SEPTEMBRE 2015 HS
SEPTEMBRE 2015 HORS-SÉRIE n° 2 / 9,50 €
La ISSN ISSN2117-8747 en cours
LA SOCIOLOGIE EN 20 QUESTIONS
HORS-SÉRIE
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d Alternatives Economiques
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sociologie
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en 20 questions
SOMMAIRE 3 4
Editorial DE PLATON À BOURDIEU Les grands penseurs de la société
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LE TEMPS LONG DES SOCIÉTÉS 12 Les rouages de la division du travail 16 L’individu est-il soluble dans la société ? 20 Les subtilités du contrôle social 24 Le genre, une notion qui dérange 29 La mobilité sociale fait-elle du surplace ? 34 La justice sociale, un idéal en débat
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DES INSTITUTIONS BOUSCULÉES 40 Les classes sociales font de la résistance 45 L’Etat dans tous ses états 50 L’alchimie des conflits sociaux 54 A l’école des inégalités 59 Les métamorphoses de la famille 64 Les réseaux, toile de fond des rapports sociaux 68 Le sentiment national, « illusion bien fondée » ?
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DES COMPORTEMENTS EN MOUVEMENT 74 La consommation, un mode d’expression 78 Des pratiques culturelles sous influence 82 Du vrai pouvoir des médias 86 La logique des migrations 91 Le vote, pilier de la démocratie 95 Partis politiques : la fin d’une époque ?
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et Xavier Molénat A également participé à ce numéro : Louis Maurin Secrétariat de rédaction : Charlotte Chartan,
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Imprimerie de Champagne (52200 Langres) CPPAP : 0417 I 92710 ISSN en cours ISBN 978-2-35240-136-0 Dépôt légal à parution Imprimé en France/Printed in France sur papier certifié PEFC Edité par la Scop-SA Alternatives Economiques
© Alternatives Economiques. Toute reproduction, même partielle, des textes, infographies et documents parus dans le présent numéro est soumise à l’autorisation préalable de l’éditeur. Toute copie destinée à un usage collectif doit avoir l’accord du Centre français du droit de copie (CFC) : 20 rue des Grands-Augustins, 75006 Paris, tél. : 01 44 07 47 70, fax : 01 46 34 67 19.
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Derrière les évidences
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ous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif », disait Emile Durkheim, fondateur de la sociologie en France. Mais à quoi sert-elle exactement ? A rien, répondent certains, qui souhaiteraient voir disparaître cette discipline qui les dérange. C’est méconnaître sa démarche, ou peutêtre la comprendre trop bien. Car avant même la mise en œuvre de protocoles d’enquête les plus rigoureux possibles, les sociologues se caractérisent par une posture particulière : elle consiste à interroger systématiquement nos « prénotions », autrement dit les idées reçues dont nous sommes tous porteurs. La première de ces prénotions est sans doute l’illusion de la liberté, le fait de croire que tout ce qui (nous) arrive ne serait qu’affaire de choix individuels, en oubliant que toute société se fonde sur l’interdépendance de ses membres. Ce que Durkheim, encore lui, appelait tout simplement la solidarité.
Les thèmes abordés dans ce numéro, qui suivent largement le programme d’enseignement des sciences économiques et sociales au lycée, illustrent cette conviction. A chaque fois, le point de vue des grands auteurs et un état des lieux des recherches contemporaines sont présentés. Ce travail pédagogique est complété par une présentation des données les plus récentes. De faisant, ce hors-série entend aussi proposer un tour d’horizon des débats sociaux actuels. Où en est la mobilité sociale ? Pourquoi l’école est-elle jugée inégalitaire ? Qu’est-ce que le genre ? Comment interpréter la montée de l’abstention électorale ? Ce numéro est donc l’occasion de faire le point sur les transformations et les contradictions qui traversent les sociétés contemporaines. Et surtout, pour citer à nouveau Durkheim, d’écarter un certain nombre de prénotions. Igor Martinache, professeur agrégé
de sciences économiques et sociales et collaborateur d’Alternatives Economiques,
et Xavier Molénat, journaliste à Alternatives Economiques
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De Platon à Bourdieu
Les grands penseurs de la société De Platon à Bourdieu, l’organisation des sociétés humaines est un sujet central de l’histoire de la pensée.
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La comparaison des sociétés
a sociologie existe sur le plan institutionnel depuis le XIXe siècle, mais les réflexions sur l’organisation des sociétés humaines sont bien plus anciennes ! Habité par la quête d’une cité idéale, Platon (428-347 av. J.-C.), déjà, met en évidence les fondements de la division du travail et l’interdépendance qu’elle occasionne entre les membres d’une même société (La République, livre II). Dans sa Politique, Aristote envisage pour sa part la cité comme antérieure aux individus qui la composent, car « chacun isolément ne peut se suffire à lui-même ». Ceuxci sont ainsi naturellement appelés à vivre en société, et c’est pourquoi il les désigne comme des « animaux politiques ». Aristote pointe également les dangers d’inégalités trop amples, ferments de tyrannie et d’instabilité. Bien avant Montesquieu, il propose une typologie des régimes politiques (monarchie, aristocratie et démocratie), qu’il associe à leurs dérives potentielles (respectivement tyrannie, oligarchie et démagogie). Tout en affirmant que le gouvernement idéal pour une cité est celui
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Celle-ci prend néanmoins un nouveau tour avec le mouvement des Lumières, au XVIIIe siècle.
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qui s’adapte le mieux à ses conditions géographiques, démographiques et à ses mœurs. Consignant ses observations et ses impressions durant ses nombreux voyages, entendant traiter de tous les hommes, y compris des « barbares », Hérodote (484-425 av. J.-C.) fait, lui, figure de précurseur de l’ethnologie. Bien plus tard, le penseur arabe Ibn Khaldoun (1332-1406) introduit notamment la réflexion épistémologique, c’est-à-dire l’analyse des conditions de production du savoir.
Longtemps, l’emprise de la pensée religieuse a fait obstacle à la réflexion sur l’organisation sociale Il reproche à ses prédécesseurs de ne pas s’interroger sur la fiabilité de leurs sources et de relater les faits sans chercher à les contextualiser. L’emprise de la pensée religieuse, qui conçoit l’organisation sociale comme un divin dessein, va cependant faire pendant longtemps obstacle aux progrès de la réflexion.
Jean-Jacques Rousseau (17121778) s’interroge ainsi, dans le Contrat social (1762), sur la manière dont, en passant de l’état de nature à la vie civile, l’être humain va pouvoir vivre en société sans sacrifier ses libertés individuelles. Ce dilemme ne peut se résoudre, selon lui, que par la mise en œuvre d’une démocratie directe, seule à même de garantir la correspondance entre volontés individuelles et volonté générale. Considérant, comme le philosophe anglais John Locke, que le fondement de la vie en société se situe dans la proclamation de la propriété privée, il ajoute toutefois que cette dernière est aussi au fondement des inégalités. D’où les interprétations contradictoires de son œuvre, entre individualisme forcené et socialisme radical. Une lecture attentive permet en réalité de repérer la cohérence de son individualisme structurel, attentif à la fois aux motivations à l’origine des actions individuelles et à l’importance des émotions, notamment collectives, qui limite fortement le rôle de l’intérêt et du calcul [1]. A cet égard, Rousseau peut être considéré comme un précurseur de Weber [2].
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Au XIXe siècle, alors que la sociologie en est à ses balbutiements, Alexis de Tocqueville (1805-1859) part étudier la société américaine (De la démocratie en Amérique, 1835-1840). Loin de se réduire à une organisation formelle des institutions politiques, la démocratie s’incarne selon lui dans le tissu social par une égalisation des conditions. Le paradoxe est que cette égalisation est génératrice de frustrations, tant elle rend intolérables les inégalités persistantes. La démocratisation menace par ailleurs la liberté en favorisant le conformisme et la tyrannie de la majorité. Ce qui peut mener à un despotisme doux, les citoyens déléguant à l’Etat l’organisation de la cité pour se replier sur leurs affaires privées.
Des groupes aux intérêts divergents Cette critique de l’Etat se retrouve aussi chez Karl Marx (1818-1883) qui y voit, derrière le masque de l’intérêt
général, un instrument au service de la bourgeoisie dominante. Pour lui, le moteur du changement social se situe en effet dans les luttes entre des groupes aux intérêts divergents : les classes sociales, définies par leur position au sein du processus de production. L’histoire avance, selon lui, par révolutions successives, qui résultent elles-mêmes de l’irruption de nouvelles techniques de production remettant en cause l’organisation existante. Le mode de production capitaliste se caractérise par l’exploitation des prolétaires par les détenteurs des moyens de production, qui extraient un profit du travail des premiers en les rémunérant moins que ce qu’il leur rapporte. Cette oppression repose sur l’aliénation, c’est-à-dire des représentations déformées de la réalité qui justifient l’ordre établi et empêchent les exploités de développer une conscience de classe. Tel est ainsi le cas des idéologies nationalistes
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Platon et Aristote (fresque de Raphaël, 1510) sont parmi les premiers à s’être interrogés sur les manières dont les humains s’organisent pour vivre ensemble.
(voir page 68), qui détournent les ouvriers autochtones et immigrés de leurs intérêts communs, mais aussi du « fétichisme de la marchandise », qui consiste à faire primer la « valeur d’échange » d e s choses sur leur « valeur d’usage ». Marx estime que le capitalisme doit être dépassé par une dictature du prolétariat et une organisation socialiste qui doit laisser la place ensuite à un communisme moderne organisé sur le principe « à chacun selon ses forces, à chacun selon ses besoins », où l’émancipation individuelle sera enfin possible.
Une méthode La division du travail occupe également, dans une perspective très différente (voir page 12), une place centrale chez Emile Durkheim (1858-1917). Considéré comme le père de la sociologie française, Durkheim va pourvoir la jeune discipline d’institutions en la faisant entrer à l’université. Il la dote surtout d’une méthode (Les règles de la [1] Voir « Rousseau et la médiation symbolique entre les hommes. Contribution à un individualisme structurel », par Jean-Hugues Déchaux, Sociologie n° 2, vol. 1, 2010, pp. 273-286. [2] Voir par exemple les travaux du philosophe Jon Elster. Ou Emotions… mobilisation !, par Christophe Traïni (dir.), Presses de Sciences-Po, 2009.
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méthode sociologique, 1894). La première règle consiste à « considérer les faits sociaux comme des choses », c’est-à-dire à tenir à distance ses préjugés pour repérer ces « manières d’agir, de penser et de sentir, extérieures à l’individu, et qui sont douées d’un pouvoir de coercition en vertu duquel elles s’imposent à lui ». De même, il défend qu’il faut « expliquer le social par le social », sans faire intervenir notamment des facteurs d’ordre psychologique. Dans Le Suicide (1898), il démontre la pertinence de cette méthode. Statistiques à l’appui, il met en évidence les régularités impressionnantes de celui-ci à l’échelle collective, en fonction de différents facteurs (situation familiale, religion, genre, âge, mais aussi moment de la semaine !). Comme le crime, le suicide constitue un
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phénomène « normal », explique Durkheim, au sens où il existe dans toute société. Il ne devient pathologique qu’au-dessus ou en deçà d’un certain seuil. Durkheim est ainsi souvent considéré comme le tenant d’une approche « holiste », c’est-à-dire qui privilégie l’attention au tout de la société plutôt qu’aux individus.
L’analyse de l’Etat On l’oppose ainsi de manière un peu caricaturale à « l’individualisme méthodologique » de Max Weber (1864-1920). Refusant tout déterminisme, le sociologue allemand donne en effet pour objet à la sociologie la compréhension des « actions sociales », c’est-à-dire des comportements dans lesquels les individus vont investir un sens. Weber invite également à écarter
Abattoirs de Chicago, 1900. Les analyses interactionnistes ont renouvelé le regard sociologique sur des thèmes aussi divers que la ville, les migrations, la déviance ou les professions.
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De Platon à Bourdieu
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les jugements de valeur de l’analyse, tout en les considérant comme un objet de réflexion. Il distingue quatre idéaux-types * d’actions selon leur motif : traditionnelle (la coutume), affective (l’émotion), rationnelle en finalité (un objectif précis) ou en valeur (des principes moraux), même s’il insiste sur le fait que plusieurs vont en pratique se combiner. Weber propose également une approche relationnelle du pouvoir, qui rompt avec sa représentation substantialiste, celle d’un attribut qui se posséderait dans l’absolu. Il le définit ainsi comme « toute chance de faire triompher au sein d’une relation sociale sa propre volonté », peu importe sur quoi elle repose. L’obéissance peut ainsi s’imposer par la contrainte, mais aussi relever d’un consentement si
Une microsociologie Le XXe siècle est celui d’un véritable foisonnement théorique. Aux analyses fonctionnalistes, qui décrivent les institutions à partir des fonctions qu’elles remplissent
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> Idéal-type : représentation simplifiée d’un phénomène qui n’en garde que les traits saillants pour en favoriser la compréhension. > Civilisation des mœurs : processus historique au cours duquel les individus vont progressivement intérioriser les contraintes extérieures par l’autocontrôle de leurs pulsions.
– et donc des besoins supposés qu’elles satisfont –, s’opposent les analyses interactionnistes qui, au contraire, observent le résultat contingent des relations entre individus. Ces dernières (développées par Robert Park, Everett Hughes, Erving Goffman, Howard Becker, etc.) ont considérablement renouvelé le regard sociologique sur des thèmes aussi divers que la ville, les migrations, les professions ou la déviance. Leur foyer se situe à l’université de Chicago, théâtre au début du XXe siècle d’une urbanisation extrêmement rapide, qui en fait un véritable « laboratoire social » [3]. L’œuvre de Georg Simmel (18581918) est une de leurs influences majeures. Considérant que le cœur de la vie sociale se situe dans les « actions réciproques » entre individus, Simmel déploie une microsociologie attentive aux événements apparemment les plus banals, dans lesquels se recrée en permanence le cadre de la vie sociale. La forme renseigne ainsi autant que le contenu, comme il le montre dans ses analyses de la mode ou de l’argent. Les figures de l’étranger ou du pauvre en disent également long sur la société dans laquelle elles s’inscrivent. Les premiers parce qu’ils sont caractérisés par une tension entre proximité et distance ; les seconds car ils se définissent par la relation d’assistance
dans laquelle ils sont contraints d’entrer. Simmel rompt aussi avec une vision pathologique du conflit, en montrant que celui-ci joue au contraire un rôle central dans la cohésion du fait qu’il implique la reconnaissance réciproque de ceux qu’il oppose. Plus près de nous, Pierre Bourdieu (1930-2002) va lui aussi s’employer à mettre à jour l’arbitraire du monde social. Selon lui, la domination est d’autant plus efficace qu’elle se fait méconnaître comme telle, comme la reproduction sociale, masquée par l’idéologie du mérite scolaire (voir page 54). Selon Bourdieu, la société se divise en de multiples champs, des domaines d’activité dotés d’enjeux et de règles propres et au sein desquels les agents sont hiérarchisés en fonction de leurs dotations dans le « capital » spécifique qui y a cours. Les agents vont ainsi être pris dans une compétition permanente pour y subvertir ou au contraire y maintenir les lois, selon qu’ils y occupent une position marginale ou centrale. Tous vont cependant être réunis par une illusio commune : la croyance que ce jeu en vaut la chandelle. Une analyse féconde pour comprendre certains investissements qui peuvent sembler insensés vus « de l’extérieur ». Et qui laisse ouverte l’interrogation fondamentale de la sociologie : comment faire société au-delà de nos intérêts spécifiques ? I. M.
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l’ordre est reconnu légitime. Weber identifie ainsi trois formes principales de relation de domination : traditionnelle, charismatique (le donneur d’ordre est perçu comme doté de qualités exceptionnelles) ou rationnelle-légale (on obéit à des règles rationnelles et impersonnelles). Si, là encore, celles-ci se mêlent en pratique, Weber va cependant pointer historiquement l’expansion de la dernière avec le recul du religieux et du magique. Un processus qu’il qualifie de « désenchantement du monde » et qui se traduit notamment par l’essor d’organisations bureaucratiques, de la science et du droit… Weber va également profondément influencer l’analyse de l’Etat, qu’il caractérise comme l’instance qui « revendique avec succès le monopole de la violence physique légitime sur un territoire donné ». Une perspective que va prolonger Norbert Elias (1897-1990) en y ajoutant le monopole fiscal et, surtout, en reliant le développement de l’Etat moderne en Occident à la civilisation des mœurs* au niveau individuel (voir page 45). Dépassant l’antagonisme entre individu et société, Elias propose de placer au centre de l’étude les « configurations », entendues comme toutes les formes d’interdépendance qui relie les hommes. L’évolution historique se caractérise ainsi, selon lui, par l’allongement progressif des chaînes d’interdépendance.
[3] Voir L’école de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, par Yves Grafmeyer et Isaac Joseph, Aubier, 1984.
EN SAVOIR PLUS
des pensées sociologiques, • Histoire par Jean-Pierre Delas et Bruno Milly, Armand Colin, 2015 (1997).
Histoire des idées sociologiques, par Michel • Lallement, Nathan (2 tomes), 1993. étapes de la pensée sociologique, • Les par Raymond Aron, Gallimard, 2003 (1967).
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Le temps Long des sociétés
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Les rouages de la division du travail
les champs « artistiques et scientifiques ». Ce processus de longue durée ne cesse de se complexifier, transformant en profondeur la nature de la soliLa spécialisation des tâches est un long processus darité entre les membres d’une même société. qui a transformé nos sociétés. Elle a complexifié les liens Dans un premier temps, de dépendance qui nous unissent les uns aux autres. la spécialisation des tâches étant relativement peu développée, la similitude qui règne entre les membres de la société est particulièrement forte, créant une conscience aiguë d’apparte1 nance commune : c’est ce que Durkheim appelle la « solidarité mécanique ». Mais avec la division croissante du travail, le lien social Tout groupe humain est confronté à une repose de plus en plus sur la complémentadouble question : quels sont les besoins à sarité entre les membres de la société, à l’instar tisfaire et qui doit faire quoi ? On prête soudes organes du corps : c’est ce que Durkheim vent à Adam Smith la première présentation appelle la « solidarité organique ». Cette derdes avantages d’un partage spécialisé des nière s’accompagne d’un affaiblissement de la tâches, tant au niveau local qu’international. conscience commune, qui résulte de la difféPourtant, bien avant l’économiste écossais, renciation des modes de vie. L’ascendant pris Platon reprenait dans le par le droit civil (qui tranche les litiges entre individus distincts) sur le droit pénal (qui livre II de sa République punit les individus au nom de la menace que l’exposé de Socrate sur Alors que nous leurs actes font peser sur la société) est selon l’intérêt d’une telle divisommes toujours plus sion du travail : « On produit lui une preuve de cette évolution. dépendants les uns toutes choses en plus grand La spécialisation accrue des tâches est éganombre, mieux et plus facilement au cœur de la réflexion de Norbert des autres, nous nous lement, lorsque chacun, seElias, dont la théorie du « procès de civilisacroyons aussi toujours lon ses aptitudes et dans le tion » repose sur l’« allongement des chaînes plus autonomes temps convenable, se livre à d’interdépendance ». Dans son ouvrage publié un seul travail étant dispenen 1939 [1], il met ainsi en valeur un double sé de tous les autres. » Plus processus majeur : la formation des Etatsencore, selon ce philosophe, c’est la nécessité nations, qui s’appuie sur une monopolisation de s’appuyer sur les autres pour satisfaire ses de la violence légitime (et de la fiscalité), ellebesoins qui va constituer le fondement de la même indissociable d’un autocontrôle croisvie en société. sant des pulsions et d’une individualisation Emile Durkheim développera en détail des consciences. Chez Durkheim et Elias, on cette idée dans De la division du travail social retrouve donc ce paradoxe central : alors que (1893). Il y souligne que, loin de se cantonnous sommes toujours plus dépendants les ner à la sphère économique, le partage des [1] Dont les deux parties ont été maladroitement dissociées dans édition française en deux volumes : La dynamique de l’Occident tâches concerne aussi bien les « fonctions son et La civilisation des mœurs (Pocket, 1975 et 1974). politiques, administratives, judiciaires » que [2] Voir Le déclin de l’institution, par François Dubet, Le Seuil, 2002
L’évolution du lien social
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LE TEMPS LONG DES SOCIÉTÉS
uns des autres, nous nous croyons également toujours plus autonomes. Pour Durkheim, en perpétuant une solidarité mécanique, des institutions comme la famille, l’école ou les corporations professionnelles jouent un rôle essentiel dans le maintien de la cohésion sociale. C’est aussi le rôle qui est assigné aux travailleurs sociaux, et plus généralement aux divers professionnels du « travail sur autrui », comme les enseignants ou les infirmières [2].
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La construction des professions
Avec la division du travail, la société apparaît comme une sorte de vaste pièce de théâtre – Everett Hughes parle de « drame social du travail » – dont l’enjeu primordial réside dans la distribution des rôles* de chacun. La constitution d’un groupe professionnel et la
Pascal Sittler – Réa
conquête de son autonomie implique dès lors la mobilisation d’un collectif. Ce dernier doit revendiquer un monopole sur l’accomplissement de certaines activités – par la détention d’une compétence spécifique –, et donc aussi sur les conditions pour accéder au métier, sur la définition de la bonne manière de l’effectuer et, corrélativement, sur les échecs ou erreurs que ses praticiens peuvent commettre et les éventuelles sanctions qui y sont attachées. A cet égard, une des entreprises les plus réussies est celle de la constitution, en France, de ce que l’on appelle les « professions libérales » : médecins, avocats, notaires, architectes, etc. L’« ordre » dont chacune s’est dotée lui assure à la fois une autonomie et une reconnaissance du métier dans la société. La différenciation des professions s’accompagne ainsi de leur hiérarchisation. Leurs positions relatives se repèrent précisément, selon
> Rôle : en sociologie, désigne l’ensemble des comportements qu’un individu ou un groupe donné est censé effectuer vis-à-vis de sa société d’appartenance en fonction de la place qu’il y occupe.
Salon du service à la personne. Les femmes et les immigrés sont surreprésentés dans le travail domestique, dont la dévalorisation n’a pas lieu d’être.
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LE TEMPS LONG DES SOCIÉTÉS
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Hughes, dans la « licence » et le « mandat » particuliers qui leur sont concédés, autrement dit dans le monopole de certains actes, par exemple le devoir – et en même temps le droit – de conserver un certain secret professionnel. Tout métier peut en effet se ramener à un ensemble d’activités qui le constituent, plus ou moins centrales dans sa définition et socialement jugées comme plus ou moins nobles. La délégation du « sale boulot » à d’autres est aussi stratégique que la monopolisation des tâches nobles pour une profession, car elle constitue un moyen d’affirmer sa supériorité relative. La répartition des rôles entre les médecins et les infirmières en est une illustration. La valorisation relative d’une profession varie ainsi dans le temps et dans l’espace : la profession de pharmacien, par exemple, est beaucoup moins banalisée – et plus réglementée – en France qu’aux Etats-Unis.
IL Y A SALARIÉS ET SALARIÉS Les 10 professions les mieux payées en 2011, en euros Cadres des marchés financiers
13 584
Cadres adm., financiers, commerciaux des grandes entreprises
11 904
Officiers et cadres navig., techn. et commerc. de l’aviation civile
11 644
Directeurs techniques des grandes entreprises
9 207
Médecins hospitaliers sans activité libérale
8 010
Avocats
7 963
Médecins salariés non hospitaliers
7 223
Chirurgiens-dentistes
6 916
Chefs d’établissement et responsables de l’exploitation bancaire
14
6 516
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N. B.: salaire mensuel brut moyen pour un équivalent temps plein.
Source : Insee
Source : Insee
6 641
Ingénieurs et cadres de la production et de la distribution d’énergie, d’eau
Diviser pour mieux régner ?
Les professions sont donc hiérarchisées entre elles, mais aussi en leur sein, selon les formes d’excellence qu’elles promeuvent et les divers rapports de domination qui sévissent plus largement dans la société. Les femmes sont ainsi surreprésentées dans certaines professions et largement absentes dans d’autres [3]. De plus, elles rencontrent davantage d’obstacles que leurs collègues masculins pour atteindre les positions de décision (ce que l’on appelle le « plafond de verre »). Il en va de même pour les immigrés : dans son enquête parmi les ouvriers du bâtiment [4], Nicolas Jounin met en évidence la véritable division « ethnique » du travail qui règne sur les chantiers. Et il n’est pas anodin que ce secteur aux conditions de travail dégradées et aux faibles rémunérations, comme l’hôtellerie-restauration, le nettoyage ou Les 10 professions les moins bien payées les services à la peren 2011, en euros sonne, concentre les salariés précaires et Professeurs des écoles étrangers, notamment 1 700 Agents de services des autres les sans-papiers, ofétablissements d’enseignement frant la possibilité de 1 700 véritables « délocaliOuvriers agricoles sans spécialité sations sur place ». Il n’y a là aucune 1 695 fatalité, mais plutôt Coiffeurs salariés un déni des efforts et 1 673 compétences que ces Vendeurs de tabac, presse et art. divers professions exigent, 1 649 déni qui légitime des Ouvriers non qualifiés écarts faramineux divers de type artisanal de rémunération par 1 640 rapport à d’autres Ouvriers du maraîchage ou de l’horticulture activités comme la fi1 611 nance [5]. Manucures, La division du traesthéticiennes vail renvoie finale1 605 ment à la question Aides à domicile, aides ménagères, trav. familiales fondamentale du 1 601 mérite et de l’utilité
ZOOM
LE TEMPS LONG DES SOCIÉTÉS
L’« homme complet », remède à la division de soi ? Loin d’être un admirateur béat des bienfaits du marché, Adam Smith avait souligné les menaces de la parcellisation des tâches, source de gains de productivité, mais aussi d’abrutissement et de dégénérescence morale des ouvriers. Des intuitions en quelque sorte confirmées deux siècles plus tard par Georges Friedmann (Le travail en miettes, 1956), qui relevait l’insatisfaction générée par l’organisation taylorienne du travail. Karl Marx avait lui pointé la manière dont le capitalisme* engendre une triple aliénation des travailleurs, les dépossédant du libre usage de leur force de travail et du produit de ce dernier, ce qui les rend finalement étrangers à euxmêmes. Seule la sortie de ce système permettrait à chacun de devenir un « homme complet », capable de s’adonner à
diverses activités manuelles ou intellectuelles, et de développer ainsi toutes ses facultés. Le philosophe Matthew Crawford a ainsi raconté (Eloge du carburateur, 2010) comment, lassé de rédiger à la chaîne des comptes rendus formatés pour un think tank, il s’est brutalement reconverti dans la réparation de motos. Une décision « libératrice » qui l’amène à plaider pour la revalorisation du travail improprement dit « manuel », où faire n’est pas nécessairement opposé à penser.
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> Capitalisme : système économique et social organisé autour de la propriété privée des moyens de production et la recherche effrénée de leur accumulation, donc du profit.
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sociale de chacun. Le travail dométhodes d’émulation destinées autant à mo> Marchandisation : processus mestique, par exemple, demeure tiver qu’à éviter les conflits. Sauf qu’elles propar lequel une chose ou une encore très inégalement réparduisent un mal-être croissant et des formes de activité devient l’objet d’échanges sur un marché où son prix est fixé résistance elles-mêmes individualisées [7]. Elles ti en qualité et en quantité entre par le rapport entre l’offre font, enfin, perdre de vue le fait que le « pouhommes et femmes. Mais sa et la demande. marchandisation* actuelle sous voir d’agir » des travailleurs réside dans leur la forme des services à la perassociation, comme le rappelle notamment sonne renforce aussi les inégalités de classes. Yves Clot. Car tout accomplissement implique En effet, les déductions fiscales accordées bel et bien la coopération d’une longue chaîne aux particuliers employeurs qui ont recours d’agents, même et surtout ceux que l’on attrià cette main-d’œuvre reviennent, en pratique, bue trompeusement au « génie » d’un seul [8]. à subventionner les ménages riches. Ceux-ci I. M. [3] Voir « La ségrégation des hommes et des femmes dans les externalisent de ce fait diverses tâches ménamétiers : entre héritage scolaire et construction sur le marché du gères à des employés précarisés, dont la qualitravail », par Thomas Couppié et Dominique Epiphane, dans [6] Formation Emploi n° 93, 2006, pp. 11-27. fication n’est guère reconnue , contrairement [4] Voir Chantier interdit au public, par Nicolas Jounin, La au véritable statut dont ils jouissent dans les Découverte, 2008, et On bosse ici, on reste ici !, par Pierre Barron et alii, La Découverte, 2011. pays scandinaves. [5] Voir « La finance, facteur d’inégalités », par Olivier Godechot, De telles politiques reconstituent ainsi une La Vie des idées, 15 avril 2011. Disponible en ligne : w w w. laviedesidees.fr/La-finance-facteur-d-inegalites.html « société de nouveaux valets », comme l’écrivait [6] Voir Du balai, par François-Xavier Devetter et Sandrine André Gorz. Selon lui, la division du travail Rousseau, Raisons d’Agir, 2011. [7] Voir Les CDI dans la tourmente, par David Mélo, Presses de nous fait perdre de vue le caractère collectif de Sciences-po, 2010. l’activité laborieuse. Une tendance renforcée [8] Voir, dans le cas des œuvres d’art, Les mondes de l’art, par Howard Becker, Flammarion, 1982. par les politiques managériales d’individualisation des situations de travail. Sur fond de remise en cause du droit du travail, l’extenEN SAVOIR PLUS des groupes professionnels, par Didier Demazière et Charles sion des rémunérations à la performance et • Sociologie Gadéa (dir.), La Découverte, 2009. autres mobilités forcées contribuent à mettre Métamorphoses du travail, par André Gorz, Galilée, 1988. • Le management désincarné, Marie-Anne Dujarier, La Découverte, 2015. • Le travail à cœur. Pour en finirparavec en concurrence des collègues censés paradoles risques psychosociaux, par Yves • Clot, La Découverte, 2010. xalement œuvrer à un objectif commun. Des
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LE TEMPS LONG DES SOCIÉTÉS
L’individu est-il soluble dans la société ?
a priori le plus libre qui soit, le suicide, obéit à des régularités statistiques et que ses causes sont à rechercher dans deux faits sociaux : l’affaiblissement L’opposition entre individu et société n’est pas fondée. de l’intégration et celui de la régulation, c’est-à-dire La vie sociale présente des dimensions objectives et la capacité d’une société à subjectives qui doivent être étudiées simultanément. respectivement susciter un sentiment d’appartenance et imposer des règles de conduite à ses membres. A l’instar de Durkheim, de nombreux sociologues ont mis en évidence le rôle 1 prééminent des appartenances collectives dans la construction de phénomènes apparemment individuels. On peut citer par « La société n’existe pas », avait déclaré Marexemple les travaux de Pierre Bourdieu et garet Thatcher en 1987 [1]. « L’individu n’existe Jean-Claude Passeron [2] pour la remise en pas », semblent lui répondre les sociologues, cause de l’idéologie du « don » scolaire, ainsi dont la discipline s’est explicitement constique ceux d’Howard Becker, qui montre notuée il y a un peu plus d’un siècle contre ce tamment comment la déviance ou encore les type de lecture excessivement psychologique œuvres d’art sont en fait des constructions et morale de la vie sociale. Dès 1895, dans éminemment collectives [3]. Les règles de la méthode sociologique, Emile Reste que Durkheim n’est pas, comme on Durkheim avait défini la sociologie comme le dit parfois, le défenseur d’un détermila discipline étudiant nisme absolu exercé les faits sociaux, c’estpar la société sur ses à-dire « toute manière membres. Dans un C’est bien l’aveuglement essai moins connu [4], de faire, fixée ou non, aux interdépendances susceptible d’exercer sur celui-ci promeut et non l’individualisme l’individu une contrainte même un certain inen tant que tel extérieure ». Il s’emdividualisme « abstrait » dont l’objet est pressait d’indiquer que Durkheim pourfend « la glorification, non que « la première règle et la plus fondamentale du moi, mais de l’indiest de considérer les faits sociaux comme des vidu en général [et qui] a pour ressort non choses ». Autrement dit, de traiter les manil’égoïsme, mais la sympathie pour tout ce festations relatives à la vie en société de la qui est homme, une pitié pour toutes les mimême manière que le physicien se comporte sères humaines, un plus ardent besoin de les avec la matière qu’il étudie, en laissant de combattre et de les adoucir, une plus grande côté la volonté des acteurs qui les mettent soif de justice ». C’est donc bien l’aveugleen œuvre. Il s’agit donc de rechercher les ment aux interdépendances et non l’indicauses des faits sociaux dans d’autres faits vidualisme en tant que tel que Durkheim sociaux et non dans le libre arbitre individuel. pourfend, expli quant que « pour faire plus Il montrera ainsi par la suite comment l’acte facilement le procès de l’individualisme, on le
L’illusion du libre arbitre
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LE TEMPS LONG DES SOCIÉTÉS
IStock/Viewapart
New York. De nombreux sociologues ont mis en évidence le rôle des appartenances collectives dans la construction de phénomènes apparemment individuels.
confond avec l’utilitarisme étroit et l’égoïsme utilitaire de Spencer et des économistes ».
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L’individu comme point de départ
Max Weber, lui, propose un objet radicalement différent à la sociologie en la définissant comme « une science qui se propose de comprendre par interprétation l’action sociale, et par là d’expliquer causalement son déroulement et ses effets » [5]. L’action sociale, précise-t-il, désigne tout « comportement humain quand et pour autant que l’agent lui communique un sens subjectif ». Alors que Durkheim met l’accent sur la dimension objective de la vie en société, c’est au contraire sur son versant subjectif que Weber invite à se pencher. En d’autres termes, le premier propose de partir de l’échelle glo-
bale pour rendre compte des comportements individuels, tandis que le second invite au contraire à se mettre à la place des acteurs pour comprendre le sens qu’ils attribuent à leurs actes, afin d’expliquer leur déroulement et leurs effets sur le plan collectif. C’est ce qui l’amène en particulier à étudier l’influence des grands systèmes religieux l’organisation économique et la hiérarchie sociale. Il pointe ainsi le rôle majeur que le puritanisme protestant, qui valorise l’ascétisme et le travail, a pu jouer dans l’émergence d’un « esprit du capitalisme » [6]. [1] « There is no Such a Thing as Society », formule prononcée dans un entretien accordé au Women’s Own Magazine, 31 octobre 1987. [2] Voir Les héritiers, Les éditions de Minuit, 1964, et La reproduction, Les éditions de Minuit, 1970. [3] Voir Outsiders, Métaillié, 1985 (1963), et Les mondes de l’art, Flammarion, 1988 (1982). [4] L’individualisme et les intellectuels, Mille et une nuits, 2002 (1898), citations respectivement pp. 16, 9 et 23. [5] Economie et société, Pocket, 1985 (1922), p. 25 et p. 28 pour la suivante. [6] L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Gallimard, 2003 (1905).
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ZOOM
LE TEMPS LONG DES SOCIÉTÉS
Les supports sociaux de l’individu
Bigot - Andia
Comment se construit-on, en tant qu’individu, dans notre société ? Par la propriété économique (le logement, la voiture, etc.), mais aussi par le biais d’autres « supports », comme les appelle le sociologue Robert Castel, qui forment la
notion de « propriété sociale ». Sans ces ressources, impossible d’exercer réellement les droits dont on dispose en théorie : les individus « tombent dans la sujétion lorsqu’ils n’ont pas euxmêmes de quoi conduire leur vie en mobilisant des ressources qui puissent assurer leur indépendance », dit Robert Castel [1]. Le XXe siècle est celui de la construction de cette « propriété sociale » qui complète la propriété privée. Pour Castel, il s’agit d’une « sorte de moyen terme qui inclut la protection sociale, le logement social, les services publics, un ensemble de biens collectifs fournis par la société et mis à disposition des non-propriétaires pour leur assurer un minimum de ressources, leur permettre d’échapper à la misère, à la dépendance et à la déchéance sociale ». Comme l’indique fort justement le sociologue, l’histoire n’est pas linéaire : la fin du siècle dernier est marquée à la fois par un processus de « désaffiliation » et de précarité, mais aussi par des éléments de poursuite de la construction de ces droits : RMI et couverture maladie universelle, par exemple. Une invitation à la mobilisation pour continuer ce mouvement positif. Louis Maurin
CHU de Rennes (35). L’accès à la santé fait partie de ce que Robert Castel nomme la « propriété sociale », ensemble de ressources collectives qui permettent l’indépendance des individus.
Cependant, pour Weber, l’évolution la plus remarquable de la modernité est le processus de rationalisation, c’est-à-dire le fait que la motivation des actes réside de manière croissante dans une « rationalité en finalité », où va primer la recherche de l’efficacité plutôt que l’affection ou la « rationalité en valeur » (où l’acteur va chercher en premier lieu à se conformer à une ou des valeurs prédéfinies). Cette rationalisation alimente selon lui le « désenchantement du monde », c’est-à-dire l’évacuation progressive de la croyance aux explications magiques des phénomènes au profit de la science. Une conception qui va inspirer de nombreux auteurs, en particulier le courant dit interactionniste, pour qui la vie sociale se joue
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[1] Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, par Robert Castel et Claudine Haroche, Fayard, 2001.
essentiellement dans les relations concrètes de face-à-face. Pionnier de ce courant, Georg Simmel va ainsi repérer les sources de l’individualisation dans la multiplication des cercles sociaux auxquels chacun appartient en fonction de ses « penchants et aspirations ». Le caractère singulier des individus viendrait alors de la combinaison unique de cercles d’appartenance. > Socialisation : processus D’autres auteurs vont s’apau cours duquel chaque individu puyer sur l’hypothèse de rava construire les traits de sa tionalisation. C’est le cas nopersonnalité sous l’influence essentielle de son environnement. tamment de Raymond Boudon. A noter qu’il se poursuit tout au Fondateur d’un courant qualifié long de la vie et qu’il est interactif : chacun est socialisé par les autres, d’individualisme méthodolomais les socialise aussi en retour. gique, celui-ci part du principe
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LE TEMPS LONG DES SOCIÉTÉS
que l’individu constitue l’atome logique de dont la force ne s’est jamais démentie, entre l’analyse sociologique, qui consiste à reorigine sociale et réussite scolaire s’explique constituer les « bonnes raisons » que nous principalement par la proximité entre la avons d’agir comme nous le faisons. Les culture valorisée à l’école et celle transmise phénomènes sociaux ne sont dans les familles les plus favoridans cette perspective que des sées. Le « mérite » est donc essen« effets de composition », rétiellement le résultat d’une étroite Le « mérite » est sultant de l’agrégation de ces conformité entre un champ – ici essentiellement le résultat multiples actes individuels, l’école – et un habitus individuel. Et l’égalité des chances une chimère et peuvent dès lors prendre d’une étroite conformité des formes imprévues, voire inatteignable, explique Marie Duentre un champ contraires aux intentions des ru-Bellat, sauf à imaginer sépaet un habitus individuel acteurs concernés, ce qu’il aprer les enfants de leurs familles à pelle des effets pervers. la naissance pour leur permettre L’économiste Gary Becker a, d’expérimenter une socialisation lui, appliqué l’analyse microéconomique à la plus homogène possible. l’ensemble des comportements sociaux. En On voit ainsi la nécessité pour l’analyse somatière d’éducation, de crime, ou de mariage, ciologique de tenir ensemble les dimensions par exemple, les acteurs se décideraient touobjectives et subjectives des phénomènes jours en fonction d’un calcul coûts-bénéfices. sociaux, et d’analyser la construction d’inUne approche qui laisse paradoxalement bien dividus singuliers en la reliant étroitement à peu de place à la liberté individuelle. l’évolution des structures sociales et à leurs positions au sein de celles-ci. Autre enjeu : repérer la pluralité des dispositions au sein d’un même individu. En effet, nous sommes tous plongés quotidiennement 3 dans une pluralité de bains sociaux qui impliquent autant de socialisations différentes. Celles-ci ne sont pas nécessairement cohéL’opposition entre individu et société est rentes et peuvent même entrer en contraen fait un piège du langage qui incite à disdiction. La cohérence de l’habitus indivitinguer deux réalités qui n’en font qu’une, duel n’est ainsi pas la règle mais l’exception, souligne Norbert Elias, qui invite à centrer comme l’a montré Bernard Lahire, à propos l’analyse sur les « configurations », c’estdes pratiques culturelles. Or cet « écart de soi à soi » (voir encadré page 80) permet de à-dire les multiples chaînes d’interdépendance qui nous relient [7]. La compréhension comprendre les nombreux décalages qui du monde social exige de prendre aussi en émaillent le quotidien de chacun. Le chancompte la subjectivité des agents, qui est loin tier reste donc immense, mais rappelle que d’être indépendante des structures sociales. l’individu représente bien un objet pertinent C’est ce que Pierre Bourdieu s’est attaché à pour la sociologie. I. M. montrer avec le concept d’habitus pour dési[7] Voir La société des individus, Fayard, 1991, pp. 37-56. gner les dispositions à sentir, agir ou penser d’une certaine manière qui se construisent au cours de la socialisation*. EN SAVOIR PLUS C’est ce qu’illustre également la question sociologies de l’individu, par Daniello Martucelli et François de Singly, • Les Armand Colin, 2009. de la reproduction sociale, comme le rapde l’individu contemporain, par Claude Calame (dir.), Textuel, 2008. • Identités pelle notamment Marie Duru-Bellat. Le lien, • Les plis singuliers du social, par Bernard Lahire, La Découverte, 2013.
Tenir ensemble individu et structures
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Les subtilités du contrôle social
La déviance est toujours relative – à une société, une époque, voire un contexte donné –, car les normes évoluent sans cesse. La plupart des soSi les libertés individuelles sont aujourd’hui plus étendues, ciétés posent le meurtre comme le pire des actes. les outils permettant de surveiller les comportements Mais en période de guerre, se sont aussi renforcés. c’est au contraire ce qu’une armée exige de ses troupes. L’existence d’injonctions contradictoires peut ainsi susciter de véritables cas de conscience. C’est ce que vit un 1 adolescent duquel le lycée attend docilité et travail assidu, alors qu’adopter cette attitude risque de le voir raillé par certains de ses pairs La cohésion de tout groupe repose entre et exclu de leur groupe. autres sur le partage d’un certain nombre de Un comportement déviant par rapport à une valeurs et de normes de comportement qui norme donnée peut cependant être motivé en découlent. Ce qui implique également un par la volonté de se conformer à une autre, ensemble de dispositifs pour assurer qu’elles comme l’a bien repéré le sociologue Robert soient respectées par ses membres. Cette Merton. Les auteurs d’actes délictueux ont inadhésion se construit en amont par un lent tégré les objectifs sociaux dominants (devetravail de socialisation et d’intériorisation des nir riche). Mais faute de pouvoir les atteindre valeurs et des normes dominantes. Les compar les voies autorisées, ils doivent emprunter portements qualifiés de déviants sont alors des moyens illicites (le vol). Le comportement Avec la disposition des bureaux en ceux qui transgressent une règle en vigueur de certains « jeunes des cités » montre qu’ils open space, les dans un groupe donné. semblent effectivement avoir intériorisé les salariés peuvent se valeurs véhiculées par l’idéologie surveiller entre eux. néolibérale, enrichissement à tout prix et consommation ostentatoire [1]. Chaque groupe déploie également une série de dispositifs qui constituent le contrôle social. Il s’agit principalement de sanctions, négatives (punitions) lorsqu’un acte déviant est constaté, mais aussi positives (récompenses) dans le cas d’un comportement conforme. Des sanctions qui peuvent être formelles (prévues par la loi ou le règlement) ou non (stigmatisation, par exemple). La déviance est enfin relative au sens où elle caractérise en fait des relations sociales : un individu ne devient déviant que parce qu’il a
Richard Damoret – Réa
La déviance, une notion toute relative
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DES GARDES À VUE EN BAISSE DEPUIS 2009 Nombre de gardes à vue 600 000
580 108
500 000
498 555
300 000
286 337 200 000 2005
2006
2007
2008
2009
2010
2011
2012
Source : INHESJ
400 000
2013
N. B. : hors gardes à vue pour délits routiers.
LES VOLS ET LES VIOLENCES, PREMIERS MOTIFS DE MISE EN GARDE À VUE Répartition du nombre de gardes à vue en 2013 selon leurs motifs, en %
Atteintes volontaires à l'intégrité physique (hors vol)
Atteintes aux biens
95 219 33,2 %
68 058 23,8 %
Source : INHESJ
Total 286 337 Autres 54 674 19,1 %
46 276 16,2 % 9 138 3,2 %
Escroqueries et infractions économiques et financières 12 972 4,5 % Infractions à la législation sur les stupéfiants
Infractions à la législation sur les étrangers
été reconnu comme tel par un ou des autres. C’est la théorie de l’« étiquetage » qu’Howard Becker propose dans Outsiders (1963). Etudiant les fumeurs de marijuana, il montre que l’adoption d’une activité déviante doit en fait passer par un apprentissage progressif constitué d’étapes réversibles. Au cours de ce processus, que Becker qualifie de « carrière », la personne doit apprendre les gestes correspondants à cette pratique, mais aussi parvenir à apprécier les effets de son acte et à accepter la nouvelle iden> Enquête de victimation : enquête consistant tité sociale qu’elle endosse alors. Ce à interroger un échantillon dernier souligne enfin le rôle des « enreprésentatif de la population sur les délits trepreneurs de morale », c’est-à-dire de dont il a pu être victime. ceux qui se mobilisent à un moment
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donné pour que tel ou tel comportement soit publiquement « étiqueté » comme déviant en fonction de leurs propres intérêts. Il importe donc de bien différencier les déviances primaires, c’est-à-dire la transgression des normes, et les déviances secondaires, qui correspondent à leur reconnaissance par des tiers, selon la distinction d’Edwin Lemert. En matière de délinquance et de crime, il y a en effet un décalage entre les délits constatés par la police et ceux réellement commis, faute de plainte ou de repérage. On peut essayer, par des méthodes telles que les enquêtes de victimation* de prendre la mesure de ce décalage. Mais il reste délicat de comparer ces statistiques dans le temps, car le périmètre des faits incriminés évolue avec la loi. Et pourtant, ces chiffres, aussi suspects soient-ils, sont devenus un outil puissant de légitimation des politiques mises en place.
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Du supplice à la discipline
Sur le long terme, nos sociétés sont devenues beaucoup plus sûres. Le contrôle social semble s’être adouci dans le même temps. L’époque des supplices corporels paraît révolue et le simple fait, pour un enseignant, de gifler un élève peut lui causer de sérieux problèmes. Pourtant, dans Surveiller et punir (1975), Michel Foucault montre que si, sous l’Ancien Régime, les châtiments physiques sont spectaculairement mis en scène afin d’édifier les foules, la justice pénale à partir de la fin du XVIIIe siècle ne cherche plus seulement à sanctionner une infraction, mais « à contrôler l’individu, à neutraliser son état dangereux, à modifier ses dispositions criminelles et à ne cesser qu’une fois ce changement obtenu ». On veut punir un acte, mais aussi redresser [1] Voir Le capital guerrier, par Thomas Sauvadet, Armand Colin, 2006.
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tôt ou se divertit. Plus besoin de surveillant. Foucault explique également que la discipline réalise l’alliance du pouvoir et du savoir. Or, l’évolution technologique aidant, les possibilités de collecte d’informations sur les individus ne cessent de s’élargir. En témoigne l’expansion tous azimuts du fichage, administratif comme commercial. La vidéosurveillance représente une autre incarnation moderne du panoptisme. Malgré son efficacité contestée et son coût prohibitif, nombre d’élus la promeuvent avec vigueur, pour le plus grand profit des sociétés qui les commercialisent. Les uns et les autres préfèrent d’ailleurs parler de « vidéoprotection », mettant ainsi en évidence le poids du langage dans le contrôle social contemporain. On voit se diffuser une rhétorique managériale qui « euphémise » la violence des rapports économiques, voire use de véritables
La civilisation des mœurs Selon Norbert Elias, l’évolution sociale en Europe Louis XII et sa occidentale au cours du dernier millénaire s’est caraccour en 1513. térisée par ce qu’il appelle le « processus de civilisaLes normes du bon goût tion ». A partir d’écrits prescrivant les « bonnes » maont été nières, le sociologue analyse la mise en œuvre créées par les progressive, à partir de la Renaissance, d’un refoulecourtisans pour se différencier ment des pulsions. Les hommes intériorisent des du reste de la contraintes de plus en plus strictes qui les empêchent société. d’agir spontanément. On ne se mouche plus dans ses doigts, on ne salue pas quelqu’un qui urine, on ne pointe pas son couteau vers quelqu’un… De même apparaît alors le sentiment de pudeur. Le moteur de cette dynamique réside, selon Norbert Elias, dans une logique de distinction : les normes du « bon » goût sont créées par les courtisans pour se différencier du reste de la société. Ces derniers voulant les imiter vont les adopter à leur tour, ce qui forcera les premiers à renforcer encore cet auto-contrôle. Cette évolution est indissociable du développement des Etats modernes. Ceux-ci sont en effet fondés sur la monopolisation progressive de l’exercice de la violence légitime (ainsi que de la collecte des impôts). Or celle-ci n’aurait pas été possible sans un abaissement considérable de la violence interpersonnelle issu de l’autocontrôle des pulsions. Les individus acceptent alors de s’en remettre à l’Etat et à sa justice pour régler leurs litiges. Difficile après cette démonstration de considérer que la politesse ne servirait à rien !
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Mary Evans – Rue des Archives
ZOOM
l’« âme » du criminel par une prise en charge de sa personne. Cette ambition dépasse le cadre du système pénal pour s’incarner dans de nombreuses institutions : casernes, écoles, hôpitaux ou usines, lieux clos où l’action « conformatrice » commence par l’imposition de postures corporelles. C’est toutefois dans la prison que culmine cette entreprise disciplinaire, avec la réalisation du modèle du « panoptique » imaginé par le philosophe Jeremy Bentham : des cellules disposées en cercle autour d’une tour d’où le gardien peut voir tous les détenus sans être vu d’eux. Ceux-ci vont alors se comporter comme s’ils étaient observés en permanence. Un dispositif que l’on retrouve aujourd’hui dans un tout autre domaine, avec les bureaux en open space : regroupés sur un même plateau où tous se voient, les salariés se surveillent entre eux, stigmatisant qui arrive tard, repart
LE TEMPS LONG DES SOCIÉTÉS
oxymores [2]. On ne parle plus d’ouvriers mais d’opérateurs, de salariés mais de collaborateurs, ou de licenciements collectifs mais de « plans de sauvegarde de l’emploi »… Dans Le nouvel esprit du capitalisme (1999), Luc Boltanski et Eve Chiapello décrivent comment, aux grandes structures hiérarchisées où les postes étaient clairement définis, se substitue une organisation en réseaux, formés d’équipes légères et flexibles. Plus de centre auquel s’opposer. Plus de chefs ni d’ordres, mais des coachs, des projets. Chacun est sommé de s’impliquer corps et âme dans son travail, devenu synonyme d’épanouissement personnel. Les statuts cèdent la place au traitement individualisé des salariés rendant plus difficile la perception de leurs intérêts collectifs.
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Un contrôle sélectif
néolibérales, comme la privatisation des services publics et l’activation des politiques sociales*, s’accompagne d’une pénalisation accrue des plus pauvres. A l’Etat social se substituerait un Etat pénal, ce qui se traduit par exemple, aux Etats-Unis, par des taux très élevés d’incarcération. De > Garde à vue : maintien nouvelles catégories émergent aussi en détention d’une personne soupçonnée (« insécurité », « violences urbaines », d’avoir commis une « racaille »), relayées par des experts infraction. revendiquant un savoir original. Le trai> Activation des politiques sociales : tement de la sécurité constitue ainsi un changement de regard marché en plein essor. sur les bénéficiaires de prestations sociales, Si elle enrichit certains, la lutte contre qui ne sont plus la délinquance est aussi très sélective. considérés comme Certaines catégories sont ainsi prioriles titulaires de droits, mais comme des assistés tairement poursuivies et stigmatisées, auxquels est demandée essentiellement parmi les classes popuune contrepartie. laires : jeunes, toxicomanes et étrangers. La « politique du chiffre » à laquelle est désormais assignée la police [3] conduit ses agents à privilégier certaines infractions pour afficher de meilleurs résultats. En premier lieu, celles concernant les législations sur les stupéfiants ou sur les étrangers, car, pour une large part, elles sont élucidées sitôt constatées. En revanche, la délinquance en col blanc, autrement dit celle des élites (fraude fiscale, corruption politique...), est très mollement poursuivie. De manière générale, les classes populaires subissent une logique du soupçon qui en fait a priori des fraudeurs potentiels, tandis que les plus riches bénéficient d’une forte présomption d’honnêteté. Et même lorsque leur délit est avéré, en matière fiscale par exemple, l’administration reste très conciliante à leur égard [4]. La délinquance en col blanc est pourtant infiniment plus coûteuse à la société que celle des pauvres. Mais elle est bien moins visible. I. M.
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Les formes classiques de répression n’ont cependant pas disparu. Depuis 2002, on assiste ainsi à une inflation de lois pénales créant de nouvelles infractions et durcissant les peines en France, durcissant les peines existantes, instaurant de nouveaux délits et élargissant le périmètre d’action de la police. La rétention de sûreté, instaurée en 2008, permet ainsi de détenir des personnes dont la dangerosité est estimée importante, même après l’issue de leur peine. Autre exemple : l’explosion du nombre de gardes à vue* au cours des dernières années, est passé de 336 000 en 2001 à 580 000 en 2009, la Cour européenne des droits de l’homme a d’ailleurs condamné la France à ce sujet. Cette évolution peut paraître paradoxale au regard EN SAVOIR PLUS de la diffusion du libéralisme Sociologie de la déviance, par Albert • Ogien, Armand Colin, 1999. économique. Les deux proLa frénésie sécuritaire, par Laurent • Mucchielli (dir.), La Découverte, 2008. cessus sont au contraire indisLa France a peur, par Laurent Bonelli, • La sociables, selon le sociologue Découverte, 2008. des élites délinquantes, • Sociologie Loïc Wacquant. Celui-ci montre par Pierre Lascoumes et Clara Nagel, comment l’essor de politiques Armand Colin, 2014.
[2] Voir « Quand le travail rationalise le langage », par Josiane Boutet, dans Le monde du travail, par Josiane Boutet, Henry Jacot, Jacques Kergoat et Danièle Linhart, La Découverte, 1998 ; et La politique de l’oxymore, par Bertrand Méheust, La Découverte, 2009. [3] Voir « Les modernisations contradictoires de la police nationale », par Laurent Bonelli, dans L’Etat démantelé, par Laurent Bonelli et Willy Pelletier (dir.), La Découverte, 2010. [4] Voir « Certains types de revenus sont plus faciles à contrôler que d’autres », entretien avec Alexis Spire, Les dossiers d’Alternatives Economiques n° 2, mai 2015, disponible dans nos archives en ligne.
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LE TEMPS LONG DES SOCIÉTÉS
Le genre, une notion qui dérange
Le Deuxième sexe (1949) – qui s’appliquerait tout aussi bien aux hommes – résume ce que l’attention au genre appor te à la compréhension de la vie La division en deux catégories – féminin/masculin – sociale. Bien qu’il renvoie à une pluralité d’angles de des personnes et des pratiques qui leur sont associées recherche, le mot genre résulte d’une construction sociale et de rapports de pouvoir. s’emploie au singulier, car il désigne un « système de bicatégorisation hiérarchisé entre le sexe (homme/ femme) et les valeurs et représentations qui y sont associées (masculin/féminin) » [1]. En d’autres 1 termes, s’intéresser au genre, c’est analyser la construction des rôles sociaux* attachés à l’un ou l’autre sexe, tout en étant attentif à « On ne naît pas femme : on le devient. » La la hiérarchisation et aux rapports de pouvoir célèbre formule de Simone de Beauvoir dans qui les relient dans les différentes sphères de la vie sociale. La comparaison anthropologique a très tôt fait ressortir le caractère construit des rôles masculin et féminin. Dans Trois sociétés primitives de Nouvelle-Guinée (1935), Margaret Mead montre ainsi que ces rôles s’organisent très différemment selon les groupes considérés. Chez les Arapesh et les Mundugumors, les rôles associés aux deux sexes sont peu différenciés : les premiers valorisent douceur et altruisme, tandis que les seconds cultivent l’individualisme et la violence. Chez les Chambulis, les Le genre joue comme un prisme rôles sont plus différendéterminant pour l’insertion ciés, mais ce sont les sur le marché du travail. femmes qui détiennent
IStock/Halfpoint
La construction des rôles sexués
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LE TEMPS LONG DES SOCIÉTÉS
DES PROFESSIONS TRÈS « GENRÉES » Nombre de femmes en 2011
Part des femmes, en %
Aides à domicile, aides ménagers et assistants maternels
969 000
97,7
Agents d’entretien
870 000
70,5
Enseignants
685 000
65,7
Vendeurs
610 000
73,5
Employés administratifs de la fonction publique
592 000
73,4
Aides-soignants
521 000
90,4
Infirmiers, sages-femmes
476 000
87,7
Secrétaires
424 000
97,6
Employés administratifs d’entreprise
303 000
76,9
Employés de comptabilité
283 000
84,6
Employés de maison
230 000
94,3
Dares, d’après Insee – Données 2011
Les dix professions qui comportent la plus grande proportion de femmes, en %
le pouvoir économique et politique, tandis que les hommes se spécialisent dans les arts afin de leur plaire. On attribue le concept de genre au psychiatre américain Robert Stoller : en 1968, dans Sex and Gender, il propose de distinguer le premier, biologique, du second, qui correspond aux conduites stéréotypées qui lui sont associées. Mais loin de remettre en cause le poids de ces normes, il enjoint au contraire de les faire respecter pour la bonne santé mentale C’est la part des tâches domestiques réalisées des sujets concernés. Y compris par les femmes en 2010 en intervenant par un traitement sur l’ensemble du temps chirurgical ou hormonal sur les domestique, individus nés intersexués, afin de contre 66 % en 1999. leur imposer un sexe ou l’autre. Ce n’est qu’en 1972, dans Sex, Gender and Society, que l’anthropologue Ann Oakley, parlant de « rôles de genre » (gender roles), vient remettre en cause ces injonctions dans une > Rôle social : perspective féministe. L’année suivante paensemble des comportements raît Du côté des petites filles, d’Elena Belotti, attendus d’une qui met en évidence la manière dont les atpersonne en fonction de sa tentes différenciées des adultes, dès avant la position sociale. naissance, contribuent à façonner des com-
63 % [*]
portements différents chez les enfants des deux sexes. Les études sur le genre ne sont pas un simple produit d’importation en France. L’adoption du terme en français à la fin des années 1980 a rencontré des résistances diverses. Certains préfèrent ainsi continuer à parler de « rapports sociaux de sexe », de « domination masculine » ou de « patriarcat » pour insister sur le caractère hiérarchique. Quoi qu’il en soit, les recherches regroupées sous l’étiquette de genre relèvent de diverses disciplines, de l’histoire à la biologie, en passant par la sociologie ou l’économie. Elles s’accordent pour caractériser le genre par trois aspects majeurs et indissociables, à savoir qu’il est une construction sociale (et non un donné naturel), un processus relationnel et, enfin, un rapport de pouvoir, lui-même imbriqué dans d’autres rapports de pouvoir.
2
Une dimension « oubliée »
Un des premiers domaines où la division homme/femme a été interrogée est le travail. Madeleine Guibert pointe, dans un article de 1946, la subordination des femmes à l’usine et dans les bureaux par leur cantonnement à des tâches répétitives et mal rémunérées, en vertu de qualités supposées « naturelles ». Andrée Michel fait pour sa part le lien entre cette situation dans la sphère productive et celle dans la sphère reproductive, autrement dit leur assignation au travail domestique peu, voire pas, reconnue. Christine Delphy analyse ainsi le mariage comme un contrat de travail (domestique) pour la femme sans durée ni rémunération définies, cette dernière dépendant de celle que l’époux obtient hors de la sphère familiale. Et de fait, en dépit d’un égalitarisme affiché, les sta[1] Introduction aux études sur le genre, page 10. Voir « En savoir plus » page 73.
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LE TEMPS LONG DES SOCIÉTÉS
permanente » à ses autres membres, dont les emplois du temps dictent étroitement le leur. Les rapports qui se nouent dans le salariat et dans la sphère domestique sont donc indissociables, cette dernière jouant simultanément pour les travailleuses un rôle d’externalisation du travail domestique des hommes du foyer, de formation « gratuite »,
Le care, autre cœur des débats Faute de réel équivalent en français, le concept de care pays du Nord ne s’accompagne en effet pas d’une meilleure est souvent utilisé tel quel dans l’Hexagone, où il n’a rencontré répartition des tâches domestiques au sein des couples, mais que récemment le grand public après avoir été mis en avant d’une délégation de la prise en charge des enfants – ou des par certains responsables du Parti socialiste. Signifiant à la parents – à des femmes de milieux moins favorisés et soufois l’idée d’attention et de soins apportés aux autres, cette vent migrantes, elles-mêmes obligées de délaisser leur propre notion a d’abord été théorisée par la psychologue Carol Gilfamille, et avec des conditions de travail et de rémunération ligan en 1982, qui promeut par ce terme une éthique fondée défavorables. Ces « chaînes du care mondialisé » rappellent sur l’interdépendance et la vulnérabilité, contre la vision doainsi combien le travail domestique est une question poliminante de l’autonomie individuelle. tique, qui interroge indissociablement les rapports sociaux Dans Un monde vulnérable (1993), Joan Tronto critique de sexe et de production. cependant cette approche qui tend à faire du care l’apanage des femmes et risque de ce fait de perpétuer la dévalorisation de ces activités. Adoptant une perspective plus politique, elle invite au contraire à être attentif à l’identité des pourvoyeurs et des bénéficiaires plus ou moins directs du care. Sa marchandisation, via l’essor des services à la personne, donne une acuité particulière à ce discours. Plusieurs sociologues ont mis en évidence une véritable division internationale du travail de care : l’augmentation du taux d’activi- Une véritable division internationale du travail d’aide est à l’œuvre : les femmes du Nord délèguent à des femmes moins favorisées et souvent migrantes la prise en charge de leurs parents ou de leurs enfants. té des femmes dans les
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Marta Nascimento – Réa
ZOOM
tistiques mettent en évidence la persistance d’une répartition des tâches ménagères défavorable aux femmes, encore plus quand arrive un enfant [2]. Non seulement le travail domestique n’est guère reconnu et valorisé, mais les femmes n’y sont pas libres de leur temps. Au contraire, ce qui caractérise l’expérience du foyer, c’est la « disponibilité
LE TEMPS LONG DES SOCIÉTÉS
POLITIQUE : LA PRÉSENCE DES FEMMES AUGMENTE LENTEMENT Part des femmes parmi les députés, en %
40,0
40 35 Part des femmes candidates Part des femmes parmi les élus 30
26,9
25 20 15
Source : Insee
10 5
0 1958 1962 1967 1968 1973 1978 1981 1986 1988 1993 1997 2002 2007 2012
de justification de leur déqualification par la naturalisation* de leurs qualités. Elle légitime également leur écartement du marché du travail, la question de la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale n’étant posée que pour elles. Le genre joue donc comme un prisme déterminant pour l’insertion sur le « marché » du travail. Comme le montrent quantité d’études économétriques, à caractéristiques pertinentes équivalentes, les actives sont ainsi davantage exposées au chômage et au C’est l’écart moyen sous-emploi, et ont des salaires entre les aussi de moindres femmes et les hommes perspectives de carrière dans les entreprises – le fameux plafond de de dix salariés et plus du secteur concurrentiel. verre – ainsi qu’une rémunération substantiellement inférieure à celle de leurs collègues masculins. Les femmes gagnent en moyenne 24 % de moins que les hommes et 14 % si on raisonne sur une base horaire. Reste un écart de 9 points [3] inexpliqué par les variables « observables » telles que niveau de diplôme, ancienneté, taille de l’entreprise, etc. Les travailleurs pauvres sont d’ailleurs souvent des travailleuses pauvres. La persistance de telles inégalités paraît
d’autant plus étonnante qu’elle s’avère économiquement contre-productive, tant au niveau du ménage qu’à celui de la société dans son ensemble, notamment depuis que les résultats scolaires des filles ont en moyenne dépassé ceux des garçons. Là aussi, de nombreux travaux ont montré que les « choix » d’orientation, façonnés par les attentes extérieures, jouaient en défaveur des filles. Leurs emplois restent concentrés sur des études et métiers considérés comme féminins. De même, nombre de travaux ont décrit comment se construisaient, dès le plus jeune âge, des différences de goûts et de pratiques en matière culturelle ou sportive, avec une infériorisation systématique de ceux qui sont associés au féminin.
3
24 % [*]
> Naturalisation : opération qui consiste à faire passer pour inscrit dans la nature un phénomène, goût ou comportement transmis par l’environnement social.
Un enjeu politique
La difficile reconnaissance du concept de genre et des perspectives associées tient aussi au soupçon de faire œuvre militante dont font l’objet les auteurs qui les empruntent. Cela révèle cependant davantage l’impossibilité concrète de dissocier un discours scientifique de ses implications politiques que cela ne signe une spécificité des études de genre. Paradoxalement, ce n’est qu’assez récemment que la science politique a investi cette question, et non sans résistances. Une série de travaux a d’abord mis à bas le mythe d’une démocratie moderne qui aurait rompu avec le patriarcat des régimes traditionnels : ils montrent que les citoyens libres et égaux sur lesquels se fonde son contrat social sont en fait implicitement pensés comme masculins, tandis que les femmes sont exclues de la vie politique et reléguées à la sphère domestique. Cela s’est traduit par leur longue exclusion du [2] Voir « L’arrivée d’un enfant modifie-t-elle la répartition des tâches domestiques au sein du couple ? », par Arnaud RégnierLoilier, Population et sociétés n° 461, novembre 2009. [3] Voir « Les écarts de salaires entre les hommes et les femmes en 2009 », par Lara Muller, Dares Analyses n° 16, mars 2012.
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LE TEMPS LONG DES SOCIÉTÉS
TRAVAIL DOMESTIQUE : LES INÉGALITÉS PERSISTENT Répartition du travail domestique dans la population active occupée
Hommes Evolution
1990
2010
2 h 00
1
3 h 48
1 h 08
–4
3 h 06
0 h 11
0 h 18
7
Bricolage
0 h 30
0 h 20
Jardinage, soins aux animaux
0 h 14
0 h 14
1990
2010
Tâches domestiques
1 h 59
Dont Ménage, cuisine, linge, courses…
1 h 04
Soins aux enfants et aux adultes
Part assurée par les femmes (en %)
Femmes Evolution
1990
2010
3 h 26
– 22
66
63
2 h 35
– 41
74
70
0 h 27
0 h 36
9
79
67
– 10
0 h 04
0 h 05
1
12
20
0
0 h 11
0 h 10
–1
44
42
(en minutes)
(en minutes)
Source : Insee, enquêtes « Emploi du temps »
1944
vote, avec des oppositions émanant tant des milieux conservateurs que progressistes, mais aussi des foncLe 21 avril, une ordonnance tions représentatives. donne aux Françaises La loi sur la parité de plus de 21 ans le droit de mars 2000 et les de vote et d’éligibilité. Elles déposeront leurs premiers débats qui l’ont prébulletins dans les urnes cédée ont constitué un aux élections municipales laboratoire particud’avril-mai 1945. lièrement intéressant pour les chercheurs. Mais ils ont aussi révélé les divisions et les ambiguïtés des féministes, car accepter un traitement particulier pour réduire les inégalités exposait aussi au risque d’entériner la différence et d’être instrumentalisées, à l’instar des autres catégories incarnant la « diversité ». Des craintes qui se sont effectivement vérifiées en pratique, tant être intégrée à une liste n’empêche pas d’être ensuite reléguée dans la distribution des responsabilités. Au-delà des enjeux électoraux, c’est désormais aussi le rôle du genre dans l’élaboration des politiques publiques et les conséquences de ces dernières sur les rapports sociaux
[*]
I. M.
> Hétéronormativité : fait de considérer l’hétérosexualité comme supérieure aux autres modes d’organisation de la sexualité, voire comme la seule admissible, et d’enjoindre à s’y conformer. > Queer : littéralement « bizarre » en anglais. Terme qui désigne un mouvement composite dont les tenants refusent l’assignation, imposée par le reste de la société, à un rôle sexuel, mais aussi à un sexe anatomique prédéfini.
28
de sexe – et pas seulement les actions qui portent explicitement sur ces derniers – qui font l’objet d’investigation par les politistes. Les études de genre sont elles-mêmes traversées par de multiples controverses, comme sur la prostitution, le voile ou encore l’hétéronormativité*. La place à accorder à la sexualité constitue l’un des principaux nœuds de tension entre les féministes « matérialistes », qui mettent l’accent sur la division inégale du travail, et les tenants d’une approche dite « post-structuraliste ». Dans Troubles dans le genre (1990), Judith Butler considère ainsi les identités de genre comme des « performances » qui n’ont de contenu que celui que leur donnent les actes et les discours de ceux qui les revêtent, et qui peuvent ainsi être subvertis, comme y invite le mouvement Queer*. Reste qu’entre genre ou classe – ou « race » –, il ne devrait pas y avoir à choisir. Au contraire, les tenants du courant dit de « l’intersectionnalité » invitent à considérer ces appartenances conjointement, en étant attentifs au fait qu’elles produisent en se combinant des effets originaux qui ne sont pas seulement l’addition de leurs effets propres. Le concept de genre a encore beaucoup d’aspects du monde social à éclairer.
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EN SAVOIR PLUS
du genre, par Isabelle Clair, coll. 128, Armand Colin, 2012. • Sociologie genre et science politique, par Catherine Achin et Laure • Dictionnaire Bereni (dir.), Les Presses de Sciences-Po, 2013. aux études sur le genre, par Laure Bereni, Sébastien • Introduction Chauvin, Alexandre Jaunait et Anne Revillard, De Boeck, 2012.
LE TEMPS LONG DES SOCIÉTÉS
La mobilité sociale fait-elle du surplace ?
ou d’autres groupes, puis les relations entre chacun de ces groupes au sein de la population et, enfin, la place de cette population parmi toutes celles L’élévation d’individus dans la hiérarchie sociale a qui composent l’univers humain. Un individu se principalement été due aux transformations du marché définit donc par ses difdu travail. Elle semble être de moins en moins fréquente. férentes appartenances : familiales, nationales, professionnelles, religieuses, politiques, etc. Sorokin distingue ainsi les déplacements horizontaux et verticaux à l’intérieur de 1 l’espace social, seuls les seconds entraînant un mouvement au sein de la stratification sociale*, autrement dit un changement de On attribue généralement le concept de statut, dont il faut de même différencier les dimensions sociale, économique, politique ou mobilité sociale au sociologue américain Pitirim Sorokin, auteur du livre Social Mobiprofessionnelle. Une personne peut gagner lity en 1927. Celui-ci définissait simplement en prestige en changeant de profession sans la mobilité sociale comme un « phénomène de nécessairement voir son revenu augmenter, déplacement d’individus au sein de l’espace soou bien encore lorsqu’elle acquiert des rescial ». Ce qui implique, selon lui, de définir les ponsabilités associatives ou partisanes. liens de ces individus avec d’autres individus Il s’agit ici de mobilités au cours du cycle de vie d’une même personne. Or, lorsqu’on parle UN ASCENSEUR SOCIAL AU RALENTI de mobilités sociales, on pense aussi à la moEvolution de la répartition des trajectoires bilité intergénérationnelle, c’est-à-dire au fait intergénérationnelles, en % que les enfants occupent une position sociale différente de celle de leurs parents – en fait 2,02 1,96 1,96 100 durant longtemps le seul père –, soit l’opposé 1,79 1,77 de la reproduction sociale. La définition de ces positions sociales est alors cru80 Part des personnes ciale, car selon le critère retenu appartenant à la même (profession, niveau de diplôme, catégorie socioprofessionnelle 60 revenus, etc.), mais aussi selon que leur père, en % Rapport ascendants/descendants la taille des catégories choisies Ensemble Hommes Femmes 40 pour classer les individus, un 1983 35,8 43,7 26,2 même déplacement apparaîtra Trajectoires descendantes 1993 35,0 44,4 25,2 ou non comme une mobilité. Trajectoires ascendantes 20 2003 32,9 40,5 25,5 Pour s’en tenir aux classificaTrajectoires immobiles 2009 34,0 41,9 26,8 tions de l’Insee, les résultats ne 0
1983 1988 1993 1998 Champ : hommes et femmes âgés de 30 à 59 ans. N. B. : trajectoire intergénérationnelle : comparaison entre la position acquise par les enfants et celle de leur père.
2003
Source : Camille Peugny
Source : Insee
Un phénomène difficile à mesurer
[*]
> Stratification sociale : description d’une société en groupes non seulement différents, mais aussi hiérarchisés, comme les classes ou les castes.
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Yann Rabanier – Picturetank
LE TEMPS LONG DES SOCIÉTÉS
La mobilité sociale n’est pas toujours ascendante : elle peut être aussi descendante dans le cas du déclassement, un phénomène qui a augmenté par exemple pour les cohortes nées à partir de 1960.
seront ainsi pas les mêmes selon que l’on reste au niveau des six grands groupes socioprofessionnels ou que l’on considère les 412 professions du niveau le plus fin. La mobilité apparaîtra plus ou moins forte, et ce d’autant plus que la division du travail évolue : certains métiers apparaissent ou se développent tandis que d’autres déclinent. Il faut donc distinguer mobilité structurelle, mobilité nette et fluidité sociale. La première résulte des transformations du monde professionnel : si la part des cadres dans la population active augmente, il est plus probable de le devenir, quelle que soit son origine sociale. La seconde est ce qui reste quand on a déduit la mobilité structurelle de la mobilité totale. Enfin, la fluidité sociale désigne les chances
[*]
> Odd ratios (« rapport des cotes ») : calcul statistique consistant à diviser la probabilité qu’un événement survienne au sein d’un groupe par celle de la survenue de l’événement contraire – soit la « cote » de cet événement, comme aux courses hippiques. Cette cote est ensuite divisée par le même rapport calculé au sein d’un autre groupe, dit « de contrôle », ou de la population générale. > Tertiarisation : processus qui désigne la part croissante dans l’économie des activités de services, au détriment notamment de l’agriculture et de l’industrie.
30
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relatives des membres des différentes classes d’accéder à certaines positions. On la calcule par les odd ratios*.
2
Une mobilité bien peu… mobile
Une fois ces premiers enjeux de mesure posés, que peut-on dire de l’évolution de la mobilité sociale dans l’Hexagone ? On considère généralement que celle-ci aurait fortement augmenté durant les Trente Glorieuses avant de s’arrêter avec elles, au milieu des années 1970. Si ce schéma n’est pas totalement erroné, la réalité est cependant plus subtile. La démocratisation du système éducatif et la tertiarisation* de l’économie ont en effet favorisé une certaine promotion sociale pour les enfants d’ouvriers ou d’agriculteurs. Mais l’inégalité des chances selon l’origine sociale – et selon le genre, dans une société encore très patriarcale – n’a pas beaucoup reculé. Dans un article de référence, Louis-André Vallet [1] montre ainsi qu’en 1953, 50,7 % des hommes de 35 à 59 ans appartenaient
LE TEMPS LONG DES SOCIÉTÉS
Du moins jusqu’au début des années 1990, car la vague suivante de l’enquête « Formation et qualification professionnelle » de l’Insee [4] révèle que cette tendance n’a pas continué au cours de la décennie suivante. L’accélération de la mobilité structurelle due à l’évolution des structures d’emplois a en quelque sorte un peu compensé l’arrêt de la C’était, en 2003, la probabilité qu’un fils fluidification et les inégalités de cadre occupe une d’accès aux statuts supérieurs position supérieure ou se sont amplifiées. égale à un fils d’ouvrier. Ainsi, en 2003, pour les hommes de 40-59 ans, il y avait une probabilité de 80 % qu’un fils de cadre occupe une position supérieure ou égale à un fils d’ouvrier (contre 74 % en 1977). En outre, comme le rappelle Camille Peugny, LA FLUIDITÉ SOCIALE PERD DU TERRAIN le « grand retournement » en matière d’emploi Proportion d’hommes ayant une position sociale différente expérimenté par les cohortes nées à partir de de celle de leur père, en % 1960 se traduit par une plus grande expo65 % 65 % sition au chômage et aux emplois précaires 57 % 22 pour les moins qualifiés, et aux difficultés as25 Dont mobilité liée 20 sociées en termes de budget et de logement. aux transformations des emplois Cet auteur rappelle également que la mobilité sociale peut être aussi descendante et 43 40 37 Dont fluidité sociale que le déclassement a effectivement augmenté au cours de la même période [5]. La 1977 1993 2003 part des enfants de cadres ou de professions N. B. : la fluidité sociale correspond à la mobilité qui ne réside pas dans les transformations de l’emploi. intellectuelles supérieures devenus ouvriers ou employés est ainsi passée de 14 % pour LES FILS DE CADRES DE PLUS EN PLUS FAVORISÉS les hommes nés entre 1944 et 1948 à 25 % Probabilité qu’un fils de cadre occupe une position sociale pour ceux nés entre 1964 et 1968, et de 22 % supérieure à celle d’un fils d’ouvrier, d’employé ou d’une personne à 34 % pour les femmes. La hausse est senexerçant une profession intermédiaire, en % siblement identique pour les enfants de paComparé à : rents exerçant une profession intermédiaire. 76 Là encore, il existe, outre le déclassement un fils d’ouvrier
80 %
Source : Insee
à la même catégorie socioprofessionnelle que leur père, et que cette proportion était tombée à 40 % en 1970 et même à 35,1 % en 1993 [2]. Une preuve de mobilité ? En réalité, cette évolution tient pour une bonne part aux transformations de la structure d’emplois, ce qui a conduit des sociologues comme Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron à explorer les mécanismes institutionnels et culturels de la reproduction sociale [3]. Vallet démontre que la relation entre origine et position sociales n’a qu’un peu diminué entre 1953 et 1993. Concrètement, 4 % des actifs en emploi de plus de 35 ans occupaient une position sociale différente de celle qui aurait été la leur en l’absence de fluidité. Une évolution bien modeste mais non nulle.
72
64 60 1977
un fils d’une personne exerçant une profession intermédiaire
1993
Source : Insee
68
un fils d’employé
2003
Champ : hommes actifs ayant un emploi ou anciens actifs ayant eu un emploi, âgés de 40 à 59 ans en 1977, 1993 ou 2003.
[1] « Quarante années de mobilité sociale en France », Revue française de sociologie, vol. 40, n° 1, 1999, pages 5-64. [2] Les taux passés de 43 % à 23 % pour les femmes entre 1953 et 1993 relèvent pour une large part de la division sexuée du travail, les mesures prenant seulement en compte la profession du père, et donc des mobilités surtout horizontales voire descendantes. [3] Notamment dans Les héritiers (Les éditions de Minuit, 1964) et La Reproduction (Les éditions de Minuit, 1970). [4] « En vingt-cinq ans, la mobilité sociale a peu évolué », par Stéphanie Dupays, dans Données sociales, Insee, 2006. [5] Le déclassement, par Camille Peugny, Grasset, 2009.
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LE TEMPS LONG DES SOCIÉTÉS
intergénérationnel, celui qui intervient au cours de la vie (suite à un accident de parcours, par exemple) ou encore celui lié aux diplômes, c’est-à-dire quand un même niveau de qualification permet d’accéder à un poste moins élevé qu’auparavant [6]. Il faut enfin distinguer le sentiment de déclassement du déclassement lui-même, ce qui rappelle qu’il correspond aussi à une expérience éminemment subjective.
milieux et à présenter leur réussite comme « naturelle ». Tandis que les Français insistent au contraire sur l’impression de n’appartenir réellement à aucun des deux mondes. Le contexte institutionnel joue donc un rôle essentiel tant sur la mobilité sociale « objective » que sur la manière dont elle est vécue. Concernant la première, Camille Peugny cite une récente synthèse de l’OCDE [8] qui C’est la proportion distingue trois groupes pard’enfants de cadres mi ses pays membres à partir qui deviennent cadres du critère d’élasticité interet d’enfants d’ouvriers 3 générationnelle des revenus qui restent cantonnés à des emplois d’exécution. (c’est-à-dire la plus ou moins forte corrélation entre la réCes différentes formes de mobilité sociale munération des pères et celle des fils) : un ne sont pas toujours faciles à vivre. Nul peutpremier, formé des Etats-Unis, du Royaumeêtre mieux qu’Annie Ernaux, fille d’épiciers Uni ou de la France, où 40 % à 50 % de devenue professeure de lettres et écrivaine, l’avantage économique des pères sont transn’a traduit dans ses romans [7] les ambivamis aux fils ; un deuxième, constitué de pays lences de la condition de « transfuge social ». comme la Suède ou l’Allemagne, avec une Pour Sorokin, une société plus ouverte famobilité moyenne (30 % de transmission) ; voriserait la prospérité par une distribution et, enfin, un groupe de sociétés plus mobiles, sociale des places plus adéquate. Mais elle composé du Danemark, de la Norvège, de la contribuerait aussi à un épuisement des élites Finlande ou du Canada (avec 15 % à 20 %). pouvant conduire au déclin de la nation. Elle Le médiocre classement de la France tient rendrait également les mœurs plus versatiles, sans doute en grande partie à la forte déterfavorisant l’ouverture d’esprit, mais aussi mination du diplôme initial sur la trajectoire professionnelle, en comparaison avec les l’isolement, le cynisme et les troubles pays du Nord de l’Europe où les possibilités Le contexte institutionnel d’expérimenter différentes voies et de repsychiques. L’expérience est prendre une formation sont nettement plus joue un rôle essentiel ouvertes [9]. Ce qui amène Camille Peugny cependant diversetant sur la mobilité sociale ment vécue selon le à plaider notamment pour la mise en place « objective » que sur la contexte national. d’un système de formation continue qui ne C’est ce que montre manière dont elle est vécue bénéficie pas comme aujourd’hui majoritaiJules Naudet à parrement à ceux qui sont déjà qualifiés. Les enjeux politiques de la mobilité sotir de récits de vie recueillis auprès de 160 cadres d’origine mociale sont de taille. Le philosophe et politideste en Inde, aux Etats-Unis et en France. cien Alexis de Tocqueville, connu notamLes Indiens issus de la caste des dalits parment pour son ouvrage De la démocratie en tagent ainsi une même fidélité à leur milieu Amérique (1835-1840), écrit ainsi dans ses d’origine et un devoir de « rembourser leur Souvenirs (1850-1851) que, selon lui, le fait dette à la société ». Les Américains tendent d’être insatisfait de son sort nourrit mécanieux à minimiser les différences entre les deux quement le « comportement socialiste ». Dans
Une expérience diversement vécue
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7/10
ZOOM
LE TEMPS LONG DES SOCIÉTÉS
[*]
Mobilités sociales et mobilités spatiales
Eric Garault – Picturetank
Se déplacer dans l’espace, c’est aussi souvent se déplacer dans la hiérarchie sociale. Dans leur étude des transformations d’un quartier d’habitat pavillonnaire de la banlieue parisienne [1], un groupe de sociologues avait ainsi montré combien ses habitants projetaient dans celui-ci leur propre mobilité sociale. L’enthousiasme des « pionniers » pour
les enquêtes d’opinion, ceux qui connaissent une mobilité ascendante se révèlent pourtant plus à gauche que les « immobiles » cadres, mais aussi que les « immobiles » ouvriers ou employés. Des entretiens auprès de « déclassé-e-s » montrent qu’ils expriment un net rejet du libéralisme économique et une demande d’un Etat fort et protecteur, mais aussi une survalorisation du travail, accompagnée d’une condamnation virulente de ceux qu’ils perçoivent comme des « assistés », dont ils cherchent à tout prix à se distinguer. Cette attitude ambivalente pourrait, selon Camille Peugny, expliquer en partie le succès actuel
> Capital social : défini
lesquels l’accession à la proprié- par Pierre Bourdieu comme l’« ensemble des ressources té matérialisait leur promotion actuelles ou potentielles sociale avait laissé la place à qui sont liées à la possession un certain ressentiment face d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées à l’arrivée de nouveaux voisins d’interconnaissance et assyro-chaldéens, dont le prin- d’interreconnaissance ». cipal tort semblait être de leur renvoyer leur propre déclassement relatif. De même, la mobilité internationale s’articule avec la stratification sociale [2]. Les séjours à l’étranger se sont démocratisés, mais des différences persistent. Pour les classes supérieures, qui nourrissent de longue date un certain cosmopolitisme, ceux-ci participent d’abord à l’entretien de leur capital social* et professionnel. Les classes moyennes et populaires, elles, y recherchent d’abord l’évasion et la suspension des principes de hiérarchisation sociale. La mobilité géographique apparaît de plus en plus à la fois comme une ressource inégalement distribuée et comme un facteur de creusement des inégalités, entre des classes supérieures en perpétuel mouvement et des couches populaires contraintes à un certain immobilisme. Ce qui n’exclut pas de longs déplacements pendulaires au quotidien. [1] La France des « petits-moyens ». Enquête sur la banlieue pavillonnaire, par Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Yasmine Siblot, La Découverte, 2008. [2] Les classes sociales dans la mondialisation, La Découverte, 2007.
Touristes au Brésil. Si les séjours à l’étranger semblent s’être démocratisés, ceux-ci ne sont pas investis de la même manière selon les origines sociales.
des discours du Front national dans une partie des classes populaires. I. M. [6] Mais cette dévaluation tenant à l’élévation de la structure de formation ne doit pas occulter le fait que le diplôme joue en fait un rôle plus décisif que jamais dans la protection contre le chômage. [7] Voir notamment La place, Gallimard, 1983. [8] Réformes économiques : objectif croissance 2010, OCDE, partie 2, chapitre 5 : « Une affaire de famille : la mobilité sociale intergénérationnelle dans l’OCDE », page 5 (disponible en ligne). [9] Voir Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe, par Cécile Van de Velde, PUF, 2008.
EN SAVOIR PLUS
Le destin au berceau. Inégalités et reproduction sociale, par Camille Peugny, • Le Seuil-La République des idées, 2013. dans l’élite. Parcours de réussite en France, • Entrer aux Etats-Unis et en Inde, par Jules Naudet, PUF, 2012. • La mobilité sociale, par Dominique Merllié et Jean Prévot, La Découverte, 1997.
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LE TEMPS LONG DES SOCIÉTÉS
La justice sociale, un idéal en débat
découlent de procédures qui le sont. Ceux qui prônent l’égalité des chances mettent eux aussi l’accent sur le respect des procédures. Ils n’excluent cependant pas des inégalités de traitement, au moins tempoLa justice sociale est un objectif politique largement raires, pour corriger des handicaps individuels ou collectifs. Tel est le partagé, mais elle demeure délicate à définir. socle par exemple des politiques Tour d’horizon des conceptions en concurrence. dites de « discrimination positive » mises en œuvre en Inde, aux EtatsUnis ou en Afrique du Sud pour corriger les effets toujours sensibles d’oppressions du passé. Cette conception de la justice 1 repose également sur une vision compétitive de la société s’accommodant de fortes inégaPour Alexis de Tocqueville, auteur nolités de situations. Seuls les défenseurs de l’égalité des positamment de De la démocratie en Amérique tions considèrent que la justice sociale doit (1835-1840), la démocratie ne désigne pas se mesurer à l’aune des positions atteintes seulement un régime politique mais, plus et non initiales. Des sociologues ont ainsi profondément, un état de la société dans lequel ses membres se considèrent d’égale pointé [1] la confusion entourant la définition condition. Mais sur quel(s) critère(s) fondu mérite, entre talents « naturels » et efforts personnels, et l’impossibilider cette égalité ? Trois té de l’isoler d’autres facgrandes approches doteurs de réussite arbitraires minent, se distinguant Le mérite n’est rien d’autre (héritages économiques ou notamment par leur que ce que la société choisit conception de la liberté. culturels, environnement L’approche la moins institutionnel, chance, etc.). de rémunérer pour orienter Plus encore, ils avancent exigeante est celle de les actions de ses membres qu’une méritocratie * n’est l’égalité des droits. Il Marie Duru-Bellat pas seulement impossible s’agit ici simplement de veiller à ce que les règles mais qu’elle est aussi indésoient les mêmes pour tous, et donc à exsirable. Elle impose en effet à tous une cerclure toute forme de privilèges propres aux taine conception de la réussite à l’exclusion sociétés d’ordres ou de castes. C’est elle que d’autres et favorise les « maladies de l’excel proclame la Déclaration universelle des droits lence » (stress, burnout ou dépression). de l’homme du 26 août 1789 et la seule que Concédant au mérite un rôle d’aiguillon, reconnaissent les libertariens* les plus arMarie Duru-Bellat plaide néanmoins pour dents, comme l’économiste Friedrich Hayek ou le philosophe Robert Nozick. Si le pre> Libertariens : penseurs qui ont en commun d’ériger la liberté individuelle en mier considère la justice sociale comme un valeur politique suprême et qui s’opposent notamment à l’existence de l’Etat. > Méritocratie : société dans laquelle toutes les places et les biens sont répartis « vocable vide de sens », il tient malgré tout le en fonction du seul mérite de ses membres. marché comme la seule instance impartiale > Utilitarisme : doctrine philosophico-économique qui se préoccupe avant tout capable de garantir que chacun est récomdes conséquences des actions sur le bien-être des agents. > Contractualisme : doctrine philosophique qui envisage la société comme un pensé suivant ses mérites. Dans cette perspeccontrat passé entre les différents individus qui la composent. tive, les inégalités peuvent être justes si elles
Quelle égalité ?
[*]
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LE TEMPS LONG DES SOCIÉTÉS L’approfondissement de la justice sociale est inséparable de celui de la démocratie.
que l’on reconnaisse ses multiples dimensions et le fait que « le mérite n’est rien d’autre que ce que la société choisit de rémuné rer pour orienter les actions de ses membres ».
2
La justice comme équité
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Faut-il alors abandonner l’idée de poser certains principes de portée universelle ? Non, selon John Rawls, qui a développé à partir de la fin des années 1950 une théorie de la « justice comme équité » (Théorie de la justice, Le Seuil, 1997). Il entend en particulier dépasser les approches utilitaristes *, qui considèrent qu’une société juste est celle dont les institutions optimisent la somme des satisfactions individuelles, quitte à sacrifier les libertés de quelques-uns. Dans la lignée de Kant et de Rousseau, Rawls défend au contraire une approche contractualiste*. Pour déterminer les principes acceptables par tous, il propose de partir d’une situation fictive, la « position originelle », où chacun serait placé derrière un voile d’ignorance, l’empêchant de connaître non seulement sa place dans la société mais également ses capacités naturelles, son caractère psychologique et sa propre conception du bien ou son projet de vie. Dans une telle situation, chacun privilégierait nécessairement deux principes à tout autre : le « principe de liberté » suivant lequel « chaque personne a un droit égal à un schème pleinement adéquat de libertés de base égales pour tous, qui soit compatible avec un même schème de liberté pour tous ; et dans ce schème, la juste valeur des libertés politiques égales, et cellelà seulement, doit être garan
tie » et un « principe de différence » qui pose que « les inégalités sociales et économiques doivent satisfaire à deux conditions : elles doivent être liées à des fonctions et à des po sitions ouvertes à tous, dans des conditions équitables des chances, et elles doivent pro curer le plus grand bénéfice aux membres les plus désavantagés de la société ». Ces principes sont eux-mêmes organisés suivant un ordre de priorité absolue où le critère suivant n’est examiné que si le précédent est satisfait. Le respect des libertés de base vient ainsi avant l’égalité des chances, laquelle est elle-même devant le fait que toute inégalité de position ne peut se justifier que si elle profite à tous, et en particulier aux plus défavorisés. Le concept de justice ainsi défini, s’appliquant à la structure de base de la so[1] Voir entre autres Le mérite contre la justice, par Marie DuruBellat, coll. Nouveaux débats, Les Presses de Sciences-Po, 2009, et Les places et les chances. Repenser la justice sociale, par François Dubet, La République des idées-Le Seuil, 2010.
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Le défi d’une justice globale La globalisation des enjeux économiques, culturels et écologiques donnent une dimension planétaire au débat sur la justice sociale. Marie Duru-Bellat rappelle [1] qu’en considérant le monde comme un seul pays, l’indice de Gini* y est de 0,7, soit plus que celui des pays les plus inégalitaires. 60 % de notre revenu dépend du pays où l’on naît, et 20 % de notre origine sociale, ce qui relativise fortement la notion de mérite. Contrairement aux « étatistes », pour qui le cadre national demeure l’échelle pertinente de la solidarité, les penseurs « cosmopolitistes » (Amartya Sen, Thomas Pogge) considèrent qu’il faut appliquer au niveau global les principes de justice qui organisent la distribution des libertés et des biens primordiaux. Marie Duru-Bellat appelle à prendre au sérieux la question de la décroissance, c’est-àdire de la finitude des ressources. Resterait enfin à inventer les espaces de délibération collective où pourraient s’élaborer les règles concrétisant ces principes. [1] Pour une planète équitable. L’urgence d’une justice globale, La République des idées-Le Seuil, 2014.
Evolution du coefficient de Gini 0,7
Monde
0,6
Brésil 0,5 0,4
Etats-Unis
0,3
Suède
0,2 1970
3
Le travail de l’économiste Amartya Sen est un des prolongements majeurs de la théorie rawlsienne. Selon lui, la justice réside d’abord dans la résorption des « injustices intolérables », comme l’esclavage, et dans l’égalisation des « capabilités », soit l’accès à un ensemble d’états et d’aptitudes (santé, éducation, logements…) qui permettent de
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1980
1990
[*]
Une égale capacité à choisir notre destin
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Source : Milanovic
ciété, constitue le socle indispensable de toute démocratie – que Rawls prend aussi soin de distinguer de la méritocratie –, sans empêcher le déploiement en leur sein de conceptions particulières de la justice ou du bien. Au début des années 1980, le juriste Ronald Dworkin va développer une approche de l’union sociale distincte de celle de Rawls. La justice y réside dans le fait de réduire au maximum l’arbitraire, entendu comme tout ce qui ne relève pas de choix individuels. Pour en esquisser les institutions, il imagine deux dispositifs théoriques. Le premier est une vente aux enchères fictive, où seraient proposées toutes les ressources désirables de l’existence et où chaque participant disposerait du même pouvoir d’achat. A la fin, chacun doit préférer son propre panier à ceux de tous les autres, ce que l’auteur qualifie de « test de l’envie ». De même, pour compenser l’inégale répartition des handicaps naturels, Dworkin imagine un système d’assurances fictifs dont les paramètres seraient fixés en demandant aux individus combien ils seraient prêts à payer pour être couverts contre le risque d’être affectés par ces derniers. Dans cette conception compensatrice de la justice, les inégalités résultantes seraient toutes justes, dans la mesure où elles ne résulteraient que d’arbitrages individuels, entre travail et loisirs, ou de prise de risque, par exemple, et non des circonstances.
ZOOM
LE TEMPS LONG DES SOCIÉTÉS
2000
2010
> L’indice de Gini est une mesure synthétique des inégalités de distribution d’une variable (généralement le revenu) dans une population comprise entre 0 (égalité parfaite) et 1 (un individu monopolise toute la ressource).
réaliser son projet de vie. Il s’agit ainsi d’aller au-delà des libertés formelles pour se préoccuper des libertés réelles. Bien que Rawls ou Sen se disent attentifs à la pluralité des valeurs, les auteurs regroupés sous l’étiquette de « communautariens » dénoncent l’individualisme sous-jacent à
LE TEMPS LONG DES SOCIÉTÉS
DES REVENUS INÉGALEMENT RÉPARTIS 3,5
10 % les plus bas
5,1
Entre 10 et 20 %
6,2
Entre 20 et 30 %
7,2
Entre 30 et 40 %
8,1
Entre 40 et 50 %
[*]
8,9
Entre 50 et 60 %
> Redistribution : dispositifs de prélèvements et de prestations qui modifient la répartition primaire des revenus. On distingue la redistribution verticale, qui atténue les inégalités de richesse, et la redistribution horizontale, qui s’exerce de catégories épargnées par un risque vers celles qui le subissent (bien portants vers malades, actifs vers retraités, etc.).
ces théories libérales. Ils font valoir que nous sommes chacun déjà inscrits dans des groupes culturels différents au sein d’une même nation qui nous transmettent un certain nombre de valeurs et de fins auxquelles il s’agit de reconnaître une égale valeur, sous certaines conditions. Dans Sphères de justice (1983), Michael Walzer défend ainsi une approche de l’« égalité complexe ». Les biens sociaux C’est l’espérance de vie à répartir sont pour lui investis à la naissance en Sierra de significations et de modes de Leone. A comparer fonctionnement différents qui aux presque 84 ans renvoient à des sphères d’acti- des Japonais. vité distinctes qui doivent être autonomes les unes des autres, comme le marché, la politique ou la religion. Pour Walzer, une distribution inégale peut être légitime dans certaines sphères, et l’injustice réside surtout dans la prétention à convertir la valeur d’un bien d’une sphère à l’autre, par exemple son patrimoine économique en influence politique. Les diverses approches communautariennes ont à leur tour été attaquées, notamment par certains tenants du marxisme. En accompagnant les revendications à une égale reconnaissance des identités collectives, nationalistes, « ethniques » ou sexuelles, elles auraient éclipsé les luttes
48 ans
10,1
Entre 60 et 70 %
11,7
Entre 70 et 80 %
25,0
14,2
Entre 80 et 90 %
10 % les plus hauts
Source : Insee, calculs de l’Observatoire des inégalités
Répartition du revenu global en France par tranche de niveaux de vie en 2011, en %
contre l’exploitation et pour une redistribution* plus juste des ressources matérielles. Pour Nancy Fraser, l’opposition entre politiques de reconnaissance et politiques de redistribution est cependant un leurre, le véritable clivage passe entre politiques correctrices, qui ne s’attaquent qu’aux symptômes, et politiques de transformation, qui visent à modifier la structure sociale. Ainsi, il ne s’agit pas, comme le préconisent les tenants du multiculturalisme, de reconnaître une égale dignité à toutes les identités, mais au contraire de les déconstruire pour éviter leur essentialisation en attribuant un statut égal à leurs membres. La justice sociale réside d’abord, pour elle, dans la possibilité de chaque membre de la société de participer à parts égales aux interactions qui la constituent, et en particulier aux délibérations par lesquelles se détermine le bien commun. On retrouve ce faisant l’accent que Rawls mettait sur les libertés politiques et le « plu ralisme raisonné » promu par Sen, pour qui l’approfondissement de la justice sociale est inséparable de celui de la démocratie. I. M.
EN SAVOIR PLUS
sous conditions, par Réjane Sénac, • L’égalité Presses de Sciences-Po, 2015. • L’idée de justice, par Amartya Sen, Flammarion, 2010. que la justice sociale ? Reconnaissance et • Qu’est-ce redistribution, par Nancy Fraser, La Découverte, 2011. théories de la justice, une introduction. Libéraux, • Les utilitaristes, libertariens, marxistes, communautariens, féministes…, par Will Kymlicka, La Découverte, 1999.
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DES INSTITUTIONS BOUSCULÉES
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Les classes sociales font de la résistance
des groupes sociaux dans l’espace social. Contestant la conception individualiste du citoyen associée à ce mouvement, Karl Marx fait valoir la permaLe concept de classes décrit un monde social composé nence d’une stratification* en grands groupes aux intéde groupes hierarchisés et aux intérêts divergents. rêts divergents en fonction Si certains l’ont déclaré obsolète, il reste pertinent pour de leur position dans les comprendre les dynamiques à l’œuvre dans nos sociétés. rapports de production*. Observateur attentif de la société française dans Les luttes de classes en France (1850) ou Le 18 brumaire de Louis Bonaparte (1852), il y repère ainsi une dizaine de classes et fractions 1 de classe en lutte pour valoriser leurs intérêts spécifiques. La frange industrielle de la bourgeoisie ne partage ainsi pas les mêmes intérêts En ratifiant l’inégalité entre différents que sa frange financière. En dernière instance, un conflit cardinal groupes, suivant des principes respectivement religieux ou juridiques, les sociétés de oppose néanmoins, d’un côté, les détenteurs castes ou d’ordres avaient au moins le mérite des moyens de production, le capital, sous de la clarté : chacun y recevait ou non un cerses différentes formes, et de l’autre, les protain nombre de privilèges et de devoirs spélétaires, qui n’ont que leur force de travail cifiques suivant son groupe de naissance. La à échanger. Le travail étant seul producteur triple « révolution » – industrielle, politique et de richesses, ceux-ci sont en effet exploités sociale – qui a accompagné l’avènement de la par ceux-là, qui leur extorquent une part de démocratie capitaliste en Europe à la fin du la plus-value créée. Pour Marx, les classes XVIIIe siècle a largement rebattu les cartes, n’ont ainsi de sens que collectivement et sans pour autant abolir l’inégale répartition relationnellement, c’est-à-dire dans les rapports que ces groupes entretiennent dans l’organisation socio-économique. 32 LE MONDE OUVRIER RECULE L’évolution permanente des individus 29 Evolution de la structure de la population qui les composent et la mobilité sociale 26 active, en % n’entame en rien leur rôle structurel : 24 22 « Une classe sociale peut être comparée, 20 pour toute la durée de sa vie collective, 1982 17 […] à un hôtel ou à un autobus toujours 2012 rempli, mais rempli toujours par des gens différents », expliquait ainsi Joseph 8 8 Schumpeter [1]. 7 6 Définie de l’extérieur par ses intérêts 2 matériels communs (la « classe en soi »), l’existence d’une classe sociale implique Agriculteurs Artisans, Cadres Professions Employés Ouvriers également pour Marx la conscience exploitants commerçants et professions intermédiaires d’appartenir à un tel collectif (la « classe et chefs intellectuelles Source : calculs du Centre d’observation de la société, d’après l’Insee
Un concept pol(ys)émique
d’entreprise
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supérieures
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ou encore des sociétés de secours mutuel et des sectes protestantes dissidentes. Pour l’historien, « la classe ouvrière n’est pas apparue comme le soleil à un moment donné. Elle a été partie prenante de sa propre formation ». Max Weber, lui, s’il reconnaît l’existence de classes, en relativise l’importance dans la stratification. Selon lui, les hiérarchies sociales s’inscrivent moins dans l’ordre économique que dans l’inégale distribution du prestige*. Envisageant les classes comme des groupes d’individus partageant des « chances de vie » similaires sans en être forcément conscients, l’auteur d’Economie et société (1921) accorde une plus grande importance aux « groupes de statut » caractérisés par un niveau de prestige et un style de vie particuliers. Au-delà de leurs différences, ces approches pointent toutes le fait que la hiérarchisation sociale se joue bel et bien sur trois dimensions : matérielle, symbolique et relationnelle.
Leemage
2 « Les cinq étages du monde parisien » (gravure de Lavielle, 1850). Au milieu du XIXe siècle, Marx repère en France une dizaine de classes et fractions de classe en lutte pour valoriser leurs intérêts spécifiques.
[*]
pour soi »). Cette conscience ne découle pas mécaniquement des conditions économiques. Edward P. Thompson [2] a magistralement montré comment la construction d’une culture ouvrière dans l’Angleterre des années 17901830 est passée par des canaux très divers, qu’il s’agisse du mouvement luddite (qui prônait la destruction des machines), de l’ouvrage de Thomas Paine, Les droits de l’homme (1792),
> Stratification sociale : organisation de la société en différents groupes hiérarchisés mais relativement homogènes en leur sein. > Rapports de production : répartition des rôles dans les processus de production économique, en fonction notamment des règles sociales, juridiques et de l’état des techniques. > Prestige : également qualifié d’honneur social par Max Weber, qui le définit comme « le privilège positif ou négatif de considération sociale revendiqué de façon efficace ».
Une moyennisation de la société ?
« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes », affirment Karl Marx et Friedrich Engels en ouverture de leur Manifeste du Parti communiste (1847). Pour autant, ce concept, que Marx reconnaissait volontiers avoir emprunté aux économistes classiques comme David Ricardo, prend bien un sens particulier dans la société moderne, caractérisée par un rapport productif capitaliste. « Le caractère distinctif de notre époque […] est d’avoir simplifié les antagonismes de classes. La société se divise de plus en deux vastes camps ennemis […] : la bourgeoisie et le prolétariat », écrivent-ils encore. Si la révolution prolétarienne qu’ils prophétisent n’est pas (encore ?) advenue, l’opposi[1] Dans Impérialisme et classes sociales, Flammarion, 1984 (19191927), page 183. [2] Dans La formation de la classe ouvrière anglaise, Le Seuil, 1988 (1963), page 15.
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tion entre « nous » (les petites gens) et « eux » (les bourgeois), pour parler comme Richard Hoggart [3], est bien ancrée dans les mentalités populaires au cœur des Trente Glorieuses, alors même que les inégalités matérielles et culturelles tendent à s’atténuer. C’est durant
cette période également que l’Insee a développé en France sa nomenclature des catégories socioprofessionnelles (CSP) [4]. Regroupant les professions en fonction de différents critères (statut d’emploi, niveau de qualification, etc.), cette classification apparue en
ZOOM
La grande bourgeoisie, seule classe mobilisée ? « La lutte des classes existe, évidemment, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène la lutte. Et nous sommes en train de gagner », déclarait le milliardaire Warren Buffet sur CNN en mai 2005. Au-delà de la provocation, cette phrase appuie la thèse défendue par Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, pour qui la grande bourgeoisie constituerait aujourd’hui la seule classe consciente de ses intérêts [1]. Au fil de leurs travaux, ces sociologues ont montré comment les
membres des « grandes » familles s’organisaient pour accumuler un capital non seulement économique, mais également culturel et social, nécessaire pour légitimer le premier, et ainsi faire de leur patronyme un résumé de leur prestige. Leurs membres cultivent également un entre soi marqué, s’appliquant à garder les autres couches sociales hors des divers espaces qu’ils fréquentent, les « beaux quartiers » où ils résident et consomment, comme leurs lieux de villégiature. Cette « ghettoïsation du Gotha » permet aussi à ses membres de contrôler étroitement la socialisation de Les membres de la grande bourgeoisie cultivent leur progéniture et, via par exemple leur inscription un entre soi marqué, s’appliquant à garder les autres couches dans des « rallyes » [2], d’entretenir l’endogamie qui sociales hors des divers espaces qu’ils fréquentent. contribue à maintenir le patrimoine dans le groupe. L’entretien des frontières symboliques est ainsi un travail permanent et les grands bourgeois doivent aussi payer de leur personne pour être reconnus dans les endroits mondains, clubs sélect, courses hippiques, vernissages ou premières à l’Opéra. Finalement, ils combinent un individualisme théorique (valorisation de l’initiative individuelle, de l’entrepreneuriat, critique de l’assistanat) et un collectivisme pratique qui leur permet de défendre efficacement leurs intérêts. On peut retrouver ce triple travail matériel, social et symbolique plus bas dans l’échelle sociale, notamment chez les « gentrifieurs » ; ils investissent, au sens plein du terme, les anciens quartiers populaires, venant ainsi brouiller autant que prolonger le domaine de la lutte des classes [3].
Julien Voisin – Picturetank
[1] Voir Sociologie de la bourgeoisie, coll. Repères, La Découverte, 2007 (2e éd.). [2] Les rallyes sont des organisations, souvent sous statut associatif, qui permettent à un groupe de jeunes gens et jeunes filles du même âge, issus de familles de notables, de se retrouver régulièrement durant plusieurs années lors de sorties culturelles ou de soirées dansantes. [3] Voir, entre autres, De bons voisins, par Sylvie Tissot, Raisons d’agir, 2011, et Rester bourgeois, par Anaïs Collet, La Découverte, 2015.
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LES VACANCES, UN PRIVILÈGE DE CLASSE Taux de départ en vacances en 2014, selon la catégorie socioprofessionnelle, en % Ensemble de la population
60 Ouvriers
47 Employés
58 Professions intermédiaires
75 Cadres, professions intellectuelles supérieures
82 Indépendants
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Source : Crédoc
1954 permet de mettre en évidence de fortes corrélations entre préférences et comportements culturels, politiques ou encore démographiques. Elle confirme ainsi la pertinence de la notion de classes… tout en évacuant sa dimension conflictuelle ! Cependant, des chercheurs ont annoncé assez vite le déclin de la société industrielle et de la structure sociale qui la caractérise. Dès 1959, Robert Nisbet [5] estime que la tertiarisation de la sphère productive, la différenciation des comportements politiques catégoriels et, enfin, l’élévation des niveaux de vie et l’homogénéisation des formes de consommation signent la fin des classes sociales. D’autres viendront ajouter à ce tableau la massification scolaire (voir page 54), le déclin des organisations ouvrières ou encore l’accroissement de la mobilité sociale (voir page 29). Deux types de discours largement diffusés s’accordent à annoncer la « mort des classes ». Le premier met en avant une supposée fragmentation généralisée de la société, sous l’effet de l’individualisation des modes de vie, mais aussi des risques sociaux, comme l’avancent les sociologues de la « postmodernité » tels qu’Ulrich Beck ou Anthony Giddens. Le second, développé
notamment par Henri Mendras dans La seconde révolution française (1988), pointe au contraire la fusion des classes dans une vaste « constellation centrale ». Plus silencieuse mais aussi profonde que la première, cette révolution, dont il identifie le commencement en 1965, Nos sociétés restent se traduit par l’érosion des institutions traditionnelles stratifiées en catégories (Eglise, école, armée, etc.), sociales aux conditions l’émiettement de certaines de vie très inégales et classes (paysans et rentiers notamment), l’émancipation peu poreuses entre elles féminine ou encore la diffusion du confort bourgeois. Ces bouleversements peuvent se résumer par un symbole : le barbecue autour duquel se réuniraient tous les milieux, par opposition au feu de camp cher à Maurice Halbwachs, symbolisant une vie sociale intense dont les classes seraient plus ou moins proches selon leur degré d’intégration. Une vaste classe moyenne (dont les contours restent cependant confus) aurait en somme englouti les classes traditionnelles.
3
Des classes sans conscience ?
La triple expansion de l’économie, de l’Etat social et des qualifications durant les Trente Glorieuses ont profondément recomposé la structure professionnelle de la société française. Les effectifs de cadres, d’ingénieurs et de professions intermédiaires, en particulier dans les fonctions scientifiques, éducatives, sanitaires et sociales et le secteur public, ont quasiment triplé en vingt ans (1962-1982). Mais la portée de ces transformations divise les chercheurs : ces « nouvelles couches [3] Voir La culture du pauvre, Les éditions de Minuit, 1970 (1957). [4] Voir Les catégories socioprofessionnelles, par Alain Desrosières et Laurent Thévenot, coll. Repères, La Découverte, 2002 (5e éd.). [5] « The Decline and Fall of Social Class », Pacific Sociological Review, vol. 2, n° 1, pp. 119-129.
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LE POIDS DU DIPLÔME Part des actifs ayant au plus le BEP en 2012, selon la catégorie socioprofessionnelle, en %
80
Ouvriers
61
Agriculteurs exploitants
59
Source : Insee
Employés Artisans, commerçants, chefs d'entreprise Professions intermédiaires Cadres et professions intellectuelles supérieures
56 25 9
de la compétition et de l’excellence dans les franges supérieures… D’après Olivier Schwartz, on observe une « tripartition de la conscience sociale ». A l’opposition classes populaires-bourgeoisie aurait succédé le sentiment de « payer pour les autres », autrement dit « d’être lésés à la fois par des décisions qui viennent du haut, mais aussi par des comportements qui viennent de ceux du bas, d’être lésés à la fois par les plus puissants et par les plus pauvres » [8], accusés de « profiter du système ». Ce dernier aspect, crucial, est indissociable de l’ethnicisation de la question sociale. Tendant à opposer les intérêts des immigrés et de leurs descendants à ceux des classes populaires « blanches », elle masque la recomposition des rapports de classe à l’échelle internationale, avec la croissance de nouvelles inégalités au profit du capital et de ses détenteurs, qui peuvent tirer avantage d’une mobilité sans entrave, contrairement aux travailleurs, surtout peu qualifiés [9]. La période actuelle semble finalement donner raison au « constructivisme » d’Edward P. Thompson. Et de ce fait, l’abandon des référents de classes dans l’arène publique, y compris de la part des organisations ouvrières traditionnelles, des sociologues et des instituts de statistique publique, convertis aux grilles de lecture économétriques internationales [10], ne sont pas étrangers à cet « oubli » collectif.
moyennes salariées » en ascension – dans les deux sens du terme ! – sont-elles porteuses de valeurs et de modes de vie nouveaux ? Constituent-elles une classe spécifique ? Un autre débat porte sur le déclassement que subiraient ces classes moyennes. Louis Chauvel pointe la fin du « paradis social » promis par les Trente Glorieuses, marqué notamment par la « désinstitutionnalisation » du rapport salarial, c’est-à-dire le délitement, sous les effets de la crise, des cadres qui associaient diplôme, ancienneté, statut professionnel et revenus. C’est le poids Dominique Goux et Eric Mau- des ouvriers dans rin contestent ce diagnostic, les la population active classes moyennes étant selon eux en France. Si on les additionne aux placées en rôle d’arbitre entre un employés, ces classes I. M. [6] Voir, respectivement, Les classes moyennes à la dérive, par Louis prolétariat traditionnel et une nou- populaires représentent Chauvel, Le Seuil-La République des idées, 2006, et Les nouvelles velle élite hyperdiplômée. Pour 51 % des actifs. classes moyennes, par Dominique Goux et Eric Maurin, Le Seuil-La eux, c’est davantage la crainte d’un République des idées, 2012. [7] Dans « Le retour des classes sociales ? », Revue de l’OFCE n° 79, déclassement qu’un déclassement effectif 2001. qui intensifie la compétition scolaire et ré[8] Dans « Vivons-nous encore dans une société de classes ? Trois remarques sur la société française contemporaine », La vie des sidentielle [6]. idées, 22 septembre 2009. Pour autant, comme le montre encore [9] Voir à ce sujet Anne-Catherine Wagner, Les classes sociales dans la mondialisation, coll. Repères, La Découverte, 2007. Louis Chauvel, nos sociétés restent stratifiées [10] Voir, respectivement, Le communisme désarmé, par Julian en catégories sociales aux conditions de vie Mischi, Agone, 2014, et « Le crépuscule des catégories sociopro[7] fessionnelles », par Emmanuel Pierru et Alexis Spire, Revue frantrès inégales et peu poreuses entre elles . çaise de science politique, vol. 58, 2008, pp. 457-481. Seule manque aujourd’hui la conscience de classe, ce qui peut s’expliquer par plusieurs EN SAVOIR PLUS facteurs : extension des « désavantages soStratification et classes sociales, par Serge Bosc, Armand Colin, 2013 (7e éd.). • ciaux » (précarité de l’emploi et du travail, • Les classes sociales, par Yannick Lemel, coll. Que sais-je ?, PUF, 2004. chômage, etc.), développement d’une culture • Le retour des classes sociales, par Paul Bouffartigue (dir.), La Dispute, 2015 (2e éd.).
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DES INSTITUTIONS BOUSCULÉES
L’Etat dans tous ses états
cœur des débats publics, même si l’utilisation de ce singulier cache des réaL’Etat est l’institution par laquelle la plupart des sociétés lités multiples. Chacun se sont organisées politiquement. La mondialisation, peut en ef fet obser ver si elle ne l’a pas fait disparaître, pousse à la transformation ses effets dans la vie quotidienne, mais quel est le de ses modes d’action. principe de son action ? En assimilant l’Etat au monstre biblique du Léviathan (1651), le philosophe anglais Thomas Hobbes a voulu souligner sa dimension 1 de moindre mal nécessaire. C’est en effet pour mettre fin à la « guerre de tous contre tous », qui caractérise selon lui l’état de naParadoxe des temps : tandis que certains ture, que les hommes auraient été conduits exigent que l’Etat soit réduit, d’autres deà s’entendre pour abdiquer leurs capacités Détail du frontispice du mandent au contraire son extension, voire de nuisance réciproques au profit d’une auLéviathan de Thomas Hobbes (1651). Pour sa création, comme en Palestine. Nul ne torité commune, véritable dieu vivant doté le philosophe, l’Etat est d’un pouvoir absolu, et donc de la possibilité niera dans tous les cas que l’Etat est au l’autorité à laquelle s’en remet la population. d’en abuser. Max Weber insiste lui aussi sur cette dimension asymétrique. Dans Economie et société (1922), il définit l’Etat comme une « entreprise politique à caractère institutionnel lorsque et tant que sa direction administrative revendique avec succès, dans l’application de ses règlements, le monopole de la contrainte physique légitime sur un territoire donné ». Effectivement, les fonctions dites régaliennes (police, justice, armée…) sont généralement considérées comme le socle même de l’Etat. A contrario, on désigne comme « Etats faillis » ceux qui, comme la Somalie ou la Syrie, ont perdu le contrôle sur leur territoire au profit de divers groupes armés. Weber insiste également sur l’affinité étroite entre l’Etat moderne, et en particulier son organisation bureaucratique*, et le processus de Xritish Library Board/Robana/Leemage
Un monopole de la violence
[*]
> Bureaucratie : littéralement « pouvoir des bureaux ». Forme d’organisation impersonnelle et hiérarchique reposant sur des normes rationnelles et dont la mise en œuvre est assurée par des agents occupant des fonctions dont ils ne sont pas propriétaires. Elle n’est cependant pas propre à l’Etat pour Weber.
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DES INSTITUTIONS BOUSCULÉES LE PALMARÈS DES ÉTATS DÉFAILLANTS
1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12.
Pression démographique Réfugiés et déplacés Violences communautaires Emigration soutenue Inégalités de développement Dégradation de l’économie Perte de légitimité de l’Etat Détérioration des services publics Violation des droits de l’homme Force armée constituant un Etat dans l’Etat Factions communautaires dans les élites Intervention extérieure
Source : Fragile States Index 2014
Les 12 critères utilisés par le Fund for Peace pour noter les Etats. Chaque critère est noté sur 10. Plus un Etat s’approche de 120, plus il est dit « failli ».
Les dix pays dont la stabilité s’est le plus dégradée Evolution
+ 19,3 + 16,7 + 15,2 + 15,2 + 13,1 + 13,0 + 12,1 + 11,6 + 11,1 + 11,0
2006
2014
Libye
68,5
87,8
Sénégal
66,1
82,8
Mali
74,6
89,8
Guinée-Bissau
85,4
100,6
Rép. centrafricaine
97,5
110,6
Syrie
88,6
101,6
Tunisie
65,4
77,5
Erythrée
83,9
95,5
Mozambique
74,8
85,9
Grèce
41,1
52,1
rationalisation* caractérisant l’évolution des sociétés capitalistes modernes. Norbert Elias met aussi l’accent sur la monopolisation de la violence physique, à laquelle il associe cependant celle de la fiscalité. Cette « dynamique de l’Occident » est selon Elias au cœur du processus de civilisation*, la reliant ainsi au refoulement croissant des pulsions dans les relations interpersonnelles. La curialisation* des nobles, privés de leur rôle traditionnel de guerriers, et le développement du commerce permis par cette pacification déplacent ainsi la compétition sur le terrain social, à la cour, sur les marchés, ou encore pour l’accession aux postes administratifs.
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Plus près de nous, Pierre Bourdieu élargit le monopole de la violence légitime aux représentations sociales. « Banque centrale de capital symbolique »*, l’Etat possède, selon le sociologue, la faculté de « produire et d’imposer (notamment par l’école) les catégories de pensée que nous appli112,6 112,9 quons spontanément à toute chose du monde, et à l’Etat lui-même ». En effet, l’Etat 110,6 Somalie Sud-Soudan ne se contente pas de ratiRépublique fier des états préexistants, centrafricaine Les Etats les plus il les crée littéralement. défaillants en 2014 Par exemple, à travers les décorations ou les diplômes qu’il octroie, il fixe les valeurs relatives entre les personnes comme entre les choses.
2
Une diversité de formes
Le concept d’Etat recouvre donc des réalités mouvantes, dans le temps comme dans l’espace. En revenant à la problématique du Léviathan, on peut tout d’abord distinguer l’Etat de droit de l’autoritarisme. Le premier caractérise des régimes dans lesquels des garde-fous réglementaires ont été prévus pour éviter que les dirigeants étatiques
[*]
> Rationalisation : place croissante prise par le calcul et le raisonnement logique dans la détermination des actions au détriment d’autres motifs, croyance ou tradition notamment. > Processus de civilisation : théorie de Norbert Elias selon laquelle le changement social se caractériserait par un autocontrôle croissant des pulsions. > Curialisation : constitution d’une société de courtisans autour du monarque. > Capital symbolique : désigne chez Pierre Bourdieu tout type de capital (économique, culturel, social, etc.) détenu par un agent social qui est reconnu comme légitime par le reste de la société. Décentralisation : transfert par l’Etat central de certaines de ses prérogatives à des entités de niveau inférieur (par exemple régions ou départements en France). A ne pas confondre avec la déconcentration, qui consiste simplement à assurer une représentation de l’Etat central sur tout le territoire (par exemple via les préfectures en France).
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ZOOM
n’abusent de leurs prérogatives. C’est en parPierre Rosanvallon a par exemple analyticulier le rôle de la Constitution, qui garantit sé comment les missions de l’Etat s’étaient un certain nombre de libertés individuelles progressivement étendues au cours des aux citoyens contre l’arbitraire des gouverdeux derniers siècles, répondant en cela à nants. En Angleterre, l’Habeas corpus (1679) une montée des attentes à son égard et à une garantit que nul citoyen ne peut être empricompréhension croissante des interdépensonné sans jugement… Mais il sera plusieurs dances entre citoyens. L’historien distingue fois suspendu, notamment pour réprimer ainsi quatre « figures de base ». Outre l’« Etatles ouvriers révoltés. De même, la séprovidence » et le « régulateur paration des pouvoirs, et notamment de l’économie », le « Léviathan l’indépendance de la justice, doit perdémocratique » consiste à Chaque Etat est mettre de prévenir tout abus de la part concilier la centralisation du en somme le résultat des représentants de l’Etat. pouvoir et le devoir de rendre On peut ensuite distinguer Etats unides comptes aux citoyens à provisoire de processus taires et fédéraux. Les premiers, comme travers le déploiement d’une historiques complexes la France, considèrent leur peuple administration diversifiée et la et pas toujours cohérents mise en œuvre d’une transpacomme indivisible et présentent un système administratif unifié. Dans les rence financière. Il se fait enfin seconds, tels l’Allemagne ou le Brésil, « instituteur du social » en acla souveraineté est partagée entre un Etat fécompagnant le déploiement d’un système de déral et des Etats fédérés, dotés de leur propre protections visant à corriger les effets de la gouvernement. Cette opposition est à nuancer libéralisation économique et de l’industriacependant, car les premiers peuvent connaître lisation. Cette extension de l’action publique un certain degré de décentralisation, tandis est loin d’être linéaire et peut prendre des que la répartition des prérogatives peut être formes variées. Chaque Etat est en somme le très différente parmi les seconds. Surtout, le résultat provisoire de processus historiques domaine d’action de l’Etat évolue sans cesse. complexes et pas toujours cohérents.
Une société sans Etat est-elle possible ? L’Etat est souvent présenté comme le garant de l’intérêt général. Le philosophe Hegel y voyait même l’incarnation de la « raison humaine » parvenue à maturité. Rien de plus trompeur, a rétorqué Karl Marx. Dans sa Critique de la philosophie du droit de Hegel (1843), il conteste l’idéalisme de ce dernier et de ses concitoyens en observant que dans la pratique, l’Etat est en fait un instrument au service de la classe dominante, faisant passer ses intérêts pour ceux de tous. Ce n’est qu’en sortant du mode de production capitaliste et de la société de classes qu’il engendre que l’on pourra mettre fin à cette forme particulière d’aliénation, explique-t-il. L’inévitable avènement d’une société communiste provoquera l’autodissolution de l’Etat, avance-t-il par ailleurs, voyant dans la Commune de Paris la préfiguration d’une telle société autogestionnaire et réellement démocratique.
Non sans écho à cette perspective, dans La société contre l’Etat (1974), Pierre Clastres renverse l’analyse : pour lui, la domination politique des détenteurs de la force sur leurs assujettis qui entraîne l’exploitation économique. L’anthropologue s’oppose vigoureusement à la perspective évolutionniste qui voudrait que « l’Etat [soit] le destin de toute société » et affirme que celles dites « primitives » rejettent en toute conscience toute hiérarchie de pouvoir. Si on y trouve des « chefs », ceux-ci n’ont qu’un rôle de médiateur des conflits et sont évincés à la première tentative d’abuser de leur fonction. Cette préférence pour l’égalité a aussi son pendant dans le refus de l’accumulation et le maintien dans une économie de subsistance, où n’est produit que le nécessaire et où le temps de travail est considérablement réduit.
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DES INSTITUTIONS BOUSCULÉES LES PRÉLÈVEMENTS OBLIGATOIRES À LA HAUSSE
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Concurrence et recompositions internes
Critiqué pour son poids, ses dysfonctionnements ou son inefficacité, l’Etat se retrouve concurrencé, selon certains, par de nouveaux acteurs. Firmes transnationales, ONG ou mafias profiteraient de la mondialisation et de la mise en flux des sociétés qui en résulte
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Impôts et cotisations sociales, en % du PIB 52
Danemark
48
Belgique
49,1 48,0 47,0
France
44
Zone euro à 18
41,7 40,6 40,4
40
Allemagne
Union à 28
37,3 Royaume-Uni
32
Irlande 28 2004
2006
30,2
Marta Nascimento – Réa
36
Source : Eurostat
D’autres auteurs montrent que ces arrangements institutionnels créent des variétés de capitalisme distinctes [1], ou encore une diversité de systèmes de protection sociale. Dans sa fameuse (mais contestée) typologie, le sociologue danois Gøsta Esping-Andersen [2] distingue trois modèles d’Etat-providence en fonction de la part respective accordée aux pouvoirs publics, au marché et à la famille. Dans le modèle « conservateur-corporatiste » (Allemagne, France), la protection sociale repose principalement sur un système d’assurance financé par une socialisation obligatoire d’une partie du salaire dans des caisses spécifiques. La protection s’étend aux ayants droit membres de la famille des travailleurs, mais promeut ainsi implicitement un patriarcat familial. Les régimes « sociauxdémocrates », que l’on trouve notamment en Scandinavie, tentent au contraire de s’en affranchir par un ensemble de prestations universelles financées par l’impôt et versées à titre individuel. Enfin, le régime « libéral résiduel », qui domine dans le monde anglo-saxon, tend à n’assurer qu’un filet de protection minimal, généralement sous conditions de ressources. Sous l’effet conjoint de la montée des idées néolibérales et de la concurrence sociofiscale*, plusieurs observateurs notent un mouvement généralisé de convergence vers ce dernier type, qui accorde une moindre place à l’action étatique.
pour contourner de plus en plus souvent la rigidité des normes étatiques [3]. La montée des organisations supranationales, mondiales ou régionales, comme l’Union européenne, priverait également les Etats d’une part de leur souveraineté. Mais selon d’autres auteurs [4], la prééminence internationale des Etats n’a pas été remise en cause. Ces derniers restent bel et bien les organisateurs de cette phase de mondialisation, leur légitimité sortant même renforcée par l’essor d’acteurs moins nouveaux qu’on le dit, qui justifie par exemple les restrictions des libertés individuelles face à la menace terroriste. En dépit de la prise de conscience du caractère global de certains risques, notamment écologiques, les « égoïsmes nationaux » – et donc étatiques – sont loin d’être dépassés. L’Etat ne cesse cependant de s’adapter à son contexte, éclatant en particulier son organisation pour la rendre plus souple et
2008
2010
2012
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réticulaire, à travers la création par exemple d’agences indépendantes et autres autorités de régulation [5]. Dans le cas français, ce mouvement de rationalisation de l’appareil administratif a, selon Philippe Bezes [6], pratiquement débuté avec la Ve République. Le politiste montre que l’importation des principes et outils du new public management, suivant lequel les administrations publiques peuvent et doivent se gérer comme des firmes privées lucratives (évaluation, cercles de qualité, fixation d’objectifs, contractualisation, privatisation…) n’est pas seulement ni même d’abord le fait d’« experts » libéraux, mais de hauts fonctionnaires et de responsables politiques eux-mêmes convertis
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> Concurrence sociofiscale : logique compétitive qui incite les Etats à réduire leurs taux de prélèvements obligatoires pour attirer les firmes et les ménages les plus riches dans un contexte international de dérégulation.
à l’idéologie néolibérale. Contrairement à ce qu’on entend souvent, celle-ci ne promeut pas une disparition de l’Etat, mais sa transformation en un outil au service du marché et organisé selon les normes de ce dernier. Une quête effrénée d’efficacité et de compétitivité qui, sous le voile du mot d’ordre de la modernisation, se révèle peu compatible avec les principes du service public et de l’égalité des citoyens [7]. La frontière entre Etat et société est bien moins nette qu’il n’y paraît, tant aux Caisse d’allocations familiales à Paris. sommets, où pullulent les Les missions de l’Etat se sont progressivement étendues au cours des deux derniers siècles, cabinets de conseil [8], qu’à notamment à la protection sociale. la base, où les agents au guichet conservent une marge d’appréciation certaine dans l’application des règlements [9]. Autant d’observations qui confirment que l’Etat est décidément une « boîte noire » à ouvrir d’urgence ! I. M. [1] Voir par exemple Les cinq capitalismes, par Bruno Amable, Le Seuil, 2005. [2] Voir Les trois mondes de l’Etat-providence, PUF, 1999. [3] Voir Le retournement du monde, par Bertrand Badie et MarieClaude Smouts, Presses de Sciences-po, 1999 (3e éd.). [4] Voir La résistance des Etats, par Samy Cohen, Le Seuil, 2003. [5] Voir L’Etat post-moderne, par Jacques Chevallier, LGDJ, 2014 (4e éd.). [6] Réinventer l’Etat, PUF, 2009. [7] Voir L’Etat démantelé, Laurent Bonelli et Willy Pelletier (dir.), La Découverte, 2010. [8] Voir les dossiers « Le conseil de l’Etat », Actes de la recherche en sciences sociales, nos 193-194, 2012. [9] Voir L’Etat au guichet, par Jean-Marc Weller, Desclée de Brouwer, 1999, et La vie au guichet, par Vincent Dubois, Economica, 1999.
EN SAVOIR PLUS
l’Etat. Cours au Collège de France (1989-1992), par Pierre Bourdieu, • Sur Points, 2015. • L’Etat recomposé, par Patrick Le Galès et Nadège Vezinat, PUF, 2014. • Sociologie de l’Etat, par Bertrand Badie et Pierre Birnbaum, Fayard, 1983. • L’Etat en France de 1789 à nos jours, par Pierre Rosanvallon, Le Seuil, 1990.
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L’alchimie des conflits sociaux
nement [mais] au contraire très aptes à l’action », et dont les revendications tendent à ramener la société à « ce communisme primitif qui fut l’état normal de tous Souvent perçues comme une menace pour la société, les groupes humains avant l’aurore de la civilisation ». les mobilisations collectives jouent un rôle majeur dans le Condensé de préjugés de maintien de la cohésion sociale. Leurs formes et les raisons classe, ce texte reconnaît individuelles de l’engagement ne cessent d’évoluer. cependant le rôle central du conflit au sein des transformations historiques. Il rejoint ainsi d’une certaine manière les analyses de Karl Marx. Pour ce dernier, dans le régime capitaliste, les rap1 ports sociaux sont avant tout déterminés par la propriété privée des moyens de production. Pour se reproduire, celle-ci a besoin de souComment naissent les mobilisations collecmettre et d’exploiter les travailleurs. Les intives ? Quelle est leur portée ? Ces questions térêts de ces derniers et ceux des capitalistes animent un champ très actif de recherches en sont dès lors inconciliables, et le conflit inésciences sociales, particulièrement en France. vitable. Mais à travers l’observation attentive Longtemps, toute protestation collective des mobilisations de son temps, il distingue populaire exprimée en dehors des institude nombreuses fractions de classes au-delà tions a été assimilée à un désordre irrationnel des deux pôles fondamentaux de sa théorie. menaçant les fondements de la vie sociale. Et quoi qu’en pense Le Bon, les conflits du Il s’agissait dès lors de les réprimer, dans le travail ont contribué à consolider la civilisasang si nécessaire, comme lors de la Comtion en atténuant les effets de l’exploitation et mune de Paris, en mai 1871. En fait, de 1791 à de la paupérisation. Le mouvement ouvrier a 1864, toute coalition était considérée comme joué un rôle essentiel dans l’édification de ce un délit en vertu de la loi Le Chapelier*. que Robert Castel, dans Les métamorphoses de En 1895 encore, au moment où le mouvela question sociale (1995), appelle la « société ment syndical français se structure, Gustave Le salariale ». Conditions de travail, d’emploi et de Bon diagnostique dans Psychologie des foules rémunérations ont été progressivement encaune entrée dans l’« ère des foules » – entendez drées par la législation. Une série d’assurances des couches populaires –, « peu aptes au raisonobligatoires contre les principaux risques de l’existence ont été mises en place : accidents du travail, maladie, chômage, famille et retraite. > Loi Le Chapelier : adoptée en juin 1791, elle interdisait les regroupements La sécurité sociale en somme, qui n’est autre ouvriers ou paysans, au motif qu’ils ne devaient pas s’intercaler entre l’Etat qu’une socialisation d’une partie du salaire. et les citoyens. Corporations, grèves et syndicats étaient ainsi frappés d’illégalité. Le conflit social a ainsi été en quelque sorte > Convention collective : accord négocié au niveau d’une branche d’activité entre les partenaires sociaux et qui détermine les règles qui s’imposent à l’ensemble institutionnalisé, puisque les caisses gèrent des entreprises et salariés du secteur. les cotisations et les prestations sociales, de > Théories du choix rationnel : approches économiques et sociologiques qui postulent que les individus réalisent leurs choix en fonction de la balance des même que l’élaboration des conventions colcoûts et des avantages qui y sont attachés, c’est-à-dire en s’efforçant lectives* a été confiée aux partenaires sociaux de maximiser leur satisfaction. – représentants des salariés et du patronat –
Au commencement était l’action
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Roger Viollet
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sous arbitrage de l’Etat. Les plus radicaux regrettent que ce dialogue social éloigne la perspective d’un renversement du capitalisme. Cette dynamique d’institutionnalisation pourrait néanmoins s’enclencher dans certains pays émergents, Chine et Inde en tête, au moment même où la protection sociale et le droit du travail se délitent en Occident. Quelles conséquences ces évolutions peuventelles avoir sur la conflictualité sociale ?
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Les multiples ressorts de l’engagement
Marx estimait que la conscience qu’a chacun de sa position de classe joue un rôle déterminant dans l’engagement dans le conflit. Loin d’être automatique, cette conscience nécessite selon lui un travail préalable de dévoilement par une avant-garde éclairée. D’où l’intense engagement de Marx au sein du mouvement ouvrier.
Ouvriers des usines Renault, en 1936. Loin d’avoir mené la civilisation à sa perte, les conflits du travail ont contribué à la consolider en atténuant les effets de l’exploitation et de la paupérisation.
Les représentations individuelles du monde social jouent également un rôle majeur dans les analyses du comportement collectif qui émergent aux Etats-Unis dans les années 1950-1960. Dans Why Men Rebel? (1970), Ted Gurr désigne par la notion de « frustration relative » l’écart entre les valeurs qu’un individu détient (revenu, poste ou reconnaissance) et celles qu’il se considère en droit d’attendre. La contestation survient lorsque cet écart est considéré comme trop grand. Une explication qui a le mérite de pointer la dimension relative et subjective de l’engagement, mais qui reste tautologique : toute mobilisation peut s’analyser a posteriori comme le résultat d’une frustration. En outre, la prise de parole protestataire (« voice ») n’est pas la seule réaction possible. On peut aussi, comme l’a noté Albert Hirschman dans Défection et prise de parole (1970), opter pour le retrait individuel (« exit ») ou encore demeurer loyal. Selon Hirschman, on peut observer une succession de périodes où les agents sociaux privilégient le repli sur la sphère privée et la consommation, et d’autres où ils s’engagent davantage dans la vie publique ; la déception suscitée par l’un ou par l’autre des investissements expliquant, selon lui, l’alternance. A l’échelle individuelle, le passage à l’acte reste cependant assez énigmatique. Dans La logique de l’action collective (1965), Mancur Olson en fait même un véritable paradoxe. S’inscrivant dans le cadre des théories du choix rationnel*, il remarque que tout acteur
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a intérêt à se comporter en « passager clansi été abandonnées (charivaris, barricades…), destin » (free rider), c’est-à-dire à profiter tandis que d’autres sont apparues et ont fini des retombées d’une mobilisation sans s’y par être « routinisées » (grèves, manifestainvestir lui-même, pour éviter les coûts que tions…). Plus généralement, la construction celle-ci occasionne (temps, argent ou risque de l’Etat et l’avènement du capitalisme ont de représailles). Mais si tous raisonnaient influencé l’évolution de ce répertoire qui, de ainsi, aucune mobilisation n’aurait lieu ! La communal et patronné, est devenu national solution réside alors, selon Olson, dans la et autonome. mise en œuvre par les organisations d’inciSuite aux mouvements de 1968, plusieurs tations sélectives, en réservant les biens obauteurs ont avancé qu’avec l’avènement tenus par la lutte aux seuls participants. Une d’une société postindustrielle et, surtout, le telle logique se retrouve dans les closed recul de la classe ouvrière shop ou union shop* encore en vigueur comme moteur de l’histoire dans certains Etats américains, ou plus Lutter pour des salaires, sociale, les conflits du travail largement dans le développement d’un laisseraient la place à de nouc’est aussi revendiquer syndicalisme de services où les organiveaux mouvements sociaux. sations fournissent diverses prestations Ceux-ci se concentreraient une reconnaissance à leurs membres. sur des revendications postToutefois, plusieurs auteurs ont promatérialistes et expressives posé une conception élargie des motivations (féminisme, écologie, sexualité, droits humilitantes, incluant gratifications symboliques mains, droits des étrangers), et inventeraient (reconnaissance et estime de soi) et affectives, de nouveaux modes de protestation (sit-in, qui incitent les individus à entrer, mais ausgrèves de la faim…). L’émergence de coordinasi à rester dans l’organisation [1]. Ces travaux tions et de syndicats autonomes, qui réfutent invitent à prendre en compte la trajectoire les anciennes identités de classe et cultivent la biographique des militants pour comprendre méfiance à l’égard du pouvoir institutionnel, leur engagement et son évolution. Si une ruprelèverait de la même logique. ture ou une disponibilité à un moment donné Une telle opposition est souvent relativisée, peuvent expliquer son démarrage, ces dertant la distinction entre enjeux matériels et nières n’ont pas un caractère automatique. Le symboliques est artificielle : lutter pour des militantisme peut être vu comme une carrière salaires, c’est aussi revendiquer une reconfaite d’étapes au gré desquelles l’identité indinaissance, et vice versa. La conflictualité du viduelle se transforme. travail a d’ailleurs augmenté depuis 1990. Les mêmes observent qu’il ne faut pas exagérer l’impact de la tertiarisation sur les transformations du conflit social : la taille de l’entreprise ou la présence syndicale restent plus déter3 minantes que le secteur d’activité. Ils réfutent enfin l’opposition entre conflit et négociation – qui se complètent plus qu’ils ne Dans La France conteste (1986), Charles Tilly s’opposent –, ainsi que les thèses a introduit une perspective de long terme sur qui présentent les centrales syn> Closed shop et union shop : accords entre employeurs et la conflictualité sociale. Sa notion de « réperdicales comme des bureaucraties syndicats qui réservent la toire de l’action collective » désigne un stock éloignées des salariés ; celles-ci répossibilité d’être embauchés à de modalités disponibles, dans lequel les alisent encore à la base un travail des salariés soit syndiqués (closed shop) ou s’engageant à groupes protestataires peuvent puiser à une décisif d’information et de mise en se syndiquer (union shop). époque donnée. D’anciennes formes ont ainforme des revendications.
De nouvelles règles du jeu ?
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La dimension socialisatrice de l’affrontement Au début du XXe siècle, Georg Simmel met clairement en évidence la dimension socialisatrice des conflits sociaux [1]. L’affrontement, pourvu qu’il ne vise pas l’élimination de l’opposant, implique selon ce sociologue allemand plusieurs formes de reconnaissance. De l’adversaire tout d’abord, auquel il s’agit de s’adapter. Mais aussi de règles et, surtout, d’une cause commune autour de laquelle on se confronte. Le conflit contribue ainsi à la réévaluation périodique des règles qui fondent la vie sociale. A une échelle individuelle, il permet également d’accepter l’altérité, notamment des personnes dont on juge les comportements insupportables. Au niveau du groupe mobilisé, le conflit agit cependant comme une épreuve qui peut resserrer la cohésion interne ou conduire à l’éclatement. Dans Les fonctions du conflit social (1956), Lewis Coser systématise l’approche fonctionnaliste
Deux arènes jouent cependant un rôle croissant dans les mobilisations sociales : les tribunaux et les médias. Si le droit a toujours entretenu une relation ambivalente avec la conflictualité sociale, il représente néanmoins une ressource cruciale pour ses acteurs. Il en est de même pour les médias : non seulement ils ont le pouvoir de faire « exister » ou non un mouvement, mais ils contribuent aussi à en définir le sens. Avec Internet en particulier, ils représentent un outil à part entière des luttes. Ces évolutions, ainsi que la transnationalisation des mobilisations (mouvements altermondialistes par exemple), invitent cependant à s’interroger sur l’élévation du « coût d’entrée » dans ces dernières. Certains évoquent de « nouveaux militants », plus diplômés et plus favorisés. Pragmatiques et distants à l’égard des organisations, il leur importerait moins d’adhérer que d’obtenir des résultats. L’essor de ce que Jean-Marc Salmon appelle les « médias-associations », qui, tels le Téléthon ou les Restos du Cœur, s’emploient à susciter l’émotion pour enrôler de nouveaux soutiens, invite aussi à s’interroger sur la dépolitisation de l’engagement, soit la négation des conflits d’intérêts qui soustendent les causes défendues.
en recensant les différentes façons dont un conflit – y compris guerrier – peut contribuer à renforcer un lien social fragilisé, que ce soit en poussant différents groupes à s’allier, en amenant des individus peu concernés à s’investir dans la vie publique ou encore en obligeant les adversaires à communiquer. Enfin, des travaux plus récents [2] montrent comment l’engagement peut venir compenser pour certains individus les effets d’une désaffiliation sociale, qu’elle soit familiale ou professionnelle, en leur apportant des liens de sociabilité, des connaissances et des compétences éventuellement valorisables professionnellement, voire en leur apportant un emploi. Et surtout en contribuant à restaurer chez eux une identité valorisante. [1] Dans Le conflit, coll. Circé/Poche, Circé, 1998 (paru initialement en 1908). [2] Voir, par exemple, La société civile dans les cités, par Camille Hamidi (Economica, 2010) ou La force des quartiers, par Michel Kokoreff (Payot, 2003).
Quelques chercheurs ont choisi de déplacer la focale pour étudier les mobilisations, a priori improbables, qui pouvaient survenir à l’initiative de salariés précaires, y compris sans papiers. A la limite de ce champ d’observation apparaissent aussi des mouvements qui ne sont pas reconnus comme tels, comme les émeutes des jeunes de quartiers pauvres qui, faute d’avoir donné lieu à une expression publique, ont été « parlées » par des observateurs extérieurs et ont suscité une « émeute de papier » [2]. De même, le recours à certaines formes d’action spectaculaires par les salariés, comme les séquestrations de patrons ou les menaces de déverser des produits chimiques dans une rivière, peut-il susciter des réprobations. La définition même de ce qu’est ou non une action collective ainsi que sa légitimité constituent de ce fait un enjeu de lutte en soi. I. M. [1] Voir « Economie des partis et rétributions du militantisme », par Daniel Gaxie, Revue française de science politique, vol. 27, n° 1, 1977, pp. 123-154. [2] Voir L’émeute de novembre 2005, par Gérard Mauger, Editions du Croquant, 2006.
EN SAVOIR PLUS
lutter ?, par Lilian Mathieu, coll. La Discorde, Textuel, 2004. • Comment les mouvements sociaux, par Olivier Fillieule, Eric Agrikoliansky et Isabelle • Penser Sommier (dir.), coll. Recherches, La Découverte, 2010. lutte continue ?, par Sophie Béroud, Jean-Michel Denis, Guillaume Desage, Baptiste • La Giraud et Jérôme Pélisse, éd. du Croquant, 2008. Quand le travail se précarise, quelles résistances collectives ?, par Sophie Béroud et • Paul Bouffartigue (dir.), La Dispute, 2009. • Emotions… Mobilisation !, par Christophe Traïni (dir.), Presses de Sciences-Po, 2009.
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A l’école des inégalités
charité » pour les plus pauvres. C’est notamment pour contrer cette influence que les révoluSous couvert de méritocratie républicaine et d’égalité des tionnaires vont mettre sur chances, l’institution scolaire contribue à la reproduction pied un service public de sociale et à sa légitimation. l’enseignement appuyé sur l’Etat. L’édifice sera parachevé par la loi Guizot de 1833, obligeant chaque commune à entretenir au moins une école primaire élémentaire. En France comme ail1 leurs, l’école va jouer un rôle central dans la construction de l’Etat-nation, en favorisant l’unification linguistique, mais aussi Contrairement à ce que dit la chansonen transmettant plus largement une culture nette, ce n’est pas Charlemagne qui a créé et un sentiment d’appartenance communs les premières écoles, mais les philosophes (voir page 68). Chaque famille devait verser grecs de l’Antiquité. Ce corun droit d’écolage variable selon les localités, obligeant les enseirectif permet au passage de rappeler l’origine du mot, sygnants dans les communes les nonyme initialement de « loiplus pauvres à faire classe dans sir » (skholè). Les enfants ayant des lieux insalubres, voire chez longtemps été perçus comme eux, et à exercer une autre actide la population des adultes en miniature [1], leur vité en parallèle. française adulte avait instruction a été jusqu’avant la C’est avec les lois Ferry de 1881 un diplôme supérieur Révolution jugée inutile, sinon et 1882, et non sans d’âpres déà bac + 2 en 2012. La dangereuse. Seuls les enfants bats, que l’école primaire devient proportion augmente, de l’aristocratie étaient pris gratuite, mais aussi obligatoire mais on est encore loin en charge par des précepteurs jusqu’à 13 ans. Tous ne voient en d’une société majoritairement privés, avant que ne se déveeffet pas d’un bon œil que l’Etat se « surdiplômée ». loppent des établissements substitue à l’autorité paternelle ou collectifs sous l’Ancien Régime. prive les familles des ressources Conscient du pouvoir que cela lui donne que constituent les bras de leurs enfants. Les pour contrôler les esprits, le clergé va le preinégalités d’accès ne font pour leur part que mier développer des écoles, y compris « de se déplacer avec l’essor considérable des « petits lycées », payants et réservés aux enfants L’ORIENTATION, UN CHOIX DE CLASSE de notables, à côté des écoles primaires, puis Part des élèves entrés en 6e en 2007 passant en seconde générale avec la séparation entre un enseignement ou technologique avec une note de 8 à 10 au brevet des collèges, post-primaire permettant au mieux de deveselon la profession du père, en % nir maître d’école ou employé qualifié, et un enseignement secondaire dans les collèges et lycées qui demeurent payants jusqu’aux 66 % 50 % 43 % années 1930. Il faudra attendre les réformes 37 % 30 % des années 1950 et 1960 et enfin le « collège unique » instauré en 1975 par la loi Haby pour Ouvriers Ouvriers Employés Professions Cadres que ces différences s’estompent. Là encore, les non qualifiés intermédiaires supérieurs
Une démocratisation ambiguë
Source : ministère de l’Education nationale
14 %
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Emmanuelle Thiercelin – Divergence
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Sport à l’école. La massification de l’éducation a surtout intensifié la compétition scolaire.
oppositions sont vives, y compris de la part des enseignants agrégés – officiant au lycée –, qui dénoncent un nivellement par le bas.
2
Les ressorts subtils de la reproduction
Jusqu’à présent, les inégalités économiques d’accès à l’éducation publique se sont (en France du moins) continuellement réduites. Pourtant, la corrélation entre l’origine sociale et les résultats scolaires reste forte, et ce d’autant plus que l’on avance dans le système scolaire. Des barrières autres que matérielles
subsistent, plus subtiles mais aussi plus puissantes, qui entretiennent une forte reproduction sociale*. Celles-ci sont d’ordre culturel, comme l’avancent dans les années 1960 Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron [2]. Dénonçant la confusion entretenue par l’idéologie méritocratique entre égalité formelle et réelle, ceux-ci pointent non seulement le poids du capital culturel* acquis antérieurement au sein de la famille, mais aussi et surtout l’arbitraire qui s’incarne dans la proximité entre la culture scolaire avec celle des classes dominantes. Les enseignants jouent souvent à leur corps défendant un rôle décisif en la matière, tant dans leurs méthodes pédagogiques, où le poids des consignes et règles implicites défavorise ceux qui n’ont pas les codes pour les recevoir [3], que dans leurs appréciations, travestissant des jugements sociaux derrière les jugements scolaires. Non seulement l’école reproduit, voire amplifie, les inégalités sociales de départ, mais elle légitime les écarts de performance et de résultats à la sortie à travers les titres qu’elle délivre. Comme le notait encore Bourdieu [4], l’infime différence qui sépare le dernier reçu du premier collé au concours d’une grande école va souvent se traduire par une profonde divergence dans leurs destinées. Cette approche, qui n’épuise pas l’analyse des facteurs d’inégalités sociales devant [1] Voir L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, par Philippe Ariès, Plon, 1960. [2] Dans Les héritiers, Les éditions de Minuit, 1964, et La reproduction, Les éditions de Minuit, 1970. [3] Voir aussi Comprendre l’échec scolaire, par Stéphane Bonnéry, La Dispute, 2007. [4] Dans La noblesse d’Etat, Les éditions de Minuit, 1989.
[*]
> Reproduction sociale : état d’une société marquée par une faible mobilité sociale entre les générations, c’est-à-dire où les enfants « reproduisent » la position sociale de leurs parents. > Capital culturel : notion forgée par Pierre Bourdieu pour désigner l’ensemble des ressources culturelles dont dispose un individu qui peuvent être incorporées (connaissances et goûts pour certaines œuvres, compétences langagières, etc.) ou « objectivées » (livres, disques, instruments, etc.) et qui se transmettent notamment au sein de la famille dès le plus jeune âge.
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l’école, a été contestée. S’il est bien obligé de ses maîtres non plus seulement d’enseigner […], constater le fait qu’en 1970, les enfants d’oumais tout aussi bien d’évaluer les élèves et de vriers ont 28 fois moins de chances d’accéles sélectionner ». La massification de l’éducader à l’enseignement supérieur que ceux de tion a en réalité surtout intensifié la compécadres (contre 7 fois aujourd’hui), tition scolaire. Loin d’œuvrer le sociologue Raymond Boudon à orienter chacun sur la voie L’école continue bel et bien impute la situation à un choix racorrespondant à ses envies à reproduire la stratification et aptitudes, l’école se fonde tionnel des familles qui est fonction de leurs milieux respectifs : toujours plus sur un système sociale d’une génération dans les couches populaires, la de classement compétitif et à l’autre prolongation des études au-delà une hiérarchisation implidu lycée représente un coût bien cite des multiples filières qui supérieur et un rendement plus incertain le composent. En résultent de nombreuses que dans les classes supérieures. Ce qui les désillusions et frustrations pour celles et dissuade logiquement plus souvent de pousceux qui se retrouvent mis en échec à un ser leurs enfants. Quoi qu’il en soit, l’école moment ou à un autre. continue bel et bien à reproduire la stratification sociale d’une génération à l’autre. Jean-Pierre Terrail [5] affirme pour sa part que l’école unique constitue un « grand 3 malentendu », en relevant notamment que les artisans de son avènement étaient davantage animés par des aspirations égalitaires que par le souci d’élever le niveau Dans son enquête réalisée au cours des général des connaissances pour années 1990 dans un quartier ouvrier répondre aux évolutions du sysfranc-comtois, Stéphane Beaud montrait l’en>Déclassement : situation tème productif. Et il attire l’attenvers de la démocratisation scolaire, qui se trad’une personne dont le niveau de qualification est supérieur tion sur cette spécificité historique duit par une élévation de la norme du niveau à celui de l’emploi occupé. de l’école unique qui « demande à d’études. A la figure des boursiers d’antan,
Les habits neufs de la ségrégation
ZOOM
[*]
La peur de l’échec plutôt que le plaisir d’apprendre Les enquêtes Pisa menées par l’OCDE depuis 2000 démontrent, selon Christian Baudelot et Roger Establet (L’élitisme républicain, 2009), la relation étroite entre faiblesse générale des performances et poids des inégalités à l’école. Les deux auteurs soulignent notamment l’intérêt de préserver un tronc commun le plus long possible, plutôt que d’orienter précocement. Une orientation elle-même sujette à caution, comme le montre le cas des filles qui, tout en présentant de meilleurs résultats que leurs homologues masculins, sont ensuite dirigées vers des filières moins valorisées. Par ailleurs, les élèves français se montrent particulièrement angoissés devant l’école. La peur de l’échec et du jugement prime ainsi sur le plaisir d’apprendre, ce qui invite
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à s’interroger sur le caractère précoce de la notation et des classements. Mais aussi sur les pratiques pédagogiques et le rôle surdéterminant du diplôme et de la formation initiale dans l’Hexagone par rapport aux autres pays européens. Comme Cécile Van de Velde l’a en effet bien montré (Devenir adulte, PUF, 2008), les jeunes Français cherchent à tout prix à « se placer » une fois pour toutes en décrochant le meilleur diplôme, plutôt que de prendre le temps de « se trouver » par tâtonnements comme dans les pays nordiques, quitte à reprendre une formation ultérieurement. Une logique entretenue autant par l’école que par les entreprises, et en contradiction avec les discours vantant la mobilité professionnelle et la formation continue.
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Zir – Signatures
Ecole centrale de Paris. Le coût pour la collectivité de la scolarité d’un ingénieur passé par une classe préparatoire est de 240 000 euros.
cette minorité de « miraculés scolaires » parvenus à déjouer le poids de l’origine sociale, a succédé celle des « malgré nous » des études longues qui ne se sentent pas plus à leur place, explique en substance le sociologue. Si les familles populaires se sont récemment converties au modèle des études longues, l’entrée au lycée général exige cependant de leurs enfants un travail d’acculturation qui les place dans un entre-deux souvent douloureux entre la famille et le quartier, d’un côté, et l’institution scolaire, de l’autre. Un dilemme qui se retrouve à l’université : les bacheliers, livrés à eux-mêmes, végètent
UN COÛT VARIABLE SELON LES NIVEAUX Niveau élémentaire Collège Lycée général et technologique Université Classes préparatoires
5 374 8 021 11 398 10 219 14 812
Source : OCDE, Note d’information n° 15
Dépense éducative annuelle moyenne par élève en France en 2011, selon le niveau, en euros
N. B. : ces valeurs sont des moyennes, qui varient elles-mêmes selon les filières, les années et les établissements.
souvent avant de se réfugier dans le quartier, l’usine ou des « emplois jeunes » à vie. Cela faute, entre autres, d’avoir les supports nécessaires à l’autonomie qui leur est demandée, alors que leurs condisciples d’extraction plus favorisée sont étroitement encadrés au sein des filières hypersélectives que sont les classes préparatoires et grandes écoles. Stéphane Beaud relie enfin le brouillage apporté par cette massification aux mutations du système productif, et notamment au développement de marchés du travail où certains – les « déclassés »* – acceptent un emploi en dessous de leurs compétences dans l’espoir de s’élever plus tard au niveau de leur titre scolaire. Une attitude somme toute logique car, contre l’idée d’une « inflation scolaire » qui aurait démonétisé certains diplômes, Tristan Poullaouec [6] montre, au contraire, que ceux-ci protègent plus que jamais contre le chômage et que même le bac peut encore mener à l’encadrement. [5] Dans De l’inégalité scolaire, La Dispute, 2002. [6] Voir Le diplôme, arme des faibles, La Dispute, 2010.
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DES FILLES PLUS FORTES MAIS MOINS BIEN ORIENTÉES ?
56,8
52,6
Bac
52,2
dont bac général
59,1
57,0 44,8
43,2
dont bac dont bac technologique professionnel
Licence
Master
Doctorat
Source : ministère de l’Education nationale
Part des femmes dans l’effectif des diplômés en 2009, en %
UN ÉCART CROISSANT DANS LA DURÉE DES ÉTUDES Ages maximal et minimal de sortie du système éducatif 30
25
26,3
22,2 Age maximal de sortie des 10 % ayant arrêté leurs études le plus tôt
20
15,7 15 1985-1986
1996-1997
2005-2006
17,0
2009-2010
Reste que tous les diplômes et filières ne se valent pas, les distinctions devenant toujours plus fines et déterminantes. Dans une synthèse éclairante sur le sujet (voir « En savoir plus »), Pierre Merle montre enfin que la ségrégation est loin d’avoir disparu. Elle s’est simplement transformée et s’amplifie même depuis quelques années. Le phénomène est complexe à analyser, du fait des multiples formes – social, académique*, de sexe ou ethnique – et échelles qu’il emprunte, du niveau national jusqu’à l’intérieur même des établissements. Mais quel que soit le mode de mesure, le phénomène tend bel et bien à s’accroître, par le haut comme par le bas, sous l’effet de multiples facteurs : montée de l’enseignement
[*]
>Ségrégation académique : séparation des élèves en fonction de leurs résultats scolaires antérieurs au sein de filières, établissements ou classes différentes. >Carte scolaire : système d’affectation d’un élève en fonction de son lieu de résidence, qui subit un nombre croissant de dérogations et d’« assouplissements ».
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Source : Pierre Merle à partir des données du ministère de l’Education nationale
Age minimal de sortie des 10 % ayant arrêté leurs études le plus tard
privé, assouplissement de la carte scolaire* et stratégies parentales pour mettre les enfants dans les établissements plus cotés, mais aussi évolution des politiques dites d’« éducation prioritaire », qui depuis trente ans sont supposées donner davantage de moyens aux établissements accueillant les publics défavorisés. Or, en pratique, cette discrimination positive exerce un effet de stigmatisation démobilisateur pour les élèves comme pour les enseignants de ces « écoles de la périphérie » [7]. Les moyens qui y sont consacrés sont pourtant lilliputiens au regard du volume global des dépenses éducatives qui, elles, fonctionnent selon la logique antiredistributive du « donner plus à ceux qui ont plus » [8]. Si l’évolution des inégalités scolaires doit enfin être reliée à celle des relations entre diplômes et emploi, reste à s’interroger sur les finalités mêmes de l’école. D’une part, il s’agit de ne pas se focaliser sur la seule égalité des chances, si tant est qu’elle soit réalisable, mais aussi et surtout de faire progresser l’égalité des places atteintes à l’issue de la formation initiale, en se souciant davantage des perdants de la compétition scolaire dont l’absence de qualification reconnue ne signifie pas celle de toute compétence [9]. D’autre part, il s’agit aussi de ne pas oublier que l’école n’est pas qu’une machine à trier, sélectionner et former des travailleurs « prêts à l’emploi », mais qu’elle devrait œuvrer avant tout à former des citoyens capables d’exercer leur esprit critique de manière autonome. C’est en cela qu’elle peut contribuer le plus profondément à la démocratisation. I. M. [7] Voir L’école de la périphérie, par Agnès Van Zanten, PUF, 2001. [8] Voir « A qui profitent les dépenses d’éducation? », par Pierre Merle, La vie des idées, 22 mai 2012. [9] Voir Les places et les chances, par François Dubet, Le Seuil, 2010.
EN SAVOIR PLUS
démocratisation de l’enseignement, par Pierre Merle, • La La Découverte, 2009 (2002). L’état des savoirs, par Agnès Van Zanten (dir.), • L’école. La Découverte, 2000. La ségrégation par Pierre Merle, La Découverte, 2012. • Les sociologues,scolaire, l’école et la transmission des savoirs, par Jean• Pierre Terrail et Jérôme Deauviau (dir.), La Dispute, 2007.
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Les métamorphoses de la famille
tante », explique ainsi une héritière à la sociologue Anne Gotman [1]. Loin de n’être qu’une affaire d’arrangements personnels, les relations La famille et les relations familiales n’ont cessé familiales sont étroitement encadrées par la loi, mais de se transformer au cours de l’histoire. Objet aussi par la culture*. Les d’une intervention croissante des pouvoirs publics, anthropologues parlent elles restent un lieu de reproduction des inégalités. d’ailleurs de parenté pour désigner un système de classement des personnes qui sont reliées par deux types de liens : la fiLE MARIAGE, UNE INSTITUTION liation et l’alliance. 1 FRAGILISÉE Chacun y reçoit un Nombre de mariages (pour 1 000 habitants) et ensemble de stade divorces (pour 1 000 couples mariés) depuis 1960 tuts * et de rôles * 12 réciproques en foncOn ne choisit pas sa famille, dit- 10 tion de sa position et Mariages 10,3 de son sexe, le plus on. Et pourtant, n’en déplaise aux 8 défenseurs autoproclamés de « la » souvent désignés par 6 famille, peu d’institutions présentent un nom générique tel 3,6 une aussi grande variété de formes, que père et fille ou 4 non seulement d’un espace et d’une tante et neveu. Mais Divorces 2 époque à l’autre, mais également au ces formes de classesein d’une même société. Aujourd’hui ment sont profondé0 fortement valorisée, après avoir été ment variables dans 1960 1965 1970 1975 1980 1985 1990 1995 2000 2005 2013 remise en cause comme matrice du le temps et d’une sopatriarcat* dans les années 1960ciété à l’autre. 1970, la famille adopte des contours subjectifs Dans Les structures élémentaires de la parenparfois très étendus, incluant des « étrangers », té (1949), Claude Lévi-Strauss relevait que le des animaux ou même des objets, comme les mariage ne reliait pas simplement un couple, fameux « bijoux de famille » dans lesquels est mais deux groupes d’hommes, la femme projetée toute une lignée. « Le vase, c’est ma constituant en fait l’objet de l’échange. Cela éclaire notamment la pratique de la compensation matrimoniale* – à ne pas confondre avec la dot –, mais aussi en quoi le mariage > Patriarcat : forme d’organisation sociale où les individus de sexe masculin exercent homosexuel vient subvertir un ordre patriarune relation dominante sur leurs homologues féminines dans différentes dimensions. > Culture : au sens anthropologique, ensemble des valeurs et des normes cal profondément ancré. Ordre qu’incarnait particulières qui dominent dans une société ou un groupe donné. plus que tout la patria potestas, ce droit ab> Statut : ensemble des comportements que l’on peut attendre des autres en fonction solu du pater familia dans la Rome antique, de sa position au sein d’un groupe social. > Rôle : ensemble des comportements que les autres peuvent attendre de soi qui entre autres choses pouvait désigner liSources : Ined, Insee
« La » famille n’existe pas
[*]
en fonction de sa position au sein d’un groupe social. > Compensation matrimoniale : actif patrimonial que la famille de l’époux apporte à celle de l’épouse. La dot au sens strict désigne les actifs qui reviennent au couple lui-même.
[1] « Le vase c’est ma tante. Sur quelques propriétés des biens hérités et leur appropriation », par Anne Gotman, Nouvelle revue d’Ethnopsychiatrie n° 14, pp. 125-150, 1989.
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der d’y voir la trace d’une implacable évolution, puisque les historiens ont montré qu’une telle configuration était déjà courante dans le nord de l’Europe du XVIe siècle. Elle est par ailleurs mise à mal par l’essor de nouvelles configurations familiales.
Istock/ rendaVeldtman
2
La famille
brement son héritier (masculin évidemment). occidentale, lieu de reproduction Le patriarcat n’est pourtant pas universel. Les biologique et sociale Na de Chine forment par exemple une société via son rôle dans matrilinéaire et matrilocale : les enfants sont la socialisation primaire des enfants, élevés par leur seule mère et ses frères évenprend des formes tuels, tandis que les géniteurs sont de simples diverses. visiteurs nocturnes. La famille occidentale, lieu de reproduction biologique et sociale via son rôle dans la socialisation primaire des enfants, connaît elle-même des formes diverses. Frédéric Le Play distinguait trois types de familles. Dans la « famille patriarcale », le père garde sous son toit tous ses fils et les emploie comme main-d’œuvre de fait. Au sein de la « famille souche », seul reste auprès C’est la part des familles des parents le fils aîné avec monoparentales vivant épouse et enfants. Enfin, sous le seuil de pauvreté. la « famille instable » caractérise les milieux ouvriers où les enfants quittent le foyer parental à l’âge adulte. C’est cette dernière forme qui est devenue l’archétype des sociétés industrialisées de la deuxième moitié du XXe siècle sous le nom de « famille nucléaire ». Là encore, il faut se gar-
30 %
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> Divorce par consentement mutuel : divorce prononcé après accord des deux époux. Auparavant, il fallait qu’une « faute » de l’un d’entre eux soit reconnue.
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Des liens plus affectifs mais plus fragiles
Ce ne sont pas seulement les formes de familles qui n’ont cessé de changer : les rapports entre les individus qui les composent se sont également transformés. En 1892, Emile Durkheim note que la famille « conjugale », réduite au couple parental avec ses enfants mineurs et célibataires, est traversée par un double processus inédit : d’un côté, « l’ébranlement du vieux communisme familial », consistant à tout y partager et, de l’autre, l’intervention toujours croissante de l’Etat en son sein. Autrement dit, on assisterait pour lui, dès cette époque, à un double processus de privatisation et de publicisation de ce groupe, dont les membres sont moins dépendants de leur parenté élargie, mais davantage de la collectivité, via le développement des droits sociaux notamment. Plus précisément, affirme encore le sociologue, les relations y deviennent plus personnelles : l’affection y prend progressivement l’ascendant sur l’objectif de préservation des intérêts collectifs. D’où l’effacement des mariages de raison ou arrangés au profit des mariages d’amour. Loin d’être délaissée, l’institution du mariage devait en elle-même sortir renforcée de ses transformations, selon Durkheim, car elles apportent un cadre d’obligations morales et légales nécessaire aux unions libres. Cette prédiction était peut-être un peu hâtive cependant. L’adultère n’a jamais cessé et, surtout, le divorce par consentement
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mutuel* a fini par être de nouveau légalisé en 1975, après avoir été une première fois en vigueur dans l’Hexagone entre 1792 et 1816. Le nombre annuel de divorces a ainsi quadruplé entre 1960 et 2013, passant d’un peu plus de 30 000 à 122 000 en 2013. Les mariages, eux, sont de moins en moins nombreux : on en célébrait 517 000 en 1946 et seulement 225 000 en 2013, soit une division par près de quatre du taux de nuptialité, qui passe de 12,8 à 3,5 mariages pour 1 000 habitants. Logiquement, la proportion des naissances hors mariage n’a cessé de s’accroître : elles sont même devenues majoritaires depuis 2007 (57,2 % des naissances en 2014, contre 6 % dans les années 1960). La part des familles monoparentales et celle des familles recomposées ne cessent elles aussi d’augmenter.
Parallèlement, une profonde redéfinition des rôles familiaux s’opère. Une dissociation croissante s’établit entre des liens conjugaux devenus révocables et des liens de filiation qui, eux, demeurent inaliénables. De nouveaux liens apparaissent et se font de plus en plus fréquents (beaux-parents avec les C’est la proportion d’enfants nés en 2014 enfants du conjoint, dede parents non mariés, signe de mi-frères et demi-sœurs…) l’affaiblissement de la norme conjugale. sans pour autant obtenir de véritable définition sociale ou légale. Certains sociologues, à l’instar de François de Singly, insistent sur l’individualisation des rapports au sein de la cellule familiale, qui ne se traduit pas par le détachement, mais qui prend la forme d’une socialisation moins verticale et tournée vers l’apprentissage à être « libres ensemble », c’est-à-dire LE MODÈLE TRADITIONNEL NE REPRÉSENTE à construire son autonomie personnelle en QUE SEPT FAMILLES SUR DIX interaction [2]. D’autres pointent que ces transRépartition du nombre d’enfants formations ont des effets contrastés selon le de moins de 18 ans selon le type genre et la classe.
57,2 %
de famille
2 130 000 Avec la mère
330 000
Avec le père
200 000
Avec le père
740 000
Avec la mère
530 000
Avec ses deux parents
Famille monoparentale
Famille recomposée
Source : Insee
Famille traditionnelle
9 770 000
Champ : enfants de moins de 18 ans vivant en famille en France métropolitaine. Lecture : 530 000 enfants vivent en famille recomposée avec leurs deux parents, ce qui représente 3,9 % de l’ensemble des enfants vivant en famille.
3
Un foyer d’inégalités
L’effritement des normes encadrant la famille rend celle-ci plus incertaine, lui faisant perdre sa dimension protectrice et la rendant plus ouverte aux conflits, ainsi que l’analysait Louis Roussel [3]. Cela se traduit notamment par une persistance des inégalités entre hommes et femmes face au divorce, ce qu’a confirmé une enquête récente [4]. Si la garde des enfants est dans neuf cas sur dix confiée à la mère, l’injonction à la coparentalité, c’est-à-dire au maintien d’une autorité parentale conjointe, portée par les [2] Voir Le soi, le couple et la famille, par François de Singly, Nathan, 1996, et Libres ensemble. L’individualisme dans la vie commune, Nathan, 2000. [3] Voir La famille incertaine, par Louis Roussel, Odile Jacob, 1989. [4] Au tribunal des couples, par le collectif Onze, Odile Jacob, 2013.
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Un objet très politique Incarnation par excellence de la sphère privée, la famille n’en est pas moins l’objet de fortes attentions publiques. Et comme l’écrit Martine Segalen, « le développement des savoirs et des théories sur la famille est lié à la volonté politique d’agir sur la famille » [1]. Rémi Lenoir a ainsi soigneusement retracé le développement du familialisme dès le Moyen Age, cette idéologie érigeant la famille en cellule de base de la société afin de légitimer l’ordre social existant, en le faisant passer pour naturel. Il distingue cependant deux formes concurrentes de cet ordre : l’une d’Eglise, qui fonde son magistère moral sur une certaine représentation de la famille que résume la Sainte Famille, et l’autre d’Etat, plus rationnelle et appuyée sur la démographie, puis la création d’une branche spécifique au sein de la Sécurité sociale en 1945 [2]. Les pouvoirs publics n’ont eu en effet de cesse de modeler la famille, qu’il s’agisse du Code Napoléon établissant l’égalité des héritiers en 1804 ou, plus récemment et non sans tension, de la suppression en juillet 1965 de l’incapacité de la femme mariée (qui lui a permis d’exercer un emploi et de disposer de ses biens propres sans l’autorisation de son époux), de la légalisation de la pilule contraceptive en 1967 par la loi Neuwirth, de la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse par la loi Veil et du rétablissement du divorce par consentement mutuel en 1975, ou encore de l’adoption du pacte civil de solidarité (Pacs) en 1999, dix-sept ans après la dépénalisation de l’homosexualité, et, enfin, du mariage pour tous en mai 2013. La filiation reste elle-même très encadrée, comme le montrent les contrôles minutieux précédant l’autorisation du recours à l’adoption ou à la procréation médicalement assistée. Cette « police des familles » [3] a toutefois ellemême mué, comme l’analysait Jacques Donzelot dans un ouvrage corrosif [4]. Il y défend en effet la thèse selon laquelle
juges aux affaires familiales, fait souvent fi des contraintes, notamment professionnelles, auxquelles les femmes sont confrontées au quotidien. Cette question est cependant rapidement évacuée lors des audiences, le cœur des litiges se portant sur la détermination des pensions alimentaires. Une question cruciale souvent négligée par les juges en raison de leur propre position socio-économique, expliquent les
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Keystone/Gamma-Rapho
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Simone Veil présente à l’Assemblée le projet de loi de légalisation de l’avortement (novembre 1974). Du Code Napoléon au mariage pour tous, les pouvoirs publics ont fortement modelé la famille.
la mise en crise permanente de la famille permet de l’adapter à la libéralisation croissante de la société moderne, via le développement de l’intervention sociale et des métiers associés, mais aussi d’un certain discours psychanalytique culpabilisant incitant à surinvestir cette instance et à en faire la condition de l’épanouissement individuel. [1] Dans Sociologie de la famille, Armand Colin, 2013. [2] Voir Généalogie de la morale familiale, par Rémi Lenoir, Le Seuil, 2003. [3] Le premier terme étant à entendre au sens large et originel de toutes techniques visant à accroître la qualité et la puissance de la nation en vue de son bonheur… [4] Voir La police des familles, par Jacques Donzelot, Les éditions de Minuit, 1977.
chercheurs, et qui se conclut au détriment des femmes. Et de fait, 30 % des familles monoparentales vivent ainsi sous le seuil de pauvreté, contre 8 % pour l’ensemble de la population. Les monoparents présentent également des taux de chômage et de sous-emploi supérieurs à ceux des parents en couple, ils ont des revenus plus incertains et des conditions de logement difficiles. A l’inverse, alors qu’elle cristallise les passions, l’homoparentalité ne
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LES FRANÇAIS PLÉBISCITENT
Source : Insee
constitue pas la révolution annoncée. Les En matière éduLA FAMILLE cative toujours, la enquêtes sur ces familles, le plus souvent Hiérarchie des valeurs selon les Français structurées autour d’un couple de femmes, en 1990, 1999 et 2008, en % norme expressive, qui 1990 1999 2008 révèlent au contraire un certain conforvalorise le dialogue et Famille misme aux rôles traditionnels (souci d’être rejette l’autoritarisme, Très important 81 88 87 de « bonnes mères », importance d’avoir est davantage diffusée Assez important 15 11 10 des figures paternelles dans l’entourage, par au sein des classes suTravail exemple), même si leur statut officiel incerpérieures, tandis que Très important 60 69 68 tain et l’hétéronormativité* dominante aples classes populaires Assez important 32 26 26 Amis et relations portent leur lot de difficultés spécifiques [5]. conservent un modèle Très important 40 50 50 Sur ces inégalités de genre se greffent des plus autoritaire, ce qui Assez important 46 45 40 inégalités de classe : 24 % des non-diplômées renforce malentendu Loisirs élèvent seules leurs enfants depuis plus de dix et inégalités face à une Très important 31 37 33 ans, contre 15 % des titulaires d’un diplôme école qui valorise daAssez important 48 51 51 supérieur ou égal au bac [6]. Les inégalités se vantage la première. Religion jouent cependant bien en amont de la sépaMoins connu, enfin, Très important 14 11 13 Assez important 28 26 32 ration. L’homogamie, soit le fait de choisir le rôle de l’entraide Politique un conjoint de même milieu, reste de mise, familiale qui, loin Très important 8 8 15 en particulier chez les plus favorisés, même d’atténuer les inégaliAssez important 24 27 23 si elle tend à s’affaiblir globalement. Des entés sociales, tend à les quêtes ont montré que les lieux de rencontre renforcer. Cette « écodevenaient de plus en plus fermés à mesure nomie cachée de la parenté » prend ainsi des que l’on « s’élève » dans l’échelle sociale [7], la formes différentes selon les classes, en fonccorrespondance des habitus* de classe faisant tion de leurs propres ressources : cohabitation le reste. et entraide domestique en milieux populaires, Ensuite, en matière d’égalité entre conjoints, appui financier et surtout partage du carnet les discours évoluent plus vite que les prad’adresses pour les plus favorisés, ce qui retiques. La répartition des tâches domestiques crée par ailleurs certaines dépendances [8]. demeure largement inégale en leur sein au Dès lors, l’intervention publique reste déterdétriment des femmes, auxquelles incombe minante pour accompagner l’autonomie, mais toujours la plus grande part des tâches doaussi pour éviter le repli des familles sur ellesmestiques, mais aussi les moins reconnues, mêmes. I. M. comme le ménage ou la cuisine quotidienne, [5] Voir Les mères lesbiennes, par Virginie Descoutures, PUF, 2010. les hommes se mettant aux fourneaux quand [6] Voir « Les familles monoparentales. Des difficultés à travailler et à se loger », Insee Première n° 1195, juin 2008, et « Depuis combien viennent les invités. Un écart qui croît avec de temps est-on en famille monoparentale ? », Insee Première le nombre d’enfants, car, à l’inverse de leur n° 1539, mars 2015. [7] Voir La formation du couple, par Michel Bozon et François Héran, époux ou conjoint, les femmes La Découverte, 2006. réduisent plus souvent leur [8] Voir « Entraide familiale, indépendance économique et sociabilité », par Jean-Hugues Déchaux et Nicolas Herpin, Economie activité professionnelle. Cette > Hétéronormativité : et Statistique n° 373, pp. 3-32, avril 2005. persistance du modèle tradiimposition de l’hétérosexualité comme tionnel de Monsieur Gagneseule orientation sexuelle pain et Madame Aufoyer est légitime. EN SAVOIR PLUS de la famille, par Martine Segalen et Agnès Martial, > Habitus : ensemble en partie liée aux pratiques • Sociologie Armand Colin, 2013 (8e éd.). cohérent de dispositions à éducatives des familles ellessentir, agir et penser d’une • Sociologie de la famille contemporaine, par François de Singly, Armand Colin, 2014 (5e éd.). mêmes, qui continuent à être certaine manière, incorporé au cours de la socialisation • Sociologie de la famille, par Jean-Hugues Déchaux, coll. Repères, différenciées selon le sexe de La Découverte, 2009 (2e éd.). au sein d’un groupe donné. l’enfant. • Métamorphoses de la parenté, par Maurice Godelier, Fayard, 2004.
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DES INSTITUTIONS BOUSCULÉES
Les réseaux, toile de fond des rapports sociaux
tamment les distinctions usuelles entre sphère privée et sphère publique, ou encore entre amis et vagues connaissances. Mais les chercheurs n’ont Amis, connaissances, carnet d’adresses, les relations jouent pas attendu Internet pour s’intéresser au rôle de nos un rôle économique important. Et constituent un facteur relations personnelles dans d’inégalités souvent insoupçonné. la vie sociale. Dans les années 1930, le psychologue Jacob Moreno mène une enquête au sein d’un institut de rééducation pour adolescentes (Who Shall Survive ?, 1934). 1 Il demande à chacune des quelque 500 pensionnaires de citer les cinq personnes avec lesquelles elles voudraient le plus cohabiter Aujourd’hui, lorsqu’on parle de réseaux soet les cinq avec lesquelles elles aimeraient le ciaux, on pense immédiatement à Facebook, moins le faire. Par ce test sociométrique, il va Les réseaux peuvent Twitter et autres plateformes d’échanges mettre en évidence une structure informelle jouer, dans la sur le web. Des outils qui ont effectivement sous-jacente de circulation de l’information : recherche d’emploi, un rôle plus décisif transformé nos manières d’entrer en relapar exemple, les plans d’évasion ne s’orgaque la famille tion et d’échanger avec autrui, brouillant nonisent pas dans un pavillon en particulier, et les agences mais suivent les réseaux de placement. d’affinité identifiés. Au début des années 1950, l’anthropologue John Barnes va séjourner deux ans parmi les habitants d’une petite île norvégienne et reconstituer minutieusement les différentes relations qui unissent ces derniers. Il met ainsi en évidence, à côté des relations administratives et économiques officielles, l’existence d’un système informel enserrant dans un vaste filet toute la population. Un véritable « petit monde » dont Stanley Milgram et John Travers vont montrer, à la fin des années 1960, qu’il s’étend en fait à l’ensemble de la société étasunienne. Leur équipe va en effet constituer aléatoire-
Philippe Turpin – Belpress/Andia
Un concept plus vaste qu’il n’y paraît
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DES INSTITUTIONS BOUSCULÉES
DES MÉDIAS SOCIAUX TRÈS UTILES POUR TROUVER UN EMPLOI Sources : Insee, Eurostat, enquêtes TIC entreprises 2013.
ment trois groupes d’une Part des sociétés européennes utilisant les médias sociaux pour recruter du personnel, en % centaine de personnes 27 Ensemble Union européenne à 28 dans trois Etats très dis9 Sociétés de 250 salariés ou plus 24 Ensemble France tants et les charger de 8 Sociétés de 10 salariés ou plus 17 Industrie, construction, transport faire parvenir un docu3 27 ment à un individu cible, Commerce 6 agent de change à Bos20 Activités administratives et immobilières 10 ton, par l’intermédiaire 46 Hébergement et restauration 12 de leurs propres rela43 Activités spécialisées et scientifiques 14 tions. En moyenne, il ne 54 Information et communication 32 faudra à chacun passer que par un peu plus de Lecture : en 2013, 32 % des sociétés de 10 personnes ou plus Champ : sociétés de 10 personnes ou plus des secteurs prindu secteur de l’information et de la communication utilisent cipalement marchands hors secteurs agricole, financier et cinq intermédiaires pour les médias sociaux pour recruter du personnel. d’assurance implantées dans l’Union à 28. faire arriver le paquet N. B. : réseaux sociaux (Facebook, LinkedIn, Xing, Viadeo, Yammer, Google+...), blogs ou microblogs (Twitter, Present.ly...), sites web à bon port, suggérant de partage de contenus multimédias (Youtube, Flickr, Picasa, Slideshare...), wikis et autres outils de partage des connaissances. l’idée que nous sommes en fin de compte tous reliés par une chaîne de seulement quelques en améliorer la circulation et la qualité. En connaissances. la matière, ce ne sont pas forcément les reA la suite de ces expériences pionnières, lations dont nous sommes les plus proches l’analyse des réseaux sociaux va devenir qui constituent la ressource la plus indispensable, mais au contraire les plus distendues. un champ de recherche à part entière. Ses spécialistes ont ainsi découvert le rôle cruMark Granovetter démontre cette « force cial de la forme et de la densité des réseaux des liens faibles » dans un célèbre article de dans l’évolution des états affectifs, dans 1973 ainsi intitulé. Son enquête auprès de 1 000 cadres de Boston révèle que ce sont les l’obtention de certaines ressources (emrelations les plus distendues, anciens camaploi, logement, etc.), dans les dynamiques d’innovation, et plus généralement dans le rades d’école ou des amis d’amis, qui jouent fonctionnement des marchés économiques un rôle décisif dans l’emploi car, évoluant de toutes sortes, soulignant une fois de plus dans des milieux qui nous sont étrangers, combien ces derniers s’éloignent du modèle elles donnent accès à davantage d’informations. A l’inverse, les personnes auxquelles théorique de la concurrence « parfaite ». nous attachent des liens forts (famille, amis) fréquentent souvent les mêmes cercles sociaux que nous, et n’offrent que des informations redondantes. 2 Par la suite, Mark Granovetter a mis en évidence l’interdépendance entre carrière professionnelle des individus et composition Les recherches de Mark Granovetter vont de leur réseau social. Si la composition du en particulier mettre en évidence les imperréseau influe sur la carrière, elle va aussi évofections des marchés concrets. La première luer au gré des changements de poste et oud’entre elles concerne l’information : cruvrir ainsi de nouvelles opportunités. La force ciale avant d’engager toute action, celle-ci des liens faibles ne se limite par ailleurs pas à est loin d’être accessible de manière coml’emploi : elle peut également faciliter l’acquiplète et fiable à l’ensemble des agents. Or les sition d’autres ressources rares, comme un réseaux peuvent jouer un rôle essentiel pour logement ou… un partenaire conjugal !
Les réseaux au cœur de l’économie
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DES INSTITUTIONS BOUSCULÉES ASSOCIATIONS : LES CADRES TRÈS IMPLIQUÉS Taux d’adhésion à au moins une association selon la catégorie socioprofessionnelle
Cadres et professions intellectuelles
Sport
Culture
Loisirs
Défense de droits et Syndicat, groupement intérêts communs professionnel*
50
7
20
12
4
5
13
Professions intermédiaires
44
6
20
8
6
4
12
Employés
30
3
12
4
4
2
11
Ouvriers
(y compris ouvriers agricoles)
26
n. s.
12
3
4
n. s.
9
Retraités
36
6
10
9
9
2
2
Autres inactifs
28
4
13
5
4
2
1
Ensemble
34
4
13
7
6
3
7
Champ : France métropolitaine, individus de 16 ans ou plus*, personnes occupant un emploi, chômeurs et retraités.
Approfondissant ces travaux, Ronald Burt va montrer en 1992 que les ressources dont un individu bénéficie de par son réseau social ne tiennent pas seulement à la quantité ou à la qualité de ses liens, mais aussi à sa position au sein de ces réseaux. Le fait qu’un individu soit situé dans un « trou structural », c’est-à-dire à l’intersection entre plusieurs réseaux peu ou pas connectés entre eux, peut ainsi représenter une source d’avantages particuliers dans la mesure où il constitue un point de passage obligé des ressources, informationnelles ou autres, entre ces derniers. Le recours aux réseaux personnels permet par ailleurs, selon Granovetter, d’économiser certains coûts, de prospection notamment. Il favorise également la confiance entre les parties et alimente un sentiment d’obligation réciproque, contrecarrant les effets des asymétries d’information*. En étudiant le marché du financement des PME de Chicago, Brian Uzzi montre ainsi en 1999 que les dirigeants qui C’est, selon la Fondation de France, cultivent des relations person- la proportion de Français majeurs nelles avec leur banquier bénéfi- en situation d’isolement, c’est-àcient de taux d’intérêt inférieurs dire ayant moins de cinq contacts mensuels avec d’autres personnes, aux autres. La structure des réseaux so- tous réseaux confondus.
12 %
ciaux joue encore un rôle décisif dans nombre d’opérations économiques, comme les créations d’entreprises [1], les fusions-acquisitions *, la détermination des stratégies et des modes de gouvernance
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des firmes ou encore les processus d’innovation. Les inventions les plus radicales ne viennent souvent pas des individus les plus intégrés mais, au contraire, des plus périphériques – en particulier à l’intersection de « trous structuraux » –, moins enclins à se conformer aux routines de pensée qui y dominent. Un réseau trop cohésif n’est donc pas nécessairement un atout.
3
Un capital social inégalement réparti
Pour résumer l’influence que la taille et la structure des réseaux sociaux exercent sur nos existences, les sociologues ont forgé la notion de « capital social ». Plusieurs définitions de ce capital coexistent néanmoins. Dans Bowling Alone (2000), Robert Putnam en fait un attribut des sociétés prises dans leur ensemble. Selon lui, plus les réseaux y sont développés entre leurs membres, plus la cohésion et, partant, le bien-être y sont élevés. Or la baisse de l’appartenance associative qu’il constate aux Etats-Unis – symbolisé par l’apparition de joueurs de bowling solitaires – indique selon lui un déclin du capital social du pays. Une approche qui occulte cependant la dimension inégalitaire du phénomène. Celle-ci est au contraire au cœur de la réflexion de Pierre Bourdieu, qui définit le ca-
Source : Insee, Enquête SRCV-SILC 2010.
Tous types Action sanitaire et sociale d’association ou humanitaire et caritative
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pital social comme « les ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations ». Ce réseau est luimême le produit de « stratégies d’investissement social consciemment ou inconsciemment orientées vers l’institution ou la reproduction de relations sociales directement utilisables » [2]. A l’instar des autres formes de capitaux – économique et culturel – identifiés par le sociologue, le capital social s’accumule et participe à la reproduction de la stratification et des inégalités sociales. Les enquêtes montrent en effet que le nombre de contacts s’élève avec le niveau de diplôme [3], tout comme l’adhésion associative. A cet aspect quantitatif s’ajoute le fait que toutes les relations ne sont pas aussi « rentables ». Or, concernant le choix des amis ou du conjoint, le capital va aussi au capital ou, pour reprendre un autre adage, « qui se ressemble s’assemble ». La persistance de l’homophilie* et de l’homogamie* fait que les réseaux se constituent largement à l’intérieur d’une même classe sociale, via la fréquentation des mêmes lieux et les affinités d’habitus*. Dans une enquête originale auprès des salariés du secteur de la sécurité à Toronto,
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> Asymétrie d’information : situation dans laquelle une des parties détient certaines informations décisives auxquelles les autres n’ont pas accès. > Fusions-acquisitions : opérations financières au cours desquelles les actionnaires de plusieurs sociétés échangent ou cèdent leurs actions pour n’en former qu’une, et où l’une d’entre elles peut éventuellement prendre le contrôle des autres. > Homophilie : tendance à se lier à des amis présentant les mêmes caractéristiques sociales que soi, notamment la classe sociale. > Homogamie : tendance à « choisir » un conjoint présentant les mêmes caractéristiques sociales que soi. > Habitus : manière d’agir, de sentir et de penser particulière à un individu, un groupe ou une classe sociale particuliers.
Prestwick Golf Club, au Royaume-Uni. La fréquentation d’espaces communs entretient l’interpénétration des réseaux des différentes élites.
la sociologue Bonnie Erickson a par ailleurs montré que les membres des classes supérieures possèdent des réseaux plus diversifiés socialement. Ceux-ci leur apportent une plus grande variété de références culturelles. Un atout dans les conversations, qui favorisent les réseaux et les carrières [4]. D’autres chercheurs ont mis en évidence l’interpénétration des réseaux des élites économiques, politiques ou médiatiques. Soigneusement cultivée par la fréquentation de certains espaces communs, tel le dîner mensuel du club du Siècle, celle-ci contribue ainsi à expliquer le conformisme de leur vision économique et sociale [5]. Loin de s’opposer, l’approche en termes de classes sociales et l’analyse des réseaux s’enrichissent donc mutuellement. I. M. [1] Voir « Dynamique des réseaux interpersonnels et des organisations dans les créations d’entreprises », par Michel Grossetti et JeanFrançois Barthe, Revue française de sociologie vol. 49, 2008/3, pp.585-612. [2] Voir « Le capital social », Actes de la recherche en sciences sociales n° 31, 1980. [3] Voir « La sociabilité, une pratique culturelle », par François Héran, Economie et statistiques n° 216, décembre 1988, pp. 3-22, accessible www. persee.fr [4] Voir « Culture, Class and Connections », American Journal of Sociology n° 102, 1996, pp. 217-251. [5] Voir par exemple le dossier « Le pouvoir économique », Actes de la recherche en sciences sociale n° 190, 2011.
Jo Röttger – Gruppe28/Réa
EN SAVOIR PLUS
des réseaux sociaux, par Pierre • Sociologie Mercklé, La Découverte, 2011 (3e éd.). vie en réseau. Dynamique des relations • La sociales, par Claire Bidart, Alain Degenne et
Michel Grossetti, coll. Le lien social, PUF, 2011.
capital social, par Sophie Ponthieux, La • Le Découverte, 2006.
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Rue des Archives
DES INSTITUTIONS BOUSCULÉES
Le sentiment national, « illusion bien fondée » ? Loin d’être éternelle, la nation est une invention récente. Reposant sur un récit et des symboles, elle reste le principal espace de mise en œuvre des solidarités.
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Une construction récente
Qu’est-ce qu’une nation ? Cette interrogation, qui a donné son titre à une célèbre conférence prononcée en 1882 par l’historien Ernest Renan, n’est ni neuve ni propre à l’Hexagone. Mais elle est ravivée par la construction européenne et par le processus de mondialisation. L’étymologie même du mot est trompeuse : du latin natio, la naissance, la racine de ce terme suggère que l’appartenance à tel ou tel groupe national, supposé immuable, consti-
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Présentation de l’étendard aux écoliers de Vincennes en 1906. C’est surtout à l’école que s’est construit le sentiment national.
tuerait une propriété innée. Pourtant, le sens de ce terme a sensiblement évolué, de même que les entités qu’il recouvre. Du substrat ethnoculturel qui distinguait les différents peuples composant l’Empire romain, sa signification s’est progressivement déplacée sur le terrain politique pour désigner le support de la souveraineté de l’Etat, revendiquant, à la différence des autres groupes culturels, de se gouverner elle-même. La nation est pourtant bien plus un résultat de la formation de l’Etat souverain que l’inverse. C’est au XVIIIe siècle, au moment des révolutions américaine et française, qu’a été contestée l’autorité divine dont se prévalaient les dynasties monarchiques. Une nouvelle source de légitimation du pouvoir est alors devenue nécessaire. Le « peuple » a ainsi, en quelque sorte, succédé à Dieu. « L’Italie est faite, reste à
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L’INFLATION DES ÉTATS-NATIONS
naculaires*, au détriment des langues sacrées comme le latin, et s’accompagne d’une Evolution du nombre d’Etats nouvelle conception du temps. Celui-ci n’est indépendants dans le monde plus finalisé et discontinu comme dans les récits religieux, mais « vide et homogène », ce qui permet d’ancrer dans le quotidien une solidarité à distance avec des personnes que l’on 77 72 ne rencontrera jamais, mais avec lesquelles 53 on s’imagine accomplir les mêmes gestes au même moment. A commencer, donc, par la 1914 1932 1945 2011* * 193 membres de l’ONU plus le Vatican. lecture des mêmes journaux nationaux. Cette commune appartenance est rendue faire les Italiens », s’exclamait Massimo d’Azetangible par la promotion de référents symboglio en 1861 au lendemain de l’unification du liques communs : langue, mais aussi drapeau, pays. Tous les Etats ont œuvré à la création hymne, devises, fêtes, etc. Cette « fabrique des ou à l’entretien d’un sentiment d’unité au sein nations » est menée par les membres de la d’un « agrégat inconstitué de peuples désunis », bourgeoisie émergente, qui parlent au nom comme on qualifiait la du peuple pour s’imposer face à France avant 1789, du fait l’aristocratie dominante [1]. C’est Le Tour de France est « un des ajouts et des retranpourquoi, en pratique, elle s’articule chements qui ont affecté discours amoureux qui n’en avec – plus qu’elle ne s’oppose – un son territoire au gré des régionalisme davantage populaire. finit pas de décrire et de conquêtes et des alliances. Mais comme l’a montré Ernest désirer la nation incarnée Comme les autres, l’Etat Gellner [2] , c’est sans conteste Anne-Marie Thiesse français s’est constitué l’école qui réside au cœur de la tardivement, à travers un construction du sentiment natioprocessus conjoint de monopolisation fiscale nal. Au-delà de la langue, c’est une mémoire et militaire. Pour autant, rappelle Benedict commune qui y est transmise dès le plus Anderson, ce phénomène n’est pas propre à jeune âge. Non sans prendre quelques liberl’Europe, la nation étant, selon la définition tés avec la vérité historique… qu’il en donne, une « communauté imaginée ». Communauté dont la spécificité serait d’être « limitée », « souveraine » et conçue comme « une camaraderie profonde et horizontale » pour 2 laquelle certains sont prêts à sacrifier leur vie. Pour Anderson, l’essor des nationalismes au XVIIIe siècle est indissociable de celui du capitalisme et des techniques de communiUn « plébiscite de tous les jours » : la vision cation. Outre le déplacement des fonctionélective de la nation promue par Ernest Renan, naires, la diffusion de romans et de journaux où un projet commun unit les compatriotes, joue un rôle majeur. Car ce « capitalisme de est souvent opposée à la définition « cultul’imprimé » contribue à fixer les langues verrelle » de la nation développée outre-Rhin par des penseurs comme Johann Gottfried Herder, Johann Gottlieb Fichte ou Friedrich Source : Nations unies
194
La mémoire contre l’histoire
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> Vernaculaire : désigne des éléments matériels ou culturels produits et circulant seulement au sein d’une communauté donnée, par opposition à ce qui est échangé avec l’extérieur.
[1] Voir Eric Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780, Gallimard, 1992 (1990). [2] Dans Nations et nationalismes, Payot, 1989 (1983).
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Ludwig Jahn. C’est ainsi que l’on justifie en particulier les différents modes d’acquisition de la nationalité : « droit du sol » côté français (citoyenneté accordée aux enfants de parents immigrés nés sur le sol national) et « droit du sang » côté allemand (nationalité transmise uniquement par la filiation directe). Or cette opposition « philosophique » doit être nuancée, car, en pratique, les deux formes cohabitent à des degrés divers. Les divergences franco-allemandes s’expliquent en grande partie par le contexte du XIXe siècle : les prétentions impérialistes de Napoléon d’abord, puis la question de l’Alsace-Lorraine. Enfin, dans son discours, Renan insiste C’est le nombre de personnes autant, si ce n’est plus, sur la qui ont acquis la nationalité « possession en commun d’un française en 2013. riche legs de souvenirs » ; il identifie le désir de vivre ensemble à « la volonté de faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis ». En somme, le sentiment national se présente comme un trait d’union entre passé et avenir. Une vaste entreprise d’« invention de la tradition » [3] se met ainsi en marche dès le XVIIIe siècle, selon Anne-Marie Thiesse : « Dans l’Europe en guerre, tandis que se succèdent batailles sanglantes, annexions et traités, la découverte et la célébration des antiquités nationales sont menées comme une tâche patriotique majeure. » On s’efforce de collecter les chants populaires et d’exhumer des ancêtres glorieux mis en scène dans des œuvres écrites, lyriques ou picturales. Sont célébrés par ces représentations non seulement les « grands hommes » et les épisodes héroïques d’une lutte supposément continue pour la liberté, mais aussi des paysages, des costumes et de l’artisanat traditionnels. L’ethnologie est enrôlée via la création de musées et autres exhibitions folkloriques. La nation s’insinue aussi quotidiennement dans > Habitus national : notion introduite les multiples symboles dont par Norbert Elias pour désigner un un nouvel Etat-nation doit ensemble de manières d’agir et de penser communes aux membres d’une même se doter : monnaie, noms nation et qui les distinguent des autres. des lieux publics, timbres ou
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uniformes. Enfin, l’école transmet non seulement la langue, la géographie ou l’histoire, mais plus profondément encore un « habitus national »*. Au final, la nation fait ainsi l’objet d’une véritable socialisation qui se prolonge dans de nombreuses activités de loisir, compétitions sportives en tête. Le Tour de France constitue par exemple « un discours amoureux qui n’en finit pas de décrire et de désirer la nation incarnée », écrit Anne-Marie Thiesse. Depuis plusieurs années, on observe un retour du « roman national » qui se traduit notamment par des polémiques récurrentes sur l’enseignement de l’histoire à l’école. Vivement critiqué par les chercheurs [4], ce mouvement très politique est également contesté par différents groupes qui réclament que ce « devoir de mémoire » s’applique aussi à des épisodes historiques majeurs mais jusqu’ici étouffés : traite négrière, massacres coloniaux ou participation de l’Etat français à la Shoah [5].
3
L’espace de la solidarité
Les luttes mémorielles illustrent les ambivalences du sentiment national, entre cohésion centrale et rejet de l’autre. A cette aune, le récit national est fait d’« oublis » majeurs. Contredisant frontalement le mythe d’une communauté nationale à la fois autonome et accueillante, l’histoire de l’immigration et des conflits en est évacuée. Comme le montre Gérard Noiriel, l’introduction au XIXe siècle d’une division du monde entre nationaux et étrangers a été le pendant de l’intégration tardive des classes populaires autochtones au jeu social et politique. La promotion de la confraternité nationale évacue en effet, autre « oubli », les inégalités et les rapports de domination qui s’y jouent. La nation reste cependant le seul cadre à l’intérieur duquel a pu être érigé un impératif de solidarité, à travers la mise en
L’identité à la carte Loin de relever du seul ordre symbolique, l’appartenance nationale a des implications très concrètes. Elle constitue ainsi ce que Gérard Noiriel qualifie d’« identité de papier ». Celui-ci analyse notamment la mise en place progressive, à partir du XIXe siècle, des dispositifs d’identification des personnes par l’Etat. Ce processus participe plus généralement d’une « nationalisation »* du monde social opérée par l’Etat. En France, le décret du 2 octobre 1888 impose par exemple à tous les étrangers de se déclarer à la mairie. Il s’accompagne de la tenue d’un fichier central des étrangers au ministère de l’Intérieur. Complété par la loi du 9 août 1893, il inaugure, comme dans les pays voisins au même moment, les politiques de « protection » du marché du travail au nom de l’intérêt natio- Cérémonie de naturalisation à Mâcon. serve que le traitement nal. Les ressortissants étrangers sont non seulement Parmi les violences symboliques, celles faites aux naturalisés, auxquels il est régulièrement rappelé tant administratif que exclus de certaines professions, mais leur présence sur qu’ils ne seront jamais des citoyens naturels. social des étrangers vale territoire est parfois conditionnée à l’exercice d’une rie suivant leur nationalité, en fonction de la position, dans la profession donnée. hiérarchie politique et économique mondiale, de l’Etat dont Introduite en 1917, la carte d’identité a, elle, été d’abord ils sont ressortissants [3]. obligatoire pour les travailleurs étrangers de plus de 15 ans, avant d’être étendue sous Vichy à tous les citoyens de plus de [1] Voir « La technologie du soupçon : tests osseux, tests de pilosité, tests 16 ans. Aujourd’hui, évolutions techniques aidant, après les ADN », par le collectif Cette France-là, Mouvements n° 62, 2010, pp. 80-83. fichages biométriques, ce sont les tests génétiques qui sont [2] Voir « Naturels et naturalisés », Actes de la recherche en sciences sociales n° 99, 1994, pp. 26-36. expérimentés sur les étrangers [1]. Abdelmalek Sayad a par [3] Voir La double absence, Seuil, 1991, pp. 261-272. ailleurs pointé d’autres formes de « violence symbolique »* associées à l’arbitraire étatique de définition de la nationalité : [ ] vis-à-vis des immigrés, dont l’histoire, tant collective qu’indi> Nationalisation de la société : désigne, pour Gérard Noiriel, viduelle, est en partie niée, mais aussi à l’égard des personnes le processus par lequel la nation devient une référence centrale dans les liens qui unissent les ressortissants d’un même Etat. naturalisées, auxquelles il est régulièrement rappelé qu’elles ne > Violence symbolique : désigne des formes de domination souvent seront jamais des citoyens naturels, ce qui leur fait intérioriser inaperçues car elles dissimulent les rapports de force qui les sous-tendent [2] un sentiment d’infériorité . Plus largement, le sociologue oben s’appuyant sur l’imposition de croyances collectives. Jeff Pachoud – AFP
ZOOM
DES INSTITUTIONS BOUSCULÉES
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place de systèmes de protection sociale et de transferts sociaux. Robert Castel [6] parle d’ailleurs d’« Etat national social » pour désigner ce que l’on appelle souvent l’Etat-providence. Contrairement aux capitaux, l’assurance collective contre les aléas de l’existence a bien du mal à passer les frontières. Ce serait pourtant un antidote à la « rétractation identitaire » qui, selon Jean-François Bayart, « va de pair avec le rabougrissement des interrogations intellectuelles, pour ne pas dire morales » [7]. I. M.
[3] Voir L’invention de la tradition, par Eric Hobsbawm et Terence Ranger (dir.), Amsterdam, 2006 (1983). [4] L’histoire bling-bling, par Nicolas Offenstadt, Stock, 2009, et plus largement les travaux du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH) sur http://cvuh.blogspot.com [5] Voir Patrick Garcia, « Roman national et revendications mémorielles », Cahiers français n° 352, sept.-oct. 2009. [6] Voir L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé?, Le Seuil, 2003. [7] L’illusion identitaire, par Jean-François Bayart, Fayard, 1996.
EN SAVOIR PLUS
national, par Benedict Anderson, La Découverte-Syros, 2002 (1983). • L’imaginaire création des identités nationales, par Anne-Marie Thiesse, Le Seuil, 1999. • La • Etat, nation et immigration, par Gérard Noiriel, Belin, 2001.
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La consommation, un mode d’expression
sant les dépenses en neuf postes, puis examinant l’évolution des coefficients budgétaires* en fonction du revenu du ménage, il constate qu’à mesure que Au-delà de la satisfaction de besoins matériels, ce revenu augmente, la part consacrée à la nourla consommation traduit notre condition sociale. riture diminue. L’élévation Et devient parfois un instrument de lutte politique. du revenu s’accompagne également d’une hausse plus que proportionnelle des dépenses vestimentaires et d’autres petits postes de loisirs. 1 Comment l’expliquer ? Selon le sociologue Maurice Halbwachs [1], « consommer, ce n’est pas seulement dépenser ni acquérir des biens D’un point de vue (trop) strictement écomatériels, c’est bel et bien prendre sa part de la nomique, la consommation désigne la finavie sociale ». La priorité accordée à tel ou tel lité du travail : celui-ci servirait à produire type de dépenses reflète, selon lui, un plus ou les biens et services permettant d’assouvir moins fort degré d’« altruisme familial » : indiles besoins des ménages, l’épargne n’étant viduel, l’achat de vêtements serait une marque qu’une consommation reportée à plus d’égoïsme, tandis qu’à l’opposé, les dépenses tard. Mais cela ne nous dit pas ce que nous consacrées au logement seraient réalisées consommons et pourquoi. pour le bien collectif, l’alimentation se situant Les partisans du choix rationnel* avancent entre les deux. Or, à budget égal, Halbwachs que les individus déterminent leurs choix en observe lui aussi que la part des dépenses suivant leur « fonction d’utilité ». Autrement alimentaires est plus importante chez les oudit, ils maximivriers français que chez les employés, tandis que ceux-ci dépensent davantage pour leur seraient leur sahabitat, ce qui marque, selon lui, une plus forte tisfaction sous la Consommer, ce n’est pas intégration sociale. contrainte que seulement dépenser ni Si, un demi-siècle plus tard, les enquêtes représente leur acquérir des biens matériels, b u d g e t . S i , p a r confirment cette différence, les conclusions d’Halbwachs sont en revanche contestées : exemple, Paolo c’est bel et bien prendre le moindre effort consacré au logement chez chérit le chocosa part de la vie sociale lat davantage que les ouvriers est compensé par une sociabilité Maurice Halbwachs le café, alors il de voisinage plus intense, s’accompagnant notamment de nombreux échanges de serconsommera le premier jusqu’à satiété, puis un peu du second. vice. Mais d’autres enquêtes, comme la maMais comment se forment ces préférences ? gistrale monographie d’Olivier Schwartz [2], En s’appuyant sur les enquêtes sur les budgets ouvriers menées par Frédéric Le Play > Choix rationnel : doctrine économique qui considère et Edouard Ducpétiaux, un jeune ingénieur les individus comme des calculateurs soucieux allemand, Ernst Engel, va proposer une loi de maximiser leur intérêt en toutes circonstances. > Coefficient budgétaire : part des dépenses d’un générale permettant de rendre compte des ménage consacrée à un poste de consommation donné. comportements de consommation. Clas-
Un reflet de la structure sociale
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Johann Rousselot – Signatures
nages les plus pauvres, alors qu’il n’a augmenté que de 7 % pour les plus hauts revenus [3]. Plus généralement, le siècle dernier a vu se diffuser un modèle de consommation dit « de masse », reposant sur une production en grande série et standardisée. Accompagné par l’essor du crédit et de la publicité, celui-ci a certes permis aux ménages les plus modestes d’accéder à de nombreux biens et services, mais il a dans le même temps radicalement transformé les liens sociaux. Telle est la thèse que défend Jean Baudrillard, auteur notamment d’un essai au titre explicite : La société de consommation Avenue Montaigne, à Paris. (1970). Pour lui, la valeur d’usage des La haute société fixe des normes de consommation biens de consommation a été supqui se diffusent par imitation plantée par la signification qui leur est vers les milieux inférieurs, mais elle les renouvelle de manière attachée, et ces objets-signes forment à garder ses distances. un système cohérent qui est devenu le socle de notre culture. Non seulement le cycle de production-destruction permanent y entretiendrait, selon lui, un mythe de l’abondance qui nous éloignerait du réel, mais en s’érigeant comme la seule source de salut, la consommation finirait par transformer les corps, les hommes et leurs relations en objets. Mais si la consommation peut servir à exprimer qui l’on est, cette fonction n’a pas attendu l’avènement d’une supposée société de consommation. Dès 1899, dans sa Théorie de la classe de loisirs, Thorstein Veblen avance ainsi que les dépenses de luxe, synonymes d’excès et de gaspillage, et surtout leur ostentation constituent le moyen d’affirmer sa supériorité, elle-même attachée à la richesse et à l’oisiveté, c’est-à-dire à la liberté de ne pas
suggèrent au contraire un repli des ouvriers sur la sphère privée, et un effort croissant apporté en conséquence à l’équipement domestique. D’où l’intérêt des enquêtes sur les budgets des familles que la plupart des Etats industrialisés conduisent périodiquement.
2
Je consomme, donc je suis
Censées refléter le moral des ménages, et donc leur optimisme vis-à-vis de l’avenir (en préférant consommer maintenant plutôt qu’épargner pour plus tard), les dépenses de consommation sont souvent envisagées dans leur globalité. On en oublie, ce faisant, les inégalités de classes, mais aussi les différences de nature et de signification. Le progrès technique aidant, de nouveaux biens et services deviennent disponibles, mais ils contribuent à élever les standards de consommation, et notamment le poids des dépenses contraintes – ou préengagées – dans les budgets (loyer, énergie, abonnements téléphoniques et internet…). Une hausse toutefois inégale puisqu’entre 1979 et 2005, selon le Crédoc, ce poids a doublé dans les dépenses des mé-
[1] Voir La classe ouvrière et les niveaux de vie. Recherches sur la hiérarchie des besoins dans les sociétés industrielles contemporaines, 1912, accessible sur le site des Classiques en sciences sociales de l’Uqac http://classiques.uqac.ca/classiques/Halbwachs_maurice/ classe_ouvriere/classe_ouvriere.html [2] Le monde privé des ouvriers, PUF, 1990. [3] Voir « La société de consommation en continu », Alternatives Economiques n° 295, octobre 2010, disponible dans nos archives en ligne, et « Les classes moyennes sous contrainte », par Régis Bigot, Consommation et modes de vie n° 219, mars 2009, accessible sur www.credoc.fr/pdf/4p/219.pdf
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travailler, dans une compétition sociale qui prolonge la compétition économique. Ce faisant, les membres de la haute société fixent des normes qui se diffusent progressivement par imitation vers les milieux inférieurs, tout en les renouvelant régulièrement pour garder leurs distances. Cette tension entre distinction et conformisme est ainsi au cœur des cycles de mode, comme l’a montré le sociologue allemand Georg Simmel. Elle exprime selon lui deux désirs contradictoires : s’égaliser et se différencier. Mais pour Simmel, la mode ne fait que refléter le statut des individus, tandis que pour Veblen, elle le crée. En outre, si les travailleurs ne se révoltent pas contre une telle ostentation, c’est que les mondanités des riches nourrissent leur propre imaginaire. Ce qui renforce d’autant l’injonction à paraître des classes dominantes. Une thèse critiquée pour son caractère totalisant, mais qui permet de rendre compte d’un phénomène économique paradoxal : le fait que la consommation de nombreux biens de luxe s’accroît quand leurs prix augmentent. Un demi-siècle plus tard, l’économiste James Duesenberry constatera lui aussi la rigidité à la baisse du niveau de consommation, autrement dit le fait que la propension à consommer se maintient quand le revenu diminue. Il l’explique par un tendance générale des ménages à faire la démonstration du statut social qu’ils souhaitent atteindre en imitant la consommation du groupe qu’ils perçoivent comme immédiatement supérieur. Ces analyses invitent ainsi à se demander si la consommation n’aurait pas tendance à remplacer le travail comme support de l’identité et de la valeur individuelle [4]. Ce qui
expliquerait pourquoi l’accès à certaines dépenses apparemment superflues – comme les produits de marque – semble si important pour certaines personnes précarisées. Ce serait une manière de lutter contre le mépris qu’elles ressentent dans les autres sphères de leur existence.
3
Un acte politique
Dans la lignée de Karl Marx qui avait déjà analysé le « fétichisme de la marchandise »*, beaucoup ont vu dans la consommation de masse un nouvel instrument d’aliénation, comme le travail. Autrement dit, elle déposséderait les membres des classes dominées de la maîtrise de leur existence en leur voilant la réalité des rapports sociaux. Pour La consommation les philosophes de l’école de tend à remplacer Francfort comme Theodor le travail comme Adorno, Max Horkheimer ou Herbert Marcuse, la créasupport de l’identité tion de faux besoins par la et de la valeur publicité et les médias de individuelle masse réduit les membres de la « société industrielle avancée » à leur seul rôle de producteur-consommateur, dont tout esprit critique serait banni [5]. Là encore, l’investissement politique de la consommation n’est pas si récent. Comme le rappelle Sophie Dubuisson-Quellier (voir « En savoir plus »), le terrain de la consommation a été investi par la protestation dès la fin du XVIII e siècle. Ces protestations prennent tout d’abord la forme de campagnes de boycott, qui vont notamment jouer un rôle majeur dans la formation d’une identité commune chez les colons états-uniens, dont > Fétichisme de la marchandise : théorie de Marx selon laquelle la présentation des la fameuse « Boston Tea Party » de 1773, réproduits par leur prix masque les rapports sociauxqu’ils impliquent derrière des rapports entre choses. volte au cours de laquelle 45 tonnes de thé > Boycott et buycott : respectivement, appel à ne pas acheter et appel à acheter un produit anglais furent déversées dans le port de la eu égard à ses conditions de production. Le terme vient du nom de Charles Boycott, agent en Irlande d’un riche propriétaire terrien anglais qui, en 1880, fut ostracisé par toute ville. Reposant sur l’idée que le pouvoir écola communauté locale pour protester contre les conditions de traitement de ses fermiers. nomique agrégé des consommateurs peut
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DES COMPORTEMENTS EN MOUVEMENT LES DÉPENSES CONTRAINTES SE DÉPLACENT Structure des dépenses de consommation en 1960 et 2012, en %
1960 11,5 % 10,4 % 26,0 %
Logement, eau, gaz, électricité et autres combustibles
25,6 %
Transport
13,9 %
Produits alimentaires et boissons non alcoolisées
13,7 %
7,4 %
Autres biens et services
11,2 %
6,8 %
Loisirs et culture
8,1 %
Hôtels, cafés, restaurants
7,0 %
Meubles, articles de ménage et entretien courant de l’habitation
5,7 %
Articles d’habillement et chaussures
4,2 %
7,1 % 9,3 % 11,9 % 2,2 % 6,2 % 0,5 % Source : Insee
1960
0,6 %
Santé
Boissons alcoolisées et tabac
Communications
Education
influencer les décideurs, le boycott mais aussi le buycott* seront ensuite employés pour lutter notamment contre l’esclavage ou la ségrégation raciale. Des pratiques qui vont se structurer au sein de ligues d’acheteurs à la fin du XIXe siècle. Largement portés par des femmes, ces mouvements mettent en œuvre les premières formes de certification éthique et exercent une influence décisive sur l’amélioration des conditions de travail. En se rapprochant de
3,9 % 3,2 % 2,6 % 0,8 %
l’Etat dans la seconde moitié du XXe siècle, ils vont finalement constituer le mouvement consumériste tel que nous le connaissons, privilégiant toutefois la protection des consommateurs par rapport à la dignité du travail. Les mêmes contradictions se retrouvent au sein d’un autre mouvement né au début du XIX e siècle, celui des coopératives de consommateurs. Celui-ci puise à des sources variées sinon contradictoires : chez les socialistes, les utopistes, mais aussi les philanthropes patronaux. Ses objectifs oscillent entre la volonté d’émanciper les classes laborieuses et celle de les domestiquer. Sous l’impulsion de Robert Owen en Angleterre, les premières coopératives de consommateurs vont se constituer pour permettre non seulement aux classes populaires d’accéder à bas prix à des produits de qualité, mais aussi pour les impliquer directement dans la gestion de ces structures sur une base réellement démocratique. Jusqu’à aujourd’hui se côtoient ainsi des coopératives porteuses d’une véritable contre-culture, de simples centrales d’achat permettant d’obtenir des tarifs de gros et de nombreuses structures à mi-chemin, comme les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap), dont les membres s’engagent à préacheter la récolte d’un producteur et à s’investir dans le fonctionnement de son exploitation. La protection de l’environnement et la justice sociale forment ainsi les deux catégories de causes pour lesquelles les consommateurs s’organisent. Bref, sujet a priori économique, la consommation comporte bien d’autres dimensions, aussi bien sociologiques que politiques. I. M. [4] Voir notamment La lutte pour la reconnaissance, par Axel Honneth, Cerf, 2000 (1992). [5] L’homme unidimensionnel, par Herbert Marcuse, Les éditions de Minuit, 1968 (1964).
EN SAVOIR PLUS
consommation et ses sociologies, par Benoît Heilbrunn, Armand Colin, 2010. • La de la consommation, par Nicolas Herpin, coll. Repères, La Découverte, 2004 (2001). • Sociologie La consommation engagée, par Sophie Dubuisson-Quellier, coll. Contester, Presses de • Sciences-Po, 2009. • Le travail du consommateur, par Marie-Anne Dujarier, La Découverte, 2014 (2008).
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Des pratiques culturelles sous influence
culturel » et en le parant de diplômes, elle vient en plus légitimer les inégalités de positions atteintes. Synthétisant en quelque sorte les apports de Karl Nos goûts et dégoûts culturels sont un reflet de notre Marx et Max Weber (voir page 6), Bourdieu pointe position sociale. Mais il faut aussi tenir compte de facteurs le caractère indissociabletels que l’âge ou la sociabilité. ment culturel et économique de la stratification sociale. De la position de chacun au sein de cette dernière découlera alors un style de vie particulier – que Bourdieu 1 qualifie d’habitus –, c’est-à-dire un système de goûts, mais aussi de dégoûts, qui se manifeste non seulement dans le domaine artistique, mais « Tous les goûts sont dans la nature. » Deaussi dans les valeurs morales, les opinions popuis La distinction (1979) de Pierre Bourdieu, litiques, les manières de se tenir, de manger ou on sait combien cet adage populaire est errode s’habiller, etc. né. A partir d’enquêtes collectives, il montre en Les agents sociaux vont ainsi accumuler à effet que, loin d’être naturelles, les préférences côté du capital économique un capital cultuen matière artistique sont étroitement liées rel* qui va jouer dans la reproduction un rôle plus décisif encore que au niveau d’études et à le premier, en se transl’origine sociale [1]. Avec Aux cadres, la lecture mettant dès le plus jeune Jean-Claude Passeron, et la musique classique ; dans Les héritiers (1964) âge au sein d’une même puis dans La reproduc classe, de manière d’auaux classes populaires, tant plus efficace qu’elle tion (1970), il remet en la télévision et la variété est inconsciente. Plus encause l’idéologie méricore, les goûts et les hatocratique sur laquelle se fonde le système éducatif. Il montre ainsi bitudes de chaque classe ou fraction de classe que ce système, en valorisant la culture* transne sont pas simplement différents mais hiérarmise au sein des classes dominantes (formes chisés. Ceux des dominants sont ainsi recond’expression, œuvres connues et appréciées, nus par tous comme nobles et élevés et ceux etc.), favorise les enfants issus de ces dernières des « masses » dominées comme vulgaires et et contribue ainsi à la reproduction sociale*. indignes. Quant aux couches moyennes, elles Plus encore, en masquant ce « délit d’initié se caractériseraient par une « bonne volonté culturelle » qui les conduit à imiter les préférences des élites et ainsi à entretenir leur valorisation. Cette opposition entre « haute » que leurs parents du fait d’une série > Culture : au sens large, ensemble et « basse » cultures ne tient donc pas à une de mécanismes sociaux. des manières de sentir, agir et penser propres à un groupe ; au sens étroit, > Capital culturel : ensemble supposée valeur intrinsèque des œuvres ou ensemble d’œuvres reconnues comme de ressources symboliques ayant des pratiques considérées, mais à la capacité supérieures dans une société donnée. une influence déterminante sur le des dominants à la fois à imposer leurs pré> Reproduction sociale : forte positionnement social des personnes. probabilité pour les individus d’appartenir Il peut prendre une forme matérielle férences comme supérieures, mais aussi à en à la même catégorie socioprofessionnelle (objets) ou non (goûts, etc.). écarter les autres.
Hiérarchie culturelle et hiérarchie sociale
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DES COMPORTEMENTS EN MOUVEMENT
LA LECTURE EN DÉCLIN
2
Au-delà du capital culturel
Antoine Repesse – Light Motiv
Certains ont voulu nuancer le caractère implacable de la « violence symbolique » exercée par les classes dominantes, leur capacité à imposer leurs normes du « bon » goût dans la plupart des pratiques sociales. Dans Le savant et le populaire (1989),
Musée du Louvre-Lens. Les écarts entre catégories sociales se sont creusés, notamment en termes de fréquentation d’établissements culturels « légitimes ».
Part du nombre de livres lus selon la catégorie sociale, en % Chef de ménage cadre supérieur *
7 68
24
8 57
35
26
18
34
2008
42
39
41 1997
0 1à9 10 et plus
Chef de ménage ouvrier *
1997
2008
*Retraités exclus
Source : Pratiques culturelles 2008, DEPS, ministère de la Culture
L’historien Lawrence W. Levine montre ainsi comment, à la fin du XIXe siècle, le théâtre de Shakespeare, les opéras du bel canto ou certains romans et poèmes faisaient partie d’une « culture publique partagée » en Amérique du Nord, avant de faire l’objet d’un travail de sacralisation qui les a progressivement éloignés du plus grand nombre [2]. Les classements culturels sont donc en même temps des classements sociaux, qui contribuent à positionner chacun dans l’espace social.
Lecture : en 2008, 8 % des cadres sup. n’ont lu aucun livre au cours des douze derniers mois.
Jean-Claude Passeron et Claude Grignon avancent ainsi que, du fait de leur position favorisée, les chercheurs oscillent souvent entre deux écueils à propos des classes populaires : le populisme, qui exagère leur autonomie, ou le misérabilisme, qui la sous-estime, les analyses de Bourdieu relevant selon eux de ce dernier C’est la part d’ados de 17 ans qui lisent un livre registre. tous les jours, contre D’autres encore 30 % à 11 ans. Mais 71 % ont noté le caractère des garçons et 66 % des circonstancié de filles de 17 ans utilisent l’analyse de Bourl’ordinateur quotidiennement, contre dieu – la France des années 1960 –, dont 16 % et 13 % à 11 ans. les conclusions ne seraient pas universelles. Diagnostiquant avec Joffre Dumazedier [3] l’avènement d’une « civilisation des loisirs », résultant de l’augmentation du temps libre, de la saturation des besoins primaires et surtout de la « moyennisation » supposée de la société, certains ont considéré que l’homogénéisation des styles de vie allait annuler la distinction. Pour d’autres, nous serions entrés dans une
9%
[1] Voir respectivement sur la photographie et la fréquentation des musées : Un art moyen, par Pierre Bourdieu et Robert Castel (dir.), Les éditions de Minuit, 1965, et L’Amour de l’art, par Pierre Bourdieu et Alain Darbel, Les éditions de Minuit, 1966. [2] Voir Culture d’en haut, culture d’en bas, La Découverte, 2010. [3] Vers une civilisation du loisir ?, Le Seuil, 1962. [4] Sous ce label sont classés des auteurs aux perspectives néanmoins assez diverses – Ulrich Beck, Anthony Giddens ou Zygmunt Bauman notamment –, mais qui ont souvent en commun un manque d’ancrage empirique.
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LES LOISIRS QUOTIDIENS DES ADOS en 2010 % 80
60
40
Source : DEPS, ministère de la Culture et de la Communication, 2010
Regarder la télévision
Ecouter la musique Ecouter la radio Utiliser l’ordinateur Faire du sport
20 Lire des livres 13 ans
15 ans
postmodernité [4] où, les appartenances de classe s’estompant, la compétition statutaire se jouerait désormais à l’échelle individuelle et selon des normes fluctuantes. Des travaux empiriques récents sur les pratiques culturelles des enfants obligent également à amender considérablement le modèle de la distinction. L’enquête de Sylvie Octobre et de son équipe [5] met ainsi en évidence l’importance du genre et de l’âge. Il apparaît plus décisif de se distinguer des « petits » que des membres d’autres classes. Observant que les (pré)adolescents doivent concilier trois « métiers » – « enfant », « élève » et « jeune » –, ces chercheurs relèvent qu’ils combinent divers codes culturels correspondant à ces trois métiers, pratiques qui ne cessent du reste d’évoluer au fil de leur avancée en âge. Dominique Pasquier, elle, constate que « chez les lycéens, la culture dominante n’est pas la culture de la classe dominante mais la culture populaire ». Une véritable « tyrannie de la majorité » [6] où les chansons ou les films à succès procurent des « profits de sociabili té » bien plus importants que les objets de la « haute » culture, et lui confèrent un caractère incontournable. Selon la chercheuse, la conjugaison de la massification scolaire (voir page 54), des mutations familiales (voir page 59) et de l’essor des technologies de
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17 ans
ZOOM
0 11 ans
communication a mis à mal la transmission culturelle traditionnelle entre les générations, via l’école et la famille, au profit des médias et, surtout, des pairs du même âge. Une sorte de « distinction à l’envers », qui tend notamment à renforcer les clivages entre garçons et filles, au détriment de ces dernières.
3
Des écarts persistants
Les pratiques culturelles sont en tout cas loin de s’être homogénéisées. Les écarts entre catégories sociales se sont même creusés entre 1973 et 2008, qu’il s’agisse de la fréquentation des établissements culturels « légitimes » (musées, théâtre, opéra…) ou des pratiques domestiques [7]. Aux cadres, la lecture, la musique classique ; aux classes populaires, la télévision, la variété, pourrait-on résumer à gros traits.
La distinction de « soi à soi » Dans La culture des individus (La Découverte, 2004), Bernard Lahire montre, à partir de statistiques et d’entretiens, que la situation la plus fréquente n’est pas la cohérence des pratiques culturelles du point de vue de leur légitimité, mais au contraire ce qu’il qualifie de « dissonance ». Autrement dit, la même personne va le plus souvent cumuler des activités jugées très légitimes avec d’autres qui le sont nettement moins – par exemple aller à l’opéra et regarder des émissions de téléréalité. La plupart des personnes interrogées restent cependant conscientes de la hiérarchisation sociale desdites pratiques, confessant se forcer à l’accomplissement de certaines pratiques distinguées ou à l’inverse éprouver une certaine honte, voire de la culpabilité, à pratiquer celles jugées comme de « simples divertissements ». Cette analyse ne met pas en cause l’existence d’une logique de distinction, mais montre que « la frontière entre la légitimité culturelle (la « haute culture ») et l’illégitimité culturelle (la « sous-culture », le simple divertissement) ne sépare pas seulement les classes, mais partage les différentes pratiques et préférences culturelles des mêmes individus, dans toutes les classes de la société ».
DES COMPORTEMENTS EN MOUVEMENT
DE FORTES INÉGALITÉS DANS LES PRATIQUES CULTURELLES
[5] L’enfance des loisirs, ministère de la Culture et de la Communication, 2010. [6] Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Autrement, 2005. [7] Résultats disponibles sur www.pratiquesculturelles.culture. gouv.fr. Voir aussi les écrits d’Olivier Donnat (« En savoir plus »). [8] Dans « How Musical Tastes Mark Occupational Status Groups », in Cultivating Differences, par Michèle Lamont et Marcel Fournier (dir.), The University of Chicago Press, pp. 152-168.
Inactifs
Ouvriers
Employés
Prof. intermédiaires
Cadres et prof. intell. sup.
Artisans, commerçants, chefs d’entr.
Agriculteurs
Ensemble
On note néanmoins le déclin généFréquentation des équipements culturels au cours des douze derniers mois en 2008, en % ral de pratiques autrefois très « rentables » socialement, comme la lecture de livres ou de la presse, et plus généralement les pratiques demanSur 100 personnes dant un certain effort. L’ascétisme, de chaque groupe, sont allés… caractéristique des dominants selon Parcs (Futuroscope, Bourdieu, s’atténue, tandis que la 8 3 12 13 9 7 6 7 Cité des sciences consommation ostentatoire semble et de l’industrie…) s’affirmer plus que jamais. Il s’agit Expositions temporaires cependant moins de mettre en scène 24 11 28 49 31 16 10 23 de peintures ou de sculptures son oisiveté que de composer avec Expositions un temps de travail en hausse. « La 15 8 16 32 18 10 7 12 de photographies culture paraît aujourd’hui d’autant Spectacles plus “classante” qu’elle se manifeste 17 12 21 23 23 14 13 16 son et lumière dans des pratiques particulièrement 30 17 30 59 38 22 15 29 Musées visibles, qui peuvent du reste tout aussi Monuments 29 19 32 54 38 22 16 28 bien s’accompagner d’un rapport assez historiques superficiel à leurs contenus », observe Source : Enquête sur les pratiques culturelles des Français 2008, ministère de la Culture Philippe Coulangeon. Lecture : en 2008, 11 % des agriculteurs ont vu une exposition temporaire au cours des douze derniers mois, contre 49 % des cadres supérieurs. On remarque surtout, en matière musicale, une montée de l’éclectisme au sein des classes dominantes. Dès 1992, les sociologues Richard Cette « tolérance » s’explique, selon Paul Peterson et Albert Simkus, ont avancé que DiMaggio, par la détention d’un réseau relala distinction entre cultures « savante » et tionnel plus étendu et diversifié. Confrontés « populaire » est remà des interlocuteurs plus variés, placée par un nouceux des classes supérieures cultivent les ressources leur perveau clivage entre L’exercice d’une domination « omnivores » et « uni mettant de soutenir des échanges [est] d’autant plus efficace que, vores » [8]. Les membres dans de multiples circonstances. brouillage des frontières des classes supéCe qui incite, là encore, à considérieures se cantonnerer ensemble pratiques culturelles oblige, les principes en sont raient ainsi de moins et sociabilité. Et à ne pas oublier moins explicites en moins aux genres que les logiques de la distinction Philippe Coulangeon jugés élitistes (opéra, culturelle n’ont pas disparu. Car, jazz…) pour s’intérescomme le rappelle Coulangeon, ser aussi à ceux considérés comme moins « l’exercice d’une domination [est] d’autant plus nobles (rap, par exemple). Les classes poefficace que, brouillage des frontières oblige, les pulaires, elles, se définiraient par des goûts principes en sont moins explicites ». I. M. plus exclusifs. EN SAVOIR PLUS
La distinction. Critique sociale du jugement, par Pierre • Bourdieu, Les éditions de Minuit, 1979. Les métamorphoses de la distinction. Inégalités • culturelles dans la France d’aujourd’hui, par Philippe Coulangeon, Grasset, 2011.
Les pratiques culturelles des Français, par Olivier Donnat, • La Découverte-ministère de la Culture, 2009.
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Du vrai pouvoir des médias
de pouvoir n’était durable que si elle était perçue comme légitime, c’est-àdire que si elle obtient le consentement de ceux qui la subissent. Autrement dit, Reçus de manière très différentes selon les individus, pour diriger les comportements d’autrui, l’influence les médias posent moins de problèmes par ce s’avère plus efficace que qu’ils présentent que par ce qu’ils ne montrent pas. l’injonction. C’est pourquoi les dirigeants ont rapidement cherché à contrôler les outils de communication, afin de tenter d’orienter l’opinion ou les actes de consommation. 1 Un fantasme qu’a nourri l’essor des instruments de communication de masse : imprimés, radio et cinéma. Pour les observateurs, « Vendre du temps de cerveau humain disces nouvelles techniques entraînent alors ponible » aux annonceurs publicitaires. Voiun véritable bouleversement là comment l’ancien PDG de TF1, Patrick Le social, marquant l’avènement Pour diriger les Lay, définissait la mission de sa chaîne il y a d’une société de masse. A la quelques années. Des propos qui avaient soufin du XIXe siècle, des auteurs comportements levé de vives émotions, les uns fustigeant le comme Gabriel Tarde et Gusd’autrui, l’influence cynisme du dirigeant, les autres saluant son tave Le Bon pointent le rôle s’avère plus efficace franc-parler. Mais peu ont alors souligné sa essentiel de l’imitation et de vanité : le pouvoir des médias est souvent adl’inconscient dans la formaque l’injonction mis comme allant de soi. Max Weber, en détion de foules grégaires et finissant le pouvoir comme « toute chance de irrationnelles. Observant le voir triompher, au sein d’une relation sociale, sa recours important aux techniques de propapropre volonté » soulignait sa nature essentielgande durant la Première Guerre mondiale, lement relationnelle. Il ajoutait qu’une relation Harold Lasswell développe pour sa part le modèle dit de la « seringue hypodermique ». UNE TÉLÉVISION TRÈS REGARDÉE Le public y est envisagé comme une masse Pratique de la télévision en France, en % des 15 ans et plus atomisée et passive qui reçoit les messages émis par les médias de manière directe et Regardent la télévision 90 87 % tous les jours ou presque indifférenciée. 80 Les théories de la propagande vont ensuite 70 connaître un succès qui n’a pas été démenti 60 depuis. En 1939, Serge Tchakhotine dénonce Regardent la télévision 50 Le viol des foules par la propagande poli43 % 20 heures et plus 40 tique. Selon lui, la radio a joué un rôle espar semaine 30 sentiel dans le conditionnement de la popu15-24 ans regardant 27 % la télévision 20 heures 20 lation allemande par les Nazis. Les émissions et plus par semaine 10 orchestrées par Goebbels seraient parvenues 0 à hypnotiser des Allemands, le sortilège étant 1973 1981 1988 1997 2008 entretenu par des symboles tels que la croix
Télévision
L’essor de la propagande
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Gérald Bloncourt – Rue des Archives
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gammée ou le salut hitlérien. Egalement marqués par la montée du nazisme, les philosophes allemands Theodor Adorno et Max Horkheimer critiquent le développement de l’industrie culturelle. Obéissant à la seule logique économique, sa production de masse conduirait, selon eux, à formater les opinions et les comportements, faisant ainsi le lit de nouveaux totalitarismes à venir. A l’inverse, certains louent au contraire les vertus et l’efficacité de la propagande, tels Edward Bernays, le neveu de Sigmund Freud. Fort de multiples succès en la matière – comme d’avoir rendu la cigarette populaire parmi les femmes –, celui-ci publie en 1928 un manuel dédié à cet « art » des « relations publiques » [1]. Notant qu’il a toujours été recherché par les gouvernants, Bernays affirme que le contrôle de l’opinion est « nécessaire à une vie bien réglée », et ce dans tous les sec[1] Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie, coll. Zones, La Découverte, 2007. [2] Voir Sociologie de la communication politique, par Philippe Riutort, coll. Repères, La Découverte, 2007.
Ouvrier dans les années 1960. Les lecteurs pratiquent le « braconnage culturel » en sélectionnant ce qui les intéresse dans les contenus et en l’interprétant en fonction de leurs propres valeurs.
teurs de la vie sociale. Bref, mieux vaut la propagande que le désordre. Mais tout en distillant ses conseils à longueur de pages, il fustige l’archaïsme des responsables de son époque alors que de nouvelles techniques prometteuses sont alors à leur disposition. A voir la place prise par le marketing, y compris dans l’activité politique [2], son appel semble depuis avoir été largement entendu.
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Des réceptions plurielles
Progrès technique aidant, les médias ont pu s’adresser à une audience toujours plus grande, au point que la notion de « médias de masse » soit devenue un pléonasme. Le temps passé devant les écrans, ceux des téléviseurs mais aussi de plus en plus des ordinateurs à surfer sur le Web, s’est lui aussi fortement accru. Ceci explique que
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Bruno Amsellem – Signatures
les dépenses de publicité et de communication politique n’aient cessé de croître au cours des dernières décennies. A elle seule, la dernière campagne présidentielle aux EtatsUnis aurait ainsi coûté plus de 2,6 milliards de dollars, soit 1 milliard de plus que celle de 2008 et 17 fois plus que celle de 1980. Un tel déferlement conduit a contrario les gouvernements à chercher des moyens de contrôler l’accès à certains contenus, à commencer par ceux diffusés sur Internet, qu’il s’agisse de faire taire les opinions dissidentes ou de protéger les plus jeunes contre des contenus illicites ou jugés immoraux. Cette force de suggestion prêtée aux médias n’a pas épargné le livre, comme le rappellent notamment les travaux de Roger Chartier [3]. Dès l’invention de l’imprimerie par Gutenberg au XVe siècle, la vigilance des censeurs n’a pas freiné le développement du colportage et de la Les médias ne circulation d’imprimés sous le manteau, bien dictent pas ce qu’il au contraire. Car l’historien souligne qu’entre pauvre [4], il analyse les effets des produits de faut penser, mais ce à quoi il faut penser, l’auteur et le lecteur d’un texte, les intermél’industrie culturelle sur les membres de la en évacuant surtout diaires sont nombreux : éditeur, typographe, classe ouvrière, dont il est lui-même issu. Il les sujets jugés trop ennuyeux imprimeur, libraire ou encore commentateur. montre la distance que ceux-ci savent enou conflictuels. En d’autres termes, pour comprendre comtretenir, pratiquant une « attention oblique », ment se construit le sens d’un texte, il faut tenir ainsi qu’un filtrage des messages reçus en compte des conditions dans lesquelles celui-ci fonction d’une forte division du monde a été transmis et reçu, mais aussi de la liberté entre « eux » (les membres des classes dodes lecteurs. Car ceux-ci conservent toujours minantes) et « nous ». « Il ne faut jamais oula possibilité de s’affranchir des multiples blier que ces influences culturelles n’ont qu’une normes que leur imposent les « producteurs », action fort lente sur les transformations des aten sélectionnant ce qui les intéresse dans les titudes et qu’elles sont souvent neutralisées par contenus et en l’interprétant en fonction de des forces plus anciennes. » Peu auparavant, leurs propres valeurs. Un rapport aux œuvres étudiant l’influence des médias sur le vote que Michel de Certeau qualifie de « braconnage aux Etats-Unis, Elihu Katz et Paul Lazarsfeld culturel », contestant de cette manière la pasmettaient en lumière le rôle crucial des leasivité et la domination dont certains a priori ders d’opinion présents dans l’entourage des élitistes affublent les publics populaires. Ce changement de re> Sous-culture : ensemble des valeurs et normes de > Cultural studies : courant de recherche gard doit en particulier comportement d’un groupe particulier, différencié pluridisciplinaire qui étudie les relations entre de celles de la société nationale plus vaste dont il culture et pouvoir, initié en 1964 par Richard Hoggart beaucoup au sociologue fait partie. avec la création du Center for Contemporary Cultural britannique Richard Ho> Champ social : concept de Pierre Bourdieu qui Studies à l’université de Birmingham. ggart, considéré comme désigne un secteur de la société qui fonctionne > Agent de socialisation : personne ou instance qui suivant des enjeux et des ressources (capitaux) exerce un rôle dans la construction de la le père des cultural stuspécifiques. personnalité d’un individu. dies*. Dans La culture du
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électeurs, agissant comme un filtre vis-à-vis tiques. Jürgen Habermas a montré (L’espace des messages médiatiques. public, 1962) que celles-ci reposent notamLes médias sont donc un agent de sociament sur la constitution et l’entretien d’un eslisation* parmi d’autres. Leur influence se pace public, lieu d’expression et de rencontre mêle à celle que peuvent exercer la famille, des opinions variées, permettant à la société l’école, les amis ou encore le milieu profesde contrôler l’Etat. Le philosophe allemand sionnel. Elle ne peut se déduire de la montre cependant que, dès seule analyse des contenus, comme le XVIIe siècle, la constituLa constitution d’une le confirment les enquêtes sur leur tion d’une sphère publique réception. Janice Radway (Reading libérale s’est accompagnée sphère publique libérale the Romance, 1984) met ainsi en évide la répression des opis’est accompagnée de la dence, via des entretiens avec des nions issues des classes répression des opinions lectrices, la fonction d’évasion que populaires. Une telle sporemplissent les romans « à l’eau de liation s’est prolongée seissues des classes populaires rose » à l’égard d’une situation dolon lui jusqu’à aujourd’hui, mestique insatisfaisante. En monavec la privatisation de trant comment le feuilleton Hélène et les l’espace public au profit de quelques groupes garçons servait d’initiation à la « grammaire d’intérêt constitués dans les démocraties de amoureuse » pour ses jeunes téléspectatrices, masse. La concentration économique des méla sociologue Dominique Pasquier (La culture dias français est ainsi régulièrement dénoncée. des sentiments, 1999) apportera elle aussi un Le sociologue Pierre Bourdieu en a dénondémenti cinglant aux préjugés élitistes sur cé les conséquences sur le fonctionnement l’influence néfaste des médias. du champ* journalistique (Sur la télévision, 1996). L’intensification de la concurrence pour l’audimat les conduit à se référer les uns aux autres de manière circulaire, ce qui produit une uniformisation des questions 3 mises à l’agenda (les « sujets dont on parle ») et de leur hiérarchisation. Les médias dictent donc moins ce qu’il faut penser que ce à quoi L’un des pionniers de cette approche, David il faut penser, évacuant les sujets jugés trop Morley, va étudier la réception de Nationwide, ennuyeux ou conflictuels supposés faire fuir émission d’information à succès de la BBC. le public. En évacuant les faits ou les opinions Après avoir réuni plusieurs groupes de specdérangeantes, ils livrent une vision déformée tateurs en fonction de leur position sociale, de la société, ce qui entrave la délibération il constate que l’interprétation des reporpolitique. Bouc émissaire idéal, les médias ne tages visionnés dépend étroitement de leurs forment qu’une partie du problème démocrasous-cultures* respectives. Les banquiers tique. Mais une partie tout de même. I. M. affichent leur accord avec l’orientation poli[3] Voir par exemple Culture écrite et société, Albin Michel, 1996. [4] Les éditions de Minuit, 1970 (1957). Citation page 378. tique conservatrice des reportages, à l’inverse des militants syndicaux. Les jeunes apprentis, eux, n’aperçoivent pas ce parti pris, faute de EN SAVOIR PLUS posséder la culture politique nécessaire. Du côté du public. Usages et réceptions de la télévision, par Brigitte Le Grignou, • Il ne faut pas pour autant exagérer la liberté Economica, 2003. aux Cultural Studies, par Armand Mattelart et Erik Neveu, coll. Repères, • Introduction des publics. Les conditions de production des La Découverte, 2003. Sociologie des par Jean-Pierre Esquenazi, coll. Repères, La Découverte, 2003. messages médiatiques interrogent en particu• La banlieue du publics, heures ». Ethnographie de la production d’un lieu commun • journalistique, «par20Jérôme lier le fonctionnement des sociétés démocraBerthaut, Agone, 2013.
Une entrave au débat démocratique
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La logique des migrations
gés. On confond allègrement immigrés* et étrangers*, termes relevant d’une pensée d’Etat qui occulte les logiques d’émigraSouvent craints voire rejetés, les immigrés ont toujours fait tion. Comme si ces personnes n’existaient l’objet d’un contrôle poussé dans les pays d’accueil. Et restent qu’une fois franchies largement cantonnés aux métiers les moins gratifiants. les frontières du pays d’accueil… Si les hommes ont toujours migré, on tend aujourd’hui à réduire le phénomène à sa forme internationale. Les 1 déplacements internes, tel l’exode rural, ont un impact beaucoup plus profond sur le Manifestation peuplement d’un territoire. Les migrations de travailleurs sans papiers Depuis 2000, au moins 22 000 femmes et internationales n’ont par ailleurs pris de sens à Paris. L’insécurité hommes ont péri en Méditerranée en tentant qu’avec la constitution des Etats-nations, et juridique dans laquelle se trouvent de gagner l’Europe. Un drame qui semble la division entre « nationaux » et « étrangers » de nombreux susciter moins de compassion que de crainte. qu’elle a instaurée (voir page 68). Longtemps, migrants en France alimente leur C’est dire si le débat public repose largement ce dernier terme a désigné ceux qui n’étaient précarité économique. sur l’ignorance, le fantasme et des mots piépas du village et échappaient à l’interconnaissance le caractérisant. En Chine, le système du hukou* crée ainsi des sans-papiers de l’intérieur, les mingong, et rappelle la fragilité d’une telle distinction. En France, la figure de l’étranger s’est établie à partir de la Révolution, au moment où le pays se démarquait de ses voisins par son solde migratoire* positif. En 1851, le pays comptait environ 400 000 étrangers, soumis à un contrôle serré. La loi du 3 décembre 1849 autorise ainsi le ministère de l’Intérieur à expulser discrétionnairement tout étranger dont le comportement lui apparaît suspect. Au même moment, l’accès à la nationalité française est élargi via l’instauration en 1851 du double droit du sol* pour répondre notamment aux besoins de main-d’œuvre suscités par la révolution industrielle. La catéRomain Beurrier – Réa
Phénomène ancien, « problème » récent
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La double absence des migrants
L’expérience migratoire est bien plus complexe que ce qu’essaient d’en saisir les catégories administratives. La fragmentation actuelle des titres de séjour selon leurs motifs (demande d’asile, réfugié, vie familiale, études, etc.) complique la vie des immigrés, qui bien souvent ne sont pas seulement réfugiés politiques, membres d’une famille ou étudiants, mais tout cela à la fois. Leur interdire d’exercer une activité rémunérée peut
Etrangers et immigrés en France, en 2013
Immigrés 5,8 millions
Etrangers 4,0 millions Etrangers nés à l’étranger Etrangers nés en France
Source : Insee
gorie « immigré » apparaît ensuite sous la IIIe République et fait l’objet de recensements statistiques. La loi de 1889 accorde la nationalité française à la majorité à tout enfant étranger né sur le territoire français, dans un contexte où l’on cherche à renforcer les rangs militaires face à l’ennemi prussien. Une trentaine d’années plus tard sera instaurée la carte d’identité qui, initialement, est obligatoire pour les seuls étrangers. Les étrangers sont en fait au croisement de trois logiques politiques potentiellement contradictoires [1]. D’abord, une logique de population qui consiste à assurer l’accroissement démographique de la nation, considéré comme un bien en soi. Ensuite, une logique de main-d’œuvre qui vise à éviter les pénuries pour les firmes et à maintenir des salaires bas. Mais elle a aussi pour objectif de « protéger » les emplois des nationaux dans certaines professions (fonction publique et certaines professions libérales, médicales et juridiques notamment) en excluant de leur exercice les détenteurs de diplômes obtenus à l’étranger, voire les citoyens étrangers eux-mêmes. Enfin, une logique de police qui envisage l’étranger avant tout comme une menace potentielle à l’ordre public. L’évolution des législations les concernant traduit un compromis toujours fragile entre ces différents « intérêts ».
IMMIGRÉS ET ÉTRANGERS, DEUX CATÉGORIES À NE PAS CONFONDRE
3,4 millions
Français nés étrangers à l'étranger
0,6 million
2,4 millions
également les condamner au travail au noir ou à dépendre de l’assistance, ce qui induit une grande précarité. Plus encore, comme le rappelait Abdelmalek Sayad dans La double absence (Le Seuil, 1999), tout immigré est d’abord un émigré. Il est donc absurde de dissocier conditions de départ et d’installation dans la – mal nom> Immigré : personne née étrangère mée – société d’accueil. C’est à l’étranger, mais qui a pu acquérir la nationalité du pays où elle réside. pourquoi le sociologue préfé> Etranger : personne ne détenant rait parler à leur propos d’émipas la nationalité du pays où elle réside mais qui a pu y naître. grés-immigrés. Il distingue trois >Hukou : livret indiquant le lieu de « âges » de cette émigration en résidence officiel de son détenteur, lieu fonction des transformations qui détermine un ensemble d’accès aux droits et prestations différenciés des contextes sociopolitiques des (emploi, logement, école, soins, etc.), deux côtés de la Méditerranée [2]. notamment entre ruraux et urbains. > Solde migratoire : différence entre Avant la Seconde Guerre monle nombre de résidents entrés sur un diale, on a affaire à une « émigraterritoire et celui de ceux qui l’ont tion sur ordre », où des sociétés quitté durant une période donnée. > Double droit du sol : acquisition paysannes luttant pour leur subautomatique à la naissance de la sistance délèguent leurs meilleurs nationalité pour les enfants nés sur un territoire de parents eux-mêmes éléments pour une durée limitée. nés sur celui-ci. Cette stratégie vient cependant buter sur une conséquence inattendue : la place croissante prise par l’argent, rapporté ou envoyé par les migrants, dans les relations villageoises, qui s’en retrouvent profondément bousculées. Phase que Sayad qualifie de « perte
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[1] Voir Etrangers à la carte, par Alexis Spire, Grasset, 2005. [2] « Les trois “âges” de l’émigration algérienne en France », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 15, 1977, pp. 59-79.
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> Marchés primaire et
de contrôle ». Société dont l’émicialiste – ce n’est pas fortuit – des mondes ousecondaire de l’emploi : selon la théorie de la segmentation gré s’émancipe progressivement, vriers, a ouvert la brèche (Le creuset français, du marché de l’emploi, allongeant son séjour au point de Le Seuil, 1988). Il rappelle les fortes résistances celui-ci se diviserait en deux compartiments étanches, finir par constituer une « “colonie” autochtones, lorsque par exemple on jugeait le premier caractérisé par algérienne en France » en y faisant les Polonais ou Italiens « trop catholiques » de hautes qualifications famille. Paradoxalement, cette derpour s’assimiler. Cette xénophobie, largement et de bonnes conditions de travail et de salaires, nière étape est en grande partie la attisée par certaines élites politiques et médiale second par l’inverse. conséquence de la décision prise tiques, a pu aller jusqu’au pogrom, comme ce en juillet 1974, à la suite du premier 17 août 1893 à Aigues-Mortes, où huit ouvriers choc pétrolier [3], de suspendre l’immigration italiens furent assassinés et plus d’une cinde travail, empêchant de ce fait les allers-requantaine blessés [6]. tours constitutifs de la noria et incitant les Aujourd’hui comme hier, les migrants présents à se fixer. sont pour une large part relégués dans les Pour Sayad, l’expérience migratoire se emplois « pour immigrés » aux conditions caractérise donc par une « double absence », de travail et salariales dégradées. Leurs autrement dit une illégitimité dans la sociécultures, et notamment leurs langues, sont té d’origine comme dans celle d’arrivée. Elle également dévalorisées par les institutions repose sur des illusions partagées tant par et ils se voient amputés d’une série de les Etats que par les migrants. La principale droits civiques tout en étant soumis est sans doute celle du « provisoire », selon laà des obligations spécifiques, telles quelle la migration ne serait que temporaire. que la demande et le renouvellement Une illusion qui rend la migration acceptable de titres de séjour. Pour autant, ils pour les différentes parties et a pour effet sont loin de représenter la « misère des migrations de réduire, autre illusion, les migrants à de du monde » : leur périple implique internationales sont simples travailleurs. L’immigré malade, l’imen effet de détenir un certain nombre des migrations Sud-Sud. migré chômeur ou l’immigré retraité restent de capitaux, autant économiques que des statuts impensables, alors même que ces culturels et sociaux. Mais la menace situations sont engendrées par les conditions de pouvoir se voir à tout moment obligé de d’emploi de la société d’arrivée. Critiquant la quitter le territoire alimente leur précarité réduction progressive du regard sur les miéconomique. Les migrants, sans-papiers en grations à une logique « coûts-avantages » [4], tête, participent ainsi à leur corps défendant Sayad insiste sur la triple domination – écoà une division du travail mondialisée. Cernomique, symbolique et politique – qui catains secteurs comme le BTP, l’hôtellerieractérise la relation migratoire et que la naturestauration ou le nettoyage industriel, où le ralisation, acte discrétionnaire se présentant travail ne peut être externalisé à l’étranger, comme une faveur, vient redoubler au lieu recourent ainsi à ce que l’anthropologue de l’atténuer [5]. Emmanuel Terray qualifie de véritables « délocalisations sur place ». C’est ce qu’a mis en lumière en 2008 la grève de ces travailleurs sans existence légale, avec le soutien ambigu de certains de leurs employeurs [7]. Aupara3 vant, le mouvement des sans-papiers avait déjà tenté, par des occupations d’églises et des grèves de la faim, de rendre visible la En France, l’histoire de l’immigration a fait violence d’Etat [8] qui s’exerce à l’égard des l’objet d’une ignorance tenace. Ce n’est qu’à la immigrés, dont on voit, contrairement à une fin des années 1980 que Gérard Noiriel, spécertaine vision misérabiliste, qu’ils ne sont
60 %
Des rapports de classe voilés
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Une population concentrée au bas des hiérarchies professionnelles des frontières [9]. A l’autre extrémité de l’échelle soPatrons et cadres d’hôtels, cafés, restaurants ciale, les membres des Cuisiniers élites se jouent égaleOuvriers qualifiés des travaux publics, du béton et de l’extraction ment des frontières, et de Employés et agents de maîtrise de l’hôtellerie et de la restauration longue date, accumulant Professionnels de la politique et clergé un capital international Agents de gardiennage et de sécurité (fait de ressources cultuOuvriers non qualifiés du textile et du cuir (1) relles et relationnelles) Ouvriers non qualifiés du gros œuvre du bâtiment, des travaux publics leur permettant de voyaOuvriers qualifiés du gros œuvre du bâtiment Ouvriers qualifiés du textile et du cuir ger sans sortir de leur (1) Ainsi que du béton et de l’extraction. milieu. Le fait qu’on les 5 10 15 20 25 30 35 qualifie d’« expatriés » au lieu d’« immigrés » est, à Les dix familles professionnelles où les femmes immigrées occupaient le plus de postes cet égard, révélateur… en 2012, en % Les migrations réAssistantes maternelles Artisanes et ouvrières artisanes vèlent finalement l’imFormatrices brication des rapports Ouvrières non qualifiées du textile de domination entre Patronnes et cadres d'hôtels-cafés-restaurants pays et classes sociales. Agentes d’entretien Tout en relativisant l’amCuisinières pleur du phénomène et Employées de l’hôtellerie-restauration Employées de maison en gardant en tête que Agentes de gardiennage et de sécurité la majorité des mouvements se font entre pays 0 5 10 15 20 25 30 35 du Sud, on peut considérer avec François Héran pas de simples victimes mais savent se moque « le brassage des populations est en marche biliser quand cela est nécessaire. et rien ne l’arrêtera. Il n’y a pas à se demander Les travailleurs immigrés ne volent pas s’il faut être pour ou contre : ce serait aussi vain les emplois des autochtones, ni n’exercent que de se demander si nous devons être pour ou une pression à la baisse sur les salaires : ils contre le vieillissement. La seule question est de jouent davantage un rôle complémentaire sur savoir comment le réaliser dans les meilleures le marché du travail. Entravés dans l’accès conditions » [10]. I. M. EN SAVOIR aux marchés primaire comme secondaire PLUS [3] Sur les conditions et notamment le rôle de la haute adminisMigrations et de l’emploi* en raison de discriminations •mutations tration dans cette décision très politique, voir Une politisation de la feutrée, par Sylvain Laurens, Belin, 2009. légales ou non, nombre d’entre eux trouvent société française, [4] « “Coûts” et “profits” de l’immigration. Les présupposés popar Marie Poinsot à se faire embaucher ou se mettent à leur litiques d’un débat économique », Actes de la recherche en sciences et Serge Weber (dir.), sociales, vol. 61, 1986, pp. 79-82. La Découverte, 2014. compte dans des « enclaves ethniques » en [5] « Naturel et naturalisés », Actes de la recherche en sciences •desSociologie faisant jouer une « solidarité contrainte », sociales, vol. 99, 1993, pp. 26-35. migrations, [6] Voir Le massacre des Italiens. Aigues-Mortes, 17 août 1893, par par Andrea Rea ainsi que l’ont montré Alejandro Portes et et Maryse Tripier, Gérard Noiriel, Fayard, 2010. son équipe en étudiant notamment le cas coll. Repères, [7] Voir On bosse ici, on reste ici !, par Pierre Barron, Anne Bory, La Découverte, 2008. Lucie Tourette, Sébastien Chauvin et Nicolas Jounin, La Découverte, des Chinois et des Dominicains à New York. Les classes 2011. •sociales dans D’autres ne s’appuient pas simplement sur [8] Voir La cause des sans-papiers, par Johanna Siméant, Presses la mondialisation, de Sciences-po, 1998. les réseaux existants mais en créent sous la par Anne-Catherine [9] Voir La mondialisation par le bas, par Alain Tarrius, Balland, Wagner, forme de circuits commerciaux informels 2002. coll. Repères, – pas nécessairement illégaux ! – en se jouant [10] Le temps des immigrés, Le Seuil, 2007. La Découverte, 2007. Source : ministère de l’Intérieur
Source : ministère de l’Intérieur
Les dix familles professionnelles où les hommes immigrés occupaient le plus de postes en 2012, en %
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Mychèle Daniau – AFP
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Le vote, pilier de la démocratie
La participation électorale constitue une véritable norme sociale, elle-même porteuse d’une certaine conception du « bon » citoyen.
Les élections sont aujourd’hui devenues le symbole même de la citoyenneté. De multiples formes d’exclusion du vote continuent pourtant d’exister.
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Un rituel lentement domestiqué
Le fait même de voter peut paraître foncièrement irrationnel. Dans An Economic Theory of Vote (1957), le politiste Anthony Downs cherchait à mesurer « le gain net » qu’un individu peut retirer de sa participation. Il est égal, selon lui, aux bénéfices supplémentaires qu’il escompte de la victoire de « son » candidat multipliés par la probabilité que sa propre voix pèse sur l’issue du scrutin, opération dont il faut soustraire les divers coûts (information, déplacement, renoncement à d’autres activités, etc.) liés à l’acte même de voter. Downs
remarque alors que le gain en question sera presque toujours négatif du fait de l’extrême faiblesse de la probabilité. Dans ces conditions, pourquoi voter ? Les motivations des électeurs ne peuvent cependant pas être réduites à de tels calculs. Loin d’être une simple opération d’enregistrement des opinions, l’élection représente en effet un véritable rituel qui s’est imposé au prix d’une longue entreprise d’acculturation* civique. On ne vote pas n’importe quand, n’importe où, ni n’importe comment, mais en respectant une séquence de gestes strictement codifiée. Les bulletins, l’urne, les enveloppes et les isoloirs sont des éléments essentiels d’une mise en scène qui exprime et concrétise la communauté politique en actes et en volonté. Sous-tendue par une socialisation > Acculturation : processus qui intervient dès le plus jeune âge, au cours duquel différentes et dont l’éducation civique, sorte de cultures se transforment réciproquement au contact catéchisme laïque, n’est que la face l’une de l’autre. émergée, cette réglementation très
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DES COMPORTEMENTS EN MOUVEMENT
Source : Insee
Source : Insee, enquête participation électorale 2012
L’INSCRIPTION SUR LES LISTES ÉLECTORALES S’ÉRODE stricte participe au processus Taux d’inscription sur les listes électorales selon l’année de naissance, en % plus général de pacification des mœurs ; c’est-à-dire au 96 refoulement progressif des Hommes 94 pulsions primaires, mais ausFemmes 92 si à l’exclusion de la violence 90 comme mode légitime de rè88 glement des conflits [1]. 86 84 La participation électorale 82 constitue ainsi une norme 80 sociale, elle-même porteuse Avant 1920- 1925- 1930- 1935- 1940- 1945- 1950- 1955- 1960- 1965- 1970- 1975- 1980- 1985- 19901920 1924 1929 1934 1939 1944 1949 1954 1959 1964 1969 1974 1979 1984 1989 1993 d’une certaine conception du Champ : Français résidant en France métropolitaine. « bon » citoyen : un individu pacifique donc, mais égale42,8 UNE ABSTENTION EN PROGRESSION ment capable de s’abstraire de 39,6 Taux d’abstention au 1er tour des élections législatives, en % ses appartenances primaires et des influences qu’elles in35,6 34,3 duisent pour accéder, par sa 32,1 31,3 31,1 29,8 29,7 seule raison, à l’intérêt général au-delà des intérêts particu25,4 22,9 liers. Naturellement, pour que 22,0 20,9 20,0 20,2 19,8 19,6 19,1 cet exercice du vote soit par18,8 18,2 18,1 18,4 17,8 17,2 17,2 faitement libre, il faut mettre le citoyen à l’abri de toute pression extérieure. D’où le secret du vote, matérialisé en particulier par l’isoloir. Son introduction en France en 1913, 1914 1919 1924 1928 1932 1936 1946 1946 1946 1951 1956 1958 1962 1967 1968 1973 1978 1981 1986 1988 1993 1997 2002 2007 2012 plus d’un demi-siècle après son apparition en Australie, se heurta à de vives oppositions. Elle ne fut Dès 1913, dans son Tableau politique de la finalement permise que par l’émergence de France de l’Ouest, André Siegfried révèle un « professionnels » de la politique, tirant leur certain nombre de relations entre l’orientalégitimité de l’élection plutôt que de leur notion du vote et différentes « variables écolotabilité (voir page 95) [2]. giques »*, notamment les rapports de dépendance qui peuvent exister entre les habitants d’un milieu considéré. Sa fameuse formule « le granit vote à droite et le calcaire à gauche » renvoie ainsi à une chaîne de relations qui 2 détermine un régime de propriété foncière et une densité d’habitat différents, qui vont euxmêmes influer sur le caractère plus ou moins Idéalement donc, l’électeur exprime par hiérarchique de la stratification sociale, et par son vote un choix personnel délibéré et rélà sur le vote. fléchi. Mais les déterminants sociaux exercent A l’occasion de l’élection présidentielle amétoujours leurs effets, tant sur la participation ricaine de 1940, une équipe de l’université de électorale que sur l’orientation du vote. Columbia emmenée par Paul Lazarsfeld a
Des déterminismes persistants
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Et si les responsables politiques étaient tirés au sort ? « Elections, piège à c… » ? La critique du caractère antidémocratique du vote, qui tend à délégitimer les autres formes d’expression politique, est une tradition vivace. Elle rappelle que, même si l’on accepte le cadre de la représentation, l’élection n’est qu’un mode de désignation parmi d’autres. Dans ce cadre, plusieurs chercheurs ont étudié l’alternative que représente le tirage au sort. Le politiste Bernard Manin a ainsi montré le caractère intrinsèquement élitiste de l’élection, dans la mesure où les citoyens choisis par ce procédé le sont en
interrogé de façon récurrente un échantillon représentatif d’habitants de l’Ohio tout au long de la campagne. Les chercheurs se sont aperçus que la grande majorité de l’échantillon avait arrêté son choix avant même l’ouverture de cette campagne sans s’en départir par la suite. Plus encore, ils ont remarqué que cette orientation initiale était étroitement liée au groupe d’appartenance de chacun, défini par son statut social, sa religion et son lieu de résidence. Leur conclusion est qu’« une personne pense politiquement comme elle est socialement ». Un constat qui relativise l’influence des campagnes et plus généralement celle des médias sur les orientations électorales. D’autres chercheurs, de l’université du Michigan, vont cependant contester ce déterminisme social [3]. A partir d’enquêtes électorales menées avant et après les scrutins, ils mettent en avant le rôle d’une variable Vote seulement plus psycholo-
1 UNE PARTICIPATION ET UNE ABSTENTION VOLATILES Répartition des inscrits sur les listes électorales selon leur comportement aux élections présidentielle et législatives, en %
Vote seulement à la présidentielle
fonction de caractères distinctifs censés indiquer leur supériorité. Il rappelle, sans la mythifier, l’expérience de l’antique Athènes, où certains magistrats étaient tirés au sort, instituant rotation, non-cumul des mandats et garantie contre la professionnalisation de l’activité politique. Pour Yves Sintomer [1], le tirage au sort fait d’ailleurs son retour via les nombreuses expériences qui se cachent derrière l’expression un peu galvaudée de « démocratie participative ». [1] Petite histoire de l’expérimentation démocratique, La Découverte, 2011.
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> Variables écologiques : il s’agit des différents paramètres qui caractérisent le contexte local dans lequel évolue un agent social considéré. > Raccourci cognitif : désigne un signe auquel on se fie pour indiquer d’autres informations que l’on juge
aux législatives
Abstentionnistes systématiques
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66 Vote à la présidentielle et aux législatives
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ZOOM
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alors inutiles de vérifier (par exemple le prix ou la marque pour la qualité). > Volatilité : désigne le comportement de ceux qui participent à certains scrutins mais pas à tous, et/ou qui ne votent pas pour le même camp politique.
gique, l’« identification partisane », c’est-àdire l’attachement plus ou moins fort à une formation politique donnée. Souvent forgée dès l’enfance au sein du milieu familial, celleci agit comme un raccourci cognitif* qui filtre la vision du monde et épargne aux individus une attention soutenue à la vie politique. Au tournant des années 1980, certains vont cependant ressusciter l’idée d’un électeur rationnel : constatant l’affaiblissement de l’affiliation déclarée à un parti et la progression d’une volatilité électorale*, ils vont avancer la montée d’un « vote sur enjeu » où des électeurs plus instruits et informés se décideraient suivant les programmes proposés [4]. Pourtant, les études confirment, scrutin après scrutin, que les appartenances sociales (classe, religion, âge, sexe, etc.) continuent de peser fortement, tant sur la [1] Voir « La civilité électorale : vote et forclusion de la violence en France », par Olivier Ihl, Cultures et conflits nos 9-10, printempsété 1993. [2] Voir « Le secret de l’isoloir », par Alain Garrigou, Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 71-72, mars 1988, pp. 22-45. [3] Il s’agit d’Angus Campbell, Philip Converse, Warren Miller et Donald Stokes dans The American Voter (1960). [4] Norman Nie, Sidney Verba et John Petrocik intitulent ainsi significativement leur ouvrage : The Changing American Voter (1979).
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participation que sur l’orientation du vote, où le clivage gauche-droite demeure pertinent. Il importe surtout de noter, comme le fait Patrick Lehingue (voir « En savoir plus »), que ces différents modèles d’analyse sont sous-tendus par des présupposés méthodologiques distincts, notamment dans le découpage et la finesse des catégories utilisées, et porteurs d’une certaine vision de ce que devrait être l’électeur idéal.
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Des exclusions plus ou moins visibles
L’extension du corps électoral s’est réalisée de manière progressive. Ainsi, en France, les femmes ont dû attendre la Libération pour se voir enfin reconnues citoyennes à part entière. Aux exclusions de droit qui subsistent encore (majeurs sous tutelle, personnes sans domicile fixe, certains condamnés…) s’ajoute celle, de fait, des personnes qui, à cause de leur âge, de leur handicap ou de leur lieu de résidence, ne peuvent se déplacer jusqu’au bureau de vote [5]. Mais il existe des exclusions plus subtiles. Daniel Gaxie parle à cet égard d’un « cens* caché » [6]. La politisation, entendue comme « attention accordée au fonctionnement du champ politique », est en effet inégalement distribuée dans l’espace social et varie principalement selon le niveau d’études des citoyens. Le système éducatif joue en effet un rôle souvent décisif dans la transmission des ressources cognitives (langagières, conceptuelles, etc.) nécessaires pour s’orienter parmi les offres politiques.
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> Cens : seuil minimal d’imposition directe qu’un citoyen devait acquitter, notamment dans la première moitié du XIXe siècle, soit pour pouvoir voter, soit pour être éligible – les deux seuils pouvant différer.
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Qui plus est, à « compétence politique » égale, la position dans la division du travail va peser sur le fait de se sentir légitime ou non à s’exprimer politiquement. Les citoyens de milieux populaires font preuve d’une tendance à l’« auto-déshabilitation »*, masquant souvent ce sentiment d’indignité derrière l’indifférence, voire un rejet de la politique, alors même qu’ils ont leur mot à dire quand on les interroge sur certaines questions. Inversement, les membres des classes favorisées vont se juger plus compétents qu’ils ne le sont souvent réellement, répondant à une injonction plus forte dans leur milieu de s’intéresser à la politique. L’enquête de Cécile Braconnier et Jean-Yves Dormagen dans la cité des Cosmonautes, à Saint-Denis (93), montre combien la dégradation de l’environnement sociopolitique alimente ces dysfonctionnements de la démocratie représentative. Au-delà de l’abstention, ils y pointent l’importance de la non-inscription et de la mal-inscription sur les listes électorales, révélatrices d’un affaiblissement de la norme Le granit vote à participationniste, elle-même droite et le calcaire liée au délitement des structures à gauche de politisation présentes dans André Siegfried leur environnement immédiat (partis – communiste notamment –, associations, syndicats, etc.). Ils relèvent aussi un dernier paradoxe concernant le vieux serpent de mer du droit de vote des étrangers : il est contradictoire de continuer à leur dénier ce droit tout en exigeant qu’ils montrent tous les gages de leur intégration. Il ne faut dès lors pas s’étonner que leurs enfants ne se ruent pas dans les bureaux de vote où ils n’ont jamais pu accompagner leurs parents. I. M.
> Auto-déshabilitation : désigne pour Daniel Gaxie la tendance à se considérer illégitime à s’exprimer politiquement alors qu’on possède en fait les compétences nécessaires pour le faire. L’auto-habilitation désigne le phénomène inverse.
[5] Voir « Les exclus du droit de vote », par Jean-Louis Hérin, Pouvoirs n° 120, 2007, pp. 95-107. [6] Le cens caché, Le Seuil, 1978.
EN SAVOIR PLUS
vote, par Patrick Lehingue, coll. Grands Repères, • Le La Découverte, 2011. Sociologie des comportements politiques, par Nonna Mayer, • coll. U, Armand Colin, 2010. démocratie de l’abstention, par Jean-Yves Braconnier • La et Cécile Dormagen, coll. Folio, Gallimard, 2007.
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Partis politiques : la fin d’une époque ?
Joseph Schumpeter, dans Capitalisme, socialisme et démocratie (1942), va quant à lui mettre clairement l’accent sur la concurrence pour la e Apparus au milieu du XIX siècle, les partis jouent un rôle conquête du pouvoir politique. Il rapproche l’acmajeur dans la structuration de l’offre politique. Mais tivité des partis de celle ils peinent désormais à fidéliser militants et électeurs. des firmes dans le champ économique. Plus récemment, Michel Offerlé (voir « En savoir plus ») systématise l’analogie en parlant d’« entreprises politiques » qui 1 évoluent sur un marché particulier où elles apportent leurs propres ressources (leurs capitaux) individuelles et collectives (moyens Il existe quasiment autant de définitions humains, matériels, image…) pour produire des partis que d’auteurs qui se sont intéressés des « biens » politiques, principalement symà la question. Celles-ci se distribuent globaleboliques (programmes, discours, idéologie…), ment suivant deux axes : d’une part, selon que pour rencontrer la demande et remporter les l’on insiste sur le caractère idéologique (en élections – ce qui n’exclut pas les concurfaisant du partage d’opinions communes le rences internes, au contraire. fondement du parti) ou organisationLes partis jouent ainsi un nel (en se concentrant sur l’appareil) ; rôle décisif dans la structuSi tous les partis semblent d’autre part, selon que l’on privilégie ration de l’offre politique, le critère juridique (les partis sont en particulier par le recruavoir fait de la « diversité » tement du personnel et par définis par la loi) ou sociologique une priorité, la socialisation de leurs (les partis sont perçus comme un celle-ci en reste au stade ensemble de relations). membres. Leur développeLes politistes ont tendu à priviment est étroitement lié à de la communication l’essor de la démocratie relégier les approches organisationnelles et relationnelles. Max Weber, présentative, et notamment par exemple, définit le parti politique comme l’inclusion des masses dans le jeu politique. une « sociation* reposant sur un engagement Si leur existence est légalement reconnue en (formellement) libre ayant pour but de procurer France en 1901, ils ont réellement émergé à [ses] chefs le pouvoir au sein d’un groupement sous leur forme actuelle durant le demi-siècle et à [ses] militants actifs des chances – idéales précédent. La proclamation du suffrage ou matérielles – de poursuivre des buts objectifs, universel en 1848 et, plus encore, celle de d’obtenir des avantages personnels ou de réalila IIIe République deux décennies plus tard ser les deux ensemble » [1]. Cette définition a le [1] Dans « Le métier ou la vocation de politique », Le Savant et le mérite de mettre en évidence l’ambivalence Politique (1919) : disponible sur http://classiques.uqac.ca des motivations de ses membres, mais elle s’avère trop large pour distinguer les partis > Sociation : désigne, chez Max Weber, toute forme de relation sociale qui repose d’autres formes d’organisations voisines, sur une convergence d’intérêts définis rationnellement. > Think tank : littéralement « réservoir d’idées », organisation privée à but non comme les syndicats, les groupes d’intérêts lucratif qui diffuse des analyses et propositions en vue d’influencer le débat politique. ou, aujourd’hui, les think tanks*.
Des « entreprises politiques »
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« notabilisation » de leurs représentants [2], tandis que les notables s’efforçaient dans l’autre sens de se rapprocher du peuple. Ce qui rappelle que ces agents ne peuvent s’abstraire des règles du champ politique et, plus largement, de leur environnement social.
Robert Doisneau – Gamma/Rapho
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Fête de l’Humanité de septembre 1945 a rassemblé 1 million de personnes dans le bois de Vincennes.
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ont en effet progressivement déstabilisé les notables qui, en vertu du suffrage censitaire*, se contentaient jusque-là de voir ratifier leur statut social dans les urnes par un nombre réduit d’électeurs privilégiés qu’ils connaissaient souvent personnellement. L’entrée en jeu d’électeurs et surtout de candidats issus des couches populaires, organisés collectivement et faisant campagne, a ainsi amené une professionnalisation de la vie politique. L’activité politique a été rationalisée et une catégorie d’agents spécialisés a été créée, vivant par et pour la politique – pour reprendre une autre formule de Weber. En mettant en commun leurs ressources, les partis ouvriers ont ainsi contribué de manière décisive à ouvrir le jeu politique aux classes laborieuses, qui ont pu emporter certaines municipalités contre leurs propres patrons, comme à Roubaix, mais au prix souvent d’une
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Une multiplicité de formes
Les organisations partisanes varient beaucoup, non seulement entre elles et d’un pays à l’autre, mais aussi vis-à-vis d’elles-mêmes, selon les époques et les contextes locaux. Les politistes ont avancé différentes typologies pour rendre compte de cette diversité. En 1951, Maurice Duverger introduit une distinction devenue classique entre partis de cadres et partis de masse. Les premiers « ne cherchent pas à multiplier les adhérents […], mais plutôt à regrouper les personnalités » sur une base plutôt décentralisée et peu hiérarchisée. Les seconds s’appuient sur « l’encadrement des masses populaires aussi nombreuses que possibles », à travers un appareil centralisé animé notamment par un certain nombre de permanents diffusant une propagande intense et financé par des cotisations régulières. Quoique, comme le précise l’auteur, ceux-ci représentent des Français seraient des idéaux-types*, des adhérents d’un parti pôles entre lesquels politique. classer les groupements existants, les uns correspondent alors davantage aux formations libérales et conservatrices et les autres aux socialistes. Quinze ans plus tard, Otto Kirchheimer annonce la fin de cette opposition, avec l’avènement selon lui du parti « attrape-tout ». Celui-ci s’appuierait sur de nouvelles sources de financement, publiques notamment, et surtout sur le développement des moyens de
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communication pour tenter de conquérir des électeurs au-delà de ses bases traditionnelles. Au prix cependant d’un certain assouplissement idéologique. Discutées pour leur caractère approximatif et réducteur, ces typologies ne doivent pas faire oublier que la forme de la concurrence partisane dépend étroitement de facteurs externes, en particulier des règles encadrant la compétition électorale. L’échelle des élec- C’était le nombre de tions et plus encore le mode de partis officiellement scrutin (uninominal ou de liste, déclarés en France en 2013. Seuls 56 d’entre majoritaire ou proportionnel, eux bénéficient de etc.) conditionnent la plus ou financements publics. moins forte polarisation des partis, entre un système bipartisan, comme aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni, ou multipartite, rendant pratiquement obligatoire la formation d’une coalition pour gouverner, comme en Allemagne ou en Belgique. Plus encore, la structure partisane reflète celle de la société où elle s’inscrit. Karl Marx le notait déjà dans ses observations de la « République conservatrice » au tournant des années 1850 [3], en reliant les divisions entre formations de droite aux conflits d’intérêts traversant la bourgeoisie dominante (foncière, industrielle, financière, etc.). En 1970, Stein Rokkan propose un modèle fondé sur quatre clivages plus ou moins marqués selon les sociétés, et par rapport auxquels les partis en lice se positionneraient : oppositions entre travailleurs et possédants, Eglise et Etat, urbains et ruraux, centre et périphéries. Cela étant, outre sa fixité, cette approche a été critiquée pour sa trop grande généralité. C’est seulement en les réinscrivant dans des contextes plus locaux que l’on
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> Suffrage censitaire : mode de scrutin auquel seuls peuvent participer les citoyens qui acquittent un certain niveau d’impôt direct. > Idéal-type : concept forgé par Max Weber qui consiste à modéliser un phénomène social en le réduisant à certains de ses traits saillants afin d’en appréhender plus facilement les différentes manifestations concrètes.
peut saisir les dynamiques de recrutement et d’action des partis. En comparant trois fédérations du Parti socialiste, celles du Pas-de-Calais, du Var et de l’Ille-et-Vilaine, Frédéric Sawicki [4] montre qu’elles diffèrent fortement suivant l’histoire militante locale, le poids relatif dans la population de certaines catégories (mineurs, enseignants, viticulteurs, etc.) et les relations que les structures locales entretiennent avec d’autres composantes du mouvement social, syndicats ou associations diverses. Il introduit ainsi la notion de « milieu partisan », invitant à resituer les partis dans leurs multiples ancrages locaux pour saisir la diversité des réseaux qui les constituent. Reste que ces bastions ne sont pas acquis une fois pour toutes, et les facteurs de leur érosion sont aussi essentiels à saisir que ceux de leur implantation.
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Crise ou recomposition ?
Avant de parler de crise, il convient d’en identifier les symptômes. Le premier est la baisse bien réelle du nombre d’adhérents à des partis. Mais cet indicateur ne résume pas à lui seul l’implantation d’une formation, ni ne fait même forcément partie de ses objectifs principaux. Plus significative est l’érosion régulière de la participation électorale : elle s’observe dans la plupart des démocraties occidentales, dans la mesure où les élections constituent l’arène éminente du jeu politique dont les partis revendiquent le monopole de l’animation. Cette montée de l’abstention, dont les racines sont plus complexes qu’une simple indifférence, peut cependant être directement [2] Voir « Le conseil des buveurs de bière » de Roubaix (1892-1902). Subversion et apprentissage des règles du jeu institutionnel », par Rémi Lefebvre, Politix n° 53, 2001. [3] Voir Les luttes de classe en France (1850) et Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte (1852). [4] Les réseaux du Parti socialiste. Sociologie d’un milieu partisan, Belin, 1997.
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LE FINANCEMENT PUBLIC AVANTAGE LES GROS PARTIS
Si cette thèse est discutée, elle semble néanmoins avoir été intégrée par les responsables des partis hexagonaux. Ils se sont efforcés de rendre le militantisme moins contraignant, Financement Financement que ce soit en facilitant l’adhésion, qui peut selon le nombre d'élus selon le nombre de voix se faire par Internet, et pour des sommes modiques (20 et 30 euros respectivement au PS et chez Les Républicains (ex-UMP), en toléLecture : une première fraction de l’aide publique est attribuée 15,47 en fonction des résultats aux dernières élections législatives rant un activisme « à la carte » – par lequel (celles de juin 2012, en l’occurrence). Elle est versée aux partis les militants « choisissent » les activités auxet groupements politiques ayant présenté, dans au moins quelles ils prennent part –, voire une adhésion 50 circonscriptions ou dans au moins un département ou une collectivité d’outre-mer, des candidats ayant obtenu passive. De même, loin d’être figés, les partis chacun au moins 1 % des suffrages exprimés. Elle est minorée 12,04 ont largement investi Internet, non sans une lorsque ces organisations n’ont pas respecté l’obligation de certaine inventivité, pour tenter de capter de parité des candidatures. Une seconde fraction est attribuée aux partis et groupements politiques en fonction du nombre nouveaux publics [5]. de députés élus qui déclarent s’y rattacher. Reste que ces remèdes font l’impasse sur des facteurs internes 0,07 10,03 plus préoccupants, 1,38 1,33 1,08 1,0 1,04 6,09 0,52 bien pointés par cer0,34 0,94 4,92 0,73 0,07 0,5 0,52 tains travaux. Il y a 0,5 0,51 2,09 1,93 notamment une inParti UMP Front Europe Parti Urcid Parti Nouveau Le Centre Forces Autres capacité commune socialiste national Ecologie- communiste (Parti radical radical Centre pour de gauche Les Verts français valoisien et de gauche la France (Front de à écouter les habigauche associés) tants des quartiers sauf PCF) populaires et à promise en relation avec l’affaiblissement de mouvoir des militants qui en proviennent, l’encadrement des classes populaires par les comme certains partis de gauche ont su le organisations partisanes, notamment le Parti faire à une époque. Si tous semblent avoir fait communiste. Cet éloignement entre les partis et de la « diversité » une priorité, celle-ci en reste la société tient à la fois aux mutations des uns essentiellement au stade de la communication, et de l’autre. Du côté des facteurs externes aux s’effaçant dès lors qu’il s’agit de distribuer les partis, on souligne souvent la montée supposée responsabilités [6]. L’ouverture réelle apparaît de valeurs post-matérialistes au sein de la poau final peu compatible avec le mouvement de pulation, qui feraient primer des revendications « managérialisation »* qui traverse ces orga« identitaires » (genre, orientation sexuelle, nisations, prenant décidément la métaphore culture, etc.) sur les enjeux matériels – si tant entrepreneuriale au sérieux [7]. Chassés (parest qu’on puisse réellement les séparer. Ces tiellement) par la porte, les notables sont en valeurs auraient surtout changé les modes de quelque sorte revenus aux commandes militantisme, avec un « engagement distancié », par la fenêtre. Mais ils doivent se sentir fluctuant et ponctuel, qui se serait substitué à la désormais un peu seuls. I. M. > Managérialisation : processus de diffusion de « remise de soi » valorisée par les partis. [5] Voir Continuerlalutte.com, par Fabienne Greffe (dir.), Source : Journal officiel
Répartition de l’aide publique aux partis et groupements politiques en 2014, en millions d’euros
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EN SAVOIR PLUS
partis politiques, par Michel Offerlé, coll. Que sais-je ?, PUF, • Les 2012 [1987]. société des socialistes. Le PS aujourd’hui, par Rémi Lefebvre • etLaFrédéric Sawicki, Editions du Croquant, 2006. Les droites en fusion. Transformations de l’UMP, par Florence • Haegel, Les Presses de Sciences-Po, 2012.
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méthodes d’organisation du travail rationalisées visant la performance depuis les firmes privées à but lucratif vers d’autres types de groupements où elles n’avaient habituellement pas cours.
Les Presses de Sciences-Po, 2011. [6] Voir notamment La gauche et les cités, par Olivier Masclet, La Dispute, 2003. [7] Voir « Si près, si loin du politique. L’univers professionnel des permanents socialistes à l’épreuve de la managérialisation », par Philippe Aldrin, Politix n° 89, 2007, et « La production notabiliaire du militantisme au Parti socialiste », par Philippe Juhem, Revue française de science politique, vol. 56, 2006.