Yukiko Yukiko Kano
L’Aï et le Koï dans l’ancienne langue japonaise japonaise Les mots de l’historien ont été mal compris : « dans le Japon d’avant la modernité occidentale, il n’y avait pas l’amour (Aï / 愛), mais seulement le désir érotique et sentimental (Koï / 恋) ». Ce que la formule voulait dire, c’est simplement que le mot japonais signifiant l’amour aura eu besoin de beaucoup de temps pour s’occidentaliser. Traditionnellement, l’Aï dans le lexique japonais est l’épithète qui couronne les sentiments d’attendrissement d’attendrissement en général ; un certain « que c’est adorable ! » résonne toujours dans les mots comportant l’idéogramme d’Aï, aujourd’hui encore. Ainsi, après la modernité, ce mot a-t-il été critiqué pour avoir justifié l’amour « de domination » des forts à l’égard des faibles, comme des adultes à l’égard des enfants ou des hommes pour les femmes. femmes. Pourtant, en japonais ancien, jusqu’à l’époque antérieure au règne des guerriers du moins, l’Aï ne signifiait rien de hiérarchisant. Ce n’était pas un outil d’imposition d’un rapport de possession unilatérale sous le prétexte de l’affection : il n’avait strictement rien à voir avec ce qu’implique en langue occidentale l’adjectif possessif à la première personne personne du singulier, qu’on fait précéder le nom de l’être aimé. En japonais ancien, le qualificatif verbal qui dérivait de l’Aï se lisait « kanashi / 愛 し », révélant la source commune émotionnelle d’avec ses cousins homophones signifiant respectivement respectivement le chagrin ( 悲し) et la pitié ( 哀 し). Ces trois « kanashi » avaient ceci de commun qu’ils indiquaient un état
de débordement émotionnel. On se disait autrefois « triste » quand on se sentait empli d’une affection qui déborde de la conscience de soi,
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accompagnée d’une pointe de douleur rappelant combien les hommes sont chétifs et la vie fragile. Du mot tristesse en japonais ancien, émanait d’ailleurs une résonance sémantique étonnamment large, sans doute la plus large de toutes les langues humaines ayant jamais existé. On trouve aussi le « Koï / 恋 » dans le registre affectif traditionnel. Il fait référence à la charge de désir sexuel qui réside dans l’affection sentimentale. sentimental e. On dit di t qu’il aurait aurai t pour origine origin e le verbe « Ko-u / 乞 ふ » (quémander). Car il désigne un état de manque que l’homme ressent dans son être, passagèrement, mais aussi violemment, en raison de l’attirance qu’exerce sur lui son objet de désir, auprès duquel il est poussé à « quémander » la présence. Etant donné que Koï désigne le besoin de l’autre, dans sa nature à la fois sensuelle et existentielle, il serait peut-être mieux traduit par le mot de soif que celui de désir. Enfin, l’élément capital du Koï, c’est un sentiment très aigu de l’éphémère. Depuis le temps de la poésie de Man’yô (7 e siècle), le mot Koï est inséparable d’avec celui d’« Iro / 色 » (apparence, signe visuel, illusion). Aujourd’hui on emploie emploie l’Iro l’Iro de la façon façon la plus plus détournée détournée de son sens originel, originel, comme par exemple dans les formules de « Shiki-jô / 色情 » (lascivité) et d’« Iro-ké / 色気 » (sensualité). A l’origine, Iro renvoyait aux représentations temporaires que l’esprit humain se forme du monde phénoménal, lequel les Anciens considéraient déjà illusoire, faux et factice. Iro qui désigne le reflet des reflets de nos perceptions, servait autrefois d’élément de grammaire au langage de l’Eros. Tandis qu’on communiquait son désir charnel à la vertu d’Iro, l’on allait sur le chemin des songes quant à la rencontre spirituelle d’avec l’âme de l’être aimé. C’est donc d’une part à la vertu de l’illusion et de l’autre, sous les auspices du rêve nocturne qu’on désirait et aimait dans l’ancien Japon. Or, l’illusion convoque le désir, et le désir engendre les sentiments s’appelant attachement, affection, nostalgie, sentiments pour autant prompts à la désaffection. Si Aï, au sens traditionnel du terme, est une variante de la grande tristesse originelle, éclairée par la conscience que toutes vies sont destinées à retourner au néant tôt ou tard, Koï, quant à lui, constitue la source même des plaisirs et des jouissances éphémères, au cœur
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de ce monde flottant. Il est un mirage qui embrase les cœurs, épuise les énergies, et disparaît subitement comme si de rien n’était ; c’est une fleur éclose par erreur dans la mare de la vie des tourments. L’« Iro / 色 » (illusion), le « Koï / 恋 » (désir amoureux), et le « Jô / 情 » (attachement), voilà la Trinité sacrée de l’amour bourgeois de l’époque d’Edo, porté au comble de sophistication, entre le 17 e et le 19 e siècle. Durant ces siècles, à l’intérieur de la communauté urbaine, se bâtit tout un monde imaginaire ne devant son existence qu’à la nuit, et à l’intérieur duquel, seuls Koï et Iro règnent en maîtres. Koï devient alors un protocole théâtral que les hommes se plaisent à suivre. Mais aussi amoureux pussent-ils être d’une femme circonscrite au sen de cette communauté illusoitre, leurs sentiments n’ont absolument rien à voir avec la vie qu’ils mènent à côté, au grand jour, en tant que pères de famille et honnêtes travailleurs. La double vie masculine ne gênait pratiquement personne, tant que le monde diurne et le monde nocturne restaient étanchement séparés, non seulement géographiquement et socialement, mais surtout dans l’imaginaire masculin. Dans la deuxième moitié du 19 e siècle, lorsque la Raison occidentale aborde le Japon pour l’éclairer, elle découvre les obscurs amours japonais dans les recoins ténébreux de la ville, à l’instar des créatures nocturnes grouillant au fond des égouts. La poésie de l’amour japonais, écrite à l’encre des secrets et du silence, s’étiola alors à la lumière du jour comme la neige qui fond au printemps. Les dieux de la Raison, de la Science et de la Justice à l’occidental débarquant d’une autre version de l’histoire, se trouvait démunis face à une telle représentation étrange de l’amour et de la beauté. Qu’auraient-ils pu faire sinon qu’en détruire complètement le ressort secret qui maintenait son équilibre émotionnel ? Mais c’était justement cela, la modernité : elle proclamait, proclamait, tambour battant, une époque où toutes les nations sur terre devaient désormais partager une base épistémologique exclusive du réel et une échelle temporelle temporelle commune. Pour cette armée victorieuse, qui se mit à faire le tour du monde au début du 19 e siècle, en brandissant sa charte des droits de l’homme, l’« amour » réduit à une condition du « bonheur » selon sa définition,
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en vertu de la définition de celui-ci, représentait à juste titre l’un de ses terrains de conquête les plus stratégiques.
Le Ren-aï des années 1880 Le Japon acheva au cours de l’ère Méïji (1868-1912), une occidentalisation quasi intégrale. Ce coup de force fut soutenu par l’immense effort déployé par les jeunes élites lettrées du pays, qui intégrèrent intégrèrent dans leur propre langage et langue les systèmes de pensée moderne, à partir de quelques notions capitales servant de soubassement à la puissante civilisation occidentale. occidentale. Parmi ces notions, il y avait la « société », l’« individu indiv idu », la « démocratie », l’« Etat », la « Science », la « Raison », et l’« amour ». En japonais d’alors, il n’existait encore aucun mot pour traduire ces termes dans toute leur historicité et l’étendue de leur application. L’« amour amour » occidental bouleversa d’abord d’ab ord la jeune intelligentsia intelligentsia japonaise. japo naise. Puis, la représenta tion du rapport rapp ort conjugal conj ugal qu’il qu ’il sous-tend sous-t endait, ait, à la fois fois privé et public, ainsi susceptible d’allier ainsi le bonheur individuel au bon fonctionnement
de
la
société,
l’enthousiasma.
Avec
quelle
ardeur
n’aspirèrent-ils pas, ces jeunes hommes de Meïji, à une existence intègre et unifiée en tant qu’hommes, amants et maris ! Aussi, à partir des années 1880 et jusqu ’au ’a u début déb ut du 20 e siècle, la société urbaine japonaise connut une soudaine prolifération d’esprits stendhaliens dont l’authenticité et le zèle n’avaient rien à envier à leurs homologues français.
Ce sont des gens comme Fukuzawa Yukichi (1835-1901), Tsubo-uchi Shôyô (1859-1935), Iwamoto Yoshiharu (1863-1942), Kitamura Tôkoku (1868-1894), bref la crème de l’élite du pays, qui inventèrent dans les années 1880 le néologisme « Ren-aï / 恋愛 » (l’amour romantique). Entre-temps, une campagne fut menée contre les vieilles mœurs des hommes japonais. Voici l’argument typique des partisans du « Ren-aï / 恋愛 » : l’amour occidental étant rattachée à la Vérité et à la Réalité, non pas à l’Illusion et au Songe (comme au Japon), il n’a donc nul besoin d’être caché des yeux de quiconque, mais il est aussi de nature à être publiquement assumé et ouvertement
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célébré. Dans son manifeste sur le Ren-aï (1893), qui allait avoir une immense influence sur la génération suivante, Kitamura Tôkoku disait, par exemple, que tout Ren-aï digne de ce nom déclenchait un « réveil de l’âme » dans la vie d’un homme, lui offrant la seule chance de vivre dans la réalité, et quitter la sphère des rêves. Imaginons : comparée au Ren-aï tant sublimé, combien médiocre devait apparaître l’association toute japonaise d’illusion-désir-attachement – qu’Iwamoto qualifiait qualifia it de « sale » en effet –, et à quel point po int paraissai p araissait-il t-il évident aux esprits éclairés de Méïji que les habitudes sexuelles des japonais pré-modernes pré-modernes n’eussent été qu’une « immoralité faite nature humaine à force d’avoir été prise pour normale de génération en génération » (Fukuzawa). Le même Fukuzawa affirmait d’ailleurs que pour les hommes aponais, perpétuer leur langage habituel si archaïque et si immoral sur ce thème, équivaudrait équivau drait à « diffuser volontairement volontai rement de d e l’odeur l ’odeur fétide de nos n os immondices », et ce serait à n’en pas douter une cause de honte nationale vis-à-vis des étrangers qui venaient justement éduquer les Japonais. La critique du Koï et de l’Iro par ces jeunes élites, s’adressait au fond à la société machiste, traditionnellement trop tolérante à l’égard des rapports adultérins. Toutefois, critiquer des mots chargés d’émotion naturelle, appartenant à un système de valeurs spécifique, cela signifie attenter au fondement de toute une culture sous-jacente. Ainsi, lorsque l’amour occidental fut importé, la culture amoureuse qui existait alors au Japon en fut fortement ébranlée. Les sentiments mêmes relevant du Koï furent classés, du jour au lendemain, parmi les coutumes honteuses, non productives et décadentes, d’un peule sauvage. Placé sous le regard scientifique et inquisiteur de l’étranger, qui à la fois cataloguait les perversions sexuelles et traquait toute immoralité des mœurs, l’amour japonais se mit à pericliter. pericliter. Il Il nous faut reconnaître reconnaître en en outre que le 19 e siècle européen aura été dans l’histoire une des époques les plus hostiles à la psychologie des sentiments dits « inactifs », tels que la nostalgie et la pitié. On peut imaginer combien le « goût du chagrin » si familier aux Japonais, parut malsain aux inspecteurs des mœurs, envoyés d’Europe et des Etats-Unis à l’aube de la modernité.
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En 1888, le mot « Ren-aï / 恋愛 » figure pour la première fois dans un dictionnaire de langue étrangère. On connaît la fortune de ce mot qui perdure jusqu’à présent. En 1898, le Code civil entre en vigueur, introduisant dans la société de Méïji cette nouvelle structure familiale formée autour d’un couple d’époux portant ensemble le patronyme du mari, et se reproduisant selon un système patriarcal assurant la descendance par le droit d’aînesse.
La fin du rêve, le tourment viril et la hantise du réveil Mais, curieusement après l’adoption du Code civil, toute cette prêche sur le Ren-aï disparut du front des débats. Seul le mot demeura. La représentation de l’amour romantique rattaché au bonheur conjugal avait fait office d’une idéologie pendant une vingtaine d’années, mais il paraît qu’elle fit davantage souffrir que rendre effectivement heureux. La « femme » naquit de cette idéologie certes, une femme ni mère ni putain, pour une fois. Mais l’homme, du même coup, déserta les lieux de rencontre. Ce fut comme si la ligne de démarcation entre le monde de la nuit et le monde du jour, tracée avec netteté dans la société japonaise d’avant Méïji, avait migré au sein de la famille de l’époque nouvelle. Le monde du mari et le monde de l’épouse se trouvèrent nettement séparés, et dénués de sas de communication. A n’en pas douter, ce n’est pas tellement la féminité, mais c’est l’« épouse faite femme » qui posait problème aux hommes. L’épouse, c’est la réalité, et la réalité n’est qu’un parmi d’autres aspects de la vie d’un homme, et pas nécessairement le plus désirable, ni même le résultat systématique d’un choix. Que de plus terrifiant en effet que cette époque jumelée à la nature nature illusoire et fantomatique fantomatique de la femme, la femme, de l’amour et de la beauté ? Au début du 20e siècle, le romancier Natsumé Sôséki (1867-1916), faisait dire à l’un de ses personnages, type même du névrosé intellectuel du temps moderne : « Heureux sont les hommes capables de se contenter des beautés féminines. Je suis malheureux puisque incapable d’être satisfait de
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ma relation avec une femme tant que je n’aurais pas eu accès à son âme. » Kitamura, auteur de l’éloge du Ren-aî, alla jusqu’à choisir le suicide comme solution radicale à son incapacité à être heureux dans le mariage d’amour. Ce suicide répondait sans doute à un genre singulier et universel d’inaccomplissement viril, non pas physique, mais moral, face à la la femme. Après tout, comment et où, celui qui a perdu les repères pour retracer le chemin de son rêve, aurait-il pu trouver des ressources suffisantes pour re-créer sa réalité ? L’homme japonais de Méïji aurait dû se rendre compte tôt ou tard qu’il avait perdu sa plus vieille arme pour combattre avec la femme, sur le champ de bataille qu’on appelle amour. Ce n’était ni la force, ni l’argent, ni même l’intellect, mais la capacité à rêver, intensément, à pénétrer dans les profondeurs des choses, à rebours du temps et du destin. Et ce type de complexe vis-à-vis des femmes que la majorité des hommes contemporains contemporains du Ren-aï et du Code civil ne saisissaient pas comme tel, est en effet ce qui tourmente sourdement et durablement l’homme le plus fort. En ce sens, il ne serait sans doute pas erroné de dire que les hommes japonais de la première moitié du 20 e siècle, s’adonnant à des projets de guerre avec fièvre et compulsion, compulsion, ne faisaient au fond rien d’autre que tenter de fuir le vrai problème qu’ils avaient en eux, chez eux, avec leur femme – avec la la femme par conséquent. Sous l’aspect émotionnel, d’ailleurs, ils ressemblent comme deux gouttes d’eau à ceux qui composent la société d’aujourd’hui. Or, si le rêve millénaire des hommes japonais a été brisé, leur difficulté d’être hommes, hommes, et d’être perçus ainsi devant la « femme », devenue symbole de la modernité, se révéla être la difficulté de se réveiller tout court. Les gens des sciences humaines ne reconnaissaient évidemment pas cet aspect des choses ; il fallait les voir à travers l’imagination populaire et littéraire, qui, elle, ne connaît pas de cloisons entre le réel et le fantasmé. Rappelons qu’en 1853, à la vue des navires américains à la vapeur, au port d’Uraga, le peuple japonais fredonnait : « Quel est ce thé si fort dont la vapeur dissipe le sommeil le plus profond ? » L’homme moderne du Japon sera toujours hanté par cette voix intérieure qui leur dit de se réveiller de toute urgence. Saisir cette voix dans l’air du temps est une sorte d’intuition
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géniale. Sôséki seul la saisit, à ma connaissance, parmi ses congénères souffrant des mêmes impressions d’une impuissance masculine. Bien après Sôséki, Tanizaki fera le même usage des métaphores, mais dans une vue résolument plus hédoniste. Quoi qu’il en soit, pratiquement dans tous les romans de Sôséki, on retrouve un jeune homme qui tente très péniblement de se réveiller un matin. L’ouverture de Sorékara Sorékara (1909), entre autres, donne le ton à tous les passages du même genre : le jour se lève sur la ville et les bruits de la rue parviennent à l’oreille du héros encore au lit, égaré entre le sommeil et la veille ; ensuite, toute la journée, ou toute sa vie durant, la sensation de ne s’être pas réveillé le poursuit. Au chevet de ces héros héros incapables incapables de trancher trancher entre entre le sommeil sommeil et la veille, on retrouve toujours une femme, que ce soit un personnage ou ce que le héros imagine. Cette femme-là – tout homme japonais la reconnaît – c’est la la femme japonaise. Elle a l’air d’être réveillée depuis longtemps, ou peut-être n’a-t-elle jamais dormi. Dans l’imagination du dormeur, elle fixe son regard sur lui. Il tremble, rencontrant la prunelle de la femme, béante et impersonnelle. La peur que lui inspire sa présence muette lui semble attester son infériorité par rapport au monde éveillé, au monde moderne, à l’Occident donc. Il tente de s’en rapprocher, mais elle le repousse et lui dit : « Réveille-toi ». Voilà schématiquement, ce qui se passe dans le sommeil éveillé des héros de Sôséki. Effectivement la joie, à l’instar de l’innocence, s’absentera de la vie d’un homme, avec une telle présence féminine féminine qui pèse sur son inconscient.
La femme éveillée, alias le symbole de la mort pour l’homme chez Sôséki Relisons l’épisode inaugural de Sanshirô (1908) où le jeune héros rencontre une femme inconnue, et se laisse stigmatiser de sa couardise avec pertinence et cruauté, à la suite d’une nuit. Relisons encore, cette longue séquence de Kôjin Kôjin (1912), où est décrite une situation symbolique de face-à-face entre un homme et une femme au travers d’une nuit d’orage et
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d’insomnie. Dans les deux cas, la « femme », immobile, fixe ses yeux sur le si chétif orgueil masculin, comme pour le punir. L’homme, interdit, est acculé à rencontrer au fond du regard féminin une âme qui ne rêve pas. Relisons aussi le rêve à moitié érotique, à moitié sordide du romancier lui-même, l ui-même, sur su r une femme mourante moura nte les yeux grand gran d ouverts : « J’étais assis, les bras croisés, à son chevet. Allongée sur le dos, cette femme m’a dit doucement qu’elle allait mourir. Je lui ai donc dit : Vous êtes sûre ? Elle me répondit : Mais oui, je suis sûre . En prononçant ces mots, elle ouvrit grands ses yeux. Ce furent des yeux immenses et brillants, aux cils longs, et aux prunelles complètement noires. Au fond de cette mare de noirceur, je me vis en reflet, de la tête aux pieds. » ( Yumé-jûya, Yumé-jûya, 1908) Par ailleurs, le peintre de Kusamakura Kusamakura (1906) adore l’Ophélie peinte par John-Everett Millais (1829-1896) ; hormis la conférence dont le romancier nous gratifie sur l’esthétique anglaise, ne pourrait-on pas imaginer dans cette passion de l’homme japonais pour l’image d’une « belle endormie », ou plus précisément « morte comme endormie », l’expression d’un soulagement fou, que son esprit hanté de la prunelle béante de la femme éveillée, venait y puiser de temps à autre ? Au comble de la tension intérieure et de l’épuisement l’épuisement nerveux dû dû au conflit d’identité virile, le héros de Sôséki ferme les yeux, sur son impuissance, sur son malheur d’être homme, et sur l’image obsédante d’une paire d’yeux grand ouverts de la femme, et sombre dans un sommeil proche de la mort du moi. C’est ce que fait, dans Kôjin déjà Kôjin déjà cité, Ichirô, son héros le plus douloureux, chargé de représenter à lui seul toute la souffrance de sa génération. Une longue lettre qu’un ami écrit à la famille d’Ichirô, raconte l’état comateux de celui-ci, et ce passage-ci clôt le roman : « Quand j’ai commencé à écrire cette lettre, il (Ichirô) dormait à mes côtés ; et maintenant que je suis en train de la terminer, il dort toujours aussi profondément. C’est un hasard que j’aie commencé et fini à écrire dans le laps de temps qu’a duré son sommeil, mais je n’en trouve pas moins étrange ce hasard… S’il ne se réveille plus du tout, ce serait sans doute pour son plus grand bonheur, je pense ; mais ce serait une chose bien triste aussi. »
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La naissance de la beauté, ou le cauchemar des hommes La société bourgeoise du 19 e siècle en Occident, c’est celle des « hommes » par excellence. Ils ont inventé triomphalement triomphalement le monde moderne, et surtout ont fini par s’emparer du droit de commander le réveil féminin, c’est ce que nous racontent les produits de l’imagination de cette époque. La femme est un être endormi qui se réveille au contact de son premier homme, homme, sous la caution masculine, comme comme le disait Kierkegaard ; et ce genre de machisme, on ne le répète pas assez, est caractéristique du monde sans Dieu apparu au début du 19 e siècle, séculaire et industriel. Revenons à la représentation originelle européenne du réveil féminin : Vénus de Botticelli. Le 19 e siècle s’est approprié cette thématique de « naissance de la beauté » et l’a refaite à son goût. Sans entrer en détail, contentons-nous de signaler que la version terriblement modernisée de Vénus, offerte au Salon parisien par Alexandre Cabanel en 1863, au même titre que l’image de la belle endormie sous le regard des chirurgiens, peinte par Henri Gervex (1887), donne assez à comprendre la transformation du thème en cette période triomphaliste de l’Occident, et surtout le transfert des capacités divines, de la main de Dieu à l’Homme, citoyen laïque, de sexe masculin, créateur du monde moderne. La suprême capacité divine aura été celle d’éveiller l’être spirituel en la femme par l’acte de la tirer du sommeil qui dure depuis la nuit des temps. Dominer la femme, c’est dominer la Nature, comme le disait Renan, et c’est aussi arracher les droits divins à Dieu lui-même lui-même ; au moins, les hommes du 19 e siècle d’Occident ne se trompaient pas d’objet de conquête. Quant aux Japonais qui s’embarquaient avec retard dans cette ère triomphaliste et virile de l’humanité, ils auront certainement discerné, de par leur vive sensibilité, le mécanisme de la domination masculine jusque dans le domaine de l’amour et de la beauté. Ainsi, Sôséki ne manqua pas d’insérer dans Sanshirô une une image de la sirène, peinte par John Waterhouse (1849-1917), reproduite reproduite et importée dans un volume au Japon à l’aube du 20 e siècle. L’écrivain montre un jeune homme et une jeune fille, tous les deux
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enfants de Méïji penchant leur tête sur cette petite image, sans que leurs cœurs se rapprochent. A leurs côtés, se tient la bonne, personnage omniprésent omniprésen t des romans de Sôséki, dormant « comme une taupe », analphabète et paisible, incarnant à elle seule tout le vestige d’un Japon d’avant Méïji ; elle offre un frappant contraste avec le nu féminin étranger dont l’image importée se dessine en filigrane. Pour l’heure, nous qui n’avons guère évolué en la matière depuis Sôséki, raison pour laquelle il a été lu par des centaines de millions de jeunes Japonais de son temps jusqu’à nos jours, nous devrions nous en tenir là. La « naissance de la beauté » a pétrifié l’homme japonais, à l’aube de la modernité, le plongeant dans un cauchemar interminable à la recherche de leurs propres sources d’émotions, et du même coup, cette image dominatrice isola la femme réelle, exclue du rêve masculin ; éveillée comme par fatalité jusqu’à en devenir la prunelle, elle ne se débarrasse pas, elle non plus, de la représentation qui lui colle à la peau, d’un être qui ne rêve pas Aujourd’hui encore, les hommes japonais se reconnectent en secret, à chaque fois qu’ils vont au lit, à leur rêve du bonheur défunt. Troublés par ce qu’ils y entrevoient, ils renouvellent renouvellent chaque matin, l’espoir de voir un jour la « femme », ce rêve des rêves, véritable Terminator , venir transformer toute l’histoire des hommes en un songe évanescent d’une nuit. (Publié dans Eclectiques , No. 4, « Bonheur(s) », déc. 2013, p. 50-57)
Yukiko Kano – Docteur ès lettres à l ’Université Paris 8 (2004), chercheuse en histoire médicale européenne moderne (2005-), professeur d’université de langue et culture française (2006-), traductrice japonais/anglais/français japonais/anglais/français ; depuis quelques années, l’auteur s’engage également dans une recherche en histoire ancienne japonaise. Contact : yukilot @gmail.com 加納由起子
— 京都 2004 年)、西洋医学史研究者( 2005 京都出身 出身。 。パリ第 8 大学 大学フラ フランス ンス文学 文学博士 博士( 2004
2006 年よ 年より) 年より ) 、フランス語と文 、フラン ス語と文化の講 化の講義を受け持 義を受け持つ大学教 つ大学教員( 員( 2006 年より) り)、英 、英仏日語 仏日語の翻訳 の翻訳者。近 者。近 年、日本上古代の社会史および文学史に関心を持って調べている。
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