Matrix, l'illustration plus ou moins grossiere d'un th eme platonicien n'a en elle-meme .strictement aucun intéret philosophique. Tout au p lus y verra-t-on une ressource didactique. lntroduisons en revanche un peu de mouvement et de bruit, des entrées et des sorties précipitées, transformons la Caverne en dojo ou en scene de bataille, supposons que le dispositif d'illusion qui commande le ballet d e~ ombres vaines soit déréglé ou infiltré par d'ingénieux hackers, comme peut l'etre la simulation d'un monde virtuel : ·:oila de quoi occuper un philosophe. Car il faut en faire quelque chose : penser sous contrainte de la fable, en fonction des conditions nouvelles qu'elle institue de fat¡:on plus ou moins innocente, plus ou moins arbitraire. La fiction est
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lntroduction
Motrix, machine philosophique
dense et contraignante, on ne s' en tirera pas avec C]U elqu es effets de manche ou des concepts hyperboliqu es, " aussi gros qu e des dents creuses » , disait Deleuze, et done inop érants. L'hyper-simulation ou la virtualisation du réel ne seront ici d'aucun secours. 11 va fa lloir se forg er ses outils, trouver des concepts adéquats et viabl es, u ée r enfin des llots de consi~tance. dans une masse complexe d'hypotheses et de fils narratifs (vo1r a ce su¡et « Trois figures de la simulation ,, ). Or le film justement ne fait pas expli citement ce travail conceptuel et par certains cotés il nous en dissuade méme activem ent en in citant a y retrouver des idées toutes faites. Le rapport qu e la philosophie tend a nouer avec la fiction cinématog raphique est dans ce cas le moins philosophique qui soit : tantot le philosophe exerce son jugement en 1dent1f1ant ~a~s certains aspects du film l'illustration littéral e ou symboJ¡qu e de thec:ne~ ou de theses bien connues (on dira alors qu'il propase une « 1nterpretat1on ,,, bien qu'il s'agisse souvent de prendre prétexte d'un ob¡et popula1re pour donner des questions qui l'occupent une version moins austere qu'a l'ord in aire), tantot il se contente d' un relevé pur et s1mple des l1 eux communs, en laissant entendre que le film ,, ferait ,, de la philos~phie pour son compte en exposant des contenus philosophiques ple1n dro1t, d1rectement par la voix de certains personnages (énoncés refl exlfS et dig reSSI Ons d e Morpheus ou de I' Oracle), ou indirectement a travers son argurr. ent narratif meme (la ,, réalité ,, n'est qu 'un reve). Cela revlent rlan stous les casa instrumentaliser le fi lm en lui fa isa nt jouer le role de fa1re-va lo1r pour une phi:osophie déterminée, ou de simp le matériau de construct10 n pour une philo sophie nouvelle, mais nécessairement arbitraire por ra pport au fonctionnement du film .
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généralem en t le fanta st ique montre bi en qu ' on ne saurait se contenter d'une définiti on auss i empirique. 11 est d'ailleurs tout aussi réducteur d e faire de la scie nce-fiction une vJriété de la littérature d'anticipation (extrapolatio n plau sible, c'est-a-dire rationnell e, d'événements futurs a partir de l'éta t présent du monde et de la science). Aucune accumulation de schémas Jramatiques, de figures, d' actes ou d'objets, ne permettra d'élucider la puissonce propre de la science-fiction, qui la distingue de tout autre forme de littérature << pensante '' · On pourrait dire, pour faire bref, qu'il est essen tiel a la science-fiction de produ ire des fictions de monde qui soient moin s des mondes fictifs que des conjectures . L'effet propre des conjectures est de remettre en jeu des visions du monde, en testant la consistance des univers qu'elles produisent : non pas simplement des construction s << imaginaires ,,, aussi profondes soient-elles, mais -des procédures de variation destinées a révéler les présupposés latents de nos propres sch émas de pensée, a mettre a l'épreuve la fermeté ou la cohérence de certaines doctrines, la nécessité ou la contingence de leurs catégories ou de leurs principes, pour autant qu'ils prétendent configurer un monde en général (cf. << Dialectiqu es de la fable >>). Philip K. Dick disait en ce sens qu e le vrai héros d'un rom an de science-fiction n'est jamais un personnage, mais une idée nouvelle dont on étudie les développements logiques et narratifs, en la faisant prendre corps en un lieu et en un temps donnés, dans le cad re d'une soc iété et d' un monde possibles. Ainsi s'éclai re le rapport particulier qu'entretient la science-fiction au savoir scientifique d'un coté, a la philosophie de l'autre. Comme !'explique Cuy Lardreau , la science-fiction dans sa vocation proprement spéculative << ne mobilise pas une philosophie, elle a pour son ambition, parfois avouée, en tout cas la plus profonde, de se substituer lo philosophíe. ,, [7] En construisa nt des mondes ou en en défai sant d'autres, elle reflete dans l'ordre de l'imaginaire et de la fiction la question insistan !e de la philosophie elle-meme : celle de la consistance de la réalité, ou rlP l'expérience que nous pouvons en faire. Au revers de ses fictions et de ses symboles, elle fait presse ntir la tension de la pensée vers un Autre absolu du monde (quel que soit le nom qui le désigne: Un, Réel, etc.), qui résiste au savoir et projette du meme coup sur !' ensemble de notre << réalité ,, une atmosphere d'étrangeté qui n'est pas sans rapp c~ ~ avec l'affect fondamental de la ph ilosophie, l'étonnement. Ainsi la science-fiction présente I'Autre (ou son idée) sous la forme tangible d ',, autres mondes ,,, ou de
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Philosophíe et science-fiction On ~ faisait allus_ion plus ~aut : si l'intéret que la philosop hi e peut trouver a Motnx est a certams egards exemplaire du genre de traitement qu'autorise une ~uvre de science-fiction, le film ne releve peut-etre pas en propr~- de cette catégorie [6] . Cet énoncé peut sembler paradoxal ou s1ngu l1 erement dogmatique. Mais c'est qu'on se figure la science-fiction corr:n;e un ge~re littéraire ou c in ~matographique implicitement défini par les elements d un 1mag1n ;:: ~e : scenes du futur, merveilles technologiques, explorat1on de n;ondes inconnus, rencontres du troi sieme type, etc. Son vo1s1nage prob1emat1qu e avec le spoce op era , l'hero ic fontos y ou plus
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Matrix,
rna c~ ine phi:osophique
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mondes qui se détraquent -en quoi elle peut etre dite une << machine intuitive plut6t que conceptuelle )) (8]. Qu'elle tende a se substituer a la philosophie signifie en effet qu'elle ne saurait etre confondue avec une sous-catégorie de la philosophie, mais qu'elle participe par d'autres voies a la meme affaire. C'est pourquoi la philosophie n'a pas non plus a compléter la science-fiction en interprétant ou en explicitant le contenu philosophique latent qu'elle ne ferait que formuler maladroitement dans l'ordre de l'imagp ; elle peut en revanche intervenir au point ou la sciencefiction, a force de mettre 1' Autre en images, risque de basculer tout en ti ere dans l'imaginaire : il lui revient alors de dégager, derriere les themes et l'enchaí'nement des actions, des procédures singulieres, afin de les prolonger dans son ordre. Qn dira dans ce cas que la philosophie entretient un rapport opératoire a la science-fiction.
La fable et le film Matrix se prete-t-il a ce jeu? jusqu'a un certain point, sans doute. Mais ne lui en demandons pas trop. Certes, son scénario semble comporter tous les ingrédients nécessaires a une CEUVre de science-fiction. La fiction de monde qu ' ii propase est énoncée d'emblée, de fa~on presque d1dact1que, lorsq ue Morpheus dispense a Neo, projection vidéo a l'appui, un cours accé léré d'histoire du xx;: siecle: la « singularité ,, c'est-a-dire la naissance de !a vé ritable « intelligence artificielle ,, (que Ray Kurzweil annonce pour 2030 dcm5 ses travaux de prospective (9]), esta !'origine du désastre qui a entraí'né l'h:.::-nanité dans une guerre meurtriere, suivie d'un asservisser-r.ent partiellement consentí au regne des machines, avec la mise en place, sur :es n ,;!les de l'ancien monde, du dispositif d'hallucination ~ollective i! ppe lé « la Matrice >>. Réduits a l'état de larves ou de piles e! c::~ r~ques (! c'.'r xtivité cérébrale étant censée produire l'énergie dont les machines 0" 1 besoin), les hommes sont maintenus en vie psychiquement par un prograrnme de réalité virtuelle. Le monde simulé par la Matrice est semblable a ce lui de 1999 - a quelques détails pres, car une poignée d'irréductibles ont la capacité de se débrancher ou de se laiss er débrancher pour découvri1 :'aveuglante vérité. Matri;; dérou: e: toutes les conséquences narratives de ce postulat qui n'est d'ailleurs pas sans précédents dans l'histo ire de la science-fiction. 11 s'agit ensuite de voir quels schémas d'action peuvent s'enchaí'ner il partir de la, et quel monde commun peut en résulter. Sur cette trame se greffent, comme on sait, -
toutes sortes de péripéties liées aux incertitudes d'une prophétie qui semble curieusement solidaire du systeme de la Matrice elle-meme. Des personnages ambigus, des espaces intermédiaires, tout un dédale de couloirs et de portes achevent de rendre problématique le partage simple de la réalité et de la simulation, au point d'éveiller, des le deuxieme épisode, le soup~on que la patrie des rebelles, ce « désert du réel » que certains préferent malgré tout au simulacre de monde orchestré par la Matrice, n'est lui-meme qu'un leurre de plus, une sorte de défoul0ir virtuel remplissant une fonction de rééquilibrage global de la simulation. 11 est vrai qu'on ne voit pas bien, dans ce cas, ce qui justifie qu'on réinstalle périodiquement le programme de simulation de la M atrice : 1' Architecte pourrait en effet se contenter de modifier le programme simulant la réalité des rebelles, de sorte qu'il n'y aurait meme pas a détruire effectivement Zion. Mais peu importe. L'essentiel est que Matrix se présente d'emblée comme une fiction cosmologique : ce qui est en jeu, au-dela de la prise de conscience de l'inconsistance des apparences, c'est en effet la possibilité meme de faire"monde. Cependant, en dépit de l'efficacité narrative de toute cette construction, les puristes n'y ont généralement pas trouvé leur compte. Les partisans de la « specu!ative-fiction », en particulier, s'avouent d é~us du traitement superficie! réservé aux questions de l'intelligence artificielle ou du virtuel, tout comme les métaphysiciens qui s'attendaient a y trouver une réflexion en images sur l' inconsi stance du monde, ou l'insistance en lui de ce qui se soustrait par príncipe a toute représentation (voir « Trois figures de la simulation »). On n'a pas manqué de relever le caractere improbable des raisons alléguées par Morpheus pour expliquer la création de la Matrice. S'il ne s'agissait que de recueillir l'énergie dégagée par l'activité cérébrale de « cerveaux en cuve >>, le dispositif con~u par les machines serait lui-meme beaucoup trop coüteux en énergie pour etre d'une quelconque utilité. Le monde virtuel créé pour tenir en éveil !'es prit des hommes remplit peut-etre une fonction plus secrete. Les machines se servent-elles des cerveaux humains pour faire tourner un gigantesque ordinateur organique, tirant partie du «para/le/ processing » des réseaux neuronaux pour résoudre ce rtaines taches particulierement complexes réclamant des procédures intuitives? S'agit-il plut6t d'une ,¡,,u lation expérimentale visant a associer la conscience humaine (et la liberté) a la puissance computationnelle de machines pensantes, et qui explorerait a
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Matrix, machine philosophique
lnt~oducti:m
cette fin, com me dans Dark City, l'essence unique de l'ame hum aine? La présence au sein de la Matrice, a coté des prog rammes cons cienb ou sentants (« sentient programs »), de « programmes intuitifs » ch argés de mod é liser l'esprit et le comportement humains, sembl e confirmer cette hypothese. Mais toutes ces questions demeurent a l'arriere-plan de Matrix. La vérité est que, pour une fois, le film est plus intéressa nt par ce qu'il montre que par ce qu'il ne montre pas. Et que montre-t-il ? Précisément, le développement d'une ac tion dans \ ~e_::_adre d'un mor.de stratifié en niveaux de réalité et de simulatior) , 01St1ncts, avec des possibilités multiples de passages et de transformations . 1 Ce qui compte alors est moins le vacillement des apparences et son · retentissement subjectif, moins le vertige suscité dans une conscience par la multiplicdtion des mondes ou le déreglement de l'expérience -- themes magistralement exploités par toute l'ceuvre de Dick, et repris par des films comme Total Reca/1, Fight Club, Vanilla Sky, Dark City ou eXistenZ -, que l'exposition frontale de la machi:icrie du simulacre qui est au cceur de cette proposition de monde, et la mise en scene d'une action qui reflete a traver~ des índices extérieurs une transformation de nature spirituelle : , d'un coté, la topographie du virtuel, de l'autre la sagesse du corp s. C'est la L~~e- réside la spécificité de Matrix a u sein du genre science-fiction. Si l'on excepte une sce ne du premier épisode ou Neo contemple mélancoliq uement son ancien quartier depuis la fen etre d'une voiture, nous ne saurons rien de la difficulté éprouvée par le héros a s'ajuster a la situar:on définie par les contraintes fictionnelles du scénario. Peu importe qu ' il laisse derriere lui, dans le monde simulé, une famille, un frere ou une perite amie. Son personnage se confond désormais avec sa fonction dans la machi ne du film : une fonction qui cherche a se connaltre, justement, et dont il va falloir suivre jusqu 'au bout les implications dans !'aventure ou elle s'engage [1 0]. C'est le probleme du " purpose " · Or l'action a laquelle Neo participe n'est pas séparable de toute une distribution spatiale. 11 s'agit done de mettre la Matrice a plat, de dresser la carte des territoires ; de la simulation, en rendant sensibles, pour commencer, différents ' niveaux de représentation (phénoménologique avec le monde simulé, symbolique ou opératoire avec le code qui constitue le soubassement informatique de la Matrice), mais aussi les points d'articulation ou de pa ssage, les interféiLe' et les mond es inter,-,·,édiaires, avec leurs différents degrés de liberté . Dans Matrix Relo aded, l' age nt Smith parvient a
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télécharger une partie de son << esprit » dans le corps d'un rebelle du monde réel, tand is que Neo gagne le pouvoir étrange de sto pper les machines ; dans le jeu Enter the Matrix, I'Oracle explique a Neo qu 'il est coincé entre la Matrice et la réalité, ce qui peut laisser croire qu'il est en passe de devenir lui-meme une sorte de mort-vivant dont l'esprit aurait été téléchargé dans la Matrice, un << programme exilé, d'un nouveau genre. 11 s' agit ensuite de fa_ire des scenes de combat (et de la technologie numérique mise a prnfit par la << cinématographie virtuelle >>) la pierre de touche de la représentation d'une sagesse pratique. lci le film réalise ce qu'aucune description littéraire ne saurait égaler. 11 trouve la formule visuelle qui convient a un roman d'apprentissage qui est aussi, a sa maniere, une ,, phénomé_nologie de l'esprit ». Tous ces aspects mis en scene par le film concourent a taire du monde construit par la fable un paradigme, un disposit:f expérimental susceptible de mettre a l'épreuve certaines intuition s touchant notre réalité, une f_?is _ a9._~i ~ .9..1::e le vi!_!:_l:l~ f.ll?. peut etre réellement distinct du réel. -- -- ---·-- -
Resserrer les problemes A ceux qui soup\=onnent cette lecture philosophique de
Matrix de faire dire plus au film qu'il ne dit effectivement, et done de l'instrumentaliser d' un e autre mani ere en lui conférant u11e dignité qu'il n'a pas, il n'y a pas de meilleure répon se a donner que celle-ci: l'opération de branchement doit etre éva lu ée a ce qu'elle produit, aux problemes qu'elle permet de poser a neuf, en donnant aux ::hoses une nouvelle découpe. L'intéret de la démarch e adoptée par les textes qui suivent es t qu'elle permet de resserrer des probl eml:'s philosophiques trap larges, trap généraux, en les reconstruisa nt sur un terrain ou ils peuvent etre résolus en pratique, c'esta-dir.:: __ ; : J ction, d~~ s le cadre d'une narration possible. Ainsi, Matri;.. ;·eforrnule une hypothese sceptique radicale : le réel n'est.il qu'une gigantesque simulation 7 C'est l'occasion, bien évidemment, de rappeler la mani e re dont la tradition philosophiqu e a classiquement abordé cette questi on, et de montrer comment el le a jusqu'a un certain point infc;mé le film lui-meme, tout l:'n le réfutant d'ava nce. Mai~ un peut aussi s'i ntéresser aux dispositifs concrets par lesquels Matrix construit son hypothese d'une simulation totale, et remarquer, par exemple, qu'elle suppose non pas un e matrice solipsiste, sur laqu elle chacun serait branché indi vid uel lement, mais une matrice collective et interacti ve. Ce qui
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Matrix, r1achine philosophique
ln troduction
sugg ere déja un exercice : déplacer les problemes sceptiqu es du terrain épistémolog iqu e ou métaphysique ou ils sont d'habitude formu lés, vers le terrain mora l et m eme politique ou il s trouvent un e nouvelle nécessité. Alors le prob leme n'est plu s que le monde simul é soit « irréel » , mais qu e la séparation de fait entre ceux qui restent branch és sur la Matrice et ceux qui se sont débranchés introduit une faille au sein de l'humani té quant a la possibilité d'une définition du réel commun que présuppose l'action collective (voir << Sommes-nous dans la Matrice? , ). De m eme, il est el air que la Matrice marche la liberté humaine : l'idée m em e de simul ation reste une marotte de m éta physici en tant qu 'elle n'est pas li ée a l'idée d'un dispositif interact if. On verra comment les notions de réel et de virtu el s'en trouvent du m eme coup réarticul ées (voir << Liberté virtuelle » , en contrepoint a 1'<< Éloge de la contingence >>). Ou encare : on aura peut-etre rem arqu é que les personnages du film utili sent des téléphones fixes pour entrer et so rtir de la Matrice. Cette distincti on perm et de poser en termes co ncrets la question de la représentation de l'espace dans le cas d'un univers virtuel (voir pa r exemple l'entrée << Téléphones ,, du g lossaire).
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M ais il ne suffit pas qu'une construction ou une expéri ence de pensée so it possible po ur qu'e ll e soit légitime, ou simplem ent intéressante. Reste done la question de la consistance et de la pertinence philosophique de ces anaiyses . Le m oins qu ' on puisse di re est qu'elles co nduisen t leurs auteurs dans des directions inattendues . L'ini ti at ion de Neo par l'app rentissage des arts martiau x met ainsi en scene toute une ascese dont le but, quand on y réfléchit, n'est pas de se dé li vrer de !'illusion des sens et de la matiere, mai s au contraire d e faire u5age df' la <
>) . Le film ne se co ntente pas d'opposer une bonne réalité et un e ma uvais e apparence, mais définit quelque chose comme un bon usage des appa rences. 11 suggere du m eme coup un étagem ent d e << degrés de connaissance , qui ne conduit pas nécessa irement vers Zion (la << réalité » supposée extéri eure au dispos itif de l'il lusion), mais vers un e maltri se toujours plu s intense de soi dans la Matrice (« La M atrice o u la Caverne? ,,, << L~ Tao de la M atrice >>). D'autres conclusions s'imposent au term e de ces exerci ces de philosophie-fiction. On découvre pa1 exemple que les problernes posés par la prolifération des machines dans le monde co ntempora in est moins de savoi r qui a le controle que de co nstruire, a meme le monde technique, un concept et une pratiqu e du suj et politiqu e
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qui ne doive ri en a l'an cien ne co nception de la machine qu i orie nte enca re en secret toute notre id ée de la politique (<< Mécanopolis >>). Que le prob leme de la simulation et de la réa lité virtuelle gagne a etre re po~é a partir d'une expérience du temps ou d'une perception tirée dan s les plis de la réa lité, tell e que la figure le procédé du « Bullet-Tim e ,,, plutot que du rapport entre !'original et la copie, la chose et la représenta tion. Que Matrix enfin, en saturant son propre discours de références hétérocl ites, ne se contente pas de donner rai so n a tou t le monde (le con ce pt de sy ncrétisme n'a jamais ríen expliqué, cf. « Les dieux sont dans la Matri ce »), mais construit un étrang c langage commun qui s'apparente précisément au myth e, et qui permet d 'a border certains problemes spécul atifs a partir d' éléments non philosophiques, en les ren dan t pour ainsi dire immédiatement traduisibles dan s des codes cu lturels hétérogenes (« Matrix, m ac hin e mytholog ique >>). C'est d'aill eurs ce fonctionnement mythologi qu e de la m achine Matrix qui rend compte de ce livre meme, et de la circulati on qu'i l organise entre ses diffé rents nivea ux.
Mode d'emploí de ce lívre 11 sera bien entendu question ici de philosophie- y compris de la plus class ique: Platon, Desca rtes, Spinoza, Kant, coté de Tchou ang-tseu et de Bergso n, de Putnam et de Baudrill ard, de Deleuze et de Simond on. ~.1ais to ut autant, il sera question du film, c'est-a-di re de son intrigue et de ses perso nnages, de ses symbole s et de ses lieux. Ceux qui ne l'ont pas vu co mprendront de quoi il s'agit en lisant d'abord le te xte in titulé « La Matrice ou la Caverne? ,,, et l'e ntrée du glossa ire consacrée a la question des ,, croyances '' · Quant aux fans, ils pourront se reporter directement au g lossaire pour y retro uver leurs fétiches, et peut-etre de nouvea ux sujets de spécu lation . Mais il s do ivent savoir que l'essentiel de ces textes ont été réd igés dan s le mom en t de suspense narratif qui sépa re le deu>-ie me ép isode du troisiern e - s uspense narratif qui est aussi bien un suspense spéculatif, puisqu'il encourag e naturellement la prolifération de toutes so rtes d'hypotheses et d'échafaudages théoriques .
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Ce livre n'aurait pas été possibl e sans l' heureuse initiative de )ea n-Pierre Za rader. Qu' Ala in ~ a diou so ir égdie m ent rem erc.ié pour le texte qu'ii a bien voul u nous confier. Son analyse est exemplaire de l'approch e axiomatiq ue qu'autorise aussi le dispos itif du film : poser l'axiome qu'il y a du réel
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Matrix, machine philosophique
et s'y tenir, au risque de la fable elle-meme et de ses rebondissements dans les épisodes su ivants (<< Dialectiques de la fable »). Un systeme de rer>vois simple permet d'organiser le résea u de ces modules d'expéri ence philosophique. La fleche(-+) signale dans tous les cas un renvoi a un autre texte. Les titres des textes qui constituent le corps du livre sont indiqués en ita liques (comme dans " -+La puissance de l 'amour »); les entrées du glossaire placé en fin d'ouvrage sont précédées d'une bulle (comme dans " -+•Perséphone >>). Elie DURING
[1] [2]
Cité par Christopher Probst, « Welcome to the Machine ,,, American Cinematographer, vol. 80, n° 4, avril 1999. Cité par Richard Corliss, « Popular Metaphysics >>, Time, vol. 15 3, no 1 5, avril 1999.
[3]
Bruce Sterling, « Every other movie is the blue pill ,,, in Karen Haber (éd.), Exploring The Matrix: Visions of the Cyber Present, New York, St. Martin 's Press, 2003.
[4]
Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Champs-Fiammarion, 1996.
[5]
[6] [7] [8]
Debora h Knight et George McKnight, « Real Genre and Virtual Philosophy ,, in William !rwin (éd)., The Matrix and Philosopí1y: Welcome to the Desert of the Real, Chicago, Open Court, 2002. joe Hal de man, « The Matrix as Sci-Fi >>,in Karen Haber (éd.), 0{'. cit. Guy Lardreau, Fictions philosophiques et science-fiction, Ac~ es Sud, 1988. Fran¡;:ois Laruelle, « Alien-sans-aliénation : programme pour une philo-fiction ,,, in Gilbert Hottois (éd.), Philosophie et science-fiction, Vrin, 2000.
[91 Ray Kurzweil. The Age of Soiritual Machines, New York, Viking, 1999. [1 O] Isabel le Stengers, « Science-fiction et expérimentation ,,, in Gilbert Hott nis (éd.), op. cit.
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LA VOIE DU GUERRIER ,," seraph : You do not truly know someone until you fight them. ,
Au commencement était l'action. Que ce grand príncipe apparaisse peu dans l'abondante littérature philosophique suscitée par Mutrix n'est pas nécessairement pour surprendre. Lecteurs de Nietzsche, " nous autres philosophes ,, avons appris depuis longtemps a traquer dans la pensée occidentale la longue histoire du mépris du corps et de la guerre. Fermer les yeux, boucher les oreilles, oublier les combats, et d'abord ceux que meneOnt nos entr&illes et nos sens, n'est-ce pas la premiere condition de cette « conscience ,, que le philosophe vénere ? Tout ce que le film peut receler de « philosophie ,, risque ainsi de se réduire a quelques trop célebres problemes ((. métaphysiques ,,, ou la question de la " vérité ,, est immédiatement comprise comme concernant la connaissance et elle seule. L'éveil de la conscience, c'est alors de connaltre la vérité comme réalité. Qu'il y ait une vérité de l'action, du corps, du combat, voila qu i ne saurait etre sérieusement envisagé.
A quoi Morpheus, pourvoyeur de reve, répond : «
Neo, sooner or later
you're going to realize justas 1did ... there's a difference between knowing the path and walking the path. ,,
Car la vé rité du chemin, ce n'est pas de le connaltre, c'est de le parcourir. N'e n déplaisent done a quelques métaphysiciens buveurs de sang et '~ contempteurs de corps ,,, Matrix est avant tout un film d'action. C'est
également un film d'arts martiau x. Mais cette évidence, qui a réjoui tant de spectateurs, est pe:.: apparue au regard critique. Or que cet oubli procede du mépris (pour le film d'action et la jouissance honteuse c¡i./on en retire) ou du simple désintéret (les scenes de combats et d'action, trop souvent décoratives, ne sont-elles pas aujourd'hui une marque de fabrique, parmi d'autres, du cinéma hollywoodien ?), il n'en faisait pas
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Matrix, machine philos ophi~ue
La Voie du guerrier
moins manquer un as pect esse nt iel du film. La scene final e du premi er épisode ne laissait aucun mystere sur ce point : c'est dans l'action, et meme plus précisém ent dans le co mbat, qu'a lieu « l'éveil » de Neo - de meme que c'est dans le combat qu'il a été initié par Morpheus a l'usage de la Matrice.
ca dran de nos autom o bile~ ou de ces tabieau x horaires qui reglent nos déplacements urbains, elle est d'abord de l'ordre de !'observable. Notre temps, pour le dire plus clairement, est celui des machines . 11 n'y a d'ailleurs pas d'exemple plus immédiat de la maniere dont les machines, d'abord créées pour nous servir, finissent par nous asservir. Si nous ¡' expérimentons évidemment chaque jour la vitesse de nos corps (et moins , . quotidiennement le plaisir de leur lenteur), c'est de plus en plus a léA ' . ¡ maniere d'une extériorité, qui nous porte sans que nous ayons pnse sur ¡ elle : un << rythme de vie », dit-on. Reconquérir le temps et les rythmes du \ corps est certainement un des défis que la société post-industrielle doit relever, si elle veut survivre, et c'est aussi de cela que parle Matrix.
Le rapprochement, souvent proposé, de Matrix avec le bouddhisme zen (ou chan) trouve d'ailleurs ici une limite. Meme si la pensée des arts martiaux dans son éclectisrne y a souvent puisé et qu'il est peu de films de kung-fu qui ne sacrifient a ce folklore, il n'en reste pas moins difficile de trouver dans le bouddhisme quelque chose qui s'accorde avec l'idée du combat a mort. 11 ne faut pas négliger, en effet, cette spécificiré évidente de la « voie du guerrier » que sa vie doit y etre en jeu - ce qui suppose que la vie et la mort, loin d'etre des illusions, soient précisément ce qui compte le plus . Comm e le rappelle tres justement Kenji Tokitsu a propos de son art : << Si le bu t. est de se vaincre soi-meme, mieux vaut pratiquer la méditation zen ! On ne peut assimiler la recherche du karaté a un e démarche religieuse, car il s'agit de combattre, il s'agit de la vie et de la mort. Dans !e zen, ce probleme est dépassé, car vie et mort ne sont pas séparées comme tell es, mais il y a une continuité de l'une a l'autre, et la mort du corps ne signifi c pa s la véritable mort ». Cest un élément essentiel de Matrix, sur lequel il faudra revenir, que la mo:t y compris dans la Matrice n'y soit jamais une illusion. La geste que retrace le film ne se joue pas d ans le patient travail de la méditation ou dans la réflexion minutieus e d ' une d érnarche analytique, elle suit, comme nombre d e contes anci ens, la voie du guerrie r.
Que le film propose une nouvelle image de la vitesse est évident. Une des réussites du projet est meme certainement dans la réalisation de cette image ou fond et forme parviennent a s' accorder. C'est pourquoi, d'ailleurs, on ne se débarrassera pas aisément du recours aux scenes de combat, qui ne relevent pas seulement ici d'un biais esthétisant. Que doit apprendre Neo pour accéder a son etre véritable comme The One ') Que le monde dans lequel il croyait vivre est illusion ? Certes, mais cela est vite réglé (et cela ne le distinguera pas comme unique dans le peuple de Zion). Reste l'essentiel : il d.::,it apprendre qui il est, ce qu'il doit faire, et il va le comprendre précisément dans le combat. Une trouvaille particulierement intéressante est alors de luí donner instantanément la maltrise de toutes les techniques. Ainsi est avancée une idée fondamentale de tous les arts martiaux, sur laquelle il faudra revenir : que la technique, con<;ue comme enchalnement mécanique des gestes, n'est ríen 1 . Elle n'est ríen,
Mobilité/ immobilité
.1. << Nous somme~ concern és par l'habileté intérieure et non par la ~o~me extérieure >> (Wu Ch'en -c h'ing); << Vouloir uniquement gagner est une maladie. Ch ercher uniquement la technique par accumulation des entralnements est aussi une maladie >> (Yagyu Munenori) ; << l'apprentissage du budo commen ce avec la techn ique corporelle, mai s celle-ci n'en con stitue qu ' une petite f.Milie, l'essentiel étant que notre subjectivité existe chaque instant et dans chacun rlP nos gestes >> (Kenj1 -;- v ~itsu). lci, cu11 ,m e fJar id , u;~ ;:, je cite volontairement cóte a có te maltres contemporains et anci ens, japonais aussi bien que chin ois, afin d'indiquer des traits qui sont com ~..J n>. ]e ne co mmente pas des textes, qui sont sou vent faits pour etre lus a différents niveau x en fonction de la pratique de chacun.
Le comm encement de l'action est le rnouvement et avec lui un certain rapport a la vitesse et a la force. Dans la tradition occidentale, ce s notion s se sont lentement déplacées de la puissance naturell e des corps vivants a l'enregistrement et a la mesure d'effets matériels. La vitesse n'est plu s immédiatement de l' o rdre du v~ LU, sinon dans qu elques pratiques COrp orell eS CO difi ées et SéparéeS OU rP ~ t P de notre existen CP ( rlanse s, m1m es, sports, rituels, etc.). A l' image de ces compteurs qui oscillent sur le
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machin'= philosophic¡ue
Matrix,
La Voie du guerrie;
pourrait-o n ajouter, paree qu'elle nous fait agir co mm e des mac hines. Mais il Y a plus, car Neo a également d'emb lée la vitesse ( « Mouse .· ] esus Christ, he 's fas t. Take a look at his neural-kinetics, th ey're way abo ve
Que lui faut-il done apprendre de plus 7 Non pas le mouvement lui-meme, ni meme la vitesse d'exécution, mais un certain rapport au mouvement et a la vitesse . Un rapport qui ne serait pas d'extériorité, machiniq11P. Or cette forme de conscience est précisément une des fins que vise celui qui prétend a la maltrise des arts martiaux. 11 ne faut done pas s'étonner que les combats jouent un role central dans cette initiation. Voici, d'apres un maltre ancien de boxe chinoise, le chemin qu'il faut parcourir : normal . »).
<<
Nous devons d'abord comprendre le sens de ces mots :
conscience du mouvement. Apres avoir s3isi ce qu'est la conscience
du mouvement, nous pouvons comm encer a interpréter l'énergie, et f1nalement, de l' interprétation de l'énergie procéde l'illumination spirituelle. Quoi qu'il en soit, au début de la pratiq ue, nous devons obtenir une compréhension de la consc ience du mouvement. Celleci, bien qu ' elle fasse partie de nos capac ités naturelles, est trés difficile saisir » (Les quarante chapitres de la Famille Yang).
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}e reviendrai par la suite sur les étapes qui permettent d'accéder a ce type de consc ience, mais il faut tout de su ite noter la singul iere coúK id erlCe entre ces trois moments et les trois grandes scenes de combat du film : ac ~uisit i on du mouvem f'nt conscient (Dojo); interprétation de l' énerg1e d e l'adversa ire (scene du combat avec les agents sur le toit); éveil ou mte rprétation de l'énergie de toutes choses (scene de combat finale o11 P' !'agent Smith). Mais il faut surtout indiqu er d' emb lée le premier terme de cet apprentissage : le point extreme de la vitesse que Neo doit atte in dre, c'est Id ¡.Jarfaite lenteur. Ce paradoxe apparent, que réalise concretement ia nouvelle image de la vitesse proposée ici (par le bien nommé cinéma), va seul permettre de délivrer les rée lles potentialités du co rps (et do ne de !'esprit). Ainsi est ovancée la caractéristique pri;·,.: ipale de ce qu e les maltres appellent le travail intérieur, sans lequel la technique n'est ri en : chercher dans le mou ve ment la plus grande lenteur, dans la mobilité le centre d'immobilité, et réciproquement. Cette opposition entre travail interne et externe est d'ailleurs plus importante que cell e qui --- 22 -
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séparerait différentes techniques. De fait, Neo n'apprend pas seulement le Kung-Fu , mais toutes sortes de techniques de combat, y compris occidentales (Sav~te, }u jitsu, Ken Po, Drunken Boxing ... précisait le scénario). Parallelement, on peut rappeler que de tres grands sportifs, danseurs, musiciens, etc., de la tradition occidentale parviennent parfois a un « savoir , de leur corps comparable a ce qui a été codifié plus explicitement dans le cadre des arts orientaux. Cela est tres clairement indiqué par le dessin animé de la série Animatrix ou nous voyons un coureur parvenir a sortir de la Matrice en poussant son corps a sa plus extreme limite (Record du monde). Á ce stade, mouvement du corps (extérieur) et conquete de l'intériorité _sont censés s'accorder pleinement dans la «_ cons~iencg_d.Lu.no_u'iement » . La co·lncfdence du mouvement et du no n-mouvement apparalt alors comme une condition essentielle non seulement au vrai combat ou << le calme dirige le mouvement >>, mais a la pensée qui se trouve menée vers sa réalisation la plus parfaite. Car l'immobilité dans la mobilité tord !'esprit ?elon un pli que sa logique refuse. Elle libere des pouvoirs naturels, mais _ enfouis, qui permettent d'accéder a la vraie méditation selon la voie propre du combat: « Quand on a pratiqué la méditation jusqu'a un certain niveau, rappel le uo. autre maltre (Chen Kong), il faut alors rechercher en so i-meme la mobilité au se in de l'immobi lité. 11 ne s'agit pas de rester toujours immobile sans mobilité. L'idée est ici a11alogue a celle de la recherche de l'immobilité dans la mobilité du Tai Chi Chuan >> . Dans le Budo, une idée similaire est signifiée par l'image de l'eau, immobile en surface, mais mobile en prcfond eu r, ou de l'oiseau qui s'y pose : « L'oisea u d'eau paralt tranquille alors qu'il bouge sans arret sur ses pattes . 11 f<::CJt . s'entralner a garder !'esprit vigilant, etre comme l'oiseau d'eau qui, tres ca lm e en apparence, remu e sans arret ses pattes. Alors seu lement, on arrive a une intég ration des mouvements extérieurs et de l'état d'esprit >> . Parallelement, il faut savoir garder !'esprit immobile tandis que le corps est . en mouvement: « Lc;squ'on fait suffisamment d'entralnement dans tous les domaines, on arrive a bouger les mains, les pieds, le corps sans bo11~Pr -· i ', ' son esprit et sans meme penser a l'entralnement, on arrive a intégrer le résultat tout afait librement >> (Yagyu Munenori).
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M atrix, m achi ne phil o~ oph i q u e
La Voie d u g uerrie r
a
Un e d es fo rces d e Matrlx es t ce rtaine m ent d e parvenir signifier cette quete filmiquement. Tand is qu e M o rph eus se charg e de l'exprimer a un nlveau ex pli cite. la suite des sce nes d e co mbat illu stre la modificat io n progressive du rapport a la vitesse. Du Do jo á l'entrée de l'immeubl e o u est interrogé Morpheus, on passe ainsi de l'accéléré (quasi comique) au ralenti esthétisant- deux grands classiques du cinéma de Hong Kong avant que n'apparaisse la nouvelle imane d e la vitesse sur le toit ou N eo doit affronter les agents (l e fameux • «- Bullet-Time , :_. Trois figures de la
a
simulati on ). Comme c ha q ue étap e, l ' in terprét ation est formul ée immédiatement de mani ere explicite (« Trinity: You moved /ike they do. /'ve never seen c :¡ yone mo>·e that fast , ) . Le ralenti poussé sa limite, o u
a
l'action évolue désormais du point de vue du mobile, est présenté comme
L'esprit et le corps Revenon s maintenant sur les étapes qui condui sen t a cet éveil. Ell es so nt tres clairement exposées. La premiere est formul ée par Morpheus lors d e l'initiation au combat :
<<
What are you waiting for
7
You 're faster than
this. Don't think you are, know you are .. . Come on. Stop trying to hit me and hit me ». Cette idée qu'il faut ·cesser de vouloir agir pour agir, o u << nonagir
>> ,
a toujours été particulierement difficile
a comprendre
pour la
pensée occidentale, obsédée par le primat de la conscience. Neo ne va d'ailleurs pas la saisir immédiatement. Autant elle s'accorde, en effet,
a
l' idée (meme fausse) que nous nc;>us faisons de la méditation, autant elle semble incompatible avec celle du combat et de la guerre, ou l'action
la plus extreme vite sse, celle des chose s elles-mem es a l'intérieur d e la Matrice. Elle es t le premier moment d e id " vision , qu'acquiert Neo . Sa
semble év'idemment procéder du vouloir.
réaction est également intéressante : tout d'ab o rd, il n'a aucune
grande de tourner la difficulté en y pointant un paradoxe facile : vouloir
consci ence d ' avoir agi de manie re différente
(<<
Trinity: How did you do
7
that 1 N eo : Do what 7 ») ; ensuite, il ne juge que d'apres l'efficaci té : '' Wasn 't fast enough ». La premiere réponse indique que le « mouvem ent
Que veut dire « ne pas vouloir , frapper ? La tentation est toujours ne pas vouloir, n'est-ce pas encore vou loir? Sur quoi, tout rationaliste qui se respecte mettra immédiatement fin yeux, mener
a rien.
a une discussion qui ne peut, a ses
La grille logique, a travers laquelle nous percevons la
con sc 1en t " es t, selon u n paradoxe sur lequel il faudra revenir, un
pratique, est devenue pour nous si évid ente qu ' elle a m em e conduit
mou veme nt sa ns cons cience. La seconde ouvre la possibilité d'aller plus
de ce
<<
sois spontané ,
a faire
le premier p as de la foli e (double bind) .
v1te enco 1·c. de pén étrer plus profondément la vitesse et le temps, ce que
L'incompréhension ne saurait etre plu s grande : ce qui est folie pour les
conflrm era la scene de combat finale . Neo parviendra alors au terme d e la voie du gu erri er qui, nou s d isait le maltre, de la conscience du mouvem ent
uns est pour les autres la plus profonde sag esse. Et Lao-tseu d'ironi ser :
parvi:n ~
P On
seulement
a l' interprétation
de l'énergie (de J'adversaire),
(( mes paroles sont tres faciles -que je lis : tres faciles
a c o~ ¡xe ndre,
a comprendre
tres facile
a pratiquer »
paree que tres facil es a pratiquer.
mals a li11 u mmat1on s p~ntu e lle. Cet éveil, qui co"lncide avec l'acquisition de l'immobilité d_ans la mobi!ité, ne sera alors rien d'autre que la percepti o n
Car le paradoxe de la pratique, dans sa simplicité et son évidence, pouvait aussi servir d e ·:o ;e pour érh_,quer !'esprit. Tandis que les uns célébraient le
de la mobillte de toute s choses dans l'immobilité :· Neo voit défiler les
triomphe de !'esprit er. f~isant de la résistance de l'action le premier pas de
a la
sign:s q_ui régi ssent la stabilité du réel. 11 voit le réel comme processu s et
1·a folie (ce qu'elle est, en un sens, puisqu'elle échappe
adh ere a ce d evenir, selon l'idéal avou é du sage tao"1.ste . Son calme est
autres allaient, au contraire, prendre acte de l'impui ssa nce d ' un esprit a
rai son), les
apparent. 11 parvient alors au terme ultime de l'action : la non-action. Les
comprendre l'action pour demander au corps de tordre !' esprit.
:ho:es se passent désormai s malgré lui. Le sage, dit le Lao-tseu, ,, apprend a de_sa p p r_e ndre, 1 Reven<'lnt sur le chemin que la fou! e ri Psapprouve; 1 Et adh eran t a la spontan éité d es etres, 1 11 ne fait rien "·
l'action . Car ia IJrande erreur était évidemm ent de transformer le
La démonstration, ne pouvant venir de ia conscience, viendra done de vouloir
»
<<
non
en maxime impérative, c' es t -a-dire de le con cevoir co mm e un e
forme d'auto-persuasion et done, encore, de volonté : N eo va le constater,
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M ctrix, ma chine ,J hiloso¡Jhiqu e
La Voie du gue rri er
a ses d é p e ns. en s'écrasant au sol apres s'e tre élancé d e l'immeubl e . 11 ne suffit évidemme nt pas de penser que les choses ne sont pas ce qu'elles sont pour avo ir prises sur elles (" Neo : 1 thought it wosn't real. 1 Morph eus : Your mind makes it real " ). C'est sur nous-m emes qu e nous devons d'abord avoi1 prise . Du meme coup, I'Éiu réal ise une ~ ondition essentie ll e a son apprentissage, sans laquelle les combats ne seraient que décoration : le danger réel dam lequel il se trouve (constatant qu 'i l saigne : " lf you're killeu' in th e Ma t rix, you die here ? ¡ Morpheus : Your body cannot live without the mind " ). Le paradoxe s'installe : a l'évidence, !'esprit ne peut seul s'éduquer et c'est done le corps qui va prendre le relais; la force de Neo n'est pas de réfléchir a ce qui lui arrive et de parvenir a mieux ana lyser ce qui se passe autour de lui : e ll e est de ne pos y penser -ce do~t, témoignent d ' ~illeurs sa margue et sa placidité tout a u long du film (-+ Epu1 sement). C est pourquo1, soit dit en passant, il est également 1mportant que I'_Oracle lui en leve jusqu 'a la croyance qu'il peut etre I'Éiu :. il ne peut etre I'Eiu qu'a ne pas savoir ( " 1 wish 1 knew what /'m supposed to do, dira-t-il e ncare dans le second ép isode. That's al/. 1 just wish 1 knew , ) . Mais d ' un autre coté, Morpheus rappelle également le primat absolu de l':sprit: no tre corps ne peut pas vivre sans !'esprit qu i le dirige - ce dont temo1gn e ap pare mment le fait que le corps est réduit dans la Matrice a une simpl e image.
La raison du corps Qui di rige done du corps ou de !'esprit? C'est ce que la seconde é tape, tou t a ussi explicite, se charge d'indiquer. 11 s'agit de la fameuse scene ou Neo, arrivant chez I'Oracle, rencontre les autres prétendants et discute avec le gar~on qui tord les cuilleres . La premiere réplique ne fait que redire le caractere illusoire du réel et l'inconsistance du vouloir ( « Spoon boy : Do not try to bend the spoon . That 's impossible. lnstead only try to realize the truth . 1 Neo . What truth ? 1 Spoon boy : There is no spoon " ). Mais une idée nouvelle est également avancée : « Neo : There is nospoon ? / Spoon boy : Then you 'llsee that it is not the spoon that bends, tl ;s only vo urseif " · 11 ne sert a rien de « se convaincre , que la cuillere n'e xiste p as. D'ailleurs, elle existe bel et bien comme représentation
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(« Your mind makes it rea l ») . Ce qu'il faut pa rve nir a comprendre, c'est plutot qu e no us devons nous tordre nou s-me m es. Mais qu'est-ce que cela veut dire 7 Vo il a qui nous est donn é comm e é nigme . On peut néanmoins remarquer qu e deu x voi es se croisent ici pour mieux se séparer : car contraireme nt a l'enfant a la cuillere, qui suit la voie de la méditation (il a la tete rasée et l'habit des moines bouddhistes) et enseigne a tordre son moi, Neo va parvenir a cette m eme fin aux rythmes des combats, c'est-adire, littéra lement, dans la torsion de son corps . 11 réalise ainsi, selon la voie propre de l'art martial, ce meme idéal de spontanéité que vise le maine bouddhiste dans l'union parfaite avec la nature comme image sans forme en perpétuel de'Jenir (-+• Spoon boy).
La charge polérnique de l'appel au non-agir ne doit évidemment pas etre nég!ig ée : on ne saurait plus clairement s'opposer a un modele de société, ou le hé ro s est pur produit de sa vol u nté comme libre arbitre et ou l'obj e t d e sa quete est invariablement l'app ropriation . Mais il faut éga lement etre se nsible a l' image, tout auss i provocante, de !'esprit et du corps qui soutient ce retournement de valeurs et qui fait un des intérets philosophiqu es d e Matrix. Une lecture, rapide et intellectualiste, lai sse d'abord pe nse r a une co ntradiction : !'esprit doit command c ~ au corps et cela d'autant plus clairement que le corps est réduit a une image; le trava il de !' es prit conduit (par le non vouloir et l'éve il au caractere illusoire du réel) a la rnaltri se du corps ; mais il apparalt, par la meme, comme ernbourb é dan s la volonté de maltrise, dont il est censé se défaire. C'est précisérnent le point ou le déni du role joué par l'action fait rnanquer l'essentiel et introduit des paradoxes que le mouvement du corps déjoue sans peine. Car si la cornpréhe¡-,sion par !'esprit est essentielle (« N'essaie pas de tordre la cuillere . C'est irnpossible. Essaie plutot de cornprendre la vérité . »), e ll e avance d e pair avec la cornpréhension du corps (« tu comprendras qu e ce n' est pas la cuille re qui se tord, rnais seulernent toirnerne »). L'esprit conduit le corps qui conduit !'esprit. Or non seulernent, ce << paradoxe , est parfaitement bien repéré par les maltres d'arts rnartiaux, mais il est le principe meme d e ~ ~ voi e q u'ils ensci;::ent: << Si tu es inca pable d 'interpréter l'énergi e, comment peux-tu co mprend re l'énerg ie qui vient de l'adversa ire et ain si utiliser ta
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Matrix, macl dne philosophiq ue
La Voi e du guerrier
propre én ergi e p our la fai re p énétrer? Cette m erveill e doit étre comprise intuitive m ent et ne p eut etre exprim ée par des mots. C'est seulement lorsqu'elle es t connu e de J'espriL q ue le corp s peut la connaltre; m ais la connaltre par le corp s est supérieur a la connaltre par 1' esprit. Lorsqu' on devient éveill é a la sa gesse de !'esprit et la sagesse du corps, alo rs l'énergie se meut avec subtilité. Si elle est seul ement connue par !'esprit, elle ne peut pas etre app li quée, mais lorsque le corps réalise cela, on peut interpréter l' én ergie. ln te rpréter l'énergie n'est assurément pas chose aisée » (Les quaranle chapitres de la Famille Yang) .
<< Yen Yuen interrogea un jour Confuciu s en ces t erm es : "Un jour j'ai traversé le fleuve a Coupe Profonde. Le passeur manceuvrait son batea u avec une divine ass urance et je lui ., ¡ demand é si /' on pouvait apprendre navigu er comm e lui. Oui, m'a-t-il dit: un bon nag eur y parvien t tout de suite, un bon plongeur y parvi endrait meme s'il n'avait jamais vu de bateau de sa vie. ]e li1i ai demandé de plus ampl es explications, mais il n'a ríen voulu ajouter. Puis-je vous prier de m'expliquer ce que cela voulait dire ?" Confucius répondit : "Le bon nageur y parvient tout de suit(' paree qu'il oublie /'eau." ,, (Tchouang -tseu)
La force de Neo, par rapport aux autres prétendants, n'est pas dans la sagesse de /'esprit, mais dan s la sagesse du corps. C'est pour cela qu'il pourra, unique, non seulement interpréter, mais appiiquer J'énergie.
Ríen de plus simple et de plus évident pour qui a déja nagé : il n'y a pas de cui ll ere, il n'y a pas d'eau, il n'y a que des corps qui ploient et des esprits qui répondent a ce pli. Celui qui per.se encare a l'eau coule. Celui qui se laisse porter sans y penser nage avec aisance ...cette vérité n'app artient pas a la pensée de Tchouang-tseu plus qu'a celle de n' importe quel nageur. Ce que la pensée chinoise autorise ici est tout au plus de passer par l' im age plut6t que pa r le discours - avantage certain pour une reuvre cin ématograph iqu e. Mais il ne faudrait pas laisser croire que la ligne de partage so it de contenu . Car ce que laisse penser le sage chinois, est éton namme nt proche de ce que nous do nnent a penser, dans la tradition accidenta/e, les auteurs qui ont refusé l'absurdité du dualisme comme Spinoza : " Personne jusqu 'a présent n'a connu la structure du Corps si précisément qu' il en put expliquer toutes les fonctions, pour ne rí en dire ici du fait que, chez les Bétes, on observe plus d'une chose qui dépasse de loin la sagac ité humaine, et que les somnambules, dans leurs reves, font un tres grand nombre de choses qu'ils n'oseraient faire dans la ve ille ; ce qui montre assez que le Corps, lu i-meme, par les seu/es lois de la nature, peut bien des choses qui font í'admiration de /'esprit >> (Éthique 111, proposition 2, Scol ie) et j.-F. Billeter de remarquer: '' Sp inoza et Tchouang-tseu se touchent ici , et ce n'est pas l'effet d'un hasard. 11 y a entre la pensée de l'un et l'autre une affinité profonde >>. Air.si la vraie position révoluuonnaire dans un monde inconsciemment livré au regne du dua li sme (y cornpr is sous sa forme inversée de matériali sme), est l'i cl ~ e que le corps n'est pas un objet de /'es prit, qu'il pourrait circonscrire et observer a sa guise, mais un sujet (de l' acti on) dont
a
Que peut un corps ? 11 faut insister sur le caractere parfaitement non paradoxal de cette sagesse, si incompréhensibl e a un dualisme qui veut toujours savoir d'abord qui dirige du corps ou de !'esprit. Car la tentation est grande de réduire ce type de pensée, qui pratique volontiers la contradiction (pour /'esprit), a q uP/que « chinoi serie ,, certes exotiqu e, ma is du meme coup inoffens ive . Comme l'a fait récemmPnt remarquer )ean-F ranr;:ois Billeter [1], cette mise a distance est d'abord une man iere de dénier la vé rité simpl e de ce qu i s'y di t. La maniere dont corps et esprit s'éduquent l'un l'autre, la réalisation de l'action parfaite comme oub li de la conscience, etc., sont des évidences dont nous avo ns tous fait l'expenence en apprenant a nager ou a faire d u vélo. A propos d'un texte cé lebre de Tchoua ng-tseu, ou le charron expliqu e au prince son art en disant : " entre force et douceur, la main trouve, /'esprit répond >>, j.-F. Billeter commente : << Par approximations successives, la main trouve le geste juste. L'esprit (sin) enregistre les résultats et en tire peu a peu le scheme du geste efficace, qui est d'une grande complexité physique et mathématique, mais simple pour celui qui le possede >>. La complexité n'est ici que pour la représentation Jogique d'un geste f]lli se fait sans oeine. si l'on s'abstient d'y pense r. Ains1 l'oubli d e la cuillere n' est pas l'effet d'une décision, ni meme de quelque méditation, mais de ' 'action elle-meme :
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a
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M atrix, n: achine philosophique
La Voie du
!'esprit es t le véritab le instrument- et dont la connaissance restera done, pour une grande part, in accessible hors de l'action ell e- meme. La vrai e proposition scandaleuse ~st peut-etre : « on ne sait pas ce qu e peut un corps >> . Ou encore : tout est énergie, force. Car le corps ne produit pas l'.>nerg ie, a la maniere d'une machine, da ns laquel le ne manquerait qu'un pilote, il est vecteur d'énergie, tout comme !'esprit. Tandis que !'esprit se libere de l'illusion dualiste, le corps accede a ses vraies potentialités, c'esta-dire qu'il se donne les moyens de ne plus agir comme un instrument. Et nul n'est besoin d'aller au plus loin pour comprendre cette évidence d'une << raison du co rps >>. Tous ceux qui ont cherché a mettre a distance l'idéal chrétien du mépris du corps l'ont cornpris:
g u ~ rri e r
Autant M atrix était parvenu remarquablement a la réali sation d'une image nou ve lle du corps et de sa vitesse, autant il était difficile de poursuivre plus avant une quete qui avait clairement atteint son but des le premier épisode. Parvenu au terme de son initiation, Neo ne semblait plus rien avoir a apprendre du combat. La déception était attendue : Reloaded ne pouvait aller aussi loin, du moins en termes de combat. Le spectaculaire allait se renforcer, assurément, mais aux dépens de cet accord de la forme et du fond, qui avait fait la force du premier épisode . A moins que ... A moins qu'il y ait e neo re quelque ehose t apprendre ... A moins, surtout, que la nou velle question posée, celle qui re ste q uand la maltrise est acquise, soit justement : « pourquoi combattre ? ''·
Qu e la maltri se soit acqui se est ciai re ment indiquée des les premieres scenes du film d'un e maniere qui doit nous intér e~ ser . Neo a désormais affiné ses pouvoirs au point de rivaliser avec les plu s célebres super héros américains, en l'occurrence Su perman. Derriere cette référence amusée se cache une évol ution importante : alors que dans le premier épisode, la premiere des lois qu'il apprenait ne pouvoir briser était la gravité, il a désormais le pouvoir non certes de la briser, mais au moins - comme lui disait Morpheus dans le premi er épisode- de la plier (-+• Spoon boy) . Or la conséquence immédiate de ce nouvel état de fait est qu ' il peut échapper a toutes les situations de combat. Si done on considere que la tache de I'Éiu dans la Matrice n'est pas de détruire les agents (ce qui ne sert a rien), mais de libérer le genre humain de sa servitude, se pose immédiatement la question de l' utilité des combats. Tous les maltres s'accorden t sur le fait que la victoire n'est pa s le but ultime et qu'il faut savoir se sauvega rd er ou, pour reprendre une autre proposition spinoziste que « la vertu de l'homme libre se montre aussi grande a décliner les dangers qu'a en venir a bout >>. Cette maxime est précisément mise en application par Neo lors du cornbat avec les clones de Smith, ou la fuite apparalt comme la seu le possibilité pour se sauvegarder. Mais du meme coul-' se trouve posée la question du moment : pourquoi ne pas fuir tout de suite puisqu'il n'y a de toute fa~on rien a gagner a vaincre un ennemi qui renalt toujours (qu'il s'agisse des agents ou de Smith) et nous retarde dans notre avancéP. ? A cette question, les maltres ont répondu tres sirnplement en rappelant que la victoire n'est jarnais le but unique d'un combat - ce que le budo ex orime fortement en disant qu'il faut « frapper apres avoir gagné >> et que l' on retrouve dans le Tao sous J;¡ formulE> : « le potentiel nalt de la disposition ,, [3]. Or si l'on a déja gagné, pourquoi cornbattre? Précisément, paree que la connaissance que l'on vise ne se donne pas a la mani ere d' un éveil de !'esprit, rnais ne peut avoir li eu que dans /'action du corps . CommP a chaque étape, cette idée est exprirnée explicitement. El le est mise en
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Celui qui est éveillé, ce lu i qui sait, ~it : "je su is corps de part en part, et rien hors cela; et l'ame ce n'est qu'un mot pour quelque chose qui appartient au corps. " Le corp s est rai son, une. grande rai son, une multiplicité qui a un seul sens, une guerre et une paix, un troupeau et un berger. Ta petite raison , elle aussi, mon frere, que tu appelles "esprit" est un ou ti l de ton corps, un petit outil, un petit jouet de ta gra nde raison . [ ... ] 11 y a plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sa gesse , (F. ~~i e lz sch e , Ainsi Parlait Zorath oustra, « Des contempteurs du corps ») «
Pourquoi combattre ?
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La 'Joie du guerrier
Matrix, machine philosophiq'J E:
gratCJit de cette confrontation, a laq uelle Seraph met fin de maniere tout aussi inattend ue en déclarant: « Se raph : Good. Th e Orac/e has made enemies. 1 h c d to be sure. 1 Neo : Of what ? 1 Seraph : Tha t you are The On e "· Or le plu s intéressa nt est certainemeflt la remarque de Neo qui montre bie n qu'il n'a pa s saisi l' utilité de ce combat plus que nous, ce qui va permettre a son interlocuteur de l'exprimer explicitement: « Neo: You could've just asked. 1 Seraph : No. You do not truly know someone until you fight them. "
a
:_e combat sert done connaltre, rnais qui ? ou quoi ? Cette question nous conduit a un second aspect de la rnaltrise de Neo qui apparalt éga lement d es les premiers moments dl:l film : il est parvenu a interpréter l'énergie de l 'adve rsa ire au point de sentir la venue de Smith a la porte. Cette id ée va etre filée durant tout le second épisode, notamment lorsque Smith exp li que a Neo leu r « con nex ion , (« Smith : Surprised to see me ? 1 Neo : No. 1 Smi th : Then you 're awore of it. 1 Neo: Of what 71 Smith: Our connection »). Nou s retrouvons ici un dernier aspect important de la pensée des ilrtS martiaux : le fait qu'il fa ut parvenir a fa ire CO!-pS avec l'ennemi et, plus profondém ent, qu'il ne saura it y avoir d'ennemi - tout au plus un adversaire, qui est par la m erne un comrlémentaire. De toute évid ence, Smith ne comprend pas cette ,, connexion >>, a !aquell e il cherche, comme il !'explique a Neo, une ,, raison >> . Mais Neo ne l'a pas comp ri se mieux que lu i, co mrne en témoigm> sa surprise lorsqu 'il retrouve Smith der rie;·e les« portes>>, ava nt sa rencomre avec I'Architecte. Ces diíférents éléments renforce;~t :'impression que Neo n'a pas encare atteint au terme de la voie du guerrier. Le fait que les armes soient introduites dans ce nouvel é~isode va également dans ce sens : dans beaucoup d'arts m artiaux ou les armes c6toient la main, l'évolution naturelle es t de la main aux armes, car nous de·v·o ns apprend re peu a peu a « faire co rp s >> avec les éléments ex térieurs. L'application de l'énergie est jugée plus facile partir de son corps qu'a p
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ou le corps de son en ;; emi. Mais il lui re ste a incorporer l'e nn emi luimeme : il a compris qu'il n'y a pas de cuill ere, pourrait-on dire, mais il n'a pas com pris qu'i l n'y a pas d'ennemi . Se dessin e alors un nouveau but, ou doit etre saisi non seulement la « propension des choses >>, ie moment ou le héros peut seconder et etre second é par le processus dans lequel il est pris, mais aussi ou il doit parvenir a faire corps avec ce qui s'oppose a lui. Cela sup¡:;cse, comme Neo l'apprendra avec dépit dans la scene finale du second épisode, qu'il renonce jusqu'au x derniers replis de la volonté. En ce po int, ou nous sommes laissés, le chemin parcouru apparalt comme n'ayant permis aucune avancée réelle : la fin et le début se rejoignent, la victoire et la défaite co'incident. Un autre chemin commence, ou ce qui a été accompli a l'intérieur de la Matrice, doit etre poursuivi hors d'elle. David RABOUIN
[1]
jean-Fran~ois
[2]
Fran ~ ois
jul lien, Traité de l'efficacité, Grasset, 1996.
[3]
Fran~ois
jullien, La propension des choses, Seu il, i 992.
[4]
Kenji Tokitsu, La voie du Karaté, Points-Seuil, collection « Sagesses >>, 1979 [comprend un recueil de textes de maltre s de sa bre d e l'époque Edo].
[5]
Kisshomaru Ues hiba, Th e Spirit of Aikido, Kodansha lnternational , 1984.
[6]
Doug Wil e, Lost T'ai chi Classics from the /c 'e ch'ing Dynasty, Albany, State University Press, 1996 [comprend de nombreuses t raduction s ang laises des grands maltres de boxe chin oise ].
Billeter, Lec;ons sur Tchouang-tseu, Allia, 2002.
-33-
La Matrice o!..l la Cüverne ? - Choi : Tout le temps. <;:a s'ap pell e la rnescalin e . /1 n'y a pas d 'a utre moyen de pl aner. Eh m ee, j'ai l'impression que tu as besoin de d éb ranch er .. ,
LA MATRICE OU LA CAVERNE? " Th e Matrix is everywh ere. [. .. } lt is the world that hos been pulled o ver your eyes to blind you from the truth. ,
Le modele philosophique le plus évident - ~t de ce fait le plu ~ souvent invoqué - pour interpréter le parcours de Nec dans Matrix est l'allégmie platonrcrenne de la Caverne (République VIl, 514a-519c, [1] et [2]) . Dans cette all égo ri e comme dans Matrix, un rrisonnier est libéré du monde d'illusions dans leque l tous les hommes vivent. 11 d écouv re progressivement la nature de ce qui ex iste réellement, puis redescend finalement dans la Caverne au milieu des illusion s, que la connaissance de la vérité lui permet de maltri ser, dans l'espoir de libérer d 'a utres prisonniers . L'allégorie de la Caverne est, comm e le dit Socrate, une représentation de « notre nature considérée sous le rapport de l'éducation et du manq ue d'éducation >> et Matrix serait u;-,e version actualisée de ce court « roman d'apprentissage >> . Malgré des similitudes indéniables il n'est torrtefois pas du tout sOr que ces deux représentations des prog;es de la com préhension du monde relevent de la meme ph ilosophi e. Matrix s'inspire d'autres mode les que l'allégorie platonicienne (-+Les dieux sont dans la Matrice, -+ Le Tao de la Matrice) et compase ainsi une représenation original e du perfectionnement de l'esprit humain, qui doit passer par p!usieurs niveaux de perception distincts avant d'accéder a la vérité. Exa minons chac un de ces niveaux et voyons s'i ls dessinent un parcours para ll ele a celui de l'allég ori e platonicienne. Le premier niveau est celui de l'inconsc ience. La quasi-totalité des personnes qui entourent Neo ne doutent absolument pas de la réa lité du ~ond e qui les entoure et de la vérité de leurs sensations. Lorsque Neo evoqu e ses doutes a Choi, ce dernier ne peut les comprendre que comme les effets d'une drogue : " -Neo : mon ordinateur, il .. T'as d éja eu cette impression que tu n e sar s pas si tu e s révei ll é o u si tu réves enca re ?
-
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Choi pense que Neo perd le sens de la réalité prce qu'il passe trop de temps devant son ordinateur ou sous l'influence de la drogue. Mais, la suite du film va montrer que Neo va .« débrancher >> et « planer >> d'une maniere bien plus radicale. Morph eus expliquera a Neo que les esprits prisonniers de la Matíice, « hommes d'affaires, enseignants, avocats, menuisiers >>, ne sont pour la plupart pas (( prets a etre débranchés >> car ils dépendent d'elles et se battraient done pour la défendre. Choi est probablement l'un de ces esprits, qui ne peut :::oncevoir d'évasion hors du quotidien que sous la forme d'une soirée en bolte ou des paradis artificiels.
1
Neo en revanche, des le début du film, se situe a un niveau supérieur de conscience, comme !'ind ique sa question a Choi et le discours que luí tient Trinity peu apres : Neo se pose des questions sur le monde qui l'entoure . Comme le lui dira Morpheus : <>. Peut-etre a-t-il obtenu des informations parcellaires sur l'ex istence d'une puissante << Matrrce >> , par l'intermédiaire de la communauté des pirates informatiques dont il fait partie et dont faisait aussi partie Trinity. C'est d 'a illeü ;s par son ordinateur puis par téléphone .que Morpheus et Trinity l'on~ óTlystérieusement joint, comme s'ils le surveillaient depuis longtemps. Mais cela ne sutfit pas pour << sentir >> l'irréalité du monde. 11 se mbl e que ce lle-ci puisse se manifester directement aux sens, dans certaines occasio¡-,; exceptionnelles, comme lorsque Neo est interroq é par l'agent Smith et que sa bouche disparalt de son visage d'une maniere absolument in compatible avec les lois de la nature. Ces deux sources d ' interrogation - celle de l' information secrete et celle de l'expérience troublante- sont toutefois marginales par rapport
-35 -
Matrix, rT.achin~ ph ilosc;:¡ hique
La Matrice ou la Caverne ?
a la véritable origine des doutes de Neo, qui n'est révélé que düns le discours de 1' Architecte a la fin de Motrix Reloaded: il s'avere que certains ce rvea ux humains refusent a priori d'accepter l'univers virtuel de la Matrice. C'est pourquoi Neo parvient finalement a accept~ r la réalité, malgré l'a ge taraif auquel il a été '' débranché ,, : en fait, son esp rit ne s'était jamais vrairnent habitué a la Matrice et cherch ait mconsciemment a s'en émanc iper. jusqu ' ici, ::: n e·st assurément tres proch e de l'allégorie de ia Caverne. Se lon Platon, ses pri sonniers vivent dans un reve, paree qu'ils tiennent des appa renc es - les ombres projetées sur les murs de la Caverne- pour des choses rée lles . lis ri va li se nt entre eux pour les reconnaltre, au point qu'ils s'a ttaquent violemment a celui qui leur annonc~ que leur monde n'est fait que d'illusions. Par ailleurs, dan s la Caverne, comme dans la Matrice, ne peut e tre libé ré que le jeun e homm e prédestiné, par la nature phi losop hiq ue de son ame, a chercher la vé rité hors du sensible. On ne peu t apparemme nt pa s accéder a la vérité depuis /'intérieur de la Caverne ou de la Matricc, mém e avec bea ucoup d'efforts et d'expériences. 11 y a bien un con tr·e-exem pl e, ce lui du coureur dans le dessin animé World record de la sé ri e Animatrix : so n effort pour gagner sa course est tel qu'il d épa sse res cap ac:i tés de son co r·ps virtu el et se ,, réveille >> . Mais cette sortic de Id iviatrice est involontaire et inaboutie : ie coureur aper~oit la réa lir é sans comp rendre. La libération vé ritable exige en fait l'interventio~ d' un maitre qui
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platoniciennes et l'obsc urité du monde post-apocalyptique ou évolu e le Nebuchadnezzar. L'important est le type de co nnai ssance acqu ise. Dans Matrix, il s'ag it de quelques theses historiqu es ou prophétiques sur la Matrice et su rtout de capacités nouvelles de perception de la Matrice ell ememe. Le parcours de Neo ne consiste pas simplement en l'acquisition d'un certa in nombre de réponses a des questions comme « qu'est-ce que la Matrice? ,, ou « qu'est-ce que Zion ? ,,_ Ces informations sont tres vite con nues, et l'essenti el de l'a pprentiss"ge de Neo concerne l'attitude pratique qu ' il doit adopter a l'égard des différents niveaux de la réalité, dont il a découvert th éo riquement l'existence. La compréhension de la Ma trice doit s'incarner dans l'action (-+La Voie du guerrier). Si la pilule rouge et Morpheus permettent a Neo de réussir la ou le coureur de World recorc' échoue, Neo doit aussi dans un second temps s'efforcer, comme le co ureur, d' acquérir une maltrise supérieure de son corps virtuel pour libérer réell~men\ son esp rit de l'emprise de la Matrice. 11 y a ce rtes la une forme de ~~- souci tie soi ,,, cette connaissance de soi-m eme que Socrate et Pl ato n exigenf du philosophe acco mpl i. L'expression peut toutefois recevoir bien des signifi cations. Pour Socrate, il s'agis)ait de s'occuper de son ame plut6t qu e de so n corps en pratiquant et cherchant a définir les vertus morales. Pour Platon, ce la n'est réa lisable q ue par la connaissance de réal ités intelligibles auxquelles !'ame ne peut accéder qu'en se déto urnant des choses sensibles. Pour Neo en revan che, il n'est pas question de découvrir de nouveaux objets aux propriétés inou·ies mais d'e mbrasser l'illusion elle-m eme d'un regard lucide et maltrisé. Alors que le prisonnier libéré de Platon trouve son bonheur supréme dans la co ntemplation de la réalité extérieure (les Formes intelligibles) et doit etre forcé a redescendre dans la Caverne (l e monde des sensa tions et des plaisirs), la majeure partie des scenes de Matrix se déroulent a l'intérieur de la Matrice ou de programmes de simulation, meme une fois que Neo a été lib éré. En découle d' ailleurs l'original ité dramatique et esthétique de Matrix: la lutte des hommes et des machines a surtout li eu a l' intérieur de la réalité virtuelle de la Matrice. L'humanité entiere ne semble devoir etre lib :::~ ée de la Matrice qu'ó travers la iviaLrice, larH.iis qu 'il n'est que,Lion
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Matrix, machine philosophique
La Matrice ou la Caverne ?
chez Platon que d'instruire qu e lque~ hommes sur~neurs, pour qu'ils puissent gouverner les autres hommes incapables de sortir de la Caverne. Apres l'inconscience et les doutes, le troisieme niveau de Matrix ou la recherche de la vérité, notre jeu vidéo allégorique, est done constitué par la conscience de l'existence de la Matrice et la connaissance nouvelle de la Matrice qu'elle permet d'acquérir. Cette connaissance est toutefois assez complexe, si bien qu'il faut distinguer plusieurs niveaux de perception CGilsciente de la Matrice. Le premier est la lecture du code informatique constitutif de la Matrice par les pilotes du Nebuchadnezzar. Dan s la mesure ou elle fournit une vue surplombante de la structure de n'i mporte quelle portian de la Matrice et sert ainsi a guider ceux qui se trouvent a l'intérieur, cette connaissance est tres précieuse. Elle permet d'ailleurs a tviouse d'élaborer des reproductions partielles de la Matrice a des fins d'entralnement (-+ Trois figures de la simulation). La limite de cette connaissance réside toutefois dans son caractere symbolique et abstrait, qui la rend incapable d'intervenir a l'intérieur de la Matrice. Cypher - le mot désigne a la fois un code secret et un incapable- incarne l'a,, ,bigu1té de ce décryptage de la Matrice. 11 expliqu e a Neo qu'avec l'habitud e, il traduit immédiatement les codes qui apparaissent sur les écrans en objets : '' je ne vois meme pas le code; tout ce queje vais, c'est une blande, une brune, une rousse » . Cette connaissance symbolique est don e tres efficace mais demeure générale : elle permet de reconnaltre la présence de tel ou tel type d'objet, défini par ses propriétés distinctives, mais ne pe rmet pas d'entrer en contact avec u11 objet singu lier, de l'affecter d d'etre affecté par lui. Telle est !'o rigine de la trahison de Cypher: il regrette d'avoir perdu la richesse et la vivacité immédiates aes sensations du cerveau branché a la Ma trice (-+ •cypher). 11 ne connalt aucune autre solution que le retour a l'iiiusion inconsciente pour échapper a la tristesse du réel, alors qu'il existe une autre voie, ni sensualiste ni platonicienne, que va découvrir Neo ¡f~a maltrise ou l'exploration du virtuel, le bon L•sage d'illusions reconnuef COmme telles~ Cette voie trouve son origine dans l'exoé ri e nce~ 'ont Trinity ou iv1orpneus lo1 >qu'ils se rebranchent a la Ma trice. li s semblent alors accéder a un e perception proprPment sensorielle mais a distance, c'est-a-dire -38 -
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accompagnée de la conscience de sa propre irréalité, co mme dans les reves lucides ou l'on sait que l'on reve (-+•Reve). Cette conscience rend capable d'accomplir dans la Matrice des actions qui dépassent les capacités normal es du corps humain. On peut penser ici a la maniere dont Spinoza montre que l'obscurité de la perception sensorielle résulte du fait que nous ne connaissons pas l'intermédiaire a travers leq'. '~l nous percevons les objets extérieurs, a savoir notre corps (Éthique, 11, prop. 1 9-28 [3]). Dans Matrix, les pouvoirs supérieurs de Trinity ou Morpheus résultent du fait qu'ils sentent que leur esp rit est en contact direct avec la réalité ( virtuelle de la Matrice et que leur évolution a l'intérieur de celle-ci n'est en ,. \.>' 1 rien limitée par les contraintes liées a la possession d'un corps. Le t~ · U répétitif et prolongé de l'apprentissage, dont le corps a besom pour acquérir de nouvelles dispositions, est ainsi annulé : des compétences techniques comme les arts martiaux ou le pilotage d'un hélicoptere peuvent etre « chargées, directement dans !'esprit comme des logiciels dans un ordinateur. Bien plus, si l'on parvient a se persuader de leur relativité ("free your mind ») les lois physiques ou biologiques auxquelles sont soumis les corps dans la Matrice peuvent etre assouplies, en vertu du caractere ~ lastique des regles qui constituent la réalité virtuelle. Matrix offre done a ses spectateurs des scenes d'action spectaculaires et violentes tout en relativisant leur portée par une interprétation hyperi;-,tellectualiste : c'est paree qu'ils ne se battent qu'avec leur esprit dans un monde virtuel, et non avec un corps dans le monde matériel, que les personnages peuvent « frapper , si vite et si fort. 11 y a la une radicalisation de l'expérience du jeu vidéo, ou une action minimale, celle de la main sur le joystick, suffit a produire !'ensemble complexe des mouvements d'un personnage virtue!. On ne peut tordre la cuillere que s'il n'y a pas de cuiliere et que c'est soi-meme que l'on tord (-+•spoon boy) . L'action la plus intense physiquement repose sur la conscience lucide et concentrée de 1'irréalité du monde physique. Mais qu'en est-il du mode de connaissance qu'atte¡,-,t Neo a la fin du film ? S'agit-il simp lement d'une version perfectionnée des capacités d'action dans la Matrice qu'ont développées Trinity ou Morpheus? Ce n'est pas ce que pensent ces derniers lorsq u'ils voient Neo arreter les bailes
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La Mauice 0u la Caverne
ique ne se contente pas de se persuader qu e le ne illusion . Le film nous le montre qui sa isit de code constitutif des choses et peut ainsi les un e maltrise supérieure a celle des agents euxc la connaissance symbolique générale du code te et sin gu liere des contenus de la Matrice, ~ a li té virtuelle : il voit la structure de chacun des 1aniere dont ils sont produits par la Matrice, ce "e a sa volonté. Cette vision digitale qualitative ' Éiu n'ont-elles qu'un sens religieux et ludique ms une allégorie épistémologique comme le reche rche de la vérité ? Cela dépend de la de la connaissance que :'on adopte . On voit rrespondre dans l'épistémologie platonicienne, u corps a cell es de !'esprit et exclut que l'on des choses sensibles a rneme leur singularité et
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chez Spinoza une forme de perception qu'il -:le connaissance " : a coté de la connaissance ~ ( 1er genre) et de ia raison (2 e genre), cette :Je la nature de la réa lité une connaissance de singuliere (Éthique 1', prop. 40, scol. 11 [3]). 1' Éthique que les capac ités d'action du corps Je ment par !'es pri t de la connai ssa nce d u ~ -ci apporte a l'ho mme la satisfaction la plus 1prend en particul ie r ainsi co mment sa propre dé pendent et découl ent de Dieu, c'est-a-d ire t, en tant qu'il se connalt, ainsi que le Co rps a en cela nécessairement la connaissance de Dieu et se con~oit par Dieu . , (Éthique V, tuation théorique et pratique de Neo en tant leloaded, il développe meme une perception ca lise sur une chute '''o rtelle de Trinity, mais ertaines rencontres (il di t a l';,gent Sm ith qu 'il
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n'est pas su rpris de le voir). On peut penser r:¡ue cette ca parité découle de la maltrise que Neo possede des lois de la Matrice : la saisie des structures immanentes de la réa lité virtu elle fournit une con naissance synchron iqu e de ce qui est possible en un point donné, mais aussi une connaissance dia chroniqu e de tout ce qui se réali se a partir de ce point. L'Oracle explique précisément que Neo " voit le monde sans le temps ''· Le modele du troisieme genre de connaissance s'a pplique encare parfaitem ent ici : selon Spinoza, celui-ci pe1 met en effet a 1' esprit de comprendre les eh oses "so us un e espece d'éternité ''· Bien plus, a la fin de Matrix Reloaded, Neo apprend non seulement de 1' Architecte le fonctionnement global de la Matri ce et de I'Éiu (-+« Po urquoi suis-je ici? >>), mais se décou vre aussi doté d'une nouvelle connaissance, qui n'a plus pour objet les loi s de la réa lité virtuelle mais les machines elles -memes : apres avoir réu ssi d faire ressentir l'amour a un programme da ns la Matrice (-+ .. Perséphone), il parvient a" sentir ,, les machines hors de la Matrice, comme si sa « science intuitive ,, s'était approfondie au point de remonter jusqu'a !'o rigine productrice de la Matrice, la Source, Dieu, c'est-a-~i':e l'lntelligence Artifi ciell e.. . . , !' (·''<'"'" Loin d'aborder la Matrice comme 411e ~~verne ou on le contra int a redescendre et dont l'obscurité l'aveugle . Neo rend done !a Matrice transparente ason esprit et en fa it so n te rrain de jeu favori. 11comprend la maniere dont chaque objet virtuel singulier, y compris so n propre corps, s'integre dans la Matrice, et il utilise cette connaissance pour modifieí ces objets en affectan t directement le ur structure constitutive. Or, selon Spinoza, le troisi eme genre de conn aissance va de pair avec un « amour intel lectuel de Dieu ,,, dans la mesure o u il montre comment Dieu est la ca use productrice de chaque chose si nguliere et de leur connaissance. 11 fiJUt do ne se demander si, en devenant I' Éiu, Neo n'est pas nécessairement conduit a aimer la Matrice, a participer avec joie a sa rationalité intime et nécessaire (-t• Architecte). Telle est l'une des interprétations possibles du plaisir que prend Neo a exercer ses pouvoirs dans la Matrice et de la pro messe finale qu'il f;,it de montrer aux homm es « un mond e sans reg le ~i controle, sa ns frontiere ni limite ''· Ce monde peut-il vraiment etre le cloaque post-apocalyptique :!J Nebuchadnezza r et de Zion, terre promi se
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Matrix, machine philosophirJ ue
mais aride du réel 7 A moins q u' il ne s'ag isse de la Matri ce e lle-m e m e, offerte ccrnme " nouveau monde ,, aux pouvoirs d ' un e hum a nité aya nt accédé a la vé ri té de la Mat ri ce, c'est-a-d ire a la m alt rise des virtua lités immane ntes a sa structure plastique (-+Le Too de lo Matrice), plut6t qu 'a une fantomatique réa lité " extérieure a la Caverne >>.
ÉlOGE DE lA CONTINGENCE Neo : /'m going to show them o world without you, a world without rules and contro/s, without borders or boundaries, a world where anything is possible. Where we go from there is a choice 1leave to you. » «
Thomas BÉNATOU"IL
Le probleme de la réalité et de l'i llusion ne doit pas faire oublier la dimension morale et politique de Motrix, et ce serait vé rita bleme nt prendre les moyens pour la fin que d'oublier que la finalité de l'approche onto!ogique est bien l'arrachement a une servitude. En d ' autres termes, la liberté. L'ana lyse qu i suit se limitera, pour l'essentiel, au premier épisode. Celui-ci constitue en effet en lui -meme un e totalité. 11 a été con~u comme te l, et il est done lég itim e de l'étud ier pour lu i-meme . Cette remarque n'est pas de pure méthode; elle engage ·déja toute une interprétation du fi lm, jusque dans ses liens avec les deux épisodes su ivants. Cest que Motrix est d'abord l'affirmation de la liberté de l' homme, de sa capacité a résister a un system e qui entend enlever a l'homme toute dignité et toute liberté pour le réduire i1 l'état d e carb uran t. Q ue lvlatrix Relooded, par une sorte de construc tion en aby m e, réinscrive cette révolte au sein m eme du systeme, ne chang e rien -ce n' est au fond que r-:culer pour mi e ux sa uter. Ce d ésir de lib erté si justem ent exprim é d ans Matrix 1, il fallait bi e n que Matrix 111 y fasse droit éga le ment.
Neo: l'homme,
(1]
john Partridge, " Plato·s Cave and the Matrix http :1/whatisth e matrix.warnerbros.com
~7]
Pl aton, République, traduction de P. Pachet, Gallimard, Folio-Essa is, 1993.
(3]
Spinoza, Éthique, traduction de B. Pa utrat, Points-Seu il, 1999.
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>>,
a nouveau
. La liberté, done, est d 'a bord entendue comme liberté a l'éga rd d'un systeme dans lequel l'indivi du serait purement et simplement ni é en tant que sujet libre . Neo - nom a la fois prédest in é et équivoque- nalt comme sujet libre en se déconnectant de la Matri ce et en entrant en lutte contre sa toute puissa nce . La séquence ~~i donne a voir la déconnexion ou la (re)naissance d e Neo est en ce sens presque trop explicite : l'a rrachement des cables renvoie a la coupure du cordon ombilical, et le mili e u aqueux qui baigne toute !a scene évoq ue a la fois le liquide amniotique et le bapteme. C'est done bi en un ho mm e nouveau qui nalt,
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Éloge de la conti n~en ce
1il oso phiqu e lu res te le se ns de so n nom : Neo, nouvea u. Mais si la n se ns l'est beaucoup moins. De lui dépend pourtant érale du fil m. Tout le probleme - peut-etre in soluble, - est de savoir ce qu'est la Matrice. Or ce que le film lle est a la fois vécue comme mere nourriciere (bien nourri sse des individu s qu'el le consomme pour ass urer - co mm e systeme informatique. Ce n'est évid emme nt < mouchard ,, que l'agent Smith introduit dans le corps n ent extrait par le nombril, c'est-a-dire par ce qui ~ nt le rattachement a la mere. Ph¡JSis (nature) et techne phie distingue avec soin, sont ici indissolublement liées éja voir dans cette confusion memela dénonciation de ation technique qui, poussée a la limite, reconduirait a ui serait analogue a un paradis percill. a un pays de - reprend re une express ion d 'Aiain, " la nature s travail '' · Sans doute, au sein du monde simulé par la s sont-ils tous ass ignés a une fonction - et en ce sens ;¡al es - , mais c'est le systeme dans sa totalité qui se c' est-a-dire in-humain. Que cette perfecti on integre, Jrend dans Reloaded, un in d ice d'i mp ufecti o n irrésouli g ner la toute pui ssa nce de la Matrice. C'est du ent Smith expose a Neo lors de son interrogatoire : n ~ u e sur le modele de votre civilisation a son apogée. on", mais des que nou s avons commencé a penser a deve nu e notre civilisation, et c'est bien la tout le
e chercher dans la Matrice une allégorie de la toute puissance des réseaux, voire de la Warner ellelOnd e dan s lequel nou s vivons. Le monde contemJie a ce monde dans lequel l'individu est le jouet de ent et le manipulent, et dans lequel sa liberté est a croyance au libre-arb itre tiendrait, comme c'e,t 1~ 2 qu 'i l est conscient de ses action s, mais ignorant des in ent. Mais c:c : 2rait oublier que la Matrice opere, a
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cet éga rd, une ~ ort e de passage a la limite, transformant une différence de degré en différence de nature. La civilisation de la Matrice, en effet, n'est pas notre civili sation mais son apogée, et done en un sens son contraire. Car cette perfection, qui a pu etre pour nous un idéal, prétend ici, dans ce monde ou tout est sou mis a des loi s et a des regles, ou rien n'est laisse au hasard, etre réalisée. ldée non plus régulatrice! done, mais constitutive, comme dirait Kant. Or ce monde de la nPcessité, ce monde sans contingence, on y reviendra, est bien le contraire de notre monde. Et c'est contre ce monrle in-humain que luttent les rés istants. On pourrait des lors proposer une interprétation sensiblement différente. Le monde décrit dans Matrix évoq ue -- historiquement et conceptuel lement- le monde totalitaire. 11 correspondrait assez bien a ce que Popper nomme une « société close ,,, par opposition aux sociétés lib érales et démocratiques, ou " sociétés ouvertes "· Monde semblable aux soci étés an imal es, a la ru che o u a la fourmiliere, dans lesquelles toute lib erté est exc lu e. Et au Panoplique de Bentham, c'est-a-dire a cette surveil lance totale, cette transparen ce absolu e que son inventeur réservait aux prisons et qui, vidéosurveillance et autres progres techniques aidant, po urrait bien cara ctériser notre mon de, mais constitue surtout l' ;,rchétype ri e tout systeme totalitaire. La Matrice est tout, l'individu ri en. A cette di ffé rence pres, sans doute, qu e le panoptique de Bentham, comm e son no m !'indique, est un regard total qui pousse le déte!"' u a intérioriser le rega rd de 1'Autorité ell e-rneme, tandis que la Matrice ne se contente pas d'e tre un pur regard, mais agit directement ~ ur les etres. Universelle, omniprésente, du travail a !a fam ill e, de l'université aux églises: « El le est le monde qu'on t'a mis devant les yeu x pour t'ernpecher de voir la vérité "· Ce passage a la limite du systeme bentharnien donne au film sa dimension rnétaphysique et nous renvoie, au-dela du f'anoptique, a Schopenhauer et au voile de Maya. Le nom rnerne de Neo prend alors une significatior. singuliere : Neo, c' est l'homme nouveau, certes, mais justement pas au sens que les r ég : ~e~ totalitaires donnaient a cette expression. 11 incarne meme un id éal inverse de celui des totalitarismes, contre lesquels il est entré en lutte. Pour ailer a l'essentiel, on dira que Neo est moins l'homme nouveau que -45 -
Matrix, machine phiiosorhioue
Éloge de la contingence
l' homm e, a nouveau. L'homme te/ que nou s le conna isson s, et que Neo incarne, corr.me Béranger dans Rhinocéros, la piece de lonesco. A nouveau, l'homme. Cela signifie que le monde dont revent les insurgés, les résista:1ts de Matrix, leur idéal, c'est précisément notre monde. Leur futur est notre présent. Leur idéal ou leur utopi e, notre réel. On pourrait remarqu er, a l'appui d'une te/le interprétation, que les scenes dans lesquell es l'Ora cle apparalt dévoilent un monde ordinaire, le notre, dans une version un peu vieillie (le monde des années 1960, avant qu ' une hubris techn iciste ne se so it emparée d e /'homrne ?). Plus encOíe que dans ce qu'el/ e dit, cet! e vieille femme, /'Oracle, donne a voir /'avenir - et cet avenir est bi en notre présent, ou notre passé encore proche. L'homme nouveau auque/ revent les résistants et que Neo incarne, c'est done bien - philo so phiquement au moins - le vieil homme, celui que la victoire des machines a tenté de détruire, d'effa ce r et de faire oublier. 11 s'agira it done moins de la création d'un mond e nouveau que de la résurrection d'un monde aboli tout le moins de certaines des ses valeurs, et de son fondem ent ontologiqu e : la contingence.
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Contingence lnterprétation paradoxale, sans d out e, mais que le film semb!e autori~er. 11 es t frapp ant, en effet, que le premier épisode s'acheve précis~;"Tl ent sur une évoca tion de la contingence, qui est bien le contraire du mon de de ia ~vlatrice, gouverné par la nécess ité. Or ce monde de la co nt ing ence - le se u: monde ou le choix soit poss ible- est bien notre monde. L'oppos iti on suggérée par le film entre la naissance et la culture (les hommes ne nai ssem p lus, ils sont cultivés), n'ex prime pas seulem en t la victoire de la technique sur la nature - car il s'agit bien, comme on le vo it, d 'une culture indu strie/l e-, elle ex prime éga lement d'un e autre maniere cette opposition entre contingence et nécessité, entre événement et syste;:: o;: : quoi de plU S irréd uct ib/e a tO tJt syste m e et a toute pen sée totali sa nte qu'une naissance? C'est Aristote qui le premier a so ulign é ce ca ractere de ce qu'il nommait le '' monde sut:~naire , : les choses peuvent etre ainsi ou etre autrement, se produire ou ne pas se produi re. Cette donnée ontologique
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est du reste le fondem ent de l'action mora/e, et c'est la raison pour !aquel/e Aristote s'opposera aux M égariques quant au probleme, exp licitement posé dans Matrix, des '' futurs contin gents » . Ainsi, a un monde prédéterminé dan s lequel les homm es sont soumis a une nécessité inexorable, nécessité symbolisée par la toute puissance de la Matrice, qui pourrait en ce sens etre rapprochée du destin cher aux sto"lciens (-+•Architecte), succede un monde dans lequel tout est possible, un monde livré a la libre action des hommes. C'est dire que la fin du film est bien sa fin (té/os), plus encare qu e so n terme. C'est cette fin qui est en jeu des /'origine. Et a la question initiale : (( Qu'est-ce qui est en jeu dans cette course? » , on n'aurait pas de peine a ~épondre que c'est la (re)conquete de la dignité de l'homme comme sujet libre . C'est cette fin qui peut éclairer, rétrospectivem ent, !'ensemble du film . C'est elle qui constitue, dans le plein sens du mot, la fin de l'hi stoi re. 11 ne s'agit pas ele terme, encore une fois -- c'est bien pourquoi les réa lisateurs ont pu donner une suite a Matrix - , mais bi en de ce qui est visé des /'origine. Or cette fin, a partir de !aquel/e une hi stoire pourra proprement s'écrire, telle l'histoire humaine, n'est rien d'autre que sa condition de possibilité : l'avenement de la contingence. C'est en ce sens que le film se clot su r cette évocation de Neo : « Un monde ou tout est possible. Ce qui en découlera, c'est a vous d'en décider » . Matrix lie du res te- et a juste titre- liberté et recherche de la vérité. Le choix offert par Morpheus a 1'-Jeo est entre le retour dans la Matrice et la vérité: « Souviens-to i, tout ce que j'a i a t'offrir est la vérité, rien de plus .. . ». La vérité done, non le bonheur. C'est précisément pour avoir confondu - ou identifié- les deu x que Cypheí a été conduit a renier son premier choix et a trahir. Que Neo choisisse la recherche de la vérité - sans co nsidération du bonheur- ne fait pas seulement de lui une figure philosophique, voire la figure meme du philosophe, elle le rattache a une idée particuliere de la philosophie, ce/le des présocratiques, ou encore de Heidegger. Elle le distingue ainsi de toute une tradition qui remonte aux sophistes et a Socrate : c'est Pn effet ilVPC eux que le probl eme du bonheur, comme celu i de l' homme, vient au premier plan .
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Éloge de la contingence
Motrix, m cchi ne philosof.Jhique
Destin et choix
Un texte d e Marcel Conche- dont tou te la ;>hilosophie s'en ra cine dan s ce qu'il nomm e son << avenir grec » - souligne bien ce point :
Le destin, d'abord (-+•croyances). La question est explicitement posée par Morpheu s, qu i demande a Neo s'i l croit au destin : << Non, répond celui-ci, je veux etre aux commandes de ma vie » . Le dialogue jouP ici sur le caractere éq uivoque du mot destin. Par destin, Morpheus entend l'élection ou la vocation : il penseque Neo est I'Éiu, celui qui permeLLra la renaissance de l' homm 2 et done d'un monde humain. Neo semble au contraire entendre par destin un programme, une nécessité inexorable, analogue a celle qui régit le monde programmé par la Matrice, et contre lequel il lutte . Or le destin, la destinée de Neo, c'est précisément de refuse~ cette r.écessité, et c'est par ce refus qu'il affirme sa liberté. Mais si Neo peut ainsi opposer néce,sité et liberté, le film montre que ces deux notions sont in extricab lement liées dans la notion meme de choix (-+Lib erté virtuelle). La scene du choix entre les deux pilules exprime bien ce lien : si Neo choisit la bleue, il oubliera tout et reprendra sa place dans la Matrice (c'est le retour a l'illu sion); s'il choisit la rouge, il quittera la Matrice pour accomplir sa << destinée » , et a partir de ce choix libre, tout va s'enchalner, il ne pourra plus revenir en arrie re, ni accuser quiconque . Cette unité de la liberté et de la nécess ité est exposée par Platon, dans le mythe d'Er, au livre X de la République, et d' une autre maniere par Kant, dans Id uistinction du caractere intelligible et du caractere empirique . Elle n'est pas ~i'lns rappeler la notion sartrienne de « proj et fondamental ». Dans tous ces textes, l' idée est bien, comme dans la séquence qu'on vient d'évoquer, qu e l'homme choisit librement une destinée qui peut sembler s' imposer a lui et dont il doit cependant, seul, etre tenu po ur responsable
Les Antésoc ratiqu es n'avaient souci que d e la vérité. Le terme euaémor¡ia [bonheur] n'apparalt guere qu'avec les Sophistes [ ... ] La philosophie suppose une vo lonté de véri té, sans souci de savoir si la vérité réjou ira ou fera so uffrir. Et préci sément, l'on veut la vérité, lors meme qu'elle apportera la souffrance. Ce qui, pour beaucoup d e n-;ns rend possible le bonheur n 'est pas la vérité mai s l'illusion [ ....] Le phi losophe authentique recl1erche la vérité pour la vérité, don e aL. prix meme d e la souffranc e , (Qu e/le phi/osophie p our dem cin "· PUF, 2003). «
En ce sens, on peut done bien affirm er qu'a l'encontre de toutes les sagesses pratiqu es qui so nt aujourd'hui a la mode, Neo incarne le philosophe authentiqu e, c'est-a-di re une ,, sagesse tragique » . Mais cette re cherche ue la vérité, finalité ultime et d'o rdre ontologique, ne s'oppose nu ile ment a la reche rch e d e la libert é qui l'anime par aill eurs. Loin de devo ir opposer ces deux fins, il faut au contraire affirmer que la li berté est 1<= fon dem ent de la rech erche de la vérité, la notion meme de jugement vrai su pposant l'absence de déterminisme. Pour un etre qui n' est pas déconnecté de la Matrice, !oute recherc he de la vérité est par d éfinition exc lu e. Marcel Con che s' oppose ainsi a Heic! 2gger, en affirmant que l'essence extatique du Dasein esta penser, non a partir du souci (Sorge), mai s de la liberté (Freiheit) : << 11 est évident que la possibilité pour l'homme de porter le moindre jug ement de vérité ( ... ] se fonde su r la liberté, car· si le jugement était déterminé par qu elque causalité que ce soit - biologique, sociologiqu e, psychologique o u autre -, et non par la vue de la vérité, par quel hasard se trouverait-il etre vra i ? , (ibid.). Cette affirmation vaut d'ailleurs de la vérité en générale et non de la seule << vérité de l'etre >>.
(-+Liberté virtuel/e) .
Mais la notion de liberté, qui constitue l'un des axes du fi lm, n'est pas seu leme nt présente dans l'ouverture a la conti ngence sur laquelle se clot Motrix, elle se retrouve tout au long du film, notamment dans son articll lrlti"n rliiX notions d.:: Jcstin, de chui x, d' éiectior1.
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Le theme du choix, de l'alternative, du " Ou bien ... ou bien » , est omniprésent dans Matrix, et il est toujours présen té comme irréversible. 11 y a la une prise en compte de la finitude et du ternrs, qui pourrait étonner da ns ce monde dans iequel les insu rg és- pour ne rien dire des agentssont dotés de fabu leux pouvoirs, mais qui est philosophiquement juste et confere au film tout son tragique .
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Éloge de la contingence
Matt"ix, mac hine ph:losophique
personne, ensuite. On pourrait dire, en rep renant l'a:-1a lyse que Ma rx fait
Liberté, responsabilité, dignité : ce sont bien la tro1s termes indissociables selon Kant. L'homme, en tant que sujet moral , est une fin en soi et doit etre traité comme tel : c'est ce qui fonde sa d ig nité et permet de postuler sa liberté. On sait que le devoir moral, que Kant nomme impératif catégorique, peu~ se formuler ainsi : << Agis toujours de telle sorte que tu traites la personne humaine, en toi-meme comme en autrui, toujours en meme temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen ». Or les << humains » de la Matrice sont précisément des etres qui sont traités comme simples moyens, nullement comme fins en soi : ils ont, en ce sens, tout au plus un prix, une utilité, et non une dignité. En refusant ce statut de simple moyen, c'est done tout a la fois la liberté, la dignité et la responsabilité que Neo revendique. C'est en ce sens que sa lutte est, indissociablement, métaphysique et morale.
du prolétaire, que c'est précisément paree qu'il n'est personne (personne en particulier) que la révolte de Neo concerne to ut homme, quel qu'il soit, c'est-a-dire l'homme meme, en tant qu ' homm e (ou mieux: en tant que personne humaine). Bref c'est cette humilité, c' est la conscience qu'a Neo de n'etre personne, qui fonde le caractere universel de son action. C'est du reste ce que précise le film a travers Morpheus : << Tant que la Matrice existera, l'espece humaine ne sera pas libre ». Ce theme de l'élection s'exprime en relatio n étroite avec celui de l'exclusion : on pourrait dire que Neo est I'E(xc)lu. L'agent Smith, lors de son premier entretien avec lui, exprime clairement la dualité du personnage : il l'accuse précisément d'etre double, Thomas Anderson d'une part, employé de la société Metacortex, et Neo d'autre part, pirate informatique a SeS heures . Mais ce qui est souligné par Smith lui-meme avec justesse, c'est que cette couverture meme, ce moi superficie! ou social, cette vie publique totalement intégrée, sans aucun reste (<< Chacun de nos employés fait partie d'un tout », lui explique son supérieur), du moins en apparence, n'est pas totalement séparée du moi profond de Neo. Une faille, une sorte de né:! nt secret hante le personnage meme de Thomas Anderson et laisse pressentir qu'il men e une double vie, qu'il ne se réduit pas a cette pantomime a laquelle la Matrice a réduit tous ses sujets : Thomas Anderson aide sa concierge a sortir les poubelles. Le ton meme de l'agent Smith est ici révélateur: cette táche n'entre pas dans les fonctions de Thomas Anderson, et c'est done déja la un signe de dysfonctionnement. Autrement dit, l'indice que Neo ne fait pas rée!lement partie de ce monde-ou-chaque-individu-a- sa -táche-assignée. Cette attention a autrui est déja, dans le personnage public lui-meme, une forme de non conformité, d'anticonformisme, l'indice d'une révolte . Résistant, paria, exclu, I'Éiu est tout cela, indissociablement.
Élection Ce theme de la destinée peut etre relié a celui de l'élection. C'est la un topos de la littérature religieuse, et les accents chrétiens, et plus
spécifiquement pascaliens, du film sont manifestes (-+Les dieux sont dans la Matrice). Cette élection est présentée, dans Matrix comme dans les textes de Pascal, a la fois comme une évidence vécue et comme quelque chose d'incompré he nsible. Une évidence vécue d'abord, car de meme que Pascal peut écrire << Pourquoi me chercherais-tu si tu ne m'avais déja trouvé? », d e meme Neo s'entend-il dire : << Tu le cherches. je le sais, car autrefois je le cherchais moi aussi . Et quand il m'a trouvé il m'a dit que ce n'était pas vra ime nt lui queje cherchais. je cherchais une réponse. C'est la question qui nous rend fous. ,, Et plus loin, c'est lui qui demande : << Pourquoi est-ce que ~a tornbe sur moi? Qu'est-ce que j'ai fait? je ne suis personne » . Cette singularisation de l'anonyme qu 'o pere l'élection, on la trouvait d é ja chez Pascal qui faisait dire, de maniere dramatique, au Christ s'a dressant au pécheur anonyme: << C'est pour toi que j'ai donné mon sang ». La phrase de Neo est du reste particulierement juste. Par sa forme interrogative, d'abord : le croyant, a l'opposé de t0•Jte certitude et de tout fanatis me, est celui qui cherche, qui interrog e, dans la << crainte et le tremblement » comme dirait Kierkegaard. Par l'util isation meme du mot
11 n'est d'ailleurs pas étonnant que l'agent Smith ait été sensible a ce << détail ». La maniere dont il joue de ses lunettes est révélatrice . Ces IL::-:2ttes fur:-: ées sont IP sig''L meme du ooppG;·i: ;,-,-,p .:•:;o nnel, celui qu 'ex ige la Matrice et qui en manifeste en qu elq ue sorte l'essence . Les personnes n'existent pas dans ce mona e, on n'y trouve nulle subjectivité,
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Éloge de la contingence
M otrix, machine rhilosophique
m ais : eulement l'idc:ltification ou l'assimilation parfaite, la réduction a la fo nction (-+• « Purpose ») . Or l'agent Smith enleve au moins par deux fois ses lunettes. La premiere fois, a u début du film, ce geste est purement p rofessionnel, il s'inscrit dans la forme organisée de l'interrogatoire, celle d u justicier-qui-s'adresse-au-prévenu-les-yeux-dans-les-yeux. L'agent Smith remplit done parfa itement sa fonction . 11 en va tout autrement la seconde fo is : Smith sort alors de son role, il dit "je >>, et c'est .déja un indice de sa fwture métamorphose, puisqu'il s'adresse ma intenant en tant que sujet (s u jet qui dit sa souffrance, sa nousée) a un autre sujet, Morpheus en l'occurrence. Le face a face renvoie done a deux subjectivités, et Smith se trouve, o bjectivement, du meme coté que cclui de son interlocuteur. Cette parole propre, sans lunettes ni oreillette, fait du reste l'objet d'um, incompréhension-réprobation de la part des deux autres agents qui surprennent cet interrogatoire insolite, manifesternent contraire a la procédure.
L'usage de la liberi.¿ Que faire, une fois qu'on est devenu un sujet? Morpheus donne la ré ponse sous la forme d'un aphorisme d'esprit assez hégélien, mais qu'on au rait aussi bi e n pu trouver dans Le Col/oque des oiseoux du poete p éi5an Fa rld ~ddln' Attar: « 11 y a une différence entre connaltre le chemin et c heminer >> . C' est bien dire que la connaissance puremen! théorique ne suffit pas, que la conscience doit s'engager dans un CE:i ca in nombre d ' expérience s qui constituent son éducation o u sa formation. Ce sont ces no tions d' exp érience et de cheminement qui sont ici essentielles. A des de grés divers, elles traversent toute l'histoire de la philosophie. De la ma·l·eutique et de la dialectique ascenc :! nte chez Platon a la Phénoménologie de /'esprit de Hegel, dont le ~0us-titre est précisément « Science des expériences de la conscience ,,, la philosophie décrit une co nscience engagée dans le monde et qui ne peut faire son salut, accéder a la vérité, a la béatitude ou a la satisfaction, qu'en traversa:-:~ une série d'é preuves qui sont comme autant de moments ou de médiations par icsq ·_: ?ls e 1!e ~? prouve et s'éprouve dans l' extériorité du monde.
pour la Matrice elle-meme que pour les résistants, est symbolisée par les programmes qui permettent d'acquérir a vitesse infinie des connaissances et une formation qui, dans la vie ordinaire, demanderaient des années (piloter un hélicoptere, pratiquer les arts martiaux, etc.). Cette immédiateté semble s' or:->oser a la notion m eme d' expérience. 11 n' en est rien cependant pour au moins deux raisons : d'une part, ces programmes de formation, aussi rapides qu'ils soient, présentent bien des moments, des stades différents qu'il s'agit de franchir; d'autre part tout au long du film Neo sera confronté a un certain nombre de choix, qui constituent des expériences et des moments d'un cheminement existentiel, et contribuent done a sa formation (-+Lo Voie du guerrier). Toute sagesse suppose une conversion, mais si celle-ci apparaí't comme une grace, elle n'advient qu'au terme d'un long cheminement. C'est cette conversion que Motrix donne a voir, avec le long cheminement dont elle est indissociable. Ce cheminement aboutit a une figure qui est celle de ]a contingence, de la possibilité d'un événement hors programme, qui défait la totalité. Car si tout monde, toute époque et toute culture comporte un príncipe de cloture, ce príncipe est toujours contrecarré par un autre, le príncipe de l'événement. La Matrice est la fermeture meme; tout ce qui s'oppose a elle est de l'ordre de l'ouvert: c'est en ce sens peut-etr~, hors de tout mysticisme, que Neo parvient a ouvrir, au sein meme de ce monde, un autre monde. jean-Pierre ZARADER
L' univers de Motrix peut donner l'apparence, tout au contraire, d'un m o nde de 1' immédiateté. Cette immédiateté, qui vaut du reste davantage
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LA LIBERTÉ VIRTUELLE «
Neo : Choice. The problem is choice. "
La rencontre avec I'Architecte dans Matríx Reloaded rejoue en contrepoint les explications données par Morpheus da11S le premier épisode. Alors que Morpheus, le résistant, expliquait la Matrice a partir de i'histoire de la guerre entre les hommes et les machines (-t•Guerre hommesmachines), 1' Architecte explique la résistance elle-meme dans l'économie générale de la Matrice : la possibilité de refuser la Matrice a du etre intégrée dans le programme afín de résoudre l'échec des premieres versions (-+La Matrice ou la Caverne ?, -t•Architecte, -+•« Pourquoi suis-je ici? »). '-:oici l'explication de I'Architecte: "j'ai compris par la suite que la solution m'échappait paree qu'elle réclamait :.m esprit inférieur au míen, ou peut etre un esprit moins soumis que le mien aux parametres de la perfection. C'est ainsi que la réponse fut trouvée par accident, par un autre programme, un programme intuitif, initialement créé pour explorer certains aspects de la psyché humaine. Si je suis le Pere de la Matrice, elle en est indubitablement la Mere. [.. .] elle est tombée sur une solution d'apres laque!!~ 99 pour cent des sujets testés acceptaient le programme tant qu'on leur accordait la possibilité de choisir, meme si leur perception de ce choix avait lieu a un niveau presque inconscient. Or si cela fonctionnait en effet, [le systeme] était fondamentalement déficient et contribuait a créer l'exception qui confirme la regle, l'anomalie systémique qui, livrée a elle-meme, risquait de mettre en péril le systeme lui-meme. De sorte que ceux qui refusaient le programme, bien que minoritaires, constituaient une probabilité croissante de désastre. , Ainsi, l'existence de la résistance est bien certes un échec de la Matrice, mais un échec a la fois statistiquement circonscrit et volontairement assumé- done « ma'itrisé », précise 1' Architecte -, qui répond a une contrainte sur la notion m eme de réalité. Cette contrainte est rarement relevée par les commentaires philosophiques, alors qu<:' non seulement elle imolique une these philosophique originale et profonde- la liberté originaire est une condition de l'effet de -
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libe ~té
virtuelle
réalité -, mais encare que cette these se justifie par une réflexion sur les techniques de réalité virtuelle, le film montrant de quelle maniere une inno vation technique permet de repenser un vieux probleme philosophique, celui du sens de ce que veut dire « réel ».
L'interactivité Les techniques de réalité virtuelle ne se réduisent pas a une reproduction compiete et fidele de !'ensemble perceptif des représentations humaines. Celle-ci, bien sur, est une condition nécessaire, mais elle n'est pas suffisante. Le seuil de la réalité virtuelle est franc~i a partir du moment ou l'on integre dans la synthese des représentations une dimension nouvelle, a laquelle correspond un mot nouveau : 1' ínteractívíté [1]. Les dispositifs de réalité virtuelle, sous le seul aspect de la représentation, ne font que radicaliser la problématique du spectacle total, en se proposant de créer, dar.:; la continuité des innovations techniques du cinéma des années cinquante (cinémascope, 30, son stéréo, etc.), un environnement artificiel qui, a l'image et au son, ajouterait des odeurs, des sensations tactiles comme le vent sur le visage, des effets kinesthésiques comme l'inclinaison d'un fauteu il dans un virage, ou encare des variations de température. Ainsi l'inventeur du premier dispositif de cinéma total, l'ingénieur américain Morton Heilig, est souvent considéré comme un précurseur de la réalité virtuelle, pour avoir mis au point une sorte de petit théatre a une place nQmmé Sensorama, qui n'avait ríen de numérique, et se contentait d'ajouter a l'image cinématographique d'autres données sensorielles synchronisées, donnant le-
Matri)(, machine phi losoi-Jh ique
contróler l'en vi ronn ement et a agir sur lui , [2] . Or cela est impossible a partir des seules techniques cinématographiques, et requiert la synthese d'images par ordinateur, qui permet de reconstitu er les perceptions non pas a partir d~ l' impression d'un modele préalable (photographie), mais en les générant ab ovo a partir d'un code numérique, en calculant << en temps réel » les effets du déplacement de l'agent sur la représentation de son environnement. Ainsi, le << visiocasque , permet de faire vario::, le spectacle visible avec le déplacement eles yeux, donnant ainsi l'illusion que l'irnage se trouvait la, avant queje ne la regarde . Tout au contraire d'Aiice qui, traversant le miroir, retrouve les objets qu 'elle pouvait voir dans le miroir t~ls qu'ils étaient dans la réalité, mais découvre que toute la partie de la piece qui n'était pas reflétée est on ne peut plus différente, le << visiocasque » permet en quelque sorte d'entrer dans ses représentations et de s'y retrouver chez soi. Le << cyberglove , permet de s'emparer d'objets dans cet espace virtuel, mais doit aussi associer a cet acte la sensation de la résistance, de la texture et du poids de l'objet. La difficulté technique est bien entendu de calculer dans le meme moment les modifications de l'environnement impliquées par l'activité de l'agent. Cela suppose a la fois, au niveau du programme, de puissants calculateurs et, au niveau des interfaces, des artífices techniques permettant de rendre la diversité et la subtilité des sensations, notamment pour le toucher (3]. 11 est enca re loin le jour ou nous pourrons entrer dans un univers virtuel aussi convainr;,nt que celui de Matrix. On vo it bien cependant que le príncipe de l'interactivité est a la fois plus simple et plus général, et que ses applications dépassent largement le i-' r0b leme de l'illusion parfaite. 11 y a, entre le spectacle total de Morton Heilig et le cyberespace contemporain, la meme différence qu'entre un livre classique et un livre dont vous étes le héros, un CD et un CD-Rom in te ractif, un film en vidéo et un jeu-vidéo, ou encore un texte et un hype rtexte. Dan s tous ces cas, on passe d'un mPdi um organisé par la distinction de l'ém ette ur et du récepteur des messages (auteur-lecteur, acteur-spectateur, compositeur-auditeur, etc.), a un médium dans lequel l'c:e uvre produite varíe avec le ré ccpte ur. Certain s vo ient dans cette transformation, le véritabl e nc:eud de la révolution spirituelle qui
La liberté vi;-tuelle
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accompagne le développement des media électroniqu es. Ce fut notamment le cas de Ted Nelson, inventeur du príncipe de l'hypermedia, qui s'oppose aujourd'hui de maniere virulente au Web, précisément paree que celui-ci, sous sa forme actuelle et dans la plupart des cas, ne permet pas a l'usager d'intervenir directement sur le document (4]. Pour les c:euvres de fiction, l'effet est assurément un supplément de réalité, c'est-a-dire d' implication du su jet dans ses représentations, d'accroche du désir dans la fiction [5]. L'illusion est parfaite si, contrairement aux iivres dont vous etes le héros, vous pouvez réaliser des actes non prévus par le programm~, voire des actes absurdes, mais dont l'environnement virtuel tirera les conséquences. Ainsi, il faut avoir l'illusion de la liberté pour avoir celle de la réalité . lllusion, paree qu'en un sens on peut penser que tous les actes sont prévus d'avance. Ce n'est cependant pas tout a fait vrai : en effet, le programme ne prévoit pas tous les choix possibles, et il n'a meme pas besoin de le faire; il se contente de calculer en temps opportun les fonctions qui associent a la variation d'un (ou plusieurs) parametre du comportement du sujet la variation d'un (ou plusieurs) parametre de ses représentations. Ce qui est prédéfini, ce ne sont pas tant les choix euxmemes, que la relation entre les choix et leurs conséquences. Ainsi , en un sens nouveau, on peut dire que l' univers défini par la machine est virtuel, car il ne consiste pas en un e association entre plusieurs séquences d'événements prédéfinis, mais plutót en un ensemble de relations constantes entre des forces, des capacités, des tendances (les mi enn es, celles des objets, etc.), qui s'actualisent de maniere variable au gré des événements et de leur composition. Le combat par exemple est l'actualisation d'une situation problématique ou incertaine qui se définit par la nature des forces en confrontation . 11 est mesure de soi - moment de vérité dans les mondes virtuels (·+La Voie du guerrier) . Ainsi, pour produire un effet de réalité, il faut construire un environnement dans lequel il est possib le a chacun de définir un parcours singulier, virtuel en ce sens qu'il est une possibilité parmi d'autres d'usage des objets donnés dans l'univers perceptif. Chaque parcours d'un espace de possibilités définit une ligne de subjectivation, c'est-a-dire une maniere singuliere de s'engage1 udns son monde. C'es~ -.:ans la mesure ou on y est
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Matrix, machine philosophique
La liberté virtuelle
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possibilité interne au jeu . C'est a cette condition seulement que la simulation sera efficace pour 99 pour cent des sujets testés. Le programme doit done prévoir non pas simplement une liberté qu'on peuL dire << empirique », celle de choisir entre différentes possibilités du jeu, mais encare une liberté ,, transcendantale ,,, celle de choisir la possibilité qui rend le jeu lui-meme impossible pour le joueur. Dans tous les cas, le programme marche a la liberté humaine. Cette liberté est peut-etre la seule chose qui soit réelle, mais cela est suffisant pour que le probleme de la réalité tout en ti ere soit posé. D' o u Zion : en effet, malgré le succes statistique de ce procédé, il n'en reste pas moins qu'un pour cent des sujets rester~mt hantés par ce sentiment de l'irréalité du réel, ce doute, a quoi se reconnaissent ceux qui n'acceptent pas le programme (<
engagé, pris, entouré de virtualités qui ne seront pas réalisées pour nous, que le monde de nos représentations apparalt comme réel, c'est-a-dire subsistant au-dela de la perception qu'on en a. La conscience du virtuel, de tous ces autres parcours subjectifs non réalisés, est done nécessaire pour qu'on ait la conscience du réel. Mieux: on peut penser que si nous avons le sentiment d'un que/que chose au-dela de nos représentations, ce n'est pas paree que nos différentes sensations convergent vers un centre logique qui fonctionne comme leur « support ,, (l'objet transcendantai=X de Kant ou de Hu5serl), mais paree que nous avons conscience de ne pouvoir faire qu'un usage limité du monde, et qu'il y a forcément plus dans le possible que dans le réel. De ce point de vue, Neo a raison : " the problem is choice "· Traduisez : le probleme métaphysique de la nature du réel et le probleme technique de sa simulation se ramenent a celui de la possibilité de choisir.
Liberté originaire Mais Matrix .R.eloaded fait une hypothese supplémentaire : hypothese majeure, hypothese en fait implicite dans les techniques classiques de réalité virtuelle, mais qu'il devie:;t nécessaire d'expliciter du fait meme que les sujets qui sont ici pris dans le jeu ne savent p ~ s, ou du moins, dit I'Archi te cte, ne savent pas consciemment, qu'ils sont en train de manipuler des objets virtuels. Les sujets admettent le programme dans la mesure ou iis choisissent de jouer le jeu- meme s'ils ont l'expérience de ce cho ;,: " a un niveau presque inconscient ». Ainsi, il ne suffit pas que des sujets puissent se construire a travers leurs choix, sur le fond de virtualités fo,-cément plus larges que celles qu'ils actualisent; il faut encore qu'ils choisissent ou non sur le fond d'accepter d'avoir a choisir entre les différents contenus de ce monde. 11 ne suffit pas qu'ils aient une certaine liberté dans le jeu, il faut encare qu'ils aient la liberté de jouer. Mais il ne s'agit pas la d'une liberté métaphysique, comme celle que Schiller et toute une tradition apres lui présupposaient a !'origine meme de l'expérience du j<> oo (6] : c'e5t UnP liberté qui ::' :> it etre inscrit:> dO!:'- !e j e ~t l11i-meme. JJ ne suffit pas de laisser le choix entre différentes possibilités internes au jeu, mais il faut encare laisser ouverte la ¡..,ussibilité de sortir du jeu comme une
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Ces theses présentent de remarquables analogies avec celies de la tradition << existentialiste » . Heidegger expliquait, dans Etre et temps, que la possihilité de poser la question de l'etre (ce que veut dire le fait d'etre po•Jr un étant, et non pas seulement ce qu'est un étant- question, elle, ·,, physique », qui peut par exemple aboutir a la conclusion qu'un étant est une fonction quantique, voire une configuration de bits (7]) était propre a un << étant » bien particulier, qui n'est pas simplement ce qu'il est, mais se rapporte a lui-meme comme a une possibiiité : il a d etre ce qu'il est. Cet << étant », il l'appelait Dasein, << etre-la », désignant par ce terme le mode d'etre propre a l'homme. << Le Dasein e< t chaque fois sa possibilité et ne l'"a" pas seulement a la fac;:on dont on a simplement en sa possession un
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MatnX, machine phib~ ophique
La liberté virtuetle
étant-la-devant. Et paree qu'il tien t a la nature du Dasei n d'etre chaque fois sa possibilité, cet étant peut en son etre se "choisir", se trouver luimeme, il peut se perdre ,,, etc. [8]. La tradition existentialiste a de ce fait rencontré elle aussi (notamment chez Sartre [9]) l'idée étrange d'un choix presque inconscier.!, et permet de l'éclairer. Les sujets ne sont pas antérieurs au choix qu'ils font, et meme on peut dire qu'ils ne font aucun choix : ils sont leur propre choix. Mais Heidegger montre aussi que seule la possibilité de la mort permet au Dasein de se rapporter véritablement a lui-meme comme a une pure et simple possibilité. En effet, rien, a proprement parler, n'est « réalisé, par la mort, ce n'est pas une possibilité de quelque chose. Et comme elle la c16t nécessairement, elle fait de la vie tout entiere une simple possibilité, une contingence- non pas au sens ou elle ne serait pas déterminée par des causes, mais au sens ou, quelles que soient les causes qui déterminent nos actes et les événements qui nous arrivent, nous ne pouvons nous y apporter que comme a autant d'émergences sur le fond de ce rien qu'est la possibilité de notre impossibilité elle-meme. Autrement dit, la possibilité de leur propre impossibilité permet aux Daseins que nous sommes de nous approprier notre propre vie tout entiere comme une possibilité, dans laquelle nous sornmes forcément, que nous le voulions ou non, « engagés ,, et de nous révéler ainsi adéquats a notre mode d'etre le plus propre. C'est done bien, comme dans la Matrice, la possibilité de l'abolition de toutes les possibiiités qui nous permet non seulement d'entretenir des rapports a telle ou telle chose du monde comme a autant de choix possibles, mais encore au monde tout entier comme a une possibilité, et, par la meme, a l'idée de !'etre. La question de l'etre a pour condition la " liberté envers la mort "··· Mais Matrix va plus loin que Heidegger. Car I'Éiu rencontre un troisieme niveau du choix . C'est a lui qu'il revient de choisir si le choix or;:;:¡inaire doit etre de nouveau offert ou non a la multitude des sujets, qui auront done a choisir a leur tour s'ils accepte!"'t le destin propasé par la Matrice, ou s'ils le refusent : << La fonction de I'Éiu est maintenant de retourner a la Source, ce qui permettra une dissémination temporaire du code que tu portes, et réinitialisera le programme originaire . Apres quoi, il
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te se ra demandé de choisir, a partir de la Matrice, vingt-trois individ11s, seize femelles et sept males, afin de reconstruire Zion . L'échec dans l'accomplissement de cette mission entralnera un crash cataclysmique, tuant toute personne connectée a la Matrice, ce qui, ajouté a l'extermination de Zion, entrc:1lnera finalement l'extinction de toute la race humaine. [ ... ] 11 y a deux portes. La porte a ta droite mene a la source et au salut de Zion. La porte a ta gauche te ramene a la Matrice, a elle [Trilllty], et a la fin de ton espece. Comme tu l'as tres justement dit, le probleme est de chois;r. , Cette option est nécessaire pour maintenir la population de ceux qui refusent le programme dans une quantité suffisamment réduite pour qu'elle ne menace pas le bon fonctionnement de la Matrice. Elle a une fonction régulatrice. C'est précisément pour cette raison que l'architecte peut dire á Neo que sa vie est <
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Mais de meme que la Matrice ne peut que laisser le choix aux sujets d'accepter ou de refuser le programme, de meme elle est obligée de laisser a Neo le choix d'accepter ou de refuser sa << mission "· Ainsi, elle laisse nécessairement ouverte la possibilité d'un refus, et par ia J'une Apocalypse totale . Elle aussi, done, fonctionne a la condition de laisser ouve~te la possibilité de son impossibilité. Autrement dit, au sein de la Matrice, un choix qui n'est plus ni empirique, ni transcendantal, mais . proprement cosmique, est offert a un des joueurs : le choix d~ permettre a tous les autres joueurs de continuer de jouer, ou de le refuser également a tous. Boucle étrange, au terme de laquelle la liberté humaine apparalt a la fois comme moyen et comme limite de la simulation parfaite de la réalité. Controle paradoxal. oui doit inti'>':'rer l'éventualité de la catastrophe dans son propre feed-back . jeu décidément dangereux, pour les machines comme pour les hommes, mais qu; ::Jéveloppe jusqu'a se~ ultimes
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Matrix, machin e ph iluso phi q ue
conséq uences la th ese sel on laqu ell e la qu estion de la réalité ne se pose pas uniquement a partir d' un doute métaphysique sur la référence de nos représe ntations et l'équivocité du reve et de la veill e, mais a partir d'une inqui étude éthique qui porte sur la valeur que nous sommes prets a donner au monde dans lequel nous vivons, quelle que soit, finalement, su texture ontologique (-+ •cypher, -+ Sommes-nous dans la M a trice ?). Mais n'était-ce pas, finalement, ce que voulait dire Platon qua·nd il faisait du Bien le sole il de ses ldées, ce qui imposait de che rcher la vraie réalité, ou Nietzsche enca re, quand il traquait sous les questions rnemes de la métaphysique des éva luation s im plicites ? Patrice MANIGLIER
[1] [2]
Claude Ca doz_. Les réa iilés virluel/es, Flammarion, << Domine~», 1994. Morton Heilig . « Entreti en avec un pionnier », 1989, y_:~ww.si m t ean:u;_Q m/VR / heilitv.htm
[3j [4] [5) [6) [7) (8] [9)
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LE TAO DE LA MATRICE " Th e Architect : Th e function of the One is now to re turn lo the Source "
Lorsque, le 8 novembre 1700, Leibniz rec;:oit du Pere Bouvet une description du Yi-King, il est frappé de la proximité qu'entretient cet ancien systeme divinatoire chi nois avec sa propre découverte d'un calcu l binaire et son reve d'une << ca ractéristique universelle ». 11 y vo it imm édiatem ent une réalisation, quoiqu'archa'lque et imparfaite, du grand projet d'une langu e des choses (lingua realis), par ou pourrait se transcrire le code fondamental et done l'intelligibilité du monde créé par la sagesse divine . Quelques années plus tard, il rapportera enca re a un de ces correspondants: << Fo-hi [un des auteurs légendaires du Yi -King], le plus ancier prince et philosophe des Chinois, a recon nu !'orig in e des choses da ns I'U nité et le Néant, c'est-a-di re qu e ses Figures mystérieuses rnontrent quelque chose d'analogue a la création; elles conti ennent, bien qu'el les indiquent aussi des choses plus élevées, I'Arithm étiqu e Binaire que j'ai rf'trouvée apres tant de milliers d'années , (Lettre a Des Bosses, 12 aout 1 709). Ain si la rencontre du monde digita l, créé p" r ie Grand Architecte, et du monde des transmutations prédit par les Oracles a-t-e lle déja eu lieu 1 . Mais ne le di tes pas, c'est un secret que les ph il oso¡..>i 1es préfere nt garder pour eux. Car lors de cette premiere rencontre, la philoso phie rationa li ste occ id enta le avait revé d'un projet moins glorieux : << Que si, done, exulte Leibniz, on pouvait obten ir de I'Empereur, sur !'avis des sages, qu'il déclare que Xamgti est I'Etre supreme, source de la sagesse, de la bonté et de toutes les autres perfections [... ] nous aurio ns gagn é, je pense ». Ma is qu'aurions-nous gagné, cher Leibniz? Un monde produit par le r alcul d',w, uieu Architecte (Oum Oeus calculat fit mundus), régl é comme l. Autre has ard heureux, c' est au Yi-Kin g que Phi li p K. Dick - mai tre de la sc'once fic ti on fond ée sur la perle de réalité- co nfie le soin de régl er ses mondes possi bles dans Le Maítre du Haut Chóteau.
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Matrix, machin e philosophique
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une machine, o~ la logique organise jusqu'a l'événem ent le plus aléatoire . Une grande horloge, ou le temps est toujours compté. Un monde ou la plus petite anomalie est voulue pour contribu er a la perfection de !'ensemble. Bref, comme le dit 1' Architecte a Neo, se ion une expression tout a fait leibnizienne, une « harmonie de précision mathématiq,uli >>. .._...... L'enfer, quoi.
La Voie du maitre Grossierement résumé, la fable de Matrix semble d'abord inviter au parcours opposé: soumise a l'emprise de la technique, qui sous sa forme numérique a fini par transformer la réalité meme en virtualité, l'humanité ne peut espérer son salut que d'une reconquete du monde des signes et des simulacres. La référence appuyée a •aaudrillard semblait aller confusément dans ce sens (-+ Trois figures de la simulation). Moins claire, en revanche, était la voie de sortie proposÉ:e. Comment se rendre a nouveau maltre des sirnulacres? Est-ce bien de cela qu'il s'agit ? Dans un prernier temps, une opposition tranchée pouvait laisser croire a un combat frontal entre monde des machines et des signes d'un coté, monde des hommes et du « réel , de l'autre (au grand dam de Baudrillard qui s'empressa de crier au rnalentendu). Le dernier message du prernier épisode était d'ailleurs clairem2~t guerrier: Neo allait libérer le peuple et lui montrer un monde sans les machines, '' un monde sans regle ni controle, sans frontiere ni limite, un monde ou tout est possible ''· Le Hacker partait en croisade a la reconquete du monde digital. On allait voir ce qu'on allait voir. Et l'on ne vit rien, ou si peu. Car, comme !'explique I'Architecte dans le second épisode et cornme le laissait déja pressentir le personnage de Cypher, il ne suffit pas de dire aux gens la vérité nue pour qu'ils désirent se libérer de leurs illusions. Le vrai probleme, comme le sait tout lecteur de La Boétie ou de Marx, est la servitude volontaire . Parallelement, comme !'indique la scene de confrontation entre Morpheus et 1 ock, il nP o;uffit pas de sortir du monde virtuel pour échapper aux regles et aux controles. Zion est loin de l'utopie pu:itique des Hackers, ...;ont on pouvait rever a entendre Morpheus en parler. Neo, encare trop na·¡t, n'avait done pas -
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compri s sa rnission et il le confessera d'ailleurs, avec dépit, a Trinity: « 1 wish 1 knew what /'m supposed to do. That 's al/. 1 just wish 1 knew ». Constat d'éch ec : la guerre de libération n;a pas mené a la libération de l'humanité, les machines s'appretent a détruire Zion, le temps presse et nous en sommes encare a attendre une révélation. C'est I'Oracle, bien évidemment, qui va se charger de la formuler. Ce qu'il doit faire? C'est simple : il doit retourner a la Source, « la ou le chemin de I'Éiu finit ''· L'Architecte le répétera : la fonction de i'Éiu est de retourner a la source. Le dialogue commencé par Leibniz reprend ici, mais dans l'autre sens: " La Voie : origine de toute chose Critere de tout jugement. Un prince avisé saisit !'Origine Et retourne la Source ,, (Han-Fei-tse)
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N'importe que! pratiquant du Tao aurait done pu éclairer Neo aussi bien que I'Oracle : la « voie du maltre ,, est de revenir a la Source, au lieu qui précede la création des formes. En premiere approche, nous sommes peu avancés par cette révélation (et bi en loin du Tao), puisque la Source semble encare appartenir a la machine. Ell, est, devine Neo, le « systeme central'' · Mais les choses ne paraissent pas aussi simples des que 1' on prete attention aux différents niveaux de « réalité >> en jeu : comment Neo pourrait-il accéder au ¡;eu ou se produisent les formes et permettre de relancer un nouveau programme sans sortir de sa propre torme digitale ? Est-ce cela qu'il faut 2ntendre par la dissolution de son code ? Le fait que Smith ait semblé s'emparer du corps (« réel ») de Bane avait donné le pressentiment cie ces questions nouvelles. La scene finale, surtout, ou Neo non seulement ressuscite Trinity en sens inverse de sa propre résurrection dans le prernier épisode, ro.z:is parvient a sentir et a stopper les machines dans le monde « réel », confirme la nouvelle difficulté. il y a ici un mystere qu'il faut laisser 011vert, au point ou commence le troisieme épisode. Mais, plutot que de vouloir le perror a gr;¡ncJ ~ rpnforts d'hypotheses, il est peut-etre plus intéressant de le laisser exister comme te!, dans sa fonction narrative. Car un des aspects :es plus marquants de cette scene finale est d'abord que Neo n'y parvienne pasa la révélation qu'il espérait avec tous les« croyants ,, (c'est-65-
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a-dire les spectateufs ?). Contrairement au premier épisode ou la . . b l progress1on ava1t a outi, selon les lois du happy ending, a l'éveil du héros et a son triomphe sur l'ennemi, nous ne parvenons ici qu'a la déception et a la confusion.
L'esprit trouble et confus La grande révélation du ~econd épisode, c'est qu'il n'y a rien au bout du chemin, sinon la dissolution progrélmmée de I'Un (The One). Neo l'éveillé, l'homme-nouveau revé par toutes les utopies po litiques pour conduire le peuple a sa libération, ressemble plut6t ici a un enfant désemparé devant la triste nouvelle de son aliénation. Mais p~ut-etre son destin est-il précisément, comme le suggerent son nom et sa fo:1ction, de redevénir un << nouveau né ,, (Neo nate) . Peut-etre I'Éiu, loin de parvenir a une connaissance dont le peuple serait privé, doit-il en fait se trouver privé de cette connaissance qu'ils ont en partage : "Je ressemble au nouveau-né qui n'a pas encare souri asa mere. )e suis détaché de tout; on dirait que je ne sais pas ou aller.
Les hommes de la multitude ont du superflu; moi seul je suis comme un homr.o<: qui a perdu tout. Je suis un homme d'un esprit borné, je suis dépourvu de conna1ssances. Les hommes de la multitude sont remplis de lumieres; moi seul je suis plon~.> dans les ténebres . Les hommes du monde sont doués de pénétration; moi seul j'ai \ 1, i·es prit trouble et confus. . . \ 1'1 ' Je su1s vague comme la mer ; ¡e flotte comme si je ne savais o u , , _.\" m'arreter >>(Tao te King) ,/ ' \ •
La représentation des différents Neo sur les écransf manifeste filmiquement le point culminant de cette confusion, qui a caractérisé le personnage tout au long de l'histoire (~•Épuisement) . Le moi, traversé de questions et d' cbjections, se disperse dans de~ d1scours discordants disparaí't peu a peu dans une grande image sans forme ou il rPioin~ l'humanité tout entiere. Mais, autre aspect essentiel, cette ext;eme confusion n'empeche pas de le p!acer en position de décision ultime . On explique meme a Neo qu'il a été programn1é pour parvenir a ce point -- 66 -
- avec pour cons~quence, rappelée tout au long du film, que c'est le choix qui compte _(«Choice. The problem is choice»), mais un choix qui a toujours déja été ,fait (« you didn't come here to make the choice, you've a/ready m a de it ")~ ; Ces différents éléments renforcent l'impression que la << voie du guerrier » parvient alors a son terme, a proximité de la Source. En effet, le guerri r est bien programmé pour parvenir a la « décision ultime » plus qu'a \a victoire -ce que le Budo a thématisé si fortement comme kimé et que\ le Tao exprime ainsi : << L'homme vertueux frappe un coup décisif et s'ar~éte >>. Premiere réponse a ce qui aura été une des grandes questions du second épisode : << pourquoi combattre encare ? » . Nous ne combattons pas pour vaincre : nous combattons pour parvenir a ce moment ou nous est donnée la possibilité de réaliser le geste parfaitement juste. Pourtant, ce << coup décisif » ne peut consister qu'a << ne rien faire)) ou, si l'on préfere, a ne pas faire ce qui était voulu, a laisser ~onc les choses (notamment le corps) aller leur cours- si bien qu'il n'y a pourtant rien qui ne se fasse : << Le Tao pratique constamment le non-agir et (pourtant) il n'y a rien qu'il ne fasse ». Alors, nous dit-on, la fin rejoint !'origine et << I'Empire se rectifie de lui-meme ». La dissolution de I'Un est ici, soulignons-le, une condition de l'action adéquate. JI faut que l'homme cesse de faire obstruction au cours des choses en fluidifiant ce qu'il a fixé dans un moi. Alors seulement peut-il atteindre, au mome11t ou il s'est laissé aller a la plus extreme faiblesse, la force véritable : << Celui qui possede une vertu solide ressemble a un ,nouveau-né qui ne craint ni la piqure des animaux venimeux, ni les griffes de~ betes féroces, ni les serres des oiseaux de proie./ Ses os sont faibles, ses rlerfs sont mous, et cependant il saisit fortement les ohjets, (~· Spoon boy). Le cinquante-neuvieme hexagramme du Yi-King (<< la dispersion ») rappelle la nécessité de ce moment : << de la dissolution initiale a la réorganisation finale, telle est la voie de développement qui réside, paradoxalement, au C
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a ucun re g re t. 11 es t capa bl e de sto pp er la d is pers inn des qu ' il l;¡ rencontre ». C'est pourquoi, également, !'im pas se et l'é puisement (quaran te-septieme hex agramme) sont nécessa ires a l' accomplissement du grand ho mme (-.•Épuisement). Comme dans le premier épisode, la charge po lémique est évidente : alors que tout avait été fait pour laisser croire que nous avions en face de nous un énieme " sauveur de i'humanité >>, un nou veau Superman, nous apprenons maintenant que cette réalisation la ¡.> lus complete de la conscience libre est, en bit, completement ignorante d'elle-méme. Ce qui était suggéré par le jeu du personnage est confirmé par le discours de 1' Architecte : Neo était bel et bien dans la plus parfaite confusion sur son étre véritable, puisqu'il apparaíl finalement comme un prograrnme d'une machine infernale a qui le seul choix laissé est précisément de ne pos sauver l'humanité (q'.''il choisisse de servir a nouveau les machines ou de précipiter la mort collective de tous les humains). Le désarroi de 1' American Hero est d'ailleurs visible. Pour approfondir un peu le mystere, il faut alors se demander si la prophétie se trouve ou non réalisée. I'Éiu est-il parvenu, comme prévu par I'Oracle, la ou son chemin finit ? Voila une question qui peut sembler curieuse puisqu'il n'a oas choisi la porte de droite et n'est done pas revenu a la Source. Mais on peut remarq uer que I'Architecte - qui a annoncé que la fonction de I'Éiu est de re to urner a la Sourcesait parfaitement qu'il ne choisira pas cette porte: qui m'amene au moment de vérité, celui ou s'exprime enfin la dé::Cience fondamentale, ou l'anoma lie se révele a la fois comme commencement et fin. 11 y a deux portes. La porte á ta droite mene a la source et au salut de Zion. La porte a ta gauche te ramene a la Matrice, a elle [Trinity], et a la fin de ton espece. Comme tu !'as tres justement dit, le probleme est de choisir. Ma:~ no us S2'.'8¡¡s déja ce qu e tu vas faire, n'est-ce pas? Déja je vais la réaction en chalne, les précurseurs chimiqu es qui signalent la mise en branle d'un e émotion spécialement con<;ue pour envahir le bon sens et la raison, un e émotion qui te rend déja aveugle a l'évidente et simple vérité. Elle va mourir, et il n'y a rien que tu puisses faire pour l'empéch"r. , «
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Ce mystere avait été ann o ncé par l'oracl e : Ne o a vu la sou rc e, la porte faite de lumiere » , il a la vision de. ;nonde hors du temps . Or ce -
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Le Tao de !a Matrice qu' il ava it vu , c'était po urtant bien la po rte de gau che qui le condui sait ve rs Trinity. Qu e le début et la fin co'1·ncident alors n'est évidemment pas indifférent. Que nous soyons laissés a ce point, comme Neo, avec des questions sans réponses non plus : " Sur la Voie, il n'y a aucune question a poser, aucune réponse a donner. Celui qui pose malgré cela des questions pose des q•_,, stions spécieuses et celui qui répond quand méme se place hors d' elle. Quelqu'un qui se place en dehors pour répondre a des questions spécieuses, celui-la ne verra pas l'univers qui est autour de lui, il ne connaí'tra pas la grande Source qui est au dedans ,, (Tchouang-tseu). Mais c'est également une maniere de lever un peu le mystere, puisque la Source, comme nous commencions a nous en douter, pouvait aussi bien se trouver au dedans qu'au dehors, au point ultime ou la conscience du héros parvient a la dispersion - << a proximité du début des phénomenes >>, pour reprendre une autre expression de Tchouang-tseu décrivant l'état d'oubli du sage visionnaire. La dispersion de I'Un, le moment ou il ac qui ert la " vision ,, et ou il retourne a la Source pourraient done bien coincider dans l'action adéquate et spontanée ou le héros s'oublie et devient sirnplement spectateur de son propre corps aimant et agissant. J ....: '
Cherche le courbe dans
c~jlufert-droit-
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La dispersion est a son comble : Pourquoi la fin ne vient-elle pas ici donner d'autre sens que de retourner au désordre et a la confusion? Quelle est done cette voie que suit Neo depuis le commencement ? Celle, préc is ément, des qu estions sans réponses et du retour au Chaos, par laqueii e l'homme est conduit a tordre son esprit jusqu'a devenir totale11 1ent libre, c'est-a-dire adhérent a u désordre naturel des événements . Le discours de I'Architecte nous oriente clairement en ce sens . S'il est vrai, en effet, que la Prophétie était simplement another system of control, c'est done qu e la solution mythique cu relig: c:Jse, qui donnait apparemment son sens a l'action de I' Éiu et réunissait dans une méme foi le s « croyants ,, (les spectateurs ?), appartenait encore au systeme de co ntrole. Son caractere éclectique, píesque gnostique, n'était peut-etre d'ailleurs qu'un des trai ts caractéristiques des mythes modernes (notam-
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Matrix, machi:w philosophique
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ment new age), ou nou s est donn ée a recunnaí'tre la maniere d0nt les utopi es re li gieuses se perpétuent insidie usement apres la « mort de Dieu ». Or derriere cette eschatologie déceva nte, incessamment recondu ite par les utopi es po li tiqu es, derri e re cette ' évé lation manq uée, derriere ce jeu de ren vois extérieurs avec lequel ioue le film, comme joue I'Architecte avec les prétendus rebelles, se jo uait éga lement a l'écran une autre histoire : celle de la libération d'un ho mm c qui est peut-etre, en tant que te lle, la libération de l' hum anité (au sens ou c'est peut-etre de l'humain qu'il faut aujourd 'hui nous iibérer : savoir redevenir, disait Nietzsche, chameau, lion, puis e nfant). Cette histoire, com me il apparalt clairement a la fin de chaque ép isode, serait done celle de l'apprentissage de la liberté. Mai s pas de n'importe qu elle liberté, puisque le choix y est toujours déja fait. Si Neo est un Christ, il ne l'est pas d'etre d'emblée insta ll é dans le regne du divm, fil s d'un Dieu abse nt et mode le du reve d'a uto-d éte rmination absolu . Sa << passion >> est de nous in diq uer co mm ent l'homm e doit se libérer de son humanité m eme en acceptan t le choix comme déja. fait, redevenant enfant d'abord, puis dieu ou su rh omme.
Morpheus: Tout commence par un choix. Le Mérovingien : Non. Faux. Le choix est une illusion créée pour distinguer ceux qui ont le pouvoir et ceux qui ne l'ont pas . ., Deux types de réponses qu'auraient pu donner Spinoza ou Nietzsche a la question du choix : tout est causalité, action et réa ctio n ; tout est rapports de force, volonté de puissance. Mais ce qui fra ppe du meme coup, comme dans la rencontre avec le Spoon boy, est qu e Neo se trouve précisément en face de ces différents personnages qui viennent rég ulierement lui expliquer la « ·;é rité >> de la Matrice. Nou s retrouvons ici la distinction entre un systeme de références (au bouddhisme, au déterminisme, a la volonté de puissance, etc.), qui restent extérieures, et l' unité narrative interne, que réalise concretement a l'image l'action sing uliere du héros. Neo n'opine pas du chef en écoutant le Spoon boy ou le Mérovingien : il reste dan5 l'état de consternation et de co nfusion, ou il a été plongé de puis la révélation de sa mission comme The One (-+ •Épuisement) . Reste que ce la ne l'empeche nullement de faire l'a ppren tissage d'une liberté et d'un choix qu'il met régulierement a l'é preu ve. Ce que les phi losop hes thématisent en term e de co ncF>pts (de degré de conscience, d' « étern el reto ur >>, d'amour intell ectu el de Dieu, etc.), Neo le réalise ici en agissa nt, selon une log ique qui est cel le du corps et de so n pli . Que le co rps puisse, par sa so upl esse propre, pli er !'esprit et le monde (comme rep rése ntation) dan s le « co up décisit >>, c'est la un aspect essentiel de Matrix, dont témoign en t notam ment la répétition des images de torsion (du personnag e ou, inve rsement, du décor) et le discours du Spoon boy (-+• Spoon bey). Or le Tao a précisément privilégié cette imag e de la so uplesse et du pli pour offrir une conception singuliere du rapport entre le choi x et la nécessité. Déja, ~Q.L[e__premieF-épisode,-· Morpheus avait suggéré que la torsion engageait notre rapport au monde : il y a des lois, disa it-il, que l'on peut bri ser, et d'autres non; pourtant l'action ne s'y trouve pas bloquée, car ces lois peuvent éventuell ement etre courbées. « Cherche le rlroit dans IP cou rbe, dit le r!:"ltre, concentr" ton én'=:gip P.t fais la sortir ,, ; mais aussi bien : cherche le courbe dans ce qui est droit - d' u~ ;a prédilection chinoise pour les images -::e: spirales, les vortex, les
Le traitem ent de cette question du choix, présentée comme centrale, peut év ide mme nt faire penser a Nietzsche (sur l' enfant jo ueu r, le su rh omme et !'amor fati), ou Spi noza (sur les ca uses et l'=s effets, la co"fncidence de la liberté et de la nécessité, l'amour intellectuel de Dieu qui ca ra cté ri se le sage) - e t ce n'est ce rtes pas un ha sa rd que nous retrou vion s ici ces deux noms -, mais ell e est également une mani ere de rP.venir au di alogue avec le Tao. Cela est tres apparent dans l'échang e avec le Méroving1 en qui propose deux voies, entre lesquelles Neo va faire va loir son propre chemin : « Le Mérovingi en : [ ... ] Le Maitre des clés lui-méme, sa nature meme, est d'etre un moyen, non une fin . Le rec hercher, c'est chercher un moyen, un moyen pour faire ... quoi ? Neo : Vous co nnaissez la réponse a cette question . LP Merovingien : Mais vous ? Vous pensez la connaitre, mais vous ne la connaissez pas. Vous etes ici paree qu'on vous a dit de ven ir et vous avez obéi. [Rires] C'est ainsi qu e vont les choses. Voyez-vous, il n'y a qu'une seule constante, une seule loi universelle, et c'est la seule vérité : la causalité. Action, réaction. Cause et effet.
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Motrix, mac hin e philosophiquc
vagues, les vei'les du marbre, etc. 11 n'y a pas de systeme, y co mpri s de sys tem e de la nature, si rigid e qu'il ne puisse plier et c'est pourquoi il faut che rcher en toutes choses la soup lesse, qui seul e s'accorde aux chos es . Cette pla stic ité du réel est constitutive : les oppositions comme celle de !a ligne et du cercl e son t toujours des « arréts su r image » de formes qui évoluent et se transforment les unes dans les autres . Leibniz était éga!ement parvenu a cette idée centra le qu'<< il n'y a jamais ny globe sans inéga lités, ny droite sans courbures en tremes! ées, ny cou rbe d'une certaine na ture finie, sans mélange de quelque autre, et cela dans les petites parties comme dan s les grandes "· Si le Grand siecle a done été celui des << lois de la nature », c'est peut-étrE en un sens plus comp lexe qu 'i l n'a paru a notre modernité, pourtant friande de << complex ité » et de <
·L"ái~upl·~ dont Neo a fait l'apprentissage dan s le premier épisode au niveau de son corps, il la me ne a son terme dan s le second ép isode en atte ignan t une cor1fus ion comparable a cell e d'un enfant. ]usq u'alors, nous en étions cncore a espérer encare une révélation platonicienne, ou il se rait permis a I' Eiu de sortir de la Caverne pour accéder a son étre véritabl '=' et voir les Formes, les « vrais , objets. Et voila que nous ne trouvons qu·un vide d'ab sc lu. Mais Neo ,,·e)t pas I'Éiu de voir la plénitude la c0 se tient le vide, au centre de toutes choses. 11 l'est de se mouvoir librement dans ce vide d'abso lu. Tel est le sens de la vraie souples)e : « Si l'on est incapable de fa ire preuve d'une granue ,ouplesse d'adaptation on rencontrera nombre d'obstacles a tout instant; et le feu de l'ignorance éclatera sans controle. [... ] Comment pourraiton alo rs accomplir le grand Tao 7 Lao-tseu dit: "Peux-tu concentrer ton souffle jusqu'a atteindre la soup lesse et la flexibili té d'un nouvea u-né ?" Si tu atteins la so uplesse Pt la flexibilité d'un
11 vuv eau -11 é , a:..:.~~ s tou s les objets se ron t vides d'absolu
(Lieou Yi-ming)
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Le parall ele avec le Yi-King prend alors une sign ifica tion bien plus profonde: vo il a, en effet, un << monde " qui se mbl e rég lé par un code rig id e (la combinatoire des lignes pleines ou brisées qui form ent les hexagrammes), transcrit dans des signes immuables, soumis au calcul le plus imperturbable, un monde qui ¡..>ourrait étre le n6tre, ma is qui ne l'est pas, puisque tout y est justement processus, soup lesse des événeme nts, virtualité [2] . Nous comprenons alors l'errPur de Leibniz: non seulement, le monde binaire et mar:hin ique n'était pas la vérité du monde des oracies, mais c'était peut-étre l'inve rse qui est vrai : ces lois qui peuvent étre pliées sont cellc;, nous dit Morpheus, des systemes les plus !ogiques et rigides en appare nce, ceux des ordinateurs ( << these rules ore no different thon the rules of o computer system »). Ainsi le monde virtuel, dans lequel nous vivons depuis J'avenement du nouveau mod e de « réalité » qui porte ce nom, n'est-il peut-étre pas une prison. Ainsi, une autre interprétation qu e celle qui reconduit indéfiniment le conflit stérile de l' homme a ia machine étaitell e possible. Ainsi la liberté pourrait bien ne pas se trouver dans le jugement (!'arb itre), a laquelle la machi ne oppose son implacable mécanisme, mais dans la puissance de décision : dans le jeu méme de la machine, y co mpris ce lle du monde, y compris ce ll e du corps (Neo, symbole de J'homme libre, appartient d'ailleurs, nous dit I'ArchiteCLe, aux fluctuotions de ce monde-machine dont il suit les plis).
Un autre passé de la métaphysique, un autre avenir de la philosophie ? 11 faut laisser ces résonances discretes a leur nécessaire apesanteur. Le Tao n'est pas une réponse de plus aux questions, il est la voie de leur abandon. On peut bien etre tao·lste sans le savoir et sans le vouloir : regardez, nous dit Tchoua ng-tseu, le boucher qui coupe sa viande ou le nageur qui joue des courants (et, pourquoi pas, les réali sateurs d'un blockbuster hollywodien). Seules les images restent, au bout du compte, et celui qui s'abandonne a l'oubli de soi en suivant leur mouvement n'a pa sa ré·: u d'un e meilleure << sagesse ». Mais nous pouvons insistér, en revanche, su r l'intérét que présente ce cheminement pour celui qui voudrait poursuivre le dialogue engagé par Leibniz. Comme le remarquait
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F. Jullien, le lieu le pl us évident ou le \'í-king peut fai re va loir auj ourd'hui sa valeur d'outil est ce rt aine m en t du co t é de la sém io log ie (4] . Qu'es t-c e qu'un sig n e 7 Un représe ntant, un e all égo rie qui se propa ge en droite lign e, ou le vecteur t ourbillonnant d 'une énerg ie, le vortex d ' un flux de torces ? Dans cette alternative, les Chinois ont opté résolument pour la seconde conception : ils ont ainsi développé une autre pensée du virtuel, du programme, du calcul, bien différente d e l' hostilité a la t ec hnique qui caractérise notre culture. Cela est tres apparent dans leur rapport a l'art de l'écriture, ou il ne s'agit pas de tran scrire (des choses, des événem ents), mais de se laisser porter par cette énergie qui constitu e et la chose et le symbole . C'est, toujours et partout, l'énergie, non la pen sée, qui fait le lien. C'est, toujours et partout, le corps qui s' avance ~ n premier : « 11 s'agit d'une intuiti cn qui semble bien etre au cCEur de la pensée ch ino ise et qui consi ste a concevoir la réa lité comme surg issement permanent, comm e un perp étuel passage du virtu el a l'actu el, comme une succe ssion de figures ou de configurations naissant de mani ere ininterrompu e d'un e source invi sibl e et in situ abl e intérieure a la réalité meme. Ce spectacle qui remplit l'espace et S~ reno uvelle de l'intéri eur, nous ne pouvon s le concep tu aliser se lon les prínc ipes de la géométrie d'Euclide, ma is nous en avo ns tous l'intuit ion : c'est celui du corps propre. 11 sem ble bien qu e les Chinois aient tiré leur conception de la réalité Pt de son dynamisme interne de l'a percepliun que le corps propre a de lui-meme. lis ont pris le corps propre pour parodigme de la réalité tout entiére. f lis on t suivi en cela un penchant naturel et universel, qui es t observab le ch ez tous les enfa nts [ ... ]. lis ont suivi et développé le rapport spon tané dont I'Occ ident s'est méfi é et auquel il a substitué, sur le plan de la pensée consc iente, un rapport indirect, codifi é pat des signes arbitraires et par leurs combinaison s. L'écriture alphabétiqu.e est le paradigme de ce rapport brisé et recon struit , . ·,. · (J.-F. Bil leter [1 ]) . ,· ·
Comme dans le premier épisod e, nous devonsoo nc nous garder ici de nou s satisfa irP d'un goOt pour les « chinoise ~i ~s, qui en neutraliserait la force, c'est- a-dire l' un iversalité . Nul n'est besóin d'etre un sinolooue avPrti un pratiqu ant ex pert d u Tao, p o ur saisi r ce tte vé rit é qu e l;s e nfa·n~~ exp érim enten t spontan ément. ¡..; ul n'est besoin , a nouvcau, de part ir au
plus lo in pour p enser le li en des sym boles et des oracles a la d écis ion ul time, au flu x et aux centres de fo rce~ : « Le symb ole es t un maelstróm, il nous fa it to urnoyer jusqu'a produire cet état in tense d' o la solution, la décision surgit. Le symbole est un processus d'action et de décision; c'est en ce sens qu'il est li é á !'ora ele qtri fournissait des images tourbillonnantes. Car c'est ainsi que nous prenons un e véritable décision : lorsque nous tourn ons en nous meme, sur nou s-memes, de plu s en plu s vite, "jusqu 'a ce qu'un centre se form e et que nous sachions que fa ire". C'est le contraire de notre pensée allégoriq ue: celle-ci n'est plus une pen sée active, mais une pensée qui ne cesse de remettre ou de différer. Elle a rempl acé la pui ssa nce de décision par le pouvoir du jugement , (Gilles Deleuze [6)).
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Élog e des simulacres, ou se laisse p eut-etre pen ser un e mani eíe d e so rtir de notre irréductible platonism e. Élog e d es symbo les con t re les sign es, d es décisions contre les jug em ents, ot1 se dévoil e peut-e tre un autre aven ir de la métaphysique que sa fin incessamment annoncée . Nou s autres, qui vivons apres la mort de Dieu, savon s désormai s ou croyon s savoir que le Grand Architecte est un produit du cal cul des ho mm es, par lequel ils se sont eux-m ém es ali énés da ns le m ond e de la techniqu e. La p ensée ae Heidegger a rendu sensibl e a cette hi sto ire ou la métaphys ique sert de matrice au projet d'un arraisonn ement techniq ue du mond e et conduit, a l'inverse de son intention premiere, a l'aliénati on la plu s profonde. En a résulté un soupc;:on tres gén éral porté contre t oute entrepri se philosophique de typ e rationalis te, qui ne fe rait que secon der ce tri o mph e de la pensée machiniqu e et m achinale. Arlme t t on s, m ais qu e fa ire? jusqu'a la scene finale - qui correspond, si l'on veut, au J euxieme 1 ~ solution proposée par Matrix paralt si" 't-ile, voire « éveil >> de Neo simpli st e : collaborer ou fuir. Fuir dans un autre monde, utopiqu e, ou les mac hin es ne régneraient plus en m altres, ou l'an ge redevenu béte se rait re ndu a la terre rugueuse (~•Rave party). Fuir dan s le pc-és ie et le mythe, da ns le discours de !'origine et de la fin , dan s l'esc hatologi e (« Se ul un Lneu pourra nous sauver >> ). Pourtant, a de nombreuses rep ri ses, no tre rega rd es t dirig é sur la faibl esse d e ce tte soluti on : la scene avec le conseil! er Hamann dan s la salle ~es n;ac hin rs, le fait que Neo se ti enne en
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Matrix, m ach in e phil oso phiq ue
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retrait d e la cé lébration dans la cav ern e et de ia Ra ve party qu i lui fa it su ite (il a mieux á fa ire) et pu is, enfin, la révélati on de la nul lité de la prophétie (q ui condui t, ne l'o ubl ions pas, á la chute d e Zion). Peut- etre une autre vo ie d e sortie s' est-el le néanmoins ouverte au point ou le début rejoint la fin, un e voie plus secrete et plus diffi cil e : ne plus avoir peur des signes et des machines, du ca lcul et du virtuel. Lire tout « pro-gramme ,, - dé termin ation an ti cipée des évé nements co mm e messages actualisant les ca rac teres d ' un e écritu re - co mm e celu i d'u n ca lli g raphe et non d'un ca!cu lateu r (d' un computer) . N'est- ce pas cela, la vo ie de I'Éiu 7 Suivre les traits. Se lai sse r porter. O ublier les sig nes et ne garder 'lu e l'é nergi e du syr:1bo le. Etre so i-meme sy mbol e. Un e voie, ou les opposition s perdent toute signification : la réalité virtuelle, c'est la réa li té m eme.
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David RABOUIN
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LA PUISSANCE DE L'AMOU.R " Th e Oracle : Being l he one is jusl hke being in /ove. No one c_dn le// you you're in /ove, you just know il. " / . ._:; · 1
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Sublime indifférence de Neo lorsqu'il evient de la mort á la vie dans la scene final e de Matrix /. Le paradoxe 9e la pui ssance dans la Matrice est qu'ell e est d'autant plu s g rande qu'o~ y es t plu s indifférent, c'est-á-dire, en somme, qu'on se l'attri bue d ' auta nt moins á soi-meme. Pas de crainte, pas d'espoir, mais pa s non plu s d'ivresse de la puissance : aucu ne émoti on qui ait rapport á ce qu ' il fait ne trave rse le visage impass ible de Neo, et l'agent Sm ith ne peut ri en contre celu i qui est devenu étrang er á lui mem e. L'e nnui, plu s rap id e que l'effo rt. « Stop trying to hit me and hit me. » . Pour etre invincibl e dan s la Matrice, il ne faut surtout pas ag ir en vue d' un effet, il faut renoncer á ses buts propres et se l;;;sser conduire pa r ce qu 'on peut (-+•Le Ta o de la Matrice).
[1]
j ean-Fran<;:o is Bill ete r, L'art chinois de l'écriture, Skira / Mil an, 1989 (rééd .,. Seui i, 2001 ).
[2]
Fran<;:o1 s ju llie n, La propension des choses, Seuil, 1992.
[3 ]
Han -Fei- tse ou Le Tao du Prince, présenté et trad uit du chin o is par jean Lé\· '• ?o ints-Seuil, co llection « Sagesses », 2002 .
[4]
Les muiuilons du Yi-King, Albín Michel, ,, Question de , no 98, 1994 [contient notamm ent des textes de j.-F. Bi ll eter, F. julli en sur le YiKing, ains i qu'une tres in téressante compa raison avec la phi losophie de Deleuze par Pi erre F;;üre]
[5]
Yi-King, avec le commentai re de Lieou Yi-Ming, éditi on étab lie pa r Thomas Clea ry et tradu ite en fran<;:ais par Z. Bi anu, Poin ts-Seu il , coll ection " Sagesses », 2001.
On peut interprét er ce t rait de di ve rses ma ni eres (-+• Épuisement). Mais il imp o rte surtout de no ter que cett e p ui ssance nouvel le, apparemm ent as ubj ecti ve - véritab le dimension machinique de !'esprit, qui s'attes t e á ses gestes machinaux - Neo n'y a pas accédé par luimem e, et nul ne sau rait le faire . ;: y a été soul evé par l'a mour, et au prix d' une recréa tion de so i qui pa sse par la mo rt. Georg Simme l di sa it que l' am our n'é tait pas se ul ement un sentime nt qu i s'a joutait á un ob¡et donné par ai ll eurs, ma is un e nouve lle constitution tra nscendan tale de l'obj et, une autre maniere de se rapport er au réel lu i-m em e, et que l'i' imé est en tant que te l fo rcément un nouvel obj et, transi jusque dans ses mciindres détails par la lumi ere de l' amou1·. On a raison de dire '' mon amou r », pour s'a dresse r á l" o bjet de son amour [1]. Dan s M atrix, littéralement, l'amour ressuscite. Neo dev ient I' Éiu, non pas paree qu'il a compris la rnission cosm iqu e qui est la sienn e s' il en croit Morph eus, mais paree q u'il entend qu ' il est celui dont Tri nity est amoureuse- l' élu de so n coeur á ell e ... Qu i sait, peut-etre est-ce l' amour de Trinity qui s'est in carn é da ns le corps de Neo á ce m o men~ p;·écis, et qui, doté e! : :1o uvelles
[6]
Gilles Dele uze, Critique et clinique, Minuit, 1993.
pui ssances, se révele indestructibl e au sein de la M atri ce ..
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f Matrix, m achin e phi: osophique
La pui ssa r ce de 1' amour
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So m m et du kitsc h ho llywoodi en, bien sur, m ais ou va p e ut- et~e se log er la pointe la plu s impertin ent e du fil m. Ca r N eo es t uni que (« the On e ») no n pas relativem ent a la to talité des huma ins envers q ui il aurait un e mi ssion, et qui, par d éfinition , ne pourraient se projeter qu e dans un seul d' entre eux, qu e ce soit a la m ani ere du Léviathan de Hobbes (« Une multitud e d'hommes devient une se ule personne quand ces hommes sont représentés par un se ul homme, d e tell e sorte que cela se fas se avec le consentement de chaqu e individu singulier de cette multitude. » [2]) ou du chef de Freud (« Une foule prim Jire se présente comrne une réunion d'individus ayant tous remplacé leu r id éal du moi par le m eme objet , [3]). 11 l' est relativement a un etre singuiier a qui il est lié par une relation exclusive. 11 n'est pas l'unique responsable de tous, mais i'exclusif objet d'amour d'un seu l. Logique soustractive de J'amour, qui s'oppose a la logiqu e totai isatrice de l' électi on Neo n' est pas i' Éiu du pomt de vue objectif de l'histoire providentiell e, mais du po in t de vue subjectif de l'a ve~ ture pas sionn ell e. A N eo qui ch erche des signes cliniqu es de son él ect ion , qui ouvre la bou che, fa it ,, aah " , etc., I'Oracl e répond finalem ent : " Being t he one is ju st like being in /ove. No one can te// you you're in !ove, you just know it. >>. 11 es t q ue/conqu e, et se sent te/ : lorsqu'il doit pa sse r par la fenet re au tout d ébut de son aventure pour échaoper aux ag ents, il s' exc lam e : « Pourqu oi est-c e qu e tout cela m'arrive a moi 7 Je ne sui s personn e. » . Mais c'est préci sément ce la J'amour: éleve r le qu e/conque a /¡; p ui ssa nce d e la singularité. Or c'est pare e qu'i l est '' I'Uniqu e » en U ' deuxi em e sens (bi en modeste) qu'il devient inadéquat a son pro pre rol e ( -+• « purp ose » ) , qu ' il déjou e la fonction d e controle cybern étiqu e qu'il es t ce nsé in carn er. Mais c'es t au ssi pour cette raison qu 'il est peut-etre bi en vraiment le li bérateur. En effet, a la fin d e Matrix Reloaded, Neo doit choisir entre, d'un coté, le salut de toute l' humanité, et, de l' autre, /'éventualité de sauver Trinity, avec cep endant la perspect ive d ' une apo calypse prochaine qui les emport erait finalement tous les deux avec /'ensemb le de J'espece hum aine. Ex emp le p resqu e caricatu ra/ d 'une 5;" •ation de ch o ;x rat; cmr: e' semb lab le a ce ux dont les philoso phi es m oral es utilitaristes se servent pour confondr e ' = ~ rs adve rs aires « kanti ens ,, : si vous c :1iez torturer une
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perso nne pou r sa uver la vie de plusieurs milli ers, etc. M ais la Ma tri ce, on le sait, n'es t pas une séqu ence d'événements écrits d' avan ce: ell e marche a la liberté des hum ains (-+Lib ert é virtuelle). Ain si, Neo a été prog rammé pour aim er, autrement dit pour qu ' entre en compt e dan s sa pri se d e décision une va leur cruc iale attribu ée a la vi e d'autrui . Mai s chez lui, comme le dit explicitement I'Architecte, cette virtualité s'est actualisée de maniere « spécifique ,, : sa puissance d'aimer s'est reportée tout enti ere sur une seu/ e personn e. Par la, il met en échec le savant ca lcul cybernétique sur Jequ e/ repose la Matrice. Son « choix » est, en toute rigu eur, irrationn el. Quelq ues minutes de vie de Trinity va lent, pour /ui, plus que tout. Alo~s que le pathos de./a responsabilité co ll ective apparalt comme une fonction du controle cyhernétique, la passion irresponsab le, inconditionnelle, pour un etre singulier, introd uit dan s la Matrice un élément de multiplicité in contro lable : Neo devient effec tivement /'Anomalie, incapable d'assumer un rol e auquel ne correspond aucune fon ction, ni dans le sens mathématique ni dans le sens courant. Pourtant, c'est peut-etre précisément pour cette ra ison que Neo réalisera la prophéti e de maniere paradoxale (comme il /'a déja fait une fois en sau vant Morpheus). L'opposition et la comp lém entarité de ces deux types d'a mour sont explicitement mentionnées au début de Matrix Reloaded lorsque Trin ity encourag e N eo a accorder un peu de temps a ses croya nts (« il s ont besoin de toi ») et que ce dernier répond : « Mais moi j'ai beso in de toi ». On a déja dit que l'amou r est ia dimension machiniqu e de /'e sprit. De m eme que la machine ':: 5t indifférente a tout but, et se co nte nte de produire ses effets (le controle cybernétique par le moyen du feed-ba ck n'es t qu t: "' simulatic" ' d'un comportem ent finalis é par la com binai so n particu li ere de p10 cessus mécaniques qui restent cep endant, en euxm emes, indifférents a /eurs effets), m eme l'a mour rend l'acteur indifférent a ses résultats, non pas cep endant, comme dans /'ata ra xie du sag e antique, par renon cement a tout atta chement envers un obj et, m ais :::..; contraire par intensifi cation de l'attachem ent a un seul ob jet. Le sujet perd le po in t cie vue partiel, partial, qui étai t le si en, ma is pa r exces, non par d éfaut. L'amo ur es t ce pendant aus si bi en la dim ension spiritue ll e des ma chin es : le baiser d e Pers éphon e .. Comm ent un progra mm e peut-il
ce
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Mútrix,
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mach in e philosor hique
: LES DIEUX SONT DANS LA MATRICE '
ressentir l'a mour 7 C'est qu e l'a mour ne releve pa s cie 1;; psycholog ie, ma is de l'ontolog ie. 11 dés igne un e fig ure de la nécessité qui ne se con fond ni avec la ca usalité méca niqu e de la mati ere, 11i avec le calcul fin ali sé de 1' espr it, mais ave e la pu iss ance d' un e s ingul a~ ité, qui libere tous ses eHets e n aHirmant so n irréd uc tibilité. On pen se a Spinoza : l'am ou r intell ectuel de Di eu es t l'ex pé ri ence de la nécess ité dans l'avene ment d'une singularité pou r e ll e-mém e. 11 suit nécessa irement 0'' « troisieme genre de connaissance ,,, ce lui qu i va de l' idée de Dieu a celle des choses singuli e res : ,, qu oiqu e chac un e d'e ll es soit déterminée par un e autre chose singuli ere a ex ister de maniere précise, il reste qu e la fo rce par laquelle chac une persévere dan s l' exister suit de l'éternelle nécess ité de la nature de Dieu ,, ( -+• Lo Motrice ou lo Covern e !). L'amour est le rapport a la puissance de la singularité com me tell e, ind épendamment de sa place dans l' enchaineme nt des ca uses et des effets et de sa fonction dans l'acco mpl issement d'une actio n fina lisée. 11 ne s'a git pas d'un e relati o n entre des person nes, mais entre des é tres, et il n'appa rtient pas spécifiqu ement aux hom mes . 11 y a, dans la Mat rice, des programm es qui ont refu sé de sacrifier leur ét re a le ur· fonc ti o n (les « progra mm es ex il és ,, -+•M érovingien, -+• « Purpose »). S' il est vrai qu e c'es t avec eux qu'une nou ve ll e alliance entre les homm es el les mach in b peut étre imagin ée ( -+. Méconopolis), on comprend l'importance de l'amour. Ca r pum l"ceux-la, certain s sembl ent avoir fait, de l'aH irm ation de ia puissance d'a utrui, une dim ension de la leur. Ce fut le cas de Perséphon e et du Mérovingien. 11 est vrai que, co mm e y in siste méc ham ment Pers2p hone, l'a mour n'a qu'un temps. Mais quoi 7 N' est-ce pas déja ne plus le co mprendre qu e de le mesurer a sa durée dans i'enchaine ment des ca us es 7 L'a mour manqu e encore a la bel le f) ersé phon e.
......
[2] [3] [4]
7
Th e door made of fighl ,\ .
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¿ Quell e est la religi on de Motrix ? Bien m ~ lin qui saurait le dire. Essayo ns tb'ut de méme. 11 ne faut pas étre g rand clerc pour s'a percevoi r, de s la 1premiere demi-h eure, que le fi lm est sa turé de références chrétienn2s et \plu s précisément chri stiqu es. Neo est I' ÉI~, le Messie, cel~i qu'on,atten dart ét qui va nou s sa uver. Nous sommes prevenus avant meme qu rl en so rt q ~es tion, lo rsqt.; c Choi, a qui notre hacker remet une disquette de sa fa~o;;-;'le remercie en ces termes explicites : « Alléluia ! Tu es mon sauveur, mon jés us-Christ a moi ! " · On verra qu'un dense résea u d'allusions et de sy mbo les enco uragent cette lecture ;; :légo rique. Mais c'est d'ab o rd l'action ell e-méme qui témoigne pour ell e : un e parti e des protagonr stes du film (ceux qui, comme Morpheu s, soutiennent la these de la proph étie) croi ent que Neo est la pour libérer les hommes de la Matrice, et done des ma chines . C' est du reste ce qu 'il com mence a faire a la fin du premr er épiso de, preuve qu e la cro yance est jusqu'a un ce rtai n point _auto_réalisatrice (-+• croyances). Que Neo lui-m éme ait du mal a adherer a cette vers io n de so n role dans Motrix est au fond assez second aire : o n peut toujou rs y vo ir un signe des temps, un e maniere de donner un pe u plus d'épaisseur psychologiqu e au personnag e. Apres la dernie re tentatro n du Ch ri st, le Mess ie qu i n'y croya it pas 7 La vra ie diHiculté est plu tot qu e la lign e messianique semb le trop té nu e pou r faire droit a une interprétatr o n ch rétien ne du scénario dar. s son ensemb le : s' il y est bi en question d'espoir et de sa lut, les themes du péché, du repen tir, du pardon, n'y occupen t en reva.nche qu'une place insignifiante. 11 s'agit essenti ell ement de se libérer de l'illu sion (premier épi sode), et de trouver le cou rage de faire la gu erre aux ma chines (d euxieme épi sode). Ajo utons que s' il y a un Christ - et méme une Trinité - , on ne trouve nu lle trace de Dieu, dont la place se mbl e tout e ntiere ouu pée piH l'obsc ure nc~; " 'l du « D e~tin ''· L' Architecte de la Matrice, ave e ses airs de psychan alyste, semble tou t droit sorti de Sta, ;-, t!k : qui le prendrai t au séri eux ?
Georg Simm el, Philo sophie de /'om our, Ri vages Poche, « Petite Bibliothequ e .,, 1 G~ 8. Thomas Ho bb es, Léviothon, Si rey, 19 71. Sig mund Freud, '' Psycholog ie co llective et an alyse du moi ,,, in Essois de 1-';ychon olyse, Payot, 1967. Spinoza, Éthique, Deuxie me Partie, propo$ition 45, Sco li e. -
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" T~e o'racle . You've seen il, in your dreams, haven'l you
Patric e MANIGLIER
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le phi loso phiqu e usion, les lnis im placab l e~ de la causal ité, tout ce la ne nou s plutót au bou ddhism e 7 Ce soup ~ on est vite confirm é par ndi ces, et m eme, ex pli citement, par le discours tenu par ::J nna ges-cl és sur le sens de leur a' en ture. Matrix, histoire rasi tée par un e imag erie et un e phraséo logie ch rétiennes 7 n t, puisqu'e ll e est raco ntée par des Amér icai ns. Et si t du bo uddhisme vise a nous dél ivre r de l'i llu sion qui est lá nos attachements, cel le d'un m oi indépendant et séparé, il 'apres s'étre libéré de so n ancien mo i (Thomas And erson), le se libé rer de l' id ée qu 'il est I'É iu (s' il y a jamais cru) . On l e autre maniere la lectu re gno stique () CJ US amenerait a J S m ess ianique, tout en s'accordant particu li erement bien e du monde suggérée par le film. Mais il faut alors avouer 0 bouddhism e et la gnose supposent tous deux qu'une fois "'trice de l' ign orance et de la souffrance, l'homme accede a \. . ,.,. : . istence supérieure, imm atéri ell.: .:t infiniment dés irable. Or -.: vie hors de la Matrice n'est a premi ere vue guere enviable: ~<.-. <\1 bien plus opaque et frust e qu e celle que proposait la \.1 a M ntrice ou la Caverne l). Et qu e propose-t-on a Neo? :.' éc happe r a ce mond e pour atteind re le Nirvana ou le -~ au co ntra ire de le d éfendre, de le réparer en libérant / / ma cht nes . Comme dans la doctrin e ch réti enn e, le monde·, d an-: r" nta lem ent bon co mm e toute la Créa tion; il faut ,ter d' une sou illure O'..! d'une faute originell e : cette hybris i, pou r s' étre pris pour des dieux, ont final ement ha te leur nt n¿,
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Les dieux sont aans la Matrice
re ~o it pour la premiere fois cette profusion de sy mbol e~, de clés, d 'a llu sion s ouvertes ou occu ltes, sans ch ercher d'emblée a ressa isir un e cohérence globale. Ce premi er moment du re li gieux, qu'on pourrait dire ,, éclectique , (paree qu'il se situe justement en de~a de la contradiction et des ;-,orm es de cohérence), ad met deux version s :_~udique-et parano·Jaqu e.
Éclectisme La iecture ludique est celie que nous m ettons en ceuvre spontanément, pourvu que le film ne suscite pas en nous une hosti lité immédiate. On se plalt alors a relever !es al lu sions, a décoder les messages, a interpréter _l es sig nes parfois subliminaux agencés dans la << machine sémiotique , du film (~Ma chine mythologique) . Cela va du nom des personnages a forte con notation religieuse (Trinity) ou mythologique (Morpheus, I'Oracl e, ~·Persép hone), au symbolism e ésotérique des chiffres omniprésents (~•1 01 pou r I'É iu en code bi naire, 303 pour la trinité, M pour le Mérovingien, mais aussi pour I'An Mil, etc.), en passa nt par les références livresqu es (le livre de ~·Baudrillard, Simulacres et Simulation), les citations déguisées ( << Connais-toi toi-meme », la rna xime delphique inscrite en latin :~ u-des s u s de la porte de la cuisine de I'Ora cle, qui a d'ailleurs la gentillesse de la traduire pour Neo en bon ang lais), ou encore les multipl es allusions ex plicites -si 1'on peut di re - qui émaill ent les discou rs des diffüents protagonistes (ainsi, parrn i les << potentiels » réuni s dans le salon de I'Orac le, l'enfant qui tord des cuill éres par la pensée, et dont tout le pro pos livre en so rnm e un e interprétation bouddhiste de la M atric e ellern érn e). Ce rtain s signes sont arnb igus et au tori se nt plusieurs interprétations possibles, d' autres sont univo qu es et ne laissent place a au cun doute. e est un e forme de Trivial Pursuit o u le plus rna!in est ce lui qui sa ura identifi er le rnaxirnurn de rnotifs pour les ex pliquer a ses proch es ou a la co rnmun auté des fans. Le s al lu sions b ibliq•• es sont les plus évidentes. Neo apparalt irnrnédi ate ment co mme une figure christique, bien que son nom vi rtu ei la figure de (Thorn as Anderson) nous rappelle qu'il s'appare nte aussi Thoma s, ce lui qu i doute (a rnoins d'y ente ndre Ander-Son, le '' Fil s de I'Homrne ,,, qui est l' autre no m du M essie). 11 est question de Zion, d' Apoc
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Matrix, machine philosophique
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Les d ieux sont dans la
(pou r Apocalypse), de úinity bien sur, et d ' un vaisseau nomm é Nebuchadnezzar (Nabuc hodono sor es t le roi baby loni en du livre de Danie l qui réc lam e qu'on interprete ses réves étranges). A l' in térieur du batea u qu i porte ce nom, 011 peut d'aill eurs lire, gravée su r un e plaqu e de m étal, un e in scr ipti on si nguli ere: « Mark 111 n° 11 ,, _ Ceux qu i on t quel qu es souven irs de ca téc hism e ou suffisamment de cu lture religieu se auront sais i une allus ion transparente au verset correspondant de I'Éva ngile se lon saint Marc. En persévé rant un peu et en retou rnant a la sou rce, on trou vera un m essage qui en dit long sur les attentes de l'équipage qui vient d'accueillir N eo: «Tu es le f ils d e Dieu 1 >> ... 11 est inu tile de prolonger cette liste: elle n'a, a vrai dire, stri ctement aucun intérét en ell e-m ém e, sin on ce lui d e confirm er ce- que__[)CJ_u~. presse~~ lt:avoir que les scéna ri ste s 011t truffé le,ur film d'allusions etC!e~-~'C:ei l ~ co nnotation religi e11se. 11 est d ail leurs douteux que cette accumulafiOn d'indices remplisse une foncti on rée ll e du point de vue d e la compréhension du film dan s son ense mb le. 11 faudrait se li vrer, pour étre tou t a fa it exha ustif, a un relevé des motifs prop res au judaisme, au bouddhi sm e, a la gnose chréti enne, sa ns oublier des influ ences plus diffuses : la sagesse tao·lste (avec les arts martiaux), le Ze n (symbol ique du miroir), m ais aussi le rom anesqu e initi atique d e Castaneda ou de Gurdjieff (réves, hallucinations, dém ons, comba ts, etc.), Aldous Huxl ey et les << portes el <:> la perception ,,, et bien d'autres enca re .
alors a l'ajustement des différe ntes lignes interprétatives qu'au system e d e transposition ou de coda ge qui les rend final em ent compatibles. La num érologi e et la kabbal e ne sont pas de tr0p pour ven ir a bout des énigm es parsemées au fi l des épi sodes, et notamm ent pour m ettre au jour les sign ifi cations occultes d ' un nom, d'un nombre ou d'un symbole (on se reportera, pour un e illu st ration particuli erement étonnante de cette appro che ésoté riqu e, a l'a nalys e de Re/oaded proposée sur le site : http :// cin ephoto.free. fr/ mat ri xpourlesnuls2.html). Ce tte pratiqu e des signes s'appa ren te au décryptag e. Elle s'appuie essentiell ement sur deux principes : d'un e part, tous les échos, toute s les affini tés ou ressemblances qu'on sera susceptible de mettre au jour seront ten us pour délibérés (a un spectateur qui leur disait avoir repéré dan s leur film des liens avec la gnose jud éo-c hrétienne, la religi on Égyptienne, le cycle arthurien ou encore la philosophie de Platon, et qui leur demandait si ce s ressemb lances étaient voulues, les réa li sateurs répo ndai ent : << El les le so nt toutes >>); d'autre part, un indi ce se ra d'autant plu s surem ent reconn11 comme signifiant qu'il sera plu s difficilement inte rprétab le. Au -dela du jeu de soci été et des anag rammes, au-dela du relevé laborieux des codes ou d es cont enus religi eux et d es réseaux qu'ils dessin ent, il es t intéressa nt de se pench er su r ce qu e le film en fait, su r la maniere dont il s'y prend po ur les agencer et en tirer ses effets. Ce qui co mpte alors est moins l'em prunt ou la citati on, qu e le montag e. Et ce montage obéit a un princip e rigour eusem ent << mythologique ,, (-+Machine mythologique [1 ]). Cette lecturP" l'avantage de reformule r la questio n du syncrétism e sur un terra in pratiq ue. 11 est trap facile en effe l de dénoncer le supermarché de s croyances ou la co nfu sion gé:',;rille qui regne dans les id éologies syncrétiques du Nouvel Ág e, comme s'il y allait simpl ement, chez les " cons c~ :-nateurs ,, de spiritual ité, d'un e fo rm e d ' inconséquence ou d 'ins ensibilité a la contradiction, entretenue par les prestiges du marketing . Laisso ns a d'a utres le soin d e dire s' il s' agit d ' un dévoiement du religieu x ou au contraire d'un e nou velle chance, :e ~ait est qu e le rapp ort a la rel igion, ou plut6t aux religion s, est déso rmai s '-'~ c u par beau co up sur le mode du mythe. No n qu e la religi on soit perr;:ue com m e qu elqu e chose de « m ythi que ,, (releva nt d e l'illu sion, du fantasm e, d e
Que fair e de ce t t e profusion de sig nes 7 L'approche er.cyclo pédique illustrée par certa ins commentaires s'effo rc e de reconstituer d es réseaux sym boliqu es ou th éma tiques, d e poi nter les jeux d' éc hos d'un épisode a l'au tre. A to ut pren c!re, o n préfére ra peut-étre l'approche ésotérique. Elle con fine parfois au d é!ire d'interpréta ti on, d élire forteme nt encoura gé d' ailleurs par les freres Wachowski eux-mémes, qui expliq uent a qui veut bi en l'ente ndre que leurs film s so nt de vé ri tab les jeux de piste, tout en lai ssant plane r le mys tere sur leurs so urces et leurs in tentions vé ritabl es . Dans la ve rs ion extrem e ou paranotaque de ce tte stratégie, il ne s' agit plu s seulem ent d e dégager des cohérences locales, ou de dresser un catalogu e raiso nn é d es éléments :j': magin ai re reli gieux introduits dans le film ; il s'ag it véritab lement d e << casser ,, le co de et de déchiffrer tous les in d ices di sponibl es pou r faire appa raítre une co hérence gl obale qui tient moins
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Matrix, machine phi losophique
l'irréel), mais paree qu e le discours rel igieu x fonctionne de fait comme un mythe ou se m elent des lignes th éoriqu em ent hétérog enes (écologie, bouddhisme, m illénari sme, d éveloppement personnel, etc.), et néanmoins compatibi P.s en pratique - ju squ'a un certain point au moin s. La « fin des idéologies , est une plaisanterie, tout comm e le « retour du religieux » qui succéderait, nous dit-on, a la << mort de Dieu , : la religion ne disparalt pas ni ne renalt, elle prend seulement la place du mythe. Ainsi Matrix reflete dans sa trame symbolique et narrative un probleme plus général, qui releve de l'anthropologie des croyances et des pratiques religieuses, et que l'idée de syncrétisme ne permet pas de poser en toute rigueur. Une part du succes renc6ntré par le film trouve la son origine. La na"1"veté, la demande de sens ou le fanrasme de puissance ne suffisent pas a expliquer l'enthousiasme de convertí manifesté par certains fans- a ce compté en effet, tous les fiims qui exploitent une imagerie héro.ique ou religieuse devraient susciter une émotion comparable . 11 faut voir comment le film fonctionne, et prendre au sérieux l'idée que, mieux qu'aucun autre en son genre (mieux que Star Wars en particu lier, qui se contentait d'introduire dans le cadre d' un cycle épique quelques grands archétypes), Matrix a réussi a produire une métaphysique portative et pluriel le ou chacun peut trouver son compte - bref, tout autre chose qu ' un fatras ou un pot-pourri . Mais n'oublions pas que ce n'est malgré tout qu'un film, et gardons-nous de dénigrer avec hauteur un pluralisme religieux pour << café du commerce » ( « cafetería pluralism » [2]), sous prétexte qu ' il ne nous livrerait qu'une pale image des traditions auxquels il emprunte ses motifs. Matrix n'est pas un document de catéchisme, ni un reportage sur les religions du monde, c'e st une fiction écl ectique du religieux, un mythe co 1.~emporain.
Les deux voies du sa/ut 11 n'en derneure pas mois que dan s la prol ifération des signes qu'autorise le fonctionnement mythologique, dans i'équivalence générale qu'il sembl e ;, ~>cituer entre les différents codes, toute s les références ne ti ennent pas une place égale . On l'a vu en introdu ction, cJ eux grandes ori entations sembl ent se dégager de la matrice religieuse du film : une
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lign e messianiq ü2, celle de la tradition j•Jdéo-chrétienne, et une autre plus diffuse, mais cl airement bouddhiste. Suivons-les tour a tour, pour voir ou elles nuus menent. D' un coté, don e, une histoire en somme assez convenu e, cell e du Messie attendu par une partie de l'équipage du Nebuchadnezzar, et qui trouve son incarnation dans la figure d'un jeune homme quelconque, Neo le : lacker. Ce messie, notons-le, se révélera bien vite plus proche de la figure du roi guerrier de 1' Ancien Testament que de la version chrétienne qu'en propose la doctrine o1u salut, rendu possible par le sacrifice du Christ (dans Reloaded, contrairement a ses cinq prédécesseurs dans le cycle des ,, élus ,, Neo refuse de se sacrifier pour l'humanité : en prenant la << oorte de gauche , il fait le choix de l'amour d'un etre singulier ~Puissance de J'amour). Surtout, le messie lui-meme ne sernble pas plus a l'aise dans son nouveau role qu' il ne l'était dans son ancienne vie lorsqu'il était ernployé par la firm e Metacortex e_t qu ' il s'usait les yeux a travailler des nuits entieres a son ordinateur : Neo, de son vrai nom Thomas, est uussi celui qui doute de sa vocation (~ Éloge de la contingen ce, ~·croyances). L'Oracle qu'il consulte dans le premier épisode lui dit en somme tout ce qu'il peut entendre : <
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Les dieux scr.t da ns la Matrice
M a trix, machine philo>ophique
sur les machines du monde réel (a moins que .. .). 11 est difficile de ne pas céder a la pa ssion herméneutique en poursuivant sur cette lancée, en ch erchant par exe mple a reconnaltre dan s les différents membres de l'équipag e du N ebuchadnezzar quelques figures d'apotres [5] . Chacun peut se livrer a ce jeu. La ligne messianique a une cohérence forte, puisqu'elle est soutenue par l'action elle-meme et l'interprétation eschatologique qu'elle suscite immédiatement. Car le retour des exilés vers Zion, qui est au cceur de l'argument narratif du premier épisode, recouvre un enjeu autrement plus important : ii s'agit rien moins, semble-t-il, que de sauver l'humanité. Élection, Salut et Restauration sont les clés de la prophétie dont I'Oracle et Morpheus entretiennent contradictoirement l'idée, et que le dernier épisode se chargera de confirmer en ménageant une résolution dialectique globalement conforme au schéma de la passion. Tout cela est bien beau, mais ne doit pas faire oublier l'autre coté de !'affaire, le coté uouddhiste. Un sutra dit: « Des images vues en reve : ainsi faut-il consid é rer toute chose ». << Tu as vécu tout ce temps dans un monde de reves » , dit a son tour Morpheus a Neo, la Matrice est une << prison pour !'esprit », une illusion dont nous sommes les esclaves consentants. Comment ne pas penser a Maya, le voile de l'illusion ? Comment ne pas y voir une version futuriste du samsara bouddh iste, avec son cycl e infini de vies et de renaissances, régi par les lois de la causalité (karm a) e t le principe de souffrance (dukkha)? N'est-il pas question, du reste, d' un c~ycle de créations et de destructions de la Matrice, parallele au cycle d'obsolescence des programmes qui la peuplent? Le message peut s'entendre encore plus radicalement, a la maniere de l'école Yogacara, qui tient qu e toute réalité est un produit ou une projection de notre conscience. 11 n'y a pas de cuillere (~· Spoon boy), mais c'est qu'il n'y a pas de monde, et pas davantage de moi (principe de non-substantialité de l'ego, Ana t m an) . Ou plutot c'est !'esprit qui se tord, pas la cuill ere . Le roman d'apprenti ssage de Neo peut done se lire comrne un parcours spiritu el ou les séances d'entralnement dirigées par Morpheus remplissent un e fonction de décond itionnement : en comprenan t que la matiere et le C0 rp s n'o nt d 'a utre r ó~ lit é que ce lle du code (~ •code), en fi'l iSant
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l'érreuve concrete de la transcendan ce de !'es pri t sur les contraintes du programm e (courber les loi s de la nature qui donn ent aux objets leur con sistance physiqu e), Neo se libere du meme cou p de la peur de la souffrance et de la mort. L' es prit ne doit S~ fi xe r sur ri en ((( free your mind , ), a commencer par lui-mem e. Car il n'est, pour paraphraser Morpheus, qu'une << image intérieure résiduelle » (<< residual self-image »), la << projection mentale » d'un << moi. digital ,,, done une illusion de plus. 11 ne doit se fixer aucun but : cette séparation entre le soi et les choses, les moyens et les fins, comme tous les dualismes de ce genre, fait encore partie de l'illusion et nous attache a elle. Toute !'affaire du bouddhisme est de parvenir a nou~ fa ire prendre conscience pratiquement de la nonséparation essentielle de toute chose, et de nous défaire du meme coup des << attachements ,;_ 11 n'est pas facile de concilier une telle philosophie avec les notions judéo-chrétiennes de responsabilité ou de salut individue!, encore moins avec la conception du monde, du corps et de la matiere comme fl' oduits d'une création divine. Si l'on suit la ligne bouddhiste, Neo n'est pas un messie, c'est un Bodhisattva; il n'est pas I'Éiu martial de la tradition israélite, pas davantage une figure christique vouée au sacrifice, mais I'Éveill é (c'est un des surnoms de Bouddha, dont on sait qu'il a aussi été incarné a l' écran par Keanu Reeves), celui qui ceuvre a éveiller les consciences plutot qu'a transformer le monde. Les pouvoirs qu'il acquiert dans la Matrice sont d'ailleurs des marques sures de sa condition réelle : il est bien connu que les bcdhisattvas ont le pouvoir de 1o1anipuler a volonté les objets du monde physique, de se manifester simultanément en des lieux distincts, ou encore de créer leur propre environnement. tvi v, ¡J heus no us ~pprend que jadis un homme né dans la Matrice avait la capacité de " changer ce qu'il voulait, de refar;onner la Miltrice asa guise , : c'est lui, ajoute-t-il << qui a libéré les premiers d'entre nous .. . "· Neo a done tout de m eme encore un pe u de che min a faire, et les dons du Mérovingien sont, a certains égards, plus impressionnants que les siens (on songe ici a la scene de Reloaded ou ~~eo, qui vient de se battre contre le M.21vvingien, se trouve proj eté d'un coup en plein paysage de montagn es, a 500 miles au sud de la ville ou il se trou·:::it un instant auparavant).
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Matr;x, machine philosophque
Ainsi deux grandes traditions religieuses ou spirituelles semblent se faire concurrence en prétendant fournir chocune le contenu réel du film, son << message ». On aimerait dire; et ce se rait déja une fa~on de les accorder, que si l'action de Matrix s'inscrit dans un schéma messianique judéo-chrétien, sa métaphysique sous-jacente, e1: 2, est bouddhiste de part en part. Mais ce serait encore trop simple. Car on pourrait aussitot indiquer un autre point de tension, cette fois-ci entre le bouddhisme dans la version classique qu'on vient d'en donner, et le tao"isme (-+La Voie du guerrier). On n'a pas manqué de s'étonner de la place qu'occupent les scenes de pure violence dans un film qui affiche par ailleurs aussi clairement des príncipes bouddhistes ou Zen. Que les habitants de la Matrice puissent etre tenus a priori pour des ennemis << objectifs >>, et done abattus sans merci, comme on le voit dans la scene de tuerie qui a lieu dans le hall d'un immeuble du gouvernement, témoigne d'une singuliere absence de compassion pour les freres humains prisonniers de l'illusion (-+•Terroristes). « Free your mind": oui, mais a condition de savoir se battre ( « guns, /ots of guns »). Le premier libérateur (le premier Él u), rappelle Morpheus, ne s'est pas contenté d'éveiller d'autres hommes, il leur a aussi appris << le secret de la guerre ''· De fa~on générale, Neo semble moins viser le Nirvana, l'extinction du désir, qu'une nouvelle forme de maltrise sur les apparences ( comme dit Morpheus : << Controle la Matrice, et tu controleras le futur »). Son probleme est moins de calmer le feu du désir que de s'arracher a son apathie, a son manque de vitalité (-+•Épuise;nent), en prenant une conscience claire des fins visées par ses actions (-+e« Purpose »).En ce sens l'amour de Trinity lui vient comme un remede, autant que l'apprentissage des arts martiaux. La différence entre l'interprétation bouddhiste et l'interprétation tao·iste semblera parfois ténue; il est vrai qu'elles ont en commun un certain nombre de príncipes' transversaux aux traditions philosophiques de la Chine et du japon. Mais On pourrait résumer leS ChOSeS Pn disant que la premiere leCtUre tend a inte;préter les différentes phases du roman d'apprentissage de Neo dans ' les termes d'une réforme spirituelle proche ¿ certains égards de la méditation, tandis que la seconde insiste plus particulierement sur la juste
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compréhension des raisons du corps, et cherche l'illumination dans \ l'action et le combat (-+La Voie du guerrier). Ainsi chaque interprétation finit par atteindre ses limites, le point ou elle se trouve contredite par une autre. C'est peut-etre le vrai ressort dramatique du film . Tout se passe d'ailleurs comme si les personnages eux-memes se définissaient par ces tensions : Morpheus par exemple, incarne par certains aspects la figure du maltre Zen (par opposition a Trinity, qui s'inscrit plutot dans un schéma trinitaire. comme figure de la passion -+Puissance de l'amour), mais il est aussi le plus farouche avocat de la these prophétique, et l'exhortation a laquelle il se livre en ouverture de la rave party a tout du sermon d'un preacher (-+•Rave party). Libre a - ._hacun, des lors, d'énoncer pour son compte la vérité du film, de décider si cette affaire de salut vaut la peine d'etre crue, ou si, comme le suggere le deuxieme épisode, elle n'est qu'une machination supplémentaire, «un nouveau systeme de controle». C'est affaire de goGt, ou de croyance. En ces matieres il n'y a pas de << pilule rouge » : << Si tu prends la pilule bleue, l'histoire s'arrete la : tu te réveilles dans ton lit et tu peux croire tout ce que tu veux croire ».
Cyber-gnose Mais peut-etre est-on alié trop vite au détail des différents " messages ». On gagnerait alors a revenir, pour y voir clair, a l'orientation générale du scénario. Celui-ci ne fait a vrai dire qu'exploiter un fonds commun a toutes les religions, et son príncipe tient tout entier dans la phrase qui s'inscrit en lettres vertes, au début du premier épisode, sur l'écran d'ordinateur de Neo le Hacker- « Wake up, Neo"-, avant de retentir encore a la fin du premier épisode avec la chanson du groupe Rage against the machine (« Wake up ! »). L'histoire de Neo est celle d'un homme qui parvient a l'éveil, c'est-a-dire a la connaissance, en s'arrachant au somme il épais de l'ignorance qui est le probleme fondamental de l'humanité. Encore ce point de vl.!e ':'St-il déj2! ¡JIL!s spécifique qc; :: celui de la lecture rel igieuse en général. Deux traditions, en effet, om tout parttculierement mis au centre de leur discours la question de l'éveil ec de l'ignorance : le bouddhisme - on vient de le voir -, et la gnose, dont il -91-
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Matrix, machine philosop hiqu e
tragiqu e, il n'est pas me me absurde : il sonne creux, et ceux qui s'en rendent compte le traverse nt en étrangers, cornrne des som na rnbules. 11 faut vrairnent n'avoir jarnais été effleuré par un tel sentiment pour n'y trouver qu'un cliché adolescent, et pour s'obstiner il expliquer par les séductions du marketing l'emprise de Matrix sur une partie des spectateurs - ceux pour lesquels (( blue pi// » permet désormais de uésigner en deux mots l'état de léthargie générale qui caractérise nos sociétés de mortsvivants absorbés dans le divertissement. Mais il faut passer de l'inquiétude a la certitude, et cela n'est pas toujours plaisant. << Elle est amere en effet, dit Simon, l'eau qu'on trouve apres lamer Rouge : car elle est la voie qui mene a la connaissance des choses de la vie, voie qui passe a travers les difficultés et les amertumes ,, (Cité par Hippolyte, Philosophoumena, VI, 1, 15). 11 faudra done que Neo affronte la vérité, au prix de la souffrance - ou qu'il trouve dans la souffrance rnerne, dans l'approfondissement de ses raisons, l'occasion d'une maí'trise et d'une révélation. Quant a savoir si cet élu est bien I'Éiu, I'Éon resplendissant de lurniere venu sauver les hornmes, c'est une autre affaire (voir plus haut), et ce n'est peut-etre pas l'essentiel. La vision gnostique du monde est rnoins messianique que catastrophique. La condition véritabl e de l'hornrne est glorieuse et divine ; il n'est pas de ce monde, il a été jeté ici-bas, et vit en exil. Tout le reste découle de la. Le corps est une pr'ison, un tombeau, un cadavre. L'ame est prisonniere de désirs inférieurs et grossiers, prise dan s les rets du déterminisme (les <>). Le monde lui-meme est une ceuvre ratée, un cloaque enténébré con ~ u par un mauvais Démiurge et administré par des fonctionnaires hostiles (Archontes, Anges, Puissances, Seigneurs, Tyrans, etc.) chargés d'y faire régner une fatalité implacable. Ces Archontes, nous les appellerions aujourd'hui des Agents : leur mission est aussi d'entraver la progression ci,_, gnostique vers la Source. lis sont décrits comme naturellement jaloux de l'homrne, de sa lumiere et de son esprit [3] . Le Dieu créateur du monde (celui qu'on appelle << Protarchonte >> , et dont les manuscrits de Nag Hammadi nous apprennent qu'il a pour no m Yaldabaoth), est méchant et cruel (<< Le maí'tre de ce monde aime le sang >> ), o u a tout le moins ignorant, aveugle.
n'est pas difficil e de déceler l'e mpreinte a travers de nom breux as pects du film . Ce n'est d'aill eurs pas un hasard si ces deu x tradition s ont justement toutes deu x fait droit, non pas au theme proph étiqu e en général, mais plu s particulierement a celui du Cuid e ou du Sauveur, « Bodhisattva , ou « Éon Christos >> (Éon, Neo, The One), celui qui accepte de replonger au sein du monde des apparences pour iibérer ceux qui en sont encare prisonniers en leur apportant la Révélation qui suscitera leur conversion. La lecture gnostique semble assez bien s'accorder a plusieurs aspects de la structure du scénario, ou plus précisément du monde qu 'il met en place. On pourrait dire a prése nt que si le schéma dramatique de Matrix est celu i d'un récit messianiq ue ou les actions et les paroles s'ordonnent a une résolution finale (libération, salut), sa métaphysique sous-jacente est bouddhiste, et sa cosmog onie gnostique, tout comme d'ailleurs sa · démonologie et son angéologie. De la gnose en effet, Matrix reti ent moins l'id ée déja platonicienne (-+L a Matrice ou la Cavern e 7) d'un salut par la connaissan ce (plut6t que par la foi ou les ceuvres), que l'idée selon laquelle << nous ne sommes pas de ce monde'' · L'homme se ressaisit comme étranger au monde : c'est la premiere vérité, celle qui oriente toute la déméllche gnostique. Etre éveillé, ce n'est pa s avoir compris ou est le Bien, mJ is ou est le Mal, ce n 'est pas avoir vu la vérité, mai s s'etre arrac hé au sommeil. Neo traverse les deux premiers épisodes dans l'état trou ble de celui qui vient de quitter un mauvais reve : il n'est pas I'Éveillé, il est I'É! u, c'est-a-dire qu'il vi ent de se réveiller. Ou plut6t il est un élu, car tout gnosLi que peut se dire élu . Son regard est encore ernbrumé, il est e ngourdi et cornrne fatigué par une mauvaise nuit c-+•Épuisemp nt). 11 lui faut apprendre . Retourner a la Source? Pas nécessairement. Mais du moins entrer en possessinn de son << moi ,,, de sa condition véritable et de sa destinée, conquérir la certitude d'un salut : en somme, comprendre qu'il es t déja sa uvé . Le reve de Neo était assez agité, l'ango isse et le rnalai se y étaient déja perceptibles(<>). Quelqu e chose ne coll e pas, ou ne tourne pas rond. Le mond e n'est pas
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Mat1 ix, machine philosophique
Cest un ouvrier appliqué mais obtus, un Ange supérieur, ríen de plus, ou si l'on veut un super-ingénieur en informatique cosmique, un simple programme expert, tout comme 1' Architecte de la Matrice, qui n'est ni omnipotent ni réellement omniscient, comme le prouvent les divers dysfonctionnements des premieres versions de son programme de simulation. Le vrai Dieu est invisible, caché, absolument transcendant. 11 est l'au-rl~:la du monde. La « Mere ,, est la « voie '' entre Dieu et le monde : elle tient en cela du Saint-Esprit, et nous renvoie done d'une certaine fac;:on a la Trinité. Cela vous rappelle quelque e hose ? L' Architecte a Neo: « Cest ainsi que la réponse fut trouvée par accident, par un autre programme, un programme intuitif, initialement créé pour explorer cf'rtains aspects de la psyché humaine. Si je suis le Pere de la Matrice, elle en est indubitablement la Mere.>> A bien y réfléchir, et meme si le jeu des devinettes semble agacer 1' Architecte, I'Oracle semb!e etre la meilleure candidate . Mais il est vrai que la question de la place réservée dans Matrix a la divinité et a la transcendance est assez problématique. Tout se passe en fait comme si les hommes n'avaient réellement acces, en dehors de I'Architecte et de I'Oracle, dont le statut et la fonction réelle sont délibérément ambigus, qu'a une multiplicité d'entités intermédiaires (Agents, Anges, Vampires, Exilés) . :>ont-ils bons, sont-ils méchants? Cest un des enjeux principaux de Matrix Revolutions. L'agent Smith !ui-meme fait figure d'ange rebelle, puisqu'il ne travaille plus que pour son compte; mais c'est par la aussi qu'il est le frere ennemi de Neo et qu'il suggere, au ccrur meme de l'affrontement, une alliance plus secrete . Quant a la transcendance, elle ne trouve justement aucune figuration, ce qui montre, ou bien que le probleme ne se pose pas du tout, ou bien qu'elle est la question qui hante tout le film : celle du Réel, au-dela de la Matrice, et audela de Zion meme (~ Trois figures de la simulation) .
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des entralnements rigoureux de stinés a provoquer des états modifiés de conscience: extases, visions, etc.). Au-dela de l'ascesE forcée imposée par les conditions de vie difficiles qui regnent en dehors de la Matrice, Oll serait bien en peine d'identifier un seul élément d'action ou les príncipes de la gnose trouvent une illustration directe, non allégorique. Car les nombreuses scenes de « réveil >>en sursaut ne font guere plus qu'offrir une a!!égorie de l'éveil de la conscience a sa vraie destination. Le gnosticisme plante le décor et donne le príncipe d'une distribution des roles ; il ne permet pas d'éclairer le détail de la fable . Un des avantages de la lecture tao"iste de Matrix, en revanche, est qu'elle permet de lier organiquement les scenes d'action et de combat (elles sont nombreuses) au schéma d'une progression spirituelle qui passe par l'apprentissage concret des puissances du corps (-Ha Voie du guerrier). La encare, c'est une question de choix. Selon le cas, le fil religieux nous conduira a privilégier, dans la fiction, les questions métaphysiques, politiques, éthiques ou encare plastiques.
11 fallait s'y attendre: la lecture gnostique pose autant de questions qu'elle permet d'en résoudre. Elle est d'ailleurs sélective, puisqu'elle ne fait pas vraiment droit a la pratique et a l'éthique qui correspondent historiquement au courant gnostique. JI fi1 1 1drait pa rler d'un gnosticisme sans culte, c'est-a-dire sans rites ni mysteres, et meme sans exercices spirituels (les gnostiques, comme on sait, avaient l'habitude de se livrer a
L'autre limite de !'interprétation qu'on vient de présenter, la plus év1dente sans doute, tient a ce que le monde << réel >>, celui du Nebuchadnezzar ou de Zion, n'est pas plus désirable que l'illusion entretenue par la Matrice (~La Matrice ou la Caverne ?). Ceux qui, comme Cypher, ne supportent pas l'insipide gruau protéiné serví a l'équipage (et dont la consistance, précise le script, se situe quelque part entre le yogourt et la ceilulite, ~ •roulet), ceux qui n'ont pas particulierement envíe de participer a des rave porties dans des catacombes, ne ~y .trompent pas d'ailleurs : cette Terre ravagée (<
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Les dieux sont dans la Matrice
Matrix, machine pl lilosophique
libérer l'hu manité de la Matrice, humaniser cette derniere, ou plut6t la to urn e r a son profit pour atteindre en son sein un état semi-divin. Dialectique éléme nta ire : la jérusalem céleste était dans la Matrice, mais pour le comprendre il fal lait d'abord en sortir.
Au-de/a de la croyance La qu estion par laquelle nous commencions, celle de savoir quelle était lé't religion de M o trix, n'admet bien entendu aucune réponse simple. 11 ne suffit pas de dire que toutes les religions y trouvent également leur place, ou seulement certaines d'entre elles. -La r~ligion de Matrix n'est pas plus syncrétique C]U'elle n'est polythéiste. Son pluralisme, son éclectisme, a d'abord une signification opératoire ou constructive . Si la lecture gnostique paralt si efficace, c'est précisément qu'elle commence par d é placer le probleme sur un terrain cosmique (cosmogonique) ou, en dépit cie i'importance accordée a la (( connaissance >> (gnosis) opposée a la simple << croya nce >> (pistis), ce qui compte est moins le contenu dogmatique, le << message » ou la vérité du point de vue religieux, que la mani e re dont il co nfigure un monde et nou s ?. rme pour l'affronter - moins les << révé lations ,, sur !'invisible, auxquelles il ne resterait plus qu'a croire ou ne pas croire, que la pratique des signes, inséparable du travail su r !'esprit et le corps, a laq'-""lle convie une décision sur l'i nconsistc..nce du monde ( -t• Dialectiques de la fable) . On en dirait autant du taolsm e (-+LP. Tao de la Matrice), et sans doute du bouddhisme et du christianisme bien compris. Ainsi l'apprentissage des signes et des codes (déchiffrage, mar~;t-'u:ation), tüut comme l'exploration des régions ou intermondes de la Matrice, LOnduit naturellement Neo a ne plus attacher trop d'importan ce aux transferts d'informatlon nécessairement ambigus concernant 1' « autre monde ». 11 n'y a de Réel que 1' out re du monde, audela de la Matrice et pe ut-etre meme de toute << terre promise ». Or du Rée l il n'y a rien a dire : nulle image, nulle idée ne nous le donneront, il suffit de s'y ten ir (-? ltois figures de la simulation). 11 ne s'agit done pas de croire, mais de savoir, et pour cela d 'a gir, se lon une logique de transformation conc rete. La connaissa nce spirituelle est au bout de l'action . En ce sens le cheminement de Neo ne fait peut-etre que refléter -96-
l'activité interprétative déployée par les spectateurs eux-memes, et dont l'écho se perd_dans la toile infinie, sur les forums de discussion réservés a Matrix. Cette agitation spéculative fait déja office pour certains de préparation spirituelle. 11 n'y a done pas de quoi se moquer du voisin qui s'exclame, au cours d'une projection du premier épisode : << Bon sang ! Mais alu!'S il n'y a pas vraiment de "réalité" ! ? » [6). Pas besoin d'avoir lu Lacan, ou d'etre un parfait idiot, pour commencer a sentir les effets de cette machine mythologique. Elie DURING
james Ford, << Buddhism, Christii'tnity, and The Matrix : The Dialectic of Myth-Making in Contemporary Cinema » , journal of Religion and Film, vol. 4, no 2. [2] Gregory Bassham, << The Religion of Th e Matrix and the Problems of Pluralism », in William lrwin (éd) ., The Matrix and Philo sophy : Welcome to the Desert of the Real, Chicago, Open Court, 2002 . [3] Frances Flannery-Daley and Rachel Wagner, " Wake up ! Gnosticism and Buddhism in The Matrix » (disponible dans la section ,, Philosophy » du site b..lliL;L/whatisthematrix.warnerbros.coml) [4] james Ford, ,, Buddhism, Mythology, and The Matrix », in G. Yeffeth (éd.), taking the Red Pi/l. Science, Philosophy, an Religion in The Matrix, Chichester, Summersdale, 2003 . [5] Paul Fontana, << Finding God in Th e Matrix », in G. Yeffeth (éd.),
[1]
op. cit.
[6]
Slavoj Zizek, ,, The Matrix : Or, the Two SidP~ of Perversion » , in William lrwin (éd) ., The Matrix and Philosophy, op. cit. ( et http :11 on 1 .zkm .de/netcondition / navigation/symposia / defau lt) . -97-
1 MÉCANOPOLIS, CITÉ DE L'AVENIR « Councillor Hamann : Hove you ever been to the engineering leve/ ? 1 /ove to walk there at night, it's quite amazing. Wou/d you like to see it?,
Vous ne les avez pas entendus, mais ils étaient !a, traí'nant le lon0 des couloirs de Zion leur mine pleine d'une contrition satisfaite. « Nous vous l'avions bien dit, ~a devait arriver: aforce de produire des machines pour vous servir, vous etes devenus vous-mem~s les instruments de vos instruments. >> Ne les entendez-vous pas, de l'intérieur de la Matrice, annoncer 1' Apocalypse technique qui, si on en cro:t Matrix, a en réalité déjii eu lieu ? Peu leur importe d'ailleurs l'événement lui-meme, car c'est une idée de l'homme universelle, intemporelle qu'ils disent défendre. La morale surplombe l'histoire- c'est presque sa définition ... Ce sont done les memes qui, quand le film est sorti, se sont contentés d'expliquer, pleins de condescendance, que ce n'était pas mal, bien sur, qu'on donne tant de pubiicité a ce qu'ils annoncent depuis si longtemps, mais enfin qu'un film aussi na·fvement technique ne peut etre vraiment sincere dans sa dénonciation de la technique ... Dénonciation de la technique ? Est-ce si simple?
Sommes-nous aliénés ? Certes, il est vrai qu'au premier abord Matrix semble partager avec ceux qu'on pourrait appeler les« technocatastrophistes ,, (l]la conviction que le développement de la technique menace l'homme. Chaque age de la technique a ses prophetes de malheur: la grande industrie, l'age nucléaire, l'intelligence artificielle, aujourd'hui !'Artificial Lite ... Morpheus esta sa maniere, touchante et rustique, la branche armée de ce discours. 11 n'aime pas les bavards, mais croit savoir qui sont ses ennemis, et avouera finalement qu'il vivait de prophétie et de guerre. Sa présentation il Neo du ,,_,ande de 2199 expose clairement la nature du dange•. 11 ne s'agit pas SlmpiPm.,nt d'une répétitior> ,..¡,1 cante de l'apprenti sorcier, qui perd 1:
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Mécanopolis, cité de !'avenir maí'trise de l'automate dont il libere le fonctionnement sans etre capable de l'arreteó. C'est plutot comme si le balai s'était débrouillé pour faire de l'apprenti sorcier une piece de son propFe automatisme, et n'avait meme pas laissé au jeune orgueilleux le luxe de s'angoisser. L2 probleme, selon Morpheus, est en effet qu'avec la naissance de l'intelligence artificielle, sommet apparent de la capacité technique de l'etre humain, la dynamique par laquelle celui-ci construisait des objers sans cesse plus performants pour augmenter sa puissance d'action sur le monde, s'est inversée : il est devenu lui-meme un moyen pour que les objets techniques continuent a se développer. Et de la pire fa~on : pas meme comme ·instrument, mais uniquement comme source d'énergie. Extremé pro:étarisation de l'espece humaine tout entiere, réduite a ne valoir que par sa matiere ... Cette inversion, dans laquelle le créateur est finalement soumis au fonctionnement de sa créature, rappelle d'assez pres la maniere dont l'humanisme philosophique des dix-neuvieme et vingtieme siecles pensait le probleme politique. L'homme est une puissance subjective de transformation du monde qui se perd sans cesse dans ses productions objectives - qui s 'aliene. Alors que I'État, le marché, la technique, devrai~nt etre au service d'intérets humains collectivement decidés (en vue d'une amélioíation de son sort, ou meme d'une moralisation du monde), ce sont en fait eux qui finissent .mettre les hu1 nmes a u service de leurs développements << aveugles-;:Tout le probleme politique consisterait des lors a redevenir maí'tres de nos propres créations. La tradition marxiste elle-meme a longtemps interprété un célebre passage du Capital sur le fétichisme de la marchanrli~e. selon ce schéma : le marché se présente comme un ensemble de lois objective~ de l'économie, alors qu'il dépend en réalité d'un mode de producliu11 et d'organisation humain, trop humain. La révolution ne serait pas seulement l'effet d'une oppression trop indécente de certains hommes par d'autres, mais aussi le seul moyen pour que l'humanité tout e!:tiere puisse enfin prendre l'histoire par les cornes. N'entend-on pas encare souvent qu'il faut mettre l'économie au service de l'homme et non l'homme au service de l'économie? 11 s'agirait pour l'homme, toujours et partout, de réintégrer ses puissances objedives - techniques ou sociales- dans l'exercice transparent de sa volonté
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Matrix, mJcnine philoscphiqu e subjective, de libérer l' homme de ses propres p roduits en soumettant ses derniers a des finalités humaines, rien qu'humaines.
La guerre contre ! es machines qui est le cadre de l'action de Matrix se 'déploierait done dans une philosophie politique tres classique. Matrix ·-- métaphoriserait la division intérieure du sujet politique par ses propres institutions (c'est-a-dire par les dispositifs objectifs sans lesquels sa liberté subjective resterait sans effectivité dans le monde, mais dont le fonctionnement aveugle risque sans cesse de se retourner contre lui), dans la figure d'une guerre civile ou d'un conflit social. JI y aurait simplement recouvrement de 1' oppresseur et de l'aliénant. Ave e l'intelligence ~rt~f}ciel_le, les ~uissances a~iénantes seraient devenues conscientes, et 1 alienatron de 1 homme sera1t devenue non seulement un effet inévitable ~ais encare un but pour de~ ag~nts capables de prévoir les c;onséquence; ~ ae leur comportement, de s y a¡uster et done de se donner a eux-memes " ' des finalités. 11 n'est pas difíicile a la pensée politique moderne d'absorber ~ le rapport des hommes et des machines, car elle est inspirée par un ~ modele t~chnique de la politique. Non pas au s~~o,y__elle se_ráff technocratrque, mais au sens ou il y a une solidarité étroite entrel á"pensée de la subjectivité politique (et psychologique aussi d'ailleurs, mais les deux sont liées) comme libre détermination de fins d'un coté, et la technocratie de l'autre : les institutions sont des moyens, rien que des moyens, et toute opacité des institutions qui viendrait pour ainsi dire diviser le sujet dans sa propre action n'est per~ue que comme une perversion. Sieyes ne comparait-il pas la société a une machine, pour mieux distinguer entre !a nation, qui se confond avec la volonté collective, et le gouvernement, qui n~en est qu ' un instrument [2] ? Hobbes n'insistait-il pas sur le fait que I'Etat est un artefact, meme si c'était d'ailleurs pour montrer que cet artefact ne pouvait marcher qu'a l'aliénation [3]? L'histoire politique des deux derniers siecles a quelque chose d'une extension progressive de cette idée assez mystérieuse de la libe:!é a tous les éche!pns de l'action coll ective et individuelle- extension paradoxale qui, a m~sure qu'elle se développe, émule son contraire, tout simplement paree qu'~lle renforce la di chotomie entre l'in s~ a nc e qui dicte les fins et celle qui cherche a les ·, ,. réalise r.
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Méo nopolis, cité de !'avenir \ Pourtan t, Matrix Re/oaded la isse d éja e nte ndre q u' il ne s' agit pas sebte ment d'appliquer a notre rapport aux machines un scheme politique qui oppose l'aliénation et l'émancipation, mais bi e n de re pe nser a la fois la politique et la techniqu e:\ C'est assurément une des grandeurs de la trilogie que de proposer Gñe sorte de parcours de vérité par étapes, selon un modele que les philosophes appelleraient dialectique, par niveaux de profondeur étagés dans le temps, et aussi dans l'esp::. ce. Car c'est dans le fond de cette sorte d'Enfer inversé qu'est Zion qu'un autre discours apparalt. Dans la salle des machines ou le Conseiller Hamann conduit Neo, la question du sens de la guerre contre les ma~hine·s devient problématique. Zion est en effet dans un état de haute technologie, sans que celuici semble menacer directement l'existence humaine. Quelle différence? demande !e Conseiller Hamann. Ce a quoi Neo répond, immédiatement, le controle. JI avait déja rétorqué a Morpheus qu'il ne croyait pas la fatalité paree qu'il « n'aimait pas l'idée de ne pas avoir de controle sur sa propre vie,- et Morpheus, évidemment, l'avait immédiatement compris. Mais, dans la sorte de dialogue socratique qu'il a avec le Co;-;seiller Hamann, il se trouve incapable de donner une définition du controle qui ne soit pas purement négative : la possibilité de détruire son instrument. Nous savons que c'est nous qui sommes les maílres, et les machines les serviteurs, paree que nous pouvons, d'un coup, abolir l'existence de ce qui nous sert. De fait, c'est bien cela la normativité technique: un objet technique perd son sens a partir du moment ou il n'a plus d'utilité, que ce soit paree que le dP.veloppement meme des techniques l'a rendu obsolete ou paree qu'on a renoncé a l'activité dans laquell e il s'intégrait. Les vieilles locomotives sont mises au rebut, remplacées par d'autres, plus performantes. Nous n'évaluons pas les objets techniques pour eux-memes, mais seulement relativement a nous, pour leur utilité. Nul ne d escend dans la salle des machines, comme le remarque malicieusement le Conseiller Hamann, sinon lorsqu'il y a un « probleme >>. Pas meme un probleme technique, juste un probl e me de la vie courante. Or, curieusement, la maltrise technique est pe nsée a parti• c! 'cm bie;-; ·v ieu x concept juri ci; yue, celui du droit de vie et de mort que le maltre dan s la Rome Antique avait sur sa dom esticité, ses esclaves et ses enfants, concept qu i s'est trouvé
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Mécanopolis, cité de l'üver.ir
1 lui-m e me déja partie de la machine. Pire : que cette idée meme de la liberté, cette représentatio n que l'homme a de son engilgement dans sa propre action, dépend d'un certain concept de la machine. Un concept, au demeurant, qui est révo lu depuis longtemps déja .
réinvesti pour définir entre le seizieme et le dix-septierr.2 siecle la nature du pouvoir du monarque absolu sur ses sujets. C'est autrement dit le plus classique des concepts de philosophi e politique, celui de Souveraineté, qui sert a définir la nature de la relation technique. Le probleme, comme nous allons le voir, est que ce raisonnemcnt est exactement celui qui a mené a la catastrophe. D'abord, remarquons qu'on le retrouve, symétrique et inverse, dans le discours de I'Architecte: c'est paree qu'elles sont pretes a détruire les hommes, quitte a perdre les services qu'ils leur rendent, que les machines les controlent (~ • Liberté virtuelle) . Cela laisse déja entendre que le controle, au sens ou l'entend Neo lui-meme, est parfaitement susceptible de devenir une fonction technique. Telle a d'ailleurs été l'ambition de la cybernétique- comme son nom !'indique, << science du controle », cyber ayant !a meme racine que << gouvernement » : proposer des modeles techniques de la fonction de controle. On peut interpréter ce projet soit comme le premier moment d'une usurpation radicale, par la machine, de la place éminente de l'homme, soit au contraire comme la démonstration que c'était l'homme qui, jusqu'a présent, réalisait une fonction technique, dont il es t susceptible d'etre libéré par le développement meme des techniques. << [L']hom me a tellement joué le role de l'individu technique que la machi ne devenue ind ividu technique paralt encore etre un homme et occuper la place de l'homme, alors que c'est l'homme au contraire qui remplayait provisoirement la machir1e want que de véri tab!es ind ividus techniques [les machines cybernétiques] aient pu se constituer. [... ]l'homme avait appris a etre l'etre technique au point de croire que l'étre technique devenu concret se met a jouer abusivement le role de l'homme. Les idées d'asservissement et de libération sont beaucoup uop liées a l'ancien statut de l'homme co mme objet technique pour pouvoir correspondre au vrai probleme de la relation de l'homme et de la ma chin e ,, (Gilbert Simondon [4]).
Les assemblages hommes-machines et la politique minoritaire Pour le comprendre, il faut admettre que les techniques n'ont jamais 1 été simplement des instruments au service de l'homme, et que leur histoire ne se réduit pas a une adaptation de plus en plus exacte aux besoms humains. Elle se caractérise plutot par un processus que Simondon appelle de ,, concrétisation ,, par lequel on passe d'un ensemble hétéroclite de pieces et de processus, réunis uniquement par la convergence de leurs effets (dans cette situation primitive, la finalité est done effectivement décisive, au se ns ou a chaque partie de la machine correspond une fonction, c'est-a-dire une partie de l'effet a obtenir), a un état dans lequel les différentes pieces et les différents processus engagés dans l'objet technique se redéfini ssent les uns les autres, chacune prenant sur elle des fonctions qui sont relatives aux autres. Ainsi, les ailettes de refroidissement sur la culasse des moteurs thenniques prennent en meme temps une fonction mécanique, celle de nervure s'opposant a la déformation de la , cula~~P sous la poussée du gaz. De ce fait, la finalité, si l'on peut dire, 1 s'intériorise, les normes qui déterminent des parties toujours plus grandes j de l'objet techniqu e ne sont pl~s ceiles de son' utilité extrinseque;. mais¡ celles de sa conSIStance mtnn seque - bref, 1 ob¡et techn1que s mdtvt-. dualise . Ce qui se perfectionne alors, ce n'est pas tant l'adaptation de la i. machine aux services qu'on attend d'elle, mais le schéma opératoire qui introduit un e nouvelle causalité dans le monde. Le travailleur humain, ou meme l'utilisateur, n'est plus par rapport a cet objet technique une simpl e volante subiective extérieure; il :.e trouve souvent médiateur et inducteur. On peut prendre des exem ples tres simples : celui du conducteur de train, qui ajuste la locomotive au ciispositif technique du réseau, ou celui d'un programmeur de logiciel travaillant en ligne sur un systeme << open sou rce , qu'il utili se par ailleurs, opérant ainsi la médiation entre sa
Si l' id ée de la liberté que défendent Morpheus et Neo, mais aussi bien i'Arc hi lecte, est inadequate pour pen ser le rapport des hommes et des machin es, c'est paree qu'elle ne rend pas compte du fait que l'homme fait
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machine et ie réseau qui lui permet de la perfectionner ... L'homme n'est pas ici extérieur a la réalité technique, puissance souveraine imposant des finalités et laissant aux machines le soin de les réaliser, mais plutot au milieu des machines, découvrant sans cesse de son coté de nouvelles / puis~ances, de nouvelles fina lités, de nouvelles possibilités d'existence, de ¡ nouvelles occasions d'agir, a mesure qu'il permet a la réalité technique de / devenir de p'us en plus « individuelle », au sens de Simondon. C'est { curieusement en i:t<-Ceptant sa place dans un milieu technique composite : que l'homme peut vraiment devenir lui-meme, participer, par sa différence, a la constitution d'une nouvelle maniere de faire advenir du \ réel.
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On voit bien que ce qui est en jeu dans notre rapport politique aux machines, c'est la place qu'on accorde a la finalité et la maniere dont on con~oit la subjectivité, c'est-a-dire le support de la liberté. La ou l'humanisme fait de la finalité consciente l'honneur de l'existence humaine et la marque d'un sujet libre, Simondo~ affirme au contraire qu'elle n'est, comme la cybernétique l'aurait montré, qu'une moda lité de l'intégration ou de l'individualisation technique. Si done le rapport des hommes aux machines est métaphorisé par le concept politique de souveraineté, c'est peut-etre que déja la séparation entre le maltre qui ordonne et le serviteur qui obéit n'est elle-meme qu'une métonymie du rapport fonctionnel entre les mécanismes de commande et d'exécution dans une machine encere abstraite, pas tout a fait individualisée. Simondon est tres clair: << Si la finalité devi ent objet de technique, il y a un au-dela de la finalité dans l'éthique; la Cybernétique, en ce sens, libere l'homme du prestige inconditionnel de l'idée de finalité », elle fait << passer la finalité du niveau magique au niveau technique "· 11 ne s'agit done pas, comme on le dit ; souvent, de libérer la politique de la technique (afin de redonner toute sa place a la décision souveraine), pas plus que de libérer la technique de la politique (afin d'optimiser la rationalité des décisions collectives), mais bien de libérer l'une et l'autre de cette notion de finalité qui méconnalt a la fois la r-,¿¡ture de l'homme et celle des machines. PM
Bi en des índices vont dans ce sens dans Matrix Reloaded. A commencer les discussions avec Smith et le Mérovingien sur ie out/ la raison -104-
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c-.•" Purpose >>).
De meme, la fin de la conversation avec le Conseiller Hamann. De maniere assez ironique, Neo croit comprendre que le Conseiller cherche a lui faire admettre la relation de co-dépendance entre les machines et les hommes. Non seulement il interprete le probleme en termes de fina lité (<< les machines ont besoin de nous et nous avons besoin des machines ,, ) et laisse imaginer quelque eh ose comme une culture du compromis entre les hommes et les machines, mais encore il ne peut concevoir que comprendre puisse etre autre chose que ressaisir l'intention d'un discours, son but. Ce a quoi le Conseiller répond: << non, non je ne veux rien dire de particulier. Les personnes agées comme moi ne s'inquietent pas d'avoir que!que chose a dire. ,, Le sens ne se confond pas avec l'intention de signification : il est plutot dans la possibilité que nous avons, en sélectionnant certciins traits pertinents de la réalité, en ménageant des trajets nouveaux dans ce que nous croyons savoir du monde, de problématiser le donné, de relever ce qu'il y a encore d'irréalisé dans le réel. Le Conseiller Hamann obse1ve ainsi simplc~ent qu'a Zion comme a la surface de la Terre, les humains et les machines sont branchés les uns sur les autres, un peu comme Smith demandant a Neo : << Étes-vous conscient de notre connexion ? ''· Cette petite observation laisse penser qu'il est fatal que toute organisation de leurs rapports, autrement dit toute << politique de la technique », dépende elle-meme d'un concept de la machine. Ainsi, ie controle, l'idée de liberté comme puissance purement négative de se débrancher, ne dépend au fond que d'un modele de machine parmi d'autres, c'est-a-dire C.'•Jne maniere déterminée d'organiser ces connexions, de produire cet assemblage hommes-machines qui, plutot que la société des hommes, est la véritable réalité politique. Mais cela veut dire que, dans le fond, la machine cybernétique est incapable de penser le type Je pouvoir ou de causalité qu'elle permet aux hommes et aux machines de construire ensemble. C'est bien d'ailleurs ce que dit Simondon : non pas que la machine cybernétique donne enfin le modele de tout systeme politique, mais au contraire qu'elle nous oblige a réinventer ce que veut dire etre un sujet, faire société, et meme faire usage, bref exister, a l'age cybernétique. On voit bien en ce sens que nous av0ns besoin d'un concept de machine, de
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méta-machine ou de méga-machine, que les machines techniques ne nous donnent pas.
Le rapport de l'homme aux techniques ne serait-il pas lui aussi l'articulation de deux lignées évolutives différentes qui, loin de constituer un grand ensemble stable, accélere la vitesse de dévc:oppement de chacun en le faisant passer par l'autre ? Soit l'agriculture. L'homme mocierne croit sans doute, en cultivant les plantes, développer sa capacité de reproduction et d'expansion. Mais, du point de vue de la céréale, si
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Gilles Deleuze et Félix Guattari se sont précisément efforcés, dans machine qui ne se confondrait pas avec les objets mécaniques, mais au contraire permettrait de comprendre l'émergence des machines techniques a partir d'une certaine configuration de la mégamachine : << le principe de toute technologie est de montrer qu'un élément techn ique reste abstrait, tout a fait indéterminé, tant qu'on ne le rapporte pas a un agencementqu'il suppose. Ce qui est premier par rapport a l'élément technique, c'est la machine: non pas la machine technique qui est elle-meme un ensemble d'éléments, mais :a machine sociale ou collective, l'agencement machinique qui ·va déterminer ce qui est élément technique a tel momenl, quels en sont l'usage, l'extension, la compréhension ... , etc. , [5].
Par machine collective ou agencement, il ne faut surtout pas entendre une société humaine homogene, car l'usage n'est pas l'utilisation par un sujet cohérent de quelque chose de déja donné, mais un ensemble de relations entre des processus hétérogenes aussi bien dans leur formation que dans leur fonctionnement, qui, cependant, pour des raisons largemenl contingentes,constituent ensemble une nouvelle forme d'opérativité, une nouvelle maniere de fonctionner, un nouveau type de causalité. Ainsi . << ce que les nomades inventent, c'est I'> que forment ensemble la guepe et l'orchidée : rencontre entre deux lignées évolutives sans origine commune, mais qui se renforcent réciproquement grike a leur hétérogénéité (le végétai orofitant de la mobilité de !'animal, etc.) ...
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l'on peut dire, l'agriculture n'est elle-meme qu'un moyen de reproduction redoutable. Cas exemplaire de ce que Deleuze et Guattari appelleraient une « double déterritorialisation >> •• • La digestion de l'homme et la reproduction du blé constituent ensemble un nouvel agencement machinique, qui ne s'actualise d'ailleurs véritablement que dans des conditions de sédentarisation, c'est-a-dire en corrélation avec d'autres éléments a la fcis géographiques, techniques et sociaux. Lors de l'interrogatoire qu'il faít subir a Morpheus dans M_atrix,- J'·a gent Smith présente la révolte des machines comme une _?implé étape dans l'histoire évolutive de la Terre : les objets techniques ont utilisé l'homme pour se développer, puis se sont débarrassé-s de luí. L'homme prend les objets techniques pour des productions ex nihilo de sa liberté, alors que ceux-ci sont des processus indépendants qui passent en quelque sorte, depuis toujours, par l'illusion de la liberté souveraine de l'homme pour se développer selon des lignées technologiq~es variées et de plus en plus autonomes . La situation décrite par Matrix n'est done pas nouvelle : l'homme a toujours été un moyen de reproduction des objets techniques .. . Ce qui est nouveau en revanche, c'est que l'inverse ne soit · plus vrai. Mais était-ce vraiment fatal ? L'épisode des Animatrix racontant les origil'f"S véritables de la guerre des hommes et des machines (-+•Guerre hommes-machines) montre que Ja responsabilité de Ja guerre VÍent de !'incapacité des h0111mes a admettre que les machines puissent etre autre chose que des instruments. Sinistre conséquence de l'écart entre une pensée du pouvoir politique qui voit dans celui-ci le représentant global d'une communauté homogene et unifiée, et la réalité du développement de l'assemblage hommes-machines qui rend impossible de maintenir ce postulat d'homogénéité. Penser le sÚjet politique autrement que sous une condition de majorité, admettre qu'il n'est jamais que dans la rencontre entre des minorités, humaines ou non, montrer qu'on peut construire un ordre politique, c'est-a-dire aussi juridique, au niveau de ces assemblages cnmposites, traversé~ de doubles devenirs, sans passer par cette machine particuliere qu'est I'Etat, telle est peut-etre la direction vers laquelle il faut aller, si l'on veut préparer la paix avec les machines, et reconstruire ainsi, mais seulement en passant, la
1' Anti-Qdipe puis dans Mil/e Plateaux, de construire un concept de la
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Motrix,
machine philosophique
soci élé aux dimension s de l'humanité qui a été scindée par la Matrice (-+ • Sommes -nous dons lo Motrice ?). Ce qui est su r en tout cas, c'est que, en accepta nt de ne pas surp lomber les objets tec hniq ues, de ne pas concevo ir l' usage comme la so umi ss ion a un e utilité, d'etre au milieu des mac hin es co mm e des << choses parmi les choses , , sur le meme plan, l' homme ne perdra pas sa différence, au contra ire : il la maximi se ra. 11 n'y aura pas de nouvell e pensée de la politiqu e sa ns un e nouve ll e pensée de la machin e. Patrice MANIGLIER
[1 l (2] [3)
Domi nique Lecourt, Humoin, post-humoin, La Découverte, 2003 . Emman uel Sieyes, Qu 'est-ce que le Tiers Étot 7, PU F, 1982 . Thomas Hobbes, Lévia thon, Sirey, 197 1.
[4 l
Gilbert Sim ondon, Ou mode d 'existence des objets techniqu es Aubie r 1 ~3 9. ' .
(5 ]
Gi lles IJPI Puze et Félix Guattari . M il/e Plat eoux, Minuit, 1980.
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SOMI'v1ES-NOUS DANS LA MATRICE? " Morpheus : Hove you ever hada dream, N eo, that you were so sure wa s real _7 What if you were unable to wake from that dream 7 How wou ld you kn ow the difference between the dream world and th e real world 7 ,
Matrix n' est évide mm ent pas la premiere O? uvre a im ag in er que :e mond e qui nous ento ure est en grande partie un e illusion. Cette possibilité a été formul ée, sous des form es tres di ve rses, par d'innombrables philosop hes o u penseurs depui s 1'Antiquité : on les r egro up~ généralement sou s l'a ppellation << sceptiqu es » . Or ceux-c i ont été tou jours accompagnés dans leur réflexion par des représen tati ons qui tentaient de donn er co rps a l' hypothese de l'irréa lité de notre quotidi e n. Les sceptiques antiques invoq uent souvent des réc its mythol ogiq ues dans lesqu els un personnage est trompé par des hallu cination s píüd ui tes par les di eux. A l'é poqu e ou Desca rtes élabore so n fame ux << dou te hyperbo liqu e >> , ce so nt le s dramaturges, comme Cald erón dans Lo vie est un songe ou Corneille dans L'lllusion comiqu e, qui mettent en scene des personnages artificiellement trompés sur leur ex iste nce. 11 n'est pas su rprenant qu'aujourd'hui, alors qu e les hypoth eses sceptiques sont toujours abondamment discutées par les ph il osophes [5], ce soit le cin éma q ui se cha rge de nous donne r des représentations concretes de ce ll es -ci: que l'o n pense, ;:-0 ur n'évoqu e r q ue des fi lr.; :; réce nts, a Total Reca/1, Oork City, eXistenZ, Trumon Sho w, Vanilla Sky (basé sur Abres los Ojos) et bien su r Matrix. Contrairement aux précéden ts, ce dernier film _;: ::-b le d ' <~iii P urs su ivre de pres un e formu lation contemporaine de l'hypot!: ': óe sce ptiqu e proposée par le philosophe Hilary Putnam, ce ll e des << cerveaux dans un e cuve ,, (1) : je pourra is bien n' etre qu 'un cerveau parmi d'autres conservés vivants dan s un e cuve (par un savant fou) et dont les terminaison s nerveu ses so nt branchées a un ordinateur tres puissant qui produ it un e hallucination col lective et interactive identique ~ :--.::J tre monde . Matrix prop ose ainsi une ve rsion actua li sée, préc ise et imagée d'une hypothese philosophique bien connu e. C' est pou rqu oi le film a été utilisé
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Matrix, machine phiiosophique
Sommes-nous dans ia Matrice ?
par de nombreux philosophes comme un exemple pédagogique permettant d'introduire a la réflexion sur le scepticisme. Mais, plut6t que d'élucider ou de critiquer Matrix grike a la philosophie, ne pourrait-on pas éclairer la philosophie du scepticisme a u moyen de Matrix? En fournissant une représentation concrete de l'irréalité du monde, Matrix permet de considérer cette éventualité d'un point de vue concret et non pas seulement comme une hypothese théorique que l'on cherche d prouver ou réfuter. Matrix reut etre utilisé comme une sorte d'antidote contre 1' « armchair philosophy" dénoncée par Hume, cette capacité des philosophes a penser le monde depuis leur fauteuil sans se soucier des ir:nplications pratiques de leurs réflexions.
H3, l' hypothese la plus radicale, est-elle plausible? Pouvons-nous vivre dans une simulation si parfaite que personne ne croit a son irréalité ? La Matrice de Matrix, en tout cas, n'est pas une telle simulation parfaite. Neo apprendra que les impressions de << déja vu », lorsqu'une meme perception se répéte, signalent des perturbations dans la Matrice. Ce qui peut apparaltre comme une erreur du cerveau humain est en fait une légére imperfection de la réalité virtuelle dans laquelle nous sommes enfermés. Un autre exemple poétique est fourni dans le dessin animé Beyond de la série Animatrix, ou des enfants ont découvert Uil champ d'apesanteur dans un terrain vague, ce qui provoque l'intervention d'agents, qui effacent ce bug dans !a simulation. Par ailleurs, peuvent intervenir dans la Matrice des éléments << rebelles >> qui produisent des incohérences. Les humains débranchés d'abord : au début de Matrix par exemple, Trinity a elle seule se débarrasse de deux unités er:tiéres de la police et effectue de nombreuses cascades incroyables. Autre source de perturbation : les programmes << exilés >>, dont I'Oracle explique que nous en entendons parler tout le temps sans le savoir a travers les histoires de vampires o u de loups-garous (-+ • Anges) . On imagine le travail énorme que les agents doivent mettre en CEuvre pour dissimuler ces événements. Lee1r tache est la meme, l'humour en moins, que celle des héros de Men in Block, qui contr61ent l'activité extraterrestre sur Terre en surveillant les mag<Úin es friands de paranormal et en effa~ant la mémoire des témoins. Ce travail serait beaucoup plus facile s'il n'y avait pas de droits de l'homme dans la Matrice, mais ce n'est apparemment pas le cas, puisque Neo demande << son coup de téléphone ,, lorsqu'il est interrogé par les agents. . Dés lors, la question de savoir si nous sommes actuellement dans la Matrice est équivalente au probléme sous-jacent a tous les débats sur le paranormal ou sur les complots politiques internationaux : avons-nous des preuves sérieuses de l'existence de phénoménes ou d'organisations exceptionnels et cachés, échappant totalement aux lois de la nature ou de la société? Si la réponse est positive, l'analy~e ele ces faits nt:-''- ' ~ conduir<: peut-etre a l'hypothése que nous sommes dans la Matrice, mais elle peut aussi révéler la présence parmi nous d'extraterrestres, de créatures
11 ne faut done pas hésiter a prendre Matrix au sérieux : sommes-nous, moi qui écris ces lignes et toi qui les lis, actuellement branchés a la Matrice décrite par Morpheus ? Comment répondre sans se tromper ? Partons simplement de ce que nous savons, a savoir qu'un film prétend nous révéler l'existence d'une Matrice dans laquelle nous sommes prisonniers. Trois hypotheses sont alors envisageables : (H1) Nous ne sommes pas dans la Matrice, car si nous y étions, nous ne devrions pn~ pouvoir le savoir aussi facilement. Dans ce cas, ou bien (a) Matrix est un simple film de science-fiction pour jeunes adeptes des jeux vidéos, ou bien (b) Matrix pourrait etre un avertissement voire une prémonition, qui nous prévient que l'humanité court le risque d'etre prisonniere, dans deux siecles, d'une simulation du monde de la fin du vingtieme siecle, dans lequel nous vivons encore réellement. (H2) Nous sommes dans la Matrice, mais les machines qui l'ont créée ne la contr61ent plus et n'ont pas pu empecher des rebelles- machines ou humains- de diffuser a l'intérieur de la Matrice le film Matrix et de révéler ai;·,si la vérité a l'humanité. On peut alors penser que celle-ci va bient6t etre libérée de la Matrice d'une maniere ou d'une autre . (H 3) Nous so m mes dans la Matrice, mais celle-ci est si parfaite que nous refusons de croire a son existence : nous prenons le film Matrix pour une CEuvre de science-fiction, alors qu'il décrit notre situation réeile.
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Matrix, machin e philosorhique
5ommes-nous dans la Matrice ?
magiqu es ou les pouvoirs exorbitants de la CIA. En revanche, si tou tes ces histoires ne sont que des rumeurs fan tas magoriques, l'existence de la Matrice est l'une d'elle, le reve ou le cauchemar d'un informaticien anonyme et surmené, M. Anderson, qu 1 se révei llera pour de bon dans notre monde a la fin de Matrix Revolutions, cornme Edward G. Robinson dans la Femme au portrait (plusieurs scenes des deux premiers films sont déja suivies d'un réveil brutal de Neo, cornme s'il revait toutes ses aventures :;xtraordinaires). Démontrer H3 exigerait done de prouver l'existence de faits incompatibles avec les lois de notre monde et explicables uniquement grace a H3 . En attendant que l'un des nornbreux adeptes du paranormal ou des théories du complot qui peuplent notre monde y parvienne, nous pouvons au moins savoir a quoi doit resse mbler la Matrice pour que H3 soit vraie, c'est-a-dire pour que nous soyons actuellernent a notre insu dans la Matrice. Si la Matrice est un univers dont les habitants ne sont jamais troublés par aucune incohérence, il est alors certain que 11uus ne sommes pas dans la Matrice, car notre monde actuel est tres différent. Pour le simuler parfaitement, la Matrice doit etre imparfaite : elle doit nous présenter un monde tres largement cohérent mais plein de rnysteres a résoudre et de rumeurs sur des événements inexplicables. Tel est peut-etre le sens de i'histoire de la premiere Matrice : sa perfection absolue la fit échouer, ¿ cause de l'imperfection essentielle a tout etre hurnain, selon 1' Architecte, imperfection que l'agent Smith caractérise par le beso in qu'ont ie s humains de souffrir pour définir la réaíité. Ce que ces deux intelligen ces artificielles décrivent avec mépris, est le fait que le monde humain n'est, dans tous les domaines, ni chaotique ~absolurnent ordonné (ou alors il ne l'est que localernent et brievement), objeta la fois de satisfactions et d'insatisfactions, ces dernieres entraínant d'innombrables tentatives de transforrnations. Ainsi, notre monde est a la fois facile et difficile a simuler : d'un coté, les humains to!erent eJe tres importantes imperfections (mysteres, incohérences, injustices , etc.), de l'autre ils deviennent dans certaines circonstances curieux, aventureux et optimistes, ce qui oblige a élaborer une si m ulation non seulemer' i'lterac tive Liberté virtuelle), mais
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su rtout évolutive. Si nous sommes dans la Matrice, cela implique qu 'elle dispose de programmes supervisant l'ensernble de la vie humaine. Nous y naissons, y vieillissons et nous y faisons et éduquons des enfants ; s'y succedent done des générations et s'y développent des traditions, des cultures et une Histoire politique, sociale, artistique, etc. Pour cor.~ourner ces complexités de la vie collective humaine, les hypotheses sceptiques concretes invoquent souvent des rnanipulations rnassives de la memoire des sujets trompés. Pour que la simulation soit réaliste, il faudrait toutefois implanter dans chaque sujet une mémoire de toute sa vie passée, ce qui exige de reproduire - réellement ou sous forme de souvenirs - au moins quatre-vingts années d'histoire d'une population, puis de résoudre le probleme de la communication entre les générations, qui fait rernonter la mémoire beaucoup plus loin. Une Matrice cyclique, qui ne simulerait qu'une vie tres courte et se réinitialiserait périodiquement, n'échapperait pasa ces problemes. En fait, les exigences d'une simulation interactive col/ectíve des sociétés contemporaines sont extrémement lourdes (-+•Reve). L'un des principaux problemes que les concepteurs de la Matrice ont du résoudre est celui de la recherche scientifique, ce produit de la vie collective humainP 'lUÍ a pour spécificité de reconstruire et de complexifier en permanence l'environnement dans lequel les hornmes évoluent : les explorations ou l'astronomie y ajoutent de nouveaux territoires, les recherchP' physiques et chimiques y découvrent de nouveaux composants et de nouvelles réactions, la biologie accrolt les ressources du corps he! :Tlain. La Matrice doit etre ainsi dotée de programmes qui simulent toutes les propriétés, meme microscopiques, de tous les corps, y compris ;es plus éloignés de la Terre, de maniere a ce que les techniques et les sciences actuelles puissent s'appliquer et merne progresser sans jamais prendre la M::trice au dépourvu. Des lors, ni les chasseurs de phénomenes paranormaux ni les spécialistes des complots planétaires ne sont les mieux placés pour prouver a u reste de l'humanité qu' c::e est enfermée dans la Matrice. Ce sont tout sirnplement les scientifiques qui peuvent y parvenir : plus ils font progresser rapidement la précision et l'extension de la con naissance humaine, plus ils ont de chance de prendre en défaut les capacités de sirnulation de la Matrice et de provoquer de l'intérieur un
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Somm es-nous dans la Matrice ?
M c tri x, machine philosophique
dysfonctionnement majeur dans Id réalité virtuelle ou nm;s vivons [3] . Pou r infi rm er ou confirm er H3 une bonne fois pour toutes, il suffirait done d'augmenter mass ivement les budgets de la rech e rche sc ientifiqu e dans to us les pays. 11 faut toutefois reconnaltre que l'on courrait alors le ri sq ue de précip iter l' é laboration d'intelligences artifici elle s aux capacités supérieures a celles de l' homme, qui finiraient soit par nous aider a démontrer que no:.; ~ sommes dans la Matrice (H3), soit par se rebeller contre nous et par créer une Matrice ou elles nous enfermeraient (H1 b) . Quoi qu'il en soit, l'hypothese de base de Matrix serait en fin de compte réalisée ... 11 semble en tout cas que des intelligences artificielles qui voudraient créer une Matrice efficace pour tromper l'humanité choisiraient de la brancher sur un monde virtuel primitif, ou les humains possedent tres peu de capacités d'ac tion et de connaissances sur leur environnement et vivent en petits groupes séparés les uns des autre~ : cette simulation serait en effet tres simple a réaliser et a rendre indétectable . Comm ent expliquer alors que les machines de Matrix aient élaboré une sirnulation de la fin du vingtie me siecle ? Par un élan de générosité a l'égard des homm es, le vingtiem e siecle étant « le sommet de la civilisation , humaine, comme le laisse ente ndre l'agent Smith ? Paree que c'est 1~ seul mo nde que les machines avai ent sous les yeux et pouvaient reproduire ? Dans le s deux cas, il faudrait admettre une faiblesse des machin es. A lf1oins qu e les machines aient effectivement commencé par la solution la plus efficace : il y a quel q ues millénaires, elles ont branché l'humanité sur un e simul atio n de la vie pré historique, qui a évolué au fur et a mesure du développement de la vie socia le humain e et qui a fini par deve nir tresCümplexe et impossibl e a soumettre a un controle systématique et central. Nou s nous trouverions alors actuellement dans l'hypothese H2 : apres bien des tiiton neme nts, l'existence de la Matrice a été de vin ée et révélée a l' hu rnanité par le film Matrix. 11 joue pour no us le meme rol e que Mo rph eus dans le film : il est le médiateur de notre libération de la Matrice. 11 ne nous indique cepend ant aucune voie con crete pour nous libé rer de la Matrice, sinon l' atten te du superhéros Neo, do nt les pouvoirs apparai sse nt peu efficaces a la fin de Matrix Reíoaded. Mais ce secund film
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est probablement une tentative des ma chines pour détrui re les espoirs suscités par Matrix: l'attaque sur Zion et le discours de 1'Architecte veulent no us faire croire que les machines ont prévu une parade, que la rési stance est inutile puisqu'elles peuve nt réinitialiser la Matrice ou nous tuer . Espérons alors que le troisieme film sera un e réplique de Zion nous montrant ce que nous pouvons faire pour échapper a la Matrice pour de bon , par exemple une greve de 1' énergie corporelle a u niveau de l'humanité entiere ou la menace d'un suicide collectif universel, qui contraindraient les machines a négocier notre iibération progressive et la construction d'une situation d'égalité et de paix entre hommes et machines sur la Terre de 2199, hors de la Matrice (-+ •cuerre entre hommes-machines). Mais, sommes-nou s surs de vouloir et de devoir a tout prix en sortir? Ne devrions-nous fJdS nous demand er si cette « libération , est souhaitable avant de chercher s'il y a lieu de se libérer et comment le faire? Le fait que la Matrice soit une illusion ne suffit pas en effet a la rendre insupportable. Cette simulation est d'abord bea ucoup moins trom peuse que la plupart des hypoth eses sceptiques : les principaux éléments de la Matrice, a savoir la réa lité rnatérielle, la Terre, notr:c corps, les trai ts des visages hurnains, la communication avec autrui, la civilisation de la fin -:l u vingtierne siecle existent ou ont existé hors de la Matrice et ne sont done pas de pures fictions. Le scepticisme de Matrix est ainsi rn oins radical que celui de l'hypothese des ,, ce rveaux dans un e cuve , ou du « malin génie » de Descartes. Outre le monde rnatériel et le corps humain, deux autres cibles classiques du scepticisme so nt presque enti ere ment épargnées dans M aUix: l' identité personnelle des suj ets et l'existence d'autrui. Pour trouver une mise en scene sérieuse du scepticisme a l'égard de la c~ n science de soi et de la rnémoire, il faut se tourner ve rs Total Reca/1 ou Vani lla Sky. Quant aux autres hornm es, ils n'au ra ient été supprirnés que dans un e Matrice so lipsi ste, ou chaque sujet aurait été enfermé séparérnent dans sa propre simulation individuelle. ;v;ais la Matrice est bie!: diiié,e:n te et nou~ ,,e puuVOII> dvnc l'accuser ni de nous tromper sur la nature fond ame ntale de la réa lité, ni de manipuler notre conscience de nous-mémes, ni de nou s empecher d'agir -
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Snmmes-nous d<:•lS la Matrice?
Matrix, machine philosophique
sur notre monde ni de nou s priver de relations avec les autres hommes . je ne peux meme pas vraiment reprocher a la Matrice de me tromper sur mon co rps réel et de me priver de son usage : el le me fournit en effet un co rps virtuel absolument identique a ce que serait mon corps réel dans le monde réel : ce corps virtuel devient don e, d'un point de vue pratique, mon véritable corps, puisque je n'entretiens aucune relation avec mon corps réel tant que je demeure dans la Matrice. Bref, ¿une réalité se révele illusoire, cela n'implique ni qu'elle résu lte d'une tromperie ni qu'il faille s'e n débarrasser, comme le montre bien l'hi stoire des arguments sceptiques [4], qui ont défendu plusi eurs attitudes a l'égard de ce qui n'est pas réel. Chez certains philosophe ~ partiell ement scefJtiques, comme Piaton, Démocrite ou Berkeley, nos perceptions ne sont illusoires que par rapport a une dimension plus fondamentale et plus objective du réel (les Formes intelligibles, les atomes imp erceptibles, Dieu). Dans ces cas, le monde sensible est une illusion dont il n'est ni possible ni nécessa ire de sorti r (dans cette vie), sauf rar la pensée. Chez d'autres philosophes plus radicaux tel .; les pyrrhoniens ou Nietzsche, le monde est une pure apparence, qui ne cache aucune réalité profonde : il faut done faire preuve d'une sérénité critique ou désinvolte a l'éga rd de la va nité de la vie et dP la con naissance humaines. Pourquoi ne pas faire de meme a l'intérieur de la Matrice? En réalité, ce qui est insoutenabl e dans le fait d'etre a l'i ~~é rieur de la Matrice n·est pas sa dimension simulatoi re mais le fait qu'elle soit con tr61ée pa r des ¡·,lachines, qui, a la suite d'une gue~:·2 avec l'humanité, tiennent cette derni ere captive dans la Matrice. L'hypothese de la Matrice releve moins du scepticisme que du ~~Justicisme. cette interpr~.tation du christianisme selon laquelle notre monde (maténel) est une illusion et une pri son produites par un dieu malfaisant (-Hes dieux sont dans la !vfatrice). Avec le « malin génie >> ou le « savant fou >>, les sceptiques modernes on t rep ris le príncipe gnostiqu e en le vidant de so n contenu religi e''" et moral. La science-fiction et Matrix perm ettent de lui redonner vie et de se demander sé rieu sement ce qu'il y a de « mauvais ,, dans la vie a l'intérieur de la Matr ice, comme l' a fait jam es Pryor [2]. Sa ré ponse est que le véritab le probleme posé par !a Matric e est politique et non
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épistémologiqu e ou métaphysique, comme le souligne Morpheus lorsqu' il définit la Matrice cor1me un systeme de controle destiné a maintenir les hommes en esclavage. 11 est toutefois assez difficile de déterrniner exactement en quoi l'enfermement dans la Matrice constitue une injustice. Le fait que toute l'humanité soit branchée a la Matrice est la encore capital : la situation n'est pas du tout celle, évidemment immorale, du Truman show : Truman est seul aetre trompé par le monde construit par ce« malin génie" qu'est le producteur qui a fait de la vie entiere de Truman une émission de téléiéalité. Mais en quoi consistent la tromperie et l'esclavage dans Matrix? Morpheus insiste sur le fait que les hommes sont transformés en sources d'énergie pour les machines, mais, comme l'ont noté Hubert et Ste;>hen Dreyfus [2], un esclavage suppose une entrave a rna liberté : or les machines ne contraignent pas plus les hommes que les millions de microbes ou de moustiques qui se servent du corps humain comme milieu ou aliment. Pour pouvoir parler d'esclavage, il faut supposer, comme le font james Pryor ou Hubert et Stephen Dreyfus a la suite de Morpheus, que les machines limitent notre liberté et orientent l'histoire humaine dans la Matrice. S'applique toutefois a cette hypothese un argument déja invoqué : si la Matrice est une simulation vraiment parfa1te, il ne peut Y avoir aucune différence de nature entre les obstacles aux progres humains internes a notre monde (contraintes naturelles, sociales, politiques, économiques, etc.) et ceux que pourraient produire les machines pour influencer notre hi sto ire. Bien plus, une telle influence sera it-elle véritablement injuste 7 Nombreux sont les gens qui pensent que Dieu exe rce précisément ce type de controle sur l' humanité, et si les machines sont comme tui supérieurement intelligentes, elles agissent sGrement dans l'intéret des hommes autant que dans le leur (telle semble etre la these de Sm ith, qui invoque 1' évo lution naturelle devant Morpheus ; on peut d'aiiiP11rs remarquer que Neo et ses compagnons, lorsqu'ils interviennent dans la Matrice font bien plus de victimes humaines que les agents, ce que reconnalt d'ailleurs Morpheus lorsqu'il conseille a Neo de traiter ::haque homme comme un ennem i) .
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Sommes-nous da11s la Matrice ?
Motu x, n-: Jchine philosophique Toutefo is, d' un po int de vue stricte ment politique (et non moral ou théologique), peu importe que les mac hin es exercent ou non leu r pouvo ir de modifie r ou de détruire l'h istoire hum ain e dans la Matrice. L' injustice résid e en réalité seul ement dans le fait que l' humani té soit sous le controle d'une autre pui ssa nce qu 'elle-m éme, qu'elle ne puisse exercer so n droit a gérer sa propre hi stoire (quelle qu e soit la mani ere désastreu se dont ell e l'exerce rait si elle le pouvait) . Ce n'est pas le m o11de ou nous-O":lé mes que la M atri ce nous travestit et nou s confisque mais not re propre his toire co ll ec tive, aussi terrib le soit-ell e. N ous somm es dans la Matrice com me un hom me solita ire qu e l'on aurait enlevé, rendu am nésiqu e et tran splanté au début du dix-neuviem e siecle. Nou s n'avons con science d'aucu ne perte ni d'aucun e vioiP'lCe, nous pouvons agi r :ibrement et étre heureux dans tous les dó m ain es de l' ex istence, m ais nous ne som mes pas da ns la si tu ation histori q ue ou notre date de naissance nous « destina it ,, a vivre et ag ir. Se ul e la po pul ati on de Zion co nn a!t la véritabl e situa tion p résente d e l'huma nité et a done !a possibilité de participer a sa propre histoire et de cherc her a maítri se r son avenir.
colon ne ve rtéb rale et le reste du corps : il fau drait surto ut recoudre entre elles et sur tous les plans deux époques de l' histoire humaine . Les juri stes et aut res avocats auraient du travai l pou r des centa in es d'années. On retro uverait en fait au nive au d e l'hum anité enti ere les prolilem es politiques qui se posent lorsqu 'une nati on profondément divisée cherche a se reconstruí re apres une révolution (par exemple 1' Afrique du Sud depuis la fin de I'Apartheid) ou lorsqu e d eux civilis ations ayant évolué ind épendamment !' une de l' autre d e maniere tres différente se rencontrent (par exempl e les Europée ns et les Azteques). La Matri ce in sta ure en effet une schizophrénie de I' Humanité, une scission de son un ité : une partie est san s le sa voir sorti e de sa propre histoire et revenue en arriere. Comment réparer cette déchirure et cette boucle dons l'Histoire humaine ? Comment éviter qu e les ho mmes de Zion et ceux qui étai ent dans la Matrice n'ent ren t en gue rre les un s avec les autres au sujet de la g estion de I'Histoire post-rn;.trici elle ? Peut-étre devrion s-nous nous atteler d es maintenant a résoudre ces problemes politiqu es afin d'étre préts le
Dan s In M atri ce, nous sommes tres probabl ement plus lib res d'ag ir et de réussir notre vie que d ans Zion, mais nous nous préoccupons d' un p rése nt et d' un ave ni r qui ne sont qu'a rtificiell ement les nótres . La so luti on d' un e teHe co nfi scati on de I'Hi stoire de l'humanité se rait assurém ent tres com ple>:e . Ca r I'H istoire hum ain e da ns la Matri ce n' est qu 'a rtifi ciell e dans so n prí ncipe et non dans son déroule ment : il se rait done inj uste de priver les hommes de ce qu ' il s ont acqui s, collectivement ou in dividue ll ement, da ns la Matrice. 11 est par exe m p le to ut a fa it possib le qu'y aient été prod ui tes des inve nt ions ou d es o:-uvres d'art qui n'o nt jamais été co nnu es lors du premi er et vé ritabl e vin g t- et-uni eme siecle ... Si nous pouv ions collecti ve me nt so rtir de la Matrice, il fau drait alors les reproduire dans lo réolité ' La q uestion de la transposition a l'extérieur de la Matrice des inéga lités actu ell es de ressources et de statuts entre les homnies serait auss i particuli erem ent d iffi cil e a tranc h er : l e~ auto rités élu es ou les fo rtun es acc; ·..;ises dan s la Matri ce demeu rera ient-ell es légitimes hors d'eiie, ou seul es les lois de Zion s'appliqueraient-e ll es 7 Vivre hors de la Matrice n'exigerait done pas si m p lement d e s'ha bituer a avoir des trous dans la
Thom as BÉNATOI i'IL
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jour ou nous sortirons enfin de la M atrice.
[1 ] [2]
[ 3]
[4] [5]
Hil ary Putn am, Roison, vérité et histoire, M inu it, 1984, traduct'on d' A. Gersch enfeld (chapit re 1 ). Sur http :1/whati sthem atr ix.warnem ros.cQ..f'D. (dans la << Phi losophy section >>) : james Pryor, << Wh at' s so bad about living in the Matrix ? >> . Hubert et Stephen Dreyfus, << The Brave New World of th e Matri x >>. David Ch almers, << Th e Matri x as Metaphysics >>. Nick Bostrom , << Are yo u Li ving m a Computer Sim ulation ? >>, http :// www .s imul a ti o n- a rgum e n ~ ..::c;-n T. Bénatou'll, Le Scepticisme, Flamrnarion, 199 7. K. De Rose et T. A. Warfield, Skepticis m : A Contemporory Reoder, Oxford, Oxford University Press, 1999.
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Dialectiques de la fa c!e
DIALECTIQUES DE LA FABLE' " Morpheus : Remember, al/ /'m offering is th e trulh, nothing more .. "
1. Toujours vérifier, contre l'empiri sme, et avec le platonisme, que !::: vis ible, figure apparente de ce qui est certain (il faut voir pour croire, comme saint Thomas), n'est en réa!ité qu'un índice particulierement aléatoire du réel. Et par wnséquent, au cinéma : vérifier que cet artífice- le cinémane peut mettr
2. Dan s ce texte,
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vérification , veut dire : notations convergentes.
Ces no tations sont ajustées a trois films, tous trois sortis en France en 1 999 : Cube, film canadien de Vicenzo Natali. eXistenZ, de Cror.enberg, et Matrix, de Andy et Larry Wachowski. La méthoc c (philosophique) est celle du spectateur ordinaire, non celle du cinéohi! e. ]e veux dire par la : que i'appui a été pris su r des films que j'a i vus, comme tout le n•c•,de, paree qu'ils sorta ient dans les sa ll es, sans distance, et non paree yue je pensais qu'ils relevaient de /'art du cinéma ; queje ne cherche pas une saisie singuliere de leur qualité; queje travaille a partir de souvenir que j'ai des films, et non a partir de leur ré-visi c;. Jnalytique (sur magnétoscope par exemple); /
1. Ce texte est issu d'une conférence fa1te en mars 2000 dans le cadre d ' une journée d'étude « Cin éma et Philosophie , du DEA de philosophie de I'Université de Paris-8.
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qu e j'accorde un certain primat a la fable, a la narration , a cet exercice apres tout fondamental dans la vie en société : raconter un film. 3. Dans ces troi s films, la fable est de fa~on explicite connectée a des questions philosophiques constituées. Un frant;ais peut meme dire : a des sujets de dissertation. Comme par exemple : le réel et le semblant. Comment rompre avec un régime séduisant de l'apparaltre? La connaissance des lois mathématiques du réel est-elle 1? condition d'cme action efficace ? Rationalité calculatrice et intuition mystique. Liberté et valeurs. Et ainsi de suite. La difficulté est que cette connexion n'appartient pas en propre au cinéma. Elle est en effet caractéristique d'un genre qui enveloppe certes tout un pan de l'activtté cinématographique, surtout contemporaine, mais dont !'origine est purement littéraire: la science-fiction et ses dérivés. La science-fiction est astreinte a construire un monde, et de ce fait meme, a indui~e une comparaison avec celui que nous conna is sons. Cette co nstruction comparative s'apparente toujours - comme déja, chez Platon, le mythe d'Er a la fin de La République, voire la cosmologie du Timée a une sorte d'épopée conceptuelle en images. Elle est démiurgique (créant le Tout) et normative (jugeant ce qui esta partir de ce qui pourrait etre; ou avoir été). La science-fiction ressemble a une dissertation métap!-:orique, paree qu'elle in struit un jugement sur ce qui est a partir d'une fiction globale ou l'on expérimente, en particulier, la redoutable question du rapport entre la structure d'un monde et la réalité des choix qu'on croit y faire, ou des libertés qu'on s'imagine y déployer. 4. On se reportera, pour une fine étude de la signification spéculative de la science-fiction, au livre de Guy Lardreau, Fictions philosophiques et science-fiction, paru en 1988 chez Actes-Sud. Lardreau étudie deux grands cycles romanesques : Fondation, d' Asimov, et Oune, de Herbert. 11 montre avec force comment la these latente qui soutient ces cycles - celle de l'extstence d'autres mondes possibles - trouve son concept dans la dimension la plus
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Matri:;, machine pi1: 1osophique
í)ialertiques de la fable
ro manesq ues, sur le Tout et ses supposées variations :ervent a découvrir que notre croyance immédiate au monde qu e nous connaissons (le mon de ,, nat\]rel >>), au Tout dont nous somm es familiers, doit etre questionn ée quant a ce qu'elle présuppose. Finalement, pour Lardreau, toute variation imaginaire des conditions du monde donné met a 1' épreuve des postu/ats philoscphiques souvent dissimulés. Et soumet également a diverses vérifications ou falsifications la cohérence supposée des conséquences de ces postulats. Dans les romans, la narration porte a la fois l'explicitation des postulats, et la mise en jeu, par les péripéties, de leurs conséquences. De la que les repérages fondamentaux, concernant les philosophemes fictionnés dans ce type de romans, portent sur les hypotheses qu'on vous demande d'admettre (vous faisant ainsi savoir que, pour croire au monde réel, vous admettez aussi de) i 1ypotheses), et sur le degré de ,, tenue », la fermeté logiqu e, des développements (pour vous faire examine r que! type de logique soutient votre rapport a la continuité spatiale et temporelle du monde usuel). 5. Nous pouvons appliquer cette méthode aux trois films sélectionnés. On peut sa ns mal y distinguer les postulats narratifs et la logique des péripéties. Les postulats narratifs sont l'expression des conditions d'une expérience fo ndamentale concernant ce qui est et ce qui apparalt. Ce sont en somme des axiomes relatifs a la distinction ontologique cruciale entre l'etre et ce qui, de l'étre, se donne dans l'expérience fondamemale en question. Le déroulement des péripéties porte sur ce que peut bien étre une condwte normée (efficace, juste, bonne, etc.) dans un monde régi par un postulat narratif déterminé portant sur le rapport entre l'etre et l'apparaltre. 6. Les postu lats narratifs de nos trois films sont différents, et instaurent des mondes différents. Dans Cube, le postulat se montre d'emblée comme postulat. Le début du fi: .-, nous p1é~ente en effct un groupe de personnages quise réveilient dan s un monde artificiel, composé d'une superposition gigantesque, en forme de tour rotative, de cubes piégés (ou non ), avec des passages -122-
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possibles, quoique malaisés, d'un cube a un autre cube connexe. Ab so lum ent ríen ne rattache ce monde a u mond e « naturel » d' o u proviennent les personnag es, et au cune explication ne sera jamais donnée de leur « enlevement " de ce monde naturel, et de leur transport d:ms les cubes. 11 est clair que les personnages ainsi transportés sont soumis a une sorte d'ex.périence, mais l'expérimentateur est totalement absent de l'expérie.-.ce. L'apologue a ainsi quelque chose de kafka"ien : la rationalité possible du postulat reste en amont de la narration, et le sens, s'il y en a un, est strictement coextensif aux péripéties. On peut alors dire que le monde naturel est purernent et simplement abcli, sans concept, au profit d'une totalité" fictive dont la raison d'etre et les lois sont, au départ, entierement ignorées de tous . Dans Matrix, le postulat est peu a peu découvert 11 est de caractere événementiel, et se compose de trois données. Tout d'abord, dans un monde supposé en bout de course, les machines ont pris le pouvoir, au sens ou elles utilisent l'én ergie biologique des humains réduits a l'état larvaire (endormis, drogués, et branch és sur des fils, comme autant de petites centrales). 11 y a du reste peu d' images de ce réel, et peu de validation anecdotique de c.ette partie du postulat. Car ce qui intéresse principalement les auteurs sont les deux autres composantes. D'abord, que les machir! es entretiennent dans le cerveau des humains-larves la fiction numérique (« virtuelle ») d'un monde en tout point semblable, p~ur l'essentiel, a celui que nous (les spectateurs) connaissons, qui est aussi celui qui, dans le film, a disparu. Ensuite, qu'il existe une poignée d'humains « vivants », résistants, qui circulent entre le monde« réel » (soit le re;; :1e des machines pompant l'én ergie des corps humains asservis) et le mcr!c!e « virtuel » (la « Matrice »), consolation artificielle de ces corps. Cette fois, le monde naturel a été entierernent détruit (au profit d'un monde mécanique despotique et dépou rv u de tout sens), mais il a été aussi, tel quel, tran ~formé en semb!ant. Le postulat po:':e principalernent, et soigneusement, sur la structure de l' ap paraítre, sa rnachination numérique. On voit des écrans ou ce qui par ailleurs est visible et apparemment habité - un monde b;ma l - atteste que son étre n'est que ch iffres verdatres. On ne peut évidemment qu'etre frappé de la
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Dialectiques de la fJble
Ma•rix, machine phi losophiqiJe
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resse mbl ance e ntre cette postulation et la fab le platonic ie nne de la Caverne. Platon aussi nous montre un univers truqué, fab ri qué par des ombres. Lui au ss i montre des humain s, asservis a cette fict ion. Lui aussi envisage que des résistants puissent circu ler entre le réel so laire et la caverne du semblant. Lui aussi accorde tous ses soins (au prix, comme dans le film, de pas mal de complications) a la production artisanale de l'apparaítre. Dan s eXistenZ, on peut dire que le postulat est réaliste. La projection dans un autre monde a en effet une cause toute simple : on est endormi, et un jeu vous projette dans ce monde fictif, par les moyens de divers branchements sur votre systeme nerveux. 11 s'agit en somme d'un réalisme ludique utilisant la structure neuronale du reve. L'univers fictionné n'est du reste ·pas globalement autre (que l'un ivers naturel), comme dans Cube, ou globalement le meme, comme dans Matrix. 11 est seulement marqué de quelques différences. Disons que l'expérimentation est locale, que « l'autre monde » est batard, conformément au génie de Cronenberg, qui vise toujo urs a greffer l' un su r l'autre des éléments ord inairement hétérogenes (en gén érc:!, le mécanique et le biologique), plutot qu'a créer de toutes pieces un univers global. 11 faut tout de meme ajouter que, cette fois selon le sc hem e c!ass ique de la mise en abyme, dans l'u nivers fictif ou le jeu projette ses protagonistes, il y a précisément un jeu. Ou plutot, l' univers du jeu est lui-meme, peut-etre, la conséquence de l'hypothese d'un métajeu. Sur ce point, la conclusion du film est ambig ue. On y voit en effet des tueurs, p:; rtisans de !'actuel pur, enn emis de tout monde virtuel (des antideleuziens fanatiq ues .. .), massacrer les auteurs supposés (et participants) du nouveau jeu (celui ou se passent les péripéties du film, y cornpris le jeu interne au jeu), sans qu'on puisse cependant exclure que ce massacre soit une séquence du méta-jeu . En sorte que fina lement, il faut dire que l'univers natu re l n'est ni évidemment abolí, comme dans Cube, ni histo ri qu ernent détruit, comme dans Matrix, mais qu'il est suspendu, rien ne pouvant attester sa différence globale avec le m c:~de virtuel des jeux. L'existence (titre du film) n'est pas une évidence, seulement un prédicat qui flotte entre réa!ité, jeu, jeu dans le jeu et méta-jeu.
7. Nou s avons done trois variations postulées distin ctes : <:
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Dialectiques de ia fable
hine philosophiqL: e 1i!eJsophique, elle meme co nséqu ence des postu lats quant au lition, destru ction , suspension). 1prunte son sc héma au film-catastrophe . Un groupe dis-pMate Jrdinaires, nullement préparés a quoi qu e ce soit d'exceptionfronté a une épreuve « aux limites », comme dans le cas des ::¡ui flambent, des avions qui tombent, des métros qui brulent es téléphériques bloqués en altitude par grand vc:1t etc. Outre ~ suspense et de terreur, le but est la révélation de ce dont apable, a partir d'axiomes qui changent le monde. Dans le tli, la catastrophe, interne au monde artificiel, est le piégeage .ous les yeux horrifiés des survivants, tel ou tel imprudent qui, er, passe dans le cube voisin, est haché menu par une herse, par un rayan . Toute l'épreuve a laquelle le groupe est soumis r quand meme, si possible en découvrant la loi se lon laquelle piég é et pas tel autre. apparente plutot au film « de patrouille ••, largement issu du du film de guerre : un groupe de rebelles (ou de héros avec en tout cas un chef idéologue, un rallié mystérieux, une Jisa nte, un traltre et des comp éte nces exceptionnell es au te :le briser un ennemi mille fois plus puissant. Dans le film, la .i lise, pour organiser son combat un navire spatial qu: c: ircule ~ 1 » (l e monde dominé par les machines), mais d'ou l'or1 f.Jeut duire dans le << virtuel » (notre monde tel que changé en \ucun des ingrédients ne fait défaut : ni le chef charismatique, 1ystérieux ( << l'élu »), ni la femm e séduisante, ni le traltre, ni u les combats d'exception, empruntés, qL: ::~t a leur styie, a la e asiatique (entre Kung-Fu et john Woo). enfin, dont la forme est plus likhe, ressemble tout de meme e poursuite : un couple (sujet obligé de ce genre de films) étrangetés et les péi"ils du monde <:Ji_, semblant, de sa mise en emi-monstres qui le peuplent. >urrait dire qu e la fable kantienne suppose qu'on exp lore les limites de la conscience ordina ire. La fable platonicienne,
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l'h éro"isme de la co nversion, qui vous détourne violemment du semblant. La fable husserli enne, l'incertitude idéa liste de l'obj et, sa soumission aux interprétations (ou, au mi eux, a l'assentiment de cet AutrP essenti el qu'est le conjoint). 1 O. On doit cependant constater qu'un probleme est commun aux trois films, qui est tout simplemPnt le probleme fondamental de la connaissance : qu'est-ce qui, de l'intérieur de notre capacité a connaílre, atteste que c'est bien du réel qu'il s'agit dans notre connaissance? Dans eXistenl et dans Matrix, il s'agit de trouver une procédure de discrimination, de l'intérieur d'un régime de l'apparaltre (le jeu, ou la Matrice), entre ce qui est réel et ce qui n'est qu'un semblant de réel. A mon sens, cette questíon est affaiblie, dans le film de Cronenberg, par le paradigme du jeu. C'est en effet une banalité inexacte que de poser le virtuel ludique en rival indécidable du réel. Tout jeu est pratiqué, si << réaliste » soit-i! dans ses représentations, de l'intérieur d'une irréductible conscience-de-jeu . En revanche, dans Matrix, la question est posée de fa~on radicale. 11 s'agit en effet, non pas de se mouvoir dans l'indécision, mais de soutenir l'épreuve du réel tace au semblant. L'élu est en effet celui qui sait identifier le semb lant de l'intérieur du semblant - celui qui, dans la Caverne, parvient a savoir que les ombres ne sont que des ombres. Dans Cube, conformément a une postulation de type kantien, le probleme est celui des limites de la connaissance, de l'impossibilité, pour l'entendement humain, de déterminer l'etre de ce qui apparalt. Pour échapper aux pieges des cubes, il faut trouver la loi du monde (artificiel), trouver a la surface des choses ce qui les distingue (ce qui fait qu'un cube est assassin, un autre inoffensif) . Le simple savoir-faire prudent et pragmatique ne peut suffire . Un homme rusé envoie d'abord ses chaussures dan:; :e cube voisin pour voir ce qui se passe. 11 réussit a éviter les mauvais cubes pendant pas mal de temps. Mais a la fi ;-;, il se trouve qu e le piege ne fonctionne qu e s'il détecte un regard . Les chaussures seront épargnées, mais l'homme aura les yeux et la face dévo rés par un rayon. La pure discipline ne suffit pas non plus : des chefs autoritaires et
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Dialectiques de la fable
Matrix, machine philosophique
organisés s'ave reront etre, soit inefficaces, soit traltres (agents de la Tour des cubes). La clef du probleme, comme pour l'univers physique postgaliléen, est mathématique. Chaque cube est marqu é sur une plaque en cuivre par un nombre, et il s'ag it de savoir, pour discriminer les cubes, quelle est la décomposition de ce nombre en facteurs premiers. Le savoir d'une jeune mathématicienne va sauver le groupe pendant un moment. Mais finalement, le savoir rationnel ne suffit pas non plus, car trouver de far;:on calculatrice la déco mposition, pour de tres grands nombres, prend trop de temps. Le film soutient que la math ématiqu e supreme est une mystique : une sorte d'innocent a la Dosto"1·evski sait immédiatement, sans calcul, ce qu'est tel ou tel nombre, et conduit les survivants du groupe vers une pure lumiere (non sans qu'ils s'aperr;:oivent que leur périple était vain : ils sont revenus a leur point de départ, lequel a tourné tout seul vers l'ou ve rture. Faut-il comprendre, cette fois du coté de Bergson, que la mystique n'est que cofncidence avec le mouvement réel ?)
montrer subti leme nt qu'il n'est qu e du cinéma, qu e ses imag es ne témoignent pour le réel qu'autant qu'elles sont manifestement des images. Ce n'est pas en se détourna nt de l'apparaltre, ou en encensant le virtu el, que vous avez chance d'accéder a l'ldée. C'est en pen sa nt l'apparaltre comme apparallre, et done comme ce qui, de l'etre, venant a apparaltre, se donne a penser en tant que déception du voir. Matrix, dans ce qu.' il a de plus fort, dispose cette donation, cette déception. Et done, le pr:~ cipe de toute ldée. 1 3. « Le cinéma, pour préparer a Platon
»,
aurait dit Pascal. S'il avait
su. Alain BADIOU
11. La force filmiqu e la plus grande esta mon goCJt du coté de Matrix. Sans doute paree q u'on y évite - pour l' instant. .. - soit les indécidabilités un peu molles (la phénoménologie de eXistenZ), soit le coup de force mys tiqu e de Cube (film par aill eurs étonnant de puissance terrorisante obter,ue par de sobres moyens abstraits). 11 me plalt, évidemn1ent, que l'e nquete cinématographillue la plus solide soit platonicienne. 12 . Mais pourqc;oi pst-elle si solide? Pa ree que la question d'une mise en cause de l'image a partir de l'image elle-meme, en direction de son audela fondateur, est la question du cinéma lui-m eme. Dans Mctrix, il y a une séquence admirable : un enfant, instruit par une sorte de prophétesse inspirée (la Diotirne du Banquet ?), fixe longuern ent une cuillere, jusqu'a ce qu'elle se torde, manifestant ainsi qu'elle n'est pas un objet solide du monde réel, mais une compos ition artificielle, une virtualité inconsistante. Ainsi, de l'intérieur du monde, par une dialectique critique qui prépare une dialectique ascendante, vous pouvez dire, dans le style pl;.tnnicien : cette cui ll ere n'est pa s la vra ie cuillere. La vraie cuille re n'est pas visible, elle n'est que pensable. C'est tou[ ie prín cipe de l'a rt uu <.: in éma, que de
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Tro is figures de la simu lation
TROIS FIGURES DE LA SIMULATION s : This is the world thot yo u kn ow. [. .. ] lt exists now only as part of a ractive simulation that we ::a/1 "the Matrix". ,
remier Motrix se caractérisait par une cohérence narrative assez crenforcée par le theme messianique et /'esprit de croisade de e du Nebuchadnezzar (-+Les dieux sont dans la M a trice), Matrix ' en revanche, tenait autant de Star Wars que du fantastique ~ ou de la quete initiatique fat;:on Castaneda, melant visions et :1amanes et démons . En plus des machines et des fonctionnaires Jes, il fal/ait désormais compter avec un ex.agent transformé en toute une population de programmes exilés aux pouvoirs 1ts, qui semblaient s'etre échappés d'une autre histoire: anges, ';, va m pires, et m eme loups-garous (-+ • Anges, -t•¡urneaux, vingien). Les paro/es de I'Oracle étaient moins cla ires que jamais, · ~ tie perdait de sa vraisemblance c-+•croyances), enfin toutes les se brouillaient, a commencPr par celle qui fournissait au premier 1·rf de son argument, opposant massivernent a l'illusion collective IJe par la Matrice une réalité rugueuse et sure, bien qu'assez peu 1 Au -dessous de ce ~.1rtage clair, on découvrait un interrnonde a i) gie ab e r·rante, plein de raccourcis et de portes dérobées ire des c! f, s). 1! ne suffisait done pas d'etre passé «de l'autre coté >> , encore fallait-il avoir les bonnes clés, et savoir a qui se fier. Smith <::t ~~ea échangeaient leurs puissances, le premier se eant udns !'esprit d'un rebelle, le second arretant les machines a si bien qu'on en venait ~ se demander si Zion elle-meme n'était région de la Matrice (ou de la << Métamatrice >> ) spécialement o ur entretenir chez les irréductibles l'illusion d'un exercice r¿c l de é : une Matrice << b/eue >> au se1n de la Matrice << verte >>, a moins e soit l'inverse (-t•Code, -+La Matrice ou la Caverne ?). Nous - iment en plein simula cre. 1·
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Le Réel et ses doubles Mais tout cela était encore trop simple ou trop na"ff au x yeux de ceux qui avaient pris Matrix au mot et s'attendaient a y trouve r une probl ématisation directe de la question de la simulation et du semblant. Cette attente, réel/e ou feinte, cachait une certaine mauvaise foi. Car elle revenait a placer les réalisateurs dans une situation de double contrainte typique : ou bien vous nous présentez une opposition nette entre réalitP et virtuel, et vous avez tout faux puisque << le désert du réel >> signa/e précisément /'indistinction de ces deux plans, le recouvrement intégral du réel par son signe, qui finit par le congédier; ou bien vous brouillez les pistes et vous suggérez un étagement indéfini de simulations embottées les unes dans les autres, et la encore vous vr¡us trompez : cette co~ception n'est pas moins idéologique que la premiere, paíce qu'elle est entierement soli: daire de l'idée d'une réalité vraie qui est comme son envers ou sa limite. A ce jeu, le philosophe gagne a tous les coups . Car le « réel ,, resurgira nécessairement comme contre-épreuve de la simulation tant qu'on persistera a confondre simulation et illusion, simulacre et simple apparence. En somme, on reprochait au film de mobiliser les prestlges de la mise en scene et des effets spéciaux pour transformer en fantasme visible ce qui, par définition, ne peut se dire ni se montrer : l'inconsistance de la << réalité >>, le point par ou tout systeme de symboles et de regles se révele foncierement insuffisant, incomplet, creux. L'erreur était de vouloir en faire un film d'action, et d'en proposer une figuration tangible et presque littérale: de rriere la Matrice, la Terre ravagée, sillonnée par les machines, et une jérusalem souterraine servant de point de ralliement a tous les << héros du Réel >> (selon l'expression de William Gibson dans son avantpropos au script de Matrix) - ou alors, ce qui revient au meme, le vertige de deux simulations qui se répondent en miro ir. En bon lecteur de Lacan et de Philip K. Dick, Zizek expliquait qu'il eut été plus amusant de multiplier les réalités el/es-memes, plut6t que les univers virtuels; il reprochait aux freres Wachowski de n'avoir pas compris que ie Réel n'est pas la << réalité vraie , derriere la ::mulation, pas da vantage son mirag e a l'horizon d'une série indéfinie de simulations, mais le vide qui fait que route réalité est vouée a se défaire et ne peut se clore sur elle meme [1 ]. -131-
Troi s fi g ure~ de :a sim ulati-:m
:vtatrix, ,nachine philosoph ique
Qu ant a Baudrillard, dont on sait qu'il était personnell ement concern é par l'usage qu e le film faisait de certaine s de ses idées (-+ • Baudrillard), il n'y allait pa s par quatre chemins : dans un entretien de juin 2003 au Nouvel Observateur, il'expliquait que la « simul ation " se confondait dan s Ma trix avec un « état de fa it », un simple dispositif technique d'hallu cin ation collective, et qu'il ne pouvait done s'ag ir que d'un malentendu [2]. La « simulation », qu'il faudrait plut6t appe ler << hyper-sim ulati on », c'est justement tout autre chose que ce que l'on nous présente aujourd 'hui sous ce nom pour nous empecher de penser la perte irrémédiabie dü réel. Ce n'est pas un régime particulier de l'i llusio n : c'est la condition ou nous sommes lorsque le semblant a entiere ment pris la place du réel. De ce point de vue, Matrix ne pouvait qu'apparaítre comme une représentation entierement fmag inaire de la simulation (<
La puissance de la fiction Les philosophes joignaienr ainsi leur voix a tous ceux qui voyaient dans Matrix une confirmation de la régression du cin éma vers la lanterne magique et les faciiités de l'image illusionniste. Keanu Reeves en m essie surdou é, affrontan t en robe naire une centai ne de clones ou tombant au ralenti en évitan t !es bailes, ce n'était pas cela qui allait rach ete r l'ind igence théorique du fi lm. Mais c'est qu'on lui en demandait trop, ou pas assez. Trop, c'est-a- :::l ire toute une métaphysique du virtuel. Pas assez, car Matrix faisait bien autre chose qu'illustrer maladroitement des idées déja constituées dans les livres de philosophie : il les faisait tourner sur un autre air (celui du mythe, de la religion, de la cyberculture, etc. -+Ma chine mythologique). 11 n'empeche : les philosophes ne pouvaient s'empech er d'y reconnaítre un travestissement de leurs propres idées, comme si un film de ce genre (mauvais gen re sans do11te) éta it a priori j:;r;, pable de p:c:- duire des effets th éoriques propres. Pourtant, si la science-fiction se distingu e en qu elqu e chose -.: e la li ttérature d'anticipation ou du gen. c fantastique,
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c'e st précisé ment paree ce qu'elle s'efforce de construire, par le moyen de fictions appropriées, des possibilités de mondes qui peuvent valoir comm e expéri ences de pen sée, a condition d'y mettre un peu de bonne volonté (-+lntroduction, -+Dialectiques de la fable). Construir e un monde, ou le défaire, et rendre du meme coup sensible ia :1écessité d'un réarrangement de nos concepts : Philip K. Dick, qui disait par ailleurs que le vrai héros d'un récit de science-fiction est toujours une idée, et non pas une personne, parlait de << conceptual dislocation », ce q~i suggérait a la fois un travail de déconstruction et de déplacement [3] . Mais pour effectuer un tel travail, il convient de se rendre attentif au montage minimal qu'autorise la fiction en réunissant les élément~ d'un monde possible. Matrix proposait un tel montage : il fallait done juger sur pieces. Quant au theme de la simulation, le film suggérait qu'on commence par reformuler quelques questions trop larges (une vie simulée est-elle moralement acceptable? -+ 8 Cypher, y a-t-il une différence entre la << réalité " vraie et la << réalité , virtue ll e ? -+ Sommes-nous dans la Matrice !), en ies déplac;:ant sur le terrain ou elles pourraient se résoud re en pratique, c'est-a-di re en action, dans le cadre d'une narration possible. Les concepts mal taillés de << réa lité , et de << virtuel » eux-me mes pouvaient alors etre retravail lés d'une maniere qui les rende directement disponibles pour décrire un évé nement ou un e opération : co mm ent té lécharger un 8 ,, avatar, de son corps dans la Matrice (-+ Téléphone)? quelle est la 8 place du co rps réel dans un disposit;f c! e simulation totale (-+ Bioport) 7 quell e fonctio n remplit la liberté dans une simulation interactive (-+Liberté virtuelle) ?, etc. Alors il ne s'agissait plus de savo ir ce qu'était, vraiment, le virtuel . que!! c -'>t'lit sa niltllrf' ou sa substance, ni de trouver les catégori es les plus générales qui ~ -= rmettraient de caracté ris er son inconsistance (ou son manque de substance), mais d'indiquer des procédures, de distinguer des niveaux fonctionnels en relation avec des situations et des problernes précis. Ces problemes pouvaient etre de nature technique (quelle topologie convient au virtu el ?), morale (que faire si la réalité est moiiiS désirable que ó ~ simulation? quelle est la place de la fonction et de la finalité dans l'action ?), politiqu e (comment préparer l'alliance avec les machines ?), et meme, pourquoi pas, métaphysique (les lois de la nature
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Matrf:·:, machine phHosophique
peuvent-elles etre courbées ?, qu'est-ce qui distingue le rhe d'une hallucination ? -+• Spoon boy, -+•Reve, etc.)
-41 La simulation comme catégorie et comme concept , Voil.a ou menait la fable. Elle portait au~si, négativement, une evaluat1on critique dont il fallait bien tirer les conséquences : ceux qui sont les plus enclins a dénoncer dans Matrix une illustration na'(ve et littérale de l'id~e de si_mulation sont aussi ceux qui font de cette meme idée l'usage le moms operatoire, et théoriquement le plus pauvre. Car a force d'etre pensée au-dela de l'opposition simple de la réalité et de l'apparence tr.omp~~se, la simulation finit par etre completement séparée des disposJtJfs concrets ou son idée pourrait prendre un sens effectif. Autremeht dit, la simulation ne fonctionne plus du tout comme un conc_ept,_ mais plut6t comme une catégorie ontologique englobante censee resumer notre rapport aux choses en général- ce qu'en d'autres temps on aurait appelé un « transcendantal » . Avec l'idée d'hyperSJmulatJ_on, _ce n'_es~ ~lus tel objet ou telle réalité qui est un simulacre (par oppos1t1on, a la realite « vraie >>), c'est l'etre lui-meme quise donne comme -" ~::nulacre. :Le simulacre et l'etre étant réciproquables, le simulacre ne :'oppo.se p~a rien, et c'est justement pourquoi il ne peut, par príncipe, etre rn1s en 1mageQ ............
Cette conception du simulacre (et l'idée du virtuel qu'elle détermine) est peu satisfaisante. Elle revient toujours a faire du simulacre une dégradation de l'etre, une forme de non-etre, c'est-a-dire en fait le double ou le clone du réel (car le non-etre, comme l'a bien montré Bergson, ce n'est pas moins que l'etre, c'est l'etre lui-meme plus le faux mouvement qui prétend le nier en bloc). Cest en ce sens que la virtualisation du réel ~.eut. enco,re etre décrite comme le « désert du réel ''· En y cherchant 1 1nd1ce d un nouveau rapport au réel dans son intégralité, on se con?.a~ne a f~ire de l'idée rle simulacre une sorte de double fantomatique de l1dee de reel. En somme, une idée impuissante. Or, comme !'explique Deleuze, SI le s1mulacre n'est pas une copie dégradée (une simple reproduction de reproduction), il faut reconnaltre qu'elle recele une " pUJssance positive qui nie et /'original et la copie, et le modele et la -134-
Trois figures' de la simulation reproduction. ,, [4]. Ce n'est pas une fa~on de parler: il s'agit bien d'une puissance, la << pui ssa nce du faux ,,, comme disait Ni etzsc he. Et ce qui
compte alors est de ressaisir le simulacre a partir des modes de production concrets qui l'engendrent. Meme Platon, qui n'était pourtant pas ami des simulacres, savait bien cela, puisqu'il définissait justement le simulacre comme un certain dispositif d'illusion, dont il montrait que le príncipe d'opération, le procédé propre, n'était pas la mesure ou la norme interne de i'ldée, mais un príncipe de dis~emblance. 11 insistait moins par la sur le non-etre ou l'irréalité du simulacre que sur la construction particuliere qu'il implique, par exemple cet écart léger, ce gauchissement de l'image réelle qu'induit le déplacement de l'observateur d'un point a un autre de l'espace, et qui permet de dire que l'observateur fait lui-meme partie du di.>positif de l'illusion. Mais ce n'est pas ainsi que l'entendent les métaphysiciens de la simulation, lorsqu'ils parlent de simulacre : ce dernier vient seulement prendre la place de l'etre, et cela leur épargne d'avoir a renverser les anciennes catégories (celles de l'essence et de l'apparence, du modele et de la copie). De sorte qu'on pourrait maintenanlleur reprocher de réaliser ou de << chosifier )) a leur tour l'idée de réalité virtuelle a chaque fois qu'ils tentent malgré tout de se la figurer, ou qu'ils croient la voir fi~urée chez les autres . En effet, la différence entre le réel et le simulacre devient si ténue que toute tentative de montrer la simulation risque d'accorder au simulacre une épaisseur et un poids qui le ramene a un simple << état de fait , , image ou objet du monde. La simulation, nous dit-on, passe mal a l'écran : elle ne peut etre montrée directement, ou si elle l'est, elle ne saurait etre que le fantasme d'une seconde réalité doublant simplement la premiere. Ainsi le terme meme de << cyberspace », popularisé par William Gibson (-+•,, Matrice >>), suggere irrésistiblement l'idée d'un domaine qui serait comme une extension subtile de la réalité, une zone franche ou chacun pourrait organiser ses escapades (c'était le theme du roman Neuromancien).
De ce point de vue, il revient d'ailleurs au meme de faire de la Matrice une sorte d'hallucination spirituelle en la réduisant .:aux représentations i11éLendues suscitées pc.·· 1:1 stimulation de cerveaux en cuve (-+ Sommes-135-
Matrix, ma ch in e philoso¡Jhique
Trois figures de la simulation
nous dans la Matrice ?), ou de la projeter dans 11n espace de représentation qui se rait le « lieu >> de l'illus ion. Que le tableau soit dans la tete, comme un e '' image mentale >>, une espece de vision intérieure et sup¡ective<. ou bi en su perposé a la réalité, comme un double-fond, son p~olongement éth éré, dans tous les ca s le virtuel se trouve appréhendé selon les catégories qui conviennent a la réalité, et done implicitement réd uit a une chose, mentale ou physiqu e.
Sa rtre a montré dan s L' imagination que si la métaphysique a systématiquement confondu l'imaginaire et l'irréel, c'est précisément paree qu'elle ne pouvait s' empécher de supposer une réalité en soi de l'im age : on fait de l'imag e ,, une copie de la chose, existant elle-meme comme une chose >> , alors qu'elle n'est rien d'autre que la chose vue, la chose en tant que vue (ou pen;:ue, ou visée, etc.). Ceux qui refusent a priori toute figuration tangible de la simulation se fondent sur une analyse du méme genre. Mais ce faisant ils s'interdisent de ressaisir la simulation dans ce qu'elle a d'opératoire. Une maxime pragmatique nous rappelle pourtant que la réalité, c'est ce qu'on en fait. 11 faut dire, dans le meme sens, que la réalité virtuelle se définit par ce qu'on en fait, c'est-a-dire par 1' interactivité qui est son vrai principe (~Liberté virtuelle). La " réalité >> du virtuel, comme toute réalité, se manifeste dans son extériorité relative ou son indépendance, c'est-a-dire dans la résistance qu'elle oppose a notre action a travers les contraintes que représentent les regles et les lois. Que ces dernieres puissent ju sq u'a un certain point etre contournées ou « pliées >> (~• Spoon boy), ne fait que confi;mer le fait qu'il n'y a pas de distinction réelle entre le virtuel et l'actuel, mais seulement une distinction formelle, ou nominale. Car le virtuel est aussi " réel ,, que le ,.;.,:, pour autant qu'il n'est pas sépa rable du processus d'actualisation qui accompagne l' insertion de nocre action dans les choses. Le virtuel n'est méme rien d'autre que ce processus, par quoi le réel se déploie et se réve le lui-méme comme enc hevet rement de lignes d'actualis<1tion (~Le Tao de la Matrice). 11 n'y a done pas a choisir entre une pure hallucination qui n'aurait
d 'e xi~tence que mentale (images virtuelles obtenues en réponses a des stimuli électrique< rji'ns le cerveau ~·Bioport), et un cyber-espace qui ne -
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ferait que redoubl er dans un espace i_déal mais contigu le dispositif physique de la simulation (architecture neurcnale des cerveaux, signaux électriqu es et réseau d'électrodes connectées a un ordinateur central ou " mainframe »). La Matrice n'est pas plus dans la tete qu'elle n'a son site quelque part dans le monde ravagé de 2199. La Matrice est un milieu psycho-technique : ni intérieure ni extérieure, elle est !'interface entre l'homme et la machine (~M écanopolis) , elle se définit d'abord par les points d'insertion ou les prises qu'elle offre a notre action. Et si l'on tient malgré tout a appréhender la « réalité virtuelle » en termes spatiaux, il faut reconnaltre que sa topologie n'a rien d'évident. C'est une réalité stratifiée ou feuilletée . Toute la question est justement de parvenir a ressaisir le fonctionnement de la simulation a travers des trames reflétant des niveaux d'articulation différents (infrastructure mécanique, niveau syntaxique des opérations, niveau phénoménologique du monde virtuel proprement dit). Ces niveaux s'entr'expriment et se projettent les uns dans les autres : c'est un des acquis du deuxieme épisode ( ~·Maltre des clés) . Ainsi les métaphysiciens de la simulation se font une idée bien abstraite de la simu lation. lis ne voient pas que la simulation est toujours, se lon D e l e :..~ze, « l'effet de fonctionnement du simulacre en tant que machinerie, machine dionysiaque >> (4). En oubliant la machine, ils se contentent du meme coup d'une co nception si ngulierement étroite des pouvoirs de l'image cinématograph ique et de sa capacité a organi ser une représentation crédible de la simulation ( -tDialectiques de la fable).
Trois figures de la simulation Or tout l' intérét de Matrix est précisément de ne pas s'en tenir aux idées générales du réel et du semblant, de la copie et du simulacre, ni aux discours que ces catégories organisent chez tel ou tel protagoniste de l'hi stoire, mais de monter un dispositif narratif qui nous les montre pour ainsi dire a I'CEuvre, cians leur fonctionnement. On pourrait meme dire que l'intéret théorique de Matrix a cet égard tient principalement au fait que le theme de la simulation y intervient au niveau du contenu, dans ce que le film donne effectivement avoir, bien plus que dans sa forme ou son agencement. Certes il a beaucoup été question, a son propos, de
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Trois figures de la simulaLion
Matri;;, machine philosophique
cinématographie virtuelle ,, (~•,, Bullet-Time »). Mais Matrix n'est pas un film de synthese, ou du moins il ne cherche pas a se donner comme tel (a la différence de Tron, par exe mple, qui dans les années 1980 incarnait dan s sa forme meme l'idée d'u n film fabriqué par un ordinateur). On pourrait dire que la stratégie de Matrix est, pour l'essentiel, littérale ou de premier degré, en quoi il se distingue aussi de films comme eXistenZ, Passé virtuel ( The Thirteenth Floor) o u Dark City, dans lesquels la simulation (jeu, reve, faux souvenirs et mondes truqués) apparalt comme le resso rt d'unP esthétique, une véritable forme d'expression orientant la construction filmique . lci a u contraire, et malgré la confusion introduite par le deuxieme épisode, le theme de la simulation est intégré a une narration assez classique, qui ne se résume pas au trouble ménagé par l'indistinction des niveaux de réaiité . L'esthétique du virtuel (inspirée des jeux vidéo et de l'image de synthese), le maniérisme qu'il implique (dans les scenes de combat notamment, mais aussi dans l'usage des filtres qui donnent au film cette tonalitP verdatre qui rappelle les écrans des premiers ordinateurs personnels), tout cela est au fond secondaire par rapport au fait que le virtuel est l'o bjet d'un traitem ent a la fois didactique et immédiat: il s'agit bien de nous montrer ce que c'est que le virtuel, done de nous en donner l'idée, et non de nous y plonger, ni de produire un film lui-meme << virtuel ». <<
Matrix s'y prend, en pratique, de trois manieres différentes. On distinguera une représentation allégorique (ou littérale, selon le point de_vue retenu) de la simulatio-n, une représentation objective (ou topographique), et enfin une représentation subjective (ou phénoménologique).
Code vert La premiere maniere de figurer la simulation est un mixte instable des deu x autres. Elle est allégorique car elle ne se comprend qu 'a partir de ce qu 'e lle désigne sa ns le faire voir (le monde simulé et les pouvoirs qu'y développent ce rtains personnag es); littérale, paree qu 'elle s'appuie pour ce faire sur le matériau de ba~:: :;e la simü:ati or., son substraL symbolique. C'est la pluie de code ve rt du générique, qui s'affiche aussi sur les écrans de controle du Nebuchadnezzar, ou encore la vision de Neo, dans la scene -138-
finá:e du premier Matrix, lorsqu e les trois agents apparaissent en filigrane vert comme de purs programm es engendrés par la Matrice (~•code, La M atrice ou la Cave me ?). Solution instabl e, puisq u' elle revi ent a exhiber directement le sous-bassement syntaxique de la Matrice, son essence symbolique, mais telle qu'elle apparaltrait a quelqu'un qui n'y serait pas plongé, qui envisagerait done la simulation de l'extérieur, depuis le « réel >> (comme Tank tace a ses écrans), ou alors, telle qu'elle apparaltrait du dedans de la Matrice a quelqu'un qui parviendrait a ressaisir le code et l'er.chaí"nement des regles conventionnelles sous la surface chatoyante des simulacres (ce pouvoir développé par Neo répond symétriquement á celui des rebelles, si bien habitués a déchiffrer le~ guiriandes de symboles qu'ils en pen;:oivent pour ainsi dire directement le sens, interprétant immédiatement les masses fluides de digits et de graphemes en termes de formes, d'objets ou de mouvements). Le code vert symbolise ou signa/e qu'il y a simulation. 11 correspond au recouvrement parfait d'une forme d'expression technique (l'image synthétique produite par l'ordinateur) et d'une forme de con ten u techniqu e (car e' est bien cette fois-ci l' artifice numérique qu'il s'agit de représenter comme tel) . 11 souleve aussi une question centrale : ou est Neo, quel est son point d-= vue, lorsqu'il pen;:oit ainsi de l'intérieur de la Matrice ce qui, en to ute rigueur, ne peut etre ::;ue sa tace extérieure? Comment ce qui est codé peut-il percevoir le code ? Ce paradoxe pourrait se nommer « le poin ~ de vue de 1' Architecte >> .
Le virtuel est au bout du fil Dans le cas de la représentation « objective », le virtuel est mis ó plat: on s'intéresse alors .:.~:-: passag es d' un territoire a l'a utre, on distingue des niveaux de réalité et de repré~::ntation . On tente surtout de comprendre la maniere dont ils s'articulent en pratique - et non pas dans !es termes d'une topique imaginaire ou réalité et simulation sont toujours pensées, qu'on le veuille ou non, comme deux « mondes >> distincts mais limitrophes . La question de l'illusion, l'angoisse subjective suscitée par vacillement des app ~~c :1ces et l'ébranlement des certitudes, passent alors a l'arriere-plan : traité en mode << objectif >>, le rapport a la sir:nulat:on .se traduit concretement par des probl emes de navigation et de cartograph1e. Cette approche s'accompagne d' ailleurs de la formulation d'hypotheses
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Trois íigures de la simulation
Matrix, machine philcsophiq 1Je
théoriques sur la structure de la Matrice, ainsi que sur les types de croyances et les schémas narratifs qu 'ell e autorise. Le probleme n'est plus · de savoir ce qu' est la M atrice, mais de savoir comment intervenir dans la Matrice, et comment en sorti r. Le dispositif technique sous-jacent a la simulation joue alors un role essentiel. C'est par la ::¡ ue Matrix s'apparente au genre du film d'action technologique (Mission impossible) autant qu'a la science-fiction, qu i comme on sait ne se contente pas de technologies futuristes et de mondes inconnus, mais exige en outre que les protocoles d'expérience ne soient pas arbitraires, qu'ils puissent toujours etre explicités et recevoir L'ne explication rationnelle . Ainsi l'usage du téléphone, la mise en scene insistante des appareils analogiques ou cellulaires, " hard line " (<< land fine ») ou GPS, mais aussi du réseau physique ·des lignes << fixes , visualisé sur les écrans de controle, permet de révéler la réalité virtuelle par les bords, a travers ses points de connexion. Les téléphones fixes ne servent pas de moyen de transport physique, mais pas davantage de moyen de communication direct (contrairement aux portables, qui permettent aux rebelles infiltrés dans le virtuel de communiquer avec leur base arriere). Ce sont des outils de navigation. Le probleme principal posé par la navigation dans un espace virtuel consiste en effet a localiser un corps virtuel («avatar >>) ou un environnement virtuel (une chambre d'hotel par exemple) dans la réalité virtuelle, d'une maniere qui ne dépende pas uniquement des conventions topographiques du monde-simu !acre, ni du niveau purement syntaxique ou computafionnel symbolisé par les dégoulinades de code vert. Pour accoster en un point du monde virtuel, il ne suffit pas d'avoir la carte virtuelle (rien de plus simple pour des hackers que de se procurer un plan du réseau téléphonique virtuel), il faut encore trouver le moyen de déterminer le point ou l'on se trouve. On peut ici tenter une analog ie. Ala différence des plans de métro qui proposent du réseau souterrain une vue absolue ou surplombante (et du c0up, purement relative pour celui qui ne sa it pas ou il se trouve), les plans de quartier installés aux carrefours des villes sont a usage local : comme ces plans ne sont en eux-memes guere utiles a ceux qui nt: sont pas familiers des environs, on a parfois pensé a fournir une ir.dication du genre << vous etes ici ''· Dans le cas de la
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navigation virtuelle, la différence est que pour ceux qui se tiennent en dehors du virtuel, « ici ,, ne peut etre atteint qu'en aveugle, et d'un coup : nul tatonnement réel n'est poss.ible avant de déboucher au grand jour en un point de la Matrice. C'est un peu la situation de quelqu'un qui devrait atteindre une destination en se repérant dans l'obscurité la plus complete a partir d'un plan qui ne lui fournirait aucune indication sur son point de départ. Si vous vous trouvez en dehors de la Matrice, le calcul seul ne vous donnera aucun point d'entrée directement interprétable comme un lieu virtuel. La consultation du cadastre du monde virtuel ou des plans d'aménagement de son réseau téléphonique ne vous aideront pas davantage, car il ne s'agira alors que d'un repérage refatif, utile certes pour les habitants de la Matrice (comme peut l'etre le plan d'une ville, a condition de savoir comment l'orienter par rapport a une direction de référence), mais qui ne peut suggérer aucun acces réel ou cbsolu pour ceux qui se tiennent au dehors. Ce probleme de localisation absoiue n'admet une solution qu'a la condition de se donner une trame intermédiaire entre la structure syntaxique d e la simu lation et sa topographie virtuell e. Cette trame intermédiaire est précisément fournie par le réseau téléphonique analogique, dans la mesure ou il joue le role d'une interface redot,blant !e fonctionnement réticulaire de la Matrice. Le réseau téléphonique est done, p lus qu'une grille ou un repere au sens géométrique, une figuration tangible, un modele du résea u ou de la topologie de la Matrice elle-meme (-+.Téléphones). 11 en ex iste d'autres (-+•Maltre des clés). «
Bullet-Time
» :
la perception dans les plis
Dans le cas de la rep résentation << subjective >>, il s'agit de mettre en scene la perception du virtue l comme tel, mais en se concentrant sur sa forme subjective plutot que son contenu, dont tout le probleme est justement qu'il est indisce rnable du réel. 11 faut se souvenir en effet que la contrainte globale, dans le cas de Matrix, est celle qu'impose l'idée d'une simulation parfaite, aux erreurs ou aux "g litches ,, pres (la scene du << déja vu ,, nous montre ainsi un chat qu1 repasse une seconde fols, a l'identiq ue, sous les yeux de Neo au moment ou les agents sont en train de manipuler le code de la Matrice pour murer les fenetres d'un immeuble). Comment
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Mutrix,
Trois figures de la simulation
machin e ph iloso phique
faire se ntir ce que se rait une perce pt;o n du virtuel, :;aisie dan s la texture meme de la Matrice 7 C'est une question que les critiques se sont rarement po sée: Le ci né ma a de puis longtemps tenté de restituer le retentissement subjectif de la perte du monde dans l'expérience de la folie ou du reve, mais la perception du virtuel pose de tout autres problemes. La réponse qui consiste a invoqu er les super-pouvoirs développés par Neo au cours de son apprentissag e (télékinésie, lévitation, etc.) n' est pas suffisante : c'est justement la une maniere indirecte ou oblique de nous faire .:omp rendre que nous avon s affaire a une simulation (-+Sommes-nous dans la Matrice 7). Nous avons vu comment Neo apprenait a développer les puissances de son corps par le truchement de programmes d'entralnement (done d'autre s simulations, para lleles a celle 9e la Matrice), si bien que lorsque nous observons ce genre de phénomenes p2!~anormaux, nou s inférons qu ' il ne peut s'agir que d'une simulation. Ainsi, la scene ou l'on voit Neo arreter des machines dans Reloaded suggere l'idée que ce que nous tenions pour la réalité pourrait bien n'etre a son tour qu'une nouvel! e sirnulatio n. Mais ce n'est qu'une supposition. On en dirait autant des événernents curieux qui ont lieu dans la zone ou se sont réfugiés les exilés, au sein de la Matrice. S'il ne s'agissait pas d'une simulation - mais nous savons par ailleurs que c'en est une ~ ces scenes releveraient du genre fantastique, et non de la science-fiction. La question est celle d'une représentation de la simulation en tant que telle, qui ne se con lente pas d ' en enregistrer les effets << objectifs » . Or qu'y a-t-il de p!us dans la simulation que ses effets, et qui pourrait la signaler comme expé rien ce perceptive d'un genre particulier? On dira qu ' il y a justement l'expérience de Neo, la sagesse qu'il acquiert a travers le combat, en faisant l'épre uve concrete d'une liberté qui n'est pas pure indéterrnination ou pouvoir de suspension des contraintes (<< enfreindre , les regles, comrne dit Morpheus), rnais qui parvient a << courber, les lois de la nature, ressaisies comrne naouds de virtua li tés (-+La Voie du guerrier). Cette expérience particuliere, qui est la véritable sagesse de la Matrice et que le film nC"_'< JaiSSe entel"'rlre a tra'.'er~
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g race au procédé du << Bullet-Time ,,, techn ique cornplexe et novatrice (avant que la publicité ne s'en empare) associant ch ronophotographie (plut6t Muybridge que Marey) et synthese d'image assistée par ordinateur (CGI, Computer Generated lmages), et dont on va voir qu'elle permet de suggérer plastiquement une expérience du virtuel ;;ux limites des puissances du corps et de !'esprit. Trinity prend son essor et reste un moment suspendue dans les airs pour armer un kick foudroyant; Neo, sur le toit d'un building, tornbe en arriere durant de longues secondes en évitant des bailes tirées a bout portant. Dans de telles scenes, le ralenti n'est plus une maniere paradoxale et quelque peu emphatique de suggérer !'extreme vitesse (far;on Steve Austin), mais plut6t de figurer la durée d'une perception matérielle qui serait directement tirée dans les choses memes, qui épouserait par exernple la trajectoire d'une baile de pistolet en se glissant dans son sillage. << Durée , est le terrne qui convient. Mieux que les notions cinétiques de mouvement et de vitesse, ce concept bergsonien permet de saisir ce qui est en jeu. Car il s'agit rnoin s d' une stase ou d'une suspension du ternps -maniere encore rnétaphorique de dire que r;a n'avance pas, que les ;-nc.uve ments se figent o u ralentissent -, que d'un épaississernent du ternps lui-rneme, changement qualitatif qui apparente déja le rnouvernent des choses a une réalité rnentale ou spirituelle. Le sujet est uJrnme gelé, pris dans une durée épaisse et infinirnent dilatée, tandis que l'aoil de la caméra tourn e autour de lui a grande vitesse en décrivant des · arabesques (-+• ,, Bullet-Time »). Ce que figure cet effet, c.'est moins la vitesse elle-merne qu' un certain rapport entre deux vitesses ou régirnes de durée ; rnoins la prouesse physique que le devenir qui porte Neo aux limites d'<< une durée de plus en plus éparpillée, dont les palpitations plus rapicies que les n6tres, divisant notre sensation simple, en diluent la qualité en quantité , (Bergson, La pensée et le mouvant [5]). Ainsi !'esprit, s';::::cordant au temps de la baile, touche a la durée-limite de l'instantané, c'est-a-dire de la matiere, tandis que le corps accornpaqne ce mouvement sur place en se courbant (-+• Spoon boy). Mouvement de détente qui suppose, d'un autre point de vue, une concentration extreme, un parcours intuitif a vitesse infinie, cornme !'explique le fondateur de I'Aikido, Morihei
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Matrix, machj,1e philosophique Ueshiba, qui avait lui aussi le don étrange d'éviter les bailes par de simples rotations du corp s et de la tete : " Bi entót, en concentrant ma vi sion, je pus voir dans qu ell e direction l'ennemi allait faire feu, selon qu ' il épaulait [son fusil] en !'orientant vers la gauche ou vers la droite. Des éclats de lumiere blanche m'apparaissaient juste avant les bailes. )e les évita is en i;-;::linant et en tournant mon co rp s, et elles me rataient de peu . [ ... ] ... plus j'étais calme, plus mon esprit devenait clair. [ ... ] L'esprit calme est comme la pointe immobile d'une toupie ,, (6].
Deleuze parle dans ses livres sur le cinéma d'une « image-perception ,, donnant a voir une perception dans les choses memes, une perception plus qu'humaine, moléculaire, ou les objets se transforment en pures lignes d_e vitesse. Les maílres des arts m arLJ ux cherchent dans la tulgurance du geste le point d'immobilité ou se concentre la force (~La Voie du guerrier). En suiva nt Bergson, on reconnalt la le seui l intensif a partir duque! le mouvement (avec ses propriétés cinétiques, vitesse et direction) peut etre redécrit comme la co upe m obile d'une durée élast iqu e, a l'image de l' instant qui est une coupe immobil e du mouvement. 11 n'est pas question d'aller << plus vite ,, que la baile, ou meme d'égaler son mouvement sur un plan pureme nt physique, mais de co·fnc ider avec sa durée, qui en l'occurrence est infiniment plus ,, lente ••, c'est-a-dire décontractée, que celle de !'esprit concentré. Car la plus grande _vitesse, comme !'extrem e lenteur, peuvent indifféremment figurer le degre le plus bas de la du rée. Le projectile de métal qui fend l'a ir en suivant les lois de la balistique n'est que pure répétition mécanique dans l'homogene : !'esprit tendu vers un effort d ' intuition sera toujours plus << rapide >> que lui. Mais le << Bullet-Time >> nous montre cette expérienc e perceptive plut6t qu'il ne ~ous la donne. 11 en livre la forme ou la figuration symboliqu e, comme SI le personnage se regardait voir. Le théatre cinétiqu e vaut alors com~e diagramme du rapport différentiel de deux durées (!'esprit, la mat;cre). Nulle vo lonté, ici, de crever l'écran de la représentation pour attemdre le << fond sans fond >>, ou d'affoler l'irnage pour mimer la ronde des fa~tasmes et des simulacres : tout se jou e a la s'..'rface, dans les replis de la s•mulat1on. Et si les prouesses technique s du << motion capture , et la
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Trois
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simulation 3D des scen es d'actions rende,,t visible l'impvssible en libérant un im aginaire vidéo qui releve du fantasme de puissance (dans Reloaded notamment, avec la longue scene de catastrophe autoroutiere, précéd ée par celle du << Burly Brawl •• ou Neo tient tete a une centaine de clones de l'agent Smith), le << Bullet-Time >> figure une expérience perceptive de !'imperceptible qui demeure étroitement liée a l'enchalnement des actions que commande la structure d'un rom an d'apprentissage qui est aussi, a sa maniere, une << phénoménologie de !'esprit>>. Résumons les principales étapes de cette progression . Le premier effet de la prise de conscience de la simu lation est, paradoxalement, de renforce r l'illusion : nous ramenons toute la matiere extérieure aux ~erceptions internes, inétendues, d'un sujet abusé; nous opposons a l'univers purement revé ou ha!luciné de la simulation la dureté des choses exté ri eures. Mais les ralentis nous montrent justement que se défaire de l'emprise de la Matrice, c'est par.¡enir a dépasser cette opposition du sujet et de l'objet, de l'intéri orité et de l'extériorité, de la perception interne et de la chose étendue, en accéda nt au sein de la Matrice a l'intuition d'une continuité de durées. Les modes d'existence de la matiere et de !'esprit nous renvoient toujo:..o~s a différents degrés de contraction ou de dilatatio n de la durée; la perception elle-meme :-~'est qu'un repli du Tout ou coexistent une multitude de durées ou mu ltiplicités virtuelles. C' est pourquoi les lois de la nature peuvent etre courbées ou pliées, et que les ba il es semblent voler au ralenti. Alors il n'y a plus de distance infranchissable entre ce qui releve de la sensation et ce qui est réellem ent étendu, plu s de distinction véritable entre la perception et la chose per~u e , la qualité et le mouvement. Ressaisis du dedans, les mouvements réels ne se .défini ssent plus par des différences de quantité (direction, vitesse, accélération, etc.) : ils sont, selon Berg son, << la qualité meme, vibrant pour ainsi dire intérieurement et scandant sa propre existence en un nombre souvent incalculable de moments >> . Et si le monde simulé paralt d'abord plus << so u pie •• que le m onde réel, la derniere étape du processus cc:1s ist era a comp,·:: ::dre que le réel !ui - ~e:::e, si on l'envisage « en durée ••, peut se révéler aussi souple que la Matrice, paree qu'il se différencie selon des rythn tes o u des temps divers d'actualisation du virtuel
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Matrix, machin e philosophique ~,
avec l c~ quels !'esprit peut co·,·ncider dans son effort pour épouser la mobilité des choses.
MATRIX, MACHI NE MYTHOLOGIQUE ~} ~
11 faut en tirer les con séquences. On n'a encore rien dit lorsqu'on a fait le constat enthousiaste ou sceptique de l'influence dR l'esthétique du << jeu vidéo ,, sur Matrix. Et la technique a elle seule ne livre pas la cié des images. « Bullet- Time is a stylistic way of showing that you're in a constructed reality and that time and space are not the same as [. .. ] us today living our
explique john Gaeta, le directeur des effets spéciaux de Matrix, dans le << bonus ,, du DVD spécialement consacré a ce procédé. Certes, mais ce dont Neo fait l'épreuve dans le combat, la plasticité des lois de la nature, n'est peut-etre pas le propre de la simu!ation. 11 se pourrait que la simulation ne soit que l'occasion de faire apparaí'tre de fat;:on particulierement frappante le travail du virtuel dans toute réalité, réelle ou simulée, et de nous obliger du meme coup a réviser certains partages bien établis entre la représentation et la réalité, !'esprit et la matiere. 11 ne s'agit done pas de dire que « There are no bullets " puisque << There is no spoon », rnais de se rendre compte que les bailes, dans tous les cas, ne sont que des bailes, et qu'on ne sait pas ce que peut un corps. Comme le disait Morpheus en réponse a Neo : le moment venu, tu r.' 2! ~ras meme plus besoin d'éviter les bailes . Preuve, enco re une fois, que la question de l'illusion est ici tout a fait secondaire, qu'elle n'est pas proprement !'affaire de la simulation, ni de Matrix d'aiileurs. lives
>>,
Elie DURING [1)
[2] [3] [4)
¡.s] [6)
Slavoj Zizek, << The Matrix : Or, the Two Si des of Perversion ,,, in William lrwin (t -.: ) ., Th e ,A,1c: trix and Philosophy, op . cit. (et • http :// on1 . zkm.de / netcond : ~:on/navigation/symposia/default). << Baudrillard décode "Matrix" >>, entretien, Le Nouvel Observateur, no 2015, juin 2003 . Philip K. Dick, << My Definition of Science-Fiction ,, (1981 ), Selected Literary and Philosophfcal Writings, New York, Vintage Books, 1995. Gilles Del euze, Logi')"" du sens, Minuit, 1969. Henri Bergson, La pensée et le mouvant, PUF, 1934. Ki ssh o m aru Ueshiba, The Spirit of Aikido, Kodansha lnternational, 1984. -
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«
Trinity: You know the question jusi as 1 did. Neo : What is the Matrix. "
t Matrix suscite une activité interprétative ma ssive et exlremement variée, dont ce livre meme est un exemp!e. Certains y voient u~e allégorie de la civilisation technique, d'autres une critiqu e du capitalisr1e - dont on s'empresse souvent de montrer le cara ctere un peu niais [1] -, d'autres encore un éloge du bouddhisme, un e réécriture du Nouveau Testament, une illustratinn de la Gnose, mais aussi unP dénonciation des dangers de la réalité virtuelie inspirée de Baudrillard, une rfalisation en grandeur hollywoodienne d'une cél ebre exp éri ence de pen sée du philosophe américain Putnam, une libre adaptation du mythe de la Caverne - la liste ne saurait etre exhaustive ... Dans un entretien sur un des innombrables sites de fans, les réaiisateurs du film répondaient: c'est tout cela, et plus encore ... Cela ne voulait pas dire simplement que l'interprétation était libre; il ne s'agissait pas seu lement de cette atti tu de tres convenable de la part de tout produ cteur culture! qui consiste a renoncer a dicter la réception de son reuvre (bi en que ce soit cela auss1) . Les freres Wachowski ajoutaient: toutes les interprétations que vous ferez, et meme celles que vous ne ferez pas, sont inten tionnelles. Le film a été cont;:u de sorte qu'il donne lieu a une mu!tipl icité d'interprétation s. 11 utilise ces interprétations elles-memes pour se dépl oyer.
De fait, il est intégralement constitué d' allu sions. Non seulement certains éléments sont clairement allusifs (le •1 apin blanca Lewis Carroll, Morpheus a la mythologie grecque, etc.), mai s meme les grandes theses dont on peut penser qu'elles constituent le « m essage ,, du film (<< ce ne sont plus les techniques qui servent les hommes, mais les humains qui alimentent les machines ,, ; << la foi peut soulever des montagnes et done, a fortiori, tordre des cuilleres ,,, etc.) fonctionn ent comme des allusions ponctuelles, c'est-a-dire comme des morceau x qui s'agencent dans la machine sémiotique totale que le film constitu e, plut6t que comme son
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Matrix, machine philosophique
Matiix, mach ine mytholog iqu-=
horizon transcendant et exclusif. Le sen s n'es t pas ce a quoi le film renvoie, qui lui resterait extérieur et releverait de sa réception, mais ce a quoi le film marche. La grandeur de Matrix est d 'avoi r su meler différents plans de référence les uns avec les autres, dans la continuité d'une histoire linéaire, qui ne se contente pas de préserver scrupuleusement les canons de la •trilogie hollywoodienne (le héros, la mission, la lutte, la traltrise, l'amour, etc.), mais fait du scénario hollywoodien une des lignes polyphoniques sur lesquelles il joue. C'est pour cette raison que Matrix constitue non pas seulement un spectacle, mais un cspace ludique, a certains égards interactif, qui permet au spectateur de participer a la construction du film en proposant des interprétations, discutant celles des autres, etc. Le sens a une valeur opérationnelle, et non pas représentative ou iiiustrative. Ce n'est pas une finalité, mais un moyen . Cette maniere d'avoir du sens peut cependant etre conr;:ue de diffé•-= ntes manieres. On va voir que la notion de mythe est peut- etre celle qui perm et le mieux de décrire le genre de création symbolique auquel Matrix appartient.
Matrix :la fonction d'un mythe La poétique du xxe siecle a inventé un terme po ur désigner ce genre d'objets culturels qui font de la diversité meme des interprétations qu'ils suscitent un príncipe de production : elle parlait d' ,, ceuvres ouvertes ,, [2]. Mallarmé, avec << Un coup de dés n'abolira jamais le hasard , , joyce, avec Ulysses et plus encore Finnegan's Wake, des compositeurs tels que Berio ou Boul ez, en auraient proposé quelques exemples ad mirables . Ma is Matrix n'est pas un e sorte de joyce pour les masses . En effet, les grandes « ceu vres ouvertes >> du vingtieme si écle utilisaient la multiplicité des perspectives pour rendre le réel a l'éclat énigmatique de sa simple présence, a travers la résistance que cet obj et sin gulier qu'est une ceuvre d 'art oppose aux reconnaissances famili eres par lesquelles nous dépassons les choses vers leur concept ou leur usag e. Elles cherchaient a émettre un signe pur, signifiant qui ne rejoint jamais aucune signification particuliere et qui recu eill erait en lui toute l'étran g t: ~ é de l'eL"' [3]. Et pou ~ cela, eiles ins istaient sur le caractere intotalisabl e, éternel le ment divergent, des interprétation s qu'on peut en faire . -
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Matrix, él u contra ire, superpose ces différentes interprétatio ns de so rte qu'on ait le ~ entim e nt de le ur équivalence du point de vu e d'un messag e qui, cependant, reste obscur. En cela, il se rapproche no n pas de l'a rt, mais de ce qu 'e n d'a utres espa ces culturels on appelle un mythe. Non paree qu'il est parsemé de références mythologiques, ni meme paree qu ' il se présente comme une fable sur !'origine du monde, mais paree que la maniere dont il se rapporte au sens correspo,·,d assez précisément a ce que Claude Lévi-Strauss a cherché a saisir en construisant un nouveau concept du mythe . Non pour son contenu, done, mais pour sa forme . La notion de mythe, en effet, ne dés ig ne pas, selon Lévi-Strauss, de s « récits des origines » qu i assurent le líen entre le profane ét ie sacré, ou de << pieux mensonges >> destinés a justifier l'ordre social existant, mais un dispositif de signes qui va ch erch er son matériau dans tous les univers culturels d'une soci été - de la systé matisation des couleurs a la cuisine, de la cosmologie a la parenté, de la géographie a la classification des especes animales et végétales - afín non pas de communiquer une signification déterminée, mai s de rendre compatibles ces différentes mani eres do nt les etres humains tentent de mettre de l'ordre dans leur propre expéricnce. Ainsi, il ne sert a ríe n de chercher le sens des mythes, car ié mythe n'a pas de sens : il donn e son sens a notre monde . Le myth e n ' offre ja m a is a ceux qui 1' écoutent une signifi ca tion détermin ée . Un myth e propase une grill e, définis s~ b 1 e se ul e m ent par ses reg le s d e con struction. Pour les participants a la cu ltu re dont ce myth e releve, cette grille confe re un se ns, non au rnythe lui-rn em e, m ais a to ut le reste : c'est-a-dire aux im a ges d u mo nde, d e la société et de so n ,.,cu ire don t :<: s membres du gro upe ont plus ou moins clairem ent c on s ci e ~ ~ :: , ain si que d es interrogations que leur lan ce nt les diffé ren ts ob1ets. En gén é ral, ces d on nées éparses échou ent a se rejoi ndre, et le plus souvent e lles se heurte nt. La matrice d ' inte llig ibil ité fo urni e p a r le myth e pe rm et de les articuler en un tout co hére nt. , (4).
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L'erreur typique con siste a ~ro jeter le sens du mythe sur un seul de ces no1 iLun s interprétatifs : les premi ers « mythologues >> traduisaient tous les mythes dans le << code astronom ique >> , et en faisaient des représentation s personnifiées des phénomenes naturels [5); on peut penser que c'est dans -
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Matrix, mach ir-e ¡Jhiiosopnioue
Matrix, macrine mythologique
le meme biais que tomberent ceux qui y chercherent des représentations masquées soit de conflits économiques et sociaux, soit de conflits psychiques, soit encare de pulsions sexuelles, etc. En réalité, la relation du mythe au sens est de second degré. Sa fonction est de rendre convertibles les difféíents ur~ivers de significations au sein desqt1els nous nous mouvons, ou, pour parler le langage de Lévi-Strauss, les différents « systeme symboliques , qui sont autant de manieres dont nous donnons du sens a ce c¡ue nous percevons comme a ce que nous faisons. Le langage est un tel systéme symbolique, mais aussi la parenté, la classification des especes animales ou végétales, la cosmologie, ou encore !'ensemble des groupes sociaux auxquels les individus sont censés appartenir ... Mais ces systemes symboliq ues n'ont pas nécessairement la meme structure, la meme logique, et peuvent ainsi s'avérer incompatibles les uns avec les autres [6]. La fonction du mythe serait done d'opérer (ou de donner l'illusion qu ' il est possible d'opérer) une compatibilisation de ces différents niveaux de la vie symbolique d'une société. Apartir de cette hypothese, Lévi-Strauss a développé une méthode, dite structurale, dont on va voir qu'elle s'applique remarquab lement bien a Matrix.
Matríx: la forme d 'un mythe Matrix présente en effet plusieurs propriétés formelles qui le rarprochent du mythe au sens de Lévi-Strauss.
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D'abord la plura lité des << codes , , c'est-a-dire de ces niveaux hétérogenes de la réali té culturelle auxquels les mythes empruntent leur matériau et sur lesquel s ils proj ettent également leur ,, message '' · Matrix fonctionne, on l'a dit, par citations, c'est-a-dire par extractions de morceaux déja signifiants et greffes dans un nouveau co ntexte - usant notan·, ·,lent du system e des pseudonymes sur Internet pour donner une certaine vraisemblance a cette dém arche elle-meme. Mais ces citations pe l " '': nt etre réparti eS SUr pl1 ISieurs niveaUX qui possedent Chacun Une certain e homog énéité. On peut distinguer plusieurs << cades "· Un code mythologique a proprem ent parler, constitué de références a la mythologie antiqu e : Morpheu s, d ieu du somm eil, Niobe, mere trop orgueilleuse qui se vanta de sa fécondité en l'opposant a celle de ia mere d'Apollon et
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d' Artémis, qui tuerent par vengeance toute sa progéniture, I'Oracle, dont la parole est performative ... Un code religieux, qui emprunte de maniere syncrétique a plu sieu rs religions : Nabuchodonosor ou Sion-Zion pour I'Anci en Testament, Trinity pour le christianisme, et Neo lui-meme qui assume toutes les fonctions du << Messie ,, mais qui est aussi le Bouddha, I'Éveillé, celui en qui le cycle des réincarnations s'arrete; la foi, l'espérance, la charité sont autant de themes reliqieux que le film exploite consciemment, quitte a les renverser (-+Les dieux sont dans la Matrice) ... Un code historico-politique : Cypher veut devenir << quelqu'un d'important >> a son retour dans la Matrice, << peut-etre un acteur >>, et l'agent Smith lui répond « Whatever you want, Mr. Reugan » ; la condition qu'il pose pour sa trahison ( « 1 don 't wanna remember nothing ») est une référence a .la réponse faite par Ronald Reagan au moment du scandale de l'lrangate et des Contras : « 1 don't remember anything >> ; Bush et Hitler apparaissent sur les écrans de I'Architecte comme autant d'exemples des << grotesqueries ,, de la nature humaine; les << résistants » sont tous des pirates informatiques qui luttent pour faire du << cyberspa ::e » un espace sans loi (<< cyber-a narchisme ,,, -+•Terroristes); la lutte de libération des Noirs américains est prise comme référence de celle de Zion (-+e .~ ave party) , etc. Un code cinématographique lui-meme avec des allusions a différents films : Superman, évidemment (il est amusant d'imaginer que Keanu keeves ait été chois i pour ce nom qu'il partage avec Christopher), la •trilogie de Star Wars, les fi lms de ]ohn Woo, et bien d'autres. Un code littéraire : le •1apin blanc qui conduit Alice au pays des merveilles, rnais aussi le roman cyberpunk Neuromancien de William Gibson (-+• ,, Matrice >>). Un code philosophique ou théorique, avec l'image du livre de •saudrillard, Simulacres et simulation, ouvert au chapitre << On nihilism >>, l'apparition de •cornel West, la réfé rence au probleme du <> posé par la cybernétique de Norbert Wiener (-+Puissance de /'amour), peut-etre aussi a l'hypothese du Malin Génie de Descartes et, plus gén éralement, aux problemes de la philosophie analytique de l'esprit développés dans le contexte d'une réf! ::xion p~iiO$ G phique sur l'lntelligence Artificielle ... Un code techno-scientifique: la fonction des anomalies pour les mathématiques, les perspectives et les problemes réels
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Matrix, n1 z>chin e philosophique
Matrix, rr.achine mytholngique
qu 'offrent les techniques de la réalité virtuelle (-+.Bioport, •:éléphones) .. . 11 y a meme, semble-t-il, un code personnel: telle date renvoyant a celle de
la date anniversaire de l'épouse d'un des réalisateurs, le no.m des rues au Chicago de leur enfance, etc. Chacun en trouvera d'autres, en fonction de sa propre culture . Ensuite, les memes éléments peuvent avoir des fonctions sur plusieurs codes a la fois. Cest ce que Lévi-Strauss appelle le caractere polyphonique des séquences, suggérant qu'un mythe doit se lire comme une partition de musique : « les séquences sont, sur des plans inégalemcnt profonds, organisées en fonction de schemes, superposés et simultanés, comme une m élodie, écrite pour plusieurs voix, se trouve astre inte a un double déterminisme : ce lui -horizontal- de sa ligne propre, et celui -vertical- des schemes contrapunctiques. , (7]. De meme, dans Matrix, les séqu e:;:::es linéaires peuvent etre lues sur plusieurs codes ou niveaux a la foi s. Par ex emple l'épisode de la trahi son de Cypher oppose d'un coté, en code cinématographique, le traílre jaloux, pret a vendre son idéal, au héro s fid element aim é (de Trinity) qui se sacrifie pour son ami (Morpheus); mais aussi, en code politique, le choix de la société de conso mm ation contre l';¡scese révolutio nnaire, c'est-a-dire la servitude do_rée plut6t que la liberté austere, corrélée ~ l'opposition du mensonge d'Etat et de la lutte pour la vérité; et encare, en code métaphysique, le probleme que pose l'équ ival ence, du point de vue qualitatif, entre un monde perceptif artificie ll ement généré et un monde perceptif produit naturellement par des stirnuli extérieurs, done la ditticulté a faire du monde « réel , une valeur supérieure (-+•cypher, •Poulet). Troi siemement, le caractere " dialectique , du rapport entre le mythe et les réalités culturelles auxquelles il renvoie. En effet, Lévi-Strauss notait : << La relation du mythe avec le donné est certaine, mais pas sous forme d' une re-présentation . Elle est de nature dialectique, et les institutions décrites dans les mythes peuvent etre inverses des institutions réelles. ,, De fait, le rapport entre le film et ses univers de référence n'est pas Slmpi Prn ent de ré pét i t :c ~, mais aus~: : :J e tr::: n :; fc ~ ~:! tion, en général par mversions. Ainsi, le lapin blanc de Lewis Carroll devient un noir américa in le terrier qui mene au pays Les merveilles un cesophage, et Alice elle~
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meme n'est plu s une innocente jeune filie, mais un fcetus adulte. De meme, Morpheus - le dieu du sommeil- devient ici l'homme de l'éveil. Nabuchodonosor - le roi tyrannique du Livre de Daniel qui défie les magiciens en leur demandant non seulemérit de donner l'interprétation du reve qu ' il a fait, mais encare le récit du reve lui-meme (<<1uestion royale », dit la Bible, a laquelle seul Daniel peut répondre, prouvant ainsi q~e la marque du vrai dieu n'est pas d'interpréter les reves, mais bien de les connaltre)- dev1ent le vaisseau spatial des révoltés qui permet d'entrer et de sortir du reve de l'humanité fabriqué par les machines. On pourrait en dire autant pour pratiquement chacun des éléments. Contentons-nous d'en décrire le príncipe, et de laisser le lecteur jouer luimeme a repérer ces diverses transformations associées les unes aux autres. Ce procédé est particulierement important, car c'est lui qui permet de compatibiliser tous les codes culturels dans le déploiement du récit - autrement dit qui permet a Matrix d'avoir effectivement la fonction du mythe telle que Lévi-Strauss la définit (quatrieme propriété). C'est en effet a partir de ce procédé qu'il faut interpréter les nombreuses contradictions qu'on peut relever entre le sens, dans son contexte d'origine, d'un élément cité et rPiui qu'il prend dans le nouveau. Ainsi la référence a Baudrillard semble incompatible avec le scénario : alors que le film fait de la ville réelle, ou se sont réfugiés les corps physiques, le noyau de la libératio!' future, Baudrillard cherche au contraire a montrer que cette hypothese d'un réel derri ere les images sur lequel on pourrait prendre ::: ¡::;pui est précisément l' illusion a laquelle fonctionne la simulation ellememe (-+•Baudrillard, -+ Trois figures de la simulation) . De meme, alors que l'éveil bouddhiste con siste, comm e l'a si joliment dit Borges, a devenir témoin de son propre sommeil (<< Cette inconscience n'est pas une simp le privation, ü:; si mple anéantissement; !'ame, qui auparavant était un témoin de la veille et des reves, l'est maintenant du sommeil absolu. , [8]) en renon ~;:¡ nt a son individualité, il s'agit ici de rc·¡enir dans la dure réalité, tout en gagnant, au monde des apparences, les puissances d'un nouveau Superman ... On pourrait multiplier les exemples. Mais on aurait tort d'en conclure que Matrix sacrifie obstlnément la profondeur de ses références a la facilité de son message, qui ne serait finalement que le scénario
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Aili.C!:::
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Matrix, machine philusophique
Matrix, n 1achine mythologiquP
hollywoodien le plus vulgaire. Cdr les références cinématographiques sont ell es aussi inversées. Alors que Superman utilise son pouvoir a des fins personnelles en ressuscita01t celle qu'il aime, dut-il pour cela faire tourner la terre en sen s inverse et re monter le temps, Neo gagne le sien au moment ou celle qui l'aime le ressuscite par un baiser qui évoque celui d'Eros a Psyche (code mythologique) ou de la Belle au Bois dormant (code littéraire), a u prix cependant d'une inversion des sexes ... Ainsi, le procédé d'inversion, par sa générali:;ation, replie les différents codes les uns sur les autres sans jamais faire d'aucun en particulier la vérité de tous ies autres. Les c_odes s~nt articulés de maniere opératoire ou fonctionnelle, et non pas representat1ve : le nom d ' un terme est pris dans un code, mais il est articu lé a ceux d'un autre code au prix d'une inversion de sa fonction pendant que Ceux-ci subissent a leur tour, relativement a Ui , troisiem~ code, une nouvelle torsion. Ce décalage entre la définition du terme et sa fonction permet, a la maniere d'un dérailleur de bicyclette, de faire sauter la chaí'ne du récit d'un codea l'autre, ou plus précisément, de faire de ces sauts les opérateurs meme du déroulement de la chaí'ne narrative et inversement, de !'ensemble du réc it l'opérateur de leur compatibilisatio,n . Cette déconstruction un peu formelle du mécanisme du film permet de comprendre comment Mntrix a pu constituer ce fait social - certains ont meme dit religieux- qui a attiré l'attention meme des observateurs les plus réticents : les ge ns les plus divers et ordinairement !es plus étrangers sont devenus, a force de colloques, articles, emails, des interlocuteurs dans l'interprétation du film. En rendant compatib les les différents niveaux ou s'exerce ~'effort spécula,tif, Matrix fournit en quelque sorte le langage commu~ qu1 permet de depasse r leur hété rogénéité : comme si il y allait de la . m~me chose dans les mathématiques et dans la religion, dans le chnstJanJs~e et dans le bouddhisme, dans les problemes politiques que pose le d e plo1ement d'lntern e t et dans les questions posées par les gnostiques. Les réalisateurs ne cachent d' a illeurs pas que c'est bien leur c onvJctJo~. Matrix permet de formuler nos problemes dans des termes qui sont 1mmed1atem e ~t convertibles ou apparemment superposables a ceux d 'autrui, pa r-dela l'équivoque d e leur formulation. Mieux, ii invente une la ngue su sceptible de représenter la diversité d es langu es elles-m em es et
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pas seuleme nt des discours . 11 instruit en son propre sein un lieu commun, a l'intéri eur duque! il nous devient possible de parle r ensemble malgré l'intraductibilité de nos univers culturels de prédilectio n, chacun se situar.t relativement aux autres en prenant position dans l'espace de substitutions virtuelles qu'ouvre le film . Si Matrix est une reuvre q ui donne apenser, c'est paree qu'elle fait résonner chaque probleme avec tous les autres et crée une profondeur semblable a celle de deux miroirs placés l'un en tace de l'autre. Mais on aurait tort de croire que ces problemes communs lui préexistent, et pourraie01t etre formulés autrement que dans ses termes . lis ne s'expriment jamais mieux que dans des question s tres concretes posées a propos du film : que va devenir Zion ? pourquoi les résistants portent-ils des lunettes ovales a lors que les agents portent des lun ettes carrées ? I'Architecte ment-il en prétendant donner l'explication finale? comment l'agent Smith a-t-il pu devenir Bane? etc. Lévi-Strauss disait du mythe qu'i l permettait de penser, c'est-a-dire poser des problemes, mais que cette activité spéculative se déployait au moyen de termes concrets. De ce po int de vue encare, Matrix est décidément un mythe. On ne peut penser que dans ses termes, et c'est ce que nous avons voulu faire. Toutes les questions de l'humanité renvoient a une seule: " What is the Matrix ? "· Or la Matrice, bien sur, c'est ce dont parle le film, mais c' est aussi le nom du film. Une maniere d'y répo ndre est done de se demander: qu'est-ce que cette reuvre? Matrix est-il simplement un récit cinématographique? N'est-ce pas aussi cette machine sémiotique qui est montée progressivement avec les images, les personnages, les action s, de sortea ce qu'elle génere ses interprétations, et que, lachée dans la culture, elle permette a des langues hétérogenes de co nstruire un di sco urs commun ? Une sorte de créole d'apres Babel ? Spectateurs du film, nous assistons au montage de cette machine, qui n'est pas !::: programme so usjacent qui exp liqu erait les images que nous voyons, mais plutot le mécanisme tres simp le qui se met a vivre une fois la séance terminée en mettant en variation nos références culturelles . Mais cela permet de comprendre que « Matrix , n'est pas un nom pour une chose, mais un de ces signes dont le sens se confond avec la fonction, comme on i·a dit pour le zéro en arithmétique, signe qui ne désiqne aucune quantité mais qui est
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Matrix,
machin~ philcsophique
nécessaire pour qu 'on puisse opérer sur des quantités. << Matrix ,,, c'est bie n ce dont nous par/ons depuis toujours, cette chose qu e tous les la ngages désignent, cette extériorité vers /aquel/e tous convergent mais qu' i/s n'atteignent jamais . En donnant le sentiment d ' un langage
GLOSSAIRE DES PRING?AUX SYMBOLES, CONCEPTS ET PERSONNAGES
co mmun, Matrix (le mot, le film, la chose) donne une profondeur .J tous les discours. Et pourtant, le mot << Matrix , ne désigne pas plus quelque chose que le film Matrix n'a de sens. Dans les deux cas, il s'agit seulement d ' une sorte de convertisseur symbolique qui, en rendant convertibles les langages les uns dans les autres, donne le sentiment d'un Que/que chose én igmatique dont il est question depuis toujours. On peut bien sur trouver un peu mélancolique que ce que/que chose ne soit finalement lui-meme qu'un signe et m eme un signe vide, réduit a sa fonction, -et que notre seul langage commun soit précisément un langage qui n'a pas de sens. Au lieu d'y voir une marque d'inconsistance, on préférera faire marcher le logiciel qu i émerge du film pour laisser parler notre culture. Enter the Matrix, done. Mais pour cela, il faut prendre au sérieux la question : << What is the 0 Ma trix » . Déc idément une bonne question. Peut-etre meme la seu /e qui no us soit commune ... Patrice MANIC!..!ER [1]
Slavoj Zizek, << Th e Matrix : Or, the Two Si des of Perversion , http :/Ion 1 .zkm .de/ netcondition /navigation /symposia/udault '
[2]
L'CPuvre ouverte, Points-Seuil, 1965. Tzvetan Todorov, Théories du symbole, Points-Seui/ (1977). Claude Lévi-Strauss, Le regard élninné, Plon, 198 3. Max Müller, Mytho!ogie comparée, Roh P r~ Laffont, ,, Bouquins ,,
[3] [ 4]
(5]
Umberto Eco,
2002.
(6]
Claude Lévi-Strauss, << lntroduction a I'CEuvre de Maree! Mauss , in ' Maree/ Mauss, Sociologie et anthropo!ogie, PUF, 1950.
[7]
Claude Lévi-Strauss, << La geste d'Asdiwal », in Anthropolcgie structurale deux, Plon, << Agora-Pocket ,, 1973. ;or ':)e i..u; ; Borges et Alicia jurado, Qu 'est-ce que le bouddhisme ?,
:a¡
Gallimard, '' Folio-Essai , , 1979.
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Par Thomas Bénatou"il, Elie During, Patrice Maniglier, David Rabouin
•101, • Agent Smith, • Anges, • Architecte, •s,audrillard, ·~ioport, •sullet-Time, •code, •croyances, •cypher, •Epuisement, •Gue;re hommes-machines, •jumeaux, •Lapin blanc, •Loups-garous, Martre des clés, Matrice », •Mérovingien, •Perséphone, •pj/ule rouge, • Poulet (le gout du), • << Pourquoi suis-je id ? », • ,, Purpose ,, • Rave party, • Reve, • Seraph, • Spoon boy, •Téléphones, •Terroristes, •Trilogies, •west
•«
•1o1
• Agent Smith
C'est le numéro de l'appartement oú Neo/Thomas Anderson passe ses nuits devant son ordinateur, au début de Matrix. Ce nombre affiché sur la porte peut etre lu indjfféremment comme une allusion a I'Eiu (« The One »), au code binaire utilisé en informatiqu e, o u a une autre chambre << 101 » , celle du roman d'Orwell, 1984, oú ont lieu les séances de lavage de cerveau. Dans Reloaded, << 101 , signa le un e autoroute particuli erement agitée. C' est aussi l'étage ou se situe le palais du "Mérovingien, ce qui tend a accréditer la th ese selon laque/le ce derni er serait une des premieres figures du cycle des élus, qui aurait fait le choix de s'exiler dans la Matrice -a moins qu'il s'agisse simplement d'une inversi on sa tanique de s emblemes de la Luru: 2re : << 101 , a l'envers, cela fait toujour s << 101 "· Ce relev é n'est évidemment pas exhaustif : il suffit a indiqu er qu'a ce jeu toutes les spéculations sont permises.
Sans doute la figure la plus mystérieuse de Matrix. Ce perso_nnage en costume noir, qui ne se departrt pas, au début du film tout au moins, de ses lunettes de soleil rec_tangularres et de so n oreillette (-+ Eloge de lo contingence), semhle tout droi t sorti de Men in Block. C'est l'archétype du méchant, o u une sorte d' An t éc hrist, selon le contexte oú on le rep lace (film d'aventure, quete initiatique). Mai s l'habit ne fait pas le moine : contrairement a ses col/egues impersonnels et substituables, Sm ith présente de multiples facettes, et son évolution est contemporaine de celle de Neo. En un premier sens, il est l' ennemi juré de I'Éiu, et plus gén éral eme nt des humains en tant que tels (l'huma nité, dit-il est un « virus » ). Ce programme consc ient ou sentant (<< sentient program »), i;;itia lement chargé d'éliminer les rebelles et de rnettre la marn sur les cod es d'acces de Zion, est done déja capable d' un sentiment: la haine, a laque/le répond en miroir l'a mour de
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Matrix, machine p; lilosophique Glo ssaire des pr:01cipaux symboles, cc:1cepts eL personnages Neo pour Trinity (-+ Puissance de /'amour). Or au cours du combat qui
devenait plus humain, Neo agissait de fa~on plus mécanique (-+"Épuisement). l'affrontement de Smith et de Neo e.st l'occas ion de troublants éc hanges: << Notre connexion. [ .. .] ... peut-etre qu'une partie de toi s'est imprimée en moi comme une réécriture ou une copie. >> Ces devenirs paralleles laissent paradoxalement entrevoir une nouvelle alliance entre les hommes et les machines (-+Mécano~olis!, qui ne peut passer que par 1 aneantissement de Smith - ou sa fusion avec Neo. le véritable ennemi de _la Matrice, ce n'est pas Neo, c'est Smith (-+"Terroristes).
l'oppose a Neo a la fin du premier épisode, Smith meurt et renalt transfiguré. 11 en tire comme Neo de nouveaux pouvoirs : il est désormais libre, c'est un programme exilé ou plutót un virus qui risque de contaminer toute la Matrice, comme le sugger_e sa capacité a se dupliquer a volonte. Si Neo est << The One >> Smith est légion . De fait, il n'est plus un << aQent >>, puisqu'il s'en prend a ses ~o-llegue~ et que Link ne parvient plus a identifier son code ( << Whoever it ¡5
he's not reading like an agent, ). Íi t~2vaille désormais pour son compte ;
e est la seconde << anomalie >>. Cependant le clonage de soi n'est qu'une parodie grotesque de la croissance spirituelle, et la liberté de Smith ne semble pouvoir s'accrocher qu'a un seul ob¡ectif, réaffirmé de fa~on obsess10nnelle : anéantir Neo, justement paree qu'il est humain . Si en effet le probleme de Neo est de se défaire de l'illusion de sa propre liberté en comprenant le sens de son action le probleme de Smith est plutót un~ fois libéré, de se donner un but o~ une rai~on de vivre ( -+" « Purpose ,, ). Mais qu est-ce qu'un but, s'il ne se confond pas avec une fonctionrialité prévue par le programme ? C'est ce que la machi_ne a du mal a comprendre, et sa liberte demeure done indéterminée (<< Neo : Qu'est-ce que tu veux, Smith ? 1 Smith : Exactement comme toi. )e veux tout >>). En prenant possesSion de !'esprit (c'est-a-dire du cerveau, sinon du corps) de Bane Smith rlPvie nt lui-meme un hacker : i1 ouvre la voie a de nouvelles transformations, qui l'apparent;::;¡ t a une sorte d'hybride homme-machine. On a d'ailleurs noté qu'a mesure que Smith
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•Anges Selon I'Oracle, une variété de prog rammes marginaux ou exilé, : << Chaque fois que quelqu'un prétend avoir vu un fantóme ou un ange, c haque fois qu'on rapporte une histoire a propos de vampires, de loups-garous ou d'extraterrestres, c'est que le systeme assimile un programme qui a commencé a faire une chose qu'il n'est pas censé faire . >> (-+Sommes-nous dans la Matrice ?). les Ang~s, comme les Vampires, ne sont pas. a proprement parler des agents ord lllaires de la Matrice, mais des sortes de virus, ou des versions cad uques de certains programmes : ils ont fait le choix de s'exiler au sein de la Ma trice ( -+"Malhe des clés) et d'y ~ivre une Vie autonome pour échapper a la destruction qui les attendait s'ils retournaient a la Source. Ainsi un bestia ire caractéristique de la littérature et du cinéma fantastiques en vient a etre récupéré par la sciencefiction (-+"Seraph). • Architecte la so lution que I'Architecte a trouvée a u probl~ .. '" de l'imperfection hu-
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maine et de l' instabilité qu'elle impose a la Ma tri ce consiste a l' inCOi fJOrer dans un cycle périodique de création/ destructio n de la Matrice. l'Éiu doit revenir a la Source pour réinitialiser la Matrice et o uvrir un nouveau cycle, ou la résista nc e de Zion sera d'abord réduite au minimum pour ensuite se développ er a nouveau, découvrir une fois de plus un Élu, qui lui-meme réinitiali sera une septie me fois la Matrice, etc. On pense aux modeles cybernétiques du feed-back et des systemes a uto-entretenus (-+Liberté virtuelle), mais il s'agit la tout simplement du principe sto"icien de I'Éternel Retour . Les platoniciens et Aristote pensaient le monde comme éternel et immuabl e, le devenir qu'il contient rep rés entan t une part irréductible d'imperfec tion. Les atomistes opposaient a cette cosmologie une pluralité de mond es en devenir, nés au milieu d'un uni vers chaotique et promis a une destruction certaine. Refusant cette alt e rnative, les sto"lc iens imaginent un monde a la fois éternel et non-immuable, parfait et en devenir. Au lieu d'et re immortel, le monde renalt p erpétuellement de ses cendres : il es t périodiquement détruit dans un e mbrasement <:)Pnéral, qui donne naissance a un nouveau monde identiqu e au précédent. Entre deux embrasements, le monde est gouverné par un code génétique qui pré~ide a la n~issance, au déve loppement et au bon fonctionnement de chacun e de ses parties, y compris celles qui sont apparemment mauvaises et destructrices. Comme Neo et Zion dans le plan de 1' Architecte, celles-ci ne résistent a l'ordre du monde qu'en apparence. Ainsi le sto"icien Cléanthe, dans son Hymne ó Zeus, pouvait louer le dieu supreme
paree qu ' il << sait réajuster ce qui est excessif et ordonner ce qui est désordonné >>. (dans les termes de I'Architecte, « an unbalanced equation inherent to the programming of the Matrix »).
Ce plan global de gouvernement cosmique, les stokiens le nomment Providence, car il sert parfaitement les intérets des animaux r~tionnels (les hommes et Dieu), ou encare Destin, car ii lie entre eux tous les etres de maniere intangible, chacun remplissant sa fonction dans le devenir du monde. la sagesse stokienn~ consiste a comprendre la rationalité de ce plan providentiel et a y jouer le nlieux possible le role qu'on a re~u en partage. Telle est exactement la philosophie de I'Architec te : la Matrice est le meilleur des mondes possibles pour les etres intelligents (artificiels et humains), il faut done que Neo se soumette a cette rationalité et participe a sa perpétuation en retournant a la Source, en suscitant la << dissémination du code qu'il porte >> et la réinitialisation de la Matrice, qui rempl isse nt Une fonction équivaJente a i'Prnbrasement du monde sto"icien. Mais il va ici un paradoxe : pourquoi offrir a ~' e 0 la possibilité de sauver Trinity et de détruire la Ma trice ? C! leL les sto"iciens, l'ordre du monde n'offre aucune écha¡..-,.,:!~oire. ('p,t IP célebre mot de Séneque : << Le' décrets du Destin conduisent ce!•_, ; qui le veut bien et tralnent celui qui les refuse. >> nr 1' Architecte ne peut contraindre Neo a retourner a ia Source : le fonctionnement de la Matrice exige que Cl"rt3ins choix restent ouverts (-+Liberté virtuE::c) . 11 ne s'agit pourtant pas la d'une limitation du Destin par un libre arbitre imprévisible, puisque le choix d e Neo résulte de causes tout a fait
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Matrix, machine philosopl tique
déterminées. 11 semble plutot que I'Architecte ne posséde pas un controle total sur toutes les parties de la Matrice, contrairement au Dieu stokien, pour qui le monde n'est qu'une transformation rég:2e de luiméme, dont il maitrise le moindre détail. Dans la Matrice, le Mérovingien, et l'a.gent Smith lui-méme, sont des programmes qui ont cessé d'avoir une fonction mdis qui refusent d'étre supprimés (-+•" Purpose ). lis ne font done pas partie du plan de régénération périodique de la Matrice puisque le Mérovingien prétend avoi; " survécu aux prédécesseurs de Neo ,_ Dés lors, e' est peut-étre moins a u monde sto.fcien qu'au monde nietzschéen qu'il conviendrait de comparer la Matrice - ce monde de volontés de puissance cherchant a se dominer les unes les autres en recréant les choses du point de vue de leurs fins propres. Telle est bien l'attitude de l'ex-agent Smith, qui veut soumettre Neo en lui reprenant son ¡;wpose (-+•Agent Smith); telle est surtout la !e<;on dispensée par le Mérovingien dont !'Oracle sou11gne qu'il n'est mot1ve que par l'aLcumulation du pouvoir (-+.Mérovingien). Selon lui "_le choix est une il!usion créée pou~ d1stmguer ceux qui ont le pouvoir et ceux qui ne l'ont pas. , En choisissant " mal "· i'Jeo a-t-i! pour autant déchiré l'il lusi 0,,, imposé sa vo!onté de puissance a I'Architecte et mis fin a la Matrice ? Nu! lement. Mais dans le monde nietzschéen, une volonté de puissance s'impose á une autre en 'éinterprétant son sens et ses fins plutot qu'en s'opposant a elle ou en la détruisant. D'ou l'éternel retour nietzschéen : si Trinity est vraiment tout pour Neo, sa décision " irrationnelle , de la sauver doit
Glossaire des principaux syrnboles, concepts et personnages r:nanif~s ter sa volonté que revienne eternellement !'ensemble des conditions qui ont conduit a cette souv~ rain e dévotion amoureuse (-+ Puissance de l'amour). 11 doit done vou!oir I'Éternel Retour de la Matrice et de tout ce 9u'elle implique, a l'exception peutetre de son interprétation stokienne par I'Architecte. •saudrillard Pour la premiere fois, un représentant de la « French Theory , se trouve consacré par Hollywood comme bien de consommation culture! offert a toutes les réappropriations. Ainsi Neo utilise un de ses livres (Simulacro and Simulation, en traduction anglaise) p~ur d1ss~muler des disquettes prohibees, apres en avoir évidé le contenu ( ~n notera a_u passage que cette se9u_ence a reclamé quelques effets spec!aux, puisque le chapitre " On nJh1_11sm » ne figure pas a sa place hab1tuelle). Morpheus cite librement le penseur de l'hyper-simulation dans une scene capitale, a vocation didactique ( <<_Welcome to the desert of the re~/ ! , ), mais le script de 1997 prevoya1t une mention encare plus explicite : << Comme dans l'image de Baudnllard, ta vie entiere s'est déroulée dans la carte, au lieu du territoire » . L'image de la carte tellement précise qu'elle finit par recouvrir le territoire était déja un emprunt a Borges, mais cela n'a aucune importance: Baudrillard n'a pas aimé le film (-+•Terroristes, -+ Trois figures ... ). •sellucci (Monica) -+•Perséphone. •sioport Orífice par lequel les machines transmettent (et éventuellement recueillent) les informations per-
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mettant le controle des cerveaux humains dans leur cuve. Son fonctionnement n'étant pas expliqué dans le film, reste mystérieux. Comme Neo per<;oit le monde normalement lorsqu'il se réveille dans son alcove, nous pouvons inférer que les parties de son cerveau correspondant aux informations sensorielles ont été stimulées. Morpheus explique d'ailleurs l'illusion matricielle en rappelant que si l'on définit le réel comme ce que l'on peut sentir, gouter ou voir, alors il se réduit a des signaux électriques interprétés par le cerveau. 11 est done tentant de voir la une allusion a la célebre hypothese sceptiquE des << cerveaux dans une e uve , (-+ Sommesnous dans la Matrice ?) : le bioport conduirait _alors a un réseau complexe de micro-électrodes stimulant différentes parties du cerveau et simulant ainsi la perception d'un monde. Cette hypothese est néanmoins tres couteuse : non paree que cette stimulation du cerveau apparaitrait comme trap complexe (nous sommes censés étre au temps de l'intelligence artificielle effective), milis paree que cette complexité premiere serait redoublée par celle qu'il y aurait a accorder en temps réel des milliers, voire des millions de cerveaux percevant une méme réalité (par exemple une méme information a la télévision, un tremblement de terre, une éclipse). De ce point de vue, il aurait été beaucoup plus simple et plus prudent pour les machines de simuler un monde propre pour chaque cerveau (-+ Sommes-nous dans la Matrice 7). Aussi n'est-il pas inutile de rappeler quelques autres informations que nous avons sur le bioport et son fonctionnement. Tout d'abord, les<< ports, ne se limitent pas a celui qui se trouve a la
base du crane ; il en existe sur plu sieurs autres points du corps : il ne s'agit done pas simplement de stimuler le cerveau. Dans le méme ordre d'idées, nous pouvons rappeler l'insistance de Morpheus sur le fonctionnement interactif du programme qui définit la Matrice : « a neuralinteractive símulation that we cal/ the Matrix" (-+Liberté vírtue/le). Nous pouvons done penser, meme si cela reste peu clair, que le développement perceptif du corps réel a un role a jouer (comme slimulé et, éventuellement, comrne stimulant) dans la construction de la simulation. Enfin, il faut rappeler que le fonctionnement de !a Matrice est régulierement comparé a celui d'un reve, plutot qu'a celui d'une illusion perceptive : cela permet d'envisager i'existence de programmes de stimulation plus glo!?~~-~ (~~R~ve~. '~Bullet-Tim,e/
La- techn~ du << Bu llet-Time, mise au point par )ohn Gaeta pour Motrix permet d'associer a un ultra-ralenti (de l'ordre de 12 000 images/seconde) toutes les possibilités dynamiques de la prise de vue habituelle : il s'agit moins de geler l'image que d'ir;,mobiliser le sujet tout en conservant la libre mobilité d'un ceil de caméra lancé a grande vitesse. De fait, le << Bullet-Time » n'a pius grand chose a voir, dans son procédé, avec le ralenti traditionnel, qui se contente de jouer sur le rapport entre les vitesses d'enregistrement et de projection en projetant moins d'images qu'on en a enregistrées dans le merne temps, c'est-a-dire en filmant une scene a une vitesse plus grande ::;:.~e d'hab~~ude , pour projeter ensuite les images a vitesse normole. lci les scenes sont
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Motrix, machine philosophique
Gl0ssJire des principaux symboles, ccnc.:: pts et personnages
d'abo rd tournées avec des caméras ordinaires, puis ana lysées par ordinateur grace a un systeme de repérage laser qui pe rm et de produire un << patron , nu mérique des mouvements de caméra virtuels qui produiront la scene finale . Ce patron est ensuite matérialisé par la traj ectoire que dessi nent une centaine d'appareils photographiques disposés en série, qui enregistreront le sujet simultanérnent, selon différents angles, a des distances et des hauteurs va ri ables correspondant aux mouvemen ts de caméras virtuels simulés par ordinateur. Un e séquence dynamique est :: insi recomposée a partir d' une série d' in sta ntan és, l'ordinateur exécutant les ca lculs nécessa ires pour reóta urer la co ntinuité d'une image a l'a utre et assurer la fluidité du rnouvem e nt d' ensemble (p rocédé d'i nterpolation). Cette technique autorise un e grande so uplesse dans le montag e fina l (zooms, effets de trave lling, panoramiques, accélérations et ral entissements, tout cela sa ns ri en perd re en cla rt é, ce qui es t pratiqu e ment irréa lisable sans recou rir a un e reco mposition num érique) . La lourdeur du dispositif in terdit nature llement de tourner dans un environnement naturel. Pour Matrix, les acteurs ont done joué les scenes de co mbat sur un fond ve rt, et les décors ont été entierement restitués num ériquem ent. C'est dire que le procédé du << Bull et-Time ,, mérite bien l'ap pellation de " virtual cinematography >> (-+ Trois figures de la simulation).
•code Curie use ment, les caracteres du prog ramm e ~'2 la t\1atrice q:..; c nous
voyons défil er en brins verts sur l'écran ne sont ni du code binaire, ni un
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langage de prog rammat ion imm édiatement inte lligible aux personnages (c'est-a-dire dérivé de l'a ngl ais). 11 s'agit plutót d ' idéog rammes, semblables a ce ux de l'écriture chinoise . Voi la peut-etre une piste pour comprendre le rapport aux symboles sugg éré par Matrix (-+L e Too de la Matrice). Les spécialistes des effets visuels qui ont travai llé a la réalisation du code vert y voient les unités de base (<< building blocks >>) de la réa lité virtuelle, le tissu de la vie meme (<< the fabric of life >>). Notons enfin qu e ce code admet auss i une version << subjective >>, qui correspond au point de vue de celui qui, de l'intérieur de la Matrice, parvient a saisir directement les objets et les forme s, huma ines ou autres, dans leur texture digitale, co mme en radioscopie. Neo per~oit ainsi les trois agents a la fin du prem ier épisode ( -+La Motrice ou lo Caverne? -+ Trois figures de lo simulotion) . Seraph lui apparalt de la 111eme fa~on dans Relooded, mais avec un code do ré qui corr: spond peutet re a un e ancien ne version de la Matrice, et qui signale en tous cas un programme d'un e espece particuliere (-+"Seraph). •conseiller West -+•west. •croyances Motrix et Motrix Relooded constituent un grand film scepti que (-+Sommesnous dons la Motrice ?), paree que leur
principal moteur dramatique est la ma lléabilité des croya nces humaines, proble me par excellence du scepticisme (en particul ier chez Hume). 11 :"ffit de su ivre 'es d ~ c l ¡¡;¿¡t; c ;-: ~ des personnages sur ce qu'ils ,, croient ,, (believe) pour mett re en lumie re la red istri bution complexe des croyances
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de Neo, qui sous-tend l'action des deux films . La premiere réorientation des << croyances >>de Neo est évidente, puisque c'est celle qui le fait passer de sa vie en 1999 a l'incroyab le vé rité de l'enfermement des hommes dans la Matrice par des machines (-+Lo Motríce ou lo Coverne ?). Lors de ses premiers jours hors de la Matrice, Neo a du mal a <> les << champs >> ou ,, poussent ,, les hommes. Au contact de Morphe us, Neo amorce alors un seco nd processus sinueux qui va le conduire a <> dans un e certaine mesure a la prophétie . Au départ, il n' y << croit >> qu e sur la foi de Morpheus, d'ou sa déception face a I'Oracle : << Morph e us, il m'avait presque convaincu. >> Neo croit ce que lui dit la personne qui est reconnue com me la plus compétente, et dont la parole fait le plus autnrité quand il est question de la Matri ce : Morpheus d'abord, puis I'Oracle. C' eó ~ done par un chem in détourné qu e Neo va finir par croi re a la p;ophétie. Confronté au choix, annonc é co mm e cru cial par I'Oracle, entre la vie de Morpheus et la sienne, :~eo décid e de se sacrifier paree q,,'il ,, croit qu 'il peut ramener Morp heus >>. C'est au co urs de cette mission de sa uvetage qu'il va faire face aux agents, paree qu'il << commence a croi;e ,, qu'il peut les va;ncre et deveni r I'Éiu -ce qui va effectivement ~ ;river. Un premier cycle de redistribution des croyances est done acco mpli. D'informaticien anonyme et pirate a ses heu res en 1999, il est devenu un Messie surhumain lu ttant
avec des intell igences artific ie ll es autour de 2199 : toutes ses croyances ont été bouleversées. Toutes? Non ! Toutes sauf une, la croyance de Neo en sa propre liberté : car << il ne croit pas au destin >>, co mme il !'explique a Morpheus puis a I'Oracle . Or, ce sentiment de liberté éprouvé par Neo en vient progressivement a faire systeme avec la prophétie. Son patron l'anticipait sans le savoir lorsqu'il lui reprochait de « croire qu'il est spécial et que, d'une ma niere ou d'une autre, les regles ne s'appliquent pas a lui >> : e' est exactement ce qui va arriver dans la suite du film. La croyance de Neo en sa liberté et en sa responsabilité va lui permettre de devenir I'Éiu malgré la prédiction contrai re de I'O racle. Ce systeme de croyances est mis a mal dans Matrix Reloaded. Le début du film est dominé par l'intransigeance éto uffante de Morpheus, grand pretre de !a prophétie. Déja dans le premier film, I'O racl e ava it souligné que pe r'.onne ne pou va it conva incre Mo rph eus de ne pas croire en Neo. Cette fois, il se refu se absolum ent a en tendre les croyances des autres, en particuli er ce lles de Lock, qui " croit qu 'il a besoin de tous les vaissea ux , disponibles pour défendre ?ion. Morp heus apparalt done comme un fanatiq ue : sa croyance n' est plus le soutien de so n action, un motif d'es poir sujet au doute et a la discussion, mais une ce rtitu de d'avoi r raison con tre tous, qui se présente comme une prédiction indubitab le de ce qui va bientót arriver . Au fur et a mesu re que le terme de la prophétie s'app roche, Morpheu s apparalt de plus en plus pri sonni er de ses croyances, comme le montre sa proc lamatio n fin al e et pom peuse : << )e ne erais pas au hasa rd quand je vois trois buts, trois capi-
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Glossaire des pri1 :cipaux symboles, concepts et personnages
Matrix, n1 achin e r-hilosophique
taines, trois va isseaux [... ] je erais que c'est notre desti n d' etre ici. C'est notre destinée. je era is que cette no1it recele pour chacun de nous le sens meme de sa vie. ,, Neo en revan che ne se pose pas en adepte de la prophétie et se montre meme gené par la dévocion dont il fait l'objet a Zion. Peut-etre a-t- il conscience des risques que nous fe~ ~ >counr nos croyances : elles sont émi- -o nemment manipulables, et pourtant ~ au príncipe de toutes nos actions. ~ C'est ainsi que I'Oracle a fait croire a-.:. Neo yu 'il n'était pas I'Éiu, pour qu'ille ~ devienn e. La liberté de Neo est D maintenant dénoncée comme une illusion par tous les personnages qu' il rencontre (I 'Oracle, Smith, le Mérovingien), et le discours de I'Architecte sembl e ac hever de ruiner toutes ses croyanc es . «_La prophé tie était un mensonge. L' Eiu n'a jamais été prévu pour mettre fin a quoi qu e ce soit. Ce n'était gu ' un systeme de controle de plus. >> A cela, Morpheus est obligé de répondre : « je n'y erai s pas. >> Mais il reconnait un peu plus tard : « j'ai eu un reve, et ce reve m'a maintenant abandonn é >>. Morpheus a réveillé Neo du reve de la Matrice (-+•Reve), mais il l'a en meme temps plonq é dans un autre reve : non pas un e illusion sensori e lle parfaite mai s un e explication messianiqu e de I'His toire, une religion (-+ Les dieux so nt dan s la Ma trice) . Quelle es t cependant le statut des révélations de 1'Arc hitecte par rapport a la prop hétie ? Lorsque Neo annonce a ses com pag no ns qu e Zion va etre détruite et qu e Morpheu s lui demande qu : le luí ~ di t, Neo répond simplement : « Peu imp orte. je le era is>> . Comrn e Mo rp he us avec la prophétie, Neo ne peut q ue « croire n, san s preuve, les explications de 1' Architecte. Celles-ci po urr aie nt don e co nstituer
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une nouvelle prophéti e qui, como ne la premiere, me le le vrai et le fa ux : I'Architecte pourrait avoir « fait croire ,, a Neo q11 'il est un systeme de controle, alors qu 'il a réellernent les capacités de libérer l'humanité. Bref, Neo n'est pas au bout de ses peines.
•cuillere -+•spoon boy.
•cypher Le choix de Cypher d'etre rebran ché a la Matrice pose le probleme de la valeur éthique de la vérité. Qua nd Cypher avoue qu'il préfere la Matrice a la vie dans le Nebuchadnezzar, Trinity n'a qu'une réponse : « La Matrice n'est pas réelle » . Est-ce la une raison de la d éda ign er (-+ Sommes nous dans la Matrice.!) ? Cypher peutil trouver son bonheur dan s un e illusion ? Le philosophe Robert Nozick a posé cette question en 1971 a partir d' une expérience de pen sée qui anticipe tres précisément la situ ation de Cypher : << Supposez qu ' il existe une machine a expérience qui soit en mesure de vou s !aire vivre n'importe quelle expérience que vo us souhait.oz. Des neuropsychologues excellant dans la duperie pourraient simuler vo tre cerveau de telle sorte qu e vous croiriez et sentiriez que vou s etes e n train d' écrire un grand ro man, de vou s lier d'amitié, ou de lire un livre intéressa nt. Tout ce temps-la, vous se riez en train de flotter dans un rés ervoir, des él ectrod es fi xées a votre crane. Faudrait-il qu e vou s bran chi ez cette machine a vie, établissant d'avance un programme des expériences de vo tre existence ? [... ] Bien su r, une fois da ns le rése rvoir vo us ne sa urez pas qooe VOUS y etes ; VO U S pense rez qu e tout arrive véritablement. D'a utres peuvent aussi se bran cher pour connaitre les
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expé riences qu 'ils désirent, aussi n' estil pas besoin de rester débranché pour les servir. (Ne vous arretez pas a des problemes comme celui de savoir qui tera marcher les machines si tout le monde se branche.) Vous brancheriezvous? Que peut-il y avoir d'autre qui nous importe si ce n'est la fa~on dont nous ressentons nos existences a l'intérieur? n (Ancrchie, État et Uiupie, P.U.F, 1988, p. 64) . Si l'on définit le bien humain de maniere sensualistt! ou hédoniste, ríen n'exclut que l'on puisse trouver son bonheur dans une simulation qui produirait en nous les sentiments adéquats. Mais, selon Nozick, nous importent aussi et peutetre plus encare le fait de faire effecti ve ment des choses (et non pas seulement d' avoir l'expérience de les fai1 e), d'etre un certain genre de personne (et non quelqu'un qui flotte dan s un réservoir) et d'avo ir un contact véritable avec une réalité plus profonde (qu' une réalité construite artifi ciellement pa r des savants). Les arguments de ce genre contre le choix de Cypher (d. C. Grau, << The Value of Reality : Cypher and the Experi ence Machine >>, http :/ /whatisthem atrix . warnerbros.com) présupposent tous un príncipe qui a été énon cé clairement par Platon : << n'est-il pa s évident que ( ...] quand il s' agit du bien, personne ne se satisfait plus de ce qui semble l'etre, mais qu ' on cherche ce qui l'est réellement, et qu ' en ce domaine des lors chacun méprise la semblance >> (Républiqu e VI, SOSd, traduction de P. Pachet). Selon Platon, tout le monde peut admettre de n'etre ju ste, beau ou rich e qu 'en apparence, mai > 1-'crsonne loe p eü~ >e contenter d'etre apparemment bi en, ou de ¡:::: séder une chose qui n'est pas réellement bonne. Cette subordi-
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nation du bien au vrai exclut que le bonheur humain puisse exister dans la Matrice. Cypher du reste ne le conteste pas : déguster un bon steak dans la Matrice en sachant qu'il n'y a pas de steak ne lui suffit pas, il ~nsiste. aupres de loagent Smith pour qu on IUI fasse oub/ier tout ce qu'il a vécu hors de la Matrice. Son désir d'éprouver a nouveau les plaisirs de la fin du xx• siecle (manger du steak, etre riche et célebre) ne peut etre satisfait que s'il ne sait pos que ceux-ci ne sont que des stimulations sensorielles produites par la Matrice : « ignorance is b/iss », « l'ignorance, e' est la té licité "· Aussi le vrai probleme moral n'est pas que Cypher veuille replonger dans la Matrice, mais qu'il veuille y replonger pour déguster un bon steak. C'est la question des << faux plaisirs >>, qu'ils soient réels ou virtuels. •oé¡a vu -+•Trois figures de la simulation. -+• soxmes-nous dans la Matrice
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•oieu Absent (-+Les dieux sont dans la Matrice) .
•Épuisement
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A peine l'action est-elle engagée que Neo est déja épuisé. On croit d'abord a un eff et narratif simple : en jouant de cet état qui caractérise le passage de la veille au sommeil, ou l'inverse, le doute sur la réalité de c.o qui ne pourrait erre qu'un reve se trouve évidemment renforcé. Mais assez vite, il faut se rendre a l'évidence: la fatigue est un trait caractéristique du personnage, dont le flegme et l'allure h é:: ~ ·,;e ne feror!t d' aill eurs '!ue s'accentuer tout au long du film . Signe des temps : les héros sont épuisés et la génération X vit dans l'absence de
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Glossaire des principaux symbole5, concepts et personnages
Matrix, machine philosophiy ue
buts. Res te qu e le phénomene n'est pas si couran t dans le cin éma dit d'action . Peut-etre est-ce d'ailleurs une des réussites de Malrix d'avoir osé faire de l'épuisé le héros d'un blockbuster américain. Certes lncassable avait déja transformé Bruce Willis, d' habitude si agité et enjoué, en sup er héros endormi, abasourdi face aux pouvoirs qu'il se découvrait. Mais si Neo luí ressemble, c'e;t en ajoutant l'épuisement proprement dit a la fatigue et a la lenteur ahurie. Le message n'étant pas tres clairement passé dans le premi er épisode, le deuxieme se fait plu s explicite : par trois fois, no us se ron s invités a prendre acte de l'épuisenie nt du héros. Avec Trinity, d'abord, qui s'inq ui ete de ses in somnies ; puis avec le conseill er Hamann , lors de la promenade nocturne dans Zion ; avec I'Oracle enfin, qui met clairement cet épuisement a l'o rdre du jour (<< Comment te se nstu ? 1 Neo : ]e, euh .. .. 1 L'Oracle : ]e sais que tu n'arrives pas a dormir. On va y ven ir. »). Dans ces derniers cas, il s'agit d 'explique r a Neo que son manqu e de sommeil est plutót un bon signe. Signe, lui explique le conseiller, qu'il est encore humain (<>) . Signe surtout, lu; dit I'Or?.cle, qu 'il a atteint un niveau pl us élevé de vis io n (<< Tu l'as vu dans tes reves, n'est-ce pas? La porte de lumiere ? [... ] A présent tu as la vision Neo. Tu contemples le monde en dehors du temps. >>) . Seu l l'épui sé peut atteindre cet état de cons cienc e proc he du reve, par laquell e se lai sse saisir d'un meme mo L. ~ n .e nt la réalité de la Matrice,
machine a reves, et sa vérité sub specie aeternitatis (-+ • Reve). Mais aussi explicite qu 'il ait été, ce t épuisement n'a pas été sa ns susciter la surprise et meme l'agac ement chez que lques spectateurs, qui se sont empressés d'en imputer la faute au jeu, ou plutót a l'absence de jeu, de Keanu Reeves. D'autres, en d'autres temp.s, imputa ient l' ét rangeté de Meursa ult a l'absence de style d' Albert Ca mus et le vide des vi es de Vladimir et Estragan au manque d'idées de Samuel Beckett. Parallele qui n'est évidem ment pas fortuit. Car Neo symbolise peut--etre, toutes choses éga les par ailleurs, ce type de personnage don t l'épuisement ou l'étrang eté est le mode d' etre co nst itutif, ceux-l a meme do nt De leu ze écri vait : << le fatigué a ~ e ulemen t épu isé la réalisation, tand is que l'épui sé épuise tout le possible. Le fa tigu é ne pe ut plu s réal ise r, mais l'épuisé ne peut plus possibiliser. "Qu'on me demand e l'impossible, je ve ux bie n, q ue po urrait-on me de mand e r d ' autre 7 " (S. Beckett, L'innomable). 11 n'y a plus de possible: spinozisme ach arné >>. Or il s'agit bien de cela : ce qu e l'on demande a I'ÉilL comme il s'e n apercevra pour fin ir, c'es t précisément l'impossib' e. Pourquoi des lors se so ucier du cours des choses 7 Ao res so n e ntrevue ave c le Mé roving ie n, to ut ce c; u'i l trou ve a dire est d'ailleurs : << i:io n, s:a ne s'est pas tres bien passé. ,, Et Trinity de rétorqu er : << Peut- etre qu'il y a quelqu e chose que no us avons mal fait >> . << Ou pa s fait '', répond Neo . Simp li cité J e i' impuissance et de l'absence d'id ée . Neo ne sait jamais ce qu ' il doit faire, ne prend aucune initiati ve, ne se bat que lorsqu'il est menacé. Le Mérovingi en ironise sur ce talent que possede Neo d'obéir aux
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instructions qu 'on luí donne tout en ignorant pourquoi il agit. Tous ses interlocuteurs, all iés (Morpheus, Hamann, I'Oracle) ou adversaires (Smith, le Mérovingien, I'Architecte), veulent d'ailleurs luí assigner un purpose, un objectif (-+ • " Pourquoi suis-je ici ? », • « Purpose ») . On peut y voir une tentative de controler Neo, de donner un sen s a son errance épu isée en la rapportant a un travail fonctionnel. Mais ces différentes tentatives rendent d' autant plus el aire la résistance du pe rsonnage . Et la question demeure : comment peut-on etre un homme d'action lorsque l'on n'a ñi possi ble a réaliser ni fin a accomplir? Spinozisme, si l'on veut. Mais le sage spinozis te s'accomplit dans la parfaite conscience, plus que dans la co nfusion et la perplexité. Le Yi-King semble ici plus utile, qui nous rappelle que !' impasse et l'épuisement (quarante-septieme hexagramme) so nt nécessaires a l'accompli ssement du g rand homme : << l'épuisement favo ri se les justes. Les grands hommes trouvent la fortune et n'encourent a ucun blame ». Maxime dont un co mm entaire nous app rend : << au milieu des épre uves, la joie peut etre préservée - et la réside précisément la dim ension fertil e de l'épuisement. Dimen sion qui exig e toutefois une parfaite justesse. 1 Sí l'épuisement est abordé avec rigueur, l'etre s'accorde avec l'instant. C'est la le privilege des "g rands hommes" dont la conduite est un modele d'équilibre >> (-+Le Tao de la Matrice). N'esc-Le pas précisément ce a quoi Neo l'épuisé parvient au point extreme de sa confusio n ? L'accord parfait avec l'instant, le geste juste. Force du petit et du faible, de l'épu isé, de << !'e sprit trouble et confus ,, qui agit pourtant avec <
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parfaite justesse ». Grandeur de celui qui a dépassé les possibles, qui n'est plu; dans le vouloir-agir ( • stop trymg to hit me ») mais da m l'action ellememe ( « and hit me ») (-+La Voie du guerrier) .
•Extraterrestres ~·Anges.
•Fonction ~· « Purpase ».
•Hamann ~Mécanopolis .
•cuerre hommes-machines 11 y a un trou dans l'histoire qu e Morpheus raconte a Neo dans le loading program du début de Matrix : « Nous ne savons pas qui a frappé le premier, nous ou e ll es [l es machines] ». Ce trou n' est pas anecdotique. En fournissant la réponse, The Second Renaissance (un dessin anim é en deux parties prése nté dan s Animatrix) modifie substantiellement la perspcctive qu ' on peut av~ir sur !'ensemble de la << philosoph1e pol itique, de la trilogie. Un robot avait assassiné son propriétaire qui, croyant pouvoir dispose r d'un pouvoir de << vie ,, et de << mort >> sur so n bien, voulait le détruire pour le remplilcer par un autre, plus performant . Ce robot avait invoqué, pour excuse r son geste, la légitime défe nse. L'affai re était allée jusqu'a la Cour Supreme, qui avait statué que le rob ot n' éta it qu'une chose, et qu'il n'avait aucunement le droit de s'o ppose r a la volonté de son propriétaire. Cette affaire fut le point de ::! é¡:>art d'un mouvement du type << civil rights >>, qui évoq ue clairement la lutte des Noirs Am éricains des années 1950-1960 pour mettre un terme a toutes les formes de di scrimination. Au x man1-
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G lo ss a ire d es pri nc ip c; ux symbo le s, co n cepts et perso nn ages
Matrix, m ac h ine ph il oso p hi q u e :est,tion s paci fiqu es d es m ac h ines, les '0rces é tatiqu es ré p on dire nt par la r~press i o n , e t la soc ié té c ivi le h um a in e ;' ill ustra pa r d es ac tes od ieux, d es '0rmes d e "machine bashing », évocateu rs, bi e n su r, de s po g ro m s e t des rato nnades, ma is au ssi d e ce rta in es scé nes du film d e Steve n Spi e lbe rg, lntelligence Artificielle. Le s mac hin es, dan s u n m o uve me nt assez se m bl a bl e a celui qu i fut !'o ri gi ne du sionisme, déc id e re n t d e cré er leur propre État qu'i ls ap pe le rent « Ze ro-On e », ce q u i est a la foi s le code binaire, e l le nom p resq ue o xym o riq ue d'un recom m e nce men t d e l' hi sto ire pa r l' in t rod uctio n d'u ne di ffé re nce vide, en atte n le a e la sig,l ificat ion qu' e lle pr e n ci ra en fr;.n ction des conte xtes ou il lui se ra don né d ' opé re r .. Leur co mp o rte m e nt fut en t o ut admirabl e. Lo in de che rc he r la g ue rre, ils d éve lo p pe re n t 1~ co mme rce. Ma is le mo de de production économiq ue mondia li sé é ta n t sa ns d o ute t rop li é a d es o p érat ions ttch n iq u es, il d evin l vite évi d e nt que les natio ns h uma ine s 11e po uva ie n t ri ;aliser avec l' e ffi ca c ité d e Ze ro -O ne . LrJin de vou lo ir troubl er la ¡Ja ix dure me nt acq ui se d es h o mm es, les mach in es propo se rent d e tro uver d es com p ro mi s e t, a ce tte fin, de m andtre n t é tr e a cce p tées da n s le UJ nce rt de s n ation s, a I'O.N.U .. On rnassa cra les é mi ssaires comme d es vul gai res casse ro les. Ce son t d o ne les hom mes qui prire nt l'i n iti at ive de la gue rre . Las ! le u rs te c hni q ues gu e rri E:res n' é taient pa s plu s ind épe nda ntes d e la rationa li té te chn iq ue q ue le urs slr até gi e s éco nomiqu es, el la g ue rre tour na b ie n t6t a le u r d ésavan ta g e . LE:ur ultim e so luti o n fut d e couv ri r le c iel, d'o ccu lte r le so le il d ont dé p e nd aien t les ma chin es . Ce fu t auss i le ur plu s mauvai se id ée, pui squ e, des lors,
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le s mach ines n'eure n t d ' autre ex pédient qu e d e se servir de leurs propres adve rsaires co mm e so urce d' é ne rg ie. La sy métri e e ntre cette histo ire et cell e de Zio n es t évide nte : de m é m e q ue les mach ines re be ll e s ont dü s' ex il er loin dans le d ése rt p our éc ha p pe r, d a ns un e c ité nouve ll e, l' op p ress io n d es homm es, d e m é m e les ho m mes re b e lles s' e nfo n ce nt da ns lb p rofond e urs d e la terre po ur rebatir un e ville q ui po rte le no m m essia niqu e d'une re na issance. On pe ut aussi rerna rq ue r que la p o p ula ti on d e Zion est m ass ive m e nt << m ulti -culture ll e ••, a lo rs qu e les re prése ntants d es m ac hin es d ans la Ma tri ce so nt d es ho rn mes b la n cs e n costu m e, et q ue le vocabulai re de la gue rr e contre le s mac hines évoq ue sa ns ambigü1lé celui des luttes << minori ta ires •• des ann ées 1 9 60 (ju squ e d a n s l'a po logie des te c hniqu es d e g ué rill a). Ce sont done les m é m es réfé re nces histo ri ques qu i hé ro"ise n t aussi bien le co mb a t d e s h o mm es qu e ce lui d es mach in es. Q ue fa ut-il en co ncl ure ? Que le mu lt icu lt ura lis m e d o it s'é t e ndre ju sq u 'a u x fo rmes d e vie no n hum aines, et m é m e n o n a nim a les et artifi c ie ll es 7 Pe u té t re, m ais so us q uell e fo rme ? Au rait- il fa llu accepter d ' é ten dre la co mmun a u té po litiqu e a u x m ac hi nes, le << pe upl e so uverain >> ré un issant toutes les in te llig e nces ? Ma is, préc isé m ent, cette id ée de so uverai neté n'est-e lle pas e nco re dépe nda nte d e la co ncept io n d e la m ac hin e et du ra pp o rt h o mm es-m ac hin es qui a co nduit a la catastrophe ( ~ Mécanopolis) ? La p a ix entre les h o mm es et les machines ne p asse ra d one pas par une simpl e ex t e nsio n des fr o n t ie res de la so uve ra in eté, ma is pa r la recréa t ion la fois d'u n co n ce¡; ~ ~ e mach ine e t d' u n concept de co m m unauté .
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. • jumea u x Les << Twin s ,, so nt un e d es tro uva il les v is ue lle s de Reloaded. Ce s f re res jumeau x é léga mm e n t vétus de b la nc des pied s la tete, avec le urs VISages et leu rs d readlocks enfa rinés, se mble nt tous droits so rtis d' un fi lm d e Matt hew Ba rn ey. Mi se impecca bl e, sourire au x lev res . acce nt b ri ti s h e t ca lm e imperturbab le : ce so nt les g ~ rdes du co rps q ui co nvenaie nt a u raff1 ne m en t t ro uble du Mé rovin gie n . Ma1s nen ne se mb le pouvoi r arre ter ces rastafans a lbinos lo rsqu'ils se tra nsforment e n e ntités tra nslucid es , quasi-gaze uses, in sensibl es a ux obj ets solides, po :.Jr se d é pl ace r g ra nde vitesse e n t raversant des m urs ou en s' e n fo n~a nt d a ns le sol pour se recom poser plu s l~in , . d a ns le dos d 'un a dv e rsaire . S ag 1t-ll d e fa nt6 m es, d e goul e s, d e vampires, d e ré sidus d ' a nc ie nn es ve rsions d e !a Matrice (~•Loups-g a rous), oubi e~ d e créations du Mé ro vin gi e n IUI-m e m e , sone d' Ha d es dé cade nt ré gn a nt sur une po p ula ti o n de programm es m o rtvivants et d e gol em s ? Da ns tou s les cas ces jum ea u x ont le po uv? lr d e m odifie r le urs avatars, comme d autres o n t le po u vo ir d e m o di fie r le ur e nvi ro nn e m e nt. Le pe u d e sympath1e q u' ils m a nifeste nt l' é gard des age r.ts mo nt re bien qu ' il s ne fon t pas pa rt1 e du pe rsonne l d e m a inte nance d e la Matri ce. Les clon es e t les 1umea u x t ie nn e nt d e m a ni e re g é n é ra le un e pl ace sig nifi cative d a ns le fil ~. ~l ut6t que de c h e rc h e r du cote du sy m bo li s m e du d o u bl e o u d e la g ~ m ellité, o n y ve rr~ ~ne illu stra ti o n effi cace d es propnetes du m o nd e :i:~i tal. Un p rog r~mme. r ar (i .>finiti o~, est s u scep tibl e d'étre du pli qu~. Lorsq u' un e sce ne d e rue est s1mulee pour Neo. d es fi ns d1da ct1 q ues, pa r
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le << Programm e d'E n trainem_e nt Ag ents ••, notre attent ion est peut-etre trop a cca pa rée par la fem m e en rouge po ur re m arqu e r a qu e l point tout y est redond a nt : pou r t o urne r cette séqu e n ce du prem_ier épiso ~ e les réa li sate urs on t fa1t a pp e l a d e s jumea ux et m é m e d es tripl~ts réels, en les ha bill ant tous de no1r f't de bl anc (mari ns en uniform e, ho mm es d ' affai res, nonnes, secrétaires, etc.) . L~ recou rs a u x fig ura nts di sponibl es a Sidn e y éta it m o ins coü teux qu e les tec hniqu es nu mériqu es : o n a d ~ n c composé a na log ique m e nt une sce ne sup posée di g ita le. Ma 1s d ans le f1lm , l ' in f orm a tl cle n du M o u se Ne bu c h adn e zza r qui a ré ali sé le p rogra mme d e si mul ati_on., n e_ s'est man ifest e me n t pas pnve d u til1 se r la fon c tion << copie r-coller >>.
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•Kung-fu ~ La Voie du guerríer. •Lapin blanc Personnage ce n tral d ' Alice au Pays des Merveílles d e Lewis Ca rroll. « Su ls le lap in b la n c ,, e st un des p rem1e rs m essages qu e re~o it Neo le Hacker. est ce la pi n b la nc q u'i l retro uve s ur le blouson de la petite amie d e C ho1 et qui va effectivement le m e ne r littéralcm e n t << a u fo nd d u tr ou " · Rlen d 'é tonn a nt ~e r; ue Mo rphe us ~e co m pare, pa r la suite ,_ a Ali';" tombee d ans le te rrier du lapm q ' ' Plle P? ursuivait. Rie n d ' é to nn a n t non plus a ce qu e so n << évei l ,, se prod u! se sou s_la_ fo rm e d ' un p assage <
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Glossaire des principaux symboles, concepts et personnages
Matri x, machine phiio:;ophique
rester, a ce qu'en dit Morpheus, au Pays des Merveilles. C'est pourtant un réel pour le moins dénué de fantdisie qu 'il s'en va rejoindre. A moins que ce « réel >> soit lui-meme le simple envers fantaisiste du mond e logique de la Matrice, concédé aux hum ains pour sat1sfa1re leur derni ere illusion : celle de la liberté. Dans la veine carrollienne, on notera également que le Mérovingien n'est pas sans rappel er le << Mad Hatter >> du chapitre VIl d' Alice (<>): comme lui, il accueille ses invités en leur proposant du vin virtuel (ici, un Chatea u HautBrion 1959), et les Twins qu i prennent le thé a une table voisine ont quelque chose de Tweedled um et Tweedledee, dans De l 'a utre co t é du miroir (-+"jumea ux, "Mérovingien).
•Loups-garous ca·fn et Abel sont deux hom mes de main du Mérovingi e n. Ces resca pés d'une ancienne version de la Matrice ne peuvent etre tu és que par une baile d'argent (-+" Anges).
•Maí'tre des clés Le maltre des clés, co mme le Mérovingien, est un programme << exilé >>. C'est meme le seu l personnage du film qui soit explicitement désigné ainsi (<>). Comme le rappelle le Mérovingien, qui l'a capturé, il est essentiel!ement un << moyen ,, de pas ser certaines << portes >>, notamment celles qui permettent d'accéder sinon a la Source, du moins ~IJ créateur et a l'admi11istrateur du systeme (I'Architecte). Avec son arrivée, nous preno m done conscience de toute une top cg raphie de la Matrice, qui était cachée jusqu e la (-+ Trois figures de la simulation) . Qu'il y ait de s portes,
c'est-a-dire des voies de << sortie » permettant d'accéder a des niveaux << supérieurs >>, au niveau phénoménolog iqu e de la si mui Jtio n, n'est pas nécessairement surprenant. C'est ce type de << passage >> que suit un hacker lorsqu'il pénetre un systeme (niveau informatique) a partir d'une adresse électronique ou d'un site internet (niveau phénoménologique). Et nous savons, d'apres la conversation entre Neo et Seraph, qu ' il existe des portes dérobées (« back doors ,, ) réservées aux programmeurs. Reste que le hacker n' intervient pas en personne, évidemment, mais pas plus par son identifiant : il se sert de cet identifiant pour introduire un programme qu'il a écrit et qui seul agit sur le systeme. La premiere surprise est, quand on y songe, que Neo et Morpheus, qui nous apparaissent a un niveau purement ph énoménologique, puissent « suivre >> le maitre des clés et surtout agir derri ere les portes. L' existence des portes nous permettrait done de << voir >> l'attachement d'un identifiant phénoméno logique a un programme informatique, comme on << verrait ,, une adresse électronique ,, entrer ,, dans un systeme et y disséminer un virus. La rencontre de Neo et de I'Architecte suggere le meme probleme. Sont-ils dans la Matrice ? Mais comment I'Architecte peut-il etre dans son oeuvre et pourquoi alors cette mise en scene des <
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topog raph ie de la simulation e ll ememe (-+ Trois figures de la simulation, -+"Télépho ne) . De fa it, nous savons qu'il y a, a l'intérieur du monde représent é, des << li e ux >> d 'ex il, comme l'endroit ou vit le Mérovingien et dont Perséphone rappelle qu 'i ls y son t venus il y a longtemps déja (de meme qu'elle rappelle qu e son mari y a ,, rame né ,, des é!é ments issus d' anc iennes versions de la Matrice). En fait, le Mérovingien semble etre exilé dans le systeme (ou sinon ?) et qu'il pirate chaque nouvelle version de la simulation e n y m é nageant un ,, espace • oour sa représentation . Le fait qu'on puisse « chez ,, lui, comme Neo en fait l'ex périence, se retrouve r devan t une chaine de montagnes en ouv rant simplement un e << porte >>, va dans le meme sens. En revane he, on ne eompre nd pas du tout qu'il puisse y avoi r dans un tel << lieu >> de la sim ul ation le moindre imprévu (et il y en a 1) s' il est entierement so us le controle du Mérovingien. Et si le Mérovi ngi e n n'est pa s réell ement assigné a un ,, lieu » qu'il controle, e' est !'intrigue narrative qu 'il devient diffieile de co mprendre, puisqu' elle a eonduit Neo a ehe rche r ou il se trouvait et a s'y rendre. La seene qui suit l'entrevue donne a eet égard un e indieation tres impo rtante : Morpheus dit qu'ils vont etre eontraints d'emprunter l'autorou te paree qu'ils se· trouvent ,, in the core network » - autrement dit, un e strueture du systeme lui-meme, représentée a l'intérieur de la simulation. Dans le scrip t orig inal, il éta it également préeisé que l'a pparteme nt de l' oracle est un " temple,,, c' ¿:; ~ - a-d ire, d'::pres l'explieation de Morpheus, une partie du system :: :entra! de Zion, mais " eaehée ,, dan s la simulation
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(Morpheus : ,, C'est le templ e. 11 fait partie du "mainframe" de Zto n: 11 est caché a l'intérieur de la Matnce de maniere a ce que nous pui ssions y accéder , ). Les cartograph es de la Matrice, tout occupés a tracer des frontie res (géné ral ement e ntre le « réel » et la simulation), on t done certa inement plus de travail qu'ils ne croient.
• ,, Matrice
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,, Malgré le speed, malgré les virages et les virées, les raeco ure is et les courts-jus qu'il s'était pris dans la Cité de la nuit, il voyait encere la matnce dans son so mmeil, lumineux treillis de logique se déroulant dans le vid e incolore ... ,,_ Ainsi Willi am Gibso n d éc riv a it - il , dans son rom a n Neuromancer (1984), la réalité virtuelle : le « eyberspace >>, cette " illusion co nsensuelle ». Mais cela so nn a1t mieux en anglais: " .. .and sti/1 he'd see the matrix in his sleep, bright lattices of logic unfolding across the colcrless void ,, . Le mot « matrice ,, a des
réso nanees multiples : gynéco log iy ues (nous naissons encore tous d'une matriee), biologiques (la trame lntereellulaire d'un tissu), mathématiques (le tableau de symboles qui, si on le développe eorreetement, produ1t un déterminant). Le mot se retrouve auss1 chez McLuhan et Baud rillard en rapport avec les sociétés de co ntrole et leur fonctionnement modulaire .
•Mérovingien L'arrivée du Mérovingien introduit un e dime nsion tout a fait nouvelle dans Matrix. Pour la premiere foi s, d'abord, nous prenons eo nscienee qu'il ex iste des ni•:e?' •x de complexité plus ri ches que la sim ple opposition des re_belles et de la Matriee. L'Oracl e le presente com me un des plus anciens et des
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Glossa 1re d e s principaux symholes, crmcefJtS et personnages
Matrix, m ac hine p h ilosophique
plus dang ere ux prog rammes. De fait, le Mé rovin g ien rap pe lle a Neo qu ' il a survéc u a ses préd écesseurs, phrase qui reste a lors mysté rieus e puisque no u s n e savo ns pas encore que chaque version de la Ma trice possédait un Neo (-+ • Architec te) . Mais le vrai mystere es t évide m ment de comprendre comment le Mérovingien luimem e a pu survi vre a ce qui est prés enté co m me un e réinitialisation du program m e. Pe rsé phon e mentionne qu 'i l a ,., rapporté ,, des ancie nn es versions Cain et Abel, ce qui re nforc e l'idée d ' une extériorité relative a la Matrice, de meme qu'elle insiste sur sa propre ancienneté dans le syst e me : " 11 y a bien longtemps, quand nous so mm es J rrivés ici pour la pre mi e re fo is, le s choses é taient différe ntes . 11 était si différent. ,, Tous ces él é me nts co ncorde nt pour faire du Mé rov ingi e n un d es programmes " exilés >> , avec ce tte indication sup pl é m e nta ire qu e l'ex il a li e u " en d eho rs >> d e la Matrice proprement dite, ou du moins a un ;liveau qui n' e st pas celu i d u m ond e simulé, bien qu ' il se mbl e se prése nter comme inclus en lui (-+.Maltre des clés,-+ Trois .:;-, figures de la simulatio n) . L'aspect le ;. plu s frappan t du per;o nnage demeure ~ - -son--co·ré " bon viva nt >> , amateur de .r vin , d e jurons et d e belles femm es . ( ra 1s o n s p ou r lesq uelles il s' est ~ " choisi •• franc;:ais -+ 0 Rave party). Comme il le dit lui-m e me, il ne s'agit ' la que d 'apparences . Mais nous ne ~JI d evons pas oublier q Je le Mérovingien " es t un prograr.1me (meme s'il ne l'a \ pe ut-etre pas toujours été, puisque Pe rséphone dit qu'il était auparavant'' ~ ~ "l m e ,, N e:). C:! a :;;;~ f: ~ a \Ji dis tingu e r ce t te sc e ne d'une autre si milaire, dans le premier épisode, ou l'o n voya 1t Cypher vanter le gout du
d
Mérovingi ens ju stem ent ado rai e nt la Madon e Noire, une fig ure héritée pa r les premiers chrétiens du cul te antiqu e de Pe rs éphon e, elle-meme ~o mmun é ment identifiée a la déesse Egyptienn e l ~ :s, dont on trouve un écho dans le vaisseau « Osiris » de Reloaded. Perséphone monnaie l'acces au Maltre des clés en demandant a Neo de !'embrasser comme si elle était Trinity - c'est-a-dire passionnément, a u risque de susciter la jalousie de la principale intéressée : " ]e veux qu e vous m ' embrassiez comme vou s l'embrasseriez elle. [ ... ] Vous l'aimez, elle vous aime, c;:a creve les yeux. C'est un sentiment que j'ai ressenti il y a fort longtemps. ]'aimerais m 'en souvenir. ]e voudrais y gouter. C' es t to ut. Y gouter seulement. ,, Ce tte créatur e sensuelle vetue de latex blanc serait done capable de conscience et meme de sentiments : elle serait, comm e I'Oracle, un '' programm e intuitif, initialement créé pour e xplore r ce rtains aspects de la psyché humaine >> , pour reprendre le s t e rmes de 1' Architecte. Est-elle la " Mere •• de la Matrice ? Cette hypoth ese suggérée par les vetements blan cs et le gout d es écrans de controle, se mbl e confortée par l'affinité qui existe entre la figure de Perséphone et celle d'l sis-Ysé, qui es t ju stem e nt , d a n s la tr a diti o n mérovingienne, la femm e de l'Architecte de I'Univers, le pole chaotique et érriotionnel qui répond a l'o rdre et a la logiqu e (cette dualité se retrou ve d'aill eurs, ce n'est pas un hasa rd , chez les gnostiqu cs -+Les dieux ;-:.'lt dans la Matrice). Cependant, il faut reconnaitre que la fi g ure mate rn e ll e d e I'Oracle s'accord e plu s natu re ll em e nt a la fo nction d e Me re d e la Matri ce . Plutot que de se perdre d a ns ce jeu de devinettes, o n s' inté resse ra
steak e t les bi e nfait s d e l'ignoran ce (-+•cyphe r, -+• Po ule t). 11 y a la un nouveau mys te re . Qu e\ se n s en eff et peut avo ir son bon plaisir 7 Est-il, lui aussi , un " progra mm e intuitif » (-+•P e rséphon e ), ou n e ressent -il qu'abstraitement les émotions humaines, a !'instar de ces autres " progra.mmes conscients >> que sont les agents, et qui ne marchent en réalité qu'au " contro le » 7 La d esc ription qu ' il donn e des émois d ' une femme a qui il vi ent d e faire servir un gateau aphrodi siaq ue dan s so n restaura nt semble m iliter pour la derniere hypothese - il n'y est question que de réactions électro-chimi<:]ues en chaine -, mais cela ne l'empeche pas de la suivre aux toilettes. Al o rs, " c'es t rien, c'est ri e n du to ut ,, (en franc;:ai s da ns le texte) ? Un ,¡,,,pie jeu de !'esprit? •Mere (de la Matrice) -+•oracle, -+•Perséphone, -+Les dieux sont dan s la M a trice.
•Morpheus -+•croyances. •Nebuchadnezzar -+Machine mythologique.
•Neo -+•Agent Smith, -+•Architecle, -+•croyan ce s, _,.. " Po urquoi suis-1·e ici n, etc.
•oracle -+•croyances, •seraph. •Perséphone Dans la m yt hologie grecque , Perséphone est en: e,!ée par Hades, le di e u des enfers, ou e lle est retenue pr isonn iere. Le p e rso nnage incarn é par Mo nica Be lltxci se plaint du fait que son é po ux, le Mé rovingien, a cessé de l'aim e r. 11 faut noter que les
done a ce que Pe1 ,é phon e fait et ~ pe rm e t d e faire . Se lon ce rtain es ~ ; tradition s, les chevaliers en qu ete du ~ -~ Graa l sont amenés a rencontre r une ~ in carnati on d'Ysé et a l' embrasse r pour obtenir d'elle la répo11se ~qu'ils · atte ndent. Quellezonc·óh remplit au juste la scene baiser dans Reloc.::cd? Elle liy e tres littéralement la cié de la Sour{e. L'Oracle l'avait dit : " Tu peux sauver Zion si tu remontes a la Source, mais le Maitre des clés te se ra indispensable ». Mais Perséphone e st un programme intuitif : que faut-il en conclure ? le rouge a levres que s'applique Perséphone avant d'embrasser Neo contient-il quelque chose comme un programme destiné a " scanner >> son cerveau pour mod ~ li ser ses sentiments? l'actrice ell e meme décrit son role comme ·celui d ' un " vampire émotionnel >>, qui n e peut connaitre d'émotion s qu e par procuration, en les téléchargeant pour ainsi dire dans son propre prog ra mme. Quoi qu'il en soit, Pe rsé pho;-, e e n sait assez long sur les passi o n s humaines pour mettre en garde les amants : " ]e vous envie beauco up, mais une telle chose n'e st pas faite pour durer » (-+Puiss ance de l 'amou r) . (P.S. : dans le jeu Enter th e Ma trix, Perséphone obtient égaiement un baiser de Ghost, et meme d e Niobe). • Pilule rouge la pilule rouge a deux fonctions distinctes : elle permet de " sortir >> de la Matrice et elle fait partie, selon ce qu'en dit Mopheus, d'un « trace program •• . La premiere fonction pose la question de savoir comrn <" nt le virtuel p e ut agir sur le ré el. En care n'est-ce qu'un cas appare mm e nt assez simple : il semble en effet qu ' il suffi se d ' interrornpre tous les sign aux par.•e-
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Glossaire des principaux ~ymboles, concepts et per~c nnag es
MaUix, machine philosophique nant a;; cerveau pour qu'il pr enn e soudainement conscience de so n e nvironnement réel (et cela parait moin s difficile a expliquer, par exe m p le, que le saig nement de levres " rée l , de Neo apres la chute faite durant l'entrainement au saut virtuel, pour ne rien dire de la résurrection de Trinity a partir de la Matrice) . C'est ce que fait, toutes choses égales par ailleurs, un « webmaster » qui supprime votre adresse électronique de sa << mailing list » : vous ne recevez plus de signaux (réels, puisque les informations vous parviennent en derniere instance par une ligne de téléphone ou un cable) en provenance de son monde virtuei (de soñ site). La pilule rouge semble done avoir une fonction de blocage des informations. Sa seconde fonction est de localiser, pour les hacke rs du Nebuchadnezzar, l'endroit ou le signal va etre interrompu (ce qui per me ttra de retrouver Neo dans le dédale des égouts ou il est envoyé apres sa déconnexion). Cette interprétation est la plus couramment reten~.; 2, mais elle repose sur une conception du fonctionnement de la Matrice, qui n' ~ t pas sans poser de difficultés. En effet, beaucoup d'interpretes acceptent spontanément le modele du cerveaumachine, selon laquelle son fonctionnement se réduit a un sys t eme d'entrées-sorties de signaux éle ctriques simulant la perception du monde. Or cette hypothese ne permet pas du tout de rendre compte de certains aspects du film, comme la possibilité pour un personnage " virtuel ,, (Smith) de prendre possession d'un esprit << réei , (Bane). 11 faut pour cela des prémisses plus fortes sur le type de simulation produite par la Matrice (-+"Reve). Les indi ca tions données sur les différentes manieres
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d e sortir de la Matrice vont dans ce se ns : e n effet, 1' Architecte n o us apprend, a la fin de Reloaded, qu ' il est parvenu a une formule viable de la Matrice dan s laq uelle 99 pour ce nt des humain s re ste nt connectés du moment qu'on leur laisse, meme a un niveau inconscient, un choix; il existe done un pour cent de l'humanité qui se déconnecte spontanément de la Matrice; cette déconnexion n'es t pas liée a un d éfaut des signaux re<;us, mais a un type particulier d'état de conscience. C'est tres exactement ce que dit Morpheus á Neo dans le premier épisode, en insistant sur le fait qu'il s'agit d'un savoir moins discursif qu'intuitif : << Tu l'as sentí durant toute ta vie : il y a quelque chose qui ne calle pas dans le monde. Tu ne sais pas ce que c'est mais c'est la, comme une écharde dans ton esprit... >>. Le fait que le gan;:on a la cuillere (-+"Spoon boy) fasse entendre l'hypothese (bouddhiste) d'une action sur la Matrice par la voie méditative fournit une nouvelle illustration de la possibilité d'une détermination virtuel -réel qui ne soit pas limitée au seul niveau des signaux perceptifs. Enfin, World Record, peut-etre le plus étonnant des Animatrix, montre un champion de course de vitesse qui, pour avoir po ussé son corps (et son esprit) a ses limites, se << débranche ,, spontanément de la Matrice, pour un temps assez bref. Dans toutes ces scenes, le rapport du cerveau connecté a ses représentations engage des perspectives plus globales que celles suggérées par le modele des << cerveaux en cuve )) branchés a leurs électrodes (-+ Sommes-nous dans la Matrice ?).
•roulet (le gout du) Lors d 'un petit-déjeun er a bord du Nebuchadnezzar, Mouse se demande com m ent les machi nes ont pu reconstituer et simule r le gout des différents aliments : << Comment les machines connaissent le gout du Tasty Wheat ? Peut-etre qu'elles se sont trompées. Peut-etre que le gout que je pens~ etre celui du Tasty Wh eat est en fa1t celui des flocons d 'avoine ou du thon . <;:a souleve pas mal de questions. Prends le poulet par exemple. Peutetre qu'elles n'ont pas réussi a trouver le gout que devait avoir le poulet et que c'est pour <;a que le poul~t a le meme gout que n'importe qu01 ... >> 11 existe une premiere réponse ~viden~e aux que stions de Mouse. A par.tlr d'échantillons et de cobayes humams (comme ceux que l'on voit .dans le dessin animé The Second Ren01ssance 11 de la série Animatrix, apres la victoire des machines), les machines ont identif i~ la stimulation électrique produite dans le cerveau par chaq~e aliment (son << gout ») et l'ont ensUJte reproduite artificiellement. Cette .so~u tion parait toutefois totalement Jrrealiste car elle devrait valoir pour toutes les 'sensations produites par la Matrice : chaque aspect visuel, sonare, olfactif, etc. , de chaque objet devrait etre associé a une stimulation du cerveau pour pouvoir etre correc.tement simulé. Cette cnnr:ept1on e mpiriste et atomi.ste des sen~ations est en fait assez na1ve. Nous n 1dent1fions pas nos sensations en les divisant en unités élémentaires et en les comparant a des impressions . de référence. Quel que so1t son fonctJonnement neurologique, notre perception est globale et structurelle : ~ous identifions lb objets par rapport a un
ca-:lre de référence sous- jacent : t les uns par rapport aux autres. Le gout du Ta sty Wheat importe done peu e n IUJmem e : il ne se spécifi e que par les rapports diffé renti els qu ' il entretJ e nt avec d' aut res aliments. Quant a~ poulet si son gout ne parv1ent pas a se distinguer, c'est précisément paree qu'il n'a aucun goiit, comme on !e d1t de la nourriture pr~dlllte. ~ar 1 agnculture industriel!e. A cec1 s a¡oute le fait, souligné parWittg~nstein da,~s l~s /nvestigations phtlosoph1ques, qu 11 .n Y a pas de sens a parle~ .de << sensat1on privée , : nous n Jden~JfJons n?s sensations qu'a travers nos mteract1ons avec autrui et en particulier a tr~vers le langage, qui établit _une med1at10n sociale entre nou s-memes et ce que nous pouvons dire de nos sensations. Les ma Li lines n'ont done pas eu besoin de chercher a connaitre le gout du poulet; il leur suffisait d~ nous placer dans une situat10n ou nous apprendrions a manger du poulet avec nos semblables. En ce sens, il est plus facile de créer une .simu!ation collective qu'une sJmulatJon mdJVIduelle (-+"Reve). Mais la questlon de Mouse porte peut-etre moins sur la discrimination de nos sensat1ons que sur le fait meme de sentir : le ~ machines peuvent-elles savoir ce que c'est que man ~Pr du poulet 7 Comment passe-t-on de la re¡-: ;8d uction neuronale d ' une expénence au fait d'éprouver subjectivement et en ' . ? premiere personne cette expenence . Nou s aurons beau analyser parfaJtement le cerveau, les organes sensoriels et le comportement d'une 0au::~ souris, nous ne saurnns jama1s <~ ce <;:a fait d'etre une chauve-souns >>, comme l' a montré Thomas Nagel dans un article célebre,<< What is itlike to be a bot ? ». Puisque les machmes
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M o trix,
machinP philosopl.ique
ont dLI recon stitu er de l'extérieur to ute notre vie se nsiti ve, il est difficil e d'exclure qu 'elles l'aient considérablement défo rm ée ou appauvrie. A moins qu e la d istin ction entre une face intéri eure, subjective et inétendue, et un e face extérieure ou objective de nos ex périences, soit en réalité le produit d'un découpagé artificiel, comm e ont essayé de le montrer, de fa~on différente, Bergson et MerleauPonty : << le vert et le rouge ne sont pas des sen sations, ce sont des ~e~sibl es , et la qua!ité n'est pas un element de la conscience, c'est une propriété de l'objet », dit MerleauPo~ty dans les premieres pages de la Pheno menologte de la perception. Le goüt du poulet n'est pas une modulation in effable de notre psychisme ma1 s une puissance du poulet luimém e (réel ou virtuel) que nous extrayons de lui en fonction de l'usage que nous voulons en faire. Mieux vaut alors se demander comment il convient de préparer et de déguster le poulet pour que son goüt s'exprime le plus pleinement possible. Pourquoi suis-je ici? ,, Telle est la premiere question que f\le 0 pose a 1' Architecte. Contrairement aux apparences, elle n'est ni sp0;1tanée ni mnocen te. Tout au long de Matrix Reloade" 1\Jeo a été pré!Jaré et incité a la poser par tous le.> ¡:;.ersonnages qu'il a ~encontrés et qui lui ont suggéré qu 11 1gnore pourquoi il existe et agit. Hama nn, le chef du Conseil, ne saít pas com ment les machines de Zion march er,t milis sait la << raison " (reaso n) pour laque/le elles marchent, et se d en->~ nrle quelle est la raison des pou voirs incompré hensibles manifestés par Neo. L'Oracle explique a Neo qu'il rloit chercher a comprendre les
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Glossaire des choix qu'il est prédisposé a faire. L'exagent Smith prétend que sans << but ,, (purpose) , nous n'existerions et n'agirions pas. Le Mérovingien demande quant a lui a Neo la <>, comme l'a montré Aristote dans un texte célebre (Physique 11, 3). Quatre types de réponse sont selon lui possibles : une explication par le but recherché (cause finale), par la nature de la chose a expliquer (cause formelle), par les contraintes que lui imposent ses constituants (cause matérielle) et enfin par le processus qui la produit (cause efficiente ou motrice). Les personnages de Matrix Reloaded semblent préoccupés par la seule cause finalt> . le but ou la fonction de Neu, dont 1' Architecte révélerait a u bout du compte qu'elle n'est pas de sauver l'humanité, contrai rement a ce que croit Morpheus (~°Croyances), mais de réinitialiser la Matrice. Si l'on y
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p~inc1paux
regarde de plus pres, on constate toutefois que les discours des interlocuteurs de Neo déploient en réalité tout le systeme des cau se s a~istotéliciennes. Seul le conseill e r Hamann se contente de connaltre la finalité des machines de Zion sans ríen comprendre a leur fonctionnement. Lorsque I'Archítecte raconte l'élaboration de la Matrice, íl fait droit a la dialectique de la cause formelle (produire un monde parfait) et de la cause matérielle (s'adapter aux limites de !'esprit humain). Quant au Mérovingien, il se livre a un véritable éloge de la causalité efficiente : << 11 n'y a qu'une constante, qu'un universel, c'est la seule vérité certaine : la causalité. Action . Réaction. Cause et effet. , L' Architecte reprend ce modele pour expliquer que Neo va choisir Trinity sous l'influence chimique de l'amour, preuve qu'au fond la finalité n'explique pas grand-chose. Quelle est alors la véritable réponse a la question de Neo? Ríen n'oblige a choisir une explication en particulier. Elles ~9issent en fait toutes ensembles et deviennent trompeuses lorsqu'elles se prétendent exclusives et omnipotentes : la finalité sans causa lité efficiente est l'illusion du libre arbitre, dont Neo a du mal a se débarrasser, la forme sans matiere est le réve du monde parfait et immuable, dont I'Architecte a dQ faire son deuil. Qui plus est, la véritable explication se ·situe probablement hors du cadre dessiné par la question initiale de Neo. 11 ne faut pas négliger, en effet, la << préface épistémologique » que 1'A~chitecte donne a ses explications : <
symbo:es, concepts et personnages réponses et tu n'en comprendras pas d'autres. Par conséquent, bien que ta premiere question puisse étre la plus pertinente, tu réaliseras ou non qu'elle est aussi la plus inadéquate . » L' Architecte prévient done Neo que sa premiere question peut n'étre qu'une échelle provisoire destinée a parvenir a un niveau supérieur de compréhension qui rendra l'échelle obsolete. Pour comprendre sa place dans la Matrice et échapper éventuellement a la destinée systémique que veut lui imposer 1' Architecte (~ • Architecte), Neo ne doit pas chercher une autre réponse a sa questíon, mais dissoudre le faux probleme qu' .: nveloppe la question elle-méme : << Pourquoi suisje ici ? , (~· <
•rrophétie ~·cmyances, ~Les dfeux sont dans la
Matrice .
•« Purpose » Les combats entre Neo et l'agent Smith changent radical ement de sens lorsqu'on passe de Matrix a Matrix Reloaded. Alors que dans le premier, il s'agit d'une confrontation de torces en extériorité, dans le second, il s'agit au contraire d'une lutte pour conquérir /'íntériorité de l'autre, ce que figure l'espece de goudron qui se répand sur les avatars dont Smith essaie de prendre possession (voir la tentative manquée avec Morpheus, réussie avec Bane). Lors de leurs ,, retrouvailles », Smith s'en explique clairement : « Nous sommes ici pour vous reprendre ce que vous avez essayé de nous prendre. Notre but (purpose) . >> Purpose est un mot difficilement traduisible : il veut dire a la fois but, role, fonction. Pour Smith, il désigne clairement sa fonction dans l'économie de la machine. Étam supposé
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Matrix, machine philo ~ o p hique . . · epts et personnages Glos5aire des pnnclpaux symboles, col"lc avoir é té dé truit par Neo dans le monde virtuel, il est con dan·,né a disparaitre. Mais, san s d o ute paree que sa destruction procede elle-meme d' un e torsion en príncip e « impossib le » des loi s de la machine, il n'arrive pas a s'y résoudre. 11 ne trouve · pas la raison qui lui pe rmett rait d'actualiser ce qu'il sait de voi r fai;e : c'est comme s'il y avait un écart entre la cause et la raison. Aussi devient-il lui-meme un prograrnrne dont le fonctionnement s'auton o mise par rappo rt a sa fonction, autreme nt dit un ,, exilé >>. Les programm es ,, exilés ,, rejoue nt en quelque sorte la rébellion origine/le des ma chines a l'égard des hommes, mais a l'intérieur de la Matrice. l es faits de rési stance ne tiennent don e pa s uniquem ent a un e différence substantielle entre l'homme et la machine, ent re le créateur de techniqu e et sa créat ion, entre la liberté et la nécessité, mais a un co nce p t a la fo is politique et technique de ce que signifie opérer, et meme pl us précisémen t opé rer ensembl e (-+ Mécanopolis). Paree qu'e ll es n'ont pas été capables d'inventer un nouveau concept a la fois technique et pol itique de l'opéra tivité, et se sont contentées de reprendre l'idée de controle avec tous ses dua li tés (fonction et fonctionnement, finalit é et moyen, mora /e et technique, auto ri té et soumission), les machines ont laissé ouve rte dans leu r prop re ord re ,, collectif ,, la meme breche que l'humanité ava it laissée ouve rte entre elle et les machi nes. Ce n'est done qu'ensemb/e que ces deux insoumis d'un genre particulier que sont les programmes exilés et les hu"lains débranchés pou rr ont co nstruire un modele techno-politique qui ne soit pas ~-=J mis a la mystique
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de la finalit é. Comme le suggerent aussi bien la discussion avec l'agent Smith que celle avec le Mérovingien, les uns ne croient qu' a u fon ctionnement, les autres qu'a la liberté, mais tous deu x n'en cherchent pas moins que/que chose qui échappe a toute fonction ou finalité préalablement donnée. Aussi so nt -ils capables d'échanger, de confronter les sc hemes métaphysiques et politiques qui sont inséparabl es de leu rs sc hemes fonctionnels, et cela a partir d'un probleme commun, qui se traduit de maniere mystifiée par la question : • ,, Pourquoi nous sommes ici? ,, 11 faut done comprendre leu rs conversations un peu sentencieuses co mme autant d'explorations tatonnantes d ' une nouvell e pensée de l'opé ratio n. l 'age nt Smith comprend peut-etre mieux qu e le Mérovingien, et meme mie ux que Neo, ce qui est en question : etre (( débranché )) comme Neo, c'est etre seulement ,, appa remment libre >>, c'est avoir une liberté encore abstraite (-+ Éloge de la contingence) ; celle-ci ne deviendra concrete que s'il ret rouve un • ,, purpose >>, un role, c'est-a-d ire si le processus maintenant libéré de sa fnnction peut se rendre a nouveau nécessa ire localement, non pour se réenchainer a nouveau dans un circuit de contro le, ma is pou. uéveloppe, dans l'économie de la machine tc ~~ !2 elle-meme toutes les conséqu ence~ cie son méca nisme, de maniere d'autant plus subversive qu'il se produira a une autre place que celle qui lui était originellement assignée. l a re~co ntre de Smith et de Neo est celle d'un programme sans finalité, et a ·une fina lité sans programme : le mixte qu'ils sont en train de former sera sans doute a /'origine d'un no uveau type d'opéra-
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tivité, c'est-a-dire d'un nouveau genre d'etre. •Reeves (Keanu) -+•Épuisement
•Rave party La rave party appartient . a ~eux régi mes symboliques de Matnx. D une part, elle releve, avec l'esthétique des jeux vidéo et des films de kung -fu, du teen spirit (<< esprit ado ») qUJ fournlt au film sa premiere cible (au ~e n s co mmercial comme au sens _c r~t¡ que -+•Terrorisme); d'un autre co~e ~ elle est présentée comme une '' ce remonie ,, et l'on ne peut manquer de remarquer son caractere chtonlen, pour ne pas dire orgiaque. la gnose étan t une des référe nce~ _les plu_s ré nantes du film, cette ceremonle a ~arictere a la fois religieux ((( temple gathering ») et sexuel n'est pas sans évoquer les dérives de cert~ l~ es secte_s anciennes (comme les celebres debauches des Carpocratiens ~onvamc~s G' oP tout deve nait permls des lors qu 11 f~·ll ai t '' exterminer le mal par le ~al)>> -+L es dieux sont dans la Mat;lce .
Parallelement, que 1' Architecte dem ve finalement la prophétie comm e un in stru ment de controle et qu e Neo se ti enne clairement en ret ra lt des rec hes, permet de voi r dans cette ~cene un e critique possible de certai~S modes de rebellions actuel s_, rapportes a leur ju ste place (de defoulolr et, done,. de diversion) dans un combat plus la rge qui passeralt par la Vole du1 reconqu e• te du corps (-+La . . ) l ' autre honzon cultur guemer. . e évident de cette scene est certa; ;-;;::ment la réfé rence aux ntu els _tnbaux, notammen t africains, acce ntuee par le fait qu e la plupart des partlopants so nt des ge ns de co uleu rs. La rave party est ai nsi une occaslon de
remarquer le décalage évident 1 entre nd la e cultu re représentée dans_ e ;no . , 1 et celle de la Matnce. De falt, « ree >> · · t r 1 g ' ntils ,, ne dismmmen pe es '' .~ noirs ' blancs,- asiatiques, sonne d hommes, fe mmes et meme , d" 'an ·tro-1 nes ,, (c'est ainsi qu est ecn. e gy personn age de Switch dans le smpt, .. mais on pourrait d' une autre mamere l'a liquer a ~~~o lui-meme) ; le comb ~ppolitique des ~cbelles ressemble a d'ailleurs beaucoup a· ce1Ul· des . .mouve. ments de défe nse des CIVIl nghts amé ri cai ns (-+•Guerre hommes-mah. ) les méchants, en revanche, e mes . , "d ment sont tous des hommes, evl em . blancs de peau et meme, dans le pire des c.as, de l'espece _la _ pl~s " incorrecte » : malpolie,_ mt~res s e~ exclusivement a manger, a bolre et _a abuser des femmes, bref Fr a n ~a~s (-+.Mérovingien). Quant aux plus m~ chants des méchants, les jumeaux, lis sont évidemment britanniques et plus blancs que blancs (-t•jumeaux). •Reve Nous vivons dans un reve et ne le savons pas. Cette formule, apparemment assez banale, revient pluslet.:rs repri ses dans le premier episode et donne meme a la Matrice un e de ses rares définitions : • a compute~enerated dream world », " un mon e gd • e engend ré par un ordm ateu r >>. e rev ' 1' tire·. le~on de sce pticisme e emen a As-tu dé¡·a fait un reve, Neo, dont tu (( - "t ree - 1 7. étais vraiment certain qu '"11 :tal_ Et si tu ne pouvais pas te ~evelller 7 Comment sa ura1s-tu ~1stm• ce reve . , A gue r le reve et la réa!ite ? )) . vos dissertations. Matrix, philosophie pour classes terminales ... Et Reload e~ de renvoye r malicieusement chacun a sa cop ie : nous y app reno~s, en effet, que c'est le grand defense ur du
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Glossaire des f'r incipaux symboles, concepts et persorulct':Je>
Matr:x, :n2c hine philosophique << rée l >>, Morpheus, qui avait revé tout du long : << j'a i eu un reve, s'exclamet-il pour finir, et ce reve m 'a ma :ntenant abandonné >>. Qu e so n surnom so it celui du dieu du reve aurait dO éveiller quelqu es so up~on s. Erreur de débutant : le vrai scep tiqu e doit toujours faire porter son doute sur la question avant la réponse, soit : de que/ point de vue peut etre interrogée la distinction entre reve et réa lité? Car il faut garder a /'esprit que le réel n'a rien de préférab/e en soi (-+ Sommesnous dans la Matrice ?). Dans le cas présent, la réalité est meme si /aid e et inhospitaliere, que seul le désir de liberté a pu amener a la rréfé rer au confort- parfait de la Matrice (-+•cypher) ; or c'est précisément cette liberté qui apparalt finalemen t com m e une donn ée de plu s du programme de controle, par /aqu el/e i/ a pu s'assurer des rebelles jusque dan s la << réa lité >> . Le theme du re ve regagne alors un peu de son inté ret. Tout d 'a bord, il amene a diriger notre rega rd au-dela de la seu/ e question de l'il lu sion perceptive, trop souvent considérée com m e le problem E: essentiel (de la philosophie de la connaissance et done du fi lm inte rprété pa r ceux qui pratiquent cette derniere). Comme Morpheus en fa it /' am ere ex p é rien ce, o n peut parfaitem ent percevo ir la réalité en vivant pourtant dans la plus grande illusion -ce qui rend, d'ailleurs, la question de savoir si ce tte réalité est « vraie , (ou ellememe simu lée) as sez vaine : si Morpheus regarde le monde avec les yeux d'un homme libre (qu'il n 'est pas), si Zion lui apparalt co mme un e terre d e liberté (qu'elle n 'es t pa s), ~lors sa << réa lité >> n'est pas vraie . Plu s généralement, il n'est m e m e pa s sür que la Matrice elle-meme se fonde sur
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une illusion de type perceptif: Col in McGinn a insisté, par ex emple, sur le fait qu 'ell e doit contróler l'i magination oniriqu e de s humains et non le ur perception, si nous voulons comprendre notamme nt com m ent certains rebe ll es pourrai e nt avoir un quelconque co ntrol e sur elle (http :/ /whatisthematrix.warnerbros.com).
Bien qu'elle n'ait guere été creusée, cette hypothese est assez forte pour lever un certain nombre de difficuités techniqu es : ainsi, la maniere dont les machin es peuvent contró ler le monde virtuel des humains apparait comme extremement complexe si /'on suppo se qu'elles doivent régler et accord e r tout un réseau de st imulations neuronal es chez chacun d es individus connectés a la Matrice (-+.Bi oport, -+•Pi/u/ e rouge, -+•Poulet). Par différence, l'idée que la Matric e fonctionne , comme le dit justement Morph e us, a la maniere d'une m achi ne a reves, semble beauco up plus simple. Elle n'aura plu s, dans ce cas, a simu le r chaq u e événem e nt perceptif, mai s pourra se contenter d' induire chez les individus le reve des situations dan s lesquelles ils se trou vent impliqu és - ces reves nécess itant simplement d 'e tre dirigés, a la m a ni ere d 'u ne hypno se. Plus intéressant, elle pourra induire d es reves conco rd ants, comme /' hy pnotlseur peut fair e interagir différents individus en son pouvoir, sa ns avoir a s'ass ur er qu e tous les individus s'accord en t sur une meme interprétation de la sce n e . Ainsi serait prése rvée la possib ili té d ' une expén e nce e n premiere personne, par laq ue/l e les hum ains seraie nt leurrés sur leur propre subjectivité (mais qui expliqu erait éga lement qu'ils puissent COnS[I( Uer cette s ubj eC li VIlé a
sens ( -+• Épuisemen t, -+ L,es dieux son! dans la Matrice). 11 n Y a pas. de me.ille ure maniere de saisir la vente du
reve expliquerait également l'évolution de sa fon ction narrative. Lorsque Neo re nco ntr e I' Oracle p ou r la papillon q•Je de rever: non pas p~rc~ acces a qu e le reve nous donnera1t d 11 seconde fois, ell e lui explique, en effet, d' quelque co nnai ssance u papl o n, que ses reves sont la marqu e une mais paree qu'il nous fa 1t s_ort1r de ,, vision , plus fine enca re qu e celle cette encombrante « con na1ssance >> qui lui permettait de voir le code, ce 11 e et de cette " conscience ,, par !aquel/e du monde << hors du temps • (sub il nous est définitivement lnterdlt de specie aeternitatis, dirait peut-etre ici collera la réa lité de son vol (-+La Vote Sp i~oza -+La M atrice ou la C~verne?, -+•Epu isement). Cela tendra1t a co nflrdu guerrier). mer qu e l'e njeu est moins d'oppos~r •seraph reve et réalité que de parv e n1r a Émissaire et protecteur de I'Oracl~, constituer une lib erté dans, et peutexpert en arts martiaux (le se ul a etre par, le reve. La scene d'An imatrix, sembler pouvoir tenir tete a Neo sar:s ou l'on voit des hommes capturer un e avoir a se cloner), Seraph apparalt machine et se brancher en meme pour la premiere fois dans Reioaded, temps qu'elie sur la Matrice ?ans une ou on le voit << tester • Neo au cours sorte d e séa nce de med1tat10n d'un combat pour s'assurer de : on collective est particu lierement intére~identité : << On ne peut conna1tre sa nte de ce point de vue. Le desslll quelqu'un qu'en le combattant • ( -+L? animé s' intitule Matriculated: la Voie du guerrier). On pourra1t vo1r la ma chin e , co mm e << hypn otisée • , une ve rsion du combat de jacob ave_c décou vre a cette occasion le monde I'Ange, et done une preuve supp ledes fantasm es humains ; elle en donne mentaire d e l'élection de Neo . L Ange spontanément une int e rp rétatio~ Séraphin (« Seraph >> en hébreu x) est ma chiniqu e e t cuneuse m e nt psyc h ...représen té dans la trad1t1on b 1bilque déliqu e. La question reste a l~rs de (cf. lsa·ie 14 et 30) sous la form ~ d'un savoir ce que le reve est cense nous serpent volant e t enflamme. Le révéler. on cite souvent ce propos la programme de ce personna~ e ap p acélebre histoire de Tchouang -ts.eu qUI ralt de fait a Neo en code dore. Que/l e se reve papillon et ne sa it plus, en se est la fonction exacte d e Seraph ? Si réve ill a nt s' il est Tchouang -tse u se on le croit, << protége r ce qu'il Y a de revant p;pi ll on ou papillon se reva~t plus important >> . M ~' ' le plu s Tchouang -tse u . Selon une 111terpreimportant n'est peut-etre pas I'O rac! ::: . tation bouddhiste un peu somma1 re, Ce qui souleve une fo1s d e plus ~e cela donn e : le monde est un e illus1on, _ probleme du statut amb1gu d es ent1tes ~n reve, dont il faut savoir se détacher: \ intermédiaires dans la Matnce (a ng es, Ma1 s ce n'est pas du tout ce que a,~ programmes exilés, etc.). l'apologu e . 11 ne nous engage pas a \ ' th (( l' éve ll >>, maiS ble~ a l'oubli et a cette ~·ent Smith. m erve ille du reve ou ~ous _rarven~ns .s~ •r 9 _ .t. . natu, e l/ ement a adherer a Id ... ledlm: {}( . ~ - é-- V en nou s détachant de la vraie illusion : -1 ce /l e d ' un ego l~ ':~e et donateur de
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l' intérieu r de la Ma trice). Ce role du
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Matrix,
machine philosophique
•spoon boy L'enfant a la cuillere fait partie, avec le Mérovingien, de ces personnages qui viennent régulierement expliquer, de l'intérieur de la Matrice, la vér ité : << N' essa ie pas de tordre (bend) la cuillere. C'est impossible. Essaie plut6t de comprendre la vérité. , Quelle vérité, s'exclament alors et Neo et .fe spectateur? Tout d'abord, évide~ ment, qu'il n'y a pas de cuillere. Mais cela, no~s, le savions depuis quelque temps de¡a. Ensu1te qu'il ne faut pas essayer de tordre les choses mais soimeme : << tu com¡:-rendras q~e ce n'est pas la cuillere qui se tord, mais seulement toi-meme >> . Cette maxime n'est pas sans rappeler celle du moine zen a qui l'on demandait qu i bouge d_u vent ou du drapeau et qui repond1t: ni l'un ni l'autre, c'est ton esprit ~ui b~uge: De fait, le gar~on a la culllere a 1 hab1t et le crane rasé des moine~ bouddhistes. L'image du décor se refletant dans la cuillere qui se to rd man1feste alors ce jeu de reflets ou l'esprit doit app~endre a se libérer en abandonnant ses fantasmes de profondeurs et en se livrant a la surface, comme une eau ondoyante. Matnx, film bouddhiste 7 Pour une pa rt certainement (-+Les dieux sont d~ns la Matrice) ; mais il ne faut pas negl1ger que le gar~on n'est pas I'É iu et qu'il ne -~nrésente nas nécessairement la voie que vd su¡'vre Neo . La cuillere martelée offPrt" dans Reloaded semble d'ailleurs une allus ion a cette évidence : hommage inverse si 1' o~ -~~ut, de celui .qui enseignait ' la << ven,e » dans le premier épisode et se met désormais sous l'a utorité de l'unique (The On e). '='-= fait, la lecture bouddhiste se heurte a une difficulté simp le : autant la vie dans la Matrice
Glossaire des principau x symboles, concepi.s et personnagPs est illu:ion, autant fa mort y est, elle, b1en reelle; il ne s'agit done pas de d~re que tout est illusion et la voie que va suivre Neo n'est pas celle de la méditation et du détachement, mais d11 combat (-+La Voie du guerrier). Queiie vérité nous apprend done l'enfant a la cuillere? Celle de la surface ou tout s'arrete, de l'image : ce qu1 compte ici n'est pas le pouvoir de l'esprit, que Neo n'a pas (et n'aura ¡amais), mais l'image de la torsion qu'il va réaliser, presque malgré lui; aux rythmes des mouvements de son corps. Cette torsion est un des éléments essentiels de l'esthétique de Matrix. Thématiquement tout d'abord puisque Morpheus a expliqué a Ne~ qu'il allait acquérir ses pouvoirs dans la torsion des lois autant que dans leur vi_ol?tion ( « ces regles ne sont pas ?'fferent_es de celles d'un systeme 1nformat1que. Certaines peuvent etre pliées (bent). D'autres rompues. >>); dans le discours du gar~on ensuite, nous venons de le voir; mais le moment le plus marquant de l'apprentissage de cette torsion, ou Neo comprend enfin ces deux ~< vérités ,, a sa maniere propre, est ev1demment dans l'expérience qu'il fa1t de la vitesse. Le fait que la courbure de son corps co·,·ncide alors avec l'utilisation d'un procédé de ralenti qui permet en quelque sorte de replier le temps sur lui-meme (-+ Trois ftgures de la simulation) est une des grandes trouvailles du film. Ainsi se trouve réalisée concretement a l'écran la représentation de ce que dit Morpheus : dans le monde virtuel comme dans le monde réel, nou~ pouvons plier les lois de l'espacetemps. Et peut-etre le pouvons-nous pa;ce _ que l'espace-temps est prec1sement courbure et la matiere
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énergie et ande. f'eut-Hre est-il temps de prendre la le~on de cette vérité nouvelle : les lois de la nature ne doivent pas se comparer a des mécanismes rigides, ces rouages d'horloges-mondes dont étaient friards les penseurs classiques, mais a des surfaces plastiques parcourues de flux d'énergie et dont la matiere, le temps et l'espace seraient des replis. Reloaded poursuit dans cette direction en jouant constamment sur les ondulations du décor, notamment lors des vals de Neo. Plasticité du << réel ,,, courbure du corps et torsion de l'esprit, par ou se réalise la vraie libert~ du héros, évoluent de pair. La capac1te du héros a plier, pourtant opposée a notre modele ordinaire de la volonté libre qui se « fixe , des buts, apparait comme le ressort de sa véritable force : ,, Quand l'homme vient au monde, il est souple et faible ; quand il meurt, il est raide et fort. 1 Quand les arbres et les plantes naissent, ils sont souples et tendres ; quand ils meurent, ils sont secs et arides. 1 La raideur et la force sont les compagnes de la mort; la souplesse et la faiblesse sont les compagnes de la vi~, (Lao-tseu) (-+Le Tao de lo Matrice). Etre libre, ce n'est pas se fixer, mais plier; ce n'est pas s'opposer aux mécanismes (de la Nature ou des machines réelles, qui s'y substit.uent peu a peu dans notre environnement quotidien), mais se loger dans leurs plis.
a
•steak (gout du)
premier épisode, on voit Trinity communiq uer avec les rebe ll e s pa,r le moyen de son portable, pu1s s engouffrer dans un e cabine publ1que qu ' un camion vient écra~er u~ m~t~nt apres qu'elle s'y soit dematen~l1see; C'est ensuite Neo le Hacker revellle par la sonnerie de son fixe, ou contacté par Morpheus par le moyen d'un portable Nokia livré dans une enveloppe FedEx. Et bientót Morpheus lui-meme a son portable, ou se dirigeant lentement vers un téléphone rétro en bakélite naire qu1 occupe d'abord la quasi totalité du plan . Le portable de Cypher (le traitre qui, ayant fait le choix de regagner définitivement la Matrice, n'a done plus besoin de communiquer), tombe au ralenti au fond d 'u ne poubelle dans un plan a la De Palma (Al Pa cino vide de la meme fa~on le contenu d'un barillet dans L'lmpasse). Ce portable allumé permettra aux age nts d'i~en tifier les rebelles. Dans les dermeres scenes de Matrix, on voit su ccessivement Morpheus se dématériaiise r en utilisant une cabine téléphoniq ue du métro, Neo arracher son por:able a un passant pour se signaler dux rebelles, puis courir vers le téléphone de la chambre 303 avant de se !aire abattre par l'agent Smith. Ce qui compte dans ces scenes n'est pas le conte nu des conversat ions, ni la symboliq ue du téléphone pris en lui-mém_e (la communication a distance, la presence vive de la voix humaine dans un monde vo ué l'artifice), mais bien les opérations suggérées a chaque fois par tel ou tel usage du téléphone. Dans une discussion ,, online », les freres Wachowski avouent << aimer le ca' actere analogique des vieilles technologies ... ( ... ], l'idée que des hackers puissent détourner les ancie1 ,,
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-+•cypher.
•Tasty Wheat -+ 0 Poulet. •Téléphones Le téléphone est omniprésent dans Matrix. Des la premiere séquence du
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Glossaire des prinLipaux symboles, concepts et perso
-.-appareils téléphoniques originaux >> . Mais comment cela fonctionne-t-il ? Et quelle différence exacte entre l'usage des portables et celui de la vieille technologie analogique ? Remarquons pour commencer que dans la simulation il n'y a pas de différence réelle, ou << ontologique >>, entre la technologie digitale et la technologie analogique : dans la Matrice tout est digital. Les lignes fixes sont simulées comme le reste, leur substance se résout intégralement en brins de code vert. 11 n'en reste pas moins que seules ces installations (( a l'ancienne )) permettent aux rebelles d' entrer ou de sortir de la Matrice, et que les agents, qui par ailleurs se mu11trent capables de murér instantanément toutes les fenetres d'un immeuble en modifiant quelques lignes du programme de réalité virtuelle, semblent curieusement réduits a devoir détruire physiquement ces lignes de fuite offertes par le réseau téléphonique (en coupant le fil, par exemple, ou en détruisant le combiné). L'erreur serait de croire, en se fondant par exemple sur la scene ou Morpheus se dématérialise en passant un coup de fil d'une cabine, que les téléphones sont utilisés comme des voies de transmission ou de circulation physique, a la maniere du télétransporteur de Star Trek ou de Ray Palmer (<< The Silver Age Atom >> ) circulant le long des lignes téléphoniques apres réduction a l'échelle quantique. 11 faut tenir bon sur ce point: ríen ne passe dans le virtuel, et ríen n'en sort, qui ne soit codé ou recodé. 11 ne saurait done y avoir de processus physique ou énergétique qui fasse passer directement un objet ou un individu du monde rée l au monde simulé. La frontiere elle-meme est tout entiere
virtuelle, nul ne peut la traverser. Et pourtant il est juste de dire qu'on peut entrer dans le virtuel, c'est-a-dire s'y brancher. 11 faut entendre le langage des hackers : " Dozer, when ya u 're done, bring the ship up to broadcast depth •. 11 s'agit done seulement d'émettre un signa! qui parasitera un canal ou un << routeur >> utilisé par la Matrice. Nul besoin pour cela d'établir une connexion physique avec l'infrastructure mécanique de Id Matrice (" mainframe •) : il suffit de détourner un point d'entrée. Mais encare faut-il le trouver. Savoir ou entrer, et aussi ou débouchera cette entrée dans le monde virtuel, « de l'autre cóté du miroir ». C'est ici que le téléphone intervient. Mais pas du tout, .:omme on serait tenté de le croire, pour établir une connexion directe avec le virtuel. Le virtuel, ~a n'est pas simple comme un coup de fil. 11 ne suffit pas de composer, depuis le Nebuchadnezzar, le 22 a Asnieressur-Matrice ou le 312-5550690 a Chicago, pour tomoer sur son correspondant virtuel. Le recours au téléphone répo nd d'abord a un probleme de repérage, et nullement a un probleme de communication. Et comment se reoere-t-on ? En tentant d'établir une ~ommunication téléphonique avec un téléphone virtuel, assurément, mais a condition de préciser qu e ce téléphone n'est la que comme index, balise ou repere : il permet de faire correspondre a une adresse physique ou géographique de la Matrice une adresse réseau de la Matri ce, autrement dit, d'a rticuler le niveau phénomér.ologique du monde per~u et le niveau syntaxique des opérations (-+ Trois ff; :: -~< de la simule tion -+ •M aitre des clés). Concretement, il s'agi ra, en utilisant le code
portables matérialisés par IPs approprié, et en s'as~u ra nt qu 'o n n'a avec teurs ,, avatars ,, n'ontpa! pas été déja double par un 7 agent réalité ou de signtflcatton (" are you su re this ltne 1S clean · • ), de phonique • aux yeux de la parasiter un canal pour slmule_r un que le brin de code corres¡ appel téléphoniqu e q~e le reseau aux tunettes naires de Mo interprétera comme emanant de Quant aux téléphones portat l'intérieur de la Matrice, en prevehabitants de la Mai.nce, tls per nance d'un autre téléphone vtr~uel. sans doute d'envoyer des rr Cette astuce est comparable a la sur le réseau en parastt< maniere dont on envoie un ftchter sur . fréquences radio, mats par d• internet en utilisant le protocole FTP . ils ne sont attacl,és a au:ur pour ,, uploader ,, te fi chier, _ti faut lisation déterminée : le rese indiauer une adresse de desttnatton virtuel est trop labile,. trop n URL qui '' tocalisera ,, le document sur pour constituer une gnlle de r• le réseau (tant que ce document efficace. Par ailleurs et plus demeure sur votre dlsque dur, ti ~e fatt ment comment s'y prendrattpas encare partie du rése~u). Mats cela obte~ir le numéro de portat n'est possible que st 1 a_dresse URL passant, autrement que correspond effectivement a un serveur violence ? Restent done tes bo FTP, doté d'un compte accesstble. On télép hones analogiques,_1:an r pourrait di re que dans la ,Matnce,, le le réseau des cables teleph< téléph c:-.::! physique est 1 tndex d un Chaque appareil tixe est do1 serveur de ce genre, qui nous autonse adresse, c'est-a-dire d'un tat a télécharger un << a~~tar >> . MaiS tronique que tes modu!e! puisqu'il s' agit de telephone, on Matrice sont susceptibles d tn trouverait peut-etre une analogte en termP~ physiq ues et t encare plus exacte dans les protocoles phiques. Les hack:rs n' ont d de transfert d'informatton en " temps envoyer sur te reseau un réel ,, du typ e RSTP ( « re~/ time >imulant un mod ule G streaming protocol ») : pour ecouter c!"! mande a entrer en comn; une émission de radio sur Internet, 11 avcC telle ligne fi xe identtfte• suffit généralement de cliquer sur un numéro << virtuel , (celut q líen dans le site qul vous le propase e~ dans l'annuaire), pour rec langue vernaculaire, sans a~otr a retour un message de << l'a s'embarrasser des adresses codees qut teur ,, comportant l'adr;s; correspondent aux Ottiérents ;,.:;'-'":· 11 ,, réelle ,, de !'apparetl tete arrive pourtant que la cc:'. :lexton correspondant. 11 ne reste . échoue : dans ce cas, un tnessage qu' :': ;-nettre en ceuvre '? pro_ d'erreur vous arrive en retour, qut matérialisation ou de demate porte génératement la mentlon de en transférant directement l'adresse du se rveur RSTP que vous •• - " concernant les << avatar cherchiez, sans le ,;;·;:)ir, a conta~ter. ~~dules-objets atnsi tocalisé• Cest de ce type d'informatton qu ont environnement, ce qut est besoin les hackers . On c?mprend affaire. mieux maintenant teur pr:d.tlecttOn pour les lignes fixes. Les telephones
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tvfatrix, machine philoso phique
•Terroristes Les rebelles de la Matrice se battent pour un << monde sans regles ni controle ''· En pratique, ils cherchent a précipiter le d ésas tre, ,, system failure », CM mieux vaut détruire le monde que d'y etre controlé. Comme dit Morpheus : '' The Matrix is a system, Neo, and that system is our enemy » . Ce « systeme ,, est-il censé
représenter le monde totalitaire, ou le capitalisme contemporain (-+Éioge de la contingence) ? La lecture " politique ,, est confortée par quelques 1nd1ces assez grossiers : l'agent Smith a~pelle Cypher « Mister Reagan ,,, H1tler et Bush apparaissent sur les écrans de controle lors du discours de 1' Architecte, et la culture de Zion est melée de références obvies aux luttes minoritaires (-+"Rave party). On n 'a pas manqué de relever ce paradoxe assez facile : qu'il prenne pour cible le néolibéralisme ou le totalitarisme « Fight the power " est un slogan qui pa1e, et toute !' industrie cuiturelle contemporaine se nourrit de ce lieu commun a résonances anarchistes. Mais on s' est également inquiété des conclusions implicites de ce genre de discours en mettant en cause le m~ssage de violence porté par des scenes comme celles du carnage auquel se l1vrent un Neo et un e Trinity bardés d'armes a feu dans le hall d'un immeuble gouvernemental. Deux voies s'offrent en effet a ceux qui refusent 1' esclavage du " systeme de controle ,, qu e représen te la Matrice : le détourn ement et la violence. AutrPmer.t dit, devenir hacke r ou terroriste et si possible le s deux a la fois. NuÍ besoin d'invoqu e r, sur ce point, Baudrlilard, méme si son livre Simulacres et Simulation envisage
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repen se d eses pere et typiquement nihiliste a l'empri :e de la technoculture et a la d ~ sertification du « rée l ,, (-+"Baudrilla d). Dans l'exemplaire qu'en possede Neo, le chapitre consacré au nihilisní a d'ailleurs été évidé pour y dissi uler des disquettes : on ne saurai mieux signifier que tout discours qui r nd la rébellion vaine est un discours creux. Le theme terroriste est explicite des les premieres scenes du film : Morpheus est. décrit par les coupures de presse, pUis par l'agent Smith lui-meme, comme un dangereux terroriste, recherché par plusieurs pays. Le terme est celui qui convient, puisque les rebelles ne se contentent pas d' avoir recours a la violence - ce qui est la moindre des choses pour un film d'action - , mais font l'apologie de la violence aveugle. C'est que dans la Matrice, tous ceux qui n'ont pas encore été débranchés sont " potentiellement des agents ''· En d'autres temps on aurait parlé d'« ennemis objectifs », mais dans ce cas le príncipe est encore plus clair : tous ceux qui ne sont pas des notres sont nos ennemis (" lf you're not one of us, you're one of them »). Businessmen, avocats, étudiants: ils n'ont de virtuel que l'apparence, et derriere chacun d'eux il y a un individu en chair et en os, branché de l'autre coté. 11 n'empéche: ils font partie du systeme et cela fait d 'eux des ennemis (« That makes every one of them our enemy »), ce qui signifie concretement qu'on peut les supprimer sans état d'ame. Faut-il s'étonner que certains aient trouvé ceia d 'assez mauvais goQt apres que deux lycéens en manteaux noirs notoirement fans de Marilyn Manso~ et de Matrix, aient ouvert le feu sur
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Glossai re des principaux symboles, concepts et personr.ages
le urs camarades du ly cée de Columbine ? Mais cette péripétie atroce nous renvoie peu t-étre davantage a l'affinité particuliere de Matrix e t du public des teenagers complexés qu'a la haute politique postmoderne. La question du terrorisme dans Matrix recouvre d'ailleurs deux problemes distincts : un probleme éthique, celui de savoir si une vie illusoire vaut la peine d'etre vécue (-+"Cypher), et un probleme politique, celui de savoir qui au juste est l'ennemi, et quelle idée de la communauté se déduit de la. Or quant au dernier point, il est frappant de constater que tout projet politique qui aurait lieu en dehors de la Matrice semble voué a reproduire des schémas assez décevants. D'un coté, une élite de super-rebelles, qui rappelle a certains égards la caste des seigneurs « jedi ,, et leur entour;:ge (que la force soit avec eux), de l'autre, la communauté reconstituée des premiers hommes, les patriarches et le conseil des sages, la féte pa'ienne et la guerre a mort contre les machines - bref, l'utopie réactionnaire. Heureusement, cette idée de la politique ou la figure du pretre s'accommode fort bien de la démocratie, semble concurrencée par une autre, moins déprimante. C'est le theme cyberpunk de l'alliance : l'utopie ne se fera pas contre les machines, mais a vec elles et autrement, et pourquoi pas dans !e virtuel (-+"Guerre hommes-machines, · -+"« Purpose " • -+Mécanopolis).
•Trilogies Une trilogie cinématographique de science-fiction ne peut pas se dérouler n'importe comment. Elle doit obéir a certaines regles dramatiques simples, comme les mythes o u les co'' ce s (-+Machine mythologique). Dans le
premier vo let, le je
a
Caverne 7, -+Les dieux sont dans la Matrice). Dans le second épisode de la
trilogie, le jeune héros doit étre monté en grade : c'est un guerrier respecté dans la Rébellion. On lui dit que pour vaincre, il doit trouver un « maitre >> qui lui apprendra a dominer la puissance universe ll e. Le héros part chercher ce maitre, qui se révele étre un petit bonhomrl'!e ridicule qui cache bien ses pouvoirs. A la fin de l'épisode, le héros découvre pourtant a sa grande déception que le « grand vizir ,, de I'Empire du mal est son pere : il se bdi avec 1ui et perd Sd main . La encare, Matrix Reloaded
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Matrix, machine phi losophique
respecte tous ces principes. Le Maitre des clés est assu rément a la fois moi ns amusant et moins séduisa nt que Yoda, mais il connait aussi bien les secrets de la Ma tri ce que le maitre jedi ceux de la Force. Quant a Neo, il se croyait fils Ju prem ier homme ayant résisté au x machin es dans la Matrice, mais il s'ave re jouer un role de control e programmé par I'Architecte. Quell es conc lu sions tirer de ces parallel es troublants ? Quelques prédiction s, dont la certitude est telle qu'elle ren d presque in utile d'attendre le troisiem e épisode : dans Matrix Revolutions, Neo se ra seco ndé par d'adorables petites bétes a fourrure, apprendra qu e Tr '~'ty est sa sao ur et, lors d'un du el final avec la Mach ine supréme, sera sauvé au dernier moment par so n pere, I'Architecte de la Matrice ... •Trinity -+Puissance de /'amour, -+Les dieux sont dans la Motrice.
•Twins -+•ju meaux •vampires -+•Anges, •jumeaux, • Perséphone .
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Mérovingien,
•vin (gout du) -+•Mérovi ngien, •Lap in blanc. •west L'ambition des réa lisateurs de Matrix éta it de créer, co mme on sa it, un " film d'action intel lectuel >> . jean • saudrillard n'y apparait pas en personne. Contacté par la Warner pou r collaborer aux de rni ers épisodes, il a jugé qu' il s'aqissait d'un malentenau. -On 1-'eut le reg rette r, car il au rait fait un bon << Conse ill er Baud rillard ». Les freres WuLhuwski se sont conso lés en faisant siége r au
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conseil de Zi on une figure moins connue du puhlic fran ~a i s : il s'agit de Co rnel West, philosophe noir américa in réputé pour ses pos itions rad icales, actue llement professeur a la prestigieuse Université de Princeton, et dont les livres Prophesy Deliverance et Roce Matters ont semble-t-il influencé la conception du film (-+ 0 Rave party). Entre les prises, les freres Wachowski ont eu avec West des discussion s an imées sur Sc hopen hau er, William james et la question de la technique ; West voit pour sa part dans Reloaded une déconstruction subtile des récits du salut (<< salvation narratives » ), dont il faut seion lui ti re r les conséquences politiques et rel igieuses. Matrix s'inscrit ainsi dans le dé bat politico-spéculatif amé ri ca in de ces se~n i eres années autour du rapport problématique des mouvements d'émancipation et des luttes politiq ues impliq uées plus gé néralem ent par la reco nfiguration de l' unive rs, réel ou virtuel. La mise en fiction du lien homme-machine préparerait ainsi le terrain d'une critique des sc hemes con ce ptu els et stra tégiques qui organisent les<< politiq ues d' émancipation » (-+Mecanop olis, •cuerre hommes -iT.ach in es) . On doit au Co nseill er West cet aphorism e qui laisse songeur : << La compréhension n'est pas in dispe nsa bl e a la coo pération » ( << Comprehension is not a requisite of cooperation
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE Les moteurs de recherche font apparaTtre des dizaines de sites internet enti erement consacrés a l'analyse et a la discussion cíe Matrix. Au-dela du fétichisme qui accompagne inévitablement la << matrixmania >>, les échanges qui ont lie u dans les forums sous des noms d 'E'mprunt sont parfois d'un ni vea u théorique assez remarquable . On n 'a pas souhaité établir un palmares des sites les plus intéressants; ne sont done me ntio nnés ici q ue les textcs ou articles publiés comme tels.
Livres Karen Habe r (éd .), Exploring The Matrix: Visions of the Cyber Present, New York, St. Martin 's Press, 2003. William lrwin (éd.), The Matrix and Phi/osophy : Welcome to the Desert of the Real, Chicago, Open Court, 2002 . Peter B. Lloyd, Exegesis of the Matrix, Whole-Being Books, 2003. Glenn Yeffeth (éd.), Taking the Red Pi//: Science, Philosophy and Religion in The Matrix, Ch ichester, Summersdale, 2003 .
Textes disponibles sur internet On trouvera da ns la « Philosophy sec~ion » du site officiel du film (http :1/whatisthematri x.wa rnerbros.com) des articl es d'inspiration plut6t << ana lytique , (Co lin McGinn, Hub e rt et Ste phen Dreyfus, David Chalmers, jam es Pryor, etc.) Nick Bostrom, << Are you living in a computer simulation ?
» ).
»,
:,ap :1/vvww.simulation-argument.com
•zero-One -+•cuerre hommes-mach ines. •zion
Erik Davis, « The Matrix Way of Knowledge http ://www.techgnosis.com/matri xrP.htm l
»,
Ra y Kurzweil, « The Matrix Loses its Way : Reflections on 'Matrix' and 'M atrix Reloaded ' », http :1/www. kuw.veila i. net/ meme/fra me. htm 1?main-/articles/art05 80.htm 1
-+L es dieux sont dans la Matric e,
_.. G,,Prre hommes-machines.
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Matrix, machine phliosophique
Peter B. Lloyd, << Gl1tches in The Matríx... and how to fix them http ://www.kurzweilai .net/meme/frame.html ?main /articles/art0553.html également reproduit dans Glenn Yeffeth (éd) ., Takíng the Red Pí/1, op. cit.
Sommaire
»,
Peter B. Lloyd, << Glitches Reload ed ,, http ://www.kurzweilai.net/meme/frame.html ?main-/articles/art058l .html Peter Sloterdijk, << Die kybernetische lronie. Die Philosopher der Maci'ix », b.ll¡;) ://www.schnitt.de/themen/archiv.shtml Brian Takle, << Matríx Reloaded ,, http :1/webpages.charter.net/btakle/ matrix reloaded.html Le texte de Slavoj Zizek, << The Matrix : Or, the Two Sides of Perversion » reproduit dans William lrwin (éd.), The Matrix and Phílosophy, op. cit., figure également dans les actes du colloque << lnside The Matríx. Zur Kritik der zynischen VirtualiUit , (Karlsruhe, 28 octobre 1999) : http :/Ion l.zkm.de/netcondition/navigation/symposia/default
lntroduction : la matrice
aphilosophies (E. D.) .. .. ........................... .......... 3
La Voie du guerrier (D. R.) ...................................................................... 19 La Matrice ou la Caverne? (T. B.) ........................................................... 34 Élogf' de la contingence (j.-P. Z.) ............................................................ 43 La liberté virtuelle (P. M.) ............................... .............. ........................... 54 Le Tao de la Matrice (D. R.) ....... .. ........................................................... 63 La puissance de l'amour (P. M.) ... .... ............ .. ......................................... 77 Les dieux sont dans la Matrice (E. D.) ........... ........ ................... .. ...... .. ..... 81 Mécanopolis, cité de !'avenir (P. M.) ....................................................... 98
DVD, Vidéo et CD-ROM Larry et Andy Wachowski (réal.), Matríx, Warner Home Vidéo, 2000 (avec en bonus un documentaire sur la réalisation des effets spéciaux et notamment le procédé du << Bullet-Time ») Larry et Andy Wachowski (réal.), Matríx Reloaded, Warner Home Vidéo, 2003 (édition 2 OVO avecen bonus le« making of ,, du jeu vidéo Enter the Matríx, et un documentaire sur la conception et la réalisation de la scene de poursuite autoroutiere) Larry et Andy Wachowski (prod.), Anímatríx, Warner Home Vidéo,
2003.
Sommes-nous dans la Matrice? (T. B.) ................................................. 1 09 Dialectiques de la fable (A. B.) .............................................................. 120 Trois figures de la simulation (E. 0.) ...................................................... 130 Matríx, machine mythologique (P. M.) ....... ................................ .......... 14 7
Glossaire des principaux symboles, concepts et personnages ............. .. . i:., 7 Bibliographie sélective ........ . ..........
.. ............................................... 189
Le jeu vidéo Enter the Matríx a été conr,:u par les réalisateurs de Matríx comme un prolongement ou un commentaire de leur trilogie (de meme qu ' Anímatríx, en confiant a quelques maí'tres du << japanimé , la réalisation de courts-métrages d'animation, proposait une interprétation libre de cert<::i01s themes du film) : Enter the Matríx, lnfogrames, 2003 (version cédérom PC ou Playstation 2). Voir le site : http ://www.enterthematrixgame.com
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