DE MARX À WALLERSTEIN
L'esquisse de théorie de l'histoire que je propose dans Les théories de l'histoire face à la mondialisation s'inspire en grande partie de l'approche systémique développée par I. Wallerstein. Et il n'aura pas échappé au lecteur attentif que cette approche nourrit des affinités particulièrement étendues avec certaines thèses marxiennes (notamment dans le cadre des analyses empiriques du capitalisme). Pourtant, si je n'ai pas occulté ce lien (et si je l'ai même relevé chaque fois que cela me semblait nécessaire pour la bonne compréhension des thématiques abordées), l'espace imparti ne m'a pas permis d'étayer cette filiation. Le présent complément est l'occasion de clarifier ce point. 1. Le L e double double hér héritage tage marxi marxie en
De fait, le rapport entre l'approche systémique initiée par Wallerstein et les concepts marxiens qu'il revisite se résume en des mots extrêmement simples. Puisqu'il s'agit, ni plus ni moins, de replacer ces concepts dans un cadre d'analyse au sein duquel ils peuvent devenir pleinement pertinents. L'hypothèse mérite quelques justifications. Prétendre replacer l'héritage marxien dans un cadre systémique revient à présupposer l'inadéquation entre le contenu de cet héritage et la forme épistémologique sous laquelle il s'est jusqu'ici affirmé. En ce sens, il est difficile de nier l'analogie avec l'entreprise d'Althusser (dont j'ai d'ailleurs abordé les thèses - voir la seconde partie sur ce point). Mais cette comparaison ne doit pas nous nou s tromper. Il ne s'agit pas de rechercher r echercher une éventuelle " coupure épistémologique " dans le corpus marxien. Car si une évolution existe bien au sein de ce dernier1 il semble néanmoins plus intéressant de relever les limites socio-historiques dans lesquelles se situe nécessairement une telle œuvre. À l'instar de Wallerstein, j'estime que le marxisme (comme son frère ennemi le libéralisme) " a hérité de la pensée des Lumières "2 et, donc, de ses implications idéologiques et épistémologiques. Ce qui est une autre façon de dire que le cheminement théorique de Marx, en dépit de ses évolutions, voire de ses ruptures et de ses intuitions avant-gardistes, avant-gardist es, ne pouvait pas pa s échapper aux limites li mites des paradigmes de son temps. Il me paraît donc nécessaire d'admettre les limites sociohistoriques d'un tel corpus. Pour autant, ces limites ne condamnent pas la totalité du contenu. Simplement réclament-elles un déplacement que l'approche systémique est à mon avis la plus apte à produire3. Mais comment guider ce déplacement ? Quels passages privilégier ? Wallerstein évoque pour sa part un clivage entre deux tendances dans l'œuvre. La première (à creuser) qui constitue " la grande rébellion contre la pensée libérale bourgeoise " et la seconde (à récuser) qui valorise, à l'instar du libéralisme, " l'universalisme " des Lumières4. Que ce clivage puisse correspondre à une rupture chronologique n'est pas une thèse absurde5. Mais cela ne suffirait pas à épurer les concepts élaborés dans la mesure où les traces de la seconde tendance se perpétuent de toute façon jusqu'à la fin, comme elles se prolongent d'ailleurs dans les différents marxismes. Car, encore une fois, il ne s'agit pas seulement d'une limite théorique mais aussi socio-historique (les deux n'étant d'ailleurs pas séparables du point de vue d'une histoire globale). Et cette barrière socio-historique affecte d'ailleurs l'ensemble des sciences sociales et humaines de la fin du XIXe siècle et d'une bonne partie du XXe, comme j'ai plusieurs fois tenté de le montrer au sein de mon étude. Mais, concrètement, quelles sont ces limites ? Que faut-il entendre par " universalisme " ? La croyance au progrès, plus exactement la croyance en " une marche historique inévitable vers le progrès "6 (la marche inévitable vers la décadence n'étant que l'image inversée de
cette figure) ; et cette croyance première implique tout à la fois la focalisation sur la question du développement national (pour pouvoir déterminer le " pays le plus avancé ") et une certaine conception des phases révolutionnaires, comprises comme des périodes courtes, des changements brusques au sein desquels le groupe le plus progressiste récupère, tout en les dépassant (sur le mode de l'" aufhebung " hégélienne), les acquis de l'organisation antérieure. Ces trois présupposés, même le " dernier " Marx ne s'en sépare jamais totalement. Ainsi peut-on encore déceler les traces d'un nécessitarisme progressiste et occidentaliste dans certains jugements du Marx " de la maturité " ; notamment les jugements portés sur les menaces de " la barbarie orientale "7, sur la fonction " nécessaire " de l'impérialisme anglais qui, tout en étant "dévastateur ", " crée les conditions matérielles d'un monde nouveau de la même manière que les révolutions géologiques ont créé le visage du globe terrestre "8 ; ou, de manière plus générale, dans les jugements sur la " grande influence civilisatrice du capital " qui " hausse la société à un niveau en regard duquel tous les stades antérieurs font figure d'évolutions locales de l'humanité et d'idolâtrie de la nature "9. Mais surtout comment ne pas voir que Marx et Engels n'ont cessé jusqu'à la fin de s'interroger sur les comparaisons entre les nations afin de déterminer laquelle était la plus " en avance " en termes industriels comme au niveau de l'organisation et de la nature de son prolétariat ? Comment ignorer que, pour le dernier Marx aussi, le progrès (tout au moins " matériel ") reste une " loi " et que, " arrivée à un certain niveau de maturité, une forme historique donnée disparaît et fait place à une forme supérieure "10 ? Je souligne qu'il ne s'agit pas, par ces remarques, de nier l'entreprise de déconstruction théorique de l'universalisme des Lumières engagée par Marx. Dès L'Idéologie allemande, est explicitement mise en œuvre une critique des schèmes téléologiques propres aux philosophies de l'Histoire antérieures, critique qui s'accomplit dans une déconstruction des réifications hégéliennes ou feuerbachiennes (les hypostases - " l'Esprit ", " l'Histoire " ou " l'Homme " - cèdent alors la place à l'analyse des " rapports sociaux "). Et cet assainissement lui permettra, à la fin, de condamner " toute théorie historico-philosophique de la marche générale fatalement imposée à tous les peuples quelles que soient les circonstances historiques où ils sont placés "11. Si donc je rappelle l'existence de passages plus ambigus c'est plutôt pour mettre en valeur le fait, qu'en dépit de la portée d'une telle déconstruction, elle ne pouvait outrepasser l'imaginaire de son temps et, de ce fait, le progressisme constitutif d'un tel imaginaire. 2. Le marxisme monolithique
Pour autant, cette limite serait d'ordre anecdotique si l'héritage marxien n'avait eu la succession que l'on sait. Le problème n'est donc pas tant que Marx et Engels aient logiquement été imprégnés du progressisme et du développementisme propres à l'horizon d'attente de leur époque, mais que le marxisme, dans son ensemble, en soit resté tributaire au point d'évacuer parfois, dans sa reprise du corpus marxien, la tendance opposée. Car ni la seconde internationale ni la troisième ne sont parvenues à s'extraire de cette éther " universaliste ". Ainsi, du nécessitarisme économiste de la seconde internationale au nationalisme stalinien (qu'il serait bien commode de ramener à un simple détournement historique), en passant par l'idéologie développementiste de Lénine12, le marxisme a rarement récusé (moins encore que Marx lui-même) le primat du développement national, la foi dans une conception bourgeoise de la révolution (au moins dans sa forme13), et le caractère quasi inéluctable du progrès.
Plus que cela, c'est en définitive dans l'avènement progressif du mythe ouvriériste que se sont cristallisés et articulés tous ces présupposés, c'est-à-dire dans le mythe d'un prolétariat industriel porteur des acquis antérieurs de l'Histoire (progrès cumulatif) et annonciateur de l'accomplissement de cette Histoire (réconciliation dialectique). Ce mythe a rendu possible l'exclusion généralisée des thématiques qui excédaient les paradigmes de l'universalisme propre aux nations du centre. Ainsi, comme le souligne Wallerstein, " en insistant sur le rôle central des prolétaires de l'industrie urbaine, les marxistes n'ont cessé […] de réduire le rôle ou l'existence même des nationalités, des paysans, des minorités, des femmes et de toute la zone périphérique. Combien d'encre a coulé - et de sang - sur les thèmes suivants : le marxisme et la question nationale, le marxisme et la question paysanne, le marxisme et la question des femmes ! Les neuf dixièmes du monde sont devenus ainsi des questions, des anomalies, des survivances - qui pouvaient, pour un temps, se montrer réellement progressistes, mais dans l'analyse aussi bien que dans l'organisation sociale et politique, devaient à terme disparaître "14. Cependant il faut de nouveau replacer ce constat dans une logique historique plus large. Pas plus que la phase du stalinisme n'est un pur accident (ce qui ne signifie pas que d'autres choix historiques n'auraient pas pu orienter sous une autre forme l'évolution de l'URSS), l'emprisonnement du marxisme dans l'horizon d'attente universaliste n'est un malheureux hasard qui s'expliquerait par le manque de lucidité de ses principaux tenants. Non, plus profondément le marxisme n'aura souvent été (en dépit des expériences singulières vécues par ses protagonistes) que l'envers (parfois subversif et inventif) de l'imaginaire libéral dont il était le contemporain et, à son insu, le compagnon de route involontaire. De ce fait, les similitudes formelles ne sont pas fortuites, entre la Société sans classes et le Grand Marché homogène émancipé des rapports de forces, l'élite bourgeoise éclairée et l'avant-garde ouvrière, la productivité capitaliste et l'efficacité collectiviste, l'individu libéral pleinement possesseur de ses " talents " et " l'homme nouveau " du socialisme, le fier ouvrier fordiste et l'euphorique travailleur stakhanoviste15, la fin des privilèges aristocratiques et la disparition des inégalités bourgeoises. Cette mimétique, au sein de laquelle les oppositions apparentes masquent une connivence profonde, s'enracine dans une logique de fond que l'on ne doit pas chercher à occulter. Tout simplement parce que, partiellement générés par le fonctionnement même de l'économie-monde capitaliste, les groupes anti-systémiques ne pouvaient, malgré leur intention initiale, complètement s'en extraire. Aussi je partage pleinement sur ce point le diagnostic de Wallerstein, dont le passage qui suit résume la teneur : " Généralement, on a décrit l'histoire intellectuelle des deux derniers siècles comme un combat entre deux Titans, le libéralisme et le marxisme. […] On peut bien s'attarder sur les différences qui opposent ces deux colosses, ces Weltanschauungen . Mais on gagnera plus à comprendre leurs nombreuses convergences : on devrait comprendre qu'elles ont rendu possible un gigantesque consensus, une vulgate libérale-marxiste, qui servit aussi bien de base à la science sociale universitaire qu'au marxisme orthodoxe. En effet, les sciences sociales et le marxisme ont pris également l'État moderne pour l'entité de base où se déploient les faits sociaux ; pour eux, c'était bien plus un présupposé, implicite, qu'une hypothèse déclarée. Tous deux aussi ont vu, dans la version baconienne et newtonienne de la science, la seule vision du monde rationnelle qui soit concevable, et ils travaillèrent à sa réalisation. De même, ils ramenaient la transformation heureuse du monde au travail d'une élite définie sur des critères intellectuels. Enfin, et surtout, ils croyaient également en la suprême efficacité du progrès. "16
3. Le déplacement systémique
C'est donc en raison de ces limites historiques que l'approche systémique, en tant qu'elle récuse le progressisme dans son ensemble, permet de déplacer de façon salutaire les concepts marxiens afin de leur rendre toute leur pertinence. À quels aspects du corpus s'applique ce déplacement ? À des thèses centrales qui participent de l'architectonique du système marxien, soit : 1. La définition du capitalisme comme mode caractérisé par l'accumulation incessante du capital, 2. La création de la plus-value et son appropriation par les détenteurs de capitaux, 3. La polarisation structurelle entre les détenteurs de capitaux et les groupes prolétarisés, 4. L'instrumentalisation de l'État par les détenteurs de capitaux, 5. La présence de contradictions centrales au sein du capitalisme et, de ce fait, la perspective d'une crise générale du capitalisme. Ces thèses sont tout à fait soutenables mais elles restent inintelligibles si l'unité d'analyse est au départ faussée. Comme le soutient Wallerstein, " tant qu'on appliquera d'abord les thèses de Marx à des processus nationaux intra-étatiques, et qui concernent avant tout des travailleurs salariés de l'industrie urbaine, et leurs rapports aux employeurs privés de la bourgeoisie industrielle, on pourra facilement les rejeter comme fausses et trompeuses : sans pertinence, elles nous fourvoieraient sur des impasses politiques. Mais si on les comprend dans la perspective plus large d'un système-monde historique, dont le développement même implique le sous-développement, alors elles demeurent valables, mieux : elles restent révolutionnaires "17. Examinons-les à présent pour confirmer cette thèse : 1. La définition du capitalisme comme accumulation incessante du capital, tout en étant juste, doit d'emblée être précisée. En effet, sans une clarification préalable de l'unité d'analyse initialement prise en compte, on peut rapidement parvenir à des constats trompeurs. Par exemple, pourquoi les États africains ayant mis en place, après leur indépendance, des rapports de production capitalistes et un processus d'industrialisation caractéristique, ne sont-ils pas parvenus à un taux de croissance témoignant d'une accumulation significative du capital ? On notera, il est vrai, que les économistes développementistes expliquent ce marasme comme un passage nécessaire18. Mais cet échec (et plus tragiquement cette impasse politique) est en fait lié à une carence théorique. Car le capitalisme n'est pas un mode de production susceptible d'être adopté ou rejeté par les États pris isolément. Il correspond à une économie-monde qui implique un réseau interétatique. En ce sens, ce n'est qu'au niveau de l'économie-monde prise en son entier que l'on peut parler d'une accumulation incessante du capital. Ce qui signifie que l'accumulation extraordinaire des nations dominantes (au centre de cette économie-monde) exige le sousdéveloppement des nations périphériques (et donc l'absence d'une accumulation significative19). Et ce premier déplacement entraîne à sa suite celui des autres thèses évoquées. 2. En effet, en vertu même de cette dialectique du sous-développement on comprend pourquoi les détenteurs de capitaux ne sont évidemment pas égaux dans leur capacité d'appropriation de la plus-value. Ceux des nations périphériques peuvent bien amasser de façon conjoncturelle des fortunes impressionnantes (on pense par exemple aux oligarchies pétrolières du Moyen-orient), la possibilité de conserver ce capital reste subordonnée à leur fonction stratégique auprès des détenteurs des nations du centre (lorsque cette fonction devient inutile l'expropriation se fait rarement attendre).
3. Mais surtout ce déplacement des thèses marxiennes vers un cadre systémique permet d'éclaircir la question de la polarisation structurelle des classes, question essentielle par rapport à l'évaluation des progrès dont le capitalisme serait porteur. Sur ce point, j'ai déjà eu l'occasion au sein de mon ouvrage de démanteler le mythe contemporain d'une dissolution de la classe ouvrière dans une nouvelle classe moyenne. Mais ce démantèlement ne suffit pas à éliminer la croyance dans un progrès social certain depuis le fordisme, progrès contredisant la paupérisation inéluctable originairement prophétisée par Marx. Pourtant, une fois replacée du point de vue du système-monde, cette prophétie s'avère d'une lucidité consternante. Car si les prolétaires des nations du centre ont, pour une partie au moins, bénéficié du fordisme, c'est aussi et surtout parce que ce dernier se nourrissait, entre autres, de l'exploitation accrue des prolétaires de la périphérie. En ce sens, comme l'affirme Wallerstein, " la polarisation [absolue et non simplement relative] est historiquement vraie […] pourvu qu'on prenne comme base de calcul la seule entité économique ayant une réalité pour le capitalisme, l'économie-monde "20. 4. De même la question de l'instrumentalisation de l'État doit être éclaircie au prisme de l'approche systémique. Car si les détenteurs de capitaux se servent de l'État pour légitimer et renforcer l'accumulation du capital c'est, on l'a vu, en vertu du fonctionnement de l'économie-monde capitaliste ; fonctionnement qui implique la nécessité, pour ces détenteurs, de posséder une base politique nationale afin d'accéder au marché mondial21. En ce sens, politique nationale et économie transnationale sont structurellement inséparables. Or si cette précision ne semble pas apporter de grandes modifications aux thèses marxiennes, elle est pourtant celle qui a les plus grandes conséquences sur le plan pratique. Puisqu'elle implique l'impossibilité, pour un État inséré dans le réseau interétatique de l'économie-monde capitaliste, de s'extraire de cette économie-monde22, ce quelles que soient les intentions politiques et idéologiques de ses dirigeants et des groupes sociaux dominants. En ce sens, on peut affirmer avec Wallerstein que " la configuration politique de l'économie-monde capitaliste […] a imposé aux mouvements anti-systémiques un choix de dupes. Ils ont dû choisir entre la recherche du pouvoir dans le cadre d'États souverains séparés et la renonciation à tout pouvoir réel. Mais l'obtention du pouvoir au sein d'un État souverain lui-même inséré dans un système interétatique qui repose sur le processus de la division du travail, ne signifiait pas qu'on puisse sortir de l'économie-monde capitaliste "23. 5. Et cette rectification m'amène à la thèse centrale des contradictions immanentes au capitalisme et de sa crise générale. De nouveau, le recadrage systémique est salutaire, sans quoi on ramène la crise générale à une succession en cascade de crises nationales (cherchant alors à traquer le maillon de la chaîne le plus susceptible d'enclencher cette série). Or ce n'est pas à l'échelle des États que les contradictions se développent mais sur celle de l'économie-monde (une contradiction entre ses principes de fonctionnement et ses mécanismes d'ajustement24) ; en ce sens, les limites structurelles ne seront pas atteintes à l'intérieur des États mais bien au niveau du réseau interétatique propre à cette économiemonde. Est-ce trahir Marx que d'effectuer ces différents déplacements25 ? À mon avis cela revient au contraire à articuler de façon rigoureuse ses intuitions les plus pertinentes. Car, au-delà des limites socio-historiques de son œuvre, ce dernier a su mettre en place les éléments constitutifs d'une approche systémique. Ainsi évoque-t-il à plusieurs reprises une " dépendance mutuelle des nations "26, et plus spécifiquement le caractère surdéterminant du "marché mondial " et du " système interétatique "27 sur l'organisation des nations
dominées. De plus les États capitalistes dominants sont évidemment, au-delà de leurs différences nationales, désignés comme les porteurs d'une exportation générale des crises vers la périphérie, " poussés " qu'ils sont par " le besoin d'un débouché toujours plus étendu "28. Il ne manquait donc à Marx que le concept de système-monde pour achever d'expliquer les liens complexes entre les déterminations nationales des bourgeoisies (et des prolétariats) et le réseau formé par le système interétatique et le marché mondial. Conclusion : refonder les sciences sociales
J'ai évidemment conscience de l'aspect lacunaire de ces propositions. Délivrer un diagnostic aussi abrupt sur des thématiques dont les héritiers n'ont cessé de ruminer les impasses est quelque peu péremptoire. Mais il s'agit surtout ici d'apercevoir comment un paradigme débarrassé de l'éther progressiste (et donc de l'idéologie développementiste, de l'occidentalisme, de l'ouvriérisme, etc.) est susceptible de conférer aux thèses de Marx une pertinence théorique actuelle. Précisons que l'enjeu dépasse le simple problème de succession. Il importe finalement peu que l'on rende à Marx ce qui lui appartient en partie (si ce n'est par intégrité intellectuelle). L'essentiel est plutôt de lire l'histoire du marxisme comme le symptôme d'une impasse plus générale, à savoir l'impasse des sciences sociales et humaines depuis leur affirmation vers la fin du XIXe siècle. Celles-ci sont en effet restées prisonnières de leurs mythes fondateurs (progrès, primat de l'échelle nationale, séparation artificielle de l'économie et du politique, etc.) ; or le marxisme, par la tension récurrente dont il a été le porteur, tension entre son caractère ouvertement subversif et son conservatisme latent (c'est-à-dire son enracinement dans le progressisme29, le nationalisme30, l'économisme31), témoigne de façon emblématique de l'ampleur d'une telle impasse, de la façon dont elle a pu paralyser jusqu'aux éléments les plus novateurs. Et c'est afin de m'extraire définitivement de cette léthargie épistémologique que j'ai, au sein de mon ouvrage, proposé d'élaborer une histoire globale capable de récupérer certains éléments de l'œuvre marxienne tout en les affranchissant de leur contexte d'origine. Ca r si nous sommes entrés depuis trois décennies dans une phase de dénonciation et d'évacuation de cette mythologie, il serait pourtant péremptoire de croire que ce scepticisme peut suffire à instruire un nouvel ordre théorique. C'est bien plutôt autour d'une reconstruction des sciences sociales et humaines, et non simplement autour de leur déconstruction, que nous échapperons au XIXe siècle. Arnaud Rosset 1 Les analyses de J. Robelin (in Marxisme et socialisation) l'attestent clairement. 2 Impenser la science sociale. Pour sortir du XIXe siècle, " Marx et le sousdéveloppement ", pp. 175-176. 3 Il est inutile de revenir ici sur les raisons pour lesquelles l'approche systémique me semble plus avantageuse que l'approche structurale, étant donné que deux chapitres de ma recherche sont déjà consacrés à cette question (voir la seconde partie de l'ouvrage). 4 Race, nation, classe, " Marx et l'histoire : la polarisation ", p. 170. 5 Il est évident qu'après 1848 Marx revient, de son propre aveu, sur les illusions relatives à sa première période : " Les innocentes illusions et l'enthousiasme presque enfantin avec
lequel nous saluions avant 1848 l'ère de la révolution, s'en sont allés à tous les diables " ( Lettre à Engels, 13 février 1863). 6 Race, nation, classe, " Marx et l'histoire : la polarisation ", p. 170. 7 " Le prolétariat allemand sera forcé par sa situation géographique de déclarer la guerre à la barbarie orientale, car c'est de là, de l'Asie, qu'est partie toute la réaction contre l'Occident " (Discours à l'association culturelle des ouvriers allemands, 28 février 1867, cité in Papaioannou K., Marx et les marxistes, p. 206). 8 " Les effets dévastateurs de l'industrie anglaise sur un pays comme l'Inde […] s'y montrent dans toute leur atrocité.[…] Mais […] l'ère historique bourgeoise doit créer la base matérielle d'un monde nouveau " (Articles dans le New York Tribune, 1853, cité in Papaioannou K., Marx et les marxistes, pp. 173-174). 9 Principes d'une critique de l'économie politique, " Marché mondial et système de besoins ", p. 260 (in Œuvres économiques, t. II). 10 Le Capital , t. III, p. 940. Un autodépassement qui renvoie évidemment à la fameuse " négation de la négation " (Ibid., t. I, chap. 32). 11 Lettre à Mikhaï Lovski (1877). 12 Comme le rappelle à juste titre M. Rubel, Lénine a explicitement repris la théorie de la croissance propre aux économistes libéraux ; selon lui, " La Russie n'étant pas mûre pour le socialisme […] il incombait au […] parti bolchevique de hâter, par des réformes économiques bourgeoises et étatiques, ce processus de maturation ". Et ce processus exigeait notamment, on le sait, la mise en place des structures proprement capitalistes de production (afin d'accélérer l'industrialisation) : " Lénine ne cachait pas son admiration pour les méthodes américaines (taylorisme) et allemandes (discipline draconienne du travail, entreprises étatisées) " ( Marx, critique du marxisme, " La croissance du capital en URSS ", p. 113). 13 L'idée d'une transition de courte durée prise en main par une élite (qui devient ici une " avant-garde " de la classe ouvrière). 14 Impenser la science sociale. Pour sortir du XIXe siècle, " Marx et le sousdéveloppement ", p. 184. 15 Qui, pour reprendre la formulation de Wallerstein, " s'est mis à ressembler de façon suspecte au travailleur parcellisé d'un taylorisme sauvage " ( Le Capitalisme historique, p. 86). 16 Impenser la science sociale. Pour sortir du XIXe siècle, " Trois versions utopiques du marxisme : des idéologies en évolution ", p. 208. 17 Ibid., " Marx et le sous-développement ", pp. 185-186. 18 Selon ce type de théorie (dont W. Rostow est l'un des principaux initiateurs - in Les Étapes de la croissance économique, 1960), chaque nation doit passer de façon nécessaire par des stades de développement pour parvenir à la prospérité (Rostow en repère cinq : société traditionnelle, industrialisation, envol économique, maturité, consommation de masse). L'hypothèse est donc qu'une telle évolution prend du temps et que, de ce fait, la paupérisation actuelle ne saurait être jugée sur le court terme puisqu'elle correspond à la phase intermédiaire d'un processus conduisant à la société de consommation. 19 De ce fait, la voie de l'industrialisation empruntée par les nations africaines après la décolonisation ne pouvait suffire à créer les conditions d'une prospérité de type capitaliste. 20 Race, nation, classe, " Marx et l'histoire : la polarisation ", p. 173. 21 Sur cette nécessité propre au système-monde moderne, je renvoie au premier chapitre de la troisième partie de mon ouvrage.
22 À moins de s'extraire du système interétatique et du réseau économique mondial pour évoluer en autarcie (c'est l'une des stratégies envisagées par le tiers-mondisme). Mais on voit mal comment cette position resterait tenable au sein d'un système où l'impérialisme est une donnée structurelle. 23 Impenser la science sociale. Pour sortir du XIXe siècle, " Marx et le sousdéveloppement ", p. 191. 24 Sur ce point je renvoie au dernier chapitre de la troisième partie. 25 Déplacements dont on a aperçu la portée pour la compréhension de la situation contemporaine. 26 Notamment dans Le Manifeste du parti communiste : "À la place de l'ancien isolement local et national se développe un trafic universel, une dépendance mutuelle des nations " (" Bourgeois et prolétaires ", p. 38, éditions Nathan). 27 Notamment dans une Lettre à Annenkov (1846). 28 " Poussée par le besoin d'un débouché toujours plus étendu, la bourgeoisie envahit le globe entier " ( Le Manifeste du parti communiste, " Bourgeois et prolétaires ", p. 38). 29 De la première, de la seconde, et de la troisième internationale. 30 Du stalinisme, puis des mouvements issus de la décolonisation. 31 De la seconde internationale.